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LA DÉCOUVERTE D’UNE ROBE COUVERTE DE SANG
ENTRAÎNE L’ARRESTATION D’UNE REINE DU CLUBBING
Par TRENA MORETTI
Après l’interrogatoire de Ryan Hawthorne,
l’idole des teenagers, nouveau rebondissement
dans l’affaire Madison Brooks : la police de
Los Angeles a mis la main sur une robe
appartenant à Aster Amirpour, la jeune femme
chargée de l’événementiel du très branché
Night for Night.
Le sang retrouvé sur cette robe serait celui de
Madison Brooks.
D’après le porte-parole de la police elle se
trouve en ce moment entre les mains des experts
qui procèdent encore à des tests, mais notre
source interne affirme que les premiers
résultats permettraient déjà de conclure qu’il
s’agit bien du sang de la star disparue.
Selon la même source, c’est une employée du
service blanchisserie de l’hôtel W qui aurait
trouvé la robe dans le linge sale de l’hôtel.
« Je faisais mon travail, comme d’habitude, en
comparant le contenu des sacs de linge sale
avec leur inventaire, a déclaré cette employée
qui souhaite garder l’anonymat. C’est la
procédure habituelle. Nous vérifions tout avant
d’envoyer les vêtements à notre sous-traitant.
Vous n’avez pas idée du nombre de personnes
qui essayent de faire passer une robe courte
pour un chemisier. J’étais donc en train de
contrôler un sac, quand j’ai repéré une robe
noire signalée en tant que chemisier. En
l’examinant de près, je me suis rendu compte
qu’elle était couverte de taches bizarres. J’ai
donc prévenu mon supérieur et il a aussitôt
contacté la police. Tout ce que je peux vous
dire, c’est que s’il s’agit vraiment du sang de
Madison Brooks, il ne reste plus qu’à prier
pour cette pauvre petite, parce qu’il y en avait
partout. »
Au moment où j’écris ces lignes, Aster
Amirpour est en détention provisoire dans la
prison de L.A. Nous suivons l’affaire de près et
ne manquerons pas de vous tenir au courant de
tous les détails à venir.
Pour Charlie et Rachel, l’élite de mes amis.
Nul homme n’est assez riche pour racheter son passé.
Oscar WILDE
1. Girl Afraid
* * *
Tommy Phillips arriva au bar plus tard qu’il n’aurait voulu, mais
heureusement Layla n’était pas encore là et le box qu’il visait, dans un recoin
isolé et à peine éclairé, était toujours libre. La salle était d’ailleurs presque
vide. Dans une ville comme L.A., une ville de bourreaux de travail dévorés
d’ambition pour qui hyperactivité rimait avec réussite, personne n’avait le
temps de traîner dans les bars en plein milieu de l’après-midi. A cette heure, la
plupart des établissements n’étaient fréquentés que par des loosers imbibés qui
s’agglutinaient au comptoir — ceux qui avaient échoué dans la course au
succès ou choisi de ne pas y participer. Il y avait aussi quelques touristes
persuadés qu’une photo de leur séjour à Hollywood ferait grimper la cote de
leur compte Instagram.
Dans trois heures ils seraient tous chassés par le déferlement des
travailleurs, les battants, qui venaient ici pour le rituel de l’after-work, chercher
des boissons à un prix abordable et des femmes faciles — bref assouvir leurs
vices pour défouler leur stress, quitte à supporter l’odeur grasse de pop-corn
brûlé qui flottait dans la salle et les vieux tubes diffusés en continu par le juke-
box rétro.
Tommy ne faisait pas partie du troupeau de ces damnés du 5 à 9, mais il
venait ici de temps en temps.
Il s’installa sur la banquette de vinyle rouge et commanda une bière à la
serveuse. Avant de disparaître, elle lui lança un regard équivoque, qu’il fit
semblant de ne pas comprendre. Un mois plus tôt, il n’aurait pas hésité à lui
répondre avec son légendaire sourire, celui qui avait fait sa réputation de
briseur de cœurs au lycée, là-bas, en Oklahoma. Mais depuis que son rôle de
figurant dans la disparition de Madison lui avait valu d’être harcelé par les
journalistes people, il avait changé de tactique : quand une fille le draguait, il
détournait le regard et attendait qu’elle l’oublie.
Il n’avait ni vie amoureuse ni vie sexuelle.
Et il commençait à trouver cette traversée du désert un peu trop longue.
Du coin de l’œil, il surveillait l’entrée, pour ne pas rater l’arrivée de Layla.
Ils échangeaient régulièrement des textos, mais il ne l’avait pas revue depuis
l’arrestation d’Aster, l’événement qui avait mis L.A. à feu et à sang.
Elle ne tarda pas à se montrer. Quand la porte s’ouvrit et qu’il vit
s’encadrer sur le seuil sa silhouette tout en noir, il eut un coup au cœur. Il en
pinçait encore pour elle, pas moyen de le nier.
Elle, par contre, était vraiment passée à autre chose.
Il n’y avait d’ailleurs pas vraiment matière à « passer à autre chose »
puisqu’ils ne s’étaient embrassés qu’une fois. En plus, Layla avait un mec.
Elle s’arrêta un instant près de la porte, pour promener son regard dans la
salle. Il ne fit rien pour se signaler et attendit qu’elle le repère. Il en profita
pour admirer ses cheveux blond platine, ses yeux gris-bleu, son pâle et beau
visage. Elle semblait un peu perdue et hésitante, tout le contraire de la Layla
provocatrice et sarcastique qu’il connaissait. Ne se sachant pas observée, elle
laissait tomber le masque.
Elle l’aperçut enfin et changea aussitôt d’expression.
— Drôle d’endroit pour un rendez-vous, Tommy, dit-elle en le rejoignant.
Elle balança d’abord son sac sur la banquette, puis se glissa près de lui. Il
s’efforça de ne pas s’attarder sur la robe qui moulait ses hanches. Si elle le
surprenait à la mater, il passerait un mauvais quart d’heure.
— Ce n’est pas ici qu’on a retrouvé une actrice en morceaux dans le frigo ?
— C’était dans les années soixante, et la cuisine a été entièrement rénovée
depuis, rétorqua Tommy que le passé macabre du bar ne perturbait pas le moins
du monde.
Layla jeta autour d’elle un regard méfiant.
— C’est bien la seule chose qui ait été rénovée, on dirait.
La serveuse apporta la bière de Tommy et Layla en profita pour
commander un café serré, puis attendit qu’elle s’éloigne pour s’adresser à
Tommy :
— Elle a levé les yeux au ciel ou je délire ? Elle fait la gueule parce que je
ne bois qu’un café ?
— Ils sont payés au pourboire et à la consommation, ici, répondit Tommy
en haussant les épaules. T’as pas encore eu ta dose de caféine aujourd’hui ?
Layla vérifia son téléphone et le posa sur la table devant elle.
— Je t’ai pas appelé pour parler cure de désintox.
Il lui décocha un sourire en réponse et but posément une gorgée de sa bière.
Layla n’aimait pas les bavardages inutiles. Il s’en était aperçu dès leur
première rencontre, le jour de la présélection du concours Unrivaled. Elle était
arrivée sur une Kawasaki bleu électrique et il l’avait tout de suite repérée. Une
fois à l’intérieur, il s’était installé sur sa banquette et avait tenté d’engager la
conversation, mais elle l’avait envoyé bouler. Depuis, leur relation avait
évolué. Ils étaient devenus amis.
Peut-être qu’elle finirait par voir autre chose en lui qu’un simple ami.
Il soupira et tâcha de se concentrer sur le présent. Il était temps qu’il cesse
de fantasmer sur Layla.
— Je n’ai pas encore pu voir Aster, soupira Layla. C’est plus difficile
d’entrer dans une prison que de se faire inscrire sur la liste VIP des clubs d’Ira.
Elle fronça les sourcils.
— J’ai essayé de joindre Trena, mais elle garde ses distances en ce
moment. Je suis sûre qu’elle a du nouveau, mais chaque fois que je lui parle de
Madison, elle s’arrange pour changer de sujet. On dirait qu’elle veut
m’empêcher d’avancer et je trouve ça dégueulasse. C’est moi qui lui ai filé des
tuyaux sur Ryan Hawthorne : faudrait peut-être que je le lui rappelle.
— Elle protège sa propriété intellectuelle. Elle a peur que tu lui piques un
scoop, pour reprendre votre vocabulaire de journalistes.
Il la regarda tracer distraitement des cercles sur la table du bout de son
ongle verni en bleu. Trena n’était pas la seule à faire des mystères ; Layla non
plus ne disait pas tout ce qu’elle savait. Au téléphone, elle lui avait demandé de
tout lâcher et de la retrouver le plus vite possible. Mais maintenant qu’elle était
en face de lui, elle se comportait comme si elle regrettait de l’avoir contacté —
pire, comme si elle hésitait à lui faire confiance.
Elle allait se mettre à parler, mais se tut quand la serveuse arriva avec son
café. Elle attendit de nouveau que celle-ci s’éloigne pour lever les yeux vers
Tommy.
— Mais j’ai pourtant expliqué à Trena que je n’écrirai plus rien sur le
sujet ! Je fais une pause. Et crois-moi, ça me coûte, parce que le taux de
fréquentation de mon blog a chuté. Mes publicitaires me lâchent, je perds
beaucoup d’argent. Mais, franchement, je ne peux rien écrire contre Aster. Elle
est innocente, j’en suis sûre.
Elle contempla son café d’un air désolé.
— Je me sens coupable d’avoir posté ces photos où on la voit en train
d’embrasser Ryan. C’est moi qui ai attiré l’attention des flics sur elle, et
ensuite ils n’avaient pas envie de se fatiguer à chercher une autre piste.
Elle regrettait d’avoir posté des photos d’Aster sur son blog ? Sans blague !
Tommy eut du mal à croire qu’il avait bien entendu.
— Tu avais posté aussi des photos de moi, il me semble ?
Layla s’adossa à la banquette, les bras croisés sur la poitrine, en le fixant
froidement. Il aurait apprécié des excuses, mais ce n’était manifestement pas
au programme.
— Il me semble me souvenir que tu n’étais pas mécontent d’avoir ton
heure de gloire, rétorqua-t-elle.
Il se sentit rougir de colère. Elle avait décidément le don de le mettre hors
de lui. Après quelques instants d’un silence tendu, il se sentit suffisamment
calme pour admettre qu’elle n’avait pas tout à fait tort. Mais il préférait être
damné plutôt que de le lui avouer.
— Tu pourrais quand même écrire sur l’affaire Madison pour prendre la
défense d’Aster, déclara-t-il pour changer de conversation.
Mieux valait ne pas mettre Layla en colère, parce qu’elle était bien capable
de se lever et de partir comme une furie — ou pire.
Et pour le blog, il avait raison. S’il avait eu un blog, il s’en serait servi pour
soutenir Aster. Il avait en tout cas pris position pour elle chaque fois qu’il avait
accordé une interview, mais on lui en réclamait de moins en moins.
Malheureusement pour lui, son heure de gloire, comme disait Layla,
n’avait pas duré longtemps. Il était venu à L.A. pour percer dans le milieu de la
musique, mais il s’était vite rendu compte que c’était loin d’être évident. Le
look et le talent qui avaient fait de lui une vedette en Oklahoma passaient
inaperçus dans cette ville où il n’y avait pratiquement que des gens beaux et
talentueux, qui couraient après le fric et le succès. Quand Madison avait
disparu et que les journalistes avaient fondu sur lui — grâce aux photos
publiées par Layla, il devait l’admettre —, il avait donc sauté sur cette occasion
de se mettre en avant. A ce moment-là, il croyait encore que Madison avait
décidé de prendre le large quelque temps et qu’elle ne tarderait pas à
réapparaître. Jusqu’à ce qu’on découvre les traces de son sang sur la terrasse du
Night for Night, puis sur la robe d’Aster, il n’avait pas compris qu’il lui était
arrivé malheur.
Layla décroisa les bras et but une gorgée de café en plissant le nez de
dégoût, ce qui ne l’empêcha pas d’enchaîner sur une deuxième.
— On voit que tu lis pas mon blog, répondit-elle en reposant la tasse sur sa
soucoupe. Sinon tu saurais que prendre la défense d’Aster m’a valu des
menaces de mort.
Elle secoua la tête, visiblement troublée par ce souvenir.
— Evidemment, tu es une cible parfaite, murmura-t-il, les gens adorent se
défouler sur les blogs.
— Aster aussi est une cible parfaite, murmura-t-elle. Elle est jeune, riche et
belle, un peu pétasse sur les bords…
— Un peu ? ricana Tommy.
Il eut aussitôt honte de cette remarque. Avec tout ce qu’endurait Aster,
c’était vraiment déplacé de se moquer d’elle, que ce soit justifié ou pas.
— Bon, peu importe, soupira-t-il. En tout cas, chaque fois qu’on ose
assumer ses idées, on peut s’attendre à se faire laminer.
— Tu parles en connaissance de cause ? demanda Layla en haussant un
sourcil.
Il se remit à siroter sa bière, tout en songeant à tout ce qu’il avait subi,
uniquement parce qu’il était la dernière personne à avoir vu Madison — tweets
haineux, pneus crevés… Internet était un tribunal impitoyable. On y était à la
merci de l’hystérie collective, avec des juges prêts à vous faire griller sur la
chaise électrique sur la base de simples rumeurs. Heureusement, ça s’était
calmé pour lui depuis que les fans de Madison avaient trouvé une autre victime
en la personne d’Aster.
— Ecoute, reprit Layla. Tu sais que j’étais la première à détester Aster et à
la descendre. Je peux comprendre que les gens s’acharnent sur elle… Mais
maintenant, je veux l’aider. On ne peut quand même pas laisser accuser une
innocente.
Elle parlait beaucoup pour ne rien dire, comme si elle cherchait à éviter le
sujet le plus important : la raison de leur présence ici. Au téléphone, elle avait
parlé d’une piste… Il aurait bien voulu que cela ne soit qu’une excuse bidon
pour le voir, mais il savait bien que non. Si Layla avait voulu le draguer, elle y
serait allée carrément. Elle était plutôt directe, comme fille. Du moins,
d’habitude. Parce qu’aujourd’hui elle avait visiblement besoin qu’il lui rappelle
qu’elle avait quelque chose d’important à lui dire.
— Et cette piste dont tu m’as parlé ?
Il s’adossa à la banquette et attendit qu’elle crache le morceau.
Avec un soupir résigné, elle plongea la main dans son sac et en sortit une
boîte rouge en forme de cœur qu’elle fit glisser vers lui sur la table.
Il contempla l’objet sans un mot, un peu interloqué, en se demandant où
elle voulait en venir. Puis elle tira de son sac un papier jauni et se mit à lire.
14 mars, 2012
Aujourd’hui, en cours, j’ai complètement déconné. Ma langue a
fourché, mais comme c’était avec Dalton, ce n’est pas trop grave, vu
que tout le monde le considère comme une merde et que personne ne
fait attention à ce qu’il raconte.
Mais quand même, c’est dingue ! Je me suis donné un mal fou pour que
personne ne se doute que je venais d’un trou paumé de V.O. J’ai
travaillé mon accent en matant tout un tas de vieux films anglais
pendant des mois ! Et j’ai été assez conne débile pour me lâcher en
plein cours d’arts plastiques.
J’avais renversé une boîte de peinture sur ma blouse et ça m’a
tellement énervée que j’ai débité une liste de grossièretés. Evidemment,
ce n’était pas un crime, sauf quand on est surpris par un prof
(heureusement M. Castillo était trop occupé à mettre à jour son profil
Tinder pour faire attention à moi). Le problème, c’est que Dalton m’a
entendue et que je me suis brusquement rendu compte que j’avais aussi
laissé sortir MON VIEIL ACCENT ! ! ! ! !
Dégueu.
J’y crois pas… J
Je suis d’abord restée plantée comme une conne. Sans déc, je n’arrivais
même plus à respirer ! J’ai cru que j’allais avoir une attaque, direct, et
j’ai même vu défiler ma vie, comme quand on va mourir. J’avais
l’impression que je venais de foutre en l’air tous mes rêves, tous mes
projets.
J’avais intérêt à me rattraper vite fait. Dalton me regardait, bouche
bée, comme s’il réfléchissait à la manière d’interpréter la chose. Je l’ai
regardé droit dans les yeux et j’ai dit :
— Alors, ça le fait ou pas ?
Comme il ne répondait pas et continuait à me regarder bouche ouverte,
genre bébé qui attend sa bouffe, j’ai ajouté :
— Je passe une audition pour une pub ce week-end, il faut que je
travaille mon accent.
Je me suis mise à transpirer. J’avais l’impression de voir son cerveau
carburer à toute allure. Il ne me croyait pas et il était en train de se
demander ce qu’il allait faire de cette info.
Du coup, j’ai sorti mon joker.
— Il y a aussi un passage avec un baiser.
Je me suis collée à lui en me trémoussant :
— Et il faudrait aussi que je m’entraîne pour ce baiser parce que je me
sens pas très à l’aise. Tu pourrais peut-être m’aider, après les cours ?
Il a tout de suite changé de tête. Il ne pensait plus à ce qu’il allait faire
de l’info, mais à ce qu’il allait faire avec moi.
Ma proposition n’était pas tombée dans l’oreille d’un sourd, parce qu’il
m’a attendue après les cours. Ça me faisait pas spécialement kiffer de
l’embrasser, mais je ne pouvais plus reculer, alors j’ai dit oui quand il
a proposé de me raccompagner chez moi. Par chance, mes parents
étaient encore au boulot et on avait la maison pour nous. J’avais prévu
de le laisser profiter de moi une dizaine de minutes, maxi, mais
finalement, comme c’était plutôt agréable, je l’ai fait monter dans ma
chambre. Eh bon… La répétition est allée un peu plus loin qu’un baiser.
D’ici demain matin, Dalton deviendra très populaire. Je compte faire
tout ce qu’il faut pour ça, histoire de le mettre dans ma poche et d’être
sûre que mon secret sera bien gardé. J’espère qu’il ne s’imagine pas
que je vais devenir sa petite copine attitrée, ni quoi que ce soit du
genre, parce que même s’il embrasse pas mal, je ne peux pas prendre le
risque d’avoir un mec.
Ni lui ni personne. Jamais.
Dans mon malheur, j’ai eu de la chance que ce soit Dalton qui m’ait
entendu, et pas Emma ou Jessa, que j’aurais eu plus de mal à
manipuler.
Finalement, ça se termine bien. Et au moins, ça m’aura servi de leçon :
je ne peux pas me permettre de baisser ma garde.
Je ne dois jamais oublier mon rôle.
Mon personnage je dois l’incarner H24.
Quand Layla eut fini de lire, ils demeurèrent un instant silencieux. Tommy
réfléchissait, tout en contemplant la feuille. Les petits cœurs, les feuilles de
vigne et les étoiles dénotaient une personnalité rêveuse et romantique
d’adolescente. Mais le texte lui-même trahissait l’ambition et la détermination
de son auteur. Et aussi une grande maturité. Pour lui, ça ne faisait pas de doute,
Layla venait de lui lire un extrait du journal de Madison. D’après la date, elle
avait dans les quatorze ans quand elle avait écrit ça. Il observa de nouveau la
petite fille de la photo. Il n’y avait qu’une seule personne pour avoir des yeux
pareils — les yeux ne mentaient jamais. Il ne mesurait pas encore les
implications de cette découverte, mais il était sûr d’une chose : Madison n’était
pas celle qu’elle prétendait être.
Son accent chic de la côte Est, tout ce qu’elle racontait de son enfance,
c’était de la pure invention.
Madison s’était vraisemblablement donné beaucoup de mal pour camoufler
ses origines, au point qu’on pouvait se demander si elle avait des choses graves
à cacher — qui auraient pu expliquer sa disparition.
Les fantômes du passé étaient-ils revenus la hanter ?
— Alors… Qu’est-ce que tu en penses ? demanda Layla en se penchant
vers lui. C’est Madison, non ?
Tommy déglutit et prit le temps de s’éclaircir la voix avant de répondre :
— C’est elle, aucun doute.
Il secoua la tête.
C’était tellement évident qu’il se demanda comment il n’y avait pas pensé
plus tôt. Il n’était pas resté longtemps en tête à tête avec Madison, mais elle
s’était complètement lâchée avec lui et il avait remarqué la manière dont elle
buvait sa bière, sa façon d’embrasser, la pointe d’accent qui lui avait plusieurs
fois échappé. Elle pouvait tout à fait venir de Virginie-Occidentale, comme le
suggéraient les initiales V.O.
— C’est flippant quand même ce qu’elle raconte, ajouta-t-il en jetant un
regard en biais à Layla.
Elle l’encouragea à poursuivre d’un signe de tête.
— Je veux dire… Sa façon de manipuler ce pauvre mec, Dalton, pour le
faire taire…
Il fourragea nerveusement dans ses cheveux.
— Tu te rends compte… Elle n’avait que quatorze ans et elle avait déjà
compris que… Qu’on peut obtenir ce qu’on veut en couchant…
— Moi, ce qui me frappe surtout, c’est qu’elle dit carrément qu’elle joue
en permanence un personnage, renchérit Layla en fronçant les sourcils. Si toute
sa vie n’est qu’une mise en scène, sa disparition pourrait en être une aussi, tu
crois pas ?
La question laissa Tommy songeur. Il ne trouvait rien à répondre.
— Qui t’a envoyé tout ça ? demanda-t-il au bout d’un instant de silence.
Il s’obligea à détourner les yeux de la photo pour interroger Layla du
regard.
Elle haussa les épaules.
— Mon ange gardien, je suppose.
— Tu penses à Ira ?
— Ira, je le verrais plutôt en ange déchu qu’en ange gardien, rétorqua-t-elle
posément.
Elle tritura un petit sachet de sucre allongé avant de s’en désintéresser.
Tommy soupira d’exaspération. Ce qu’elle pouvait être aveugle ! Les
articles de son blog faisaient de la pub pour les clubs d’Ira. Il le lui avait déjà
dit, mais elle n’avait pas l’air de le croire. Malgré ses résultats médiocres au
Vesper, Ira l’avait gardée jusqu’à la fin du concours, tout en lui répétant qu’il
était à deux doigts de la virer. Au bout du compte, non seulement il ne l’avait
pas virée, mais il lui avait proposé un boulot. Et tout ça, c’était uniquement
parce qu’elle tenait un blog qui marchait très bien. Alors forcément, ça ne
l’arrangeait pas qu’elle ne poste plus rien. Et pour remédier à ça, il avait décidé
de lui fournir un truc bien juteux pour alimenter son blog.
Ira était son père, mais ça ne l’empêchait pas de voir que c’était aussi un
salaud.
— Et d’ailleurs, pourquoi il se donnerait la peine de m’envoyer tout ça ?
reprit Layla.
Pour que tu le publies sur ton blog, songea Tommy. Mais il se retint de le
lui dire, parce qu’elle lui aurait rétorqué que les clubs d’Ira marchaient très
bien sans son blog. Il changea donc de sujet :
— Ton père et toi, vous travaillez pour lui et…
Layla ne le laissa pas finir.
— Mon père, je ne le vois plus ces derniers temps, soupira-t-elle. Il est tout
le temps occupé au Vesper, à travailler sur la fresque murale de la nouvelle
salle VIP. Tu le vois plus que moi, j’en suis sûre.
Tommy haussa les épaules.
— Tu te trompes. Il ne laisse entrer personne dans cette salle et n’en sort
jamais. L’artiste ne veut pas être dérangé.
— C’est pareil quand il travaille à la maison, tu peux me croire.
Layla se tut et ils demeurèrent de nouveau silencieux, à siroter leurs
boissons.
Elle semblait réellement inquiète et il fut soudain submergé par un désir
presque animal de la prendre dans ses bras et de la protéger — et aussi de lui
faire tout un tas d’autres trucs une fois qu’il l’aurait rassurée…
— Il faut agir, déclara-t-elle brusquement.
Le son de sa voix tira Tommy de sa rêverie. Elle avait une expression
déterminée et il comprit qu’il se faisait une fois de plus des illusions. Layla
n’avait pas besoin d’être protégée.
— J’en ai marre de rester assise les bras croisés pendant qu’Aster est en
prison. Entre la photo, le journal intime et la vidéo d’Aster, on a pas mal
d’éléments. On devrait mener notre propre enquête.
Tommy s’essuya la bouche d’un revers de la main et reposa sa bouteille
vide devant lui.
— J’ai un concert à préparer, déclara-t-il froidement.
Le regard interrogateur de Layla lui arracha un haussement d’épaules.
— Je pensais que tu étais prêt à m’aider, murmura-t-elle.
Elle le dévisagea fixement, le front plissé.
— Pourquoi t’es venu, si c’est pas pour m’offrir ton aide ?
Il soupira et se passa de nouveau la main dans les cheveux, tout en jetant un
regard du côté du bar. Justement, il regrettait d’être venu. Aster n’avait pas
besoin de leur aide. Ses parents étaient pleins aux as et ils allaient sûrement
engager pour la défendre un avocat en chemise blanche, issu d’un grand
cabinet. Layla et lui ne feraient pas mieux que ce type qui aurait toute une
équipe de pro pour le seconder. Elle ne se rendait pas compte. Ils n’avaient ni le
fric ni les compétences pour mener une enquête. Quant à leurs indices…
Qu’est-ce que ça pouvait foutre que Madison ait changé de nom et qu’elle se
soit inventé un passé ? A Hollywood, c’était banal.
Il n’était pas venu ici pour parler d’Aster et de Madison. Il était venu pour
voir Layla. Mais il avait pigé, cette fois. Elle le considérait uniquement comme
un copain ou plutôt comme un membre potentiel de son équipe d’enquêteurs à
la Scoubidou. Rien à espérer. Ses sentiments pour elle resteraient à sens unique.
Donc il devait prendre ses distances avec elle et certainement pas se laisser
embarquer dans une enquête. Il en avait assez de regarder tout le temps par-
dessus son épaule. Assez d’être traqué par les paparazzis. Assez que de parfaits
étrangers lui envoient des tweets haineux.
Il était venu à Los Angeles avec un rêve et il était temps qu’il se bouge
vraiment pour le réaliser.
— Est-ce qu’il t’est venu à l’idée qu’Aster était peut-être coupable ?
demanda-t-il.
Layla fit la moue et ne trouva rien à répondre. Layla sans voix, c’était une
première, pour ne pas dire un exploit. Mais il n’avait aucune envie de fêter ça.
— Dis-moi que j’ai mal entendu, lâcha-t-elle enfin d’un ton sec.
Elle avait parfaitement bien entendu et encore, il n’avait pas dit tout ce
qu’il pensait. Durant les jours qui avaient suivi l’arrestation d’Aster, il avait eu
le temps de réfléchir aux indices qui l’accablaient et il était de moins en moins
convaincu de son innocence.
— Elle sortait avec le mec de Madison, insista-t-il. Ils ont trouvé le sang de
Madison sur sa robe. Son alibi pour cette nuit-là ne tient pas la route. Elle ne se
souvient de rien ? Sans déc ! Tu ne trouves pas que c’est tiré par les cheveux ?
— T’es pas sérieux, gémit Layla.
Elle était visiblement sous le choc — furieuse et sous le choc. Mais il
fallait quand même que l’un d’eux ait le courage de dire les choses. Tout
accusait Aster. Elle avait beau jurer qu’elle était innocente, c’était dur à avaler.
D’ailleurs, que savait-il d’elle ? Presque rien. Il ne l’avait approchée que
dans le cadre du concours, contexte qui lui avait permis de découvrir une fille
impitoyable, obsédée par la victoire, prête à tout pour l’obtenir.
On aurait pu dire la même chose de lui, sauf qu’on n’avait pas retrouvé le
sang de Madison sur sa chemise.
— Faudra faire sans moi, dit-il.
Il posa sur la table une enveloppe qu’il fit glisser vers Layla, mais elle ne
fit pas un geste pour la prendre.
— Les clés de Madison, expliqua-t-il.
Il aurait dû les remettre à la police depuis le tout début. Mais avec cet
inspecteur Larsen qui ne lui lâchait pas les baskets, comme s’il le soupçonnait,
il n’avait pas osé les montrer.
— Il y avait mes empreintes dessus, je les ai essuyées, précisa-t-il.
Il poussa un long et profond soupir, soulagé d’être enfin débarrassé de cette
embarrassante pièce à conviction.
— Sérieusement, je ne veux plus rien avoir à faire avec cette histoire.
L’instant d’après il était debout et sortait de son portefeuille de quoi régler
la note, plus un pourboire. Ici, il pouvait se siffler tranquillement une bière sans
qu’on lui demande sa pièce d’identité. Et il voulait pouvoir revenir.
— Mais t’as même pas lu la carte ! protesta Layla. Il y avait une carte avec
la boîte. Une caricature de chat, la corde au cou et…
— Je m’en tape, coupa-t-il sèchement. T’as rien pigé ou quoi ?
— Nan mais c’est pas vrai ! s’écria-t-elle, furieuse.
Ses éclats de voix avaient attiré l’attention des alcoolos accoudés au
comptoir. Elle faisait presque peur.
Tommy lui désigna du menton un type qui braquait sur eux son appareil-
photo.
— Je crois bien que la serveuse a prévenu les paparazzis. Elle s’est vengée
parce que t’as commandé qu’un petit café. On est mal… Dans cinq minutes, il
y en aura partout. Il faut se tirer vite fait.
Il la prit par la main et l’entraîna vers la porte en jetant au passage un
regard noir au photographe qui les obligeait à sortir ensemble. Mais bon, il
allait la raccompagner jusqu’à sa voiture et ensuite il partirait de son côté. Il
espérait de tout cœur que la pauvre Aster parviendrait à prouver son innocence
— si elle était innocente. Mais pour lui, ça s’arrêtait là. Tommy Phillips passait
officiellement à autre chose.
5. I Would Die 4 U
* * *
Aster Amirpour avait décidé de traîner un peu au lit. Après tout, rien ne
l’obligeait à se lever. Ses draps étaient propres et ultra-luxueux, sa tête reposait
sur un oreiller moelleux garni de plumes d’oie. Elle portait son pyjama de soie.
La température de la chambre était parfaite, grâce à la clim. Ira avait dû payer
une femme de ménage car l’appartement était impeccable et il ne restait pas
trace du passage des flics qui avaient pourtant dû tout saccager pour chercher
des indices.
Elle roula sur le ventre et enfouit son visage dans l’oreiller. Elle avait
devant elle toute une journée de liberté et elle en aurait presque pleuré de joie.
Elle commencerait par aller se promener sur la plage, et pour une fois elle
prendrait le temps de contempler les mouettes, de sentir le ressac de la mer
remuer le sable sous ses pieds. Après une semaine dans un univers carcéral
plein de haine, privée de liberté et d’intimité, les plus petits détails de la vie
quotidienne lui faisaient l’effet d’un miracle.
Mais le simple fait de repenser à la prison venait de lui gâcher sa bonne
humeur. C’était fou comme elle passait de l’euphorie à l’abattement, en ce
moment. Elle avait du mal à garder le moral avec ce qui l’attendait et c’était
parfaitement normal. Même si on établissait son innocence, le petit rôle qu’elle
avait joué au moment de la disparition de Madison lui collerait pour toujours à
la peau. Elle était désormais celle qui avait piqué le mec de la star et ce serait
difficile à faire oublier. Elle n’osait même plus rêver à une carrière d’actrice.
En fait de carrière, on avait peut-être déjà écrit le scénario du film qui racontait
la disparition de Madison, un drame complètement kitsch bien entendu, et un
directeur de casting cherchait en ce moment même la fille qui jouerait son
personnage — celui de la méchante.
L’insouciance, c’était terminé. Elle allait être obligée de se battre pour ne
pas retourner en prison. Se battre seule. Seule contre tous, car elle n’avait plus
d’amis, elle qui avait toujours été tellement entourée.
Ira avait engagé une équipe d’avocats de choc pour la défendre, mais elle
n’était pas certaine que ça suffirait. Elle allait se retrouver à la merci d’un jury
composé de douze personnes tirées au sort — des gens qui ne savaient rien
d’elle et qui la jugeraient sur les bases des éléments présentés au procès. Si elle
était reconnue coupable de meurtre au premier degré, elle retournerait en
prison, et cette fois elle y resterait beaucoup plus longtemps qu’une semaine.
Quand elle pensait à ça, elle était tout simplement effondrée. Elle n’avait plus
du tout envie de perdre son temps à aller respirer l’air de l’océan.
Elle devait sauver sa peau.
Elle n’arrivait toujours pas à se souvenir de ce qu’elle avait fait entre le
moment où elle avait quitté Ryan, sur la terrasse du Riad, et celui où elle s’était
réveillée dans un appartement qui ressemblait à une chambre d’hôtel. Elle
devait utiliser chaque seconde de son temps libre pour combler ce manque.
Quelqu’un cherchait à la piéger, probablement Ryan Hawthorne. Mais le
plus urgent n’était pas de le coincer mais de prouver son innocence et de sortir
de tout ce gâchis. Elle devait absolument recouvrer la mémoire.
Ou bien retrouver la trace de Madison.
Car rien ne prouvait qu’elle était morte.
Mais si elle était en vie… Où pouvait-elle bien se cacher ?
A l’idée de tout ce qu’elle allait devoir affronter, Aster eut soudain les
larmes aux yeux. Elle aurait voulu rester au lit, dormir, tout oublier. Sauf
qu’elle devait se lever et se battre pour sa liberté.
Elle enfila ses chaussons et traversa la chambre avec l’intention de se
rendre dans la salle de bains. Elle refermait la main sur la poignée, quand elle
entendit des voix dans le salon.
Qui ça pouvait bien être ? Seuls Ira et les femmes de ménage avaient la clé
de cet appartement. Ira ne serait pas venu sans l’avertir et les femmes de
ménage ne passaient pas à cette heure-ci.
Elle colla son oreille au battant et essaya d’entendre ce qui se disait, mais
impossible, le son était trop étouffé.
Le cœur battant, elle promena son regard dans la pièce, à la recherche d’une
arme. Elle avait des ennemis. Les fans de Madison la considéraient comme une
meurtrière et certains étaient assez fous pour venir jusqu’ici venger leur idole.
En principe, personne n’était encore au courant de sa libération, mais quelqu’un
de l’hôtel avait pu parler. Elle ne se sentait pas en sécurité.
Elle aurait bien appelé Ira à l’aide, mais elle avait laissé son téléphone dans
son sac, et son sac dans le salon. Heureusement, comme toute fille qui se
respecte, elle avait des chaussures à talons aiguilles — des Louboutin — et tout
le monde savait qu’un talon aiguille faisait une arme redoutable.
Elle attrapa donc une chaussure, talon en avant, et tourna lentement la
poignée avant de se glisser sans bruit dans le couloir. Là, elle s’arrêta et se
colla au mur. Et cette fois, elle entendit distinctement une voix masculine qui
disait :
— Détends-toi. On a l’appart pour nous. Ma sœur est en prison, je te dis.
— Javen ?
C’était bien lui, vautré sur le canapé du salon, en train de rouler une pelle à
un garçon.
— Qu’est-ce que tu fais chez moi ? hurla-t-elle.
Une partie de la question fut couverte par le cri surpris et apeuré de Javen.
Il s’écarta d’un bond de son partenaire et contempla Aster avec des yeux
éberlués.
— Mais qu’est-ce que tu fais là ?
Il se recoiffa fébrilement et s’essuya la bouche, comme pour effacer les
traces de sa coupable activité.
— Tu m’as fichu une de ces trouilles, murmura-t-il.
— Ce que moi, je fais là ? s’exclama Aster en allant se planter devant lui,
sa chaussure à la main. Tu crois vraiment que c’est à toi de poser la question ?
— Eh bien, oui, euh, quand même, bredouilla-t-il. Tu pourrais abaisser
cette chaussure, s’il te plaît. Ça me fait flipper, ce talon.
— Oui, ben, c’est le but.
Elle abaissa la chaussure, mais ne la lâcha pas. Son cœur battait la
chamade, son pyjama était trempé de sueur. Par contre, Javen avait retrouvé son
calme et la dévisageait tranquillement.
— Pourquoi tu n’es pas au lycée ? demanda-t-elle. Et toi, t’es qui ? ajouta-
t-elle en jetant un regard assassin au petit copain qui se tassait sur le canapé,
comme s’il avait voulu disparaître.
— Je m’appelle Dylan, murmura celui-ci.
Puis il se tourna vers Javen.
— Bah, je croyais qu’elle était cool, ta sœur…
— J’ai pas dit qu’elle était cool, j’ai dit qu’elle était en prison.
Javen leva les yeux au ciel et s’affala sur le canapé près de son copain, en
se collant à lui.
Mais Aster n’eut pas le temps d’être choquée par ce sans-gêne, elle venait
de repérer une bouteille de Veuve Clicquot et deux verres de champagne à
moitié vides sur la table basse.
— Vous buviez mon champagne ?
Elle les dévisagea tour à tour, en se demandant ce qui la mettait le plus en
rage — que son petit frère sèche les cours et boive de l’alcool, ou bien qu’il
profite de ce qu’elle était en prison pour s’éclater chez elle.
— On avait soif, répondit Javen en haussant les épaules.
Mais il avait perdu de son assurance et semblait même gêné, ce qui rassura
un peu Aster. Il était encore capable d’avoir des remords, signe qu’il n’était pas
complètement perdu.
Elle prit un instant pour se calmer. Au fond, elle était contente de voir
Javen. Il séchait les cours et prenait du bon temps à la place ? Pas si grave. Elle
en aurait fait autant à son âge, sauf qu’elle se serait arrangée pour ne pas être
prise en flagrant délit. Elle eut soudain honte de se comporter comme ses
parents. Une trop grande sévérité ne servait qu’à fabriquer des révoltés, et elle
parlait d’expérience.
Elle lâcha sa chaussure et se laissa tomber dans un fauteuil, en face des
deux garçons.
— Je suis désolée, dit-elle.
Javen lui lança un regard de reproche.
— Ben oui, tu peux.
Elle soutint son regard jusqu’à ce qu’il détourne les yeux. Il avait peur des
représailles, peur qu’elle parle à leurs parents. Son attitude de gros dur, c’était
pour frimer devant son copain. Elle n’avait pas l’intention de le dénoncer, ni de
le ridiculiser devant Dylan, mais elle devait au moins poser des limites.
— Tu vas pas abuser, Javen. Picoler et coucher avec ton copain dans mon
appart, il faut quand même le faire.
— Tu préférerais que je fasse ça chez les parents ? rétorqua-t-il d’un ton
provocateur.
Elle secoua la tête, partagée entre l’envie de le cajoler et celle de
l’étrangler.
Non, évidemment, elle ne préférait pas qu’il fasse ça chez leurs parents,
lesquels étaient rigides et conservateurs, pas du tout tolérants. Il faudrait bien
qu’ils apprennent un jour que leur fils était homo, mais ça risquait de
déclencher une crise. Aster espérait qu’ils décideraient de l’accepter et de le
soutenir, mais elle en doutait fortement.
— Ça dure depuis combien de temps, ton petit manège ? demanda-t-elle. Et
n’essaye pas de me faire croire que c’est la première fois aujourd’hui.
— Si je te disais que c’est la deuxième, tu me croirais ?
Elle le regarda droit dans les yeux.
— Non. Et les cours, dans tout ça ?
— On est sortis pendant l’heure du déjeuner, répondit-il en haussant les
épaules.
— Personne ne vous a vus ?
Il fit la grimace. Près de lui, Dylan semblait tétanisé.
— Les présences, c’est informatisé maintenant, alors…
Il ne termina pas sa phrase, mais elle avait compris : Javen étant un geek, il
avait probablement piraté le serveur de son lycée pour effacer son absence. Le
piratage était un délit : ça faisait donc deux criminels dans la famille.
— Les parents savent que tu es sortie ? demanda-t-il.
Il avait changé de ton et l’observait maintenant avec sollicitude.
— Personne n’est au courant, admit-elle finalement.
Elle ne voyait aucune raison de lui mentir.
— Et pour l’instant, je tiens à garder le secret, ajouta-t-elle en jetant aux
deux garçons un regard sévère.
— On gardera ton secret si tu gardes le nôtre, répondit Javen du tac au tac.
Elle sourit. Elle mourrait d’envie de le serrer dans ses bras, mais elle se
retint. Il n’aurait pas apprécié ce genre de manifestation devant son copain.
— Je suppose que vous n’avez pas mangé ? demanda-t-elle.
Dylan secoua la tête. Il commençait à se détendre, il avait compris qu’elle
ne mordait pas.
— Vous avez bu le ventre vide, soupira-t-elle. Vous séchez les cours, vous
venez squatter mon appart pour… Passons…
Elle alla chercher le menu du service de chambre et le parcourut
rapidement.
— Mais je vais vous prouver que je suis cool en vous invitant à déjeuner.
Elle leur tendit le menu.
— Choisissez.
Le regard de Javen passa du menu à Aster, puis il demanda, en rougissant :
— Euh, Aster…
Elle haussa un sourcil et attendit.
— Tu pourrais retirer le « vous squattez mon appart » ?
Sans répondre, elle s’éloigna en direction de sa chambre.
Elle allait appeler Trena Moretti et lui proposer un rendez-vous aujourd’hui
même. C’était un peu rapide et elle ne se sentait pas tout à fait prête, mais
n’avait pas vraiment le choix. La presse ne tarderait pas à apprendre qu’elle
était dehors et les paparazzis allaient la harceler — encore plus qu’une star du
grand écran — et écrire ensuite n’importe quoi à son sujet. Mieux valait leur
couper l’herbe sous le pied.
— Commandez-moi une salade de chou, lança-t-elle depuis le couloir.
Avec tous les féculents qu’elle avait avalés en prison, elle avait besoin
d’aliments frais et sains. Mais elle avait aussi besoin de se faire plaisir.
— Et des frites à la truffe. Je vais prendre une petite douche. Ne vous
mettez pas trop à l’aise pendant mon absence.
11. Rude Boy
19 mars 2012
J’avais prévu de larguer Dalton au bout d’une semaine, mais j’ai
changé d’avis. Pour l’instant, je sors toujours avec lui.
Raisons de le garder :
Maintenant qu’il est devenu populaire (grâce à moi), tout le monde le
trouve super cool et c’est bon pour mon image.
Il est plutôt mignon, présentable, pas trop bête, je ne m’ennuie pas avec
lui.
Il embrasse bien.
Il est facile à contrôler = Il fait tout ce que je lui dis.
Mes parents l’aiment bien et il pourra me servir de couverture pour
sortir avec X qu’ils ne peuvent pas blairer.
Jouer le rôle de la petite copine de Dalton, c’est utile pour ma
formation, ça remplace les cours de théâtre que je ne prends pas.
Je ne vais pas tarder à foutre le camp d’ici, donc je serai débarrassée
de lui dans pas longtemps.
Raisons de le larguer :
Notre relation est basée sur un mensonge
Il embrasse bien, mais c’est pas lui que j’ai envie d’embrasser, c’est X.
Et… C’est tout, mais ça suffit.
Bon… C’est décidé, je garde Dalton.
Pour l’instant…
Layla reposa le texte et ouvrit son blog. Elle ne s’était pas connectée depuis
son article sur l’arrestation d’Aster et un rapide coup d’œil lui apprit qu’il avait
suscité pas mal de commentaires. Elle ne s’attarda pas sur le contenu desdits
commentaires, une prose de cinglés et d’analphabètes — de geeks en gros
manque de vitamine D qui passaient la journée devant un écran d’ordinateur, le
dos voûté, à guetter une occasion de défouler leur frustration. En tout cas, le
nombre de ses abonnés avait grimpé. Rien de tel qu’une petite polémique pour
attirer des lecteurs.
Elle se mordilla pensivement la joue. Evidemment, publier des extraits du
journal de Madison lui aurait fait une sacrée pub.
Mais ça n’était pas sans risques. Si c’était un faux, l’équipe de l’actrice ne
manquerait pas de la poursuivre en diffamation. Elle n’avait pas besoin de ça et
elle n’avait aucune envie de revoir le visage bouffi de l’avocat en Dockers qui
était venu lui apporter l’ordonnance restrictive lui interdisant d’approcher la
star.
La sonnerie de son téléphone annonça un texto entrant et elle eut la surprise
de voir s’afficher sur l’écran le nom d’Aster.
Aster était sortie ? Comment Aster avait-elle fait pour éviter que la
nouvelle sorte dans la presse, avec la horde de paparazzis qui campaient devant
la prison ? Il y avait du Ira là-dessous. La famille d’Aster était riche et
influente, mais seul Ira avait les contacts pour étouffer un scoop pareil.
Une fois de plus, elle se demanda si Aster couchait avec Ira. Elle avait du
mal à le croire. Aster n’avait pas l’air d’être le genre de fille qui cherche un
papa. Et puis c’était trop dégueulasse de les imaginer au lit.
Elle s’efforça donc de chasser l’idée de son esprit et répondit.
Contente d t savoir parmi ns. Dimoi où et Kan.
Elle attendit la réponse, les yeux rivés à l’écran.
Et toi, Tommy ?
Mateo était impressionné par l’équipe qui s’activait autour de lui. Il y avait
des maquilleurs, des coiffeurs, des stylistes, le directeur artistique, ses
assistants, les assistants des assistants, des techniciens occupés à installer de
grands disques blancs pour filtrer et orienter la lumière. Et aussi un tas de gens
qui s’agitaient dans tous les sens. C’était un truc de fou, le monde qu’il fallait
pour faire quelques photos. Heureusement, pour lui le job était simple : tout ce
qu’on lui demandait, c’était de regarder l’objectif en prenant la pose avec un air
inspiré.
La veille, pendant les essais, il ne s’était pas senti très à l’aise. Et quand
Heather avait proposé qu’ils mangent ensemble, il avait accepté avec
empressement, histoire de sympathiser avec elle et de se sentir plus détendu
pour la séance du lendemain.
— Faut voir ça comme un exercice de théâtre, lui avait-elle expliqué
pendant qu’ils attendaient qu’on les serve. Tu dois t’identifier à ton personnage
et oublier qui tu es, avait-elle ajouté.
Ça avait l’air totalement évident pour elle. On voyait qu’elle avait
l’habitude.
Quand la serveuse était arrivée, il avait contemplé son assiette d’un air
incrédule.
— Oui, je sais, tu aurais préféré une pizza, avait ri Heather. Mais la veille
d’une séance photo, on mange sain et léger.
Il avait plongé sa fourchette à contrecœur dans un bol contenant une sorte
de mixture — essentiellement des protéines, d’après Heather. A sa grande
surprise, il n’avait pas trouvé ça dégueu. Prendre le temps de manger n’était
pas désagréable non plus : ces derniers temps, il avait le plus souvent avalé un
truc à la va-vite à la cafétéria de l’hôpital, ou debout devant son évier.
Après deux ans avec Layla qui carburait au café et mangeait n’importe
quoi, c’était marrant de se trouver face à Heather, qui analysait les propriétés
nutritionnelles d’un repas comme une véritable diététicienne. Mannequin ou
pas, il aimait trop la pizza et les burritos pour adopter ses habitudes
alimentaires, ou celles des snobs qui réservaient une table trois mois à l’avance
pour avoir le privilège de déjeuner dans un restaurant branché, ceux qui
proposaient des aliments crus et des probiotiques en guise de dessert.
En tout cas, grâce à Heather, ce matin il était arrivé super détendu sur le
plateau. Malheureusement, ça n’avait pas duré. L’ambiance était
archistressante. Il ne supportait pas cette agitation. Et encore moins qu’on
commente ses défauts ou ses qualités comme s’il n’était pas là.
Il n’avait plus qu’une envie, se tirer. Se tirer vite fait et ne plus revenir.
Mais il restait. Il avait besoin d’argent. Et aucun plan B pour en gagner.
— Vous êtes super ! s’exclama Heidi tout en tournant autour d’eux avec son
appareil-photo. Vraiment super !
Elle semblait sincèrement enthousiasmée, ce qui énerva encore plus Mateo.
— Il faudrait juste que…
Qu’est-ce qu’elle allait encore leur demander ? Il jeta un coup d’œil à
Heather, dont l’expression restait calme et concentrée, parfaitement détendue.
— Je voudrais que ça soit un peu plus… intime.
Mateo se figea. L’intimité, il voyait bien le genre. Mais c’était quoi le
rapport entre l’intimité et cette séance photo ?
Heidi fit un signe, et ensuite, sans qu’il sache comment c’était arrivé,
Heather était tout contre lui, ses lèvres entrouvertes collées aux siennes, une
main posée sur sa joue.
— Chuuut…, murmura-t-elle. Laisse-toi guider et surtout ne t’arrête pas
tant qu’Heidi ne dit pas que c’est bon.
Il acquiesça d’un imperceptible signe de tête, et fit ce qu’elle lui
demandait.
Au début, il était gêné d’embrasser une fille qu’il connaissait à peine
devant tous ces inconnus focalisés sur eux. Mais quand elle glissa une jambe
entre les siennes avec un gémissement rauque, l’équipe autour d’eux disparut
peu à peu dans une sorte de brouillard, jusqu’à ce qu’ils ne soient plus que tous
les deux, deux bouches s’explorant et se goûtant. Il était submergé de
sensations et rendait son baiser à Heather avec de plus en plus de passion et une
frénésie qui le surprit lui-même. C’était incroyablement facile et agréable. Plus
de gêne. Plus de culpabilité. Il avait aimé Layla de tout son corps et de toute
son âme, il était encore malheureux d’être privé d’elle, mais il pouvait sans
problème embrasser une autre fille. Cette révélation lui fit d’abord un choc,
avant de lui apparaître totalement normale : son corps avait des besoins. Et s’il
réagissait sainement au contact d’une meuf canon, c’était plutôt une bonne
nouvelle. Il n’était pas amoureux d’Heather Rollins, mais c’était bon de sentir
ses lèvres sur les siennes et sa poitrine contre son torse. Tellement bon qu’il
aurait voulu que ça dure toujours.
Heidi cria « OK, j’ai ce qu’il me faut », et il lui fallut un petit temps avant
de se décider à lâcher la bouche d’Heather et ses cheveux si doux.
— Pas de doute, ça passe très bien entre vous, commenta Heidi en faisant
défiler les clichés qu’elle venait de prendre.
Mateo ne répondit rien et demeura près d’Heather, le souffle court.
Maintenant qu’il avait repris ses esprits, il était surpris et gêné de ce qui venait
de se passer et n’osait plus la regarder.
— Mateo, tu étais parfait. Un peu crispé au début, mais après tu as trouvé
le bon feeling et c’était vraiment bien.
Heather lui pressa gentiment la main, manière de lui faire savoir
discrètement qu’elle était d’accord avec Heidi.
— Je vais travailler ces photos en studio avant de les envoyer au magazine,
annonça Heidi. Merci Mateo, j’aimerais bien collaborer de nouveau avec toi. Je
pense que tu peux faire des choses bien. Tu vas avoir besoin d’un book. Si tu
veux, je peux t’aider pour ça.
— Il lui faudrait aussi un agent, renchérit Heather.
Mateo fut un peu agacé qu’elle s’adresse à Heidi, et pas à lui, comme s’il
n’était pas là, ou comme s’il était trop débile pour comprendre.
Heidi acquiesça distraitement et se mit à donner des instructions à son
équipe pour remballer le matériel.
Un assistant lança son T-shirt à Mateo et il l’enfila, tandis qu’Heather
passait derrière un écran pour ôter son bikini et remettre sa robe.
Une fois rhabillée, elle vint lui dire au revoir en l’embrassant sur les deux
joues — et en évitant soigneusement sa bouche. Il en fut à la fois soulagé et
déçu.
— Tu t’en es très bien sorti, le félicita-t-elle. Pour l’agent, je peux t’aider,
si tu veux. Crois-moi, c’est indispensable, il faut quelqu’un pour s’occuper de
tes intérêts.
Sans lui laisser le temps de répondre, elle plongea la main dans son énorme
sac pour en sortir son téléphone et s’éloigna pour passer un appel.
Quelques minutes plus tard, elle revint vers lui.
— Tu as rendez-vous demain à mon agence. Rien ne t’oblige à signer tout
de suite, bien sûr, mais tu verras au moins ce qu’on te propose.
Ils traversèrent la plage ensemble pour regagner leur voiture. Mateo
trouvait que les choses allaient trop vite. Il se sentait happé dans un tourbillon.
Il allait gagner de l’argent et était heureux d’avoir atteint son but, pourtant il se
sentait complètement déprimé à l’idée que le nouveau Mateo, celui qui faisait
du mannequinat, allait remplacer l’ancien. Mais une nouvelle vie commençait
pour lui et il devait l’accepter. Il aurait voulu expliquer à Heather qu’il ne
courait ni après l’argent ni après la célébrité, que ses motivations étaient
carrément plus nobles.
— C’était sympa aujourd’hui, murmura-t-elle en souriant. Appelle-moi
pour me raconter comment ça s’est passé à l’agence, d’accord ?
Il la regarda se glisser derrière le volant et claquer sa portière.
Il enfila ses lunettes de soleil et contempla la plage à travers ses verres
teintés. Ils étaient appelés à se voir régulièrement. Il trouverait une autre
occasion de lui raconter sa vie.
14. Whisper To A Scream
Layla aurait bien voulu savoir pourquoi Aster lui avait donné rendez-vous
dans cette rue sombre et déserte de Beverly Hills — elle avait sa petite idée sur
la question, mais elle préférait croire qu’elle se trompait. En arrivant, elle
trouva Aster adossée à une BMW, les bras croisés, qui l’attendait
tranquillement. Elle avait quelque chose de changé. Elle semblait avoir perdu
son arrogance de bourgeoise trop belle et trop bourrée de tunes, mais en même
temps elle paraissait plus posée, plus sûre d’elle. Plus déterminée.
Layla se demanda ce qu’elle avait vécu derrière les barreaux pour être à ce
point transformée.
— La police a saisi ma voiture pour chercher des indices, expliqua Aster en
tapotant le capot de la BM. Ira m’a loué celle-là.
Elle secoua la tête, envoyant sa longue queue-de-cheval par-dessus son
épaule, et demeura songeuse un instant.
— En tout cas, merci d’être venue, Layla, ajouta-t-elle.
Elle avait pris le ton enjoué de quelqu’un qui accueille une amie à une fête,
ton d’autant plus inadapté qu’elle avait une grosse croûte sur la lèvre et un œil
mauve — une sale tête, vraiment. Layla n’osa pas demander ce qui lui était
arrivé, mais son regard dut la trahir.
— T’as pas vu la tronche de celle qui m’a fait ça, plaisanta Aster.
Layla haussa les épaules, comme pour dire que ce n’était pas si visible que
ça.
— Oh ! je t’en prie, ne fais pas l’innocente, protesta Aster tout en
surveillant la rue. C’est la première chose que tu as vue, avoue-le.
— Je croyais que c’était un nouveau maquillage tendance, plus smoky que
d’habitude, répondit Layla en éclatant d’un rire forcé. Tu sais bien que je suis
toujours à la ramasse question mode.
Aster la balaya du regard, appréciant son carré blond, son petit haut en soie
à bretelles, son jean noir et moulant savamment déchiré, ses bottines noires à
clous dorés.
— J’ai l’impression que tu as fait des progrès, question look. Avant, quand
tu étais bien sapée, tu avais l’air de porter des fringues empruntées.
Maintenant, tu assumes ta tenue. Tu as vraiment la classe.
Puis, soudain, laissant tomber les échanges de politesse, elle se repoussa de
sa voiture et déclara :
— Tout va bien, pas la peine de faire cette tronche catastrophée.
Devant l’expression méfiante de Layla, elle ajouta :
— Je t’assure. Je suis un peu amochée, mais ça va cicatriser. Et je ne
plaisantais pas quand je t’ai dit que tu aurais dû voir la gueule de la fille qui
m’a fait ça. Je suis beaucoup plus costaud que tu ne le penses et c’est pour ça
que je ne vais pas attendre le verdict des jurés les bras croisés. Je dois
absolument prouver mon innocence. Et j’ai besoin de ton aide. Apparemment je
ne peux pas compter sur Tommy… Il ne s’est même pas donné la peine de
répondre à mon texto.
— Tommy est un…
Un con, un nul, un bâtard… Tous ces adjectifs auraient pu convenir à
Tommy, mais Layla préféra les garder pour elle et se contenta de lever les yeux
au ciel, laissant ses mimiques traduire le fond de sa pensée.
— Tu as les clés de Madison ? demanda Aster.
Layla soupira. Avec cette question, Aster venait de confirmer ses pires
craintes. Ce n’était pas pour éviter les paparazzis qu’elle lui avait donné
rendez-vous ici, à Beverley Hills, dans la rue où habitait Madison. Elle jeta un
coup d’œil aux alentours. La rue était large et bien entretenue, bordée de
chaque côté par une succession de murs épais, de grandes grilles et de hautes
haies, dispositif destiné à protéger les multimillionnaires des regards
indiscrets. De l’autre côté de ces murs, c’était pire. Il y avait probablement des
systèmes d’alarme ultrasophistiqués.
— Tu n’es pas en train de me proposer d’entrer chez elle par effraction,
quand même ?
Elle espérait encore avoir mal interprété les intentions d’Aster.
La nuit était tombée depuis quelques heures et le faible éclat des
lampadaires jetait autour d’elles une lueur sombre et sinistre. Même le chien
errant sur le trottoir d’en face, une sorte de croisement entre un labrador et un
caniche toy, prenait des airs de Cerbère.
— On ne va pas entrer par effraction, puisqu’on a une clé, rétorqua Aster.
Elle tendit sa paume ouverte et agita les doigts.
— Je ne suis pas sûre que ce soit si simple, soupira Layla.
Elle commençait à flipper sérieusement, mais elle tendit quand même les
clés, d’une main tremblante. Le Cerbère-caniche-labrador avait disparu. Où
était-il passé ? Et s’il revenait avec toute une meute de copains sortie droit des
enfers ?
Elle regrettait déjà son geste. D’un autre côté, cacher les clés n’aurait servi
à rien, parce qu’Aster paraissait déterminée à aller jusqu’au bout de la mission.
Elle tenta quand même de la raisonner.
— Tu ne crois pas que les flics sont déjà passés par là ? Ils ont peut-être
même posté un agent sur place, au cas où tu viendrais.
Elle espérait que l’argument ferait flancher Aster, mais celle-ci lui jeta un
regard méprisant.
— Arrête, tu veux ? Cette maison n’est pas une scène de crime, donc
aucune chance que les flics la surveillent. Ils ont dû fouiller, c’est sûr, mais
pour nous c’est safe. Si tu veux lâcher l’affaire, il est encore temps. Moi j’y
vais, avec ou sans toi. Je risque la peine de mort. Il n’y a pas eu d’exécution en
Californie depuis 2006, mais ils pourraient très bien décider de faire un
exemple avec moi. Je n’ai vraiment rien à perdre et je suis prête à prendre tous
les risques.
Elles demeurèrent quelques instants silencieuses. L’atmosphère était
tendue.
— Je comprends pourquoi tu t’es habillée comme si tu allais faire un casse,
murmura-t-elle enfin.
Aster portait en effet un ensemble noir moulant dans lequel elle devait
crever de chaud.
— La vidéo que je t’ai donnée juste avant que Larsen m’embarque, tu l’as
toujours, je suppose ? demanda-t-elle, tout en plongeant la main dans son sac
fourre-tout dont elle sortit deux bonnets noirs.
Layla lui remit la vidéo sans un mot. Entrer chez Madison, même en se
servant de sa clé, ça craignait. Tommy avait eu raison de ne plus vouloir se
mêler de ça.
— C’est quoi, ton plan, exactement ? soupira-t-elle. Madison a sûrement
fait installer un système d’alarme et comme on n’a pas le code pour le
désactiver, on risque de le déclencher. Il y a peut-être un chien de garde, des
caméras de surveillance, un scanner rétinien…
Elle balaya de nouveau la rue du regard. A présent, elle espérait presque
l’arrivée d’une voiture de patrouille. Au pire, un chat noir aurait fait l’affaire.
N’importe quelle excuse, pourvu qu’elle puisse prendre ses jambes à son cou.
Aster ne répondit pas et désigna du menton une rangée de haies dont les
branchages agités par le vent semblaient leur lancer un avertissement.
— Suis-moi et tu verras bien, dit-elle.
Et, tout en enfilant son bonnet, elle fit volte-face et se dirigea à grands pas
décidés vers l’impressionnante porte d’entrée de la propriété de Madison. Là,
elle vérifia l’adresse sur son téléphone.
— Tu peux encore laisser tomber, déclara-t-elle à Layla. Après, ce sera trop
tard.
Layla fut tentée de profiter de la proposition et d’aller se réfugier dans sa
voiture. Mais elle n’était pas venue jusqu’ici pour abandonner Aster au dernier
moment. Elle la regarda enfiler une paire de gants de cuir noirs et taper un code
sur le clavier de la porte. Aster avait le code d’entrée ? Elle se promit de lui
demander plus tard comment elle se l’était procuré et retint sa respiration en
attendant l’ouverture de la porte. Mais celle-ci ne bougea pas.
— Ils ont dû changer le code, commenta-t-elle en essayant de cacher son
soulagement.
— Je me suis peut-être trompée en le tapant, répondit Aster. Tu vas me le
lire.
Elle lui donna le téléphone, puis remua les doigts, comme si elle
s’échauffait avant le départ d’une course.
Layla lui dicta lentement les numéros et elles attendirent de nouveau, les
yeux rivés à la porte. Les deux filles soupirèrent. Aster de soulagement. Layla
d’angoisse.
Elles remontèrent prudemment la longue allée pavée qui menait à la
maison. A en juger par la pelouse, envahie de taches brunes et de mauvaises
herbes, et par les boutons de roses desséchés au pied des rosiers, telles des
offrandes oubliées, il était clair que personne ne s’était occupé du jardin depuis
la disparition de Madison.
Layla se demanda ce qu’allaient devenir les biens de la star si elle ne
refaisait pas surface. Jusqu’à quand ceux qui les géraient jugeraient-ils bon de
s’en occuper ?
Pour l’instant, en tout cas, les veilleuses du jardin étaient allumées, signe
que quelqu’un payait les factures d’électricité. L’angoisse de Layla grimpa
encore d’un cran — si c’était possible. Si on n’avait pas coupé l’électricité,
c’était probablement pour brancher le système d’alarme ! Larsen les attendait
peut-être tranquillement à l’intérieur, en buvant les vins de la cave de Madison
et en surfant sur ses chaînes câblées.
— Qu’est-ce qu’on cherche, exactement ?
Aster glissa sur un bouton de rose, mais elle se rattrapa à temps, et écarta le
bouton d’un coup de pied rageur.
— Des indices, des preuves, des trucs significatifs, murmura-t-elle d’un ton
prodigieusement agacé. Tout ce qui pourrait nous aider à comprendre la
disparition de Madison.
Layla trouva qu’elle aurait pu se montrer plus patiente avec une amie qui
prenait pour elle des risques inconsidérés. Elle n’avait peut-être pas changé tant
que ça, après tout…
— Les flics ont dû déjà fouiller et emporter tout ce qui était intéressant,
marmonna-t-elle.
Aster s’arrêta devant la grande porte d’entrée.
— Possible, répondit-elle.
Avant d’essayer les clés, elle palpa sa main de Fatma, son porte-bonheur en
or et diamant, geste que Layla trouva totalement ridicule. Ce talisman ne lui
avait pas porté chance jusque-là, mais cette idiote y croyait encore.
— On a un avantage sur eux, on sait ce qu’on cherche, insista-t-elle.
— On sait ce qu’on cherche ?
Aster leva les yeux au ciel.
— Oui, soupira-t-elle d’un ton exaspéré. Des papiers au nom d’une certaine
Della, par exemple. Tu te souviens, c’est le nom qu’elle avait donné pour se
faire servir au Starbucks. Elle l’a peut-être choisi au hasard, mais on ne sait
jamais. On cherche aussi un lien avec l’appartement dans lequel je me suis
réveillée… Au fait, tu as des nouvelles de Ryan ?
Layla secoua la tête.
— Il se fait discret. Il demande aux journalistes de respecter sa vie privée
pendant cette période difficile.
Aster ricana.
— C’est ça… Il veut surtout qu’on lui laisse le temps de faire disparaître
les preuves contre lui et d’en fabriquer d’autres contre moi. Bon… Retiens ton
souffle. Ça va être le moment de vérité…
Elle avait l’air angoissée à l’idée d’ouvrir la porte : elle craignait elle aussi
de déclencher une alarme. Une fois de plus, Layla fut tentée de lui demander de
renoncer.
Mais trop tard, elle avait glissé la clé dans la serrure. Le verrou coulissa
avec un claquement sec et la porte s’ouvrit.
— Si l’alarme se déclenche, cours, murmura Aster.
Elle fit prudemment un pas à l’intérieur, tandis que Layla restait dehors,
paralysée par la peur et par la certitude d’une catastrophe imminente. Au bout
de quelques instants, comme il ne se passait rien, elle entra à son tour.
— Il me semble que Madison a un chien, dit-elle.
Sa voix résonna terriblement dans le grand hall d’entrée, elle en eut des
frissons.
— Oui, répondit Aster. Il s’appelle Blue. Mais ça m’étonnerait qu’on l’ait
laissé seul dans cette maison. C’est sans doute son assistante, Emily, qui s’en
occupe.
Elle tourna lentement sur elle-même, prenant le temps d’admirer l’énorme
lustre qui trônait dans le hall d’entrée, puis la série d’immenses photographies
en noir et blanc qui couvraient presque tous les murs.
La maison était décorée dans un style Régence à la fois éclectique et
moderne — à part ces photos surdimensionnées qui tranchaient sur tout le
reste. Elles avaient quelque chose de fascinant et Layla fut surprise du choix de
Madison. La qualité était superbe, très professionnelle, mais on associait
rarement des photos de mobil-homes et d’intérieurs décrépis avec du marbre de
Carrare, et de hautes fenêtres en verre soufflé à la main qui avaient dû coûter
une somme à six chiffres.
— C’est un Chihuly, expliqua-t-elle à Aster en montrant une sculpture bleu
cobalt. Et pas une copie. La seule fois que j’en ai vu un, c’était à l’hôtel
Bellagio de Las Vegas.
— Et tu crois qu’on peut en conclure quelque chose ? demanda Aster.
Layla secoua la tête.
— Non. Je suis pas surprise que Madison ait les moyens de se payer ça.
Elle s’efforça de détacher son regard d’une photographie particulièrement
dérangeante : un gros plan sur un revolver bien lustré posé sur une table basse
délabrée.
— C’est grave flippant d’être chez elle en sachant qu’elle reviendra jamais,
murmura-t-elle.
Elle avait des frissons, les membres lourds et engourdis.
— Pourquoi tu dis ça ? s’exclama Aster en faisant volte-face.
— Il y a quand même de grandes chances pour qu’elle soit morte, non ? On
a retrouvé des traces de son sang sur la terrasse du Night for Night.
Elle hésita.
— Et aussi sur ta robe…, acheva-t-elle
— Si tu me crois coupable, qu’est-ce que tu fous là ? cracha Aster d’un ton
méchant.
— Tu dis n’importe quoi, Aster. Je ne serais pas là si je te croyais coupable.
Mais quand même, avoue que c’est bizarre… Ta robe est la pièce à conviction
numéro un… Tu connais le code d’entrée de cette propriété…
Elle commençait à regretter d’être venue sans avoir pris le temps de peser
le pour et le contre. Son instinct lui disait qu’Aster n’était pas la meurtrière de
Madison, mais elle aurait bien voulu en avoir la preuve.
— On aurait pu discuter plus tard de ce détail, rétorqua Aster en battant
nerveusement du pied sur le sol de marbre, comme si elle faisait de gros efforts
pour ne pas exploser. Mais tu ne peux pas attendre, apparemment, alors je vais
te répondre. Quand je me suis réveillée dans cet appartement inconnu, je n’ai
pas voulu remettre ma robe et je l’ai jetée à la poubelle. Et à ce moment-là, que
tu me croies ou non, elle n’était pas tachée. Quelqu’un l’a récupérée, a renversé
dessus du sang de Madison, et l’a ensuite déposée à la laverie du W pour
qu’elle finisse par atterrir chez les flics. Quant au code…
Elle s’arrêta pour reprendre son souffle.
— J’ai piqué sur le téléphone de Ryan tous les contacts de Madison, bien
avant cette histoire, reprit-elle. OK, c’est nul, mais bon, je l’ai fait. Je voulais
son adresse… j’espérais la guetter devant chez elle, lui parler. Et maintenant, si
tu doutes toujours de moi, tu peux partir.
Elle tremblait de rage et d’angoisse. Layla songea qu’elle aurait réagi de la
même manière si on l’avait accusée d’un meurtre qu’elle n’avait pas commis.
— Bien, dit-elle en balayant le hall du regard. Par où on commence ?
Aster demeura d’abord muette, puis, comprenant que Layla avait décidé de
rester, elle s’anima brusquement.
— Je pense que ce serait mieux de se séparer, dit-elle. ça nous fera gagner
du temps. Je prends l’étage. Et toi le rez-de-chaussée. Si tu trouves quoi que ce
soit, tu m’envoies un texto. Et moi pareil.
Puis elle fila vers l’escalier.
Layla se demanda par où elle allait commencer. Elle n’avait pas l’habitude
de circuler dans une maison pareille. Comparée au pavillon de Venice Beach
dans lequel elle vivait, c’était immense. Mais à côté des vastes demeures de
trois cents mètres carrés du triangle d’or d’Hollywood — Beverly Hills, Bel
Air et Hills Holmby — c’était très raisonnable. Madison avait dû se sentir bien
seule dans sa grande maison vide, avec son chien pour tout compagnon.
Dans le garage, il y avait de la place pour seulement quatre voitures —
alors que la plupart des maisons du quartier possédaient en sous-sol de quoi
accueillir jusqu’à vingt véhicules. Celui de Madison était vide, puisque sa
voiture avait disparu en même temps qu’elle et que les flics la recherchaient
encore.
Des bacs en plastique étaient empilés contre un mur, elle alla donc les
fouiller. Mais ils ne contenaient que des objets et des vêtements destinés
probablement à des dons. A part des réserves de nourriture pour chien, les murs
étaient immaculés et le carrelage impeccable. Layla n’avait jamais vu un
garage aussi propre.
Elle était retournée dans la maison et s’apprêtait à inspecter la cuisine et le
salon, quand elle entendit Aster hurler. Elle se précipita aussitôt dans l’escalier,
grimpant les marches quatre à quatre.
Ces cris ne pouvaient signifier qu’une chose : elles n’étaient pas seules.
Elle arriva dans une grande chambre très décorée, sans doute celle de
Madison — quand ceux-ci cessèrent brusquement. Son sang se glaça dans ses
veines. Elle attrapa le premier objet qui lui tomba sous la main, un chandelier
étonnamment lourd. Munie de cette arme improvisée, elle fonça vers le
dressing d’où provenaient à présent des bruits sourds de lutte.
La scène qu’elle découvrit la laissa d’abord sans voix. Aster avait bien
trouvé quelqu’un dans le dressing de Madison. Mais ce n’était ni Larsen ni un
flic.
15. All Apologies
Je tenais à ce que tu l’apprennes par moi. La date de ton procès est fixée au 20
septembre. Ne t’inquiète pas, tes avocats préparent ta défense.
— Tu vas où ?
Tommy s’arrêta net. Merde ! Il jeta un regard envieux du côté de la porte
du Vesper. Pas de chance, plus que deux pas et il aurait pu être libre.
Malheureusement, Ira sortait justement de son bureau et il venait de le
surprendre en train d’essayer de filer en douce — avant l’heure réglementaire.
Il marqua un temps de pause et prit une grande inspiration avant de lui faire
face.
— Euh… J’ai une réunion, alors…
Il désigna la porte du pouce.
Ira avança lentement pour venir se poster devant lui. Entre ses vêtements
de créateurs qu’il portait comme une armure et son habituelle expression
sévère, il était terriblement impressionnant. Tommy n’avait aucune envie de lui
déplaire. Mais c’était loupé.
— Et cette réunion a un rapport avec ton travail ?
Pas vraiment, songea Tommy. Mais il répondit :
— Bien sûr.
Ira le balaya du regard des pieds à la tête.
— La salle VIP prend forme, dit-il enfin. Tu y es entré récemment ?
Tommy secoua la tête. Le ton d’Ira semblait amical, mais avec lui il ne
fallait jamais baisser sa garde. Ira était un prédateur, on ne savait jamais quand
il attaquerait.
— Tu ne crois pas que tu devrais y jeter un coup d’œil ? Tu es bien le
promoteur de ce club, non ?
Tommy haussa les épaules et fourragea nerveusement dans ses cheveux.
— Je laisse bosser l’artiste parce qu’il veut qu’on lui foute la paix. J’ai déjà
jeté un œil à ce qu’il faisait et ça a l’air génial. Quand il aura terminé, je
n’aurai même plus besoin de faire de la promotion pour attirer du monde.
Le visage d’Ira se ferma.
— Ah oui ? Et pour quoi je te paye, dans ce cas ?
Tommy fit un effort pour se redresser, regarder Ira droit dans les yeux, ne
montrer aucun signe de faiblesse. Avec Ira, le moindre désaccord devenait un
combat — dont l’issue était régie par la loi du plus fort. Et pas de bol, avec sa
remarque sur la salle VIP, il allait prendre cher.
La question d’Ira était tellement légitime que Tommy se l’était posée plus
d’une fois. Il était ravi d’avoir obtenu ce poste, mais depuis que la pièce VIP
était en réfection, il n’avait presque rien à faire. Il en profitait pour s’occuper
de la promotion de sa musique. Evidemment, pas question de l’avouer à Ira qui
aurait été capable de le virer sur-le-champ.
— Je ne sais pas trop ce que vous attendez, murmura-t-il.
Il se rendit compte aussitôt que c’était la pire des réponses. Avec Ira, il
perdait tous ses moyens. C’était humiliant, à la longue.
— Evite d’essayer de deviner ce que j’attends. Tu n’as aucune chance de
tomber juste. Le mieux est de me répondre franchement, même si tu sais que ça
va me déplaire.
Tommy acquiesça. Bon. Maintenant qu’Ira lui avait passé un savon, il allait
peut-être le laisser partir ? Mais non… Il restait planté devant lui, attendant
visiblement des explications.
Il se résigna donc à poursuivre la conversation, tout en jetant de nouveau un
regard désolé du côté de la porte.
— Si vous y tenez, je vais ignorer la pancarte « Ne pas déranger » et entrer
dans la salle VIP pour admirer la fresque.
— Eh bien oui, j’y tiens, rétorqua Ira. Parce que je ne vois pas comment tu
pourrais faire la promotion d’une salle que tu n’aurais pas vue.
Puis il fit volte-face et s’éloigna. Tommy mit quelques secondes à
comprendre qu’il devait le suivre.
Après avoir grimpé l’étroit escalier menant à l’étage, Ira ouvrit la porte de
la future salle VIP sans même frapper et fit signe à Tommy d’y entrer, tout en
guettant sa réaction.
Le spectacle lui arracha tout d’abord un grognement incrédule.
C’était un vrai bordel. Le sol, heureusement bâché, était éclaboussé de
peinture. Les meubles, bâchés eux aussi, entassés contre un mur. Les enceintes
hurlaient un vieux morceau des Rolling Stones que Tommy n’avait pas entendu
depuis longtemps, mais qu’il se promit d’ajouter à sa playlist. Sur les murs, une
débauche de couleurs, impossibles à appréhender d’un seul coup d’œil. Et au
centre de tout ça se tenait le père de Layla, un pinceau à la main, tellement
absorbé par son travail qu’il n’avait pas remarqué leur présence. La fresque
était magnifique, vraiment impressionnante, pleine d’énergie.
Ne trouvant pas les mots pour exprimer son admiration, Tommy laissa
échapper un long sifflement.
— Il est cher, mais je ne regrette pas de l’avoir engagé, commenta Ira en
désignant l’artiste. Tu as une idée de ce que vaudront ces murs quand ce sera
terminé ? C’est un véritable investissement.
Tommy n’avait aucune idée de ce que ça vaudrait car les caprices du monde
de l’Art lui échappaient totalement. Mais il dut reconnaître que cette fresque
était un formidable raccourci en images de l’histoire du rock et un hommage à
la musique en général — à ce qu’elle apportait aux hommes, aux liens qu’elle
créait entre eux. Tout était là, en quelques coups de pinceau. C’était vraiment
ouf.
Tommy avait toujours considéré la musique comme un art supérieur, mais
cette peinture aurait presque pu le faire douter. Peut-être que tous les arts se
valaient. Tout dépendait en fait de l’artiste.
— Monsieur Harrison, appela Ira, qui semblait n’avoir aucun scrupule à
interrompre un artiste en pleine méditation. Je voudrais vous présenter Tommy
Phillips.
Quand Harrison se retourna, Tommy fut une fois de plus frappé par sa
ressemblance avec Layla. Et de se retrouver face à lui réveilla sa culpabilité
vis-à-vis d’elle… Il l’avait lâchement abandonnée.
— Ravi de vous revoir, déclara Harrison en tendant une main pleine de
peinture que Tommy n’hésita pas à serrer.
— Vous vous connaissez ? s’étonna Ira.
On sentait qu’il aurait bien voulu savoir comment et pourquoi. Tommy
n’en fut pas surpris. Ira avait besoin de tout contrôler, de tout prévoir. Rien ne
devait lui échapper. Mais il n’avait pas envie de lui raconter dans quelles
circonstances il avait fait la connaissance de Harrison — le fameux soir où il
avait dû raccompagner Layla chez elle parce qu’elle avait abusé de la tequila la
plus chère du Vesper.
— Oui, il est passé une fois à la maison, répondit Harrison d’un ton neutre.
Il adressa à Tommy un sourire entendu qui fit apparaître des rides autour de
ses yeux bleus.
Le regard calculateur d’Ira passa de l’un à l’autre.
— Bien, dit-il enfin. Nous ne voulons pas vous empêcher de travailler. Je
tenais simplement à ce que Tommy ait une idée de ce que vous faites, puisque
c’est lui qui va s’occuper de la salle VIP quand elle sera terminée.
— C’est vraiment magnifique, déclara Tommy.
Harrison l’impressionnait à la fois parce que c’était un grand artiste et
parce qu’il était le père de Layla.
Harrison le remercia d’un hochement de tête et s’essuya les mains sur son
jean, puis il se remit au travail. Tommy redescendit avec Ira au rez-de-
chaussée.
— Comme j’ai l’impression que tu ne sais pas comment t’occuper, je vais
te confier une mission, déclara Ira. Viens dans mon bureau.
Tommy s’arrêta sur le seuil du bureau en s’efforçant d’afficher un air
détendu, mais à l’intérieur, il trépignait d’impatience : il était sérieusement en
retard à son rendez-vous avec Malina et elle n’était certainement pas du genre à
attendre.
Mais Ira non plus, donc…
Ira sortit une enveloppe d’un tiroir. En contournant son bureau, il se cogna
au tiroir qu’il avait laissé ouvert, en faisant tomber un tas de paperasse qui
s’éparpilla au sol. Il y avait surtout des factures et des bons de commande — et
aussi une feuille plus petite que les autres qui attira l’attention de Tommy parce
qu’on y voyait la caricature d’un chat grimaçant avec une corde autour du cou
et… Il n’eut pas le temps d’en voir plus, car Ira fit un pas en avant pour poser
son mocassin noir Gucci sur le chat.
Comme s’il voulait le cacher.
Etrange.
Tommy scruta le visage d’Ira, mais il était calme et impassible, comme
toujours.
— Dépose ça au Night for Night en passant, ordonna Ira en lui tendant
l’enveloppe. Tu dois la remettre à James en main propre.
L’enveloppe était lourde et épaisse. Pour avoir déjà reçu ce genre de bonus
de la part d’Ira, Tommy devina que c’était du fric. Il se demanda ce que James
avait pu faire — ou ce qu’il était chargé de faire — pour mériter une telle
somme.
Il regarda l’enveloppe, puis le logo Gucci de la chaussure d’Ira qui écrasait
la caricature de chat. Quelque chose le tracassait, mais il n’aurait pas su dire
quoi.
— Ne sois pas en retard pour ta réunion, dit Ira.
Comprenant qu’il s’agissait d’une manière polie de le congédier, Tommy
partit, l’enveloppe sous le bras. Ce n’est qu’en s’installant derrière le volant
qu’il se souvint soudain de la carte dont lui avait parlé Layla, celle qui
accompagnait le journal de Madison.
Mais tu n’as même pas lu la carte ! Il y avait une carte avec la boîte. Une
caricature de chat, la corde au cou et…
Il ne l’avait pas laissé finir, mais le chat qu’elle avait commencé à lui
décrire aurait pu correspondre à celui qu’il venait de voir dans le bureau d’Ira.
Etait-ce Ira qui envoyait à Layla des extraits du journal de Madison ?
Il régla son rétroviseur pour observer l’entrée du Vesper. A présent, il était
tenté de retourner dans le bureau d’Ira sous un prétexte quelconque pour lui
piquer cette feuille et la montrer à Layla.
Ira avait donné du travail à Layla, puis à son père, réglant ainsi pour un
moment leurs problèmes financiers. Il était donc en quelque sorte devenu le
bienfaiteur de la famille Harrison. Comme il était le bienfaiteur d’Aster. Ira
aimait s’entourer de gens qui lui devaient tout et devenaient ainsi totalement
dévoués à sa cause.
Etait-il en train de tisser sa toile autour de Layla ?
Et si oui, dans quel but ?
Tommy était sur le point d’appeler Layla pour lui faire part de ses
soupçons, quand il reçut un texto de Malina. Elle s’impatientait et elle voulait
savoir s’il arrivait bientôt, ou si elle devait annuler leur rendez-vous. Ah non !
Ce rendez-vous était une priorité pour sa carrière.
S’il avait envie de devenir une star, de pouvoir dire un jour à Ira qu’il était
son fils, il n’avait pas de temps à perdre avec les soucis des autres.
Layla le disait elle-même : L.A. était une ville d’ambitieux qui n’avaient
pas le temps de s’occuper de leurs amis — quand ils en avaient.
Il régla son rétroviseur et démarra. Malina l’attendait.
19. Building A Mystery
Aster enfonça un peu plus son chapeau sur sa tête et tenta d’en rabattre les
bords pour mieux dissimuler son visage. Elle était dans sa voiture, devant la
grille de ses parents, mais ils mettaient un temps fou à lui ouvrir. Elle appuyait
nerveusement sur l’accélérateur et la voiture faisait des soubresauts. Autour
d’elle, les paparazzis cognaient aux vitres en hurlant son nom. Horrible ! Quand
la porte s’ouvrit enfin, elle démarra en trombe pour remonter l’allée, soulagée
de laisser enfin derrière elle cette bande de vautours.
Elle pila devant le garage et demeura quelques instants sur son siège,
agrippée au volant, le souffle court. Elle avait besoin de se calmer avant de se
présenter devant ses parents. Ils avaient accepté de la voir et elle tenait à leur
faire bonne impression.
Elle pouvait y arriver.
Elle allait y arriver.
Au bout d’un moment, elle se décida à sortir de la voiture et avança d’un
pas résolu dans l’allée pavée, en se demandant qui viendrait l’accueillir. Sans
doute la femme de ménage ou Nanny Mitra… Elle aurait préféré Javen. Elle
avait bien besoin de voir un visage amical.
Quand elle sonna, le battant s’ouvrit presque aussitôt sur… son père !
Elle se jeta dans ses bras.
Il referma la porte du pied et lui rendit son étreinte, mais avec raideur, sans
la moindre tendresse, aussi elle se repoussa de lui, en essuyant du revers de la
main les larmes d’émotion qui roulaient sur ses joues.
— Bonjour, papa, murmura-t-elle.
Il lui répondit par un regard plein de tristesse.
Par-dessus son épaule, elle aperçut sa mère qui se tenait un peu plus loin et
la saluait d’un signe de tête, digne et distante, comme toujours. Au pied de
l’escalier, Nanny Mitra semblait aussi froide et sévère que sa mère, et elle
décida de l’ignorer. Nanny Mitra ne l’avait pas soutenue depuis le début de
cette affaire et elle lui en voulait. Personne n’osait rien dire, ils étaient tous là,
plantés dans l’entrée, à se regarder dans le blanc des yeux. Heureusement,
Javen descendit l’escalier et vint droit sur elle.
Ils avaient décidé de faire comme s’ils ne s’étaient pas vus depuis sa sortie
de prison, aussi elle le serra passionnément dans ses bras en lui ébouriffant les
cheveux, jusqu’à ce qu’il lui murmure :
— Merde, Aster, n’en fais quand même pas trop…
Elle le relâcha aussitôt.
Avant de venir, elle avait longuement réfléchi à ce qu’elle allait dire, mais
à présent elle avait la tête vide et ne se souvenait plus du discours qu’elle avait
préparé. Des excuses auraient pu faire une bonne entrée en matière, mais elle
préféra s’abstenir. Au point où ils en étaient, ça n’aurait servi à rien.
— Allons dans le salon, proposa sa mère d’une voix sèche et autoritaire.
Puis elle s’adressa à Javen :
— Retourne dans ta chambre.
— Mais maman…
Aster lui adressa un regard qui le fit taire. Un refus de sa part n’aurait fait
qu’énerver leur mère et elle l’était déjà suffisamment comme ça.
Elle le suivit des yeux tandis qu’il grimpait l’escalier lentement, suivi de
près par Nanny Mitra. Puis elle emboîta le pas à sa mère, les yeux fixés sur ses
chaussons Chanel noirs. Dans le salon, elle s’assit à la place qu’elle lui désigna,
dans l’immense canapé garni de coussins de soie, aussi raide et peu accueillant
que la maîtresse de maison. Le salon n’avait par ailleurs rien de chaleureux, il
était décoré pour impressionner les visiteurs, surchargé de meubles imposants
et d’antiquités de prix.
Aster attendit que sa mère s’installe dans un des fauteuils à haut dossier et
lui laissa le soin d’engager la conversation.
— Nous avons été très choqués d’apprendre par la télévision que tu étais
sortie de prison. Nous aurions dû être les premiers prévenus.
Aster baissa la tête et contempla ses mains. Elle s’était attendue à ce
reproche auquel elle ne pouvait pas répondre franchement sans être blessante.
Elle opta donc pour un demi-mensonge.
— J’avais besoin de temps pour réfléchir à tout ça, dit-elle enfin. Et je me
suis dit que vous aussi.
Sa mère inclina la tête de côté en prenant un air sceptique. Son père fit la
moue. Il était debout derrière le fauteuil de sa femme, une main posée sur son
épaule, comme pour montrer qu’il faisait bloc avec elle. Ils paraissaient
tellement froids et distants qu’Aster regretta d’être venue. On ne pouvait pas
discuter avec eux. Mieux valait partir avant que ça ne dégénère. Elle se leva.
— Nous avons vu ton interview, déclara soudain son père.
Aster s’arrêta net dans son élan, entre debout et assise.
— Tu t’en es très bien sortie, avec cette journaliste. J’étais fier de toi.
Aster reprit lentement sa place. Peut-être pouvait-elle rester, après tout…
La déclaration de son père lui faisait tellement plaisir qu’elle en aurait
presque pleuré de joie, mais elle se borna à acquiescer d’un signe de tête.
— Nous savons que tu n’es pas coupable, Aster.
Cette fois, c’était sa mère qui venait de parler et Aster se demanda si elle
avait bien entendu. Elle s’était attendue à tout, sauf à ça. Sa mère ne la croyait
donc pas capable des pires atrocités ? Pourtant, depuis qu’elle l’avait vue
rentrer à l’aube avec des vêtements empruntés à un garçon, elle semblait la
considérer comme une moins que rien.
— Mais ça n’excuse pas tout le reste. Ce que tu as fait. Ce que tu nous as
fait subir.
Aster se tassa sur le canapé. Elle avait fait beaucoup de mal à ses parents,
mais malheureusement elle ne pouvait pas revenir en arrière. Il ne lui restait
plus qu’à se tenir à distance pour leur épargner le lamentable spectacle de sa
déchéance et les protéger des paparazzis. Ils auraient déjà leur dose avec le
procès qui allait les éclabousser — beaucoup plus encore qu’ils ne
l’imaginaient.
Cette visite était la dernière. Elle ne reviendrait dans cette maison que
lorsque ses problèmes seraient réglés. Peut-être jamais…
Son père tapota l’épaule de sa mère pour tenter de la calmer, mais, comme
d’habitude, celle-ci refusa de se laisser museler.
— Les résultats scolaires de ton frère ont baissé, nous sommes
continuellement assaillis par des journalistes qui essayent d’entrer dans la
propriété, les ventes de notre société sont en chute libre.
— Quand même pas en chute libre, corrigea son mari.
Mais elle secoua la tête.
— Nos affaires vont mal, un point c’est tout.
Aster avala sa salive, ne sachant plus que dire. Elle n’avait pas à les
convaincre de son innocence, puisqu’ils en étaient déjà convaincus. Quant au
reste, oui, elle était responsable, impossible de le nier.
Sauf peut-être pour les résultats scolaires de Javen, dont la baisse était due
au fait qu’il séchait les cours pour s’éclater avec son petit copain. Sa mère
exagérait de lui mettre ça sur le dos. Et en plus, elle ne pouvait pas se défendre
sans trahir Javen.
— Je sais maman, murmura-t-elle d’un ton contrit. Mais qu’est-ce que je
peux faire ?
— Commence par rentrer à la maison, répondit son père d’un ton suppliant.
On sera plus tranquilles si tu es là. Au moins on pourra veiller sur toi.
Aster en fut émue jusqu’aux larmes. Mais ça n’entama pas sa
détermination.
— Vous trouvez que les paparazzis vous harcèlent ? Si je reviens vivre chez
vous, ça sera cent fois pire. Je ne peux pas effacer ce que j’ai fait, mais je peux
au moins essayer de vous ménager en prenant mes distances avec vous.
— J’ai engagé une équipe d’avocats, protesta son père.
Il lâcha l’épaule de sa femme et se rapprocha d’Aster.
— Ils veulent te rencontrer. Ils pensent que tu devrais plaider coupable
pour éviter la peine de mort.
Aster tressaillit. Elle n’en croyait pas ses oreilles.
— Plaider coupable ? Mais je suis innocente !
— La question n’est pas là, riposta sa mère. La partie civile va demander la
peine de mort et le seul moyen de l’éviter, c’est de plaider coupable.
Aster en resta bouche bée. Ils semblaient persuadés que leur stratégie
pourrie était la bonne ! Elle était innocente et elle tenait à le clamer.
— En plaidant coupable, tu t’en tirerais avec de la prison ferme, insista son
père. Ensuite, tu pourrais faire une demande de remise en liberté pour bonne
conduite. Tu serais sortie de prison au bout de quelques années.
— Quelques années ? Et je sortirai à quel âge, papa ? A quatre-vingts ans ?
Elle secoua la tête. Elle refusait tout simplement d’envisager une chose
pareille. Elle avait passé une semaine cauchemardesque en détention provisoire
et ce n’était rien comparé à ce qui l’attendrait dans une prison d’Etat.
— Non, répéta-t-elle d’une voix tremblante d’émotion. Hors de question.
Elle se leva.
— Je suis désolée, mais je peux pas. Je vais me battre. Je refuse de plaider
coupable pour un crime que je n’ai pas commis.
— Aster, je t’en prie, ne sois pas aussi naïve…
Mais Aster n’écoutait plus, elle avait déjà tourné le dos et traversait le
précieux tapis persan tissé à la main que plusieurs générations d’Amirpour
avaient foulé avant elle. Aveuglée par ses larmes, elle quitta le salon.
— Accepte au moins de parler à nos avocats, supplia son père qui l’avait
suivie dans le hall d’entrée.
Elle s’arrêta, la main sur la poignée de la porte. Comme d’habitude, ses
parents croyaient bien faire. Ils étaient paniqués et cherchaient un moyen de
mettre fin à ce cauchemar. Mais la peur n’était pas bonne conseillère. Ce qu’ils
lui demandaient était tout simplement impensable. Elle avait encore un peu
plus d’un mois pour avancer dans son enquête et prouver son innocence.
— J’ai déjà des avocats, rétorqua-t-elle. De très bons avocats. C’est Ira qui
les a engagés.
— Et comment vas-tu lui rembourser ce qu’il fait pour toi ? demanda sa
mère.
Son expression méfiante en disait long et son regard encore plus. Aster se
sentit frémir. Elle s’était posé la même question des centaines de fois, sans
trouver de réponse.
— C’est beaucoup vous demander, mais j’ai besoin que vous me fassiez
confiance. Je sais ce que je fais, même si les apparences sont contre moi.
Ses parents restèrent de marbre, retranchés et unis dans leur silence. Voyant
qu’elle n’obtiendrait pas mieux de leur part, elle les embrassa brièvement et
retourna à sa voiture.
La journée avait pourtant commencé sur une note positive. Grâce à Layla,
elle avait réussi à trouver le courage de visionner le DVD jusqu’au bout. Il n’y
avait en fait que six minutes d’enregistrement, six minutes d’un strip-tease
mortifiant. Et ensuite, comme elle ne tenait plus debout, on avait cessé de
filmer. Elle s’était sentie horriblement gênée de regarder ça avec Layla, mais
ensuite, comme Javen leur avait confirmé que personne d’autre n’était entré ni
sorti de l’appartement, elles avaient pu conclure de façon certaine qu’elle
n’avait pas été violée. Elle s’était sentie libérée d’un poids. Pour la première
fois depuis le début de cette lamentable affaire, elle avait entrevu une lueur
d’espoir.
Mais cette visite chez ses parents venait de la replonger dans les
profondeurs familières du désespoir. Elle ne se sentait même pas capable
d’apprécier la beauté du ciel étoilé.
Elle devait se ressaisir. Et vite. Elle avait rendez-vous avec Ira pour parler
de la soirée de lancement prévue ce week-end. Il voulait qu’elle profite de cet
événement pour faire sa première apparition publique. D’après lui, l’opinion
des gens commençait à basculer en sa faveur depuis l’interview de Trena et se
montrer à cette soirée ne pouvait qu’accentuer cette tendance. Et puis autant ne
pas se voiler la face : sa présence lui ferait de la pub. Comme toujours, il
pensait avant tout à lui.
Elle mit le moteur en marche. Avec son procès qui approchait, l’idée d’Ira
lui faisait perdre doublement son temps — parce qu’elle n’avait pas envie de
s’exhiber dans une soirée et parce qu’elle avait beaucoup plus important à faire.
Mais elle n’était pas en position de lui refuser une faveur. En acceptant son aide
pour préserver un peu ses parents, elle avait accepté d’avoir une grosse dette
envers lui, pour le meilleur ou pour le pire.
22. Ex’s & Oh’s
Contrairement aux invités, Layla n’était pas là pour s’amuser, mais pour
bosser. Elle était arrivée très tôt sur place. Emerson l’avait accueillie à la porte
pour lui rappeler qu’elle devait rester jusqu’au bout et surveiller que tout se
déroulait comme prévu. Elle prenait son rôle très au sérieux.
Mais il ne lui avait pas fallu une heure pour comprendre que c’était
mortellement ennuyeux, encore plus que d’organiser les soirées du Jewel et de
faire le clown pour les clients, ce qui n’était pas peu dire.
La soirée avait en tout cas du succès. De ce côté-là, elle pouvait être
tranquille.
Il y avait du beau monde — athlètes, acteurs, musiciens, mannequins. La
bloggeuse en elle frétillait à l’idée de tous les articles qu’elle aurait pu écrire.
Mais Emerson en personne l’avait prévenue, pas de potins sur son blog, elle
pouvait parler de la fête à condition de dire que tout était parfait. Et pour les
photos, elle n’aurait droit qu’aux photos officielles et approuvées : interdit
d’utiliser les siennes. En d’autres termes, on l’encourageait à publier un article
conventionnel, chose qui bien entendu ne l’intéressait pas.
Elle avait déjà fait plusieurs fois le tour des lieux. Le salon des cadeaux
rencontrait un franc succès et ne manquait pas de serveuses super sexy qui
circulaient avec des plateaux de tequila Unrivaled, ce qui semblait ravir les
invités mâles. Côté piste de danse, le DJ était parfait et, la tequila aidant, les
gens se déchaînaient. Il y avait aussi un mini-golf, un bowling, une salle de
jeux équipée de tables de billard mauves et de flippers vintages, tellement de
bars qu’elle avait renoncé à les compter, et une multitude de chambres qui
seraient probablement utilisées à un moment ou à un autre, pour coucher les
invités trop soûls, ou pour d’autres activités plus festives.
Il y avait même un fumoir où l’on offrait des cigares — cubains, d’après la
rumeur. La dernière fois qu’elle y avait passé la tête, elle avait aperçu son père,
entouré d’un nuage de fumée nauséabonde, en compagnie d’une inconnue qu’il
avait fait asseoir sur ses genoux. Premièrement, son père ne fumait pas.
Deuxièmement, elle ne l’avait jamais vu draguer une femme et encore moins
faire ce qu’il était en train de faire avec la blonde. Et le pire dans tout ça,
c’était qu’elle avait l’impression que son comportement de débauché était dû à
la mauvaise influence d’Ira.
Elle ne voyait presque plus son père depuis qu’il peignait cette fresque au
Vesper. Il ne rentrait à la maison que quelques heures dans la journée, pour
dormir, et passait ses nuits à travailler. Elle se faisait du souci pour lui parce
qu’il tirait trop sur la corde. Mais ça, ce qu’elle venait de voir dans le fumoir,
c’était plus qu’inquiétant. Depuis qu’Ira avait approché son père, elle ne le
reconnaissait plus.
D’un autre côté, il avait peut-être simplement besoin de se lâcher, de
s’éclater un peu. Pour une fois qu’il sortait…
Elle décida donc d’éviter le fumoir et d’oublier son père.
Elle parcourut du regard la vaste pelouse sur laquelle on avait monté une
scène. Un des esclaves d’Ira était en train d’y installer un micro, signe que
celui-ci n’allait pas tarder à faire son petit discours.
Ensuite ce serait le tour de Tommy.
Le nom de l’artiste qui allait se produire était encore un secret pour les
invités. Malina avait beaucoup insisté là-dessus. Elle ne voulait pas annoncer
Tommy Phillips car elle craignait que les gens n’aient sur lui un a priori
défavorable à cause du rôle qu’il avait joué dans l’affaire Madison. Par contre,
elle était certaine que tout le monde serait sous le charme dès qu’il
commencerait à chanter et que ça ferait oublier tout le reste.
Le raisonnement se tenant, Layla avait accepté.
Elle avait tout de même longtemps hésité à programmer Tommy, mais pas
à cause du scandale Madison, comme le croyait Malina. Tommy était un salaud
et elle aurait bien voulu le priver de ce contrat, rien que pour le punir d’avoir
abandonné Aster. Mais son éthique avait pris le dessus. Il travaillait dur, il
écrivait de belles chansons, il méritait qu’on lui donne sa chance. Quant à son
attitude avec Aster, il n’avait qu’à se débrouiller avec sa conscience.
Et puis s’il faisait un tabac, comme le prévoyait Malina, Ira serait content
et la féliciterait. Dans le cas contraire, elle serait tenue pour responsable et
probablement virée, mais elle s’en foutait parce qu’elle en avait plus que marre
de bosser pour Unrivaled.
Tout en réfléchissant, elle continuait à circuler parmi les invités. Tiens,
Trena était là, accoudée à un bar, en grande conversation avec James. Ira allait
et venait, égal à lui-même, calme et posé, en maître des lieux. Quand elle croisa
son regard bleu acier, elle eut une drôle de sensation : ce regard lui rappelait
soudain quelqu’un, mais elle n’aurait pas su dire qui. Elle aperçut aussi
Tommy, en train de discuter avec une blonde pulpeuse archi vulgaire, vêtue
d’une robe minimaliste qui menaçait de craquer aux coutures. En plus d’être un
salaud, il avait mauvais goût.
Elle n’avait pas encore repéré Aster et Ryan. Elle comprenait qu’ils n’aient
pas envie de se montrer, mais Ira comptait sur leur présence et il ne serait pas
aussi indulgent qu’elle. S’ils lui faisaient faux bond, il le saurait et il ne le leur
pardonnerait pas.
En tout cas, il y avait de l’ambiance… Autour d’elle, les gens riaient et
parlaient, ils avaient l’air d’apprécier la fête. Soudain, elle entendit qu’on
l’appelait et chercha du regard une tête connue. Pas de chance, c’était Emerson
qui venait vers elle. Tout sourire. Son air aimable était tellement inhabituel
qu’elle se demanda ce que ça cachait. Il était accompagné de Priya, la nouvelle
assistante de Trena, laquelle affichait aussi un sourire de circonstance, mais en
la fixant d’un regard froid et dur, presque méchant.
— Priya, je te présente Layla, déclara Emerson tout en désignant Layla. Je
t’ai parlé d’elle…
Layla se demanda ce qu’Emerson avait pu raconter à Priya à son sujet…
Son comportement était bizarre. Il lui parlait comme s’ils étaient de vieux
amis, alors qu’au bureau il était infect. Sans doute cherchait-il à donner à Priya
une bonne image d’Unrivaled en lui montrant qu’il y avait une superambiance
entre les employés.
Elle décida de s’aligner sur son professionnalisme.
— Il t’a parlé de moi ? demanda-t-elle avec un petit sourire amusé. C’est
vrai qu’il me connaît bien, on travaille ensemble toute la journée.
Avant de répondre, Priya la balaya du regard des pieds à la tête, lentement,
comme pour la jauger. Elle commença par ses sandales à lanières, s’arrêta sur
le décolleté de sa robe bustier, puis sur son maquillage.
— Il m’a dit que tu tiens un blog qui marche très bien, mais je le savais
déjà, dit-elle enfin. Je fais même partie de tes lectrices. Tu as posté un drôle de
message en vers, l’autre jour. Et depuis, plus rien. Comment ça se fait ?
La question n’avait rien d’extraordinaire, mais le ton et le regard
inquisiteur de Priya laissèrent Layla songeuse. Elle remarqua également que le
sourire d’Emerson s’était brusquement crispé.
— Je fais simplement une pause, répondit-elle. Et toi, ça se passe bien avec
Trena ?
— Vous vous connaissez ? s’étonna Emerson.
— Pas vraiment, répondit Priya, avec une précipitation plutôt louche.
— Eh bien, je me sens un peu bête, commenta Emerson en riant.
Son rire sonnait faux. Tout comme cette conversation.
— On travaille toutes les deux pour Trena, précisa Priya.
Layla fronça les sourcils. Priya savait parfaitement qu’elle ne travaillait
pas pour Trena, pourquoi éprouvait-elle le besoin de mentir ?
— Pas du tout, corrigea-t-elle sans chercher à dissimuler son agacement.
Priya inclina la tête en fronçant les sourcils, comme si la réponse la
plongeait dans la plus grande perplexité. Layla espéra qu’elle était meilleure
assistante qu’actrice.
— Désolée, dit enfin Priya. Il me semblait qu’elle m’avait dit que tu étais
une de ses sources, mais j’ai dû mal comprendre.
Elle prit Emerson par le bras et Layla se demanda s’ils étaient en couple.
Ça ne la regardait pas et en d’autres circonstances elle ne se serait même pas
posé la question, mais elle aurait bien voulu savoir si ces deux-là étaient de
mèche contre elle. En tout cas, il y avait quelque chose de louche dans cette
conversation. Emerson était tout miel, Priya prêchait le faux pour savoir le vrai
— car Trena ne parlait sûrement pas de ses sources à une assistante qu’elle
venait d’engager. Bref, Emerson et Priya la faisaient flipper et elle avait hâte de
s’en débarrasser.
— Bon, je dois…
Elle montra du pouce une direction derrière elle et partit sans leur laisser le
temps de réagir.
Pourquoi s’intéressaient-ils à son blog ? Est-ce que ça avait un rapport avec
les messages anonymes qu’elle recevait en ce moment ? La question méritait
réflexion.
Elle reprit donc sa ronde d’inspection parmi les invités, en essayant de se
débarrasser des mauvaises ondes de Priya et d’Emerson. La plupart des gens
étaient en couples, ou en train de flirter. Ils finiraient la nuit dans un lit. Même
son père allait sûrement… Elle secoua la tête. Elle s’était promis de ne plus
penser à son père et à la blonde. Ça lui donnait envie de vomir.
Mais au milieu de tous ces joyeux couples, elle se sentit brusquement très
seule. C’était tellement bon d’avoir un compagnon, quelqu’un à désirer,
quelqu’un à qui se confier, avec qui tout partager. Elle songea à Mateo, qu’elle
avait laissé partir sans se battre. Il lui arrivait de le regretter.
Instinctivement, elle chercha son téléphone. Elle avait envie de lui envoyer
un texto, avec une photo et un commentaire qui le ferait rire. Mateo méprisait
plus que tout ce genre de fêtes et il comprendrait l’ironie. Il comprendrait aussi
qu’elle pensait à lui et qu’elle avait envie qu’ils restent au moins amis. Elle prit
donc une photo de la piscine, le coin le plus kitsch, où des mannequins en
bikini flottaient sur de grandes bouées blanches et dorées en forme de cygne, et
la lui envoya avec ce message :
#Pêche au cygne/Servez-vous.
Mais après avoir appuyé sur envoi, elle commença à stresser. C’était peut-
être une erreur. Mateo risquait de ne pas apprécier et de l’envoyer bouler. Pour
tromper son angoisse, elle se servit un verre de tequila qu’elle vida d’un trait.
Deuxième erreur en moins d’une minute. Sa dernière expérience avec la tequila
ne s’était pas bien terminée. Elle se promit de s’en tenir à ce verre.
Un remue-ménage du côté de la scène attira son attention. Ira se préparait
visiblement à prendre le micro. Bon, c’était le moment de rejoindre les
membres de l’équipe marketing, au premier rang, sur la ligne de touche, pour
soutenir Ira, donner le signal des applaudissements, rire le plus fort possible à
ses blagues. Elle fit quelques pas en direction de la scène. Puis elle s’arrêta net.
Elle ne pouvait pas y aller. Parce que, là-bas, elle venait de voir Mateo, son
Mateo. En train d’embrasser Heather Rollins.
Elle crut d’abord qu’elle se trompait, mais non, c’était bien lui. Ira avait
commencé son discours, mais elle ne l’entendait pas. Tout s’était mis en pause
autour d’elle, sauf Heather et Mateo qui continuaient à s’embrasser à pleine
bouche, devant tout le monde. C’était limite écœurant. Franchement, ils
n’avaient même pas honte.
Puis Heather s’écarta de Mateo et lui murmura quelque chose à l’oreille,
tout en regardant vers elle. Il se retourna aussitôt et se décomposa en la voyant.
Bien sûr, il était mort de honte.
Elle eut l’impression qu’elle allait vomir et darda ses yeux de tous côtés, à
la recherche d’une issue. Mais le mur de gens qui l’entouraient rendait toute
fuite impossible.
Ira fit une plaisanterie et tout le monde se mit à rire.
Layla n’avait plus qu’une idée en tête : se réfugier dans une salle de bains
et s’y enfermer. Heather et Mateo. Elle n’arrivait pas à y croire. Elle venait de
trouver une brèche dans la foule et tentait de s’y faufiler, quand une main la
saisit par le poignet.
Heather.
— J’ai une info pour toi, chantonna-t-elle avec son habituelle voix
précipitée. Tu tiens toujours ton blog ?
Layla chercha quelque chose à répondre, mais elle avait la tête vide. Elle
était blessée, sonnée, complètement paumée. Et ça devait se voir.
Mais Heather poursuivit, comme si de rien n’était.
— Le beau gosse que voici débute une grande carrière dans le mannequinat
et dans la pub ! annonça-t-elle en montrant Mateo. Si tu publies ça sur ton blog
ce soir, tu auras de l’avance sur tout le monde. C’est cool, non ?
Layla n’avait qu’une envie, prendre la fuite. Mais son cerveau était
incapable de mettre ses jambes en mouvement. Elle était en état de choc.
Heather continuait à parler, en souriant et en agitant les mains. Elle en
faisait des tonnes.
— Je te présente le prochain top model le plus en vue des Etats-Unis !
s’exclama-t-elle d’un ton triomphant, comme si elle présentait une voiture
destinée à être le premier prix d’un concours.
Layla déglutit pour faire descendre le nœud qu’elle avait dans la gorge et
chercha le regard de Mateo, exploit qui acheva de la vider de ses forces.
— Félicitations, bredouilla-t-elle d’une voix rauque. C’est… euh… c’est
formidable.
Mateo n’avait pas perdu de temps. Aux dernières nouvelles, il détestait
Heather, les starlettes hollywoodiennes trop superficielles, et le milieu pourri
du showbiz en général. Et aujourd’hui, il portait un jean et un T-shirt de
marque. Et un borsalino. Un borsalino ! Par cette chaleur !
Elle tourna les talons sans même dire au revoir.
— Layla…, appela Mateo.
Mais elle ne l’entendit même pas.
24. Drink You Away
Tommy avait invité Tiki à la fête d’Ira, une erreur qu’il regrettait déjà. Il
connaissait à peine cette fille, elle n’était pas sa petite copine et elle ne le serait
jamais. La vérité c’était qu’il ne savait même pas pourquoi il avait fait ça, à
part sans doute pour meubler au petit déjeuner un silence qui devenait vraiment
pesant car ils n’avaient rien en commun et rien à se dire. C’était le premier truc
qui lui était passé par la tête. Et bien sûr, elle s’était empressée d’accepter en se
déclarant absolument raaavie de venir assister à ses débuts. Merde. Dire qu’il
aurait pu s’en débarrasser en lui promettant de la rappeler…
Et en plus, elle était vraiment lourde.
Dans la limousine que lui avait envoyée Malina pour se rendre à la soirée,
elle n’avait pas arrêté de s’allonger sur les immenses banquettes pour prendre
des selfies dans des poses provocantes. Il avait fait de son mieux pour l’oublier
et se concentrer. Il allait se produire devant les célébrités d’Hollywood, ceux
qui décidaient des tendances, ceux dont l’opinion comptait — ceux qui avaient
le pouvoir de le descendre ou de lancer sa carrière.
Ça le dérangeait un peu de penser qu’il devrait pour toujours ce premier
concert à Layla. N’empêche, elle avait été sympa d’accepter, elle n’était
vraiment pas rancunière. Quand Malina lui avait expliqué qu’elle négociait son
premier contrat avec Layla Harrison, il avait cru que c’était foutu. Il avait dû
faire une drôle de tête, parce que Malina lui avait demandé si ça lui posait un
problème. Et quand il avait répondu oui, elle s’était mise en colère :
— Tu n’es pas en position de te faire le difficile et encore moins de faire
des ennemis en refusant un contrat.
Ce à quoi il avait rétorqué :
— Des ennemis, j’en ai plein. Depuis le scandale de l’affaire Madison, je
n’ai même que ça. Mon nom risque de faire fuir les invités.
— T’inquiète pas, je gère, avait assuré Malina.
Son idée, c’était qu’il serait annoncé sur le programme comme une
surprise, avec la mention « Artiste invité ».
Il lui avait fait remarquer que cette ruse minable allait se retourner contre
eux. On se servait en général de cette formule pour une grande star, comme
Bono ou Springsteen, et le public serait déçu en voyant un inconnu.
— Tu n’es pas un inconnu, avait-elle rétorqué. Le public n’aura pas le
temps d’être déçu, il sera séduit par ta musique. Je connais mon boulot, fais-
moi confiance.
Puis elle l’avait regardé fixement, comme pour lui faire comprendre qu’il
n’était pas non plus en position de discuter les propositions d’une pro.
Et c’était vrai, elle gérait, parce qu’elle ne s’était pas trompée. Il venait de
finir son tour de chant, et ça s’était super bien passé. Il était survolté. Il y avait
bien eu un petit silence gêné quand il était monté sur scène, mais ça n’avait pas
duré. La foule n’avait pas tardé à oublier qui il était. On l’avait applaudi et il
avait eu un rappel.
Quelqu’un lui tendit une bouteille d’eau, quelqu’un d’autre un verre de
tequila, et ensuite il se retrouva entouré par un groupe de mannequins et
d’actrices — autrement dit par les femmes inaccessibles qui avaient autrefois
peuplé ses rêves. Sauf que cette fois, elles étaient là, devant lui, à s’extasier sur
son talent. De son côté, Malina était assaillie par des programmateurs qui
réclamaient un rendez-vous.
Tiki continuait à s’accrocher à son bras en prenant des airs de propriétaire
— manœuvre qui en avait découragé quelques-unes, mais pas toutes. Ce
comportement l’agaçait prodigieusement, mais bon, tant pis pour lui, il l’avait
invitée, il n’avait plus qu’à la supporter. Pour ce soir.
Heureusement, Malina eut la bonne idée de la présenter à un acteur que la
rumeur disait célibataire depuis peu, et profita de ce qu’elle engageait la
conversation avec celui-ci pour attirer Tommy à l’écart.
— Tu es prêt à laisser tomber ta petite copine ? lui demanda-t-elle.
Tommy haussa les épaules. Tiki n’était pas sa petite copine et vu les
regards de braise qu’elle lançait à l’acteur célibataire, elle n’aurait pas le cœur
brisé s’il lui annonçait que c’était fini entre eux.
— Très bien, approuva Malina. Il vaut mieux que tes fans pensent que tu es
un cœur à prendre. Tu vas conquérir toutes les filles du pays, tu peux me croire.
— Seulement celles du pays ? Pourquoi se limiter ?
Malina sourit.
— Il n’y a pas si longtemps, elles voulaient ta peau, alors on va avoir du
boulot pour améliorer ton image. Mais ça se passera très bien si tu me fais
confiance.
Tommy acquiesça. Il était d’accord, pas de problème.
— Est-ce que tu sais si Ira a aimé mes chansons ? demanda-t-il en essayant
de maîtriser le tremblement de sa voix.
L’opinion d’Ira comptait beaucoup pour lui. Beaucoup trop.
— D’après mes espions, il a eu l’air d’apprécier.
Tommy fronça les sourcils.
— Ça m’étonnerait que tes espions aient pu voir ça. Même quand il
apprécie, Ira ne le montre pas.
— Tu vas pouvoir lui poser directement la question, répondit Malina avec
un petit sourire.
Tommy fit volte-face. Ira était derrière lui.
— Ta présence sur scène était une surprise, déclara tranquillement Ira. Et je
n’aime pas les surprises.
— Oui, je suis au courant, rétorqua Tommy.
Impossible de savoir s’il était vraiment mécontent ou s’il faisait la
remarque juste pour le principe. Comme d’habitude, son visage était un masque
impénétrable.
— C’est ma soirée de lancement, poursuivit Ira. Ça fait des semaines que je
la prépare. Et vous deux, vous avez réussi à en profiter.
Malina ouvrit la bouche pour protester, mais Tommy la prit de vitesse.
— J’ai saisi ma chance quand elle se présentait. C’est bien ce que vous
avez toujours fait, non ?
Il fut tenté d’ajouter « Papa » à la fin de sa phrase, mais si Ira n’aimait pas
les surprises, il n’aurait pas apprécié celle-là. Pas ce soir en tout cas. De plus,
Tommy ne se sentait pas encore prêt pour la grande révélation. Sa carrière ne
faisait que commencer. Il avait encore une longue route devant lui avant de
pouvoir se présenter comme une star devant son père.
Ira serra les dents et contempla les lumières de la ville au loin.
— Tu es content ? demanda-t-il enfin en se tournant vers Tommy. Ton rêve
se réalise. Ça te fait quel effet ?
Ira était vraiment furieux, pas de doute. Il considérait que Tommy lui avait
volé la vedette. En quelque sorte, c’était un compliment. Il n’obtiendrait pas
mieux pour ce soir et décida de s’en contenter.
— Je suis très loin d’avoir réalisé mon rêve, répondit-il en vidant un verre
de tequila. Mais quand ce sera le cas, je n’oublierai pas de vous dire quel effet
ça me fait.
Il aperçut Layla à l’autre bout de la pelouse. Elle était seule, un verre de
tequila à la main, dans une super petite robe bustier rouge qui lui allait super
bien. Il décida de la rejoindre.
— Et au fait, félicitations pour cette soirée très réussie, lança-t-il à Ira en
s’éloignant.
En s’approchant de Layla, il vit qu’elle avait les yeux pleins de larmes,
mais la connaissant, il n’osa pas en parler et décida de faire comme s’il n’avait
rien remarqué.
— Il paraît que c’est toi que je dois remercier pour ce contrat, lui dit-il en
l’abordant avec un grand sourire.
Comme elle ne répondait pas, il prit le parti de la franchise.
— Quelque chose me dit que tu n’es pas en train de boire pour fêter une
bonne nouvelle, ajouta-t-il en regardant fixement le verre qu’elle serrait dans sa
main.
— Pas grave. Bonne ou mauvaise nouvelle, l’alcool fait toujours le même
effet.
Il ne trouva rien à répondre. Il aurait voulu s’excuser pour son attitude au
café la dernière fois, mais il se tut. Le moment était mal choisi.
— Mateo et moi, c’est fini, expliqua Layla.
Elle avait lâché la phrase d’une traite, comme si elle voulait s’en
débarrasser, se délester d’un fardeau.
— On dirait que tu n’es pas vraiment surpris, ajouta-t-elle comme il ne
répondait rien.
Il haussa les épaules. Il avait entendu dire que Mateo et Heather se
montraient souvent ensemble et ça lui avait fait de la peine pour Layla. Mais
d’un autre côté, il s’en était réjoui… Si Layla n’avait plus de mec, il avait peut-
être ses chances. Evidemment, il se garda bien de le dire.
— Tu tiens le choc ? demanda-t-il.
Elle acquiesça avec assurance, mais il ne fut pas dupe. Elle était
complètement effondrée, ça crevait les yeux.
— Ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants, c’est dans les films et
les livres, soupira-t-elle. Dans la vie, il y a un début et une fin. « Pour
toujours », ça n’existe pas.
Tommy lui lança un regard sceptique.
— Le happy end hollywoodien, tu n’y crois pas ?
Elle le regarda droit dans les yeux et il eut l’impression qu’un courant
d’énergie circulait entre eux. Mais sans doute n’était-ce qu’une impression.
— Quand j’étais petite, je trouvais dommage que Cendrillon épouse le
prince. Je me disais qu’à sa place, j’aurais fait semblant de ne pas réussir à
enfiler la pantoufle de vair. Alors tu vois…
Il ne put s’empêcher de sourire. Autour d’eux, la fête battait son plein, mais
il l’avait presque oubliée. Il ne voyait plus que le beau visage de Layla à
quelques centimètres du sien.
— En tout cas, félicitations ! murmura-t-elle.
Elle leva son verre et le vida d’un trait.
— L’alcool fait son effet ? demanda Tommy.
— Encore trop tôt pour le dire. Et ta copine, elle est où ?
Elle promena son regard autour d’eux, comme si elle essayait de repérer
Tiki, mais autant chercher une aiguille dans une botte de foin.
— La dernière fois que je l’ai aperçue, elle était en train de faire de l’œil à
un mec plus célèbre que moi.
— Ici, elle n’a que l’embarras du choix.
Il ne put s’empêcher de rire.
— D’après Malina, je dois rester célibataire pour avoir plein de fans.
— Et ça ne te dérange pas qu’elle se mêle de ta vie privée ?
— M’en fous. Ça me donne une excuse pour ne pas m’engager. De toute
façon, Tiki ne m’intéressait pas.
— Tiki ? répéta Layla avec un sourire en coin.
— Te moque pas. C’est pas moi qui ai choisi son prénom.
Layla éclata de rire. Tommy commença à se détendre. C’était bon d’être de
nouveau ami avec elle. Sa présence lui avait manqué. Leurs plaisanteries aussi.
Une serveuse passa auprès d’eux. Tommy lui prit deux verres.
— T’en as bu combien ? demanda-t-il.
Elle prit le temps de réfléchir, puis agita deux doigts.
— Parfait, répondit-il en lui tendant un verre. Tu as encore de la marge.
D’après mes souvenirs, tu commences à être abordable à partir du quatrième.
Il chercha son regard et constata avec plaisir qu’elle souriait.
— A Ira, lança-t-il en trinquant avec elle. C’est à lui qu’on doit tout ça.
— A Ira ! répondit Layla.
Elle portait son verre à ses lèvres quand les lumières s’éteignirent
brusquement.
25. The Killing Moon
Layla n’arrivait pas à fermer l’œil. A côté d’elle, Tommy dormait comme
un bébé. Elle roula sur le côté et se hissa sur un coude pour le contempler.
Regarder dormir un garçon lui donnait la sensation de violer son intimité.
Surtout quand il s’agissait d’un garçon comme Tommy, qui traversait la vie à
toute allure, comme s’il avait hâte de prouver quelque chose. Elle avait parfois
l’impression qu’il cherchait à impressionner quelqu’un. Peut-être qu’il était
simplement porté par sa passion pour la musique. Pourtant, elle en doutait. Son
besoin de réussir cachait une autre motivation, beaucoup plus profonde.
Il avait un bras sur le front, les lèvres entrouvertes, de longues mèches lui
retombaient devant les yeux. Il était touchant. Elle savait si peu de lui… Par
exemple, elle n’aurait pas cru qu’il manifesterait tant de scrupules à coucher
avec elle…
Il avait peur qu’elle soit encore attachée à Mateo. C’était possible. Mateo
avait été son premier amour et elle ne l’oublierait sans doute jamais. D’ailleurs,
elle ne voulait pas l’oublier.
Elle avait peut-être eu tort de coucher avec Tommy, mais pour le moment
elle préférait ne pas s’en inquiéter. De toute façon, elle n’attendait rien de lui.
Lui non plus n’attendait rien d’elle, il voulait rester célibataire, il le lui avait
dit clairement. Alors pas la peine de trop se prendre la tête. Au lit, il était super
tendre et en même temps suffisamment passionné pour lui donner du plaisir.
Elle n’en demandait pas plus.
Elle allongea les jambes et cala ses bras au-dessus de sa tête. Cela faisait
longtemps qu’elle ne s’était pas sentie aussi détendue et bien dans sa peau. A
côté d’elle, Tommy remua, comme quelqu’un qui va se réveiller. Elle fit glisser
lentement le drap pour le découvrir et prit le temps d’admirer son corps mince
et musclé — le corps de quelqu’un qui avait passé de longues heures à
travailler dans un ranch, ou pratiqué l’athlétisme. Elle essaya d’imaginer ce
qu’avait pu être sa vie en Oklahoma. Au lycée, il avait dû avoir son petit
succès. Elle l’imagina, entouré d’une nuée de jolies filles cherchant à le séduire
— et à lui inspirer une chanson.
Elle eut brusquement envie de faire encore l’amour avec lui. Elle
s’apprêtait à le réveiller en lui caressant doucement la hanche, quand le
bourdonnement de son téléphone annonça l’arrivée d’un texto. Elle allongea le
bras vers la table de nuit.
— Réponds pas, murmura Tommy d’une voix rauque et endormie.
Il ouvrit les yeux et lui prit les seins. Puis il la saisit par la taille pour
l’attirer à lui, cherchant sa bouche.
Elle lui rendit son baiser. S’il le prenait comme ça… Elle aussi avait hâte
de recommencer. Elle tendit quand même le cou pour voir qui lui écrivait.
Aster ! C’était peut-être important.
— C’est Aster, murmura-t-elle en se dégageant de l’étreinte de Tommy.
Elle essaya d’ouvrir le message, mais ce n’était pas facile, car Tommy
s’était maintenant placé au-dessus d’elle et lui léchait le ventre.
— Aster attendra, grommela-t-il, en s’arrêtant pour admirer son piercing au
nombril, un anneau doré avec une pierre rouge.
Puis il descendit plus bas.
— Non, protesta-t-elle en essayant de lire. Elle a peut-être besoin de moi.
En découvrant le contenu du texto, elle roula sur elle-même pour se
dégager et Tommy retomba sur le matelas, le visage dans les coussins. Pas le
temps de s’excuser. Elle était trop occupée à rassembler ses vêtements épars
sur le sol.
Il la regarda faire.
— Mais où tu vas ?
Elle enfila sa robe et ses chaussures en même temps.
— Je sais que tu ne veux pas t’en mêler, mais Aster a besoin d’aide, je dois
y aller.
Il se leva d’un bond.
— Tu viens avec moi ? demanda-t-elle d’un ton surpris.
Elle prit le temps de se recoiffer, avec les doigts, comme elle pouvait. Ça
ferait genre la fille qui s’est levée en vitesse et n’a pas pris le temps de se
donner un coup de peigne. En la voyant débarquer en pleine nuit avec Tommy,
Aster risquait de se douter qu’il y avait quelque chose entre eux. Pas la peine de
confirmer ses soupçons en se pointant complètement échevelée.
— Tu crois que je vais te laisser sortir seule en pleine nuit ?
— Tommy…
Elle le regarda passer un T-shirt et un jean, puis une vieille paire de baskets
en cuir.
— C’est pas parce qu’on…
Elle n’acheva pas sa phrase et se contenta de montrer le lit en désordre.
— Tu n’es pas obligé de m’accompagner, reprit-elle. Vraiment. Je n’attends
rien. Tu ne me dois rien. On est tous les deux des adultes et…
Il s’approcha d’elle, si près qu’elle distinguait les petites taches de ses iris.
— Tu n’as pas dit que c’était urgent ?
Il lui caressa doucement la joue et cala une mèche folle derrière son oreille.
Le geste était si naturel et si intime qu’elle en eut le frisson.
— Oui, mais…
— Tu ne crois pas qu’on devrait y aller, au lieu de discuter ?
Il agita ses clés.
Sans un mot, elle prit son sac en bandoulière et le suivit.
— Le chauffeur de la limousine est parti, expliqua-t-il en arrivant dans le
garage. On va devoir utiliser ma voiture.
Il sortit sa commande à distance de sa poche et elle émit un bip aigu qui
résonna entre les murs de béton, puis il alla ouvrir la portière du passager pour
Layla.
Elle ne put retenir un sourire. Qui aurait cru que Tommy le rebelle
connaissait les bonnes manières ? Sa mère l’avait bien éduqué… Elle regretta
qu’il ne parle jamais de ses parents, ni de sa vie avant L.A.
Il s’écarta cérémonieusement et lui fit signe de monter, mais elle resta
figée. Elle venait d’apercevoir sur le siège un paquet à son nom, avec un ruban
— mais à part ça identique à ceux qu’elle avait déjà reçus.
Elle porta la main à sa bouche pour étouffer un cri. Il se pencha pour
regarder par-dessus son épaule.
— Tu n’avais pourtant pas laissé ta voiture ouverte, murmura-t-elle.
Tommy fixait le paquet d’un air abasourdi.
— Non. Je suis certain de l’avoir fermée. Et ce n’est pas un cadeau de ma
part, désolé… Je ne sais pas du tout comment ce truc a pu arriver sur mon
siège.
— Je sais que ça ne vient pas de toi. Et ne sois pas désolé, il n’y a pas de
quoi. Ce n’est pas un cadeau, contrairement aux apparences.
Elle scruta le garage, mais bien évidemment, il n’y avait personne.
Elle se glissa sur le siège du passager, tandis que Tommy faisait le tour
pour venir s’installer derrière le volant. Il faisait très chaud dans l’habitacle,
mais le paquet était encore frais, signe qu’il avait été livré récemment.
On les avait suivis. Ils étaient surveillés. Elle fouilla de nouveau le parking
du regard pour s’assurer qu’ils étaient seuls, en frissonnant d’angoisse à l’idée
qu’ils étaient peut-être observés sans le savoir.
Bien sûr, il y avait une enveloppe attachée au paquet. Elle l’ouvrit et ne fut
pas surprise d’y trouver la carte habituelle. La quatrième. Cette fois, en plus de
la corde, du trou dans le crâne et des dents en moins, il y avait un message en
vers, tracé d’une écriture désormais familière.
Ton message, je l’ai bien reçu
Mes menaces tu n’y as pas cru.
Je te préviens, je rigole pas
T’as qu’à voir c’que j’ai fait au chat.
Tu m’as proposé un marché,
Regarde bien dans ce paquet.
Et puis grouille-toi de publier
Sinon tu vas le regretter.
Après avoir lu le message, elle tendit sans un mot la carte à Tommy. Quand
il vit le chat, elle crut qu’il allait s’en décrocher la mâchoire. Il demeura un
instant bouche bée, puis lui jeta un regard en biais.
— J’ai déjà vu cette caricature, murmura-t-il. Pas sur une carte, mais sur un
bout de papier. Dans le bureau d’Ira.
Layla en resta sans voix. Ira ? C’était Ira qui envoyait ces messages ? Mais
pourquoi ? Tommy l’avait plus d’une fois mise en garde contre lui, mais elle
n’avait jamais voulu l’écouter. Apparemment, il avait eu raison. Ira était peut-
être bien plus pourri qu’ils ne le pensaient.
Elle défit le ruban du paquet et déchira le papier qui l’enveloppait, puis
ouvrit la boîte. Evidemment, à l’intérieur, il y avait encore un extrait du journal
de Madison, accompagné cette fois de divers documents.
— Il faut qu’on y aille, dit-elle. Je t’expliquerai tout en chemin, mais pour
l’instant, il est urgent de rejoindre Aster et Ryan. Je crois qu’ils ont un gros
problème.
29. Our Lips Are Sealed
Layla venait d’expliquer à Tommy qu’elle avait déjà reçu trois envois
similaires à celui qu’ils venaient de trouver dans sa voiture. Il était sous le
choc. Pour lui, ils auraient dû appeler les flics, leur remettre cette boîte, les
laisser se charger de tout. Et eux, ils auraient repris le cours de leur vie. Mais
quand il expliqua son point de vue à Layla, elle écarta résolument l’idée.
— Pas question, répondit-elle d’un ton qui n’admettait pas de réplique. Je
suis certaine que les flics s’en foutraient. Ils ont trouvé leur suspect, pour eux
c’est une affaire classée. Tout ce qu’on pourrait faire ou dire ne ferait qu’attirer
les soupçons sur nous. Et puis reprendre le cours de nos vies… Parle pour toi…
Parce que pour Aster, c’est impossible. C’est pour ça qu’on doit l’aider.
Il n’avait pas vraiment d’arguments pour contrer ce beau raisonnement, ce
qui ne l’empêcha pas de protester.
— Quand même…, murmura-t-il.
Le regard que lui lança Layla le fit taire. Elle ne changerait pas d’avis.
Il garda donc le silence jusqu’au moment où il arrêta la voiture dans le
parking d’une église, là où Aster et Ryan étaient censés les attendre, d’après
Layla.
— On sait ce qu’on vient faire ici ? demanda-t-il. C’est bizarre, comme
lieu de rendez-vous.
Dans son rétroviseur, il aperçut Ryan et Aster qui sortaient de l’ombre et
regardaient attentivement autour d’eux, avant de foncer vers la voiture.
— Ça concerne l’affaire Madison, comme tu t’en doutes, soupira Layla.
Aster et Ryan s’engouffraient à présent à l’arrière. Elle se retourna pour les
regarder.
— On va chez moi, annonça Aster.
Puis, apercevant Tommy au volant, elle le toisa d’un air méprisant.
— Je m’attendais pas à te voir, commenta-t-elle sèchement. Qu’est-ce qui
t’a fait changer d’avis ?
Il eut envie de lui répondre qu’il n’avait pas changé d’avis. C’était peut-
être dégueulasse, mais il aurait préféré l’abandonner à son sort et ne pas se
mouiller dans cette affaire. S’il était là, c’était uniquement pour Layla. Après
ce qui s’était passé entre eux ce soir, il tenait à rester près d’elle pour la
protéger. Mais ça, il n’allait pas l’avouer devant Aster et Ryan.
— Je suis impliqué dans cette histoire depuis que j’ai emmené Madison au
Vesper, rétorqua-t-il. Donc je suis là.
Il s’engagea dans la rue et se concentra sur sa conduite, tout en écoutant
Aster et Ryan raconter en détail leur aventure de la soirée. Ils étaient tous les
deux bouleversés et surexcités, et ils n’arrêtaient pas de se couper la parole.
Soudain, il aperçut dans son rétroviseur une voiture qui leur faisait des appels
de phares. Il se rangea sur le côté pour la laisser passer, mais elle s’arrêta
derrière eux.
Il fit descendre sa vitre et observa dans son rétroviseur le conducteur qui
était sorti de son véhicule et approchait du leur, lentement, mais d’un pas
décidé. Il portait des baskets, un jean ringard, et une chemise bleue dont il avait
retroussé négligemment les manches. Cette silhouette lui rappelait quelqu’un,
mais qui ?
— Tommy Phillips.
L’inspecteur Larsen se pencha à sa portière et lui adressa un sourire
radieux, comme s’il retrouvait un vieux copain de classe avec qui il avait fait
les quatre cents coups.
— Ça faisait longtemps…
Larsen posa ses doigts boudinés sur la tranche de la vitre.
Tommy fut tenté de lui répondre qu’il trouvait au contraire que ça ne faisait
pas assez longtemps, mais jugea plus prudent de la boucler.
Larsen passa la tête à l’intérieur et tendit son cou épais pour regarder
derrière.
— On dirait que la bande est au complet, commenta-t-il.
Il les balaya lentement du regard perçant de ses yeux verts, en s’arrêtant sur
Aster, puis revint vers Tommy.
— Vous alliez où ?
Il vérifia sa montre.
— Il est quand même deux heures du matin. C’est un peu tard pour partir
en virée. Qu’est-ce que vous faites dans le coin ?
Tommy eut envie de lui retourner la question. Et lui, qu’est-ce qu’il foutait
dans le coin ? Il n’était peut-être même pas de service. Est-ce qu’il les avait
croisés par hasard, ou bien est-ce qu’il les suivait depuis un moment ? Tommy
était sûr de n’avoir commis aucune infraction, mais Larsen était inspecteur de
police et il avait le pouvoir. Le mieux était de rester poli et de répondre à ses
questions, sans trop se dévoiler, évidemment.
Car avec Larsen, tout ce qu’ils diraient risquait de se retourner contre eux.
Il s’éclaircit la gorge.
— Je ramène tout le monde à la maison.
— Il me semble que vous n’habitez pas dans le même coin tous les quatre.
Ça va vous faire du trajet.
Il hocha plusieurs fois sa tête surmontée d’une touffe de cheveux roux.
— Sauf si vous avez prévu une soirée pyjama.
Tommy ne répondit pas. Si Larsen cherchait l’incident diplomatique, il
allait être déçu.
— Et si vous sortiez tous de la voiture ?
Tommy hésita. Larsen n’avait pas l’air d’être disposé à les lâcher.
— Descendez de cette voiture, hurla Larsen. C’est un ordre.
Tommy ouvrit sa portière à contrecœur et sortit au ralenti de la voiture.
Layla, Aster et Ryan l’imitèrent. Larsen les fit s’aligner contre la carrosserie,
puis se planta devant eux, les bras croisés sur son large torse. Son expression ne
laissait aucun doute sur le fait qu’ils avaient intérêt à coopérer.
— Commençons par le commencement, déclara-t-il. D’où venez-vous ?
— D’une soirée de lancement organisée par Ira, déclara Aster.
Tommy ravala un gémissement. C’était la pire des réponses.
Larsen parut très intéressé et s’avança vers elle, les sourcils bas. Aster lui
fit face, sans un tressaillement.
— Vous assistez à des soirées de lancement, Aster ? C’est pour fêter votre
liberté provisoire ?
Il avait bien insisté sur le mot provisoire. Tommy jeta un regard en biais à
Aster. Au moins, elle avait l’air calme et sûre d’elle, comme quelqu’un qui n’a
rien à se reprocher. Maintenant qu’elle avait attiré l’attention sur elle, c’était
d’ailleurs tout ce qu’il lui restait à faire.
— Je travaille pour Ira, fit-elle remarquer. Comme nous tous. Sauf Ryan,
bien sûr.
Bravo. Trop génial. Tu vas la boucler maintenant ?
— Vous avez bu ?
Tommy décida qu’il était temps d’intervenir :
— Bien sûr que non, nous n’avons pas l’âge légal.
Larsen renversa la tête en arrière et éclata de rire, comme s’il trouvait que
Tommy avait beaucoup d’humour.
— On vous a vus là-bas ? poursuivit Larsen une fois calmé. Vous avez des
témoins ?
Il faisait maintenant les cent pas devant eux, lentement, pour bien leur
montrer qui commandait, au cas où ils n’auraient pas compris.
— J’ai chanté, rétorqua Tommy. Des centaines de personnes m’ont vu.
— C’est vrai ?
Larsen s’arrêta devant lui et feignit d’être impressionné.
— Ça se passe bien pour vous, dites donc. Vous vous produisez chez Ira
Redman, vous conduisez une belle voiture neuve.
Il désigna d’un air admiratif la BMW noire, mais la moue qui accompagna
le nom d’Ira montrait qu’il ne faisait pas partie de ses fans.
Tommy parvint à rester impassible et à soutenir le regard pénétrant de
Larsen, comme s’il n’avait rien à se reprocher, mais à l’intérieur, c’était autre
chose. Son cœur battait à cent à l’heure, il avait le ventre noué, il sentait la
sueur dégouliner le long de son torse.
— On a reçu un appel nous signalant une effraction dans un immeuble de
bureaux à quelques centaines de mètres d’ici, poursuivit Larsen. Ça vous dit
quelque chose ?
Tommy secoua la tête. Cette fois, ça sentait vraiment mauvais pour eux.
— Rien du tout ?
Tommy haussa les épaules, tout en se dandinant d’un pied sur l’autre. Les
vents de Santa Ana avaient recommencé à souffler, mais leurs rafales tièdes
soulevaient des nuages de poussière sans apporter la moindre fraîcheur. Il se
concentra sur le flux des voitures. De temps en temps, quand un conducteur
ralentissait pour observer leur petit groupe, il baissait la tête, de peur d’être
reconnu. Il n’avait pas besoin de cette pub.
Il n’en pouvait plus. Si Larsen continuait comme ça, il allait craquer et tout
lui lâcher.
Puis, tout à coup, il y eut une violente déflagration et un panache de fumée
s’éleva dans le ciel.
Larsen ouvrit la bouche pour parler, mais sa radio grésilla en annonçant un
appel urgent et il s’éloigna vers sa voiture, tout en levant un doigt pour leur
faire signe de ne pas bouger de là.
— Dites-moi que vous n’avez rien à voir avec ça, murmura Tommy en
désignant le ciel en feu derrière eux.
— Bien sûr que non ! protesta Aster d’un ton prodigieusement agacé.
Elle se tut, car Larsen revenait déjà. Il les dévisagea tour à tour.
— Rentrez chez vous, ordonna-t-il. Tous tant que vous êtes.
Ils s’empressèrent de grimper dans la voiture, trop contents de s’en tirer à
si bon compte.
— Aster ! appela Larsen.
Elle se tourna lentement vers l’inspecteur.
— On se reverra au procès, ricana-t-il.
Puis il se détourna brusquement et rejoignit sa voiture à grands pas, tandis
que Tommy s’installait derrière le volant et se dépêchait de démarrer.
30. Burning Down The House
— L’article parle de deux blessés, fit remarquer Ryan. L’un d’eux était
probablement Madison, mais qui était l’autre ?
— Elle avait un frère ou une sœur ? demanda Aster après avoir bu une
gorgée d’eau.
— J’en sais rien. Elle m’a jamais parlé d’un frère ou d’une sœur, mais elle
me racontait pas tellement sa vie. Et c’est quoi cette histoire de double
homicide ?
— Ça me donne des frissons, murmura Aster.
Elle attrapa un plaid en alpaga posé sur l’accoudoir du canapé et le mit sur
ses épaules.
— Il n’y a pas d’autres articles sur le même sujet ? demanda Tommy.
Layla parcourut les documents disposés sur la table.
— Non, je ne vois pas. Mais de toute façon, rien ne nous dit que cet article
parle bien de l’incendie de la maison de Madison.
— Il y a quand même de fortes chances pour que ce soit le cas, protesta
Ryan. Madison était originaire de Virginie-Occidentale.
— Et si on cherchait sur Google des articles de 2006 parlant de l’incendie
d’un mobil-home ? demanda Aster.
— Il ne s’agit pas d’un mobil-home, rétorqua sèchement Layla. L’article
parle d’une maison. Tu n’es peut-être pas au courant, mais entre les résidences
sécurisées et les mobil-homes miteux, il existe des tas d’intermédiaires — des
maisons, des appartements, des pavillons, etc.
Elle se leva d’un bond et alla se planter devant la baie vitrée. Cette
agression gratuite laissa Aster sans voix.
— Ça va, Layla ? demanda Tommy.
Mais Layla l’ignora et se mit à tapoter l’écran de son téléphone.
Aster se demanda une fois de plus s’ils étaient en couple. Peut-être pas…
Mais en tout cas il y avait quelque chose entre eux. Au fond, ça ne la concernait
pas. Du moins tant que leur relation n’interférait pas avec leur enquête.
La nuit avait été longue et mouvementée, le soleil n’allait pas tarder à se
lever. Aster commençait à se sentir fatiguée et sur les nerfs, elle n’avait aucune
envie de supporter les sautes d’humeur de Layla et son ironie mordante. Si elle
avait parlé d’un mobil-home, c’était à cause des photos dans l’entrée de
Madison. Mais elle ne chercha pas à se justifier. Layla était déjà assez
remontée comme ça, inutile de jeter de l’huile sur le feu.
— Comment s’appelle le bâtiment de bureaux dans lequel vous étiez tout à
l’heure ? demanda Layla en levant le nez de son téléphone.
Aster ne s’en souvenait pas, ce fut Ryan qui répondit :
— Je sais plus trop… Quelque chose du genre immeuble Acacia, il me
semble.
Layla leur montra sur son téléphone un bâtiment en feu.
— Il y a eu une explosion. Il est en flammes.
Aster porta instinctivement la main à son pendentif, mais il n’était plus là.
— Merde ! gémit-elle. Non !
Elle se leva aussitôt pour vérifier qu’il n’était pas sur le canapé. Ne le
voyant pas, elle se mit à regarder sous les coussins, tout en réfléchissant pour
retracer ses derniers déplacements. Où avait-elle bien pu le perdre ?
— Mon pendentif ! Je ne l’ai plus sur moi ! Je crois que je l’ai perdu.
— Je sais que tu y tiens beaucoup, commenta posément Layla. Mais
franchement, comme porte-bonheur, il n’a pas vraiment fait ses preuves.
Aster secoua la tête. Elle était au bord de la crise de panique.
— J’ai dû le perdre dans le bureau ! Quand on s’est jeté au sol, au moment
où le gardien est passé… Il faut y retourner. Je dois le récupérer.
— Aster, c’est impossible, répondit Ryan en lui saisissant fermement la
main.
Il parlait gentiment, doucement, comme quand on tente de raisonner un
enfant.
— Le bâtiment est en feu, ça grouille de flics et de pompiers. En plus on
n’est même pas sûrs que c’est là-bas que tu l’as perdu. Ça pourrait être
n’importe où. C’est quand la dernière fois que tu as remarqué que tu l’avais ?
Elle se laissa tomber par terre et enfouit son visage dans ses mains. Ryan
s’agenouilla aussitôt près d’elle et la prit dans ses bras. Elle était effondrée. Si
la police trouvait son pendentif dans les décombres, avec tous les soupçons qui
pesaient déjà sur elle, ce serait vraiment le coup fatal.
— Je sais pas, murmura-t-elle contre son épaule. Je ne me souviens pas.
Il lui caressa les cheveux.
— C’est pas si grave, assura-t-il. Tout ira bien. Il n’y a pas de quoi
paniquer. Tu vas le retrouver.
Elle s’écarta de lui et s’essuya les joues du revers de la main.
— Très bien, dit-elle en faisant un effort pour respirer calmement.
Elle voulait croire que Ryan avait raison. Même si elle avait perdu son
pendentif, ça n’aurait pas forcément les conséquences catastrophiques qu’elle
redoutait.
Dehors, un nouveau jour se levait. Et peut-être qu’il ne serait pas
complètement pourri.
31. Walkashame
Trena Moretti cala un oreiller sous sa tête, tout en suivant du regard James
qui allait du lit à la salle de bains. C’était vraiment un beau spécimen de mâle,
avec un corps fin et sculpté, un véritable régal pour les yeux. Elle adorait le
regarder. Et lui, pas de doute, aimait se montrer.
Elle aussi, pouvait se montrer.
Elle repoussa le drap pour exposer son corps nu.
Ça lui avait fait du bien de faire l’amour avec lui. Elle s’était sentie
désirable et désirée. Tous ses complexes s’étaient envolés.
Côté boulot, ça allait très bien aussi.
Elle était décidément dans une période de chance.
Entre l’interview d’Ira, qui avait été abondamment reprise et citée, et celle
d’Aster, diffusée quand tout le monde la croyait encore en prison, Trena était
tout à coup sollicitée par toutes les grosses chaînes d’info, y compris celles qui
l’avaient refusée à son arrivée à L.A.
Sa carrière était en train d’exploser.
Son téléphone vibra sur la table de nuit, mais elle décida de l’ignorer.
D’accord, une journaliste devait toujours être sur la brèche, mais elle avait
quand même droit à un peu de répit pour savourer sa réussite. La nuit dernière,
pour la première fois, elle s’était sentie dans son élément parmi le gratin de
L.A. Encore un signe qu’elle était entrée dans la cour des grands.
Elle n’aimait pas particulièrement les fêtes clinquantes — et surtout pas les
soirées de lancement, beaucoup trop commerciales et d’un ennui mortel la
plupart du temps. Mais on ne refusait pas une invitation d’Ira Redman. De plus,
elle s’était sentie obligée de le remercier pour les deux interviews qui avaient
fait grimper sa cote. Elle avait bien fait, car, même si ce n’était pas le Met Ball,
l’événement avait attiré de nombreux photographes et on allait la voir dans les
magazines people aux côtés de célébrités.
Et puis, ça lui avait donné l’occasion d’approcher James.
Ça n’avait pas été aussi facile que prévu de le séduire, mais elle l’avait vite
cerné : il avait suffi de lui faire croire que l’initiative venait de lui, et pas
d’elle. James avait une âme de chasseur, elle s’était donc arrangée pour le
mettre en position de chasser.
Ils avaient commencé à se peloter pendant la panne. Ils étaient super
excités et James avait proposé de monter dans une des chambres, mais
franchement, non, elle n’avait pas voulu, ce n’était pas assez discret. Quand la
lumière était revenue, environ quinze minutes plus tard, elle lui avait proposé
de filer en douce, en le regardant droit dans les yeux. Il l’avait invitée chez lui
et ensuite… Trena retint un sourire… La suite avait vraiment valu le coup. Elle
se promit de s’en souvenir la prochaine fois qu’elle se sentirait seule et en mal
d’amour.
— Je vais me doucher, déclara James en passant sa tête à la porte. Tu viens
avec moi ?
Elle lui adressa son plus beau sourire, tout en croisant et décroisant ses
jambes.
— Volontiers. Fais couler l’eau et appelle-moi quand elle sera à la bonne
température.
James éclata de rire et disparut dans la salle de bains. Elle entendit bientôt
le bruit de l’eau martelant les carreaux de marbre et le grincement de la porte
de douche qui s’ouvrait et se refermait. Aussitôt, elle passa à l’action. Elle
quitta le lit d’un bond et alla prendre le téléphone portable de James dans la
poche arrière de son jean.
Bien sûr, il était verrouillé, donc elle ne pourrait pas aller très loin dans sa
fouille. Mais il n’avait pas lu son dernier texto, reçu dans la nuit, et celui-ci
était affiché sur l’écran d’accueil, en partie lisible. Il était question d’un
immeuble qui avait pris feu dans la nuit après une explosion.
Cet événement n’avait rien à voir avec le boulot de videur de James et le
fait qu’on l’en informe en pleine nuit prouvait qu’il avait aussi d’autres
activités.
Elle parcourut la chambre du regard : tête de lit capitonnée, draps de satin
gris, lampes argentées et sculptées, tables de nuit gris anthracite à la surface
lustrée, tapis crème à poils longs. Ce décor sensuel et sophistiqué était
carrément haut de gamme. L’immeuble aussi, était haut de gamme, beaucoup
plus que celui dans lequel elle vivait. Et si elle se souvenait bien, James roulait
dans un coupé Cadillac CTS-V. Ce n’était certainement pas avec son salaire de
videur qu’il se payait tout ça.
— Tu viens bébé ? appela-t-il en criant pour se faire entendre par-dessus le
bruit de l’eau.
Elle avala sa salive.
— Je… Je crois que je préfère remettre ça à une autre fois.
Il était temps d’agir, avant qu’il ne commence à se méfier et qu’il ne
vienne voir ce qu’elle faisait dans la chambre. Elle prit en photo l’écran du
téléphone, qu’elle s’empressa ensuite de remettre là où elle l’avait trouvé, juste
à temps, car James apparaissait déjà sur le seuil, trempé, dégoulinant d’eau.
— Qu’est-ce que tu fais ? demanda-t-il.
Il avait posé la question d’un ton dégagé, mais la fixait d’un regard sombre,
presque menaçant.
Elle plia posément le pantalon qu’elle tenait toujours à la main.
— Tu avais laissé ton pantalon traîner par terre et je viens de glisser en
marchant dessus, reprocha-t-elle.
Il la dévisagea tellement fixement qu’elle ne put s’empêcher de frémir.
— J’aime pas les fouineuses, dit-il d’une voix dure et chargée de menace.
Elle tenta de maîtriser le tremblement de ses jambes et ramassa sa robe
pour l’enfiler.
— De quoi tu parles ? répondit-elle.
Elle en profita pour se tortiller, comme si elle avait du mal à faire passer
les hanches, en espérant que ça l’exciterait suffisamment pour qu’il en oublie
l’épisode du téléphone. Elle était dans de sales draps, elle s’en rendait bien
compte : à moitié nue, vulnérable, totalement à sa merci.
— Si t’as peur que je t’espionne sur Facebook ou Twitter, t’inquiète pas,
c’est pas mon genre…
Elle avança tranquillement vers lui.
— Tu veux bien remonter ma fermeture Eclair ? minauda-t-elle en lui
présentant son dos.
Elle savait pourtant qu’on ne tournait jamais le dos à l’océan, aux ours, et
aux hommes en colère. Mais justement, tourner le dos à James était une façon
de lui montrer qu’elle n’avait pas peur, qu’elle ne se sentait pas coupable,
qu’elle n’avait rien fait de répréhensible.
Elle soupira de soulagement en sentant la fermeture Eclair remonter
lentement jusqu’à l’encolure de sa robe. Il marqua un temps d’arrêt en arrivant
au bout et resta collé à elle en lui soufflant son haleine chaude sur la nuque. Et,
brusquement, il glissa ses mains autour de son cou.
— Au revoir Trena, murmura-t-il. Prends bien soin de toi.
Ses lèvres lui effleuraient l’oreille, son corps se pressait contre le sien, il
lui serrait légèrement le cou — juste ce qu’il fallait pour qu’elle sente la
menace, mais sans lui faire mal. Puis il la relâcha.
— Toi aussi, répondit-elle d’une voix hésitante.
Puis elle s’empressa de ramasser ses chaussures et son sac, lui envoya un
vague au revoir de la main et sortit au plus vite.
Sans prendre le temps de s’arrêter dans le couloir pour enfiler ses
chaussures, elle fonça droit vers l’ascenseur. Elle venait d’appuyer sur le
bouton d’appel quand son téléphone bourdonna dans son sac. Elle le prit et
vérifia l’écran. C’était un texto. Il venait de sa source à la police de L.A.
La voiture de Madison a été retrouvée près d’un bâtiment en feu.
Un bâtiment en feu ? Le message envoyé à James mentionnait justement un
bâtiment en feu. Tout en continuant à appuyer sur le bouton d’appel, elle tenta
de se persuader que c’était une coïncidence. Il faisait chaud et sec, les vents de
Santa Ana avaient soufflé cette nuit par violentes rafales, il y avait sans doute
eu plusieurs incendies dans L.A. Mais quand même… Dommage, elle n’avait
pas pu lire l’intégralité du texto. La suite parlait peut-être de la voiture de
Madison…
Mais qu’est-ce que James avait à voir là-dedans ?
James n’était ni journaliste ni détective. Si quelqu’un avait pris la peine de
lui envoyer cette info, ça signifiait qu’il était directement concerné, d’une
manière ou d’une autre.
Avait-il quelque chose à voir dans la disparition de Madison ?
Dans le couloir, une porte s’ouvrit avec un grincement sinistre.
Plus question d’attendre cet ascenseur qui ne venait pas. Elle courut vers
l’escalier, sans même se retourner pour savoir si c’était bien James qui sortait
dans le couloir.
32. Victim Of Love
Mateo abandonna son petit déjeuner et contempla d’un air désolé son
téléphone. Il avait envie d’appeler Layla, mais il n’osait pas.
Techniquement, il ne lui devait aucune explication. Mais chaque fois qu’il
revoyait son expression furieuse et blessée au moment où elle l’avait surpris en
train d’embrasser Heather, il avait le cœur broyé. Il ressentait le besoin de se
justifier.
D’un autre côté, il avait tort de se prendre la tête, parce qu’elle l’avait
vraiment déçu. Depuis le début de leur relation, il l’avait idéalisée et elle en
avait bien profité, à jouer les meufs clean et irréprochables, avec sa franchise
un peu brusque. En fait, c’était une sacrée dissimulatrice. Pour commencer, elle
s’était inscrite au concours Unrivaled sans rien lui dire. Mademoiselle aurait
voulu gagner pour se payer une école de journalisme à New York — projet dont
elle ne lui avait pas parlé parce qu’elle ne comptait pas lui proposer de
l’accompagner. Elle n’avait pas non plus jugé bon de lui avouer qu’elle avait
embrassé un autre mec.
Non, vraiment… Elle ne valait pas mieux que les autres. Elle mentait
chaque fois que ça l’arrangeait.
Il se passa la main dans les cheveux, avala sans conviction une dernière
bouchée d’œufs brouillés, puis se leva de table et vida le reste de son assiette
dans la poubelle. Il n’avait plus faim.
Et puis merde ! Layla avait été son premier amour, il penserait toujours à
elle avec tendresse. Il tenait à s’expliquer, même si elle ne le méritait pas. Tant
qu’il ne lui aurait pas parlé, il n’arriverait pas à se concentrer sur quoi que ce
soit et, vu son emploi du temps hyper chargé…
Il prit son téléphone et tapa un texto :
On peut parler ?
Flash info
L’INCENDIE D’UN IMMEUBLE DE BUREAUX POURRAIT
ÊTRE LIÉ À LA DISPARITION DE MADISON BROOKS.
Par TRENA MORETTI
Deux pompiers ont été blessés en tentant
d’arrêter l’incendie qui s’est déclaré dans
l’immeuble Acacia à l’ouest d’Hollywood, dans
la nuit de dimanche à lundi. Ils ont été
transportés à l’hôpital Cedars-Sinai. Leurs vies
ne sont pas en danger et ils devraient se
rétablir rapidement.
L’incendie s’est déclenché vers 1 heure 30,
après une série d’explosions qui ont détruit le
rez-de-chaussée et le premier étage.
D’après les autorités, c’est d’abord un appel
anonyme au 911 qui a signalé la présence
d’intrus sur les lieux. La police s’est aussitôt
rendue sur place. Elle s’apprêtait à pénétrer
dans les locaux quand les explosions ont
ébranlé le bâtiment qui s’est ensuite embrasé.
Une voiture abandonnée, qui appartiendrait à
Madison Brooks, a été découverte dans le
parking de l’immeuble. Depuis la disparition de
la star au mois de juillet, cette voiture était
recherchée sans succès par la police.
Un témoin affirme avoir vu deux intrus quitter
précipitamment les lieux peu avant l’arrivée
des pompiers. La police demande à toute
personne susceptible de fournir des
informations à leur sujet de se manifester.
Nous vous rappelons par ailleurs qu’Aster
Amirpour, accusée du meurtre de Madison
Brooks, a été récemment libérée sous caution
en attendant son procès.
Nous ne manquerons pas de vous fournir de
plus amples précisions dès que possible.
Trena Moretti reprit une gorgée de chai. Cet article était mauvais. Pour
commencer, il était complètement vide et n’apportait aucun élément nouveau.
Tout ce qu’elle avait écrit avait déjà été dit. Ensuite elle regrettait un peu
d’avoir rajouté le passage de la fin, concernant Aster, qui semblait insinuer que
celle-ci était impliquée dans l’incendie.
Mais avec ou sans son article, les gens allaient faire le rapprochement entre
la libération d’Aster et la voiture de Madison. Personne ne croirait à une
coïncidence.
Elle non plus n’y croyait pas. Ce qu’elle croyait, c’était que quelqu’un
cherchait à piéger Aster Amirpour. Elle aurait bien voulu l’aider, mais elle
n’avait rien de nouveau. Les recherches de Priya sur le passé de Madison
n’avaient rien donné. La gamine s’agitait beaucoup, mais n’avait pas été foutue
de lui apporter le moindre tuyau. Trena se demandait parfois si elle ne la faisait
pas marcher. Pour le moment, elle la payait pour rien et si ça continuait, elle
allait la virer.
Elle prit son téléphone, parcourut lentement la liste de ses contacts et
s’arrêta à la lettre L. Layla savait peut-être quelque chose, mais elle ne serait
pas forcément d’accord pour partager ses infos. Elle l’avait aperçue à la soirée
d’Ira, mais occupée par James, elle n’avait pas essayé de l’aborder.
Au fait, en parlant de James, impossible d’oublier le texto qu’elle avait lu
sur son portable. Ça n’avait peut-être aucun rapport avec l’incendie de
l’immeuble Acacia, mais en tout cas James n’avait pas apprécié d’être espionné
et elle regrettait à présent de l’avoir approché. Ce type était dangereux. Ce
matin, il lui avait fait comprendre qu’il était capable de tout, y compris de
l’étrangler. Ce regard froid, ses mains autour de son cou…
Elle termina sa tasse de thé et décida d’aller prendre une douche. Elle
s’était attelée à son article en revenant de ses dix kilomètres quotidiens et avait
bien besoin de se laver. Une bonne douche l’aiderait aussi à se vider la tête.
Après avoir ôté son débardeur et son short, elle se glissa sous la pluie tiède
du pommeau et se sentit aussitôt beaucoup mieux. L’eau avait sur elle un effet
quasiment magique.
La tête sous le jet, les yeux fermés, elle cherchait à tâtons son gel douche et
son éponge, quand il lui sembla entendre un bruit dans la cuisine.
Sauf que c’était impossible, puisqu’elle était seule. Elle était sûre d’avoir
verrouillé sa porte. Ayant grandi dans un quartier difficile, elle s’enfermait dès
qu’elle rentrait, c’était un réflexe. Et avec la chaleur elle avait aussi fermé les
fenêtres, pour mettre la clim à fond.
Mais comme elle continuait à entendre du bruit, elle ferma le robinet et alla
se coller au battant de la porte, nue et frissonnante, en tendant l’oreille. Plus
rien. Bon, elle avait dû se tromper. Elle s’apprêtait à retourner sous l’eau,
quand le bruit se fit encore entendre.
Cette fois, elle décida d’en avoir le cœur net. Elle s’enveloppa dans une
serviette et alla droit à la cuisine, tout en se répétant qu’elle se faisait des idées
— l’épisode de ce matin avec James avait dû réveiller sa parano. Et en plus,
elle abîmait sa moquette, avec cette mousse savonneuse qui gouttait partout.
Mais arrivée sur le seuil de la cuisine elle se figea, saisie d’horreur. Sur le
comptoir, près de son ordinateur, un gros chat noir la fixait. Ses deux pattes
étaient couvertes d’un épais bandage. A son cou, accroché à son collier, en plus
d’une médaille en forme de cœur, il y avait un papier plié.
Elle comprit aussitôt qu’il s’agissait d’un message à son attention.
Elle promena son regard dans la pièce, mais il n’y avait que ce pauvre chat.
Quand elle s’approcha de lui, il fit le dos rond et cracha. Elle mit quelques
minutes à l’amadouer suffisamment pour récupérer le papier.
Un chat a neuf vies. Toi tu n’en as qu’une. Tâche de ne pas
l’oublier.
— James, murmura-t-elle.
Ça ne pouvait être que lui. Il avait réussi à forcer la porte et il était entré.
Une fois de plus, elle regretta d’avoir passé la nuit avec lui, et encore plus
d’avoir espionné son téléphone.
Elle tendit de nouveau prudemment la main vers le chat et le caressa pour
le rassurer. Puis elle défit lentement ses bandages. Comme elle s’y attendait, il
n’était pas blessé. Elle fut un peu rassurée que James n’ait pas torturé
gratuitement un animal, rien que pour lui faire peur.
Mais tout de même, il la menaçait. Explicitement.
Elle songea à porter plainte, mais c’était délicat, car elle n’avait aucune
preuve que ce mot venait bien de lui. De plus, il risquait de devenir violent si
elle mêlait les flics à cette histoire. Mieux valait se contenter de l’éviter, en
espérant qu’il en resterait là.
— Qu’est-ce que je vais faire de toi ? murmura-t-elle en s’adressant au
chat.
Elle caressa son poil doux et soyeux, puis fit glisser sa main jusqu’à la
médaille de son collier.
— On dirait que tu as un maître. On va l’appeler pour lui dire que tu vas
bien. Je suis sûre que tu lui manques.
Le chat dans les bras, elle alla chercher son téléphone et composa le
numéro inscrit sur le pendentif, tout en se demandant à qui elle manquerait si
elle venait à disparaître.
37. Interstate Love Song
Trena entra d’un pas décidé. Elle avait rendez-vous avec Larsen, son
contact de la police. Ils se retrouvaient toujours dans ce décor sombre, poutres
apparentes et plancher brut. Un bar de flics réputé pour ses boissons et ses plats
à bas prix. Elle respira avec dégoût la forte odeur de bière — des décennies de
bière renversée — en passant devant les tabourets vides du comptoir. Dans une
heure, ce serait plein à craquer et on ne pourrait même plus s’asseoir.
Larsen était déjà sur place. Elle se dirigea vers sa table, tout sourire, en
faisant mine de ne pas remarquer qu’il la dévisageait d’un air mécontent.
— Vous êtes en retard, grommela-t-il.
Pour toute réponse, elle ouvrit son sac et posa devant lui le message qu’on
lui avait livré dans sa cuisine, par chat interposé.
Il y jeta un coup d’œil et lâcha un sifflement.
— On dirait que vous avez un ennemi.
— Il paraît que c’est normal dans cette ville, quand on commence à être
connu.
Elle prit la carte et la parcourut distraitement — hydrates de carbone,
hydrates de carbone, hydrates de carbone et friture. Elle la reposa en soupirant.
Rien de mangeable.
— Vous voulez que j’enquête ?
Elle secoua la tête. Non. Si elle lui avait montré le message, c’était
uniquement pour que quelqu’un sache qu’elle avait reçu des menaces, au cas où
il lui arriverait malheur.
Elle ramassa le papier et le rangea dans son sac.
— Vous prenez quelque chose ? demanda-t-il en se penchant vers elle.
Elle contempla le hamburger qu’il avait devant lui, à moitié dévoré.
— Non merci, je n’ai pas faim.
Il eut un petit sourire en coin.
— Bon, vous avez quelque chose pour moi ?
— Ce ne serait pas plutôt à vous, d’avoir quelque chose pour moi ?
Elle haussa un sourcil. Elle sentait que, derrière ses gros muscles et son
attitude de macho, il était en fait froid et calculateur, fin et un brin
machiavélique. Elle ne l’appréciait pas et s’en méfiait. Elle le jugeait même
méprisable.
— Possible, mais ce sera donnant-donnant, rétorqua-t-il avant de boire une
gorgée de son Coca.
Elle se mordilla les lèvres. Bon. Si elle voulait qu’il parle, elle allait devoir
lui lâcher une info. Tant pis.
— Que savez-vous à propos de James ? demanda-t-elle.
Il plissa les yeux jusqu’à n’avoir plus que deux fentes entre ses paupières
couvertes de taches de rousseur.
— James, le videur du Night for Night, précisa-t-elle.
Il s’adossa à son siège, l’air songeur.
— Ambitieux, pas fiable, un malfrat. Pourquoi faudrait-il s’intéresser à
lui ?
Elle tambourina sur la table en le regardant droit dans les yeux. Elle aimait
bien le faire mariner.
— Pourquoi un malfrat ? demanda-t-elle.
— Donnant-donnant, rappela-t-il.
Elle soutint son regard impatient.
— D’après une de mes sources, il était proche de Madison. Peut-être même
qu’il travaillait pour elle.
— On a déjà un suspect, dans l’affaire Madison, rétorqua-t-il.
Il rejetait l’idée un peu trop vite et elle se demanda s’il ne savait pas
quelque chose qu’elle ignorait.
Elle acquiesça tout de même, pour ne pas le contrarier.
— Et si c’était plus compliqué que ça ? glissa-t-elle d’un ton détaché. Si
certaines choses vous échappaient ?
Il tordit la bouche et fit une drôle de grimace en cherchant à déloger avec
sa langue un truc coincé entre ses molaires.
— Il y a toujours quelque chose qui nous échappe, répondit-il enfin.
Trena attendit la suite, car il y en avait sûrement une, et se retint de
grimacer de dégoût quand il remplaça sa langue par son index.
— Vous êtes bien assise ?
Trena se demanda s’il était toujours sur le même sujet, ou s’il allait lui
parler du truc qu’il venait de sortir d’entre ses dents. Quand il poursuivit :
— J’ai un tuyau pour l’incendie de l’immeuble Acacia… Le feu est parti
d’un bureau loué par Paul Banks, alias Le Fantôme, celui…
— … qui s’occupait de régler les problèmes de Madison, acheva Trena en
se parlant à elle-même.
Puis, se souvenant qu’il détestait qu’on lui coupe la parole, elle s’excusa :
— Désolée, continuez…
Il poussa un soupir exagéré et marqua un temps avant de poursuivre :
— On essaye de mettre la main sur lui, mais on n’a pas encore réussi à le
localiser. Ça ne veut rien dire, parce qu’il peut être en déplacement pour son
travail. Mais il y a autre chose… Vous savez que la voiture de Madison se
trouvait sur le parking de l’immeuble qui a brûlé ?
Elle lui répondit que oui et le pressa de continuer.
— Eh bien le sac de Madison… Un sac Céline qui coûte plus de trois mille
dollars, vous vous rendez compte… Bref, il était dans le coffre. Sans son
téléphone portable.
Trena fit un effort pour ne pas montrer des signes d’impatience. Pour le
moment, à part le sac, il ne lui avait rien appris de nouveau. Elle espérait quand
même que ça n’allait pas tarder à venir.
— Oh ! et il y a autre chose, dit-il comme si ça lui revenait brusquement.
Vous connaissez ce bijou ?
Il poussa son téléphone vers elle pour lui montrer la photo de ce qui
ressemblait à une main de Fatma en or incrustée de diamants, légèrement
déformée, comme si elle avait fondu.
— C’est une main de Fatma, dit-elle. Une sorte d’amulette qui protège du
mauvais œil.
Elle contempla la photo, avec dans le ventre un drôle de fourmillement
qu’elle connaissait bien.
— Exactement, répondit Larsen en tapotant la photo du bout d’un ongle
étonnamment poli et limé. Et vous savez qui porte une amulette comme celle-
ci ?
Trena avala sa salive. Elle le savait, oui. Aster n’avait pas cessé de tripoter
la sienne pendant son interview, chaque fois qu’elle lui posait une question un
peu trop brûlante. Mais elle préféra ne pas répondre. Mieux valait donner à
Larsen l’impression qu’il lui apprenait quelque chose de crucial.
— Aster Amirpour, annonça-t-il.
Ses yeux brillèrent quand il prononça ce nom et Trena crut même voir un
peu de bave aux commissures de ses lèvres.
— On l’a trouvé dans l’immeuble dont je vous parle. Elle a dû le perdre là-
bas.
— Elle n’est pas la seule à porter ça, fit-elle remarquer. Comment pouvez-
vous affirmer qu’il s’agit bien de son amulette ?
Elle prenait la chose avec circonspection, pour deux raisons. La première :
le bijou pouvait en effet appartenir à quelqu’un d’autre. La deuxième : Larsen
s’acharnait un peu trop sur Aster, ça tournait à l’obsession.
— Disons que je me base sur une forte intuition. Mais je pourrais aussi
ajouter qu’un témoin a vu sortir du bâtiment une femme dont la description
pourrait correspondre à Aster.
— Je croyais que le témoin n’avait pas pu déterminer l’âge et le sexe des
personnes qu’il a vues sortir.
— L’un des témoins, corrigea Larsen. Mais il y en avait un autre.
Il remit le téléphone dans sa poche avec un petit sourire satisfait.
Trena parvint à conserver une expression neutre, mais son cerveau tournait
à toute allure. Ce truc-là pouvait être énorme, vraiment énorme, et rapporter
gros au premier qui lâcherait l’info — c’est-à-dire elle-même. Evidemment,
c’était accablant pour Aster, mais ça, elle n’y pouvait rien. Elle n’allait quand
même pas faire de la rétention d’information pour la ménager. Si ce pendentif
était vraiment celui d’Aster, la pauvre était foutue.
— Ce bijou est en ce moment entre les mains des experts du labo,
poursuivit Larsen d’un ton surexcité. J’attends d’un moment à l’autre un coup
de fil de confirmation. Si on y trouve comme je le pense les empreintes
d’Aster…
Il ricana.
— J’espère qu’elle a bien profité de ses vacances au W, parce qu’elles sont
bientôt terminées.
— Je ne comprends pas pourquoi elle aurait pris un tel risque, fit remarquer
Trena, qui réfléchissait maintenant tout haut.
Elle écrivait déjà mentalement son article et, justement, il y avait un truc
qui ne collait pas.
— Les gens désespérés commettent des actes désespérés, commenta Larsen
en haussant les épaules, comme si ce cliché était une brillante démonstration.
Et les filles comme Aster, trop riches et trop gâtées, se croient au-dessus des
lois.
Cette haine, cette sauvagerie dans son regard : elle comprit soudain
pourquoi il s’acharnait tant sur Aster. Il venait probablement d’un milieu
défavorisé, comme elle, et il avait dû se battre pour s’en sortir. Il haïssait les
nantis, ceux qui avaient tout, et à qui on demandait si peu. Elle comprit aussi
pourquoi il lui déplaisait. Elle reconnaissait en lui sa propre part d’ombre, la
Trena ambitieuse et sans scrupule qu’elle préférait oublier.
Le téléphone de Larsen sonna et il dut quitter le box pour répondre, ce qui
laissa à Trena le temps de reprendre ses esprits.
— Bingo ! annonça-t-il en revenant un instant plus tard. Ça vous ennuie de
régler ? Je dois filer d’urgence.
— C’était bien le bijou d’Aster ?
Elle l’avait déjà compris, mais en journaliste scrupuleuse, elle voulait une
confirmation.
— Oh oui, c’était bien le sien. Il y avait ses empreintes partout. Vous
pouvez venir avec moi, si vous voulez avoir la primeur. Dans une heure, vous
pourrez tout publier.
Trena le regarda se diriger vers la porte. Puis elle sortit son portefeuille,
déposa un billet de vingt dollars sur la table et lui emboîta le pas.
40. Highway To Hell
1. Unabomber : militant écologiste extrémiste américain ayant fait le choix de vivre à l’écart de la civilisation, surnommé
Unabomber en raison d’une série d’attentats via des colis piégés. (NdT)
41. Hotel California
Madison marchait pieds nus sur une terre brûlante à force d’avoir subi
toute la journée les assauts d’un soleil implacable.
Mais ce n’était rien comparé aux roches et aux arbustes secs qui lui
entaillaient la peau et mordaient férocement sa chair.
Elle luttait pour ignorer la douleur, pourtant atroce, et se concentrait sur sa
marche. Epuisée et à bout de souffle, elle progressait lentement et
difficilement, mais sans relâche. Elle voulait s’éloigner de ce hangar, mettre de
la distance entre son ravisseur et elle. Pas question de s’arrêter tant qu’elle était
capable de mettre un pied devant l’autre.
Le chant continu des criquets et les hurlements des coyotes lui donnaient la
chair de poule. De temps en temps, elle sentait des lézards lui effleurer les
pieds. Ou bien étaient-ce des serpents ? Elle préférait ne pas le savoir.
Au-dessus d’elle brillait une éblouissante constellation, mais loin de
l’émouvoir, le spectacle ajoutait à son angoisse. C’était en s’attardant sur une
terrasse pour admirer les étoiles qu’elle en était arrivée là. Pourrait-elle un jour
regarder le ciel d’un œil paisible — si elle s’en sortait ?
La lune décroissante l’éclairait tout juste assez pour lui permettre
d’avancer et jetait d’étranges ombres sur le paysage qui semblait presque
abstrait, d’une autre planète.
Un endroit perdu au milieu de nulle part. Idéal pour enterrer un cadavre.
Soudain, elle aperçut un petit agglomérat de rochers. Elle songea aussitôt
qu’il lui fournirait un abri temporaire. Elle avait besoin de reprendre son
souffle et n’osait pas s’arrêter à découvert de peur d’être rattrapée.
Elle tenta d’accélérer l’allure. Elle se sentait terriblement vulnérable dans
ce désert — petite silhouette solitaire à la merci des éléments et des prédateurs,
bêtes ou hommes.
Mais dans sa précipitation, elle se tordit la cheville en trébuchant sur une
grosse pierre.
Elle eut l’impression de tomber au ralenti, comme si le temps s’était arrêté
pour lui laisser mesurer toute l’horreur de la situation. Une douleur fulgurante
lui arracha un cri étranglé, sa vue se brouilla, le sol vint lentement à sa
rencontre. Elle atterrit avec un bruit sourd, recroquevillée sur elle-même. La
douleur était tellement intense qu’elle crut qu’elle n’y survivrait pas.
C’était vraiment trop bête d’avoir réussi à s’enfuir et de crever à cause
d’une cheville foulée.
Elle défit son écharpe de cachemire, qu’elle portait toujours autour de la
taille, et s’en servit pour bander sa cheville. Puis elle se força à se relever. Elle
refusait d’abandonner.
La force intérieure qui avait permis à la petite MaryDella de devenir une
grande star l’habitait toujours. Elle pouvait y arriver. Elle serra les dents et se
remit en route.
44. Gangsta’s Paradise
Le hangar était vide. Pas de Madison. Aster était sur le point de céder au
désespoir quand son téléphone sonna. C’était Javen ! Elle avait de nouveau du
réseau, il allait pouvoir les guider jusqu’au traceur !
— Aster ? Aster… c’est toi ?
La communication passait mal, la voix de Javen ne lui parvenait que par
intermittence.
— … essaye… joindre.
— Ne quitte pas, ne quitte pas ! hurla Aster.
Elle sortit du hangar et mit le téléphone sur haut-parleur pour que tout le
monde entende.
— Attends, Javen, je me déplace, j’essaye de trouver un endroit où mon
téléphone captera mieux, dit-elle tout en décrivant un large cercle pour
chercher du réseau.
— Là, ça va mieux ? Javen ? Javen, tu m’entends ?
— … réussi à vous localiser.
— Et ?
— … devez partir vers… et…
— Sois précis, Javen, et fais vite. La réception est nulle. Ça risque de
couper d’une seconde à l’autre.
— Devez… marcher…
Elle balaya du regard les alentours.
— Tu as bien dit « marcher » ?
— Oui.
— Mais…
De nouveau, elle promena son regard autour d’elle.
— Il n’y a rien du tout, autour de nous.
— Mais je vois… sur mon écran…
— T’es sûr que ce n’est pas un coyote que tu vois ? Ou plutôt une meute.
Parce qu’on les entend hurler.
— Non… Le traceur… faible signal… le Wi-Fi de ton téléphone… direct
sur lui…
Elle sonda les ténèbres. L’idée de s’aventurer là-dedans lui donnait la chair
de poule. A part cette perruque qui n’était peut-être même pas celle de
Madison, ils n’avaient rien trouvé dans la maison de Paul. Idem dans le hangar.
Ils avaient eu leur dose d’émotions pour la soirée et elle se sentait à bout.
Marcher dans le désert ? Javen lui demandait l’impossible. Et pourtant… Ils
avaient déjà fait tout ce chemin. C’était trop bête de ne pas aller jusqu’au bout.
— Très bien, soupira-t-elle, résignée. De quel côté ?
— Avance de quelques pas, je vais te dire… Par là…
— Et si je te perds encore ?
— On va pas se perdre.
Elle fit un pas en avant. Tout le groupe la suivit.
— Sur la droite, dit Javen. Là, tout droit.
— A droite ou tout droit ? demanda-t-elle d’un ton agacé.
— A droite, puis tout droit.
Elle fit donc quelques pas sur la droite, puis tout droit.
— Et maintenant ?
— Continue comme ça.
Les autres suivaient sans un mot, Ryan à côté d’elle, Tommy et Layla
derrière eux. Leurs pieds frappaient lourdement la terre en soulevant des
nuages de poussière.
— Encore…
La voix de Javen s’éloignait.
— Je crois que je vais te perdre, gémit Aster.
— Pas grave… Continuez dans cette direction… trouverez Madison…
— C’est bien ce qui m’inquiète, grommela Aster.
Elle était de plus en plus persuadée qu’ils ne trouveraient pas Madison en
vie. Si elle était dehors, sans abri, elle ne s’en était sûrement pas sortie. En
plein été, tout était sec et mort dans ce désert. Elle espéra qu’ils ne
découvriraient pas un cadavre tout desséché — aussi desséché que la
végétation.
Sans compter qu’ils avaient à présent perdu tout contact avec Javen. Sans
lui pour les guider, même en prenant la bonne direction, ils pouvaient très bien
passer tout près de Madison sans la voir.
— Seigneur ! s’exclama soudain Layla. Vous avez vu ça ?
Non, Aster ne voyait rien. Il n’y avait que des rochers, des arbustes, des
cactus — les ténèbres et encore les ténèbres, sur fond de hurlements de coyotes.
— J’ai vu un truc qui courait, insista Layla.
— Un homme ou un animal ? demanda Ryan d’une voix soudain tendue.
— Là, je l’ai encore vu, tout droit. Vous voyez rien ?
Layla avait accéléré l’allure et se dirigeait vers le point qu’elle avait
montré, suivie de Tommy qui jurait tout bas.
Aster essaya sans succès de rétablir le contact avec Javen. Elle aurait
préféré que le quartier général lui confirme qu’ils pouvaient suivre Layla, mais
elle allait devoir s’en passer. De toute façon, Layla avait pris plus ou moins la
direction que leur avait indiquée Javen… Elle se mit donc à courir pour la
rattraper car elle était déjà loin devant, avec Tommy, et ils s’éloignaient en
soulevant de la poussière et des cailloux sur leur passage. Dans sa précipitation,
elle faillit heurter un yucca de plein fouet et fut sauvée de la chute par Ryan qui
la rattrapa au vol.
Au même moment, son téléphone sonna et elle dut ralentir sa course pour
répondre.
— Aster… hurla Javen. Aster… merde… Je suis… pas rentré à la
maison… suis désolé… désolé…
Elle entendit comme un choc à l’autre bout, des voix étouffées, puis plus
rien.
— Javen ! hurla-t-elle. Javen !
La communication était de nouveau coupée. Elle s’apprêtait à rappeler,
quand Layla poussa un hurlement terrible qui résonna affreusement dans la
nuit. Elle fonça aussitôt dans la direction du cri, suivie de Ryan.
45. Don’t Fear The Reaper
Layla contemplait la fosse ouverte à ses pieds. Elle était peu profonde et
contenait des ossements. Des ossements humains.
Aster semblait complètement effondrée. Elle était tombée à genoux et ne
cessait de gémir en répétant : « Dites-moi que c’est pas Madison, dites-moi que
c’est pas Madison. »
Elle semblait encore plus atterrée que le jour où Larsen était venu l’arrêter
pour le meurtre de Madison, celui où sa vie avait basculé.
— Putain, c’est vraiment la merde ! s’exclama Tommy.
Ryan se taisait. Lui aussi était sous le choc.
Layla songea avec amertume qu’il n’y avait pas que la vie d’Aster qui avait
basculé dans l’horreur. Celle de Tommy et la sienne aussi. Depuis qu’ils
s’étaient présentés à ce maudit concours qui les avait fait entrer dans la sphère
malsaine d’Ira Redman, tout allait de travers.
Mais il était trop tard pour regretter et il ne leur restait plus qu’à se battre
pour s’en sortir. Les autres étaient à présent silencieux et immobiles, trop
secoués pour réagir.
Elle fit un effort pour se ressaisir et se pencha sur la fosse pour l’examiner.
Au milieu des ossements, elle venait d’apercevoir un petit objet qui ressemblait
à…
— Je crois que j’ai trouvé quelque chose, murmura-t-elle. Tommy, donne-
moi le bâton qui est à tes pieds.
— T’es sûre que c’est un bâton ? demanda Tommy sans bouger d’un
millimètre.
Comme elle poussait un soupir exaspéré, il se baissa lentement pour
ramasser le branchage qu’elle lui désignait. Il le lui tendit sans un mot. Elle le
prit et s’en servit pour attraper délicatement l’objet qu’elle avait repéré, en
luttant contre la bile qui lui montait à la gorge.
— Mais qu’est-ce que tu fabriques ? demanda Aster d’une voix blanche.
Layla ne répondit pas. A présent, son instinct de journaliste avait pris le
dessus, elle avait oublié sa peur, elle était uniquement concentrée sur sa tâche.
Elle devait attraper ce truc sans déranger les ossements, pour ne pas gêner le
travail de la police.
— Ryan et Tommy, éclairez-moi.
Elle prit l’objet entre son pouce et son index et le déposa dans sa paume.
— C’est un traceur, annonça-t-elle d’un ton morne et désolé.
Aster poussa un gémissement désespéré.
— C’est affreux, murmura Tommy. Ça veut dire que nous avons devant
nous le squelette de Madison.
— Pas sûr, répondit Layla en se mordillant pensivement les lèvres.
— Comment ça, pas sûr ! s’exclama Aster. Paul a tué Madison et il l’a
enterrée dans le désert. Il pensait sûrement que personne ne la trouverait, à part
les coyotes. Et ensuite il a pris la fuite. En ce moment, il doit être quelque part
sur une île, en train de se dorer au soleil. Est-ce que quelqu’un a pris la peine de
vérifier les comptes de Madison ? Parce qu’à mon avis, c’est pour lui piquer
ses millions, qu’il l’a assassinée.
— Les flics ont sûrement vérifié ses comptes, répondit Ryan. C’est toujours
la première chose qu’ils font dans ce genre d’affaires, tu penses bien. Quant à
Paul… Je sais pas si c’est lui qui a tué Madison, mais ce qui est sûr, c’est que
les flics ne seront pas convaincus par les quelques éléments que nous avons
contre lui. C’est Aster, leur coupable. Et s’ils savent qu’elle est venue ici, ça va
encore aggraver son cas. Je propose qu’on parte au plus vite. Sinon Aster sera
accusée d’avoir déposé ce cadavre dans le désert. Et nous, on sera ses
complices.
Il soupira.
— Parce que je pense comme toi, Aster, que ce traceur nous prouve qu’il
s’agit bien de Madison.
Layla essuya le traceur sur son jean et le remit dans la fosse. Elle venait de
se redresser et s’apprêtait à donner le signal du départ, quand son téléphone
vibra pour annoncer un texto.
Le grand jour est enfin arrivé.
Mais pourquoi ne m’as-tu pas écouté,
Quand je te disais de publier ?
Il est trop tard pour regretter
Et maintenant tu vas payer.
Ils l’avaient regardée lire en silence et elle s’apprêtait à leur expliquer de
quoi il s’agissait, mais elle n’en eut pas le temps car ils furent soudain aveuglés
par le faisceau d’une lampe-torche.
— Restez où vous êtes et mettez les mains en l’air. Un seul geste et je tire.
Vous êtes en état d’arrestation.
47. Dirty Laundry
Trena Moretti s’installa dans son fauteuil de maquillage et ferma les yeux.
Jasmine, la styliste de plateau, allait maintenant la coiffer. Elle adorait ça.
C’était relaxant de s’en remettre à des mains expertes. Ça lui rappelait sa
grand-mère qui passait des heures à lui faire des tresses africaines quand elle
était enfant.
— Vous pensez qu’ils sont coupables ? demanda Jasmine.
Trena haussa les épaules. Franchement, elle avait du mal à se forger une
opinion. Quelques jours plus tôt, elle aurait répondu par un non catégorique,
mais aujourd’hui elle n’était plus sûre de rien.
Ou bien la vérité ne l’intéressait plus autant qu’avant.
Elle laissait aux inspecteurs le soin de la découvrir.
Elle, son boulot, c’était de relayer l’info. Elle était payée pour ça, et plutôt
bien. Evidemment, en tant que journaliste, elle était quand même censée
rechercher la vérité, mais bon, cette affaire était beaucoup trop compliquée
pour elle.
Et plus la police mettrait du temps à résoudre le mystère de la disparition
de Madison Brooks, mieux ce serait pour elle.
Aujourd’hui, elle allait tourner le premier volet de sa toute nouvelle
émission d’actualité, Au fond des choses. Elle avait le trac, mais elle était
surtout fière du chemin qu’elle avait parcouru. Quelques mois plus tôt, quand
elle avait atterri à L.A. avec le cœur brisé, elle n’aurait même pas osé rêver
d’une promotion pareille. Grâce à la disparition de Madison, sa bonne étoile
avait changé de trajectoire.
Les interviews d’Ira et d’Aster, puis le dernier tuyau de l’inspecteur Larsen,
lui avaient permis d’avoir la vedette dans l’affaire Madison. Et c’était parti
pour durer.
— Ils ont identifié les ossements ou pas ?
Trena ouvrit un œil et chercha le regard de Jasmine dans le miroir.
— Ce ne sont pas ceux de Madison, murmura-t-elle sur un ton de
conspiratrice. C’est tout ce que je peux vous dire pour le moment.
Jasmine hocha sagement la tête, mais son petit sourire dissimulait mal son
excitation. Elle allait sûrement s’empresser d’envoyer des textos à tous ses
amis pour leur montrer qu’elle côtoyait Trena Moretti et qu’elle avait par elle
des informations de première main.
Mais ce n’était pas grave, car tout le monde serait bientôt au courant. Trena
comptait annoncer ce scoop — un de plus —, pendant l’émission de ce soir, au
moment choisi par elle. Elle avait soigneusement travaillé le rythme de sa
narration, pour tenir le public en haleine. Elle se sentait bien préparée, elle
maîtrisait son sujet à fond, elle en savait plus que quiconque, plus que Larsen
lui-même — ce qui était normal, car on se confiait plus volontiers à une
journaliste qu’à un flic.
Elle avait suivi Larsen chez Aster, où ils avaient trouvé Javen, son frère, un
gamin que Larsen n’avait eu aucun mal à faire parler et qui avait avoué en
pleurant où était sa sœur et ce qu’elle faisait. Larsen avait aussitôt prévenu la
police locale pour faire arrêter toute la bande. Le comble : Layla l’avait appelée
au secours depuis le poste de police, gaspillant ainsi l’unique appel
téléphonique auquel avait droit un suspect en garde à vue. Elle aurait voulu de
l’aide, en échange de la primeur de l’info. Sauf que la primeur, Trena l’avait
déjà.
Ça se présentait très mal. Aster était maintenant accusée de deux homicides
— celui de Madison et celui de l’inconnu du désert. Quant à Layla, Tommy,
Ryan et Javen, ils étaient soupçonnés de complicité pour meurtre.
Trena hésitait à dire tout ce qu’elle savait. C’était tentant, pour faire
exploser l’audimat. Mais elle voulait garder en réserve certains éléments de la
vie de Madison dont elle ne mesurait pas toutes les implications, mais qui
risquaient de faire du bruit. Car Priya lui avait enfin apporté du concret — juste
au moment où elle était à deux doigts de la virer, au point qu’elle la
soupçonnait d’avoir fait de la rétention d’information rien que pour voir si on
pouvait la mener longtemps en bateau. Mais ça, c’était un détail. Ce qui
comptait, c’était la qualité de ce qu’elle avait déterré pour elle : entre
l’incendie de Virginie-Occidentale et son installation dans le Connecticut,
Madison avait vécu chez une certaine Eileen Banks, la mère de Paul Banks. Ce
même Paul Banks avait été la première personne à arriver sur les lieux de
l’incendie dans lequel avaient péri les parents de Madison. Trena ne savait pas
encore ce qu’elle allait faire de ça, mais elle était sûre que ça lui servirait.
Enfin bref, elle savait pas mal de choses en exclusivité. Elle allait distiller
l’info à petites doses, histoire de ne pas se laisser oublier. Parce qu’à
Hollywood, il fallait faire ses preuves tous les jours pour rester sur le devant de
la scène.
— Magnifique, commenta Jasmine en contemplant d’un air satisfait les
boucles de Trena.
Puis elle quitta la loge, pour la laisser seule et lui permettre de relire
tranquillement le script de l’émission.
Présentateur : Vous allez assister ce soir à la
première émission consacrée à l’enquête qui
bouleverse en ce moment Hollywood. Avec
vous, nous allons tenter de comprendre ce qui
est véritablement arrivé à Madison Brooks, et
le rôle des jeunes gens récemment interpellés
par l’inspecteur Larsen dans sa disparition.
C’est Au fond des choses, et c’est avec Trena
Moretti.
[Séquence avec des images d’Hollywood
Boulevard, du Night for Night, d’une affiche de
Madison Brooks, zoom final sur des yuccas
desséchés.]
TRENA MORETTI : Bonsoir et bienvenue à Au
fond des choses. Ce soir, vous nous suivez dans
les coulisses de l’affaire Madison, la plus
angoissante de l’année. Et dans une ville où
l’on a enregistré pas moins de 215 meurtres en
2016, ce n’est pas peu dire.
Vous allez voir défiler des invités prestigieux, et
parmi eux, l’élite d’Hollywood.
Vous allez entendre des propriétaires de clubs,
des rois de la night, des videurs, des barmans et
des spécialistes de l’événementiel qui ont
travaillé aux côtés d’Aster Amirpour, mais
aussi de Layla Harrison et de Tommy Phillips,
récemment inculpés de complicité dans l’affaire
Madison Brooks. Sans oublier des proches de
l’ex-idole des teenagers, Ryan Hawthorne, lui
aussi soupçonné de complicité.
Chacun exprimera son opinion sur les clubs de
L.A. Alors, places to be ? Ou endroits
malfamés ?
C’est à vous de trancher.
BRITNEY LANCASTER (de la vidéo) : J’ai
participé à la promotion des clubs d’Ira
Redman en même temps que Tommy Phillips et
j’avoue que je ne me doutais pas à l’époque que
c’était un univers aussi corrompu.
Franchement, j’ai eu de la chance d’en sortir
rapidement.
[Vue aérienne des clubs Unrivaled d’Ira
Redman sur Hollywood Boulevard.]
TRENA MORETTI : Ce point de vue
extrêmement négatif est également partagé par
Mateo Luna, un jeune mannequin.
MATEO LUNA : Carlos, mon frère aîné, est
mort d’une overdose devant un club, sur le
trottoir. Ils l’avaient mis dehors parce qu’il se
sentait mal et qu’ils ne voulaient pas de
scandale. Ils l’ont laissé crever. Les
propriétaires de clubs se font du fric sur le dos
des jeunes, c’est tout ce qui les intéresse.
[Image des voitures de police devant le Night
for Night, zoom sur le ruban de scène de crime
qui entoure la terrasse où l’on a retrouvé le
sang de Madison.]
TRENA MORETTI : Et maintenant, la parole
est à ceux qui défendent les clubs.
IRA REDMAN : J’offre aux jeunes des emplois
bien payés et compatibles avec des horaires
d’étudiants. La société Unrivaled emploie près
de deux cents personnes, la plupart entre dix-
huit et vingt-cinq ans. On a beaucoup critiqué
mon concours, mais on oublie que le gagnant a
empoché cinquante pour cent de l’argent qu’il
m’avait fait gagner. Croyez-moi, ça représentait
une somme suffisante pour payer plusieurs
années d’études. Je ne vois pas quel patron
pourrait en dire autant.
[Image de la longue queue des candidats se
présentant pour l’entretien de pré-sélection au
concours Unrivaled]
TRENA MORETTI : Les plus grandes stars
d’Hollywood ont fréquenté les salles VIP des
clubs Unrivaled. Comme Madison Brooks…
UNE FAN DE MADISON BROOKS. (venue
déposer un ours en peluche rose devant le
mémorial du Night for Night où des dizaines de
fans viennent se recueillir chaque jour.) : Je
n’arrive toujours pas à le croire. Toujours pas.
Quand je pense que Madison était là… Seule…
(Elle sanglote et s’arrête un instant)…
Madison, c’était tout pour moi. Quand est-ce
qu’ils vont la retrouver ?
TRENA MORETTI : Restez avec nous. Nous
allons remonter le temps pour comprendre,
ensemble, la disparition de Madison Brooks.
C’est ce soir dans Au fond des choses, avec
Trena Moretti.
[Page de publicité]
[Logo Au fond des choses]
— Madame Moretti ?
Trena leva les yeux de son script en essayant de se souvenir du nom de la
jeune fille qui se tenait devant elle. Catherine ? Caitlin ? Impossible de retenir
les noms de tous les techniciens de plateau, ils étaient trop nombreux — et ils
espéraient tous se faire une place dans le milieu de la télé.
— Vous êtes bientôt prête ?
Trena hocha la tête. Elle était gonflée à bloc. Elle avait hâte de commencer
cette émission qui allait être sa consécration.
— Super. On démarre dans trois minutes. En attendant, vous pouvez ouvrir
ça, c’est pour vous, ça vient d’arriver.
Elle remit à Trena un gros paquet rectangulaire dans lequel on livrait en
général des roses, puis elle repartit en direction du plateau en hurlant quelque
chose dans le micro attaché à son casque.
Trena posa le script et étudia le paquet. Son nom y était inscrit en gros,
mais l’expéditeur n’était pas mentionné.
Elle attrapa une paire de ciseaux sur la table de maquillage pour couper le
ruban de la boîte et celle-ci s’ouvrit sur une dizaine de tiges de fleurs, sans tête,
attachées entre elles par un bandage blanc terminé par un nœud.
Il y avait aussi un message.
Le chat n’avait rien, ou si peu
Mais avec toi je serais moins généreux
Fais attention à ce que tu dis
Si tu veux éviter les ennuis
Les mains tremblantes et le cœur battant, elle remit la carte en place,
referma la boîte et la fourra sous la table.
— Ça y est, vous êtes prête ?
La jeune technicienne de plateau était de retour. Elle était encore plus
fébrile que tout à l’heure, signe que l’émission allait commencer d’un instant à
l’autre.
Trena avait un nœud à l’estomac et prit le temps de respirer calmement.
Puis elle acquiesça d’un air décidé et se leva lentement de sa chaise, un peu
vacillante.
— Vous avez vu qui a livré ce paquet ? demanda-t-elle en faisant de son
mieux pour conserver un ton dégagé.
La jeune fille fit signe que non, tout en lui jetant un regard plein de
sollicitude.
— Tout va bien ? Vous avez l’air secouée…
— Vous trouvez ?
Trena vérifia son reflet dans le miroir. Elle avait en effet les joues
écarlates, les yeux brillants.
— L’adrénaline, je suppose.
Elle se força à rire.
— Ne vous inquiétez pas, ça va passer.
La jeune fille lui jeta un regard inquiet, puis la guida vers le plateau, où une
autre équipe la prit en main. On fixa un micro au revers de son chemisier, on
enleva quelques peluches de sa veste, on la repoudra une dernière fois.
— Prête ?
Le réalisateur était déjà en place derrière sa caméra et lui faisait signe.
Trena inspira profondément. Etait-ce James qui lui avait envoyé ce
message ? Elle n’avait aucune preuve, mais elle ne pouvait pas s’empêcher de
le soupçonner.
En tout cas, celui qui la menaçait l’avait gravement sous-estimée. Elle
n’était pas allée si loin pour reculer au moment où elle voyait la ligne
d’arrivée.
Aujourd’hui, c’était son jour de gloire. Elle avait travaillé toute sa vie pour
en arriver là. Pas question de renoncer.
Elle était en train de s’installer dans son fauteuil, quand elle crut voir Priya
quitter le plateau. Elle ne l’avait pas invitée, pourtant… Bah, la gamine avait
sûrement eu envie de voir de près comment se passait l’enregistrement d’une
émission de télé, c’était normal. Elle-même, à son âge, aurait tué pour entrer
sur un plateau de télé.
Elle s’était éclipsée pour ne pas la déranger, c’était trop bête. Puisqu’elle
était là, autant qu’elle reste. Ce soir, Trena se sentait l’âme généreuse…
Elle allait se lever pour appeler Priya, quand le compte à rebours
commença. Aussitôt, elle oublia tout ce qui n’était pas la caméra.
— Bonsoir. Bienvenue dans ma nouvelle émission :
Au fond des choses.
REMERCIEMENTS