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Pour

Jackie et Michelle,
mes meilleures amies depuis tant d’années
qu’on ne compte plus !
Tout ce qui brille n’est pas or.
WILLIAM SHAKESPEARE
Prologue
Lost Stars

Bien que des hordes de touristes se pressent année après année sur ses
trottoirs, il vaut mieux ne rien attendre d’exceptionnel quand on est sur
Hollywood Boulevard et mettre ses lunettes de soleil polarisées.
Bâtiments décatis, voire pire, boutiques de souvenirs ringardes alignant des
Marilyn kitsch en plastique, leur robe blanche gonflée par le vent, défilé
incessant et totalement dénué de glamour de délinquants, toxicos, et fugueurs…
Il ne faut pas longtemps à ces mêmes touristes, cuits par le soleil et en baskets
blanches, pour comprendre que le L.A. qu’ils sont venus chercher ne se trouve
pas ici.
Dans une ville qui se nourrit de jeunesse et de beauté, Hollywood
Boulevard ressemble plutôt à une ex-sirène de l’écran qui aurait eu des jours
meilleurs. Et le soleil omniprésent est un implacable compagnon qui se charge
de faire ressortir ses rides et ses taches de vieillesse.
Mais, pour ceux qui savent où regarder (ou qui sont suffisamment fortunés
pour se vanter d’avoir leur nom sur la liste des invités), Hollywood Boulevard
est aussi l’oasis des boîtes de nuit les plus chaudes de la ville — un paradis de
la fête réservé à tout ce qui est riche, jeune et beau.
Madison Brooks appartenant à cette catégorie, Hollywood Boulevard ne
l’avait pas déçue. Elle n’y avait pas trouvé le Hollywood féerique, décor
miniature de la boule à neige qu’elle admirait enfant, avec ses paillettes dorées
qui voletaient, mais ça ne l’avait pas surprise. Contrairement aux touristes naïfs
qui repartaient dépités, sans avoir croisé sur le Walk of Fame leur idole en train
de distribuer des autographes, Madison ne s’était jamais fait d’illusions.
Parce qu’elle avait pris ses renseignements.
Dans les moindres détails.
Quand on projette de conquérir un territoire, on commence par étudier la
configuration du terrain.
Et aujourd’hui, quelques années seulement après avoir débarqué dans la
gare routière minable du centre-ville, Madison était en couverture de tous les
magazines et sur toutes les affiches. La ville lui appartenait officiellement.
La route du succès n’avait pas été facile, mais Madison avait réussi bien
au-delà de toutes ses espérances. Dans son entourage, les plus optimistes
avaient prédit qu’elle vivoterait, pas mieux. Personne ne s’était attendu à son
ascension fulgurante. Elle était tellement populaire et branchée qu’elle avait
maintenant accès — sans solliciter personne — à l’un des clubs les plus chauds
de L.A., et bien après l’heure de fermeture.
Profitant de ce précieux moment de solitude, Madison traversa la terrasse
du Night for Night d’un pas léger et élégant, chaussée de ses talons aiguille
Gucci. Elle s’accouda à la rambarde et salua en souriant les lumières de la ville,
la main sur le cœur, comme si elle remerciait une foule de fans brandissant
portables et briquets en son hommage.
Ce petit jeu lui rappela celui de son enfance, quand elle inventait des
spectacles sophistiqués pour un public de peluches sales et estropiées. De leurs
yeux éteints en forme de bouton, elles fixaient la petite Madison qui dansait et
chantait devant eux. Ces répétitions n’avaient qu’un but : préparer le jour où
ces jouets d’occasion seraient remplacés par de véritables fans en délire. Et
Madison n’avait jamais douté que son rêve, à un moment ou à un autre,
deviendrait réalité.
Cela dit, elle n’était pas devenue la jeune star la plus sexy de Hollywood en
fantasmant devant un public de jouets ou en se contentant de rêver. Elle n’avait
pas non plus compté sur les autres. Sa carrière, elle l’avait menée à force de
discipline, de maîtrise de soi et de détermination. Les médias la présentaient
volontiers comme une fille frivole, une fêtarde (tout en lui reconnaissant de
réels talents d’actrice), mais elle était avant tout une fille déterminée qui avait
pris sa destinée en main pour en infléchir le cours.
Evidemment, elle ne l’aurait jamais avoué. Mieux valait laisser croire
qu’elle était une princesse à qui la vie avait tout apporté sur un plateau
d’argent. Ce mensonge était l’écran qui empêchait les curieux d’accéder à la
vérité. Ceux qui essayaient de gratter la surface n’allaient jamais bien loin. Le
chemin qui menait à son passé était jalonné de tant d’obstacles que même le
plus acharné des journalistes finissait par baisser les bras et se bornait à décrire
son exceptionnelle beauté — vantant par exemple la nuance châtain-roux de ses
cheveux, pareille à celle des marrons chauds par un frais jour d’automne
(d’après le dernier qui l’avait récemment interviewée pour Vanity Fair). Le
même s’était extasié sur ses yeux violets ombrés d’une épaisse frange de cils
noirs, dont elle jouait, selon lui, autant pour se dévoiler que pour se révéler. Il
avait dit aussi un truc sur sa peau, qu’elle était « nacrée », ou « lumineuse »,
elle ne se souvenait plus, mais enfin, il l’avait trouvée radieuse.
Ça l’amusait d’autant plus qu’il avait entamé l’interview avec cet air de
mépris du journaliste trop habitué à la fréquentation des starlettes. En raison de
leur grande différence d’âge — elle avait dix-huit ans et lui la quarantaine bien
sonnée (donc il était vieux, en comparaison) — et de son QI supérieur (d’après
lui, pas d’après elle), il avait cru pouvoir la piéger et lui soutirer un de ces
scoops fracassants qui vous brisent une carrière. Il était reparti bredouille,
frustré, et sans doute aussi un peu séduit. Tout comme ses confrères avant lui
— qui avaient fini par admettre à contrecœur que Madison avait « quelque
chose ». Qu’elle n’était pas une starlette comme les autres.
Elle se pencha un peu plus au-dessus de la rambarde et envoya du bout des
doigts des baisers vers les fans imaginaires qui continuaient à la saluer de leurs
lumières vacillantes. Puis, grisée par la sensation vertigineuse du chemin
parcouru, elle poussa un cri de triomphe qui couvrit la bande-son du trafic et
des sirènes en contrebas.
C’était bon de se laisser aller.
De retrouver, ne serait-ce qu’un bref instant, sa sauvagerie et sa spontanéité
d’enfant.
— J’ai réussi ! murmura-t-elle pour elle-même.
Pour ses fans qui brillaient autour d’elle. Pour les sceptiques qui avaient
douté d’elle. Pour les jaloux qui avaient tenté de lui barrer la route de la
célébrité.
Elle répéta « J’ai réussi » en laissant cette fois affleurer la pointe d’accent
qu’elle avait appris à maîtriser. Elle fut surprise de la facilité avec laquelle elle
le retrouvait — encore une trace de ce passé qu’elle ne parvenait pas à renier
complètement. D’ailleurs, avait-elle vraiment envie de le renier ? Vu la folle
imprudence qu’elle venait de commettre, elle commençait à en douter.
Une star n’embrasse pas un quasi-inconnu.
Le souvenir de leur baiser volé était encore frais sur ses lèvres. Pour la
première fois depuis longtemps, elle s’était laissée aller, elle avait baissé sa
garde, elle s’était montrée telle qu’elle était.
Elle ne put s’empêcher de se demander si elle n’avait pas commis une
erreur.
Cette simple perspective aurait suffi à tempérer sa joie, mais un rapide
coup d’œil à sa montre Piaget incrustée de diamants lui donna une véritable
raison de s’inquiéter.
Celui avec qui elle avait rendez-vous aurait dû être là. Son retard, et le
silence du club désert, commençaient à l’angoisser. Tout à coup, elle ne songea
plus à profiter de ce moment de solitude tellement appréciable et libérateur. En
dépit de la chaleur estivale, elle éprouva le besoin de rajuster son écharpe de
cachemire autour de son cou. Si une chose pouvait faire frissonner Madison,
c’était l’incertitude. Maîtriser tous les paramètres lui était aussi nécessaire que
respirer. Aussi, il lui était réellement pénible d’être obligée d’attendre en
s’interrogeant sur le sens du message qu’il lui avait envoyé.
Il avait une bonne nouvelle à lui annoncer, prétendait-il. Elle n’en savait
pas plus.
Si la nouvelle était suffisamment bonne, elle n’aurait plus qu’à tirer un trait
sur le malencontreux épisode qui empoisonnait sa vie depuis quelques jours.
Et si ce n’était pas le cas… Eh bien, elle avait aussi un plan.
Elle espérait tout de même ne pas être obligée d’en arriver à certaines
extrémités. Elle détestait les situations embrouillées.
Elle referma les doigts autour de la rambarde — la paroi de verre était son
unique rempart contre une chute de plus de dix mètres — et sonda la masse
sombre du ciel, en quête d’une vraie lumière, qui ne soit pas un avion mais une
véritable étoile. Sauf qu’à L.A. les étoiles ne se trouvent pas dans le ciel.
Madison évitait en général de songer au passé ; cette nuit-là, durant ce bref
instant, elle s’autorisa à rêver d’un autre ciel constellé d’étoiles. Ailleurs.
Un ailleurs qu’il valait mieux laisser là où il était.
Un souffle de vent caressa sa joue, transportant un discret bruit de pas et un
parfum qui lui parut étrangement familier, sans qu’elle parvienne à l’identifier.
Pourtant, elle attendit un instant avant de se retourner, quelques secondes, le
temps de faire un vœu en croisant les doigts, tout en suivant des yeux la
trajectoire d’une étoile filante qu’elle avait d’abord prise pour un avion et qui
traçait un grand arc brillant sur le ciel de velours noir.
Tout irait bien.
Elle n’avait aucune raison de s’inquiéter.
Elle se retourna, prête à faire face. Elle allait gérer. Elle s’en sortirait quoi
qu’il ait à lui annoncer.
C’était ce que Madison Brooks était en train de se dire — quand une main
glaciale se posa fermement sur sa bouche, la faisant disparaître pour toujours.
Un mois plus tôt
1. Hypocritical Kiss

Layla Harrison ne tenait plus en place. Elle s’enfonça profondément dans


son transat, enterra ses pieds dans le sable, se redressa de nouveau, puis
abandonna son ordinateur et plissa les yeux pour regarder vers l’océan, là où
son petit ami, Mateo, attendait la prochaine vague. Ce jeu sans fin ne le lassait
jamais, ce qui était pour elle une énigme.
Elle aimait Mateo (il était mignon, sexy et gentil — totalement craquant),
et elle était contente qu’il s’éclate. Mais elle l’attendait depuis déjà trois heures
sous un parasol géant, tout en essayant de pondre un texte contenant la bonne
dose d’humour et de mordant : elle avait hâte qu’il en finisse et qu’il se mette à
pagayer sur sa planche pour rejoindre le rivage.
Il ne se rendait pas compte ! C’était pénible de rester assise pendant
d’interminables heures dans ce vieux transat inconfortable qu’il avait loué pour
elle. Normal, puisqu’il ne s’y asseyait jamais. Il était tout le temps sur sa
planche, totalement zen, magnifique, en paix, pendant qu’elle essayait
d’oublier qu’elle se trouvait sur la célèbre plage de Malibu.
Layla n’aimait pas l’ambiance de Malibu. Et en plus elle craignait les
coups de soleil.
Planquée sous son parasol, elle portait un large sweat à capuche, avec une
serviette sur les genoux et une épaisse couche de crème solaire — sans oublier
les deux accessoires sans lesquels elle ne s’aventurait jamais à l’extérieur : de
grosses lunettes noires et le chapeau de paille que Mateo lui avait rapporté
d’une récente compétition de surf au Costa Rica.
Pour Mateo, ces précautions pour se protéger étaient totalement inutiles,
sinon débiles. « On ne peut pas dominer la nature, disait-il. Il faut la respecter,
l’honorer, accepter ses règles. C’est de la folie de croire que tu peux la
maîtriser, c’est toujours elle qui a le dernier mot. »
Facile à dire quand on avait une peau immunisée contre les coups de soleil
et qu’on avait grandi sur une planche de surf.
Layla reporta son attention sur son ordinateur en soupirant. Elle devait
relire une dernière fois son texte… Ecrire une rubrique de potins sur les stars
pour un blog pourri, ça n’avait rien à voir avec la chronique du New York
Times qu’elle visait, mais il fallait bien débuter.
Les nouveaux pauvres
Non, je ne fais pas allusion aux personnages de cette série culte trop subtile
pour être diffusée par une chaîne de télé quelconque — non mais —, et que l’on
peut suivre maintenant sur Netflix. Je vais vous parler de vrais débiles mentaux
(parenthèse : je suis en ce moment même entourée de débiles — gros soupir),
dont vous trouverez la description dans Psych 101 (pour ceux d’entre vous qui
lisent autre chose que les blogs et les messages Twitter), et dont j’ai eu la chance
d’observer un bel échantillon la nuit dernière, au Chateau. Je veux parler de trois
jeunes stars de Hollywood super-sexy mais pas super-intelligentes, pour qui les
olives ne sont pas seulement faites pour barboter au fond d’un verre de
Martini…

— Tu es encore sur cet article ?


Mateo se campa devant elle, sa planche sous le bras, les pieds plantés dans
le sable.
— Je corrige quelques trucs, marmonna-t-elle en le regardant lâcher sa
planche sur une serviette.
Il lissa du plat de la main ses cheveux pleins de sel, puis défit la fermeture
Eclair de sa combinaison qu’il roula sur ses hanches. Elle ne put s’empêcher
d’être troublée à la vue de son torse nu et humide — spectacle qui la laissait
toujours sans voix.
Dans une ville peuplée d’egos surdimensionnés, de vaniteux obsédés par
leur corps et adeptes des boissons détox, la beauté naturelle et nonchalante de
Mateo était si détonnante que Layla se demandait souvent ce qu’il pouvait bien
trouver à une petite nana insignifiante et cynique comme elle.
— Je peux t’aider ? demanda-t-il en lui empruntant sa bouteille d’eau.
Il semblait sincèrement désireux de lire sa prose sur les frasques de ces
trois VIP imbibées de Martini qui n’avaient rien trouvé de mieux pour se
divertir que de bombarder les gens avec des olives — se croyant sans doute
revenues au bon vieux temps de la cantine du lycée.
C’était tout à fait le style de Mateo. Il avait toujours été plein d’attentions,
depuis le premier soir de leur rencontre, deux ans plus tôt, le jour du seizième
anniversaire de Layla. Ils avaient été tous les deux surpris de découvrir qu’ils
n’avaient qu’un an et dix jours de différence, et que pour un peu ils auraient pu
être du même signe. Mais, au contraire, ils avaient des signes opposés.
Mateo était Sagittaire, ce qui faisait de lui un esprit libre et rêveur.
Layla était Capricorne, ce qui faisait d’elle une ambitieuse dotée d’une
personnalité un chouïa dominatrice. Mais Layla ne croyait pas à l’astrologie.
S’il arrivait que ça tombe pile, comme dans leur cas, c’était une simple
coïncidence.
Elle tendit l’ordinateur à Mateo et se cala dans son transat. L’écouter lire
ses articles à haute voix, c’était sa came à elle.
Ça l’aidait à boucler son texte, à le corriger, à l’améliorer. Mais surtout —
et elle était suffisamment lucide pour s’en rendre compte —, ça la faisait
délirer qu’on la complimente sur ce qu’elle écrivait. Et justement Mateo
trouvait en général un truc sympa à dire, peu importait la nullité du contenu.
Le MacBook Air en équilibre sur une main et la bouteille d’eau se
balançant dans l’autre, Mateo lut lentement. Quand il eut fini, il baissa les yeux
vers elle :
— C’est vrai ou c’est une blague ?
— J’ai gardé une olive en souvenir.
Il plissa les yeux, comme s’il tentait de visualiser les trois célébrités en
train de se livrer à une bataille d’olives.
— T’as des photos ? demanda-t-il en lui rendant l’ordinateur.
Layla secoua la tête, prit le temps de corriger un mot, puis se contenta de
sauvegarder l’article au lieu de le poster. Elle n’était pas encore très sûre de ce
qu’elle allait en faire.
— Au Chateau, on ne plaisante pas avec l’interdiction de prendre des
photos, tu sais bien.
Il acquiesça, avant de vider la bouteille d’un trait, sous le regard appréciatif
de Layla qui se sentit vaguement coupable de mater en douce son petit copain,
comme s’il n’était qu’un énorme bonbon.
— Tu vas l’envoyer ? demanda-t-il. Il m’a l’air prêt.
Elle glissa le portable dans son sac.
— Tu te souviens que je t’ai parlé de démarrer un blog perso, Beautiful
Idols ?
Son regard hésitant chercha celui de Mateo.
— Je crois que cet article serait vraiment top pour ça.
Il changea de position, joua avec le bouchon de la bouteille.
— Layla, tu as assuré avec cet article…
Il parlait lentement, comme s’il choisissait soigneusement ses mots.
— Il est drôle, il est bien vu, mais…
Il haussa les épaules, laissant le silence exprimer ce qu’il n’osait pas dire
tout haut : elle méritait beaucoup mieux.
— Je sais ce que tu penses, ajouta-t-elle précipitamment pour se justifier.
Ce n’est pas en écrivant ces bêtises que je changerai le monde, et pour l’instant
ça me rapporte des cacahuètes. Mais, si je veux faire une carrière free-lance, il
faut bien que je prenne des risques. Mon blog mettra sûrement un peu de temps
à démarrer mais, une fois qu’il sera lancé, je gagnerai des tonnes de fric rien
qu’avec la pub. Et j’ai mis suffisamment d’argent de côté pour tenir le coup en
attendant.
Cette dernière affirmation, plutôt hâtive, aurait mérité d’être vérifiée. Mais
ça faisait du bien de le dire et ça parut convaincre Mateo, lequel, en guise de
réponse, la tira de son transat et la prit dans ses bras.
— Et qu’est-ce que tu feras de tout ce fric que tu vas gagner avec la pub ?
Elle caressa lentement son torse du bout des doigts, pour gagner du temps.
Elle ne lui avait pas encore dit qu’elle voulait s’inscrire dans une école de
journalisme à New York. Le faire maintenant, c’était la prise de tête assurée. Et
les prises de tête, elle préférait les éviter.
— Eh bien, j’ai pensé que ça pourrait passer dans notre budget burritos.
Il sourit et referma les bras autour de sa taille.
— Les ingrédients pour une super vie : toi, de belles vagues pour surfer, et
un budget burritos.
Il caressa ses lèvres du bout du nez.
— A propos de surf : quand est-ce que je t’apprends à te tenir sur une
planche ?
— Probablement jamais.
Elle coula son corps contre le sien, enfouissant son visage dans le creux de
son cou, où elle huma un parfum enivrant d’océan et de soleil, agrémenté d’une
note de bonheur — l’odeur d’un être sain et équilibré. Mateo représentait tout
ce qu’elle aurait voulu être et qu’elle ne serait jamais.
Pourtant, en dépit de leurs différences, il l’acceptait telle qu’elle était. Il
n’essayait pas de la faire changer, ni de lui imposer sa façon de voir les choses.
Elle aurait voulu pouvoir en dire autant.
Quand il lui releva doucement le menton et approcha ses lèvres des siennes,
elle répondit comme une fille qui n’attend que ça depuis trois heures (ce qui
était justement le cas). Au début leur baiser fut doux et coquin, la langue de
Mateo taquinant la sienne. Mais, quand elle colla ses hanches contre lui en lui
dévorant la bouche, il ne put s’empêcher de gémir.
— Layla… Merde…
Il avait du mal à articuler.
— Qu’est-ce que tu dirais d’aller dans un endroit tranquille pour
continuer ?
Elle enroula une jambe autour de sa taille et l’attira à elle, pour établir un
contact direct — aussi direct que le permettaient son short en jean et le maillot
trempé de Mateo. Il glissa ses mains sous la capuche du sweat, et elle fut
aussitôt en feu. Elle était sur le point de le renverser sur le sable et de se jeter
sur lui. Heureusement, il eut la présence d’esprit de s’écarter avant qu’ils se
fassent arrêter pour attentat à la pudeur.
— En se dépêchant, on pourrait avoir la maison pour nous, murmura-t-il.
Il souriait. Il avait les paupières lourdes, le regard voilé.
— Non merci.
Elle le repoussa. Elle n’était plus d’humeur, tout à coup.
— La dernière fois, on a été surpris par Valentina, et le coup au cœur que ça
m’a fichu a dû écourter mon espérance de vie d’une bonne dizaine d’années. Je
ne veux pas en perdre dix autres.
— Vivre jusqu’à quarante ans au lieu de cinquante…
Il haussa les épaules et tenta de l’attirer encore à lui, mais elle résista.
— J’aime à croire que ça en vaudrait la peine.
— Facile à dire pour toi, monsieur Zénitude. Allons plutôt chez moi. Je
n’ai pas de petites sœurs, et mon père reste enfermé dans son atelier, il ne nous
dérangera pas. Il est complètement absorbé par la préparation de sa nouvelle
expo. Je n’ai pas encore vu ses toiles, mais je suis contente qu’il travaille. Ça
va faire une éternité qu’il n’en a pas vendu une seule.
Mateo fit la grimace. Clairement, ça ne le branchait pas de faire l’amour
alors que le père de Layla travaillait à côté dans son atelier.
— Ça me gêne.
Il se mit à rassembler leurs affaires, défit le parasol et le glissa dans son
sac.
— C’est vraiment trop glauque.
— Tu es le seul à trouver ça glauque. N’oublie pas que papa se décrit
comme un bohème à l’esprit large et qu’il est pour la liberté d’expression. Et
surtout, il me fait confiance. En plus, tu lui plais : il trouve que tu as une bonne
influence sur moi, que tu m’apaises.
Elle ébaucha un sourire. C’était vrai que Mateo avait le don de l’apaiser…
Elle balança son sac par-dessus son épaule et se dirigea vers la jeep noire qu’il
avait garée un peu plus loin. Un prospectus était glissé sous l’un des essuie-
glaces, elle le retira.
« Participez au grand concours de l’été organisé par Ira Redman.
Devenez organisateur de soirées pour l’un des clubs de Unrivaled Nightlife.
Remportez une grosse somme d’argent. »
Une grosse somme d’argent ?
Son intérêt fut aussitôt piqué.
Depuis la classe de première, elle rêvait d’intégrer une école de
journalisme à New York. Son dossier avait été accepté, mais le montant délirant
des frais de scolarité et le coût de la vie sur place représentaient pour elle des
obstacles insurmontables. Elle ne gagnait pas suffisamment d’argent avec ses
articles. Son père traversait en ce moment une mauvaise passe un peu plus
longue que de coutume, pas question de lui demander de financer un truc pareil.
Quant à sa mère, elle ne voulait rien lui demander, même si elle avait les
moyens de lui donner tout l’argent dont elle avait besoin (enfin, le mari de sa
mère, plutôt, parce que sa mère était une sorte de zombie de San Francisco, qui
passait son temps entre les cours de gym SoulCycle et les salons de coiffure
Drybar). Elles n’avaient plus de contacts depuis des années, et Layla n’avait
aucune intention de renouer avec elle.
Quant à Mateo… Son job de moniteur de surf dans les hôtels chics du bord
de mer ne rapportait pas grand-chose (et, même s’il avait rapporté, elle n’aurait
pas accepté son aide). Sans compter qu’il aurait d’abord fallu qu’elle le mette
au courant du projet. Il aurait alors insisté pour l’accompagner à New York, et
elle n’y tenait pas. Ça aurait pu être sympa de vivre avec lui, mais elle préférait
se concentrer sur son but. Mateo n’avait pas suffisamment d’ambition pour la
comprendre et la soutenir. Elle ne voulait pas rejoindre la cohorte des femmes
qui avaient renoncé à leur rêve pour un beau mec.
Elle parcourut de nouveau le prospectus — oui, ce concours la branchait.
En côtoyant la faune de la nuit, elle trouverait matière à écrire de meilleurs
articles. Ça pouvait la mener loin.
Mateo allongea le bras par-dessus son épaule pour lui prendre le prospectus
des mains.
— Ne me dis pas que tu t’intéresses à cette merde !
Il se retourna pour mieux la dévisager et attendit une réponse, mais elle se
contenta de se mordiller les lèvres. Elle n’osait pas lui avouer que ce
prospectus était pour elle le truc le plus cool de la journée (à part leur baiser sur
la plage, bien entendu).
— Ce n’est vraiment pas pour toi.
Il avait pris un ton grave et sentencieux qu’elle ne lui connaissait pas.
— Le milieu des clubs est très superficiel. Et ce n’est pas le pire. N’oublie
pas ce qui est arrivé à Carlos.
Elle baissa les yeux vers ses pieds pleins de sable, morte de honte à l’idée
de n’avoir pas fait le lien avec le frère aîné de Mateo, Carlos, mort d’une
overdose devant un club de Sunset Boulevard — comme River Phoenix qui
s’était effondré devant le Viper Room. Sauf que Carlos n’avait pas eu droit à un
mausolée en son honneur. A part sa famille proche, personne ne l’avait pleuré.
Il était tellement barré qu’il ne lui restait plus que des dealers comme amis, et
aucun d’eux ne s’était donné la peine d’assister à son enterrement. La mort de
Carlos, le grand frère qu’il avait adulé, était la grande tragédie de la vie de
Mateo.
Mais, après tout, infiltrer le milieu des clubs était peut-être le meilleur
moyen de rendre hommage à Carlos — voire de le venger.
Elle effleura timidement le bras de Mateo.
— Ce qui est arrivé à Carlos est d’autant plus atroce qu’on aurait pu le
sauver, dit-elle. Mais peut-être que ça rendrait service à d’autres gamins de
dénoncer ce qui se passe dans les clubs. Et avec ce boulot, je serais hyper bien
placée pour ça.
Mateo fronça les sourcils et prit un air sceptique. Elle allait devoir trouver
des arguments plus convaincants.
Elle contempla le prospectus qu’il tenait toujours à la main. Son instinct lui
disait que Mateo avait raison, mais elle n’avait pas envie de le reconnaître.
— Je méprise autant que toi le culte de la célébrité qui pourrit cette ville.
Moi aussi, je trouve ces clubs sordides et vulgaires. Mais tu n’aurais pas envie
que je parle de tout ça ? Tu crois que c’est mieux de rester les bras croisés à se
lamenter ?
Il s’abstint de protester ; ça ne signifiait pas qu’il était d’accord, mais elle
l’interpréta comme une petite victoire.
— Je ne me fais aucune illusion sur mes chances de gagner le concours. Et
d’ailleurs ça ne m’intéresse absolument pas. Mais y participer me donnerait des
arguments pour dénoncer ce qui se passe la nuit à L.A. Si je pouvais convaincre
ne serait-ce qu’un seul gamin de ne pas prendre exemple sur les minables qui
boivent et qui se défoncent dans les soirées, je crois que j’aurais fait quelque
chose de bien.
Mateo détourna son regard vers l’océan et contempla un long moment
l’horizon. Elle observa en silence son beau profil assombri par les rayons
obliques du soleil couchant. Il voulait la protéger parce qu’il l’aimait, et c’était
très touchant. Elle aussi, elle l’aimait. Mais l’amour ne lui donnait aucun droit
sur elle.
Il admira encore un instant le spectacle de carte postale du soleil
disparaissant derrière l’océan, avant de se tourner vers elle.
— Je ne supporterais pas que tu sois mêlée à leurs embrouilles.
Il serra les poings et froissa le prospectus.
— Ira a la réputation bien méritée d’être le pire salaud de la Terre. Il ne
pense qu’au fric. Quand Carlos a fait son overdose, ils l’ont sorti sur le trottoir
et ils l’ont laissé crever comme un chien. Ils n’ont même pas appelé une
ambulance, parce que ça les aurait obligés à fermer leur foutu club pour la
soirée. Par contre, tu peux être sûre qu’ils n’ont eu aucun scrupule à profiter de
la publicité que leur a fait le scandale.
— Carlos n’est pas mort devant un établissement d’Ira.
— Qu’est-ce que ça change ? Ils se valent tous. Carlos était un garçon
intelligent, et regarde comment il a fini. Je ne veux pas qu’il t’arrive la même
chose.
— Je ne suis pas Carlos.
Elle regretta aussitôt d’avoir lâché ces paroles malheureuses. Elle aurait
donné n’importe quoi pour les ravaler.
— Qu’est-ce que tu veux dire par là ?
Elle marqua un temps de pause, cherchant un moyen de se justifier sans le
blesser.
— Je vais là-bas avec un but précis, un objectif…
— Il y a de meilleurs moyens d’atteindre cet objectif.
— Cite-m’en un.
Elle inclina la tête et lui lança un regard plein de tendresse, pour
l’amadouer. Mais il n’était plus accessible, la discussion était dans une
impasse.
Il lança le prospectus dans la poubelle la plus proche et ouvrit la porte du
passager, comme pour clore le sujet.
Mais le sujet n’était pas clos.
Pas du tout.
Elle avait bien retenu l’adresse du site web et le numéro de téléphone.
Elle se rapprocha de Mateo et se pendit à son cou. Elle n’aimait pas se
disputer avec lui, surtout pour rien. Elle avait pris sa décision, mais elle n’était
pas obligée de lui dire qu’elle comptait se présenter à l’entretien de sélection
du concours.
Elle savait exactement comment lui rendre sa bonne humeur. Ses mains
glissèrent vers ses cuisses pour les caresser lentement de haut en bas, jusqu’à
ce qu’il ferme les yeux, le souffle court. Il avait déjà oublié le concours, les
clubs et Ira Redman.
2. While My Guitar Gently Weeps

— Allez, tu ferais mieux de choisir ton camp. On bougera pas d’ici tant que
tu l’auras pas fait.
Tommy leva les yeux de son magazine Rolling Stone et gratifia d’un regard
morne les deux gamins plantés devant le comptoir — deux amateurs totalement
nuls. Déjà quatre heures qu’il avait ouvert le magasin, et il n’avait même pas
vendu un malheureux médiator. Malheureusement, ce n’étaient pas ces deux-là
qui y changeraient quoi que ce soit.
— Electrique ou acoustique ? demandèrent-ils en se coupant la parole.
Tommy prit le temps de s’attarder sur une photo des jambes interminables
de Taylor Swift, avant de tourner la page pour consacrer à peu près le même
temps à Beyoncé.
— Les deux ont des qualités, dit-il enfin.
— C’est ce que tu dis tout le temps, répondit celui qui portait un bonnet,
tout en le regardant avec méfiance.
— Et pourtant tu continues à me poser la question.
Tommy fronça les sourcils en se demandant s’ils allaient encore insister
longtemps avant de se décider à bouger.
— Mec, sérieux, tu es vraiment nul comme vendeur.
Le reproche venait de celui qui portait le T-shirt Green Day Dookie, dont
Tommy croyait se souvenir qu’il s’appelait Ethan.
Il repoussa son magazine.
— Qu’est-ce que tu en sais ? Tu n’as jamais essayé de m’acheter quoi que
ce soit.
Les deux garçons levèrent les yeux au ciel.
— Y a que ta commission qui compte ?
— T’es qu’un sale capitaliste, alors ?
Tommy haussa les épaules.
— Quand il s’agit de payer le loyer, tout le monde est capitaliste.
— T’as sûrement une préférence entre électrique et acoustique, insista
celui au bonnet, qui ne voulait décidément pas lâcher le morceau.
Tommy les dévisagea tour à tour, tout en se demandant s’il pourrait
continuer à les ignorer longtemps. Ils passaient au magasin au moins une fois
par semaine et au bout du compte ils étaient sa seule distraction, même s’il
faisait mine d’être profondément agacé par leurs questions et encore plus par
leurs pitreries qui ne visaient qu’à attirer son attention.
Mais il était sérieux au sujet du loyer. Ou, pour le dire autrement, il n’avait
pas de patience à gaspiller pour deux punks qui lui faisaient perdre son temps,
puis repartaient sans avoir acheté la moindre partition.
Il était payé à la commission et, puisqu’il n’était pas en train de vendre, il
pouvait aussi bien tuer le temps en feuilletant les exemplaires invendus de
Rolling Stone, en rêvant du jour où il ferait la couverture ou en surfant sur le
web pour se tenir au courant des concerts à ne surtout pas louper. L’effort
minimal pour un salaire minimal, ça lui paraissait équitable.
— Electrique, lâcha-t-il enfin, surpris par le silence étonné qui salua sa
réponse.
— Yes ! s’exclama celui au bonnet en lançant son poing en l’air, comme si
l’opinion de Tommy était pour lui d’une importance capitale.
C’était troublant, l’admiration que lui manifestaient ces deux-là. Surtout
qu’il n’avait pas vraiment une vie digne d’admiration.
— Pourquoi ? demanda celui au bonnet, visiblement offensé.
Tommy lui prit des mains la guitare acoustique qu’il venait d’essayer et
joua le rif d’ouverture de Smoke on the Water de Deep Purple.
— T’as bien écouté ?
Le gamin acquiesça prudemment.
Tommy lui rendit l’instrument et décrocha la guitare électrique à douze
cordes qu’il convoitait depuis son premier jour chez Farrington. Celle qu’il
aurait été beaucoup plus près de posséder si ces nazes se décidaient enfin à se
rendre utiles en lui achetant une guitare.
Il joua le même riff devant les gamins penchés religieusement vers lui.
— C’est plus fort, plus plein, plus lumineux. Mais bon, pas la peine de
prendre cet air inspiré. C’est pas du gospel, et je joue pas si bien que ça.
— C’était très bon, mon pote. Tu devrais penser à rejoindre notre groupe.
Tommy rit et caressa d’un geste plein de dévotion le manche de la guitare,
avant de la remettre sur son crochet.
— Alors, vous prenez laquelle ? demanda-t-il en les regardant tour à tour.
— On prend les deux, répondit celui au T-shirt avec un grand sourire.
Tommy eut l’impression de se voir au même âge — un mélange explosif de
timidité et d’arrogance.
— Ouais, ben faudrait d’abord qu’il réussisse à vendre sur eBay sa
collection porno de MILF ! ricana celui au bonnet en filant vers la porte.
L’autre lui courut après en lui hurlant un chapelet d’insultes — dont aucune
n’était à la hauteur de l’humiliation qu’il venait de subir.
Soulagé d’avoir enfin la paix, Tommy les regarda sortir et s’attarda sur la
petite cloche d’argent attachée à la poignée, qui se balança encore quelques
secondes après leur départ.
Il ne méprisait pas ses clients — le magasin de guitares vintage Farrington
attirait un public ciblé et passionné de musique —, mais, en débarquant à L.A,
il n’avait jamais rêvé de finir vendeur. Il était venu pour exploiter ses
nombreux talents, lesquels restaient pour l’instant en friche. Si ça continuait
comme ça, il en serait bientôt réduit à supplier ces gamins de lui faire passer
une audition pour entrer dans leur groupe.
En plus de jouer de la guitare, il savait chanter. Tout le monde s’en foutait.
Sa dernière tentative pour organiser un concert en solo avait été un échec. La
centaine de prospectus qu’il avait distribués dans toute la ville (avec une photo
de lui dans un jean délavé taille basse, la guitare en bandoulière sur son torse
nu) ne lui avait apporté que deux contacts. Un pervers qui lui avait proposé une
« audition » (le rire de malade qui avait ponctué son offre avait tellement
impressionné Tommy qu’il avait sérieusement envisagé de changer de numéro
de téléphone) et un vrai concert dans un café du coin, qui semblait d’abord un
bon plan, mais qui s’était transformé en galère quand le gérant du bar avait
exigé qu’il laisse tomber son propre répertoire pour jouer pendant trois heures
des reprises acoustiques des succès de John Mayer. Il avait au moins gagné une
admiratrice, une quadra blonde, qui lui avait glissé une serviette en papier
froissée avec l’adresse de son hôtel et le numéro de sa chambre, avant de lui
faire un clin d’œil et de sortir lentement en roulant du cul (pas moyen de
décrire ça autrement), certaine qu’il la suivrait.
Il ne l’avait pas suivie.
Il reconnaissait pourtant que ça l’avait tenté. Depuis six mois qu’il était à
Los Angeles, il n’avait pas touché une fille, et celle-là lui avait paru canon.
Plutôt bien conservée, à en juger par la robe qui moulait ses formes. Il avait
apprécié le côté direct de son invitation, et son corps était probablement un
véritable pays des merveilles, mais il n’avait pas supporté l’idée d’en être
réduit à distraire une vieille fatiguée des hommes de son âge.
Tommy voulait qu’on le prenne au sérieux.
C’était pour être pris au sérieux qu’il avait fait ce long trajet depuis
l’Oklahoma, en emportant tout ce qu’il possédait dans le coffre de sa voiture
(une douzaine de T-shirts, des jeans usés, une platine qui avait appartenu à sa
mère, sa précieuse collection de vinyles, une pile de livres de poche et une
guitare d’occasion à six cordes).
Bien sûr, il s’était douté que ça lui prendrait un peu de temps pour se faire
un nom, mais se retrouver sans le moindre engagement n’avait jamais fait
partie de son plan.
Pas plus que ce job de vendeur de guitares — même s’il lui permettait au
moins de dire à sa mère qu’il travaillait dans le milieu de la musique.
Il tourna la page de son magazine et tomba sur un long article faisant les
louanges des Strypes (des putains de gamins de seize ans prêts à bouffer le
monde, qui semaient le doute dans l’esprit de Tommy — il avait peut-être été à
l’apogée de son talent à seize ans, lui aussi, et si c’était le cas il avait loupé le
coche).
Quand la porte s’ouvrit brusquement, Tommy fut tout d’abord
reconnaissant de cette distraction salutaire. Sauf que le type qui venait d’entrer
était un gros richard qui semblait totalement déplacé dans ce magasin aux murs
placardés de posters de Jimi Hendrix, Eric Clapton et B. B. King. Son jean de
marque et son T-shirt valaient plus que ce que Tommy se faisait en une
semaine. Sans parler du blouson en daim, de la montre en or tape-à-l’œil et des
mocassins de luxe — probablement cousus main en Italie —, qui devaient
coûter plus que tout ce que Tommy possédait, voiture comprise.
Un égaré des beaux quartiers, à tous les coups.
Los Feliz en était plein. Riches ou pseudo-hipsters, ils hantaient les
nombreux cafés du coin, les galeries d’art et les boutiques farfelues, en
espérant glaner un peu d’atmosphère de la rue à exporter dans leur beau
Beverly Hills, histoire d’impressionner leurs amis avec leurs aventures du côté
obscur.
Tommy fronça les sourcils et tourna la page de son magazine. Cet article
sur les Strypes lui tuait le moral.
Et il y avait un autre truc qui lui tuait le moral : savoir que ce client ferait
le tour du magasin sans rien acheter et viendrait lui réclamer une carte en guise
de trophée avant de sortir, pour prouver à ses amis qu’il était venu jusque-là.
Mais contrairement aux Strypes ce type ne ferait que passer dans sa vie.
Alors que les groupes du magazine semblaient le narguer en lui faisant mesurer
à quel point son installation à L.A. était un échec.
Bon, il pouvait tout de même faire un effort pour ce gros con de riche qui
envahissait son territoire. Il ouvrit donc la bouche pour parler, mais les mots
restèrent coincés dans sa gorge et il resta là, complètement tétanisé, comme
une groupie devant son idole.
C’était Ira.
Ira Redman.
Le propriétaire hyper-branché de la société Unrivaled Nightlife — lequel se
trouvait être par ailleurs… son père.
Enfin, son père… techniquement parlant. Car, dans son cas, Ira s’était
cantonné au rôle de donneur de sperme.
Et en plus, il ne savait même pas qu’il avait un fils prénommé Tommy.
Pour être juste, Tommy avait lui aussi ignoré jusqu’à ses dix-huit ans
l’existence d’un père prénommé Ira. Il avait toujours cru à l’histoire racontée
par sa mère, celle du père héros de guerre mort en servant sa patrie. C’était par
hasard qu’il avait appris la vérité. Mais une fois qu’il avait su, ça avait scellé
son destin. Au grand désespoir de sa mère (de ses grands-parents, de sa petite
amie et de sa conseillère d’orientation), une fois obtenu son diplôme de fin
d’études secondaires, il avait pris l’argent économisé pour ses études et il était
parti tenter sa chance à L.A.
Il avait tout soigneusement planifié. Il allait d’abord trouver un grand
appartement (un taudis à Hollywood), puis décrocher un travail génial
(Farrington n’avait rien de génial), et ensuite, armé des informations glanées
sur son père (Ira Redman), grâce à Google, Wikipédia, et un vieux numéro de
Maxim, il le retrouverait et il s’expliquerait franchement avec lui, comme le
jeune homme courageux et indépendant qu’il était.
Mais ça ne s’était pas du tout passé comme ça.
Peu après son arrivée à L.A., il avait en effet retrouvé Ira. Il l’avait suivi en
voiture, en l’observant à travers le pare-brise fissuré de son épave qui était
super-cool pour Taco, mais totalement ringarde à L.A., au point de faire ricaner
les voituriers du restaurant où s’était arrêté son père. Tommy l’avait vu
descendre de son Escalade conduite par un chauffeur, puis entrer dans le
restaurant du pas assuré d’un homme qui vient consommer du pouvoir plutôt
que de la nourriture. Cette attitude de conquérant, ajoutée au regard sombre et
perçant qu’il avait entrevu, l’avait intimidé.
Ira avait beau être son père, ils n’étaient pas de la même trempe.
Le fantasme de retrouvailles qui avait occupé son trajet entre l’Oklahoma
et la Californie s’était évaporé dans le brouillard de pollution de Los Angeles,
tandis qu’il prenait la fuite, en se jurant de se faire un nom avant de se
présenter à son père.
Et maintenant Ira était là. Devant lui. A respirer son oxygène comme s’il
possédait des parts dans l’air du magasin.
— Salut, murmura Tommy en cachant ses mains sous le comptoir pour
qu’Ira ne remarque pas qu’elles tremblaient.
Peine perdue, car le tremblement de sa voix suffisait probablement à trahir
son trouble.
— Vous cherchez quoi ?
La question était banale, mais Ira choisit de prendre son temps pour y
répondre. Un long temps, affreusement embarrassant. Du moins pour Tommy.
Ira, de son côté, paraissait satisfait d’être simplement là, à jauger du regard cet
insignifiant vendeur, comme s’il évaluait son droit à exister.
Ne flanche pas, ne détourne pas les yeux, ne montre pas de faiblesse.
Tommy était tellement concentré sur le fait de ne rien montrer qu’il mit
quelques secondes à réagir quand Ira pointa du doigt la guitare qui se trouvait
juste derrière lui.
D’accord… Ira avait décidé de s’octroyer un petit break et d’abandonner
pour un temps son occupation favorite — conquérir le monde —, afin
d’assouvir son désir refoulé de devenir une star du rock. Dans un sens c’était
tant mieux si ça le faisait acheter, car Tommy avait besoin de vendre. Mais il
préférait être damné plutôt que de laisser sortir Ira avec le magnifique
instrument à douze cordes qu’il convoitait depuis des mois — depuis qu’il
avait gratté quelques accords pour le tester.
Il s’apprêtait donc à décrocher la guitare qui se trouvait juste au-dessus de
celle que désignait Ira, mais celui-ci le reprit aussitôt :
— Non, pas celle-là. L’autre. Celle qui est juste derrière toi. La bleu
métallique.
Le ton était celui d’un ordre. Comme si Ira considérait qu’un petit vendeur
tel que lui devait se plier à ses moindres désirs et satisfaire tous ses caprices.
C’était un ton déstabilisant. Dégradant. Un ton qui ne fit qu’augmenter le
ressentiment de Tommy à l’égard de ce père qui n’en était pas un.
— Elle n’est pas à vendre.
Il tenta de l’orienter vers une autre guitare, mais Ira n’était pas d’accord.
Ce dernier plissa les yeux — des yeux du même bleu marine que ceux de
Tommy — et crispa la mâchoire, exactement comme Tommy le faisait quand il
apprenait un nouveau morceau qui lui donnait du fil à retordre.
— Tout est à vendre, rétorqua Ira en le fixant d’un regard intense. C’est
juste une question de prix.
— Possible, mon pote.
Mon pote ? Il venait d’appeler Ira Redman « Mon pote » ? Afin qu’Ira n’ait
pas le temps de s’attarder sur cet écart de langage, il s’empressa d’ajouter :
— Mais celle-ci est à moi et elle n’est pas à vendre.
Le regard d’acier d’Ira ne quittait plus Tommy.
— C’est vraiment dommage. Je peux quand même la voir de près ?
Tommy hésita, ce qui était complètement ridicule, parce que Ira n’allait
quand même pas se sauver en courant avec la guitare. Et pourtant, il dut
rassembler toute sa volonté pour la lui tendre. Ira commença par la soupeser
d’un air pénétré, comme si la qualité d’un instrument dépendait de son poids,
puis il passa la sangle et prit la pose avec un rire complice, comme s’ils étaient
deux à se marrer. Tommy dut se retenir pour ne pas vomir sur le comptoir.
Voir Ira malmener son rêve lui donnait des sueurs froides sous son T-shirt
Jimmy Page. Ira, en revanche, avait l’air de beaucoup s’amuser. Il avait enlevé
la sangle et inspectait à présent la guitare en détail, en prenant des airs de
connaisseur, alors qu’il n’y connaissait visiblement rien. Il lui sortait le grand
jeu, quoi.
Mais dans quel but ?
C’était donc comme ça que les riches s’amusaient ?
— C’est une pièce magnifique, commenta Ira.
Il lui rendit la guitare, et Tommy s’empressa de la suspendre à son crochet,
soulagé de la mettre enfin à l’abri.
— Elle n’est pas à toi, mais je comprends pourquoi tu voudrais la posséder.
Tommy se raidit.
— Bah, ça se voit à la manière dont tu la manipules…
Ira posa les deux mains sur le comptoir, en écartant ses doigts manucurés et
en mettant bien en vue sa montre en or dont le clinquant sembla à Tommy une
provocation railleuse.
Vise un peu ma montre. C’est ça la vie que tu aurais pu avoir, une vie faite
de privilèges et de richesse, une vie où tu aurais harcelé les futurs dieux du
rock, rien que pour le plaisir de piétiner leurs rêves.
— … avec beaucoup trop de respect. Elle t’impressionne. C’est elle qui te
possède, pas le contraire.
Tommy se mordit les lèvres, en se dandinant d’un pied sur l’autre, sans rien
trouver à répondre. Puis il comprit, mais trop tard, qu’Ira venait de le tester et
que son silence l’avait trahi.
— Tu tiens cette guitare comme si c’était une fille trop belle pour toi et que
tu n’en revenais pas de pouvoir la baiser à la place de ta petite copine.
Ira éclata de rire, découvrant une bouche pleine de dents couronnées — une
rangée de petits soldats blancs et brillants alignés en formation parfaite.
— Bon, je t’en propose le double de ce que tu es prêt à la payer. Ça te va ?
Il eut un rire bref.
Tommy secoua la tête et baissa les yeux vers ses bottes de moto.
D’habitude, il les trouvait stylées, mais en présence d’Ira elles lui semblèrent
plutôt pourries. Les semelles étaient usées. La tige fendue. Il avait l’impression
que ses bottes préférées se retournaient soudain contre lui, pour lui rappeler le
gouffre qui le séparait de son rêve. Mais il aimait encore mieux regarder ses
bottes, plutôt que ce type qui le considérait comme un minable.
— D’accord, je triple le montant.
Tommy fit mine de ne pas avoir entendu. Ira était cinglé. Toute cette scène
était folle. Ira Redman avait une réputation de négociateur acharné, mais tout
ça… pour une guitare ? D’après ce que Tommy avait lu de lui, en matière de
musique Ira ne connaissait que les morceaux qui passaient dans ses clubs quand
il venait récolter l’argent de la soirée.
— Tu es coriace en affaires.
Ira rit de nouveau, mais cette fois ce fut un rire jaune.
Tommy n’avait pas besoin de le regarder pour savoir qu’il plissait les yeux
et affichait un grand sourire, en avançant le menton. Il avait vu des tas de
photos de lui avec cette expression de salaud hypocrite et prétentieux. Et il les
avait toutes en mémoire.
— Bon. Je quadruple mon offre, je te file ma carte de crédit, et toi tu me
files la guitare. Je suppose que tu travailles à la commission ? Avoue que c’est
dur de refuser une offre pareille.
Ira avait compris qu’il courait après le fric pour payer son loyer, et il n’y
avait pas moyen de donner le change. Mais Tommy refusa quand même de
céder.
Cette guitare était à lui.
Ou du moins elle le serait bientôt, dans quelques mois, après quelques
chèques de paye.
Donc il tint bon, tout en ayant conscience que le fait de refuser quelque
chose à Ira Redman comportait des risques. Ira finit par abandonner et quitta le
magasin — avec la même arrogance que lorsqu’il était entré.
Tommy prit la guitare contre sa poitrine, tout ému à l’idée d’avoir failli la
perdre. Encore quelques mois, et il aurait économisé suffisamment pour se
l’offrir. Quelques semaines, s’il décidait d’entamer une grève de la faim pour
faire des économies.
Et ce fut dans cette position qu’Ira le surprit derrière le comptoir de verre
— en train de serrer contre son cœur la guitare de ses rêves, comme un
amoureux.
— Farrington veut te dire un mot.
Ira colla son téléphone dans la main de Tommy, qui fut bien obligé de le
prendre.
Comment aurait-il pu se douter qu’Ira et Farrington étaient amis ?
Ou plutôt qui ne savait pas qu’Ira connaissait Farrington ?
Puisque Ira connaissait tout le monde.
La conversation fut brève mais néanmoins humiliante. Farrington ordonna
à Tommy de céder la guitare à son prix initial. Il dut également mentionner le
fait que Tommy était viré, mais celui-ci avait déjà rendu le téléphone à Ira,
réduisant le sermon de Farrington à de vagues vociférations.
Tommy décrocha la guitare en luttant contre les larmes qui lui piquaient les
yeux. Merde. Il n’avait pas pleuré le soir où il avait dit adieu à Amy — la fille
avec qui il sortait chez lui, en Oklahoma.
Alors pas question de pleurer pour une guitare.
Et encore moins devant un père qui venait de le ridiculiser en lui prouvant à
quel point il était impuissant face à lui.
Mais il allait lui montrer… Lui montrer qu’il valait quelque chose. Lui
faire regretter le jour où il était entré chez Farrington.
Il ne savait pas encore quand ni comment, mais il le ferait. Plus que jamais,
il était déterminé à prendre sa revanche sur ce père indigne.
Une fois la guitare en sa possession (payée avec une carte Amex Black
probablement plafonnée à un million de dollars), Ira jeta à Tommy un dernier
regard appuyé, avant de sortir de la poche de sa veste un prospectus plié en
deux, qu’il fit glisser vers lui sur le comptoir.
— Bien essayé, mon petit.
Il se dirigea vers la porte, la guitare en bandoulière.
— Si tu avais travaillé pour moi, tu aurais pu te payer cette guitare avant
d’être obligé de la vendre.
3. Reasons to Be Beautiful

Aster Amirpour ferma les yeux et prit une grande goulée d’air avant de
plonger la tête sous l’eau, au milieu des bulles. Si on lui avait demandé quel
était l’endroit au monde où elle se sentait le mieux, elle aurait répondu sans
hésiter que c’était son jacuzzi, où elle se coupait enfin de tout — et en
particulier des regards désapprobateurs de ses parents et du fardeau de leurs
attentes.
Enfant déjà, elle rêvait d’être une sirène. Pas une princesse.
Elle attendit de ne plus avoir d’air dans les poumons pour jaillir hors de
l’eau. Battant des paupières, elle repoussa ses cheveux en arrière, les laissant
retomber en longs rubans qui coulaient jusqu’à sa taille. Puis elle rajusta les
lanières de son bikini Burberry — celui qu’elle n’avait pu s’acheter qu’après un
mois d’âpres négociations avec sa mère et qu’elle n’avait eu le droit de porter
qu’après un autre mois de discussions acharnées, et encore, uniquement dans
leur jardin.
— Tout ce que je vois, c’est quatre minuscules triangles et une poignée de
lanières fines comme tout !
Sa mère avait menacé l’objet du délit de la pointe de son index, d’un air
véritablement scandalisé.
Aster en soupirait encore. C’était fait pour ça, un bikini. Pour montrer
autant de chair fraîche que possible pendant qu’on était encore suffisamment
jeune et belle pour ça.
Mais voyons, quand on habitait Tehrangeles, le quartier iranien de Los
Angeles, on ne s’exhibait pas dans un maillot aussi scandaleusement petit !
— Maman, c’est un Burberry ! avait plaidé Aster, tentant de jouer sur le
côté victime de la mode de sa mère.
Comme celle-ci conservait son habituel visage fermé et autoritaire, elle
avait ajouté :
— Et si je promets de ne le porter qu’à la maison ?
Pas de réponse.
— Rien qu’à la maison et quand je serai seule, avait-elle alors insisté.
Sa mère était demeurée silencieuse, tentant sans doute d’évaluer la
sincérité de cette promesse — qu’Aster n’avait par ailleurs aucunement
l’intention de tenir. Tout ça était vraiment ridicule. A dix-huit ans, elle estimait
avoir le droit de choisir ses vêtements, mais ses parents surveillaient ses achats
et ses dépenses, autant que ses sorties.
Et pour ce qui était de trouver un travail et d’acheter ses bikinis avec son
salaire… Aster avait eu la sagesse de ne même pas aborder le sujet. A part deux
rares exceptions, une avocate et une pédiatre renommée, les femmes de l’arbre
généalogique d’Aster ne travaillaient pas en dehors de la maison. Elles se
contentaient de faire ce qu’on attendait d’elles — se marier, élever des enfants,
s’occuper des courses et des repas, présider de temps à autre un gala de charité
—, en prétendant être parfaitement épanouies, ce dont Aster doutait fortement.
A quoi cela servait de fréquenter les plus prestigieuses écoles de l’Ivy
League, si cette coûteuse éducation n’était jamais exploitée à sa juste valeur ?
Aster n’avait posé la question qu’une seule fois. Le regard glacial auquel
elle avait eu droit en retour l’avait dissuadée d’y revenir.
Elle aimait ses proches de tout son cœur et aurait fait n’importe quoi pour
eux — merde, elle aurait même accepté de mourir pour eux s’il l’avait fallu —,
mais elle refusait catégoriquement et résolument de vivre uniquement pour
eux.
C’était trop demander.
Elle prenait de nouveau une grande inspiration et s’apprêtait à replonger la
tête sous l’eau, quand son téléphone portable sonna. Elle se leva d’un bond, si
brusquement qu’elle dut rajuster le bas de son bikini.
En voyant s’afficher sur l’écran le nom de son agent — Jerry —, elle croisa
les doigts et pressa sa main de Fatma, un pendentif en or et diamant censé lui
porter chance (un cadeau de sa grand-mère). Puis elle décrocha, en se
concentrant pour communiquer à un simple « Bonjour » une charge
émotionnelle capable d’exprimer la profondeur de son talent et de son être.
— Aster !
La voix de son agent résonna dans le haut-parleur.
— J’ai une offre intéressante à te proposer. Tu es dispo pour en discuter ?
Il appelait sûrement pour lui parler de sa dernière audition. Elle y avait mis
tout son cœur et toute son âme, et voilà, enfin, ça avait marché.
— C’est pour la pub, c’est ça ? Ils veulent que je commence quand ?
Sans attendre la réponse de Jerry, elle se mit à réfléchir à la meilleure façon
d’annoncer la nouvelle à ses parents.
Ils étaient à Dubaï pour l’été mais, si elle tournait dans une pub, elle devait
les en informer. Ça allait semer la panique dans la famille, pas de doute. Depuis
toujours, elle rêvait de devenir une star de cinéma. Enfant, déjà, elle suppliait
sa mère de l’accompagner à des auditions. Mais ses parents avaient pour elle
d’autres projets. A peine étaient-ils sortis de l’échographie qui leur avait appris
que leur premier bébé était une fille qu’ils avaient commencé à dresser la liste
de tout ce qu’ils attendaient d’elle, liste constituée de demandes primaires :
être douce et jolie, avoir de bonnes notes, n’ouvrir les jambes que pour l’époux
idéal qu’ils lui trouveraient, un Iranien, bien entendu, qu’elle épouserait dès
qu’elle aurait obtenu une licence, et à qui elle ferait très vite une ribambelle de
petits Iraniens.
Même si Aster n’avait rien contre le mariage et les bébés, elle était résolue
à retarder le plus possible ces briseurs de carrière. Et, maintenant que la chance
de sa vie se présentait, elle avait l’intention de foncer.
— Ce n’est pas pour la pub.
Aster battit des paupières et colla le téléphone à son oreille. Elle avait
sûrement mal entendu.
— Ils ont changé d’option.
Aster se revit le jour de l’audition. Comment ? Ses mimiques d’extase
n’avaient pas convaincu le réalisateur qu’elle n’avait jamais rien goûté de
meilleur que les céréales dégueu qu’on lui avait fait avaler ?
— Ils veulent quelqu’un de plus typé.
— Mais je suis typée !
— Ils veulent quelqu’un d’un type différent. Aster, écoute, je suis désolé,
mais ce sont des choses qui arrivent.
— Tu crois ? Ce ne serait pas plutôt à moi, qu’elles arrivent ? Je suis trop
typée, pas du bon type, ou… Tu te souviens de la fois où ils m’ont dit que
j’étais trop jolie ? Comme si ça pouvait exister.
— Des auditions, il y en aura des tas d’autres, répondit-il d’un ton
conciliant. Tu te rappelles ce que je t’ai raconté à propos de Sugar Mills ?
Aster leva les yeux au ciel. Sugar Mills était la seule artiste de Jerry à avoir
percé dans le milieu du cinéma. Une pseudo- célébrité sans aucun talent,
découverte sur Instagram grâce au nombre impressionnant de gens qui
n’avaient rien de mieux à faire que de suivre les aventures quotidiennes de son
corps dénudé et retouché avec Photoshop. C’était grâce à ce succès qu’elle
avait été engagée pour une pub où on la voyait mordre goulûment dans un
énorme hamburger, vêtue d’un minuscule bikini. Et cette publicité lui avait
inexplicablement permis de décrocher dans un film le rôle d’une jeune femme
déjantée couchant avec un vieux. Rien que d’y penser, Aster en était malade de
dégoût. Et folle de jalousie.
— Je suppose que tu as entendu parler d’Ira Redman ? demanda Jerry.
Aster fronça les sourcils et alla se rasseoir dans le jacuzzi où elle s’enfonça
dans l’eau jusqu’aux épaules.
— Qui n’a pas entendu parler de lui ? répondit-elle sèchement.
Elle était révoltée par ce système qui portait aux nues les filles comme
Sugar Mills et refusait de donner sa chance à une fille comme elle, qui avait
pourtant cent fois plus de classe.
— Mais je ne vois pas en quoi ça pourrait m’intéresser. A moins qu’il n’ait
décidé de se lancer dans la production de films.
— Non, Ira ne produit pas de films. Du moins pas encore.
Jerry l’appelait Ira, comme s’il le connaissait personnellement, mais Aster
était prête à parier qu’ils ne s’étaient jamais rencontrés.
— Il organise un concours pour la promotion de ses clubs.
Aster ferma les yeux. La promotion d’une boîte de nuit. Ça craignait.
Carrément. Elle se prépara à affronter le pire.
— Si tu es sélectionnée, tu passeras l’été à faire la promotion d’un de ses
clubs. Lesquels, comme tu le sais sûrement, sont fréquentés par les plus grosses
pointures de Hollywood. Tu rencontrerais plein de monde, et il y a un gros
paquet d’argent pour le vainqueur.
Il marqua une pause, pour lui laisser le temps d’enregistrer. Aster essaya de
ne pas s’énerver, mais elle sortit du jacuzzi. L’humiliation lui donnait chaud,
elle ne supportait plus l’eau tiède. Elle préférait terminer cet appel pieds nus,
trempée et frissonnante.
— Ecoute, Jerry… C’est glauque et minable. C’est un truc pour les
désespérés. Très en dessous de ce à quoi je peux prétendre.
Elle tourna le regard vers sa maison — une demeure de style
méditerranéen, extravagante et immense, aussi démesurée que la fortune de ses
parents, avec des courts de tennis, des loggias, de grandes fontaines ornées de
chérubins, des pelouses impeccables. Tout cela serait un jour à elle et à son
frère, Javen, à condition qu’ils suivent le chemin morne et sans surprise que
leurs parents avaient tracé pour eux.
Elle en avait assez de ce chantage à l’héritage. Assez de se tourmenter
parce qu’elle se sentait obligée de choisir entre leur faire plaisir et vivre ses
rêves. Et puis merde ! Elle en avait assez de faire semblant. Elle voulait ce
qu’elle voulait, et il faudrait bien que ses parents s’y fassent. Quant à Jerry, s’il
pensait vraiment que participer à ce concours était bon pour sa carrière, peut-
être valait-il mieux qu’elle cherche quelqu’un d’autre pour s’occuper d’elle. Un
meilleur agent. L’ennui, c’était que pour l’instant, parmi tous ceux qu’elle avait
contactés, Jerry avait été le seul à accepter de la prendre sous son aile.
— Tu as tort à propos d’Ira, dit-il. C’est un type qui a de la classe. Et ses
clubs sont fréquentés par la crème de la crème. Tu y es déjà allée ?
— Je viens tout juste d’avoir dix-huit ans.
Elle fut agacée de devoir le lui rappeler. Il était son agent, il aurait dû se
souvenir de son âge !
— OK, dit-il en riant. Mais c’est pas ça qui empêche qui que ce soit de
fréquenter les clubs. Allez, Aster, je sais que tu n’es pas aussi innocente que tu
le prétends.
Elle fronça les sourcils, en se demandant si elle devait se sentir offensée
par ce commentaire déplacé ou accepter que Jerry dise franchement ce qu’il
pensait. Elle était habituée à l’effet qu’elle produisait sur les hommes. Même
sur des vieux, qui auraient dû savoir qu’ils n’avaient aucune chance. Enfin, tout
ça, c’était bien beau, mais pour l’instant sa peau lisse, ses longues jambes et
son visage photogénique ne l’avaient pas vraiment aidée à obtenir une carte
SAG.
— Tu voudrais me faire croire que travailler comme entraîneuse dans un
club pourrait lancer ma carrière d’actrice ?
— Pas comme entraîneuse. Il s’agit de promouvoir un club. Un club d’Ira
Redman. Rien que ça.
— Ce serait pas plus simple que je prenne des photos de mes fesses et que
je les publie sur Instagram ? Ça a marché pour Sugar. Ça devrait marcher pour
moi.
— Aster !
Il commençait à perdre patience. Eh bien, il n’était pas le seul. Mais Aster
était suffisamment intelligente, et suffisamment désespérée, pour savoir
s’arrêter.
— Tu prendrais tes dix pour cent ?
— Quoi ? Jamais de la vie !
Il s’était mis à hurler, comme si elle avait dit un truc dingue. Comme si le
but d’un agent n’était pas de se servir sur les pourcentages.
— Je sais que c’est difficile de percer, mais je suis sûr que tu as quelque
chose de spécial, et c’est pour ça que j’ai accepté de signer avec toi. Chez Ira,
tu rencontreras en une soirée plus de gens influents qu’en passant une vingtaine
d’auditions. Si tu crois vraiment que le chemin à prendre pour réussir dans le
cinéma n’est pas digne de toi, c’est que tu n’as pas envie tant que ça de réussir.
Oh si, elle en avait envie ! Elle attrapa sa serviette posée sur une chaise
longue et s’en enveloppa. OK. Ce n’était pas une audition pour le rôle principal
d’un film (ni même pour un petit rôle), mais il fallait bien débuter.
De plus, Jerry avait raison. Tout le monde savait que les gens de Hollywood
fréquentaient les clubs d’Ira. Dans une ville qui ne manquait pas de filles
superbes rêvant toutes de fortune et de gloire, les rencontres qu’elle ferait chez
Ira lui permettraient peut-être de sortir du lot.
Elle décida donc de manifester de l’enthousiasme, même s’il était pour
l’instant feint, et se dirigea vers la petite maison attenante à la piscine.
— Attends une seconde, que je prenne un stylo pour noter.
4. Celebrity Skin

Affalée dans le fauteuil en velours disposé dans un coin de son immense


dressing, Madison Brooks sirotait le jus de légumes apporté par Emily, sa
secrétaire, et plissait le nez de dégoût chaque fois que Christina, sa styliste,
décrochait une robe d’un portant chargé de vêtements de créateurs dans leur
housse.
Elle adorait les séances d’essayage avec Christina, et son dressing était sa
pièce préférée — le sanctuaire où elle s’isolait du carcan de sa vie. Ici, les
éléments du mobilier avaient été sélectionnés pour créer une atmosphère de
luxe, de confort et de paix — les commodes-miroir, le tapis moelleux qu’elle
sentait sous ses pieds, les lustres de cristal, le papier mural en soie peint à la
main. Le seul détail qui détonnait dans ce décor, c’était Blue, le chien qui
dormait à ses pieds.
Contrairement aux autres célébrités qui préféraient se montrer avec des
chiens de race pas plus gros que des sacs à main, Madison avait pris pour
animal domestique un clébard ébouriffé d’une race indéterminée, robuste
comme doit l’être un chien, résistant, pas compliqué, et un peu ordinaire sur les
bords. C’était aussi comme ça qu’elle choisissait ses petits copains — du moins
autrefois, quand elle pouvait encore les choisir elle-même.
Car ce n’était plus le cas. Selon les mœurs hollywoodiennes, les relations
amoureuses n’étaient qu’un produit comme un autre — produit géré par toute
une équipe d’agents et de chargés de communication ou, plus rarement, par les
stars elles-mêmes.
Un partenaire bien choisi apportait une véritable plus-value au profil d’un
acteur, lui assurant une attention de tous les instants et des photos dans les
tabloïds. Avec, bien sûr, le léger désagrément de voir son nom estropié pour
être accolé à celui d’un autre — histoire de bien montrer que les deux ne
faisaient plus qu’un. Certains acteurs étaient même tellement imprégnés de leur
couple médiatique qu’ils finissaient par y croire pour de bon et par se persuader
qu’ils avaient trouvé leur moitié. Ou leur âme sœur. Ou toute autre formule
inspirée d’une réplique de cinéma qui les avait marqués dans leur enfance.
— Je pense que celle-là irait bien avec tes nouvelles Jimmy Choo.
Christina lui montrait à présent une jolie robe Mondrian, mais Madison ne
voulait pas porter du joli. Elle voulait quelque chose d’original, pas le truc
bateau qu’on voyait sur tout le monde.
Son téléphone sonna, mais elle ne se donna pas la peine d’aller le chercher.
Pas parce qu’elle était paresseuse (ce qui n’était pas le cas), ni parce qu’elle
avait l’habitude d’être servie (ce qui était le cas), mais parce qu’elle était
certaine qu’il s’agissait de Ryan et qu’elle n’avait aucune envie de voir sa
tronche sur FaceTime.
Comme Christina s’arrêtait pour la laisser répondre, Madison lui fit signe
de poursuivre. Mais la fidèle Emily fondit sur le téléphone posé un peu plus
loin sur la table et s’exclama, d’une voix pleine d’excitation contenue :
— C’est Ryan !
Madison se retint de rire. Emily était une excellente secrétaire — efficace
et fiable — mais elle était fan de Ryan et amoureuse de son personnage, on ne
pouvait donc plus compter sur elle dès qu’il s’agissait de lui. Aussi, elle préféra
lui cacher que ce coup de fil n’était pas le bienvenu et prit sans un mot le
téléphone qu’elle lui tendait.
— Salut, mon cœur !
La voix de Ryan était rauque et traînante. Son visage apparut à l’écran —
cheveux blond sable et yeux verts aux paupières lourdes.
— J’ai pensé à toi toute la journée. Et toi, tu as pensé à moi ?
Madison suivit distraitement du regard Christina et Emily qui se glissaient
hors de la pièce en fermant la porte derrière elles.
— Bien sûr, répondit-elle.
Elle se cala contre ses coussins et tira un plaid en cachemire sur ses
genoux. Chaque fois que Ryan débarquait chez elle ou qu’il l’appelait sur
FaceTime, elle s’emparait d’un coussin ou d’une couverture — de ce qui lui
tombait sous la main pour dresser entre eux une barrière.
— C’est vrai ? Et tu pensais quoi, exactement ?
Il s’allongea de tout son long sur le canapé de la caravane qui lui servait de
loge pendant les tournages, la tête calée contre un coussin. Déjà, il débouclait
sa ceinture.
— Tu pouvais pas te retenir, répondit-elle d’une voix qui dissimulait mal
son ressentiment.
Elle en avait marre qu’il lui réclame des trucs dégueulasses qu’elle n’avait
pas envie de faire.
Elle n’était pas prude — loin de là —, et Ryan était un beau spécimen de
mâle. Etant la vedette d’une série télévisée populaire, il alimentait les
fantasmes d’une foule d’adolescentes qui auraient voulu être à la place de
Madison, mais il n’était pas son genre, et tant pis si leur couple avait du succès
auprès des médias : elle sortait avec lui depuis déjà six mois et elle avait hâte
de rompre. Son agent n’était pas d’accord et la tannait pour qu’elle prolonge
cette mascarade, au moins jusqu’à son prochain contrat, mais ce n’était pas lui
qui devait embrasser Ryan, le regarder mâcher la bouche ouverte ou céder à ses
fantasmes de sexe via FaceTime. Leurs roucoulades en public avaient assez
duré. RyMad devait mourir. Le plus tôt possible. Mais pas n’importe quand, il
fallait trouver le bon moment.
— Oh que si, je peux gérer ! répondit-il d’une voix rauque, le souffle court.
Il défit sa braguette. Encore une demi-seconde et il aurait enlevé son
pantalon.
Elle prit sa voix la plus suave, celle qui le faisait craquer.
— Chéri… Christina est là. Et Emily aussi.
— Tu n’as qu’à les envoyer faire une course.
Il fit descendre son slip jusqu’à ses genoux.
— Tu me manques trop, chérie. Tu me rends Mad-boule.
Madison serra les dents. Elle détestait quand il disait des trucs comme
Mad-boule — qui n’avaient vraiment rien de sexy. Et elle ne trouvait pas non
plus sexy de voir Ryan Hawthorne nu sur son écran de téléphone, n’en déplaise
à ses millions de fans.
— Mais je n’ai toujours pas trouvé la robe que je porterai demain pour
Jimmy Kimmel, roucoula-t-elle d’un ton qu’elle espéra convaincant.
— Oublie un peu Jimmy. Est-ce que tu crois que Jimmy a ce joujou-là ?
— A mon avis, oui.
Elle leva les yeux au ciel, mais Ryan était déjà trop parti pour s’en rendre
compte.
— T’as pas besoin de t’inquiéter pour ta robe, chérie, ajouta-t-il d’une voix
étranglée. Tu es toujours la plus belle.
Elle baissa le volume du téléphone, en caressant distraitement la cicatrice
de la face interne de son bras — l’unique tache sur sa peau blanche et sans
défaut. En interview, on lui demandait souvent d’où ça venait, et bien sûr elle
avait une réponse toute prête, comme pour tout ce qui concernait son passé.
Elle attendit que Ryan en termine, tout en se demandant combien de temps
encore elle pourrait éviter de faire l’amour avec lui sans qu’il ne se doute qu’il
la dégoûtait. Quand il eut fini, elle remit le son.
— Tu ne peux pas savoir comme tu me manques, dit-elle.
Ce n’était pas tout à fait un mensonge, puisqu’il ne se doutait pas qu’il ne
lui manquait pas du tout.
— Mais ce n’est pas le bon moment pour moi.
Il ne fit pas mine de se rhabiller, pourtant elle avait été parfaitement claire :
elle n’avait pas l’intention de se livrer au même exercice que lui en guise de
deuxième round. Au bout d’un instant, il enfila un T-shirt, tout en lâchant :
— On remet ça à plus tard, alors ?
Parfait. Il était de bonne composition, il fallait lui reconnaître cette qualité.
Et en plus il avait une mémoire de poisson rouge et il aurait oublié qu’elle lui
devait un strip-tease la prochaine fois qu’il l’appellerait. Il allait lui proposer
un rendez-vous téléphonique, mais elle ne lui en laissa pas le temps et coupa la
communication avec un sourire d’excuse.
Elle se cala de nouveau contre les coussins et attendit. Emily et Christina
étaient probablement collées à la porte, à espionner. Elles se rendraient compte
d’elles-mêmes que la conversation était terminée.
— Alors…
Christina poussa la porte en avançant prudemment la tête, avec des yeux
bleus inquiets.
— … elles ne te plaisent vraiment pas, ces robes ?
Madison battit des paupières. Ces robes n’étaient peut-être pas si nulles que
ça, après tout. Pourquoi ne pas en garder une ?
Ou pas. Elle pouvait aussi continuer à les trouver horribles. Pour le fun.
C’était bon de secouer un peu les gens. De se montrer exigeante. De les pousser
à donner toujours un peu plus.
Elle fronça le nez et secoua la tête. Elle avait devant elle un long été de
talk-shows, de promotion de films et de séances photos. Christina allait devoir
se donner un peu plus de mal pour son look.
— Il paraît que Heather meurt d’envie de porter la noire, insista Christina.
Madison croisa les jambes et repoussa Blue du bout des orteils, rien que
pour la voir dresser les oreilles. Penser à Heather, son ancienne partenaire, la
mettait toujours de mauvaise humeur. Heather était complètement obsédée par
sa carrière et sa promotion. Elle courait après les gens qui avaient réussi — ou
du moins mieux réussi qu’elle. Madison avait été sa victime et elle ne lui
pardonnait pas de l’avoir manipulée.
Elles s’étaient rencontrées peu après son arrivée à L.A.
A cette époque, Madison ne connaissait vraiment personne et elle était
tellement heureuse d’avoir trouvé une amie qu’elle n’avait pas prêté attention
aux petits travers de Heather qui auraient dû l’alarmer — notamment à son
esprit de rivalité presque malsain. Mais dès qu’elle avait commencé à avoir du
succès, quand l’éclat de son étoile avait réduit celle de Heather à une vague
lueur tremblotante, les commentaires sarcastiques, les insultes à peine voilées
et les crises de jalousie avaient commencé. Ça avait peu à peu empiré, au point
que Madison n’avait pas pu continuer à ignorer la situation. Elle avait donc
coupé les ponts avec Heather et s’était trouvé un autre ami, Blue, dans un
refuge pour chiens. Elle n’avait plus adressé la parole à Heather, mais celle-ci
continuait à la surveiller, à l’agresser sur Twitter ou à essayer de la copier.
Heather n’avait pas encore compris que la recette du succès était un subtil
mélange de travail et de détermination, saupoudré bien sûr d’une petite pincée
de poussière de fée. Quel boulet !
— Et si elle a envie de la porter, c’est parce qu’elle pense que tu la veux,
conclut Christina.
Elle se détourna vers son portant à roulettes et entreprit de fermer les
housses une à une, signe qu’elle s’apprêtait à repartir avec les robes. Madison
commença à regretter d’avoir précipité son départ en les refusant.
Elle aurait bien discuté encore un peu avec elle.
Après le fiasco avec Heather, elle n’avait pas cherché à se faire d’autres
amies. Elle avait des tas de copines, bien sûr, mais pas une seule véritable amie.
Le problème avec les filles (les sympas, pas les cinglées comme Heather),
c’était qu’elles voulaient toujours en savoir plus. Pour elles, l’amitié, c’était
échanger des confidences, livrer ses pensées les plus intimes, parler des conflits
avec les parents. De plus, contrairement aux garçons, on ne pouvait pas
détourner leur attention avec le sexe (du moins pour la plupart d’entre elles).
Elles voulaient des réponses, et Madison ne pouvait pas prendre le risque de se
confier à qui que ce soit. Les séances d’essayage avec Christina, et les ragots
qui allaient avec, étaient tout ce à quoi elle avait droit en matière d’amitié
féminine.
— Dans ce cas, elle sera déçue que je ne la prenne pas, non ?
Elle parlait pour ne rien dire. Elle cherchait simplement à retenir Christina
le plus longtemps possible.
— On pourrait aussi lui laisser croire que je l’ai prise. Ça serait comique de
la voir se fatiguer à son jeu préféré « Qui de nous deux la porte le mieux ? »
Christina lui répondit par un sourire entendu. Elle avait une excellente
réputation en tant que styliste. On disait même que c’était la meilleure, et elle
pouvait se payer le luxe de sélectionner ses clientes parmi l’élite de Hollywood.
— Ça m’étonnerait fort, dit-elle.
Madison lui adressa un sourire en coin, tout en taquinant de nouveau Blue
du bout des orteils.
— Ça fait plus d’une heure que tu es là, et je n’ai eu droit qu’à des potins
sur Heather. Tu n’as rien de plus croustillant à me raconter ? Est-ce que tu te
méfierais de moi, par hasard ?
Christina lui lança un regard inquiet, puis, voyant qu’elle plaisantait (mais
elle ne plaisantait qu’à moitié), elle se détendit.
— J’ai eu une semaine très calme. Mais j’ai entendu parler d’un concours
organisé par Ira Redman. Tu es au courant ? Il a distribué des prospectus dans
toute la ville.
Madison prit un air intrigué. Elle connaissait vaguement Ira, comme elle
connaissait tous les gens de l’industrie du spectacle pour les avoir rencontrés à
des fêtes, à des manifestations caritatives, et lors de cérémonies de
récompenses. Bien sûr, elle savait qu’Ira était l’empereur des boîtes de nuit de
L.A., comme tout le monde, mais elle n’avait jamais eu de contacts directs avec
lui, à part quand il avait tenté de l’attirer dans ses clubs en la flattant avec des
cadeaux. Pour son dernier anniversaire, il lui avait fait parvenir un sac Kelly
Hermès rouge, qui coûtait trois fois le prix du sac Gucci que son agent lui avait
offert. Elle l’avait aussitôt ajouté à sa collection de sacs de luxe, en chargeant
Emily d’envoyer une carte de remerciements.
— Je crois qu’il s’agit d’un truc pour faire la promotion de ses clubs et je
sais par un ami bien placé que tu es sur la liste des gens qu’il voudrait
atteindre. Attends-toi donc à être harcelée par une troupe de gamins qui
chercheront à t’avoir dans leurs soirées.
Madison se renversa dans son fauteuil, un sourire de contentement aux
lèvres. Eh bien oui, sa vie était remplie de parasites et de lèche-bottes — tous
grassement payés pour flatter son ego et rire de ses plaisanteries. Mais c’était
le revers obligé de la médaille quand on était riche et célèbre, et elle n’aurait
pour rien au monde cédé sa place. Elle s’estimait chanceuse d’avoir accès à
tout ce qu’il y avait de mieux.
La meilleure table dans un restaurant bondé où les autres devaient faire la
queue pendant trois heures avant d’entrer.
Un fauteuil de première classe, même dans un vol prétendument complet.
Une entrée VIP pour tous les concerts et événements sportifs qui méritaient
le déplacement.
Des vêtements choisis pour elle, qu’on lui apportait à domicile pour
essayage.
Une équipe qui s’arrangeait pour lui rendre la vie facile et qu’elle payait
pour ça.
Elle avait bossé dur pour tous ces privilèges, et les petits désagréments qui
allaient avec ne lui donnaient pas envie d’y renoncer.
Ça ne lui posait donc aucun problème qu’Ira Redman engage des gamins
pour lui faire la cour.
— Reviens demain matin, dit-elle.
Il s’agissait d’un ordre, pas d’une demande. Si Christina avait prévu autre
chose pour le lendemain, elle s’arrangerait pour se libérer.
— Et avec un truc vraiment original. Je veux que Jimmy en reste scotché.
Oh ! et tant que tu y es, demande à ton ami le nom des candidats du concours.
J’aime bien savoir qui me harcèle.
5. Mental Hopscotch

Layla avait des remords de mentir à Mateo, mais franchement, est-ce


qu’elle avait le choix ? Il avait été très clair l’autre jour sur ce qu’il pensait du
milieu des clubs de L.A. Lui avouer qu’elle avait décidé de se présenter à la
sélection n’aurait fait que le perturber. Elle avait d’autant moins de raisons de
lui en parler qu’il n’y aurait aucune suite. Ira allait sûrement se rendre compte
qu’elle ne cadrait pas dans le décor.
Elle braqua le guidon de sa Kawasaki Ninja 250R vers le Jewel, le club où
devaient se dérouler les entretiens. Par chance, une place de parking venait de
se libérer juste devant l’entrée. Elle allait manœuvrer pour la prendre, quand
une Mercedes blanche classe C se rabattit brusquement sur sa file, la forçant à
freiner. Sa roue arrière dérapa ; elle dut s’agripper au guidon pour redresser sa
moto et éviter une chute. Et, quand elle parvint à s’arrêter, la Mercedes était en
train de lui piquer sa place. Elle en resta figée de stupeur et d’indignation.
Incroyable !
— Hé ! cria-t-elle, le cœur encore battant de la peur qu’elle venait d’avoir.
— Oui, il y a un problème ?
Une jeune femme brune vêtue d’une robe noire moulante sortait de la
voiture, avec la plus grande décontraction, comme si de rien n’était. Pour qui
elle se prenait, celle-là ?
— C’était ma place ! hurla Layla avec rage.
Les places de parking étant rares dans le coin, la conduite de la brune à la
Mercedes relevait de la pure provocation.
— Ça ne peut pas être votre place, puisque je viens d’y garer ma voiture,
rétorqua la brune en remontant ses lunettes de soleil sur son front et en la
toisant d’un air dédaigneux.
Layla en resta d’abord sans voix. Puis sa fureur reprit le dessus.
— Mais vous êtes tarée ou quoi ? cracha-t-elle. Vous avez failli me tuer !
La jeune femme lui lança un regard moqueur, repoussa ses longs cheveux
derrière ses épaules, puis se détourna sans un mot pour entrer dans le club. Le
temps que Layla trouve une autre place, beaucoup plus loin, et qu’elle revienne
sur ses pas, la fille n’était plus en vue. Cette salope avait dû doubler la file et
elle était déjà à l’intérieur. Il ne restait plus à Layla qu’à prendre sa place parmi
ceux qui avançaient lentement à la queue leu leu pour entrer dans le club à son
tour.
Elle se débarrassa de son casque, lissa du plat de la main ses cheveux
couleur de blé et vérifia son reflet dans le verre sale de la vitrine, en espérant
que son col roulé gris, son petit blouson noir étriqué et son legging en cuir lui
donnaient une allure de rockeuse et pas de Hell’s Angel. Puis elle changea ses
bottes de moto contre une paire de talons aiguille — des faux Louboutin
achetés pour l’occasion et avec lesquels elle pouvait à peine marcher.
Elle avait beau gagner sa vie en écrivant sur le monde des stars, elle ne se
souvenait pas de la dernière fois où elle avait mis les pieds dans un club. La
plupart de ses articles parlaient plutôt de ce qui se passait à l’heure de la
fermeture, quand les clientes sortaient en titubant sur leurs Jimmy Choo. En
général, elles étaient soûles et fatiguées par une longue nuit à faire la fête, donc
elles se lâchaient, fournissant du même coup du matériel à Layla pour son blog.
Elle avait découvert la combine le soir où une starlette au volant d’une Porsche
avait failli lui tailler un short. Comme elle avait eu le réflexe d’enregistrer leur
dispute sur son portable, la fille s’était jetée sur elle. TMZ avait acheté les
images. Et c’était comme ça que sa carrière free-lance avait démarré, sans
qu’elle l’ait vraiment cherché.
Ce n’était pas exactement le boulot de journaliste dont elle avait rêvé, mais
ça lui avait permis de terminer ses années de lycée sans dépendre
financièrement de son père, dont les revenus irréguliers les faisaient passer de
l’abondance à la famine, selon qu’il vendait des toiles ou pas. Elle tentait de se
convaincre qu’elle se rendait utile en montrant le vrai visage d’un milieu abject
et méprisable, mais ça ne suffisait pas à lui donner bonne conscience, et elle se
sentait la plupart du temps l’âme d’un paparazzi plutôt que celle d’une
journaliste digne de ce nom. Mais, si le concours avec Ira marchait, les blogs et
les potins ne seraient plus qu’un mauvais souvenir.
Quand elle atteignit enfin la porte et que le videur la laissa passer (les six
personnes qui l’avaient précédée n’avaient pas eu cette chance et s’étaient vu
refuser l’entrée), on lui tendit un formulaire de candidature et une étiquette à
son nom, qu’elle dut coller sur son blouson. Puis une secrétaire l’entraîna vers
un photographe qui la mitrailla à une telle vitesse avec son flash qu’elle fut
certaine qu’il l’avait prise les yeux mi-clos. Encore éblouie, elle fut entraînée
par une autre secrétaire dans le célèbre Caveau — le coin tant convoité et
presque légendaire du Jewel réservé habituellement aux VIP, qui ressemblait à
l’intérieur d’une boîte à bijoux (à sa grande surprise car elle s’attendait plutôt à
une ambiance salle des coffres). Là, on lui demanda d’attendre.
La plupart des candidats s’étaient installés devant ou au milieu, pour être
bien en vue, mais Layla alla tout au fond. Pas parce qu’elle était timide (elle
l’était), ni parce qu’elle se sentait intimidée (elle se sentait intimidée), mais
parce que les box légèrement surélevés du fond lui permettaient d’avoir une
vue d’ensemble du lieu, d’étudier ses adversaires et de déterminer ceux qui
représentaient un danger et ceux qui ne méritaient même pas d’être regardés.
Dans la vie de tous les jours, elle ne se donnait jamais la peine de se battre
pour des trucs idiots, par exemple pour être la plus belle nana dans une soirée
(trop chronophage) ou pour attirer l’attention des plus beaux mecs (elle avait
déjà Mateo, le plus beau mec de L.A.). Mais, pour réussir cet entretien, elle
s’était transformée en fin stratège et était prête à tout. Ce boulot, elle le voulait.
Bien sûr, la fille qui lui avait soufflé la place de parking (Aster, d’après son
étiquette) était assise tout devant et au centre et, circonstance aggravante, elle
ne détourna pas le regard et ne battit pas d’un cil quand Layla la surprit à la
dévisager. Elle garda au contraire les yeux fixés sur elle, sans la moindre gêne,
en la défiant avec sa saisissante beauté qu’elle brandissait comme une arme
d’intimidation. Layla ne trouva rien de mieux à faire que de lever les yeux au
ciel et de détourner la tête — tout en étant douloureusement consciente du
ridicule de cette réaction de lycéenne. Ignorer les teigneuses n’était pas la
bonne solution. Ça n’avait jamais fonctionné, il n’y avait pas de raison pour
que ça commence maintenant. N’empêche : les filles comme Aster aboyaient
fort, mais Layla savait mordre. Aster avait tort de la sous-estimer.
Les personnes réunies dans cette pièce présentaient un échantillon
tellement varié de la population jeune que Layla avait l’impression de se
trouver dans un casting d’American Idol. Il y avait des goths, des punks, des
métalleux, des rappeurs, des blondes aux allures de princesses, une nana portant
des bottes de cow-boy et un short coupé tellement court qu’on pouvait se
demander si elle n’avait pas échoué ici par erreur en cherchant un salon pour se
faire épiler le maillot. Ils avaient tous chargé leur style pour se faire remarquer,
mais ils avaient un point commun, ils étaient tous complètement paumés — de
l’avis de Layla.
— Hé, t’es la fille à la moto, non ?
Le blond qui venait de lui adresser la parole avait un petit accent. Il n’était
pas d’ici.
— Je t’ai vue arriver.
Layla balaya lentement du regard ses bottes de moto en cuir noir
totalement foutues, son jean élimé et ouvert au genou, son T-shirt Jimmy Page
vintage tellement décoloré qu’elle se demanda s’il ne dormait pas avec.
Elle haussa les épaules en réponse. Son étrange rencontre avec Aster l’avait
prédisposée à haïr toute personne envahissant son espace intime, à commencer
par ce cliché de rockeur indie qui n’avait probablement jamais chevauché une
moto de sa vie.
— Ça t’ennuie que je me mette là ?
— Faites ce que vous voulez, grommela-t-elle.
Elle eut aussitôt honte de sa froideur. Ça ne lui ressemblait pas d’être aussi
distante. Mais elle n’était pas venue ici pour se faire des amis. Encore moins
pour discuter avec un type qui débarquait du fin fond de l’Amérique et
cherchait désespérément à se faire des connaissances. Le seul moyen de le lui
faire comprendre était de l’ignorer.
Il se laissa tomber près d’elle sur la banquette, les jambes tellement
écartées — la pose du macho imbu de lui-même — que son genou heurta le
sien.
Elle soupira, assez fort pour qu’il l’entende. Elle venait de passer de
distante à agressive, mais ça lui était égal.
— Désolé, dit-il en serrant les jambes.
C’était mieux. Jusqu’à ce qu’il commence à battre nerveusement du pied.
Elle tenta de se concentrer sur son téléphone, mais impossible.
— Vous ne pourriez pas…
Il suivit du regard la direction montrée par son index, celle du pied qui
s’agitait.
— Oh. Pardon. Je crois que je suis un peu stressé.
Il rit.
— Ça ne me rend pas particulièrement agréable, je m’en doute, mais je n’y
peux rien. Alors, comment tu as su, pour ce concours ?
A bout de patience, elle se tourna vers lui.
— Bon. On ne pourrait pas arrêter ça ?
— Arrêter quoi ?
Il lui adressa un grand sourire sincère et totalement désarmant. Quand leurs
regards se croisèrent, elle eut un petit sursaut. Il avait des yeux d’un bleu
intense, totalement incroyables.
Elle jeta un rapide coup d’œil à l’étiquette qui mentionnait son nom,
Tommy, et fit un effort pour se reprendre.
— Arrêter de parler pour ne rien dire et de faire semblant d’être amis.
Le ton était dur, beaucoup trop dur pour ce qu’elle avait à lui reprocher.
Elle ne se reconnaissait pas… Elle commençait à croire qu’elle aurait dû suivre
le conseil de Mateo et ne jamais mettre les pieds dans ce milieu pourri.
— Comme tu voudras, murmura Tommy en haussant les épaules.
Il abandonnait bien facilement. Elle ne put s’empêcher d’être agacée par ça
aussi.
— Mais c’est dommage, reprit-il. D’après ce que j’ai pu observer jusqu’ici,
on ne se fait pas facilement des amis à L.A.
Elle fut frappée par ce qu’il venait de dire. Elle aurait voulu répondre par
une plaisanterie, mais ce fut la part d’elle-même qui se sentait frustrée, mal à
l’aise, et totalement déplacée dans ce club qui répondit :
— Ouais. Sans blague… Bienvenue à Hollywood.
6. Long Cool Woman (in a Black Dress)

Cinq minutes avaient suffi à Aster pour comprendre qu’il n’y avait pas
dans cette pièce un seul concurrent sérieux. Pour travailler dans une boîte de
nuit, il fallait le glamour et la beauté — ceux qui en manquaient n’avaient
aucune chance. Et cette exigence suffisait à elle seule à la placer en tête de
liste.
Restait cette Layla (ou Lila, elle dut plisser les yeux pour déchiffrer le nom
sur son étiquette), qui pouvait constituer une menace. Layla était loin d’être
aussi jolie qu’elle, mais elle n’avait pas hésité à se défendre, tout à l’heure, au
cours du regrettable incident du parking. Elle avait piqué une vraie crise, mais,
zut, Aster ne l’avait vue qu’en sortant de sa voiture, c’était la vérité. Elle
n’avait cessé de cogiter pendant tout le trajet entre Beverly Hills et Hollywood,
passant du « Tu peux y arriver » au plus profond découragement à l’idée qu’elle
venait tout juste de finir le lycée et qu’elle touchait déjà le fond. Elle en était là
quand Layla l’avait agressée et elle avait réagi de la seule manière qu’elle
connaissait — en se montrant hautaine et méprisante.
Chacun se protégeait comme il pouvait. Par exemple Javen, son petit frère,
tournait tout en dérision. Layla se mettait en colère. Et elle, comme tout à
l’heure, se retranchait derrière une attitude hautaine et prétentieuse. Bon,
c’était fait. Pas moyen de revenir en arrière. A part ça, cette Layla n’était pas
aussi blindée qu’elle voulait le faire croire. Etant elle-même habituée à se
cacher derrière un personnage, notamment en famille, Aster sentait quand
quelqu’un jouait un rôle. Et Layla était une piètre comédienne.
Pour commencer, ses chaussures étaient d’authentiques faux Louboutin. Le
rouge de la semelle était complètement raté, même si les talons pouvaient le
faire. Et à la manière dont elle était entrée dans cette pièce, en tremblant sur ses
jambes comme un poulain à peine né, on voyait tout de suite qu’elle n’avait pas
pris la peine de s’entraîner à marcher avec — une grossière erreur de débutante.
Le plus largué des amateurs sait qu’il faut répéter un rôle avant d’entrer en
scène, jusqu’à posséder son personnage tellement à fond qu’on finit par y croire
soi-même. Layla manquait de classe. Elle avait beau essayer de jouer à la fille
sûre d’elle, ses chaussures hideuses trahissaient l’imposture : elle tentait de se
fondre dans un milieu dont elle ne connaissait pas les codes. Mais elle était
ambitieuse et prête à tout pour réussir, ça se voyait aussi. Elle n’hésiterait pas à
faire un sale coup si nécessaire, raison pour laquelle elle méritait d’être
surveillée de près, en dépit de sa médiocrité.
Aster était une perfectionniste, habituée à exceller dans presque tous les
domaines, du moment qu’elle l’avait décidé. Brillants résultats scolaires, reine
du bal de promo, déléguée de classe — elle avait eu tout ça. Mais sa carrière
d’actrice avait du mal à décoller, et elle devait absolument décrocher ce travail.
Ce concours minable n’était pas de son niveau, mais c’était justement pour ça
qu’il n’était pas question d’échouer. Si elle n’était même pas capable de se
distinguer pour faire la promotion d’un club, elle ne risquait pas de se faire une
place dans l’impitoyable milieu du cinéma.
Quand Ira vint s’installer sur le podium, elle s’empressa de croiser les
jambes de manière à faire remonter sur ses cuisses sa robe Hervé Léger,
histoire de montrer qu’elles étaient fermes et bronzées — et aussi de prouver
qu’elle était douée pour ce petit jeu.
Ira portait un jean et une chemise noire, mais sa taille, son assurance et
l’autorité qu’il dégageait en imposaient autant que s’il s’était tenu derrière un
pupitre présidentiel, dans un costume sur mesure.
— Vous avez tous quelque chose en commun, commença-t-il. L’idée de
participer à ce concours vous excite, vous voulez vos entrées dans les boîtes de
nuit des stars, et aussi, ne l’oublions pas, vous pensez à la grosse somme
d’argent que le gagnant empochera.
Son regard balaya l’assistance et, quand il survola l’endroit où était assise
Aster, elle aurait juré qu’il s’était attardé sur elle. Mais peut-être se faisait-elle
des idées. Ira avait un charisme fou. Le temps semblait s’arrêter et repartir,
selon l’endroit où il portait son attention.
— Comme vous, j’ai été autrefois jeune et affamé de pouvoir.
Il leur adressa un sourire étudié.
— Et j’aurais certainement sauté sur l’opportunité que je vous offre
aujourd’hui.
De nouveau, il marqua un temps de pause pour ménager son effet.
Zut… Ils veulent tous leur carte SAG ? Pas étonnant que ce soit si dur de
décrocher un boulot dans le milieu du cinéma.
— Les règles sont très simples. Ceux que j’aurai sélectionnés à la fin des
entretiens se verront attribuer un club. Au début, vous travaillerez en équipe,
mais ne vous imaginez pas que vous pourrez vous reposer sur vos partenaires.
Je surveillerai de près chacun de vous. Je vois tout. Je saurai qui est venu dans
mes clubs et surtout qui l’a fait venir.
Il attrapa sa bouteille d’eau et but une longue gorgée, avec une lenteur
exaspérante, moins pour étancher sa soif que pour leur laisser le temps de bien
imprimer l’avertissement. Il venait de se présenter comme un sage qui voit tout
et qui sait tout et, à en juger par le frisson gêné qui parcourut les candidats, il
avait réussi à impressionner son public.
— Chaque client que vous ferez entrer sera porté à votre crédit et vous
rapportera des points. Et je ne vais pas mâcher mes mots, puisque nous sommes
entre adultes…
Il se tourna vers l’une de ses secrétaires.
— Tu as bien vérifié qu’ils étaient tous majeurs, n’est-ce pas ?
Elle répondit par un sourire timide.
— Il n’y a pas que la quantité qui compte. Je juge aussi sur la qualité. Plus
un client sera jeune, beau et célèbre, et plus il vous rapportera. Au passage, j’en
profite pour vous rappeler que jeune signifie quand même plus de dix-huit ans
et qu’on ne sert pas d’alcool aux moins de vingt et un.
Il haussa un sourcil et attendit des rires, qu’il obtint, bien entendu. Puis il
reprit :
— Chaque semaine, celui d’entre vous qui aura le score le plus bas sera
éliminé, et celui qui aura le plus élevé recevra une somme pour l’aider à
financer des soirées. Le gagnant sera celui qui aura accumulé le plus de points à
la fin de l’été. Et quand je dis gagnant, je suis sérieux, parce qu’il sortira d’ici
avec la moitié de ce que vous aurez fait entrer dans mes caisses.
Ces derniers mots furent soulignés en italique — du moins ce fut comme
cela qu’Aster les entendit.
— Donc, plus vous travaillerez dur, plus vous gagnerez gros. Et croyez-
moi, les profits peuvent être vraiment énormes.
Bla bla bla. Aster se fichait complètement de l’argent à empocher. Bien sûr,
ça lui aurait plu de pouvoir s’acheter ses bikinis Burberry sans demander
d’argent à ses parents et sans négocier des semaines, mais elle venait ici pour
se faire un réseau. Son agent avait raison — les clubs d’Ira étaient fréquentés
par le gratin de Hollywood. Elle commençait même à se demander pourquoi
elle n’y avait pas pensé plus tôt.
— Des questions ?
Le ton montrait que les questions n’étaient pas vraiment bienvenues. Or,
comme Aster s’apprêtait à lever la main, sans savoir encore ce qu’elle allait
demander mais avec la ferme intention de se distinguer, Layla la prit de vitesse.
— Et pour la première semaine ?
Ira plissa les yeux en tripotant le bouchon de sa bouteille d’eau.
— Je ne comprends pas la question.
— On aura droit à une somme d’argent pour démarrer ?
— Comme je ne retiendrai que douze d’entre vous après les entretiens, je
ne vois pas l’intérêt d’aborder avec tout le monde les points de détail de
l’organisation.
Layla acquiesça, puis jeta un regard triomphant du côté d’Aster.
Elle avait réussi à se démarquer de cette troupe de désespérés qui
tremblaient tellement devant Ira qu’ils n’osaient même pas ouvrir la bouche.
Oui, celle-là, il fallait décidément la surveiller. Et de très près.
7. I Can Get No (Satisfaction)

Tommy suivit la secrétaire qui l’introduisait dans le bureau d’Ira, en


essayant de ne pas mater avec trop d’insistance ses hanches qui roulaient dans
sa petite jupe noire. Toutes les secrétaires d’Ira étaient super-canon. Son père
avait la belle vie, pas de doute.
— M. Redman, je fais entrer Tommy Phillips.
Le ton était guindé, mais le regard appuyé qu’elle échangea avec Ira
convainquit Tommy que ces deux-là couchaient ensemble.
Bon. Ça faisait au moins une personne dans la famille qui s’éclatait un peu.
Sa mère avait renoncé aux hommes depuis longtemps. Elle prétendait être
parfaitement heureuse avec son perroquet bilingue. Quant à lui… L.A. était la
ville du show-biz. Le fait d’être beau mec ne compensait pas vraiment une
voiture de merde, un taudis et un portefeuille presque vide.
Tommy s’installa face à Ira en regrettant de ne pas avoir pris le temps de se
préparer. Pour un concert, il aurait longuement répété mais, pour l’entretien
d’embauche le plus important de sa vie, il n’avait pas pris cinq minutes pour
réfléchir aux questions qu’on risquait de lui poser. D’un autre côté, ça ne
changeait pas grand-chose, car rien n’aurait pu le préparer à l’intensité d’un
tête-à-tête avec Ira, dans cette pièce sans fenêtre et pleine à craquer de
secrétaires super-sexy munies de bloc-notes.
Ira se cala dans son fauteuil et retroussa ses manches, découvrant un petit
bracelet de perles rondes semblable au bracelet de prière que la mère de
Tommy ne quittait jamais. C’était bizarre de voir un tel bijou sur un homme
comme Ira. Mais la plupart des gros patrons de L.A. prétendaient avoir une vie
spirituelle et se vantaient de suivre régulièrement des cours de yoga et de
méditation, avant de se jeter dans la mêlée du monde pour éliminer leurs
concurrents, des sociétés entières, et tout ce qui se trouvait sur leur chemin.
Au-dessus du bracelet, Ira portait une montre en or, une Cartier, pas une
Rolex comme l’autre jour. Il avait probablement toute une collection de
montres — une pour chaque jour du mois —, tandis que son fils se contentait
de lire l’heure sur son téléphone portable. Et, si sa situation ne se débloquait
pas, ce même fils serait bientôt obligé de vendre son téléphone sur Craigslist.
Il avait commis une erreur en venant ici — une des plus énormes d’une
longue liste. Il aurait dû laisser le prospectus du concours dans la poubelle, là
où il l’avait jeté après le départ d’Ira.
— Bien, commença Ira. Apprends-moi quelque chose de nouveau sur toi.
Tommy hésita, ne comprenant pas bien le sens de la question. Est-ce qu’Ira
l’avait reconnu comme le vendeur du Farrington ?
Il s’obligea à le regarder dans les yeux en se demandant comment il
réagirait s’il lui lâchait : « Eh bien, papa, il se trouve que je suis le fils que tu as
abandonné. »
Ira perdrait peut-être son sang-froid. Peut-être même le ferait-il jeter
dehors.
Mais ça ne valait pas le coup de tester pour voir. Du moins pas aujourd’hui.
— Tout dépend de ce que vous savez déjà, rétorqua-t-il.
Ira aurait-il le culot de lui rappeler qu’il avait failli pleurer en voyant
s’envoler la guitare de ses rêves ? Ce salaud était suffisamment sadique pour
ça.
— Tu as de l’ambition.
Ira joignit ses mains et y appuya son menton.
— Sinon tu ne serais pas là. La question est de savoir ce que tu vises ?
De l’argent pour payer mon loyer, une étagère couverte de Grammies, me
prouver que je vaux quelque chose et t’épater un jour en devenant plus célèbre
que toi.
Tommy haussa les épaules et balaya la pièce du regard — moderne, épurée
mais luxueuse. Même le mur à la gloire d’Ira, couvert du sol au plafond de
couvertures de magazines où figurait sa photo, dénotait un certain goût.
— J’aime gagner.
Tommy changea de position, mais le regretta aussitôt. Gigoter sur son siège
était un signe de nervosité et de manque d’assurance. Il était en effet nerveux et
manquait d’assurance, mais ce n’était certainement pas une raison pour le
montrer.
— Qui n’aime pas gagner ?
Ira fronça les sourcils. Il reposa les mains sur ses genoux et se mit à jouer
avec ses perles œil-de-tigre. Tommy ne put s’empêcher de se demander si ce
bracelet n’était pas une relique sentimentale de la brève relation qu’il avait eue
avec sa mère.
La mère de Tommy était une hippie new age (sauf qu’elle détestait le terme
— « Ces croyances remontent à des millénaires ! » aurait-elle protesté). Elle
croyait au pouvoir de guérison des cristaux, aux anges qui guidaient les
humains, à la force de l’amour avec un grand A, ainsi qu’à une longue liste de
trucs plus fous les uns que les autres dont Tommy n’arrivait jamais à se
souvenir. C’était elle qui aurait dû venir s’installer à L.A. Elle s’y serait mieux
adaptée que lui. Bref, en ce qui concernait les bracelets en pierres œil-de-tigre,
Tommy croyait se rappeler qu’elle lui en avait parlé comme d’un talisman qui
écartait le mauvais sort et les énergies négatives. Le jour de sa rentrée au lycée,
elle lui en avait glissé un dans la poche. Il l’avait perdu assez rapidement, mais
ça ne l’avait pas empêché de faire ses quatre ans sans trop de problèmes. Quant
à Ira, on pouvait comprendre qu’il ait besoin de se sentir protégé. Un type
comme lui devait avoir des tas d’ennemis qui attendaient le bon moment pour
l’attaquer.
Tommy se considérait d’ailleurs comme l’un d’eux.
Il fourra les doigts dans le trou de son jean et attendit qu’Ira poursuive.
— Il paraît que tu as eu des ennuis, après ma visite chez Farrington ?
Ira marqua une pause, attendant que Tommy confirme ou infirme.
C’était un test. Comme chaque seconde de cet entretien.
— Farrington m’a viré.
Tommy haussa les épaules, comme s’il considérait que ce n’était qu’un
détail, tout en sachant très bien qu’Ira n’était pas dupe.
— Tu penses peut-être que j’ai une dette envers toi.
Ira étudia un instant ses ongles polis et manucurés, mais sans vernis
transparent — car il était un homme jusqu’au bout des ongles.
— Si c’est le cas, tu te trompes, reprit-il.
Il braqua son regard sur Tommy.
— J’ai un point de vue beaucoup plus nihiliste. Du moins en ce qui
concerne les mœurs sociales.
Mais d’où sortait ce type ? Est-ce qu’il menait tous ses entretiens
d’embauche comme ça — à bavasser, à pontifier, comme s’ils n’avaient que ça
à faire tous les deux ?
Et qu’est-ce qu’on pouvait bien répondre à une telle déclaration ?
Ira n’était qu’un frimeur qui s’écoutait parler.
Tommy se rangeait parmi les taciturnes.
Clairement, il tenait de sa mère.
— Ce jour-là, tu as fait un choix. Tu croyais agir dans ton intérêt, mais tu
t’es trompé, tu as perdu la guitare et ton boulot. Il faut accepter les
conséquences de ses actes. C’est ta faute si tu as été viré, pas la mienne.
Tommy passa sa langue sur ses gencives, cala sa botte sur son genou et se
prit le talon dans le trou du jean. Il ne se souciait plus de cacher à Ira l’état
misérable de ses bottes, de ses finances, de sa vie. Il n’avait jamais eu la
moindre chance de réussir cet entretien. Il avait l’impression de se revoir avec
Ira chez Farrington. Il manquait à ce type le gène de l’empathie. Comme figure
paternelle, on faisait mieux.
Il était temps pour lui de retourner en Oklahoma, là où les gens disaient ce
qu’ils pensaient et ne se sentaient pas supérieurs aux plus pauvres qu’eux. Là-
bas, il n’avait jamais rencontré quelqu’un comme Ira. Les parents étaient de
vrais parents : bienveillants et fiables. Ben oui, les parents… Des parents qui
jamais ne se seraient comportés avec leurs enfants comme…
— … ce qui fait que tu ne conviens pas pour ce poste.
Le silence s’abattit sur la pièce. Tommy se demanda ce qu’il avait loupé
pendant son bref moment d’absence.
— Je ne conviens pas pour ce poste parce que vous êtes un nihiliste ou
parce que ça vous a été trop facile de me faire virer de chez Farrington ?
Il n’avait plus rien à perdre. Autant jouer le tout pour le tout et tenter de
forcer le passage.
— D’après toi ?
Tommy secoua la tête. Mais ce mec se croyait vraiment tout permis !
— Pour quelqu’un qui prétend aimer gagner, tu n’as rien fait pour m’en
convaincre.
— Vous ne savez rien de moi.
Tommy se leva, en luttant pour conserver son calme. Il n’était pas assez
bon pour ce boulot, pas assez bien pour être le fils d’Ira. Il ne s’était jamais
senti aussi nul qu’en cet instant.
— Ah oui ?
Ira inclina la tête de côté et fixa Tommy comme s’il voyait au-dedans de
lui.
— Vous ne savez pas de quoi je suis capable.
Ira haussa les épaules et tendit la main vers son téléphone, ce qui rendit
Tommy encore plus furieux. Il était sans boulot, sans le sou, dans une merde
noire, et il avait touché le fond, mais personne n’avait le droit de le traiter
comme ça, et il refusait de sortir de ce bureau sans l’avoir dit à ce prétentieux
d’Ira.
— Pour que tout soit clair…
Il repoussa son fauteuil si violemment qu’il faillit le renverser.
— C’est vous qui aurez à regretter les conséquences de cette décision. Pas
moi.
Il se dirigeait vers la porte, bousculant les secrétaires qui se trouvaient sur
son passage, quand Ira le retint :
— Je commence à me demander si tu n’aurais pas raison.
Tommy poussa la porte, bien décidé à faire sa sortie maintenant, pendant
qu’il avait regagné un peu de terrain.
— Tu es de loin mon candidat le plus faible.
Tommy fronça les sourcils. Ira était vraiment un sale con. Un sale con qui
ne savait pas s’arrêter.
— Mais si tu étais capable de mettre ta haine dans la poursuite de buts
positifs, au lieu de continuer à te poser en victime… Oui, je pense que tu
pourrais nous surprendre tous les deux. C’est pourquoi je crois que j’ai quand
même envie de te donner ta chance.
Tommy se retourna pour le toiser.
— Alors maintenant vous citez Oprah ?
Ira eut un petit rire discret, bref et silencieux, mais qui n’échappa pas à
Tommy.
— Habituellement, c’est le moment où le candidat se met à ramper en
déversant sur moi un flot de gratitude qu’il peut à peine contenir.
— Je ne suis pas un rampant, coupa Tommy en se demandant si ce n’était
pas lui qui ne savait pas s’arrêter, après tout.
— Et c’est tout à ton honneur, acquiesça Ira.
Sans cesser de tapoter sur son téléphone, il poursuivit :
— Jennifer va t’emmener dans l’arrière-salle, avec les autres candidats
retenus. Tu attendras là-bas que j’aie terminé les entretiens, et ensuite je vous
rejoindrai pour vous attribuer vos clubs.
Tommy secoua la tête, essayant de donner un sens à ce qui venait de se
passer. Ira n’était peut-être pas si pourri que ça, enfin de compte. Il fallait
simplement un peu de temps pour s’habituer à ses manières. Et son truc sur
l’Oklahoma, c’étaient des conneries. Les gens étaient les gens. Leur
personnalité n’avait rien à voir avec la géographie.
— Au fait, Tommy…
Les yeux d’Ira brillèrent d’une émotion que Tommy ne parvint pas à
déchiffrer.
— Je comprends pourquoi elle te plaisait, cette guitare. Mon prof
particulier m’a dit qu’elle était idéale pour débuter.
Ira le testait encore, en sous-entendant que la guitare de ses rêves n’était
qu’une guitare pour débutants. Tommy emboîta donc le pas à Jennifer et sortit
avec un grand sourire, en lâchant par-dessus son épaule :
— Ravi de savoir qu’elle est idéale pour vous.
8. Teenage Dream

Bien sûr, Aster avait été sélectionnée. Elle avait su qu’elle passerait la
barre de l’entretien à la seconde où elle était entrée dans le bureau d’Ira, rien
qu’à la manière dont il l’avait reluquée. Comme tous les hommes de pouvoir, il
appréciait les jolies filles. Sans doute aussi croyait-il que sa position lui
donnait des droits sur elle. Mais, si c’était le cas, il ne l’avait pas manifesté.
Quand elle s’était assise en face de lui, elle avait tout de suite compris que
sa beauté et son sex-appeal ne l’intéressaient que pour des raisons strictement
professionnelles (et pas parce qu’il l’imaginait déjà enroulant ses jambes
autour de lui ou autre fantasme de vieux dégoûtant convoitant une fille trop
jeune pour lui). Il l’avait longuement inspectée du regard, évaluant ses atouts
physiques comme il aurait évalué n’importe quelle autre marchandise, tout en
réfléchissant probablement au meilleur moyen de les exploiter et d’en tirer un
profit maximum. Aster ne s’était pas sentie mal à l’aise. Elle avait passé
suffisamment d’auditions pour connaître les règles du jeu et les accepter.
Elle se demandait si c’était sa réponse à la dernière question d’Ira qui avait
achevé de le convaincre, celle qu’il avait posée en continuant à la scruter de son
regard incroyablement perçant : « Qu’est-ce qui te fait croire que tu peux
gagner ? »
Elle avait eu un moment de panique et était demeurée silencieuse,
cherchant la meilleure attitude à adopter. Puis, décidant qu’Ira ne devait pas
être du genre à valoriser la modestie, elle l’avait fixé droit dans les yeux en
déclarant : « Comparés à moi, les autres candidats ne sont que des amateurs. »
Elle avait conclu en arborant le sourire confiant et sensuel auquel elle s’était
entraînée avant de venir.
Il l’avait longuement dévisagée — suffisamment longtemps pour qu’elle se
demande si elle n’y était pas allée un peu fort. Elle était sur le point d’ajouter
quelques mots pour nuancer son propos, quand il avait ordonné à sa secrétaire
de l’emmener dans la pièce voisine.
Elle avait eu la surprise d’y découvrir le groupe improbable choisi par Ira.
Bien entendu, Layla en faisait partie, ça, elle s’en était doutée. Mais il y avait
aussi Tommy, sur qui elle n’aurait sûrement pas misé. On pouvait à la rigueur
le trouver mignon — à condition d’aimer le genre paumé, torturé et sans le sou.
Ce qui n’était pas son cas. Quant aux autres… La présence de Karly l’avait
étonnée, mais bon, certains mecs (pas mal de mecs en fait, pour ne pas dire la
plupart) étaient attirés par les blondes pétillantes et vaporeuses. Le gothique,
Ash, était là aussi, avec Brittney, la fille aux bottes de cow-boy et au short
coupé tellement court qu’il couvrait moins les fesses qu’un bikini Burberry. Il y
avait un autre mec, Jin, tellement maigre et pâle qu’Aster le soupçonnait d’être
un accro des jeux vidéo ou un de ces geeks qui mettaient à peine le nez dehors,
et une nana androgyne, Sydney, couverte de tatouages et de piercings (enfin, du
moins, il semblait à Aster que c’était une fille). Deux autres garçons, Diego et
Zion, avaient l’air à peu près normaux, du moins normaux pour L.A., c’est-à-
dire qu’ils semblaient tout droit sortis d’une publicité pour les sous-vêtements
Calvin Klein. Beaux mecs, sans aucun doute, mais Aster ne craquait pas pour
les garçons apprêtés. Ils avaient tendance à passer trop de temps à s’occuper de
leur petite personne, et il ne leur en restait plus assez pour s’occuper d’elle.
Enfin, les deux derniers étaient du style américain moyen, sains de corps et
d’esprit. La fille, Taylor, avec son visage frais et reposé, semblait venir
directement de son cours d’équitation. Le garçon, Brandon, était bronzé juste
comme il fallait, avec des cheveux à peine décoiffés, comme s’il venait
d’amarrer son yacht dans le port et attendait que son chauffeur passe le
chercher pour l’emmener dîner et boire dans un club privé.
Ira avait ratissé large et choisi la variété. Six filles et six garçons — tous en
dessous de la vingtaine. Apparemment, il était sérieux en disant qu’il voulait
séduire un public jeune.
Aster prit donc place parmi eux, en évitant ostensiblement Layla, qu’elle
avait déjà étiquetée comme la première personne à éliminer. Il ne lui restait
plus qu’à attendre la suite. Cette fois, tout le monde était silencieux. Plus
personne n’avait envie de copiner. Ils étaient maintenant en compétition pour le
concours.
Elle croisa les jambes et massa discrètement les muscles tétanisés de ses
chevilles et de ses mollets. La journée avait été longue, et ses pieds
commençaient à souffrir d’avoir passé tant d’heures emprisonnés dans ces
terribles Louboutin. Elle risqua un coup d’œil du côté de Layla, en se
demandant si les imitations bon marché faisaient aussi mal que les vrais, mais
Layla avait déjà remplacé ses escarpins par des bottes noires carrément motard.
— Je sais que la journée a été longue et épuisante…
Ira entra dans la pièce, suivi de son équipe de secrétaires.
— Mais ça vous donne un avant-goût du degré d’implication que j’attends
de vous. Alors, avant que vous ne vous sentiez trop fiers d’être arrivés jusque-
là, laissez-moi vous rappeler que vous avez tous moins de vingt ans — ce qui
fait de vous des personnes inexpérimentées, en dépit de ce que vous croyez.
Travailler pour moi vous donnera l’occasion de vous confronter à la réalité,
chose qui ne vous est jamais vraiment arrivée à l’école. Aussi, avant que je
poursuive, si certains d’entre vous ont déjà des doutes et veulent faire machine
arrière, c’est le moment.
Il balaya la pièce du regard, puis, comme personne ne bougeait, il reprit :
— Bien. Dans ce cas, passons à la logistique… Vous aurez un certain
nombre de papiers à remplir. Mes secrétaires vous y aideront. Mais avant cela,
je suppose que vous avez hâte de connaître le club qui vous a été attribué.
Tout le monde acquiesça avec un bel ensemble, y compris Aster. Elle
voulait le Night for Night, le club avec le rooftop, une pure merveille dont le
décor était inspiré du film Casablanca. Il lui correspondait en tout : il était
classe, avec une ambiance sensuelle, et son nom était emprunté à une technique
cinématographique permettant de tourner de nuit les scènes de nuit. De plus,
elle avait un faible pour le Maroc depuis qu’elle avait feuilleté une pile de
vieux Vogue de sa mère dans lesquels elle avait découvert une photo de Talitha
Getty en cuissardes de cuir blanches et manteau de couleur, se prélassant sur un
toit en terrasse avec, en arrière-fond, une mystérieuse silhouette d’homme. Si
on lui avait demandé de parler des épisodes de sa vie qui avaient contribué à
forger sa personnalité de femme, elle aurait cité sans hésiter le jour où elle était
restée en arrêt devant cette photo de Talitha Getty, fascinée par sa beauté
exotique. Aujourd’hui encore, Talitha incarnait pour elle la femme libre, mais
choyée et aimée. Sans doute avait-elle aussi l’air un peu blasée — mais dans le
bon sens, comme si sa vie était tellement riche d’aventures excitantes qu’elle
s’inquiétait de savoir si quelque chose pouvait encore la surprendre.
Comme Ira plissait les yeux pour lire le papier épinglé sur le porte-
documents que lui tendait sa secrétaire, Aster pressa discrètement sa main de
Fatma.
— Layla Harrison, tu t’occuperas du Night for Night.
Aster ne put retenir un cri étouffé et jeta un regard en biais du côté de
Layla, pour observer sa réaction. Mais Layla acquiesça d’un air sobre, sans rien
manifester.
— Tommy Phillips…
Le regard d’Ira chercha celui de Tommy, et Aster eut l’impression de voir
passer entre eux quelque chose de spécial. Quoi, elle n’aurait pas su le dire.
— Toi, ce sera le Jewel.
Tommy eut l’air déçu, probablement parce qu’il aurait préféré le Vesper, un
club underground fréquenté essentiellement par une clientèle de musiciens —
parfait pour un mec comme lui. Le Jewel, beaucoup plus classe et plus
moderne, attirait des clients haut de gamme — pas du tout son genre.
Ira continuait de dérouler sa liste, mais à présent Aster devinait déjà ce qui
allait lui échoir.
— Aster Amirpour… Tu as le Vesper.
Elle secoua la tête et leva la main.
— Un problème ? demanda Ira.
— En fait, oui… Je voudrais réclamer un autre club.
Elle n’était vraiment pas faite pour le Vesper, et un homme d’affaires avisé
comme Ira aurait dû le savoir. Elle se demanda s’il n’était pas en train de la
tester. Oui, c’était sûrement ça. Cette répartition aberrante ne pouvait être
qu’un test.
Ira la dévisagea un instant en silence.
— Dans ce cas, il ne te reste plus qu’à trouver quelqu’un qui veuille bien
échanger avec toi.
Et sur ce, il quitta la pièce, laissant à ses secrétaires le soin de distribuer les
papiers à remplir.
Aster fourra les siens dans son sac. Pas la peine de demander un échange à
Layla, après l’épisode du parking. Elle devait absolument parler aux trois
personnes affectées au Night for Night qu’elle n’avait pas failli écraser.
— Hé, Sydney !
Elle s’approcha de la fille couverte de tatouages — du moins pour ce qu’on
voyait de son corps. Elle s’apprêtait à l’amadouer en la complimentant pour
son piercing nasal, mais Sydney ne lui en laissa pas le temps.
— Te fatigue pas, j’ai déjà échangé avec Taylor.
Elle lui tourna le dos et s’éloigna.
Restaient Diego et Jin, à l’autre bout de la pièce, mais quand elle les
rejoignit ils étaient déjà en train de négocier avec Brittney et Ash. Ce qui lui
laissait Layla.
Génial.
Et en plus de ça, Layla n’était plus visible.
— Aster ?
Tommy venait vers elle.
— Je me demandais si ça t’intéresserait d’échanger avec moi ?
— Ça m’aurait intéressée si tu avais eu le Night for Night, et on sait tous
les deux que ce n’est pas le cas.
Elle fila vers la porte. Layla était probablement en train de partir, et elle
avait intérêt à se dépêcher si elle voulait avoir une chance de la rattraper. Puis
elle se rendit brusquement compte qu’elle avait été trop sèche avec Tommy.
Elle avait déjà une ennemie. Elle n’avait pas besoin de commencer à les
collectionner.
— Désolée, dit-elle en revenant sur ses pas. C’était pas très sympa de te
répondre comme ça.
— C’est pas moi qui vais te contredire, répondit Tommy avec un grand
sourire qui fit briller ses yeux.
Finalement, il était un peu plus que mignon, à bien y regarder.
— Le problème c’est que… Je veux vraiment le Night for Night.
— Je comprends. Mais le Jewel est plus proche du Night for Night que le
Vesper, non ?
Oui, en effet, c’était mieux. Mais mieux, ça n’était pas assez bien.
— Tu pourrais m’aider à trouver Layla ? demanda-t-elle en espérant qu’il
n’avait pas fait à Layla aussi mauvaise impression qu’elle.
Il se gratta le menton en lui jetant un regard sceptique.
— Ben… Je ne sais pas si elle m’apprécie beaucoup…
— Mais tu voudrais bien essayer, au moins ?
Elle lui décocha son plus beau sourire, celui qu’elle réservait pour les
auditions et les séances photos.
— Ça dépend…
Il croisa les bras et se balança en arrière sur les talons, comme s’il avait
tout son temps.
— Qu’est-ce que j’aurais à y gagner ?
— Le Vesper, répondit-elle en haussant les épaules. C’est bien ce que tu
veux, non ?
Il la dévisagea posément, puis quitta la pièce en entraînant Aster avec lui.
Ils trouvèrent Layla dans l’entrée, en train de téléphoner. En les voyant, elle
écourta précipitamment sa conversation.
— Je peux faire quelque chose pour vous ? demanda-t-elle d’un ton
renfrogné.
Tommy lui désigna Aster du pouce.
— Je me suis dit que ça serait bien que vous fassiez connaissance, toutes
les deux.
— On a déjà fait connaissance, rétorqua sèchement Layla en tournant les
talons. Elle a failli me tuer pour me piquer ma place de parking.
Aster se précipita derrière elle.
— Justement, je voulais m’excuser…
— D’accord…, ricana Tommy. Je vois. Tu lui as piqué sa place de
parking ?
— C’est pas exactement comme ça que ça s’est passé, protesta Aster. Je ne
l’avais même pas vue. Tout ça n’est qu’un énorme malentendu.
— Oh si, tu m’avais vue, rétorqua Layla en faisant volte-face. N’essaye pas
de me faire croire le contraire.
— Je comprends pourquoi tu m’as demandé de jouer les intermédiaires,
commenta Tommy en secouant la tête.
— Crois-moi, je le regrette déjà, soupira Aster.
— Possible, mais un marché est un marché. A toi de parler pour moi,
maintenant.
— Quel marché ? demanda Layla en les dévisageant tour à tour. Qu’est-ce
qui se passe exactement ?
— Aster veut échanger son club avec le tien.
— Hé, je suis là et je peux faire mes demandes toute seule.
Aster secoua la tête. Vu la tournure que prenaient les événements, elle
commençait à se demander s’il ne valait pas mieux qu’elle se contente du
Vesper. Tout, plutôt que de subir ça… Mais… Et puis non ! Elle au Vesper,
c’était l’échec assuré. Et en plus elle était sûre que tout ça était un truc
concocté par l’esprit pervers d’Ira, pour voir s’ils étaient capables de rectifier
le tir par eux-mêmes.
— Dans ce cas, pourquoi tu m’as demandé de t’aider ?
— Je t’ai demandé de m’aider à la trouver, pas de euh… Bon, d’accord.
Oublie. Ecoute…
Elle se planta face à eux.
— Voilà ce que je propose. Tu voudrais mon club, et moi je voudrais le
tien. Je propose donc de mettre nos sentiments personnels de côté et…
— Je ne veux pas ton club, coupa Layla.
Elle traversa le hall d’entrée et sortit dans la rue bondée de touristes. Aster
et Tommy s’empressèrent de la suivre.
— Tu veux vraiment garder le Night for Night ? s’étonna Aster. Tu ne
préférerais pas le Jewel ?
Layla s’arrêta.
— Quelle est la différence ? Un club est un club.
— Dis-moi que tu plaisantes ! s’exclama Aster.
Elle toisa d’un air écœuré un type qui passait près d’elle, vêtu d’un costume
de Superman qui paraissait encore plus vieux et plus minable sous ce soleil
éclatant. Il devait puer, en prime, mais ça n’empêchait pas les touristes de
payer pour se faire photographier à côté de lui — ou d’autres barjos en
costume. La sottise des gens en général la rendait folle. Et celle de Layla en
particulier.
— Tu parles d’une négociatrice ! ricana Tommy.
Aster lui jeta un regard d’autant plus furieux qu’il avait raison. Cette
histoire virait au gâchis, et c’était entièrement sa faute. D’habitude, elle était
plutôt appréciée et elle se faisait des amis partout où elle passait, mais
aujourd’hui tout le monde semblait se liguer contre elle.
— Il y a une grosse différence, reprit-elle, bien décidée à ne plus perdre son
sang-froid. Le Jewel te conviendrait beaucoup mieux, Layla.
— Et pourquoi ça ? demanda Layla en croisant les bras.
— Parce que c’est un endroit élégant, mais moderne et original. Avoue que
ça conviendrait mieux à toi qu’à Tommy.
— Ah ! murmura Layla, qui parut se détendre un peu. Donc, l’histoire,
c’est que Tommy veut ton club et que toi tu veux le mien.
— C’est ça.
Aster attendit la suite. C’était tellement évident que même cette buse de
Layla serait obligée d’admettre que ça tombait sous le sens.
— Eh bien, bonne chance à vous deux.
Layla se dirigea vers sa moto. Aster lui emboîta le pas. Tommy ne bougea
pas.
— Accorde-moi encore une seconde, supplia-t-elle. C’est tout ce que je te
demande.
A sa grande surprise, Layla s’arrêta en consultant l’heure sur son téléphone
avec ostentation.
— Ecoute, je suis vraiment désolée pour tout à l’heure.
Elle était essoufflée et arrivait à peine à articuler, mais le ton était sincère.
— Si tu acceptais de…
— Sois franche, coupa Layla, la tête inclinée de côté, les yeux plissés.
Aster ne put s’empêcher de remarquer que cette affreuse mimique ne
parvenait pas à l’enlaidir.
— Si tu avais obtenu le Night for Night, tu serais venue t’excuser auprès de
moi ?
Aster hésita. Valait-il mieux jouer franc jeu ou se montrer diplomate ?
— Honnêtement ? lâcha-t-elle enfin. Probablement pas.
Layla hocha la tête, apparemment satisfaite.
— OK. Et qu’est-ce que je gagnerais, moi, à cet échange ?
Aster la dévisagea en essayant de déterminer ce qui pouvait bien motiver
une fille comme elle à participer au concours d’Ira. La plupart des concurrents
étaient intéressés par l’argent, mais dans le cas de Layla quelque chose lui
disait que ce n’était pas si simple. Mais elle n’avait pas d’autre idée, aussi
misa-t-elle sur l’argent.
— Je te donnerai mes gains de la première semaine.
Layla leva les yeux au ciel.
— Te fiche pas de moi. Tu roules en Mercedes. Une classe C, mais une
Mercedes quand même. Je ne veux pas de ton argent. Je veux un truc qui te
coûtera vraiment.
Aster tressaillit sous l’insulte. Une Mercedes Classe C, c’était déjà mieux
qu’une moto, mais elle s’efforça de ne pas montrer son agacement. Layla la
provoquait, elle n’allait pas tomber dans le piège.
— Je t’écoute, dit-elle, pressée d’en finir. Je te donnerai ce que tu veux.
— Je vais voir. Il faut que je réfléchisse.
Aster écarquilla les yeux. Elle avait besoin de réfléchir ? Elle plaisantait ou
quoi ?
Layla s’arrêta un instant, le temps pour un guide de montrer avec
enthousiasme à un groupe de touristes des particularités du lieu que les
habitants ne voyaient même plus.
— Quand j’aurai une idée, je te le ferai savoir.
— Je ne suis pas d’accord sur le principe, rétorqua Aster.
— Ça c’est ton problème, pas le mien, lâcha Layla en haussant les épaules.
Et ne t’imagine pas que je te laisserai te défiler le jour où je te demanderai de
me renvoyer l’ascenseur.
Aster se mordilla l’intérieur de la lèvre, un tic nerveux dont elle n’avait pas
encore réussi à se débarrasser.
— Tu ne vas pas me réclamer l’âme de mon premier-né ou un truc dans le
genre, quand même ?
Layla leva les yeux au ciel.
— Pourquoi je voudrais d’un de tes bâtards ?
Aster soupira. Cette fille était un vrai cauchemar. Elle était capable de lui
demander n’importe quoi. Mais tant pis, elle aviserait sur le moment. En
attendant, tout ce qui comptait, c’était qu’elle venait d’obtenir le Night for
Night.
— Au Jewel, tu seras dans ton élément, assura-t-elle.
Layla haussa les épaules comme si ça n’avait aucune importance pour elle,
puis s’éloigna sans un mot, laissant Aster réfléchir au marché qu’elle venait de
conclure.
— Tu as réussi à la convaincre ? demanda Tommy tandis qu’elle revenait
vers lui.
Aster acquiesça, en se demandant si ça se voyait qu’elle était secouée.
— J’ai l’impression d’avoir vendu mon âme au diable, mais oui, c’est fait.
— J’espère que tu ne le regretteras pas, commenta Tommy en plissant les
yeux à cause du soleil.
Elle haussa les épaules, tout en sortant son porte-clés pour déverrouiller sa
voiture. Puis, se souvenant des bonnes manières qu’elle avait un peu oubliées
au cours de la journée, elle lança par-dessus son épaule :
— Bonne chance avec le Vesper, Tommy.
— Bonne chance à toi aussi, répondit-il en souriant.
La compétition venait officiellement de commencer.
9. Summertime Sadness

Layla sortait de la douche et attrapait une serviette quand on frappa à sa


porte.
— Je vais ouvrir, proposa Mateo.
Il s’arrêta un instant, le sourire aux lèvres, pour apprécier du regard son
corps nu, puis disparut dans le couloir.
Elle s’enroula dans sa serviette et se démêla les cheveux. Elle les trouvait
moches, plus que d’habitude, genre cheveux de mère au foyer complètement
stressée et en panne de Xanax. Elle allait devoir faire un effort pour les
arranger. Peut-être en les teignant… Mais quand même, elle doutait d’aller
jusque-là. Elle en avait fait assez en portant le jour de l’entretien des
chaussures à talons qui lui avaient broyé les doigts de pied. Si elle se mettait à
se teindre les cheveux, il n’y aurait plus de limites. Et pourquoi pas chercher
des tutoriels sur Pinterest pour se peinturlurer les ongles, tant qu’elle y était ?
Elle refusait catégoriquement d’être cette fille-là.
En tout cas, Mateo avait drôlement apprécié les chaussures. Surtout quand
elle les avait gardées après avoir enlevé tout le reste. Lui faire plaisir la
soulageait de la culpabilité qui la tenaillait chaque fois qu’elle pensait qu’elle
ne lui avait pas encore dit pour le concours. Elle avait l’intention de le faire.
Elle n’avait pas encore trouvé le bon moment. Mais ce soir, au plus tard, elle
lui en parlerait. C’était ce soir qu’elle commençait au Jewel, et elle n’aurait pas
voulu qu’il l’apprenne par ses propres moyens.
Elle se passa de la crème pour le corps, puis comme Mateo revenait elle
laissa glisser lentement sa serviette, en faisant des mines comiques et en lui
adressant un clin d’œil.
Il tenait à la main une enveloppe blanche.
Elle tenta de voir d’où elle provenait, mais les doigts de Mateo lui
cachaient le logo.
— Est-ce que les éditions Clearing House m’ont enfin envoyé le chèque
d’un million de dollars que j’attends ? plaisanta-t-elle.
Au lieu de rire, il afficha une expression à la fois furieuse et blessée. Cette
fois, elle comprit.
La lettre venait d’Ira. Il était censé leur communiquer aujourd’hui une
première liste de célébrités, mais elle avait supposé qu’il utiliserait le mail.
Jamais il ne lui était venu à l’esprit qu’elle leur parviendrait par courrier. La
sonnerie de son téléphone annonça l’arrivée de plusieurs textos — les membres
de son équipe avaient dû recevoir le message d’Ira et voulaient discuter
stratégie.
— Tu as des textos, déclara Mateo en désignant le téléphone du menton.
Il faisait visiblement des efforts pour ne pas perdre son calme.
Elle secoua la tête et ramassa sa serviette pour la remettre en place.
— C’est peut-être Ira qui a besoin de toi ? insista-t-il, comme le téléphone
sonnait de nouveau.
Elle ravala le nœud qu’elle avait dans la gorge, cherchant les mots justes
pour s’expliquer, mais ces mots n’existaient pas.
— Tu pensais me le dire quand ? Est-ce que tu pensais me le dire, au
moins ?
— Ce soir.
Elle chercha son regard. Elle avait besoin qu’il la croie.
— Et tu le sais depuis quand ?
Elle baissa la tête pour fuir le regard lourd de reproche qu’il faisait peser
sur elle. Il avait toujours été si franc et honnête avec elle. Des deux, c’était elle
la tricheuse — celle qui cultivait les secrets et les mensonges.
— Depuis quelques jours, avoua-t-elle d’une voix à peine audible.
Il laissa échapper un long soupir. Si la déception avait eu un son, ç’aurait
été celui de ce soupir. Il lui tendit l’enveloppe sans un mot, et elle la prit d’un
geste hésitant. Elle avait vraiment envie de participer à ce concours, mais il lui
semblait brusquement que la tristesse de Mateo était un prix trop élevé à payer.
— Tu sais déjà ce que je pense de tout ça. Mais, si c’est vraiment ce que tu
veux, je n’ai rien à dire.
— Ce n’est pas ce que tu crois !
Elle pressa l’enveloppe qui crissa sous ses doigts.
— Je le fais à la mémoire de Carlos, pour dire toute la vérité sur ce milieu
sordide et répugnant et pour…
Elle s’arrêta net. Aller jusqu’au bout de sa pensée l’aurait obligée à une
autre révélation à laquelle elle ne se sentait pas du tout prête.
Pourtant, ça ne lui avait posé aucun problème d’en parler avec Ira. Quand il
lui avait demandé pourquoi elle participait à ce concours, elle avait répondu
sans hésiter qu’elle avait besoin d’argent pour financer une école de
journalisme. Il avait mis fin peu après à l’entretien et, de toutes les questions
qu’il lui avait posées — et elles avaient été nombreuses —, elle savait que
celle-ci avait été déterminante.
Mais c’était Mateo qu’elle avait en face d’elle, et il n’y avait aucun moyen
de lui lâcher sans le blesser : « Tiens, au fait, j’ai décidé de faire une école de
journalisme à New York et, si je tiens tant à ce concours, c’est parce que j’ai
besoin de fric pour partir. Ah, et puis, je ne t’ai pas dit : je ne te demande pas de
m’accompagner. »
Impossible de lui assener un pareil coup de massue.
Mais son silence prolongé était déjà un coup de massue. Ou du moins il
inquiéta suffisamment Mateo pour qu’il cherche à en savoir plus.
— Et pour quoi d’autre, Layla ?
Il y avait de l’agressivité dans sa voix, mais ses épaules voûtées
trahissaient plutôt le découragement.
— C’est pour l’argent ? Si tu as besoin d’argent, je peux t’aider. Je suis prêt
à te donner tout ce que je gagne.
Elle balaya sa chambre du regard : le plancher de bois sombre et les murs
blancs — dans le style bungalow de Venice Beach —, le fouillis de vêtements
propres qui attendaient d’être triés, la pile des livres qu’elle projetait de lire dès
qu’elle aurait un peu de temps. Elle s’arrêta sur un portrait d’elle peint par son
père quand elle avait cinq ans. La tête rejetée en arrière, les yeux clos, elle riait
à gorge déployée. C’était la dernière fois qu’elle s’était sentie libre et
insouciante comme une enfant. Un an plus tard, sa mère allait partir, et son père
et elle feraient leurs premiers pas maladroits dans leur nouvelle vie à deux.
Sans doute le départ de sa mère l’avait-il atteinte plus qu’elle ne le croyait.
Un psy aurait dit qu’elle souffrait d’un complexe abandonnique, qu’elle était
perfectionniste parce qu’elle craignait de décevoir les gens, qu’elle ne
supportait pas qu’on s’éloigne d’elle. Possible… En tout cas, elle était sûre
d’une chose : elle ne voulait pas décevoir Mateo… Et pourtant, avec le
concours, elle avait sciemment accepté de prendre ce risque.
Elle se mordilla les lèvres, rajusta la serviette qui l’enveloppait et risqua un
coup d’œil du côté de Mateo. A son visage fermé, elle comprit que tout ce
qu’elle dirait serait accueilli avec méfiance.
— Je ne t’en ai pas parlé parce que je savais que tu serais contre et que je
ne supporte pas que tu sois en colère contre moi.
— Je ne suis pas en colère.
Il secoua la tête et se reprit.
— D’accord, je suis en colère, mais c’est parce que tu me l’as caché. Et je
suis surtout angoissé à l’idée que tu vas te fourrer dans ce milieu.
— Tu as tort de te faire du souci pour moi.
— Bien sûr que je m’en fais. Parce que je t’aime.
Pour lui, ça paraissait évident… Il n’y avait pas d’autre réponse possible. Il
enfonça ses mains dans ses poches, ce qui fit glisser son jean très bas sur ses
hanches — et évidemment elle eut envie de lui.
— Et on se verra quand ? Tu vas travailler tous les soirs de la semaine.
— Non, je ne travaillerai que du jeudi au samedi. Plus une réunion le
dimanche. Le reste de la semaine, il faudra que je prépare ma promotion, mais
à part ça je serai toute à toi. Et tu pourras passer au club pour me voir, tu sais.
Il fit la grimace, aussi s’empressa-t-elle d’ajouter :
— Mais tu n’es pas obligé… Tu peux aussi simplement…
Elle le regarda dans les yeux.
— … me faire confiance. Je te jure que tu n’as pas à t’inquiéter. Tu verras.
Il fit la moue et contempla par la fenêtre le petit jardin du bungalow.
— Tu es sûre que c’est ce que tu veux ?
Ce qu’elle voulait ? Elle voulait rembobiner le film de la matinée, entraîner
Mateo sous ses draps et refaire toutes les choses agréables qu’ils avaient faites
un peu plus tôt. Mais le moment ne s’y prêtait pas, aussi, elle se contenta
d’acquiescer.
Il fronça les sourcils, saisit sa chemise abandonnée sur le dossier d’une
chaise et l’enfila. Il partait. Elle en fut à la fois inquiète et soulagée. Soulagée
parce que cette pénible discussion était close. Inquiète parce qu’il partait fâché.
— Je ne vais pas te mentir, Layla. J’espère vraiment que tu laisseras
tomber. Je tiens à toi, ça n’a pas changé, mais j’ai besoin d’un peu de temps
pour encaisser.
Il lissa ses cheveux du plat de la main, attrapa ses lunettes et ses clés sur la
commode, puis se dirigea vers la porte.
— Je suis désolée, murmura-t-elle, la gorge nouée.
Mais il avait déjà disparu. Et le téléphone sonnait de nouveau avec
insistance.
10. Mr. Brightside

A l’heure du déjeuner, le Lemonade était envahi par la foule des branchés


du quartier, mais Tommy repéra Layla dès qu’elle franchit la porte. Il avait cru
qu’elle ne viendrait pas et il aurait dû se sentir soulagé de la voir. Mais il se
sentait surtout fébrile. Un peu trop, même.
Elle accrocha son sac au dossier de sa chaise et s’installa en face de lui.
— De quoi s’agit-il ? demanda-t-elle.
A sa voix et à son expression, on percevait qu’elle était excédée.
Il la regarda droit dans les yeux et se pencha vers elle. Ce petit truc faisait
normalement craquer les filles — du moins chez lui, en Oklahoma. Mais Layla
resta de marbre, totalement insensible à son charme.
— Comme on va travailler ensemble, je me suis dit que c’était important
qu’on apprenne à se connaître.
Elle soupira et attrapa son sac, prête à se lever.
— Tu me fais perdre mon temps.
— On peut aussi laisser tomber le copinage, coupa-t-il précipitamment. Et
parler tout de suite stratégie.
— Tommy…
Elle lui lança un regard désolé, comme si elle s’apprêtait à lui révéler toute
la vérité sur le Père Noël et la petite souris.
— Je sais que tu n’es pas d’ici, alors je vais te rendre un service…
— Comment tu le sais, que je ne suis pas d’ici ? lança-t-il.
— Pour commencer, parce que tu as un accent, même si tu ne t’en rends pas
compte. Et ensuite, à cause de ton côté cool, trop décontracté.
— Quoi ? Les habitants de Los Angeles sont hyper-décontracts, au
contraire, tout le monde sait ça.
Elle leva les yeux au ciel.
— Tu parles… C’est une légende… Si tu veux connaître l’âme de cette
ville, va sur l’autoroute 405 aux heures de pointe, chronomètre le temps que tu
mets pour rejoindre la file de gauche et compte les doigts d’honneur que tu
récoltes au passage.
Tommy retint un sourire. Il aimait bien son petit côté sarcastique et en plus
il la trouvait mignonne, mais il préféra ne pas le lui dire.
— D’accord. Donc c’est une ville très dure, on s’y fait difficilement des
amis, les gens ne vous approchent que par intérêt… Mais tout ça, on en a déjà
plus ou moins parlé le jour des entretiens, non ? On dirait vraiment que tu me
prends pour un plouc de la campagne, qui a encore du crottin de cheval collé
aux bottes.
Elle se mordit la lèvre, visiblement touchée, ce qui ne manqua pas
d’étonner Tommy.
— Je sais que tu n’as pas envie qu’on discute de nos vies privées, mais
quand même, pour que tout soit clair, oui, je viens de Tulsa, ou plutôt d’un
village près de Tulsa dont personne n’a jamais entendu parler, donc je dis Tulsa
parce que c’est plus commode. Mais, contrairement à ce que tu as l’air de
penser, je n’ai pas été élevé au lait non pasteurisé, les toilettes n’étaient pas
dans une cabane au fond du jardin, et je n’ai pas couché avec mes cousines. J’ai
eu une vie tout à fait normale, différente de la tienne, sûrement, mais plus pour
des raisons géographiques que culturelles. Je ne suis pas un cliché vivant du fin
fond de l’Amérique. Donc, ne me traite pas comme si j’en étais un.
Elle fronça les sourcils et reposa son sac.
— Et je suis sérieux quand je te propose de parler stratégie.
Il caressa la barbe d’un jour qu’il cultivait soigneusement.
— Je crois qu’on pourrait s’entraider.
Elle croisa les bras, tout en lorgnant avec envie du côté de la porte.
— On n’est pas dans la même équipe. J’ai rendez-vous avec la mienne dans
une heure.
— Oui ? Moi je viens de rencontrer la mienne et je peux t’assurer que j’ai
perdu mon temps.
— Ah, OK. C’est pour ça que tu te venges en me faisant perdre le mien.
Il secoua la tête, comme pour dire qu’elle se trompait.
— Ce concours est fait pour profiter à Ira plus qu’à nous, déclara-t-il.
— Ouais.
Cette fois, elle n’avait pas levé les yeux au ciel, mais c’était tout comme.
— C’est une évidence, ajouta-t-elle. Mais le gagnant recevra une
intéressante compensation en argent liquide, il me semble.
— N’empêche que l’un de nous sera éliminé chaque semaine, sous prétexte
qu’il n’a pas donné le max ou sous n’importe quel autre prétexte qui passera
par la tête de ce tordu d’Ira.
Elle acquiesça prudemment. Elle était toujours là, à l’écouter, il n’en
revenait pas.
— Je ne sais pas toi, mais les membres de mon équipe ne m’inspirent pas
confiance. Il n’est pas question que je partage avec eux mes meilleures idées
pour qu’ils puissent ensuite me les piquer.
Layla plissa les yeux, méfiante, ce qui ne fit que la rendre encore plus jolie.
— Et tu veux les partager avec moi, pour que ce soit moi qui te les pique ?
— Oui, répondit-il avec un grand sourire. Même si c’est un peu plus subtil
que ça, tu t’en doutes bien…
Il pivota sur sa chaise, évalua la file des clients qui faisaient la queue
devant le comptoir, puis se leva brusquement pour aller passer commande.
C’était un autre petit truc qu’il utilisait quand il avait besoin de gagner du
temps pour rassembler ses idées. Ça présentait de plus l’avantage de prendre
son interlocuteur au dépourvu. En ce moment, Layla essayait de comprendre ce
qui lui avait pris, au lieu de réfléchir à ses arguments.
Il revint quelques minutes plus tard avec deux gobelets de limonade.
— Orange sanguine ou menthe ?
Elle fit signe que ça lui était égal.
— Si tu veux m’amadouer, la prochaine fois, prends-moi un café. Mais va
pour l’orange sanguine. Bon, où veux-tu en venir ?
— Je t’explique…
Il referma les deux mains sur son gobelet et se pencha vers elle.
— Ira a besoin de nous, plus que nous n’avons besoin de lui. Il a vendu
l’année dernière les clubs qu’il possédait sur Sunset Boulevard et il veut
absolument se faire un nom sur Hollywood Boulevard. Le Sunset, tu
comprends, c’était trop facile. C’était déjà un lieu de rendez-vous très connu
depuis toujours.
Il fixa Layla intensément.
— Tu vois, je ne suis pas d’ici, mais je me suis renseigné. Ira a investi des
sommes folles pour dynamiser Hollywood Boulevard et en faire le nouveau
Sunset, sommes qu’il peut se permettre de perdre parce qu’il est riche à
millions. Mais il n’aime pas perdre. L’échec pour lui, c’est pas acceptable. Il
aime gagner. Et il est prêt à tout pour ça.
— Tu en sais long sur Ira, dis donc… Pourquoi tu t’intéresses tant à lui ?
Elle leva un sourcil, tout en faisant une moue adorable que Tommy
s’efforça de ne pas trop reluquer.
Il haussa les épaules. Pas besoin de l’inquiéter en lui révélant à quel point il
était obsédé par Ira.
— J’aime bien savoir pour qui je travaille. Et, d’après mes renseignements,
les clubs de Hollywood Boulevard sont en difficulté. Bien sûr, il a quelques
clients réguliers de l’industrie du spectacle, mais Hollywood, c’est plus dur à
vendre que Sunset, et pour l’instant ça ne marche pas très fort. C’est là que
nous entrons en jeu. Nous sommes là pour valoriser la marque, la rendre
attractive, unique, et, encore plus important, pour fidéliser une clientèle de
jeunes. A la fin, on ne sera plus que trois. Il y a un seul gagnant, mais il en
gardera trois jusqu’au bout, pour ne pas éliminer tout un club de la compétition
avec tout le fric qu’il y a à gagner. Il va nous éliminer un par un, comme il l’a
dit, mais c’est plus compliqué que ce qu’il nous a expliqué. Quand il n’en
restera plus que trois en course, il les regardera tranquillement s’entretuer.
Parce qu’il est comme ça, parce que ça l’amuse.
Layla prit le temps de réfléchir.
— OK, murmura-t-elle. Mais pourquoi tu t’adresses à moi ? Parmi tous les
candidats, pourquoi m’avoir choisie, moi, plutôt que… Voyons… Le geek qui a
une tête de cadavre, le gothique, la fille aux bottes de cow-boy, ou même… Eh
bien, cette « Queen Bitch » d’Aster.
Devant l’expression choquée de Tommy, elle crut bon d’expliquer :
— J’aime bien donner des surnoms aux gens. Et au moins, celui d’Aster,
c’est le titre d’une chanson de Bowie.
— De l’album Hunky Dory, acquiesça-t-il, visiblement ravi de constater
qu’elle paraissait surprise par ses connaissances musicales. Quoi ? Tu m’avais
pris pour un fan des One Direction ou de Justin Bieber ?
— Non… Je…
Elle secoua la tête et baissa le nez d’un air piteux. Elle était complètement
déstabilisée, et ça tombait bien, c’était exactement ce qu’il avait voulu obtenir.
— Ecoute…
Il baissa la voix et prit un ton de conspirateur.
— Tu m’as l’air d’une fille qui n’aime pas qu’on la mène en bateau et tu ne
fais pas non plus partie des idiotes qui restent bouche bée devant Ira.
Elle acquiesça. Jusque-là, elle était d’accord.
— C’est bien, poursuivit-il. Mais ce sont ces deux qualités qui vont te
poser des problèmes.
Son visage se ferma de nouveau. Elle n’avait pas l’air d’apprécier qu’il
gâche ses compliments en lui expliquant que ses qualités étaient des handicaps.
— Les gens d’ici ont besoin de se sentir aimés. Ils dépensent un fric et une
énergie dingues pour prendre des cours de gym et soigner leur apparence. Ils
sont obsédés par l’image qu’ils renvoient aux autres. Ils ne vivent que pour les
compliments, les manifestations d’admiration, la reconnaissance sociale. Ils
veulent se trouver sous le feu des projecteurs et en tête de liste des invités VIP.
— Et c’est toi qui me reprochais de tomber dans le stéréotype, ricana
Layla. Il y a plus d’un million d’habitants à L.A. Crois-moi, ils ne sont pas tous
comme ça.
— Peut-être pas tous, mais ceux qui fréquentent les clubs d’Ira, si…
Elle marqua un temps avant d’approuver.
— Oui, d’accord, j’avoue.
— Et corrige-moi si je me trompe, mais tu ne m’as pas l’air d’être du genre
à faire de la lèche en t’extasiant sur les uns et les autres.
Elle se mordilla la lèvre, puis s’en aperçut et arrêta aussitôt.
— Donc, je te propose de t’aider à développer cette compétence, et en
échange tu m’aideras à mettre en forme mes idées. On y gagnerait tous les
deux.
Layla n’avait pas attendu qu’il termine pour repousser la table et se lever. Il
crut un instant qu’elle allait lui renverser son verre de limonade sur la tête,
mais non, elle se penchait simplement pour prendre son sac.
— Tu es cinglé ou quoi ?
Elle avait haussé la voix. Quelques clients se retournèrent, puis, voyant
qu’il ne se passait rien, ils reprirent leurs conversations.
Il but posément et continua à l’observer.
— Désolé si tu t’es sentie insultée. Je voulais simplement dire que je
pouvais t’apprendre à arrondir les angles en société. Et en échange…
— Et en échange je t’aurais donné toutes mes idées. Oui, ç’aurait vraiment
été un marché équitable, une offre inespérée pour moi. Et pas du tout vexante.
Alors, non. Non merci.
Elle passa son sac en bandoulière et prit la direction de la porte.
— Layla !
Il se leva d’un bond pour courir derrière elle.
— J’aime bien ton côté direct. Dis-moi quelle serait la bonne distance avec
toi. Je me rends compte que j’ai voulu aller un peu vite.
Elle était déjà dehors et plissait les yeux contre le soleil, tout en cherchant
fébrilement ses lunettes.
— Ecoute, je suis désolé…
Une fois ses lunettes en place, elle se détourna et évita de justesse une mère
conduisant une poussette double— avec des jumeaux, dont l’un hurlait, tandis
que l’autre observait le monde d’un air placide. Puis elle se mit à descendre
Abbot Kinney, Tommy sur les talons.
— Layla…
Elle fit brutalement volte-face vers lui et faillit cette fois percuter une fille
en bikini, qui transportait un chat dans ses bras.
— Mais où veux-tu en venir, Tommy, à la fin ?
— Je suppose que tu as reçu la liste d’Ira ?
Il tenta de sonder son regard à travers ses lunettes, mais elles étaient trop
foncées.
— Tu vois ce qu’il veut ? Il veut des célébrités. Telle que je te connais, tu
ne sauras pas t’y prendre.
Il la vit déglutir, mais elle demeura figée comme une statue.
— Je ne te vois pas supplier Madison Brooks ou son copain, Ryan
Hawthorne. Et encore moins Heather Rollins ou Sugar Mills.
Elle tremblait à présent de rage — réaction qu’il jugea très exagérée. Mais
après tout, il ne savait rien des raisons qui l’avaient poussée à participer à ce
concours. Apparemment, l’enjeu était important pour elle. Comme pour eux
tous, sûrement. Mais il essayait seulement de l’aider. Dans leur intérêt à tous
les deux, bien entendu.
— Tommy…
Elle avait pris un ton franchement exaspéré.
Il fourra les mains dans ses poches, adoptant une attitude faussement
décontractée, prêt à encaisser ce qu’elle allait lui balancer.
— Sois raisonnable, efface mon numéro.
Elle pinça les lèvres, le dos raide, les poings serrés — même ses cheveux
semblaient exprimer l’indignation la plus totale. Elle était vraiment hyper-
réactive, comme fille.
— Bon. Je suppose que ce n’est pas le bon moment pour te demander quel
surnom tu m’as attribué ? cria-t-il tandis qu’elle s’éloignait.
Il la vit marmonner quelque chose — une insulte, sûrement —, et elle
traversa avec tant de précipitation qu’elle faillit se faire écraser par un vieux au
volant d’une Bentley, qui faisait demi-tour en pleine rue.
Son entrevue avec Layla s’était encore plus mal passée qu’il ne l’avait
craint, mais il la regardait partir le sourire aux lèvres.
Il dut s’avouer qu’elle lui plaisait.
Pourtant, elle n’était pas son genre. Elle n’avait pas assez de seins, mais le
débardeur lui allait quand même mieux qu’à la plupart des filles. Elle était
blonde, ça c’était un plus. Mais ce n’était pas le blond doré des filles de
Californie, celui que les filles de chez lui essayaient désespérément d’imiter.
Marrant… Il avait fait tout ce chemin depuis l’Oklahoma et il craquait pour
une fille dont le blond lui rappelait les champs de blé de son enfance.
Layla le détestait, mais le moment qu’ils venaient de passer ensemble ne
lui laissait pas un goût amer. Il se sentait même étrangement survolté.
« Efface mon numéro… »
Aucune chance. Pour l’instant, il garderait ses distances avec elle. Le temps
qu’elle se calme. Mais sa proposition d’entraide était sérieuse, et il était certain
qu’elle finirait par se décider. Il ne lui restait plus qu’à espérer qu’elle ne serait
pas éliminée au bout de la première semaine.
En attendant, il pouvait essayer de contacter Aster, la seule — à part Layla
— avec qui il ait échangé quelques mots le jour des entretiens. Mais ça ne
donnerait sûrement rien. Aster se prenait pour une diva, avec son côté Madison
Brooks, et il y avait de grandes chances pour qu’elle lui éclate de rire au nez.
De plus, il n’avait rien à lui apprendre. Et elle, de son côté, n’avait
probablement dans ses contacts que des gosses de riches, qui ne daigneraient
pas mettre un pied au Vesper.
Mais après tout… On ne savait jamais…
Il suivit des yeux le héros d’une série diffusée en ce moment sur une chaîne
câblée, qui sortait d’une Porsche décapotable noire et entrait dans un café bio
sans se faire remarquer. En Oklahoma, un acteur de ce niveau aurait créé un
attroupement. Mais à Venice les gens étaient trop blasés pour se retourner sur
lui.
L.A. n’était pas branché sur la même longueur d’onde que son petit village
natal. S’il voulait s’y faire une place, il avait intérêt à s’adapter.
Et vite fait.
Puisqu’il ne pouvait pas atteindre pour le moment Madison Brooks, la star
en tête de la liste d’Ira, il ne lui restait plus qu’à trouver un moyen de remplir
le Vesper au max. Miser sur la quantité plutôt que sur la qualité pour obtenir
des points. Ouais, ça c’était une idée. Et du coup ça ferait peut-être même de
son club un endroit un peu décalé qui exciterait la curiosité des VIP — y
compris celle de Madison, pourquoi pas — et leur donnerait envie de venir
faire un tour du côté obscur de la nuit à L.A. Un peu comme les gens de
Beverly Hills, qui passaient chez Farrington quand ils venaient traîner à Los
Feliz. Et ensuite, si ça marchait, il pourrait même créer un nouvel espace pour
les VIP.
Ça pouvait marcher.
Carrément. A cent pour cent.
Pour la première fois depuis qu’il s’était engagé dans l’aventure, il avait un
plan d’attaque. Un sacré plan, même.
Bien sûr, il lui fallait l’approbation d’Ira. Mais déjà, rien qu’en lui exposant
son idée, il était sûr de l’impressionner.
11. Royals

Installée à la grande table de la salle à manger, Aster faisait semblant de


manger en remuant le contenu de son assiette. Son téléphone ne cessait de
sonner, mais elle l’ignorait, comme la jeune fille bien éduquée et obéissante
que Nanny Mitra lui avait appris à être. A dix-huit ans, elle devait encore obéir
à la nounou qui avait autrefois changé ses couches. C’était au-delà du ridicule
— saugrenu, scandaleux, absurde et insensé. Les adjectifs lui manquaient.
— Tu vas répondre ou pas ? demanda Javen, son jeune frère, en montrant le
téléphone avec sa fourchette.
Javen était la version masculine d’Aster, sauf qu’il avait des cils encore
plus longs et plus épais que les siens — c’était injuste.
— Bien sûr que non. On est à table, ce serait grossier.
Elle lui rendit son regard furieux, puis passa en revue le linge de table en
lin irlandais, les couverts en argent et les assiettes en porcelaine de Chine de sa
mère — dire que cette table était trop chargée était encore trop peu pour la
décrire. Même en l’absence de ses parents, le personnel veillait au respect des
traditions. C’était pesant.
— Tu pourrais au moins le mettre sur silencieux, non ?
Javen mordit la pointe d’une asperge et ferma les yeux de plaisir, tout en
mastiquant. Quand Nanny Mitra se mettait à cuisiner, tâche normalement
réservée au chef, le repas était encore plus fin et plus délicieux que de coutume.
Aster fit taire son téléphone et se remit à manger — ou plutôt à faire
semblant. Elle avait l’estomac noué tant elle était excitée à la perspective de sa
première soirée au club. Elle avait mis au point une stratégie qui allait la
propulser en tête du concours. Puisque Ira voulait qu’on remplisse ses
établissements de beaux jeunes gens, elle allait lui livrer tous ses contacts
(lesquels viendraient aussi avec leurs contacts et ainsi de suite). Elle n’avait
pas encore la moindre idée de la manière dont elle s’y prendrait pour faire venir
Madison Brooks et les autres VIP, mais tous les concurrents en étaient pour le
moment au même point. C’était peut-être prématuré, mais elle se considérait
déjà comme la gagnante de ce soir.
Et pour la suite, c’était elle qui avait le plus de chances d’atteindre
Madison. Elles avaient tant de choses en commun que c’en était presque
surréaliste. Elles étaient toutes les deux étonnamment belles, féminines, et elles
savaient se mettre en valeur. Elles avaient du goût (notamment en matière de
vêtements et d’accessoires). Elles étaient pareillement sous-estimées à cause de
leur beauté qui faisait oublier qu’elles avaient aussi un cerveau et de
l’ambition. Aster était d’ailleurs persuadée qu’Ira lui-même la sous-estimait.
Au cours de l’entretien, il l’avait ouvertement jaugée, exactement comme
on considère un objet d’art qu’on achète dans le but de faire un investissement.
Ça ne la dérangeait pas, puisque ça lui avait permis de participer au concours,
mais elle était bien décidée à prouver qu’elle était beaucoup plus qu’une belle
potiche capable d’attirer du monde dans un club. Elle était là pour rencontrer
des gens qui allaient faire démarrer sa carrière. Mais, tant qu’elle y était, elle
voulait aussi gagner le concours, se distinguer en écrasant les autres
concurrents et en laissant dans le milieu des boîtes de nuit une trace de son
passage.
— Aster, mange, s’il te plaît !
La voix de Nanny Mitra la tira de sa rêverie. Nanny montra son assiette à
laquelle elle avait à peine touché, les yeux plissés, ses lèvres impeccablement
ourlées de crayon et rehaussées de rouge à lèvres formant une moue
désapprobatrice.
— Tu es trop maigre, gronda-t-elle.
Encore… Nanny aurait voulu qu’elle ait des cuisses potelées et un buste
plus généreux. Non seulement elle lui reprochait de se sous-alimenter, mais elle
prétendait que pratiquer régulièrement le tennis et la danse l’enlaidissait —
« Ce n’est pas gracieux pour une fille, d’être trop musclée ! » C’était une
guerre sans fin, et Aster n’essayait même plus de discuter.
Elle quêta de l’aide du côté de Javen, mais son petit sourire en coin ne lui
fut d’aucun secours. Elle plongea donc le nez dans son assiette pour s’attaquer
à ses côtes d’agneau, en évitant les pommes de terre. Mais Nanny ne fut pas
dupe.
— Les Iraniens n’aiment pas les filles trop minces. Il faut que tu mettes un
peu de chair autour de ces os-là, que tu t’enveloppes un peu.
Aster eut la sagesse d’avaler quelques pommes de terre pour faire plaisir à
Nanny — après tout, pour une fois, ça ne pouvait pas lui faire de mal. Mais elle
en avait plus que marre qu’on lui explique comment elle devait se comporter
pour plaire à un Iranien. Et la révoltée tapie tout au fond d’elle-même ne put
s’empêcher de riposter :
— Si je comprends bien, tu veux que je mange alors que je n’ai pas faim,
tout ça pour qu’un type que je n’ai pas encore rencontré me trouve
suffisamment pulpeuse à son goût ? Et après, s’il me trouve pulpeuse, il se
passera quoi ? Il me demandera en mariage, je dirai oui, j’abandonnerai mes
rêves pour lui faire des tas de gosses et je finirai obèse. Non merci !
Elle chercha le regard de Nanny. Elle l’aimait autant que sa propre mère,
mais elle était insupportable avec ses idées rétrogrades, et il fallait de temps en
temps la remettre à sa place.
— Franchement, Nanny.
Elle s’efforça d’adoucir sa voix et de maîtriser son agacement.
— On n’est pas en Iran, mais à L.A. Ici, les gens pensent et agissent
différemment. Les filles ne se gavent pas pour plaire aux garçons.
— Au contraire, pour leur plaire, elles font des régimes, intervint Javen.
Aster ne put s’empêcher de rire, tandis que Mitra tripotait nerveusement le
médaillon en or contenant la photo de son mari — depuis longtemps décédé —,
tout en grommelant quelque chose en farsi.
— Les filles d’ici sont trop maigres et elles montrent trop de peau.
L’anglais de Mitra, d’ordinaire impeccable, déraillait chaque fois qu’elle
évoquait ce monde qui avançait trop vite à son goût.
Aster se leva de sa chaise.
— On n’est pas d’accord, Mitra, mais ce n’est pas grave parce que je
t’adore, même si tu as des idées complètement dépassées.
Elle contourna la table et se pencha sur elle pour l’embrasser sur le crâne.
— Où vas-tu ? demanda Nanny Mitra en la retenant par la main.
— Je te l’ai déjà dit, répondit Aster en mentant effrontément. Je vais chez
Safi, pour l’aider à préparer sa fête.
Elle sourit, tout en prenant soin de battre des paupières. Elle avait lu qu’un
regard trop fixe signifiait que l’on mentait. Ou bien était-ce quand on battait
trop des paupières… ? Merde. Elle ne s’en souvenait plus. Mais bon, dans son
cas, ce n’était qu’un demi-mensonge. Elle avait l’intention de s’arrêter chez
Safi, et Safi préparait vraiment une soirée. Sauf qu’il s’agissait de sa soirée
Pleine Lune pour le Night for Night. Elle avait une idée géniale. Infaillible. Il
ne lui restait plus qu’à déjouer la surveillance de Nanny Mitra pour la mettre en
pratique.
— Elle a même promis de me déposer au centre commercial au passage,
intervint Javen en lui adressant son plus beau sourire. J’ai rendez-vous avec des
copains.
Aster lui lança un regard furieux. Elle ne lui avait rien promis du tout. Il
l’utilisait, mais elle était bien obligée de jouer le jeu.
— Euh, ouais, répondit-elle. Euh, je veux dire, oui.
Nanny ne supportait pas qu’on utilise un langage relâché, et ce n’était pas
le moment de la mettre de mauvaise humeur.
— Je vais déposer Javen au centre commercial. Par contre, pour rentrer, il
se débrouille, n’est-ce pas, Javen ?
Ils échangèrent un regard chargé de sens — triomphant du côté de Javen,
agacé du côté d’Aster. Regard qui n’avait pas pu échapper à Nanny Mitra, mais
qu’elle fit mine de ne pas avoir remarqué.
— Vous grandissez trop vite, soupira-t-elle.
Elle plia la serviette qu’elle avait sur les genoux, et Aster l’aida à se lever
de sa chaise, tandis que Javen sonnait la bonne pour lui demander de desservir.
— C’est ce que je dirai à vos parents quand ils appelleront ce soir et qu’ils
me demanderont pourquoi vous n’êtes pas là.
Aster frémit intérieurement. Nanny était bien capable de le leur dire sur ce
ton accusateur. Mais la vieille femme rit. Sa bonne humeur était revenue.
— Filez, tous les deux. Amusez-vous. Mais attention, vous rentrez à
23 heures au plus tard.
Ce fut un chœur de protestations.
— Nanny, je ne sais pas si je pourrai être là à 23 heures… Safi m’a dit qu’il
y avait beaucoup à faire et…
— Je t’accorde une heure de plus maximum.
Cette fois le ton était sans appel, et Aster n’eut pas d’autre choix que
d’acquiescer.
Nanny quitta lentement la salle à manger. Javen allait la suivre, mais Aster
le retint par la manche.
— Il faut qu’on parle.

* * *
Aster sortit à reculons de l’immense garage souterrain de la maison qui
pouvait contenir jusqu’à douze voitures.
— Tu n’es vraiment pas cool, dit-elle d’un ton de reproche à Javen.
— Et toi, vilaine, tu as menti à Nanny, ricana-t-il en agitant son index. Je
suis au courant pour le Night for Night, ajouta-t-il d’un ton suffisant,
visiblement fier de lui-même.
Aster fronça les sourcils. Elle aurait dû se douter que ça finirait par arriver
à ses oreilles. Il fréquentait les frères et sœurs plus jeunes de ses amies.
— J’ai hâte de te voir là-bas. Tu me laisseras entrer, pas vrai ? Pour me
remercier de ne pas avoir vendu la mèche à Nanny.
— Tu es mineur, rétorqua-t-elle.
Elle s’arrêta devant le portail en fer de l’allée et appuya sur la commande à
distance qui l’ouvrait.
— Mes potes et moi, on a de fausses cartes d’identité.
— Ah oui ? lâcha Aster. Dix-huit ou vingt et un ?
— D’après toi ?
Elle s’engagea dans la rue jalonnée de belles propriétés dissimulées
derrière de hauts portails et des haies encore plus hautes, et prit la direction du
boulevard Santa Monica.
— Je pense qu’entre quinze ans et dix-huit ans il y a déjà un gouffre. Alors,
pour vingt et un, ce n’est pas la peine de me demander ce que j’en pense.
— Dans ce cas, j’entrerai sans ta permission. Tu ne pourras pas m’en
empêcher.
— Et comment tu feras pour aller jusqu’au Night for Night ?
— J’ai des amis, Aster.
— Je sais que tu as des amis, j’en sais beaucoup plus que tu ne le penses.
Elle continua à regarder droit devant elle à travers le pare-brise, mais elle
sentit qu’à côté d’elle Javen se tassait sur son siège.
— C’est-à-dire ? demanda-t-il prudemment.
— Tu as des petits copains. Tu préfères les garçons aux filles. Je suppose
que tu n’as pas envie que ça s’ébruite dans la famille, non ? Alors si tu veux
que je me taise…
Elle n’avait aucune preuve de ce qu’elle avançait et elle avait lancé ça sans
réfléchir, plutôt pour le taquiner qu’autre chose mais, en le voyant pâlir et
ouvrir des yeux ronds, elle comprit qu’elle avait mis dans le mille et se sentit
vraiment minable d’utiliser la sexualité de son frère comme instrument de
chantage.
— Javen, je suis désolée…
Elle s’empressa de rectifier. Elle se foutait complètement que Javen soit
homo. Mais malheureusement ses parents et Nanny ne prendraient pas la chose
avec autant de détachement.
— Tu as le droit de faire tes choix et de vivre ta vie. Et je suis prête à te
couvrir. Mais il faut que tu arrêtes de me demander des trucs devant Nanny,
pour m’empêcher de discuter et me mettre devant le fait accompli. Ce serait
plus simple pour tous les deux si on était solidaires, non ?
Javen reprit aussitôt des couleurs.
— Ça veut dire que tu serais prête à me laisser entrer dans ton club ?
— Non, répondit-elle en fronçant les sourcils. Je viens de commencer, je ne
peux pas prendre le risque de faire entrer un mineur.
— Un peu plus tard, alors ?
— Tout est négociable, répondit-elle, tout en sachant qu’elle ne négocierait
pas.
Ils demeurèrent silencieux le reste du chemin, jusqu’au parking du Grove,
où le petit copain de Javen attendait déjà.
— Arrange-toi pour que je puisse rentrer ce soir, d’accord ?
Puisqu’ils avaient décidé de se soutenir mutuellement, autant commencer
dès ce soir. Si elle était sûre de rentrer sans réveiller Nanny, ça lui ferait un
souci de moins.
Javen acquiesça distraitement, tout en lorgnant du côté de son copain.
— Tu sais, quand maman et papa ont annoncé qu’ils passaient l’été à
Dubaï, j’ai cru que j’aurais le plus bel été de ma vie, murmura-t-il. Mais, quand
j’ai su que Nanny restait, j’ai cru mourir.
Aster éclata de rire. Elle était passée par là, elle aussi.
— Mais, maintenant qu’on marche ensemble, ça va être l’éclate.
Il ponctua sa phrase d’un sourire heureux et juvénile.
Le cœur d’Aster se serra… Javen se trouvait à un tournant décisif de sa vie,
il commençait à faire l’expérience de l’amour, et elle ne pouvait pas le protéger
des chagrins qui l’attendaient. Mais au moins elle ferait de son mieux pour le
protéger de Nanny Mitra et de ses parents.
Il quitta la voiture et rejoignit son copain d’un pas joyeux. Elle le suivit des
yeux, submergée d’amour, en serrant dans sa paume son pendentif porte-
bonheur et en priant pour ce petit frère qui éveillait brusquement ses instincts
de mère.
Puis elle démarra. Il était temps de préparer la soirée chez Safi.
12. I Wanna Be Sedated

Layla balaya du regard le club presque vide et laissa échapper un soupir. Le


Jewel allait bientôt fermer, et le bilan n’était pas fameux. La piste de danse
avait été tellement peu animée que le DJ lui-même avait eu l’air de s’ennuyer à
mourir. Cette première soirée était complètement ratée. Elle avait espéré la
visite de Madison, Karly lui ayant assuré que celle-ci viendrait grâce à
l’intervention de l’ami du cousin du petit copain de son frère, lequel avait été
autrefois le coiffeur attitré de la star. Mais Madison ne s’était pas montrée. Et,
s’ils avaient fait suffisamment d’entrées pour échapper à la catastrophe, c’était
uniquement grâce aux membres de son équipe. Elle n’y était pour rien.
Elle avait pourtant des tas d’amis, mais aucun parmi eux ne fréquentait les
boîtes de nuit. Au Vesper, ils auraient fait l’effort de venir. Mais, en apprenant
qu’elle faisait la promotion du Jewel, ils avaient froncé le nez de dégoût — trop
huppé pour eux —, avec ce snobisme indie parfaitement hypocrite qui l’avait
toujours étonnée. Refuser en bloc tout ce qu’aimaient les riches et les victimes
de la mode, c’était se montrer aussi snob qu’eux. Mais ils n’étaient pas de cet
avis. Elle ne leur en voulait pas et elle les aimait quand même. Y compris pour
les raisons qui leur faisaient mépriser le Jewel. Mais ce soir elle s’était sentie
abandonnée de tous.
Elle devait absolument s’assurer que les clients d’aujourd’hui reviendraient
vendredi et samedi. Elle se dirigea donc vers un groupe de filles dont les robes
moulantes et réduites au strict minimum montraient qu’elles étaient là pour se
faire remarquer.
— Salut !
Elle ne se laissa pas décourager par leurs regards hautains et poursuivit
d’un ton enjoué :
— Vous seriez d’accord pour que je vous prenne en photo ?
Elle agita son téléphone, comme pour les dissuader de refuser.
— Non merci, répondit une grande blonde.
Elle ricana, comme si elle considérait avoir affaire à une perverse qui
tentait un dernier coup de drague désespéré avant la fermeture.
— Ce n’est pas pour moi, s’empressa d’expliquer Layla.
Elle se rendait compte à présent qu’elle avait eu tort d’aborder ces
prétentieuses mais, maintenant que c’était fait, elle était bien décidée à aller
jusqu’au bout.
— C’est pour le club. Je fais partie de l’équipe de promotion.
Elle marqua une pause, leur laissant le temps de montrer qu’elles étaient
impressionnées, mais elles demeurèrent impassibles, les bras croisés, le sourcil
haut.
— Je la posterai sur Twitter ou Instagram. Sur le compte du Jewel.
Elle se mordilla les lèvres, en espérant qu’elles ignoraient que le club
n’avait pas de compte sur les réseaux sociaux. Ira trouvait que ça ne cadrait pas
avec l’image de sa marque, erreur qu’elle avait l’intention de réparer.
Le groupe se concerta, comme si l’affaire était d’une importance capitale.
Layla tenta de prendre un air dégagé, mais elle se sentit exclue, comme le jour
où elle s’était fait éjecter de la table des canons du lycée quand elle avait tenté
de s’y asseoir.
— D’accord, lâcha finalement la blonde.
Tout groupe avait son leader, et celle-ci était apparemment l’élue.
— Mais on veut voir la photo avant que tu la postes, et tu dois promettre de
l’envoyer sur nos comptes.
Layla battit des paupières. Décidément, celles-là, il fallait les chouchouter.
— Si ça vous rassure, je peux passer d’abord par vos agents.
Mais la plaisanterie n’eut pas l’air de les amuser.
— D’accord, soupira-t-elle.
Elle mitrailla donc les filles, en essayant de ne pas rire quand elle les vit
s’agglutiner en faisant toutes la même moue en bec de canard censée être
sensuelle — moue qu’elle trouvait totalement ridicule. Puis elle nota sagement
leurs adresses Twitter et Insta, dont elle comptait se servir pour les attirer de
nouveau au club. Ensuite, comme elles s’éloignaient vers la sortie, elle les
salua d’un vibrant « Bye », qu’elle regretta aussitôt en les voyant éclater de
rire.
Merde. Elle était totalement has been. Mateo n’avait aucune raison de
s’inquiéter, elle ne risquait pas de se laisser happer par ce milieu. Et ce bouseux
de Tommy n’avait pas tort : elle n’était pas capable de faire venir ses propres
amis ; ces débiles à la bouche en bec de canard ne l’avaient pas prise au
sérieux, comment pouvait-elle espérer attirer ici la célèbre Madison Brooks ?
Elle avait vraiment intérêt à se remuer si elle ne voulait pas être la première à
être éliminée du concours.
Elle enfourcha sa moto et descendit le boulevard avec la ferme intention de
ne pas regarder du côté du Night for Night et du Vesper quand elle passerait
devant. Ça ne pouvait que lui tuer le moral. Pourtant, elle ne put s’empêcher de
jeter un coup d’œil.
Devant le Night for Night s’amassaient une foule de gosses de riches, de
ceux qui fréquentent les écoles privées. Pas la peine de se demander s’il
s’agissait de clients réguliers ou des nouveaux menés par Aster.
Arrivée à hauteur du Vesper, elle accéléra en espérant traverser le carrefour
avant que le feu passe au rouge. Mais, pas de chance, la voiture devant elle
freina brusquement, l’obligeant à ralentir et à s’arrêter à quelques mètres de
Tommy et d’une blonde platine portant des collants résille, des bottines d’une
hauteur vertigineuse et une petite robe noire qui peinait à contenir ses formes.
Heureusement, Tommy était trop occupé à draguer la blonde pour avoir
repéré sa moto.
Ou pas.
— Layla !
Il la héla à deux reprises, mais elle fit semblant de ne pas l’entendre et
continua à fixer le feu en priant pour qu’il change au plus vite. S’il n’y avait
pas eu une caméra de surveillance, elle serait passée au rouge. Mais elle n’avait
pas envie de récolter en prime une amende.
— Layla ! Hé !
Merde. Et ce feu qui s’éternisait au rouge ! Tommy s’était maintenant
avancé sur le boulevard et la tirait par la manche de son blouson en cuir noir.
— Qu’est-ce que je t’ai dit la dernière fois qu’on s’est vus ? lâcha-t-elle
sèchement, sans même le regarder.
— Tu t’arrêtes sur mon territoire, protesta-t-il. C’est normal que je te dise
bonjour, quand même.
Il sourit, comme s’il se trouvait très spirituel.
— Tu pourrais lâcher ma manche ? gronda-t-elle, cette fois en le toisant
d’un air méprisant.
C’était totalement nul comme repartie. Mais, maintenant qu’elle avait
commis l’erreur de croiser son regard, elle n’était pas capable de trouver mieux
— il avait décidément des yeux d’un bleu incroyable.
Il laissa retomber sa main, mais continua à arborer son sourire éblouissant
et à la fixer de ses yeux trop bleus.
Le feu passa au vert, les voitures se mirent à klaxonner parce qu’elle
n’avançait pas, mais elle demeura figée, tétanisée, en maudissant sa lâcheté.
— Comment s’est passée ta première soirée ? demanda posément Tommy,
indifférent au chaos qu’ils provoquaient.
— Apparemment pas aussi bien que la tienne, rétorqua Layla en désignant
du menton la jeune fille à la robe noire, qui prenait une série de selfies en
attendant le retour de Tommy.
— Tu n’as pas à t’inquiéter, répondit-il. C’est une amie.
— M’inquiéter ? ricana Layla en lui jetant un regard assassin. Tu prends tes
désirs pour des réalités.
Il accusa le coup sans broncher et resta planté devant elle, avec son calme
exaspérant.
D’autant plus exaspérant qu’elle était à bout de nerfs. Notamment à cause
de cette fille qui l’agaçait avec ses minauderies.
Mais Tommy n’avait rien à voir avec ça, il ne l’intéressait pas. La vérité,
c’était que Mateo lui manquait. Chaque fois qu’elle se disputait avec lui, ce qui
arrivait rarement, elle le regrettait.
— N’hésite pas à m’appeler si tu changes d’avis, déclara Tommy.
Et, comme elle lui jetait un regard d’incompréhension, il ajouta :
— A propos de mettre nos stratégies en commun.
Elle fronça les sourcils. Il recommençait avec ça ? Il était temps qu’elle se
barre. Elle en avait assez de ce mec et de son sourire de débile.
Elle fit gronder le moteur et avança vers le carrefour, juste au moment où le
feu passait de nouveau au rouge. Zut ! C’était vraiment pas de chance ! Cette
fois, tant pis pour l’amende. Elle fonça. Elle devait absolument s’éloigner de
Tommy.
Quelque chose en lui la mettait décidément mal à l’aise. C’était comme s’il
voyait en elle, comme s’il devinait toute la bassesse qu’elle s’efforçait de
cacher — et que Mateo ne remarquait pas ou préférait oublier. Et le pire, c’était
que ça ne le rebutait pas. Au contraire, ça semblait le réjouir, parce que lui
aussi était plein de bassesse.
Après avoir parcouru quelques centaines de mètres, elle s’arrêta sur le bord
du trottoir et fouilla dans son sac pour en sortir son téléphone, en priant pour
que Mateo soit encore debout et pour qu’il ait envie de lui parler.
— Tu vas bien ? fut sa première question.
Elle se sentit coupable de lui causer de l’inquiétude.
— Je crois que je ne suis pas faite pour ce boulot, soupira-t-elle d’une voix
lasse. Ce soir, je me suis vraiment ridiculisée.
— Eh bien, abandonne.
Elle fronça les sourcils. Abandonner, elle n’y avait même pas pensé. Elle
aurait préféré mourir plutôt que d’agiter un drapeau blanc. Il aurait dû le savoir.
Le silence s’installa entre eux, puis Mateo reprit :
— Tu es où ?
En regardant autour d’elle, elle aperçut un sans-abri qui urinait contre un
mur. Un autre, un peu plus loin, fouillait une poubelle et entassait ses
trouvailles dans le chariot de supermarché qu’il traînait avec lui.
— Dans la capitale du glamour, répondit-elle d’un ton cynique.
— Pourquoi tu ne passerais pas me voir ?
— Je suis encore sur Hollywood Boulevard. J’en ai pour un moment, à
venir.
— Aucune importance, je peux t’attendre.
Elle poussa un soupir de soulagement. Même s’il n’approuvait pas ce
concours, Mateo serait toujours là pour elle. Il n’était pas rancunier et il tenait
vraiment à elle. La plupart du temps, elle avait l’impression de ne pas mériter
son amour.
Elle se sentait déjà mieux et glissa son téléphone dans sa poche avant de
démarrer. Tout irait bien. Elle allait tenir le coup. Avec Mateo, rien n’avait
changé. Il ne l’obligeait pas à choisir entre lui et le concours.
Il ne lui restait plus qu’à se creuser la cervelle pour trouver le moyen de
rameuter du monde au club. Sinon Ira se chargerait de choisir pour elle.
13. Everybody Wants to Rule the World

Postée près de la cabine du DJ, Aster observait les clients du club, qui
sortaient lentement. Elle se sentait comme une reine surveillant ses sujets. Elle
pouvait se vanter d’avoir réussi sa première soirée. Tous les jeunes diplômés
des écoles les plus cotées de Los Angeles étaient venus réclamer leur tatouage
argenté, une lune ou une étoile, transformant la piste de danse du Night for
Night en une constellation tourbillonnante des futures personnalités de la ville.
— Il y avait du monde, commenta Taylor, qui se tenait à ses côtés.
Aster lui adressa un regard en biais. Ce soir, Taylor s’était mise en frais.
Dans sa minirobe en cuir perforée, elle était étonnamment chic et sexy. Elle
n’était pas si coincée que ça, en fait.
— Merci, répondit-elle en souriant. Je n’en attendais pas tant.
— Pas possible ? ricana Taylor.
Aster ne répondit pas et détourna le regard, refusant d’entrer dans le jeu,
quel qu’il soit. Tout ce qui comptait, c’était que l’heure de la fermeture était
passée et que les gens commençaient à peine à partir.
— Je croyais qu’on travaillait en équipe, reprit Taylor.
Aster continua à surveiller la piste de danse, où elle repéra Safi qui tentait
de se frayer un chemin vers la sortie, avec le garçon qui l’accompagnait. Puis
elle ne les vit plus et les oublia presque aussitôt.
— Tu as organisé ta petite soirée étoilée sans en parler à personne, reprit
Taylor en lui jetant un regard furieux. Tu ne veux pas marcher avec ton équipe ?
Très bien. Mais il ne faudra pas compter sur nous.
— Pas de problème, répondit Aster en soutenant son regard.
Taylor lui tourna le dos et alla rejoindre Diego et Ash qui l’attendaient.
Au bout de la première soirée de la compétition, son équipe s’était déjà
retournée contre elle. Ce n’était pas plus mal. Comment pouvaient-ils être
solidaires, puisqu’il n’y aurait qu’un seul gagnant ? Aster n’avait pas compris
toutes les finesses du concours, mais elle avait compris l’essentiel : pour
gagner, il fallait enfreindre certaines règles.
Sa soirée avait été un succès, et elle se fichait pas mal de ce que pensait
Taylor de son esprit d’équipe. Son unique souci en ce moment, c’étaient ses
pieds qui la lançaient affreusement à cause de ses talons de dix centimètres, et
ses joues endolories à force de sourire et d’envoyer des baisers. Mais ça faisait
partie des risques du métier, et elle avait intérêt à s’y habituer. Vu la tournure
que prenaient les choses, elle en avait pour plusieurs semaines — et sans doute
jusqu’à la fin de l’été.
— Aster ?
Ira venait d’arriver derrière elle.
— Tu as un moment ?
Il la fit monter à l’étage, dans un bureau très style « affaires », tout comme
lui, sans une seule touche personnelle. Il lui désigna un fauteuil, et elle s’y
installa avec reconnaissance, en retenant un soupir de soulagement — ce que
c’était bon de ne plus peser sur ses pieds. Elle profita même de ce qu’Ira
fouillait dans un tiroir pour masser discrètement ses mollets tétanisés.
— Ce n’est pas mal du tout pour un jeudi, commenta Ira en se tournant vers
elle.
Il tira une enveloppe blanche marquée du logo rouge Unrivaled Nightlife,
puis s’adossa à son fauteuil.
Elle sourit posément, tout en effectuant mentalement la danse de la
victoire, poing levé.
— Je peux te demander comment tu as fait pour attirer tout ce monde ?
— J’ai imaginé une fête dans la fête. J’ai dit à tous les gens de ma liste
qu’ils auraient droit à un tatouage de lune ou d’étoile.
Elle éleva son poignet, pour montrer le sien. Puis, gênée par le regard
impassible d’Ira, elle laissa lentement retomber sa main.
— C’est le bouche-à-oreille qui a marché. Ils devaient passer par moi pour
avoir leur tatouage, ce qui m’a permis de les comptabiliser facilement.
Elle haussa les épaules, comme pour dire que ça n’avait pas été difficile.
Bien entendu, elle se garda bien d’ajouter qu’elle avait au passage distribué ses
tatouages à des gens qui auraient dû être comptabilisés pour ses coéquipiers.
— Et ?
Elle remua sur son siège, ne comprenant pas où il voulait en venir.
— Tu leur as distribué des tatouages, c’est ça ? Pas de boissons gratuites, ni
de réduction à l’entrée ?
— J’ai le droit de proposer des trucs comme ça ?
Elle se demanda pourquoi elle n’y avait pas pensé.
— Tu as le droit, oui, uniquement à des célébrités. Mais je n’en ai pas vu ce
soir.
Elle se tassa sur son siège. Ça sonnait comme un reproche. Elle n’était plus
aussi fière d’elle.
— Je suppose que les gens aiment avoir l’impression de participer à un
événement un peu hors normes, ajouta-t-elle pour tenter de dévier subtilement
la conversation.
Il lui jeta un regard songeur.
— Ce qui a marché un jeudi ne marcherait pas un samedi. Il va falloir que
tu vises plus haut.
Elle baissa le nez vers ses genoux et se tut.
— Bon, reprit Ira d’une voix conciliante. Je sais que tu es épuisée, donc,
voilà…
Il fit glisser l’enveloppe sur son bureau. Une enveloppe énorme et
probablement bourrée d’argent liquide.
Elle chercha son regard, et leurs yeux se rencontrèrent pendant quelques
longues secondes. C’était beaucoup d’argent. Elle se demanda ce qu’il attendait
en retour.
— Waouh ! Merci !
Elle contempla l’enveloppe, en tentant de se persuader qu’il s’agissait
d’une récompense bien méritée et pas d’un argent sale — en partie volé à ceux
de son équipe — lui laissant un arrière-goût de culpabilité.
— C’est moi qui te remercie.
Ira la dévisagea un instant avec cette paire d’yeux bleu foncé qui voyaient
tant de choses et ne révélaient rien.
— Tu découvriras que je peux me montrer très généreux quand j’estime
qu’on le mérite.
Il désigna l’enveloppe du menton, tandis qu’Aster fouillait dans son crâne
pour trouver la réponse adéquate, sans que rien ne lui vienne à l’esprit.
— Mais je préfère te prévenir…
Son regard se fit plus perçant, et elle se sentit soudain terriblement
exposée. Ira avait l’âge d’être son père, et pourtant elle ne put s’empêcher de se
demander quel effet ça ferait de l’embrasser. Elle n’était pas tentée d’essayer,
non… Pas même un peu. Mais tout de même, à côté d’Ira, la longue succession
de ses ex ressemblait à un lot de sous-développés sans la moindre personnalité.
— Je suis rarement impressionné deux fois par la même chose.
La voix d’Ira la ramena au présent — il était temps. Elle se mordilla les
lèvres et tira sa robe sur ses cuisses, en espérant que rien dans son attitude
n’avait trahi ses pensées.
Elle hocha la tête en réponse, tout en se désespérant à l’idée qu’elle avait
joué ce soir son unique carte. Elle allait devoir trouver de nouvelles idées,
demain matin à la première heure — après une nuit de sommeil. Elle étouffa un
bâillement. Attendit de savoir s’il y avait une suite. Puis, comme Ira se levait
de sa chaise, elle s’empressa de l’imiter.
Il contourna le bureau pour lui offrir sa main — une main qui recouvrit
totalement la sienne, capable de lui broyer les doigts sans le moindre effort.
— Va te reposer, maintenant.
Il la raccompagna dans le club presque vide, et elle se demanda s’il avait
l’intention de l’escorter jusqu’à sa voiture. Et si c’était le cas, devrait-elle
trouver ça gênant, excitant, ou tout simplement grotesque et déplacé ?
Avant qu’elle puisse trancher, Ira demanda à James, l’un des videurs, de
s’en charger, la laissant fourrer l’enveloppe dans son sac et rejoindre sa
Mercedes. Elle attendit que James parte avant d’ouvrir l’enveloppe et évalua la
pile de billets de vingt et de cent qui ajoutés devaient faire… un max. Elle
verrait plus tard. Elle n’était pas débile au point de compter sa fortune dans une
voiture garée sur Hollywood Boulevard.
Elle remit donc l’enveloppe dans le sac et démarra, tout en songeant, non
sans une certaine fierté, qu’elle avait réussi à épater Ira avec ses dons de
stratège.
A présent, pour que la soirée soit vraiment parfaite, il ne lui restait plus
qu’à rentrer chez elle sans se faire repérer par Nanny Mitra.
14. Sex and Candy

Tommy retourna à l’intérieur du Vesper, suivi bien sûr de la fille en robe


noire qui ne le lâchait plus — Serena, Savannah ou Scarlet, il avait déjà oublié
son prénom.
Depuis combien de temps n’était-il pas sorti avec une fille ? Le calcul était
déprimant, mais il le fit quand même. Depuis… Amy, son ex petite copine de
l’Oklahoma. Quand il avait annoncé à Amy son départ pour L.A., il avait eu
droit aux pleurs, puis aux reproches, puis… mieux valait ne pas remuer ces
souvenirs pénibles. En tout cas, question nana, L.A. n’avait été pour lui qu’une
longue traversée du désert. Les gens d’ici se plaignaient volontiers de la
sécheresse. Eh bien, lui, il était justement en période de grande sécheresse et,
puisque cette fille dont le nom lui échappait offrait si gentiment de le
désaltérer, il n’avait pas l’intention de refuser.
Il n’avait pas à se sentir coupable. Personne à qui rendre des comptes. Un
mec ne pouvait pas tenir longtemps sans nana, non ? Il s’autorisa donc à
dévorer du regard la récompense qui se tenait devant lui — des seins parfaits
(probablement faux, mais quelle importance ?), une taille fine surmontant des
hanches dodues en forme de sablier et… Il la regarda droit dans les yeux et
déclara :
— Tu devrais y aller.
Elle battit des paupières, et sa silhouette s’inclina en avant sur ses hauts
talons.
— Tu es sérieux ?
Elle n’en revenait pas qu’il refuse une offre aussi alléchante. Lui non plus.
Mais, que l’offre soit alléchante ou pas, il n’avait pas envie de passer la
nuit avec cette fille. Ils n’avaient rien en commun. Elle avait les goûts
musicaux d’une groupie de base, ça il pouvait à la rigueur le pardonner, mais
elle n’avait pas arrêté d’approuver tout ce qu’il disait, et il commençait à la
trouver franchement ennuyeuse. Déjà.
— Eh bien oui, dit-il. Le club va bientôt fermer.
— J’y crois pas, murmura-t-elle.
Elle eut une moue adorable et ne fit pas mine de bouger, comme si, en
effet, elle n’y croyait pas.
— Si ça peut te rassurer, moi non plus j’y crois pas, soupira-t-il en haussant
les épaules.
— C’est à cause de ta petite copine ?
Il plissa les yeux, ne voyant pas du tout de quoi elle parlait.
— La fille sur la moto.
Elle montra du pouce la porte donnant sur la rue.
Il aurait pu saisir au vol cette excuse qui leur aurait sauvé la face à tous les
deux, mais il préféra ne pas mentir.
— C’est compliqué.
— Normal, c’est toujours compliqué.
Elle lui adressa un sourire en coin et planta un baiser sur sa joue, le laissant
avec les effluves de son odeur de femme, pleine de promesse et de douceur ; il
dut se retenir pour ne pas lui courir après.
Les barmans étaient encore en train de nettoyer. Le gérant avait disparu
quelque part dans l’arrière-salle. Tommy aurait pu partir, mais il se sentait trop
survolté pour rentrer seul dans son trou à rat. Il attrapa donc une guitare qui
traînait, s’installa sur le podium et commença à jouer. Perdu dans sa musique,
il ne s’aperçut de la présence d’Ira qu’à la fin du deuxième morceau.
Il fit passer la guitare par-dessus sa tête et la posa contre son tabouret.
— J’avais besoin de me défouler, dit-il, voulant se justifier, mais regrettant
de le faire sur un ton aussi gêné.
— C’est drôle que tu aies préféré la musique à la fille.
Tommy le dévisagea. Depuis combien de temps Ira était-il là ?
— Comment s’est passée cette première soirée ? demanda Ira.
Tommy haussa les épaules.
— A vous de me le dire.
— Ce qui m’intéresse pour le moment, c’est de savoir ce que, toi, tu en as
pensé.
Contrairement aux membres de son équipe, Tommy n’avait pas une foule
d’amis à inviter. Il avait fait imprimer quelques invitations, qu’il avait ensuite
distribuées dans le studio d’enregistrement où il avait bossé quelques-uns de
ses morceaux. Il en avait laissé aussi un paquet au cours de yoga du bout de sa
rue. La stratégie n’avait rien de génial. Elle avait quand même drainé quelques
illustres inconnus et des nanas super-sexy adeptes du yoga.
Ira le regardait fixement, attendant une réponse. Pas la peine de prétendre
que la soirée avait été une réussite, puisque ce n’était pas le cas. Ira ne
manquerait pas de le remettre à sa place s’il se vantait, ce qui ne ferait
qu’affaiblir un peu plus sa position. Ira était sans pitié. Pour s’en persuader,
Tommy n’avait qu’à penser à la manière dont il avait abandonné sa mère en
apprenant qu’elle était enceinte. D’accord, il lui avait laissé un peu de fric —
juste assez pour payer un avortement. Mais il ne s’était pas donné la peine de
prolonger son séjour pour l’accompagner à la clinique. Il était reparti, sûr
qu’elle se plierait à ses exigences, comme tout le monde. Ça ne lui était même
pas venu à l’esprit qu’elle puisse utiliser son argent pour acheter des couches et
un berceau.
— Ç’aurait pu être mieux, admit-il enfin. Et ça le sera. J’ai une idée dont
j’aimerais vous parler, si vous avez une minute.
Il descendit de la scène, pour se mettre sur un pied d’égalité avec lui.
— Je voudrais utiliser la petite salle pour la transformer en espace privé.
Ira fronça les sourcils.
— C’est déjà un espace privé.
— Non, je veux dire privé dans le sens réservé aux VIP.
— Mais c’est là que les groupes se reposent entre deux tours de chant.
— Exactement, rétorqua Tommy. On a une bonne programmation d’été et,
si l’on ouvrait cette salle à un groupe de personnes triées sur le volet, en leur
offrant une atmosphère plus intime, style lounge, on augmenterait notre
capacité et ça renforcerait notre image cool.
Ira le dévisagea attentivement, en restant de marbre.
— Je veux m’en occuper seul et que les points soient uniquement pour moi,
puisque c’est moi qui ai eu l’idée, insista Tommy.
— Et ton équipe ?
— Quoi, mon équipe ? demanda Tommy en haussant dédaigneusement les
épaules.
Ira ne jugea pas utile de répondre.
— Et quels sont les VIP que tu as en tête ?
— Pour le moment, aucun.
Inutile de mentir.
— Mais bientôt, tout un tas. Plus que la pièce ne peut en contenir.
Ira se leva sans un mot et prit la direction de son bureau, en lançant par-
dessus son épaule
— On verra. J’aimerais d’abord que tu réfléchisses à une stratégie qui ne
nécessite pas mon aide.
Tommy le regarda s’éloigner, en se demandant qui il haïssait le plus en cet
instant — lui ou Ira. Son idée était bonne — pour ne pas dire géniale —, mais il
n’avait pas su la défendre. Il s’était montré à la fois prétentieux et maladroit.
Pas étonnant qu’Ira ne l’ait pas pris au sérieux. N’empêche, il n’avait pas
intérêt à lui piquer l’idée et à faire ensuite comme si elle venait de lui.
Il attrapa son blouson de cuir et fila dehors, pour rejoindre l’épave qui lui
tenait lieu de voiture. Merde. Il trouverait un autre moyen pour augmenter ses
entrées et obliger le vieux à reconnaître qu’il était impressionné. Il avait une
idée en tête, une idée qu’il aurait préféré garder en réserve. Elle était risquée et
pouvait attirer de gros ennuis au club. Mais à présent il n’avait plus le choix, il
allait devoir se jeter à l’eau, puisque jouer la prudence ne lui rapportait rien. Au
pire, Ira admirerait au moins son culot. Et, si cette idée marchait, elle ferait
venir tant de monde qu’il ne pourrait que gagner. Il décida de commencer à la
tester le lendemain, pour qu’elle donne son plein rendement dès samedi. Et
dimanche, il aurait droit aux félicitations d’Ira.
Il se demanda si Layla parviendrait à remonter la pente d’ici là.
Il sourit en repensant à son joli visage de gamine, à ses lèvres boudeuses, à
ses grands yeux, à son teint de porcelaine.
Layla était intelligente et elle avait beaucoup de qualités, mais elle était
vraiment nulle pour faire la promotion d’un club ou se créer un réseau de
relations. L.A. était une ville d’acteurs et de scénaristes. Pour les attirer, il
fallait être capable de jouer un personnage.
Et Layla était parfaitement incapable de jouer un autre rôle que le sien. Elle
ne tarderait pas à s’en rendre compte et à prendre contact avec lui pour
réclamer son aide.
Du moins il l’espérait.
Parce que toutes les Scarlet-Savannah-Serena de la ville ne lui arrivaient
pas à la cheville. Il avait déjà passé plusieurs mois sans nana, il pouvait
attendre encore un peu pour avoir celle qui lui plaisait vraiment.
15. Young and Beautiful

Par chance, Javen avait désactivé l’alarme de la maison, ce qui permit à


Aster de se glisser dans sa chambre sans réveiller Nanny Mitra. Elle sombra
aussitôt dans un sommeil profond et sans rêves. Du moins jusqu’à ce que son
téléphone sonne le lendemain matin, annonçant le texto d’une secrétaire d’Ira
lui confirmant que le Night for Night avait fait le plus gros chiffre de la soirée.
Elle aurait dû se réjouir, mais le silence du côté de son équipe la tracassait.
Aster n’avait pas l’habitude d’être détestée.
Ne disait-on pas que le succès générait l’envie ? C’était probablement vrai.
Elle s’adossa à sa tête de lit capitonnée de soie et fouilla dans son sac pour
y chercher l’enveloppe d’Ira, dont elle renversa le contenu sur ses draps de
Frette d’un blanc immaculé. Ses parents étaient riches, mais ça ne les
empêchait pas de surveiller de près les dépenses de leurs enfants. Elle ne
possédait que deux robes décentes pour le club — une qu’elle avait déjà
montrée à l’entretien et une autre portée hier soir. Le reste de sa garde-robe
était composé de vêtements approuvés par sa mère, donc importables dans un
club. Elle devait impérativement s’acheter des robes vraiment sexy (mais
classe, pas vulgaires). Quelques paires de chaussures à talons hauts seraient
aussi les bienvenues. Et peut-être des bijoux — style fantaisie, branchés le
genre qui ferait s’évanouir sa mère si elle les voyait sur elle.
Elle glissa l’argent dans son portefeuille, sonna la bonne pour réclamer du
café et alla prendre sa douche. Elle avait devant elle une longue journée de
shopping.

* * *
Ayant grandi à Beverly Hills, Aster connaissait des tas de boutiques où elle
aurait pu trouver ce qu’elle cherchait, mais pour rester discrète il lui fallait un
endroit où sa mère n’était pas connue. Celle-ci ne mettant jamais les pieds chez
Neiman Marcus (elle était fan de Saks), ce fut donc chez Neiman qu’elle se
rendit.
Elle confia sa voiture au voiturier et prit l’escalier roulant pour monter à
l’étage, où elle passa tranquillement en revue les portants de robes, avec
l’intention de prendre tout son temps. Elle préférait fouiner seule ; les
vendeuses cherchaient toujours à vous imposer leurs goûts perso.
Elle emporta son butin dans une cabine et essaya en un temps record une
pile impressionnante de robes moulantes, jusqu’à en sélectionner une
absolument parfaite et deux autres de rechange. Elle allait se rhabiller pour
s’attaquer au rayon chaussures, quand elle entendit la fille de la cabine voisine
s’exclamer :
— Tu ne devineras jamais qui est là ! Le type de la série télé… Tu sais,
celui qui a des yeux verts incroyables… Ah mais zut, c’est dingue que son nom
m’échappe… Celui qui sort avec Madison Brooks.
Aster dut s’adosser à la porte ; son cœur battait si fort qu’elle en avait le
vertige.
— Ryan Hawthorne, murmura-t-elle, attendant confirmation.
— Ryan Hawthorne ? demanda la copine de la fille.
— Oui, il est en bas. Il est certainement venu chercher un cadeau pour
Madison.
— Il paraît que sa série va s’arrêter. Il n’aura bientôt plus les moyens de lui
faire des cadeaux chez Neiman.
Elles éclatèrent de rire toutes les deux.
— Il faut que tu le voies. Il est encore plus beau en vrai.
— J’arrive. Je ne veux pas de ce jean, de toute façon. Il me fait les fesses
de ma mère.
Aster n’attendit pas la suite, elle sortait déjà de sa cabine d’essayage, vêtue
de la plus sexy de ses trois robes. Elle alla directement à l’étage inférieur. La
fille n’avait pas dit dans quel rayon se trouvait Ryan mais, s’il venait faire des
achats pour Madison, il devait se trouver aux cosmétiques, aux sacs ou aux
bijoux… ce qui laissait quand même un certain nombre de mètres carrés à
fouiller.
Elle longea discrètement le comptoir des parfums, contourna un présentoir
de sacs Prada. Pas de Ryan. Elle se dirigeait vers un rayon de colliers quand il
lui vint à l’esprit que la fille avait pu se tromper. Avec sa tignasse blonde, sa
peau bronzée et ses yeux verts, Ryan avait une allure folle et on ne pouvait pas
le rater. Mais elle avait beau regarder, pas un mec dans ce magasin ne lui
arrivait à la cheville. Même s’ils étaient nombreux à essayer d’imiter son style.
C’était trop beau pour être vrai… Elle jeta un dernier regard vers le
comptoir des bijoux, tout en prenant la direction du rayon chaussures, quand
elle remarqua un type de la taille de Ryan, mince comme lui, portant un bonnet
noir et des lunettes noires. Bien sûr ! Elle aurait dû s’en douter, il était venu
incognito. Même dans un magasin qui avait l’habitude de recevoir des
célébrités, il risquait de créer un attroupement avec les touristes. Plus Aster
regardait ce type, plus elle était convaincue qu’il s’agissait de Ryan Hawthorne.
Il était encore plus beau qu’à la télévision.
Elle prit soudain conscience qu’il était en train de payer ses achats et qu’il
était sur le point de partir. Elle devait agir vite.
Elle attrapa la première paire de Manolo qui lui tomba sous la main, enfila
une chaussure, se planta devant le miroir une jambe en avant de manière à faire
remonter un peu sa robe. Puis elle attendit que Ryan Hawthorne passe à sa
hauteur.
Mais il ne se contenta pas de passer.
Il s’arrêta net et releva ses lunettes sur son crâne pour mieux admirer la
vue. Ce n’était pas très malin de la part d’une star notoirement en couple mais,
pour Aster, c’était très bon signe — signe qu’elle était sur la bonne voie.
Le club, la robe, les chaussures — tout cela allait la mener quelque part. Le
regard appréciatif de mâle de Ryan était suffisamment éloquent pour qu’elle
trouve le courage d’engager la conversation.
— Vous pensez que je devrais les prendre ? demanda-t-elle en remontant
encore un peu plus sa robe.
— Je vote pour, répondit Ryan.
Il avait la voix rauque et il perdit la bataille contre le sourire qu’il tentait
de retenir.
Le pouls d’Aster s’affola. Elle était subjuguée par son visage sculpté, par
son corps musclé. Il était tellement beau qu’elle en avait le vertige. Il ne portait
aujourd’hui qu’un simple jean et un T-shirt, mais il avait quand même une
allure folle. Elle parvint à prendre un air détaché pour se regarder dans le
miroir et lâcher :
— Mmm… Je ne sais pas…
Elle balança les hanches à droite, puis à gauche, tandis que Ryan affichait
un sourire gêné, conscient sans doute qu’il aurait dû continuer son chemin,
mais incapable de le faire.
— J’ai l’impression affreuse que je ne pourrai pas partir tant que je ne
saurai pas la fin de l’histoire, dit-il.
Il semblait indifférent à l’attroupement qui commençait à se former autour
d’eux — vendeurs et clients étant instinctivement attirés par le parfum d’un
scandale en devenir.
Mais Aster s’en inquiéta, elle. Elle ne voulait pas que Ryan ait des
problèmes avec la presse, et encore moins avec Madison, dont elle avait
désespérément besoin et que par ailleurs elle adulait. D’un autre côté, elle ne
pouvait pas laisser filer sa chance. Le destin avait mis Ryan sur son chemin, à
elle maintenant d’en tirer parti le mieux possible.
— Vous pouvez toujours passer au Night for Night demain soir. Si j’achète
ces chaussures, je les porterai.
Elle remua de nouveau les hanches, tout en lui décochant son sourire le
plus séducteur, style gros plan.
Décidant qu’il était préférable de le laisser sur sa faim, elle l’abandonna
pour retourner vers sa cabine d’essayage, non sans lui avoir lancé un dernier
regard aguicheur. Elle était tellement excitée par ce qui venait de se produire
qu’elle arrivait à peine à se contenir. Ce n’était pas sa première rencontre avec
une star, mais c’était la première qui comptait vraiment.
Connaissant bien les hommes, et en particulier les hommes riches qui ne
supportaient pas la frustration (ayant passé sa vie entourée de cette catégorie,
n’était-elle pas une spécialiste ?), elle était certaine qu’il n’était pas près
d’oublier leur rencontre.
Il viendrait au club, tôt au tard. Et s’il se montrait avec Madison, tant
mieux. De toute façon, avec ou sans elle, elle tenait sa victoire.
16. Blurred Lines

Allongée à l’ombre d’un grand parasol, Madison Brooks profitait de la vue


de son immense piscine à débordement dont la cascade semblait plonger droit
dans la vallée en contrebas. Après son luxueux dressing, le jardin derrière la
maison était l’endroit de sa propriété qu’elle préférait. Elle avait grandi dans un
paysage où ne poussait aucun palmier, son paradis tropical était donc un
symbole de plus du chemin qu’elle avait parcouru.
Aujourd’hui, elle prenait son premier jour de vacances depuis… depuis si
longtemps qu’elle ne se souvenait plus de son dernier dimanche sans réunion,
sans séance d’essayage, sans lecture de scénario. Cette journée lui faisait l’effet
d’un buffet garni, et elle se délectait d’avance à l’idée de paresser sur sa chaise
longue, sans rien de précis à faire et aucune obligation de se déplacer.
— Salut, bébé !
Blue, qui somnolait à côté d’elle, leva la tête et dressa les oreilles en
entendant la voix de Ryan, avec un grondement sourd qui découvrit ses dents —
réaction qui inspira à Madison l’idée amusante de lui demander d’attaquer.
Bien sûr, pas question de passer à l’acte, même si c’était tentant.
Elle se contenta donc de regarder approcher Ryan, tout en songeant qu’il
avait réellement un physique de rêve. Les rayons du soleil saupoudraient d’or
ses cheveux blond sable, son pas de conquérant mettait en valeur la
musculature harmonieuse de ses jambes, ses biceps saillaient sous le poids des
sacs Neiman Marcus dont ses bras étaient chargés. Pas besoin de se demander
pourquoi il alimentait à lui tout seul les fantasmes de tant d’adolescentes (et
aussi de leurs mères, probablement).
— Tu m’as apporté un cadeau ?
Elle remit ses lunettes de soleil sur son nez. Ryan l’ennuyait à mourir, mais
un cadeau, c’était toujours agréable.
Il lui fit son sourire éblouissant à la Ryan Hawthorne — son faiseur de fric,
comme il l’appelait lui-même — et passa ses sacs en revue jusqu’à trouver
celui qu’il cherchait.
— Il a grogné quand je suis arrivé ? demanda-t-il en jetant un regard
inquiet du côté du chien.
Madison suivit des yeux Blue qui sautait de la chaise longue et rentrait en
trottinant dans la maison. Puis elle se redressa, croisa les jambes, et plongea la
main dans le sac rempli de papier de soie blanc que lui tendait Ryan.
Il contenait une petite boîte carrée, enfouie tout au fond.
Des anneaux d’oreilles. Encore… Sauf que ceux-là, incrustés de
minuscules turquoises, étaient beaucoup plus beaux que tous ceux de sa
collection. Elle les caressa du bout des doigts, d’un air détaché, pour ne pas
montrer à Ryan qu’ils lui plaisaient énormément.
Elle se pencha pour lui planter négligemment un baiser sur la joue, mais il
tourna la tête au dernier moment pour réclamer un vrai baiser — lèvres
entrouvertes, langue intrusive — qu’elle ne put repousser.
— Tu m’as manqué, chérie, murmura-t-il en s’écartant enfin d’elle et en lui
soufflant dans le cou une haleine tiède qui la fit frissonner de dégoût.
Puis il reprit ses lèvres, tout en l’attirant fermement à lui, et de nouveau
elle se laissa faire. Mais, quand elle sentit sa main qui tentait de se glisser sous
le soutien-gorge de son bikini, elle posa fermement sa paume contre son torse
et le repoussa.
— Du calme, mon tigre.
Elle dut se faire violence pour conserver un ton enjoué et ne pas s’essuyer
la bouche avec sa serviette. Ryan n’embrassait pas si mal que ça, mais un baiser
venant d’une personne dont la présence vous était à peine supportable ne
pouvait pas être agréable.
— Je veux essayer mes nouvelles boucles d’oreilles, avant que tu perdes
complètement la tête.
Elle espérait le distraire suffisamment longtemps pour qu’il en oublie de
reprendre là où ils s’étaient arrêtés.
Franchement, il l’écœurait. Toutes ces femmes qui l’adulaient n’avaient
jamais entendu les drôles de cris qu’il poussait pendant l’amour, ni vu les
mimiques bizarres qui le défiguraient. Mais, même pour elles, le règne de Ryan
touchait à sa fin. Le bruit courait que sa série allait s’arrêter. Les scénaristes
étaient à court d’idées, l’intrigue stagnait, le taux d’écoute avait baissé —
sonnant le glas de l’émission. Si l’agent de Ryan ne lui trouvait pas rapidement
autre chose, de préférence plus important et meilleur que cette série pour ados
complètement nulle qui l’avait rendu célèbre, elle ne lui donnait pas un an pour
tomber dans l’oubli et être classé parmi les has been.
A part une poignée de stars qui pouvaient enchaîner des bides sans perdre
leurs fans, la règle générale à Hollywood était que vous ne valiez pas mieux
que votre dernier projet. Le public était infidèle — il vous jurait un amour et un
dévouement éternels, tout en cherchant déjà le prochain visage à adorer.
Le moment était venu de mettre fin à sa relation avec Ryan. L’unique but de
leur couple étant de rehausser leurs images respectives, il ne lui serait bientôt
plus d’aucune utilité. Elle ne voyait donc pas de raison de différer l’inévitable.
— Magnifique, commenta-t-il.
Il la dévisagea, mais d’un air absent. Comme s’il regardait en lui-même,
comme s’il pensait à une autre femme.
— J’ai droit à un deuxième cadeau ? demanda-t-elle en désignant les sacs
du menton.
Elle savait très bien qu’il n’y avait pas de deuxième cadeau, et la question
visait uniquement à le déstabiliser. Ryan faisait partie des acteurs qui s’en
tenaient à leur texte. L’improvisation n’était pas son fort.
Il fronça les sourcils, comme s’il avait oublié où il était — ou avec qui il
était ?
Elle commençait à croire qu’il s’était vraiment lassé d’elle, autant qu’elle
était lassée de lui.
Pour la première fois depuis longtemps, il l’intrigua.
— Euh, non, grommela-t-il d’une voix distraite. Le reste, c’est des trucs
basiques que je devais me racheter. Je les avais dans la voiture et je me suis dit
que je pouvais les apporter chez toi, au cas où je passerais la nuit ici.
Elle acquiesça, comme pour dire qu’elle comprenait. Et, en effet, elle
comprenait.
Elle comprenait que Ryan lui cachait quelque chose. Et si une partie d’elle-
même s’en fichait complètement, l’autre, celle qui veillait sur son image et sur
ce qui risquait de la ternir, agitait déjà le drapeau rouge.
— Je me disais qu’on aurait pu sortir ce soir.
Il parlait comme si sortir ensemble était un événement exceptionnel, alors
qu’ils savaient tous les deux qu’il s’agissait du pilier de leur relation. Montrer
leur couple était une nécessité.
Au lieu de s’empresser d’accepter, comme elle l’aurait fait normalement,
elle s’allongea sur sa chaise longue, lentement, langoureusement, un bras calé
sous sa tête, pose qui faisait saillir ses seins et qui d’habitude rendait Ryan
complètement fou. Mais la manœuvre le laissa indifférent. Cette fois, Madison
ne douta plus : s’il n’avait pas encore fait une grosse bêtise, il y songeait…
— Je ne sais pas…, minauda-t-elle en détachant lentement ses mots.
Qu’est-ce que tu avais en tête ?
Il se frotta le menton, comme s’il réfléchissait, mais son genou qui battait
la mesure trahissait son agitation.
— On pourrait dîner chez Nobu à Malibu ? Ça fait longtemps qu’on n’y est
pas allés.
Madison plissa les yeux. Il avait décidément un drôle de ton, fuyant et
coupable, et elle décida sur-le-champ qu’elle n’allait pas le quitter aujourd’hui.
Pour la première fois depuis le début de leur relation, elle songea qu’elle n’était
peut-être pas la seule à jouer la comédie dans leur couple.
— Hmm…, ronronna-t-elle. Peut-être.
Elle décroisa lentement les jambes, d’une manière plus que suggestive,
avant de les recroiser, en frottant l’une contre l’autre ses cuisses parfaites. Il
n’avait pas pu louper ça. Il allait réagir.
— Comme tu voudras, chérie.
Sa voix avait pris ce ton rauque qu’elle ne connaissait que trop bien, et
cette fois il reporta toute son attention sur elle.
— Le dîner peut attendre… Mais ça…
Il suivit de l’index l’une de ses côtes, avant de plonger dans la douce vallée
de son ventre musclé, et s’arrêta à l’élastique de son bikini.
— Pour l’instant je ne pense plus qu’à ça.
Il approcha son visage du sien, tandis qu’elle fermait les yeux en pensant à
un autre garçon, très loin, ce qui lui permit de rendre à Ryan son baiser avec
une ferveur qui les surprit tous les deux.
17. Go Hard or Go Home

— Alors, mon pote, tu vas nous laisser entrer ou quoi ?


En jetant un coup d’œil par-dessus l’épaule du videur, Tommy aperçut les
deux jeunes punks qui lui rendaient visite autrefois chez Farrington. Merde.
C’était pas croyable ! Quand on l’avait réclamé à l’entrée pour qu’il négocie
avec eux, il s’était précipité, en se demandant comment ils avaient pu le
retrouver.
Il ne se débarrasserait donc jamais d’eux ?
— On veut être sur la liste, mon pote ! cria l’un d’eux.
Etait-ce celui qui s’appelait Ethan ? Tommy avait toujours eu un mal de
chien à se souvenir de leurs prénoms, et encore plus à savoir qui s’appelait
comment.
Il jeta un coup d’œil derrière eux. La file d’attente était longue — et surtout
composée de clients plus importants et qui avaient l’âge requis, eux.
— Tu les connais ou pas ? demanda le videur en lui jetant un regard
impatient.
Il acquiesça à regret, sachant que s’il niait les deux punks feraient un
scandale — chose qu’il voulait éviter à tout prix.
— Ils ont dix-huit ans ou pas ?
— On en a vingt et un, yo ! corrigea Ethan en lançant son poing en l’air,
geste infantile qui ne confirmait pas ses dires.
— Dix-huit, répondit Tommy en leur lançant un regard d’avertissement.
Ils n’en avaient pas dix-huit, donc il ne fallait pas trop pousser.
— Si tu le dis, maugréa le videur.
Il paraissait sceptique, mais leva quand même le cordon pour les laisser
passer.
— Trooop géééniiial !
Ils entrèrent précipitamment dans la salle et hochèrent la tête d’un air ravi
en découvrant les murs couverts de graffitis, la grande scène, le bar déjà bondé,
et les super nanas.
— Qu’est-ce que ça veut dire ? Vous me suivez à la trace ?
Tommy les prit par la manche et les fit reculer. Il avait toujours eu un petit
faible pour eux, sans se l’avouer, mais là, il était vraiment furieux qu’ils aient
osé forcer la porte du club.
— Ça te plairait ? ricana Ethan en dégageant son bras d’un coup sec. Dis
donc, c’est beaucoup mieux que ton boulot de vendeur chez Farrington. Je suis
content qu’on soit restés en contact.
— On n’est pas restés en contact, rétorqua Tommy en secouant la tête et en
essayant de ne pas rire.
Il ne fallait surtout pas les encourager plus qu’il ne l’avait déjà fait.
— Alors, tu nous les files, ces bracelets noirs, qu’on puisse commencer à
faire la fête ?
Ça venait de l’autre, comment s’appelait-il déjà ? Colpher. Oui, c’était bien
ça — tout le monde l’appelait par son nom de famille, Colpher.
Le regard de Tommy passa lentement de l’un à l’autre.
— Comment se fait-il que vous soyez au courant ?
— La rumeur, mon pote.
Ils en souriaient d’excitation. Tommy se gratta le menton, ne sachant pas si
c’était une bonne ou une mauvaise nouvelle.
On n’en était qu’à la deuxième soirée du concours et apparemment on
parlait déjà de son club dans les magasins de guitares et les parcs de skate. Et
son usage très « libéral » des bracelets noirs, habituellement réservés aux plus
de vingt et un ans, avait fait grimper son chiffre beaucoup plus que prévu.
Mais, s’il ne voyait aucun mal à vieillir un peu des gamins de dix-huit ans qui
avaient hâte de gagner trois ans pour faire dignement la fête, ces deux-là en
avaient au max quatorze, et il refusait de les corrompre plus qu’ils ne l’étaient
déjà.
— Bon, écoutez…
Il se passa nerveusement la main dans les cheveux en jetant un coup d’œil
du côté de la porte, pour observer les clients qui continuaient d’affluer.
— Vous pouvez rester aussi longtemps que vous voulez. Mais je vous
conseille de ne pas vous faire remarquer. Et le bracelet, vous oubliez.
Leur déception était tellement visible que c’en était presque comique.
— Tu es vraiment nul, comme promoteur de club, déclara Colpher.
— Qu’est-ce qu’on t’a fait pour que tu nous parles aussi mal ? protesta
Ethan en fronçant les sourcils.
— Ouais, ça suffit comme ça.
Tommy ne put s’empêcher de rire et les poussa vers la banquette près du
podium, qu’il réservait normalement aux VIP.
— Profitez-en tant que ça dure, leur conseilla-t-il. Et écoutez bien le
groupe suivant, vous pourriez apprendre des choses. Mais n’oubliez pas que je
vous surveille.
Il ponctua cette mise en garde d’un geste éloquent, en montrant ses yeux
avec deux doigts en forme de V, puis les leurs.
— Si vous faites les imbéciles, je n’hésiterai pas à appeler vos parents pour
leur demander de venir vous chercher.
Il les regarda s’installer à leur table, visiblement satisfaits d’eux-mêmes.
Puis, après s’être assuré qu’aucun membre de son équipe ne le voyait, il
s’éclipsa discrètement par une sortie de secours pour rejoindre le boulevard.
18. The Politics of Dancing

Dans moins de deux heures la première semaine du concours serait


officiellement terminée. Et, dans moins de douze, Layla serait la première à
être éjectée, elle n’en doutait pas. Elle voyait déjà l’expression satisfaite de
cette Queen Bitch d’Aster quand Ira prononcerait son nom. Elle repousserait
ses beaux cheveux brillants par-dessus son épaule, le sourcil haut et méprisant,
en toisant depuis son trône la vaincue qui sortirait, pour ainsi dire, la queue
entre les jambes.
Layla soupira. Elle avait fait de son mieux, mais les qualités qui avaient
fait son succès en tant que blogueuse s’étaient retournées contre elle pour la
promotion de son club. Elle était intelligente mais indocile et asociale — et
surtout habituée à se moquer du culte de la célébrité plutôt qu’à y sacrifier. Ses
tentatives maladroites pour attirer des gens au Jewel — des invitations lancées
via les médias sociaux — lui avaient donné l’impression d’être une sale snob.
Elle ne voyait plus qu’une solution : passer par son blog. Ce n’était pas très
professionnel et ça pouvait se retourner contre elle, mais tant pis… Si par
extraordinaire elle passait la barre de la première semaine, elle avait bien
l’intention de ne pas se gêner pour dévoyer ses lecteurs et les faire venir au
Jewel. Et sinon, ce n’était même pas la peine de continuer. Concilier ce boulot
au club et sa relation avec Mateo la stressait à mort. Il ne lui en voulait pas,
mais il ne la soutenait pas non plus. Elle avait la sensation que sa vie était
désormais coupée en deux morceaux de taille inégale qui refusaient
catégoriquement de s’adapter l’un à l’autre.
Karly et Brandon passèrent devant elle, en ralentissant pour lui jeter un
regard assassin, probablement mérité ; mais aussi, ce n’était pas sa faute si elle
n’avait pas les amis qu’il fallait pour réussir dans ce milieu. Elle avait
l’impression de revivre ce qu’elle avait vécu au lycée. Elle n’était pas dans son
élément, complètement hors du coup. Sauf qu’à l’époque il lui avait été
beaucoup plus facile de faire semblant de s’en foutre.
Merde. Merde à tous. Merde à Ira. Merde à toute cette merde. Elle se
dirigea vers le bar, passa derrière et se servit un verre de la meilleure tequila.
Elle avait lamentablement échoué — elle avait bien le droit de noyer un peu
son chagrin.
— La dernière fois que j’en ai bu une, c’était au goulot, avec du citron et du
sel, mais il paraît que c’est tout aussi efficace dans un verre.
Tommy se tenait devant elle et la fixait d’un regard brûlant, avec ses
incroyables yeux bleu marine.
Elle fronça les sourcils, rejeta la tête en arrière et vida sa tequila d’un trait.
— Tu ne devrais pas être là.
Elle reposa bruyamment le verre sur le comptoir, un peu plus violemment
qu’elle ne l’aurait voulu. L’alcool coulait déjà dans son sang, la réchauffant de
l’intérieur et opérant sa magie. L’effet était si agréable qu’elle attrapa la
bouteille pour se verser un autre verre.
— Tu me donneras ma chance un jour ?
Tommy posa ses paumes à plat sur le comptoir et se pencha vers elle, le
visage illuminé d’espoir.
— Mais bien sûr.
Elle fit courir son doigt sur le rebord de son verre.
— Retiens ta respiration et attends, ricana-t-elle. Tu verras bien.
Elle vida son deuxième verre et le remplit aussitôt.
— J’apprécie ton honnêteté, soupira-t-il.
Il désigna la bouteille.
— Mais ce serait sympa de partager. J’ai moi aussi mes problèmes, figure-
toi.
Elle l’étudia un long moment, avec intensité. Son regard s’attarda sur la
mèche sauvage de couleur brun clair qui s’obstinait à lui retomber devant les
yeux, sur son T-shirt défraîchi des Black Keys, qui moulait parfaitement son
corps mince et musclé, sur le jean délavé qu’il portait bas sur les hanches, sur
son blouson de cuir tellement usé qu’elle ne put s’empêcher de se demander
combien de filles le lui avaient arraché à la hâte.
Elle vida son verre, s’en versa un autre, puis servit Tommy. S’il croyait
qu’elle était honnête, eh bien, il ne savait pas ce qu’était l’honnêteté. Elle
n’était pas furieuse contre lui pour les raisons qu’il croyait. Elle lui en voulait
d’avoir raison et de débarquer dans son club pile au bon moment pour la
surprendre en plein échec et en plein doute. Elle lui en voulait aussi pour ses
yeux trop bleus.
Elle but son verre, se resservit, le vida de nouveau, puis le repoussa loin
d’elle. Il était temps d’arrêter de jouer et d’en venir à l’essentiel.
— Qu’est-ce que tu fais là ? C’est Ira qui t’envoie ?
Il secoua la tête et attrapa la bouteille pour se resservir un fond de tequila
qu’il vida lui aussi d’un trait.
— Je suis venu te voir.
Elle leva les yeux au ciel, chercha une repartie vexante, mais la tequila
avait déjà imbibé ses neurones, et rien ne lui vint à l’esprit.
— Viens danser avec moi, proposa-t-il.
Il allongea le bras vers elle et referma ses doigts sur son poignet.
— Je ne danse pas.
Quand elle se dégagea, elle se sentit privée de la main si chaude de Tommy
et s’en voulut de le regretter.
— Tu ne danses pas ! Tu es sérieuse ?
Le visage de Tommy se plissa comme s’il était sur le point de pouffer.
— Oui, je sais, répondit-elle en riant malgré elle. Je ne suis vraiment pas
faite pour ce boulot.
Il redevint sérieux.
— Une seule danse, Layla. Ensuite je retournerai au Vesper, et tu oublieras
que je suis passé.
Pourquoi tenait-il tant à danser avec elle ? La dernière fois qu’elle l’avait
vu, il était en train de draguer une jolie blonde bien en chair avec laquelle elle
ne pouvait pas rivaliser. Elle se demanda s’il l’avait emmenée chez lui.
Probablement que oui.
— Viens, insista-t-il.
Sa voix était douce, son regard sincère, du moins aussi sincère que possible
venant d’un garçon à qui elle avait décidé de ne pas faire confiance. Elle se
creusa la cervelle pour lui donner une bonne raison de refuser de danser, mais
son instinct, habituellement si affûté, était tellement dilué dans l’alcool qu’elle
se retrouva debout en train de le suivre, sans même savoir comment.
Il l’entraîna au milieu de la piste. Là, impossible de garder une distance
convenable à cause des gens qui gesticulaient autour d’eux et les poussaient
l’un contre l’autre. Tommy en profita pour la prendre par les hanches et
déposer un rapide baiser sur ses lèvres.
Il faut que je m’écarte de lui. Je dois arrêter ça. Il faut que j’aille vomir aux
toilettes pour me vider de cette tequila qui m’empoisonne le sang et me pousse
à faire des choses que je vais regretter plus tard…
Mais, au lieu d’écouter la petite voix intérieure qui tentait de se faire
entendre, elle se hissa sur la pointe des pieds et rendit son baiser à Tommy.
Depuis deux ans, elle n’avait embrassé que Mateo. Aussi, elle trouva à ce
baiser le goût délicieux de l’inconnu et de l’interdit.
— Tommy…, souffla-t-elle.
Il murmura son nom en retour, d’une voix haletante.
Et ce fut en l’entendant prononcer son nom qu’elle prit brutalement
conscience d’avoir dépassé les bornes.
Elle se dégagea et fendit la foule pour s’éloigner à regret de la tentation,
furieuse qu’il ne tente même pas de la suivre et reste planté au milieu des corps
qui se déhanchaient, à la regarder partir.
19. Wicked Game

Adossée à sa tête de lit en velours bleu acier, Madison Brooks regarda Ryan
enfiler un jean noir moulant, puis lui tendre le joint allumé qui pendait à ses
lèvres.
Elle le huma lentement. Etrangement, cette odeur lui rappelait son enfance,
mais bon, elle avait eu une enfance étrange.
— Ce n’est pas un bâton d’encens, Mad. Tu es censée tirer dessus, pas le
renifler.
Il se tourna vers elle en tendant la main pour récupérer le joint, geste qui
entrouvrit les pans déboutonnés de sa chemise et révéla les abdos en béton qu’il
se donnait tant de mal à entretenir. Il n’aimait pas quand elle refusait de fumer
— ça l’agaçait que les gens autour de lui restent sobres quand il se défonçait.
Elle lui rendit le joint sans se faire prier, tout en se demandant ce qui lui
déplaisait en elle, à part le fait qu’elle ne fume pas. Avait-il contre elle une liste
de griefs aussi longue que celle qu’elle avait contre lui ? Possible. Elle s’en
foutait complètement.
Elle allongea ses jambes et fourra ses pieds sous les draps froissés. Le petit
intermède de la piscine s’était terminé au lit, bien entendu. Elle avait fait
l’amour avec Ryan pour la première fois depuis des semaines et, franchement,
ça n’avait pas été désagréable. Elle devait être un peu perverse, parce que l’idée
qu’il avait une autre femme — au moins en vue — lui avait donné envie de
prolonger leur relation.
Peut-être était-elle excitée à la perspective d’avoir une rivale. Il fallait
qu’elle l’élimine avant de quitter Ryan, parce qu’elle voulait le voir souffrir
d’être quitté (et pas soulagé d’être débarrassé d’elle et de leur routine). Elle
avait sans doute aussi envie de savoir comment il allait s’y prendre pour gérer
sa double vie.
Il y avait peut-être un peu des deux.
Ou pas.
Et elle n’avait pas l’intention d’exposer le problème à un psy pour lui
demander son avis de professionnel.
Madison était l’une des rares personnes de Hollywood à ne pas consulter un
thérapeute. La plupart de ceux qu’elle connaissait, de la star la plus en vue au
plus humble coursier, étaient complètement accros à leurs séances
hebdomadaires — ainsi qu’aux divers psychotropes que prescrivaient
complaisamment les psys. Mais pas Madison. Elle ne partageait ses secrets
avec personne et surtout pas avec un psy qui lui aurait demandé de parler de
son passé. La presse lui avait inventé une enfance qui lui convenait
parfaitement, et elle n’aurait pour rien au monde pris le risque de mettre une
autre version en circulation.
Ryan vint s’asseoir sur le bord du lit, le joint entre les lèvres, pour enfiler
ses bottines.
— Et si je prenais une photo de toi comme ça et que je la postais sur le
Net ? demanda-t-elle.
Elle attrapa son téléphone. Elle avait décidément envie de le pousser à
bout, aujourd’hui.
Il saisit le joint entre deux doigts et aspira une longue bouffée.
— Tu ne ferais pas ça.
Il parlait avec un souffle dans la voix, comme tous les fumeurs de pétards
qui gardent la fumée dans les poumons — un truc que Madison trouvait
insupportable.
— Tu as drôlement confiance en moi, dis donc. Qu’est-ce qui te rend si sûr
de toi ?
Elle prit une série de photos, jusqu’à ce qu’il pose le joint pour se jeter sur
elle.
— Publier ce genre de photos te nuirait autant qu’à moi.
Il avait beau avoir les paupières lourdes et les yeux injectés de sang, son
regard appuyé lui disait clairement qu’il était conscient du jeu qu’ils jouaient
tous les deux.
Quand il tendit la main pour attraper le téléphone, elle l’agita au-dessus de
sa tête pour le mettre hors de sa portée. Elle crut qu’il abandonnait la partie
quand il se mit à la couvrir de baisers, d’abord dans le cou, puis de plus en plus
bas. Mais, dès qu’il la sentit fondre sous lui, il cessa de l’embrasser et lui
arracha le téléphone. Puis il effaça les photos, tout en déclarant posément.
— Tu sens le sexe. Le bon sexe.
Il la regarda en souriant et s’écarta d’elle en ajoutant :
— Mais tu sens aussi l’odeur de quelqu’un qui n’hésiterait pas à faire un
sale coup.
Elle ne répondit pas et contempla rêveusement le téléphone abandonné sur
le lit.
— Tu es sûre que tu ne veux pas venir ? demanda-t-il.
Il se tourna face au miroir et se passa la main dans les cheveux.
Elle se roula en boule sur le côté pour le regarder et cala un oreiller sous sa
tête.
— Je préfère traîner ici. Je vais commencer par me plonger dans un bain
moussant et après je verrai.
Il attrapa son portefeuille et ses clés, puis fit le tour du lit pour prendre une
dernière taffe du joint qu’il écrasa ensuite soigneusement.
— Tu vas me manquer, lança-t-il tout en se dirigeant vers la porte.
— Je n’en doute pas, murmura-t-elle.
Il venait de fermer le battant derrière lui, quand son téléphone sonna. Elle
vérifia le numéro. C’était celui de quelqu’un qui ne l’appelait pas souvent, et
jamais pour rien.
Elle eut à peine le temps de décrocher et de dire « Allô ».
— Il faut qu’on se voie. On a un gros problème.
20. Lips like Sugar

Aster prit la direction de l’escalier, un sourire victorieux aux lèvres. Elle


était certaine que Ryan Hawthorne lui emboîterait le pas. On pouvait même dire
qu’il l’avait suivie directement depuis le rayon chaussures de Neiman Marcus,
jusqu’à la piste de danse du Night for Night. Ryan Hawthorne dans son club !
Elle n’aurait pas pu rêver mieux pour boucler la première semaine.
Elle l’avait repéré dès qu’il était arrivé — elle et toutes les filles qui se
trouvaient près de l’entrée. Mais, au contraire des autres, elle ne s’était pas
retournée sur lui et avait continué à avancer, en faisant mine de ne pas le voir
ou de ne pas lui accorder d’importance.
Les mecs comme Ryan étaient habitués à ce que les filles se pâment devant
eux — trop heureuses de baigner dans l’aura d’une star —, sans rien demander
en retour. Ça flattait leur ego, sans doute, mais pour les filles, c’était dégradant.
Si elles cherchaient une aventure d’un soir pour frimer avec les copines, après
tout, pourquoi pas ? Mais, si elles espéraient autre chose (et c’était justement le
cas de la plupart d’entre elles), elles se trompaient lourdement. Elles ignoraient
ceertainement qu’un garçon ne s’intéresse pas à une fille trop facile — du
moins pas longtemps.
Si Aster avait réussi à rester vierge aussi longtemps, ce n’était pas pour
faire plaisir à ses parents (ou pas seulement, sans parler du fait que sa virginité
était purement technique), mais parce qu’elle avait une haute opinion d’elle-
même et qu’elle attendait de trouver un homme digne d’un tel cadeau. Ryan
Hawthorne n’était évidemment pas cet homme-là. Premièrement, il avait déjà
une petite amie. Deuxièmement, cette même petite amie était une célébrité, et
il n’était pas question de se la mettre à dos, mais au contraire de la faire venir
au Night for Night.
Mais ça n’empêchait pas un flirt innocent. Aster aimait bien savoir qu’elle
plaisait. Elle avait envie que Ryan craque un peu pour elle. Et le meilleur
moyen pour obtenir ce résultat était de commencer par l’ignorer.
Elle arrivait à l’étage quand une main glaciale se referma sur son poignet et
l’entraîna derrière un pilier.
— Tu sais que le suspense m’a carrément empêché de dormir ? Je
n’arrêtais pas de me demander : elle les a achetées ou pas ?
Elle le regarda droit dans les yeux.
— On se connaît ?
Il renversa la tête en arrière et éclata de rire.
— Tu es une sacrée allumeuse, toi, dis donc.
Il se pencha vers elle pour approcher son visage du sien. Elle distinguait
nettement l’ombre de barbe sur son menton, les petites taches ambre de ses
prunelles. Mais ce furent ses lèvres qui attirèrent son regard — ses lèvres
parfaites et boudeuses, tellement photographiées. Elle se demanda quel effet ça
ferait de les embrasser.
— Où est Madison ?
Le ton était plus sec qu’elle ne l’aurait voulu.
— Tu vois que tu sais qui je suis, ricana-t-il.
— Je sais avec qui vous sortez, mais vous et moi, nous n’avons jamais été
présentés.
De nouveau, il eut un rire joyeux.
— Ryan. Ryan Hawthorne.
Il lui tendit la main.
— Aster Amirpour.
Elle lui serra la main. Brièvement.
— En fait, Mad a décidé de ne pas bouger de chez elle aujourd’hui,
expliqua-t-il en se passant la main dans les cheveux.
— Et pourquoi vous n’êtes pas allé chez elle ?
Un lent sourire illumina son visage.
— J’y étais. Mais ensuite j’en suis parti parce que je devais absolument
éclaircir le mystère des chaussures. Tu vois, j’ai essayé d’être un bon garçon,
mais je n’ai pas pu résister, vraiment.
L’esprit d’Aster s’emballa. La partie était délicate à jouer. Ryan Hawthorne
s’intéressait à elle, et c’était une chance inespérée parce qu’il avait accès au
milieu dans lequel elle cherchait désespérément à entrer. Mais elle avait intérêt
à garder son sang-froid et à ne pas faire de faux pas. En allant trop loin, elle
risquait de se mettre Madison à dos.
Elle devait donc profiter ce soir de la présence de Ryan, qui était déjà une
victoire et lui rapporterait des points — moins que Madison, mais
suffisamment pour la mettre en tête de course. Mais elle devait aussi
l’accrocher sans trop se compromettre avec lui, pour qu’il puisse revenir avec
Madison.
— Attention, murmura Ryan en s’écartant précipitamment. On est en train
de nous filmer avec un téléphone.
Aster suivit son regard. Le bruit que Ryan Hawthorne était dans le club
avait dû se répandre, et ils étaient en effet filmés… par d’anciennes élèves de
son école privée. Elle en fut d’autant plus surprise que ces idiotes venaient du
riche quartier de Beverly Hills et qu’elles avaient l’habitude de croiser des
stars. Qu’est-ce qui leur prenait de se comporter aussi grossièrement ? Elle ne
put s’empêcher de se sentir en danger. Ce comportement cachait quelque chose.
— Hé, Aster ! crièrent-elles, tout en regardant ostensiblement Ryan.
Elle prit Ryan par la main et l’entraîna dans l’escalier pour rejoindre le
Riad, la zone privée sur la terrasse, réservée aux VIP.
— Alors, comme ça, tu travailles ici.
Il s’installa sous une tonnelle dont elle tira les rideaux pour les isoler.
— Et moi qui croyais que tu étais un ange de Victoria’s Secret.
Elle leva les yeux au ciel et laissa échapper un gémissement.
— C’est avec ça que tu as accroché Madison ?
Il prit la bouteille de champagne qui attendait dans le seau à glace, fit
sauter le bouchon et servit deux verres.
— Madison et moi, nous nous sommes rencontrés par l’intermédiaire de
nos agents. C’était vraiment on ne peut plus romantique, comme tu peux
l’imaginer.
Il se renversa sur ses coussins, tandis qu’Aster caressait le rebord de son
verre, ne sachant quoi répondre.
Elle était surprise par sa franchise, et encore plus par le ton las qu’il avait
pris pour parler de Madison. Apparemment, leur couple ne marchait pas très
fort, contrairement à ce que racontaient les tabloïds. Elle savait qu’on ne
pouvait pas se fier à ce qu’on y lisait (quand ils n’annonçaient pas une rupture
imminente, ils inventaient un ventre rond chaque fois qu’une star portait un
haut un peu flou), mais elle fut quand même choquée que Ryan parle de
Madison avec tant de désinvolture.
Il était déjà lassé d’elle ?
Si ça n’allait plus entre eux, il n’était peut-être pas le mieux placé pour la
faire venir au Night for Night…
— C’est la deuxième fois que tu mentionnes Madison, fit-il remarquer. Tu
fais une fixation ou quoi ?
Elle porta son verre à ses lèvres. Il n’avait pas tort, elle faisait une fixation
sur Madison, elle l’admirait, elle lui enviait sa carrière fulgurante. Elle avait
même un dossier plein de photos et d’interviews d’elle.
Mais pas question d’avouer ça à Ryan.
— Je voudrais être sûre que tu n’es pas en train de t’attirer des ennuis,
répondit-elle.
Elle marqua un temps d’hésitation. Elle devait trouver avec lui la bonne
distance. Se montrer raisonnable, tout en lui laissant un peu d’espoir…
— En t’isolant dans cette pergola avec moi, tu te fais remarquer, reprit-elle.
— Donc, c’est pour moi que tu t’inquiètes ?
Elle hésita. Il était plus fin qu’elle ne l’avait cru. Mieux valait ne pas lui
mentir.
— Pas uniquement, avoua-t-elle. Je pense que Madison serait une ennemie
redoutable. Et je préfère ne pas avoir à le vérifier.
Il prit une gorgée de champagne, puis se pencha vers elle, si près qu’il dut
poser sa main sur son genou pour ne pas basculer en avant.
— Tu sais quoi, ne parlons plus de Madison, d’accord ? Désolé pour la
manière stupide dont je t’ai abordée tout à l’heure. Je vois bien que tu n’es pas
une de ces groupies prêtes à s’extasier dès que j’ouvre la bouche. La vérité,
c’est que tu m’intrigues. Et tu peux me croire si je te dis que j’ai fait de mon
mieux pour garder mes distances avec toi. J’ai même essayé de convaincre
Madison de sortir dîner avec moi en tête à tête, en espérant que ça m’aiderait à
ne pas faire une chose sur laquelle je ne pourrais pas reven…
Aster l’arrêta d’un geste de la main. Elle avait besoin qu’il calme un peu le
jeu. Besoin qu’ils prennent du recul tous les deux.
— J’ai dix-huit ans. Je viens d’un quartier surnommé Tehrangeles, je pense
que ça te dit quelque chose. Si ma famille savait que je suis ici, habillée comme
je le suis, en train de te parler, je serais tout simplement assignée à résidence.
Je rêve de faire du cinéma, mais je n’ai pas encore réussi à décrocher une
audition. Alors j’ai accepté de travailler dans ce club, en espérant que ça
m’aiderait à vivre la vie dont je rêve — et qui est très loin de celle dont mes
parents rêvent pour moi. Ira veut qu’on fasse venir du monde, et surtout des
gens célèbres. Si je te dis tout ça, c’est parce que… Tu aurais fini par le
découvrir tout seul, et je ne voudrais pas que tu penses que je t’ai attiré ici par
intérêt. Enfin, si, au début, j’avoue, c’était un peu par intérêt.
Elle prit une profonde inspiration et pinça les lèvres. Il plissait les yeux
avec un air méfiant. Elle regrettait déjà d’être allée trop loin dans ses
confidences.
— Donc, tu m’as attiré ici par intérêt au début… Et maintenant ?
Il lui donnait une chance de se rattraper. C’était risqué, mais avec ses yeux
verts qui sondaient les siens elle ne put résister.
— Maintenant je suis en train de faire quelque chose que je vais regretter,
sans aucun doute.
Elle inspira profondément. Elle était bien loin de la ligne de conduite
qu’elle s’était fixée et à laquelle elle aurait sûrement mieux fait de se tenir. Elle
attendit la réponse de Ryan…
Mais il ne répondit rien.
Il l’embrassa.
Ce n’était qu’un baiser du bout des lèvres. Doux et tiède. Presque timide.
Mais il avait un goût sucré qu’elle n’était pas près d’oublier.
Puis il s’écarta d’elle et lui caressa doucement le menton, en la regardant
comme si elle était un être à la fois fragile et merveilleux.
— Je vais te dire quelque chose, Aster Amirpour de Tehrangeles.
Son regard brillant ne la quittait pas.
— Si ça peut t’aider à gagner ce concours et à vivre la vie de tes rêves, je
viendrai aussi souvent que je pourrai. Et j’emmènerai Madison avec moi, si tu
me le demandes. Mais, quand tu nous verras ensemble, tâche de ne pas oublier
que dans cette ville tout n’est qu’apparence.
21. Sunday Bloody Sunday

Layla se réveilla avec un terrible mal de crâne et des bleus à l’âme. Assis
au bord de son lit, son père la couvait d’un regard plein de sollicitude. Il portait
un T-shirt Neil Young maculé de peinture et il n’était pas rasé, mais ça
n’enlevait rien à son charme.
— Tu vas bien ? demanda-t-il.
Il se pencha sur elle, et une mèche striée d’argent lui retomba devant les
yeux.
Ne se sentant pas le courage de l’affronter, elle se plaqua un oreiller sur le
visage.
— Ah non, pas de ça, protesta-t-il. Je t’ai apporté une gâterie.
Il lui arracha l’oreiller et lui tendit du café — son préféré, qu’il avait pris la
peine d’aller chercher au bout de la rue.
— Je ne le mérite pas, gémit-elle.
Elle se redressa pour s’adosser à la tête de lit en bois et but une gorgée du
bout des lèvres.
— J’y ai ajouté un doigt de tequila, tu sais… pour la gueule de bois…
— Tu n’as pas fait ça !
Elle reposa le gobelet, mais il éclata de rire et le lui tendit de nouveau.
— Tu n’es pas censé plaisanter sur le fait que ta fille est rentrée soûle,
reprocha-t-elle.
Elle attrapa l’aspirine et le verre d’eau qu’il avait préparés sur la table de
nuit.
— Tu n’es pas non plus censé me dorloter.
Elle prit le cachet et but une grande rasade d’eau pour l’avaler, puis revint
au café.
— Ce n’est pas ce que dit Wikipédia, assura-t-il.
Elle se mit à rire, mais le regretta aussitôt car cette agitation accéléra le
martèlement dans sa tête.
— Tu devrais me sermonner, me dire que ce que j’ai fait est honteux.
— Bah, j’ai préféré zapper l’étape du sermon. En général, tu t’en charges
très bien toute seule.
Elle ferma les yeux et retomba sur ses oreillers, en déplorant de ne pas
pouvoir rembobiner la semaine qui venait de s’écouler pour repartir de zéro. En
plus de toutes les mauvaises décisions qu’elle avait prises — et elles étaient
nombreuses —, elle s’était bourrée à la tequila et elle avait embrassé un garçon
pour qui elle n’éprouvait rien. Elle était vraiment devenue une catastrophe.
Est-ce que ça signifiait qu’elle ressemblait à sa mère ?
Existait-il un gène de la trahison ?
Elle espérait de tout cœur que non.
— Qu’est-ce qui t’est arrivé ? Je ne savais pas que tu étais censée boire
plus que les clients que tu fais venir dans ton club. Ça fait partie des risques
professionnels ?
Elle leva les yeux au ciel.
— Je n’ai fait venir aucun client, justement.
— Ah bon ? Et c’était qui, alors, ce Tommy ?
Elle ouvrit les yeux. Comment connaissait-il ce nom ? Puis, aussitôt, les
souvenirs lui revinrent avec la force d’une gifle.
Après le baiser, elle avait filé aux toilettes. Quand elle en était sortie, elle
avait trouvé Tommy qui voulait l’avertir qu’Ira était là. Puis il l’avait entraînée
au dehors avant qu’Ira la voie.
— Tommy, c’est…
Elle secoua la tête et haussa les épaules, ne sachant comment expliquer la
chose.
— Il t’a ramenée saine et sauve à la maison, ça prouve au moins que c’est
un type bien.
Tommy avait en effet insisté pour la ramener avec sa moto. Pendant la
première moitié du trajet elle l’avait gentiment charrié à cause de sa conduite
approximative. Pendant la seconde moitié, elle lui avait demandé de s’arrêter
pour vomir dans le caniveau. Quand ils étaient enfin arrivés chez elle, elle avait
commencé à fourrager dans son sac sans parvenir à mettre la main sur ses clés,
si bien que Tommy avait finalement tenté la sonnette.
— Désolée de t’avoir réveillé, dit-elle.
Ce n’était qu’une toute petite chose parmi la longue liste de celles qui la
désolaient.
— Me réveiller ? répondit-il en buvant une gorgée de café. J’étais dans
mon atelier. Je travaillais.
Elle se détendit un peu. Elle était contente que sa peinture avance. Ça
faisait au moins un des deux qui allait de l’avant dans sa vie.
— Quand est-ce que je pourrai voir ce que tu peins ?
— Bientôt.
Il hocha la tête et but une deuxième gorgée.
— C’est vrai ?
Il haussa les épaules, comme s’il n’en était pas lui-même convaincu, et
détourna le regard vers la fenêtre.
— Quand ce sera prêt. En attendant, il y a une grosse galerie qui s’y
intéresse. Celle qui pourrait tout changer. Du moins, il vaudrait mieux.
Sa mâchoire se crispa d’angoisse, et Layla le dévisagea avec inquiétude. Il
n’avait rien vendu depuis longtemps. Et, même si sa dernière toile avait atteint
un prix très élevé, ses réserves d’argent devaient commencer à s’épuiser.
Elle allait lui demander où il en était côté finances mais, avant qu’elle ait
eu le temps de formuler sa phrase, il sourit en lui ébouriffant les cheveux.
— Hé, doucement avec mon crâne, protesta-t-elle en faisant mine de
repousser sa main. J’ai l’impression d’avoir un groupe de heavy metal là-
dedans.
— Metallica ou Iron Maiden ?
Il plissa les yeux, comme s’il essayait de déterminer lequel des deux serait
le pire.
— C’est un festival… Il y a Metallica, Iron Maiden, Black Sabbath…
J’oublie qui ?
Il fit une grimace exagérée.
— Tu sais ce qu’il te faudrait ?
— Une machine à remonter le temps ?
— Oui.
Il hocha la tête d’un air docte, mais les plis au coin de ses yeux trahissaient
son envie de rire.
— Mais, en attendant, je pourrais au moins t’inviter à prendre un petit
déjeuner. Un truc sérieux, bien nourrissant, riche en acides gras trans.
— Tu passes de trop gentil à permissif. Tu es sur la mauvaise pente, papa.
— On en parlera autour d’un petit déjeuner. Tu m’expliqueras ce qu’il faut
faire avec une fille qui rentre complètement soûle en pleine nuit, raccompagnée
par un garçon qui n’est pas son petit copain.
Le ton était dur. Le regard aussi.
— Je vois que tu commences à comprendre tout seul, soupira Layla.
Elle eut un pauvre sourire.
— Et de toute façon je ne peux pas venir. Je dois me rendre à une réunion
pour me faire virer par Ira.

* * *

Layla s’arrêta devant le Night for Night. Elle se serait bien passée de cette
réunion. Ira aurait quand même pu avoir la délicatesse de prévenir par
messagerie celui qui était éliminé, au lieu de le convoquer pour l’assassiner en
public. Au moins, ils n’avaient pas rendez-vous au Jewel. Dans son esprit, le
club de sa défaite n’était plus qu’une gigantesque scène de crime où elle
espérait ne plus jamais avoir à retourner.
Quand elle entra au Night for Night, tout le monde ou presque était déjà là.
Elle avait cinq minutes d’avance — et eux, dix. Encore une preuve qu’elle
n’était vraiment pas taillée pour ce boulot.
Elle évita ostensiblement le regard de Tommy et risqua un coup d’œil du
côté d’Aster, toujours aussi parfaite et guindée dans une petite robe blanche
style tennis, coiffée d’une longue queue-de-cheval. Un rapide comptage des
présents lui apprit que le gothique était absent, et elle ne put s’empêcher
d’espérer que sa défaillance compterait comme un forfait, ce qui lui permettrait
d’obtenir une deuxième semaine pour tenter de se rattraper.
Mais elle prenait ses rêves pour des réalités. Tout le monde ici savait
qu’elle serait la première à partir. Raison pour laquelle ils paraissaient tous
satisfaits d’eux-mêmes et détendus, à taper des textos ou, pour Tommy, à
somnoler sur une banquette, complètement affalé, les pieds posés sur un pouf.
Elle allait devoir trouver un autre moyen pour financer ses études de
journalisme. Mais elle partirait. Elle était plus que jamais décidée à quitter la
Californie.
Evidemment, comme c’était son jour de chance, le gothique arriva
discrètement quelques secondes avant que l’essaim des secrétaires d’Ira prenne
place en face des concurrents.
Layla trouva un siège libre et s’enfonça dans les coussins, nonchalamment,
limite provocation, mais elle n’en était plus à ça près. Elle espérait simplement
que ça ne traînerait pas, elle avait presque hâte d’être virée pour grimper sur sa
moto et aller faire une longue balade qui lui viderait la tête. A Laguna, ce serait
sympa. Et elle pourrait proposer à Mateo de la rejoindre. Il serait ravi de faire
du surf, et ils avaient besoin de passer un peu de temps ensemble…
— … sans surprise, la soirée de jeudi a été la moins bonne de la semaine
pour tout le monde.
Quand Ira avait-il commencé à parler ? Layla s’obligea à se tenir un peu
plus droite.
— Mais c’est sans le moindre doute l’équipe du Night for Night qui a fait
le plus d’entrées, en grande partie grâce à Aster Amirpour.
Layla retint un sourire narquois. Bien sûr cette Queen Bitch d’Aster
récoltait tout le mérite. Pourquoi la vie était-elle aussi cruelle et injuste ?
— Dans les trois clubs, les entrées ont grimpé progressivement au cours de
la semaine, jusqu’à hier qui était la meilleure soirée. Tout le monde a réussi à
faire un chiffre décent, mais certains plus que d’autres.
Il s’arrêta un instant pour les jauger du regard. Ce sadique prenait son pied.
Il allait faire durer le plaisir le plus longtemps possible. Il se croyait dans une
émission de téléréalité, ma parole.
— Comme vous le savez, le Vesper est le plus petit des trois clubs et le
Jewel le plus grand.
OK, j’ai compris. J’étais foutue d’avance. Destinée à perdre dès le premier
jour.
— Donc le gagnant sera désigné non pas en fonction du nombre d’entrées,
mais en fonction d’un pourcentage — c’est-à-dire du nombre d’entrées par
rapport à la capacité du club. Et donc, le gagnant de samedi soir est…
Il marqua de nouveau une longue pause, comme Layla s’y attendait. Elle
était même étonnée qu’il n’y ait pas un roulement de tambour. Ira faisait
vraiment un cinéma pas possible.
— Le Vesper.
Layla essaya de ne pas regarder du côté des membres de l’équipe du
Vesper, qui devaient mentalement hurler de joie.
— L’équipe partait pourtant avec un léger handicap, puisque leurs entrées
dépendaient en partie des groupes programmés. Cela dit, nous avons une
programmation solide pour la suite, alors j’attends de voir mieux à partir de
maintenant. Le Night for Night, vous êtes deuxièmes. Tout près des premiers,
mais deuxièmes quand même.
Il y avait déjà dans la pièce huit personnes qui respiraient mieux. Layla
n’en faisait pas partie. Elle se demanda si elle ne ferait pas mieux de fermer les
yeux le temps d’un petit somme, comme Tommy tout à l’heure. Ils ne
manqueraient pas de la réveiller au moment crucial, celui où on annoncerait
qu’elle était dégagée.
— Jewel arrive donc bon dernier.
Layla ouvrit les yeux. Ira s’adressait maintenant à l’équipe du Jewel, avec
une mine sévère.
— Si vous ne vous reprenez pas, vous n’avez aucune chance de gagner.
Layla serra les dents. Ils étaient quatre, mais elle se sentait responsable à
cent pour cent.
— Je ne sais pas ce qui s’est passé, mais je vous conseille de rectifier le tir.
On y était. Ira les avait d’abord collectivement sermonnés, comme ils le
méritaient. A présent, ça allait être la décapitation publique de la principale
coupable.
— Et le club qui a fait le plus de points cette semaine, c’est aussi le Vesper.
— Mais…
Aster se leva d’un bond.
Ira haussa un sourcil.
— Mais j’ai fait venir Ryan Hawthorne !
— Ryan n’est pas Madison. Le gain de points n’a pas suffi à rattraper les
entrées du Vesper.
Aster se rembrunit.
— La prochaine fois, j’aurai Madison, murmura-t-elle en se calant de
nouveau sur sa banquette.
— Un conseil…
Ira lorgna du côté d’Aster.
— A vous tous… Ne vous reposez pas sur vos lauriers. Les règles peuvent
changer. Vous avez intérêt à vous tenir prêts à répondre à mes demandes. Et à
présent, parlons de l’élimination…
Layla décroisa les jambes et lissa le devant de son jean moulant. Elle
regrettait de ne pas avoir fait un effort de présentation, pour coller un peu
moins au personnage de la perdante.
— Layla Harrison ?
Le moment était venu. Elle serait bientôt officiellement la crucifiée du
groupe. Ira allait faire son max pour l’humilier, elle n’en doutait pas. Mais ça
ne pouvait pas être pire que les humiliations qu’elle s’était infligées toute seule
en se soûlant. Heureusement, son calvaire serait bientôt terminé, et elle pourrait
bientôt partir et oublier tous ces gens — les témoins de sa défaite.
— Comment tu te sens ce matin ? demanda Ira.
Elle haussa les épaules, en sentant peser sur elle le regard du groupe.
— Il paraît que tu t’es servi une quantité non négligeable de tequila de
qualité supérieure, hier soir.
Elle pinça les lèvres, se refusant à confirmer ou à infirmer.
— Je ne vois aucun mal à ce que tu te descendes quelques verres, à
condition que ce soit ailleurs que dans mon club, vu que tu n’as pas vingt et un
ans.
Elle attrapa son sac, prête à payer ses tequilas, mais Tommy se leva de sa
banquette.
— C’est moi qui ai bu ces verres, pas Layla.
Ira lui lança un regard pénétrant. Layla le fixa sans un mot, avec un air
incrédule.
— J’étais venu voir si le Jewel était un concurrent dangereux. Et c’était pas
le cas.
Il échangea un bref regard avec Layla, puis se tourna vers Ira.
— Je crois me souvenir que j’étais tellement soûl qu’on a dû me porter
pour sortir.
Layla eut l’impression très nette que Tommy intervenait moins pour
prendre sa défense que pour s’opposer à Ira et le mettre au défi de le virer,
comme s’il était certain que ça ne se produirait pas. Un long silence tomba dans
la salle, long au point que tout le monde se mit à remuer et à changer de
position — tout le monde sauf Tommy qui resta bien campé sur ses jambes,
déterminé à prouver on ne savait trop quoi.
— Que ça ne se reproduise plus, lâcha enfin Ira d’une voix forte, le regard
fixe.
Tommy acquiesça sans un mot et regagna son siège, tandis qu’Ira se
concentrait maintenant sur Ash.
— Ce n’est pas grâce à toi que le Night for Night a fait autant d’entrées. Tu
as emmené au maximum dix personnes. Ça ne peut pas marcher.
Le visage du gothique était tellement maquillé que c’était difficile de lire
son expression.
— Tu as quelque chose à dire pour ta défense ?
— Non, mec. Juste… Merci de m’avoir donné ma chance.
Il se leva posément et sortit, tandis que Layla le suivait des yeux,
abasourdie, tout en se demandant comment elle avait pu survivre et décrocher
une semaine de plus. Si Ira savait pour la tequila, il savait forcément qu’elle
avait fait encore moins de points qu’Ash.
Aucune importance. Elle accepta ce sursis comme un cadeau du destin. Et à
présent, elle allait montrer de quoi elle était capable.
Quelques minutes plus tard, elle se précipitait pour rattraper Tommy qui
sortait.
— Pourquoi tu as fait ça ? demanda-t-elle.
Il poussa la porte donnant sur l’extérieur, et la vive lumière du jour qui
s’engouffra fit à Layla l’effet d’une agression. La gaieté forcée de trois cent
trente jours de soleil était à la longue une plaie. Layla aurait donné n’importe
quoi pour une journée de pluie.
— Il me semble que je t’ai sauvé la peau. Encore !
Layla se tassa sous le regard perçant de ses yeux bleus. Elle tenait à lui dire
qu’elle regrettait leur baiser de la veille et que cette erreur ne se reproduirait
pas. Mais aborder ce sujet n’était pas facile.
— Tommy, pour ce qui s’est passé hi…
Il lui coupa la parole.
— Oublie, ce sera notre petit secret.
Elle demeura devant lui, indécise, étonnée qu’il prenne les choses avec tant
de détachement.
— Et pour ce qui s’est passé là-dedans…
Il désigna du pouce le club derrière eux.
— … je te ferai savoir quand le moment sera venu de me rendre la pareille.
— Quoi ? protesta-t-elle en lui emboîtant le pas. Je ne me souviens pas de
t’avoir demandé d’intervenir. J’étais prête à payer mes tequilas.
— J’ai vu, répondit-il en secouant la tête. Tu n’as même pas essayé de te
défendre. C’est pour ça que je suis intervenu.
Elle ne put s’empêcher de poser la question qui lui brûlait les lèvres, tout
en redoutant la réponse.
— Pourquoi ?
Il la dévisagea en silence, comme s’il tentait de déterminer s’il pouvait ou
non avoir confiance en elle, puis il détourna les yeux.
— J’ai mes raisons, murmura-t-il. En attendant, tu as grâce à moi une
deuxième chance pour décider de ce que tu attends vraiment de la vie.
Elle le regarda s’installer au volant de sa voiture, avec l’envie de lui crier
un truc bien percutant et bien méchant, tout en sachant qu’elle aurait dû plutôt
le remercier. Et elle ne fit ni l’un ni l’autre.
Et maintenant, elle lui devait un service. Super. Elle préférait ne pas penser
à ce qu’il lui demanderait en retour.
22. Ghost in the Machine

— Comment c’est possible ?


Madison était assise sur le siège du passager d’un SUV vert foncé. Elle
enfonça un peu plus sa vieille casquette de base-ball et contempla à travers le
pare-brise le paysage de cargos, de conteneurs de couleurs vives et de hautes
grues en train de charger et de décharger. Ils avaient choisi le port de San Pedro
pour se rencontrer dans un endroit sûr et discret, à l’activité trépidante, où
personne ne les remarquerait dans cette voiture tellement banale. Et, si
quelqu’un s’avisait de leur poser des questions, Paul avait de quoi l’en
dissuader. Paul lui-même, avec son visage ordinaire, ne risquait pas d’attirer
l’attention. C’était entre autres pour cette raison qu’il était tellement bon dans
son boulot : personne ne se souvenait jamais de l’avoir vu, et le décrire avec
précision était quasiment impossible.
— Tu m’avais assuré que mon passé était soigneusement scellé, enfermé
dans un coffre dont tu avais jeté la clé, enterré dans une tombe.
Paul acquiesça, le regard perdu au loin.
— Je me suis trompé, avoua-t-il.
Madison soupira et se cala sur son siège. En ce moment, elle avait un
emploi du temps chargé, des rendez-vous avec la presse, une promotion de
film. Sans parler de sa rupture imminente avec Ryan, qui allait faire couler
beaucoup d’encre — car il ne fallait pas espérer la garder secrète. Elle n’avait
pas le temps de gérer d’autres problèmes. Et certainement pas des problèmes
aussi graves.
— Comment peux-tu être certain qu’il ne s’agit pas d’une autre tentative
bidon pour m’extorquer de l’argent ? Tu sais bien que la célébrité attire ce
genre de choses.
Elle étudia attentivement le visage impassible de Paul. Autrefois, il l’avait
sauvée. Elle lui devait tellement que jamais elle ne pourrait payer sa dette
envers lui. Mais, aujourd’hui, il lui apportait la pire des nouvelles, et elle ne
pouvait pas s’empêcher de lui en vouloir. Il avait complètement foiré, elle ne
pouvait plus lui faire confiance.
— Non, ce n’est pas un chantage bidon, crois-moi. C’est du sérieux.
Il pinçait tellement la bouche qu’on ne voyait plus ses lèvres, et elle se
demanda lequel des deux — lui ou elle — s’angoissait le plus à cet instant.
Paul se vantait de prêter une attention méticuleuse au moindre détail et de ne
jamais commettre d’erreurs. Mais, s’il en avait commis une, la vie qu’elle avait
eu tant de mal à construire allait s’évanouir en fumée — comme l’ancienne. Il
se sentait responsable.
— Sérieux à quel point ?
Elle se tourna vers lui et embrassa du regard ses cheveux d’un blond terne,
son teint jaunâtre, ses lèvres fines et pâles, son nez discret, ses petits yeux brun
clair. Son surnom, le fantôme, lui allait décidément très bien. Mais elle
préférait quand même l’appeler Paul.
Sans un mot, il lui tendit une photo.
Une photo d’elle enfant.
Elle la prit précautionneusement entre deux doigts et contempla les
cheveux emmêlés de la petite fille, son visage maculé de boue, le regard de défi
de ses yeux brûlants de détermination. Cette enfant venait d’un lointain avant,
qui refaisait brusquement surface dans une vie bâtie uniquement sur l’après.
Jusqu’à aujourd’hui.
Les mains de Madison tremblèrent, et elle tenta de se rappeler qui avait
bien pu prendre ce cliché — et quel âge elle avait exactement. A propos de
fantôme, elle en avait un devant les yeux… Cela faisait des années qu’elle
n’avait pas vu cette version d’elle-même.
— Je croyais que tout avait brûlé dans l’incendie, murmura-t-elle en se
tournant vers Paul.
C’était l’histoire qu’ils avaient inventée pour justifier que Madison Brooks
ne possède pas une seule photo d’elle enfant, ni aucun autre vestige de sa vie
avant la mort de ses parents. Ce terrible drame avait été raconté tant de fois par
la presse qu’il en était devenu mythique : une enfant de huit ans avait réussi à
survivre à l’incendie dans lequel avaient péri ses parents et elle s’en était
miraculeusement tirée avec une brûlure superficielle au bras ; ensuite, elle
avait su renaître de ses cendres, tel un Phénix, pour entamer une nouvelle vie de
succès et de gloire.
Elle caressa la cicatrice de son avant-bras, en songeant au jour où elle
s’était brûlée avec des braises, sous le regard interdit de Paul.
— C’est pour rendre l’histoire plus crédible, avait-elle expliqué.
A l’époque, déjà, elle avait compris qu’il lui faudrait jouer un rôle toute sa
vie.
— Tout avait brûlé, murmura-t-il en insistant sur le avait.
Le ton était lugubre. Il n’aurait probablement pas pu dire une chose plus
terrible.
Si quelqu’un possédait des photos d’elle, on pouvait raisonnablement
s’inquiéter de savoir ce qu’il ou elle avait d’autre en sa possession.
— Pas de doute, c’est bien moi, murmura-t-elle.
Elle se tourna de nouveau vers Paul. Pour la première fois depuis
longtemps, elle avait des raisons de craindre pour sa vie.
Il soupira, et ses mains se crispèrent sur le volant.
— Voilà ce que tu vas faire…, commença-t-il.
Elle attendit qu’il lui délivre la formule magique qui dissiperait ce
cauchemar. Elle se sentait prête à lui obéir en tout.
— Tu vas continuer à suivre ta routine et me prévenir s’il se passe quoi que
ce soit d’inhabituel.
C’était tout ce qu’il trouvait à lui dire ! Elle en fut tellement furieuse
qu’elle crut qu’elle allait s’enflammer sur-le-champ, là, sur ce siège.
— Suivre ma routine ? Mais il n’y a rien de routinier dans ma vie, Paul.
S’il se passe quelque chose d’inhabituel, je ne m’en apercevrai même pas.
— Ne joue pas sur les mots. Tu as très bien compris ce que je voulais dire.
Elle fronça les sourcils. Jusqu’à aujourd’hui, elle avait toujours eu
aveuglément confiance en lui, mais même un fantôme avait ses limites,
apparemment.
— Ce que je sais, c’est que je ne vais pas rester les bras croisés à attendre
que cette histoire me détruise.
Elle agita la photo sous le nez de Paul, qui la lui prit des mains.
— Est-ce que je t’ai déjà déçue ?
Elle le dévisagea un instant.
— Tu viens de le faire.
Il plissa les yeux vers ses phalanges couvertes de cicatrices.
— Si tu as peur d’être déçue, tu devrais surveiller de plus près ton petit
copain.
Elle tourna le regard vers la vitre de sa portière et observa rêveusement une
grue qui chargeait un conteneur sur un navire. Elle aurait bien voulu se glisser
dans une de ces grandes boîtes métalliques, embarquer pour un port lointain,
démarrer une nouvelle vie, avec une nouvelle identité — faire disparaître
Madison Brooks de la surface de la Terre. Malheureusement, elle avait déjà
joué cette carte, et ça avait marché au-delà de ses espérances. Mais aujourd’hui
ce n’était qu’un fantasme impossible à réaliser. Pour une star comme elle, il
n’y avait nulle part où se cacher.
Et s’il y avait quand même un moyen ?
— Ryan s’est affiché avec une fille. Une certaine Aster Amirpour.
Il plongea la main vers la banquette arrière et lui remit un épais dossier.
Elle le feuilleta distraitement. Il comportait tous les détails de la vie de cette
pauvre sotte d’Aster.
— Je suis déjà au courant, répondit-elle en haussant les épaules.
Ça lui était égal que Ryan ait quelqu’un d’autre, mais elle était
brusquement effondrée à l’idée de n’avoir vraiment personne à qui se fier.
— Tu n’es pas le seul à travailler pour moi, expliqua-t-elle devant
l’expression étonnée de Paul.
Elle ouvrit sa portière et sortit pour rejoindre sa voiture, mais Paul la héla
— par son ancien prénom, le vrai, celui que ses parents lui avaient donné à sa
naissance.
Elle fronça les sourcils. Ça lui faisait toujours un drôle d’effet d’entendre
Paul l’appeler par ce nom.
— Sois prudente, recommanda-t-il.
— Fais ton travail correctement, et je ne serai pas obligée d’être prudente,
rétorqua-t-elle.
Puis elle se glissa derrière le volant et démarra.
23. Suicide Blonde

BEAUTIFUL IDOLS

DRÔLE DE BOURREAU DES CŒURS


Vous connaissez la belle âme sensible dont nous sommes toutes tombées
amoureuses le mois dernier ? Celui qui jouait dans ce film tellement
romantique… Vous voyez qui je veux dire ? Eh bien, figurez-vous que
c’est un imbécile. Je sais, je suis aussi choquée que vous. En ce
moment, j’arrache ses posters des murs de ma chambre, j’ai déjà brûlé
la taie d’oreiller sur laquelle était imprimé son visage et je m’apprête à
remettre la photo de mon chat comme photo de profil sur mon compte
Twitter.
Vous en ferez peut-être autant après avoir lu ce qui va suivre.
Dans une récente interview, voici comment ce prince-pas-si-charmant
décrit la compagne de ses rêves :
« Une fille qui vous regarde jouer à des jeux vidéo pendant des heures
sans râler et qui s’éclate ensuite au lit avec vous. Ça? c’est une fille
qui vaut le coup. »
Pour celles d’entre vous qui frétillent de joie à l’idée de regarder leur
mec tripoter un joystick pendant des heures, je crois que j’ai trouvé
l’homme idéal !
Mais pour les autres, celles qui ont un cerveau, des aspirations
normales et l’envie de vivre autrement qu’à travers leur mec, il ne reste
plus qu’à faire un vœu pour que l’on cesse de transformer des crétins
en stars.
Les dix premières à deviner le nom de cet excité qui ne connaît rien aux
nanas gagneront une entrée au Jewel pour le week-end prochain.
J’attends vos propositions dans les commentaires.

Layla relut son post, les sourcils froncés. L’histoire était de seconde main,
elle l’avait pompée dans un magazine de mode. De plus, ce n’était pas le genre
d’articles qu’elle avait prévu pour se faire remarquer. Mais comment aurait-
elle pu éreinter les célébrités qui commençaient à fréquenter le Jewel ?
Maintenant qu’elle écrivait sur son propre blog, elle ne pouvait pas critiquer
ceux dont elle avait besoin pour rester en compétition dans le concours.
Elle n’avait pas non plus commencé l’article promis à Mateo, celui qui
devait dépeindre le milieu sordide des boîtes de nuit contre lequel il l’avait
mise en garde. Les clients du Jewel n’étaient que des gamins, certains connus et
d’autres moins, qui essayaient de profiter de leur week-end en s’amusant un
peu. Ce n’était pas vraiment un crime, et il n’y avait pas matière à écrire un
article.
Son téléphone sonna, et le beau visage de Mateo s’afficha à l’écran.
— T’afinioupas ?
Il parlait tellement vite qu’on avait l’impression que les mots étaient
attachés.
— Non, je travaille encore sur mon blog.
Elle but une gorgée de café au lait et fronça les sourcils en regardant son
ordinateur.
— Mais tu dois être au restaurant à 20 heures, Layla.
Quel restaurant ? Elle ne voyait pas du tout de quoi il parlait.
— C’est l’anniversaire de Valentina, ajouta-t-il pour rompre le silence. Tu
avais oublié, c’est ça ?
Elle ferma les yeux. Coupable.
Comme elle ne disait toujours rien, il insista :
— Mais tu viens, non ?
Elle soupira. Elle s’en voulait d’avance de devoir refuser, mais vraiment
elle n’avait pas le choix.
— Tu sais bien que je dois être au Jewel.
— Je sais surtout que tu avais promis à Valentina d’être là pour sa fête.
Elle le lui avait vraiment promis ? Sans doute, s’il le disait. Depuis qu’elle
avait embrassé Tommy après s’être soûlée, elle se sentait tellement coupable
qu’elle disait oui à toute demande venant de Mateo — ou d’un membre de sa
famille.
— C’était parce que je croyais être virée au bout de la première semaine,
avoua-t-elle.
— Eh bien, tu expliqueras ça à Valentina. Elle va être très déçue.
Layla leva les yeux au ciel. Elle commençait à en avoir marre qu’il cherche
à la culpabiliser.
— Tu ne crois pas que tu exagères ? Il y aura toutes ses amies, elle ne
remarquera même pas mon absence.
— Moi, je vais la remarquer. Et ma mère aussi. Et, au cas où tu ne t’en
serais pas aperçue, ma petite sœur t’idolâtre.
— Eh bien, elle a tort.
Layla broya rageusement son gobelet encore à moitié plein. Elle aurait dû
s’excuser. Rectifier. Mais une partie d’elle-même ne pouvait s’empêcher de
donner à Mateo le bâton pour qu’il la frappe. Elle méritait des claques. Parce
qu’elle faisait faux bond à Valentina. Et encore plus pour d’autres choses qu’il
ignorait.
— Tu ne fais ce boulot que depuis deux semaines, et ce que je craignais se
produit déjà : tu es en train de changer et tu ne t’en aperçois même pas.
— Tu te trompes. Si tu lisais ce que je viens d’écrire sur mon blog, tu
comprendrais que je n’ai pas changé et que je ne suis pas devenue une groupie
de stars.
— Sans doute. Mais tu ne penses plus qu’à ce milieu. Et tu en oublies les
gens qui comptent vraiment.
— Ce n’est pas vrai, je…
Elle s’arrêta net. Madison Brooks venait de s’approcher du comptoir pour
passer commande.
Si elle s’était installée dans ce Starbucks pour écrire son article, c’était
justement pour la voir. Elle avait entendu dire qu’elle faisait sa gym dans un
club du coin et qu’elle passait ici en sortant pour prendre une dose de caféine
après l’effort. Elle attendait depuis un moment et elle avait déjà descendu trois
latte, mais sa patience était récompensée. Ici, leur rencontre aurait l’air
fortuite. C’était bien plus classe que de la traquer jusque dans sa salle de gym.
— Il faut que je te laisse, marmonna-t-elle à Mateo.
Elle raccrocha, tout en fixant l’arrière du crâne de Madison. Elle avait
intérêt à réagir vite, avant qu’elle ne ressorte.
Il ne fallait pas laisser passer cette chance. Personne n’avait pu jusque-là
atteindre la star numéro un de la liste d’Ira. Et elle l’avait à portée de main,
seule, sans gardes du corps et sans son entourage habituel.
Elle fourra son portable dans son sac et s’écarta de la table, sans quitter des
yeux le serveur qui criait :
— Un latte frappé pour Della !
Il tendit son gobelet à Madison avec un sourire poli. Visiblement, il ne
l’avait pas reconnue.
Madison prit le gobelet et se dirigea vers la porte. Comme elle avait aussi
un gros sac de sport et ses clés, elle tenta de pousser le battant de l’épaule.
Layla se précipita pour le lui ouvrir.
— Allez-y, je vous tiens la porte ! lança-t-elle joyeusement.
Madison lui adressa un regard méfiant, puis ouvrit des yeux ronds, comme
si elle la reconnaissait. Bizarre…
— Euh… J’ai entendu le serveur vous appeler Della.
Elle emboîta le pas à Madison qui filait déjà sur le trottoir.
— Mais vous êtes Madison, pas vrai ? Madison Brooks ?
Madison secoua la tête, en murmurant entre ses dents un truc inintelligible.
— Je veux dire, c’est cool si vous voulez rester incognito. Je comprends
tout à fait. Mais c’est que…
Elle prit une profonde inspiration et accéléra pour ne pas se laisser
distancer.
— Je suis une de vos grandes fans, mentit-elle.
Elle eut la surprise de voir Madison s’arrêter et la fixer de ses yeux mauve.
— Vous êtes une de mes grandes fans ? répéta Madison d’un ton incrédule.
Un labrador au poil jaune les dépassa en tirant une planche à roulettes sur
laquelle se tenait en équilibre un gamin aux cheveux assortis à son poil, une
planche de surf coincée sous le bras.
— Oui, c’est vrai.
Elle fit la grimace, consciente de manquer de conviction. Puis s’empressa
d’ajouter, pour noyer le poisson :
— Je voulais vous inviter à une fête.
Madison secoua la tête, pivota sur ses talons et se remit à marcher.
— Rien d’effrayant, je vous le jure, insista Layla.
Puis elle se rendit compte que cette précision avait justement de quoi
effrayer. Merde. Elle était en train de gaspiller sa chance. Mais pourquoi était-
elle si nulle ?
— Chez Ira. Ira Redman.
Madison se retourna.
— Si Ira veut m’inviter à une fête, il sait comment me joindre.
Layla leva les mains en signe de reddition. Elles avaient mal commencé, et
il fallait absolument rectifier le tir avant que les choses n’empirent.
— Pas chez lui, au Jewel. C’est l’un de ses clubs. J’en fais la promotion
et…
Madison se tourna vers elle avec un air vraiment excédé.
— Croyez-moi, je sais qui vous êtes. Vous êtes une petite blogueuse qui se
fait de l’argent sur le dos des célébrités en les faisant passer pour des monstres.
Elle s’était mise à crier, et les gens commençaient à se rassembler.
— C’est faux ! hurla Layla.
Madison poursuivit son chemin le long des parcmètres et des palmiers, le
paysage habituel de L.A.
— Enfin, c’est un peu vrai, mais je…
— Ecoute, laisse-moi tranquille, d’accord ? cria Madison en s’arrêtant net
et en faisant volte-face.
Au même moment, Layla trébucha sur une aspérité du trottoir, renversant
ce qui restait de son café sur le petit haut blanc de la star.
— Mais qu’est-ce que… ?
Madison baissa le nez vers son haut maculé de café, puis dévisagea Layla,
les yeux écarquillés, avec sur le visage une expression qui hésitait entre
l’incrédulité et l’indignation.
— Je suis désolée, je…
Layla s’empressa de sortir de sa poche un mouchoir en papier tout froissé
pour éponger la tache, mais quelqu’un se mit à crier qu’une cinglée harcelait
une star cherchant à passer incognito.
— Il y a un problème ici ?
Une grande baraque de flic sortit d’un magasin et se glissa entre elles deux.
— Un problème ? Mais non ! s’écria Layla.
En même temps que Madison répondait :
— Oui, elle me suit depuis un moment. Ne me laissez pas seule. Quand je
lui ai demandé de me laisser en paix, elle m’a arrosée avec son café.
Le flic évalua les preuves du regard : le café qui coulait sur le haut de
Madison ; le gobelet vide dans la main tremblante de Layla.
— C’est vrai, ce qu’elle dit ?
— Je ne la harcelais pas.
— C’est vous qui parlez de harcèlement, rétorqua le flic.
Layla secoua la tête et se tut. Mieux valait se taire. Apparemment, tout ce
qu’elle dirait pourrait être retenu contre elle.
— Vous voulez porter plainte ? demanda le flic à Madison.
— Absolument.
Elle lui jeta un regard éperdu, la main sur le cœur, comme si elle craignait
réellement pour sa vie.
— Tu auras des nouvelles de mes avocats, ajouta-t-elle en s’adressant à
Layla.
Le flic acquiesça et la suivit des yeux jusqu’à ce qu’elle monte dans sa
voiture. Puis il se tourna vers Layla.
— Je vais devoir vous demander vos papiers d’identité.
24. Know Your Ennemi

Madison attrapa son sac à main, sortit de sa voiture et se dirigea d’un pas
décidé vers l’entrée du Night for Night. Elle connaissait bien James, le videur
posté à l’entrée, elle lui faisait même la bise — un geste affectueux qu’elle
réservait aux rares personnes en qui elle avait confiance. Elle avait même
presque de l’affection pour lui. D’accord, il était un peu primaire, mais bon, on
aurait pu dire la même chose d’elle autrefois. James était un rusé et un battant,
il n’avait pas peur de travailler dur et acceptait volontiers des missions en
extra. De plus, il se montrait férocement loyal — qualité rare et très
appréciable — avec ceux qui savaient le récompenser de ses efforts.
Elle se hissa sur la pointe des pieds pour murmurer à son oreille :
— Elle est là ?
Il fit signe que oui.
— Mais Ryan ne s’est pas encore montré, ajouta-t-il.
— Oh ! il viendra.
Madison regarda par-dessus l’épaule de James et plissa les yeux pour tenter
de sonder l’intérieur du club.
— Tu me préviendras, quand il arrivera.
— Vous le savez bien.
— Et je ne veux pas que ma présence lui rapporte des points, à elle.
— Compris. Je les attribue à qui, les points ?
— A qui tu voudras, du moment que ce n’est pas à Aster.
Elle déposa de nouveau un petit baiser sur sa joue, tout en glissant
discrètement une liasse de billets dans sa poche, puis elle entra. Elle n’allait
jamais seule en boîte, mais aujourd’hui la circonstance était exceptionnelle, et
elle n’avait pas voulu s’entourer de sa cour habituelle qui n’aurait fait que la
distraire de sa mission. De plus, elle n’avait pas l’intention de rester longtemps.
Elle aimait bien le Night for Night, à cause du décor d’inspiration
marocaine. Elle était allée à Marrakech une fois, au cours d’un bref séjour, et il
lui semblait qu’Ira avait réussi à rendre l’ambiance exotique et luxueuse d’un
palace marocain. Tout y était : les lanternes de cuivre, les voûtes, le carrelage
en mosaïque. Même la musique était plus langoureuse et douce que dans la
plupart des boîtes, le rythme plus sensuel, le volume moins fort, ce qui vous
évitait d’être obligé de hurler pour avoir une conversation.
Elle regarda autour d’elle, en espérant qu’Ira n’était pas là. Elle n’avait pas
envie qu’il se précipite pour lui proposer la meilleure table VIP, en lui offrant
le champagne à volonté pour la soirée. Il était toujours très aimable avec elle,
limite mielleux. D’habitude, ça ne la dérangeait pas, mais ce soir elle tenait à
passer inaperçue. Elle aurait volontiers demandé à James de ne pas avertir Ira
de son arrivée, mais il n’aurait probablement pas marché dans la combine.
Envers Ira aussi, James se montrait loyal.
Elle trouva Aster sur le toit en terrasse, comme elle s’y était attendue, et la
reconnut au premier coup d’œil. Elle l’avait vue en photo sous toutes les
coutures, mais elle fut quand même surprise par l’éclat de sa beauté. Les belles
actrices ne manquaient pas à L.A., mais Madison était convaincue que ce petit
truc insaisissable qui rendait certaines plus attirantes que d’autres n’avait rien à
voir avec la courbe d’un nez ou le volume des pommettes. Ce qui comptait chez
une actrice, c’était la capacité d’habiter pleinement un rôle, au point que son
être disparaissait au profit de son personnage.
Cette nécessité de disparaître derrière un personnage était justement ce qui
avait poussé Madison à faire du cinéma. Ironie du sort, maintenant qu’elle avait
réussi à se faire un nom dans le métier, l’heure était venue pour elle de
disparaître pour de bon. En ce moment, Paul essayait de régler son problème,
mais elle ne lui faisait plus confiance pour assurer sa sécurité et elle n’avait pas
l’intention d’attendre que le danger la trouve. Elle avait bien fait de différer sa
rupture avec Ryan. Parce qu’elle avait plus que jamais besoin de lui.
Madison était une personne lucide — extrêmement lucide en dépit de sa
jeunesse. Sa capacité à lire entre les lignes, à saisir le sens caché du moindre
mot et du moindre geste, était un don précieux. Et ce qu’elle lisait en regardant
Aster flirter avec un producteur qui aurait dû être chez lui avec sa femme et son
bébé, c’était que cette pauvre fille était désespérée et prête à faire n’importe
quoi pour qu’on la remarque. Un trait presque banal chez les acteurs, connus
pour leur besoin d’être aimés, ainsi que pour leur caractère névrotique et
instable. Mais, à l’inverse d’Aster, Madison avait appris à se débarrasser de ses
émotions primaires (ou du moins à ne pas les montrer) — et le désespoir avait
été la première.
L’ombre d’un sourire passa sur le visage de Madison. Aster voulait de
l’attention ? Eh bien, elle allait l’aider à en obtenir, au-delà de ses espérances.
Sauf que le prix à payer serait beaucoup plus élevé que cette pauvre fille ne
pouvait l’imaginer.
Elle se décida à l’aborder et constata avec amusement que son expression
enjouée et un brin charmeuse d’hôtesse de club était remplacée par un air
totalement effaré.
Mais elle ne tarda pas à se reprendre.
— Madison… Salut !
Le ton était amical. De près, Aster était encore plus belle. Madison ne put
s’empêcher d’admirer sa peau mate et sans défauts, ses cheveux noirs brillants,
ses longs cils tellement épais qu’ils paraissaient faux bien qu’ils ne le soient
pas, son corps souple et sinueux probablement forgé par une pratique régulière
de la danse.
— J’adore tes Sophia Webster, déclara Madison en montrant les escarpins
brodés d’Aster.
Partager l’amour pour les chaussures de luxe était un excellent moyen de
démarrer une amitié. Et, même si Madison n’avait pas l’intention de devenir
l’amie d’Aster, leurs destins étaient irrévocablement liés, d’une manière
qu’Aster ne pouvait pas soupçonner.
— Je peux vous offrir une table ?
Elle rayonnait littéralement, comme quelqu’un qui peut à peine contenir
son excitation.
Madison jeta un coup d’œil du côté de sa pergola habituelle.
— Je vois que ma préférée est déjà occupée.
Aster battit des paupières, une fois, deux fois, cherchant visiblement à
évaluer à quoi elle s’exposerait en expulsant les occupants actuels pour laisser
la place à Madison. Puis elle décida sagement de ne pas prendre ce risque.
— Je suis désolée, dit-elle. Si j’avais su que vous passeriez ce soir…
Madison agita la main pour signifier que ce n’était pas grave, en faisant à
Aster la faveur d’un sourire, comme si elles étaient des amies de longue date
qui viennent de se retrouver.
— Tu ne pouvais pas savoir, n’est-ce pas ?
Le sourire s’effaça lentement, tandis que la question restait suspendue entre
elles.
L’espace de quelques délicieuses secondes, Aster ressembla réellement à
une biche hypnotisée par des phares. Puis, aussi vite qu’elle était venue, la
panique disparut de son visage.
— J’ai une autre très bonne table que vous apprécierez sûrement. Et je peux
vous faire servir tout de suite votre champagne préféré. C’est bien le Dom
Pérignon rosé ?
Madison acquiesça. La fille avait pris ses renseignements. Elle avait en
effet l’habitude de commander du Dom Pérignon rosé. Un observateur attentif
aurait remarqué qu’elle ne faisait que tremper ses lèvres dans les verres de
champagne que les clubs lui servaient à volonté. C’était là que l’entourage
entrait en jeu. Il détournait l’attention d’une vérité beaucoup plus austère :
Madison ne menait pas la vie dissolue qu’on lui prêtait.
Elle suivit Aster le long de la terrasse, tout en l’étudiant avec attention,
comme s’il s’agissait d’un personnage qu’elle aurait un jour à incarner. Elle
avait déjà lu dans le dossier de Paul tous les renseignements de base — adresse,
fortune de la famille, écoles privées et clubs fréquentés — mais, pour bien la
comprendre, elle avait besoin de l’observer. Il était impératif qu’elle sache à
qui elle avait affaire, puisqu’elle l’avait choisie pour jouer un des premiers
rôles dans le grand scénario de sa vie.
A Hollywood les ruptures étaient une affaire délicate et risquée. Elles
faisaient partie des événements que les tabloïds guettaient jour et nuit — juste
après les ventres arrondis et les mariages. Une séparation entre deux acteurs
pouvait faire décoller une carrière ou la détruire, tout dépendait de la manière
dont l’histoire était rapportée.
Habituellement, une infidélité ternissait l’image de l’infidèle. Mais parfois
les journalistes s’en prenaient à la victime, la dépeignant sous des traits
tellement négatifs qu’on trouvait finalement des excuses au partenaire qui
l’avait trahie. La briseuse de couple avait aussi son rôle à jouer. On lui
demandait en général sa version de l’histoire, et elle ne se privait pas de la
donner — surtout quand elle rêvait de sortir de l’anonymat. Mais son bref
instant de gloire ne durait pas. Il suffisait en général qu’un nouveau scandale
survienne pour que le premier retombe dans l’oubli, entraînant avec lui le
personnage secondaire — mais ça n’avait jamais découragé personne de tenter
sa chance.
Aster tenterait la sienne.
Quand on saurait que Ryan et Madison avaient rompu, certains magazines
seraient prêts à payer pour obtenir des informations croustillantes et inédites.
Maintenant qu’elle s’était fait son opinion sur Aster, Madison savait qu’elle
n’hésiterait pas à s’emparer de cette occasion de profiter d’un moment de
célébrité, même éphémère.
D’après les renseignements qu’elle avait récoltés, Aster avait reçu une
éducation stricte, et un tel scandale allait secouer toute sa famille.
Mais ça ne l’arrêterait pas. Ses rêves de gloire et de fortune étaient si
importants pour elle qu’elle avait accepté un travail que ses parents
désapprouvaient sûrement.
Jusqu’où était-elle capable d’aller ?
A quoi était-elle prête pour obtenir ce qu’elle désirait si fort ?
Madison comptait sur sa soif de réussite.
Elle la regarda déboucher son champagne et la servir.
— Vous désirez autre chose ? demanda Aster avec un sourire plein
d’attentes.
Madison fut tentée de la charger d’une course impossible, rien que pour
s’amuser un peu, quand elle reçut le texto de James lui annonçant que Ryan
venait d’arriver.
Elle agita la main distraitement pour signifier à Aster qu’elle n’avait
besoin de rien et attendit qu’elle s’en aille pour envoyer des remerciements à
James. Puis elle se leva et s’éclipsa discrètement.
25. Shades of Cool

Quand Madison Brooks arriva au Vesper, personne ne la reconnut. Il faisait


sombre, le groupe qui passait jouait un morceau particulièrement bruyant, la
foule était captivée par la musique. La fille qui se tenait discrètement à l’écart,
adossée au mur noir, passa donc totalement inaperçue. Madison put profiter
tranquillement d’un rare moment d’anonymat.
Quand le groupe quitta la scène pour faire une pause, Tommy décida de
faire le tour de la salle pour compter les visages qu’il reconnaissait comme
ceux de ses invités, quand il aperçut un truc tellement incroyable qu’il crut
d’abord qu’il s’agissait d’une blague. Ou d’un sosie. Mais quand Madison
centra son regard sur lui, en lui adressant un sourire lumineux, eh bien, il avait
suffisamment vu ce visage sur les couvertures de magazines et sur les panneaux
d’affichage pour reconnaître le vrai quand il l’avait devant lui.
Il balaya la salle du regard, cherchant les membres de son équipe, pour
vérifier qu’ils n’avaient pas remarqué Madison — car il ne lui vint pas à
l’esprit une seule seconde que c’était par leur intermédiaire qu’elle était venue
ici. Puis, rassuré, il fit les quelques pas qui le séparaient d’elle, tout en se
demandant s’il devait l’appeler Madison ou Mlle Brooks. Incapable de
trancher, il se décida pour un simple :
— Salut !
Elle pencha la tête de côté, laissant ses cheveux glisser devant ses yeux
pour l’inspecter à travers un pan de mèches.
— Qu’est-ce que vous avez pensé du groupe ? demanda-t-il en désignant la
scène du pouce.
C’était tout ce qui lui venait à l’esprit pour engager la conversation.
— Pour le peu que j’ai entendu, il m’a paru plutôt bon.
Elle repoussa ses cheveux derrière ses oreilles, ce qui mit en valeur ses
magnifiques pommettes et les anneaux or et turquoise qui pendaient à ses
oreilles. Mais ni l’or ni les turquoises ne pouvaient rivaliser avec l’éclat des
yeux presque mauve qui sondaient ceux de Tommy.
— Vous venez d’arriver ?
Elle ne devait pas être là depuis longtemps, parce qu’il surveillait l’entrée,
mais après tout il avait pu la louper. Quand il ne s’occupait pas des clients, il
regardait le groupe en rêvant du jour où il monterait sur scène à son tour.
Les lèvres de Madison s’étirèrent en un demi-sourire, et Tommy crut que
son cœur allait fondre sur-le-champ. Elle haussa discrètement ses frêles épaules
sans répondre. Elle ne fit pas mine non plus de s’éloigner ; c’était déjà ça.
— Je peux vous proposer quelque chose à boire ? Vous trouver une place
quelque part ?
Il s’en voulut aussitôt de cet empressement qui trahissait un peu trop son
désir de plaire. Mais quand même, il avait Madison Brooks devant lui ! Il n’en
revenait pas d’être capable d’aligner deux mots, tant elle avait une présence
forte et troublante, presque magique.
— Oui aux deux, répondit-elle.
Cette réponse plutôt sobre inspira à Tommy des millions de hourras
silencieux.
— Mais pas ce soir. Une autre fois, peut-être, quand ce sera moins bondé.
— C’est souvent bondé, déclara-t-il avec un sourire de triomphe qui se
voulait modeste. Nous avons la meilleure programmation de groupes en live.
Mais je peux vous réserver la table que vous voulez.
— Je suis au courant pour le concours.
Tommy en resta bouche bée, ne sachant que dire.
— Tu es le seul à ne pas m’avoir sollicitée, même pas sur Insta ou Twitter.
Ce genre de concours, ça pousse en général les gens à montrer leur plus
mauvais côté, mais ce n’est apparemment pas le cas pour toi.
Tommy haussa les épaules, tentant de la jouer cool.
— Je me suis dit que je n’avais aucune chance avec vous, donc j’ai misé
plutôt sur le nombre.
— On dirait que ça marche.
Ses yeux parcoururent le club, avant de revenir se poser sur lui.
— Dommage que Layla et Aster n’aient pas adopté la même stratégie. Ces
deux-là sont les pires. Et tu peux leur répéter que je t’ai dit ça.
— Je leur passerai le mot, répondit Tommy.
Il était heureux à présent de ne pas s’être associé avec Layla. Parce que ça
lui avait fait gagner Madison.
Le regard de Madison s’adoucit, elle leva lentement la main et lui caressa
la joue d’un air songeur, en le couvant d’un regard nostalgique, comme s’il lui
rappelait quelqu’un. Peu importait. Si Madison avait envie de traîner dans son
club et de lui caresser la joue, il disait oui.
Elle n’agissait pas sous l’influence de l’alcool, en tout cas, il le voyait à ses
yeux.
— Tu n’es pas d’ici, toi, murmura-t-elle enfin.
Elle laissa retomber sa main.
Tommy secoua la tête. Il était fasciné. Madison était tout ce qu’il avait
espéré — digne, sérieuse, et plutôt sympa —, et tout l’opposé de ce qu’il avait
craint — ouverte, sincère, profonde.
— Laisse-moi deviner… Tu es venu ici poursuivre tes rêves de gloire et de
succès ?
Elle inclina la tête, et ses yeux brillèrent de malice.
Il lui lança un regard penaud et fourra ses mains dans les poches de son
jean — une fois de plus, on le réduisait à un cliché.
De nouveau, Madison scruta la salle.
— J’aime bien cet endroit. Tout le monde se fout de ma présence. Tu ne
peux pas savoir comme c’est bon.
— Oh ! si, je le sais, répondit Tommy en souriant. Je suis là tous les jours,
et tout le monde s’en fout.
Elle éclata de rire, comme si la blague était vraiment très drôle. Il se
demanda si elle était sincère ou si elle jouait la comédie. Tout cela était très
perturbant. Une chose était sûre : il n’avait jamais vu une jolie femme comme
Madison rire avec tant de plaisir, même s’il ne savait pas pourquoi elle riait. Ce
rire acheva de le séduire, il aurait fait n’importe quoi pour elle.
Le groupe revint s’installer pour entamer un autre tour de chant. En
entendant la musique qui reprenait brusquement, Tommy tourna son attention
une seconde du côté de la scène et, quand il la reporta sur Madison, elle n’était
plus contre le mur.
Elle était en train de repartir.
Il lui courut après, tout en se rendant compte que ce n’était pas très élégant.
Mais il n’allait pas s’arrêter à ce détail.
— La deuxième partie du concert est géniale et…
Mais elle n’entendit sans doute pas, elle franchissait déjà la porte.
Il eut tout juste le temps de sortir son téléphone pour photographier de dos
sa silhouette qui s’éloignait. Il avait besoin pour Ira d’une preuve de son
passage. Et aussi pour lui-même, pour être sûr qu’il n’avait pas rêvé.
Il effleura sa joue, là où les doigts de Madison s’étaient posés, en regrettant
de ne pas avoir pris le temps de se raser avant de venir. Il l’avait mal jugée.
Elle n’était pas une star capricieuse retranchée dans sa tour d’ivoire.
La personne qu’il venait de rencontrer n’avait rien en commun avec celle
que décrivaient les médias. La vraie Madison Brooks était carrément sympa,
très accessible. Il se voyait tout à fait descendre une bière avec elle, tout en
discutant du sens de la vie.
26. Show Me what I Am Looking for

Layla ne quittait pas des yeux la table des VIP. Elle devait veiller à ce qu’il
y ait suffisamment à boire, assez de chargeurs de téléphone, s’assurer que
personne ne manquait de rien. Elle était en fait réduite au rôle d’amuseur pour
petites starlettes, mais quelques-unes d’entre elles se trouvaient sur la liste
d’Ira, ce qui n’était pas négligeable.
Et d’autant moins qu’elle pouvait mettre une croix sur Madison, la grande
star, qu’elle ne risquait pas de voir de sitôt au Jewel. Heureusement, en dépit de
ses menaces, Madison n’avait pas porté plainte contre elle, ce qui lui laissait la
possibilité de l’attaquer sur son blog chaque fois qu’elle en aurait l’occasion.
Ce blog était décidément très utile.
Elle s’en était servie pour promouvoir le Jewel, et ça faisait une sacrée
différence. Elle avait également contacté des directeurs de production de
Hollywood, ainsi que des publicitaires, pour les inciter à envoyer leurs artistes
chez elle. Un ami de son père, propriétaire d’une boutique sur Santa Monica,
avait accepté d’offrir des réductions sur des cravates à tous ceux qui
viendraient de la part du Jewel. Bref, elle s’était enfin décidée à entreprendre
les démarches qu’elle aurait dû entreprendre depuis le premier jour.
Avec les lumières colorées qui tourbillonnaient au-dessus de sa tête et la
musique qui semblait pulser contre sa peau, Layla avait l’impression d’être à
l’intérieur d’un kaléidoscope. C’était étrange… Elle ne haïssait plus ce club, au
contraire, elle s’y sentait bien. Elle avait même hâte d’y venir. Les moments
passés au Jewel lui permettaient d’oublier le stress de sa vie quotidienne,
notamment la tension entre elle et Mateo, qui ne cessait de croître.
— Les mannequins sont là !
Zion agita sous son nez une bouteille de vodka de première qualité, avec un
sourire énigmatique ne permettant pas de déterminer s’il cherchait à l’informer
ou à la narguer. Dans son cas, il n’y avait pas vraiment de différence entre les
deux. Zion frimait en permanence. Il était mannequin à temps partiel (quand il
n’était pas au club ou quand il ne bossait pas comme serveur) et il avait réussi à
négocier avec son agence pour faire venir la population jeune et sexy qu’Ira
recherchait. C’était parfait pour le Jewel, mais pas forcément pour les autres
membres de l’équipe.
Elle lui adressa un sourire crispé et lui montra le texto qu’elle venait tout
juste de recevoir — histoire de tempérer sa joie. Ryan Hawthorne était retourné
au Night for Night. Les infos en direct envoyées par les secrétaires d’Ira étaient
à la fois flippantes et addictives.
— La salope, murmura Zion en fronçant les sourcils.
Layla commenta l’insulte en haussant les siens.
— Je trouve que Queen Bitch lui va beaucoup mieux, corrigea-t-elle
sèchement.
Elle suivit des yeux Zion qui se dirigeait vers sa table d’assoiffés.
Assise sur le bord de l’élégante banquette blanche en cuir sur laquelle
dansaient les tons vibrants des lumières pulsées du plafond, Layla se remit à
observer sa table de VIP. C’était incroyable la manière dont ces jeunes
starlettes sans cervelle se lâchaient après quelques verres. Et, quand elles se
lâchaient, elles oubliaient de surveiller leurs téléphones — ce qui lui permettait
d’avoir accès à des photos ou à des textos qu’elle ne se gênait pas pour
exploiter sur son blog.
Ces informations puisées directement à la source lui avaient déjà rapporté
pas mal en revenu publicitaire. Si ça continuait, elle allait pouvoir payer son
école de journalisme rien qu’avec l’argent de la pub. Bien sûr, la section
commentaires devenait de plus en plus violente, mais quelle importance ? Les
chiffres, voilà ce qui comptait. Ils ne mentaient jamais.
Elle lissa du plat de la main le devant de sa minirobe en cuir — un récent
investissement réglé avec l’argent du blog. Elle n’avait pas prévu de dépenser
du fric en fringues — trop frivole —, mais, pour être proche de ses invitées et
gagner leur confiance, elle avait dû s’habiller comme elles. Au début, entre ses
nouveaux vêtements et ses mèches blond platine, elle s’était sentie gauche et
déguisée. Mais sa coupe effilée lui donnait un petit côté branché qui lui allait
bien, et cette robe, au fond, était simplement un peu plus féminine que ce
qu’elle avait l’habitude de porter. En tout cas, une chose était sûre, ça avait
marché.
— Je crois que mon chargeur de téléphone est cassé ! geignit l’une des
starlettes d’un ton catastrophé, comme si c’était la pire chose qui lui soit
jamais arrivée.
C’était peut-être le cas. Ces filles-là étaient vraiment des capricieuses
archi-gâtées.
Elle balaya le groupe du regard. La plainte provenait apparemment de
Heather Rollins, une actrice de télévision qui faisait une fixette sur Madison
Brooks et cherchait à l’imiter en tout. Elle toisait Layla d’un air méchant,
comme si elle la tenait pour personnellement responsable de la défaillance du
chargeur. C’était le cas, mais ça, Heather ne pouvait pas le savoir : Layla
éteignait toujours au moins un des chargeurs à cette table, une ruse pour avoir
accès à un téléphone. La ficelle était un peu grosse, mais elle fonctionnait. Ce
soir, le sort avait désigné Heather, la plus méprisable et la plus grossière du
groupe, ce qui n’était pas peu dire. Layla décida de considérer la chose comme
une aubaine.
Elle se pencha par-dessus le verre de Heather et manipula l’interrupteur
qu’elle avait éteint tout à l’heure, comme si elle cherchait un faux contact.
— Il y en a pour combien de temps ? s’impatienta Heather. On voudrait
aller danser.
— Allez-y. Je vais m’arranger pour que ce soit réparé quand vous
reviendrez.
Heather repoussa ses longs cheveux derrière ses épaules en la fusillant du
regard.
— Il vaudrait mieux, grommela-t-elle.
Ses amies se levèrent aussitôt, mais elle s’attarda près de la table et
déverrouilla ostensiblement l’écran. Puis, tandis qu’un sourire complice étirait
ses lèvres luisantes de gloss, elle fit glisser le téléphone vers Layla.
Le regard de Layla passa du portable Heather.
Que signifiait cette manœuvre ?
— Il y a des photos qui pourraient vous intéresser, expliqua Heather avec
un regard entendu. Et n’oubliez pas de lire le dernier texto de ma secrétaire.
Layla en resta sonnée. Heather s’éloignait déjà, tout en lançant par-dessus
son épaule :
— Et puisque je vous aide, aidez-moi aussi : ne vous gênez pas pour
publier ce que vous voulez.
Puis elle se fondit dans la foule des danseurs. Layla s’empressa de fouiller
le téléphone avant qu’il se verrouille. Il contenait tant de photos de Madison —
prises à son insu, bien entendu — que c’en était presque malsain. Une série où
l’on voyait Madison au restaurant avec Ryan attira particulièrement son
attention. Sur la première, ils étaient assis tous les deux à leur table, avec en
arrière-plan un type bizarre qui les prenait en photo. Sur la deuxième, Madison
quittait la table, et l’homme s’en approchait pour rejoindre Ryan. Sur la
troisième, Ryan signait à l’homme ce qui ressemblait à un autographe, tandis
que celui-ci regardait du côté de Madison. Layla ne voyait pas en quoi ces
photos étaient compromettantes mais, si Heather les avait conservées, elle
devait avoir ses raisons. Elle les envoya donc sur son téléphone, au cas où. Puis
elle en sélectionna une quatrième, tellement compromettante celle-là que son
prochain post était déjà pratiquement écrit.
Ensuite elle alla consulter les textos. Celui de la secrétaire de Heather était
en fait une photo de Ryan et Aster, dans un coin, en train de s’embrasser.
C’est donc comme ça qu’Aster a réussi à fidéliser Ryan Hawthorne au
Night for Night…
Heather venait de lui fournir un fabuleux matériel — sans doute haïssait-
elle Madison autant qu’elle. En tout cas, grâce aux photos qu’elle venait de
récupérer sur son téléphone, Beautiful Idols allait battre son record de
fréquentation.
27. Back Door Man

Ira s’installa derrière son bureau et poussa vers Aster une enveloppe pleine
de billets — la deuxième depuis le début du concours.
— On dirait que Ryan est devenu un de tes clients réguliers.
Il haussa un sourcil.
— Il me semble que ça mérite une récompense, non ?
Aster contempla fixement l’enveloppe. Elle se sentait vide, fragile, au bord
de la nausée.
Madison savait, pour Ryan et elle.
Elle se méfiait d’elle. Ce soir, elle n’était venue que pour la voir de près.
Il n’y avait pas d’autre explication à la manière dont elle était partie,
comme une voleuse, après l’avoir laissée ouvrir une bouteille de champagne.
La numéro un sur la liste d’Ira s’était montrée dans son club, mais ça ne lui
donnait pas envie de crier victoire.
— J’ai entendu dire que Madison avait fait elle aussi un bref passage. C’est
bizarre qu’elle soit partie quand Ryan est arrivé. Tu sais quelque chose à ce
sujet ?
Aster fronça les sourcils et contempla ses ongles.
— Peu importe. En tout cas, si tu continues comme ça, tu as de grandes
chances de gagner.
Elle répondit par un vague sourire. Elle avait hâte que cet entretien se
termine.
— Ce n’est pas du tout la réaction que j’attendais, commenta Ira.
Elle secoua la tête, pour tenter de rassembler ses idées, mais c’était
apparemment une tâche impossible.
Est-ce que Madison allait lui tomber dessus ?
Chercher à se venger d’elle parce qu’elle avait dragué son mec ?
Pour le moment, elle n’en savait rien. Elle n’avait qu’une envie : se sortir
Madison de la tête et retourner dans la salle pour échapper à l’interrogatoire
d’Ira.
— Pardon, Ira, je crois que je planais.
Bon sang ! Elle perdait complètement les pédales ! On ne planait pas
devant Ira Redman !
— Je veux dire… Pour le concours… Tant que ce n’est pas fait, je ne me
considère pas comme gagnante, expliqua-t-elle en essayant de reprendre la
conversation là où elle avait décroché. Les stars sont lunatiques. Elles peuvent
vous tourner le dos du jour au lendemain, et il reste encore de longues semaines
avant la fin du concours.
Les stars sont lunatiques. Elles peuvent vous tourner le dos du jour au
lendemain…
Elle espéra que l’une d’entre elles au moins ne se retournerait pas contre
elle.
Ira ne répondit rien, ce qui la mit très mal à l’aise. Mais elle ne chercha pas
à meubler le silence avec un bavardage inutile, car elle avait déjà compris que
ce n’était pas la bonne tactique avec lui — même s’il était difficile de savoir ce
qu’il attendait vraiment de son interlocuteur.
Elle contempla rêveusement l’enveloppe qu’elle tenait à la main. Tout cet
argent qu’il lui donnait, ça commençait à l’inquiéter. N’allait-il pas exiger
quelque chose en retour ?
— Tu as besoin de te reposer, dit-il enfin. Tu peux rentrer chez toi.
Demande à James de te raccompagner jusqu’à ta voiture.
Elle acquiesça et se leva, puis s’arrêta sur le seuil.
— Ira…
Il leva les yeux de son téléphone.
— Merci pour… la récompense.
Elle agita l’enveloppe.
— J’apprécie vraiment que tu récompenses mon travail.
Elle était vraiment lourde, à répéter comme ça le mot récompense, mais
tant pis, elle voulait qu’il soit bien clair que cet argent récompensait ses efforts
et qu’Ira ne lui demanderait rien en échange.
Il agita une main vague, comme pour dire que c’était normal, et elle
n’insista pas. Elle avait hâte de rentrer chez elle, puisque Ira l’y autorisait.
Mais, devant la porte de service, elle trouva Ryan.
— Je t’avais dit de ne pas m’attendre, protesta-t-elle.
Agacée, elle fronça les sourcils. Ryan était beau et célèbre, et elle était
flattée qu’il daigne s’intéresser à elle. Seulement, il ne faisait pas partie de son
plan. Il était censé l’aider à établir les bons contacts, à gagner ce concours.
Rien d’autre. Et pourtant, leur relation était en train de dérailler.
Elle n’était pas le genre de fille à jeter son dévolu sur le mec d’une autre, et
l’idée de piquer Ryan à Madison lui était tout simplement insupportable.
Certaines filles auraient sans doute considéré comme un exploit de séparer un
couple de stars, mais elle ne voyait pas les choses comme ça. Elle se sentait
coupable. Et, quand elle songeait à la manière dont Madison l’avait dévisagée,
elle se trouvait vraiment infecte.
— Je voulais m’assurer que tu arriverais jusqu’à ta voiture sans problème.
Il se passa la main dans les cheveux, tout en lui adressant son célèbre
sourire.
— James pouvait s’en charger, répondit-elle sèchement.
Elle se rendit compte qu’elle se comportait comme une pimbêche — un
peu comme Madison.
— Et puis on a passé toute la soirée ensemble.
Elle poussa la porte et sortit dans l’air frais de la nuit, en refermant ses bras
sur sa taille pour ne pas frissonner.
— Ça ne me suffisait pas, Aster, murmura-t-il.
Elle s’adossa à la porte de sa voiture, elle avait le vertige.
— Et Madison ? demanda-t-elle en regardant Ryan droit dans les yeux.
— Je ne sais pas du tout où est Madison ce soir, ni ce qu’elle fait.
— J’ai du mal à te croire.
Elle voulait le pousser à reconnaître qu’il allait trop loin avec elle. Et elle
voulait en même temps qu’il la rassure, qu’il lui dise que tout allait bien, qu’ils
avaient le droit de passer un moment ensemble et que ça n’engageait à rien.
Il se gratta le menton, tout en regardant passer les voitures qui circulaient
sur le boulevard.
— Je te jure que c’est vrai. Et je suis pratiquement certain que Madison se
fiche de ce que je fais.
Elle l’observa attentivement. Elle ne s’était pas attendue à cette réponse.
— Alors pourquoi vous êtes toujours ensemble ?
Il fronça les sourcils et balaya du regard le parking presque vide, puis ses
yeux se posèrent de nouveau sur elle.
— C’est… compliqué.
— Je n’aime pas les complications, soupira-t-elle d’une voix lasse.
Lasse, elle l’était. Parce qu’il était très tard. Et aussi parce qu’elle ne
comprenait pas ce qui lui arrivait.
— Je parlais des complications entre Mad et moi.
Il se rapprocha d’elle, si près qu’elle sentit son souffle sur sa joue.
— Entre toi et moi, il n’y a aucune complication.
Le sourire qui suivit était vraiment irrésistible. Aussi, quand Ryan se
pencha vers elle pour l’embrasser, elle ne chercha pas à résister.
Il l’avait déjà embrassée, mais pas comme ça. Pas avec autant de tendresse
et de sincérité. Il la serrait contre lui, sa langue goûtait la sienne avec une sorte
de désespoir. Puis il s’écarta d’elle et prit son visage entre ses mains.
— Aster…
Il pressa son front contre le sien.
— Je vais gérer, avec Madison. Et toi, tu me rends fou. Je n’arrête pas de
penser à toi.
Il disait les mots qu’il fallait, sur le ton qu’il fallait, et quand il
recommença à l’embrasser, cette fois en la broyant contre lui, il laissa échapper
un long gémissement de bête blessée. Puis ses doigts cherchèrent ses seins,
qu’il se mit à caresser en traçant des cercles avec ses pouces, tout en lui
murmurant à l’oreille :
— Aster rentre avec moi, je t’en prie.
— Non.
Elle dut faire appel à toute sa volonté, mais elle parvint tout de même à le
repousser. Bouleversée, à bout de souffle, elle chercha à tâtons la poignée de sa
portière, mais elle ne l’avait pas déverrouillée. Merde ! Elle fouilla dans son
sac à la recherche de son porte-clés, trop consciente de ses seins qui
quémandaient des caresses, de son corps qui réclamait celui de Ryan. Tout
allait beaucoup trop vite. Mais Ryan avait tant de charme… Et être vierge à son
âge était parfois si pesant…
Mais pas question de coucher avec lui. En tout cas, pas ce soir.
— Non ? Tu ne veux pas ?
Il se colla à elle, et elle sentit son érection contre son dos.
Elle prit une profonde inspiration pour se calmer, trouva son porte-clés et
ouvrit la portière.
— Non.
Elle le repoussa et se glissa sur son siège, où elle put enfin reprendre son
souffle.
— Je sais que c’est un mot que tu n’as pas l’habitude d’entendre, surtout
quand tu demandes à une fille de coucher avec toi.
Elle chercha son regard. Autant mettre les choses au point tout de suite.
— La soirée a été longue, et je n’ai qu’une envie, aller me coucher. Dans
mon lit. Seule.
Il s’accroupit devant la portière pour se mettre à sa hauteur. Et de nouveau,
avec ce visage et ces yeux si proches des siens, elle se sentit sur le point de
craquer.
— Tu me tues, Aster, murmura-t-il.
Il tendit la main vers sa joue, caressa du bout des doigts l’ourlet de son
oreille.
— Si tu le dis.
Dans un dernier sursaut de volonté, elle le repoussa. Cette fois, il n’insista
pas. Elle fut soulagée de le voir se redresser et s’écarter, le sourire aux lèvres.
Elle claqua la portière entre eux et démarra, tout en jetant un œil dans son
rétroviseur : il n’avait pas bougé d’un millimètre et la regardait s’éloigner.
Combien de temps serait-il disposé à attendre ?
Jusqu’à la fin de l’été ?
Rien n’était moins sûr. Il pouvait craquer dans une semaine et ne plus se
montrer au club.
Ça ne dépendait que de lui.
L’avenir le dirait.
28. Work B**ch

Layla gara la jeep de Mateo derrière la Mercedes d’Aster et fit défiler sur
son téléphone les commentaires déposés sur son blog — en attendant que
mademoiselle finisse de s’admirer dans son rétroviseur.
Exactement comme prévu, son dernier article s’appuyant sur l’une des
photos de Heather, celle où l’on voyait le visage de Madison pratiquement collé
à une table, avait frappé très fort. Les commentaires se partageaient
équitablement entre les fidèles de Madison, qui refusaient de croire
l’impensable, et ses ennemis qui le soupçonnaient depuis le début — mais la
tendance penchait de plus en plus vers les seconds.
Peu importait de toute façon qui l’emporterait. La graine avait été plantée,
et Madison l’avait bien mérité.

BEAUTIFUL IDOLS

ANGE DES NEIGES


Je ne sais pas vous, mais je ne trouve rien de plus désolant que cette
photo. On pourrait se demander si Madison renifle cette table parce
qu’elle dégage une irrésistible senteur de fraîcheur hivernale ou bien si
elle souffre d’un sérieux cas de narcolepsie non diagnostiquée. Mais
plus probablement, on est en droit de penser que la coqueluche de
l’Amérique vient de se remplir les narines de sucre…

La portière de la voiture d’Aster venait de claquer avec un bruit sourd,


Layla s’empressa de ranger son téléphone dans son sac et de sortir de la jeep
pour la rattraper. Elle voulait absolument lui parler avant qu’elle entre au Jewel
mais, quand elle la héla, Aster leva les yeux au ciel et continua à avancer.
— J’ai entendu dire que tu avais fait une bonne soirée, hier.
Elle avait rejoint Aster, laquelle s’arrêta et attendit que Tommy, Karly et
Brittney disparaissent à l’intérieur du club pour faire volte-face.
— Qu’est-ce que tu veux ?
Elle mit ses mains sur ses hanches, tout en battant du pied sur le trottoir.
Elle essayait de prendre son air hautain et détaché, mais son vernis commençait
à craquer, c’était évident, et ça ne faisait que commencer.
— Je viens pour réclamer mon dû, déclara Layla.
Elle prit soin de conserver un ton amical. Pas la peine de l’inquiéter tout de
suite. Mais elle jubila intérieurement en voyant une expression furieuse
remplacer son air hautain et posé.
— Ne me dis pas que tu as déjà oublié notre marché, Aster. Tu sais, celui
qu’on a passé quand tu m’as vendu ton âme pour décrocher le Night for Night ?
— Tu me confirmes donc que tu es bien Satan. Je suis sûre que ça ne sera
une surprise pour personne.
Aster secoua la tête et laissa passer Zion et Sydney, avant de poursuivre :
— Ecoute, on ne pourrait pas régler ça plus tard ?
— Ne t’en fais pas, Ira n’en voudra pas à sa pouliche préférée d’être en
retard.
Elle étudia le visage impeccablement maquillé d’Aster, ses cheveux
brillants, ses jambes scandaleusement longues qui sortaient d’un petit short
rose. Cette fille avait une allure soignée de riche nantie qu’elle ne parviendrait
jamais à atteindre, même en se donnant du mal. Ce qu’elle n’avait pas
l’intention de faire. Mais quand même, c’était rageant.
— Qu’est-ce que tu veux dire par là ?
Layla avait lancé sa pique sur Ira, sans véritable intention. Mais le rictus
nerveux de la bouche d’Aster lui apprit qu’elle avait touché un point sensible.
Elle se promit de l’explorer plus tard.
— Ça veut dire que tout le monde t’adore, y compris Ira. Rien de plus.
— Evidemment, c’est un truc que tu ne peux pas comprendre, vu que tu as
plutôt le don de te faire des ennemis.
Layla sourit. Elle ne cherchait pas l’affrontement direct. Pas la peine,
puisqu’elle avait le dessus.
— Tout le monde ne peut pas être aussi populaire et apprécié que toi.
Aster tripota nerveusement la lanière de son sac Louis Vuitton, tout en
lorgnant du côté de la porte du Jewel.
— Qu’est-ce que tu veux, Layla ?
— Je veux que tu fasses venir Ryan Hawthorne au Jewel, avec sa petite
copine, la superstar, tu vois de qui je parle ? Et bien sûr, je veux aussi récolter
les points qui vont avec.
— Hmm, d’accord.
Aster repoussa ses cheveux derrière ses épaules et se dirigea résolument
vers le club.
— Pas de problème, ajouta-t-elle en riant, comme si elle considérait que
Layla plaisantait.
— Tu peux rire. Mais je te conseille plutôt de réfléchir.
— Je suis prête à réfléchir à des demandes raisonnables. Celle-là est au-
delà du pathétique. Et toi aussi, tu es pathétique.
— Comme tu voudras.
Layla haussa les épaules et la regarda s’éloigner.
— Il se trouve que j’ai en ma possession une photo où l’on vous voit, Ryan
et toi, en train de vous embrasser dans un coin. Il ne me reste plus qu’à
l’envoyer au Perez Hilton, à TMZ, Page Six, Gawker, Popsugar, Just Jared…
J’espère que je n’oublie personne…
Aster se figea sur place.
— Mais oui, bien sûr ! s’exclama Layla en se donnant une grande claque
sur le front. J’oubliais Madison Brooks ! Je parie qu’elle serait ravie d’être
informée directement de l’épisode.
Aster se tourna lentement vers elle.
— Mais tu peux aussi envoyer Ryan et son équipe au Jewel, s’empressa
d’ajouter Layla. Auquel cas j’oublierai cette photo.
— Comment tu l’as eue ?
Elle se pencha sur le téléphone que Layla brandissait sous son nez et devint
toute pâle. Puis elle tenta de le lui arracher, mais Layla fut plus rapide qu’elle.
— Peu importe comment je l’ai eue. La question est de savoir ce que tu vas
faire.
— C’est du chantage, murmura Aster en pinçant tellement la bouche que
ses lèvres n’étaient plus qu’une fine ligne.
Layla haussa les épaules, tout en observant distraitement des touristes qui
se prenaient en photo avec un type déguisé en Marilyn en robe blanche.
— Et le chantage est un délit.
Layla sourit.
— Je t’en prie, porte plainte contre moi.
Aster se mordilla les lèvres en jetant un coup d’œil mélancolique du côté
de la porte.
— Tu es un monstre, tu le sais ?
Layla fit mine de s’éloigner vers l’entrée, mais Aster la retint par le bras.
— D’accord. Je vais faire ce que je peux, mais je ne te promets pas d’y
arriver.
— Il vaudrait mieux pour toi que tu y arrives, lâcha sèchement Layla.
Sur ce, elle s’éloigna, lui laissant le soin de méditer sur la gravité de la
menace. Elle entra au Jewel et s’installa à côté de Karly. Elle était soulagée
qu’Aster ait cru à son chantage parce qu’elle n’aurait sans doute pas osé aller
jusqu’au bout. Abattre Madison était une chose — elle le méritait. Aster
méritait seulement une bonne leçon, c’était différent.
Tout le monde était arrivé. Ils étaient éparpillés sur les banquettes de cuir
blanches, en train de somnoler ou de pianoter sur le clavier de leur téléphone,
avec le même air épuisé et stressé. Ils en étaient à deux semaines de concours,
et ça commençait à se voir.
— Où est Ira ?
Sydney se leva de son siège et regarda autour d’elle.
— Il charrie de nous faire attendre comme ça.
— Chhht ! fit Brittney en grimaçant, comme si elle avait peur qu’Ira
n’entende.
Tommy, lui, demeura les yeux fermés, à somnoler.
Sydney était à cran, Brittney parano et Tommy à bout. Elle, elle pouvait
signer pour les trois.
Quelques instants plus tard, lorsque tous les téléphones se mirent à biper en
même temps, Jin fut le premier à réagir :
— C’est Ira. Il nous envoie un lien vidéo.
— Il nous vire par vidéo maintenant ! commenta Sydney en levant les yeux
au ciel.
— Parle pour toi, moi je suis pas virée, rétorqua Karly.
Elle eut un petit sourire narquois et mit sa vidéo en route en même temps
que Layla. Le visage d’Ira s’afficha sur leur écran.
— Je vous avais prévenus que je pouvais changer les règles du jeu, c’est le
cas aujourd’hui. Je vais éliminer deux concurrents.
— Mais ça va raccourcir la compétition ! protesta Zion.
Layla se demanda s’il avait bien conscience que cette vidéo était
préenregistrée.
— Si vous travaillez bien la semaine prochaine, je n’éliminerai peut-être
personne. Ou bien il y en aura trois de moins. Ça dépend donc de vous.
— Il est sur un yacht ou quoi ?
Taylor approcha son téléphone pour mieux voir, tandis qu’Aster
contemplait son écran avec une expression perplexe.
— Je suis pressé, on va donc faire vite, déclara Ira.
La silhouette d’une jeune femme en bikini tenant une caméra se reflétait
dans ses lunettes noires.
— Le Vesper est à la première place.
L’équipe du Vesper hurla pour manifester sa joie, mais les autres, qui
voulaient entendre la suite, les firent taire.
— Night for Night arrive en deuxième position, ce qui laisse Jewel bon
dernier, une fois de plus.
Il secoua la tête et fronça les sourcils.
— Et t’y es même pas pour quelque chose, marmonna Karly, avec un
regard furibond du côté de Layla.
— Hé, j’ai fait venir Heather Rollins et toute sa bande, se défendit Layla.
— Tu l’as fait venir ou tu étais à la porte quand elle est arrivée pour la
mettre sur ta liste ?
Layla ne daigna pas répondre et se concentra sur la vidéo.
— Diego, tu as réussi à atteindre Madison Brooks, bravo !
— Quoi ?
Aster fit volte-face sur sa banquette pour fusiller du regard Diego, qui
semblait aussi surpris qu’elle.
— Et toi aussi, Tommy.
Aster paraissait sur le point d’imploser.
— Brandon et Jin, ne vous donnez pas la peine de revenir. Je doute que
vous manquiez au Jewel et au Vesper.
Puis l’écran devint noir.
Pas d’au revoir.
Pas de « Passez un bon week-end ».
Pas même un fondu progressif.
Layla se demanda pourquoi elle était obligée d’accepter ça. Ira était un con,
avec de gros problèmes de pouvoir.
En attendant, il ne l’avait pas virée et, à présent qu’Aster allait lui livrer
Ryan et sa bande, elle était certaine de passer la barre la semaine prochaine.
Ensuite, il lui faudrait trouver une autre planche de salut.
29. Gold on the Ceiling

— Hé !
Tommy courut pour rattraper Layla qui avait quitté le Jewel
précipitamment, comme s’il y avait le feu.
— Tu te souviens que tu me devais un service ?
Layla mit une seconde à comprendre. Cette scène avait un goût de déjà-vu,
sauf que cette fois c’était elle qui se trouvait du mauvais côté de la barrière.
— Tu es de mèche avec Aster ? demanda-t-elle.
— Avec Aster ? Non. Pourquoi cette question ?
Il plissa les yeux contre le soleil et se mit à marcher à sa hauteur.
Elle secoua la tête, ajusta ses lunettes de soleil et poursuivit sa route.
— Je veux simplement te réclamer ce que tu me dois.
Elle continua à l’ignorer.
— Tu sais, c’est comme ça que commencent les rumeurs, dit Tommy. Tu as
remarqué que plus personne ne parle à personne. Ils en reviennent pas qu’on
discute tous les deux, ça leur fout les jetons.
— C’est toi qui parles, moi j’essaye simplement de rejoindre ma voiture.
De nouveau, elle secoua la tête et s’approcha de la jeep.
— J’arrive pas à croire que tu aies déjà oublié que je t’ai sauvé la peau,
insista Tommy en la dévisageant.
— J’arrive pas à croire que tu aies déjà oublié que tu n’étais pas
complètement innocent toi-même, rétorqua-t-elle.
— Possible, mais j’ai mieux tenu l’alcool que toi.
Il regretta aussitôt ses paroles et tenta de se rattraper.
— Je suis sûr que tu n’es pas le genre de fille à revenir sur sa parole.
— Je ne me souviens pas de t’avoir donné ma parole. Tu as dit « tu me dois
un service », mais moi je n’ai pas répondu.
— Tu es vraiment intraitable.
— C’est nouveau ?
— Il faut que je fasse quoi, pour que tu me raccompagnes ?
— Eh bien, pour commencer, tu aurais pu me le demander. Au lieu de me
soûler avec tes allusions au sujet d’un marché que je n’ai jamais conclu.
Elle ouvrit sa portière.
Il rit et s’installa à côté d’elle.
— Où est passée ta moto ?
— J’ai fait un échange avec mon petit copain.
Elle avait donc un petit copain. Ce n’était pas forcément une bonne
nouvelle, mais pas non plus un obstacle insurmontable, vu qu’il avait déjà
réussi à l’embrasser une fois.
— C’est un surfeur ?
— Pourquoi cette question ? demanda Layla en démarrant.
— Parce qu’il y a presque un mètre de sable sur le plancher de la voiture.
Elle haussa les épaules et vérifia son rétroviseur.
— Tu n’as qu’à enlever tes chaussures et t’imaginer que tu es à Malibu.
Bon, à part ça, je te dépose où ?
— Los Feliz.
Il posa son sac à dos entre ses pieds.
— Mais je te préviens, chez moi c’est pas terrible.
— Pas grave. J’avais pas prévu de m’y installer.
Il secoua la tête. Elle était d’humeur combative. Exactement comme il
l’aimait.
— Tu vas me faire écouter une démo de ta musique ?
Il lui jeta un regard surpris. Il ne se souvenait pas lui avoir parlé de sa
musique.
— Tu es bien musicien, non ?
Il acquiesça lentement, tout en se demandant avec angoisse s’il était
vraiment le cliché du type qui rêve de devenir une star du rock.
Il était donc pitoyable à ce point ?
— Je peux entendre ce que tu fais ?
Tommy hésita. Si ça ne lui plaisait pas, elle ne se gênerait pas pour le lui
dire. Mais, si ça lui plaisait, ses compliments n’en auraient que plus de valeur.
— Tu as l’air surpris que j’aie deviné que tu étais musicien, poursuivit-elle.
Je sais que tu me considères comme une asociale, mais ça ne m’empêche pas
d’être fine psychologue.
— Je n’ai jamais dit que tu étais une aso…
Elle le fit taire d’un geste de la main.
— L’enregistrement. Je veux l’entendre. Au moins parce que ça nous
évitera la torture d’une conversation.
Il sortit un CD de son sac à dos et le glissa dans le lecteur. Quand les
premières notes résonnèrent dans l’habitacle, il retint sa respiration. Et, quand
ce fut sa voix — et donc les paroles —, il crut qu’il allait défaillir d’angoisse.
Layla écoutait en silence. Il risqua deux ou trois fois un regard de son côté,
mais elle arborait une expression indéchiffrable.
A la fin du premier morceau, elle n’avait toujours pas dit un mot. Pareil
pour le deuxième et le troisième. Il allait la supplier d’abréger son supplice et
de lâcher son verdict — bon ou mauvais, il se sentait capable d’encaisser les
deux —, quand elle baissa enfin le volume :
— Tes paroles sont géniales. Tu as une voix forte et très personnelle. Ta
façon de jouer de la guitare… C’est bien toi, à la guitare ?
Il acquiesça en silence, il avait du mal à respirer.
— Tu la fais vraiment claquer. Et prends ça comme un compliment, parce
que c’en est un.
— Mais… ?
Il attendait le « mais »… Il y avait toujours un « mais »…
— Pas de mais, répondit-elle en haussant les épaules.
Elle avait répondu posément, comme si c’était pour elle une évidence. Il se
sentit incroyablement soulagé.
— Tout est là, poursuivit-elle. Ton travail est solide. C’est un peu comme
ta voiture. Toutes les pièces y sont. Il manque juste un petit nettoyage et un
gros paquet de fric pour booster le tout.
Il lui jeta un regard surpris. C’était vraiment un compliment. Sans aucune
emphase. Pas de « Tommy, c’est dingue, tu es carrément génialissime ! »,
comme avec les autres filles à qui il avait fait écouter sa musique.
Et, rien que pour ça, le compliment de Layla avait à ses yeux plus de valeur
que toutes les critiques qu’on avait pu lui faire jusqu’à présent.
Depuis le début de ce fichu concours, il s’était laissé accaparer par son
désir de prouver à Ira qu’il avait le sens des affaires. Obsédé par l’idée de
l’épater, il avait peu à peu relégué au second plan son rêve de rock star. Mais,
dès que ce concours serait terminé, il retournerait travailler en studio. La
réaction de Layla lui confirmait que ça valait la peine de se battre pour sa
musique.
Il put enfin expirer l’air qu’il retenait dans ses poumons.
Et, quand Layla remit le CD au début en augmentant le volume, cela lui fit
aussi l’effet d’un compliment, encore plus appréciable que le premier.

* * *

— Tu ne pourras pas dire que je ne t’avais pas prévenue.


Tommy s’arrêta devant sa porte et regarda Layla lever les yeux au ciel en
réponse. Il était surpris qu’elle ait accepté de monter chez lui. Il ne savait pas
très bien ce qu’il devait en conclure, mais il espérait qu’ils se trouveraient
suffisamment d’affinités pour être au moins amis.
— Je t’assure que j’ai vu pire.
— J’en doute, répondit-il en riant.
Il se décida à ouvrir la porte, en se désolant d’avance à l’idée qu’elle allait
être horrifiée par son taudis.
Mais Layla ne parut pas du tout horrifiée et foula tranquillement la vieille
moquette pour traverser la pièce, visant directement sa collection de vinyles
empilés contre le mur. Sélectionnant Led Zeppelin IV, elle le sortit de sa
pochette et le posa sur la platine dont elle abaissa le bras. Quand les premières
notes de Going to California sortirent des enceintes, elle se tourna vers Tommy
avec un grand sourire.
— T’es fan de Zeppelin ? demanda-t-il en lui tendant une bière.
— Grâce à mon père, j’ai été bercée par ce truc depuis toute petite.
Elle fit sauter la capsule de sa bouteille et but une gorgée.
— Ta musique me fait penser à Jimmy Page, commenta-t-elle. Et les
paroles… à personne. Elles sont très personnelles.
Tommy en resta quelques instants sans voix.
— Jimmy Page est l’une de mes idoles, dit-il enfin. Et pour le reste, eh
bien… merci.
Elle porta sa bière à ses lèvres, but une longue rasade, puis balaya du regard
son petit studio plutôt bien rangé.
— Ce n’est pas aussi catastrophique que tu le disais.
Elle hocha la tête.
— Je veux dire… ça ne pue pas, et tu as une collection impressionnante de
livres de poche. En plus c’est clair que tu les as lus, vu leur état. Et puis ce
plafond granuleux piqueté de doré, franchement, qui n’aimerait pas ça ?
Elle lui adressa un sourire malicieux, puis se détourna pour filer droit vers
sa chambre. Il lui emboîta le pas, un peu abasourdi par son sans-gêne. Il était
chez lui, quand même…
Elle s’arrêta près du matelas posé à même le sol et regarda autour d’elle.
— Des bougies, des draps corrects… Combien de filles as-tu amenées ici,
Tommy ?
Il ouvrit la bouche, puis la referma aussitôt. Il ne savait pas quoi dire. Il
n’était pas très sûr de vouloir répondre.
— Je ne suis pas la première, non ?
— Et si je te disais que si ?
Il l’observa avec méfiance, se demandant où elle voulait en venir.
— Je serais obligée de te traiter de menteur.
— Bon, d’accord. Je ne dis plus rien.
Il était plus que désireux de changer de sujet.
La présence de Layla dans sa chambre était beaucoup trop tentante. Ils
n’avaient échangé qu’un bref baiser, mais ce baiser, il n’était pas près de
l’oublier. Il aurait même voulu recommencer, mais il devait se concentrer sur le
concours, au lieu de courir après une fille qui avait déjà un petit copain et qui
lui envoyait des signaux contradictoires. Pressé de se retrouver sur un terrain
plus neutre, il l’entraîna hors de la chambre et la fit asseoir sur le canapé.
— Comment tu as fait pour décrocher Madison Brooks ? demanda-t-elle.
Elle ramena ses genoux contre sa poitrine et les entoura de ses bras.
— Le Vesper n’a pourtant pas l’air d’être son genre de club.
Tommy but sa bière en silence. Layla ne prit pas la sienne.
— Elle a débarqué comme ça, à l’improviste, dit-il, n’ayant pas la moindre
envie d’entrer dans les détails.
— Mais elle était comment ? Tu lui as parlé, non ?
La question était simple, et il aurait dû y répondre sans hésiter. Mais il
fourragea dans ses cheveux, se gratta la joue… Puis il se rendit compte que
Layla l’observait d’un air soupçonneux. Elle n’avait pas menti, elle était bonne
psychologue.
— Elle était sympa. Elle…
Il hésita. Il aurait voulu en dire plus, mais il n’était pas certain que ce soit
prudent. Il caressa distraitement le goulot de sa bouteille, tandis que son regard
devenait vague, perdu dans le souvenir de cette nuit où l’une des nanas les plus
célèbres de la planète avait décidé de passer un moment dans son club.
— Je veux dire… On n’a pas beaucoup parlé, mais elle n’avait rien à voir
avec l’idée que j’avais d’elle. Elle était presque…
Sa voix faiblit, et il secoua la tête, incapable d’exprimer sa pensée.
Layla se pencha en avant, le pressant de poursuivre.
Il scruta la pièce du regard, comme s’il espérait trouver une réponse sur les
murs décrépis, sur la moquette avec sa drôle de tache noirâtre ou peut-être sur
la couverture déchirée de son Hunter S. Thompson.
— Comme les filles de chez moi, conclut-il enfin.
Tandis que Layla plissait les yeux, il s’empressa de développer :
— Je parle pas des filles avec qui je suis sorti, ajouta-t-il avec un sourire.
Ce que je veux dire, c’est qu’elle avait l’air normale, c’est tout. Pas
compliquée. Pas capricieuse. Comme si la vie glamour qu’elle mène ne lui
correspondait pas. Comme si au fond elle aurait préféré ne pas être une star,
avoir une maison plus modeste…
Il se tut brusquement. A en juger par le regard incrédule de Layla, il en
avait beaucoup trop dit.
— Tu as compris tout ça, commenta-t-elle en faisant des moulinets avec
son index. Et tu prétends que tu ne lui as presque pas parlé.
Elle inclina la tête, et quelques mèches lui tombèrent devant les yeux.
— On dirait plutôt que vous vous êtes fait des confidences.
Tommy s’agita sur le canapé, tira sur un fil qui dépassait.
— Ça serait peut-être mieux qu’on ne parle pas du concours, fit-il
remarquer.
— Et on parlerait de quoi ?
Elle plissa de nouveau les yeux.
— On n’a rien d’autre en commun, Tommy.
— On aime tous les deux Zeppelin, dit-il.
La tentative était pathétique, mais il avait hâte de revenir à un sujet moins
conflictuel. Il détestait qu’on le harcèle de questions, comme pour lui faire
avouer quelque chose. Surtout quand il ne savait pas ce qu’il avait à avouer.
— Qu’est-ce que tu fais ? demanda-t-il en voyant Layla se lever d’un bond
et prendre la direction de la porte.
— C’était une mauvaise idée.
Elle passa une main dans ses cheveux couleur de blé, en fronçant les
sourcils.
— La compétition, ça ne va pas avec l’amitié.
— Mais… Tu n’as même pas bu ta bière.
Il montra la bouteille, comme si ça pouvait suffire à la convaincre de rester.
— Tu la finiras, répondit-elle sèchement.
Elle changeait trop vite d’humeur, il n’arrivait pas à suivre.
— Tu sais bien que tu tiens mieux l’alcool que moi.
Puis, sans un mot de plus, elle sortit. En laissant Tommy se demander
quelle mouche avait bien pu la piquer.
30. Nothing Else Matters

Installée à la terrasse du Nobu qui donnait sur la plage de Malibu, Madison


profitait de la douce brise qui lui caressait la joue. Depuis qu’elle vivait à L.A.,
elle avait pris l’habitude de venir se ressourcer au bord de l’océan. Elle aimait
méditer en contemplant les vagues qui léchaient inlassablement le rivage. Elle
avait même envisagé d’acquérir une propriété en bord de mer, mais une maison
donnant sur une plage était compliquée à sécuriser à cause des accès publics.
De toute façon, tant qu’elle n’avait pas réglé son problème, elle devait mettre
ses rêves en veilleuse.
— C’était bien James, que je viens de croiser ?
Ryan se pencha vers elle pour lui donner un baiser rapide.
— Tu vois qui je veux dire, le videur du Night for Night ? Je jurerais
l’avoir vu donner un pourboire au voiturier qui lui ramenait un coupé noir
d’enfer, une CTS-V.
Il secoua la tête d’un air incrédule.
— J’ignorais que ça payait autant, videur.
Madison haussa les épaules, comme si elle ne voyait pas du tout de quoi il
parlait. Ryan n’avait pas besoin d’être au courant de son arrangement avec
James, ni avec d’autres. Ce qu’elle s’apprêtait à lui révéler était suffisamment
compromettant. Elle espéra qu’il se montrerait coopératif — que le bout de
chemin qu’ils avaient fait ensemble n’avait pas généré entre eux trop
d’animosité. Ils allaient devoir trouver un terrain d’entente.
Il s’installa à contrecœur, avec une expression inquiète.
— Bon, de quoi tu voulais me parler ? demanda-t-il d’une voix
étonnamment brusque, tout en concentrant sur elle ses yeux verts.
Elle tourna le regard vers la mer et contempla le soleil qui traversait les
traînées roses et mauves du ciel, en glissant lentement dans l’eau bleu argent.
— Tu te souviens du jour où tu voulais m’inviter à dîner et où j’ai préféré
rester tranquillement chez moi ? Tu m’as dit que tu sortirais avec des copains,
mais en fait tu es allé rejoindre Aster Amirpour au Night for Night. C’est bien
ça ?
Il accusa le coup en ouvrant des yeux ronds, mais reprit aussitôt le contrôle
et afficha un air neutre.
— Je me demandais… C’est sérieux à quel point, avec Aster ?
Elle se renversa sur le dossier de son fauteuil, en l’étudiant attentivement.
Il secoua la tête, s’agrippa des deux mains à ses accoudoirs. Sentant qu’il était
sur le point de se lever, elle posa la main sur son bras.
— S’il te plaît, arrêtons de jouer… Soyons francs, pour une fois.
Il lui jeta un regard méfiant, ébouriffa un peu plus ses cheveux blonds d’un
geste nerveux, mais garda le silence. Puis, soudain, il se décida.
— Je ne sais pas.
Il posa ses deux mains sur la table de bois et étudia ses doigts comme s’il
tentait de se souvenir des répliques convenant à une telle scène.
— Je dirais que c’est entre un peu et beaucoup.
Madison acquiesça.
— Et qu’est-ce que tu lui trouves, à part ce qui crève les yeux ?
Il se passa la main sur le visage, balaya du regard les gens qui dînaient
autour d’eux, puis revint de nouveau vers elle.
— Mad, je t’en prie.
Il retourna ses mains sur la table, tout en fronçant les sourcils.
— Où tu veux en venir ?
— Je veux la vérité.
— Merde, mais c’est… ça me met très mal à l’aise, d’accord ?
Elle hocha la tête, l’encourageant à poursuivre.
— D’accord, murmura-t-il.
Il se concentra sur sa fourchette et joua à se piquer le bout des doigts sur
les pointes.
— D’après ma psy…
— Tu as parlé d’elle à ta psy ?
Elle savait qu’il voyait une psy, comme tout le monde, mais elle n’avait pas
compris qu’il lui parlait vraiment. Elle avait cru jusque-là qu’il y allait
uniquement pour les ordonnances dont il avait besoin pour s’acheter de l’herbe.
— Oui, je lui en ai parlé. Un peu comme si je me confessais, tu vois. Il faut
croire que j’avais besoin de confesser mes péchés.
Il haussa les épaules.
— En tout cas, d’après elle, si Aster m’attire, c’est parce qu’elle a besoin
de moi. Elle dit aussi que c’est une sorte de passage à l’acte parce que ma série
va s’arrêter, que j’ai besoin de soigner mon ego et de me sentir important.
Il soupira.
— Et avec toi… J’ai l’impression que tu n’as pas besoin de moi, Madison.
Il détourna le regard, comme si cet aveu lui était pénible.
— Et si je te disais que tu te trompes ?
Elle le dévisagea posément. Quand elle le vit incliner la tête pour lui faire
signe de continuer, elle sut qu’elle avait marqué un point.
— Il se trouve que j’ai besoin de toi, Ryan. Beaucoup plus que tu ne peux
l’imaginer.
Il s’humecta les lèvres et se pencha vers elle. Il avait déjà compris qu’elle
allait lui proposer un marché.
— Je t’écoute.
— Parfait, répondit-elle en souriant.
Elle se cala dans son fauteuil.
— Commande-nous à boire, je vais tout t’expliquer. Mais d’abord, tu dois
me promettre de ne répéter à personne ce que je vais te dire, ni à ta psy, ni à ton
confesseur, ni à qui que ce soit d’autre.
Il acquiesça et héla un serveur.
Puis il se tourna vers elle et lui adressa son sourire de tombeur.
— Puisqu’on en est aux confidences, tu pourrais aussi tout me dire à propos
de Della, de ton petit arrangement avec James et de cette cicatrice que tu as sur
le bras.
31. Destination Unknown

Aster se retournait devant son miroir, pour vérifier qu’elle était impeccable
sous tous les angles. Ira avait loué le Night for Night pour la soirée à une
société de production, et les plus grands acteurs de Hollywood seraient là, ce
qui signifiait qu’elle devait absolument être au top.
Elle baissa les yeux vers ses talons aiguille Valentino et fronça les sourcils.
Ils allaient parfaitement avec la minirobe vintage Alaïa couleur crème qu’elle
avait récemment dégotée chez Decades sur Melrose. D’habitude, elle évitait de
porter des vêtements d’occasion ; elle trouvait ça peu hygiénique. Mais la
manière dont cette robe moulait ses courbes avait eu raison de sa peur des
microbes. Ryan allait adorer, c’était certain. Pour la mettre en valeur, les
Valentino s’imposaient. La question était : comment faire pour descendre
l’escalier et traverser le couloir avec de telles chaussures sans se faire
remarquer par Nanny Mitra.
C’était la dernière soirée de la troisième semaine du concours. Aster avait
réussi à maintenir le cap, mais le Vesper continuait à faire plus d’entrées que le
Night for Night. Quant au Jewel, il remontait dangereusement, grâce aux
mannequins et aux vedettes de seconde zone que l’équipe avait réussi à attirer.
Donc Layla était barjo si elle croyait pouvoir l’obliger à envoyer Ryan
Hawthorne sur son territoire.
Elle n’allait pas céder à son chantage à la photo.
Au début, elle avait complètement paniqué. Premièrement parce que c’était
assez déstabilisant de savoir que quelqu’un avait sciemment violé sa vie privée.
Deuxièmement parce qu’il ne fallait surtout pas que cette photo circule sur le
Net. D’un autre côté, elle n’allait quand même pas fournir à Layla des armes
pour gagner le concours. Elle était prête à lui envoyer Sugar Mills ou n’importe
quel autre artiste de son agent, mais c’était vraiment le max. Layla serait bien
obligée de s’en contenter.
Pour l’instant, elle avait d’autres problèmes plus urgents, notamment ses
chaussures. Depuis peu, Nanny Mitra se couchait à 21 heures, 21 h 30 au plus
tard. Elle s’était mise à regarder la télévision jusqu’à des heures impossibles,
en prétendant être accro à la série Conan et autres. Avec Javen, ils se donnaient
un mal fou pour se couvrir l’un l’autre, mais ça devenait de plus en plus
difficile avec cette Nanny qui ne cessait de mettre le nez dans leurs affaires.
Elle effleura du bout des doigts sa main de Fatma en or et diamants, tout en
priant intérieurement pour que Celui qui régnait sur tout ça la protège ce soir de
tous les dangers et, si ça n’était pas trop demander, les autres soirs aussi. Car en
dépit des apparences elle se sentait sur la mauvaise pente, en grande partie à
cause de sa relation avec Ryan.
Elle avait réussi pour l’instant à garder avec lui une distance raisonnable,
mais elle ne pouvait s’empêcher de se demander combien de temps encore il se
contenterait de quelques baisers volés. La veille, il l’avait accusée d’être une
allumeuse. Avec le sourire, bien sûr, mais aussi une pointe d’agacement qui lui
laissait un sentiment de malaise.
Elle ne voulait pas le perdre. Non seulement elle était devenue accro aux
attentions dont il l’entourait — ça faisait grimper son adrénaline à des niveaux
inouïs —, mais elle commençait à croire qu’il était sérieux quand il disait
vouloir l’aider à percer à Hollywood. Il avait promis de lui organiser un rendez-
vous avec son agent — une sacrée promotion comparée au minable qui
s’occupait d’elle. Elle était persuadée qu’il tiendrait parole… à condition
qu’elle lui montre qu’elle tenait à lui — et donc qu’elle lui donne un peu plus
que des baisers.
D’après ce qu’elle avait pu reconstituer en lisant les tabloïds et les blogs,
Ryan et Madison étaient toujours ensemble, mais Ryan jurait qu’ils étaient
pratiquement séparés. Elle espérait qu’il ne mentait pas. Elle n’avait pas prévu
qu’elle s’attacherait à lui à ce point.
Elle mit son sac sur ses genoux et vérifia qu’elle n’oubliait rien — clés,
gloss, permis de conduire, argent liquide ainsi que le préservatif qu’elle avait
acheté avec Safi un soir où elles avaient trop bu, par défi, et qu’elle conservait
depuis à portée de main, au cas où. Tout y était.
Le seul accroc dans son plan, c’étaient les chaussures.
Pas question de descendre pieds nus. Et encore moins en robe de chambre
et chaussures à talons, avec Nanny Mitra qui regardait la télévision. Puisqu’elle
avait commencé la journée en se plaignant d’avoir attrapé froid, pour justifier
sa grasse matinée, pourquoi ne pas continuer à exploiter le même filon ? Elle
enfila sa robe de chambre par-dessus sa robe, ouvrit sa fenêtre et jeta sur la
pelouse son sac et ses chaussures. Le bruit qu’ils firent en atterrissant lui
arracha une grimace, et elle retint sa respiration en espérant que Nanny Mitra
n’avait pas entendu. Puis elle fila dans l’escalier.
Elle fit retomber quelques mèches de cheveux devant son visage, pour
cacher le fond de teint et le blush (les yeux et les lèvres, elle comptait les
maquiller dans la voiture), puis elle entra dans le salon, où elle eut la surprise
de trouver Javen, affalé dans un fauteuil, qui faisait semblant de lire. Elle
n’était sans doute pas la seule à avoir de grands projets. Il préparait sa sortie,
comme elle, et ils jouaient tous les deux un rôle pour endormir la méfiance de
Mitra.
— Je suis descendue vous dire bonne nuit, annonça-t-elle. Je viens de
prendre un NyQuil et ça m’a assommée, je vais dormir.
Nanny acquiesça et voulut se lever pour l’embrasser, mais elle l’arrêta d’un
geste.
— C’est peut-être contagieux, expliqua-t-elle. Et je ne voudrais vraiment
pas que tu tombes malade. A demain matin.
Elle échangea un regard complice avec Javen et retourna dans sa chambre
pour attendre le texto de son frère la prévenant que Nanny s’était endormie
dans son fauteuil — lequel ne tarda pas à arriver. Puis elle descendit l’escalier
en robe de chambre, au cas où Nanny se réveillerait, et sortit discrètement. Une
fois dehors, elle alla ramasser son sac et ses chaussures sous la fenêtre de sa
chambre. Puis elle partit vers cette nuit qui allait peut-être changer sa vie.

* * *

Aster balaya le Riad d’un regard angoissé, en espérant que Ryan n’avait pas
décidé de la laisser tomber — juste au moment où elle se décidait à lui céder. Il
était au courant pour la fête de ce soir et il savait combien c’était important
pour elle. Plus que jamais, elle avait besoin de sa présence au club. Elle
consulta de nouveau l’heure. Ce n’était pourtant pas son genre d’être en retard.
— Aster.
Une main se referma sur son poignet. Des lèvres mordillèrent son oreille.
Elle ferma les yeux de soulagement et respira un nuage de Tom Ford Noir.
— Tu es vraiment superbe.
Il l’entraîna vers une banquette, s’installa près d’elle et referma la main sur
son genou, d’abord timidement. Puis, voyant qu’elle ne cherchait pas à le
repousser, il s’aventura un peu plus haut, en s’arrêtant tout au bord de l’ourlet
de sa robe.
— Tu es venu seul ? demanda-t-elle.
Son cœur battait à l’idée de toutes les perspectives qui s’ouvraient devant
elle.
— Tu aurais voulu que je vienne avec Madison ?
En entendant ce nom, elle se tassa sur elle-même, mais il l’attira à lui.
— Je ne me souviens même pas de la dernière fois que je lui ai parlé,
murmura-t-il entre deux baisers.
— Et pourtant, d’après les tabloïds, vous êtes plus amoureux que jamais.
Ryan s’écarta d’elle et s’accorda un sursis, le temps de se servir une vodka
glacée.
— C’est en cours. Je te le jure. J’espère seulement que tu seras aussi
patiente avec moi que je l’ai été avec toi.
Son regard chercha le sien, et elle se sentit très mal à l’aise. Il avait été
patient. Elle l’avait fait marcher. Enfin, en quelque sorte. Pas complètement,
mais enfin, si, un peu quand même.
Elle se pencha vers lui, prête cette fois à lui donner tout ce qu’il attendait et
qu’elle lui avait jusque-là refusé. Elle se cala tout contre lui et l’embrassa à
pleine bouche, passionnément. Et, une fois qu’elle eut commencé, impossible
de s’arrêter. Ce fut lui qui s’écarta un instant, pour la dévorer des yeux, avant
de chercher de nouveau ses lèvres. Et quand elle sentit sa main ramper
lentement vers le haut de sa cuisse, sous sa robe, elle fondit littéralement. Ryan
l’adorait. Elle l’entendait dans sa voix. Ses caresses le lui disaient. Et quand il
commença à jouer avec l’élastique de son string elle crut qu’on pouvait
vraiment mourir de bonheur.
Il glissait un doigt sous la dentelle du bikini, le souffle court, quand,
soudain, elle paniqua et le repoussa.
— Aster, je t’en supplie, gémit-il d’une voix rauque. Tu ne te rends pas
compte de ce que tu me fais subir.
Il l’attira de nouveau tout contre lui et prit possession de ses lèvres avec
une telle fougue qu’elle eut envie de lui arracher ses vêtements pour lui faire
l’amour sur-le-champ, là, dans le Riad. Et en même temps de tout arrêter avant
qu’il soit trop tard. Perdre sa virginité en public n’avait jamais fait partie de ses
projets.
— Ryan.
Elle posa ses mains sur ses épaules et le repoussa fermement, jusqu’à
mettre suffisamment d’espace entre eux pour être capable de réfléchir.
— Je ne peux pas faire ça… Pas ici… Pas comme ça…
Elle s’arrêta, hésitant à lui avouer qu’il serait le premier. Certains garçons
aimaient ça, d’autres au contraire fuyaient les vierges comme la peste. Elle prit
le parti de se taire. La soirée était parfaite ; il ne fallait surtout pas prendre le
risque de la gâcher.
— Il faut qu’on calme le jeu. Moi, en tout cas, j’ai besoin de calmer le jeu.
Elle prit une profonde inspiration, puis s’empressa de se justifier.
— Je suis censée travailler. Je ne peux pas passer la soirée dans un coin
avec toi. Mais tout à l’heure… Quand le club aura fermé… On pourrait… finir
ce qu’on a commencé…
Elle lui adressa un sourire aguicheur ; son cœur battait si fort qu’il était
impossible que Ryan ne l’entende pas.
Il la dévisagea un long moment d’un air songeur. Puis, sans un mot, il se
leva, lui offrit sa main et la gratifia de son célèbre sourire qui faisait fondre des
millions de cœurs, le sien compris.
— Où va-t-on ? demanda-t-elle, de crainte qu’il ne veuille l’entraîner à
l’écart, en dépit de ce qu’elle venait de lui expliquer.
— Danser, Aster. Tu as le droit de danser, non ?
Elle accepta sa main et se laissa guider sur la piste de danse.
— Mais, quand le club sera fermé, j’ai bien l’intention de reprendre les
choses là où on les a laissées, tu peux me croire.
32. This Is how a Heart Breaks

Layla vint se poster près du bar et vérifia l’heure sur son téléphone.
— Tu viens à la soirée ? demanda Zion en la rejoignant.
Elle balaya du regard son crâne rasé, sa peau brune et luisante, son ossature
parfaite, ses yeux couleur bronze. Zion était scandaleusement beau et il savait
se servir de sa beauté. Un peu comme Aster. Mais c’était beaucoup moins
dérangeant venant de lui.
— Ne me dis pas que tu laisserais passer une chance de rendre hommage à
cette Queen Bitch d’Aster ? la taquina Zion.
— Ce n’est pas une soirée d’Aster, lui rappela-t-elle. C’est Ira qui organise.
Ce soir, c’est au Night for Night, mais il a promis qu’il ferait tourner pour les
autres fêtes.
— Ne le dis pas à Aster. Elle pense que le club lui appartient. Et elle croit
aussi que c’est sa soirée.
Layla leva les yeux au ciel. Ça faisait du bien d’avoir un ennemi commun.
Sans compter que Zion était le seul membre de son équipe à lui adresser la
parole. Brandon était parti, et Karly ne s’était jamais montrée amicale. Elle
soupçonnait quand même Zion d’être sympa uniquement parce qu’il ne la
voyait pas comme une menace. Elle avait réussi à faire venir Heather Rollins,
mais Zion amenait tous les soirs des mannequins d’une beauté renversante,
beaucoup plus intéressants que les modestes invités qu’elle pouvait porter à son
crédit.
Ça lui était égal. Grâce à Heather et à tous les potins qu’elle colportait sur
Madison, son blog était en train de décoller. Mais, pour continuer à avoir accès
aux potins, elle devait rester dans la compétition, ce qui faisait d’elle une
concurrente déterminée, donc redoutable. Zion avait tort de la sous-estimer.
— C’est toi qui as fait venir ce type ? demanda Zion avec une grimace de
dégoût.
Il désigna du menton un homme qui venait d’entrer dans le club et qui ne
méritait pas d’autre qualificatif que « terne ».
— Ma chérie, ce grand dadais pâle et indéfinissable vient vers toi, ricana-t-
il. Je vous laisse, si tu permets.
Avec son pantalon à pli, ses chaussures de marche et son polo de golf, le
nouvel arrivant détonnait tellement au milieu du public de jeunes branchés du
club que Layla le prit tout d’abord pour le père d’un mineur entré en fraude.
Elle le regarda approcher posément, en s’efforçant de ne pas se laisser
impressionner par son visage sévère, sur lequel les spots colorés du plafond
jetaient des ombres folles et presque inquiétantes.
— Vous êtes bien Layla Harrison ?
Comme elle acquiesçait, il sortit de sa poche de pantalon un papier plié
qu’il lui tendit. Elle le contempla, interdite, n’ayant pas la moindre idée de ce
que ça pouvait bien être.
— Qu’est-ce que… ?
Elle loucha sur la typographie. On aurait dit un papier officiel.
— Une ordonnance restrictive.
Elle secoua la tête, certaine d’avoir mal entendu.
— A compter de cet instant, il vous est interdit d’approcher Madison
Brooks à moins de quinze mètres.
— C’est une plaisanterie ?
Elle froissa le papier dans son poing, en tremblant de frustration et de rage.
— J’ai trébuché et j’ai renversé mon café sur elle, rien de plus. Et je suis
considérée comme dangereuse pour ça ? C’est une blague ?
— Le harcèlement n’est pas considéré comme une blague, répondit
l’homme avec un visage impassible. Pas plus que les articles calomnieux que
vous publiez sur votre blog.
— Ils ne sont pas calomnieux, tout ce que j’écris est véridique, ne put
s’empêcher de rétorquer Layla.
Elle chercha Zion et Karly du regard, persuadée qu’ils lui faisaient une
mauvaise blague. Mais, quand ses yeux se posèrent de nouveau sur le grand
type et qu’il la toisa en plissant les paupières, jusqu’à n’avoir plus que deux
fentes brillantes au milieu de son visage lugubre, elle comprit que non, ça
n’était vraiment pas une blague. Zion et Karly n’y étaient pour rien.
— Qui êtes-vous ? demanda-t-elle.
Son visage lui paraissait vaguement familier, mais elle n’aurait pas su dire
pourquoi.
— Je suis l’avocat de Madison Brooks. Et je vous conseille de prendre tout
ça très au sérieux. Est-ce que nous nous sommes compris ?
— Parfaitement.
Elle lui lança un regard noir, mais il se contenta de se détourner et de
s’éloigner vers la sortie.
Elle attendit qu’il ait disparu pour déchirer le document en petits morceaux
qu’elle alla jeter dans une poubelle derrière le bar — morceaux qu’elle
recouvrit de glaçons et de quartiers de citron.
Elle avait besoin d’air. Elle décida de partir sur-le-champ et de s’arrêter au
passage au Night for Night, pour se montrer à la soirée d’Ira.
Elle avait cru que Madison bluffait en la menaçant de lui envoyer son
avocat. Elle s’était trompée.
Il fallait vraiment être une sale petite princesse gâtée pourrie pour porter
plainte contre quelqu’un qui avait renversé par inadvertance un peu de café sur
vous.
« Ne vous approchez pas à moins de quinze mètres de Madison », avait-il
dit.
Ah oui ? Elle n’était pas aux ordres de Madison et elle allait où bon lui
semblait. Elle prit son téléphone portable, dans l’intention d’appeler Mateo, au
moins pour partager avec lui son indignation, mais elle se ravisa et raccrocha
aussitôt. Quand elle lui avait raconté sa rencontre houleuse avec Madison, il
n’avait pas manifesté la moindre empathie. Elle ne voulait pas lui donner
l’occasion de lui rétorquer une fois de plus « Je t’avais prévenue ».
Elle enfourcha sa moto et descendit le boulevard en direction du Night for
Night. En sentant sur sa peau la caresse de l’air chaud, elle fut tentée de ne pas
s’arrêter, de continuer à rouler, de partir très loin, pour ne plus revenir. Elle se
demanda si elle manquerait à quelqu’un, à part à son père. Sans doute à Mateo,
du moins au début, mais l’ambiance était tendue entre eux depuis quelque
temps, et il ne tarderait pas à comprendre qu’il vivait mieux sans elle.
Mais Layla n’était pas du genre à abandonner. Elle arrêta donc sa moto
devant le Night for Night et salua James de la tête quand il souleva le rideau de
velours pour la laisser entrer.
L’idée, c’était de se montrer un moment à la table d’Ira, d’attendre qu’il la
remarque, de le saluer et de filer d’ici au plus vite. Elle n’était pas d’humeur à
faire la fête. Tout ce qu’elle voulait, c’était se réfugier dans son lit, fourrer sa
tête sous la couette et ne plus jamais en sortir.
Elle traversait le club pour rejoindre Ira, quand la foule des danseurs quitta
brusquement la piste, laissant au centre Ryan Hawthorne, Madison Brooks et
Aster Amirpour.
— Comment tu as pu me faire ça ? hurlait Madison.
Ses lèvres tremblaient, ses joues ruisselantes de larmes brillaient à la lueur
des lanternes de cuivre. Aster, elle, était bouche bée, en état de choc. Ryan
s’essuyait les lèvres du revers de la main.
Layla attrapa instinctivement son téléphone, sélectionna le mode vidéo et
s’approcha discrètement du trio.
Rien à foutre de l’ordonnance restrictive. Elle était une professionnelle, et
ça c’était trop bon, pas question de le louper.
Aster tendit le bras vers Madison, sans doute pour essayer de la raisonner,
mais Madison se déchaîna encore plus, comme un animal blessé et apeuré.
— Ne me touche pas ! hurla-t-elle. Tu as compris ? Ne t’avise surtout pas
de me toucher !
Ryan s’interposa entre elles, les mains levées, tentant d’imposer le calme.
— Mad…, murmura-t-il d’un ton incrédule. Mais qu’est-ce qui te prend ?
Il darda son regard sauvagement de tous les côtés, probablement pour
évaluer le nombre des témoins et donc l’étendue de la catastrophe, puis le
reporta sur Madison.
— Je suis passée pour te faire une surprise ! s’écria Madison. Ça fait des
semaines que tu me fuis et qu’on ne se voit plus ! Je comprends pourquoi…
Elle pointa sur Aster un index accusateur.
Aster recula pour se réfugier derrière Ryan, qui se déplaça pour empêcher
Madison d’avancer. Layla ne put s’empêcher de remarquer qu’il était
étrangement maître de lui-même et que ça cadrait mal avec son expression
déboussolée.
Elle se faufila entre les curieux pour s’approcher encore, en continuant à
observer la scène à travers son téléphone. Elle n’arrivait pas à croire qu’elle se
trouvait aux premières loges pour filmer l’esclandre dont on parlerait pendant
des semaines — des mois, si l’été se révélait pauvre en scandales. Elle centra
l’image sur les yeux de Madison, laquelle déversait des torrents de larmes en
répétant « Pourquoi ? pourquoi ? », tandis qu’Aster restait prudemment derrière
Ryan.
C’était le scoop de sa vie, sûr et certain, aussi continua-t-elle à filmer
Madison quand elle fonça tête baissée vers la sortie, les bras refermés sur le
ventre, fendant sans difficulté la foule qui s’écartait sur son passage. En passant
devant elle, elle leva la tête pour la regarder, comme si elle savait qu’elle se
trouvait là.
Layla eut un moment de panique. Elle n’avait pas respecté l’ordonnance
restrictive… Mais Madison poursuivit son chemin comme si de rien n’était.
Au moment où elle allait atteindre la porte, Ira s’interposa pour lui parler.
Layla allait cesser de filmer, quand Tommy entra.
La scène qui se déroula ensuite fut encore plus surréaliste que celle de la
piste de danse : Tommy jeta son blouson sur les épaules de Madison, passa un
bras protecteur autour d’elle en lui murmurant quelque chose à l’oreille et
l’entraîna dehors, dans la nuit.
33. How to Save a Life

Madison n’arrêtait pas de trembler.


Elle semblait bouleversée, comme quelqu’un qui vient de vivre une
expérience dont il n’est pas près de se remettre.
Tout s’était passé si vite que Tommy n’avait pas eu le temps de réfléchir. Il
était entré au Night for Night avec l’intention d’y passer un court moment, le
temps de se faire remarquer par Ira. Mais, quand il avait franchi le rideau
rouge, Madison s’était précipitée sur lui, le visage couvert de larmes. Il avait
donc fait ce qui s’imposait : il avait jeté son blouson sur les épaules de
Madison et l’avait entraînée à l’extérieur. Ils avaient pris sa voiture, avec lui au
volant, et ils avaient roulé un moment au hasard pour s’assurer que personne ne
les suivait. Puis ils étaient venus se réfugier au Vesper et s’étaient installés
dans une arrière-salle, en attendant que le club se vide.
Le plus étonnant dans tout ça, c’était que Madison l’avait suivi sans un mot
de protestation. Elle n’avait d’ailleurs pratiquement pas ouvert la bouche. Elle
semblait perdue dans son monde intérieur, soulagée d’être prise en charge.
— Ça va ? demanda Tommy.
Dans son blouson de cuir trop grand pour elle, elle paraissait petite et
fragile. Il observa d’un air inquiet son beau visage, tout en ne cessant de se
répéter : c’est une femme comme les autres ; une femme qui vient de
surprendre son mec avec une autre. Elle a besoin de paix, de réconfort, de
calme, d’un peu de soutien. Tu vas très bien gérer.
Madison tira la manche du blouson sur ses doigts et la pressa un moment
contre sa bouche. Puis elle laissa retomber sa main sur ses genoux, comme si
elle venait brusquement de se débarrasser d’un lourd fardeau.
— Seigneur, je dois être affreuse, murmura-t-elle.
Elle rentra la tête dans les épaules, tout en fixant Tommy avec un regard
brillant et humide.
— Impossible, rétorqua-t-il.
Il prit le fauteuil en face du sien et lui offrit une bière. S’il se fiait aux
photos des magazines, elle ne buvait que du champagne, mais ils n’en servaient
pas au Vesper. La bière lui parut donc ce qu’il y avait de plus approprié. Elle
aimait sûrement la bière. Depuis qu’il avait eu l’occasion de lui parler, il
l’imaginait un peu comme une fille de chez lui, une fille décontractée qui ne
refusait pas une bonne bière fraîche. En la voyant appliquer la bouteille contre
sa joue et son front pour se rafraîchir, il comprit qu’il ne s’était pas trompé.
— Merci de m’avoir sortie de là.
Elle lui jeta un regard chargé de reconnaissance.
— C’était très galant de ta part.
Elle trinqua avec lui, bouteille contre bouteille, et but une longue rasade.
— J’ai fait ce que j’ai pu.
Il haussa les épaules. Il aurait voulu dire quelque chose de cool, mais rien
ne lui venait à l’esprit.
— Tu étais là depuis longtemps ? demanda-t-elle.
Elle posa sa bouteille sur la table et caressa distraitement le goulot.
— Non.
Il gratta l’étiquette de sa bouteille. Il n’avait presque rien vu, mais il avait
quand même tout compris.
— Je venais d’entrer et je suis tombé sur toi.
Elle releva le menton et le fixa, son regard dans l’axe de son joli nez.
— Le Night for Night n’est pourtant pas ton style, fit-elle remarquer.
— C’est vrai. Mais il fallait que je fasse une apparition. Pour Ira.
Elle acquiesça, et Tommy songea qu’il n’avait jamais rien vu d’aussi
troublant et d’aussi beau que son visage maculé de mascara. Elle semblait
fragile, hantée. Il déglutit péniblement, luttant pour ne pas lui montrer son
émotion.
Elle battit des paupières et baissa les yeux vers ses mains en écartant ses
doigts pâles et délicats sur le plateau de bois rayé de la table.
— Je ne voudrais pas qu’Aster gagne des points ce soir grâce à moi,
commenta-t-elle. Elle en a assez gagné avec Ryan qui était toujours fourré dans
son club.
Ce fut au tour de Tommy de battre des paupières. Ainsi, Madison avait
entendu parler des rumeurs qui circulaient à propos d’Aster et de Ryan. Il aurait
pu s’en douter. Madison était forcément le genre de fille qui se tenait au
courant de tout.
— Qu’est-ce que tu sais d’elle ? demanda-t-elle.
Elle leva les yeux vers lui et le dévisagea. Il comprit que ça ne servirait à
rien de lui mentir. Elle le sentirait.
Il inclina la tête de côté et contempla le plafond durant un long moment.
— Pas grand-chose, dit-il enfin.
Après tout, c’était la vérité.
Elle opina en silence et prit une autre gorgée de bière. Puis elle poussa un
long soupir — le soupir de quelqu’un qui est au bout du rouleau. Elle aurait eu
besoin de poser la tête sur une épaule, de se sentir vraiment protégée. Le refuge
du Vesper n’était que temporaire. Dehors, elle allait devoir affronter la tempête.
Il comprenait qu’elle en soit épuisée d’avance.
En revanche, il était étonné qu’elle prenne avec tant de détachement sa
rupture avec Ryan. Elle avait versé quelques larmes, mais elle n’avait pas du
tout l’air furieuse, et ça c’était bizarre. Tommy savait de quoi il parlait. Une de
ses petites copines lui avait un jour vidé un Big Gulp Slurpee sur la tête parce
qu’il avait dragué sa meilleure amie.
Madison encaissait calmement la nouvelle. Peut-être parce qu’elle était une
bonne actrice, capable de maîtriser ses émotions.
Puisqu’elle prenait la chose tranquillement, il décida d’en faire autant. Il
cessa de se poser des questions sur son état et se concentra sur sa bière.
— D’ici à demain matin, tout le monde sera au courant — si ce n’est pas
déjà fait.
La voix de Madison était lointaine, son regard perdu dans le vide.
— Et s’il te plaît, ne me demande pas de détails. Je remarque que tu ne l’as
pas fait jusque-là et je t’en remercie. Ça fait du bien d’être avec quelqu’un qui
n’est pas forcément un fan. Qui ne sait rien de moi et qui ne cherche pas à
savoir.
Tommy ouvrit la bouche pour rectifier — pour lui assurer qu’il faisait
partie de ses fans et qu’il l’admirait. Puis il se ravisa. Il n’aurait pas pu citer un
seul film dans lequel elle avait tourné. A sa décharge, il n’était pas un
cinéphile. Seule la musique comptait dans sa vie.
— Une autre bière ? demanda-t-il en inclinant sa bouteille vers celle de
Madison.
Elle fit signe que oui et poussa vers lui sa bouteille vide. Mais, quand il se
pencha pour la prendre, elle le saisit par le devant de sa chemise grise et
l’embrassa avec ferveur. Puis elle le lâcha, avec un petit sourire complice qui
semblait lui dire « Oui, tu vois, je ne suis pas celle que tout le monde croit ».
Elle avait un secret, il en était maintenant persuadé. Lequel, il n’aurait pas su le
dire.
34. Like a Virgin

Après cette scène horrible avec Madison, Aster crut qu’Ira allait mettre fin
à la soirée. Mais pas du tout. Toujours prêt à tirer profit d’un scandale, il
demeura très calme et l’entraîna dans le Riad — ainsi que Ryan, lequel
protestait en assurant qu’ils en avaient eu assez pour ce soir.
— Ne sois pas ridicule, coupa Ira d’un ton qui n’admettait pas de réplique.
Tant que tout ça n’est pas un peu calmé, tu seras plus à l’abri ici, à l’intérieur.
Et pour sortir, tu prendras la porte de service. Je dirai à James de te protéger.
Crois-moi, personne n’osera t’aborder avec un type comme lui comme garde du
corps.
Aster se taisait, trop contente de les laisser parler logistique. Elle éprouvait
le besoin de mettre de l’ordre dans ses sentiments. Après ce qui venait de se
produire, elle aurait dû être morte de honte, ou au moins se sentir gênée d’avoir
brisé un couple — elle n’était pas responsable de la séparation de Ryan et
Madison, mais ce serait la version des tabloïds, elle n’en doutait pas.
Pour commencer, elle trouvait à ce scandale en public des airs de mise en
scène préméditée. Sur le moment, elle avait eu l’impression que Madison
récitait un texte soigneusement appris devant un miroir. Cette rupture publique
visait probablement à la piéger — entre autres.
Elle n’était pas naïve au point de ne pas s’en être aperçue.
— Une chose est sûre…
La voix de Ryan la tira de ses réflexions et la ramena dans le présent. Ira
était parti, les laissant seuls avec deux flûtes de champagne.
— Tu viens de faire ton premier pas vers la célébrité.
Ryan la dévisagea d’un air admiratif. Elle tira sur l’ourlet de sa robe.
— Ne prends pas cet air outré, commenta-t-il. Franchement, à part une
sextape, tu n’aurais pas pu avoir de meilleure publicité.
Elle s’écarta, ignorant la flûte qu’il lui tendait.
— Tu fais comme si je devais me réjouir, reprocha-t-elle. Et toi, en tout
cas, tu as l’air de te réjouir.
Il éleva son verre et contempla les bulles.
— Si je me réjouis de reprendre enfin le contrôle sur ma vie ? Oui. Mais
pas de m’être fait apostropher sur la piste de danse d’une boîte de nuit, par une
Madison qui pleurait si joliment pour son public… Non, ça non. Tu peux me
croire, ça ne me réjouit pas.
Il haussa les épaules, but une gorgée de champagne, suivie d’une deuxième.
— Mais c’est fait, Aster. Pour le meilleur et pour le pire. Ce qui signifie
que je dois trouver un moyen de tourner ça à mon avantage. Et le conseil que je
te donne, si tu veux réussir dans ce métier, c’est d’en faire autant.
Il posa son verre et se pencha vers elle, tandis que sa main reprenait sa
place sur sa cuisse — cette main baladeuse qui avait tout déclenché. Mais en
fait, non, ce n’était pas la main de Ryan qui avait tout déclenché, mais elle-
même, Aster, le jour où elle avait flirté avec lui au rayon chaussures de Neiman
Marcus, tout en sachant qu’il appartenait à une autre, dans l’espoir de s’ouvrir
les portes de la célébrité.
Elle avala sa salive et fit l’effort de le regarder dans les yeux. Elle sentait
son pouls accélérer à mesure que les doigts de Ryan grimpaient le long de sa
jambe.
— Je te garantis que ton agent va t’appeler dès demain pour t’annoncer
qu’il est submergé de demandes d’interviews.
Il se mordilla les lèvres, comme s’il s’apprêtait à l’embrasser — et ce
baiser, elle le voulait, en dépit de tout.
— Je les refuserai, assura-t-elle.
Elle était indignée et furieuse, mais, surtout, tiraillée entre sa logique et les
élans de son cœur. D’un côté, les caresses de Ryan la rendaient folle. De l’autre,
elle trouvait bizarre qu’il prenne ce qui venait de se produire avec autant de
détachement et elle se demandait ce que ça cachait.
— Excellente réaction, déclara-t-il. Ne dis rien à la presse. Ne fais aucun
commentaire, avec personne. Pas même avec tes amis. Tu serais surprise de
voir comment certains s’empresseraient de te trahir pour un peu d’argent ou
pour quelques secondes de gloire. Continue à vivre normalement. Quand tu te
feras coincer par des journalistes, réponds « Pas de commentaires » et continue
ton chemin.
— Quand je me ferai coincer ?
Elle croisa les jambes, dans un sursaut de volonté, pour tenter d’empêcher
les doigts de Ryan de poursuivre leur ascension.
— Oui, ça peut arriver. Mais ne t’en fais pas, chérie. Je serai à tes côtés.
Il glissa sur la banquette pour se rapprocher d’elle et colla sa cuisse à la
sienne. Elle ne demandait qu’à le croire, mais elle avait besoin d’entendre à
nouveau qu’il serait à ses côtés.
— C’est vrai ? demanda-t-elle. Tu seras vraiment à mes côtés ?
— Oui. Si c’est ce que tu veux.
Il plongea son regard dans le sien, pour lui montrer qu’il était sincère. Il lui
offrait tout ce qu’elle avait toujours désiré — la célébrité, le succès, l’attention
des médias. Son nom serait bientôt sur toutes les lèvres et tous les appareils-
photos braqués sur elle. Elle aurait préféré que ça arrive autrement, mais elle
n’allait pas cracher dans la soupe.
Il posa un doigt sous son menton et l’obligea à lever le visage vers lui. Et,
de son autre main, il lui écarta lentement les jambes, lui rappelant où ils
s’étaient arrêtés tout à l’heure, et les contrées qu’ils avaient encore à explorer
ensemble.
— Tout cela est très bon pour toi, Aster.
Il lui embrassa le nez, la joue, le front, le cou, puis chercha de nouveau ses
lèvres.
— Tu ne sais pas encore comme c’est agréable de toucher enfin au but. Tu
me fais confiance ?
Elle était seule dans le Riad avec Ryan Hawthorne.
Et demain, elle serait célèbre. Peut-être l’était-elle déjà.
On lui servait sur un plateau ce dont elle avait toujours rêvé.
Et c’était grâce à Ryan.
Il était riche, célèbre, branché. Et, plus important que tout, il avait quitté
Madison.
Elle n’avait donc aucune raison de se sentir coupable.
Et puis… Elle s’était tellement éloignée de la parfaite princesse orientale
dont rêvaient ses parents qu’elle pouvait bien faire le reste du chemin.
Elle prit son verre de champagne, le vida d’un trait et se pencha vers Ryan
pour l’embrasser.
— Je dois passer aux toilettes, murmura-t-elle tout contre son oreille. Tu
veux bien m’attendre à la sortie ?
35. Just a Girl

— Waouh…
Tommy chercha le regard de Madison et suivit du bout du doigt la courbe
de sa joue. Il sentait encore sur ses lèvres la force de son baiser. Il ne se rendit
compte qu’il avait parlé que lorsqu’elle lui sourit, tout en murmurant à son
tour :
— Waouh, en effet. Tu as raison.
Elle poussa un soupir de contentement et lui agrippa la nuque.
— Les mecs de la campagne savent embrasser. Je n’arrive pas à croire que
je l’avais oublié.
Elle avait dit ça avec une pointe d’accent qui intrigua Tommy. C’était donc
cela, son secret, ou du moins l’un de ses secrets. Madison n’était pas le petit
prodige de la côte Est qu’elle prétendait être — il n’avait d’ailleurs jamais cru
à cette histoire.
Elle était trop… accessible. Oui, c’était le mot juste, même si c’était un
peu ridicule de dire d’une star qu’elle était accessible. Elle était probablement
plus à son aise à courir pieds nus sur une pelouse fraîchement tondue qu’à
avancer précautionneusement avec des talons aiguille sur un tapis rouge de
festival.
La manière dont elle buvait sa bière, dont elle embrassait, dont tout son
corps se détendait quand elle n’était plus en public… Tout cela donnait à
Tommy l’impression d’avoir trouvé une âme sœur. Madison Brooks jouait en
permanence un rôle. Mais avec lui elle se montrait telle qu’elle était vraiment.
Il avait envie de la questionner au sujet de son accent, carrément, et
d’écouter ce qu’elle était prête à lui confier, mais il n’arrivait pas à trouver une
manière d’aborder la question avec diplomatie. Apparemment, elle avait
travaillé dur pour s’en débarrasser. Ça ne devait pas être facile de perdre
totalement un accent.
— Madison…
Il pouvait commencer par une question simple et directe. Mais, avant qu’il
ait pu aller jusqu’au bout de sa phrase, le téléphone de Madison vibra,
annonçant un texto qu’elle lut, la mine sombre.
— Je dois y aller, déclara-t-elle.
Elle se leva d’un bond et se passa la main dans les cheveux, en cherchant
frénétiquement son sac du regard. Tommy le lui tendit.
— Tu vas bien ?
Il se tint près d’elle, désolé de la voir partir. Elle allait probablement
l’oublier. Tandis que lui ne l’oublierait jamais.
— Oui… Je…
Elle pressa son sac contre sa poitrine et courut vers la porte, puis s’arrêta
sur le seuil le temps de retirer son blouson et de le lui lancer.
— Merci !
Elle hésita, comme si elle voulait lui dire quelque chose. Puis elle secoua la
tête et se détourna.
— Madison !
Il courut après elle, la voix rauque, à bout de souffle.
— Laisse-moi au moins te raccompagner jusqu’à ta voiture.
Il aurait fait n’importe quoi pour passer quelques minutes de plus avec elle.
Mais elle était déjà partie.
Elle l’abandonnait pour retourner à sa vie faite de faux-semblants.
36. Breaking the Girl

Madison Brooks sortit précipitamment sur le boulevard, poursuivie par la


voix de Tommy qui l’appelait. Il semblait sincèrement surpris. Et inquiet. Mais
il l’avait déjà beaucoup aidée, même s’il ne s’en rendait pas compte. Auprès de
lui, elle s’était sentie en paix pour la première fois depuis bien longtemps —
acceptée pour ce qu’elle était, et pas pour celle que tout le monde croyait voir
en elle.
Elle avait décidé de ne pas compter sur Paul et de prendre les choses en
main, mais voilà qu’il lui envoyait un texto. Et au plus mauvais moment.
Quelques heures de plus à boire des bières et à embrasser Tommy auraient été
bienvenues, mais elle n’allait pas se mentir sur ses priorités.
Elle se couvrit la tête de son écharpe, puis piqua un sprint vers sa voiture.
Mais, en refermant sa main sur la poignée de la portière, elle se souvint avoir
laissé ses clés dans le blouson de Tommy. Elle jeta un regard du côté du Vesper,
puis en direction du Night for Night qui se trouvait un peu plus loin sur le
boulevard… et opta pour le Night for Night. Elle pouvait y aller au pas de
course. Ou plutôt en marchant vite, ce serait plus discret. Une jeune femme
dévalant le boulevard avec une écharpe sur la tête aurait sûrement attiré
l’attention. Mais personne n’oserait chercher des histoires à une fille qui
avançait d’un pas décidé en toisant les passants, l’air de dire « T’approche
surtout pas ».
En raison de son enfance particulière, Madison avait dû se défendre,
d’aussi loin qu’elle s’en souvenait. Et sa vie protégée de star hollywoodienne
ne lui avait pas désappris à se débrouiller seule. Tant pis pour sa voiture, Paul
la raccompagnerait chez elle, et elle réglerait demain le problème de la clé. Ça
lui donnerait une excuse pour revoir Tommy — même si elle n’en avait pas
besoin. A la manière dont il l’avait embrassée, elle était à peu près certaine
qu’il sauterait sur l’occasion. L’idée lui arracha un sourire.
Elle balaya du regard le boulevard bordé de palmiers, tandis que ses
escarpins Gucci transperçaient au passage une série d’étoiles — dont celles de
Jennifer Aniston, Elvis Presley, Gwyneth Paltrow, Michael Jackson. Elle les
dépassa sans les remarquer et n’eut même pas une pensée émue pour la sienne.
Ce but-là, elle l’avait atteint, c’était du passé.
Il n’y avait pas beaucoup de voitures sur le boulevard, mais les
noctambules étaient nombreux. Il devait être plus tard qu’elle ne le pensait. Le
Night for Night était sûrement fermé. Elle se demanda vaguement ce qui s’était
passé après son départ.
Est-ce que Ryan lui en voulait d’avoir été plus loin que prévu ?
Avait-il emmené Aster chez lui ?
Probable.
Sauf si cette petite sotte s’était obstinée à jouer les vierges effarouchées.
Elle espérait en tout cas que tout allait bien pour Ryan. La suite, elle
l’apprendrait bien assez tôt par les médias. Dire qu’elle avait mis tout ça en
branle et que Paul se manifestait au tout dernier moment, rendant sa mise en
scène totalement superflue.
Mais ça faisait tout de même une belle fin pour tout le monde. RyMad était
mort, Ryan et Aster allaient récolter toute la publicité qu’ils désiraient, et
Madison Brooks serait libre de vivre sa vie tranquillement, sans regarder
systématiquement derrière son épaule, maintenant que Paul avait réglé son
problème.
Elle s’arrêta au coin de la rue, regarda à droite et à gauche, puis traversa en
courant, au feu rouge. Paul lui avait demandé de se dépêcher et il était très à
cheval sur la ponctualité. Elle ne voulait pas le faire attendre.
Apparemment, personne ne l’avait suivie quand elle était allée au Vesper
avec Tommy, donc personne ne savait qu’elle venait de quitter le Vesper pour
retourner au Night for Night. Mais les paparazzis ne tarderaient pas à lui
tomber dessus, dès demain. Avec le scandale qu’elle avait provoqué, on pouvait
s’y attendre.
Elle avait dû être impressionnante, sous les lumières de la piste de danse —
son beau visage humide de larmes, la voix rauque de colère et d’émotion.
Toutes les filles seraient de son côté, à part celles qui la haïssaient depuis
toujours. Et Aster, bien entendu.
Son agent allait piquer une crise. Et ses chargés de communication en
feraient tout un plat. Mais elle ne regrettait pas sa décision. Et, s’ils lui
prenaient trop la tête, elle se chargerait de leur rappeler pour qui ils
travaillaient. Et s’ils continuaient, eh bien, des agents et des chargés de
communication, il y en avait à la pelle. A Hollywood, on en trouvait autant que
des chirurgiens plastiques et des Starbucks — à tous les coins de rue.
Elle entra par la porte de service en tapant le code que James lui avait
communiqué et se glissa dans la grande salle vide et sombre qu’elle traversa en
faisant claquer ses talons aiguille. Puis elle prit l’escalier menant à la terrasse.
Elle avait hâte de savoir comment Paul s’y était pris pour écarter la menace.
37. Bigmouth Strikes Again

Layla posa sur son bureau jonché de papiers le double café qu’elle venait
de se faire avec leur nouvelle Nespresso. L’achat de cette machine était une
entorse à leur budget ménage, une petite folie qu’ils avaient décidé de
considérer comme une nécessité, vu leur style de vie. Son père passait des nuits
entières sous caféine, à peindre dans son atelier. Quant à elle, c’était la nuit
qu’elle écrivait ses meilleurs articles. De plus, elle appréciait vraiment le bon
café.
Elle avait toujours été un oiseau de nuit, qualité qu’elle pensait avoir
héritée de son père. Ce soir, elle avait battu son record. L’aube commençait à
pointer, mais elle ne s’autorisa même pas un regard du côté de son oreiller. Elle
n’envisageait pas de se coucher tant que son article ne serait pas terminé,
fignolé et envoyé.
Ses doigts voletèrent au-dessus du clavier, mus par du colombie bien corsé
et un violent désir de vengeance. Cette fois, Queen Bitch Aster et Madison
allaient plonger, et elles l’avaient bien mérité. Et si Tommy se trouvait pris
dans ce tir croisé, eh bien… Il avait choisi son camp en décidant de soutenir
ouvertement Madison.
Elle avait toujours cru qu’Aster ferait du charme à Ira pour s’assurer la
victoire. En entrant dans son bureau après les heures de boulot pour lui montrer
un bout de cuisse, par exemple. D’ailleurs, rien ne prouvait qu’elle ne l’avait
pas fait. Ils se voyaient peut-être régulièrement en secret.
Mais c’était une carte risquée, et elle n’avait pas l’intention de la jouer.
Elle ne voulait surtout pas se mettre Ira Redman à dos.
Mais cette Queen Bitch d’Aster ?
Pas de problème.
Quant à Madison…
Elle regarda une fois de plus l’enregistrement vidéo. Le moment où
Tommy emmenait Madison hors du Night for Night pour la mettre à l’abri —
chevalier blanc en jean délavé et bottes de moto — lui donnait carrément la
nausée.
Tommy était un imbécile. Et Madison était une sale gamine trop gâtée qui
étalait sa vie frivole de nantie, donnant l’exemple à des millions de jeunes qui
cherchaient à l’imiter — et dont certains avaient fini comme Carlos.
Elle n’avait plus qu’à relire une dernière fois son article.

BEAUTIFUL IDOLS

RYMAD SE SÉPARE
Chers lecteurs,
Nous nous retrouvons sur ce blog aujourd’hui pour pleurer la fin
prématurée d’une des plus belles histoires d’amour de Hollywood —
celle de Madison Brooks et Ryan Hawthorne.
Oui, chers lecteurs, vous avez bien lu, je vous le confirme :
RyMad est mort.
Je sais ce que vous pensez.
Comment ?
Et peut-être même, pourquoi ?
Et certainement : Nooon !
Malheureusement, c’est la triste vérité. J’étais là quand c’est arrivé,
car les dieux de Hollywood l’ont voulu ainsi, et j’ai pu filmer chaque
seconde de ce terrible drame.
Un mot d’avertissement avant que vous regardiez ces images.
Une fois que vous les aurez vues, vous ne pourrez plus les oublier. Elles
seront imprimées pour toujours sur votre rétine.
En guise de fleurs, ne vous gênez pas pour rendre hommage dans vos
commentaires au couple disparu.

Un bon journaliste n’avait peur de rien et parlait de ce dont il avait été


témoin. Certes, on pouvait discuter de l’intérêt d’écrire sur les aventures du
triangle Ryan-Madison-Aster, mais, ce n’était pas à elle d’en décider.
De plus, le problème n’était pas de savoir si cela comptait ou pas dans
l’absolu. Les gens allaient lire avidement chaque mot de cet article. Rien ne
leur procurait autant de plaisir que de voir dérailler la vie d’une célébrité. Ça
leur donnait l’occasion de choisir leur camp, de montrer leur fidélité — ou
pas — , de secouer la tête avec un sourire condescendant, de se moquer des
stars.
« Comment Ryan a-t-il pu ? »
« Madison aurait dû s’en douter. »
« Aster cherche à se faire un nom en sortant avec une star. »
Et s’il y avait des vidéos ou des photos pour illustrer la chose, c’était
encore mieux.
De plus, son blog ne s’adressait pas à des intellectuels de haut vol. Elle
avait ses habitués qui attendaient leurs potins, ses publicitaires, et c’était son
devoir de leur fournir ce qu’ils attendaient d’elle.
Et, pour un impact maximal (et le gain qui allait avec), elle devait publier
ça tout de suite. Afin d’être certaine que ses lecteurs trouveraient son article au
réveil et le dévoreraient en buvant leur jus de légumes.
Elle se mordilla la lèvre inférieure, croisa les doigts, jeta un dernier regard
aux photos qu’elle avait agrémentées de légendes au vitriol et appuya sur
« Envoi ». Pour le meilleur et pour le pire, c’était parti. Il n’y avait plus moyen
de revenir en arrière.
38. Are You Happy Now ?

Aster Amirpour se recroquevilla, les genoux contre la poitrine, la tête dans


les mains. Sa pauvre tête… Elle avait l’impression qu’un troupeau d’éléphants
s’amusait à la piétiner.
Entre son atroce mal de tête et sa gorge totalement desséchée, elle n’aurait
pas su dire ce qui était le pire. Elle s’obligea à s’asseoir, extirpa ses jambes des
draps de satin noir, posa ses pieds sur le tapis blanc duveteux et tenta de se
mettre debout. Impossible. Elle se laissa retomber sur le lit et referma les yeux.
Compris. Le pire était donc le vertige, puis venait la nausée — le mal de tête et
la gorge arrivant respectivement en troisième et quatrième position.
— Ray, gémit-elle.
Elle avait désespérément besoin d’un peu d’aspirine et d’une bouteille
d’eau pour commencer à émerger. Avec sa gorge desséchée, elle avait du mal à
parler, elle renonça donc à appeler Ryan au secours et roula de son côté du lit.
Comme elle ne rencontrait aucun obstacle, elle ouvrit un œil.
Personne.
Elle étendit un bras pour caresser les draps. Ils étaient froids.
Complètement. Il était levé depuis longtemps. Mais il n’était sûrement pas
parti. Mais non. Impossible.
Elle se dressa d’un bond. Luttant contre le vertige, elle fit l’effort
d’entrouvrir de nouveau les yeux. Elle se trouvait dans une pièce immense,
presque trop grande, au mobilier audacieux et ultra-moderne : un énorme
fauteuil en cuir, des tables-miroir, un lit king-size.
Elle prit sa tête entre ses mains, en se désespérant à l’idée qu’elle ne se
rappelait plus comment elle était arrivée là. Tout ce qu’elle savait, c’est qu’elle
était nue, et pas dans son lit.
Elle n’était ni dans la chambre de Ryan ni dans la suite d’un hôtel de luxe.
Elle alla jeter un coup d’œil dans la salle de bains et explora le salon, lui
aussi occupé de meubles anguleux et de surfaces recouvertes de miroirs. Pas de
Ryan. Après avoir fait le tour des pièces, y compris des toilettes, elle dut se
rendre à l’évidence : il était parti. Elle lui envoya donc un texto :
Ryan, té où ?

Comme il ne répondait pas, elle tenta de l’appeler, mais tomba sur son
répondeur.
Il faisait jour, le soleil filtrait déjà à travers les rideaux, donc plus question
de rentrer sans se faire repérer. Sa voiture était toujours garée au Night for
Night, et cette petite ordure de Ryan qui prétendait l’adorer était parti sans
attendre qu’elle se réveille. Il l’avait abandonnée après avoir obtenu ce qu’il
désirait. Il n’y avait pas d’autre interprétation possible de la chose. Il n’avait
même pas laissé un message.
Elle s’agenouilla pour ramasser son sac qui avait glissé sous un fauteuil et
entreprit de rassembler ses affaires. Son soutien-gorge et sa culotte se
trouvaient chacun à une extrémité de la pièce, mais ils étaient froissés,
poisseux, et tellement dégoûtants qu’elle n’osa pas les regarder de près, encore
moins les porter. Sa robe avait été abandonnée par terre, près du canapé du
salon. Cette robe lui semblait à présent aussi infecte et souillée qu’elle. Elle ne
voulait plus la voir. Elle la roula en boule avec le reste et jeta le tout dans une
poubelle.
Elle envisagea un instant de se débarrasser aussi de ses chaussures
Valentino, mais Ryan l’avait suffisamment dépouillée comme ça. Pas question
de lui laisser les chaussures.
Dans la salle de bains, elle se passa de l’eau fraîche sur le visage, mais elle
eut beau s’asperger et se frotter avec un gant, elle avait toujours l’air aussi
dévastée. Ses yeux étaient injectés de sang, son maquillage avait coulé, elle
avait l’expression hagarde et écrasée d’une personne qui ploie sous les regrets.
Elle lissa sommairement ses cheveux pour les rassembler en un vague chignon,
puis passa en revue les quelques vêtements pendus dans le placard de Ryan. Il
n’y avait que le strict minimum, et elle se demanda s’il habitait vraiment là.
Elle trouva quand même un jean et une chemise bleu clair et n’hésita pas une
seconde à se les approprier.
Après avoir roulé le jean au niveau de la taille, elle rentra les pans de la
chemise à l’intérieur, mit une ceinture, enfila ses escarpins, attrapa au passage
des lunettes noires qui traînaient sur la commode. Il ne lui restait plus qu’à
entamer sa marche de la honte.
39. Bullet with Butterfly Wings

Tommy Phillips attrapa l’oreiller près de lui et le plaqua sur sa joue. Il ne


voulait pas de la lumière du jour, ni d’une nouvelle journée qui l’obligerait à
abandonner le bienheureux cocon de ses rêves.
D’ailleurs, il n’arrivait plus très bien à faire la différence entre le rêve et la
réalité. Il avait passé la nuit entière à embrasser Madison Brooks — d’abord au
Vesper, quand elle l’avait dévisagé de ses beaux yeux mauve, puis dans ses
rêves, où elle l’avait de nouveau accueilli dans ses bras.
Avoir embrassé Madison, c’était fou ! Jamais il n’aurait osé imaginer
qu’un truc pareil lui arriverait, à lui !
Et le plus fou : le courant était vraiment passé entre eux. Il était certain de
ne pas être pour elle un simple bouche-trou, elle ne s’était pas servie de lui
pour se consoler de la trahison de son petit copain. Il lui plaisait pour de bon.
C’était complètement évident.
Elle lui avait fait suffisamment confiance pour se placer sous sa protection,
pour accepter de le suivre sans poser la moindre question.
Elle lui faisait suffisamment confiance pour se montrer à lui telle qu’elle
était, sans se cacher dernière son personnage de star. Elle avait bu une bière
avec lui, comme une fille toute simple, et elle l’avait embrassé comme une fille
embrasse un garçon qui lui plaît.
Il s’enfonça sous les draps, en pensant à son regard… à son soupir de
nostalgie… à ses doigts qui avaient caressé tendrement sa nuque… à la
sensation envoûtante de ses lèvres contre les siennes… aux regrets dans sa voix
quand elle était partie.
Il n’avait pas besoin d’autre preuve pour savoir qu’elle en pinçait pour lui.
Et lui aussi il en pinçait pour elle.
Et le mieux… Il avait des photos pour le prouver.
Il jeta au loin son oreiller, roula sur le côté et allongea le bras vers le
téléphone qu’il avait abandonné par terre. Il s’apprêtait à passer un moment
nostalgie en faisant défiler les photos de Madison, quand une série de textos
apparurent sur son écran.
Mais qu’est-ce que c’était que… ?
Des photos, justement. Il les passa rapidement en revue, en croyant à peine
ses yeux. Des photos de Ryan, Madison, et Aster, en plein drame, sur la piste du
Night for Night. Et aussi quelques-unes de lui prenant Madison par les épaules
pour la faire sortir du club, avec un regard d’avertissement à ceux qui auraient
été tentés de les suivre.
Mais quelqu’un les avait suivis, c’était clair. Et ce quelqu’un s’était arrangé
pour faire circuler sur Internet ce qui s’était passé entre Madison et lui.
Il courut vers la fenêtre et, comme il le redoutait, il découvrit une armée de
photographes stationnant au pied de son immeuble. Ils attendaient
probablement qu’il se montre. Ils allaient le harceler de questions, le
provoquer, filmer et photographier ses réactions.
Il se passa la main dans les cheveux, ne sachant que faire. Ce n’était pas
comme ça qu’il avait rêvé de se faire un nom, mais il ne pouvait pas rester terré
dans son appartement à attendre que ces vautours se désintéressent de lui,
attirés par un autre scandale.
D’autant plus que son frigo était vide, de même que ses placards à
provisions, et qu’il avait absolument besoin d’un bon café.
Il s’écarta de la fenêtre en secouant la tête et décida de prendre d’abord une
douche. Puisqu’il allait faire ses débuts dans les tabloïds, autant paraître à son
avantage.
40. Wake Me UpWhen September Ends

Le chauffeur de taxi démarra en faisant crisser ses pneus sur le gravier, et il


sembla même à Aster qu’il lui jetait un regard désapprobateur (mais peut-être
qu’elle était un peu parano). Elle tapa le code d’entrée de la grille et commença
à remonter lentement la longue allée menant à sa maison.
De loin, elle paraissait encore plus imposante, presque menaçante. Sans
doute parce qu’elle était très grande, l’une des plus grandes de la rue, ce qui
n’était pas rien compte tenu du niveau de vie dans le quartier. Mais, ce matin-
là, la belle demeure méditerranéenne de ses parents lui parut inquiétante et
sinistre. Elle avait l’impression que les tuiles d’argile rouge et les portiques en
voûte allaient se retourner contre elle. Que son luxueux refuge allait se
transformer en prison.
Ses talons qui dérapaient sur l’allée de pierre la faisaient trébucher, aussi,
elle enleva ses chaussures et termina le chemin pieds nus. Ses yeux roulaient
fébrilement de tous côtés, guettant Nanny Mitra, les femmes de ménage, le
jardinier, tous ceux qui venaient là tous les jours et qui auraient pu la
surprendre en train d’entrer comme une voleuse dans son propre jardin, avec
des airs de coupable.
Elle passait d’habitude par la porte du garage qui donnait dans un couloir à
l’arrière de la maison, mais la commande qui l’ouvrait était restée dans sa
voiture, et sa voiture n’était plus garée devant le Night for Night. On avait dû la
lui voler, ou bien la fourrière l’avait embarquée. En tout cas, elle ne l’avait
plus.
Il arrivait que Javen laisse les doubles portes-fenêtres de derrière ouvertes,
notamment quand il sortait la nuit en cachette. Elle espéra qu’il avait pensé à
elle. Leur lutte contre la vigilance de Nanny Mitra les avait beaucoup
rapprochés.
Elle alla donc à l’arrière de la maison, tourna la poignée et poussa un
soupir de soulagement quand la porte s’ouvrit sur un salon plongé dans la
pénombre. Les rideaux étaient encore tirés, signe que les femmes de ménage
n’étaient pas arrivées, et aussi que Nanny devait être dans sa chambre — peut-
être même dormait-elle encore. Elle rejoignit l’escalier qu’elle grimpa
lentement en retenant son souffle, jusqu’au moment où elle put enfin refermer
sur elle la porte de sa chambre.
Elle balança ses chaussures et son sac vers le fauteuil disposé dans un coin,
se laissa tomber sur son lit et contempla son reflet dans le miroir en pied. Elle
se sentait dans un sale état. Et elle avait plus qu’une sale mine. La réunion du
dimanche était prévue pour le début d’après-midi, mais elle ne se sentait pas
capable de se reprendre d’ici là et n’avait même pas l’intention d’essayer. En
dépit de tout ce qui s’était passé — ou peut-être grâce à tout ce qui s’était passé
—, elle était de nouveau largement en tête de la compétition. Ira ne la
pénaliserait sûrement pas pour avoir manqué une réunion dont elle connaissait
déjà l’issue.
Dans l’immédiat, elle avait surtout besoin d’une bonne douche bien chaude
pour débarrasser son corps de toute trace de Ryan.
En revanche, l’effacer de son esprit allait lui poser un problème qu’elle
n’espérait pas résoudre de sitôt.
Elle défit l’élastique qui retenait ses cheveux et secoua la tête pour les
libérer. Puis, après un dernier regard à son pitoyable reflet, elle s’arracha à son
lit. Elle se dirigeait vers sa salle de bains quand la porte de sa chambre s’ouvrit
à la volée. Et, sur le seuil, il y avait son père et sa mère.
41. Blow Me (One Last Kiss)

Layla aurait préféré zapper la réunion du dimanche avec Ira mais, à moins
d’abandonner le concours, elle n’avait pas le choix, elle devait y aller. Pour se
donner du courage, elle fit mentalement une liste des trucs carrément plus
galère comme : se battre avec un alligator, sauter d’un avion sans parachute,
nettoyer une scène de crime. Mais quand elle comparait tout ça à la perspective
de se retrouver face à Tommy, Aster et Ira, après la bombe qu’elle avait lâchée
sur son blog… Finalement, il y avait quand même de quoi hésiter.
A la seconde où elle avait posté son article, elle s’était sentie envahie par
un sentiment de triomphe, mais aussi submergée par une vague de regrets. En
attendant, la réponse des lecteurs avait été éloquente — les visites grimpaient à
une vitesse hallucinante, du jamais-vu, et la section commentaires était pleine.
Mais plus elle se rendait compte qu’elle allait devoir se présenter devant les
deux personnes qu’elle avait transformées en célébrités du Net, plus elle se
demandait si elle n’aurait pas dû adoucir un peu le ton.
Mais après tout, en tant que blogueuse de Hollywood, n’était-ce pas son job
de rapporter de telles histoires ?
Elle sortait tranquillement sa moto du garage quand une voix venue de
derrière elle la fit sursauter :
— Salut !
— Mateo ! Merde ! Tu m’as fichu une de ces trouilles !
Elle posa une main sur son cœur. Elle avait l’impression qu’il allait jaillir
hors de sa poitrine, tant il battait fort.
Il fourra posément ses mains dans ses poches de devant et la toisa.
— Tu m’as l’air drôlement nerveuse.
— J’ai travaillé tard cette nuit. Et j’ai bu beaucoup de café.
Il la fixa d’un regard intense et méfiant qui la mit mal à l’aise.
— C’est pour ça que tu n’as pas répondu à mes textos ?
Elle soupira et ferma les yeux, en regrettant de ne pas pouvoir rester ainsi
— coupée du monde. Il allait la mettre en retard, mais le lui faire remarquer ne
ferait qu’aggraver son cas.
— Je suis désolée. J’étais occupée et…
Elle demeurait dos tourné, penchée sur sa moto, et elle sentait peser sur elle
son regard insistant, comme s’il la mettait au défi de relever la tête.
— Oui, je sais, tu étais occupée à écrire pour ton blog. J’ai lu ton dernier
article, tu penses bien…
Sa voix était chargée d’allusions…
Tout en sachant que la réponse risquait de ne pas lui plaire, Layla ne put
s’empêcher de poser la question qui lui brûlait les lèvres.
— Et qu’est-ce que tu en penses ?
Le visage de Mateo se ferma, et il tourna le regard vers la maison d’en face
— un bungalow récemment rénové qui ressemblait à un coffret cadeau à deux
étages, avec fenêtres.
— J’en pense que tant de cruauté, ça ne te ressemble pas.
— Je ne vois pas en quoi c’est cruel de dire la vérité, rétorqua-t-elle
sèchement.
— Tu as impliqué une fille qui n’était pas une célébrité, je trouve que ça
n’est pas correct.
Elle demeura stoïque, mais à l’intérieur elle fulminait. Mateo ne savait pas
de quoi il parlait, en défendant cette Queen Bitch d’Aster, mais elle n’avait pas
l’intention de perdre son temps à l’éclairer sur la question.
— Ecoute, dit-elle en s’efforçant de conserver un ton posé pour ne pas
trahir son agacement.
Furieuse ou pas, elle n’aimait pas se disputer avec lui et elle avait
l’impression en ce moment qu’il ne restait plus entre eux que des conflits.
— Je dois y aller. On parlera de ça une autre fois.
Elle poussa sa moto jusque dans la rue, en tentant d’ignorer son expression
blessée.
Elle se rattraperait plus tard avec lui. Pour le moment, elle avait une
réunion qui passait avant tout.
Sur le chemin du Vesper, elle s’efforça de ne pas ruminer, mais en vain. Ses
mains tremblaient, son cœur battait, et ce n’était certainement pas dû
uniquement au manque de sommeil et à l’abus de caféine. C’était à cause de
Mateo. Il se trompait. Aster était montée sur le ring à l’instant où elle avait
décidé de piquer le petit copain de Madison (même si Ryan était allé de son
plein gré vers Aster). Pareil pour Tommy quand il avait décidé de prendre
Madison sous son aile. En racontant ce qui s’était passé, elle s’était bornée à
faire son travail de journaliste.
Et pourtant, elle avait beau se répéter cette phrase, tout au fond de son âme,
elle savait que ce n’était pas tout à fait vrai. Elle avait agi avec une part sombre
et cachée d’elle-même. Oubliant sa neutralité, le dernier lambeau de son
intégrité de journaliste, elle n’avait pensé qu’à son intérêt. Il suffisait d’un brin
de perspicacité pour se rendre compte que Layla Harrison était loin d’être une
innocente.
Arrivée au Vesper, elle s’arrêta devant la sinistre porte de métal en se
demandant s’il était encore temps de faire demi-tour. Elle aurait pu partir,
maintenant, retourner au lit, et pendant quelques heures bénies oublier qu’elle
s’était laissé piéger dans ce gâchis. Elle pouvait…
— Layla ?
La porte s’ouvrit, et Ira Redman apparut sur le seuil.
— Tu viens ?
Elle entra, tête baissée. Le Vesper était le plus sombre des clubs d’Ira.
Même avec les lumières, il y régnait une atmo-sphère pesante et sordide de
cachot.
— Bon. Maintenant que tout le monde est là…, commença Ira.
— Il manque Aster, lança quelqu’un dans le fond.
Ira leva le nez de son porte-bloc à pinces et lâcha, le visage fermé :
— Aster ne se joindra pas à nous. De plus, je vous conseille de vous
préoccuper de votre survie, pas de la sienne.
Il y eut un ricanement derrière Layla. Parfaitement audible. Destiné à être
entendu d’Ira.
Ira scruta la salle du regard, mais Layla eut la sensation qu’il savait
parfaitement d’où ça provenait. Il prétendait toujours tout savoir, non ? De plus,
ils n’étaient que huit dans la salle…
— Si l’un d’entre vous a quelque chose à dire, qu’il le fasse. Je ne tolérerai
pas les rires agressifs, les grognements, les yeux au ciel et autres
manifestations du même genre.
A peine avait-il terminé sa phrase que quelqu’un intervint :
— Oui, j’ai quelque chose à dire.
Layla regarda Brittney se lever de son siège, le visage rouge de colère.
— Je ne me sens pas capable de rivaliser avec Aster ni avec Tommy, qui se
sont prostitués avec nos têtes de liste.
Elle cala derrière son oreille une mèche de ses cheveux blonds et fusilla du
regard Tommy, qui se tassa sur sa banquette.
— Et ne me dis pas que tu ne vois pas de quoi je parle.
Elle croisa les bras sur sa généreuse poitrine et se tourna vers Ira.
— Grâce à Layla, tout Hollywood a pu lire leurs exploits. On ne parle plus
que de ça.
Layla se recroquevilla et glissa sur le bord de son fauteuil. Elle aurait voulu
se plier et se replier, comme un origami, jusqu’à devenir toute petite. Brittney
venait de prononcer les mots qu’elle attendait depuis si longtemps, « Tout
Hollywood l’a lu, on ne parle plus que de ça », mais ils lui faisaient honte. Ce
n’était pas la glorieuse victoire dont elle avait rêvé.
— Il nous faut une autre liste de célébrités, ou…
— Ou quoi ? demanda Ira en la dévisageant, la tête légèrement inclinée.
Brittney n’avait plus l’air aussi sûre d’elle, brusquement, et quêtait du
regard un soutien parmi ses camarades. Mais elle ne vit autour d’elle que des
gens qui remuaient sur leur siège, visiblement gênés, et détournaient les yeux.
Elle était seule. Elle avait mis le pied dans une ornière, elle n’avait plus le
choix, elle devait continuer.
— Je ne vois pas…
Sa voix se brisa. Elle prit le temps de s’éclaircir la gorge, puis reprit :
— Je ne vois pas l’intérêt de continuer si les dés sont truqués.
— Tu es en train de dire que ce concours est truqué ? demanda Ira en se
frottant le menton et en prenant un air faussement perplexe.
Il était insupportable, avec sa manie d’en rajouter.
— Je dis simplement que c’est l’impression que ça me donne, murmura
Brittney.
Sa lèvre inférieure tremblait, sa respiration s’était accélérée.
— Intéressant.
Ira plissa les yeux. Il semblait en effet trouver la remarque intéressante.
— Dites-moi…
Il parcourut l’assistance du regard.
— Est-ce qu’avant ce concours l’un de vous avait le moindre lien avec
Madison Brooks ou Ryan Hawthorne ?
Layla observa ses voisins et se surprit à secouer la tête, comme les autres.
— Eh bien, à ma connaissance, Aster non plus. Vous étiez donc à égalité au
départ. Et chacun a manœuvré à sa manière. C’est une question de choix.
— Pardon de ne pas avoir choisi de me prostituer, grommela tout bas
Brittney.
Mais Ira l’entendit tout de même.
— Personne ne t’a jamais demandé de le faire.
Il adressa un signe de tête à l’une de ses secrétaires, puis se tourna de
nouveau vers le groupe.
— Layla ! appela-t-il.
Elle sursauta. Après l’esclandre provoqué par Brittney, elle ne s’attendait
pas à ce qu’Ira lui tombe dessus.
Elle avait la gorge sèche, sa langue était dure comme une souche de bois
qu’on lui aurait fourrée de force dans la bouche, son corps pesait brusquement
des tonnes.
— C’est ton jour de chance, aujourd’hui.
Elle plissa les yeux, elle avait dû mal comprendre.
— Vérifie bien que Brittney sort. Parce que grâce à son intervention elle va
être éjectée à ta place.
Elle ouvrit des yeux incrédules et tourna la tête vers Brittney, comme tout
le monde. Celle-ci rassembla ses affaires en maugréant et sortit, une secrétaire
d’Ira sur les talons.
— Mais…
Layla avait enfin retrouvé sa voix. Son regard passa de la porte du club, qui
venait de se refermer sur Brittney, à Ira. Il ne lui était pas venu à l’idée qu’elle
puisse être virée. Elle n’avait pas fait autant d’entrées qu’Aster ou Tommy,
mais son chiffre restait honorable — non ?
Ira la dévisagea longuement.
— Mais quoi ? Tu vas me dire que tu as fait un bon chiffre ? C’est ça ?
Elle se mordit les lèvres. Elle l’avait pensé, en effet, mais elle n’osait plus
le dire.
— Dans ce concours, il faut faire du chiffre, je suis d’accord. Mais pas
seulement. Il s’agit aussi de montrer qu’on a ce qu’il faut pour réussir et
jusqu’où on est prêt à aller pour obtenir ce que l’on veut.
Il soutint son regard pendant un long et pénible moment, lui laissant tout le
temps de se demander ce qu’il attendait comme réponse. Mais, avant qu’elle ait
tenté sa chance, il ajouta :
— Eh bien, tu vas avoir une semaine de plus pour réfléchir à ça.
Il reporta son attention sur le reste du groupe.
— Et donc… A propos de la nouvelle liste…
Il fit signe à ses secrétaires, qui distribuèrent une liste de nouveaux noms.
Layla la lut avec d’autant plus d’intérêt que Heather Rollins était passée dans
les cinq premiers.
— Ceci doit vous servir de ligne directrice. Ce qui m’intéresse vraiment,
c’est de voir que vous êtes capables de vous défoncer. Impressionnez-moi.
Epatez-moi. Bref, débrouillez-vous pour m’en mettre plein la vue. Faites ce que
vous voulez, mais surtout ne me décevez pas.
Et sur ce, il se leva et disparut dans l’arrière-salle. Layla le regarda partir
en se demandant comment on pouvait en mettre plein la vue à Ira Redman. Elle
ne voyait même pas par où commencer.
Elle sortit en même temps que les autres. Elle venait d’enfourcher sa moto,
quand Tommy se montra.
— Il faut qu’on parle, dit-il.
Elle démarra, comme s’il n’était pas là.
— J’ai lu ton blog.
Elle l’étudia à travers ses verres-miroir, sans dire un mot.
— Ce que je ne comprends pas, c’est comment tu as pu me faire ça, à moi.
Il croisa les bras, visiblement perplexe.
Layla referma la main sur la manette d’accélérateur. Elle mourait d’envie
de le planter là. Qu’est-ce que c’était que cette question ? Comment elle avait
pu lui faire ça, à lui ? Comme si elle lui devait quelque chose parce qu’elle
l’avait embrassé un soir où elle était soûle. Tommy Phillips avait besoin de se
décentrer un peu.
Elle enleva ses lunettes pour qu’il voie ses yeux pendant qu’elle
s’expliquait.
— C’est toi qui as choisi de te mêler à cette histoire. Désolée. Tu n’étais
absolument pas visé, Tommy. Que tu le croies ou non, tu n’es pas le centre de
mon univers.
— C’est ce que tu essayes de te faire croire pour te justifier ?
Elle soutint son regard.
— Ce n’est pas à moi que je le dis, c’est à toi.
Elle l’avait prévenu de ne pas se mettre en travers de son chemin. Tant pis
pour lui s’il ne l’avait pas prise au sérieux.
— Je ne vois pas ce que j’ai pu faire pour que tu m’en veuilles autant, mais
ça doit être grave. Sinon tu n’aurais pas cherché à me punir… Je n’ai fait que
tendre la main à une pauvre fille traumatisée qui n’avait personne pour
s’occuper d’elle.
Elle ouvrit des yeux ronds et en resta bouche bée, figée dans une expression
de surprise digne d’un personnage de bande dessinée.
— Mais est-ce que tu te rends compte de ce que tu dis ?
Elle avait élevé la voix, malgré elle.
— Tu délires. Madison Brooks n’avait personne pour s’occuper d’elle ?
C’est ce que tu essayes de te faire croire pour te justifier ?
Elle leva les yeux au ciel et remit ses lunettes.
— Tommy, tu cherches à attirer l’attention, comme tout le monde.
Elle s’apprêtait à lui porter le coup fatal.
— C’est bien pour ça que tu es venu à L.A., non ? Pour que les gens parlent
de toi. Pour que ta photo soit sur tous les tabloïds et tous les blogs. Pour être
inondé de demandes d’interviews. Eh bien, ça y est et c’est grâce à moi ! Tu
devrais me remercier, mais je vois qu’il vaut mieux que je ne me fasse pas
d’illusions à ce sujet.
Elle poussa sa moto sur la chaussée, avec un petit rictus de supériorité
quand il s’écarta précipitamment de son chemin.
— T’as rien compris, Layla, pas vrai ?
Il l’avait suivie.
— Tu crois que c’est parce que Brittney a déconné que tu es toujours là ?
Elle aurait dû partir. Filer loin d’ici. Mais elle resta là, à regarder Tommy,
en se demandant de quoi il parlait.
— Ira Redman a des défauts, mais il n’est pas complètement stupide. Il
prétend avoir eu l’intention de te virer, mais c’est bidon. Tout ce qu’il t’a
raconté…
Il désigna le Vesper du pouce, écarta des cheveux qui lui retombaient
devant les yeux.
— C’est un défi qu’il te lance, pour que tu écrives des articles encore plus
pourris. La question est de savoir si tu le feras ou pas. Est-ce que tu vas tous
nous pousser sous un train pour gagner ce concours ? Jusqu’où es-tu capable
d’aller, Layla, pour obtenir ce que tu veux ?
La question resta un instant en suspens entre eux. Puis Layla referma sa
main sur l’accélérateur.
— Je suis là pour gagner, comme toi. Et je vais tout faire pour ça.
Elle démarra en trombe, sans un regard en arrière.
42. The Hand that Feeds

Les poings serrés, Tommy suivit des yeux la moto de Layla qui s’éloignait.
Elle était intelligente, perspicace, et sa capacité à deviner les gens l’avait
souvent surpris. Et pourtant, quand il s’agissait d’Ira Redman et de ses
manipulations, elle était comme un aveugle au volant d’une Ferrari : trop
excitée par la vitesse et le sentiment de puissance qu’elle lui procurait pour
voir le danger qui se profilait.
D’accord, ils s’étaient tous inscrits de leur plein gré à ce concours, ils en
avaient accepté les règles, et Ira les respectait plus ou moins. Mais, après
l’avoir observé ces dernières semaines, Tommy avait compris qu’il n’y avait
pas en lui le moindre altruisme. Il n’investissait dans quelqu’un — ou quelque
chose — que s’il était persuadé que ça lui rapporterait gros.
Il ne pensait qu’à l’argent. Et, dans le milieu des boîtes de nuit, plus le
scandale était moche et plus il rapportait.
Ira avait manipulé Layla pour la pousser à continuer son sale boulot. Il lui
avait fait comprendre qu’elle pouvait colporter les potins les plus sordides sans
craindre de représailles, du moins de sa part.
Bien sûr, Tommy n’avait pas de preuves de ce qu’il avançait, mais il n’en
avait pas besoin.
Ira n’était qu’un monstre — toujours en train de louvoyer et de comploter
—, expert dans l’art de manipuler les gens et les situations. Tommy ne put
s’empêcher de penser à ce qu’il avait fait à sa mère : ne voulant pas se sentir
ligoté par un enfant, il lui avait ordonné de tuer le bébé qu’elle portait, il lui
avait donné l’argent dont elle avait besoin pour ça et il avait disparu.
Pour lui, la vie n’était qu’un jeu d’échecs grandeur nature, et les gens, des
pions qu’il déplaçait à sa guise. Et, dans le cas du concours, les candidats
n’étaient rien de plus que les marionnettes de son théâtre pervers. Il tirait toutes
les ficelles.
Il n’y avait pas de limites aux métaphores que Tommy aurait pu trouver
pour décrire la galère dans laquelle il s’était fourré. Tout cela était clair comme
de l’eau de roche pour lui. Mais Layla, elle, ne voyait rien. Elle refusait de
regarder la vérité en face.
— Tommy ? Tommy Phillips ?
Tommy baissa la tête, enfonça les mains dans ses poches et prit la direction
de sa voiture.
— Hé, Tommy… On se demandait si vous accepteriez de nous dire un
mot…
Sa brève expérience avec les paparazzis lui avait appris qu’ils se
montraient aimables pour vous approcher, comme s’ils cherchaient simplement
à copiner avec vous, mais qu’ils ne se gênaient pas pour vous agresser quand
vous ne leur répondiez pas. Ce matin, au Starbucks, il avait eu droit à des
insultes.
— Foutez-moi la paix.
Il commit l’erreur de regarder par-dessus son épaule et se trouva face à un
objectif de téléphone.
— Allez vous faire foutre, j’ai dit, hurla-t-il.
Il avança sur le type et plaqua sa paume sur l’objectif de l’appareil. Il en
avait plus que marre des photos, des ragots, des tabloïds et de tous ces minables
charognards qui gagnaient leur vie en montant en épingle les malheurs des
autres. Mais celui-ci était coriace et refusa de lâcher sa proie.
— Comment va Madison ? cria-t-il. Lui avez-vous parlé récemment ?
Tommy se concentra sur le type en essayant d’imaginer à quoi
ressemblerait son visage s’il lui rabattait le nez sur la joue droite.
Décidant finalement que le mieux était de passer à l’acte — pour voir si
l’image qu’il avait en tête correspondrait avec la réalité —, il leva le poing,
prêt à frapper. Mais il s’arrêta net en voyant le sourire ravi que le type arborait
déjà à l’idée de filmer cette agression.
Merde. Ça ne vaut pas le coup.
Sans un mot, il se détourna, poursuivi par le photographe qui en était
maintenant à la phase des insultes. Il continua néanmoins à avancer, en
s’efforçant de conserver son calme. Une fois dans sa voiture, il en serait
débarrassé.
Ou pas.
Il crut d’abord qu’il avait des hallus.
On lui avait crevé ses pneus !
Merde.
— Mais qu’est-ce que…
Il se tourna vers le photographe qui mitraillait la voiture avec son appareil
pour immortaliser les dégâts.
— C’est vous qui avez fait ça ?
Le type fila aussi sec. Tommy se lançait à sa poursuite, décidé cette fois à
lui aplatir le nez, quand une Cadillac noire conduite par un chauffeur s’arrêta à
sa hauteur. Ira fit descendre sa vitre et lui cria :
— Monte.
Tommy secoua la tête. Il n’avait pas le temps de discuter avec Ira. Sa
voiture était immobilisée, et un photographe prenait son pied à la
photographier. C’était son problème, et il avait bien l’intention de le régler à sa
manière. Pour une fois, Ira allait devoir rester à sa place.
— Je ne te demande pas ton avis, insista Ira en ouvrant sa portière.
Tommy jura entre ses dents, jeta un regard assassin du côté du photographe,
puis se glissa avec réticence sur le siège arrière de la Cadillac. Ira donna
aussitôt son adresse au chauffeur — merde, mais il la savait par cœur ? — puis
se tourna vers lui pour lui tendre une enveloppe pleine à craquer —
probablement de billets.
— C’est quoi, ça ? demanda-t-il, tandis que son regard passait de
l’enveloppe à Ira.
— Au départ, c’était pour te remercier d’avoir bien fait ton travail. Mais
maintenant, disons que c’est pour t’aider à racheter des pneus neufs.
— Ce n’est tout de même pas vous qui avez fait ça ?
Tommy étudia le profil d’Ira. La question lui avait échappé, mais, tout en
se rendant compte que c’était aller un peu loin, il ne regrettait pas. Pour
commencer, il n’aurait pas juré qu’Ira était incapable d’un geste pareil. Et
ensuite, il n’était pas d’humeur à jouer. Les journalistes le harcelaient, on
venait de vandaliser sa voiture, et Madison n’avait pas répondu à un seul de ses
textos, comme s’il ne s’était rien passé entre eux la veille.
Il était inquiet à son sujet. Elle semblait solide et elle avait du ressort, mais
certaines personnes cachaient bien leurs faiblesses. Il avait besoin de s’assurer
qu’elle allait bien, qu’il ne lui était rien arrivé après son départ du Vesper. Son
silence signifiait peut-être simplement qu’elle regrettait de l’avoir embrassé et
qu’elle ne voulait plus le revoir. Il était prêt à encaisser. Mais il voulait être
certain qu’elle n’avait pas d’ennuis.
— Comment va Madison ? demanda Ira, sans même se donner la peine de
répondre à la question concernant la voiture.
Tommy baissa les yeux vers l’enveloppe. A quel montant s’élevait ce
« merci » ?
— Comment je le saurais ? répondit-il en haussant les épaules.
Ira continua à l’étudier. C’était le mot juste. Il se sentait étudié, de trop
près, comme à travers un microscope.
— Comme tu as été le dernier à la voir, je me disais que tu avais sans doute
des renseignements exclusifs ?
Tommy observa son petit rictus, en se demandant s’il se foutait de lui ou
s’il était tout simplement content de sa belle phrase. Mais au fond, ça lui était
égal. Il soupira et contempla à travers les vitres teintées le paysage brûlé par le
soleil. Ils traversaient un minable quartier de banlieue, et il ne voyait que des
mauvaises herbes desséchées poussant le long des trottoirs déformés, des
clôtures affaissées, des maisons délabrées à la peinture écaillée et aux
ouvertures calfeutrées de planches. Dès que l’on quittait les quartiers riches
avec leurs maisons aux pelouses impeccables — celles que l’on montrait sur
les cartes postales —, Los Angeles, la cité des anges, n’était qu’une vaste
étendue de banlieues moroses.
— Elle a le cœur brisé, dit-il enfin.
Il fallait bien qu’il dise quelque chose, n’importe quoi, même un demi-
mensonge, tout pourvu qu’Ira s’arrête de le dévisager comme ça. Parce que
Madison ne lui avait pas fait l’effet de quelqu’un qui avait le cœur brisé. Au
contraire, elle semblait libérée, comme si elle se réjouissait d’avoir désormais
devant elle un avenir plein de promesses. Mais bien sûr, pas question de
partager cette impression avec Ira.
— Le cœur brisé, hein ?
La voix d’Ira trahissait un soupçon d’ironie.
— Qui l’aurait cru… ?
Ce fut au tour de Tommy d’observer Ira, en se demandant où il voulait en
venir. Ira s’exprimait toujours par énigme, ça faisait partie de ses tactiques
pour déstabiliser ses interlocuteurs.
— Qui aurait cru qu’elle était bonne comédienne au point de te berner, toi
aussi ? ajouta-t-il.
Puis il se tut, en affichant une expression impénétrable, tandis que Tommy
en restait sans voix.
— On est bien chez toi ? demanda brusquement Ira.
Tommy prit soudain conscience qu’ils avaient cessé de rouler et qu’ils se
trouvaient en effet devant son immeuble.
Il acquiesça en silence. Il avait hâte de quitter cette voiture et de se réfugier
chez lui, avant de perdre son sang-froid. Mais il y avait cette enveloppe, trop
grande et trop lourde, dont il ne voulait pas. Il avait besoin d’argent, plus que
jamais, mais Ira ne donnait jamais rien sans attendre un paiement en retour.
— Ira, je ne peux pas accepter…
Il voulut lui rendre l’enveloppe, mais Ira agita la main.
— Ne jouons pas à ce petit jeu, Tommy. Je vais faire réparer ta voiture et te
procurer un véhicule de location en attendant.
Tommy ouvrait la bouche pour protester, mais Ira ne lui en laissa pas le
temps.
— Ici, on est à Los Angeles, pas à… Enfin, je ne sais pas de quelle petite
ville tu viens, mais peu importe. Ici, avoir un véhicule est une question de
survie.
Tommy soupira en palpant l’enveloppe. Bien, puisqu’il n’avait pas le
choix… Il s’empressa de sortir de la voiture avant d’être tenté de changer
d’avis.
— Tommy ! rappela Ira. Je suis sûr que tu trouveras un moyen de me
remercier, si c’est ce qui t’inquiète.
— C’est en effet ce qui m’inquiète, murmura Tommy en suivant des yeux
la Cadillac qui disparaissait dans le brouillard de pollution.
Puis il grimpa l’escalier qui menait à son trou à rat, avant d’être coincé par
les paparazzis.
43. Another Way to Die

— Maman… Papa… Vous êtes rentrés !


Aster remuait la bouche et elle parvenait même à sortir des sons articulés,
mais elle était totalement déconnectée. Anéantie, pétrifiée, sous le choc —
aucun mot ne pouvait décrire ce qu’elle ressentait à voir ses parents dans sa
chambre.
— Je vous croyais à Dubaï, parvint-elle à bredouiller.
Sa mère s’avança lentement, les lèvres pincées de rage, en la scrutant, les
yeux plissés. Son père demeura sur le seuil, comme paralysé par le chagrin.
Nanny Mitra, qui se tenait à l’écart, tripotait son médaillon en marmonnant des
prières.
— Où as-tu passé la nuit ?
La voix de sa mère traduisait parfaitement l’expression sévère de son
visage.
— Nulle part.
Aster ferma les yeux. Merde ! Pourquoi avait-elle répondu ça ? C’était le
mantra de la parfaite coupable — nulle part, rien du tout, personne. Ses parents
n’auraient pas dû rentrer avant plusieurs semaines. Et pourtant, ils étaient là.
Elle songea avec horreur qu’ils savaient qu’elle avait découché et qu’ils avaient
dû guetter son retour.
— Je veux dire, nulle part de spécial. J’étais avec Safi. Chez elle.
Elle ne put s’empêcher de grimacer intérieurement. Elle avait été tellement
prise par son nouveau travail et par son flirt avec Ryan qu’elle avait négligé sa
meilleure amie — et maintenant elle se servait d’elle pour justifier son absence
cette nuit.
— On a appelé Safi. Ça fait plusieurs semaines qu’elle ne t’a pas vue.
Sa mère croisa les bras sur la veste Chanel en laine bouclée dont elle
espérait hériter un jour.
— Tu aurais une autre explication, plus plausible ?
Aster déglutit et baissa les yeux. Elle avait une mine affreuse, elle sentait le
mâle, et sa mère n’était pas près de la lâcher.
— Et qu’est-ce que c’est que cet accoutrement ?
Aster s’humecta les lèvres et baissa le nez vers ses vêtements — ou plutôt
vers les vêtements de Ryan.
— Eh bien, tu sais, c’est le look à la mode, « J’ai emprunté les fringues de
mon petit copain ».
Son père laissa échapper un cri de désespoir et s’enfuit en courant dans le
couloir, comme si sa fille venait de mourir sous ses yeux et qu’il ne supportait
pas de contempler son cadavre. Mais, bien entendu, Nanny Mitra ne bougea
pas. En véritable meurtrière, elle n’avait aucun scrupule à rôder autour de la
scène de crime.
— Et à quel petit copain as-tu emprunté ces vêtements ?
Sa mère se rapprocha encore. Suffisamment près pour sentir l’odeur de
honte et de désespoir qui émanait d’elle.
— C’est moi.
Javen entra dans la chambre et vint se planter devant Aster.
— Evidemment, je ne suis pas son petit copain, mais les vêtements sont à
moi.
Leur mère agita une main pour lui intimer le silence.
— Javen, va dans ta chambre. Tu n’es pas concerné, dit-elle.
Mais Javen resta planté là.
— Tu te trompes. Je suis concerné. Et pas qu’un peu. Ma sœur dévalise
mon armoire sans ma permission. Je trouve qu’elle pousse un peu.
C’était bien essayé, et Aster lui fut reconnaissante d’être venu à son
secours, mais leur mère n’était pas dupe. Elle adressa un signe de tête à Nanny
Mitra, laquelle prit Javen par le bras pour l’entraîner hors de la pièce, sans tenir
compte de ses virulentes protestations.
Trop mortifiée pour affronter sa mère, Aster demeurait tête baissée, à
contempler ses pieds parfaitement manucurés et le rouge brillant de ses ongles
— un rouge qu’elle avait choisi pour plaire à Ryan et qui lui donnait
maintenant envie de vomir. Elle avait offert sa virginité à un salaud qui l’avait
ensuite abandonnée sans hésitation — avec quelques raccourcis, c’était le
scénario contre lequel sa mère l’avait si souvent mise en garde. Et dans une
version beaucoup plus sordide.
— Il n’y a pas de petit copain, murmura-t-elle, les yeux brûlants de larmes.
— D’où viennent ces vêtements, si tu n’as pas de petit copain à qui les
emprunter ?
— Aucune importance.
Elle secoua la tête en se demandant comment une nuit qui avait si bien
commencé avait pu virer au cauchemar.
— Au contraire, ça en a beaucoup.
La voix de sa mère avait pris un ton tranchant et dur. Aussi dur que le
verdict qu’elle n’allait pas tarder à délivrer.
— Tu sors de la maison en cachette, tu rentres le matin en portant les
vêtements d’un garçon qui n’est pas ton petit copain. Je ne vois rien d’anodin
là-dedans.
Aster s’efforça de rester bien droite et se concentra pour continuer à
respirer, mais elle ne fit rien pour stopper le flot de larmes qui dévalaient sur
son visage. Elle s’était couverte de honte, elle avait attiré la honte sur sa
famille. Il ne lui restait plus qu’à attendre le châtiment que sa mère jugerait
approprié.
— Et une autre question s’impose : puisque tu portes les vêtements de
quelqu’un d’autre, où sont passés les tiens ?
Aster songea à la robe et aux sous-vêtements qu’elle portait la veille. Sa
mère ne les avait jamais vus et elle ne les verrait fort heureusement jamais —
son seul geste intelligent depuis hier soir avait été de les abandonner dans la
poubelle de Ryan.
— Est-ce que ça a de l’importance ?
Elle releva le menton, la vue brouillée de larmes, vers sa mère qui se
dressait devant elle, le dos raide.
— Tu t’inquiètes vraiment du sort de mes vêtements ?
Le regard de sa mère se durcit, et Aster attendit le jugement final. Non
seulement elle rentrait au petit matin en portant des vêtements qui n’étaient
même pas ceux de son petit copain, mais en plus elle se montrait insolente : la
sentence allait être rude.
— Tu es interdite de sortie jusqu’à nouvel ordre.
Aster soupira. Elle avait cru qu’on la mettrait dans une école réservée aux
jeunes filles rebelles, rejetées par leur famille. Vu les circonstances, interdite
de sortie était un moindre mal.
— Tu ne quitteras cette maison sous aucun prétexte, sauf situation
d’extrême urgence.
Elle acquiesça. Elle se retrouvait du même coup exclue du concours, mais
le concours d’Ira ne figurait plus parmi ses priorités. Elle n’avait aucune envie
de quitter la maison pour le moment. Peut-être même valait-il mieux qu’elle ne
mette plus jamais le nez dehors.
— D’accord.
Ses épaules s’affaissèrent, et elle se leva pour aller prendre sa douche, avec
une démarche de vaincue. Mais sa mère n’en avait pas terminé :
— Tu as manqué de respect envers toi-même et tu as attiré la honte sur
cette famille. Ton père ne s’en remettra pas.
Aster s’arrêta net. Elle savait qu’elle aurait dû se taire, mais elle était déjà
tombée si bas qu’elle n’avait plus rien à perdre.
— Et toi ? demanda-t-elle en se tournant vers sa mère. Tu penses qu’il te
faudra combien de temps, pour t’en remettre ?
Elle soutint son regard un instant. Les secondes semblaient s’éterniser. Puis
sa mère secoua la tête et lui désigna la salle de bains.
— Va te laver, Aster. Ton père et moi, nous avons fait un long voyage. Nous
sommes fatigués et nous avons besoin de nous reposer.
Et, sans un mot, elle fit volte-face sur ses escarpins Ferragamo et ferma la
porte derrière elle en sortant. Aster la suivit des yeux. Elle avait terriblement
déçu sa famille. C’était elle qui ne s’en remettrait jamais.
44. The Sweet Escape

Layla faisait lentement le tour de la salle de conférences de l’hôtel, dont le


style chic neutre frôlait le ridicule : moquette beige et blanc à motifs, cloisons
amovibles beiges, fauteuils beiges alignés sur la scène où Madison et ses
partenaires s’installeraient tout à l’heure pour la conférence de presse. Mais la
fadeur du décor n’entamait pas son enthousiasme. Elle avait réussi à se faufiler
dans une conférence de presse ! Sa première conférence de presse ! Elle espéra
que personne ne lui réclamerait sa carte. Ce serait quand même gênant d’être
expulsée devant toute une foule de journalistes.
Elle continua à circuler, tout en se demandant si elle devait être soulagée
que personne ne lui prête attention, ou bien s’en offusquer. Ah, il y avait une
cafetière pleine sur une table, avec des boissons. Elle ne refusait jamais une
dose de caféine, même quand le café était infect.
— En retard, comme d’habitude.
Elle leva les yeux vers la femme qui venait de prononcer cette phrase, prête
à protester, car elle était plutôt en avance, au contraire. Puis elle comprit que
celle-ci parlait des acteurs.
— Ces stars, il faut toujours qu’elles se fassent attendre.
La femme chercha le regard de Layla, comme si elle quêtait son
approbation.
— Je suis au courant, répondit-elle.
Elle regretta aussitôt cette réponse maladroite qui trahissait sa jeunesse et
son inexpérience. Mais la femme ne parut pas s’en formaliser.
— Trena. Trena Moretti.
Trena lui tendit la main, et Layla jongla avec son café pour pouvoir la
serrer.
— Je suis une correspondante du Times en ligne à L.A., expliqua Trena.
Elle secoua la tête, et ses boucles d’un bronze fauve ressemblèrent
brusquement aux flammes d’un incendie de forêt.
— Mais je n’arrive toujours pas à m’y habituer. J’étais au Washington Post.
Layla hocha la tête.
— Layla Harrison.
Elle ne mentionna pas le nom de son journal, et pour cause, elle ne
travaillait pour aucun journal. Mais, comme Trena se penchait vers elle en
plissant les yeux, elle se crut obligée d’ajouter :
— L’Independant. Vous n’en avez probablement pas entendu parler. Nous
sommes un tout nouveau journal et nous sommes… indépendants.
Elle avait fait fort… C’était… convaincant.
Trena lui jeta un regard entendu.
— C’est votre première conférence de presse ?
Layla fut tentée de nier et de lui répondre qu’au contraire elle avait déjà
assisté à de nombreuses conférences, mais Trena voudrait sûrement en savoir
plus.
— Ça se voit donc tant que ça ? demanda-t-elle.
— Vous buvez le café, répondit Trena en souriant. Mais ça fait du bien de
voir une tête nouvelle et pleine d’enthousiasme. Ça me rappelle mes débuts.
— Pourquoi avez-vous quitté le Post ? s’enquit Layla.
La question était peut-être indiscrète. Après tout, elles venaient de faire
connaissance. D’un autre côté, la curiosité était une qualité pour une
journaliste, non ? Et puis, si Trena n’avait pas envie de répondre, elle pouvait
toujours se retrancher derrière le 5e amendement.
— Brusque tournant dans ma carrière à cause d’un fiancé infidèle. Madison
et moi, nous avons au moins ça en commun.
Elle rit, et Layla se crut obligée de rire avec elle. Avec sa peau lisse au teint
caramel et ses yeux d’un saisissant bleu-vert, cette femme avait une présence
réellement impressionnante.
— Pourquoi vous vous intéressez à Madison ? demanda Trena.
Layla haussa les épaules. Elle n’avait pas de réponse toute prête à cette
question.
— Je ne crois pas au personnage qu’elle présente à tout le monde, dit-elle,
optant pour la franchise. J’attends qu’elle dérape et qu’elle nous montre qui
elle est vraiment.
Trena trinqua avec sa bouteille contre le gobelet de café de Layla.
— Nous sommes deux. Vous avez vu la vidéo de la rupture ?
Layla acquiesça en prenant un air vague. Elle aurait bien voulu épater Trena
en lui disant que c’était elle qui avait posté cette vidéo et l’article qui
l’accompagnait, mais d’après son badge elle travaillait pour un journal qui
n’existait pas.
Trena regarda du côté de la scène.
— Ce n’est pas trop tôt ! s’exclama-t-elle. On y va ?
Layla suivit son regard. Elle s’était promis avant de venir de respecter la
distance de quinze mètres que lui imposait la loi. Mais elle changea
brusquement d’avis. Elle appartenait à la presse, et la presse ne se laissait pas
museler.
Elle suivit donc Trena, tout excitée à l’idée d’avoir rencontré quelqu’un qui
lui servirait peut-être de mentor. Les deux partenaires de Madison pour le film
dont on faisait aujourd’hui la promotion entrèrent sur scène et s’installèrent en
laissant libre entre eux le fauteuil réservé à la grande star. Le présentateur prit
le micro :
— Veuillez nous excuser pour ce retard.
— Oui, tu fais bien de t’excuser, grommela Trena en levant les yeux au
ciel.
— Nous sommes prêts à commencer, mais il y a un petit problème.
Il marqua un temps de pause, comme s’il espérait que le problème se
résoudrait de lui-même durant ces vingt secondes de silence. Puis, comme ce
n’était pas le cas, il reprit :
— Madison Brooks ne se joindra pas à nous aujourd’hui.
Cette déclaration déclencha un énorme brouhaha. Tous les journalistes
hurlaient pour faire entendre leur question.
« Où est Madison ? »
« Quelle est la raison de son absence ? »
« Est-ce que cette défection a un rapport avec les événements du Night for
Night ? »
Le présentateur leva les mains.
— Je n’ai pas les réponses à vos questions, aussi je vous propose de passer
à autre chose et de commencer.
Trena tourna vers Layla un visage contrarié.
— Je ne sais pas vous, mais moi, si Madison n’est pas là, je n’ai plus
aucune raison de rester.
Elle se fraya un chemin vers la porte, et Layla lui emboîta le pas sans
hésiter.
— Je vais rarement dans les clubs, lança Trena par-dessus son épaule. Mais
pour une fois j’aimerais bien avoir l’avis de quelqu’un qui a assisté à la rupture
de Madison et de Ryan. Je ne sais pas pourquoi, mais je trouve qu’elle sonne
faux.
— J’y étais, répondit Layla.
Elle s’arrêta sur le seuil de la porte et jeta un coup d’œil derrière elle, en
regrettant un peu de quitter aussi vite sa première conférence de presse. Avec
ou sans Madison, pour elle, ça aurait valu le coup de rester.
— Vous n’avez pourtant pas l’air du genre de nana qui fréquente les boîtes
de nuit, commenta Trena en la dévisageant avec un intérêt non dissimulé.
— Je ne les fréquente pas, répondit Layla en haussant les épaules. C’est
pour ça que je fais très mal la promotion qu’on m’a confiée.
Trena conserva un visage neutre, mais l’étincelle qui passa dans son regard
n’échappa pas à Layla.
— Très bien. Je vous invite à déjeuner, et en échange vous me parlez de ce
que vous faites au Night for Night, ça vous dit ?
— Je m’occupe du Jewel. Un autre club d’Ira.
— Ça m’intéresse aussi.
Elle s’éloigna sans se retourner. Elle savait que Layla la suivrait.
Layla jeta un coup d’œil du côté de la scène où les deux acteurs servaient le
baratin habituel en s’extasiant sur le plaisir qu’ils avaient eu à travailler
ensemble, alors qu’il était probable qu’ils se haïssaient. Encore l’hypocrisie de
Hollywood. La machine « Relations publiques » ne s’arrêtait jamais.
— Trena, attendez-moi ! appela-t-elle.
Elle jeta son gobelet de café à la poubelle et suivit Trena dehors, sous le
soleil.
45. Nowhere Girl

ET SI C’ÉTAIT UN MEURTRE ?
D’après America’s Darling et les tabloïds, Madison Brooks aurait
disparu de la surface de la Terre le lendemain de sa rupture en public
avec Ryan Hawthorne qui la trompait avec Aster Amirpour (une belle
jeune femme chargée de la promotion du Night for Night d’Ira
Redman).
Mlle Brooks étant l’une des célébrités les plus photographiées du
monde, il est tout de même étrange que personne ne l’ait vue. Et encore
plus qu’elle ne se soit pas présentée à des rendez-vous avec Ellen,
Conan, Today Show, ainsi qu’à une conférence de presse où elle devait
assurer la promotion de son dernier film. Tout cela inquiète
sérieusement son entourage — inquiétude que la police de L.A. ne
semble pas partager pour l’instant.
« La disparition d’une personne peut avoir de nombreuses causes »,
affirme l’inspecteur Sean Larsen. « Tous les disparus ne sont pas
victimes d’un acte criminel, et disparaître volontairement ne constitue
pas un délit. Nous demandons à la presse de ne pas l’oublier. Les folles
spéculations des journalistes ne font qu’éloigner un peu plus Madison.
Après ce qu’elle vient de traverser, cette pauvre femme cherche
probablement un peu d’intimité. »
Admettons.
Sauf que d’après sa secrétaire, Emily Shields, Madison ne serait jamais
partie en abandonnant son chien.
« Bien sûr que Madison devait être bouleversée après ce qui s’était
passé entre elle et Ryan. Qui ne l’aurait pas été ? Mais, si elle était
partie de son plein gré, elle aurait emmené Blue avec elle. Ce chien est
son meilleur ami. En ce moment, il pleure toute la journée, comme s’il
avait senti que quelque chose n’allait pas, et ça me brise le cœur. Si
quelqu’un a des nouvelles de Madison, je le supplie de se manifester.
La police ne semble pas s’intéresser à l’affaire, nous avons besoin
d’aide. »
On peut se demander quand la police se décidera à comprendre ce que
le chien de Madison semble avoir déjà compris.
Il lui est arrivé malheur.

Trena Moretti parcourut une dernière fois son article, puis modifia la police
de manière à ce que le titre emplisse l’écran.

ET SI C’ÉTAIT UN MEURTRE ?

Ce titre était grandiloquent ? Oui, sans aucun doute.


Il visait à attirer l’attention ? Parfaitement.
C’était bien à ça que servait un titre, non ?
Cela faisait des jours que personne n’avait vu Madison, et les rumeurs qui
circulaient dans la presse n’avaient pas convaincu Trena. Rien de tout ce qui se
disait ne paraissait plausible à la journaliste qu’elle était.
« Madison prépare un projet tenu secret », avait-elle lu. Hautement
improbable, car Madison elle-même avait exprimé l’intention de faire une
pause, et, d’après ce que Trena avait pu glaner, rien dans son comportement ces
derniers temps ne laissait supposer qu’elle avait changé d’avis.
« Madison se terre au Golden Door, elle se repose, elle est à bout. » Cet
euphémisme tellement galvaudé à Hollywood (à égalité avec l’excuse
grotesque de la déshydratation) avait été bien sûr largement colporté par la
machine à potins. Il sous-entendait que la star souffrait d’une addiction
quelconque, qu’elle avait fait une overdose ou qu’elle traversait une phase
dépressive. Mais Trena avait vérifié. Madison ne se trouvait ni au Golden Door,
ni au Miraval, ni au Mii, ni à l’Ashram — le dernier étant un lieu de méditation
et de retraite, dépourvu de tout luxe mais inexplicablement adoré par les
célébrités. Il fallait être pourri de fric pour débourser sans broncher des milliers
de dollars pour s’astreindre pendant une semaine à un entraînement physique
pénible, en mangeant des portions ridicules et en dormant dans des chambres
austères avec des salles de bains communes. Madison appartenait bien à la
catégorie des pourris de fric, mais d’après les sources de Trena elle n’était
descendue dans aucun de ces établissements.
Madison et Ryan sont en train de se réconcilier sur une île paradisiaque.
Encore un scénario impossible, puisque Ryan se montrait partout et acceptait
toutes les interviews qu’on lui proposait. Il y répétait inlassablement le même
refrain peu crédible, à savoir qu’il sentait depuis longtemps que Madison
s’éloignait de lui et qu’il s’était servi d’Aster Amirpour afin de la rendre
jalouse — une réaction immature qu’il regrettait profondément. D’après les
magazines People, US Weekly et OK !, il ne se passait pas un jour sans qu’il
regrette. Plus que tout, il voulait que Madison revienne. Il avait hâte de lui
demander pardon. Il était certain qu’elle se terrait quelque part, le temps de
panser ses blessures, et qu’elle ne tarderait pas à se montrer. En attendant, après
tout ce qu’elle avait traversé, elle méritait qu’on la laisse en paix et qu’on
respecte sa vie privée. Il était allé jusqu’à supplier la presse de cesser de parler
de tout ça.
Trena avait consciencieusement épluché les interviews de Ryan, et ce
qu’elle en avait conclu, c’était qu’il jouait la comédie.
Il était arrivé quelque chose à Madison. Quelque chose de grave.
Madison n’était en rien la femme qu’elle prétendait être. Elle se donnait du
mal pour faire croire qu’elle aimait sortir et faire la fête — mais elle préférait
la solitude. Elle prétendait adorer faire du shopping et choisir ses vêtements —
mais elle dépensait très peu d’argent pour sa garde-robe et se contentait le plus
souvent de porter des vêtements offerts ou prêtés par des créateurs. Une robe
mise en valeur par une star était pour un créateur une pub inespérée et peu
coûteuse. Il y gagnait en notoriété. Et aussi en argent comptant, certains fans
n’hésitant pas à dépenser la majeure partie d’un salaire durement gagné pour
porter la même robe que leur idole. Le retour était donc colossal pour un
investissement minimal, et Madison se prêtait très volontiers au jeu.
D’après ce que Trena avait pu comprendre, Madison n’avait fait des folies
que pour sa maison. Une maison par ailleurs entourée de grilles et protégée par
un système de sécurité archi-sophistiqué.
De qui Madison cherchait-elle à se protéger ?
De qui avait-elle peur ?
Retranchée ou pas dans une maison forteresse, une star comme elle restait
toujours sous le feu des projecteurs.
A moins de bel et bien disparaître. Ce qui était justement le cas.
Trena fit basculer son tabouret en avant pour atteindre son chai qui avait
refroidi, puis relut de nouveau son titre. Cela faisait bien longtemps qu’elle ne
s’était pas absorbée dans la rédaction d’un article au point d’en perdre la notion
du temps.
Elle était sur quelque chose de sérieux — elle le sentait avec cet instinct de
journaliste qui ne l’avait jamais trahie. Et ce quelque chose était même
tellement énorme qu’elle ne savait pas par où commencer pour le déterrer.
Mais ça valait le coup, elle en était certaine.

ET SI C’ÉTAIT UN MEURTRE ?

Quelqu’un, quelque part, connaissait la réponse à cette question. Bien sûr,


en dépit de ce titre accrocheur, Trena espérait que Madison n’avait pas été
assassinée. Ayant grandi dans un milieu pauvre, Trena avait dû travailler dur
pour se faire une place au soleil, et elle n’avait aucune indulgence pour les
princesses comme Madison. Pourtant, plus elle s’intéressait à elle, plus la star
la surprenait. Elle l’émouvait, aussi, à cause de ce côté vulnérable qu’elle se
donnait tant de mal à dissimuler. Mais enfin bon, son boulot de journaliste
n’était pas de s’apitoyer sur Madison mais de rapporter des faits.
Et, parmi ces faits, il y avait que la police prenait sa disparition beaucoup
trop à la légère.

ET SI C’ÉTAIT UN MEURTRE ?

Si ce titre-là ne faisait pas bouger les flics, plus rien ne les ferait bouger.
Elle appuya sur « Publier » et alla jeter dans l’évier le reste de son thé.
Dehors, la nuit tombait. C’était souvent après le coucher de soleil qu’il se
passait des choses intéressantes.
Des choses que Trena n’avait pas l’intention de louper.
46. Glory and Gore

Et si c’était un meurtre ?
Le titre à lui seul donna la chair de poule à Aster, mais cela ne la dissuada
pas de lire la suite. Cette Trena Moretti — une journaliste quelconque dont elle
n’avait jamais entendu parler —, semblait réellement convaincue que Madison
Brooks avait été assassinée. Ou en tout cas, sans aller jusqu’au meurtre, qu’il
lui était arrivé quelque chose de beaucoup plus grave que ne le prétendait la
rumeur Madison en cure de désintoxication.
Et le pire dans tout ça — pas pour Madison mais pour Aster —, c’était que
cette journaliste laissait entendre que la relation entre Ryan et Aster, à présent
de notoriété publique, avait joué un rôle dans la disparition de la star.
Bien sûr, cet article ne cherchait pas à démontrer sa thèse, c’était beaucoup
plus subtil que ça. En balançant le pire des scénarios en gros titre, Trena
Moretti avait planté une graine, et il n’y avait plus qu’à attendre qu’elle pousse.
Elle avait lâché dans la nature l’idée d’une terrible tragédie, afin que tout le
monde se mette à spéculer et en tire ses propres conclusions — de préférence
sordides.
Le téléphone d’Aster annonça un texto, mais elle ne battit même pas des
paupières et ne fut pas tentée de le lire. Depuis le jour où Layla avait publié la
scène du Night for Night sur son blog, le téléphone n’avait pas arrêté de sonner.
Ses « amies » s’étaient chargées de lui envoyer la vidéo et les photos qui en
étaient extraites, sans doute pour s’assurer qu’elle était bien au courant des
atrocités qu’on racontait à son sujet et qu’elle les lirait dans le texte.
Mais elle n’arrivait toujours pas à comprendre pourquoi elles avaient cru
bon de lui transmettre également les milliers de commentaires anonymes où on
la traitait de pute et de salope — insultes agrémentées parfois de menaces de
mort. Qu’est-ce qu’elles voulaient qu’elle fasse de tout ça ?
Pour l’instant, elle ne faisait rien et elle répondait de la seule manière
possible : en restant séquestrée dans sa chambre, comme le lui avaient demandé
ses parents, tout en méditant sur la mince frontière qui séparait la gloire de
l’infamie.
En recherchant la première, elle avait obtenu la seconde. Les deux étaient
en tout cas inextricablement liées.
Il fallait reconnaître que, depuis cet instant maudit où elle s’était réveillée
seule dans l’appartement de Ryan, rien ne s’était déroulé comme prévu. La
presse l’avait décrite comme une fille facile, une perverse, une voleuse
d’homme. Ensuite, tous les journalistes avaient cru au mensonge de Ryan qui
jurait ne s’être intéressé à elle que pour rendre Madison jalouse. En revanche,
au cours de ses nombreuses interviews, il s’était bien gardé de raconter qu’il
avait passé une partie de la nuit avec elle, le soir même du scandale et de la
disparition de Madison, avant de l’abandonner pendant qu’elle dormait.
Le téléphone cessa de sonner, lui laissant un bref moment de répit, puis
recommença. Elle soupira. Après tout, le mieux était de l’éteindre, pour avoir
enfin la paix, car les appels et les textos se succédaient sans interruption. Cette
fois, c’était un appel. Elle prit le téléphone et put constater que le numéro ne
s’affichait pas.
Pas question de décrocher, elle laissa le répondeur s’enclencher. Mais,
après un coup d’œil à son reflet dans le miroir, quelque chose bascula en elle,
de manière irréversible.
Cela faisait des jours qu’elle n’avait pas osé se regarder. Parce qu’elle avait
honte, trop peur de ce qu’elle verrait. Mais, à présent, elle ne pouvait plus se
détourner de son image.
Elle s’approcha du miroir pour l’étudier de plus près. Ses cheveux lâchés
pendaient lamentablement autour de son visage, elle avait le teint pâle, ses
yeux cernés de noir lui donnaient l’air d’une fille meurtrie, hantée, blessée —
ce qu’elle était.
Qu’est-ce que Ryan avait dit ? Quelque chose comme « Tu viens de faire
ton premier pas vers la célébrité. »
Il avait également promis de la soutenir quand les journalistes la
traîneraient dans la boue.
« Ne t’en fais pas, chérie, avait-il ajouté. Je serai à tes côtés. »
Mais il n’était pas du tout à ses côtés. Il s’était bien fichu d’elle.
Le téléphone qui sonnait de nouveau la fit sursauter.
Elle était peut-être meurtrie, hantée, blessée, mais elle en avait assez de se
terrer.
Elle devait se reprendre.
Elle plongea vers son téléphone et l’attrapa d’une main tremblante. Puis
elle murmura un timide « Allô ».
— Aster Amirpour ?
La voix à l’autre bout du fil était profonde, un peu rauque, vibrante
d’autorité.
— Ici l’inspecteur Larsen du département de police de Los Angeles. Je me
demandais si vous seriez d’accord pour venir au commissariat répondre à
quelques questions. Au moment de votre choix. Nous aimerions vous interroger
au sujet de la disparition de Madison Brooks. Ça ne devrait pas prendre plus de
quelques minutes.
Elle jeta un coup d’œil du côté de son ordinateur.
Un point pour Trena Moretti qui avait réussi à faire bouger la police.
Elle regrettait déjà d’avoir décroché. Maintenant qu’elle avait cet
inspecteur au bout du fil, elle ne pouvait plus refuser de se déplacer.
— Je peux être là dans une heure, répondit-elle. Deux au maximum.
Puis elle jeta son téléphone sur son lit et entra dans son immense dressing.
Il était temps de préparer son sac.
Elle avait vu suffisamment de séries policières à la télévision pour savoir
qu’on ne se présentait pas chez les flics sans un avocat. Malheureusement, tous
les avocats qu’elle connaissait étaient des parents ou des amis de la famille, et
elle ne pouvait donc pas s’adresser à eux. N’ayant pas un sou, elle ne pouvait
pas en payer un autre. Il ne lui restait donc plus qu’à aller seule au
commissariat. Ça ne l’inquiétait pas, puisqu’elle n’avait rien à se reprocher.
Elle ne savait rien sur la disparition de Madison. Elle était uniquement
coupable d’avoir laissé son ambition prendre le pas sur son bon sens en
choisissant de croire Ryan Hawthorne quand il lui avait dit tenir à elle. C’était
gênant, mais pas illégal. Et c’était la stricte vérité.
Tout le monde savait qu’elle avait joué un rôle dans la mort de RyMad,
mais elle n’en avait joué aucun dans la disparition de Madison. A part Ryan,
personne ne savait ce qui s’était réellement passé entre eux et, comme il n’en
parlait pas à la presse, son secret était bien gardé.
Elle entassa à la hâte quelques vêtements dans un sac, noua ses cheveux en
queue-de-cheval, se maquilla légèrement, balaya sa chambre d’un dernier
regard, puis descendit au rez-de-chaussée à la recherche de sa mère. Elle la
trouva dans la cuisine et s’arrêta sur le seuil pour la regarder tailler des roses
du jardin qu’elle s’apprêtait à mettre dans un vase en cristal.
— Je regrette de vous avoir fait souffrir, toi et papa.
Sa voix était moins assurée qu’elle ne l’aurait voulu.
— Je suis désolée de vous avoir fait honte et de vous avoir déçus. Mais je
refuse d’être punie. J’ai commis une erreur, mais pas un crime. Vous
n’approuvez peut-être pas mes choix, mais j’ai dix-huit ans… Vous n’avez plus
à intervenir dans mes décisions.
Elle pressa une main contre son ventre, pour lutter contre la nausée, tout en
scrutant le visage impeccablement maquillé de sa mère, y cherchant une trace
d’émotion. Mais celui-ci demeura aussi froid et autoritaire que de coutume.
— Et comment comptes-tu subvenir à tes besoins, Aster ? demanda-t-elle
sèchement.
Elle posa son sécateur rose sur le comptoir de granite et tira nerveusement
sur l’alliance incrustée de diamants qui brillait à sa main parfaitement
manucurée.
— Tu ne pourras pas accéder à ton fonds en fiducie avant sept ans.
Aster ferma les yeux. Elle avait eu la naïveté d’espérer une autre réaction,
un geste affectueux — un baiser par exemple —, mais il était temps de se
rendre à l’évidence. Sa mère n’avait jamais été du genre chaleureux et elle
avait décidé de rester jusqu’au bout distante, ferme, majestueuse. Et glaciale.
Dans le couple, son père avait toujours eu le rôle du parent indulgent, de celui
vers lequel on se tournait dans les moments de crise pour réclamer des câlins
ou des paroles de réconfort. Mais son père ne lui adressait plus la parole. Javen
était sorti. Quant à Nanny Mitra, elle avait tout déclenché en alertant ses
parents et en les incitant à rentrer, et Aster ne pouvait pas s’empêcher de lui en
vouloir.
Tant pis pour les adieux, il ne lui restait plus qu’à partir. Mais pas sans
avoir dit à sa mère ce qu’elle avait sur le cœur.
— Je ne me laisserai pas retenir en otage, maman.
Elle se tut et porta sa main à sa joue, dans l’intention d’essuyer ses larmes.
Puis elle se ravisa. Non, elle ne voulait pas devenir comme sa mère, passer son
temps à étouffer et à dissimuler ses émotions. Elle préférait donner libre cours
à son chagrin, même si c’était douloureux.
— Tu ne peux plus continuer ce chantage au fric. Ça ne marche plus. Plus
rien ne m’oblige à vivre comme vous le décidez. Et, si tu n’as pas assez de
cœur pour me donner un peu de cet argent pour que je puisse vivre, je me
débrouillerai autrement.
— Et tes études ?
A présent, elle ne tripotait plus fébrilement son alliance, mais elle tiraillait
nerveusement les pointes de ses cheveux teints coupés au carré — signe qu’elle
n’était plus tout à fait maîtresse d’elle-même.
— Mes études ?
Aucune question sur les motivations de sa fille ou sur ce qu’elle ressentait.
Rien. Comme toujours, elle ne s’intéressait qu’au côté pratique des choses. Elle
n’était là que pour organiser et punir. Aster avait hâte de se libérer de sa
tyrannie.
— J’ai toujours l’intention d’aller jusqu’à la licence, si c’est ça qui
t’inquiète.
Elle haussa les épaules. A présent, elle voulait en finir au plus vite et partir.
— Je reviendrai plus tard chercher le reste de mes affaires, maman.
Alors…
Elle s’approcha de sa mère pour l’embrasser, mais fut accueillie avec tant
de raideur qu’elle la lâcha aussitôt. Avant de quitter la maison, elle prit le
temps d’envoyer un texto à Javen en lui promettant de l’appeler bientôt. Elle se
sentait coupable de l’abandonner. Si leurs parents découvraient un jour qu’il
était homosexuel, ils réagiraient violemment. Mais comment aurait-elle pu
protéger Javen, quand elle n’avait pas été capable de se protéger elle-même ?
Elle jeta son sac dans le coffre de sa voiture et s’installa derrière le volant.
Il ne lui restait plus qu’à foncer vers sa nouvelle vie.
47. Californication

Tommy se cala sur sa chaise métallique et attendit patiemment l’inspecteur


qui devait lui apporter un gobelet de café — sûrement un fond qui marinait
dans la cafetière depuis le matin —, avec des petits sachets de lait déshydraté.
C’était sa première visite dans un commissariat, mais il s’en sortait très bien,
comme un habitué.
Il était venu sans avocat, car il ne pensait pas avoir besoin d’être défendu.
Il n’était coupable de rien. Il n’avait rien à voir dans la disparition de Madison.
Les flics finiraient bien par se mettre ça dans le crâne et par s’intéresser à
quelqu’un qui était vraiment impliqué. Jusque-là, il était resté poli et
coopératif, comme le jeune homme bien élevé qu’il était. Il était même prêt à
forcer un peu sur le côté bouseux qui débarque de sa campagne profonde. Tout
pour que ces imbéciles le lâchent et s’occupent plutôt de retrouver Madison.
Sa disparition avait déchaîné une véritable tornade d’accusations et de
spéculations, mais Tommy refusait de se laisser gagner par l’hystérie
collective. Le souvenir de Madison était encore trop vivace. Chaque fois qu’il
fermait les yeux, il sentait le frémissement de ses lèvres contre les siennes. Elle
ne pouvait pas être morte, c’était tout simplement impensable.
— Vous savez pourquoi vous êtes ici ?
L’inspecteur Larsen poussa la tasse de café vers Tommy et s’installa dans
le fauteuil en face du sien.
Tommy prit les deux sachets de lait déshydraté, les pressa l’un contre
l’autre, les ouvrit d’un seul geste et versa leur contenu dans son café.
— Je suis la dernière personne connue à avoir vu Madison.
Il tenta une première gorgée en retenant une grimace — la première était
toujours la pire, et elle lui rappela qu’il était tombé bien bas. Le rêve de sa vie,
dominer une foule de nanas super-sexy hurlant son nom depuis la fosse, s’était
transformé en interrogatoire de police. Et pour ce qui était des fans, il avait
uniquement affaire à ceux de Madison, qui crevaient ses pneus et lui
envoyaient des tweets haineux.
L’inspecteur Larsen posa ses avant-bras musclés sur la table et courba ses
épaules en avant. Les sourcils froncés, le regard scrutateur, il parlait d’une voix
basse et conspiratrice, comme s’ils étaient de vieux potes contents de se
retrouver après une longue séparation.
— Et qu’est-ce que ça vous fait, d’être la dernière personne à l’avoir vue
vivante ?
Tommy caressa le bord de sa tasse du bout des doigts. Ce que ça me fait ? Il
la joue entretien thérapeutique ou quoi ? Il leva les yeux vers les cheveux roux
coupés en brosse de l’inspecteur, ses yeux vert très pâle, sa peau constellée de
taches de rousseur, qui perdait la guerre contre le soleil de Los Angeles, ses
deltoïdes surdéveloppés et ses pectoraux qui menaçaient d’envahir son cou.
— Rien du tout. Parce que je refuse d’y croire.
Larsen pressa ses doigts les uns contre les autres, jusqu’à ce qu’ils
ressemblent à une ribambelle de saucisses.
— Vous êtes quand même le dernier à l’avoir vue. Il y a des photos de vous
deux entrant au Vesper. Un club auquel vous avez accès après les heures
d’ouverture. Il me semble que cette preuve est suffisamment parlante.
Tommy déglutit. Au moins, ils n’étaient pas au courant pour les photos
qu’il avait sur son téléphone. Celles de Madison descendant une bière au
Vesper, qui étaient doublement incriminantes : premièrement, parce qu’elle
n’avait pas l’âge légal pour boire de l’alcool ; et, deuxièmement, parce qu’il ne
les avait pas montrées. A moins de l’arrêter, les flics n’en auraient jamais
connaissance, et il avait bien l’intention de continuer à les leur cacher.
C’était la faute de Layla s’il se trouvait dans ce commissariat en tant que
suspect numéro un. Bien sûr, elle n’était pas l’unique témoin de son départ du
Night for Night avec Madison, mais c’était elle qui avait tout publié sur son
blog. La question était de savoir si elle avait voulu se venger de lui. Et si oui,
de quoi ?
Depuis qu’elle avait téléchargé cette vidéo, son blog était le plus suivi par
les accros aux potins de stars. Le scandale Madison-Ryan-Aster-Tommy était
devenu leur drogue. Ils n’en avaient jamais assez. Ce même scandale avait
permis aux clubs d’Ira de passer en boucle aux infos : le Night for Night et le
Vesper étaient désormais élevés au rang de sanctuaires — et les fans de
Madison se bousculaient pour y entrer.
Tommy se concentra de nouveau sur Larsen. Ce n’était pas bon de
gamberger.
— Je ne pense pas qu’elle soit morte.
Il se risqua à boire une deuxième gorgée de café. Il était froid, amer, mais
le choc initial passé ses papilles commençaient à s’y habituer, et il enchaîna
donc avec une troisième.
— Et, si elle n’est pas morte, je ne peux pas être la dernière personne à
l’avoir vue.
— Ouais… Voilà une remarque intéressante.
Le regard de l’inspecteur se perdit dans le vide, comme s’il réfléchissait à
la question, mais Tommy était capable de voir quand on se foutait de sa gueule.
— Pourtant, à l’ère d’Instagram, des selfies, de YouTube, des infos sur le
câble, des blogueurs tellement imbibés de caféine qu’ils ne dorment jamais, on
pourrait penser que, si quelqu’un avait vu récemment Madison, il y en aurait
une trace quelque part, non ? Vous ne croyez pas ?
Tommy haussa les épaules et but encore un peu de café, lentement, en
regardant le liquide brun clair couler vers sa bouche, puis refluer dans le
gobelet.
— Je vous ai dit ce que je croyais. Je ne peux pas vous dire autre chose.
— Bon…
L’inspecteur Larsen s’adossa de nouveau à son fauteuil, puis se mit en
équilibre sur les pieds arrière, en se balançant dangereusement. Tommy se
demanda s’il s’agissait d’une manœuvre pour le déstabiliser, auquel cas c’était
raté, parce qu’il n’en avait rien à foutre que ce crétin s’explose le crâne en
tombant à la renverse. Si ça se produisait, eh bien, il commencerait par
terminer son café et après il appellerait peut-être à l’aide.
— Vous semblez très sûr de vous, reprit l’inspecteur. Ça me donne
l’impression que vous en savez plus long que vous ne voulez le dire. Alors,
Tommy ? Est-ce que vous nous cachez quelque chose ? J’ai tout mon temps.
J’ai la nuit devant moi. Cacheriez-vous Madison quelque part ?
Tommy plissa les yeux en se demandant s’il avait bien entendu. On le
soupçonnait d’avoir enlevé Madison et de la garder en otage ?
— L’avez-vous embrassée ?
Larsen laissa bruyamment retomber son fauteuil en avant et se pencha
tellement sur la table que son visage ne fut plus qu’à quelques centimètres de
celui de Tommy — si proche que celui-ci pouvait distinguer une constellation
de points noirs et les poils rebelles de ses sourcils.
Il fit la grimace et se cala sur son siège. L’haleine de Larsen puait un truc
dégueulasse qu’il avait mangé pour le déjeuner, et il détestait la manière dont
ses petits yeux le fixaient. On aurait dit qu’il ne cherchait pas seulement à lui
soutirer des informations, mais qu’il essayait de lui voler ses images mentales
pour les charger dans son disque dur. Tommy secoua la tête et se passa la main
sur le visage. Son langage corporel le trahissait. Il était trop agité. Comme un
coupable. Mais il n’était pas coupable. Merde, Larsen ne le voyait donc pas ?
Pourquoi il le retenait dans cette pièce ?
— Est-ce que tu l’as embrassée, Tommy ? Est-ce que tu l’as emmenée dans
une arrière-salle pour prendre ton pied avec elle ?
— Mais mer…
Tommy fronça les sourcils.
— Qu’est-ce que c’est que ces histoires de tordu ? Vous plaisantez ?
Il se tut brusquement en voyant Larsen plisser les yeux et gonfler les joues,
visiblement satisfait de lui avoir fait perdre son sang-froid et de l’avoir poussé
à abandonner son personnage de gentil naïf un peu benêt. Les flics ne vivaient
que pour ces moments-là, et lui, il était tombé droit dans le piège.
— Je ne plaisante pas, répliqua Larsen. Tu ferais bien de prendre les choses
au sérieux et de répondre aux questions que je te pose.
Tommy inspira profondément et se concentra sur le grand miroir
rectangulaire placé en face de lui, lequel, d’après les séries policières,
permettait à la personne qui se tenait derrière de le voir et de l’étudier sans être
vu. C’est donc à cette personne qu’il s’adressa, d’une voix claire et ferme.
— Ouais, je l’ai embrassée.
— Et…
Larsen fit danser ses sourcils d’une manière qui donna à Tommy envie de
vomir, mais il répondit posément :
— Et rien du tout.
Il avait voulu garder un ton neutre, mais sa voix le trahissait. Il était ému et
il n’arrivait pas à le cacher. Ce qu’il avait partagé avec Madison était beaucoup
plus qu’un baiser volé d’adolescent. C’était…
— Et si tu me parlais un peu des bracelets noirs ? demanda Larsen, en
changeant brusquement de conversation.
Tommy se figea. Comment Larsen était-il au courant pour les bracelets ?
— Eh bien…, ricana Larsen. J’avoue avoir mis un peu de temps à
m’adapter aux réseaux sociaux. Pourquoi j’aurais eu envie de garder contact
avec des gens que je ne pouvais pas blairer au lycée ?
Il regarda Tommy comme s’il attendait son approbation, mais comme rien
ne venait il reprit :
— Et pourtant, maintenant que je m’y suis mis, je trouve ça très utile.
Il fixa Tommy d’un regard dur et marqua un temps d’arrêt.
— D’après Instagram, tu aurais la réputation de regarder ailleurs quand il
s’agit de faire respecter l’âge légal pour la consommation d’alcool.
Tommy se détendit. Heureusement, il avait été suffisamment malin pour
arrêter cette pratique quand Layla avait publié le scandale du Night for Night
sur son blog et que les flics avaient commencé à s’intéresser aux clubs d’Ira.
Tout ça, maintenant, c’était vieux. Plus moyen de le prouver. Il n’avait pas à
s’inquiéter.
— Je ne suis pas responsable des conneries que les gens publient sur le Net,
répondit-il en haussant les épaules.
— Peut-être… Mais ces bracelets noirs, il n’y a que le Vesper qui les
utilise. Et la plupart des gamins qui ont fait des selfies… C’est bien comme ça
que ça s’appelle ? Des selfies ?
Tommy leva les yeux au ciel sous ses paupières closes. Larsen voulait lui
faire croire qu’il ne savait pas ce que c’était qu’un selfie. Il jouait les papis
complètement dépassés, mais il n’avait pas plus de trente-cinq ans. Il se foutait
carrément de sa gueule.
— Bref, j’ai repéré pas mal de selfies de gamins de moins de vingt et un an
avec ces bracelets. Et quand je dis pas mal, je parle de quelques centaines, pas
loin du millier, j’ai renoncé à les compter. Et je me demandais… Tu étais au
courant que des mineurs buvaient de l’alcool dans ton club ?
Tommy avala sa salive. Merde, il n’avait quand même pas distribué les
bracelets à tout ce monde-là ? Quoique…
— Je ne sais pas de quoi vous parlez, dit-il en essayant de conserver une
voix égale.
Larsen haussa les épaules.
— Tu es quand même un drôle de type, tu sais. Il arrive un truc terrible à
quelqu’un pour qui tu prétends avoir de l’affection, et toi tu t’arranges pour en
tirer profit.
OK. Il en était revenu au sujet principal. Les bracelets n’avaient donc été
qu’une diversion.
— J’aime bien me tenir au courant de ce qui se passe chez les célébrités en
lisant les blogs et les tabloïds, poursuivit Larsen. Ça m’est utile pour mon
boulot, d’observer leur façon de vivre. D’après ce que j’ai vu, tu as donné un
paquet d’interviews, récemment — People, TMZ, et US Weekly, pour n’en citer
que quelques-uns. Tu es venu à L.A. pour percer dans la musique, c’est ça ?
Tommy conserva un visage de marbre, s’abstenant de confirmer ou de nier.
— Tu as dû être déçu de quitter ton Oklahoma natal pour finir comme
vendeur de guitares d’occasion chez Farrington. Et même là tu t’es fait virer.
Heureusement, tu as réussi à rebondir avec ce job chez Ira Redman, mais ça va
durer combien de temps, d’après toi ?
— Ouais, je vois, murmura Tommy en soutenant son regard. Vous avez fait
votre boulot. Vous savez tout de moi.
— Non, ça non, je ne sais pas tout, sinon tu ne serais pas là, n’est-ce pas ?
Mais le peu que je sais me laisse rêveur.
Tommy commençait vraiment à bouillir intérieurement, mais se garda bien
de le montrer.
— Je reconnais que tu as fait un boulot de champion en te servant de tes
liens avec Madison Brooks pour attirer du monde et prendre le pas sur tes
concurrents. Si je me fie à ce que tu as dit aux journalistes, tu en sais bien plus
long sur elle que tu ne le prétends. Tu deviens lyrique, quand tu parles d’elle…
Mais quand ils te demandent s’il y avait quelque chose entre vous… qu’est-ce
que tu réponds, déjà… ?
Il se pencha de nouveau vers lui, si près que son haleine lui gifla la joue.
— « Un type correct ne raconte pas ce genre de choses… »
Il se redressa en éclatant de rire.
— Un type correct ne raconte pas ce genre de choses, répéta-t-il.
Il frappa du plat de la main sur le bureau et secoua la tête d’un air
incrédule.
— Et on dit que la galanterie se perd. J’ai bien aimé le regard entendu que
tu as lancé à la caméra, encore plus éloquent que des aveux. Ça a fait mouche,
c’est sûr. Il y en a eu pour tout le monde, pour ceux qui t’aiment et pour ceux
qui te haïssent. C’était très hollywoodien, non, tu ne trouves pas ?
Tommy se tassa sur lui-même, mort de honte. Il avait fait tout ça, et bien
pire. Mais qu’est-ce qu’on attendait donc de lui ? Il était jeune, il voulait
réussir, il avait saisi sa chance au vol. Il avait pourtant tenté d’éviter la presse,
mais les journalistes n’avaient cessé de le harceler. Il avait dû à la fin leur
donner ce qu’ils voulaient pour avoir un peu la paix. Ils avaient eu leur article,
et lui une occasion de faire parler de lui. Sans compter que la plupart des
interviews lui avaient été grassement payées et qu’il n’était pas en mesure de
refuser une rentrée d’argent.
— Et tu n’as cessé de montrer du doigt…
Larsen fit mine de consulter ses notes, mais ce n’était qu’une de ses
nombreuses tactiques.
— Layla Harrison, c’est ça ? Tu penses vraiment qu’elle a quelque chose à
voir dans la disparition de Madison ?
Tommy ferma les yeux. Est-ce qu’il croyait vraiment Layla coupable ?
Non, on ne pouvait pas dire ça. Il ne la connaissait pas si bien que ça, après
tout. Mais il l’avait dit, oui. Il l’avait dit au téléphone, aux flics, la première
fois qu’ils l’avaient appelé, plus pour détourner l’attention de lui-même
qu’autre chose. Layla ne s’était pas gênée pour le pousser sous un train quand
elle avait posté des photos de lui avec Madison. Cette fille avait un problème
d’agressivité refoulée. Et oui, après tout, elle méritait qu’on s’intéresse de près
à elle dans cette affaire.
Il ouvrit les yeux et soutint le regard de Larsen.
— Au sujet de Layla Harrison, je dirais que… on ne peut jurer de rien.
48. Shake it Off

Aster Amirpour roula tout droit jusqu’au commissariat, se gara sur un


emplacement de parking, puis se reposa un instant, le front contre le cuir de son
volant. Elle était sur les nerfs, elle tremblait, l’angoisse qui lui tenaillait le
ventre depuis qu’elle était partie de chez elle lui donnait maintenant des
spasmes. Si elle ne parvenait pas à se reprendre avant d’entrer chez les flics, ils
allaient mal interpréter son état et la croire coupable.
Après une série de longues respirations, elle se décida à relever la tête pour
vérifier sa mine dans le rétroviseur.
Elle allait sortir de sa voiture quand son téléphone sonna. Le visage d’Ira
Redman s’affichait à l’écran.
Elle demeura interdite, ne sachant que faire. Ce n’était pas dans les
habitudes d’Ira de l’appeler, et il allait sûrement lui reprocher de ne pas s’être
montrée au club depuis quelque temps. Il ne manquerait pas de lui faire
remarquer qu’elle lui devait beaucoup, qu’il l’avait soutenue moralement après
le scandale du Night for Night, qu’il lui avait donné pas mal d’argent pour ses
soirées au club… Il avait cru en elle, et elle lui avait fait faux bond. Il allait la
virer, c’était certain. Après tout, c’était mieux comme ça. Avec sa réputation de
voleuse de mec, elle était devenue un boulet. Plus vite ils mettraient ce gâchis
derrière eux, mieux ce serait.
Elle ferma les yeux et se racla la gorge, puis elle porta le téléphone à son
oreille et parvint à murmurer un vague « Bonjour ».
— Aster… Je suis content de t’entendre.
Elle lui trouva le ton d’un homme très occupé qui s’apprête à se
débarrasser d’une corvée, parmi d’autres tâches urgentes à accomplir avant
midi.
— Tu es vivante. Je commençais à craindre que Madison ne soit pas la
seule à avoir disparu.
Aster ne put s’empêcher de grimacer.
— Je vous ai laissé un message, répondit-elle d’une voix timide.
Elle aurait préféré se montrer moins timorée, mais Ira avait décidément le
don de lui faire perdre ses moyens.
— Oui, oui, je l’ai écouté.
Il y eut un bruit étouffé dans l’appareil, comme s’il mettait la main sur le
haut-parleur pour s’isoler. Elle l’entendit s’adresser à quelqu’un, puis il revint à
leur conversation.
— Mais tu n’as appelé qu’une fois, Aster. Et ton absence a été plus longue
que prévu.
Elle tira sur un fil de son jean — acheté récemment chez Barney à un prix
dingue. Qu’est-ce qui lui avait pris de payer si cher pour un jean déjà troué ?
Elle regrettait à présent de ne pas avoir eu la présence d’esprit de choisir un
modèle moins destroy… Maintenant que ses parents allaient lui couper les
vivres, elle pouvait oublier les folles journées de shopping. Elle n’était pas près
de se racheter un jean de marque.
— Je suis éliminée ?
Elle palpa instinctivement sa main de Fatma, même si elle n’avait pas eu
dernièrement confirmation que cela lui portait chance.
— Quoi ? Mais non !
La voix surprise d’Ira résonna dans l’habitacle de la voiture.
— D’où sors-tu cette idée saugrenue ?
— Eh bien, je pensais que…
— Arrête de penser. Et n’essaye plus de deviner ce que je pense, tu
tomberais forcément à côté. Je sais que la presse te fait passer un sale moment
et je voulais m’assurer que… Est-ce que tu vas bien ?
Elle se mit à pleurer à chaudes larmes. Elle s’en voulait de craquer comme
ça, mais impossible de se maîtriser. Le monde était injuste… Les journalistes
l’avaient ridiculisée et humiliée, sa famille la rejetait. Et maintenant, elle se
retrouvait sans un sou, sans maison, et elle n’allait pas bien du tout. Et c’était
Ira, Ira Redman, qui lui manifestait un peu d’intérêt et de compassion. Ça
faisait beaucoup. Et une fois qu’elle avait commencé à pleurer, impossible de
s’arrêter.
— Aster… Où tu es ? Dis-moi que tu n’es pas en train de conduire, au
moins.
Il parlait comme un père — un père aimant et attentionné. Comme le père
sur qui elle avait pu compter avant d’attirer le déshonneur sur sa famille. A
présent, ce père n’osait même plus poser les yeux sur elle.
— Je suis au commissariat, murmura-t-elle.
Tête baissée, elle contemplait ses larmes qui gouttaient une à une sur ses
genoux.
— Qu’est-ce que tu fous au commissariat ?
Le ton inquiet d’Ira attira son attention. Elle se regarda dans le rétroviseur
et s’essuya furieusement les joues du revers de la main.
— Ils m’ont demandé de venir pour me poser des questions et…
— Et tu as accepté ?
Elle fit la grimace. Il était clair qu’il ne trouvait pas ça très malin.
— Tu as un avocat avec toi ?
Elle secoua la tête, puis se rendant brusquement compte qu’Ira ne pouvait
pas la voir elle rassembla tout son courage pour répondre :
— Non.
— Tu as déjà été interrogée ?
— Pas encore.
En jetant un coup d’œil par-dessus son épaule, elle aperçut deux flics qui
grimpaient dans une voiture de patrouille sans lui prêter la moindre attention.
— Je suis toujours dans le parking.
— Bien. Alors écoute-moi. Démarre et fiche le camp. Tout de suite. Tu as
compris ?
Ses yeux déversèrent de nouveau un flot de larmes, toujours aussi
impossible à endiguer. Et cette fois, elle ne pleura pas silencieusement, elle
sanglota, avec tous les bruits grotesques et gênants qui allaient avec.
— Aster ?
Ira attendit un instant, pour lui laisser le temps de se calmer.
— Tu peux me dire ce qui t’arrive ?
Le rétroviseur lui renvoyait un visage hideux et ravagé. Elle le retourna
pour ne plus se voir.
— Je suis à la rue.
Ira se tut. Elle n’entendait plus que sa respiration dans le téléphone. Cela ne
dura que quelques secondes, mais elles lui firent l’effet d’une éternité.
— Je veux que tu viennes me retrouver dans le hall du W dans une demi-
heure. C’est un hôtel qui se trouve au coin de…
— Je sais où c’est.
— Très bien. Aster…
Elle avait déjà redémarré. Elle se sentait beaucoup plus calme. Ira avait un
plan. Il allait prendre soin d’elle. Ou, au moins, il l’aiderait à trouver un moyen
de s’en sortir, ce qui était encore mieux. Après avoir touché le fond, elle
commençait déjà à remonter à la surface.
— Ne t’en fais pas, Aster, tout ira bien.
— Je sais.
Oui, tout irait bien. Elle n’était plus seule au monde.
— A tout de suite, Ira, murmura-t-elle.
49. Shut Up and Dance

Layla faisait le tour de son club, en s’efforçant d’oublier la basse techno


qui pulsait douloureusement dans sa tête. Elle tenta de compter mentalement
les clients qui lui rapporteraient des points, mais perdit le fil et abandonna. Il y
en avait beaucoup. Plus qu’elle n’en avait jamais fait entrer. Et c’était à son
blog, Beautiful Idols, qu’elle le devait.
Bien entendu, impossible de rivaliser avec les chiffres du Night for Night
ou du Vesper, lesquels étaient devenus des lieux cultes pour les fans de
Madison. Le Jewel n’ayant joué aucun rôle dans le drame, il n’en avait pas non
plus bénéficié. Elle avait quand même fidélisé une clientèle d’acteurs de
publicité et de célébrités de troisième zone. Dont Sugar Mills, envoyée par
Aster, comme si ça pouvait remplacer Ryan Hawthorne. Pas vraiment. Mais elle
réglerait ça plus tard.
— C’est dingue, non ? hurla-t-elle à Zion par-dessus la musique.
— Eh ben quoi, ça t’étonne ?
Il lui jeta un regard méfiant, puis secoua sa jolie tête et alla rejoindre sa
table de mannequins.
Layla le suivit des yeux, tout en se demandant si cette agressivité était due
au fait qu’ils étaient les deux derniers en course au Jewel depuis qu’Ira avait
éliminé la semaine dernière Karly, puis Taylor du Night for Night, réduisant à
six le nombre de candidats. Zion avait compris qu’il serait le prochain à partir,
et ça le rendait infect. Il ne pouvait pas rivaliser avec Beautiful Idols et il ne
l’acceptait pas.
Mais c’était comme ça. Les gens étaient naïfs. Ils n’avaient pas l’air de
comprendre que les photos de stars gambadant sur les plages en bikini ou se
montrant dans des postures de yoga compliquées en pleine nature étaient toutes
des poses, mises en scène le plus souvent par les stars elles-mêmes. Et donc,
depuis quelque temps, ses lecteurs ne cessaient de lui réclamer des photos
prises sur le vif. Entre ça et le club à gérer, elle n’avait plus une seconde à elle.
Parfois elle prétendait trouver cela insupportable, mais c’était surtout pour
faire plaisir à Mateo. Elle avait toujours méprisé le star-système, mais elle
devait reconnaître que c’était plutôt agréable d’être l’objet de l’attention
générale.
— On dirait que tu me caches des trucs, fit une voix derrière elle.
Layla fit volte-face et se trouva nez à nez avec… Heather Rollins. Et elle
tenait par le bras Mateo, qui affichait un air piteux.
Quoi ?
Elle regarda le couple. Battit des paupières. Regarda à nouveau. Pas
possible, elle avait des visions. Mateo ne s’était jamais arrêté au Jewel. Il
détestait les boîtes de nuit. Et pourtant c’était bien lui. Au bras de Heather.
— Ce pauvre petit avait l’air perdu, j’ai voulu l’aider à trouver son chemin.
Tu le cachais où, celui-là ?
Elle palpa le biceps de Mateo à deux mains, en se collant à lui, avec un
sourire aguicheur.
— Quand je pense que moi je te disais tout, sans me douter que tu me
faisais des cachotteries.
Elle fit la moue et adressa à Layla un sourire de reproche.
— Je ne cachais rien, protesta Layla, tout en suivant du regard Mateo qui se
libérait de Heather pour venir près d’elle. C’est mon petit copain.
Elle sentit la chaleur lui monter au visage. Ça la rendait nerveuse de voir
ses deux univers se rencontrer. Elle s’était donné du mal pour compartimenter
sa vie et elle n’aimait pas les surprises.
— Bon, en tout cas, tu devrais arrêter de le cacher et le faire venir plus
souvent ici, commenta de nouveau Heather.
Elle fixa Mateo avec insistance, tandis que celui-ci posait fermement sa
main contre le dos de Layla, pour l’entraîner un peu plus loin.
— Qui c’est, cette folle ? demanda-t-il.
Lui aussi semblait très mal à l’aise.
— Elle n’est pas si folle que ça, murmura Layla.
Elle était furieuse d’être obligée de défendre Heather Rollins, et aussi de
l’arrivée impromptue de Mateo. Lui aussi semblait agité et perturbé, chose très
inhabituelle chez lui.
— Comment tu la connais ?
Layla ferma les yeux et secoua la tête. C’était tout ce qu’il trouvait à lui
dire ? Ils ne s’étaient pas vus de la semaine et il ne s’intéressait qu’à Heather ?
Elle inspira à fond.
— Je parle régulièrement d’elle dans mon blog, mais visiblement tu ne
prends pas la peine de le lire, sinon tu le saurais.
Elle soupira et tenta de se calmer.
— On discute de temps en temps, toutes les deux, rien de plus.
Mateo lui lança un regard méfiant, mais elle s’efforça de ne pas en tenir
compte et lui prit les mains.
— Tu ne peux pas lui en vouloir d’avoir craqué pour toi.
Elle s’approcha un peu plus, puis le caressa sous l’encolure de son T-shirt.
— Tu débarques sans crier gare, beau comme un dieu.
Elle balaya d’un regard appréciatif son jean noir, son T-shirt gris ardoise à
col en V, son blouson de lin noir — très loin de son style habituel : short et
maillot mouillé. Il avait fait un effort vestimentaire, pas de doute, et elle tenait
à ce qu’il sache qu’elle appréciait le geste.
— Viens, dit-elle en l’attrapant par le revers de son blouson. Tu veux boire
un verre ?
Il secoua la tête.
— Danser ?
Il plissa les yeux.
— Tu ne danses pas.
— Avec toi, je veux bien danser.
Il fronça les sourcils et détourna le regard.
— Combien de ces gamins sont sous ecsta, ou pire ?
Layla soupira et fit un effort surhumain pour ne pas lever les yeux au ciel.
— J’en sais rien.
Elle haussa les épaules.
— Je ne surveille pas.
— Et ça ne te dérange pas de penser qu’ils sont peut-être défoncés ?
— Ecoute, je ne travaille pas pour le DEA, et toi non plus.
Elle lâcha son blouson, croisa les bras et le regarda fixement.
— C’est quoi, ton problème ? demanda-t-elle.
Il n’était pas comme d’habitude, ça crevait les yeux.
— C’est quoi, ton problème ? rétorqua-t-il.
Il s’humecta les lèvres et se passa la main dans les cheveux.
— Je ne comprends pas ta question. Tu ne pourrais pas être plus précis ?
— Il en est où, ton blog ? Et l’article que tu devais écrire sur le milieu
pourri des boîtes de nuit ?
Elle le dévisagea, sentant que la question qu’il avait vraiment envie de
poser était « Et toi, tu en es où ? »
Elle préférait s’abstenir de répondre, parce que les réponses qu’elle aurait
pu lui donner n’auraient fait qu’empirer les choses entre eux.
— Mateo, pourquoi tu es venu ici ? demanda-t-elle.
Il leva vers elle un regard sincère et cette fois sans la moindre agressivité.
— Je suis venu parce que j’avais envie de te voir, murmura-t-il.
— Eh bien, je suis là, devant toi. Et je t’invite à danser. Alors, tu viens ou
pas ?
Il lui prit la main sans hésiter pour l’entraîner sur la piste de danse, où il
commença par l’embrasser. Elle ne put s’empêcher de penser à la fois où elle
avait dansé avec Tommy — épisode qu’elle aurait pourtant préféré oublier.
Mais peut-être que le baiser de Mateo parviendrait à effacer celui de
Tommy. Ou au moins à neutraliser ce mauvais souvenir en le remplaçant par un
bon.
Elle se rapprocha de Mateo et colla ses hanches aux siennes. Quand il la
prit fermement par la taille pour la serrer tout contre lui, elle poussa un soupir
de soulagement.
50. Hips Don’t Lie

GROS PLAN
Ryan Hawthorne, la star aux yeux verts qui fait battre le cœur des
adolescentes, ne se montre plus dans les clubs ces derniers temps. Mais
il ne faut pas lui en vouloir… En ce moment, il n’a que des problèmes.
Sa série va s’arrêter, il a rompu avec la célèbre Madison Brooks qui a
disparu depuis, ce qui a déclenché tout un tas de pénibles rumeurs. On
peut comprendre dans ces conditions qu’il ait préféré mettre sur pause
sa vie d’oiseau de nuit. Le moment était venu pour lui de prendre du
recul et de réfléchir sur sa vie. C’est ce qu’il a fait. Mais il a tout de
même accepté de répondre aux questions de Gros Plan et nous l’en
remercions.
Gros plan : Ryan, vous êtes certainement fatigué du déchaînement
médiatique autour de la disparition de Madison, mais compte tenu des
relations que vous entreteniez avec elle nous avons tout de même envie
de vous demander si vous avez une théorie sur la question.
Ryan : Non, justement, je n’ai aucune théorie. Et je ne crois pas aux
théories du complot qui circulent. Ecoutez, je l’ai déjà dit et je le
redirai autant de fois qu’il le faudra, je suis profondément désolé que
ça ait si mal fini entre Mad et moi. Je ferais n’importe quoi pour
qu’elle revienne. J’espère avoir l’occasion de me racheter, mais en
attendant, puisqu’elle semble souhaiter qu’on la laisse en paix, je
m’efforce de me montrer discret, de ne plus trop parler d’elle, et je
demande à tout le monde de lui faire cette faveur. A cause de moi, elle
traverse un moment difficile. Je ne peux pas effacer ce que j’ai fait,
mais je peux m’efforcer de devenir le compagnon qu’elle mérite.
Gros plan : Et en ce qui concerne Aster Amirpour ?
Ryan : Aster Amirpour ? Que voulez-vous que je vous dise ? Je suis
désolé, je regrette, c’est tout. Ce que j’ai fait à Madison était
inqualifiable. Je n’ai aucune excuse. Ce qui s’est passé avec Aster était
une erreur. Je voudrais oublier, mettre ça derrière moi. En tirer les
leçons qui s’imposent et me racheter une conduite.
Gros plan : C’est bien de vouloir se racheter, et on ne peut que vous
applaudir, Ryan ! Contrairement à certains journaux, en tout cas, vous
semblez persuadé que Madison Brooks est en vie et qu’elle va bien.
Ryan : Oui. Et je trouve totalement irresponsable de publier des
articles qui insinuent le contraire sans apporter l’ombre d’une preuve.
Mais bon, je sais que le sensationnel fait vendre.
Gros Plan : Madison lira peut-être cet article. Qu’aimeriez-vous lui
dire ?
Ryan : Que je l’aime. Que je suis désolé. Et que j’espère qu’elle aura
envie de me donner une seconde chance quand elle sera prête à refaire
surface.

Aster leva les yeux au ciel et lança rageusement le magazine à l’autre bout
de la chambre. Il l’aime. Il regrette. Tout ça n’était qu’un tissu de mensonges.
Ryan n’était qu’un menteur. A elle aussi, il avait menti, et elle avait été assez
sotte pour le croire.
A présent, elle savait à quoi s’en tenir à son sujet.
Elle s’efforça de chasser Ryan de son esprit et se dirigea vers son dressing.
Ses orteils s’enfoncèrent dans l’épaisse moquette ivoire quand elle se planta
devant la penderie pour choisir la robe qu’elle porterait ce soir au club. Elle
avait très mal commencé la semaine : en sanglotant devant le commissariat,
avec un portefeuille vide et nulle part où aller. Mais elle terminait
merveilleusement : dans un superbe appartement de l’hôtel W (grâce à Ira
Redman, qui en était propriétaire).
Et elle était toujours en compétition pour le concours.
Ira ne s’était pas trompé. Ce scandale qui devait d’après elle la conduire à
sa perte était finalement la meilleure chose qui lui soit jamais arrivée. Bien sûr,
ses parents ne lui adressaient plus la parole, mais elle parlait presque chaque
jour à Javen, et ça la consolait un peu. Elle ne pouvait pas se vanter d’être
vraiment indépendante, car elle devait son luxueux train de vie à la générosité
d’Ira Redman, et elle n’était pas particulièrement fière des récents événements,
mais elle ne pouvait pas nier que la disparition de Madison avait fait exploser
les entrées dans les clubs d’Ira. Sans compter les nombreux agents qui
s’intéressaient brusquement à elle et lui proposaient sans cesse des interviews
et des séances photos.
Elle en avait fait, du chemin, depuis le jour où elle avait quitté le
commissariat pour rejoindre Ira au W. Il l’avait accueillie dans l’entrée et
l’avait fait monter dans ce magnifique appartement. Là, il l’avait fait asseoir
sur le canapé gris tourterelle et il lui avait offert une tasse de thé vert, pendant
que l’une de ses secrétaires s’occupait de ranger ses affaires dans sa nouvelle
chambre.
— Rien ne vous oblige à faire tout ça, lui avait-elle dit.
Impressionnée par le luxe qui l’entourait, elle s’était sentie toute petite et
un peu dépassée. Les grandes baies vitrées offraient une vue imprenable sur la
ville. Le mobilier était moderne, élégant, de qualité supérieure. Elle avait
aussitôt pensé qu’elle ne pourrait jamais s’acquitter de sa dette envers Ira.
Quand elle le lui avait dit, il l’avait rassurée.
— Je le sais, avait-il répondu en s’asseyant sur le canapé en face du sien.
Mais peu importe. Tu dois considérer mon aide comme une opportunité. Moi,
c’est en saisissant au vol les opportunités qui se présentaient que j’ai pu arriver
là où j’en suis aujourd’hui. Je pense que tu es suffisamment intelligente et
ambitieuse pour comprendre ce que je veux dire.
Elle avait bu timidement une gorgée de thé, attendant la suite.
— Corrige-moi si je me trompe, mais c’est bien ton ambition, au moins au
début, qui t’a poussée à te jeter dans les bras de Ryan ?
Elle s’était recroquevillée sur elle-même, les genoux contre la poitrine, tête
baissée, le visage dissimulé derrière ses cheveux. Elle avait besoin de
s’accrocher à l’idée qu’elle avait éprouvé de réels sentiments pour Ryan parce
que c’était trop dur d’admettre qu’elle avait sacrifié sa virginité à un homme
dont elle n’avait même pas été amoureuse. Mais Ira n’était pas dupe, elle
l’avait bien vu. Et du coup elle n’avait plus osé se mentir à elle-même.
— Il était sur la liste, avait repris Ira d’une voix neutre.
Pour lui, il s’agissait simplement d’un fait. Pour la première fois depuis le
scandale, Aster ne s’était pas sentie agressée ou jugée.
— Et tu voulais à tout prix l’avoir dans ton club, sans doute parce que tu
pensais que Madison le suivrait.
Elle avait haussé les épaules et déplié les jambes. Elle s’était sentie à vif,
exposée, incapable de cacher la vérité. Et pour la première fois depuis
longtemps, prête à parler.
— Au début…
Elle avait risqué un coup d’œil du côté d’Ira, pour quêter dans son regard la
force de poursuivre.
— Ça m’a plu qu’il s’intéresse à moi. Et lui aussi, ça lui plaisait que je
m’intéresse à lui. Du moins, il me semblait. Mais après…
Elle s’était interrompue pour prendre son thé, tenant la tasse à hauteur de sa
poitrine, en s’efforçant de se souvenir de ce qui avait pu la convaincre que Ryan
comptait vraiment pour elle.
— J’ai cru que je lui plaisais. Et j’ai cru à ses belles paroles.
— Grave erreur, avait coupé Ira, cette fois sans la moindre trace de
sympathie. Il ne faut jamais croire un acteur. Ils jouent toujours la comédie. Pas
moyen de les mettre en mode « normal ». Tu devrais être la première à le
savoir.
Elle avait froncé les sourcils, le nez dans sa tasse.
— Je vous en prie, je ne suis pas une bonne actrice.
— Vraiment ? Je ne suis pas de cet avis.
Elle s’était tassée sur elle-même, comme si sa tête était soudain trop
lourde, comme si la force qui lui avait permis de tenir le coup jusque-là l’avait
soudain abandonnée, la laissant sans ressort, sans courage, avide de soutien et
de conseils. Et qui aurait pu mieux la conseiller qu’Ira ?
— Quand tu auras fini de boire ton thé et que tu auras repris tes esprits, tu
te rendras au commissariat. Si tu ne tiens pas parole, ça va vraiment les
énerver, et je pense qu’il vaut mieux éviter. Mais tu ne dois pas te présenter
chez eux dans un état de fragilité émotionnelle. Il faut que tu y ailles avec un
scénario parfaitement écrit dont tu ne dévieras pas d’un millimètre. Une fois
que tout ça sera derrière toi, tu cesseras de te percevoir comme une victime, de
te terrer, et tu comprendras que ce qui t’arrive en ce moment est une
bénédiction. Et ne me dis pas que tu ne vois pas de quoi je parle, parce qu’on
sait tous les deux que tu rêvais d’avoir ta photo dans les tabloïds et ton nom sur
toutes les lèvres. Evidemment, tu ne pensais pas que ça arriverait comme ça
mais, maintenant que c’est là, à toi d’en tirer le meilleur parti. Ce qui te fait
tellement honte, c’est ce qui fera peut-être de toi une star. Et si le Night fort
Night marche très fort, ce n’est pas grâce au travail de ton équipe, mais grâce
au bruit qu’a fait toute cette histoire. Les gens adorent les scandales, Aster. Et,
dans celui-ci, il se trouve que tu as le rôle principal. Tu devrais en profiter pour
asseoir ta position, avant qu’un autre scandale ne te fasse retomber dans
l’oubli.
Elle avait pris son visage dans ses mains, se servant de ses pouces pour se
masser les tempes, le temps de trouver ses mots.
— Ira, avez-vous des enfants ?
Elle avait levé son regard vers lui. Il avait paru amusé par la question, mais
avait secoué la tête.
— C’est dommage. Je pense que vous feriez un excellent père.
Cette fois, il l’avait interrompue en hurlant de rire. Une fois calmé, il avait
commenté :
— C’est bien la première fois qu’on me dit un truc pareil et c’est
probablement la dernière. Bien…
Il avait repris sa voix d’homme d’affaires.
— Tu es partante ? Tu veux reprendre ta vie en main ?
Elle avait balayé l’appartement du regard. Elle le voulait, évidemment. Elle
voulait tout ce luxe. Vivre la vie des gens célèbres.
— Oui, avait-elle répondu d’une voix vibrante de conviction. Je suis
complètement partante.
Ira avait acquiescé, apparemment satisfait.
— Bon. Alors voilà ce que tu vas faire…
Il s’était penché vers elle, pour lui expliquer comment elle devait procéder.
Mais rien n’aurait pu la préparer à l’humiliation que lui avait imposée cet
affreux inspecteur Larsen, avec son regard lubrique et ses questions pleines
d’allusions, auxquelles, heureusement, l’avocat d’Ira l’avait empêchée de
répondre. Elle n’avait cessé de se retrancher derrière le 5e amendement,
jusqu’à ce que Larsen abandonne et la laisse repartir. Elle frémissait à l’idée de
ce qui aurait pu se produire si Ira ne l’avait pas dissuadée de se présenter seule
au commissariat.
Elle chassa de son esprit ces pénibles souvenirs et enfila la minirobe de
dentelle noire qu’elle avait sélectionnée. Elle venait de mettre une chaussure,
quand elle entendit frapper. Elle alla ouvrir, en boitillant sur une Manolo. Ce
n’était qu’un employé de l’hôtel qui venait lui livrer un petit paquet.
— Désolé de vous déranger, mais c’était marqué « Urgent ».
Aster contempla l’enveloppe. L’adresse de l’expéditeur n’y figurait pas, ce
qui lui sembla étrange. Elle était déjà en retard, mais suffisamment intriguée
pour glisser son index sous le rabat et vider le contenu dans sa main.
Il s’agissait d’un DVD, dans un boîtier en plastique transparent, avec son
nom écrit en noir.
Elle avait déjà le tournis en songeant à tout ce que ça pouvait être — rien
de bon, probablement. L’angoisse au ventre, elle se dirigea en titubant vers la
télévision, inséra le DVD dans un lecteur et retint son souffle en fixant l’écran.
Puis les premières images apparurent.
Elle s’effondra sur le canapé.
Sa pire crainte était devenue réalité.
51. Don’t Save Me

Layla venait de quitter la salle d’interrogatoire. Le long couloir sombre


menant à la sortie du commissariat puait l’angoisse, la peur et le café bouilli.
Elle ressortait libre, sans menottes et sans entraves aux pieds, ce qui était bon
signe, mais elle n’était pas tranquille. Entre l’ordonnance restrictive et les
virulents articles de son blog, Larsen paraissait convaincu qu’elle avait toutes
les raisons de se débarrasser de Madison Brooks. Il manquait simplement de
preuves pour l’établir.
Pressée de se savoir loin de lui, elle alla droit à sa moto. Une bonne balade
lui aurait sans doute éclairci les idées. Sauf qu’avec le tourbillon incontrôlable
qu’était devenue sa vie elle aurait pu faire plusieurs fois le tour de la Terre sans
que cela suffise.
Et puis elle devait parler à Tommy et à Aster. On les avait interrogés
séparément, mais en s’arrangeant pour qu’ils se croisent, ce qui signifiait que
les flics voulaient que chacun d’eux sache que les deux autres étaient là,
probablement pour les faire paniquer et les pousser à se dénoncer les uns les
autres.
Quant à la question de savoir si Tommy — ou Aster — avait pu agresser
Madison… Au début, elle avait pensé que non — ou plutôt elle en avait
sérieusement douté, car comment imaginer en assassin quelqu’un que l’on
fréquente ? Mais n’était-ce pas une vision du monde extrêmement naïve ? Ne
devait-on pas plutôt considérer que dans certaines situations, dans un certain
contexte, tout le monde était capable de tout ?
Tommy, en tout cas, la croyait capable de tout — du moins était-ce ce que
Larsen lui avait affirmé. Il pouvait s’agir d’une manœuvre visant à les monter
les uns contre les autres, mais elle n’en aurait pas juré.
En tout cas, plus les jours passaient et plus elle se sentait dans le
collimateur des flics.
Elle shoota du bout du pied dans un caillou, jeta un coup d’œil sur son
téléphone, puis du côté de la porte du commissariat. Tommy était-il toujours là-
dedans ou pas ? A part rentrer à l’intérieur pour poser la question, elle n’avait
aucun moyen de le savoir. Elle décida de l’attendre un peu. Entre les bracelets
noirs qu’il avait distribués aux moins de vingt et un ans, et l’attitude qu’il avait
adoptée avec Madison, elle savait jusqu’où il pouvait aller pour gagner un
concours — comment savoir de quoi il était capable pour sauver sa peau ?
Un bruit de moteur attira son attention. Tommy était sorti et mettait déjà sa
voiture en route. Elle commença à courir, en l’appelant, mais il continua à
manœuvrer pour quitter sa place de parking. Ses vitres étaient remontées et la
musique, à fond. Peut-être qu’il ne l’avait pas entendue. Ou bien il avait décidé
de l’ignorer… Elle dut en tout cas se jeter pratiquement sous ses roues pour
qu’il s’arrête.
Les freins de la voiture crissèrent quand elle stoppa à quelques centimètres
d’elle avec un soubresaut. Tommy fit descendre sa vitre.
— Tu es dingue ou quoi ?
Elle s’accouda au capot pour reprendre son souffle. Tommy aurait pu
l’écraser et faire passer ça pour un accident. Mais il avait préféré freiner. Elle
avait quand même raison de penser qu’il n’était pas un assassin.
— Qu’est-ce qui t’a pris ? hurla-t-il en plissant ses yeux bleus.
— Il faut qu’on parle.
Elle contourna l’habitacle pour venir se poster près de sa portière.
— Toi, Aster et moi. Tu crois que tu pourrais la convaincre de se joindre à
nous ?
— Parce que tu considères que tu m’as déjà convaincu ?
Il secoua la tête en lui jetant un regard incrédule, comme s’il doutait de sa
santé mentale.
Elle écarta de son visage des mèches de cheveux.
— Je ne veux pas passer ma vie en prison pour un truc que je n’ai pas fait.
Et toi non plus, je suppose. Je t’attends dans une heure au Hollywood Forever.
Elle s’éloigna vers sa moto.
— Le cimetière ? l’entendit-elle appeler.
Elle lui jeta un coup d’œil par-dessus son épaule, cherchant son regard.
— Devant la tombe de Johnny Ramone. Je suis sûre que tu sais où elle est.
T’en fais pas, je n’ai pas l’intention de t’enterrer avec lui. Mais si on ne trouve
pas un moyen de discuter tous ensemble, ce sont les flics qui auront notre peau,
et on finira par s’y retrouver, au cimetière.
Elle désigna du pouce la direction du cimetière et enfila son casque.
Tommy haussa les épaules et démarra. Il ne lui restait plus qu’à espérer qu’il
serait suffisamment intelligent pour ne pas ignorer sa proposition.
52. Paranoid

Après avoir quitté le parking du commissariat, Tommy Phillips roula au


hasard pendant quelques minutes. Il choisit de s’arrêter dans une paisible rue
résidentielle bordée de maisons de ville historiques au style glamour — avec
des toits de tuiles rouges, des portes en voûte et des carrés de pelouse bien
délimités. Ce décor apaisant évoquait le Hollywood d’autrefois, quand la vie
était tellement simple. Mais peut-être n’était-ce qu’une illusion. Les choses
paraissaient toujours plus simples quand on les voyait avec du recul.
Tout en contemplant le paysage à travers le pare-brise, il prit le temps de
mettre de l’ordre dans les événements de la journée et tenta de leur donner un
sens. D’abord il avait été convoqué pour la seconde fois au commissariat pour
subir un nouvel interrogatoire de Larsen. Et ensuite, au moment où il partait,
Layla s’était jetée sous ses roues pour l’empêcher d’avancer.
Qu’est-ce qui lui avait pris de faire un truc pareil ?
Qu’est-ce qu’elle mijotait ?
Il revit son visage quand elle avait surgi de nulle part. Sérieux. Déterminé.
Tranquille. Comme si elle était persuadée qu’il s’arrêterait. Bien sûr qu’il
s’était arrêté. Il avait écrasé d’instinct la pédale de frein, comme l’aurait fait
n’importe qui.
Jamais il n’aurait écrasé qui que ce soit, et encore moins Layla.
Il se sentait coupable de l’avoir montrée du doigt aux flics.
Mais il n’avait pas pour autant confiance en elle. La disparition de Madison
avait définitivement tué en lui le peu qui restait du brave gars naïf venu de
l’Oklahoma. Les gens étaient beaucoup plus complexes qu’il n’y paraissait, et
il commençait même à se demander si l’on pouvait prétendre connaître qui que
ce soit — y compris soi-même. En débarquant à L.A., il était encore plein de
certitudes. Il croyait savoir qui il était. Il croyait savoir ce qui l’attendait. Il
croyait savoir ce qui lui arriverait. Mais il s’était retrouvé ballotté par les
événements, et la manière dont il avait réagi l’avait surpris lui-même.
La sonnerie d’un appel entrant interrompit ses pensées, et le visage de sa
mère apparut sur l’écran de son téléphone. En ce moment, elle n’arrêtait pas de
l’appeler. Ses voisins, lecteurs de tabloïds, l’avaient informée du scandale. Elle
se faisait beaucoup de souci pour lui. Elle lui reprochait de travailler pour Ira
mais, quand il tentait de lui expliquer ses raisons, elle changeait de sujet et le
suppliait de rentrer à la maison. Elle ne comprenait pas qu’il lui était
impossible de revenir en arrière.
Il laissa le répondeur s’enclencher, en se promettant de rappeler plus tard,
et chercha le numéro d’Aster dans sa liste de contacts. C’était probablement
une erreur d’accepter la proposition de Layla, mais il serait toujours temps de
repartir si elle délirait trop. Il tourna la clé pour mettre le moteur en route. Une
fois. Deux fois. Le moteur démarra, il vérifia son rétroviseur et s’engagea sur la
chaussée.
— Layla voudrait qu’on se retrouve au Hollywood Forever, devant la tombe
de Johnny Ramone, annonça-t-il avant même qu’Aster ait eu le temps de dire
« Allô ».
— C’est qui, celui-là ?
Elle savait parfaitement qui était Johnny Ramone, il n’en douta pas.
Mais il fit quand même l’effort de sélectionner sur sa playlist un morceau
de Ramone et attendit qu’elle finisse de jouer au plus fin.
— La réponse est non, répondit-elle sèchement. Oublie. C’est non et non.
Il contempla l’autocollant placardé sur la Prius qui roulait devant lui — un
appel à la tolérance, à l’unité, à la paix dans le monde mais, dommage, le
conducteur roulait archi-perso.
— Je crois que tu ferais bien de réfléchir à la question, Aster.
— Franchement, ça me tente, ricana-t-elle.
— Ecoute… Je ne sais pas ce qu’elle nous veut mais, moi, j’y vais. J’espère
t’y voir.
— Il y a vraiment peu de chances.
Puis elle raccrocha, sans lui laisser le temps d’argumenter.
Il lança son téléphone sur le siège du passager et prit la direction du
cimetière. Il l’avait déjà visité, peu après son arrivée à L.A., pour se recueillir
devant la statue de Ramone jouant de la guitare. La tombe était couverte de
fleurs et entourée de fans. Même mort, Johnny faisait encore rêver.
Pourquoi Layla avait-elle choisi de leur donner rendez-vous dans un
cimetière ? Etait-ce simplement pour être dans un endroit tranquille ou fallait-
il y voir un symbole ? C’était absurde. Mais, en ce moment, tout était absurde.
Il espéra qu’elle n’était pas sotte au point de s’imaginer qu’elle pouvait le
manipuler pour lui faire avouer un truc qu’il regretterait toute sa vie. Comme
elle était capable de tout, il décida d’enregistrer leur conversation sur son
téléphone. Au cas où. Ça pouvait toujours servir. Et puis il laisserait d’abord
parler Layla ou Aster. Si elles voulaient plonger, il n’avait pas l’intention de
plonger avec elles.
53. Missing Pieces

Aster Amirpour n’avait pas la moindre envie de discuter avec Layla et


Tommy dans un cimetière effrayant peuplé des tombes des vieux ringards de
Hollywood. Elle savait que c’était un endroit à la mode, que les hipsters y
organisaient des projections de films et des fêtes à thème, que les amoureux s’y
donnaient rendez-vous. Mais personnellement elle n’avait jamais éprouvé le
besoin de le visiter.
Elle balaya du regard les pelouses impeccables, le lac où s’ébattaient les
cygnes, les impressionnants mausolées, les pierres tombales. Non. Cent fois
non. Elle n’avait rien à faire ici, et il aurait mieux valu qu’elle rentre à l’hôtel.
Soit Layla leur avait tendu un piège, soit elle était encore plus dingue qu’elle
n’en avait l’air. Elle regrettait déjà d’être venue. Elle avait dit à Tommy qu’il
ne fallait pas compter sur elle et elle aurait dû s’en tenir à ces sages paroles.
Mais elle se mit tout de même en quête de la tombe de cette fichue star du
rock, devant laquelle devaient déjà l’attendre Tommy et Layla. En dépit de la
chaleur torride, elle fut prise de frissons et frictionna ses bras nus. Elle ne
comprenait pas comment les touristes pouvaient se promener aussi
tranquillement, comme s’ils étaient en train de visiter le Théâtre chinois de
Grauman ou Disneyland. Ils étaient agaçants à arpenter les pelouses, l’appareil-
photo dans une main et une carte à cinq dollars dans l’autre, à la recherche de
Jayne Mansfield, Rudolph Valentino, Cecil B. DeMille — ou toute autre
célébrité dont ils tenaient à voir la tombe.
Elle commençait à envisager sérieusement de rebrousser chemin, quand
Tommy la héla.
— Tu es venue, dit-il.
Elle haussa les épaules, en se demandant une fois de plus pourquoi elle
n’était pas plutôt rentrée chez elle.
— La tombe est un peu plus loin, dans le Jardin des Légendes, expliqua-t-
il. Près du lac avec les cygnes.
— Laisse-moi deviner… Tu n’en es pas à ta première visite ?
— Johnny Ramone était un incroyable guitariste. J’ai voulu lui rendre
hommage.
Elle ouvrit des yeux ronds derrière ses lunettes d’aviateur aux verres roses,
presque trop foncés, et essaya de ne pas le juger. Elle s’était montrée très
grossière au téléphone, il méritait qu’elle fasse un effort.
— J’aurais aimé savoir à quoi rime ce rendez-vous, commenta-t-elle.
Tommy ne répondit pas et continua à marcher en silence à ses côtés. Ils ne
tardèrent pas à apercevoir la tombe où les attendait Layla, coiffée d’un chapeau
de paille qui avait vu des jours meilleurs.
— Vous êtes là…
Elle ôta ses lunettes de soleil et les dévisagea avec une expression à la fois
surprise et soulagée.
Tommy haussa les épaules. Aster croisa les bras et se tint près de lui en
silence, histoire de montrer à Layla qu’ils étaient solidaires. Elle aurait fait
n’importe quoi pour la déstabiliser.
— Je suis contente de vous voir, ajouta Layla.
Elle s’exprimait d’une voix timide et mal assurée, ce qui surprit Aster.
— Il faut qu’on trouve un moyen de coopérer.
Aster fronça les sourcils et regarda autour d’elle. Bien sûr, le lac était joli
et les cygnes semblaient paisibles, mais elle détestait les enterrements et les
cimetières — et plus généralement tout ce qui avait un rapport avec la mort, la
fin, le déclin. Elle ne comprendrait jamais l’attrait morbide de certaines
personnes pour le macabre, le fantastique, les fantômes. Parmi toutes les fêtes,
Halloween était celle qu’elle aimait le moins. Layla, bien sûr, semblait
parfaitement dans son élément. Avec son jean noir moulant et son blouson de
cuir noir, elle avait trouvé une tenue cimetière-chic, à supposer qu’une telle
chose existe.
— Nous sommes en compétition, tous les trois, au cas où tu l’aurais oublié,
rappela-t-elle.
Elle rajusta la lanière de son sac à main sur son épaule, prête à partir.
Finalement, il lui semblait plus judicieux de rentrer dans son luxueux
appartement, de prendre un long bain moussant bien chaud et de tenter
d’oublier qu’elle s’était laissé entraîner dans cette galère.
— Il ne s’agit pas du concours, répondit Layla en les regardant tour à tour.
Je voudrais qu’on discute de la disparition de Madison, que les flics essayent de
nous mettre sur le dos.
Aster poussa un soupir de défaite et se laissa tomber sur la pelouse. Tommy
fit de même, le soupir en moins.
— Ecoutez…
Layla se pencha vers eux, en s’exprimant d’une voix basse et précipitée.
— C’est sûr que nous avons de bonnes raisons de nous méfier les uns des
autres, mais nous devons faire un effort pour trouver un moyen de sauver notre
peau avant que les flics ne nous accusent.
Aster ricana.
Layla haussa les épaules, puis tourna son attention vers Tommy.
— Je sais que tu as dit aux flics de chercher de mon côté.
Aster jeta un regard surpris à Tommy. C’était la première fois qu’elle
entendait parler de ça.
— Sans ton blog de merde, rien de tout ça ne serait arrivé, se défendit-il.
Il serra les dents et plissa les yeux.
— C’est ta faute si les flics cherchent de notre côté.
— C’est ce que tu essayes de te faire croire ?
Layla secoua la tête et ôta son chapeau qu’elle posa dans l’herbe près
d’elle.
— Ou tu le crois vraiment ? Tu serais naïf à ce point-là ?
— Ce n’est pas un très bon début pour une coopération, fit remarquer Aster.
C’est clair qu’il y a entre nous de gros problèmes de confiance, qui ne seront
pas réglés de sitôt, alors est-ce qu’on ne pourrait pas accélérer un peu et aller à
l’essentiel ?
Layla soutint son regard et prit le temps de se calmer avant de répondre :
— Aster a raison.
Elle arracha une touffe d’herbe et la contempla un instant, avant de se
tourner de nouveau vers eux.
— Je suis persuadée que chacun de nous en sait plus qu’il ne veut en dire.
Si on pouvait oublier notre animosité et mettre nos informations en commun,
on découvrirait peut-être une piste.
L’idée n’était pas sotte, mais Aster se méfiait encore. Elle soupçonnait
Layla de jouer un double jeu et de collaborer avec Larsen. Peut-être même
portait-elle un micro.
— Très bien, dit Layla comme personne ne se lançait. C’est mon idée, alors
c’est moi qui commence.
Elle les dévisagea fixement tour à tour.
— Mais je veux d’abord voir vos téléphones.
— Quoi ? Mais pourquoi ? protesta Aster en serrant son sac contre elle,
comme si elle craignait que Layla ne le lui arrache.
— Parce que je ne voudrais pas que l’un de vous deux enregistre. Je tiens à
ce qu’on puisse parler librement, sans peur des retombées.
Elle jeta son téléphone dans l’herbe, pour donner l’exemple. Aster fit de
même, à contrecœur. Tommy également, après avoir tripoté son appareil.
— Quoi ? protesta-t-il devant leurs regards accusateurs. Vous ne pouvez pas
me reprocher d’avoir voulu me protéger.
Aster s’attendait à ce que Layla l’accable de sarcasmes, comme à son
habitude, mais pour une fois elle sut se tenir.
— Peu importe, murmura-t-elle. Bon, j’y vais : j’ai suivi Tommy et
Madison jusqu’au Vesper.
— Tu ne nous apprends rien et tu le sais, coupa Aster sans chercher à
dissimuler son agacement. C’est publié sur ton blog.
— OK. J’avoue que je n’ai rien à vous apprendre qui n’ait pas déjà été
publié et lu. Ce qui se passe, c’est que… Mon blog n’est pas vraiment un bon
alibi, puisque j’ai posté mon article plusieurs heures après avoir quitté le
Vesper — après que Madison eut quitté Tommy. Et…
Elle se mordilla la lèvre, comme si elle hésitait à leur avouer la suite.
— Madison avait réclamé une ordonnance restrictive contre moi, ce qui
veut dire que je fais partie des suspects, comme vous.
— Mais pourquoi elle a fait ça ? demanda Tommy en dévisageant Layla
comme s’il la voyait pour la première fois.
— Il faut croire qu’elle n’était pas aussi gentille que tu le penses, répondit
sèchement Layla, avant de tourner le regard vers le lac, où les cygnes
paraissaient glisser sur un miroir.
Tommy arracha quelques brins d’herbe, avec une expression indéchiffrable
qui rappela à Aster celle d’Ira. Le silence s’éternisa. Il ne semblait pas prêt à se
livrer, Aster décida de se lancer à sa place.
Elle n’appréciait pas Layla en tant que personne, mais elle reconnaissait
qu’il lui avait fallu du courage pour leur avouer que Madison avait porté plainte
contre elle. Par ailleurs, ça ne l’étonnait pas. Ce qui l’étonnait, plutôt, c’était
que Madison ne se soit pas donné la peine de la poursuivre elle aussi en justice.
Cette fille n’était pas aussi cool qu’elle le prétendait, au contraire, c’était une
hypocrite. Elle l’avait nettement senti le premier soir où elle était venue au
Night for Night. A la lumière de ce qui s’était passé ensuite, elle comprenait
qu’elle était venue en reconnaissance, pour mieux la piéger. Et probablement
avec la complicité de Ryan.
Et en tout cas, comme Layla, elle n’avait pas l’intention de se laisser
accuser d’un crime qu’elle n’avait pas commis. Elle cala ses cheveux derrière
ses oreilles et se racla la gorge.
— Je ne me souviens de rien après avoir quitté le club.
— Le coup de l’amnésie ? commenta Tommy en la dévisageant
attentivement. C’est un grand classique.
Layla le fit taire.
— Tout ce que je sais, c’est qu’après le passage de Madison je voulais
partir, mais Ira a insisté pour me servir un verre de champagne, en me disant
qu’il valait mieux que je reste, avec Ryan, parce que au moins il pouvait veiller
sur nous. Ça m’a semblé bizarre.
— Ça l’était, coupa Tommy d’un ton dur qui fit sursauter Aster et Layla.
Qu’est-ce qu’il pouvait bien avoir en tête en te faisant boire ?
— Tommy, je t’en prie, ne me dis pas que tu es choqué qu’il m’ait servi de
l’alcool alors que je n’ai pas l’âge légal.
Aster était furieuse. Son but n’avait jamais été d’attirer les soupçons sur
Ira. Il était le seul à la soutenir, le seul à lui avoir proposé son aide.
— Tout le monde était au courant pour les bracelets, Tommy, reprit-elle. Et
si personne ne t’a dénoncé, c’est parce que ça aurait attiré de gros ennuis à Ira
et qu’il aurait probablement annulé le concours.
Elle secoua la tête, encore pleine de colère, mais tâcha de se concentrer sur
ce qu’elle voulait démontrer. Ce n’était pas le moment de se laisser distraire.
— Ryan m’a emmenée chez lui…
Elle prit une profonde inspiration, et s’obligea à regarder Tommy et Layla
en face. A son grand soulagement, elle put constater que leur réaction était
moins terrible que ce qu’elle craignait. Ils n’avaient pas l’air de la juger. Ils
attendaient simplement qu’elle poursuive.
— Et ensuite, c’est le trou noir. Je me suis réveillée le lendemain matin
dans un décor totalement cliché, et Ryan n’était plus là.
Layla et Tommy la dévisagèrent sans un mot.
Aster avala le nœud qu’elle avait dans la gorge.
— Je ne sais pas où il est allé. Je ne l’ai plus revu. Je n’en ai pas parlé à la
police. Ni à personne. C’est trop humiliant pour moi. Et ensuite, hier…
Elle baissa la tête et demeura un instant silencieuse. Elle avait besoin de
tout son courage pour leur avouer le pire.
— Quelqu’un m’a livré un enregistrement vidéo des trucs dégoûtants que
j’ai faits dans l’appartement de Ryan.
Elle risqua un coup d’œil à travers ses longues mèches, pour tenter de lire
l’expression de leur visage. Cette confession ne changeait rien à sa situation,
mais elle se sentait plus légère, plus en phase aussi avec Tommy et Layla, ce
qui n’était pas une mauvaise chose, vu qu’ils étaient tous les trois dans la
même galère.
— Tu sais…
Tommy se tourna vers elle. Il avait pris une voix douce.
— Madison m’a avoué qu’elle avait envie de rompre avec Ryan, mais
qu’elle avait peur de sa réaction. Quand elle l’a surpris avec toi, elle a sauté sur
l’occasion, en fait.
Cette déclaration étonna Aster. Madison lui avait toujours fait l’effet d’une
personne distante et secrète, pas du tout le genre à confier des trucs aussi
intimes à un mec qu’elle connaissait à peine.
— On dirait qu’elle s’est vraiment dégelée, avec toi.
Elle étudia attentivement Tommy. Combien de temps avait-il passé avec
Madison, en fait ?
Tommy haussa les épaules.
— Et ce texto qu’elle a reçu avant de quitter le Vesper ? demanda Layla.
Devant l’air étonné de Tommy, elle crut bon d’expliquer :
— Ce sont les flics qui m’en ont parlé. Ils voulaient savoir si c’était moi
qui l’avais envoyé.
— Ils ne peuvent pas tenter de le retracer ?
— Ils m’ont dit que non. Il a été envoyé depuis un téléphone prépayé.
Tommy se passa la main dans les cheveux et serra les dents. Il avait besoin
d’un peu de répit pour mettre de l’ordre dans ses idées.
— Madison est partie au Night for Night, en quittant le Vesper, dit-il enfin
dans un murmure.
— Mais comment…
Avant que Layla ait pu terminer sa phrase, il lui coupa la parole.
— Je le sais parce que je l’ai suivie. Enfin, pas tout de suite… Je suis
d’abord retourné dans le club, mais après je… Je suis ressorti et j’ai pris la
même direction qu’elle, jusqu’à la rattraper.
— Est-ce que Larsen est au courant ?
Aster se pencha vers lui. La conversation devenait très intéressante.
Tommy fit la grimace.
— Tu veux rire ? Si je lui avais dit que je l’avais suivie, je serais déjà
derrière les barreaux, au lieu de parler ici avec vous.
— Mais le Night for Night était fermé, fit remarquer Layla.
— Elle avait le code, répondit Tommy en les regardant tour à tour.
— Et tu as vu quelque chose ? intervint Aster.
Elle s’efforça de conserver une voix calme et de cacher à Tommy
l’excitation qui la gagnait. Il semblait sur les nerfs, complètement parano, pas
du tout comme d’habitude. Elle ne voulait pas l’effrayer en le poussant à
révéler des choses qu’il n’était pas encore prêt à lâcher.
Tommy secoua la tête.
— Je n’ai pas pu la suivre à l’intérieur, parce que la porte s’est refermée.
En plus je me sentais gêné de la pister comme ça, donc je suis retourné au
Vesper. J’ai traîné encore un peu là-bas, le temps de boire une dernière bière.
C’est au moment de partir, quand je fermais le club, que je me suis rendu
compte que j’avais les clés de la voiture de Madison dans mon blouson. Mais,
quand j’ai voulu la déplacer pour éviter qu’on l’embarque à la fourrière, elle
avait disparu.
— Quelqu’un d’autre l’avait déplacée ? demanda Layla.
Tommy haussa les épaules.
— Et les clés, tu les as toujours ? interrogea Aster.
Il baissa piteusement la tête.
— Oui.
— Et ces clés, elles n’ont rien de spécial ?
Il lui jeta un drôle de regard.
— Mais non, rien du tout. Ce sont des clés, c’est tout.
Aster dut faire un effort pour conserver une expression neutre. Pourquoi les
mecs étaient-ils aussi niais ?
— Je te demande s’il y a un porte-clés, combien de clés, des gris-gris ?
— Qu’est-ce que ça peut faire ? lâcha-t-il en plissant ses yeux bleus contre
le soleil couchant.
— Ça pourrait avoir de l’importance, murmura Aster.
Elle se mordilla les lèvres.
— C’est un peu tiré par les cheveux, mais on ne sait jamais. Un trousseau
de clés, c’est très personnel. C’est le truc qui te sert à protéger ton petit univers.
Il peut y avoir quelque chose de révélateur.
— Je n’y avais pas pensé.
Son regard se perdit au loin, comme s’il tentait de se souvenir. Puis il
secoua la tête.
— Non, je ne vois pas. Mais je vais les observer et je vous dirai.
Aster aurait préféré qu’il lui montre le trousseau, car elle n’avait pas
confiance en ses talents de détective, mais elle se contenta d’acquiescer.
— J’espère au moins que tu les as cachées dans un endroit sûr, dit Layla. Si
les flics découvrent que c’est toi qui les as…
Elle ne termina pas sa phrase, laissant planer la menace.
— Oui, elles sont bien planquées, répondit-il d’une voix tendue, le visage
fermé.
— La seule chose que nous ne savons pas, c’est donc où était Ryan cette
nuit-là, reprit Layla. Tu penses que c’est avec lui que Madison avait rendez-
vous ?
— Pourquoi serait-elle allée rejoindre Ryan en pleine nuit après avoir
avoué qu’elle avait peur de lui ? fit remarquer Aster.
Elle s’en voulut de prendre la défense de ce salaud de Ryan, mais la
question méritait d’être posée.
— Elle n’a pas vraiment dit qu’elle avait peur de lui, ce n’était pas aussi
explicite, intervint Tommy.
Il se frotta la mâchoire. Il semblait de plus en plus découragé. Il
commençait à douter.
— N’empêche que le fait que Ryan ait disparu de chez lui en pleine nuit est
tout de même bizarre, insista Layla. On peut penser qu’il est allé retrouver
Madison et qu’il s’est servi d’Aster comme alibi. Elle était trop soûle pour
s’apercevoir de son départ, c’était pratique.
Elle jeta un regard d’excuse du côté d’Aster.
— Ne le prends pas mal, murmura-t-elle.
Aster haussa les épaules. Le commentaire de Layla était très en dessous de
ce qu’elle encaissait en ce moment avec la presse.
Tommy enfonça les talons de ses bottes dans la terre et posa ses bras sur
ses genoux.
— Apparemment, aucun de nous ne peut dire ce qui s’est passé. Il n’y a que
Madison qui pourrait répondre aux questions que nous nous posons, et en ce
moment elle n’est pas très bavarde. Je reste persuadé qu’il ne lui est rien arrivé
de grave, contrairement à ce que tout le monde semble penser. Et pour la
voiture…
Il marqua un temps de pause.
— Elle avait peut-être un double des clés et l’a déplacée elle-même. Ce que
je crois, c’est qu’elle a eu envie de s’éloigner de L.A. pendant quelque temps
pour avoir la paix.
Layla n’eut pas l’air convaincue.
— Il y aurait un moyen de savoir quand Ryan est parti de chez lui ?
Aster fronça les sourcils.
— Quand je me suis réveillée, les draps étaient froids de son côté. Je te
laisse libre d’en tirer les conclusions que tu voudras.
Elle semblait lasse. Elle l’était. Au début, sa confession l’avait libérée,
mais à présent c’était tout le contraire. Elle ne pouvait pas s’empêcher de
penser qu’elle avait commis une erreur en cachant aux flics qu’elle avait passé
une partie de la nuit avec Ryan.
— Et la vidéo ? demanda Layla. On voit Ryan ou pas ?
Aster secoua la tête.
— Non. Je suis la vedette, tu vois.
— Il y a la date et l’heure ?
Aster ferma les yeux. Elle avait hâte que cette conversation se termine.
— Je n’ai pas vraiment regardé d’aussi près, Layla. Et puis tu me poses
toutes ces questions comme si tu pensais que je vais fournir cette vidéo aux
flics. Et ça, c’est hors de question. Pour l’instant, la police ne sait même pas
que j’ai suivi Ryan chez lui, et je n’ai pas l’intention de le leur dire.
— Tu seras peut-être obligée de le faire, insista Layla.
— Non. Vous n’avez aucune idée de la catastrophe que ce serait pour ma
famille. C’est déjà suffisamment mauvais qu’ils pensent que j’ai couché avec
un garçon sans être mariée. S’ils voyaient cette vidéo, ils me renieraient
totalement.
— Mais si cette vidéo pouvait te disculper ?
Layla ne voulait pas lâcher le morceau, mais Aster avait atteint sa limite.
— Ecoutez… C’est hors de question et puis c’est tout. Vous pigez ? Mon
seul crime est d’avoir couché avec un salaud. Personne ne verra cette vidéo,
point final. Pour être franche, je commence à regretter de vous en avoir parlé.
— Aster…
Tommy tenta de lui prendre la main pour la réconforter, mais elle était trop
énervée pour accepter un quelconque réconfort.
Layla, elle, n’avait décidément qu’une seule idée en tête. Elle était
vraiment bornée.
— Tu en as fait quoi de cette vidéo ?
— Pourquoi cette question ? Tu voudrais me la piquer ?
Aster était à bout, elle ramassa son sac. Cette conversation avait assez duré.
— Je voudrais surtout être sûre que personne ne mettra la main dessus,
rétorqua Layla. J’espère que tu ne l’as pas laissée dans le coffre-fort de ta
chambre.
— Pourquoi tu me dis ça ?
Aster se leva d’un bond. Elle tremblait, elle n’en pouvait plus. Elle
regrettait amèrement d’être venue.
— Tu vis dans un hôtel. Tu n’es donc pas la seule à avoir la clé de ta
chambre.
Aster secoua la tête en marmonnant. Elle ne comprenait même pas
pourquoi elle ne tournait pas le dos à cette idiote, pourquoi elle prenait la peine
de répondre à ses provocations.
— Ecoute, reprit Layla. Je sais que tu as une relation particulière avec Ira.
— Qu’est-ce que tu sous-entends ?
Les yeux d’Aster étaient brûlants de colère, mais ce qu’elle ressentait, en
réalité, c’était de la peur. Est-ce que Layla savait qu’Ira lui avait régulièrement
donné des enveloppes pleines de liasses de billets ? Elle les avait prises, c’était
vrai, mais pas avec la conscience tranquille.
— D’après ce que je sais, tu occupes en ce moment l’un de ses
appartements de grand standing.
Aster soupira. Bon. Ce n’était pas le moment de partir. Elle reprit sa place
près de Tommy.
— Si on devait voter maintenant, vous désigneriez qui, comme coupable ?
Layla se courba en avant et repoussa ses mèches blondes derrière ses
oreilles, révélant une paire de clous d’oreilles en forme de cœur qui semblaient
totalement déplacés sur elle. Aster l’aurait mieux vue avec des crânes, des
poignards ou des piques.
— Il me semble que tous les indices convergent vers Ryan, non ? déclara
Tommy en quêtant leur approbation du regard. Il devait en vouloir terriblement
à Madison d’avoir fait cette scène en public.
— Lui en vouloir au point de la tuer ?
Aster fit la grimace. Elle n’avait pas envie d’adhérer à cette thèse, sans
doute parce qu’elle refusait de croire qu’elle avait volontairement suivi un
meurtrier chez lui. Elle s’était suffisamment couverte de honte. Elle n’avait pas
besoin d’ajouter ça à sa liste.
— Je ne crois pas que Madison soit morte, déclara Tommy d’un ton
catégorique.
Il semblait sincère, mais sa conviction ne se basait sur rien d’autre que sur
l’espoir. Et un certain entêtement.
— C’est tout de même bizarre qu’elle ait disparu en pleine nuit, insista
Layla, toujours prête à enfoncer le clou.
— Et la disparition de Madison lui a fait de la pub, renchérit Aster. Il n’a
pas cessé de donner des interviews.
Elle supportait mal que Ryan l’ait fait passer pour un simple bouche-trou
en ne cessant de claironner qu’il regrettait ce qui s’était passé entre eux et qu’il
aimait toujours Madison.
— On pourrait en dire autant de vous deux, commenta Layla.
Puis elle se tourna vers Tommy.
— Elle n’a rien dit, ou fait, qui t’a semblé bizarre ? Quand tu l’as suivie, tu
n’as rien remarqué de spécial ?
Tommy ferma les yeux. Puis il les rouvrit et déclara :
— Elle a parlé avec un accent.
— Quel genre d’accent ?
— De la campagne. Ou de la montagne. En tout cas, elle n’est pas
originaire de la côte Est, comme elle le prétend.
Layla acquiesça avec agitation, et son carré blond caressa son visage.
— Je suis tombée par hasard sur elle un jour dans une cafétéria. Elle avait
donné Della comme nom pour sa commande. Au début, je n’y ai pas fait
attention, parce que tout le monde utilise des pseudos dans les Starbucks, mais
si elle cache des choses de son passé… Et si Ryan avait découvert son secret et
s’était mis à la faire chanter ?
— Mais pourquoi aurait-il fait ça ? s’étonna Tommy.
— Parce que sa série est terminée, qu’il n’a rien d’autre en vue, qu’il a un
train de vie coûteux et qu’il doit commencer à paniquer. Des mobiles, il en
avait à la pelle…
— D’accord. On soupçonne tous Ryan, mais qu’est-ce qu’on fait de ça ?
demanda Aster.
— Avant tout, on ne doit pas se laisser manipuler par la police de L.A., qui
cherche à nous monter les uns contre les autres. On ne va pas devenir du jour au
lendemain les meilleurs amis du monde, mais on ne doit pas se considérer
comme des ennemis. Ça n’est pas dans notre intérêt.
Tommy se leva le premier, mais Aster l’imita aussitôt. Elle en avait
entendu assez pour aujourd’hui. Elle avait besoin de temps pour digérer tout ça
et pour réfléchir. Et, même si elle n’avait pas envie de l’admettre, elle
commençait à croire que sa vidéo n’était pas si bien cachée que ça. Elle
espérait que Layla se trompait, mais elle avait hâte de rentrer au W pour
vérifier que le DVD était encore là où elle l’avait laissé.
— Si tu oses parler à qui que ce soit de ce qui m’est arrivé avec Ryan et de
l’enregistrement vidéo, je te jure que je te fais plonger avec moi, dit-elle en
s’adressant à Layla.
— C’est une menace ? demanda Layla en haussant un sourcil.
Tommy les regarda tour à tour, d’un air inquiet.
— C’en est une, oui, répondit sèchement Aster en redressant le menton et
en calant son sac sous son bras.
— Pigé. Mais tu n’as rien à craindre, je suis sincère quand je dis qu’on doit
se serrer les coudes.
Quand Layla avança sa main, Aster hésita. Mais il ne lui restait plus
beaucoup d’amis, et elle avait été touchée de découvrir qu’on pouvait encore
lui manifester de la compassion. Elle posa donc sa main sur celle de Layla, et
Tommy y ajouta la sienne. Ils étaient désormais unis, pour le meilleur et pour
le pire.
54. Runnin’Down a Dream

Il faut qu’on parle. De préférence en privé.

Trena Moretti contempla son téléphone en fronçant les sourcils. Dans une
heure, il serait trop tard pour sortir courir, et elle refusait catégoriquement le
tapis de course. Elle reposa donc son téléphone et se remit à lacer ses
chaussures, avec l’intention de répondre plus tard.
Le téléphone fit de nouveau entendre son signal.
Je vous assure que ça vaut le coup. Répondez-moi.
Merde.

Trena jeta un coup d’œil du côté de sa fenêtre et se leva d’un bond. Courir
était sa religion, un acte sacré, nécessaire, et qui lui apportait souvent
l’illumination. Ses meilleures idées lui venaient quand elle avait couru
longtemps, au-delà de ses forces, et qu’elle était transpirante et haletante.
Et justement, en ce moment, elle avait bien besoin d’un peu d’inspiration.
Son article avait secoué l’inertie de la police de L.A. et attiré l’attention sur sa
signature. Mais depuis, elle n’avait rien eu d’intéressant. Ce texto de Layla
pouvait tout changer.
Pas question pour autant d’annuler son footing.
Ça t’arrive de courir ?

En attendant la réponse, elle entama une série d’étirements pour


s’échauffer.
C’est une blague ?
Pas du tout. Enfile tes baskets et viens me rejoindre le plus vite possible sur le
quai de Santa Monica.
Ce n’était pas son parcours préféré, mais c’était le plus facile et elle avait
décidé de s’en contenter pour aujourd’hui.

* * *

Trena avait lancé son invitation sans trop y croire — Layla était sûrement
le genre de fille qui avait passé ses années de lycée à ruminer des pensées
cyniques en fumant des menthol —, aussi fut-elle surprise de la voir arriver en
tenue, vêtue d’un vieux short de gym, d’un débardeur gris coupé au nombril, et
d’une paire de baskets toutes neuves.
— Tu viens de les acheter ? demanda-t-elle en montrant les chaussures.
— Non, c’est un cadeau que mon père m’a fait l’été dernier. Il voulait
qu’on se lève tous les matins pour faire du jogging.
— Et ?
— Le premier jour, on a couru de l’Intelligentsia à Abbot Kinney. Le
lendemain on est restés au lit. Depuis, je n’ai plus eu l’occasion de porter ces
baskets.
— Dans ce cas, tâche de suivre le rythme. La course, c’est sacré.
Normalement, je n’autorise personne à m’accompagner. Et sois certaine que je
ne te laisserai pas me ralentir.
— J’essayerai de tout vous dire avant de m’évanouir, répondit Layla en la
rejoignant sur le chemin.
— Juste pour information, c’est mon allure d’échauffement, déclara Trena
en lui jetant un regard de côté.
Elles venaient à peine de commencer, et la gamine semblait déjà sur le
point de défaillir.
— Et sache aussi que la personne qui te parle était autrefois allergique à
l’exercice physique, tout comme toi. Mais vois-tu…
Elle montra les jambes minces et musclées de Layla, son ventre plat.
— Tout ça, c’est un superbe cadeau, mais ça n’est pas éternel. Tu as intérêt
à en profiter, parce qu’à partir de vingt-cinq ans il faudra te donner du mal pour
le conserver.
Layla acquiesça.
— C’est fini, le sermon ?
— Oh ! non, je pourrais continuer, répondit Trena en riant. Mais je vais
t’épargner l’atroce vérité au sujet des ravages de la gravité, parce que j’ai envie
de savoir ce que tu as à me dire.
Layla plissa les yeux et regarda autour d’elle d’un air méfiant.
— J’ai une piste très sérieuse concernant la disparition de Madison.
Trena ralentit aussitôt, allant de ce fait à l’encontre des sacro-saintes règles
qu’elle venait d’énoncer.
— J’écoute…
— D’accord… Deux choses… La première…
Layla marqua un temps de pause.
— Je suis une source anonyme. Vous devez me promettre de ne jamais
révéler d’où vous tenez cette information.
— Parole de scout.
La voix de Trena contenait une pointe de sarcasme qu’elle regretta aussitôt.
Elle avait vraiment hâte de savoir de quoi il s’agissait. Elle tenait un super
filon.
Layla acquiesça, apparemment le sarcasme ne la dérangeait pas.
— Je possède une info vraiment surprenante, quelque chose que la police
ignore et…
— Layla, cesse de tourner autour du pot et fais-moi confiance, d’accord ?
Elle secoua la tête en voyant que Layla avait déjà besoin de reprendre son
souffle.
— Il y a de grandes chances pour que Ryan Hawthorne en sache beaucoup
plus long sur la disparition de Madison qu’il ne veut bien le dire. Il en sait
même peut-être plus que tout le monde.
Trena acquiesça, en s’efforçant d’afficher un visage neutre.
— J’écoute la suite…
— Il y a un trou de plusieurs heures dans son emploi du temps, la nuit où
Madison a disparu, et qui correspondrait au moment où elle a été vue pour la
dernière fois.
— Par Tommy, fit remarquer Trena.
— Oui, par Tommy. Quand elle a quitté le Vesper. Mais, d’après ma source,
Ryan n’était pas là où il prétendait être la nuit de sa disparition.
— Son concierge a confirmé qu’il était bien chez lui.
Layla fronça les sourcils et regarda droit devant elle.
— On peut acheter un concierge. Il faut que quelqu’un vérifie les vidéos de
surveillance de l’immeuble, s’il y en a.
Layla se tut. Trena se demanda si elle n’avait plus de souffle ou si elle
commençait à regretter d’en avoir trop dit. Il n’était pas rare que quelqu’un
vienne spontanément se confier à un journaliste et fasse machine arrière une
fois sur place. Elle décida donc de se montrer diplomate, de ne pas insister
lourdement, et même de ralentir encore le rythme de sa course. Elle se
concentra sur le chemin et contempla les petites maisons carrées et colorées sur
sa droite, puis la large bande de sable doré qui bordait l’océan bleu marine sur
sa gauche. Laissant à Layla le temps de souffler et de décider elle-même de
poursuivre.
— Disons que j’ai la preuve qu’il est le salaud que je l’ai toujours
soupçonné d’être, lâcha-t-elle enfin.
Bingo ! C’était reparti ! Trena soupira de soulagement.
Elle risqua un coup d’œil du côté de Layla. La pauvre transpirait à grosses
gouttes, elle avait les joues rouges et pourtant elle tenait bon. Comme si elle
accomplissait une pénitence. De quel péché s’accusait-elle ?
— Une autre chose que la police ignore, c’est qu’après avoir quitté le
Vesper, Madison est allée au Night for Night.
— Le Night for Night était fermé, rétorqua posément Trena, sans se
montrer le moins du monde impressionnée.
— Madison avait le code qui ouvre la porte. C’est une piste qui mérite
d’être creusée, non ?
Oui. Carrément. Dès que j’aurai fait mes huit kilomètres.
— C’est tout ?
Layla acquiesça. Cette fois, elle était vraiment à bout de souffle, à l’agonie.
— C’est tout. Et je vous abandonne.
Elle fit demi-tour et repartit dans la direction opposée, sans laisser à Trena
le temps de la remercier.
55. Pictures of You

Durant tout le trajet entre le cimetière Hollywood Forever et l’hôtel W (qui


prit beaucoup plus de temps que prévu en raison des célèbres embouteillages de
L.A.), Aster ne cessa de se torturer. Elle avait eu tort de se confier à Layla et
Tommy. Eux-mêmes n’avaient presque rien avoué, à bien y réfléchir. Rien en
tout cas qui soit à la hauteur de l’humiliation d’une sextape.
Elle tourna à gauche bien que le feu soit encore rouge (toujours en raison
des embouteillages, elle ne se souvenait pas de la dernière fois qu’elle était
passée au vert), pour prendre la direction de l’hôtel. Elle avait plus que hâte de
regagner sa chambre et d’ouvrir son coffre-fort, ne fût-ce que pour prouver que
Layla avait tort.
Un coffre-fort, c’est une cachette sûre. Personne n’a fouillé dans mes
affaires. Je n’ai rien à craindre.
Mais elle avait beau se le répéter, elle avait le ventre noué.
Au moment où elle allait pénétrer dans le hall, son téléphone sonna. Elle
jeta un coup d’œil à l’écran, persuadée qu’il s’agissait de Layla, mais c’était
Ira. Sans même réfléchir, elle appuya sur « Refuser ».
Il était adorable avec elle, et elle lui devait beaucoup. Mais elle était trop
troublée pour lui parler.
Laissant ses clés au voiturier, elle courut vers l’ascenseur. Elle appuyait
fébrilement sur le bouton d’appel, quand une voix derrière elle la fit sursauter.
— Alors, il marche, cet ascenseur ?
Ira.
Elle se retourna lentement en s’efforçant de prendre un air ravi, mais son
sourire s’effaça quand elle aperçut Javen.
— Qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-elle en les regardant.
Elle avait beau se creuser la cervelle, elle ne voyait pas ce que Javen
pouvait bien faire avec Ira Redman. A moins qu’il ne soit arrivé quelque chose
à ses parents…
Ira fit signe à Javen que c’était à lui de parler.
— Je veux emménager ici avec toi, déclara-t-il.
La sonnerie de l’ascenseur retentit, et ses portes coulissèrent.
— Je vous laisse vous débrouiller pour les détails, déclara Ira en se
détournant. Oh ! et, Aster…
Elle était déjà dans la cabine et bloqua la porte avec sa main.
— La prochaine fois que je t’appelle, n’appuie pas sur « Refuser ».
Elle battit des paupières, lâcha la porte et attendit que les deux battants se
referment.
— Aster…, commença Javen.
Elle l’arrêta d’un geste et secoua la tête.
— Pas ici, murmura-t-elle, tout en se rendant compte qu’il devait la trouver
complètement parano et qu’il n’avait pas tout à fait tort.
— Tu m’expliqueras tout ça quand on sera dans l’appartement, ajouta-t-
elle.
Elle pria pour que l’ascenseur grimpe plus vite — pourquoi était-il si lent ?
Elle avait besoin de vérifier que son DVD était bien où elle l’avait laissé. Tant
que ça ne serait pas fait, elle ne pourrait pas accorder la moindre attention à son
frère.
Une fois à l’intérieur, Javen se précipita vers les baies vitrées pour admirer
la vue panoramique sur la ville, tandis qu’Aster allait droit au coffre-fort niché
dans l’armoire. Elle tapa le code en retenant son souffle et l’ouvrit. Tout y
était : ses bijoux, son MacBook Air, l’argent liquide qu’Ira lui avait donné, et…
le DVD. Elle tomba à genoux, la tête dans les mains.
Son secret était à l’abri.
Et il le resterait.
Elle en pleura de soulagement.
— Tu vas bien ?
Javen se tenait sur le seuil, une expression inquiète sur le visage.
— Oui.
Elle s’empressa de se relever, en s’essuyant les joues.
— Mais toi, Javen, dis-moi ce qui se passe ! Qu’est-ce que tu fais là ? Je
suis contente de te voir, mais…
— Papa et maman sont insupportables, grommela-t-il, tandis qu’elle
l’entraînait hors du dressing, dans le salon. Je n’en pouvais vraiment plus.
— Ce n’est pas nouveau, dit-elle.
Elle lui ébouriffa les cheveux et le fit asseoir sur le canapé, puis se dirigea
vers la cuisine. Elle fouilla dans le réfrigérateur pour chercher quelque chose à
lui servir, mais bon, pas la peine de rêver… Elle n’avait pas fait les courses une
seule fois depuis qu’elle s’était installée ici.
— Qu’est-ce que tu dirais, si on commandait à manger par le service de
chambre ? proposa-t-elle.
— Je dirais que ça fait une raison de plus d’habiter ici avec toi. Tu as de la
chance de vivre dans ce bel appartement et de faire tout ce que tu veux.
— Oui, mais je te rappelle que j’ai trois ans de plus que toi. J’ai durement
gagné le droit d’être ici. Mais ne sois pas trop impressionné, rien de tout ça
n’est à moi, et cette situation n’est que temporaire. Je ne sais même pas
combien de temps Ira me permettra de rester.
Il lui jeta un regard éperdu, avec ses beaux yeux qui brillaient et ses épais
cils noirs qui balayaient ses joues chaque fois qu’il battait des paupières.
— Je ne pense pas que ça le dérange que tu occupes cet appartement. Il
possède presque toute la ville. Je suis sûr que tu vivras ici aussi longtemps que
tu le voudras.
— Ce n’est pas exactement comme ça que ça marche.
Aster fronça les sourcils et resta un moment à observer son frère. Son cœur
saignait à l’idée de toutes les épreuves qu’il aurait un jour à affronter. Quand
elle vivait encore sous le joug de ses parents, elle n’avait jamais pris le temps
de réfléchir à ce qu’il endurait. Il avait une âme d’artiste, et ils le poussaient à
choisir une profession rentable. Il aimait les garçons, mais ils étaient déjà à
l’affût d’une épouse convenable pour lui. Dans leur monde parfait, il n’y avait
pas de place pour les égarements. Javen devait souffrir.
— Faisons un marché, proposa-t-elle.
Elle devait soutenir son frère, mais il y avait des limites. Il était trop jeune
pour quitter la maison familiale.
— Si tu promets d’appeler papa et maman pour leur dire que tu es avec
moi, je te permettrai de rester. On fera venir le service de chambre, on
regardera des films, et tu pourras dormir ici cette nuit. Mais demain il faudra
que tu rentres à la maison. Ça te va ?
Javen lui jeta un regard angoissé.
— C’est négociable ?
— Non, répondit-elle en lui lançant le menu du service de chambre.
Commande ce que tu veux, moi je vais prendre un bain. Ensuite je serai toute à
toi.
Javen se cala au milieu des coussins, posa ses pieds sur la table basse et se
mit à étudier le menu. Elle l’abandonna pour se faire couler un bain, avec une
bonne dose de sels de bain, puis elle se plongea dans l’eau avec délice, en
calant sa tête contre l’oreiller qu’elle s’était acheté dès son installation ici.
Rien de tel qu’un bon bain chaud pour se débarrasser de ses angoisses. Pour la
première fois depuis longtemps, elle parvint à se détendre. Elle plongea un peu
plus, elle avait maintenant de l’eau jusqu’au menton, et mouilla ses cheveux
jusqu’aux oreilles. Ce n’était pas le jacuzzi de la maison de ses parents, mais
finalement l’effet était le même.
Elle venait de fermer les yeux et commençait vraiment à planer, quand
Javen frappa à la porte.
— On vient de te livrer ça, dit-il en glissant une enveloppe kraft sous la
porte.
Une enveloppe semblable à celle dans laquelle était arrivé le DVD.
Cette simple vue suffit à déclencher en elle une vague de panique. Elle
sortit aussitôt de la baignoire et courut ramasser l’enveloppe, dégoulinante, en
dérapant sur le carrelage de marbre. En glissant son index sous le rabat, elle
s’entailla la peau et grimaça de douleur en portant son doigt à ses lèvres. Elle
avait le goût du sang dans la bouche et…
Elle poussa un cri étouffé. Le contenu de l’enveloppe venait de glisser au
sol, et elle contemplait maintenant sur le carrelage une photo d’elle, nue, tirée
de la vidéo.
Non.
Non !
Elle se drapa à la hâte dans une serviette et courut en trébuchant vers son
dressing, pour vérifier une fois de plus que le coffre était intact. Avec le DVD.
Est-ce que quelqu’un était entré dans sa chambre pour faire une copie du
DVD avant de le remettre en place ?
Ou bien celui qui le lui avait envoyé avait conservé une copie ?
Le DVD était à sa place, en effet. Mais Aster était un peu maniaque quand
il s’agissait de ses affaires et elle se souvenait parfaitement d’avoir laissé
l’enveloppe contenant l’argent liquide à gauche, et non pas à droite. Elle avait
été tellement soulagée tout à l’heure de constater que le DVD était toujours là
qu’elle n’avait pas remarqué que le contenu du coffre avait été remué.
Elle compta l’argent — il ne manquait rien. Elle vérifia dans son sac à
bijoux — tout y était.
Et pourtant, quelqu’un avait ouvert ce coffre.
Et fouillé dans ses affaires.
Elle fourra le DVD dans son sac, en attendant de lui trouver une meilleure
cachette.
Javen croyait que ce luxueux appartement était un paradis et un refuge. Il
se trompait.
Cet appartement n’avait que l’apparence d’un paradis et jamais il n’avait
été un refuge.
56. Goodbye to You

Accompagnée de Mateo, Layla faisait lentement le tour de la galerie qui


exposait les dernières œuvres de son père. Son travail était plus abouti que
jamais — il était vraiment habité, plein de vie, avec des silhouettes qui
semblaient jaillir hors de la toile. Mais personne n’avait encore rien acheté.
C’était incompréhensible.
— Il y a pas mal de monde, commenta Mateo en lui prenant la main. Ton
père va peut-être pouvoir commencer à souffler.
Elle fit la moue.
— On s’en fiche, qu’il y ait du monde, soupira-t-elle. Ce qu’il nous faut,
c’est qu’il vende.
Elle se laissa aller contre son épaule pour profiter de la force paisible qui se
dégageait de lui. Ils auraient eu besoin de partager plus de moments comme
celui-ci. Entre le concours et tout le battage autour de la disparition de
Madison, ils se voyaient à peine et, quand ils se voyaient, ils avaient l’un
envers l’autre un comportement précautionneux qui manquait de spontanéité.
Comme si le moindre faux pas risquait de faire dérailler leur relation déjà
fragile. Aussi, même s’ils n’étaient pas seuls mais noyés dans la foule du
vernissage, Layla était heureuse d’être avec lui.
Elle jeta un coup d’œil du côté de son père. Il semblait heureux et détendu,
mais ça n’était qu’une apparence. Il avait récemment reçu des courriers
inquiétants de sa banque et de quelques créanciers ; il était complètement
stressé. S’il ne vendait pas au moins un grand tableau, elle allait être obligée
d’oublier l’école de journalisme et d’utiliser l’argent gagné avec son blog pour
sauver leur maison jusqu’à ce qu’ils trouvent une autre solution. Elle était prête
à le faire — elle aurait fait n’importe quoi pour lui —, mais elle espérait ne pas
en arriver là. Pour elle autant que pour son père qui l’aurait vécu comme un
échec.
Son téléphone annonça l’arrivée d’un message, et elle sentit les doigts de
Mateo se crisper. Il ne supportait plus d’entendre parler d’Ira, du club ou de la
disparition de Madison. Sa patience était à bout. Mais le concours n’était pas
terminé, et elle devait absolument lire ses messages en ce moment.
Celui-là venait de Trena. Il s’agissait d’un lien vers son dernier article.
Des traces de sang sur la terrasse du Night for Night !
Le sang de Madison Brooks ?

Layla poussa un cri étouffé.


Sous le titre, on voyait une photo de Ryan Hawthorne entouré d’hommes en
costume, protégeant son visage à deux mains des flashs des photographes,
tandis qu’on l’escortait dans un commissariat.
Mateo se pencha par-dessus son épaule, passa un bras autour de sa taille et
l’attira à lui.
— Parfait. Au moins, cette histoire est réglée. Tu vas pouvoir passer à autre
chose.
Il tenta de l’embrasser dans le cou, mais elle le repoussa d’une petite tape.
— Bon, je vois que ça te passionne encore, conclut-il.
— C’est que…
Elle n’avait besoin que d’une petite seconde pour lire attentivement cet
article. Ensuite, elle serait toute à lui.
— Il faut que je…
Mateo n’écouta pas la suite. Il fit volte-face et s’éloigna en direction du
bar.
— Je vais nous chercher à boire, lança-t-il par-dessus son épaule. Quand je
reviendrai, essaye de ne plus penser à ce truc.
Elle fronça les sourcils et parcourut de nouveau l’article. Apparemment,
Trena avait réussi à mobiliser la police, et Ryan avait été arrêté. Enfin ! Elle
n’avait plus rien à craindre. Tommy et Aster non plus. Elle se sentit libérée
d’un grand poids.
— On dirait que tu n’es pas la seule à recevoir des textos intéressants.
Mateo était revenu et lui collait son téléphone sous le nez. Sur l’écran, il y
avait une photo. Une photo d’elle et de Tommy qui s’embrassaient sur la piste
de danse du Jewel. Avec la date et l’heure.
Elle ferma les yeux, en regrettant de ne pas pouvoir remonter le temps.
Quand elle les rouvrit, ce fut pire. Mateo semblait complètement broyé. Autant
qu’elle. Sauf qu’il était la victime, et elle le bourreau. Il souffrait sûrement
beaucoup plus qu’elle.
— Je suis désolée.
Cette piètre réponse lui arracha une grimace. Elle devait à Mateo un peu
plus qu’un haussement d’épaules et des excuses débiles, même si celles-ci
étaient sincères.
— Je ne sais même pas quoi dire.
Dans sa tête, les idées se bousculaient, mais celle qui revenait le plus
souvent était l’horrible vérité : quelqu’un l’espionnait. Quelqu’un la détestait
suffisamment pour prendre une photo de sa plus regrettable erreur et s’en servir
contre elle.
Elle tendit la main vers Mateo et lui pressa le bras, cherchant à le
réconforter par un contact physique. Mais elle l’avait déjà perdu.
— Qui t’a envoyé ça ? demanda-t-elle.
Elle lui serrait si fort le bras que des marques rouges apparurent aussitôt.
— C’est ça qui t’inquiète ? protesta-t-il en se dégageant. C’est bien toi, sur
cette photo, non ?
Elle ferma les yeux et acquiesça. Ça n’aurait servi à rien de mentir.
— Et ce mec, c’est qui ?
— C’est Tommy. Tommy Phillips.
Elle avait les genoux en coton, flageolants, elle devait lutter pour tenir
debout.
— C’est l’un des concurrents. Et ce que tu vois ne s’est produit qu’une fois
et ne se reproduira pas, je te le jure.
— Ça remonte à plusieurs semaines, Layla. Et tu ne m’avais rien dit.
Qu’est-ce que tu me caches d’autre ?
Elle secoua la tête et balaya la galerie du regard. Ce texto n’aurait pas pu
arriver à un plus mauvais moment. Evidemment, il n’y avait pas de bons
moments pour ce genre de choses, mais cette exposition était très importante
pour son père. Elle ne pouvait pas se permettre une scène.
— Mateo, souffla-t-elle. Je ne te cache rien, je t’assure. Je pense que
quelqu’un essaye de me piéger.
Mateo détourna les yeux, comme s’il ne supportait plus de la regarder.
Depuis la disparition de Madison, il était fatigué de ses théories du complot.
Mais, pour la première fois, elle se rendait compte que ça allait plus loin. Peut-
être était-il aussi fatigué d’elle.
— Je ne vois pas en quoi il pourrait s’agir d’un piège.
Son regard plongea dans le sien.
Elle lui arracha le téléphone des mains, mais le numéro était bloqué. Le
texto avait dû être envoyé d’un téléphone prépayé.
— Je ne comprends pas, murmura-t-elle pour elle-même. Qui aurait intérêt
à me faire ça ?
Malheureusement, Mateo l’avait entendue.
— Mais est-ce que tu te rends compte de ce que tu dis ? s’exclama-t-il d’un
ton indigné. C’est tout ce qui t’intéresse ? Qui t’a fait ça ? Et ce que tu m’as
fait, à moi ? Layla…
Elle leva les yeux vers lui. D’habitude, elle aimait l’entendre prononcer son
nom. Elle aimait sa voix un peu trop aiguë quand il l’appelait après une trop
longue séparation, un peu trop grave quand il la désirait. Jamais il ne s’était
adressé à elle avec une telle froideur, comme si elle était une étrangère.
Contrairement aux autres garçons avec qui elle était sortie, Mateo n’avait
jamais joué la carte du mec viril qui considère que le cœur n’est qu’un muscle
comme un autre. Il était entier et sincère. Il abordait le monde avec une
authenticité qu’elle avait toujours admirée. Mais aujourd’hui, eh bien, elle
aurait presque préféré qu’il soit capable de dissimuler ses sentiments. Au
moins pour lui épargner la vue de son désarroi.
Elle ne méritait pas son amour. Mais il était trop pur et trop intègre pour
s’en apercevoir.
— J’ai l’impression de ne plus savoir qui tu es, lâcha-t-il.
Layla eut envie de pleurer.
— Je pense qu’on devrait faire une pause, tous les deux, reprit-il.
Elle fit l’effort de soutenir son regard et acquiesça en silence. Sa lèvre
inférieure tremblait, des larmes lui brûlaient les yeux. Mais elle se tut. Tout ce
qu’elle aurait pu dire n’aurait fait qu’empirer les choses. Elle avait menti à
Mateo, et peu importait qu’elle l’aime — car elle l’aimait sincèrement —,
quelque chose les séparait depuis le premier jour de leur rencontre.
Il méritait mieux qu’elle.
Et, avec un peu de chance, elle aussi trouverait celui qu’elle méritait.
Elle le regarda partir. Silencieux. Comme un fantôme.
Immatériel.
Presque invisible.
Etranger.
Elle essuya subrepticement les quelques larmes qui lui avaient échappé.
Elle n’avait pas le droit de pleurer. Pas maintenant. Elle devait faire bonne
figure pour ne pas gâcher le vernissage de son père.
Elle se dirigea vers le bar et se servit un verre de vin rouge avant de partir à
sa recherche. Son cœur fit un bond quand elle l’aperçut dans un coin, en train
de parler avec Ira.
— J’étais en train de dire à ton père que j’aime beaucoup son travail,
déclara Ira en souriant.
Elle se força à lui rendre un demi-sourire et regarda autour d’elle. Le
galeriste faisait son travail de promotion, mais personne ne mordait.
— Je pense à agrandir le Vesper. Je vais y ajouter un espace privé pour les
VIP. Et je voudrais commander une fresque à ton père. On était en train de
négocier.
Layla se tourna vers son père. Il la jouait décontracté, mais c’était clair
qu’il voulait cette commande.
— Il a beaucoup de talent, assura-t-elle. Vous ne serez pas déçu.
Elle avala sa salive. Elle avait le tournis et elle y voyait trouble. Un peu
comme si elle s’était égarée à l’intérieur d’un des tableaux de son père.
— Je te laisse à ta négociation, papa. Je sors prendre l’air cinq minutes.
Elle aurait voulu en dire plus, le mettre en garde contre Ira, le prévenir
qu’il mettait les pieds dans une toile d’araignée dont il ne pourrait plus se
dépêtrer. Mais ils avaient désespérément besoin d’un sauveur et, si Ira se
présentait pour les délivrer d’une montagne de dettes et de la perspective de se
retrouver sans abri, elle n’avait pas le droit de s’interposer.
De plus, elle délirait peut-être. Après ce qui venait de lui arriver avec
Mateo, elle n’avait plus toute sa tête.
Elle sortit de la galerie et fit quelques pas sur le trottoir bondé, tout en
dressant mentalement la liste de tout ce qui aurait dû la réjouir.
Il faisait doux, vingt-cinq degrés, la température idéale.
Mais demain il ferait très chaud, pas loin de trente-cinq.
Son blog marchait au-delà de ses espérances les plus folles, il lui rapportait
de l’argent et il était en train de la rendre célèbre.
Mais il retomberait dans l’oubli quand elle serait éliminée du concours et
qu’elle n’aurait plus aucun contact avec les stars dont les frasques alimentaient
ses articles.
La commande d’Ira allait lui permettre de faire son école de journalisme à
la rentrée d’automne.
Mais cela lui déplaisait de penser que son père allait se mettre à la merci de
ce pervers.
Puisqu’elle avait rompu avec Mateo, elle n’avait plus à se sentir coupable
de partir pour New York.
Mais elle avait rompu avec Mateo.
Grâce à l’intervention de Trena, elle ne faisait plus partie des suspects dans
la disparition de Madison !
Mais, sans Mateo, elle n’avait personne pour se réjouir avec elle de cette
victoire.
57. Bang Bang

Tommy se tenait sur le trottoir étoilé de rose et d’or, juste devant le Vesper,
en protégeant son visage de l’implacable soleil estival qui brillait au-dessus de
lui comme un œil désapprobateur. Encore une journée de canicule, chaude,
sèche et ventée. Des foyers s’étaient déclarés à Griffith Park, à La Cañada
Flintridge, dans la forêt nationale d’Angeles, et depuis peu un autre brasier
faisait rage à Malibu. On aurait dit que toute la ville était en feu. L’air était
âcre, le ciel assombri par la fumée déversait une pluie de cendres qui recouvrait
L.A. d’un manteau de suie.
Pour l’instant, les luxueuses maisons du front de mer avaient été épargnées
mais, si le feu n’avait pas raison d’elles, un tremblement de terre s’en
chargerait un jour.
Peut-être était-ce cette constante menace de fin du monde qui rendait les
Californiens tellement ouverts et amicaux. Ils vivaient sur une faille, et tout
pouvait s’écrouler d’un moment à l’autre. Leurs rêves et leur vie. Et ça leur
donnait envie de profiter à fond de chaque instant.
Et aujourd’hui, en dépit du feu et des mines catastrophées des présentateurs
de télés locales, tout était comme d’habitude sur Hollywood Boulevard. Les bus
touristiques ne cessaient de défiler. Des acteurs au chômage déguisés en Shrek,
R2D2 ou Superman harcelaient les touristes pour des photos.
Et c’est au milieu de cette agitation qu’Aster apparut, tremblant de tous ses
membres. Elle se précipita sur Layla en lui agitant son téléphone sous le nez.
— C’est toi qui as fait ça, hein, c’est toi ?
Layla acquiesça, affrontant sans un tressaillement cette Aster en furie et
menaçante.
— Tu avais promis de te taire, mais tu es allée droit à Trena Moretti pour
lui raconter tous mes secrets.
Aster semblait réellement folle de rage, et sa hargne était si palpable que
Tommy songea que dans quelques secondes il allait devoir intervenir pour
l’empêcher de frapper Layla. Malheureusement, il n’était pas certain d’être à la
hauteur de la tâche avec cette chaleur qui le rendait léthargique et l’air chargé
de fumée qui gênait sa respiration. Il se demanda s’il n’allait pas solliciter
l’aide du Hulk qui officiait un peu plus loin.
— Pas exactement, répondit Layla avec un calme qui ne fit qu’accentuer la
colère d’Aster. Je n’ai donné aucun détail personnel et je ne lui ai pas dit d’où
je tenais l’info.
Elle parut sincère à Tommy qui songea avec soulagement que ça suffirait
sans doute à éviter un affrontement physique. Tant mieux, parce qu’il avait hâte
d’échapper à la chaleur torride et de se réfugier à l’intérieur, dans l’espace
sombre et climatisé du club. Mais, à en juger par la mâchoire crispée d’Aster et
son regard assassin, elle n’allait pas se contenter de si peu. Il allait s’interposer,
quand elle se calma brusquement.
— Je ne sais pas si je dois te remercier ou te maudire, soupira-t-elle.
Elle décroisa les bras, et un début de sourire illumina son visage. Laissant
Tommy se demander s’il n’avait pas rêvé ce qui avait précédé. Si,
probablement.
Une chose était certaine, il avait de plus en plus de mal à comprendre les
filles et il ne les comprendrait sans doute jamais. Mais, étant de nature
pacifiste, il était soulagé que ces deux femmes qu’il commençait à apprécier lui
épargnent une scène de violence.
Layla se contenta d’acquiescer, comme si ce brusque changement d’humeur
ne la surprenait pas plus que ça, avec une expression fermée qui ne laissait rien
deviner. Il avait déjà vu ce masque, celui qu’elle portait quand elle était prête à
tout pour se protéger du chaos qui l’entourait. Elle l’arborait souvent en ce
moment, y compris avec lui. C’était vraiment dommage que leurs relations en
soient arrivées là. Mais, maintenant que les flics s’intéressaient à Ryan
Hawthorne, elle lui pardonnerait peut-être d’avoir mentionné son nom devant
eux.
Il lui lança un regard plein d’espoir, mais elle répondit en levant les yeux
au ciel et avec un sourire en coin qui lui rappela à qui il avait affaire. Ses
chances d’être pardonné étaient minces. Mais il n’avait pas pour autant
l’intention d’abandonner la partie. Même en colère, boudeuse, sentant la fumée
et transpirante, il la trouvait séduisante.
— D’un côté…
Aster se pencha vers eux et baissa la voix, les obligeant à se pencher aussi.
— La participation de Ryan va inévitablement attirer l’attention sur moi. Et
je serai peut-être accusée de non-dénonciation de malfaiteur pour ne pas avoir
dit à la police que nous avons passé une partie de la nuit ensemble le soir de la
disparition de Madison. D’un autre côté, s’il a tué Madison, il mérite d’être
arrêté. Et puis j’ai un autre problème.
Elle baissa un peu plus la voix.
— Vous vous souvenez du DVD dont je vous ai parlé ?
Tommy se figea, s’attendant au pire. Mais Aster n’eut pas le temps de
poursuivre, car Ira venait d’ouvrir la porte du club et les appelait tous les trois à
l’intérieur.
— Changement de programme, annonça-t-il.
Il paraissait tendu, et Tommy en fut étonné. Ira adorait la réunion du
dimanche, qui lui permettait de faire son cinéma, de se perdre en digressions et
de pontifier — leur volant ainsi une partie de leur temps de repos —, avant de
leur balancer le nom du ou des perdants de la semaine. Mais cette fois, après
avoir jeté un regard méfiant aux abords du club, notamment du côté des
poubelles, comme s’il avait peur que quelqu’un ne se cache derrière, il les fit
entrer précipitamment, leur indiqua de s’installer autour d’une table, puis il
ferma violemment la porte, comme s’il voulait les couper du monde extérieur
— et les tenir à sa merci.
— Je ne vous demande même pas si vous avez lu les gros titres.
Sa voix tira Tommy de ses pensées et le ramena au présent. Cette fois, pas
d’installation sur la scène, pas de secrétaires super-sexy, pas de formalités ni
d’atmosphère solennelle. Le spectacle était assuré par un Ira en tenue
décontractée, les manches de chemise remontées jusqu’aux coudes, ses avant-
bras musclés posés sur la table de bois. Tommy ne l’avait jamais vu comme ça,
et cela le mit mal à l’aise.
— Le Night for Night est fermé.
Sa mâchoire se crispa, et il tambourina nerveusement sur la table.
— Les flics le considèrent comme une scène de crime, et personne d’autre
qu’eux ne peut y entrer jusqu’à nouvel ordre. Ils n’ont pas voulu me dire
combien de temps ça allait durer. Ils ne sont pas vraiment d’humeur à coopérer.
Son visage s’assombrit, et son regard devint vague et distant, impossible à
déchiffrer.
— Donc, en raison de ces circonstances exceptionnelles…
Il déploya ses mains sur la table, les étudia un instant, puis leva de nouveau
les yeux vers eux.
— J’ai décidé d’arrêter le concours.
Derrière Tommy, Aster poussa un cri étouffé, tandis que Layla haussait les
épaules, comme si cette annonce la laissait indifférente. Tommy commença à
flipper. Il aurait eu besoin d’un peu de temps pour s’assurer la première place.
Depuis le scandale Madison, il avait dû arrêter sa distribution de bracelets. Et
même si leurs entrées étaient meilleures que jamais, après tout ce qu’ils avaient
enduré, il aurait bien voulu que le jeu aille jusqu’au bout. Que le moins blessé
gagne.
— Et où sont Zion, Sydney et Diego ? demanda Aster en les cherchant du
regard, comme si elle s’inquiétait vraiment de leur absence.
— Je leur ai demandé de ne pas se déplacer pour rien, répondit Ira sans plus
d’explications. J’avais prévu quelque chose de bien pour marquer la fin du
concours, mais ce sera pour une autre fois.
Ses regrets semblaient sincères, mais bon, ça faisait sans doute partie de
son cinéma, impossible avec lui de démêler le vrai du faux.
— Vous avez tous les trois réussi à dépasser mes attentes. Je suis
impressionné par vos chiffres. Je me doutais que vous aviez ça dans le sang,
c’est d’ailleurs pour ça que je vous ai engagés. Mais on ne sait jamais de quoi
quelqu’un est vraiment capable tant qu’on ne l’a pas vu à l’œuvre. Vous trois,
vous avez eu à surmonter des problèmes que vous ne pouviez pas prévoir, mais
vous êtes restés concentrés, vous avez poursuivi votre but envers et contre tout
et vous n’avez pas hésité à enfreindre quelques règles au passage.
Il fixa intensément Tommy qui se sentit frémir. Donc, Ira avait su pour les
bracelets et il n’avait pas réagi ? C’était plutôt risqué. Mais Ira n’était pas un
petit joueur. Et Tommy non plus. Ils avaient finalement des points communs.
— Dans certains milieux, on vous l’aurait reproché. Mais pas moi. J’aime
qu’on soit capable de s’adapter. C’est pour moi la plus grande des qualités.
Il fronça les sourcils et tripota son bracelet œil-de-tigre.
— Je suis certain que vous avez hâte de connaître le nom du vainqueur. Je
ne vais donc pas vous faire attendre plus longtemps… Layla Harrison…
Il concentra son regard sur Layla, tandis que celui de Tommy passait de
l’un à l’autre. Ira n’allait tout de même pas leur annoncer que Layla avait
gagné. C’était déjà un miracle qu’elle soit arrivée jusque-là.
— Tu as été largement dépassée par ces deux-là, reprit Ira en désignant
Tommy et Aster. Tu n’étais pas du tout dans ton élément, et j’aurais pu
t’éliminer dès la première semaine. Mais après des débuts difficiles tu as réussi
à trouver un rythme, et finalement tu as fait un score honorable.
Layla acquiesça, prête à encaisser la suite.
— Aujourd’hui, j’avais normalement l’intention de te virer.
Elle n’hésita pas à admettre sa défaite.
— Je m’en doutais.
Elle regarda Aster, puis Tommy.
— Aster Amirpour, reprit Ira.
En l’entendant prononcer le nom d’Aster, Tommy se redressa sur son siège.
Aster semblait désespérée, mais elle n’en était que plus belle.
— Tu as fait de bonnes entrées et tu as réussi à attirer plusieurs fois des
stars. Tu as aussi montré que tu étais prête à beaucoup de choses pour t’assurer
la victoire…
Doucement…
L’angoisse que ressentait Tommy depuis le début de la réunion se
transforma en bourdonnement continu. Puisque Ira s’adressait à Aster juste
après Layla, il aurait dû lui annoncer sa défaite. Mais, comme il l’abreuvait de
compliments, on pouvait raisonnablement supposer qu’il n’allait pas sortir au
dernier moment un sabre pour la décapiter !
Ça ne pouvait pas finir comme ça. Tommy avait besoin de gagner ce
concours. Il n’avait rien d’autre en vue et il n’avait pas fait tout ce chemin
depuis l’Oklahoma pour servir des cafés sur mesure à la clientèle capricieuse
d’un Starbucks. Ira lui devait bien ça — c’était le moment ou jamais de
réclamer un peu de favoritisme. Sauf qu’il n’avait jamais parlé à Ira de leur
lien de parenté et que celui-ci ne pouvait pas deviner qu’il devait cette
récompense à son fils unique.
Peut-être était-il temps de lâcher le morceau.
— … et c’est pourquoi tu es indiscutablement la gagnante du concours
organisé par Unrivaled Nightlife.
Merde ! Qui avait gagné ? Tommy dévisagea Ira, puis Aster, en s’en
voulant d’avoir décroché. Mais le visage radieux d’Aster suffit à confirmer ses
pires craintes.
Il secoua la tête et contempla la table. Après tous les risques qu’il avait
pris, tout l’argent qu’il avait rapporté à Ira… D’accord, il n’avait pas eu Ryan
Hawthorne au Vesper. Et après ? Vu les récents événements, on aurait dû le
féliciter pour ça. Et d’ailleurs, qu’y avait-il exactement entre Aster et Ira ?
Il se reprocha de n’avoir rien vu venir. De s’être laissé ballotter par Ira, qui
se foutait de sa gueule, parce qu’il aurait vraiment mérité de gagner. Et il
n’allait pas le laisser…
— Tommy Phillips…
Tommy laissa échapper un profond soupir. Puis il s’obligea à regarder Ira
en face. Il fut vaguement tenté de répondre par un sarcastique « Oui, papa ? »,
mais jugea finalement que ce n’était pas très approprié.
— Quand je te vois, je me revois au même âge.
Ah bien oui ! Sans blague. Ça n’avait rien de surprenant.
— Tu es tenace, ambitieux, plutôt indocile, prêt à tout essayer. Et, bien que
tu n’aies pas gagné ce concours, je crois que quelqu’un comme toi serait très
utile dans mon équipe.
Tommy battit des paupières, méfiant. Ira était un tordu. Il avait l’air de dire
qu’il allait l’embaucher mais, tant qu’il ne le formulait pas clairement, il n’y
avait pas moyen de savoir où il voulait en venir.
— C’est pourquoi je te propose un emploi au sein d’Unrivaled Nightlife.
Cette offre est valable également pour Layla. Vous pouvez la considérer comme
un lot de consolation.
Tommy jeta un regard prudent du côté de Layla. Elle semblait aussi
déstabilisée que lui.
— Tommy, si ça t’intéresse, je te propose de t’occuper de cette salle privée
dont tu m’as parlé. Je trouve l’idée très porteuse. J’ai envie de tenter le coup. Et
toi, Layla…
Il se tourna vers elle.
— Il y a un poste au département marketing du Jewel, et je pense que tu y
serais parfaite. Aster, bien sûr, je te propose de rester en tant que promoteur de
club. Ton rôle serait de faire venir des célébrités, et cette fois tu recevrais un
pourcentage de ce qu’elles auront dépensé. Et au fait, avant que j’oublie…
Il disparut derrière le bar et revint avec un ordinateur tout neuf pour Layla
et la guitare qu’il avait achetée chez Farrington — celle qui avait valu à
Tommy de perdre son travail.
— J’ai pensé que tu en ferais un meilleur usage que moi, dit-il.
Tommy prit la guitare en main et gratta quelques cordes. Elle avait besoin
d’être accordée. Les leçons d’Ira, s’il en avait pris, ne l’avaient pas fait
beaucoup progresser. En attendant, il était tellement ému de posséder enfin
l’instrument de ses rêves qu’il en restait muet.
— Aster… Je ne t’ai pas oubliée.
Ira glissa deux doigts dans la poche de sa veste et en sortit un chèque qu’il
remit à Aster.
Tommy se pencha, pour tenter de lire le montant. Il vit pas mal de zéros, et
Aster poussa un cri, la main sur la bouche.
— Merci, murmura-t-elle derrière sa main tremblante. Oh là là… Merci.
— Ah, et, Layla, rien à voir avec le concours, mais puisque tu es là…
Il plongea de nouveau les doigts dans sa poche et en tira un autre chèque.
— Tu pourrais donner ça à ton père de ma part ? J’ai hâte de savoir ce qu’il
va faire dans ma salle.
Layla contempla le chèque avec des yeux ronds et une expression mitigée,
tandis qu’Ira se frottait les mains.
— Et si on fêtait ça avec du champagne ? proposa-t-il. Tommy, tu peux
m’aider à servir ?
Tommy hésita. Ira savait pourtant qu’on ne servait pas de champagne au
Vesper. Leurs clients préféraient la bière ou les alcools forts.
Ira éclata de rire — et pour une fois son rire était sincère.
— J’ai réussi à emporter une bouteille du Night for Night quand les flics ne
regardaient pas. On dirait que pour eux tout ce qui est dans ce club fait partie
des preuves.
Le fait qu’Ira parle du meurtre d’un ton aussi léger parut déplacé à Tommy,
surtout après tout ce qu’ils avaient enduré. Mais Ira n’était pas du genre
sentimental, et autant s’y habituer s’il devait travailler pour lui.
Il alla donc chercher des verres. Il n’y avait pas de flûtes, aussi se contenta-
t-il de chopes de bière. Il en avait pris quatre entre ses doigts et allait retourner
vers les tables, quand Ira se pencha vers lui avec un air de conspirateur.
— Je tenais à te dire que tu n’avais rien à craindre.
Tommy s’arrêta. De quoi parlait donc Ira ?
— Tu ne seras pas inquiété, je me suis chargé de faire disparaître la preuve.
Tommy jeta un coup d’œil du côté de Layla et d’Aster, qui semblaient
perdues dans leurs pensées et n’avaient rien entendu. Puis il se tourna vers Ira.
— Quelle preuve ?
— L’enregistrement vidéo où l’on te voit devant le Night for Night, juste
après que Madison y est entrée.
Il attrapa la bouteille glacée par le goulot.
— C’est réglé. Heureusement, j’ai eu le temps d’effacer cette séquence
avant que les flics la voient. Ils ne sauront jamais que tu étais là.
— Mais je suis innocent !
La voix de Tommy se brisa. Il était bouleversé. Et troublé.
— Je n’ai rien à voir avec la disparition de Madison.
— Bien sûr que non, répondit Ira, avec un regard qui n’avait pas du tout
l’air convaincu. Ecoute, je suis de ton côté. Ce que j’ai fait te le prouve, non ?
Tu n’as plus besoin de t’inquiéter, c’est tout ce que je dis.
En détruisant une preuve pour le protéger, Ira venait de se comporter pour
la première fois avec lui comme un père — sans même le savoir. Tommy fut
tenté de lui dire qu’il était son fils.
— Ira, commença-t-il.
Mais Ira se dirigeait déjà vers la table, et Tommy fut obligé de le suivre.
— Alors, qu’est-ce que vous en dites ? demanda Ira en s’adressant à la
cantonade. Vous vous sentez prêts à rejoindre l’équipe d’Unrivaled Nightlife ?
Layla fut la première à accepter, ce que Tommy trouva bizarre. Il aurait
plutôt cru qu’elle répondrait que ça ne l’intéressait pas — voire pire. Il se
demanda si son empressement avait un rapport avec le montant du chèque
adressé à son père.
Ira regardait maintenant Tommy avec insistance. Il fit donc un signe de tête
pour dire que, oui, lui aussi était d’accord. Il ne regrettait plus de ne pas avoir
dit à Ira qu’il était son fils. Le jour de la grande révélation viendrait bien assez
tôt.
Aster fut la dernière à répondre. Elle demeura un long moment à
contempler ses mains, tandis que des émotions contradictoires défilaient sur
son visage. Avait-elle peur d’être accusée de complicité de meurtre pour ne pas
avoir avoué à la police qu’elle était allée chez Ryan le soir de la disparition de
Madison ? Pensait-elle au DVD ? Ou bien à cette autre chose qu’elle s’apprêtait
à leur révéler avant qu’Ira ne les fasse précipitamment entrer ? En tout cas, elle
hésita si longuement qu’Ira dut insister pour obtenir sa réponse.
Elle roula le chèque jusqu’à ce qu’il tienne dans son poing fermé.
— Bien sûr, murmura-t-elle.
Puis elle parvint à afficher son irrésistible sourire, celui qui faisait tourner
les têtes.
— Je crois que je suis un peu bouleversée. Je ne m’attendais pas à gagner.
Tommy a été difficile à battre.
Son sourire s’élargit encore, genre publicité pour dentifrice. Mais Tommy
ne put s’empêcher de remarquer que sa bouche était agitée d’un tic nerveux et
qu’elle évitait soigneusement le regard d’Ira.
Y avait-il eu quelque chose entre eux ? Tommy n’eut pas le temps de
réfléchir à la question, car des coups violents frappés à la porte vinrent
interrompre ses pensées.
— Ouvrez, police de L.A. ! hurla une voix de l’autre côté du battant.
Tommy se figea, ne sachant que faire, mais Ira demeura calme et maître de
lui-même, comme toujours.
— Je vous propose de faire disparaître ce champagne pendant que je prends
mon temps pour aller ouvrir, dit-il.
Il leur lança un regard entendu, et ils se levèrent d’un bond pour courir
derrière le bar, vider dans un évier le champagne qu’ils n’avaient pas encore bu
et ranger leurs verres dans la machine à laver. Puis ils revinrent s’asseoir autour
de la table, comme si de rien n’était.
— Que puis-je faire pour vous ? demanda poliment Ira en entrouvrant la
porte.
L’inspecteur Larsen jeta un coup d’œil à l’intérieur par-dessus son épaule.
— Nous cherchons Aster Amirpour.
Tommy posa sa main sur le bras d’Aster. Elle était glacée et elle tremblait.
Elle semblait complètement paniquée, incapable de répondre à l’appel de son
nom.
— C’est à quel sujet ? demanda Ira sans bouger d’un millimètre.
Il faisait de son mieux pour retarder leur entrée, ce qui laissa à Aster le
temps de fouiller dans son sac et d’en sortir une enveloppe qu’elle lança à
Tommy.
— Quoi qu’il arrive, ne les laisse pas voir ça, supplia-t-elle.
Elle semblait désespérée.
— Sauf si c’est moi qui te le demande.
Ses lèvres tremblaient. Elle avait du mal à articuler, mais Tommy avait
parfaitement compris.
Il acquiesça. Il allait glisser l’enveloppe sous son T-shirt, puis se ravisa et
la tendit à Layla qui la fourra fébrilement tout au fond de son sac.
A l’entrée, Larsen commençait à s’impatienter sérieusement.
— Ne te mets pas en travers de mon chemin, Redman, cria-t-il. Si elle est
là, ton intérêt est de la remettre à la police. Je me fiche de savoir qui tu es. Si tu
tentes de la protéger, on va t’épingler pour entrave à la justice.
Sans un mot, Ira ouvrit la porte en grand, laissant entrer une bouffée d’air
brûlant en même temps qu’un rayon de lumière aveuglant.
Presque aussitôt, une armée de policiers entoura Aster.
— Qu’est-ce que ça veut dire ? bredouilla-t-elle, tandis que son regard
passait frénétiquement d’Ira à Larsen. Pourquoi vous me passez les menottes ?
Je n’ai rien fait !
— Aster Amirpour…
Larsen sourit, comme s’il savourait d’avance chaque mot.
— Vous êtes en état d’arrestation pour le meurtre de Madison Brooks.
Le visage d’Aster devint livide, et elle se débattit, comme si elle cherchait
à se libérer de l’emprise de l’inspecteur — tentative pitoyable et totalement
inutile.
— Mais c’est n’importe quoi ! Je…
— Vous avez le droit de garder le silence, poursuivit Larsen. Et tout ce que
vous direz pourra être retenu contre vous…
— Mais pour quelle raison m’arrêtez-vous ? Je n’ai rien à voir avec ça.
Qu’est-ce que ce salaud de Ryan a bien pu vous raconter ?
— Ryan a été innocenté. Il a un alibi en béton.
— Mais c’est impossible ! J’étais avec lui cette nuit-là. Il m’a quittée en
pleine nuit et n’est pas revenu.
— Vous avez le droit de réclamer l’assistance d’un avocat. Si vous n’avez
pas les moyens de vous en payer un, vous aurez un avocat désigné d’office.
— J’étais avec lui. J’ai quitté le club avec Ryan Hawthorne !
— Ryan a quitté le club avec des amis et est rentré chez lui avec eux. Le
concierge de son immeuble nous a montré une vidéo qui le confirme. Et vous
ne faisiez pas partie de leur groupe.
— Mais Ryan n’a pas de concierge ! hurla Aster.
Elle se recroquevilla quand Larsen approcha son visage tout près du sien,
avec des yeux qui brillaient de sadisme.
— Des témoins vous ont vue quitter le Night for Night avant la fermeture,
mais pas avec Ryan Hawthorne. Et de toute façon, nous avons retrouvé les
vêtements que vous portiez ce soir-là. Ils sont couverts du sang de Madison.
Layla poussa un cri étouffé, et Tommy lui prit instinctivement la main.
Puis Aster craqua. Elle se plia en deux, effondrée, perdue, vaincue — il ne
restait plus rien de la belle jeune femme hautaine et sûre d’elle que Tommy
avait connue.
— C’est impossible, gémit-elle d’une voix rauque qui n’était plus qu’un
murmure. Je n’ai rien à voir avec ça !
Elle releva le menton, et son regard affolé chercha celui d’Ira.
— Je vous en prie, le supplia-t-elle. Dites-le-leur que je n’y suis pour rien.
Appelez un avocat et sortez-moi de là !
Quand Ira fit un pas vers elle, elle se tut, et une lueur d’espoir passa sur son
visage. Mais il se pencha par-dessus son épaule, sans lui accorder un regard,
pour ramasser le chèque qu’elle avait abandonné sur la table.
— Simple mesure de précaution, déclara-t-il froidement tout en rangeant le
chèque dans la poche de sa chemise.
La police poussa Aster vers la sortie, et elle dut traverser le groupe de
touristes et de paparazzis qui guettaient déjà derrière la porte comme des
vautours. Puis elle monta dans la voiture qui l’attendait, sous une fine pluie de
cendres, poursuivie par les flashs des appareils-photos.
REMERCIEMENTS

Si je me suis tant amusée en écrivant ce livre, je le dois aux personnes dont


les noms suivent : mes merveilleuses éditrices Katherine Tegen, Claudia Gabel
et Melissa Miller, qui m’ont permis d’aller jusqu’au bout de l’aventure ; mon
précieux agent Bill Contardi, la combinaison parfaite de l’humour et de
l’intelligence ; et, comme toujours, mon mari, Sandy, qui m’a montré que tout
est possible pourvu qu’on y croie.
TITRE ORIGINAL : UNRIVALED
Traduction française : BARBARA VERSINI
M OSAÏC, une maison d’édition de la société HARLEQUIN

M OSAÏC® est une marque déposée


Le visuel de couverture est reproduit avec l’autorisation de :
Photo d’art : © CHRISTINE BLACKBURNE/M ERGELEFT REPS, LLC
Design couverture et typographie : © ERIN FITZSIM M ONS
Réalisation graphique couverture : ATELIER DPCOM
© 2016, Alyson Noël
© 2016, Harlequin SA
Publié avec l’aimable autorisation de HarperCollins Publishers, LLC, New York, U.S.A
ISBN 978-2-2803-6094-4
83-85, boulevard Vincent Auriol, 75646 PARIS CEDEX 13.
Tél. : 01 42 16 63 63
www.editions-mosaic.fr

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