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Jackie et Michelle,
mes meilleures amies depuis tant d’années
qu’on ne compte plus !
Tout ce qui brille n’est pas or.
WILLIAM SHAKESPEARE
Prologue
Lost Stars
Bien que des hordes de touristes se pressent année après année sur ses
trottoirs, il vaut mieux ne rien attendre d’exceptionnel quand on est sur
Hollywood Boulevard et mettre ses lunettes de soleil polarisées.
Bâtiments décatis, voire pire, boutiques de souvenirs ringardes alignant des
Marilyn kitsch en plastique, leur robe blanche gonflée par le vent, défilé
incessant et totalement dénué de glamour de délinquants, toxicos, et fugueurs…
Il ne faut pas longtemps à ces mêmes touristes, cuits par le soleil et en baskets
blanches, pour comprendre que le L.A. qu’ils sont venus chercher ne se trouve
pas ici.
Dans une ville qui se nourrit de jeunesse et de beauté, Hollywood
Boulevard ressemble plutôt à une ex-sirène de l’écran qui aurait eu des jours
meilleurs. Et le soleil omniprésent est un implacable compagnon qui se charge
de faire ressortir ses rides et ses taches de vieillesse.
Mais, pour ceux qui savent où regarder (ou qui sont suffisamment fortunés
pour se vanter d’avoir leur nom sur la liste des invités), Hollywood Boulevard
est aussi l’oasis des boîtes de nuit les plus chaudes de la ville — un paradis de
la fête réservé à tout ce qui est riche, jeune et beau.
Madison Brooks appartenant à cette catégorie, Hollywood Boulevard ne
l’avait pas déçue. Elle n’y avait pas trouvé le Hollywood féerique, décor
miniature de la boule à neige qu’elle admirait enfant, avec ses paillettes dorées
qui voletaient, mais ça ne l’avait pas surprise. Contrairement aux touristes naïfs
qui repartaient dépités, sans avoir croisé sur le Walk of Fame leur idole en train
de distribuer des autographes, Madison ne s’était jamais fait d’illusions.
Parce qu’elle avait pris ses renseignements.
Dans les moindres détails.
Quand on projette de conquérir un territoire, on commence par étudier la
configuration du terrain.
Et aujourd’hui, quelques années seulement après avoir débarqué dans la
gare routière minable du centre-ville, Madison était en couverture de tous les
magazines et sur toutes les affiches. La ville lui appartenait officiellement.
La route du succès n’avait pas été facile, mais Madison avait réussi bien
au-delà de toutes ses espérances. Dans son entourage, les plus optimistes
avaient prédit qu’elle vivoterait, pas mieux. Personne ne s’était attendu à son
ascension fulgurante. Elle était tellement populaire et branchée qu’elle avait
maintenant accès — sans solliciter personne — à l’un des clubs les plus chauds
de L.A., et bien après l’heure de fermeture.
Profitant de ce précieux moment de solitude, Madison traversa la terrasse
du Night for Night d’un pas léger et élégant, chaussée de ses talons aiguille
Gucci. Elle s’accouda à la rambarde et salua en souriant les lumières de la ville,
la main sur le cœur, comme si elle remerciait une foule de fans brandissant
portables et briquets en son hommage.
Ce petit jeu lui rappela celui de son enfance, quand elle inventait des
spectacles sophistiqués pour un public de peluches sales et estropiées. De leurs
yeux éteints en forme de bouton, elles fixaient la petite Madison qui dansait et
chantait devant eux. Ces répétitions n’avaient qu’un but : préparer le jour où
ces jouets d’occasion seraient remplacés par de véritables fans en délire. Et
Madison n’avait jamais douté que son rêve, à un moment ou à un autre,
deviendrait réalité.
Cela dit, elle n’était pas devenue la jeune star la plus sexy de Hollywood en
fantasmant devant un public de jouets ou en se contentant de rêver. Elle n’avait
pas non plus compté sur les autres. Sa carrière, elle l’avait menée à force de
discipline, de maîtrise de soi et de détermination. Les médias la présentaient
volontiers comme une fille frivole, une fêtarde (tout en lui reconnaissant de
réels talents d’actrice), mais elle était avant tout une fille déterminée qui avait
pris sa destinée en main pour en infléchir le cours.
Evidemment, elle ne l’aurait jamais avoué. Mieux valait laisser croire
qu’elle était une princesse à qui la vie avait tout apporté sur un plateau
d’argent. Ce mensonge était l’écran qui empêchait les curieux d’accéder à la
vérité. Ceux qui essayaient de gratter la surface n’allaient jamais bien loin. Le
chemin qui menait à son passé était jalonné de tant d’obstacles que même le
plus acharné des journalistes finissait par baisser les bras et se bornait à décrire
son exceptionnelle beauté — vantant par exemple la nuance châtain-roux de ses
cheveux, pareille à celle des marrons chauds par un frais jour d’automne
(d’après le dernier qui l’avait récemment interviewée pour Vanity Fair). Le
même s’était extasié sur ses yeux violets ombrés d’une épaisse frange de cils
noirs, dont elle jouait, selon lui, autant pour se dévoiler que pour se révéler. Il
avait dit aussi un truc sur sa peau, qu’elle était « nacrée », ou « lumineuse »,
elle ne se souvenait plus, mais enfin, il l’avait trouvée radieuse.
Ça l’amusait d’autant plus qu’il avait entamé l’interview avec cet air de
mépris du journaliste trop habitué à la fréquentation des starlettes. En raison de
leur grande différence d’âge — elle avait dix-huit ans et lui la quarantaine bien
sonnée (donc il était vieux, en comparaison) — et de son QI supérieur (d’après
lui, pas d’après elle), il avait cru pouvoir la piéger et lui soutirer un de ces
scoops fracassants qui vous brisent une carrière. Il était reparti bredouille,
frustré, et sans doute aussi un peu séduit. Tout comme ses confrères avant lui
— qui avaient fini par admettre à contrecœur que Madison avait « quelque
chose ». Qu’elle n’était pas une starlette comme les autres.
Elle se pencha un peu plus au-dessus de la rambarde et envoya du bout des
doigts des baisers vers les fans imaginaires qui continuaient à la saluer de leurs
lumières vacillantes. Puis, grisée par la sensation vertigineuse du chemin
parcouru, elle poussa un cri de triomphe qui couvrit la bande-son du trafic et
des sirènes en contrebas.
C’était bon de se laisser aller.
De retrouver, ne serait-ce qu’un bref instant, sa sauvagerie et sa spontanéité
d’enfant.
— J’ai réussi ! murmura-t-elle pour elle-même.
Pour ses fans qui brillaient autour d’elle. Pour les sceptiques qui avaient
douté d’elle. Pour les jaloux qui avaient tenté de lui barrer la route de la
célébrité.
Elle répéta « J’ai réussi » en laissant cette fois affleurer la pointe d’accent
qu’elle avait appris à maîtriser. Elle fut surprise de la facilité avec laquelle elle
le retrouvait — encore une trace de ce passé qu’elle ne parvenait pas à renier
complètement. D’ailleurs, avait-elle vraiment envie de le renier ? Vu la folle
imprudence qu’elle venait de commettre, elle commençait à en douter.
Une star n’embrasse pas un quasi-inconnu.
Le souvenir de leur baiser volé était encore frais sur ses lèvres. Pour la
première fois depuis longtemps, elle s’était laissée aller, elle avait baissé sa
garde, elle s’était montrée telle qu’elle était.
Elle ne put s’empêcher de se demander si elle n’avait pas commis une
erreur.
Cette simple perspective aurait suffi à tempérer sa joie, mais un rapide
coup d’œil à sa montre Piaget incrustée de diamants lui donna une véritable
raison de s’inquiéter.
Celui avec qui elle avait rendez-vous aurait dû être là. Son retard, et le
silence du club désert, commençaient à l’angoisser. Tout à coup, elle ne songea
plus à profiter de ce moment de solitude tellement appréciable et libérateur. En
dépit de la chaleur estivale, elle éprouva le besoin de rajuster son écharpe de
cachemire autour de son cou. Si une chose pouvait faire frissonner Madison,
c’était l’incertitude. Maîtriser tous les paramètres lui était aussi nécessaire que
respirer. Aussi, il lui était réellement pénible d’être obligée d’attendre en
s’interrogeant sur le sens du message qu’il lui avait envoyé.
Il avait une bonne nouvelle à lui annoncer, prétendait-il. Elle n’en savait
pas plus.
Si la nouvelle était suffisamment bonne, elle n’aurait plus qu’à tirer un trait
sur le malencontreux épisode qui empoisonnait sa vie depuis quelques jours.
Et si ce n’était pas le cas… Eh bien, elle avait aussi un plan.
Elle espérait tout de même ne pas être obligée d’en arriver à certaines
extrémités. Elle détestait les situations embrouillées.
Elle referma les doigts autour de la rambarde — la paroi de verre était son
unique rempart contre une chute de plus de dix mètres — et sonda la masse
sombre du ciel, en quête d’une vraie lumière, qui ne soit pas un avion mais une
véritable étoile. Sauf qu’à L.A. les étoiles ne se trouvent pas dans le ciel.
Madison évitait en général de songer au passé ; cette nuit-là, durant ce bref
instant, elle s’autorisa à rêver d’un autre ciel constellé d’étoiles. Ailleurs.
Un ailleurs qu’il valait mieux laisser là où il était.
Un souffle de vent caressa sa joue, transportant un discret bruit de pas et un
parfum qui lui parut étrangement familier, sans qu’elle parvienne à l’identifier.
Pourtant, elle attendit un instant avant de se retourner, quelques secondes, le
temps de faire un vœu en croisant les doigts, tout en suivant des yeux la
trajectoire d’une étoile filante qu’elle avait d’abord prise pour un avion et qui
traçait un grand arc brillant sur le ciel de velours noir.
Tout irait bien.
Elle n’avait aucune raison de s’inquiéter.
Elle se retourna, prête à faire face. Elle allait gérer. Elle s’en sortirait quoi
qu’il ait à lui annoncer.
C’était ce que Madison Brooks était en train de se dire — quand une main
glaciale se posa fermement sur sa bouche, la faisant disparaître pour toujours.
Un mois plus tôt
1. Hypocritical Kiss
— Allez, tu ferais mieux de choisir ton camp. On bougera pas d’ici tant que
tu l’auras pas fait.
Tommy leva les yeux de son magazine Rolling Stone et gratifia d’un regard
morne les deux gamins plantés devant le comptoir — deux amateurs totalement
nuls. Déjà quatre heures qu’il avait ouvert le magasin, et il n’avait même pas
vendu un malheureux médiator. Malheureusement, ce n’étaient pas ces deux-là
qui y changeraient quoi que ce soit.
— Electrique ou acoustique ? demandèrent-ils en se coupant la parole.
Tommy prit le temps de s’attarder sur une photo des jambes interminables
de Taylor Swift, avant de tourner la page pour consacrer à peu près le même
temps à Beyoncé.
— Les deux ont des qualités, dit-il enfin.
— C’est ce que tu dis tout le temps, répondit celui qui portait un bonnet,
tout en le regardant avec méfiance.
— Et pourtant tu continues à me poser la question.
Tommy fronça les sourcils en se demandant s’ils allaient encore insister
longtemps avant de se décider à bouger.
— Mec, sérieux, tu es vraiment nul comme vendeur.
Le reproche venait de celui qui portait le T-shirt Green Day Dookie, dont
Tommy croyait se souvenir qu’il s’appelait Ethan.
Il repoussa son magazine.
— Qu’est-ce que tu en sais ? Tu n’as jamais essayé de m’acheter quoi que
ce soit.
Les deux garçons levèrent les yeux au ciel.
— Y a que ta commission qui compte ?
— T’es qu’un sale capitaliste, alors ?
Tommy haussa les épaules.
— Quand il s’agit de payer le loyer, tout le monde est capitaliste.
— T’as sûrement une préférence entre électrique et acoustique, insista
celui au bonnet, qui ne voulait décidément pas lâcher le morceau.
Tommy les dévisagea tour à tour, tout en se demandant s’il pourrait
continuer à les ignorer longtemps. Ils passaient au magasin au moins une fois
par semaine et au bout du compte ils étaient sa seule distraction, même s’il
faisait mine d’être profondément agacé par leurs questions et encore plus par
leurs pitreries qui ne visaient qu’à attirer son attention.
Mais il était sérieux au sujet du loyer. Ou, pour le dire autrement, il n’avait
pas de patience à gaspiller pour deux punks qui lui faisaient perdre son temps,
puis repartaient sans avoir acheté la moindre partition.
Il était payé à la commission et, puisqu’il n’était pas en train de vendre, il
pouvait aussi bien tuer le temps en feuilletant les exemplaires invendus de
Rolling Stone, en rêvant du jour où il ferait la couverture ou en surfant sur le
web pour se tenir au courant des concerts à ne surtout pas louper. L’effort
minimal pour un salaire minimal, ça lui paraissait équitable.
— Electrique, lâcha-t-il enfin, surpris par le silence étonné qui salua sa
réponse.
— Yes ! s’exclama celui au bonnet en lançant son poing en l’air, comme si
l’opinion de Tommy était pour lui d’une importance capitale.
C’était troublant, l’admiration que lui manifestaient ces deux-là. Surtout
qu’il n’avait pas vraiment une vie digne d’admiration.
— Pourquoi ? demanda celui au bonnet, visiblement offensé.
Tommy lui prit des mains la guitare acoustique qu’il venait d’essayer et
joua le rif d’ouverture de Smoke on the Water de Deep Purple.
— T’as bien écouté ?
Le gamin acquiesça prudemment.
Tommy lui rendit l’instrument et décrocha la guitare électrique à douze
cordes qu’il convoitait depuis son premier jour chez Farrington. Celle qu’il
aurait été beaucoup plus près de posséder si ces nazes se décidaient enfin à se
rendre utiles en lui achetant une guitare.
Il joua le même riff devant les gamins penchés religieusement vers lui.
— C’est plus fort, plus plein, plus lumineux. Mais bon, pas la peine de
prendre cet air inspiré. C’est pas du gospel, et je joue pas si bien que ça.
— C’était très bon, mon pote. Tu devrais penser à rejoindre notre groupe.
Tommy rit et caressa d’un geste plein de dévotion le manche de la guitare,
avant de la remettre sur son crochet.
— Alors, vous prenez laquelle ? demanda-t-il en les regardant tour à tour.
— On prend les deux, répondit celui au T-shirt avec un grand sourire.
Tommy eut l’impression de se voir au même âge — un mélange explosif de
timidité et d’arrogance.
— Ouais, ben faudrait d’abord qu’il réussisse à vendre sur eBay sa
collection porno de MILF ! ricana celui au bonnet en filant vers la porte.
L’autre lui courut après en lui hurlant un chapelet d’insultes — dont aucune
n’était à la hauteur de l’humiliation qu’il venait de subir.
Soulagé d’avoir enfin la paix, Tommy les regarda sortir et s’attarda sur la
petite cloche d’argent attachée à la poignée, qui se balança encore quelques
secondes après leur départ.
Il ne méprisait pas ses clients — le magasin de guitares vintage Farrington
attirait un public ciblé et passionné de musique —, mais, en débarquant à L.A,
il n’avait jamais rêvé de finir vendeur. Il était venu pour exploiter ses
nombreux talents, lesquels restaient pour l’instant en friche. Si ça continuait
comme ça, il en serait bientôt réduit à supplier ces gamins de lui faire passer
une audition pour entrer dans leur groupe.
En plus de jouer de la guitare, il savait chanter. Tout le monde s’en foutait.
Sa dernière tentative pour organiser un concert en solo avait été un échec. La
centaine de prospectus qu’il avait distribués dans toute la ville (avec une photo
de lui dans un jean délavé taille basse, la guitare en bandoulière sur son torse
nu) ne lui avait apporté que deux contacts. Un pervers qui lui avait proposé une
« audition » (le rire de malade qui avait ponctué son offre avait tellement
impressionné Tommy qu’il avait sérieusement envisagé de changer de numéro
de téléphone) et un vrai concert dans un café du coin, qui semblait d’abord un
bon plan, mais qui s’était transformé en galère quand le gérant du bar avait
exigé qu’il laisse tomber son propre répertoire pour jouer pendant trois heures
des reprises acoustiques des succès de John Mayer. Il avait au moins gagné une
admiratrice, une quadra blonde, qui lui avait glissé une serviette en papier
froissée avec l’adresse de son hôtel et le numéro de sa chambre, avant de lui
faire un clin d’œil et de sortir lentement en roulant du cul (pas moyen de
décrire ça autrement), certaine qu’il la suivrait.
Il ne l’avait pas suivie.
Il reconnaissait pourtant que ça l’avait tenté. Depuis six mois qu’il était à
Los Angeles, il n’avait pas touché une fille, et celle-là lui avait paru canon.
Plutôt bien conservée, à en juger par la robe qui moulait ses formes. Il avait
apprécié le côté direct de son invitation, et son corps était probablement un
véritable pays des merveilles, mais il n’avait pas supporté l’idée d’en être
réduit à distraire une vieille fatiguée des hommes de son âge.
Tommy voulait qu’on le prenne au sérieux.
C’était pour être pris au sérieux qu’il avait fait ce long trajet depuis
l’Oklahoma, en emportant tout ce qu’il possédait dans le coffre de sa voiture
(une douzaine de T-shirts, des jeans usés, une platine qui avait appartenu à sa
mère, sa précieuse collection de vinyles, une pile de livres de poche et une
guitare d’occasion à six cordes).
Bien sûr, il s’était douté que ça lui prendrait un peu de temps pour se faire
un nom, mais se retrouver sans le moindre engagement n’avait jamais fait
partie de son plan.
Pas plus que ce job de vendeur de guitares — même s’il lui permettait au
moins de dire à sa mère qu’il travaillait dans le milieu de la musique.
Il tourna la page de son magazine et tomba sur un long article faisant les
louanges des Strypes (des putains de gamins de seize ans prêts à bouffer le
monde, qui semaient le doute dans l’esprit de Tommy — il avait peut-être été à
l’apogée de son talent à seize ans, lui aussi, et si c’était le cas il avait loupé le
coche).
Quand la porte s’ouvrit brusquement, Tommy fut tout d’abord
reconnaissant de cette distraction salutaire. Sauf que le type qui venait d’entrer
était un gros richard qui semblait totalement déplacé dans ce magasin aux murs
placardés de posters de Jimi Hendrix, Eric Clapton et B. B. King. Son jean de
marque et son T-shirt valaient plus que ce que Tommy se faisait en une
semaine. Sans parler du blouson en daim, de la montre en or tape-à-l’œil et des
mocassins de luxe — probablement cousus main en Italie —, qui devaient
coûter plus que tout ce que Tommy possédait, voiture comprise.
Un égaré des beaux quartiers, à tous les coups.
Los Feliz en était plein. Riches ou pseudo-hipsters, ils hantaient les
nombreux cafés du coin, les galeries d’art et les boutiques farfelues, en
espérant glaner un peu d’atmosphère de la rue à exporter dans leur beau
Beverly Hills, histoire d’impressionner leurs amis avec leurs aventures du côté
obscur.
Tommy fronça les sourcils et tourna la page de son magazine. Cet article
sur les Strypes lui tuait le moral.
Et il y avait un autre truc qui lui tuait le moral : savoir que ce client ferait
le tour du magasin sans rien acheter et viendrait lui réclamer une carte en guise
de trophée avant de sortir, pour prouver à ses amis qu’il était venu jusque-là.
Mais contrairement aux Strypes ce type ne ferait que passer dans sa vie.
Alors que les groupes du magazine semblaient le narguer en lui faisant mesurer
à quel point son installation à L.A. était un échec.
Bon, il pouvait tout de même faire un effort pour ce gros con de riche qui
envahissait son territoire. Il ouvrit donc la bouche pour parler, mais les mots
restèrent coincés dans sa gorge et il resta là, complètement tétanisé, comme
une groupie devant son idole.
C’était Ira.
Ira Redman.
Le propriétaire hyper-branché de la société Unrivaled Nightlife — lequel se
trouvait être par ailleurs… son père.
Enfin, son père… techniquement parlant. Car, dans son cas, Ira s’était
cantonné au rôle de donneur de sperme.
Et en plus, il ne savait même pas qu’il avait un fils prénommé Tommy.
Pour être juste, Tommy avait lui aussi ignoré jusqu’à ses dix-huit ans
l’existence d’un père prénommé Ira. Il avait toujours cru à l’histoire racontée
par sa mère, celle du père héros de guerre mort en servant sa patrie. C’était par
hasard qu’il avait appris la vérité. Mais une fois qu’il avait su, ça avait scellé
son destin. Au grand désespoir de sa mère (de ses grands-parents, de sa petite
amie et de sa conseillère d’orientation), une fois obtenu son diplôme de fin
d’études secondaires, il avait pris l’argent économisé pour ses études et il était
parti tenter sa chance à L.A.
Il avait tout soigneusement planifié. Il allait d’abord trouver un grand
appartement (un taudis à Hollywood), puis décrocher un travail génial
(Farrington n’avait rien de génial), et ensuite, armé des informations glanées
sur son père (Ira Redman), grâce à Google, Wikipédia, et un vieux numéro de
Maxim, il le retrouverait et il s’expliquerait franchement avec lui, comme le
jeune homme courageux et indépendant qu’il était.
Mais ça ne s’était pas du tout passé comme ça.
Peu après son arrivée à L.A., il avait en effet retrouvé Ira. Il l’avait suivi en
voiture, en l’observant à travers le pare-brise fissuré de son épave qui était
super-cool pour Taco, mais totalement ringarde à L.A., au point de faire ricaner
les voituriers du restaurant où s’était arrêté son père. Tommy l’avait vu
descendre de son Escalade conduite par un chauffeur, puis entrer dans le
restaurant du pas assuré d’un homme qui vient consommer du pouvoir plutôt
que de la nourriture. Cette attitude de conquérant, ajoutée au regard sombre et
perçant qu’il avait entrevu, l’avait intimidé.
Ira avait beau être son père, ils n’étaient pas de la même trempe.
Le fantasme de retrouvailles qui avait occupé son trajet entre l’Oklahoma
et la Californie s’était évaporé dans le brouillard de pollution de Los Angeles,
tandis qu’il prenait la fuite, en se jurant de se faire un nom avant de se
présenter à son père.
Et maintenant Ira était là. Devant lui. A respirer son oxygène comme s’il
possédait des parts dans l’air du magasin.
— Salut, murmura Tommy en cachant ses mains sous le comptoir pour
qu’Ira ne remarque pas qu’elles tremblaient.
Peine perdue, car le tremblement de sa voix suffisait probablement à trahir
son trouble.
— Vous cherchez quoi ?
La question était banale, mais Ira choisit de prendre son temps pour y
répondre. Un long temps, affreusement embarrassant. Du moins pour Tommy.
Ira, de son côté, paraissait satisfait d’être simplement là, à jauger du regard cet
insignifiant vendeur, comme s’il évaluait son droit à exister.
Ne flanche pas, ne détourne pas les yeux, ne montre pas de faiblesse.
Tommy était tellement concentré sur le fait de ne rien montrer qu’il mit
quelques secondes à réagir quand Ira pointa du doigt la guitare qui se trouvait
juste derrière lui.
D’accord… Ira avait décidé de s’octroyer un petit break et d’abandonner
pour un temps son occupation favorite — conquérir le monde —, afin
d’assouvir son désir refoulé de devenir une star du rock. Dans un sens c’était
tant mieux si ça le faisait acheter, car Tommy avait besoin de vendre. Mais il
préférait être damné plutôt que de laisser sortir Ira avec le magnifique
instrument à douze cordes qu’il convoitait depuis des mois — depuis qu’il
avait gratté quelques accords pour le tester.
Il s’apprêtait donc à décrocher la guitare qui se trouvait juste au-dessus de
celle que désignait Ira, mais celui-ci le reprit aussitôt :
— Non, pas celle-là. L’autre. Celle qui est juste derrière toi. La bleu
métallique.
Le ton était celui d’un ordre. Comme si Ira considérait qu’un petit vendeur
tel que lui devait se plier à ses moindres désirs et satisfaire tous ses caprices.
C’était un ton déstabilisant. Dégradant. Un ton qui ne fit qu’augmenter le
ressentiment de Tommy à l’égard de ce père qui n’en était pas un.
— Elle n’est pas à vendre.
Il tenta de l’orienter vers une autre guitare, mais Ira n’était pas d’accord.
Ce dernier plissa les yeux — des yeux du même bleu marine que ceux de
Tommy — et crispa la mâchoire, exactement comme Tommy le faisait quand il
apprenait un nouveau morceau qui lui donnait du fil à retordre.
— Tout est à vendre, rétorqua Ira en le fixant d’un regard intense. C’est
juste une question de prix.
— Possible, mon pote.
Mon pote ? Il venait d’appeler Ira Redman « Mon pote » ? Afin qu’Ira n’ait
pas le temps de s’attarder sur cet écart de langage, il s’empressa d’ajouter :
— Mais celle-ci est à moi et elle n’est pas à vendre.
Le regard d’acier d’Ira ne quittait plus Tommy.
— C’est vraiment dommage. Je peux quand même la voir de près ?
Tommy hésita, ce qui était complètement ridicule, parce que Ira n’allait
quand même pas se sauver en courant avec la guitare. Et pourtant, il dut
rassembler toute sa volonté pour la lui tendre. Ira commença par la soupeser
d’un air pénétré, comme si la qualité d’un instrument dépendait de son poids,
puis il passa la sangle et prit la pose avec un rire complice, comme s’ils étaient
deux à se marrer. Tommy dut se retenir pour ne pas vomir sur le comptoir.
Voir Ira malmener son rêve lui donnait des sueurs froides sous son T-shirt
Jimmy Page. Ira, en revanche, avait l’air de beaucoup s’amuser. Il avait enlevé
la sangle et inspectait à présent la guitare en détail, en prenant des airs de
connaisseur, alors qu’il n’y connaissait visiblement rien. Il lui sortait le grand
jeu, quoi.
Mais dans quel but ?
C’était donc comme ça que les riches s’amusaient ?
— C’est une pièce magnifique, commenta Ira.
Il lui rendit la guitare, et Tommy s’empressa de la suspendre à son crochet,
soulagé de la mettre enfin à l’abri.
— Elle n’est pas à toi, mais je comprends pourquoi tu voudrais la posséder.
Tommy se raidit.
— Bah, ça se voit à la manière dont tu la manipules…
Ira posa les deux mains sur le comptoir, en écartant ses doigts manucurés et
en mettant bien en vue sa montre en or dont le clinquant sembla à Tommy une
provocation railleuse.
Vise un peu ma montre. C’est ça la vie que tu aurais pu avoir, une vie faite
de privilèges et de richesse, une vie où tu aurais harcelé les futurs dieux du
rock, rien que pour le plaisir de piétiner leurs rêves.
— … avec beaucoup trop de respect. Elle t’impressionne. C’est elle qui te
possède, pas le contraire.
Tommy se mordit les lèvres, en se dandinant d’un pied sur l’autre, sans rien
trouver à répondre. Puis il comprit, mais trop tard, qu’Ira venait de le tester et
que son silence l’avait trahi.
— Tu tiens cette guitare comme si c’était une fille trop belle pour toi et que
tu n’en revenais pas de pouvoir la baiser à la place de ta petite copine.
Ira éclata de rire, découvrant une bouche pleine de dents couronnées — une
rangée de petits soldats blancs et brillants alignés en formation parfaite.
— Bon, je t’en propose le double de ce que tu es prêt à la payer. Ça te va ?
Il eut un rire bref.
Tommy secoua la tête et baissa les yeux vers ses bottes de moto.
D’habitude, il les trouvait stylées, mais en présence d’Ira elles lui semblèrent
plutôt pourries. Les semelles étaient usées. La tige fendue. Il avait l’impression
que ses bottes préférées se retournaient soudain contre lui, pour lui rappeler le
gouffre qui le séparait de son rêve. Mais il aimait encore mieux regarder ses
bottes, plutôt que ce type qui le considérait comme un minable.
— D’accord, je triple le montant.
Tommy fit mine de ne pas avoir entendu. Ira était cinglé. Toute cette scène
était folle. Ira Redman avait une réputation de négociateur acharné, mais tout
ça… pour une guitare ? D’après ce que Tommy avait lu de lui, en matière de
musique Ira ne connaissait que les morceaux qui passaient dans ses clubs quand
il venait récolter l’argent de la soirée.
— Tu es coriace en affaires.
Ira rit de nouveau, mais cette fois ce fut un rire jaune.
Tommy n’avait pas besoin de le regarder pour savoir qu’il plissait les yeux
et affichait un grand sourire, en avançant le menton. Il avait vu des tas de
photos de lui avec cette expression de salaud hypocrite et prétentieux. Et il les
avait toutes en mémoire.
— Bon. Je quadruple mon offre, je te file ma carte de crédit, et toi tu me
files la guitare. Je suppose que tu travailles à la commission ? Avoue que c’est
dur de refuser une offre pareille.
Ira avait compris qu’il courait après le fric pour payer son loyer, et il n’y
avait pas moyen de donner le change. Mais Tommy refusa quand même de
céder.
Cette guitare était à lui.
Ou du moins elle le serait bientôt, dans quelques mois, après quelques
chèques de paye.
Donc il tint bon, tout en ayant conscience que le fait de refuser quelque
chose à Ira Redman comportait des risques. Ira finit par abandonner et quitta le
magasin — avec la même arrogance que lorsqu’il était entré.
Tommy prit la guitare contre sa poitrine, tout ému à l’idée d’avoir failli la
perdre. Encore quelques mois, et il aurait économisé suffisamment pour se
l’offrir. Quelques semaines, s’il décidait d’entamer une grève de la faim pour
faire des économies.
Et ce fut dans cette position qu’Ira le surprit derrière le comptoir de verre
— en train de serrer contre son cœur la guitare de ses rêves, comme un
amoureux.
— Farrington veut te dire un mot.
Ira colla son téléphone dans la main de Tommy, qui fut bien obligé de le
prendre.
Comment aurait-il pu se douter qu’Ira et Farrington étaient amis ?
Ou plutôt qui ne savait pas qu’Ira connaissait Farrington ?
Puisque Ira connaissait tout le monde.
La conversation fut brève mais néanmoins humiliante. Farrington ordonna
à Tommy de céder la guitare à son prix initial. Il dut également mentionner le
fait que Tommy était viré, mais celui-ci avait déjà rendu le téléphone à Ira,
réduisant le sermon de Farrington à de vagues vociférations.
Tommy décrocha la guitare en luttant contre les larmes qui lui piquaient les
yeux. Merde. Il n’avait pas pleuré le soir où il avait dit adieu à Amy — la fille
avec qui il sortait chez lui, en Oklahoma.
Alors pas question de pleurer pour une guitare.
Et encore moins devant un père qui venait de le ridiculiser en lui prouvant à
quel point il était impuissant face à lui.
Mais il allait lui montrer… Lui montrer qu’il valait quelque chose. Lui
faire regretter le jour où il était entré chez Farrington.
Il ne savait pas encore quand ni comment, mais il le ferait. Plus que jamais,
il était déterminé à prendre sa revanche sur ce père indigne.
Une fois la guitare en sa possession (payée avec une carte Amex Black
probablement plafonnée à un million de dollars), Ira jeta à Tommy un dernier
regard appuyé, avant de sortir de la poche de sa veste un prospectus plié en
deux, qu’il fit glisser vers lui sur le comptoir.
— Bien essayé, mon petit.
Il se dirigea vers la porte, la guitare en bandoulière.
— Si tu avais travaillé pour moi, tu aurais pu te payer cette guitare avant
d’être obligé de la vendre.
3. Reasons to Be Beautiful
Aster Amirpour ferma les yeux et prit une grande goulée d’air avant de
plonger la tête sous l’eau, au milieu des bulles. Si on lui avait demandé quel
était l’endroit au monde où elle se sentait le mieux, elle aurait répondu sans
hésiter que c’était son jacuzzi, où elle se coupait enfin de tout — et en
particulier des regards désapprobateurs de ses parents et du fardeau de leurs
attentes.
Enfant déjà, elle rêvait d’être une sirène. Pas une princesse.
Elle attendit de ne plus avoir d’air dans les poumons pour jaillir hors de
l’eau. Battant des paupières, elle repoussa ses cheveux en arrière, les laissant
retomber en longs rubans qui coulaient jusqu’à sa taille. Puis elle rajusta les
lanières de son bikini Burberry — celui qu’elle n’avait pu s’acheter qu’après un
mois d’âpres négociations avec sa mère et qu’elle n’avait eu le droit de porter
qu’après un autre mois de discussions acharnées, et encore, uniquement dans
leur jardin.
— Tout ce que je vois, c’est quatre minuscules triangles et une poignée de
lanières fines comme tout !
Sa mère avait menacé l’objet du délit de la pointe de son index, d’un air
véritablement scandalisé.
Aster en soupirait encore. C’était fait pour ça, un bikini. Pour montrer
autant de chair fraîche que possible pendant qu’on était encore suffisamment
jeune et belle pour ça.
Mais voyons, quand on habitait Tehrangeles, le quartier iranien de Los
Angeles, on ne s’exhibait pas dans un maillot aussi scandaleusement petit !
— Maman, c’est un Burberry ! avait plaidé Aster, tentant de jouer sur le
côté victime de la mode de sa mère.
Comme celle-ci conservait son habituel visage fermé et autoritaire, elle
avait ajouté :
— Et si je promets de ne le porter qu’à la maison ?
Pas de réponse.
— Rien qu’à la maison et quand je serai seule, avait-elle alors insisté.
Sa mère était demeurée silencieuse, tentant sans doute d’évaluer la
sincérité de cette promesse — qu’Aster n’avait par ailleurs aucunement
l’intention de tenir. Tout ça était vraiment ridicule. A dix-huit ans, elle estimait
avoir le droit de choisir ses vêtements, mais ses parents surveillaient ses achats
et ses dépenses, autant que ses sorties.
Et pour ce qui était de trouver un travail et d’acheter ses bikinis avec son
salaire… Aster avait eu la sagesse de ne même pas aborder le sujet. A part deux
rares exceptions, une avocate et une pédiatre renommée, les femmes de l’arbre
généalogique d’Aster ne travaillaient pas en dehors de la maison. Elles se
contentaient de faire ce qu’on attendait d’elles — se marier, élever des enfants,
s’occuper des courses et des repas, présider de temps à autre un gala de charité
—, en prétendant être parfaitement épanouies, ce dont Aster doutait fortement.
A quoi cela servait de fréquenter les plus prestigieuses écoles de l’Ivy
League, si cette coûteuse éducation n’était jamais exploitée à sa juste valeur ?
Aster n’avait posé la question qu’une seule fois. Le regard glacial auquel
elle avait eu droit en retour l’avait dissuadée d’y revenir.
Elle aimait ses proches de tout son cœur et aurait fait n’importe quoi pour
eux — merde, elle aurait même accepté de mourir pour eux s’il l’avait fallu —,
mais elle refusait catégoriquement et résolument de vivre uniquement pour
eux.
C’était trop demander.
Elle prenait de nouveau une grande inspiration et s’apprêtait à replonger la
tête sous l’eau, quand son téléphone portable sonna. Elle se leva d’un bond, si
brusquement qu’elle dut rajuster le bas de son bikini.
En voyant s’afficher sur l’écran le nom de son agent — Jerry —, elle croisa
les doigts et pressa sa main de Fatma, un pendentif en or et diamant censé lui
porter chance (un cadeau de sa grand-mère). Puis elle décrocha, en se
concentrant pour communiquer à un simple « Bonjour » une charge
émotionnelle capable d’exprimer la profondeur de son talent et de son être.
— Aster !
La voix de son agent résonna dans le haut-parleur.
— J’ai une offre intéressante à te proposer. Tu es dispo pour en discuter ?
Il appelait sûrement pour lui parler de sa dernière audition. Elle y avait mis
tout son cœur et toute son âme, et voilà, enfin, ça avait marché.
— C’est pour la pub, c’est ça ? Ils veulent que je commence quand ?
Sans attendre la réponse de Jerry, elle se mit à réfléchir à la meilleure façon
d’annoncer la nouvelle à ses parents.
Ils étaient à Dubaï pour l’été mais, si elle tournait dans une pub, elle devait
les en informer. Ça allait semer la panique dans la famille, pas de doute. Depuis
toujours, elle rêvait de devenir une star de cinéma. Enfant, déjà, elle suppliait
sa mère de l’accompagner à des auditions. Mais ses parents avaient pour elle
d’autres projets. A peine étaient-ils sortis de l’échographie qui leur avait appris
que leur premier bébé était une fille qu’ils avaient commencé à dresser la liste
de tout ce qu’ils attendaient d’elle, liste constituée de demandes primaires :
être douce et jolie, avoir de bonnes notes, n’ouvrir les jambes que pour l’époux
idéal qu’ils lui trouveraient, un Iranien, bien entendu, qu’elle épouserait dès
qu’elle aurait obtenu une licence, et à qui elle ferait très vite une ribambelle de
petits Iraniens.
Même si Aster n’avait rien contre le mariage et les bébés, elle était résolue
à retarder le plus possible ces briseurs de carrière. Et, maintenant que la chance
de sa vie se présentait, elle avait l’intention de foncer.
— Ce n’est pas pour la pub.
Aster battit des paupières et colla le téléphone à son oreille. Elle avait
sûrement mal entendu.
— Ils ont changé d’option.
Aster se revit le jour de l’audition. Comment ? Ses mimiques d’extase
n’avaient pas convaincu le réalisateur qu’elle n’avait jamais rien goûté de
meilleur que les céréales dégueu qu’on lui avait fait avaler ?
— Ils veulent quelqu’un de plus typé.
— Mais je suis typée !
— Ils veulent quelqu’un d’un type différent. Aster, écoute, je suis désolé,
mais ce sont des choses qui arrivent.
— Tu crois ? Ce ne serait pas plutôt à moi, qu’elles arrivent ? Je suis trop
typée, pas du bon type, ou… Tu te souviens de la fois où ils m’ont dit que
j’étais trop jolie ? Comme si ça pouvait exister.
— Des auditions, il y en aura des tas d’autres, répondit-il d’un ton
conciliant. Tu te rappelles ce que je t’ai raconté à propos de Sugar Mills ?
Aster leva les yeux au ciel. Sugar Mills était la seule artiste de Jerry à avoir
percé dans le milieu du cinéma. Une pseudo- célébrité sans aucun talent,
découverte sur Instagram grâce au nombre impressionnant de gens qui
n’avaient rien de mieux à faire que de suivre les aventures quotidiennes de son
corps dénudé et retouché avec Photoshop. C’était grâce à ce succès qu’elle
avait été engagée pour une pub où on la voyait mordre goulûment dans un
énorme hamburger, vêtue d’un minuscule bikini. Et cette publicité lui avait
inexplicablement permis de décrocher dans un film le rôle d’une jeune femme
déjantée couchant avec un vieux. Rien que d’y penser, Aster en était malade de
dégoût. Et folle de jalousie.
— Je suppose que tu as entendu parler d’Ira Redman ? demanda Jerry.
Aster fronça les sourcils et alla se rasseoir dans le jacuzzi où elle s’enfonça
dans l’eau jusqu’aux épaules.
— Qui n’a pas entendu parler de lui ? répondit-elle sèchement.
Elle était révoltée par ce système qui portait aux nues les filles comme
Sugar Mills et refusait de donner sa chance à une fille comme elle, qui avait
pourtant cent fois plus de classe.
— Mais je ne vois pas en quoi ça pourrait m’intéresser. A moins qu’il n’ait
décidé de se lancer dans la production de films.
— Non, Ira ne produit pas de films. Du moins pas encore.
Jerry l’appelait Ira, comme s’il le connaissait personnellement, mais Aster
était prête à parier qu’ils ne s’étaient jamais rencontrés.
— Il organise un concours pour la promotion de ses clubs.
Aster ferma les yeux. La promotion d’une boîte de nuit. Ça craignait.
Carrément. Elle se prépara à affronter le pire.
— Si tu es sélectionnée, tu passeras l’été à faire la promotion d’un de ses
clubs. Lesquels, comme tu le sais sûrement, sont fréquentés par les plus grosses
pointures de Hollywood. Tu rencontrerais plein de monde, et il y a un gros
paquet d’argent pour le vainqueur.
Il marqua une pause, pour lui laisser le temps d’enregistrer. Aster essaya de
ne pas s’énerver, mais elle sortit du jacuzzi. L’humiliation lui donnait chaud,
elle ne supportait plus l’eau tiède. Elle préférait terminer cet appel pieds nus,
trempée et frissonnante.
— Ecoute, Jerry… C’est glauque et minable. C’est un truc pour les
désespérés. Très en dessous de ce à quoi je peux prétendre.
Elle tourna le regard vers sa maison — une demeure de style
méditerranéen, extravagante et immense, aussi démesurée que la fortune de ses
parents, avec des courts de tennis, des loggias, de grandes fontaines ornées de
chérubins, des pelouses impeccables. Tout cela serait un jour à elle et à son
frère, Javen, à condition qu’ils suivent le chemin morne et sans surprise que
leurs parents avaient tracé pour eux.
Elle en avait assez de ce chantage à l’héritage. Assez de se tourmenter
parce qu’elle se sentait obligée de choisir entre leur faire plaisir et vivre ses
rêves. Et puis merde ! Elle en avait assez de faire semblant. Elle voulait ce
qu’elle voulait, et il faudrait bien que ses parents s’y fassent. Quant à Jerry, s’il
pensait vraiment que participer à ce concours était bon pour sa carrière, peut-
être valait-il mieux qu’elle cherche quelqu’un d’autre pour s’occuper d’elle. Un
meilleur agent. L’ennui, c’était que pour l’instant, parmi tous ceux qu’elle avait
contactés, Jerry avait été le seul à accepter de la prendre sous son aile.
— Tu as tort à propos d’Ira, dit-il. C’est un type qui a de la classe. Et ses
clubs sont fréquentés par la crème de la crème. Tu y es déjà allée ?
— Je viens tout juste d’avoir dix-huit ans.
Elle fut agacée de devoir le lui rappeler. Il était son agent, il aurait dû se
souvenir de son âge !
— OK, dit-il en riant. Mais c’est pas ça qui empêche qui que ce soit de
fréquenter les clubs. Allez, Aster, je sais que tu n’es pas aussi innocente que tu
le prétends.
Elle fronça les sourcils, en se demandant si elle devait se sentir offensée
par ce commentaire déplacé ou accepter que Jerry dise franchement ce qu’il
pensait. Elle était habituée à l’effet qu’elle produisait sur les hommes. Même
sur des vieux, qui auraient dû savoir qu’ils n’avaient aucune chance. Enfin, tout
ça, c’était bien beau, mais pour l’instant sa peau lisse, ses longues jambes et
son visage photogénique ne l’avaient pas vraiment aidée à obtenir une carte
SAG.
— Tu voudrais me faire croire que travailler comme entraîneuse dans un
club pourrait lancer ma carrière d’actrice ?
— Pas comme entraîneuse. Il s’agit de promouvoir un club. Un club d’Ira
Redman. Rien que ça.
— Ce serait pas plus simple que je prenne des photos de mes fesses et que
je les publie sur Instagram ? Ça a marché pour Sugar. Ça devrait marcher pour
moi.
— Aster !
Il commençait à perdre patience. Eh bien, il n’était pas le seul. Mais Aster
était suffisamment intelligente, et suffisamment désespérée, pour savoir
s’arrêter.
— Tu prendrais tes dix pour cent ?
— Quoi ? Jamais de la vie !
Il s’était mis à hurler, comme si elle avait dit un truc dingue. Comme si le
but d’un agent n’était pas de se servir sur les pourcentages.
— Je sais que c’est difficile de percer, mais je suis sûr que tu as quelque
chose de spécial, et c’est pour ça que j’ai accepté de signer avec toi. Chez Ira,
tu rencontreras en une soirée plus de gens influents qu’en passant une vingtaine
d’auditions. Si tu crois vraiment que le chemin à prendre pour réussir dans le
cinéma n’est pas digne de toi, c’est que tu n’as pas envie tant que ça de réussir.
Oh si, elle en avait envie ! Elle attrapa sa serviette posée sur une chaise
longue et s’en enveloppa. OK. Ce n’était pas une audition pour le rôle principal
d’un film (ni même pour un petit rôle), mais il fallait bien débuter.
De plus, Jerry avait raison. Tout le monde savait que les gens de Hollywood
fréquentaient les clubs d’Ira. Dans une ville qui ne manquait pas de filles
superbes rêvant toutes de fortune et de gloire, les rencontres qu’elle ferait chez
Ira lui permettraient peut-être de sortir du lot.
Elle décida donc de manifester de l’enthousiasme, même s’il était pour
l’instant feint, et se dirigea vers la petite maison attenante à la piscine.
— Attends une seconde, que je prenne un stylo pour noter.
4. Celebrity Skin
Cinq minutes avaient suffi à Aster pour comprendre qu’il n’y avait pas
dans cette pièce un seul concurrent sérieux. Pour travailler dans une boîte de
nuit, il fallait le glamour et la beauté — ceux qui en manquaient n’avaient
aucune chance. Et cette exigence suffisait à elle seule à la placer en tête de
liste.
Restait cette Layla (ou Lila, elle dut plisser les yeux pour déchiffrer le nom
sur son étiquette), qui pouvait constituer une menace. Layla était loin d’être
aussi jolie qu’elle, mais elle n’avait pas hésité à se défendre, tout à l’heure, au
cours du regrettable incident du parking. Elle avait piqué une vraie crise, mais,
zut, Aster ne l’avait vue qu’en sortant de sa voiture, c’était la vérité. Elle
n’avait cessé de cogiter pendant tout le trajet entre Beverly Hills et Hollywood,
passant du « Tu peux y arriver » au plus profond découragement à l’idée qu’elle
venait tout juste de finir le lycée et qu’elle touchait déjà le fond. Elle en était là
quand Layla l’avait agressée et elle avait réagi de la seule manière qu’elle
connaissait — en se montrant hautaine et méprisante.
Chacun se protégeait comme il pouvait. Par exemple Javen, son petit frère,
tournait tout en dérision. Layla se mettait en colère. Et elle, comme tout à
l’heure, se retranchait derrière une attitude hautaine et prétentieuse. Bon,
c’était fait. Pas moyen de revenir en arrière. A part ça, cette Layla n’était pas
aussi blindée qu’elle voulait le faire croire. Etant elle-même habituée à se
cacher derrière un personnage, notamment en famille, Aster sentait quand
quelqu’un jouait un rôle. Et Layla était une piètre comédienne.
Pour commencer, ses chaussures étaient d’authentiques faux Louboutin. Le
rouge de la semelle était complètement raté, même si les talons pouvaient le
faire. Et à la manière dont elle était entrée dans cette pièce, en tremblant sur ses
jambes comme un poulain à peine né, on voyait tout de suite qu’elle n’avait pas
pris la peine de s’entraîner à marcher avec — une grossière erreur de débutante.
Le plus largué des amateurs sait qu’il faut répéter un rôle avant d’entrer en
scène, jusqu’à posséder son personnage tellement à fond qu’on finit par y croire
soi-même. Layla manquait de classe. Elle avait beau essayer de jouer à la fille
sûre d’elle, ses chaussures hideuses trahissaient l’imposture : elle tentait de se
fondre dans un milieu dont elle ne connaissait pas les codes. Mais elle était
ambitieuse et prête à tout pour réussir, ça se voyait aussi. Elle n’hésiterait pas à
faire un sale coup si nécessaire, raison pour laquelle elle méritait d’être
surveillée de près, en dépit de sa médiocrité.
Aster était une perfectionniste, habituée à exceller dans presque tous les
domaines, du moment qu’elle l’avait décidé. Brillants résultats scolaires, reine
du bal de promo, déléguée de classe — elle avait eu tout ça. Mais sa carrière
d’actrice avait du mal à décoller, et elle devait absolument décrocher ce travail.
Ce concours minable n’était pas de son niveau, mais c’était justement pour ça
qu’il n’était pas question d’échouer. Si elle n’était même pas capable de se
distinguer pour faire la promotion d’un club, elle ne risquait pas de se faire une
place dans l’impitoyable milieu du cinéma.
Quand Ira vint s’installer sur le podium, elle s’empressa de croiser les
jambes de manière à faire remonter sur ses cuisses sa robe Hervé Léger,
histoire de montrer qu’elles étaient fermes et bronzées — et aussi de prouver
qu’elle était douée pour ce petit jeu.
Ira portait un jean et une chemise noire, mais sa taille, son assurance et
l’autorité qu’il dégageait en imposaient autant que s’il s’était tenu derrière un
pupitre présidentiel, dans un costume sur mesure.
— Vous avez tous quelque chose en commun, commença-t-il. L’idée de
participer à ce concours vous excite, vous voulez vos entrées dans les boîtes de
nuit des stars, et aussi, ne l’oublions pas, vous pensez à la grosse somme
d’argent que le gagnant empochera.
Son regard balaya l’assistance et, quand il survola l’endroit où était assise
Aster, elle aurait juré qu’il s’était attardé sur elle. Mais peut-être se faisait-elle
des idées. Ira avait un charisme fou. Le temps semblait s’arrêter et repartir,
selon l’endroit où il portait son attention.
— Comme vous, j’ai été autrefois jeune et affamé de pouvoir.
Il leur adressa un sourire étudié.
— Et j’aurais certainement sauté sur l’opportunité que je vous offre
aujourd’hui.
De nouveau, il marqua un temps de pause pour ménager son effet.
Zut… Ils veulent tous leur carte SAG ? Pas étonnant que ce soit si dur de
décrocher un boulot dans le milieu du cinéma.
— Les règles sont très simples. Ceux que j’aurai sélectionnés à la fin des
entretiens se verront attribuer un club. Au début, vous travaillerez en équipe,
mais ne vous imaginez pas que vous pourrez vous reposer sur vos partenaires.
Je surveillerai de près chacun de vous. Je vois tout. Je saurai qui est venu dans
mes clubs et surtout qui l’a fait venir.
Il attrapa sa bouteille d’eau et but une longue gorgée, avec une lenteur
exaspérante, moins pour étancher sa soif que pour leur laisser le temps de bien
imprimer l’avertissement. Il venait de se présenter comme un sage qui voit tout
et qui sait tout et, à en juger par le frisson gêné qui parcourut les candidats, il
avait réussi à impressionner son public.
— Chaque client que vous ferez entrer sera porté à votre crédit et vous
rapportera des points. Et je ne vais pas mâcher mes mots, puisque nous sommes
entre adultes…
Il se tourna vers l’une de ses secrétaires.
— Tu as bien vérifié qu’ils étaient tous majeurs, n’est-ce pas ?
Elle répondit par un sourire timide.
— Il n’y a pas que la quantité qui compte. Je juge aussi sur la qualité. Plus
un client sera jeune, beau et célèbre, et plus il vous rapportera. Au passage, j’en
profite pour vous rappeler que jeune signifie quand même plus de dix-huit ans
et qu’on ne sert pas d’alcool aux moins de vingt et un.
Il haussa un sourcil et attendit des rires, qu’il obtint, bien entendu. Puis il
reprit :
— Chaque semaine, celui d’entre vous qui aura le score le plus bas sera
éliminé, et celui qui aura le plus élevé recevra une somme pour l’aider à
financer des soirées. Le gagnant sera celui qui aura accumulé le plus de points à
la fin de l’été. Et quand je dis gagnant, je suis sérieux, parce qu’il sortira d’ici
avec la moitié de ce que vous aurez fait entrer dans mes caisses.
Ces derniers mots furent soulignés en italique — du moins ce fut comme
cela qu’Aster les entendit.
— Donc, plus vous travaillerez dur, plus vous gagnerez gros. Et croyez-
moi, les profits peuvent être vraiment énormes.
Bla bla bla. Aster se fichait complètement de l’argent à empocher. Bien sûr,
ça lui aurait plu de pouvoir s’acheter ses bikinis Burberry sans demander
d’argent à ses parents et sans négocier des semaines, mais elle venait ici pour
se faire un réseau. Son agent avait raison — les clubs d’Ira étaient fréquentés
par le gratin de Hollywood. Elle commençait même à se demander pourquoi
elle n’y avait pas pensé plus tôt.
— Des questions ?
Le ton montrait que les questions n’étaient pas vraiment bienvenues. Or,
comme Aster s’apprêtait à lever la main, sans savoir encore ce qu’elle allait
demander mais avec la ferme intention de se distinguer, Layla la prit de vitesse.
— Et pour la première semaine ?
Ira plissa les yeux en tripotant le bouchon de sa bouteille d’eau.
— Je ne comprends pas la question.
— On aura droit à une somme d’argent pour démarrer ?
— Comme je ne retiendrai que douze d’entre vous après les entretiens, je
ne vois pas l’intérêt d’aborder avec tout le monde les points de détail de
l’organisation.
Layla acquiesça, puis jeta un regard triomphant du côté d’Aster.
Elle avait réussi à se démarquer de cette troupe de désespérés qui
tremblaient tellement devant Ira qu’ils n’osaient même pas ouvrir la bouche.
Oui, celle-là, il fallait décidément la surveiller. Et de très près.
7. I Can Get No (Satisfaction)
Bien sûr, Aster avait été sélectionnée. Elle avait su qu’elle passerait la
barre de l’entretien à la seconde où elle était entrée dans le bureau d’Ira, rien
qu’à la manière dont il l’avait reluquée. Comme tous les hommes de pouvoir, il
appréciait les jolies filles. Sans doute aussi croyait-il que sa position lui
donnait des droits sur elle. Mais, si c’était le cas, il ne l’avait pas manifesté.
Quand elle s’était assise en face de lui, elle avait tout de suite compris que
sa beauté et son sex-appeal ne l’intéressaient que pour des raisons strictement
professionnelles (et pas parce qu’il l’imaginait déjà enroulant ses jambes
autour de lui ou autre fantasme de vieux dégoûtant convoitant une fille trop
jeune pour lui). Il l’avait longuement inspectée du regard, évaluant ses atouts
physiques comme il aurait évalué n’importe quelle autre marchandise, tout en
réfléchissant probablement au meilleur moyen de les exploiter et d’en tirer un
profit maximum. Aster ne s’était pas sentie mal à l’aise. Elle avait passé
suffisamment d’auditions pour connaître les règles du jeu et les accepter.
Elle se demandait si c’était sa réponse à la dernière question d’Ira qui avait
achevé de le convaincre, celle qu’il avait posée en continuant à la scruter de son
regard incroyablement perçant : « Qu’est-ce qui te fait croire que tu peux
gagner ? »
Elle avait eu un moment de panique et était demeurée silencieuse,
cherchant la meilleure attitude à adopter. Puis, décidant qu’Ira ne devait pas
être du genre à valoriser la modestie, elle l’avait fixé droit dans les yeux en
déclarant : « Comparés à moi, les autres candidats ne sont que des amateurs. »
Elle avait conclu en arborant le sourire confiant et sensuel auquel elle s’était
entraînée avant de venir.
Il l’avait longuement dévisagée — suffisamment longtemps pour qu’elle se
demande si elle n’y était pas allée un peu fort. Elle était sur le point d’ajouter
quelques mots pour nuancer son propos, quand il avait ordonné à sa secrétaire
de l’emmener dans la pièce voisine.
Elle avait eu la surprise d’y découvrir le groupe improbable choisi par Ira.
Bien entendu, Layla en faisait partie, ça, elle s’en était doutée. Mais il y avait
aussi Tommy, sur qui elle n’aurait sûrement pas misé. On pouvait à la rigueur
le trouver mignon — à condition d’aimer le genre paumé, torturé et sans le sou.
Ce qui n’était pas son cas. Quant aux autres… La présence de Karly l’avait
étonnée, mais bon, certains mecs (pas mal de mecs en fait, pour ne pas dire la
plupart) étaient attirés par les blondes pétillantes et vaporeuses. Le gothique,
Ash, était là aussi, avec Brittney, la fille aux bottes de cow-boy et au short
coupé tellement court qu’il couvrait moins les fesses qu’un bikini Burberry. Il y
avait un autre mec, Jin, tellement maigre et pâle qu’Aster le soupçonnait d’être
un accro des jeux vidéo ou un de ces geeks qui mettaient à peine le nez dehors,
et une nana androgyne, Sydney, couverte de tatouages et de piercings (enfin, du
moins, il semblait à Aster que c’était une fille). Deux autres garçons, Diego et
Zion, avaient l’air à peu près normaux, du moins normaux pour L.A., c’est-à-
dire qu’ils semblaient tout droit sortis d’une publicité pour les sous-vêtements
Calvin Klein. Beaux mecs, sans aucun doute, mais Aster ne craquait pas pour
les garçons apprêtés. Ils avaient tendance à passer trop de temps à s’occuper de
leur petite personne, et il ne leur en restait plus assez pour s’occuper d’elle.
Enfin, les deux derniers étaient du style américain moyen, sains de corps et
d’esprit. La fille, Taylor, avec son visage frais et reposé, semblait venir
directement de son cours d’équitation. Le garçon, Brandon, était bronzé juste
comme il fallait, avec des cheveux à peine décoiffés, comme s’il venait
d’amarrer son yacht dans le port et attendait que son chauffeur passe le
chercher pour l’emmener dîner et boire dans un club privé.
Ira avait ratissé large et choisi la variété. Six filles et six garçons — tous en
dessous de la vingtaine. Apparemment, il était sérieux en disant qu’il voulait
séduire un public jeune.
Aster prit donc place parmi eux, en évitant ostensiblement Layla, qu’elle
avait déjà étiquetée comme la première personne à éliminer. Il ne lui restait
plus qu’à attendre la suite. Cette fois, tout le monde était silencieux. Plus
personne n’avait envie de copiner. Ils étaient maintenant en compétition pour le
concours.
Elle croisa les jambes et massa discrètement les muscles tétanisés de ses
chevilles et de ses mollets. La journée avait été longue, et ses pieds
commençaient à souffrir d’avoir passé tant d’heures emprisonnés dans ces
terribles Louboutin. Elle risqua un coup d’œil du côté de Layla, en se
demandant si les imitations bon marché faisaient aussi mal que les vrais, mais
Layla avait déjà remplacé ses escarpins par des bottes noires carrément motard.
— Je sais que la journée a été longue et épuisante…
Ira entra dans la pièce, suivi de son équipe de secrétaires.
— Mais ça vous donne un avant-goût du degré d’implication que j’attends
de vous. Alors, avant que vous ne vous sentiez trop fiers d’être arrivés jusque-
là, laissez-moi vous rappeler que vous avez tous moins de vingt ans — ce qui
fait de vous des personnes inexpérimentées, en dépit de ce que vous croyez.
Travailler pour moi vous donnera l’occasion de vous confronter à la réalité,
chose qui ne vous est jamais vraiment arrivée à l’école. Aussi, avant que je
poursuive, si certains d’entre vous ont déjà des doutes et veulent faire machine
arrière, c’est le moment.
Il balaya la pièce du regard, puis, comme personne ne bougeait, il reprit :
— Bien. Dans ce cas, passons à la logistique… Vous aurez un certain
nombre de papiers à remplir. Mes secrétaires vous y aideront. Mais avant cela,
je suppose que vous avez hâte de connaître le club qui vous a été attribué.
Tout le monde acquiesça avec un bel ensemble, y compris Aster. Elle
voulait le Night for Night, le club avec le rooftop, une pure merveille dont le
décor était inspiré du film Casablanca. Il lui correspondait en tout : il était
classe, avec une ambiance sensuelle, et son nom était emprunté à une technique
cinématographique permettant de tourner de nuit les scènes de nuit. De plus,
elle avait un faible pour le Maroc depuis qu’elle avait feuilleté une pile de
vieux Vogue de sa mère dans lesquels elle avait découvert une photo de Talitha
Getty en cuissardes de cuir blanches et manteau de couleur, se prélassant sur un
toit en terrasse avec, en arrière-fond, une mystérieuse silhouette d’homme. Si
on lui avait demandé de parler des épisodes de sa vie qui avaient contribué à
forger sa personnalité de femme, elle aurait cité sans hésiter le jour où elle était
restée en arrêt devant cette photo de Talitha Getty, fascinée par sa beauté
exotique. Aujourd’hui encore, Talitha incarnait pour elle la femme libre, mais
choyée et aimée. Sans doute avait-elle aussi l’air un peu blasée — mais dans le
bon sens, comme si sa vie était tellement riche d’aventures excitantes qu’elle
s’inquiétait de savoir si quelque chose pouvait encore la surprendre.
Comme Ira plissait les yeux pour lire le papier épinglé sur le porte-
documents que lui tendait sa secrétaire, Aster pressa discrètement sa main de
Fatma.
— Layla Harrison, tu t’occuperas du Night for Night.
Aster ne put retenir un cri étouffé et jeta un regard en biais du côté de
Layla, pour observer sa réaction. Mais Layla acquiesça d’un air sobre, sans rien
manifester.
— Tommy Phillips…
Le regard d’Ira chercha celui de Tommy, et Aster eut l’impression de voir
passer entre eux quelque chose de spécial. Quoi, elle n’aurait pas su le dire.
— Toi, ce sera le Jewel.
Tommy eut l’air déçu, probablement parce qu’il aurait préféré le Vesper, un
club underground fréquenté essentiellement par une clientèle de musiciens —
parfait pour un mec comme lui. Le Jewel, beaucoup plus classe et plus
moderne, attirait des clients haut de gamme — pas du tout son genre.
Ira continuait de dérouler sa liste, mais à présent Aster devinait déjà ce qui
allait lui échoir.
— Aster Amirpour… Tu as le Vesper.
Elle secoua la tête et leva la main.
— Un problème ? demanda Ira.
— En fait, oui… Je voudrais réclamer un autre club.
Elle n’était vraiment pas faite pour le Vesper, et un homme d’affaires avisé
comme Ira aurait dû le savoir. Elle se demanda s’il n’était pas en train de la
tester. Oui, c’était sûrement ça. Cette répartition aberrante ne pouvait être
qu’un test.
Ira la dévisagea un instant en silence.
— Dans ce cas, il ne te reste plus qu’à trouver quelqu’un qui veuille bien
échanger avec toi.
Et sur ce, il quitta la pièce, laissant à ses secrétaires le soin de distribuer les
papiers à remplir.
Aster fourra les siens dans son sac. Pas la peine de demander un échange à
Layla, après l’épisode du parking. Elle devait absolument parler aux trois
personnes affectées au Night for Night qu’elle n’avait pas failli écraser.
— Hé, Sydney !
Elle s’approcha de la fille couverte de tatouages — du moins pour ce qu’on
voyait de son corps. Elle s’apprêtait à l’amadouer en la complimentant pour
son piercing nasal, mais Sydney ne lui en laissa pas le temps.
— Te fatigue pas, j’ai déjà échangé avec Taylor.
Elle lui tourna le dos et s’éloigna.
Restaient Diego et Jin, à l’autre bout de la pièce, mais quand elle les
rejoignit ils étaient déjà en train de négocier avec Brittney et Ash. Ce qui lui
laissait Layla.
Génial.
Et en plus de ça, Layla n’était plus visible.
— Aster ?
Tommy venait vers elle.
— Je me demandais si ça t’intéresserait d’échanger avec moi ?
— Ça m’aurait intéressée si tu avais eu le Night for Night, et on sait tous
les deux que ce n’est pas le cas.
Elle fila vers la porte. Layla était probablement en train de partir, et elle
avait intérêt à se dépêcher si elle voulait avoir une chance de la rattraper. Puis
elle se rendit brusquement compte qu’elle avait été trop sèche avec Tommy.
Elle avait déjà une ennemie. Elle n’avait pas besoin de commencer à les
collectionner.
— Désolée, dit-elle en revenant sur ses pas. C’était pas très sympa de te
répondre comme ça.
— C’est pas moi qui vais te contredire, répondit Tommy avec un grand
sourire qui fit briller ses yeux.
Finalement, il était un peu plus que mignon, à bien y regarder.
— Le problème c’est que… Je veux vraiment le Night for Night.
— Je comprends. Mais le Jewel est plus proche du Night for Night que le
Vesper, non ?
Oui, en effet, c’était mieux. Mais mieux, ça n’était pas assez bien.
— Tu pourrais m’aider à trouver Layla ? demanda-t-elle en espérant qu’il
n’avait pas fait à Layla aussi mauvaise impression qu’elle.
Il se gratta le menton en lui jetant un regard sceptique.
— Ben… Je ne sais pas si elle m’apprécie beaucoup…
— Mais tu voudrais bien essayer, au moins ?
Elle lui décocha son plus beau sourire, celui qu’elle réservait pour les
auditions et les séances photos.
— Ça dépend…
Il croisa les bras et se balança en arrière sur les talons, comme s’il avait
tout son temps.
— Qu’est-ce que j’aurais à y gagner ?
— Le Vesper, répondit-elle en haussant les épaules. C’est bien ce que tu
veux, non ?
Il la dévisagea posément, puis quitta la pièce en entraînant Aster avec lui.
Ils trouvèrent Layla dans l’entrée, en train de téléphoner. En les voyant, elle
écourta précipitamment sa conversation.
— Je peux faire quelque chose pour vous ? demanda-t-elle d’un ton
renfrogné.
Tommy lui désigna Aster du pouce.
— Je me suis dit que ça serait bien que vous fassiez connaissance, toutes
les deux.
— On a déjà fait connaissance, rétorqua sèchement Layla en tournant les
talons. Elle a failli me tuer pour me piquer ma place de parking.
Aster se précipita derrière elle.
— Justement, je voulais m’excuser…
— D’accord…, ricana Tommy. Je vois. Tu lui as piqué sa place de
parking ?
— C’est pas exactement comme ça que ça s’est passé, protesta Aster. Je ne
l’avais même pas vue. Tout ça n’est qu’un énorme malentendu.
— Oh si, tu m’avais vue, rétorqua Layla en faisant volte-face. N’essaye pas
de me faire croire le contraire.
— Je comprends pourquoi tu m’as demandé de jouer les intermédiaires,
commenta Tommy en secouant la tête.
— Crois-moi, je le regrette déjà, soupira Aster.
— Possible, mais un marché est un marché. A toi de parler pour moi,
maintenant.
— Quel marché ? demanda Layla en les dévisageant tour à tour. Qu’est-ce
qui se passe exactement ?
— Aster veut échanger son club avec le tien.
— Hé, je suis là et je peux faire mes demandes toute seule.
Aster secoua la tête. Vu la tournure que prenaient les événements, elle
commençait à se demander s’il ne valait pas mieux qu’elle se contente du
Vesper. Tout, plutôt que de subir ça… Mais… Et puis non ! Elle au Vesper,
c’était l’échec assuré. Et en plus elle était sûre que tout ça était un truc
concocté par l’esprit pervers d’Ira, pour voir s’ils étaient capables de rectifier
le tir par eux-mêmes.
— Dans ce cas, pourquoi tu m’as demandé de t’aider ?
— Je t’ai demandé de m’aider à la trouver, pas de euh… Bon, d’accord.
Oublie. Ecoute…
Elle se planta face à eux.
— Voilà ce que je propose. Tu voudrais mon club, et moi je voudrais le
tien. Je propose donc de mettre nos sentiments personnels de côté et…
— Je ne veux pas ton club, coupa Layla.
Elle traversa le hall d’entrée et sortit dans la rue bondée de touristes. Aster
et Tommy s’empressèrent de la suivre.
— Tu veux vraiment garder le Night for Night ? s’étonna Aster. Tu ne
préférerais pas le Jewel ?
Layla s’arrêta.
— Quelle est la différence ? Un club est un club.
— Dis-moi que tu plaisantes ! s’exclama Aster.
Elle toisa d’un air écœuré un type qui passait près d’elle, vêtu d’un costume
de Superman qui paraissait encore plus vieux et plus minable sous ce soleil
éclatant. Il devait puer, en prime, mais ça n’empêchait pas les touristes de
payer pour se faire photographier à côté de lui — ou d’autres barjos en
costume. La sottise des gens en général la rendait folle. Et celle de Layla en
particulier.
— Tu parles d’une négociatrice ! ricana Tommy.
Aster lui jeta un regard d’autant plus furieux qu’il avait raison. Cette
histoire virait au gâchis, et c’était entièrement sa faute. D’habitude, elle était
plutôt appréciée et elle se faisait des amis partout où elle passait, mais
aujourd’hui tout le monde semblait se liguer contre elle.
— Il y a une grosse différence, reprit-elle, bien décidée à ne plus perdre son
sang-froid. Le Jewel te conviendrait beaucoup mieux, Layla.
— Et pourquoi ça ? demanda Layla en croisant les bras.
— Parce que c’est un endroit élégant, mais moderne et original. Avoue que
ça conviendrait mieux à toi qu’à Tommy.
— Ah ! murmura Layla, qui parut se détendre un peu. Donc, l’histoire,
c’est que Tommy veut ton club et que toi tu veux le mien.
— C’est ça.
Aster attendit la suite. C’était tellement évident que même cette buse de
Layla serait obligée d’admettre que ça tombait sous le sens.
— Eh bien, bonne chance à vous deux.
Layla se dirigea vers sa moto. Aster lui emboîta le pas. Tommy ne bougea
pas.
— Accorde-moi encore une seconde, supplia-t-elle. C’est tout ce que je te
demande.
A sa grande surprise, Layla s’arrêta en consultant l’heure sur son téléphone
avec ostentation.
— Ecoute, je suis vraiment désolée pour tout à l’heure.
Elle était essoufflée et arrivait à peine à articuler, mais le ton était sincère.
— Si tu acceptais de…
— Sois franche, coupa Layla, la tête inclinée de côté, les yeux plissés.
Aster ne put s’empêcher de remarquer que cette affreuse mimique ne
parvenait pas à l’enlaidir.
— Si tu avais obtenu le Night for Night, tu serais venue t’excuser auprès de
moi ?
Aster hésita. Valait-il mieux jouer franc jeu ou se montrer diplomate ?
— Honnêtement ? lâcha-t-elle enfin. Probablement pas.
Layla hocha la tête, apparemment satisfaite.
— OK. Et qu’est-ce que je gagnerais, moi, à cet échange ?
Aster la dévisagea en essayant de déterminer ce qui pouvait bien motiver
une fille comme elle à participer au concours d’Ira. La plupart des concurrents
étaient intéressés par l’argent, mais dans le cas de Layla quelque chose lui
disait que ce n’était pas si simple. Mais elle n’avait pas d’autre idée, aussi
misa-t-elle sur l’argent.
— Je te donnerai mes gains de la première semaine.
Layla leva les yeux au ciel.
— Te fiche pas de moi. Tu roules en Mercedes. Une classe C, mais une
Mercedes quand même. Je ne veux pas de ton argent. Je veux un truc qui te
coûtera vraiment.
Aster tressaillit sous l’insulte. Une Mercedes Classe C, c’était déjà mieux
qu’une moto, mais elle s’efforça de ne pas montrer son agacement. Layla la
provoquait, elle n’allait pas tomber dans le piège.
— Je t’écoute, dit-elle, pressée d’en finir. Je te donnerai ce que tu veux.
— Je vais voir. Il faut que je réfléchisse.
Aster écarquilla les yeux. Elle avait besoin de réfléchir ? Elle plaisantait ou
quoi ?
Layla s’arrêta un instant, le temps pour un guide de montrer avec
enthousiasme à un groupe de touristes des particularités du lieu que les
habitants ne voyaient même plus.
— Quand j’aurai une idée, je te le ferai savoir.
— Je ne suis pas d’accord sur le principe, rétorqua Aster.
— Ça c’est ton problème, pas le mien, lâcha Layla en haussant les épaules.
Et ne t’imagine pas que je te laisserai te défiler le jour où je te demanderai de
me renvoyer l’ascenseur.
Aster se mordilla l’intérieur de la lèvre, un tic nerveux dont elle n’avait pas
encore réussi à se débarrasser.
— Tu ne vas pas me réclamer l’âme de mon premier-né ou un truc dans le
genre, quand même ?
Layla leva les yeux au ciel.
— Pourquoi je voudrais d’un de tes bâtards ?
Aster soupira. Cette fille était un vrai cauchemar. Elle était capable de lui
demander n’importe quoi. Mais tant pis, elle aviserait sur le moment. En
attendant, tout ce qui comptait, c’était qu’elle venait d’obtenir le Night for
Night.
— Au Jewel, tu seras dans ton élément, assura-t-elle.
Layla haussa les épaules comme si ça n’avait aucune importance pour elle,
puis s’éloigna sans un mot, laissant Aster réfléchir au marché qu’elle venait de
conclure.
— Tu as réussi à la convaincre ? demanda Tommy tandis qu’elle revenait
vers lui.
Aster acquiesça, en se demandant si ça se voyait qu’elle était secouée.
— J’ai l’impression d’avoir vendu mon âme au diable, mais oui, c’est fait.
— J’espère que tu ne le regretteras pas, commenta Tommy en plissant les
yeux à cause du soleil.
Elle haussa les épaules, tout en sortant son porte-clés pour déverrouiller sa
voiture. Puis, se souvenant des bonnes manières qu’elle avait un peu oubliées
au cours de la journée, elle lança par-dessus son épaule :
— Bonne chance avec le Vesper, Tommy.
— Bonne chance à toi aussi, répondit-il en souriant.
La compétition venait officiellement de commencer.
9. Summertime Sadness
* * *
Aster sortit à reculons de l’immense garage souterrain de la maison qui
pouvait contenir jusqu’à douze voitures.
— Tu n’es vraiment pas cool, dit-elle d’un ton de reproche à Javen.
— Et toi, vilaine, tu as menti à Nanny, ricana-t-il en agitant son index. Je
suis au courant pour le Night for Night, ajouta-t-il d’un ton suffisant,
visiblement fier de lui-même.
Aster fronça les sourcils. Elle aurait dû se douter que ça finirait par arriver
à ses oreilles. Il fréquentait les frères et sœurs plus jeunes de ses amies.
— J’ai hâte de te voir là-bas. Tu me laisseras entrer, pas vrai ? Pour me
remercier de ne pas avoir vendu la mèche à Nanny.
— Tu es mineur, rétorqua-t-elle.
Elle s’arrêta devant le portail en fer de l’allée et appuya sur la commande à
distance qui l’ouvrait.
— Mes potes et moi, on a de fausses cartes d’identité.
— Ah oui ? lâcha Aster. Dix-huit ou vingt et un ?
— D’après toi ?
Elle s’engagea dans la rue jalonnée de belles propriétés dissimulées
derrière de hauts portails et des haies encore plus hautes, et prit la direction du
boulevard Santa Monica.
— Je pense qu’entre quinze ans et dix-huit ans il y a déjà un gouffre. Alors,
pour vingt et un, ce n’est pas la peine de me demander ce que j’en pense.
— Dans ce cas, j’entrerai sans ta permission. Tu ne pourras pas m’en
empêcher.
— Et comment tu feras pour aller jusqu’au Night for Night ?
— J’ai des amis, Aster.
— Je sais que tu as des amis, j’en sais beaucoup plus que tu ne le penses.
Elle continua à regarder droit devant elle à travers le pare-brise, mais elle
sentit qu’à côté d’elle Javen se tassait sur son siège.
— C’est-à-dire ? demanda-t-il prudemment.
— Tu as des petits copains. Tu préfères les garçons aux filles. Je suppose
que tu n’as pas envie que ça s’ébruite dans la famille, non ? Alors si tu veux
que je me taise…
Elle n’avait aucune preuve de ce qu’elle avançait et elle avait lancé ça sans
réfléchir, plutôt pour le taquiner qu’autre chose mais, en le voyant pâlir et
ouvrir des yeux ronds, elle comprit qu’elle avait mis dans le mille et se sentit
vraiment minable d’utiliser la sexualité de son frère comme instrument de
chantage.
— Javen, je suis désolée…
Elle s’empressa de rectifier. Elle se foutait complètement que Javen soit
homo. Mais malheureusement ses parents et Nanny ne prendraient pas la chose
avec autant de détachement.
— Tu as le droit de faire tes choix et de vivre ta vie. Et je suis prête à te
couvrir. Mais il faut que tu arrêtes de me demander des trucs devant Nanny,
pour m’empêcher de discuter et me mettre devant le fait accompli. Ce serait
plus simple pour tous les deux si on était solidaires, non ?
Javen reprit aussitôt des couleurs.
— Ça veut dire que tu serais prête à me laisser entrer dans ton club ?
— Non, répondit-elle en fronçant les sourcils. Je viens de commencer, je ne
peux pas prendre le risque de faire entrer un mineur.
— Un peu plus tard, alors ?
— Tout est négociable, répondit-elle, tout en sachant qu’elle ne négocierait
pas.
Ils demeurèrent silencieux le reste du chemin, jusqu’au parking du Grove,
où le petit copain de Javen attendait déjà.
— Arrange-toi pour que je puisse rentrer ce soir, d’accord ?
Puisqu’ils avaient décidé de se soutenir mutuellement, autant commencer
dès ce soir. Si elle était sûre de rentrer sans réveiller Nanny, ça lui ferait un
souci de moins.
Javen acquiesça distraitement, tout en lorgnant du côté de son copain.
— Tu sais, quand maman et papa ont annoncé qu’ils passaient l’été à
Dubaï, j’ai cru que j’aurais le plus bel été de ma vie, murmura-t-il. Mais, quand
j’ai su que Nanny restait, j’ai cru mourir.
Aster éclata de rire. Elle était passée par là, elle aussi.
— Mais, maintenant qu’on marche ensemble, ça va être l’éclate.
Il ponctua sa phrase d’un sourire heureux et juvénile.
Le cœur d’Aster se serra… Javen se trouvait à un tournant décisif de sa vie,
il commençait à faire l’expérience de l’amour, et elle ne pouvait pas le protéger
des chagrins qui l’attendaient. Mais au moins elle ferait de son mieux pour le
protéger de Nanny Mitra et de ses parents.
Il quitta la voiture et rejoignit son copain d’un pas joyeux. Elle le suivit des
yeux, submergée d’amour, en serrant dans sa paume son pendentif porte-
bonheur et en priant pour ce petit frère qui éveillait brusquement ses instincts
de mère.
Puis elle démarra. Il était temps de préparer la soirée chez Safi.
12. I Wanna Be Sedated
Postée près de la cabine du DJ, Aster observait les clients du club, qui
sortaient lentement. Elle se sentait comme une reine surveillant ses sujets. Elle
pouvait se vanter d’avoir réussi sa première soirée. Tous les jeunes diplômés
des écoles les plus cotées de Los Angeles étaient venus réclamer leur tatouage
argenté, une lune ou une étoile, transformant la piste de danse du Night for
Night en une constellation tourbillonnante des futures personnalités de la ville.
— Il y avait du monde, commenta Taylor, qui se tenait à ses côtés.
Aster lui adressa un regard en biais. Ce soir, Taylor s’était mise en frais.
Dans sa minirobe en cuir perforée, elle était étonnamment chic et sexy. Elle
n’était pas si coincée que ça, en fait.
— Merci, répondit-elle en souriant. Je n’en attendais pas tant.
— Pas possible ? ricana Taylor.
Aster ne répondit pas et détourna le regard, refusant d’entrer dans le jeu,
quel qu’il soit. Tout ce qui comptait, c’était que l’heure de la fermeture était
passée et que les gens commençaient à peine à partir.
— Je croyais qu’on travaillait en équipe, reprit Taylor.
Aster continua à surveiller la piste de danse, où elle repéra Safi qui tentait
de se frayer un chemin vers la sortie, avec le garçon qui l’accompagnait. Puis
elle ne les vit plus et les oublia presque aussitôt.
— Tu as organisé ta petite soirée étoilée sans en parler à personne, reprit
Taylor en lui jetant un regard furieux. Tu ne veux pas marcher avec ton équipe ?
Très bien. Mais il ne faudra pas compter sur nous.
— Pas de problème, répondit Aster en soutenant son regard.
Taylor lui tourna le dos et alla rejoindre Diego et Ash qui l’attendaient.
Au bout de la première soirée de la compétition, son équipe s’était déjà
retournée contre elle. Ce n’était pas plus mal. Comment pouvaient-ils être
solidaires, puisqu’il n’y aurait qu’un seul gagnant ? Aster n’avait pas compris
toutes les finesses du concours, mais elle avait compris l’essentiel : pour
gagner, il fallait enfreindre certaines règles.
Sa soirée avait été un succès, et elle se fichait pas mal de ce que pensait
Taylor de son esprit d’équipe. Son unique souci en ce moment, c’étaient ses
pieds qui la lançaient affreusement à cause de ses talons de dix centimètres, et
ses joues endolories à force de sourire et d’envoyer des baisers. Mais ça faisait
partie des risques du métier, et elle avait intérêt à s’y habituer. Vu la tournure
que prenaient les choses, elle en avait pour plusieurs semaines — et sans doute
jusqu’à la fin de l’été.
— Aster ?
Ira venait d’arriver derrière elle.
— Tu as un moment ?
Il la fit monter à l’étage, dans un bureau très style « affaires », tout comme
lui, sans une seule touche personnelle. Il lui désigna un fauteuil, et elle s’y
installa avec reconnaissance, en retenant un soupir de soulagement — ce que
c’était bon de ne plus peser sur ses pieds. Elle profita même de ce qu’Ira
fouillait dans un tiroir pour masser discrètement ses mollets tétanisés.
— Ce n’est pas mal du tout pour un jeudi, commenta Ira en se tournant vers
elle.
Il tira une enveloppe blanche marquée du logo rouge Unrivaled Nightlife,
puis s’adossa à son fauteuil.
Elle sourit posément, tout en effectuant mentalement la danse de la
victoire, poing levé.
— Je peux te demander comment tu as fait pour attirer tout ce monde ?
— J’ai imaginé une fête dans la fête. J’ai dit à tous les gens de ma liste
qu’ils auraient droit à un tatouage de lune ou d’étoile.
Elle éleva son poignet, pour montrer le sien. Puis, gênée par le regard
impassible d’Ira, elle laissa lentement retomber sa main.
— C’est le bouche-à-oreille qui a marché. Ils devaient passer par moi pour
avoir leur tatouage, ce qui m’a permis de les comptabiliser facilement.
Elle haussa les épaules, comme pour dire que ça n’avait pas été difficile.
Bien entendu, elle se garda bien d’ajouter qu’elle avait au passage distribué ses
tatouages à des gens qui auraient dû être comptabilisés pour ses coéquipiers.
— Et ?
Elle remua sur son siège, ne comprenant pas où il voulait en venir.
— Tu leur as distribué des tatouages, c’est ça ? Pas de boissons gratuites, ni
de réduction à l’entrée ?
— J’ai le droit de proposer des trucs comme ça ?
Elle se demanda pourquoi elle n’y avait pas pensé.
— Tu as le droit, oui, uniquement à des célébrités. Mais je n’en ai pas vu ce
soir.
Elle se tassa sur son siège. Ça sonnait comme un reproche. Elle n’était plus
aussi fière d’elle.
— Je suppose que les gens aiment avoir l’impression de participer à un
événement un peu hors normes, ajouta-t-elle pour tenter de dévier subtilement
la conversation.
Il lui jeta un regard songeur.
— Ce qui a marché un jeudi ne marcherait pas un samedi. Il va falloir que
tu vises plus haut.
Elle baissa le nez vers ses genoux et se tut.
— Bon, reprit Ira d’une voix conciliante. Je sais que tu es épuisée, donc,
voilà…
Il fit glisser l’enveloppe sur son bureau. Une enveloppe énorme et
probablement bourrée d’argent liquide.
Elle chercha son regard, et leurs yeux se rencontrèrent pendant quelques
longues secondes. C’était beaucoup d’argent. Elle se demanda ce qu’il attendait
en retour.
— Waouh ! Merci !
Elle contempla l’enveloppe, en tentant de se persuader qu’il s’agissait
d’une récompense bien méritée et pas d’un argent sale — en partie volé à ceux
de son équipe — lui laissant un arrière-goût de culpabilité.
— C’est moi qui te remercie.
Ira la dévisagea un instant avec cette paire d’yeux bleu foncé qui voyaient
tant de choses et ne révélaient rien.
— Tu découvriras que je peux me montrer très généreux quand j’estime
qu’on le mérite.
Il désigna l’enveloppe du menton, tandis qu’Aster fouillait dans son crâne
pour trouver la réponse adéquate, sans que rien ne lui vienne à l’esprit.
— Mais je préfère te prévenir…
Son regard se fit plus perçant, et elle se sentit soudain terriblement
exposée. Ira avait l’âge d’être son père, et pourtant elle ne put s’empêcher de se
demander quel effet ça ferait de l’embrasser. Elle n’était pas tentée d’essayer,
non… Pas même un peu. Mais tout de même, à côté d’Ira, la longue succession
de ses ex ressemblait à un lot de sous-développés sans la moindre personnalité.
— Je suis rarement impressionné deux fois par la même chose.
La voix d’Ira la ramena au présent — il était temps. Elle se mordilla les
lèvres et tira sa robe sur ses cuisses, en espérant que rien dans son attitude
n’avait trahi ses pensées.
Elle hocha la tête en réponse, tout en se désespérant à l’idée qu’elle avait
joué ce soir son unique carte. Elle allait devoir trouver de nouvelles idées,
demain matin à la première heure — après une nuit de sommeil. Elle étouffa un
bâillement. Attendit de savoir s’il y avait une suite. Puis, comme Ira se levait
de sa chaise, elle s’empressa de l’imiter.
Il contourna le bureau pour lui offrir sa main — une main qui recouvrit
totalement la sienne, capable de lui broyer les doigts sans le moindre effort.
— Va te reposer, maintenant.
Il la raccompagna dans le club presque vide, et elle se demanda s’il avait
l’intention de l’escorter jusqu’à sa voiture. Et si c’était le cas, devrait-elle
trouver ça gênant, excitant, ou tout simplement grotesque et déplacé ?
Avant qu’elle puisse trancher, Ira demanda à James, l’un des videurs, de
s’en charger, la laissant fourrer l’enveloppe dans son sac et rejoindre sa
Mercedes. Elle attendit que James parte avant d’ouvrir l’enveloppe et évalua la
pile de billets de vingt et de cent qui ajoutés devaient faire… un max. Elle
verrait plus tard. Elle n’était pas débile au point de compter sa fortune dans une
voiture garée sur Hollywood Boulevard.
Elle remit donc l’enveloppe dans le sac et démarra, tout en songeant, non
sans une certaine fierté, qu’elle avait réussi à épater Ira avec ses dons de
stratège.
A présent, pour que la soirée soit vraiment parfaite, il ne lui restait plus
qu’à rentrer chez elle sans se faire repérer par Nanny Mitra.
14. Sex and Candy
* * *
Ayant grandi à Beverly Hills, Aster connaissait des tas de boutiques où elle
aurait pu trouver ce qu’elle cherchait, mais pour rester discrète il lui fallait un
endroit où sa mère n’était pas connue. Celle-ci ne mettant jamais les pieds chez
Neiman Marcus (elle était fan de Saks), ce fut donc chez Neiman qu’elle se
rendit.
Elle confia sa voiture au voiturier et prit l’escalier roulant pour monter à
l’étage, où elle passa tranquillement en revue les portants de robes, avec
l’intention de prendre tout son temps. Elle préférait fouiner seule ; les
vendeuses cherchaient toujours à vous imposer leurs goûts perso.
Elle emporta son butin dans une cabine et essaya en un temps record une
pile impressionnante de robes moulantes, jusqu’à en sélectionner une
absolument parfaite et deux autres de rechange. Elle allait se rhabiller pour
s’attaquer au rayon chaussures, quand elle entendit la fille de la cabine voisine
s’exclamer :
— Tu ne devineras jamais qui est là ! Le type de la série télé… Tu sais,
celui qui a des yeux verts incroyables… Ah mais zut, c’est dingue que son nom
m’échappe… Celui qui sort avec Madison Brooks.
Aster dut s’adosser à la porte ; son cœur battait si fort qu’elle en avait le
vertige.
— Ryan Hawthorne, murmura-t-elle, attendant confirmation.
— Ryan Hawthorne ? demanda la copine de la fille.
— Oui, il est en bas. Il est certainement venu chercher un cadeau pour
Madison.
— Il paraît que sa série va s’arrêter. Il n’aura bientôt plus les moyens de lui
faire des cadeaux chez Neiman.
Elles éclatèrent de rire toutes les deux.
— Il faut que tu le voies. Il est encore plus beau en vrai.
— J’arrive. Je ne veux pas de ce jean, de toute façon. Il me fait les fesses
de ma mère.
Aster n’attendit pas la suite, elle sortait déjà de sa cabine d’essayage, vêtue
de la plus sexy de ses trois robes. Elle alla directement à l’étage inférieur. La
fille n’avait pas dit dans quel rayon se trouvait Ryan mais, s’il venait faire des
achats pour Madison, il devait se trouver aux cosmétiques, aux sacs ou aux
bijoux… ce qui laissait quand même un certain nombre de mètres carrés à
fouiller.
Elle longea discrètement le comptoir des parfums, contourna un présentoir
de sacs Prada. Pas de Ryan. Elle se dirigeait vers un rayon de colliers quand il
lui vint à l’esprit que la fille avait pu se tromper. Avec sa tignasse blonde, sa
peau bronzée et ses yeux verts, Ryan avait une allure folle et on ne pouvait pas
le rater. Mais elle avait beau regarder, pas un mec dans ce magasin ne lui
arrivait à la cheville. Même s’ils étaient nombreux à essayer d’imiter son style.
C’était trop beau pour être vrai… Elle jeta un dernier regard vers le
comptoir des bijoux, tout en prenant la direction du rayon chaussures, quand
elle remarqua un type de la taille de Ryan, mince comme lui, portant un bonnet
noir et des lunettes noires. Bien sûr ! Elle aurait dû s’en douter, il était venu
incognito. Même dans un magasin qui avait l’habitude de recevoir des
célébrités, il risquait de créer un attroupement avec les touristes. Plus Aster
regardait ce type, plus elle était convaincue qu’il s’agissait de Ryan Hawthorne.
Il était encore plus beau qu’à la télévision.
Elle prit soudain conscience qu’il était en train de payer ses achats et qu’il
était sur le point de partir. Elle devait agir vite.
Elle attrapa la première paire de Manolo qui lui tomba sous la main, enfila
une chaussure, se planta devant le miroir une jambe en avant de manière à faire
remonter un peu sa robe. Puis elle attendit que Ryan Hawthorne passe à sa
hauteur.
Mais il ne se contenta pas de passer.
Il s’arrêta net et releva ses lunettes sur son crâne pour mieux admirer la
vue. Ce n’était pas très malin de la part d’une star notoirement en couple mais,
pour Aster, c’était très bon signe — signe qu’elle était sur la bonne voie.
Le club, la robe, les chaussures — tout cela allait la mener quelque part. Le
regard appréciatif de mâle de Ryan était suffisamment éloquent pour qu’elle
trouve le courage d’engager la conversation.
— Vous pensez que je devrais les prendre ? demanda-t-elle en remontant
encore un peu plus sa robe.
— Je vote pour, répondit Ryan.
Il avait la voix rauque et il perdit la bataille contre le sourire qu’il tentait
de retenir.
Le pouls d’Aster s’affola. Elle était subjuguée par son visage sculpté, par
son corps musclé. Il était tellement beau qu’elle en avait le vertige. Il ne portait
aujourd’hui qu’un simple jean et un T-shirt, mais il avait quand même une
allure folle. Elle parvint à prendre un air détaché pour se regarder dans le
miroir et lâcher :
— Mmm… Je ne sais pas…
Elle balança les hanches à droite, puis à gauche, tandis que Ryan affichait
un sourire gêné, conscient sans doute qu’il aurait dû continuer son chemin,
mais incapable de le faire.
— J’ai l’impression affreuse que je ne pourrai pas partir tant que je ne
saurai pas la fin de l’histoire, dit-il.
Il semblait indifférent à l’attroupement qui commençait à se former autour
d’eux — vendeurs et clients étant instinctivement attirés par le parfum d’un
scandale en devenir.
Mais Aster s’en inquiéta, elle. Elle ne voulait pas que Ryan ait des
problèmes avec la presse, et encore moins avec Madison, dont elle avait
désespérément besoin et que par ailleurs elle adulait. D’un autre côté, elle ne
pouvait pas laisser filer sa chance. Le destin avait mis Ryan sur son chemin, à
elle maintenant d’en tirer parti le mieux possible.
— Vous pouvez toujours passer au Night for Night demain soir. Si j’achète
ces chaussures, je les porterai.
Elle remua de nouveau les hanches, tout en lui décochant son sourire le
plus séducteur, style gros plan.
Décidant qu’il était préférable de le laisser sur sa faim, elle l’abandonna
pour retourner vers sa cabine d’essayage, non sans lui avoir lancé un dernier
regard aguicheur. Elle était tellement excitée par ce qui venait de se produire
qu’elle arrivait à peine à se contenir. Ce n’était pas sa première rencontre avec
une star, mais c’était la première qui comptait vraiment.
Connaissant bien les hommes, et en particulier les hommes riches qui ne
supportaient pas la frustration (ayant passé sa vie entourée de cette catégorie,
n’était-elle pas une spécialiste ?), elle était certaine qu’il n’était pas près
d’oublier leur rencontre.
Il viendrait au club, tôt au tard. Et s’il se montrait avec Madison, tant
mieux. De toute façon, avec ou sans elle, elle tenait sa victoire.
16. Blurred Lines
Adossée à sa tête de lit en velours bleu acier, Madison Brooks regarda Ryan
enfiler un jean noir moulant, puis lui tendre le joint allumé qui pendait à ses
lèvres.
Elle le huma lentement. Etrangement, cette odeur lui rappelait son enfance,
mais bon, elle avait eu une enfance étrange.
— Ce n’est pas un bâton d’encens, Mad. Tu es censée tirer dessus, pas le
renifler.
Il se tourna vers elle en tendant la main pour récupérer le joint, geste qui
entrouvrit les pans déboutonnés de sa chemise et révéla les abdos en béton qu’il
se donnait tant de mal à entretenir. Il n’aimait pas quand elle refusait de fumer
— ça l’agaçait que les gens autour de lui restent sobres quand il se défonçait.
Elle lui rendit le joint sans se faire prier, tout en se demandant ce qui lui
déplaisait en elle, à part le fait qu’elle ne fume pas. Avait-il contre elle une liste
de griefs aussi longue que celle qu’elle avait contre lui ? Possible. Elle s’en
foutait complètement.
Elle allongea ses jambes et fourra ses pieds sous les draps froissés. Le petit
intermède de la piscine s’était terminé au lit, bien entendu. Elle avait fait
l’amour avec Ryan pour la première fois depuis des semaines et, franchement,
ça n’avait pas été désagréable. Elle devait être un peu perverse, parce que l’idée
qu’il avait une autre femme — au moins en vue — lui avait donné envie de
prolonger leur relation.
Peut-être était-elle excitée à la perspective d’avoir une rivale. Il fallait
qu’elle l’élimine avant de quitter Ryan, parce qu’elle voulait le voir souffrir
d’être quitté (et pas soulagé d’être débarrassé d’elle et de leur routine). Elle
avait sans doute aussi envie de savoir comment il allait s’y prendre pour gérer
sa double vie.
Il y avait peut-être un peu des deux.
Ou pas.
Et elle n’avait pas l’intention d’exposer le problème à un psy pour lui
demander son avis de professionnel.
Madison était l’une des rares personnes de Hollywood à ne pas consulter un
thérapeute. La plupart de ceux qu’elle connaissait, de la star la plus en vue au
plus humble coursier, étaient complètement accros à leurs séances
hebdomadaires — ainsi qu’aux divers psychotropes que prescrivaient
complaisamment les psys. Mais pas Madison. Elle ne partageait ses secrets
avec personne et surtout pas avec un psy qui lui aurait demandé de parler de
son passé. La presse lui avait inventé une enfance qui lui convenait
parfaitement, et elle n’aurait pour rien au monde pris le risque de mettre une
autre version en circulation.
Ryan vint s’asseoir sur le bord du lit, le joint entre les lèvres, pour enfiler
ses bottines.
— Et si je prenais une photo de toi comme ça et que je la postais sur le
Net ? demanda-t-elle.
Elle attrapa son téléphone. Elle avait décidément envie de le pousser à
bout, aujourd’hui.
Il saisit le joint entre deux doigts et aspira une longue bouffée.
— Tu ne ferais pas ça.
Il parlait avec un souffle dans la voix, comme tous les fumeurs de pétards
qui gardent la fumée dans les poumons — un truc que Madison trouvait
insupportable.
— Tu as drôlement confiance en moi, dis donc. Qu’est-ce qui te rend si sûr
de toi ?
Elle prit une série de photos, jusqu’à ce qu’il pose le joint pour se jeter sur
elle.
— Publier ce genre de photos te nuirait autant qu’à moi.
Il avait beau avoir les paupières lourdes et les yeux injectés de sang, son
regard appuyé lui disait clairement qu’il était conscient du jeu qu’ils jouaient
tous les deux.
Quand il tendit la main pour attraper le téléphone, elle l’agita au-dessus de
sa tête pour le mettre hors de sa portée. Elle crut qu’il abandonnait la partie
quand il se mit à la couvrir de baisers, d’abord dans le cou, puis de plus en plus
bas. Mais, dès qu’il la sentit fondre sous lui, il cessa de l’embrasser et lui
arracha le téléphone. Puis il effaça les photos, tout en déclarant posément.
— Tu sens le sexe. Le bon sexe.
Il la regarda en souriant et s’écarta d’elle en ajoutant :
— Mais tu sens aussi l’odeur de quelqu’un qui n’hésiterait pas à faire un
sale coup.
Elle ne répondit pas et contempla rêveusement le téléphone abandonné sur
le lit.
— Tu es sûre que tu ne veux pas venir ? demanda-t-il.
Il se tourna face au miroir et se passa la main dans les cheveux.
Elle se roula en boule sur le côté pour le regarder et cala un oreiller sous sa
tête.
— Je préfère traîner ici. Je vais commencer par me plonger dans un bain
moussant et après je verrai.
Il attrapa son portefeuille et ses clés, puis fit le tour du lit pour prendre une
dernière taffe du joint qu’il écrasa ensuite soigneusement.
— Tu vas me manquer, lança-t-il tout en se dirigeant vers la porte.
— Je n’en doute pas, murmura-t-elle.
Il venait de fermer le battant derrière lui, quand son téléphone sonna. Elle
vérifia le numéro. C’était celui de quelqu’un qui ne l’appelait pas souvent, et
jamais pour rien.
Elle eut à peine le temps de décrocher et de dire « Allô ».
— Il faut qu’on se voie. On a un gros problème.
20. Lips like Sugar
Layla se réveilla avec un terrible mal de crâne et des bleus à l’âme. Assis
au bord de son lit, son père la couvait d’un regard plein de sollicitude. Il portait
un T-shirt Neil Young maculé de peinture et il n’était pas rasé, mais ça
n’enlevait rien à son charme.
— Tu vas bien ? demanda-t-il.
Il se pencha sur elle, et une mèche striée d’argent lui retomba devant les
yeux.
Ne se sentant pas le courage de l’affronter, elle se plaqua un oreiller sur le
visage.
— Ah non, pas de ça, protesta-t-il. Je t’ai apporté une gâterie.
Il lui arracha l’oreiller et lui tendit du café — son préféré, qu’il avait pris la
peine d’aller chercher au bout de la rue.
— Je ne le mérite pas, gémit-elle.
Elle se redressa pour s’adosser à la tête de lit en bois et but une gorgée du
bout des lèvres.
— J’y ai ajouté un doigt de tequila, tu sais… pour la gueule de bois…
— Tu n’as pas fait ça !
Elle reposa le gobelet, mais il éclata de rire et le lui tendit de nouveau.
— Tu n’es pas censé plaisanter sur le fait que ta fille est rentrée soûle,
reprocha-t-elle.
Elle attrapa l’aspirine et le verre d’eau qu’il avait préparés sur la table de
nuit.
— Tu n’es pas non plus censé me dorloter.
Elle prit le cachet et but une grande rasade d’eau pour l’avaler, puis revint
au café.
— Ce n’est pas ce que dit Wikipédia, assura-t-il.
Elle se mit à rire, mais le regretta aussitôt car cette agitation accéléra le
martèlement dans sa tête.
— Tu devrais me sermonner, me dire que ce que j’ai fait est honteux.
— Bah, j’ai préféré zapper l’étape du sermon. En général, tu t’en charges
très bien toute seule.
Elle ferma les yeux et retomba sur ses oreillers, en déplorant de ne pas
pouvoir rembobiner la semaine qui venait de s’écouler pour repartir de zéro. En
plus de toutes les mauvaises décisions qu’elle avait prises — et elles étaient
nombreuses —, elle s’était bourrée à la tequila et elle avait embrassé un garçon
pour qui elle n’éprouvait rien. Elle était vraiment devenue une catastrophe.
Est-ce que ça signifiait qu’elle ressemblait à sa mère ?
Existait-il un gène de la trahison ?
Elle espérait de tout cœur que non.
— Qu’est-ce qui t’est arrivé ? Je ne savais pas que tu étais censée boire
plus que les clients que tu fais venir dans ton club. Ça fait partie des risques
professionnels ?
Elle leva les yeux au ciel.
— Je n’ai fait venir aucun client, justement.
— Ah bon ? Et c’était qui, alors, ce Tommy ?
Elle ouvrit les yeux. Comment connaissait-il ce nom ? Puis, aussitôt, les
souvenirs lui revinrent avec la force d’une gifle.
Après le baiser, elle avait filé aux toilettes. Quand elle en était sortie, elle
avait trouvé Tommy qui voulait l’avertir qu’Ira était là. Puis il l’avait entraînée
au dehors avant qu’Ira la voie.
— Tommy, c’est…
Elle secoua la tête et haussa les épaules, ne sachant comment expliquer la
chose.
— Il t’a ramenée saine et sauve à la maison, ça prouve au moins que c’est
un type bien.
Tommy avait en effet insisté pour la ramener avec sa moto. Pendant la
première moitié du trajet elle l’avait gentiment charrié à cause de sa conduite
approximative. Pendant la seconde moitié, elle lui avait demandé de s’arrêter
pour vomir dans le caniveau. Quand ils étaient enfin arrivés chez elle, elle avait
commencé à fourrager dans son sac sans parvenir à mettre la main sur ses clés,
si bien que Tommy avait finalement tenté la sonnette.
— Désolée de t’avoir réveillé, dit-elle.
Ce n’était qu’une toute petite chose parmi la longue liste de celles qui la
désolaient.
— Me réveiller ? répondit-il en buvant une gorgée de café. J’étais dans
mon atelier. Je travaillais.
Elle se détendit un peu. Elle était contente que sa peinture avance. Ça
faisait au moins un des deux qui allait de l’avant dans sa vie.
— Quand est-ce que je pourrai voir ce que tu peins ?
— Bientôt.
Il hocha la tête et but une deuxième gorgée.
— C’est vrai ?
Il haussa les épaules, comme s’il n’en était pas lui-même convaincu, et
détourna le regard vers la fenêtre.
— Quand ce sera prêt. En attendant, il y a une grosse galerie qui s’y
intéresse. Celle qui pourrait tout changer. Du moins, il vaudrait mieux.
Sa mâchoire se crispa d’angoisse, et Layla le dévisagea avec inquiétude. Il
n’avait rien vendu depuis longtemps. Et, même si sa dernière toile avait atteint
un prix très élevé, ses réserves d’argent devaient commencer à s’épuiser.
Elle allait lui demander où il en était côté finances mais, avant qu’elle ait
eu le temps de formuler sa phrase, il sourit en lui ébouriffant les cheveux.
— Hé, doucement avec mon crâne, protesta-t-elle en faisant mine de
repousser sa main. J’ai l’impression d’avoir un groupe de heavy metal là-
dedans.
— Metallica ou Iron Maiden ?
Il plissa les yeux, comme s’il essayait de déterminer lequel des deux serait
le pire.
— C’est un festival… Il y a Metallica, Iron Maiden, Black Sabbath…
J’oublie qui ?
Il fit une grimace exagérée.
— Tu sais ce qu’il te faudrait ?
— Une machine à remonter le temps ?
— Oui.
Il hocha la tête d’un air docte, mais les plis au coin de ses yeux trahissaient
son envie de rire.
— Mais, en attendant, je pourrais au moins t’inviter à prendre un petit
déjeuner. Un truc sérieux, bien nourrissant, riche en acides gras trans.
— Tu passes de trop gentil à permissif. Tu es sur la mauvaise pente, papa.
— On en parlera autour d’un petit déjeuner. Tu m’expliqueras ce qu’il faut
faire avec une fille qui rentre complètement soûle en pleine nuit, raccompagnée
par un garçon qui n’est pas son petit copain.
Le ton était dur. Le regard aussi.
— Je vois que tu commences à comprendre tout seul, soupira Layla.
Elle eut un pauvre sourire.
— Et de toute façon je ne peux pas venir. Je dois me rendre à une réunion
pour me faire virer par Ira.
* * *
Layla s’arrêta devant le Night for Night. Elle se serait bien passée de cette
réunion. Ira aurait quand même pu avoir la délicatesse de prévenir par
messagerie celui qui était éliminé, au lieu de le convoquer pour l’assassiner en
public. Au moins, ils n’avaient pas rendez-vous au Jewel. Dans son esprit, le
club de sa défaite n’était plus qu’une gigantesque scène de crime où elle
espérait ne plus jamais avoir à retourner.
Quand elle entra au Night for Night, tout le monde ou presque était déjà là.
Elle avait cinq minutes d’avance — et eux, dix. Encore une preuve qu’elle
n’était vraiment pas taillée pour ce boulot.
Elle évita ostensiblement le regard de Tommy et risqua un coup d’œil du
côté d’Aster, toujours aussi parfaite et guindée dans une petite robe blanche
style tennis, coiffée d’une longue queue-de-cheval. Un rapide comptage des
présents lui apprit que le gothique était absent, et elle ne put s’empêcher
d’espérer que sa défaillance compterait comme un forfait, ce qui lui permettrait
d’obtenir une deuxième semaine pour tenter de se rattraper.
Mais elle prenait ses rêves pour des réalités. Tout le monde ici savait
qu’elle serait la première à partir. Raison pour laquelle ils paraissaient tous
satisfaits d’eux-mêmes et détendus, à taper des textos ou, pour Tommy, à
somnoler sur une banquette, complètement affalé, les pieds posés sur un pouf.
Elle allait devoir trouver un autre moyen pour financer ses études de
journalisme. Mais elle partirait. Elle était plus que jamais décidée à quitter la
Californie.
Evidemment, comme c’était son jour de chance, le gothique arriva
discrètement quelques secondes avant que l’essaim des secrétaires d’Ira prenne
place en face des concurrents.
Layla trouva un siège libre et s’enfonça dans les coussins, nonchalamment,
limite provocation, mais elle n’en était plus à ça près. Elle espérait simplement
que ça ne traînerait pas, elle avait presque hâte d’être virée pour grimper sur sa
moto et aller faire une longue balade qui lui viderait la tête. A Laguna, ce serait
sympa. Et elle pourrait proposer à Mateo de la rejoindre. Il serait ravi de faire
du surf, et ils avaient besoin de passer un peu de temps ensemble…
— … sans surprise, la soirée de jeudi a été la moins bonne de la semaine
pour tout le monde.
Quand Ira avait-il commencé à parler ? Layla s’obligea à se tenir un peu
plus droite.
— Mais c’est sans le moindre doute l’équipe du Night for Night qui a fait
le plus d’entrées, en grande partie grâce à Aster Amirpour.
Layla retint un sourire narquois. Bien sûr cette Queen Bitch d’Aster
récoltait tout le mérite. Pourquoi la vie était-elle aussi cruelle et injuste ?
— Dans les trois clubs, les entrées ont grimpé progressivement au cours de
la semaine, jusqu’à hier qui était la meilleure soirée. Tout le monde a réussi à
faire un chiffre décent, mais certains plus que d’autres.
Il s’arrêta un instant pour les jauger du regard. Ce sadique prenait son pied.
Il allait faire durer le plaisir le plus longtemps possible. Il se croyait dans une
émission de téléréalité, ma parole.
— Comme vous le savez, le Vesper est le plus petit des trois clubs et le
Jewel le plus grand.
OK, j’ai compris. J’étais foutue d’avance. Destinée à perdre dès le premier
jour.
— Donc le gagnant sera désigné non pas en fonction du nombre d’entrées,
mais en fonction d’un pourcentage — c’est-à-dire du nombre d’entrées par
rapport à la capacité du club. Et donc, le gagnant de samedi soir est…
Il marqua de nouveau une longue pause, comme Layla s’y attendait. Elle
était même étonnée qu’il n’y ait pas un roulement de tambour. Ira faisait
vraiment un cinéma pas possible.
— Le Vesper.
Layla essaya de ne pas regarder du côté des membres de l’équipe du
Vesper, qui devaient mentalement hurler de joie.
— L’équipe partait pourtant avec un léger handicap, puisque leurs entrées
dépendaient en partie des groupes programmés. Cela dit, nous avons une
programmation solide pour la suite, alors j’attends de voir mieux à partir de
maintenant. Le Night for Night, vous êtes deuxièmes. Tout près des premiers,
mais deuxièmes quand même.
Il y avait déjà dans la pièce huit personnes qui respiraient mieux. Layla
n’en faisait pas partie. Elle se demanda si elle ne ferait pas mieux de fermer les
yeux le temps d’un petit somme, comme Tommy tout à l’heure. Ils ne
manqueraient pas de la réveiller au moment crucial, celui où on annoncerait
qu’elle était dégagée.
— Jewel arrive donc bon dernier.
Layla ouvrit les yeux. Ira s’adressait maintenant à l’équipe du Jewel, avec
une mine sévère.
— Si vous ne vous reprenez pas, vous n’avez aucune chance de gagner.
Layla serra les dents. Ils étaient quatre, mais elle se sentait responsable à
cent pour cent.
— Je ne sais pas ce qui s’est passé, mais je vous conseille de rectifier le tir.
On y était. Ira les avait d’abord collectivement sermonnés, comme ils le
méritaient. A présent, ça allait être la décapitation publique de la principale
coupable.
— Et le club qui a fait le plus de points cette semaine, c’est aussi le Vesper.
— Mais…
Aster se leva d’un bond.
Ira haussa un sourcil.
— Mais j’ai fait venir Ryan Hawthorne !
— Ryan n’est pas Madison. Le gain de points n’a pas suffi à rattraper les
entrées du Vesper.
Aster se rembrunit.
— La prochaine fois, j’aurai Madison, murmura-t-elle en se calant de
nouveau sur sa banquette.
— Un conseil…
Ira lorgna du côté d’Aster.
— A vous tous… Ne vous reposez pas sur vos lauriers. Les règles peuvent
changer. Vous avez intérêt à vous tenir prêts à répondre à mes demandes. Et à
présent, parlons de l’élimination…
Layla décroisa les jambes et lissa le devant de son jean moulant. Elle
regrettait de ne pas avoir fait un effort de présentation, pour coller un peu
moins au personnage de la perdante.
— Layla Harrison ?
Le moment était venu. Elle serait bientôt officiellement la crucifiée du
groupe. Ira allait faire son max pour l’humilier, elle n’en doutait pas. Mais ça
ne pouvait pas être pire que les humiliations qu’elle s’était infligées toute seule
en se soûlant. Heureusement, son calvaire serait bientôt terminé, et elle pourrait
bientôt partir et oublier tous ces gens — les témoins de sa défaite.
— Comment tu te sens ce matin ? demanda Ira.
Elle haussa les épaules, en sentant peser sur elle le regard du groupe.
— Il paraît que tu t’es servi une quantité non négligeable de tequila de
qualité supérieure, hier soir.
Elle pinça les lèvres, se refusant à confirmer ou à infirmer.
— Je ne vois aucun mal à ce que tu te descendes quelques verres, à
condition que ce soit ailleurs que dans mon club, vu que tu n’as pas vingt et un
ans.
Elle attrapa son sac, prête à payer ses tequilas, mais Tommy se leva de sa
banquette.
— C’est moi qui ai bu ces verres, pas Layla.
Ira lui lança un regard pénétrant. Layla le fixa sans un mot, avec un air
incrédule.
— J’étais venu voir si le Jewel était un concurrent dangereux. Et c’était pas
le cas.
Il échangea un bref regard avec Layla, puis se tourna vers Ira.
— Je crois me souvenir que j’étais tellement soûl qu’on a dû me porter
pour sortir.
Layla eut l’impression très nette que Tommy intervenait moins pour
prendre sa défense que pour s’opposer à Ira et le mettre au défi de le virer,
comme s’il était certain que ça ne se produirait pas. Un long silence tomba dans
la salle, long au point que tout le monde se mit à remuer et à changer de
position — tout le monde sauf Tommy qui resta bien campé sur ses jambes,
déterminé à prouver on ne savait trop quoi.
— Que ça ne se reproduise plus, lâcha enfin Ira d’une voix forte, le regard
fixe.
Tommy acquiesça sans un mot et regagna son siège, tandis qu’Ira se
concentrait maintenant sur Ash.
— Ce n’est pas grâce à toi que le Night for Night a fait autant d’entrées. Tu
as emmené au maximum dix personnes. Ça ne peut pas marcher.
Le visage du gothique était tellement maquillé que c’était difficile de lire
son expression.
— Tu as quelque chose à dire pour ta défense ?
— Non, mec. Juste… Merci de m’avoir donné ma chance.
Il se leva posément et sortit, tandis que Layla le suivait des yeux,
abasourdie, tout en se demandant comment elle avait pu survivre et décrocher
une semaine de plus. Si Ira savait pour la tequila, il savait forcément qu’elle
avait fait encore moins de points qu’Ash.
Aucune importance. Elle accepta ce sursis comme un cadeau du destin. Et à
présent, elle allait montrer de quoi elle était capable.
Quelques minutes plus tard, elle se précipitait pour rattraper Tommy qui
sortait.
— Pourquoi tu as fait ça ? demanda-t-elle.
Il poussa la porte donnant sur l’extérieur, et la vive lumière du jour qui
s’engouffra fit à Layla l’effet d’une agression. La gaieté forcée de trois cent
trente jours de soleil était à la longue une plaie. Layla aurait donné n’importe
quoi pour une journée de pluie.
— Il me semble que je t’ai sauvé la peau. Encore !
Layla se tassa sous le regard perçant de ses yeux bleus. Elle tenait à lui dire
qu’elle regrettait leur baiser de la veille et que cette erreur ne se reproduirait
pas. Mais aborder ce sujet n’était pas facile.
— Tommy, pour ce qui s’est passé hi…
Il lui coupa la parole.
— Oublie, ce sera notre petit secret.
Elle demeura devant lui, indécise, étonnée qu’il prenne les choses avec tant
de détachement.
— Et pour ce qui s’est passé là-dedans…
Il désigna du pouce le club derrière eux.
— … je te ferai savoir quand le moment sera venu de me rendre la pareille.
— Quoi ? protesta-t-elle en lui emboîtant le pas. Je ne me souviens pas de
t’avoir demandé d’intervenir. J’étais prête à payer mes tequilas.
— J’ai vu, répondit-il en secouant la tête. Tu n’as même pas essayé de te
défendre. C’est pour ça que je suis intervenu.
Elle ne put s’empêcher de poser la question qui lui brûlait les lèvres, tout
en redoutant la réponse.
— Pourquoi ?
Il la dévisagea en silence, comme s’il tentait de déterminer s’il pouvait ou
non avoir confiance en elle, puis il détourna les yeux.
— J’ai mes raisons, murmura-t-il. En attendant, tu as grâce à moi une
deuxième chance pour décider de ce que tu attends vraiment de la vie.
Elle le regarda s’installer au volant de sa voiture, avec l’envie de lui crier
un truc bien percutant et bien méchant, tout en sachant qu’elle aurait dû plutôt
le remercier. Et elle ne fit ni l’un ni l’autre.
Et maintenant, elle lui devait un service. Super. Elle préférait ne pas penser
à ce qu’il lui demanderait en retour.
22. Ghost in the Machine
BEAUTIFUL IDOLS
Layla relut son post, les sourcils froncés. L’histoire était de seconde main,
elle l’avait pompée dans un magazine de mode. De plus, ce n’était pas le genre
d’articles qu’elle avait prévu pour se faire remarquer. Mais comment aurait-
elle pu éreinter les célébrités qui commençaient à fréquenter le Jewel ?
Maintenant qu’elle écrivait sur son propre blog, elle ne pouvait pas critiquer
ceux dont elle avait besoin pour rester en compétition dans le concours.
Elle n’avait pas non plus commencé l’article promis à Mateo, celui qui
devait dépeindre le milieu sordide des boîtes de nuit contre lequel il l’avait
mise en garde. Les clients du Jewel n’étaient que des gamins, certains connus et
d’autres moins, qui essayaient de profiter de leur week-end en s’amusant un
peu. Ce n’était pas vraiment un crime, et il n’y avait pas matière à écrire un
article.
Son téléphone sonna, et le beau visage de Mateo s’afficha à l’écran.
— T’afinioupas ?
Il parlait tellement vite qu’on avait l’impression que les mots étaient
attachés.
— Non, je travaille encore sur mon blog.
Elle but une gorgée de café au lait et fronça les sourcils en regardant son
ordinateur.
— Mais tu dois être au restaurant à 20 heures, Layla.
Quel restaurant ? Elle ne voyait pas du tout de quoi il parlait.
— C’est l’anniversaire de Valentina, ajouta-t-il pour rompre le silence. Tu
avais oublié, c’est ça ?
Elle ferma les yeux. Coupable.
Comme elle ne disait toujours rien, il insista :
— Mais tu viens, non ?
Elle soupira. Elle s’en voulait d’avance de devoir refuser, mais vraiment
elle n’avait pas le choix.
— Tu sais bien que je dois être au Jewel.
— Je sais surtout que tu avais promis à Valentina d’être là pour sa fête.
Elle le lui avait vraiment promis ? Sans doute, s’il le disait. Depuis qu’elle
avait embrassé Tommy après s’être soûlée, elle se sentait tellement coupable
qu’elle disait oui à toute demande venant de Mateo — ou d’un membre de sa
famille.
— C’était parce que je croyais être virée au bout de la première semaine,
avoua-t-elle.
— Eh bien, tu expliqueras ça à Valentina. Elle va être très déçue.
Layla leva les yeux au ciel. Elle commençait à en avoir marre qu’il cherche
à la culpabiliser.
— Tu ne crois pas que tu exagères ? Il y aura toutes ses amies, elle ne
remarquera même pas mon absence.
— Moi, je vais la remarquer. Et ma mère aussi. Et, au cas où tu ne t’en
serais pas aperçue, ma petite sœur t’idolâtre.
— Eh bien, elle a tort.
Layla broya rageusement son gobelet encore à moitié plein. Elle aurait dû
s’excuser. Rectifier. Mais une partie d’elle-même ne pouvait s’empêcher de
donner à Mateo le bâton pour qu’il la frappe. Elle méritait des claques. Parce
qu’elle faisait faux bond à Valentina. Et encore plus pour d’autres choses qu’il
ignorait.
— Tu ne fais ce boulot que depuis deux semaines, et ce que je craignais se
produit déjà : tu es en train de changer et tu ne t’en aperçois même pas.
— Tu te trompes. Si tu lisais ce que je viens d’écrire sur mon blog, tu
comprendrais que je n’ai pas changé et que je ne suis pas devenue une groupie
de stars.
— Sans doute. Mais tu ne penses plus qu’à ce milieu. Et tu en oublies les
gens qui comptent vraiment.
— Ce n’est pas vrai, je…
Elle s’arrêta net. Madison Brooks venait de s’approcher du comptoir pour
passer commande.
Si elle s’était installée dans ce Starbucks pour écrire son article, c’était
justement pour la voir. Elle avait entendu dire qu’elle faisait sa gym dans un
club du coin et qu’elle passait ici en sortant pour prendre une dose de caféine
après l’effort. Elle attendait depuis un moment et elle avait déjà descendu trois
latte, mais sa patience était récompensée. Ici, leur rencontre aurait l’air
fortuite. C’était bien plus classe que de la traquer jusque dans sa salle de gym.
— Il faut que je te laisse, marmonna-t-elle à Mateo.
Elle raccrocha, tout en fixant l’arrière du crâne de Madison. Elle avait
intérêt à réagir vite, avant qu’elle ne ressorte.
Il ne fallait pas laisser passer cette chance. Personne n’avait pu jusque-là
atteindre la star numéro un de la liste d’Ira. Et elle l’avait à portée de main,
seule, sans gardes du corps et sans son entourage habituel.
Elle fourra son portable dans son sac et s’écarta de la table, sans quitter des
yeux le serveur qui criait :
— Un latte frappé pour Della !
Il tendit son gobelet à Madison avec un sourire poli. Visiblement, il ne
l’avait pas reconnue.
Madison prit le gobelet et se dirigea vers la porte. Comme elle avait aussi
un gros sac de sport et ses clés, elle tenta de pousser le battant de l’épaule.
Layla se précipita pour le lui ouvrir.
— Allez-y, je vous tiens la porte ! lança-t-elle joyeusement.
Madison lui adressa un regard méfiant, puis ouvrit des yeux ronds, comme
si elle la reconnaissait. Bizarre…
— Euh… J’ai entendu le serveur vous appeler Della.
Elle emboîta le pas à Madison qui filait déjà sur le trottoir.
— Mais vous êtes Madison, pas vrai ? Madison Brooks ?
Madison secoua la tête, en murmurant entre ses dents un truc inintelligible.
— Je veux dire, c’est cool si vous voulez rester incognito. Je comprends
tout à fait. Mais c’est que…
Elle prit une profonde inspiration et accéléra pour ne pas se laisser
distancer.
— Je suis une de vos grandes fans, mentit-elle.
Elle eut la surprise de voir Madison s’arrêter et la fixer de ses yeux mauve.
— Vous êtes une de mes grandes fans ? répéta Madison d’un ton incrédule.
Un labrador au poil jaune les dépassa en tirant une planche à roulettes sur
laquelle se tenait en équilibre un gamin aux cheveux assortis à son poil, une
planche de surf coincée sous le bras.
— Oui, c’est vrai.
Elle fit la grimace, consciente de manquer de conviction. Puis s’empressa
d’ajouter, pour noyer le poisson :
— Je voulais vous inviter à une fête.
Madison secoua la tête, pivota sur ses talons et se remit à marcher.
— Rien d’effrayant, je vous le jure, insista Layla.
Puis elle se rendit compte que cette précision avait justement de quoi
effrayer. Merde. Elle était en train de gaspiller sa chance. Mais pourquoi était-
elle si nulle ?
— Chez Ira. Ira Redman.
Madison se retourna.
— Si Ira veut m’inviter à une fête, il sait comment me joindre.
Layla leva les mains en signe de reddition. Elles avaient mal commencé, et
il fallait absolument rectifier le tir avant que les choses n’empirent.
— Pas chez lui, au Jewel. C’est l’un de ses clubs. J’en fais la promotion
et…
Madison se tourna vers elle avec un air vraiment excédé.
— Croyez-moi, je sais qui vous êtes. Vous êtes une petite blogueuse qui se
fait de l’argent sur le dos des célébrités en les faisant passer pour des monstres.
Elle s’était mise à crier, et les gens commençaient à se rassembler.
— C’est faux ! hurla Layla.
Madison poursuivit son chemin le long des parcmètres et des palmiers, le
paysage habituel de L.A.
— Enfin, c’est un peu vrai, mais je…
— Ecoute, laisse-moi tranquille, d’accord ? cria Madison en s’arrêtant net
et en faisant volte-face.
Au même moment, Layla trébucha sur une aspérité du trottoir, renversant
ce qui restait de son café sur le petit haut blanc de la star.
— Mais qu’est-ce que… ?
Madison baissa le nez vers son haut maculé de café, puis dévisagea Layla,
les yeux écarquillés, avec sur le visage une expression qui hésitait entre
l’incrédulité et l’indignation.
— Je suis désolée, je…
Layla s’empressa de sortir de sa poche un mouchoir en papier tout froissé
pour éponger la tache, mais quelqu’un se mit à crier qu’une cinglée harcelait
une star cherchant à passer incognito.
— Il y a un problème ici ?
Une grande baraque de flic sortit d’un magasin et se glissa entre elles deux.
— Un problème ? Mais non ! s’écria Layla.
En même temps que Madison répondait :
— Oui, elle me suit depuis un moment. Ne me laissez pas seule. Quand je
lui ai demandé de me laisser en paix, elle m’a arrosée avec son café.
Le flic évalua les preuves du regard : le café qui coulait sur le haut de
Madison ; le gobelet vide dans la main tremblante de Layla.
— C’est vrai, ce qu’elle dit ?
— Je ne la harcelais pas.
— C’est vous qui parlez de harcèlement, rétorqua le flic.
Layla secoua la tête et se tut. Mieux valait se taire. Apparemment, tout ce
qu’elle dirait pourrait être retenu contre elle.
— Vous voulez porter plainte ? demanda le flic à Madison.
— Absolument.
Elle lui jeta un regard éperdu, la main sur le cœur, comme si elle craignait
réellement pour sa vie.
— Tu auras des nouvelles de mes avocats, ajouta-t-elle en s’adressant à
Layla.
Le flic acquiesça et la suivit des yeux jusqu’à ce qu’elle monte dans sa
voiture. Puis il se tourna vers Layla.
— Je vais devoir vous demander vos papiers d’identité.
24. Know Your Ennemi
Madison attrapa son sac à main, sortit de sa voiture et se dirigea d’un pas
décidé vers l’entrée du Night for Night. Elle connaissait bien James, le videur
posté à l’entrée, elle lui faisait même la bise — un geste affectueux qu’elle
réservait aux rares personnes en qui elle avait confiance. Elle avait même
presque de l’affection pour lui. D’accord, il était un peu primaire, mais bon, on
aurait pu dire la même chose d’elle autrefois. James était un rusé et un battant,
il n’avait pas peur de travailler dur et acceptait volontiers des missions en
extra. De plus, il se montrait férocement loyal — qualité rare et très
appréciable — avec ceux qui savaient le récompenser de ses efforts.
Elle se hissa sur la pointe des pieds pour murmurer à son oreille :
— Elle est là ?
Il fit signe que oui.
— Mais Ryan ne s’est pas encore montré, ajouta-t-il.
— Oh ! il viendra.
Madison regarda par-dessus l’épaule de James et plissa les yeux pour tenter
de sonder l’intérieur du club.
— Tu me préviendras, quand il arrivera.
— Vous le savez bien.
— Et je ne veux pas que ma présence lui rapporte des points, à elle.
— Compris. Je les attribue à qui, les points ?
— A qui tu voudras, du moment que ce n’est pas à Aster.
Elle déposa de nouveau un petit baiser sur sa joue, tout en glissant
discrètement une liasse de billets dans sa poche, puis elle entra. Elle n’allait
jamais seule en boîte, mais aujourd’hui la circonstance était exceptionnelle, et
elle n’avait pas voulu s’entourer de sa cour habituelle qui n’aurait fait que la
distraire de sa mission. De plus, elle n’avait pas l’intention de rester longtemps.
Elle aimait bien le Night for Night, à cause du décor d’inspiration
marocaine. Elle était allée à Marrakech une fois, au cours d’un bref séjour, et il
lui semblait qu’Ira avait réussi à rendre l’ambiance exotique et luxueuse d’un
palace marocain. Tout y était : les lanternes de cuivre, les voûtes, le carrelage
en mosaïque. Même la musique était plus langoureuse et douce que dans la
plupart des boîtes, le rythme plus sensuel, le volume moins fort, ce qui vous
évitait d’être obligé de hurler pour avoir une conversation.
Elle regarda autour d’elle, en espérant qu’Ira n’était pas là. Elle n’avait pas
envie qu’il se précipite pour lui proposer la meilleure table VIP, en lui offrant
le champagne à volonté pour la soirée. Il était toujours très aimable avec elle,
limite mielleux. D’habitude, ça ne la dérangeait pas, mais ce soir elle tenait à
passer inaperçue. Elle aurait volontiers demandé à James de ne pas avertir Ira
de son arrivée, mais il n’aurait probablement pas marché dans la combine.
Envers Ira aussi, James se montrait loyal.
Elle trouva Aster sur le toit en terrasse, comme elle s’y était attendue, et la
reconnut au premier coup d’œil. Elle l’avait vue en photo sous toutes les
coutures, mais elle fut quand même surprise par l’éclat de sa beauté. Les belles
actrices ne manquaient pas à L.A., mais Madison était convaincue que ce petit
truc insaisissable qui rendait certaines plus attirantes que d’autres n’avait rien à
voir avec la courbe d’un nez ou le volume des pommettes. Ce qui comptait chez
une actrice, c’était la capacité d’habiter pleinement un rôle, au point que son
être disparaissait au profit de son personnage.
Cette nécessité de disparaître derrière un personnage était justement ce qui
avait poussé Madison à faire du cinéma. Ironie du sort, maintenant qu’elle avait
réussi à se faire un nom dans le métier, l’heure était venue pour elle de
disparaître pour de bon. En ce moment, Paul essayait de régler son problème,
mais elle ne lui faisait plus confiance pour assurer sa sécurité et elle n’avait pas
l’intention d’attendre que le danger la trouve. Elle avait bien fait de différer sa
rupture avec Ryan. Parce qu’elle avait plus que jamais besoin de lui.
Madison était une personne lucide — extrêmement lucide en dépit de sa
jeunesse. Sa capacité à lire entre les lignes, à saisir le sens caché du moindre
mot et du moindre geste, était un don précieux. Et ce qu’elle lisait en regardant
Aster flirter avec un producteur qui aurait dû être chez lui avec sa femme et son
bébé, c’était que cette pauvre fille était désespérée et prête à faire n’importe
quoi pour qu’on la remarque. Un trait presque banal chez les acteurs, connus
pour leur besoin d’être aimés, ainsi que pour leur caractère névrotique et
instable. Mais, à l’inverse d’Aster, Madison avait appris à se débarrasser de ses
émotions primaires (ou du moins à ne pas les montrer) — et le désespoir avait
été la première.
L’ombre d’un sourire passa sur le visage de Madison. Aster voulait de
l’attention ? Eh bien, elle allait l’aider à en obtenir, au-delà de ses espérances.
Sauf que le prix à payer serait beaucoup plus élevé que cette pauvre fille ne
pouvait l’imaginer.
Elle se décida à l’aborder et constata avec amusement que son expression
enjouée et un brin charmeuse d’hôtesse de club était remplacée par un air
totalement effaré.
Mais elle ne tarda pas à se reprendre.
— Madison… Salut !
Le ton était amical. De près, Aster était encore plus belle. Madison ne put
s’empêcher d’admirer sa peau mate et sans défauts, ses cheveux noirs brillants,
ses longs cils tellement épais qu’ils paraissaient faux bien qu’ils ne le soient
pas, son corps souple et sinueux probablement forgé par une pratique régulière
de la danse.
— J’adore tes Sophia Webster, déclara Madison en montrant les escarpins
brodés d’Aster.
Partager l’amour pour les chaussures de luxe était un excellent moyen de
démarrer une amitié. Et, même si Madison n’avait pas l’intention de devenir
l’amie d’Aster, leurs destins étaient irrévocablement liés, d’une manière
qu’Aster ne pouvait pas soupçonner.
— Je peux vous offrir une table ?
Elle rayonnait littéralement, comme quelqu’un qui peut à peine contenir
son excitation.
Madison jeta un coup d’œil du côté de sa pergola habituelle.
— Je vois que ma préférée est déjà occupée.
Aster battit des paupières, une fois, deux fois, cherchant visiblement à
évaluer à quoi elle s’exposerait en expulsant les occupants actuels pour laisser
la place à Madison. Puis elle décida sagement de ne pas prendre ce risque.
— Je suis désolée, dit-elle. Si j’avais su que vous passeriez ce soir…
Madison agita la main pour signifier que ce n’était pas grave, en faisant à
Aster la faveur d’un sourire, comme si elles étaient des amies de longue date
qui viennent de se retrouver.
— Tu ne pouvais pas savoir, n’est-ce pas ?
Le sourire s’effaça lentement, tandis que la question restait suspendue entre
elles.
L’espace de quelques délicieuses secondes, Aster ressembla réellement à
une biche hypnotisée par des phares. Puis, aussi vite qu’elle était venue, la
panique disparut de son visage.
— J’ai une autre très bonne table que vous apprécierez sûrement. Et je peux
vous faire servir tout de suite votre champagne préféré. C’est bien le Dom
Pérignon rosé ?
Madison acquiesça. La fille avait pris ses renseignements. Elle avait en
effet l’habitude de commander du Dom Pérignon rosé. Un observateur attentif
aurait remarqué qu’elle ne faisait que tremper ses lèvres dans les verres de
champagne que les clubs lui servaient à volonté. C’était là que l’entourage
entrait en jeu. Il détournait l’attention d’une vérité beaucoup plus austère :
Madison ne menait pas la vie dissolue qu’on lui prêtait.
Elle suivit Aster le long de la terrasse, tout en l’étudiant avec attention,
comme s’il s’agissait d’un personnage qu’elle aurait un jour à incarner. Elle
avait déjà lu dans le dossier de Paul tous les renseignements de base — adresse,
fortune de la famille, écoles privées et clubs fréquentés — mais, pour bien la
comprendre, elle avait besoin de l’observer. Il était impératif qu’elle sache à
qui elle avait affaire, puisqu’elle l’avait choisie pour jouer un des premiers
rôles dans le grand scénario de sa vie.
A Hollywood les ruptures étaient une affaire délicate et risquée. Elles
faisaient partie des événements que les tabloïds guettaient jour et nuit — juste
après les ventres arrondis et les mariages. Une séparation entre deux acteurs
pouvait faire décoller une carrière ou la détruire, tout dépendait de la manière
dont l’histoire était rapportée.
Habituellement, une infidélité ternissait l’image de l’infidèle. Mais parfois
les journalistes s’en prenaient à la victime, la dépeignant sous des traits
tellement négatifs qu’on trouvait finalement des excuses au partenaire qui
l’avait trahie. La briseuse de couple avait aussi son rôle à jouer. On lui
demandait en général sa version de l’histoire, et elle ne se privait pas de la
donner — surtout quand elle rêvait de sortir de l’anonymat. Mais son bref
instant de gloire ne durait pas. Il suffisait en général qu’un nouveau scandale
survienne pour que le premier retombe dans l’oubli, entraînant avec lui le
personnage secondaire — mais ça n’avait jamais découragé personne de tenter
sa chance.
Aster tenterait la sienne.
Quand on saurait que Ryan et Madison avaient rompu, certains magazines
seraient prêts à payer pour obtenir des informations croustillantes et inédites.
Maintenant qu’elle s’était fait son opinion sur Aster, Madison savait qu’elle
n’hésiterait pas à s’emparer de cette occasion de profiter d’un moment de
célébrité, même éphémère.
D’après les renseignements qu’elle avait récoltés, Aster avait reçu une
éducation stricte, et un tel scandale allait secouer toute sa famille.
Mais ça ne l’arrêterait pas. Ses rêves de gloire et de fortune étaient si
importants pour elle qu’elle avait accepté un travail que ses parents
désapprouvaient sûrement.
Jusqu’où était-elle capable d’aller ?
A quoi était-elle prête pour obtenir ce qu’elle désirait si fort ?
Madison comptait sur sa soif de réussite.
Elle la regarda déboucher son champagne et la servir.
— Vous désirez autre chose ? demanda Aster avec un sourire plein
d’attentes.
Madison fut tentée de la charger d’une course impossible, rien que pour
s’amuser un peu, quand elle reçut le texto de James lui annonçant que Ryan
venait d’arriver.
Elle agita la main distraitement pour signifier à Aster qu’elle n’avait
besoin de rien et attendit qu’elle s’en aille pour envoyer des remerciements à
James. Puis elle se leva et s’éclipsa discrètement.
25. Shades of Cool
Layla ne quittait pas des yeux la table des VIP. Elle devait veiller à ce qu’il
y ait suffisamment à boire, assez de chargeurs de téléphone, s’assurer que
personne ne manquait de rien. Elle était en fait réduite au rôle d’amuseur pour
petites starlettes, mais quelques-unes d’entre elles se trouvaient sur la liste
d’Ira, ce qui n’était pas négligeable.
Et d’autant moins qu’elle pouvait mettre une croix sur Madison, la grande
star, qu’elle ne risquait pas de voir de sitôt au Jewel. Heureusement, en dépit de
ses menaces, Madison n’avait pas porté plainte contre elle, ce qui lui laissait la
possibilité de l’attaquer sur son blog chaque fois qu’elle en aurait l’occasion.
Ce blog était décidément très utile.
Elle s’en était servie pour promouvoir le Jewel, et ça faisait une sacrée
différence. Elle avait également contacté des directeurs de production de
Hollywood, ainsi que des publicitaires, pour les inciter à envoyer leurs artistes
chez elle. Un ami de son père, propriétaire d’une boutique sur Santa Monica,
avait accepté d’offrir des réductions sur des cravates à tous ceux qui
viendraient de la part du Jewel. Bref, elle s’était enfin décidée à entreprendre
les démarches qu’elle aurait dû entreprendre depuis le premier jour.
Avec les lumières colorées qui tourbillonnaient au-dessus de sa tête et la
musique qui semblait pulser contre sa peau, Layla avait l’impression d’être à
l’intérieur d’un kaléidoscope. C’était étrange… Elle ne haïssait plus ce club, au
contraire, elle s’y sentait bien. Elle avait même hâte d’y venir. Les moments
passés au Jewel lui permettaient d’oublier le stress de sa vie quotidienne,
notamment la tension entre elle et Mateo, qui ne cessait de croître.
— Les mannequins sont là !
Zion agita sous son nez une bouteille de vodka de première qualité, avec un
sourire énigmatique ne permettant pas de déterminer s’il cherchait à l’informer
ou à la narguer. Dans son cas, il n’y avait pas vraiment de différence entre les
deux. Zion frimait en permanence. Il était mannequin à temps partiel (quand il
n’était pas au club ou quand il ne bossait pas comme serveur) et il avait réussi à
négocier avec son agence pour faire venir la population jeune et sexy qu’Ira
recherchait. C’était parfait pour le Jewel, mais pas forcément pour les autres
membres de l’équipe.
Elle lui adressa un sourire crispé et lui montra le texto qu’elle venait tout
juste de recevoir — histoire de tempérer sa joie. Ryan Hawthorne était retourné
au Night for Night. Les infos en direct envoyées par les secrétaires d’Ira étaient
à la fois flippantes et addictives.
— La salope, murmura Zion en fronçant les sourcils.
Layla commenta l’insulte en haussant les siens.
— Je trouve que Queen Bitch lui va beaucoup mieux, corrigea-t-elle
sèchement.
Elle suivit des yeux Zion qui se dirigeait vers sa table d’assoiffés.
Assise sur le bord de l’élégante banquette blanche en cuir sur laquelle
dansaient les tons vibrants des lumières pulsées du plafond, Layla se remit à
observer sa table de VIP. C’était incroyable la manière dont ces jeunes
starlettes sans cervelle se lâchaient après quelques verres. Et, quand elles se
lâchaient, elles oubliaient de surveiller leurs téléphones — ce qui lui permettait
d’avoir accès à des photos ou à des textos qu’elle ne se gênait pas pour
exploiter sur son blog.
Ces informations puisées directement à la source lui avaient déjà rapporté
pas mal en revenu publicitaire. Si ça continuait, elle allait pouvoir payer son
école de journalisme rien qu’avec l’argent de la pub. Bien sûr, la section
commentaires devenait de plus en plus violente, mais quelle importance ? Les
chiffres, voilà ce qui comptait. Ils ne mentaient jamais.
Elle lissa du plat de la main le devant de sa minirobe en cuir — un récent
investissement réglé avec l’argent du blog. Elle n’avait pas prévu de dépenser
du fric en fringues — trop frivole —, mais, pour être proche de ses invitées et
gagner leur confiance, elle avait dû s’habiller comme elles. Au début, entre ses
nouveaux vêtements et ses mèches blond platine, elle s’était sentie gauche et
déguisée. Mais sa coupe effilée lui donnait un petit côté branché qui lui allait
bien, et cette robe, au fond, était simplement un peu plus féminine que ce
qu’elle avait l’habitude de porter. En tout cas, une chose était sûre, ça avait
marché.
— Je crois que mon chargeur de téléphone est cassé ! geignit l’une des
starlettes d’un ton catastrophé, comme si c’était la pire chose qui lui soit
jamais arrivée.
C’était peut-être le cas. Ces filles-là étaient vraiment des capricieuses
archi-gâtées.
Elle balaya le groupe du regard. La plainte provenait apparemment de
Heather Rollins, une actrice de télévision qui faisait une fixette sur Madison
Brooks et cherchait à l’imiter en tout. Elle toisait Layla d’un air méchant,
comme si elle la tenait pour personnellement responsable de la défaillance du
chargeur. C’était le cas, mais ça, Heather ne pouvait pas le savoir : Layla
éteignait toujours au moins un des chargeurs à cette table, une ruse pour avoir
accès à un téléphone. La ficelle était un peu grosse, mais elle fonctionnait. Ce
soir, le sort avait désigné Heather, la plus méprisable et la plus grossière du
groupe, ce qui n’était pas peu dire. Layla décida de considérer la chose comme
une aubaine.
Elle se pencha par-dessus le verre de Heather et manipula l’interrupteur
qu’elle avait éteint tout à l’heure, comme si elle cherchait un faux contact.
— Il y en a pour combien de temps ? s’impatienta Heather. On voudrait
aller danser.
— Allez-y. Je vais m’arranger pour que ce soit réparé quand vous
reviendrez.
Heather repoussa ses longs cheveux derrière ses épaules en la fusillant du
regard.
— Il vaudrait mieux, grommela-t-elle.
Ses amies se levèrent aussitôt, mais elle s’attarda près de la table et
déverrouilla ostensiblement l’écran. Puis, tandis qu’un sourire complice étirait
ses lèvres luisantes de gloss, elle fit glisser le téléphone vers Layla.
Le regard de Layla passa du portable Heather.
Que signifiait cette manœuvre ?
— Il y a des photos qui pourraient vous intéresser, expliqua Heather avec
un regard entendu. Et n’oubliez pas de lire le dernier texto de ma secrétaire.
Layla en resta sonnée. Heather s’éloignait déjà, tout en lançant par-dessus
son épaule :
— Et puisque je vous aide, aidez-moi aussi : ne vous gênez pas pour
publier ce que vous voulez.
Puis elle se fondit dans la foule des danseurs. Layla s’empressa de fouiller
le téléphone avant qu’il se verrouille. Il contenait tant de photos de Madison —
prises à son insu, bien entendu — que c’en était presque malsain. Une série où
l’on voyait Madison au restaurant avec Ryan attira particulièrement son
attention. Sur la première, ils étaient assis tous les deux à leur table, avec en
arrière-plan un type bizarre qui les prenait en photo. Sur la deuxième, Madison
quittait la table, et l’homme s’en approchait pour rejoindre Ryan. Sur la
troisième, Ryan signait à l’homme ce qui ressemblait à un autographe, tandis
que celui-ci regardait du côté de Madison. Layla ne voyait pas en quoi ces
photos étaient compromettantes mais, si Heather les avait conservées, elle
devait avoir ses raisons. Elle les envoya donc sur son téléphone, au cas où. Puis
elle en sélectionna une quatrième, tellement compromettante celle-là que son
prochain post était déjà pratiquement écrit.
Ensuite elle alla consulter les textos. Celui de la secrétaire de Heather était
en fait une photo de Ryan et Aster, dans un coin, en train de s’embrasser.
C’est donc comme ça qu’Aster a réussi à fidéliser Ryan Hawthorne au
Night for Night…
Heather venait de lui fournir un fabuleux matériel — sans doute haïssait-
elle Madison autant qu’elle. En tout cas, grâce aux photos qu’elle venait de
récupérer sur son téléphone, Beautiful Idols allait battre son record de
fréquentation.
27. Back Door Man
Ira s’installa derrière son bureau et poussa vers Aster une enveloppe pleine
de billets — la deuxième depuis le début du concours.
— On dirait que Ryan est devenu un de tes clients réguliers.
Il haussa un sourcil.
— Il me semble que ça mérite une récompense, non ?
Aster contempla fixement l’enveloppe. Elle se sentait vide, fragile, au bord
de la nausée.
Madison savait, pour Ryan et elle.
Elle se méfiait d’elle. Ce soir, elle n’était venue que pour la voir de près.
Il n’y avait pas d’autre explication à la manière dont elle était partie,
comme une voleuse, après l’avoir laissée ouvrir une bouteille de champagne.
La numéro un sur la liste d’Ira s’était montrée dans son club, mais ça ne lui
donnait pas envie de crier victoire.
— J’ai entendu dire que Madison avait fait elle aussi un bref passage. C’est
bizarre qu’elle soit partie quand Ryan est arrivé. Tu sais quelque chose à ce
sujet ?
Aster fronça les sourcils et contempla ses ongles.
— Peu importe. En tout cas, si tu continues comme ça, tu as de grandes
chances de gagner.
Elle répondit par un vague sourire. Elle avait hâte que cet entretien se
termine.
— Ce n’est pas du tout la réaction que j’attendais, commenta Ira.
Elle secoua la tête, pour tenter de rassembler ses idées, mais c’était
apparemment une tâche impossible.
Est-ce que Madison allait lui tomber dessus ?
Chercher à se venger d’elle parce qu’elle avait dragué son mec ?
Pour le moment, elle n’en savait rien. Elle n’avait qu’une envie : se sortir
Madison de la tête et retourner dans la salle pour échapper à l’interrogatoire
d’Ira.
— Pardon, Ira, je crois que je planais.
Bon sang ! Elle perdait complètement les pédales ! On ne planait pas
devant Ira Redman !
— Je veux dire… Pour le concours… Tant que ce n’est pas fait, je ne me
considère pas comme gagnante, expliqua-t-elle en essayant de reprendre la
conversation là où elle avait décroché. Les stars sont lunatiques. Elles peuvent
vous tourner le dos du jour au lendemain, et il reste encore de longues semaines
avant la fin du concours.
Les stars sont lunatiques. Elles peuvent vous tourner le dos du jour au
lendemain…
Elle espéra que l’une d’entre elles au moins ne se retournerait pas contre
elle.
Ira ne répondit rien, ce qui la mit très mal à l’aise. Mais elle ne chercha pas
à meubler le silence avec un bavardage inutile, car elle avait déjà compris que
ce n’était pas la bonne tactique avec lui — même s’il était difficile de savoir ce
qu’il attendait vraiment de son interlocuteur.
Elle contempla rêveusement l’enveloppe qu’elle tenait à la main. Tout cet
argent qu’il lui donnait, ça commençait à l’inquiéter. N’allait-il pas exiger
quelque chose en retour ?
— Tu as besoin de te reposer, dit-il enfin. Tu peux rentrer chez toi.
Demande à James de te raccompagner jusqu’à ta voiture.
Elle acquiesça et se leva, puis s’arrêta sur le seuil.
— Ira…
Il leva les yeux de son téléphone.
— Merci pour… la récompense.
Elle agita l’enveloppe.
— J’apprécie vraiment que tu récompenses mon travail.
Elle était vraiment lourde, à répéter comme ça le mot récompense, mais
tant pis, elle voulait qu’il soit bien clair que cet argent récompensait ses efforts
et qu’Ira ne lui demanderait rien en échange.
Il agita une main vague, comme pour dire que c’était normal, et elle
n’insista pas. Elle avait hâte de rentrer chez elle, puisque Ira l’y autorisait.
Mais, devant la porte de service, elle trouva Ryan.
— Je t’avais dit de ne pas m’attendre, protesta-t-elle.
Agacée, elle fronça les sourcils. Ryan était beau et célèbre, et elle était
flattée qu’il daigne s’intéresser à elle. Seulement, il ne faisait pas partie de son
plan. Il était censé l’aider à établir les bons contacts, à gagner ce concours.
Rien d’autre. Et pourtant, leur relation était en train de dérailler.
Elle n’était pas le genre de fille à jeter son dévolu sur le mec d’une autre, et
l’idée de piquer Ryan à Madison lui était tout simplement insupportable.
Certaines filles auraient sans doute considéré comme un exploit de séparer un
couple de stars, mais elle ne voyait pas les choses comme ça. Elle se sentait
coupable. Et, quand elle songeait à la manière dont Madison l’avait dévisagée,
elle se trouvait vraiment infecte.
— Je voulais m’assurer que tu arriverais jusqu’à ta voiture sans problème.
Il se passa la main dans les cheveux, tout en lui adressant son célèbre
sourire.
— James pouvait s’en charger, répondit-elle sèchement.
Elle se rendit compte qu’elle se comportait comme une pimbêche — un
peu comme Madison.
— Et puis on a passé toute la soirée ensemble.
Elle poussa la porte et sortit dans l’air frais de la nuit, en refermant ses bras
sur sa taille pour ne pas frissonner.
— Ça ne me suffisait pas, Aster, murmura-t-il.
Elle s’adossa à la porte de sa voiture, elle avait le vertige.
— Et Madison ? demanda-t-elle en regardant Ryan droit dans les yeux.
— Je ne sais pas du tout où est Madison ce soir, ni ce qu’elle fait.
— J’ai du mal à te croire.
Elle voulait le pousser à reconnaître qu’il allait trop loin avec elle. Et elle
voulait en même temps qu’il la rassure, qu’il lui dise que tout allait bien, qu’ils
avaient le droit de passer un moment ensemble et que ça n’engageait à rien.
Il se gratta le menton, tout en regardant passer les voitures qui circulaient
sur le boulevard.
— Je te jure que c’est vrai. Et je suis pratiquement certain que Madison se
fiche de ce que je fais.
Elle l’observa attentivement. Elle ne s’était pas attendue à cette réponse.
— Alors pourquoi vous êtes toujours ensemble ?
Il fronça les sourcils et balaya du regard le parking presque vide, puis ses
yeux se posèrent de nouveau sur elle.
— C’est… compliqué.
— Je n’aime pas les complications, soupira-t-elle d’une voix lasse.
Lasse, elle l’était. Parce qu’il était très tard. Et aussi parce qu’elle ne
comprenait pas ce qui lui arrivait.
— Je parlais des complications entre Mad et moi.
Il se rapprocha d’elle, si près qu’elle sentit son souffle sur sa joue.
— Entre toi et moi, il n’y a aucune complication.
Le sourire qui suivit était vraiment irrésistible. Aussi, quand Ryan se
pencha vers elle pour l’embrasser, elle ne chercha pas à résister.
Il l’avait déjà embrassée, mais pas comme ça. Pas avec autant de tendresse
et de sincérité. Il la serrait contre lui, sa langue goûtait la sienne avec une sorte
de désespoir. Puis il s’écarta d’elle et prit son visage entre ses mains.
— Aster…
Il pressa son front contre le sien.
— Je vais gérer, avec Madison. Et toi, tu me rends fou. Je n’arrête pas de
penser à toi.
Il disait les mots qu’il fallait, sur le ton qu’il fallait, et quand il
recommença à l’embrasser, cette fois en la broyant contre lui, il laissa échapper
un long gémissement de bête blessée. Puis ses doigts cherchèrent ses seins,
qu’il se mit à caresser en traçant des cercles avec ses pouces, tout en lui
murmurant à l’oreille :
— Aster rentre avec moi, je t’en prie.
— Non.
Elle dut faire appel à toute sa volonté, mais elle parvint tout de même à le
repousser. Bouleversée, à bout de souffle, elle chercha à tâtons la poignée de sa
portière, mais elle ne l’avait pas déverrouillée. Merde ! Elle fouilla dans son
sac à la recherche de son porte-clés, trop consciente de ses seins qui
quémandaient des caresses, de son corps qui réclamait celui de Ryan. Tout
allait beaucoup trop vite. Mais Ryan avait tant de charme… Et être vierge à son
âge était parfois si pesant…
Mais pas question de coucher avec lui. En tout cas, pas ce soir.
— Non ? Tu ne veux pas ?
Il se colla à elle, et elle sentit son érection contre son dos.
Elle prit une profonde inspiration pour se calmer, trouva son porte-clés et
ouvrit la portière.
— Non.
Elle le repoussa et se glissa sur son siège, où elle put enfin reprendre son
souffle.
— Je sais que c’est un mot que tu n’as pas l’habitude d’entendre, surtout
quand tu demandes à une fille de coucher avec toi.
Elle chercha son regard. Autant mettre les choses au point tout de suite.
— La soirée a été longue, et je n’ai qu’une envie, aller me coucher. Dans
mon lit. Seule.
Il s’accroupit devant la portière pour se mettre à sa hauteur. Et de nouveau,
avec ce visage et ces yeux si proches des siens, elle se sentit sur le point de
craquer.
— Tu me tues, Aster, murmura-t-il.
Il tendit la main vers sa joue, caressa du bout des doigts l’ourlet de son
oreille.
— Si tu le dis.
Dans un dernier sursaut de volonté, elle le repoussa. Cette fois, il n’insista
pas. Elle fut soulagée de le voir se redresser et s’écarter, le sourire aux lèvres.
Elle claqua la portière entre eux et démarra, tout en jetant un œil dans son
rétroviseur : il n’avait pas bougé d’un millimètre et la regardait s’éloigner.
Combien de temps serait-il disposé à attendre ?
Jusqu’à la fin de l’été ?
Rien n’était moins sûr. Il pouvait craquer dans une semaine et ne plus se
montrer au club.
Ça ne dépendait que de lui.
L’avenir le dirait.
28. Work B**ch
Layla gara la jeep de Mateo derrière la Mercedes d’Aster et fit défiler sur
son téléphone les commentaires déposés sur son blog — en attendant que
mademoiselle finisse de s’admirer dans son rétroviseur.
Exactement comme prévu, son dernier article s’appuyant sur l’une des
photos de Heather, celle où l’on voyait le visage de Madison pratiquement collé
à une table, avait frappé très fort. Les commentaires se partageaient
équitablement entre les fidèles de Madison, qui refusaient de croire
l’impensable, et ses ennemis qui le soupçonnaient depuis le début — mais la
tendance penchait de plus en plus vers les seconds.
Peu importait de toute façon qui l’emporterait. La graine avait été plantée,
et Madison l’avait bien mérité.
BEAUTIFUL IDOLS
— Hé !
Tommy courut pour rattraper Layla qui avait quitté le Jewel
précipitamment, comme s’il y avait le feu.
— Tu te souviens que tu me devais un service ?
Layla mit une seconde à comprendre. Cette scène avait un goût de déjà-vu,
sauf que cette fois c’était elle qui se trouvait du mauvais côté de la barrière.
— Tu es de mèche avec Aster ? demanda-t-elle.
— Avec Aster ? Non. Pourquoi cette question ?
Il plissa les yeux contre le soleil et se mit à marcher à sa hauteur.
Elle secoua la tête, ajusta ses lunettes de soleil et poursuivit sa route.
— Je veux simplement te réclamer ce que tu me dois.
Elle continua à l’ignorer.
— Tu sais, c’est comme ça que commencent les rumeurs, dit Tommy. Tu as
remarqué que plus personne ne parle à personne. Ils en reviennent pas qu’on
discute tous les deux, ça leur fout les jetons.
— C’est toi qui parles, moi j’essaye simplement de rejoindre ma voiture.
De nouveau, elle secoua la tête et s’approcha de la jeep.
— J’arrive pas à croire que tu aies déjà oublié que je t’ai sauvé la peau,
insista Tommy en la dévisageant.
— J’arrive pas à croire que tu aies déjà oublié que tu n’étais pas
complètement innocent toi-même, rétorqua-t-elle.
— Possible, mais j’ai mieux tenu l’alcool que toi.
Il regretta aussitôt ses paroles et tenta de se rattraper.
— Je suis sûr que tu n’es pas le genre de fille à revenir sur sa parole.
— Je ne me souviens pas de t’avoir donné ma parole. Tu as dit « tu me dois
un service », mais moi je n’ai pas répondu.
— Tu es vraiment intraitable.
— C’est nouveau ?
— Il faut que je fasse quoi, pour que tu me raccompagnes ?
— Eh bien, pour commencer, tu aurais pu me le demander. Au lieu de me
soûler avec tes allusions au sujet d’un marché que je n’ai jamais conclu.
Elle ouvrit sa portière.
Il rit et s’installa à côté d’elle.
— Où est passée ta moto ?
— J’ai fait un échange avec mon petit copain.
Elle avait donc un petit copain. Ce n’était pas forcément une bonne
nouvelle, mais pas non plus un obstacle insurmontable, vu qu’il avait déjà
réussi à l’embrasser une fois.
— C’est un surfeur ?
— Pourquoi cette question ? demanda Layla en démarrant.
— Parce qu’il y a presque un mètre de sable sur le plancher de la voiture.
Elle haussa les épaules et vérifia son rétroviseur.
— Tu n’as qu’à enlever tes chaussures et t’imaginer que tu es à Malibu.
Bon, à part ça, je te dépose où ?
— Los Feliz.
Il posa son sac à dos entre ses pieds.
— Mais je te préviens, chez moi c’est pas terrible.
— Pas grave. J’avais pas prévu de m’y installer.
Il secoua la tête. Elle était d’humeur combative. Exactement comme il
l’aimait.
— Tu vas me faire écouter une démo de ta musique ?
Il lui jeta un regard surpris. Il ne se souvenait pas lui avoir parlé de sa
musique.
— Tu es bien musicien, non ?
Il acquiesça lentement, tout en se demandant avec angoisse s’il était
vraiment le cliché du type qui rêve de devenir une star du rock.
Il était donc pitoyable à ce point ?
— Je peux entendre ce que tu fais ?
Tommy hésita. Si ça ne lui plaisait pas, elle ne se gênerait pas pour le lui
dire. Mais, si ça lui plaisait, ses compliments n’en auraient que plus de valeur.
— Tu as l’air surpris que j’aie deviné que tu étais musicien, poursuivit-elle.
Je sais que tu me considères comme une asociale, mais ça ne m’empêche pas
d’être fine psychologue.
— Je n’ai jamais dit que tu étais une aso…
Elle le fit taire d’un geste de la main.
— L’enregistrement. Je veux l’entendre. Au moins parce que ça nous
évitera la torture d’une conversation.
Il sortit un CD de son sac à dos et le glissa dans le lecteur. Quand les
premières notes résonnèrent dans l’habitacle, il retint sa respiration. Et, quand
ce fut sa voix — et donc les paroles —, il crut qu’il allait défaillir d’angoisse.
Layla écoutait en silence. Il risqua deux ou trois fois un regard de son côté,
mais elle arborait une expression indéchiffrable.
A la fin du premier morceau, elle n’avait toujours pas dit un mot. Pareil
pour le deuxième et le troisième. Il allait la supplier d’abréger son supplice et
de lâcher son verdict — bon ou mauvais, il se sentait capable d’encaisser les
deux —, quand elle baissa enfin le volume :
— Tes paroles sont géniales. Tu as une voix forte et très personnelle. Ta
façon de jouer de la guitare… C’est bien toi, à la guitare ?
Il acquiesça en silence, il avait du mal à respirer.
— Tu la fais vraiment claquer. Et prends ça comme un compliment, parce
que c’en est un.
— Mais… ?
Il attendait le « mais »… Il y avait toujours un « mais »…
— Pas de mais, répondit-elle en haussant les épaules.
Elle avait répondu posément, comme si c’était pour elle une évidence. Il se
sentit incroyablement soulagé.
— Tout est là, poursuivit-elle. Ton travail est solide. C’est un peu comme
ta voiture. Toutes les pièces y sont. Il manque juste un petit nettoyage et un
gros paquet de fric pour booster le tout.
Il lui jeta un regard surpris. C’était vraiment un compliment. Sans aucune
emphase. Pas de « Tommy, c’est dingue, tu es carrément génialissime ! »,
comme avec les autres filles à qui il avait fait écouter sa musique.
Et, rien que pour ça, le compliment de Layla avait à ses yeux plus de valeur
que toutes les critiques qu’on avait pu lui faire jusqu’à présent.
Depuis le début de ce fichu concours, il s’était laissé accaparer par son
désir de prouver à Ira qu’il avait le sens des affaires. Obsédé par l’idée de
l’épater, il avait peu à peu relégué au second plan son rêve de rock star. Mais,
dès que ce concours serait terminé, il retournerait travailler en studio. La
réaction de Layla lui confirmait que ça valait la peine de se battre pour sa
musique.
Il put enfin expirer l’air qu’il retenait dans ses poumons.
Et, quand Layla remit le CD au début en augmentant le volume, cela lui fit
aussi l’effet d’un compliment, encore plus appréciable que le premier.
* * *
Aster se retournait devant son miroir, pour vérifier qu’elle était impeccable
sous tous les angles. Ira avait loué le Night for Night pour la soirée à une
société de production, et les plus grands acteurs de Hollywood seraient là, ce
qui signifiait qu’elle devait absolument être au top.
Elle baissa les yeux vers ses talons aiguille Valentino et fronça les sourcils.
Ils allaient parfaitement avec la minirobe vintage Alaïa couleur crème qu’elle
avait récemment dégotée chez Decades sur Melrose. D’habitude, elle évitait de
porter des vêtements d’occasion ; elle trouvait ça peu hygiénique. Mais la
manière dont cette robe moulait ses courbes avait eu raison de sa peur des
microbes. Ryan allait adorer, c’était certain. Pour la mettre en valeur, les
Valentino s’imposaient. La question était : comment faire pour descendre
l’escalier et traverser le couloir avec de telles chaussures sans se faire
remarquer par Nanny Mitra.
C’était la dernière soirée de la troisième semaine du concours. Aster avait
réussi à maintenir le cap, mais le Vesper continuait à faire plus d’entrées que le
Night for Night. Quant au Jewel, il remontait dangereusement, grâce aux
mannequins et aux vedettes de seconde zone que l’équipe avait réussi à attirer.
Donc Layla était barjo si elle croyait pouvoir l’obliger à envoyer Ryan
Hawthorne sur son territoire.
Elle n’allait pas céder à son chantage à la photo.
Au début, elle avait complètement paniqué. Premièrement parce que c’était
assez déstabilisant de savoir que quelqu’un avait sciemment violé sa vie privée.
Deuxièmement parce qu’il ne fallait surtout pas que cette photo circule sur le
Net. D’un autre côté, elle n’allait quand même pas fournir à Layla des armes
pour gagner le concours. Elle était prête à lui envoyer Sugar Mills ou n’importe
quel autre artiste de son agent, mais c’était vraiment le max. Layla serait bien
obligée de s’en contenter.
Pour l’instant, elle avait d’autres problèmes plus urgents, notamment ses
chaussures. Depuis peu, Nanny Mitra se couchait à 21 heures, 21 h 30 au plus
tard. Elle s’était mise à regarder la télévision jusqu’à des heures impossibles,
en prétendant être accro à la série Conan et autres. Avec Javen, ils se donnaient
un mal fou pour se couvrir l’un l’autre, mais ça devenait de plus en plus
difficile avec cette Nanny qui ne cessait de mettre le nez dans leurs affaires.
Elle effleura du bout des doigts sa main de Fatma en or et diamants, tout en
priant intérieurement pour que Celui qui régnait sur tout ça la protège ce soir de
tous les dangers et, si ça n’était pas trop demander, les autres soirs aussi. Car en
dépit des apparences elle se sentait sur la mauvaise pente, en grande partie à
cause de sa relation avec Ryan.
Elle avait réussi pour l’instant à garder avec lui une distance raisonnable,
mais elle ne pouvait s’empêcher de se demander combien de temps encore il se
contenterait de quelques baisers volés. La veille, il l’avait accusée d’être une
allumeuse. Avec le sourire, bien sûr, mais aussi une pointe d’agacement qui lui
laissait un sentiment de malaise.
Elle ne voulait pas le perdre. Non seulement elle était devenue accro aux
attentions dont il l’entourait — ça faisait grimper son adrénaline à des niveaux
inouïs —, mais elle commençait à croire qu’il était sérieux quand il disait
vouloir l’aider à percer à Hollywood. Il avait promis de lui organiser un rendez-
vous avec son agent — une sacrée promotion comparée au minable qui
s’occupait d’elle. Elle était persuadée qu’il tiendrait parole… à condition
qu’elle lui montre qu’elle tenait à lui — et donc qu’elle lui donne un peu plus
que des baisers.
D’après ce qu’elle avait pu reconstituer en lisant les tabloïds et les blogs,
Ryan et Madison étaient toujours ensemble, mais Ryan jurait qu’ils étaient
pratiquement séparés. Elle espérait qu’il ne mentait pas. Elle n’avait pas prévu
qu’elle s’attacherait à lui à ce point.
Elle mit son sac sur ses genoux et vérifia qu’elle n’oubliait rien — clés,
gloss, permis de conduire, argent liquide ainsi que le préservatif qu’elle avait
acheté avec Safi un soir où elles avaient trop bu, par défi, et qu’elle conservait
depuis à portée de main, au cas où. Tout y était.
Le seul accroc dans son plan, c’étaient les chaussures.
Pas question de descendre pieds nus. Et encore moins en robe de chambre
et chaussures à talons, avec Nanny Mitra qui regardait la télévision. Puisqu’elle
avait commencé la journée en se plaignant d’avoir attrapé froid, pour justifier
sa grasse matinée, pourquoi ne pas continuer à exploiter le même filon ? Elle
enfila sa robe de chambre par-dessus sa robe, ouvrit sa fenêtre et jeta sur la
pelouse son sac et ses chaussures. Le bruit qu’ils firent en atterrissant lui
arracha une grimace, et elle retint sa respiration en espérant que Nanny Mitra
n’avait pas entendu. Puis elle fila dans l’escalier.
Elle fit retomber quelques mèches de cheveux devant son visage, pour
cacher le fond de teint et le blush (les yeux et les lèvres, elle comptait les
maquiller dans la voiture), puis elle entra dans le salon, où elle eut la surprise
de trouver Javen, affalé dans un fauteuil, qui faisait semblant de lire. Elle
n’était sans doute pas la seule à avoir de grands projets. Il préparait sa sortie,
comme elle, et ils jouaient tous les deux un rôle pour endormir la méfiance de
Mitra.
— Je suis descendue vous dire bonne nuit, annonça-t-elle. Je viens de
prendre un NyQuil et ça m’a assommée, je vais dormir.
Nanny acquiesça et voulut se lever pour l’embrasser, mais elle l’arrêta d’un
geste.
— C’est peut-être contagieux, expliqua-t-elle. Et je ne voudrais vraiment
pas que tu tombes malade. A demain matin.
Elle échangea un regard complice avec Javen et retourna dans sa chambre
pour attendre le texto de son frère la prévenant que Nanny s’était endormie
dans son fauteuil — lequel ne tarda pas à arriver. Puis elle descendit l’escalier
en robe de chambre, au cas où Nanny se réveillerait, et sortit discrètement. Une
fois dehors, elle alla ramasser son sac et ses chaussures sous la fenêtre de sa
chambre. Puis elle partit vers cette nuit qui allait peut-être changer sa vie.
* * *
Aster balaya le Riad d’un regard angoissé, en espérant que Ryan n’avait pas
décidé de la laisser tomber — juste au moment où elle se décidait à lui céder. Il
était au courant pour la fête de ce soir et il savait combien c’était important
pour elle. Plus que jamais, elle avait besoin de sa présence au club. Elle
consulta de nouveau l’heure. Ce n’était pourtant pas son genre d’être en retard.
— Aster.
Une main se referma sur son poignet. Des lèvres mordillèrent son oreille.
Elle ferma les yeux de soulagement et respira un nuage de Tom Ford Noir.
— Tu es vraiment superbe.
Il l’entraîna vers une banquette, s’installa près d’elle et referma la main sur
son genou, d’abord timidement. Puis, voyant qu’elle ne cherchait pas à le
repousser, il s’aventura un peu plus haut, en s’arrêtant tout au bord de l’ourlet
de sa robe.
— Tu es venu seul ? demanda-t-elle.
Son cœur battait à l’idée de toutes les perspectives qui s’ouvraient devant
elle.
— Tu aurais voulu que je vienne avec Madison ?
En entendant ce nom, elle se tassa sur elle-même, mais il l’attira à lui.
— Je ne me souviens même pas de la dernière fois que je lui ai parlé,
murmura-t-il entre deux baisers.
— Et pourtant, d’après les tabloïds, vous êtes plus amoureux que jamais.
Ryan s’écarta d’elle et s’accorda un sursis, le temps de se servir une vodka
glacée.
— C’est en cours. Je te le jure. J’espère seulement que tu seras aussi
patiente avec moi que je l’ai été avec toi.
Son regard chercha le sien, et elle se sentit très mal à l’aise. Il avait été
patient. Elle l’avait fait marcher. Enfin, en quelque sorte. Pas complètement,
mais enfin, si, un peu quand même.
Elle se pencha vers lui, prête cette fois à lui donner tout ce qu’il attendait et
qu’elle lui avait jusque-là refusé. Elle se cala tout contre lui et l’embrassa à
pleine bouche, passionnément. Et, une fois qu’elle eut commencé, impossible
de s’arrêter. Ce fut lui qui s’écarta un instant, pour la dévorer des yeux, avant
de chercher de nouveau ses lèvres. Et quand elle sentit sa main ramper
lentement vers le haut de sa cuisse, sous sa robe, elle fondit littéralement. Ryan
l’adorait. Elle l’entendait dans sa voix. Ses caresses le lui disaient. Et quand il
commença à jouer avec l’élastique de son string elle crut qu’on pouvait
vraiment mourir de bonheur.
Il glissait un doigt sous la dentelle du bikini, le souffle court, quand,
soudain, elle paniqua et le repoussa.
— Aster, je t’en supplie, gémit-il d’une voix rauque. Tu ne te rends pas
compte de ce que tu me fais subir.
Il l’attira de nouveau tout contre lui et prit possession de ses lèvres avec
une telle fougue qu’elle eut envie de lui arracher ses vêtements pour lui faire
l’amour sur-le-champ, là, dans le Riad. Et en même temps de tout arrêter avant
qu’il soit trop tard. Perdre sa virginité en public n’avait jamais fait partie de ses
projets.
— Ryan.
Elle posa ses mains sur ses épaules et le repoussa fermement, jusqu’à
mettre suffisamment d’espace entre eux pour être capable de réfléchir.
— Je ne peux pas faire ça… Pas ici… Pas comme ça…
Elle s’arrêta, hésitant à lui avouer qu’il serait le premier. Certains garçons
aimaient ça, d’autres au contraire fuyaient les vierges comme la peste. Elle prit
le parti de se taire. La soirée était parfaite ; il ne fallait surtout pas prendre le
risque de la gâcher.
— Il faut qu’on calme le jeu. Moi, en tout cas, j’ai besoin de calmer le jeu.
Elle prit une profonde inspiration, puis s’empressa de se justifier.
— Je suis censée travailler. Je ne peux pas passer la soirée dans un coin
avec toi. Mais tout à l’heure… Quand le club aura fermé… On pourrait… finir
ce qu’on a commencé…
Elle lui adressa un sourire aguicheur ; son cœur battait si fort qu’il était
impossible que Ryan ne l’entende pas.
Il la dévisagea un long moment d’un air songeur. Puis, sans un mot, il se
leva, lui offrit sa main et la gratifia de son célèbre sourire qui faisait fondre des
millions de cœurs, le sien compris.
— Où va-t-on ? demanda-t-elle, de crainte qu’il ne veuille l’entraîner à
l’écart, en dépit de ce qu’elle venait de lui expliquer.
— Danser, Aster. Tu as le droit de danser, non ?
Elle accepta sa main et se laissa guider sur la piste de danse.
— Mais, quand le club sera fermé, j’ai bien l’intention de reprendre les
choses là où on les a laissées, tu peux me croire.
32. This Is how a Heart Breaks
Layla vint se poster près du bar et vérifia l’heure sur son téléphone.
— Tu viens à la soirée ? demanda Zion en la rejoignant.
Elle balaya du regard son crâne rasé, sa peau brune et luisante, son ossature
parfaite, ses yeux couleur bronze. Zion était scandaleusement beau et il savait
se servir de sa beauté. Un peu comme Aster. Mais c’était beaucoup moins
dérangeant venant de lui.
— Ne me dis pas que tu laisserais passer une chance de rendre hommage à
cette Queen Bitch d’Aster ? la taquina Zion.
— Ce n’est pas une soirée d’Aster, lui rappela-t-elle. C’est Ira qui organise.
Ce soir, c’est au Night for Night, mais il a promis qu’il ferait tourner pour les
autres fêtes.
— Ne le dis pas à Aster. Elle pense que le club lui appartient. Et elle croit
aussi que c’est sa soirée.
Layla leva les yeux au ciel. Ça faisait du bien d’avoir un ennemi commun.
Sans compter que Zion était le seul membre de son équipe à lui adresser la
parole. Brandon était parti, et Karly ne s’était jamais montrée amicale. Elle
soupçonnait quand même Zion d’être sympa uniquement parce qu’il ne la
voyait pas comme une menace. Elle avait réussi à faire venir Heather Rollins,
mais Zion amenait tous les soirs des mannequins d’une beauté renversante,
beaucoup plus intéressants que les modestes invités qu’elle pouvait porter à son
crédit.
Ça lui était égal. Grâce à Heather et à tous les potins qu’elle colportait sur
Madison, son blog était en train de décoller. Mais, pour continuer à avoir accès
aux potins, elle devait rester dans la compétition, ce qui faisait d’elle une
concurrente déterminée, donc redoutable. Zion avait tort de la sous-estimer.
— C’est toi qui as fait venir ce type ? demanda Zion avec une grimace de
dégoût.
Il désigna du menton un homme qui venait d’entrer dans le club et qui ne
méritait pas d’autre qualificatif que « terne ».
— Ma chérie, ce grand dadais pâle et indéfinissable vient vers toi, ricana-t-
il. Je vous laisse, si tu permets.
Avec son pantalon à pli, ses chaussures de marche et son polo de golf, le
nouvel arrivant détonnait tellement au milieu du public de jeunes branchés du
club que Layla le prit tout d’abord pour le père d’un mineur entré en fraude.
Elle le regarda approcher posément, en s’efforçant de ne pas se laisser
impressionner par son visage sévère, sur lequel les spots colorés du plafond
jetaient des ombres folles et presque inquiétantes.
— Vous êtes bien Layla Harrison ?
Comme elle acquiesçait, il sortit de sa poche de pantalon un papier plié
qu’il lui tendit. Elle le contempla, interdite, n’ayant pas la moindre idée de ce
que ça pouvait bien être.
— Qu’est-ce que… ?
Elle loucha sur la typographie. On aurait dit un papier officiel.
— Une ordonnance restrictive.
Elle secoua la tête, certaine d’avoir mal entendu.
— A compter de cet instant, il vous est interdit d’approcher Madison
Brooks à moins de quinze mètres.
— C’est une plaisanterie ?
Elle froissa le papier dans son poing, en tremblant de frustration et de rage.
— J’ai trébuché et j’ai renversé mon café sur elle, rien de plus. Et je suis
considérée comme dangereuse pour ça ? C’est une blague ?
— Le harcèlement n’est pas considéré comme une blague, répondit
l’homme avec un visage impassible. Pas plus que les articles calomnieux que
vous publiez sur votre blog.
— Ils ne sont pas calomnieux, tout ce que j’écris est véridique, ne put
s’empêcher de rétorquer Layla.
Elle chercha Zion et Karly du regard, persuadée qu’ils lui faisaient une
mauvaise blague. Mais, quand ses yeux se posèrent de nouveau sur le grand
type et qu’il la toisa en plissant les paupières, jusqu’à n’avoir plus que deux
fentes brillantes au milieu de son visage lugubre, elle comprit que non, ça
n’était vraiment pas une blague. Zion et Karly n’y étaient pour rien.
— Qui êtes-vous ? demanda-t-elle.
Son visage lui paraissait vaguement familier, mais elle n’aurait pas su dire
pourquoi.
— Je suis l’avocat de Madison Brooks. Et je vous conseille de prendre tout
ça très au sérieux. Est-ce que nous nous sommes compris ?
— Parfaitement.
Elle lui lança un regard noir, mais il se contenta de se détourner et de
s’éloigner vers la sortie.
Elle attendit qu’il ait disparu pour déchirer le document en petits morceaux
qu’elle alla jeter dans une poubelle derrière le bar — morceaux qu’elle
recouvrit de glaçons et de quartiers de citron.
Elle avait besoin d’air. Elle décida de partir sur-le-champ et de s’arrêter au
passage au Night for Night, pour se montrer à la soirée d’Ira.
Elle avait cru que Madison bluffait en la menaçant de lui envoyer son
avocat. Elle s’était trompée.
Il fallait vraiment être une sale petite princesse gâtée pourrie pour porter
plainte contre quelqu’un qui avait renversé par inadvertance un peu de café sur
vous.
« Ne vous approchez pas à moins de quinze mètres de Madison », avait-il
dit.
Ah oui ? Elle n’était pas aux ordres de Madison et elle allait où bon lui
semblait. Elle prit son téléphone portable, dans l’intention d’appeler Mateo, au
moins pour partager avec lui son indignation, mais elle se ravisa et raccrocha
aussitôt. Quand elle lui avait raconté sa rencontre houleuse avec Madison, il
n’avait pas manifesté la moindre empathie. Elle ne voulait pas lui donner
l’occasion de lui rétorquer une fois de plus « Je t’avais prévenue ».
Elle enfourcha sa moto et descendit le boulevard en direction du Night for
Night. En sentant sur sa peau la caresse de l’air chaud, elle fut tentée de ne pas
s’arrêter, de continuer à rouler, de partir très loin, pour ne plus revenir. Elle se
demanda si elle manquerait à quelqu’un, à part à son père. Sans doute à Mateo,
du moins au début, mais l’ambiance était tendue entre eux depuis quelque
temps, et il ne tarderait pas à comprendre qu’il vivait mieux sans elle.
Mais Layla n’était pas du genre à abandonner. Elle arrêta donc sa moto
devant le Night for Night et salua James de la tête quand il souleva le rideau de
velours pour la laisser entrer.
L’idée, c’était de se montrer un moment à la table d’Ira, d’attendre qu’il la
remarque, de le saluer et de filer d’ici au plus vite. Elle n’était pas d’humeur à
faire la fête. Tout ce qu’elle voulait, c’était se réfugier dans son lit, fourrer sa
tête sous la couette et ne plus jamais en sortir.
Elle traversait le club pour rejoindre Ira, quand la foule des danseurs quitta
brusquement la piste, laissant au centre Ryan Hawthorne, Madison Brooks et
Aster Amirpour.
— Comment tu as pu me faire ça ? hurlait Madison.
Ses lèvres tremblaient, ses joues ruisselantes de larmes brillaient à la lueur
des lanternes de cuivre. Aster, elle, était bouche bée, en état de choc. Ryan
s’essuyait les lèvres du revers de la main.
Layla attrapa instinctivement son téléphone, sélectionna le mode vidéo et
s’approcha discrètement du trio.
Rien à foutre de l’ordonnance restrictive. Elle était une professionnelle, et
ça c’était trop bon, pas question de le louper.
Aster tendit le bras vers Madison, sans doute pour essayer de la raisonner,
mais Madison se déchaîna encore plus, comme un animal blessé et apeuré.
— Ne me touche pas ! hurla-t-elle. Tu as compris ? Ne t’avise surtout pas
de me toucher !
Ryan s’interposa entre elles, les mains levées, tentant d’imposer le calme.
— Mad…, murmura-t-il d’un ton incrédule. Mais qu’est-ce qui te prend ?
Il darda son regard sauvagement de tous les côtés, probablement pour
évaluer le nombre des témoins et donc l’étendue de la catastrophe, puis le
reporta sur Madison.
— Je suis passée pour te faire une surprise ! s’écria Madison. Ça fait des
semaines que tu me fuis et qu’on ne se voit plus ! Je comprends pourquoi…
Elle pointa sur Aster un index accusateur.
Aster recula pour se réfugier derrière Ryan, qui se déplaça pour empêcher
Madison d’avancer. Layla ne put s’empêcher de remarquer qu’il était
étrangement maître de lui-même et que ça cadrait mal avec son expression
déboussolée.
Elle se faufila entre les curieux pour s’approcher encore, en continuant à
observer la scène à travers son téléphone. Elle n’arrivait pas à croire qu’elle se
trouvait aux premières loges pour filmer l’esclandre dont on parlerait pendant
des semaines — des mois, si l’été se révélait pauvre en scandales. Elle centra
l’image sur les yeux de Madison, laquelle déversait des torrents de larmes en
répétant « Pourquoi ? pourquoi ? », tandis qu’Aster restait prudemment derrière
Ryan.
C’était le scoop de sa vie, sûr et certain, aussi continua-t-elle à filmer
Madison quand elle fonça tête baissée vers la sortie, les bras refermés sur le
ventre, fendant sans difficulté la foule qui s’écartait sur son passage. En passant
devant elle, elle leva la tête pour la regarder, comme si elle savait qu’elle se
trouvait là.
Layla eut un moment de panique. Elle n’avait pas respecté l’ordonnance
restrictive… Mais Madison poursuivit son chemin comme si de rien n’était.
Au moment où elle allait atteindre la porte, Ira s’interposa pour lui parler.
Layla allait cesser de filmer, quand Tommy entra.
La scène qui se déroula ensuite fut encore plus surréaliste que celle de la
piste de danse : Tommy jeta son blouson sur les épaules de Madison, passa un
bras protecteur autour d’elle en lui murmurant quelque chose à l’oreille et
l’entraîna dehors, dans la nuit.
33. How to Save a Life
Après cette scène horrible avec Madison, Aster crut qu’Ira allait mettre fin
à la soirée. Mais pas du tout. Toujours prêt à tirer profit d’un scandale, il
demeura très calme et l’entraîna dans le Riad — ainsi que Ryan, lequel
protestait en assurant qu’ils en avaient eu assez pour ce soir.
— Ne sois pas ridicule, coupa Ira d’un ton qui n’admettait pas de réplique.
Tant que tout ça n’est pas un peu calmé, tu seras plus à l’abri ici, à l’intérieur.
Et pour sortir, tu prendras la porte de service. Je dirai à James de te protéger.
Crois-moi, personne n’osera t’aborder avec un type comme lui comme garde du
corps.
Aster se taisait, trop contente de les laisser parler logistique. Elle éprouvait
le besoin de mettre de l’ordre dans ses sentiments. Après ce qui venait de se
produire, elle aurait dû être morte de honte, ou au moins se sentir gênée d’avoir
brisé un couple — elle n’était pas responsable de la séparation de Ryan et
Madison, mais ce serait la version des tabloïds, elle n’en doutait pas.
Pour commencer, elle trouvait à ce scandale en public des airs de mise en
scène préméditée. Sur le moment, elle avait eu l’impression que Madison
récitait un texte soigneusement appris devant un miroir. Cette rupture publique
visait probablement à la piéger — entre autres.
Elle n’était pas naïve au point de ne pas s’en être aperçue.
— Une chose est sûre…
La voix de Ryan la tira de ses réflexions et la ramena dans le présent. Ira
était parti, les laissant seuls avec deux flûtes de champagne.
— Tu viens de faire ton premier pas vers la célébrité.
Ryan la dévisagea d’un air admiratif. Elle tira sur l’ourlet de sa robe.
— Ne prends pas cet air outré, commenta-t-il. Franchement, à part une
sextape, tu n’aurais pas pu avoir de meilleure publicité.
Elle s’écarta, ignorant la flûte qu’il lui tendait.
— Tu fais comme si je devais me réjouir, reprocha-t-elle. Et toi, en tout
cas, tu as l’air de te réjouir.
Il éleva son verre et contempla les bulles.
— Si je me réjouis de reprendre enfin le contrôle sur ma vie ? Oui. Mais
pas de m’être fait apostropher sur la piste de danse d’une boîte de nuit, par une
Madison qui pleurait si joliment pour son public… Non, ça non. Tu peux me
croire, ça ne me réjouit pas.
Il haussa les épaules, but une gorgée de champagne, suivie d’une deuxième.
— Mais c’est fait, Aster. Pour le meilleur et pour le pire. Ce qui signifie
que je dois trouver un moyen de tourner ça à mon avantage. Et le conseil que je
te donne, si tu veux réussir dans ce métier, c’est d’en faire autant.
Il posa son verre et se pencha vers elle, tandis que sa main reprenait sa
place sur sa cuisse — cette main baladeuse qui avait tout déclenché. Mais en
fait, non, ce n’était pas la main de Ryan qui avait tout déclenché, mais elle-
même, Aster, le jour où elle avait flirté avec lui au rayon chaussures de Neiman
Marcus, tout en sachant qu’il appartenait à une autre, dans l’espoir de s’ouvrir
les portes de la célébrité.
Elle avala sa salive et fit l’effort de le regarder dans les yeux. Elle sentait
son pouls accélérer à mesure que les doigts de Ryan grimpaient le long de sa
jambe.
— Je te garantis que ton agent va t’appeler dès demain pour t’annoncer
qu’il est submergé de demandes d’interviews.
Il se mordilla les lèvres, comme s’il s’apprêtait à l’embrasser — et ce
baiser, elle le voulait, en dépit de tout.
— Je les refuserai, assura-t-elle.
Elle était indignée et furieuse, mais, surtout, tiraillée entre sa logique et les
élans de son cœur. D’un côté, les caresses de Ryan la rendaient folle. De l’autre,
elle trouvait bizarre qu’il prenne ce qui venait de se produire avec autant de
détachement et elle se demandait ce que ça cachait.
— Excellente réaction, déclara-t-il. Ne dis rien à la presse. Ne fais aucun
commentaire, avec personne. Pas même avec tes amis. Tu serais surprise de
voir comment certains s’empresseraient de te trahir pour un peu d’argent ou
pour quelques secondes de gloire. Continue à vivre normalement. Quand tu te
feras coincer par des journalistes, réponds « Pas de commentaires » et continue
ton chemin.
— Quand je me ferai coincer ?
Elle croisa les jambes, dans un sursaut de volonté, pour tenter d’empêcher
les doigts de Ryan de poursuivre leur ascension.
— Oui, ça peut arriver. Mais ne t’en fais pas, chérie. Je serai à tes côtés.
Il glissa sur la banquette pour se rapprocher d’elle et colla sa cuisse à la
sienne. Elle ne demandait qu’à le croire, mais elle avait besoin d’entendre à
nouveau qu’il serait à ses côtés.
— C’est vrai ? demanda-t-elle. Tu seras vraiment à mes côtés ?
— Oui. Si c’est ce que tu veux.
Il plongea son regard dans le sien, pour lui montrer qu’il était sincère. Il lui
offrait tout ce qu’elle avait toujours désiré — la célébrité, le succès, l’attention
des médias. Son nom serait bientôt sur toutes les lèvres et tous les appareils-
photos braqués sur elle. Elle aurait préféré que ça arrive autrement, mais elle
n’allait pas cracher dans la soupe.
Il posa un doigt sous son menton et l’obligea à lever le visage vers lui. Et,
de son autre main, il lui écarta lentement les jambes, lui rappelant où ils
s’étaient arrêtés tout à l’heure, et les contrées qu’ils avaient encore à explorer
ensemble.
— Tout cela est très bon pour toi, Aster.
Il lui embrassa le nez, la joue, le front, le cou, puis chercha de nouveau ses
lèvres.
— Tu ne sais pas encore comme c’est agréable de toucher enfin au but. Tu
me fais confiance ?
Elle était seule dans le Riad avec Ryan Hawthorne.
Et demain, elle serait célèbre. Peut-être l’était-elle déjà.
On lui servait sur un plateau ce dont elle avait toujours rêvé.
Et c’était grâce à Ryan.
Il était riche, célèbre, branché. Et, plus important que tout, il avait quitté
Madison.
Elle n’avait donc aucune raison de se sentir coupable.
Et puis… Elle s’était tellement éloignée de la parfaite princesse orientale
dont rêvaient ses parents qu’elle pouvait bien faire le reste du chemin.
Elle prit son verre de champagne, le vida d’un trait et se pencha vers Ryan
pour l’embrasser.
— Je dois passer aux toilettes, murmura-t-elle tout contre son oreille. Tu
veux bien m’attendre à la sortie ?
35. Just a Girl
— Waouh…
Tommy chercha le regard de Madison et suivit du bout du doigt la courbe
de sa joue. Il sentait encore sur ses lèvres la force de son baiser. Il ne se rendit
compte qu’il avait parlé que lorsqu’elle lui sourit, tout en murmurant à son
tour :
— Waouh, en effet. Tu as raison.
Elle poussa un soupir de contentement et lui agrippa la nuque.
— Les mecs de la campagne savent embrasser. Je n’arrive pas à croire que
je l’avais oublié.
Elle avait dit ça avec une pointe d’accent qui intrigua Tommy. C’était donc
cela, son secret, ou du moins l’un de ses secrets. Madison n’était pas le petit
prodige de la côte Est qu’elle prétendait être — il n’avait d’ailleurs jamais cru
à cette histoire.
Elle était trop… accessible. Oui, c’était le mot juste, même si c’était un
peu ridicule de dire d’une star qu’elle était accessible. Elle était probablement
plus à son aise à courir pieds nus sur une pelouse fraîchement tondue qu’à
avancer précautionneusement avec des talons aiguille sur un tapis rouge de
festival.
La manière dont elle buvait sa bière, dont elle embrassait, dont tout son
corps se détendait quand elle n’était plus en public… Tout cela donnait à
Tommy l’impression d’avoir trouvé une âme sœur. Madison Brooks jouait en
permanence un rôle. Mais avec lui elle se montrait telle qu’elle était vraiment.
Il avait envie de la questionner au sujet de son accent, carrément, et
d’écouter ce qu’elle était prête à lui confier, mais il n’arrivait pas à trouver une
manière d’aborder la question avec diplomatie. Apparemment, elle avait
travaillé dur pour s’en débarrasser. Ça ne devait pas être facile de perdre
totalement un accent.
— Madison…
Il pouvait commencer par une question simple et directe. Mais, avant qu’il
ait pu aller jusqu’au bout de sa phrase, le téléphone de Madison vibra,
annonçant un texto qu’elle lut, la mine sombre.
— Je dois y aller, déclara-t-elle.
Elle se leva d’un bond et se passa la main dans les cheveux, en cherchant
frénétiquement son sac du regard. Tommy le lui tendit.
— Tu vas bien ?
Il se tint près d’elle, désolé de la voir partir. Elle allait probablement
l’oublier. Tandis que lui ne l’oublierait jamais.
— Oui… Je…
Elle pressa son sac contre sa poitrine et courut vers la porte, puis s’arrêta
sur le seuil le temps de retirer son blouson et de le lui lancer.
— Merci !
Elle hésita, comme si elle voulait lui dire quelque chose. Puis elle secoua la
tête et se détourna.
— Madison !
Il courut après elle, la voix rauque, à bout de souffle.
— Laisse-moi au moins te raccompagner jusqu’à ta voiture.
Il aurait fait n’importe quoi pour passer quelques minutes de plus avec elle.
Mais elle était déjà partie.
Elle l’abandonnait pour retourner à sa vie faite de faux-semblants.
36. Breaking the Girl
Layla posa sur son bureau jonché de papiers le double café qu’elle venait
de se faire avec leur nouvelle Nespresso. L’achat de cette machine était une
entorse à leur budget ménage, une petite folie qu’ils avaient décidé de
considérer comme une nécessité, vu leur style de vie. Son père passait des nuits
entières sous caféine, à peindre dans son atelier. Quant à elle, c’était la nuit
qu’elle écrivait ses meilleurs articles. De plus, elle appréciait vraiment le bon
café.
Elle avait toujours été un oiseau de nuit, qualité qu’elle pensait avoir
héritée de son père. Ce soir, elle avait battu son record. L’aube commençait à
pointer, mais elle ne s’autorisa même pas un regard du côté de son oreiller. Elle
n’envisageait pas de se coucher tant que son article ne serait pas terminé,
fignolé et envoyé.
Ses doigts voletèrent au-dessus du clavier, mus par du colombie bien corsé
et un violent désir de vengeance. Cette fois, Queen Bitch Aster et Madison
allaient plonger, et elles l’avaient bien mérité. Et si Tommy se trouvait pris
dans ce tir croisé, eh bien… Il avait choisi son camp en décidant de soutenir
ouvertement Madison.
Elle avait toujours cru qu’Aster ferait du charme à Ira pour s’assurer la
victoire. En entrant dans son bureau après les heures de boulot pour lui montrer
un bout de cuisse, par exemple. D’ailleurs, rien ne prouvait qu’elle ne l’avait
pas fait. Ils se voyaient peut-être régulièrement en secret.
Mais c’était une carte risquée, et elle n’avait pas l’intention de la jouer.
Elle ne voulait surtout pas se mettre Ira Redman à dos.
Mais cette Queen Bitch d’Aster ?
Pas de problème.
Quant à Madison…
Elle regarda une fois de plus l’enregistrement vidéo. Le moment où
Tommy emmenait Madison hors du Night for Night pour la mettre à l’abri —
chevalier blanc en jean délavé et bottes de moto — lui donnait carrément la
nausée.
Tommy était un imbécile. Et Madison était une sale gamine trop gâtée qui
étalait sa vie frivole de nantie, donnant l’exemple à des millions de jeunes qui
cherchaient à l’imiter — et dont certains avaient fini comme Carlos.
Elle n’avait plus qu’à relire une dernière fois son article.
BEAUTIFUL IDOLS
RYMAD SE SÉPARE
Chers lecteurs,
Nous nous retrouvons sur ce blog aujourd’hui pour pleurer la fin
prématurée d’une des plus belles histoires d’amour de Hollywood —
celle de Madison Brooks et Ryan Hawthorne.
Oui, chers lecteurs, vous avez bien lu, je vous le confirme :
RyMad est mort.
Je sais ce que vous pensez.
Comment ?
Et peut-être même, pourquoi ?
Et certainement : Nooon !
Malheureusement, c’est la triste vérité. J’étais là quand c’est arrivé,
car les dieux de Hollywood l’ont voulu ainsi, et j’ai pu filmer chaque
seconde de ce terrible drame.
Un mot d’avertissement avant que vous regardiez ces images.
Une fois que vous les aurez vues, vous ne pourrez plus les oublier. Elles
seront imprimées pour toujours sur votre rétine.
En guise de fleurs, ne vous gênez pas pour rendre hommage dans vos
commentaires au couple disparu.
Comme il ne répondait pas, elle tenta de l’appeler, mais tomba sur son
répondeur.
Il faisait jour, le soleil filtrait déjà à travers les rideaux, donc plus question
de rentrer sans se faire repérer. Sa voiture était toujours garée au Night for
Night, et cette petite ordure de Ryan qui prétendait l’adorer était parti sans
attendre qu’elle se réveille. Il l’avait abandonnée après avoir obtenu ce qu’il
désirait. Il n’y avait pas d’autre interprétation possible de la chose. Il n’avait
même pas laissé un message.
Elle s’agenouilla pour ramasser son sac qui avait glissé sous un fauteuil et
entreprit de rassembler ses affaires. Son soutien-gorge et sa culotte se
trouvaient chacun à une extrémité de la pièce, mais ils étaient froissés,
poisseux, et tellement dégoûtants qu’elle n’osa pas les regarder de près, encore
moins les porter. Sa robe avait été abandonnée par terre, près du canapé du
salon. Cette robe lui semblait à présent aussi infecte et souillée qu’elle. Elle ne
voulait plus la voir. Elle la roula en boule avec le reste et jeta le tout dans une
poubelle.
Elle envisagea un instant de se débarrasser aussi de ses chaussures
Valentino, mais Ryan l’avait suffisamment dépouillée comme ça. Pas question
de lui laisser les chaussures.
Dans la salle de bains, elle se passa de l’eau fraîche sur le visage, mais elle
eut beau s’asperger et se frotter avec un gant, elle avait toujours l’air aussi
dévastée. Ses yeux étaient injectés de sang, son maquillage avait coulé, elle
avait l’expression hagarde et écrasée d’une personne qui ploie sous les regrets.
Elle lissa sommairement ses cheveux pour les rassembler en un vague chignon,
puis passa en revue les quelques vêtements pendus dans le placard de Ryan. Il
n’y avait que le strict minimum, et elle se demanda s’il habitait vraiment là.
Elle trouva quand même un jean et une chemise bleu clair et n’hésita pas une
seconde à se les approprier.
Après avoir roulé le jean au niveau de la taille, elle rentra les pans de la
chemise à l’intérieur, mit une ceinture, enfila ses escarpins, attrapa au passage
des lunettes noires qui traînaient sur la commode. Il ne lui restait plus qu’à
entamer sa marche de la honte.
39. Bullet with Butterfly Wings
Layla aurait préféré zapper la réunion du dimanche avec Ira mais, à moins
d’abandonner le concours, elle n’avait pas le choix, elle devait y aller. Pour se
donner du courage, elle fit mentalement une liste des trucs carrément plus
galère comme : se battre avec un alligator, sauter d’un avion sans parachute,
nettoyer une scène de crime. Mais quand elle comparait tout ça à la perspective
de se retrouver face à Tommy, Aster et Ira, après la bombe qu’elle avait lâchée
sur son blog… Finalement, il y avait quand même de quoi hésiter.
A la seconde où elle avait posté son article, elle s’était sentie envahie par
un sentiment de triomphe, mais aussi submergée par une vague de regrets. En
attendant, la réponse des lecteurs avait été éloquente — les visites grimpaient à
une vitesse hallucinante, du jamais-vu, et la section commentaires était pleine.
Mais plus elle se rendait compte qu’elle allait devoir se présenter devant les
deux personnes qu’elle avait transformées en célébrités du Net, plus elle se
demandait si elle n’aurait pas dû adoucir un peu le ton.
Mais après tout, en tant que blogueuse de Hollywood, n’était-ce pas son job
de rapporter de telles histoires ?
Elle sortait tranquillement sa moto du garage quand une voix venue de
derrière elle la fit sursauter :
— Salut !
— Mateo ! Merde ! Tu m’as fichu une de ces trouilles !
Elle posa une main sur son cœur. Elle avait l’impression qu’il allait jaillir
hors de sa poitrine, tant il battait fort.
Il fourra posément ses mains dans ses poches de devant et la toisa.
— Tu m’as l’air drôlement nerveuse.
— J’ai travaillé tard cette nuit. Et j’ai bu beaucoup de café.
Il la fixa d’un regard intense et méfiant qui la mit mal à l’aise.
— C’est pour ça que tu n’as pas répondu à mes textos ?
Elle soupira et ferma les yeux, en regrettant de ne pas pouvoir rester ainsi
— coupée du monde. Il allait la mettre en retard, mais le lui faire remarquer ne
ferait qu’aggraver son cas.
— Je suis désolée. J’étais occupée et…
Elle demeurait dos tourné, penchée sur sa moto, et elle sentait peser sur elle
son regard insistant, comme s’il la mettait au défi de relever la tête.
— Oui, je sais, tu étais occupée à écrire pour ton blog. J’ai lu ton dernier
article, tu penses bien…
Sa voix était chargée d’allusions…
Tout en sachant que la réponse risquait de ne pas lui plaire, Layla ne put
s’empêcher de poser la question qui lui brûlait les lèvres.
— Et qu’est-ce que tu en penses ?
Le visage de Mateo se ferma, et il tourna le regard vers la maison d’en face
— un bungalow récemment rénové qui ressemblait à un coffret cadeau à deux
étages, avec fenêtres.
— J’en pense que tant de cruauté, ça ne te ressemble pas.
— Je ne vois pas en quoi c’est cruel de dire la vérité, rétorqua-t-elle
sèchement.
— Tu as impliqué une fille qui n’était pas une célébrité, je trouve que ça
n’est pas correct.
Elle demeura stoïque, mais à l’intérieur elle fulminait. Mateo ne savait pas
de quoi il parlait, en défendant cette Queen Bitch d’Aster, mais elle n’avait pas
l’intention de perdre son temps à l’éclairer sur la question.
— Ecoute, dit-elle en s’efforçant de conserver un ton posé pour ne pas
trahir son agacement.
Furieuse ou pas, elle n’aimait pas se disputer avec lui et elle avait
l’impression en ce moment qu’il ne restait plus entre eux que des conflits.
— Je dois y aller. On parlera de ça une autre fois.
Elle poussa sa moto jusque dans la rue, en tentant d’ignorer son expression
blessée.
Elle se rattraperait plus tard avec lui. Pour le moment, elle avait une
réunion qui passait avant tout.
Sur le chemin du Vesper, elle s’efforça de ne pas ruminer, mais en vain. Ses
mains tremblaient, son cœur battait, et ce n’était certainement pas dû
uniquement au manque de sommeil et à l’abus de caféine. C’était à cause de
Mateo. Il se trompait. Aster était montée sur le ring à l’instant où elle avait
décidé de piquer le petit copain de Madison (même si Ryan était allé de son
plein gré vers Aster). Pareil pour Tommy quand il avait décidé de prendre
Madison sous son aile. En racontant ce qui s’était passé, elle s’était bornée à
faire son travail de journaliste.
Et pourtant, elle avait beau se répéter cette phrase, tout au fond de son âme,
elle savait que ce n’était pas tout à fait vrai. Elle avait agi avec une part sombre
et cachée d’elle-même. Oubliant sa neutralité, le dernier lambeau de son
intégrité de journaliste, elle n’avait pensé qu’à son intérêt. Il suffisait d’un brin
de perspicacité pour se rendre compte que Layla Harrison était loin d’être une
innocente.
Arrivée au Vesper, elle s’arrêta devant la sinistre porte de métal en se
demandant s’il était encore temps de faire demi-tour. Elle aurait pu partir,
maintenant, retourner au lit, et pendant quelques heures bénies oublier qu’elle
s’était laissé piéger dans ce gâchis. Elle pouvait…
— Layla ?
La porte s’ouvrit, et Ira Redman apparut sur le seuil.
— Tu viens ?
Elle entra, tête baissée. Le Vesper était le plus sombre des clubs d’Ira.
Même avec les lumières, il y régnait une atmo-sphère pesante et sordide de
cachot.
— Bon. Maintenant que tout le monde est là…, commença Ira.
— Il manque Aster, lança quelqu’un dans le fond.
Ira leva le nez de son porte-bloc à pinces et lâcha, le visage fermé :
— Aster ne se joindra pas à nous. De plus, je vous conseille de vous
préoccuper de votre survie, pas de la sienne.
Il y eut un ricanement derrière Layla. Parfaitement audible. Destiné à être
entendu d’Ira.
Ira scruta la salle du regard, mais Layla eut la sensation qu’il savait
parfaitement d’où ça provenait. Il prétendait toujours tout savoir, non ? De plus,
ils n’étaient que huit dans la salle…
— Si l’un d’entre vous a quelque chose à dire, qu’il le fasse. Je ne tolérerai
pas les rires agressifs, les grognements, les yeux au ciel et autres
manifestations du même genre.
A peine avait-il terminé sa phrase que quelqu’un intervint :
— Oui, j’ai quelque chose à dire.
Layla regarda Brittney se lever de son siège, le visage rouge de colère.
— Je ne me sens pas capable de rivaliser avec Aster ni avec Tommy, qui se
sont prostitués avec nos têtes de liste.
Elle cala derrière son oreille une mèche de ses cheveux blonds et fusilla du
regard Tommy, qui se tassa sur sa banquette.
— Et ne me dis pas que tu ne vois pas de quoi je parle.
Elle croisa les bras sur sa généreuse poitrine et se tourna vers Ira.
— Grâce à Layla, tout Hollywood a pu lire leurs exploits. On ne parle plus
que de ça.
Layla se recroquevilla et glissa sur le bord de son fauteuil. Elle aurait voulu
se plier et se replier, comme un origami, jusqu’à devenir toute petite. Brittney
venait de prononcer les mots qu’elle attendait depuis si longtemps, « Tout
Hollywood l’a lu, on ne parle plus que de ça », mais ils lui faisaient honte. Ce
n’était pas la glorieuse victoire dont elle avait rêvé.
— Il nous faut une autre liste de célébrités, ou…
— Ou quoi ? demanda Ira en la dévisageant, la tête légèrement inclinée.
Brittney n’avait plus l’air aussi sûre d’elle, brusquement, et quêtait du
regard un soutien parmi ses camarades. Mais elle ne vit autour d’elle que des
gens qui remuaient sur leur siège, visiblement gênés, et détournaient les yeux.
Elle était seule. Elle avait mis le pied dans une ornière, elle n’avait plus le
choix, elle devait continuer.
— Je ne vois pas…
Sa voix se brisa. Elle prit le temps de s’éclaircir la gorge, puis reprit :
— Je ne vois pas l’intérêt de continuer si les dés sont truqués.
— Tu es en train de dire que ce concours est truqué ? demanda Ira en se
frottant le menton et en prenant un air faussement perplexe.
Il était insupportable, avec sa manie d’en rajouter.
— Je dis simplement que c’est l’impression que ça me donne, murmura
Brittney.
Sa lèvre inférieure tremblait, sa respiration s’était accélérée.
— Intéressant.
Ira plissa les yeux. Il semblait en effet trouver la remarque intéressante.
— Dites-moi…
Il parcourut l’assistance du regard.
— Est-ce qu’avant ce concours l’un de vous avait le moindre lien avec
Madison Brooks ou Ryan Hawthorne ?
Layla observa ses voisins et se surprit à secouer la tête, comme les autres.
— Eh bien, à ma connaissance, Aster non plus. Vous étiez donc à égalité au
départ. Et chacun a manœuvré à sa manière. C’est une question de choix.
— Pardon de ne pas avoir choisi de me prostituer, grommela tout bas
Brittney.
Mais Ira l’entendit tout de même.
— Personne ne t’a jamais demandé de le faire.
Il adressa un signe de tête à l’une de ses secrétaires, puis se tourna de
nouveau vers le groupe.
— Layla ! appela-t-il.
Elle sursauta. Après l’esclandre provoqué par Brittney, elle ne s’attendait
pas à ce qu’Ira lui tombe dessus.
Elle avait la gorge sèche, sa langue était dure comme une souche de bois
qu’on lui aurait fourrée de force dans la bouche, son corps pesait brusquement
des tonnes.
— C’est ton jour de chance, aujourd’hui.
Elle plissa les yeux, elle avait dû mal comprendre.
— Vérifie bien que Brittney sort. Parce que grâce à son intervention elle va
être éjectée à ta place.
Elle ouvrit des yeux incrédules et tourna la tête vers Brittney, comme tout
le monde. Celle-ci rassembla ses affaires en maugréant et sortit, une secrétaire
d’Ira sur les talons.
— Mais…
Layla avait enfin retrouvé sa voix. Son regard passa de la porte du club, qui
venait de se refermer sur Brittney, à Ira. Il ne lui était pas venu à l’idée qu’elle
puisse être virée. Elle n’avait pas fait autant d’entrées qu’Aster ou Tommy,
mais son chiffre restait honorable — non ?
Ira la dévisagea longuement.
— Mais quoi ? Tu vas me dire que tu as fait un bon chiffre ? C’est ça ?
Elle se mordit les lèvres. Elle l’avait pensé, en effet, mais elle n’osait plus
le dire.
— Dans ce concours, il faut faire du chiffre, je suis d’accord. Mais pas
seulement. Il s’agit aussi de montrer qu’on a ce qu’il faut pour réussir et
jusqu’où on est prêt à aller pour obtenir ce que l’on veut.
Il soutint son regard pendant un long et pénible moment, lui laissant tout le
temps de se demander ce qu’il attendait comme réponse. Mais, avant qu’elle ait
tenté sa chance, il ajouta :
— Eh bien, tu vas avoir une semaine de plus pour réfléchir à ça.
Il reporta son attention sur le reste du groupe.
— Et donc… A propos de la nouvelle liste…
Il fit signe à ses secrétaires, qui distribuèrent une liste de nouveaux noms.
Layla la lut avec d’autant plus d’intérêt que Heather Rollins était passée dans
les cinq premiers.
— Ceci doit vous servir de ligne directrice. Ce qui m’intéresse vraiment,
c’est de voir que vous êtes capables de vous défoncer. Impressionnez-moi.
Epatez-moi. Bref, débrouillez-vous pour m’en mettre plein la vue. Faites ce que
vous voulez, mais surtout ne me décevez pas.
Et sur ce, il se leva et disparut dans l’arrière-salle. Layla le regarda partir
en se demandant comment on pouvait en mettre plein la vue à Ira Redman. Elle
ne voyait même pas par où commencer.
Elle sortit en même temps que les autres. Elle venait d’enfourcher sa moto,
quand Tommy se montra.
— Il faut qu’on parle, dit-il.
Elle démarra, comme s’il n’était pas là.
— J’ai lu ton blog.
Elle l’étudia à travers ses verres-miroir, sans dire un mot.
— Ce que je ne comprends pas, c’est comment tu as pu me faire ça, à moi.
Il croisa les bras, visiblement perplexe.
Layla referma la main sur la manette d’accélérateur. Elle mourait d’envie
de le planter là. Qu’est-ce que c’était que cette question ? Comment elle avait
pu lui faire ça, à lui ? Comme si elle lui devait quelque chose parce qu’elle
l’avait embrassé un soir où elle était soûle. Tommy Phillips avait besoin de se
décentrer un peu.
Elle enleva ses lunettes pour qu’il voie ses yeux pendant qu’elle
s’expliquait.
— C’est toi qui as choisi de te mêler à cette histoire. Désolée. Tu n’étais
absolument pas visé, Tommy. Que tu le croies ou non, tu n’es pas le centre de
mon univers.
— C’est ce que tu essayes de te faire croire pour te justifier ?
Elle soutint son regard.
— Ce n’est pas à moi que je le dis, c’est à toi.
Elle l’avait prévenu de ne pas se mettre en travers de son chemin. Tant pis
pour lui s’il ne l’avait pas prise au sérieux.
— Je ne vois pas ce que j’ai pu faire pour que tu m’en veuilles autant, mais
ça doit être grave. Sinon tu n’aurais pas cherché à me punir… Je n’ai fait que
tendre la main à une pauvre fille traumatisée qui n’avait personne pour
s’occuper d’elle.
Elle ouvrit des yeux ronds et en resta bouche bée, figée dans une expression
de surprise digne d’un personnage de bande dessinée.
— Mais est-ce que tu te rends compte de ce que tu dis ?
Elle avait élevé la voix, malgré elle.
— Tu délires. Madison Brooks n’avait personne pour s’occuper d’elle ?
C’est ce que tu essayes de te faire croire pour te justifier ?
Elle leva les yeux au ciel et remit ses lunettes.
— Tommy, tu cherches à attirer l’attention, comme tout le monde.
Elle s’apprêtait à lui porter le coup fatal.
— C’est bien pour ça que tu es venu à L.A., non ? Pour que les gens parlent
de toi. Pour que ta photo soit sur tous les tabloïds et tous les blogs. Pour être
inondé de demandes d’interviews. Eh bien, ça y est et c’est grâce à moi ! Tu
devrais me remercier, mais je vois qu’il vaut mieux que je ne me fasse pas
d’illusions à ce sujet.
Elle poussa sa moto sur la chaussée, avec un petit rictus de supériorité
quand il s’écarta précipitamment de son chemin.
— T’as rien compris, Layla, pas vrai ?
Il l’avait suivie.
— Tu crois que c’est parce que Brittney a déconné que tu es toujours là ?
Elle aurait dû partir. Filer loin d’ici. Mais elle resta là, à regarder Tommy,
en se demandant de quoi il parlait.
— Ira Redman a des défauts, mais il n’est pas complètement stupide. Il
prétend avoir eu l’intention de te virer, mais c’est bidon. Tout ce qu’il t’a
raconté…
Il désigna le Vesper du pouce, écarta des cheveux qui lui retombaient
devant les yeux.
— C’est un défi qu’il te lance, pour que tu écrives des articles encore plus
pourris. La question est de savoir si tu le feras ou pas. Est-ce que tu vas tous
nous pousser sous un train pour gagner ce concours ? Jusqu’où es-tu capable
d’aller, Layla, pour obtenir ce que tu veux ?
La question resta un instant en suspens entre eux. Puis Layla referma sa
main sur l’accélérateur.
— Je suis là pour gagner, comme toi. Et je vais tout faire pour ça.
Elle démarra en trombe, sans un regard en arrière.
42. The Hand that Feeds
Les poings serrés, Tommy suivit des yeux la moto de Layla qui s’éloignait.
Elle était intelligente, perspicace, et sa capacité à deviner les gens l’avait
souvent surpris. Et pourtant, quand il s’agissait d’Ira Redman et de ses
manipulations, elle était comme un aveugle au volant d’une Ferrari : trop
excitée par la vitesse et le sentiment de puissance qu’elle lui procurait pour
voir le danger qui se profilait.
D’accord, ils s’étaient tous inscrits de leur plein gré à ce concours, ils en
avaient accepté les règles, et Ira les respectait plus ou moins. Mais, après
l’avoir observé ces dernières semaines, Tommy avait compris qu’il n’y avait
pas en lui le moindre altruisme. Il n’investissait dans quelqu’un — ou quelque
chose — que s’il était persuadé que ça lui rapporterait gros.
Il ne pensait qu’à l’argent. Et, dans le milieu des boîtes de nuit, plus le
scandale était moche et plus il rapportait.
Ira avait manipulé Layla pour la pousser à continuer son sale boulot. Il lui
avait fait comprendre qu’elle pouvait colporter les potins les plus sordides sans
craindre de représailles, du moins de sa part.
Bien sûr, Tommy n’avait pas de preuves de ce qu’il avançait, mais il n’en
avait pas besoin.
Ira n’était qu’un monstre — toujours en train de louvoyer et de comploter
—, expert dans l’art de manipuler les gens et les situations. Tommy ne put
s’empêcher de penser à ce qu’il avait fait à sa mère : ne voulant pas se sentir
ligoté par un enfant, il lui avait ordonné de tuer le bébé qu’elle portait, il lui
avait donné l’argent dont elle avait besoin pour ça et il avait disparu.
Pour lui, la vie n’était qu’un jeu d’échecs grandeur nature, et les gens, des
pions qu’il déplaçait à sa guise. Et, dans le cas du concours, les candidats
n’étaient rien de plus que les marionnettes de son théâtre pervers. Il tirait toutes
les ficelles.
Il n’y avait pas de limites aux métaphores que Tommy aurait pu trouver
pour décrire la galère dans laquelle il s’était fourré. Tout cela était clair comme
de l’eau de roche pour lui. Mais Layla, elle, ne voyait rien. Elle refusait de
regarder la vérité en face.
— Tommy ? Tommy Phillips ?
Tommy baissa la tête, enfonça les mains dans ses poches et prit la direction
de sa voiture.
— Hé, Tommy… On se demandait si vous accepteriez de nous dire un
mot…
Sa brève expérience avec les paparazzis lui avait appris qu’ils se
montraient aimables pour vous approcher, comme s’ils cherchaient simplement
à copiner avec vous, mais qu’ils ne se gênaient pas pour vous agresser quand
vous ne leur répondiez pas. Ce matin, au Starbucks, il avait eu droit à des
insultes.
— Foutez-moi la paix.
Il commit l’erreur de regarder par-dessus son épaule et se trouva face à un
objectif de téléphone.
— Allez vous faire foutre, j’ai dit, hurla-t-il.
Il avança sur le type et plaqua sa paume sur l’objectif de l’appareil. Il en
avait plus que marre des photos, des ragots, des tabloïds et de tous ces minables
charognards qui gagnaient leur vie en montant en épingle les malheurs des
autres. Mais celui-ci était coriace et refusa de lâcher sa proie.
— Comment va Madison ? cria-t-il. Lui avez-vous parlé récemment ?
Tommy se concentra sur le type en essayant d’imaginer à quoi
ressemblerait son visage s’il lui rabattait le nez sur la joue droite.
Décidant finalement que le mieux était de passer à l’acte — pour voir si
l’image qu’il avait en tête correspondrait avec la réalité —, il leva le poing,
prêt à frapper. Mais il s’arrêta net en voyant le sourire ravi que le type arborait
déjà à l’idée de filmer cette agression.
Merde. Ça ne vaut pas le coup.
Sans un mot, il se détourna, poursuivi par le photographe qui en était
maintenant à la phase des insultes. Il continua néanmoins à avancer, en
s’efforçant de conserver son calme. Une fois dans sa voiture, il en serait
débarrassé.
Ou pas.
Il crut d’abord qu’il avait des hallus.
On lui avait crevé ses pneus !
Merde.
— Mais qu’est-ce que…
Il se tourna vers le photographe qui mitraillait la voiture avec son appareil
pour immortaliser les dégâts.
— C’est vous qui avez fait ça ?
Le type fila aussi sec. Tommy se lançait à sa poursuite, décidé cette fois à
lui aplatir le nez, quand une Cadillac noire conduite par un chauffeur s’arrêta à
sa hauteur. Ira fit descendre sa vitre et lui cria :
— Monte.
Tommy secoua la tête. Il n’avait pas le temps de discuter avec Ira. Sa
voiture était immobilisée, et un photographe prenait son pied à la
photographier. C’était son problème, et il avait bien l’intention de le régler à sa
manière. Pour une fois, Ira allait devoir rester à sa place.
— Je ne te demande pas ton avis, insista Ira en ouvrant sa portière.
Tommy jura entre ses dents, jeta un regard assassin du côté du photographe,
puis se glissa avec réticence sur le siège arrière de la Cadillac. Ira donna
aussitôt son adresse au chauffeur — merde, mais il la savait par cœur ? — puis
se tourna vers lui pour lui tendre une enveloppe pleine à craquer —
probablement de billets.
— C’est quoi, ça ? demanda-t-il, tandis que son regard passait de
l’enveloppe à Ira.
— Au départ, c’était pour te remercier d’avoir bien fait ton travail. Mais
maintenant, disons que c’est pour t’aider à racheter des pneus neufs.
— Ce n’est tout de même pas vous qui avez fait ça ?
Tommy étudia le profil d’Ira. La question lui avait échappé, mais, tout en
se rendant compte que c’était aller un peu loin, il ne regrettait pas. Pour
commencer, il n’aurait pas juré qu’Ira était incapable d’un geste pareil. Et
ensuite, il n’était pas d’humeur à jouer. Les journalistes le harcelaient, on
venait de vandaliser sa voiture, et Madison n’avait pas répondu à un seul de ses
textos, comme s’il ne s’était rien passé entre eux la veille.
Il était inquiet à son sujet. Elle semblait solide et elle avait du ressort, mais
certaines personnes cachaient bien leurs faiblesses. Il avait besoin de s’assurer
qu’elle allait bien, qu’il ne lui était rien arrivé après son départ du Vesper. Son
silence signifiait peut-être simplement qu’elle regrettait de l’avoir embrassé et
qu’elle ne voulait plus le revoir. Il était prêt à encaisser. Mais il voulait être
certain qu’elle n’avait pas d’ennuis.
— Comment va Madison ? demanda Ira, sans même se donner la peine de
répondre à la question concernant la voiture.
Tommy baissa les yeux vers l’enveloppe. A quel montant s’élevait ce
« merci » ?
— Comment je le saurais ? répondit-il en haussant les épaules.
Ira continua à l’étudier. C’était le mot juste. Il se sentait étudié, de trop
près, comme à travers un microscope.
— Comme tu as été le dernier à la voir, je me disais que tu avais sans doute
des renseignements exclusifs ?
Tommy observa son petit rictus, en se demandant s’il se foutait de lui ou
s’il était tout simplement content de sa belle phrase. Mais au fond, ça lui était
égal. Il soupira et contempla à travers les vitres teintées le paysage brûlé par le
soleil. Ils traversaient un minable quartier de banlieue, et il ne voyait que des
mauvaises herbes desséchées poussant le long des trottoirs déformés, des
clôtures affaissées, des maisons délabrées à la peinture écaillée et aux
ouvertures calfeutrées de planches. Dès que l’on quittait les quartiers riches
avec leurs maisons aux pelouses impeccables — celles que l’on montrait sur
les cartes postales —, Los Angeles, la cité des anges, n’était qu’une vaste
étendue de banlieues moroses.
— Elle a le cœur brisé, dit-il enfin.
Il fallait bien qu’il dise quelque chose, n’importe quoi, même un demi-
mensonge, tout pourvu qu’Ira s’arrête de le dévisager comme ça. Parce que
Madison ne lui avait pas fait l’effet de quelqu’un qui avait le cœur brisé. Au
contraire, elle semblait libérée, comme si elle se réjouissait d’avoir désormais
devant elle un avenir plein de promesses. Mais bien sûr, pas question de
partager cette impression avec Ira.
— Le cœur brisé, hein ?
La voix d’Ira trahissait un soupçon d’ironie.
— Qui l’aurait cru… ?
Ce fut au tour de Tommy d’observer Ira, en se demandant où il voulait en
venir. Ira s’exprimait toujours par énigme, ça faisait partie de ses tactiques
pour déstabiliser ses interlocuteurs.
— Qui aurait cru qu’elle était bonne comédienne au point de te berner, toi
aussi ? ajouta-t-il.
Puis il se tut, en affichant une expression impénétrable, tandis que Tommy
en restait sans voix.
— On est bien chez toi ? demanda brusquement Ira.
Tommy prit soudain conscience qu’ils avaient cessé de rouler et qu’ils se
trouvaient en effet devant son immeuble.
Il acquiesça en silence. Il avait hâte de quitter cette voiture et de se réfugier
chez lui, avant de perdre son sang-froid. Mais il y avait cette enveloppe, trop
grande et trop lourde, dont il ne voulait pas. Il avait besoin d’argent, plus que
jamais, mais Ira ne donnait jamais rien sans attendre un paiement en retour.
— Ira, je ne peux pas accepter…
Il voulut lui rendre l’enveloppe, mais Ira agita la main.
— Ne jouons pas à ce petit jeu, Tommy. Je vais faire réparer ta voiture et te
procurer un véhicule de location en attendant.
Tommy ouvrait la bouche pour protester, mais Ira ne lui en laissa pas le
temps.
— Ici, on est à Los Angeles, pas à… Enfin, je ne sais pas de quelle petite
ville tu viens, mais peu importe. Ici, avoir un véhicule est une question de
survie.
Tommy soupira en palpant l’enveloppe. Bien, puisqu’il n’avait pas le
choix… Il s’empressa de sortir de la voiture avant d’être tenté de changer
d’avis.
— Tommy ! rappela Ira. Je suis sûr que tu trouveras un moyen de me
remercier, si c’est ce qui t’inquiète.
— C’est en effet ce qui m’inquiète, murmura Tommy en suivant des yeux
la Cadillac qui disparaissait dans le brouillard de pollution.
Puis il grimpa l’escalier qui menait à son trou à rat, avant d’être coincé par
les paparazzis.
43. Another Way to Die
ET SI C’ÉTAIT UN MEURTRE ?
D’après America’s Darling et les tabloïds, Madison Brooks aurait
disparu de la surface de la Terre le lendemain de sa rupture en public
avec Ryan Hawthorne qui la trompait avec Aster Amirpour (une belle
jeune femme chargée de la promotion du Night for Night d’Ira
Redman).
Mlle Brooks étant l’une des célébrités les plus photographiées du
monde, il est tout de même étrange que personne ne l’ait vue. Et encore
plus qu’elle ne se soit pas présentée à des rendez-vous avec Ellen,
Conan, Today Show, ainsi qu’à une conférence de presse où elle devait
assurer la promotion de son dernier film. Tout cela inquiète
sérieusement son entourage — inquiétude que la police de L.A. ne
semble pas partager pour l’instant.
« La disparition d’une personne peut avoir de nombreuses causes »,
affirme l’inspecteur Sean Larsen. « Tous les disparus ne sont pas
victimes d’un acte criminel, et disparaître volontairement ne constitue
pas un délit. Nous demandons à la presse de ne pas l’oublier. Les folles
spéculations des journalistes ne font qu’éloigner un peu plus Madison.
Après ce qu’elle vient de traverser, cette pauvre femme cherche
probablement un peu d’intimité. »
Admettons.
Sauf que d’après sa secrétaire, Emily Shields, Madison ne serait jamais
partie en abandonnant son chien.
« Bien sûr que Madison devait être bouleversée après ce qui s’était
passé entre elle et Ryan. Qui ne l’aurait pas été ? Mais, si elle était
partie de son plein gré, elle aurait emmené Blue avec elle. Ce chien est
son meilleur ami. En ce moment, il pleure toute la journée, comme s’il
avait senti que quelque chose n’allait pas, et ça me brise le cœur. Si
quelqu’un a des nouvelles de Madison, je le supplie de se manifester.
La police ne semble pas s’intéresser à l’affaire, nous avons besoin
d’aide. »
On peut se demander quand la police se décidera à comprendre ce que
le chien de Madison semble avoir déjà compris.
Il lui est arrivé malheur.
Trena Moretti parcourut une dernière fois son article, puis modifia la police
de manière à ce que le titre emplisse l’écran.
ET SI C’ÉTAIT UN MEURTRE ?
ET SI C’ÉTAIT UN MEURTRE ?
ET SI C’ÉTAIT UN MEURTRE ?
Si ce titre-là ne faisait pas bouger les flics, plus rien ne les ferait bouger.
Elle appuya sur « Publier » et alla jeter dans l’évier le reste de son thé.
Dehors, la nuit tombait. C’était souvent après le coucher de soleil qu’il se
passait des choses intéressantes.
Des choses que Trena n’avait pas l’intention de louper.
46. Glory and Gore
Et si c’était un meurtre ?
Le titre à lui seul donna la chair de poule à Aster, mais cela ne la dissuada
pas de lire la suite. Cette Trena Moretti — une journaliste quelconque dont elle
n’avait jamais entendu parler —, semblait réellement convaincue que Madison
Brooks avait été assassinée. Ou en tout cas, sans aller jusqu’au meurtre, qu’il
lui était arrivé quelque chose de beaucoup plus grave que ne le prétendait la
rumeur Madison en cure de désintoxication.
Et le pire dans tout ça — pas pour Madison mais pour Aster —, c’était que
cette journaliste laissait entendre que la relation entre Ryan et Aster, à présent
de notoriété publique, avait joué un rôle dans la disparition de la star.
Bien sûr, cet article ne cherchait pas à démontrer sa thèse, c’était beaucoup
plus subtil que ça. En balançant le pire des scénarios en gros titre, Trena
Moretti avait planté une graine, et il n’y avait plus qu’à attendre qu’elle pousse.
Elle avait lâché dans la nature l’idée d’une terrible tragédie, afin que tout le
monde se mette à spéculer et en tire ses propres conclusions — de préférence
sordides.
Le téléphone d’Aster annonça un texto, mais elle ne battit même pas des
paupières et ne fut pas tentée de le lire. Depuis le jour où Layla avait publié la
scène du Night for Night sur son blog, le téléphone n’avait pas arrêté de sonner.
Ses « amies » s’étaient chargées de lui envoyer la vidéo et les photos qui en
étaient extraites, sans doute pour s’assurer qu’elle était bien au courant des
atrocités qu’on racontait à son sujet et qu’elle les lirait dans le texte.
Mais elle n’arrivait toujours pas à comprendre pourquoi elles avaient cru
bon de lui transmettre également les milliers de commentaires anonymes où on
la traitait de pute et de salope — insultes agrémentées parfois de menaces de
mort. Qu’est-ce qu’elles voulaient qu’elle fasse de tout ça ?
Pour l’instant, elle ne faisait rien et elle répondait de la seule manière
possible : en restant séquestrée dans sa chambre, comme le lui avaient demandé
ses parents, tout en méditant sur la mince frontière qui séparait la gloire de
l’infamie.
En recherchant la première, elle avait obtenu la seconde. Les deux étaient
en tout cas inextricablement liées.
Il fallait reconnaître que, depuis cet instant maudit où elle s’était réveillée
seule dans l’appartement de Ryan, rien ne s’était déroulé comme prévu. La
presse l’avait décrite comme une fille facile, une perverse, une voleuse
d’homme. Ensuite, tous les journalistes avaient cru au mensonge de Ryan qui
jurait ne s’être intéressé à elle que pour rendre Madison jalouse. En revanche,
au cours de ses nombreuses interviews, il s’était bien gardé de raconter qu’il
avait passé une partie de la nuit avec elle, le soir même du scandale et de la
disparition de Madison, avant de l’abandonner pendant qu’elle dormait.
Le téléphone cessa de sonner, lui laissant un bref moment de répit, puis
recommença. Elle soupira. Après tout, le mieux était de l’éteindre, pour avoir
enfin la paix, car les appels et les textos se succédaient sans interruption. Cette
fois, c’était un appel. Elle prit le téléphone et put constater que le numéro ne
s’affichait pas.
Pas question de décrocher, elle laissa le répondeur s’enclencher. Mais,
après un coup d’œil à son reflet dans le miroir, quelque chose bascula en elle,
de manière irréversible.
Cela faisait des jours qu’elle n’avait pas osé se regarder. Parce qu’elle avait
honte, trop peur de ce qu’elle verrait. Mais, à présent, elle ne pouvait plus se
détourner de son image.
Elle s’approcha du miroir pour l’étudier de plus près. Ses cheveux lâchés
pendaient lamentablement autour de son visage, elle avait le teint pâle, ses
yeux cernés de noir lui donnaient l’air d’une fille meurtrie, hantée, blessée —
ce qu’elle était.
Qu’est-ce que Ryan avait dit ? Quelque chose comme « Tu viens de faire
ton premier pas vers la célébrité. »
Il avait également promis de la soutenir quand les journalistes la
traîneraient dans la boue.
« Ne t’en fais pas, chérie, avait-il ajouté. Je serai à tes côtés. »
Mais il n’était pas du tout à ses côtés. Il s’était bien fichu d’elle.
Le téléphone qui sonnait de nouveau la fit sursauter.
Elle était peut-être meurtrie, hantée, blessée, mais elle en avait assez de se
terrer.
Elle devait se reprendre.
Elle plongea vers son téléphone et l’attrapa d’une main tremblante. Puis
elle murmura un timide « Allô ».
— Aster Amirpour ?
La voix à l’autre bout du fil était profonde, un peu rauque, vibrante
d’autorité.
— Ici l’inspecteur Larsen du département de police de Los Angeles. Je me
demandais si vous seriez d’accord pour venir au commissariat répondre à
quelques questions. Au moment de votre choix. Nous aimerions vous interroger
au sujet de la disparition de Madison Brooks. Ça ne devrait pas prendre plus de
quelques minutes.
Elle jeta un coup d’œil du côté de son ordinateur.
Un point pour Trena Moretti qui avait réussi à faire bouger la police.
Elle regrettait déjà d’avoir décroché. Maintenant qu’elle avait cet
inspecteur au bout du fil, elle ne pouvait plus refuser de se déplacer.
— Je peux être là dans une heure, répondit-elle. Deux au maximum.
Puis elle jeta son téléphone sur son lit et entra dans son immense dressing.
Il était temps de préparer son sac.
Elle avait vu suffisamment de séries policières à la télévision pour savoir
qu’on ne se présentait pas chez les flics sans un avocat. Malheureusement, tous
les avocats qu’elle connaissait étaient des parents ou des amis de la famille, et
elle ne pouvait donc pas s’adresser à eux. N’ayant pas un sou, elle ne pouvait
pas en payer un autre. Il ne lui restait donc plus qu’à aller seule au
commissariat. Ça ne l’inquiétait pas, puisqu’elle n’avait rien à se reprocher.
Elle ne savait rien sur la disparition de Madison. Elle était uniquement
coupable d’avoir laissé son ambition prendre le pas sur son bon sens en
choisissant de croire Ryan Hawthorne quand il lui avait dit tenir à elle. C’était
gênant, mais pas illégal. Et c’était la stricte vérité.
Tout le monde savait qu’elle avait joué un rôle dans la mort de RyMad,
mais elle n’en avait joué aucun dans la disparition de Madison. A part Ryan,
personne ne savait ce qui s’était réellement passé entre eux et, comme il n’en
parlait pas à la presse, son secret était bien gardé.
Elle entassa à la hâte quelques vêtements dans un sac, noua ses cheveux en
queue-de-cheval, se maquilla légèrement, balaya sa chambre d’un dernier
regard, puis descendit au rez-de-chaussée à la recherche de sa mère. Elle la
trouva dans la cuisine et s’arrêta sur le seuil pour la regarder tailler des roses
du jardin qu’elle s’apprêtait à mettre dans un vase en cristal.
— Je regrette de vous avoir fait souffrir, toi et papa.
Sa voix était moins assurée qu’elle ne l’aurait voulu.
— Je suis désolée de vous avoir fait honte et de vous avoir déçus. Mais je
refuse d’être punie. J’ai commis une erreur, mais pas un crime. Vous
n’approuvez peut-être pas mes choix, mais j’ai dix-huit ans… Vous n’avez plus
à intervenir dans mes décisions.
Elle pressa une main contre son ventre, pour lutter contre la nausée, tout en
scrutant le visage impeccablement maquillé de sa mère, y cherchant une trace
d’émotion. Mais celui-ci demeura aussi froid et autoritaire que de coutume.
— Et comment comptes-tu subvenir à tes besoins, Aster ? demanda-t-elle
sèchement.
Elle posa son sécateur rose sur le comptoir de granite et tira nerveusement
sur l’alliance incrustée de diamants qui brillait à sa main parfaitement
manucurée.
— Tu ne pourras pas accéder à ton fonds en fiducie avant sept ans.
Aster ferma les yeux. Elle avait eu la naïveté d’espérer une autre réaction,
un geste affectueux — un baiser par exemple —, mais il était temps de se
rendre à l’évidence. Sa mère n’avait jamais été du genre chaleureux et elle
avait décidé de rester jusqu’au bout distante, ferme, majestueuse. Et glaciale.
Dans le couple, son père avait toujours eu le rôle du parent indulgent, de celui
vers lequel on se tournait dans les moments de crise pour réclamer des câlins
ou des paroles de réconfort. Mais son père ne lui adressait plus la parole. Javen
était sorti. Quant à Nanny Mitra, elle avait tout déclenché en alertant ses
parents et en les incitant à rentrer, et Aster ne pouvait pas s’empêcher de lui en
vouloir.
Tant pis pour les adieux, il ne lui restait plus qu’à partir. Mais pas sans
avoir dit à sa mère ce qu’elle avait sur le cœur.
— Je ne me laisserai pas retenir en otage, maman.
Elle se tut et porta sa main à sa joue, dans l’intention d’essuyer ses larmes.
Puis elle se ravisa. Non, elle ne voulait pas devenir comme sa mère, passer son
temps à étouffer et à dissimuler ses émotions. Elle préférait donner libre cours
à son chagrin, même si c’était douloureux.
— Tu ne peux plus continuer ce chantage au fric. Ça ne marche plus. Plus
rien ne m’oblige à vivre comme vous le décidez. Et, si tu n’as pas assez de
cœur pour me donner un peu de cet argent pour que je puisse vivre, je me
débrouillerai autrement.
— Et tes études ?
A présent, elle ne tripotait plus fébrilement son alliance, mais elle tiraillait
nerveusement les pointes de ses cheveux teints coupés au carré — signe qu’elle
n’était plus tout à fait maîtresse d’elle-même.
— Mes études ?
Aucune question sur les motivations de sa fille ou sur ce qu’elle ressentait.
Rien. Comme toujours, elle ne s’intéressait qu’au côté pratique des choses. Elle
n’était là que pour organiser et punir. Aster avait hâte de se libérer de sa
tyrannie.
— J’ai toujours l’intention d’aller jusqu’à la licence, si c’est ça qui
t’inquiète.
Elle haussa les épaules. A présent, elle voulait en finir au plus vite et partir.
— Je reviendrai plus tard chercher le reste de mes affaires, maman.
Alors…
Elle s’approcha de sa mère pour l’embrasser, mais fut accueillie avec tant
de raideur qu’elle la lâcha aussitôt. Avant de quitter la maison, elle prit le
temps d’envoyer un texto à Javen en lui promettant de l’appeler bientôt. Elle se
sentait coupable de l’abandonner. Si leurs parents découvraient un jour qu’il
était homosexuel, ils réagiraient violemment. Mais comment aurait-elle pu
protéger Javen, quand elle n’avait pas été capable de se protéger elle-même ?
Elle jeta son sac dans le coffre de sa voiture et s’installa derrière le volant.
Il ne lui restait plus qu’à foncer vers sa nouvelle vie.
47. Californication
GROS PLAN
Ryan Hawthorne, la star aux yeux verts qui fait battre le cœur des
adolescentes, ne se montre plus dans les clubs ces derniers temps. Mais
il ne faut pas lui en vouloir… En ce moment, il n’a que des problèmes.
Sa série va s’arrêter, il a rompu avec la célèbre Madison Brooks qui a
disparu depuis, ce qui a déclenché tout un tas de pénibles rumeurs. On
peut comprendre dans ces conditions qu’il ait préféré mettre sur pause
sa vie d’oiseau de nuit. Le moment était venu pour lui de prendre du
recul et de réfléchir sur sa vie. C’est ce qu’il a fait. Mais il a tout de
même accepté de répondre aux questions de Gros Plan et nous l’en
remercions.
Gros plan : Ryan, vous êtes certainement fatigué du déchaînement
médiatique autour de la disparition de Madison, mais compte tenu des
relations que vous entreteniez avec elle nous avons tout de même envie
de vous demander si vous avez une théorie sur la question.
Ryan : Non, justement, je n’ai aucune théorie. Et je ne crois pas aux
théories du complot qui circulent. Ecoutez, je l’ai déjà dit et je le
redirai autant de fois qu’il le faudra, je suis profondément désolé que
ça ait si mal fini entre Mad et moi. Je ferais n’importe quoi pour
qu’elle revienne. J’espère avoir l’occasion de me racheter, mais en
attendant, puisqu’elle semble souhaiter qu’on la laisse en paix, je
m’efforce de me montrer discret, de ne plus trop parler d’elle, et je
demande à tout le monde de lui faire cette faveur. A cause de moi, elle
traverse un moment difficile. Je ne peux pas effacer ce que j’ai fait,
mais je peux m’efforcer de devenir le compagnon qu’elle mérite.
Gros plan : Et en ce qui concerne Aster Amirpour ?
Ryan : Aster Amirpour ? Que voulez-vous que je vous dise ? Je suis
désolé, je regrette, c’est tout. Ce que j’ai fait à Madison était
inqualifiable. Je n’ai aucune excuse. Ce qui s’est passé avec Aster était
une erreur. Je voudrais oublier, mettre ça derrière moi. En tirer les
leçons qui s’imposent et me racheter une conduite.
Gros plan : C’est bien de vouloir se racheter, et on ne peut que vous
applaudir, Ryan ! Contrairement à certains journaux, en tout cas, vous
semblez persuadé que Madison Brooks est en vie et qu’elle va bien.
Ryan : Oui. Et je trouve totalement irresponsable de publier des
articles qui insinuent le contraire sans apporter l’ombre d’une preuve.
Mais bon, je sais que le sensationnel fait vendre.
Gros Plan : Madison lira peut-être cet article. Qu’aimeriez-vous lui
dire ?
Ryan : Que je l’aime. Que je suis désolé. Et que j’espère qu’elle aura
envie de me donner une seconde chance quand elle sera prête à refaire
surface.
Aster leva les yeux au ciel et lança rageusement le magazine à l’autre bout
de la chambre. Il l’aime. Il regrette. Tout ça n’était qu’un tissu de mensonges.
Ryan n’était qu’un menteur. A elle aussi, il avait menti, et elle avait été assez
sotte pour le croire.
A présent, elle savait à quoi s’en tenir à son sujet.
Elle s’efforça de chasser Ryan de son esprit et se dirigea vers son dressing.
Ses orteils s’enfoncèrent dans l’épaisse moquette ivoire quand elle se planta
devant la penderie pour choisir la robe qu’elle porterait ce soir au club. Elle
avait très mal commencé la semaine : en sanglotant devant le commissariat,
avec un portefeuille vide et nulle part où aller. Mais elle terminait
merveilleusement : dans un superbe appartement de l’hôtel W (grâce à Ira
Redman, qui en était propriétaire).
Et elle était toujours en compétition pour le concours.
Ira ne s’était pas trompé. Ce scandale qui devait d’après elle la conduire à
sa perte était finalement la meilleure chose qui lui soit jamais arrivée. Bien sûr,
ses parents ne lui adressaient plus la parole, mais elle parlait presque chaque
jour à Javen, et ça la consolait un peu. Elle ne pouvait pas se vanter d’être
vraiment indépendante, car elle devait son luxueux train de vie à la générosité
d’Ira Redman, et elle n’était pas particulièrement fière des récents événements,
mais elle ne pouvait pas nier que la disparition de Madison avait fait exploser
les entrées dans les clubs d’Ira. Sans compter les nombreux agents qui
s’intéressaient brusquement à elle et lui proposaient sans cesse des interviews
et des séances photos.
Elle en avait fait, du chemin, depuis le jour où elle avait quitté le
commissariat pour rejoindre Ira au W. Il l’avait accueillie dans l’entrée et
l’avait fait monter dans ce magnifique appartement. Là, il l’avait fait asseoir
sur le canapé gris tourterelle et il lui avait offert une tasse de thé vert, pendant
que l’une de ses secrétaires s’occupait de ranger ses affaires dans sa nouvelle
chambre.
— Rien ne vous oblige à faire tout ça, lui avait-elle dit.
Impressionnée par le luxe qui l’entourait, elle s’était sentie toute petite et
un peu dépassée. Les grandes baies vitrées offraient une vue imprenable sur la
ville. Le mobilier était moderne, élégant, de qualité supérieure. Elle avait
aussitôt pensé qu’elle ne pourrait jamais s’acquitter de sa dette envers Ira.
Quand elle le lui avait dit, il l’avait rassurée.
— Je le sais, avait-il répondu en s’asseyant sur le canapé en face du sien.
Mais peu importe. Tu dois considérer mon aide comme une opportunité. Moi,
c’est en saisissant au vol les opportunités qui se présentaient que j’ai pu arriver
là où j’en suis aujourd’hui. Je pense que tu es suffisamment intelligente et
ambitieuse pour comprendre ce que je veux dire.
Elle avait bu timidement une gorgée de thé, attendant la suite.
— Corrige-moi si je me trompe, mais c’est bien ton ambition, au moins au
début, qui t’a poussée à te jeter dans les bras de Ryan ?
Elle s’était recroquevillée sur elle-même, les genoux contre la poitrine, tête
baissée, le visage dissimulé derrière ses cheveux. Elle avait besoin de
s’accrocher à l’idée qu’elle avait éprouvé de réels sentiments pour Ryan parce
que c’était trop dur d’admettre qu’elle avait sacrifié sa virginité à un homme
dont elle n’avait même pas été amoureuse. Mais Ira n’était pas dupe, elle
l’avait bien vu. Et du coup elle n’avait plus osé se mentir à elle-même.
— Il était sur la liste, avait repris Ira d’une voix neutre.
Pour lui, il s’agissait simplement d’un fait. Pour la première fois depuis le
scandale, Aster ne s’était pas sentie agressée ou jugée.
— Et tu voulais à tout prix l’avoir dans ton club, sans doute parce que tu
pensais que Madison le suivrait.
Elle avait haussé les épaules et déplié les jambes. Elle s’était sentie à vif,
exposée, incapable de cacher la vérité. Et pour la première fois depuis
longtemps, prête à parler.
— Au début…
Elle avait risqué un coup d’œil du côté d’Ira, pour quêter dans son regard la
force de poursuivre.
— Ça m’a plu qu’il s’intéresse à moi. Et lui aussi, ça lui plaisait que je
m’intéresse à lui. Du moins, il me semblait. Mais après…
Elle s’était interrompue pour prendre son thé, tenant la tasse à hauteur de sa
poitrine, en s’efforçant de se souvenir de ce qui avait pu la convaincre que Ryan
comptait vraiment pour elle.
— J’ai cru que je lui plaisais. Et j’ai cru à ses belles paroles.
— Grave erreur, avait coupé Ira, cette fois sans la moindre trace de
sympathie. Il ne faut jamais croire un acteur. Ils jouent toujours la comédie. Pas
moyen de les mettre en mode « normal ». Tu devrais être la première à le
savoir.
Elle avait froncé les sourcils, le nez dans sa tasse.
— Je vous en prie, je ne suis pas une bonne actrice.
— Vraiment ? Je ne suis pas de cet avis.
Elle s’était tassée sur elle-même, comme si sa tête était soudain trop
lourde, comme si la force qui lui avait permis de tenir le coup jusque-là l’avait
soudain abandonnée, la laissant sans ressort, sans courage, avide de soutien et
de conseils. Et qui aurait pu mieux la conseiller qu’Ira ?
— Quand tu auras fini de boire ton thé et que tu auras repris tes esprits, tu
te rendras au commissariat. Si tu ne tiens pas parole, ça va vraiment les
énerver, et je pense qu’il vaut mieux éviter. Mais tu ne dois pas te présenter
chez eux dans un état de fragilité émotionnelle. Il faut que tu y ailles avec un
scénario parfaitement écrit dont tu ne dévieras pas d’un millimètre. Une fois
que tout ça sera derrière toi, tu cesseras de te percevoir comme une victime, de
te terrer, et tu comprendras que ce qui t’arrive en ce moment est une
bénédiction. Et ne me dis pas que tu ne vois pas de quoi je parle, parce qu’on
sait tous les deux que tu rêvais d’avoir ta photo dans les tabloïds et ton nom sur
toutes les lèvres. Evidemment, tu ne pensais pas que ça arriverait comme ça
mais, maintenant que c’est là, à toi d’en tirer le meilleur parti. Ce qui te fait
tellement honte, c’est ce qui fera peut-être de toi une star. Et si le Night fort
Night marche très fort, ce n’est pas grâce au travail de ton équipe, mais grâce
au bruit qu’a fait toute cette histoire. Les gens adorent les scandales, Aster. Et,
dans celui-ci, il se trouve que tu as le rôle principal. Tu devrais en profiter pour
asseoir ta position, avant qu’un autre scandale ne te fasse retomber dans
l’oubli.
Elle avait pris son visage dans ses mains, se servant de ses pouces pour se
masser les tempes, le temps de trouver ses mots.
— Ira, avez-vous des enfants ?
Elle avait levé son regard vers lui. Il avait paru amusé par la question, mais
avait secoué la tête.
— C’est dommage. Je pense que vous feriez un excellent père.
Cette fois, il l’avait interrompue en hurlant de rire. Une fois calmé, il avait
commenté :
— C’est bien la première fois qu’on me dit un truc pareil et c’est
probablement la dernière. Bien…
Il avait repris sa voix d’homme d’affaires.
— Tu es partante ? Tu veux reprendre ta vie en main ?
Elle avait balayé l’appartement du regard. Elle le voulait, évidemment. Elle
voulait tout ce luxe. Vivre la vie des gens célèbres.
— Oui, avait-elle répondu d’une voix vibrante de conviction. Je suis
complètement partante.
Ira avait acquiescé, apparemment satisfait.
— Bon. Alors voilà ce que tu vas faire…
Il s’était penché vers elle, pour lui expliquer comment elle devait procéder.
Mais rien n’aurait pu la préparer à l’humiliation que lui avait imposée cet
affreux inspecteur Larsen, avec son regard lubrique et ses questions pleines
d’allusions, auxquelles, heureusement, l’avocat d’Ira l’avait empêchée de
répondre. Elle n’avait cessé de se retrancher derrière le 5e amendement,
jusqu’à ce que Larsen abandonne et la laisse repartir. Elle frémissait à l’idée de
ce qui aurait pu se produire si Ira ne l’avait pas dissuadée de se présenter seule
au commissariat.
Elle chassa de son esprit ces pénibles souvenirs et enfila la minirobe de
dentelle noire qu’elle avait sélectionnée. Elle venait de mettre une chaussure,
quand elle entendit frapper. Elle alla ouvrir, en boitillant sur une Manolo. Ce
n’était qu’un employé de l’hôtel qui venait lui livrer un petit paquet.
— Désolé de vous déranger, mais c’était marqué « Urgent ».
Aster contempla l’enveloppe. L’adresse de l’expéditeur n’y figurait pas, ce
qui lui sembla étrange. Elle était déjà en retard, mais suffisamment intriguée
pour glisser son index sous le rabat et vider le contenu dans sa main.
Il s’agissait d’un DVD, dans un boîtier en plastique transparent, avec son
nom écrit en noir.
Elle avait déjà le tournis en songeant à tout ce que ça pouvait être — rien
de bon, probablement. L’angoisse au ventre, elle se dirigea en titubant vers la
télévision, inséra le DVD dans un lecteur et retint son souffle en fixant l’écran.
Puis les premières images apparurent.
Elle s’effondra sur le canapé.
Sa pire crainte était devenue réalité.
51. Don’t Save Me
Trena Moretti contempla son téléphone en fronçant les sourcils. Dans une
heure, il serait trop tard pour sortir courir, et elle refusait catégoriquement le
tapis de course. Elle reposa donc son téléphone et se remit à lacer ses
chaussures, avec l’intention de répondre plus tard.
Le téléphone fit de nouveau entendre son signal.
Je vous assure que ça vaut le coup. Répondez-moi.
Merde.
Trena jeta un coup d’œil du côté de sa fenêtre et se leva d’un bond. Courir
était sa religion, un acte sacré, nécessaire, et qui lui apportait souvent
l’illumination. Ses meilleures idées lui venaient quand elle avait couru
longtemps, au-delà de ses forces, et qu’elle était transpirante et haletante.
Et justement, en ce moment, elle avait bien besoin d’un peu d’inspiration.
Son article avait secoué l’inertie de la police de L.A. et attiré l’attention sur sa
signature. Mais depuis, elle n’avait rien eu d’intéressant. Ce texto de Layla
pouvait tout changer.
Pas question pour autant d’annuler son footing.
Ça t’arrive de courir ?
* * *
Trena avait lancé son invitation sans trop y croire — Layla était sûrement
le genre de fille qui avait passé ses années de lycée à ruminer des pensées
cyniques en fumant des menthol —, aussi fut-elle surprise de la voir arriver en
tenue, vêtue d’un vieux short de gym, d’un débardeur gris coupé au nombril, et
d’une paire de baskets toutes neuves.
— Tu viens de les acheter ? demanda-t-elle en montrant les chaussures.
— Non, c’est un cadeau que mon père m’a fait l’été dernier. Il voulait
qu’on se lève tous les matins pour faire du jogging.
— Et ?
— Le premier jour, on a couru de l’Intelligentsia à Abbot Kinney. Le
lendemain on est restés au lit. Depuis, je n’ai plus eu l’occasion de porter ces
baskets.
— Dans ce cas, tâche de suivre le rythme. La course, c’est sacré.
Normalement, je n’autorise personne à m’accompagner. Et sois certaine que je
ne te laisserai pas me ralentir.
— J’essayerai de tout vous dire avant de m’évanouir, répondit Layla en la
rejoignant sur le chemin.
— Juste pour information, c’est mon allure d’échauffement, déclara Trena
en lui jetant un regard de côté.
Elles venaient à peine de commencer, et la gamine semblait déjà sur le
point de défaillir.
— Et sache aussi que la personne qui te parle était autrefois allergique à
l’exercice physique, tout comme toi. Mais vois-tu…
Elle montra les jambes minces et musclées de Layla, son ventre plat.
— Tout ça, c’est un superbe cadeau, mais ça n’est pas éternel. Tu as intérêt
à en profiter, parce qu’à partir de vingt-cinq ans il faudra te donner du mal pour
le conserver.
Layla acquiesça.
— C’est fini, le sermon ?
— Oh ! non, je pourrais continuer, répondit Trena en riant. Mais je vais
t’épargner l’atroce vérité au sujet des ravages de la gravité, parce que j’ai envie
de savoir ce que tu as à me dire.
Layla plissa les yeux et regarda autour d’elle d’un air méfiant.
— J’ai une piste très sérieuse concernant la disparition de Madison.
Trena ralentit aussitôt, allant de ce fait à l’encontre des sacro-saintes règles
qu’elle venait d’énoncer.
— J’écoute…
— D’accord… Deux choses… La première…
Layla marqua un temps de pause.
— Je suis une source anonyme. Vous devez me promettre de ne jamais
révéler d’où vous tenez cette information.
— Parole de scout.
La voix de Trena contenait une pointe de sarcasme qu’elle regretta aussitôt.
Elle avait vraiment hâte de savoir de quoi il s’agissait. Elle tenait un super
filon.
Layla acquiesça, apparemment le sarcasme ne la dérangeait pas.
— Je possède une info vraiment surprenante, quelque chose que la police
ignore et…
— Layla, cesse de tourner autour du pot et fais-moi confiance, d’accord ?
Elle secoua la tête en voyant que Layla avait déjà besoin de reprendre son
souffle.
— Il y a de grandes chances pour que Ryan Hawthorne en sache beaucoup
plus long sur la disparition de Madison qu’il ne veut bien le dire. Il en sait
même peut-être plus que tout le monde.
Trena acquiesça, en s’efforçant d’afficher un visage neutre.
— J’écoute la suite…
— Il y a un trou de plusieurs heures dans son emploi du temps, la nuit où
Madison a disparu, et qui correspondrait au moment où elle a été vue pour la
dernière fois.
— Par Tommy, fit remarquer Trena.
— Oui, par Tommy. Quand elle a quitté le Vesper. Mais, d’après ma source,
Ryan n’était pas là où il prétendait être la nuit de sa disparition.
— Son concierge a confirmé qu’il était bien chez lui.
Layla fronça les sourcils et regarda droit devant elle.
— On peut acheter un concierge. Il faut que quelqu’un vérifie les vidéos de
surveillance de l’immeuble, s’il y en a.
Layla se tut. Trena se demanda si elle n’avait plus de souffle ou si elle
commençait à regretter d’en avoir trop dit. Il n’était pas rare que quelqu’un
vienne spontanément se confier à un journaliste et fasse machine arrière une
fois sur place. Elle décida donc de se montrer diplomate, de ne pas insister
lourdement, et même de ralentir encore le rythme de sa course. Elle se
concentra sur le chemin et contempla les petites maisons carrées et colorées sur
sa droite, puis la large bande de sable doré qui bordait l’océan bleu marine sur
sa gauche. Laissant à Layla le temps de souffler et de décider elle-même de
poursuivre.
— Disons que j’ai la preuve qu’il est le salaud que je l’ai toujours
soupçonné d’être, lâcha-t-elle enfin.
Bingo ! C’était reparti ! Trena soupira de soulagement.
Elle risqua un coup d’œil du côté de Layla. La pauvre transpirait à grosses
gouttes, elle avait les joues rouges et pourtant elle tenait bon. Comme si elle
accomplissait une pénitence. De quel péché s’accusait-elle ?
— Une autre chose que la police ignore, c’est qu’après avoir quitté le
Vesper, Madison est allée au Night for Night.
— Le Night for Night était fermé, rétorqua posément Trena, sans se
montrer le moins du monde impressionnée.
— Madison avait le code qui ouvre la porte. C’est une piste qui mérite
d’être creusée, non ?
Oui. Carrément. Dès que j’aurai fait mes huit kilomètres.
— C’est tout ?
Layla acquiesça. Cette fois, elle était vraiment à bout de souffle, à l’agonie.
— C’est tout. Et je vous abandonne.
Elle fit demi-tour et repartit dans la direction opposée, sans laisser à Trena
le temps de la remercier.
55. Pictures of You
Tommy se tenait sur le trottoir étoilé de rose et d’or, juste devant le Vesper,
en protégeant son visage de l’implacable soleil estival qui brillait au-dessus de
lui comme un œil désapprobateur. Encore une journée de canicule, chaude,
sèche et ventée. Des foyers s’étaient déclarés à Griffith Park, à La Cañada
Flintridge, dans la forêt nationale d’Angeles, et depuis peu un autre brasier
faisait rage à Malibu. On aurait dit que toute la ville était en feu. L’air était
âcre, le ciel assombri par la fumée déversait une pluie de cendres qui recouvrait
L.A. d’un manteau de suie.
Pour l’instant, les luxueuses maisons du front de mer avaient été épargnées
mais, si le feu n’avait pas raison d’elles, un tremblement de terre s’en
chargerait un jour.
Peut-être était-ce cette constante menace de fin du monde qui rendait les
Californiens tellement ouverts et amicaux. Ils vivaient sur une faille, et tout
pouvait s’écrouler d’un moment à l’autre. Leurs rêves et leur vie. Et ça leur
donnait envie de profiter à fond de chaque instant.
Et aujourd’hui, en dépit du feu et des mines catastrophées des présentateurs
de télés locales, tout était comme d’habitude sur Hollywood Boulevard. Les bus
touristiques ne cessaient de défiler. Des acteurs au chômage déguisés en Shrek,
R2D2 ou Superman harcelaient les touristes pour des photos.
Et c’est au milieu de cette agitation qu’Aster apparut, tremblant de tous ses
membres. Elle se précipita sur Layla en lui agitant son téléphone sous le nez.
— C’est toi qui as fait ça, hein, c’est toi ?
Layla acquiesça, affrontant sans un tressaillement cette Aster en furie et
menaçante.
— Tu avais promis de te taire, mais tu es allée droit à Trena Moretti pour
lui raconter tous mes secrets.
Aster semblait réellement folle de rage, et sa hargne était si palpable que
Tommy songea que dans quelques secondes il allait devoir intervenir pour
l’empêcher de frapper Layla. Malheureusement, il n’était pas certain d’être à la
hauteur de la tâche avec cette chaleur qui le rendait léthargique et l’air chargé
de fumée qui gênait sa respiration. Il se demanda s’il n’allait pas solliciter
l’aide du Hulk qui officiait un peu plus loin.
— Pas exactement, répondit Layla avec un calme qui ne fit qu’accentuer la
colère d’Aster. Je n’ai donné aucun détail personnel et je ne lui ai pas dit d’où
je tenais l’info.
Elle parut sincère à Tommy qui songea avec soulagement que ça suffirait
sans doute à éviter un affrontement physique. Tant mieux, parce qu’il avait hâte
d’échapper à la chaleur torride et de se réfugier à l’intérieur, dans l’espace
sombre et climatisé du club. Mais, à en juger par la mâchoire crispée d’Aster et
son regard assassin, elle n’allait pas se contenter de si peu. Il allait s’interposer,
quand elle se calma brusquement.
— Je ne sais pas si je dois te remercier ou te maudire, soupira-t-elle.
Elle décroisa les bras, et un début de sourire illumina son visage. Laissant
Tommy se demander s’il n’avait pas rêvé ce qui avait précédé. Si,
probablement.
Une chose était certaine, il avait de plus en plus de mal à comprendre les
filles et il ne les comprendrait sans doute jamais. Mais, étant de nature
pacifiste, il était soulagé que ces deux femmes qu’il commençait à apprécier lui
épargnent une scène de violence.
Layla se contenta d’acquiescer, comme si ce brusque changement d’humeur
ne la surprenait pas plus que ça, avec une expression fermée qui ne laissait rien
deviner. Il avait déjà vu ce masque, celui qu’elle portait quand elle était prête à
tout pour se protéger du chaos qui l’entourait. Elle l’arborait souvent en ce
moment, y compris avec lui. C’était vraiment dommage que leurs relations en
soient arrivées là. Mais, maintenant que les flics s’intéressaient à Ryan
Hawthorne, elle lui pardonnerait peut-être d’avoir mentionné son nom devant
eux.
Il lui lança un regard plein d’espoir, mais elle répondit en levant les yeux
au ciel et avec un sourire en coin qui lui rappela à qui il avait affaire. Ses
chances d’être pardonné étaient minces. Mais il n’avait pas pour autant
l’intention d’abandonner la partie. Même en colère, boudeuse, sentant la fumée
et transpirante, il la trouvait séduisante.
— D’un côté…
Aster se pencha vers eux et baissa la voix, les obligeant à se pencher aussi.
— La participation de Ryan va inévitablement attirer l’attention sur moi. Et
je serai peut-être accusée de non-dénonciation de malfaiteur pour ne pas avoir
dit à la police que nous avons passé une partie de la nuit ensemble le soir de la
disparition de Madison. D’un autre côté, s’il a tué Madison, il mérite d’être
arrêté. Et puis j’ai un autre problème.
Elle baissa un peu plus la voix.
— Vous vous souvenez du DVD dont je vous ai parlé ?
Tommy se figea, s’attendant au pire. Mais Aster n’eut pas le temps de
poursuivre, car Ira venait d’ouvrir la porte du club et les appelait tous les trois à
l’intérieur.
— Changement de programme, annonça-t-il.
Il paraissait tendu, et Tommy en fut étonné. Ira adorait la réunion du
dimanche, qui lui permettait de faire son cinéma, de se perdre en digressions et
de pontifier — leur volant ainsi une partie de leur temps de repos —, avant de
leur balancer le nom du ou des perdants de la semaine. Mais cette fois, après
avoir jeté un regard méfiant aux abords du club, notamment du côté des
poubelles, comme s’il avait peur que quelqu’un ne se cache derrière, il les fit
entrer précipitamment, leur indiqua de s’installer autour d’une table, puis il
ferma violemment la porte, comme s’il voulait les couper du monde extérieur
— et les tenir à sa merci.
— Je ne vous demande même pas si vous avez lu les gros titres.
Sa voix tira Tommy de ses pensées et le ramena au présent. Cette fois, pas
d’installation sur la scène, pas de secrétaires super-sexy, pas de formalités ni
d’atmosphère solennelle. Le spectacle était assuré par un Ira en tenue
décontractée, les manches de chemise remontées jusqu’aux coudes, ses avant-
bras musclés posés sur la table de bois. Tommy ne l’avait jamais vu comme ça,
et cela le mit mal à l’aise.
— Le Night for Night est fermé.
Sa mâchoire se crispa, et il tambourina nerveusement sur la table.
— Les flics le considèrent comme une scène de crime, et personne d’autre
qu’eux ne peut y entrer jusqu’à nouvel ordre. Ils n’ont pas voulu me dire
combien de temps ça allait durer. Ils ne sont pas vraiment d’humeur à coopérer.
Son visage s’assombrit, et son regard devint vague et distant, impossible à
déchiffrer.
— Donc, en raison de ces circonstances exceptionnelles…
Il déploya ses mains sur la table, les étudia un instant, puis leva de nouveau
les yeux vers eux.
— J’ai décidé d’arrêter le concours.
Derrière Tommy, Aster poussa un cri étouffé, tandis que Layla haussait les
épaules, comme si cette annonce la laissait indifférente. Tommy commença à
flipper. Il aurait eu besoin d’un peu de temps pour s’assurer la première place.
Depuis le scandale Madison, il avait dû arrêter sa distribution de bracelets. Et
même si leurs entrées étaient meilleures que jamais, après tout ce qu’ils avaient
enduré, il aurait bien voulu que le jeu aille jusqu’au bout. Que le moins blessé
gagne.
— Et où sont Zion, Sydney et Diego ? demanda Aster en les cherchant du
regard, comme si elle s’inquiétait vraiment de leur absence.
— Je leur ai demandé de ne pas se déplacer pour rien, répondit Ira sans plus
d’explications. J’avais prévu quelque chose de bien pour marquer la fin du
concours, mais ce sera pour une autre fois.
Ses regrets semblaient sincères, mais bon, ça faisait sans doute partie de
son cinéma, impossible avec lui de démêler le vrai du faux.
— Vous avez tous les trois réussi à dépasser mes attentes. Je suis
impressionné par vos chiffres. Je me doutais que vous aviez ça dans le sang,
c’est d’ailleurs pour ça que je vous ai engagés. Mais on ne sait jamais de quoi
quelqu’un est vraiment capable tant qu’on ne l’a pas vu à l’œuvre. Vous trois,
vous avez eu à surmonter des problèmes que vous ne pouviez pas prévoir, mais
vous êtes restés concentrés, vous avez poursuivi votre but envers et contre tout
et vous n’avez pas hésité à enfreindre quelques règles au passage.
Il fixa intensément Tommy qui se sentit frémir. Donc, Ira avait su pour les
bracelets et il n’avait pas réagi ? C’était plutôt risqué. Mais Ira n’était pas un
petit joueur. Et Tommy non plus. Ils avaient finalement des points communs.
— Dans certains milieux, on vous l’aurait reproché. Mais pas moi. J’aime
qu’on soit capable de s’adapter. C’est pour moi la plus grande des qualités.
Il fronça les sourcils et tripota son bracelet œil-de-tigre.
— Je suis certain que vous avez hâte de connaître le nom du vainqueur. Je
ne vais donc pas vous faire attendre plus longtemps… Layla Harrison…
Il concentra son regard sur Layla, tandis que celui de Tommy passait de
l’un à l’autre. Ira n’allait tout de même pas leur annoncer que Layla avait
gagné. C’était déjà un miracle qu’elle soit arrivée jusque-là.
— Tu as été largement dépassée par ces deux-là, reprit Ira en désignant
Tommy et Aster. Tu n’étais pas du tout dans ton élément, et j’aurais pu
t’éliminer dès la première semaine. Mais après des débuts difficiles tu as réussi
à trouver un rythme, et finalement tu as fait un score honorable.
Layla acquiesça, prête à encaisser la suite.
— Aujourd’hui, j’avais normalement l’intention de te virer.
Elle n’hésita pas à admettre sa défaite.
— Je m’en doutais.
Elle regarda Aster, puis Tommy.
— Aster Amirpour, reprit Ira.
En l’entendant prononcer le nom d’Aster, Tommy se redressa sur son siège.
Aster semblait désespérée, mais elle n’en était que plus belle.
— Tu as fait de bonnes entrées et tu as réussi à attirer plusieurs fois des
stars. Tu as aussi montré que tu étais prête à beaucoup de choses pour t’assurer
la victoire…
Doucement…
L’angoisse que ressentait Tommy depuis le début de la réunion se
transforma en bourdonnement continu. Puisque Ira s’adressait à Aster juste
après Layla, il aurait dû lui annoncer sa défaite. Mais, comme il l’abreuvait de
compliments, on pouvait raisonnablement supposer qu’il n’allait pas sortir au
dernier moment un sabre pour la décapiter !
Ça ne pouvait pas finir comme ça. Tommy avait besoin de gagner ce
concours. Il n’avait rien d’autre en vue et il n’avait pas fait tout ce chemin
depuis l’Oklahoma pour servir des cafés sur mesure à la clientèle capricieuse
d’un Starbucks. Ira lui devait bien ça — c’était le moment ou jamais de
réclamer un peu de favoritisme. Sauf qu’il n’avait jamais parlé à Ira de leur
lien de parenté et que celui-ci ne pouvait pas deviner qu’il devait cette
récompense à son fils unique.
Peut-être était-il temps de lâcher le morceau.
— … et c’est pourquoi tu es indiscutablement la gagnante du concours
organisé par Unrivaled Nightlife.
Merde ! Qui avait gagné ? Tommy dévisagea Ira, puis Aster, en s’en
voulant d’avoir décroché. Mais le visage radieux d’Aster suffit à confirmer ses
pires craintes.
Il secoua la tête et contempla la table. Après tous les risques qu’il avait
pris, tout l’argent qu’il avait rapporté à Ira… D’accord, il n’avait pas eu Ryan
Hawthorne au Vesper. Et après ? Vu les récents événements, on aurait dû le
féliciter pour ça. Et d’ailleurs, qu’y avait-il exactement entre Aster et Ira ?
Il se reprocha de n’avoir rien vu venir. De s’être laissé ballotter par Ira, qui
se foutait de sa gueule, parce qu’il aurait vraiment mérité de gagner. Et il
n’allait pas le laisser…
— Tommy Phillips…
Tommy laissa échapper un profond soupir. Puis il s’obligea à regarder Ira
en face. Il fut vaguement tenté de répondre par un sarcastique « Oui, papa ? »,
mais jugea finalement que ce n’était pas très approprié.
— Quand je te vois, je me revois au même âge.
Ah bien oui ! Sans blague. Ça n’avait rien de surprenant.
— Tu es tenace, ambitieux, plutôt indocile, prêt à tout essayer. Et, bien que
tu n’aies pas gagné ce concours, je crois que quelqu’un comme toi serait très
utile dans mon équipe.
Tommy battit des paupières, méfiant. Ira était un tordu. Il avait l’air de dire
qu’il allait l’embaucher mais, tant qu’il ne le formulait pas clairement, il n’y
avait pas moyen de savoir où il voulait en venir.
— C’est pourquoi je te propose un emploi au sein d’Unrivaled Nightlife.
Cette offre est valable également pour Layla. Vous pouvez la considérer comme
un lot de consolation.
Tommy jeta un regard prudent du côté de Layla. Elle semblait aussi
déstabilisée que lui.
— Tommy, si ça t’intéresse, je te propose de t’occuper de cette salle privée
dont tu m’as parlé. Je trouve l’idée très porteuse. J’ai envie de tenter le coup. Et
toi, Layla…
Il se tourna vers elle.
— Il y a un poste au département marketing du Jewel, et je pense que tu y
serais parfaite. Aster, bien sûr, je te propose de rester en tant que promoteur de
club. Ton rôle serait de faire venir des célébrités, et cette fois tu recevrais un
pourcentage de ce qu’elles auront dépensé. Et au fait, avant que j’oublie…
Il disparut derrière le bar et revint avec un ordinateur tout neuf pour Layla
et la guitare qu’il avait achetée chez Farrington — celle qui avait valu à
Tommy de perdre son travail.
— J’ai pensé que tu en ferais un meilleur usage que moi, dit-il.
Tommy prit la guitare en main et gratta quelques cordes. Elle avait besoin
d’être accordée. Les leçons d’Ira, s’il en avait pris, ne l’avaient pas fait
beaucoup progresser. En attendant, il était tellement ému de posséder enfin
l’instrument de ses rêves qu’il en restait muet.
— Aster… Je ne t’ai pas oubliée.
Ira glissa deux doigts dans la poche de sa veste et en sortit un chèque qu’il
remit à Aster.
Tommy se pencha, pour tenter de lire le montant. Il vit pas mal de zéros, et
Aster poussa un cri, la main sur la bouche.
— Merci, murmura-t-elle derrière sa main tremblante. Oh là là… Merci.
— Ah, et, Layla, rien à voir avec le concours, mais puisque tu es là…
Il plongea de nouveau les doigts dans sa poche et en tira un autre chèque.
— Tu pourrais donner ça à ton père de ma part ? J’ai hâte de savoir ce qu’il
va faire dans ma salle.
Layla contempla le chèque avec des yeux ronds et une expression mitigée,
tandis qu’Ira se frottait les mains.
— Et si on fêtait ça avec du champagne ? proposa-t-il. Tommy, tu peux
m’aider à servir ?
Tommy hésita. Ira savait pourtant qu’on ne servait pas de champagne au
Vesper. Leurs clients préféraient la bière ou les alcools forts.
Ira éclata de rire — et pour une fois son rire était sincère.
— J’ai réussi à emporter une bouteille du Night for Night quand les flics ne
regardaient pas. On dirait que pour eux tout ce qui est dans ce club fait partie
des preuves.
Le fait qu’Ira parle du meurtre d’un ton aussi léger parut déplacé à Tommy,
surtout après tout ce qu’ils avaient enduré. Mais Ira n’était pas du genre
sentimental, et autant s’y habituer s’il devait travailler pour lui.
Il alla donc chercher des verres. Il n’y avait pas de flûtes, aussi se contenta-
t-il de chopes de bière. Il en avait pris quatre entre ses doigts et allait retourner
vers les tables, quand Ira se pencha vers lui avec un air de conspirateur.
— Je tenais à te dire que tu n’avais rien à craindre.
Tommy s’arrêta. De quoi parlait donc Ira ?
— Tu ne seras pas inquiété, je me suis chargé de faire disparaître la preuve.
Tommy jeta un coup d’œil du côté de Layla et d’Aster, qui semblaient
perdues dans leurs pensées et n’avaient rien entendu. Puis il se tourna vers Ira.
— Quelle preuve ?
— L’enregistrement vidéo où l’on te voit devant le Night for Night, juste
après que Madison y est entrée.
Il attrapa la bouteille glacée par le goulot.
— C’est réglé. Heureusement, j’ai eu le temps d’effacer cette séquence
avant que les flics la voient. Ils ne sauront jamais que tu étais là.
— Mais je suis innocent !
La voix de Tommy se brisa. Il était bouleversé. Et troublé.
— Je n’ai rien à voir avec la disparition de Madison.
— Bien sûr que non, répondit Ira, avec un regard qui n’avait pas du tout
l’air convaincu. Ecoute, je suis de ton côté. Ce que j’ai fait te le prouve, non ?
Tu n’as plus besoin de t’inquiéter, c’est tout ce que je dis.
En détruisant une preuve pour le protéger, Ira venait de se comporter pour
la première fois avec lui comme un père — sans même le savoir. Tommy fut
tenté de lui dire qu’il était son fils.
— Ira, commença-t-il.
Mais Ira se dirigeait déjà vers la table, et Tommy fut obligé de le suivre.
— Alors, qu’est-ce que vous en dites ? demanda Ira en s’adressant à la
cantonade. Vous vous sentez prêts à rejoindre l’équipe d’Unrivaled Nightlife ?
Layla fut la première à accepter, ce que Tommy trouva bizarre. Il aurait
plutôt cru qu’elle répondrait que ça ne l’intéressait pas — voire pire. Il se
demanda si son empressement avait un rapport avec le montant du chèque
adressé à son père.
Ira regardait maintenant Tommy avec insistance. Il fit donc un signe de tête
pour dire que, oui, lui aussi était d’accord. Il ne regrettait plus de ne pas avoir
dit à Ira qu’il était son fils. Le jour de la grande révélation viendrait bien assez
tôt.
Aster fut la dernière à répondre. Elle demeura un long moment à
contempler ses mains, tandis que des émotions contradictoires défilaient sur
son visage. Avait-elle peur d’être accusée de complicité de meurtre pour ne pas
avoir avoué à la police qu’elle était allée chez Ryan le soir de la disparition de
Madison ? Pensait-elle au DVD ? Ou bien à cette autre chose qu’elle s’apprêtait
à leur révéler avant qu’Ira ne les fasse précipitamment entrer ? En tout cas, elle
hésita si longuement qu’Ira dut insister pour obtenir sa réponse.
Elle roula le chèque jusqu’à ce qu’il tienne dans son poing fermé.
— Bien sûr, murmura-t-elle.
Puis elle parvint à afficher son irrésistible sourire, celui qui faisait tourner
les têtes.
— Je crois que je suis un peu bouleversée. Je ne m’attendais pas à gagner.
Tommy a été difficile à battre.
Son sourire s’élargit encore, genre publicité pour dentifrice. Mais Tommy
ne put s’empêcher de remarquer que sa bouche était agitée d’un tic nerveux et
qu’elle évitait soigneusement le regard d’Ira.
Y avait-il eu quelque chose entre eux ? Tommy n’eut pas le temps de
réfléchir à la question, car des coups violents frappés à la porte vinrent
interrompre ses pensées.
— Ouvrez, police de L.A. ! hurla une voix de l’autre côté du battant.
Tommy se figea, ne sachant que faire, mais Ira demeura calme et maître de
lui-même, comme toujours.
— Je vous propose de faire disparaître ce champagne pendant que je prends
mon temps pour aller ouvrir, dit-il.
Il leur lança un regard entendu, et ils se levèrent d’un bond pour courir
derrière le bar, vider dans un évier le champagne qu’ils n’avaient pas encore bu
et ranger leurs verres dans la machine à laver. Puis ils revinrent s’asseoir autour
de la table, comme si de rien n’était.
— Que puis-je faire pour vous ? demanda poliment Ira en entrouvrant la
porte.
L’inspecteur Larsen jeta un coup d’œil à l’intérieur par-dessus son épaule.
— Nous cherchons Aster Amirpour.
Tommy posa sa main sur le bras d’Aster. Elle était glacée et elle tremblait.
Elle semblait complètement paniquée, incapable de répondre à l’appel de son
nom.
— C’est à quel sujet ? demanda Ira sans bouger d’un millimètre.
Il faisait de son mieux pour retarder leur entrée, ce qui laissa à Aster le
temps de fouiller dans son sac et d’en sortir une enveloppe qu’elle lança à
Tommy.
— Quoi qu’il arrive, ne les laisse pas voir ça, supplia-t-elle.
Elle semblait désespérée.
— Sauf si c’est moi qui te le demande.
Ses lèvres tremblaient. Elle avait du mal à articuler, mais Tommy avait
parfaitement compris.
Il acquiesça. Il allait glisser l’enveloppe sous son T-shirt, puis se ravisa et
la tendit à Layla qui la fourra fébrilement tout au fond de son sac.
A l’entrée, Larsen commençait à s’impatienter sérieusement.
— Ne te mets pas en travers de mon chemin, Redman, cria-t-il. Si elle est
là, ton intérêt est de la remettre à la police. Je me fiche de savoir qui tu es. Si tu
tentes de la protéger, on va t’épingler pour entrave à la justice.
Sans un mot, Ira ouvrit la porte en grand, laissant entrer une bouffée d’air
brûlant en même temps qu’un rayon de lumière aveuglant.
Presque aussitôt, une armée de policiers entoura Aster.
— Qu’est-ce que ça veut dire ? bredouilla-t-elle, tandis que son regard
passait frénétiquement d’Ira à Larsen. Pourquoi vous me passez les menottes ?
Je n’ai rien fait !
— Aster Amirpour…
Larsen sourit, comme s’il savourait d’avance chaque mot.
— Vous êtes en état d’arrestation pour le meurtre de Madison Brooks.
Le visage d’Aster devint livide, et elle se débattit, comme si elle cherchait
à se libérer de l’emprise de l’inspecteur — tentative pitoyable et totalement
inutile.
— Mais c’est n’importe quoi ! Je…
— Vous avez le droit de garder le silence, poursuivit Larsen. Et tout ce que
vous direz pourra être retenu contre vous…
— Mais pour quelle raison m’arrêtez-vous ? Je n’ai rien à voir avec ça.
Qu’est-ce que ce salaud de Ryan a bien pu vous raconter ?
— Ryan a été innocenté. Il a un alibi en béton.
— Mais c’est impossible ! J’étais avec lui cette nuit-là. Il m’a quittée en
pleine nuit et n’est pas revenu.
— Vous avez le droit de réclamer l’assistance d’un avocat. Si vous n’avez
pas les moyens de vous en payer un, vous aurez un avocat désigné d’office.
— J’étais avec lui. J’ai quitté le club avec Ryan Hawthorne !
— Ryan a quitté le club avec des amis et est rentré chez lui avec eux. Le
concierge de son immeuble nous a montré une vidéo qui le confirme. Et vous
ne faisiez pas partie de leur groupe.
— Mais Ryan n’a pas de concierge ! hurla Aster.
Elle se recroquevilla quand Larsen approcha son visage tout près du sien,
avec des yeux qui brillaient de sadisme.
— Des témoins vous ont vue quitter le Night for Night avant la fermeture,
mais pas avec Ryan Hawthorne. Et de toute façon, nous avons retrouvé les
vêtements que vous portiez ce soir-là. Ils sont couverts du sang de Madison.
Layla poussa un cri étouffé, et Tommy lui prit instinctivement la main.
Puis Aster craqua. Elle se plia en deux, effondrée, perdue, vaincue — il ne
restait plus rien de la belle jeune femme hautaine et sûre d’elle que Tommy
avait connue.
— C’est impossible, gémit-elle d’une voix rauque qui n’était plus qu’un
murmure. Je n’ai rien à voir avec ça !
Elle releva le menton, et son regard affolé chercha celui d’Ira.
— Je vous en prie, le supplia-t-elle. Dites-le-leur que je n’y suis pour rien.
Appelez un avocat et sortez-moi de là !
Quand Ira fit un pas vers elle, elle se tut, et une lueur d’espoir passa sur son
visage. Mais il se pencha par-dessus son épaule, sans lui accorder un regard,
pour ramasser le chèque qu’elle avait abandonné sur la table.
— Simple mesure de précaution, déclara-t-il froidement tout en rangeant le
chèque dans la poche de sa chemise.
La police poussa Aster vers la sortie, et elle dut traverser le groupe de
touristes et de paparazzis qui guettaient déjà derrière la porte comme des
vautours. Puis elle monta dans la voiture qui l’attendait, sous une fine pluie de
cendres, poursuivie par les flashs des appareils-photos.
REMERCIEMENTS