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DÉJÀ

PARU DU MÊME AUTEUR

Rivalité
Flash info
LA DÉCOUVERTE D’UNE ROBE COUVERTE DE SANG
ENTRAÎNE L’ARRESTATION D’UNE REINE DU CLUBBING
Par TRENA MORETTI
Après l’interrogatoire de Ryan Hawthorne,
l’idole des teenagers, nouveau rebondissement
dans l’affaire Madison Brooks : la police de
Los Angeles a mis la main sur une robe
appartenant à Aster Amirpour, la jeune femme
chargée de l’événementiel du très branché
Night for Night.
Le sang retrouvé sur cette robe serait celui de
Madison Brooks.
D’après le porte-parole de la police elle se
trouve en ce moment entre les mains des experts
qui procèdent encore à des tests, mais notre
source interne affirme que les premiers
résultats permettraient déjà de conclure qu’il
s’agit bien du sang de la star disparue.
Selon la même source, c’est une employée du
service blanchisserie de l’hôtel W qui aurait
trouvé la robe dans le linge sale de l’hôtel.
« Je faisais mon travail, comme d’habitude, en
comparant le contenu des sacs de linge sale
avec leur inventaire, a déclaré cette employée
qui souhaite garder l’anonymat. C’est la
procédure habituelle. Nous vérifions tout avant
d’envoyer les vêtements à notre sous-traitant.
Vous n’avez pas idée du nombre de personnes
qui essayent de faire passer une robe courte
pour un chemisier. J’étais donc en train de
contrôler un sac, quand j’ai repéré une robe
noire signalée en tant que chemisier. En
l’examinant de près, je me suis rendu compte
qu’elle était couverte de taches bizarres. J’ai
donc prévenu mon supérieur et il a aussitôt
contacté la police. Tout ce que je peux vous
dire, c’est que s’il s’agit vraiment du sang de
Madison Brooks, il ne reste plus qu’à prier
pour cette pauvre petite, parce qu’il y en avait
partout. »
Au moment où j’écris ces lignes, Aster
Amirpour est en détention provisoire dans la
prison de L.A. Nous suivons l’affaire de près et
ne manquerons pas de vous tenir au courant de
tous les détails à venir.
Pour Charlie et Rachel, l’élite de mes amis.
Nul homme n’est assez riche pour racheter son passé.
Oscar WILDE
1. Girl Afraid

Madison Brooks abandonna à regret les derniers lambeaux de son rêve et


ouvrit les yeux. La pièce était sombre et silencieuse, l’air sentait le renfermé.
Le sommeil lui apportait un certain réconfort, mais au réveil elle retrouvait sa
vie : un enfer.
Comme tout le monde, elle avait ses peurs — oublier ses répliques quand
elle jouait sur scène, voir resurgir les secrets du passé —, mais jamais elle
n’avait eu peur du noir. Enfant déjà, elle avait compris que le monstre
imaginaire caché sous son lit n’était rien comparé à ses parents, ces deux
monstres bien réels en train de se défoncer dans le salon.
Ça n’avait pas changé.
Elle se hissa hors du matelas crasseux sur lequel elle avait dormi et rampa
vers la porte blindée de sa cellule, attentive à la moindre odeur, au moindre
bruit — à tout ce qui pouvait lui fournir un indice sur l’identité de son
ravisseur, l’endroit où il l’avait emmenée, et pourquoi. Après plus de trente
jours de captivité, Madison restait sans réponses. Elle avait revécu la soirée de
son enlèvement un nombre incalculable de fois — la repassant en boucle dans
sa tête, image par image, cherchant des indices révélateurs, un détail minime,
mais capital, qui aurait pu lui échapper. Mais chaque fois la séquence se
répétait à l’identique.
Elle avait rompu avec Ryan, Tommy était venu à son secours, et après
quelques bières (et quelques baisers de malade), elle avait reçu un texto de Paul
lui demandant de le retrouver au Night for Night, où elle s’était précipitée sans
se poser de question. En arrivant, elle avait trouvé le club fermé, et elle aurait
dû se douter que quelque chose avait mal tourné. Paul était un pro. A cheval sur
la ponctualité. S’il avait vraiment voulu cette entrevue, il serait venu en avance.
Elle avait foncé tête baissée dans un piège, mais elle ne l’avait compris qu’avec
le recul. Encore un élément qui l’avait menée droit dans cette prison, où il ne
lui restait maintenant plus qu’à s’en prendre à elle-même.
Comment avait-elle pu se montrer aussi naïve ?
Pourquoi être restée sur cette terrasse à attendre Paul en rêvassant, au lieu
de suivre l’instinct qui la poussait à fuir ?
La dernière chose dont elle se souvenait, c’était d’avoir senti un parfum
étrangement familier ; puis une main ferme s’était posée sur sa bouche et le
temps s’était arrêté.
Elle s’était réveillée dans cette cellule aveugle où on lui servait trois fois
par jour un repas fade et grumeleux, avec pour toutes commodités un lavabo,
des toilettes et un matelas nu posé à même le sol.
Pas de visite de son ravisseur.
Pas la moindre idée de ses motivations.
De sa gloire passée d’icône hollywoodienne, il ne lui restait que sa montre
Piaget incrustée de diamants, les créoles offertes par Ryan, les talons aiguilles
Gucci qu’elle portait le soir du drame, et sa grande écharpe de cachemire qui
lui servait à présent de couverture.
Si on en avait voulu à son argent, on l’aurait dépouillée de ces articles de
luxe. C’était presque cruel de les lui avoir laissés. On cherchait sans doute à lui
montrer à quel point il était facile de les lui prendre. Ou à bien lui rappeler ce
qu’elle avait été.
Elle s’étendit de tout son long sur le sol de béton glacé, en se demandant,
une fois de plus, ce qui se passait de l’autre côté des murs de parpaings de sa
prison. Tout le monde devait être au courant de sa disparition. On avait
probablement confié l’enquête à une unité spécialisée. Pourquoi mettait-on tout
ce temps à la retrouver ? Et surtout, pourquoi Paul n’avait-il pas donné ses
coordonnées à la police en se servant de la puce GPS qu’il lui avait fait poser
dans le bras, sous sa cicatrice de brûlure, justement en prévision d’une telle
éventualité ?
A l’heure habituelle, les lumières émirent un bourdonnement et
s’allumèrent en vacillant, baignant la chambre dans une froide lueur verte.
Quelques instants plus tard, quand la trappe s’ouvrit, Madison s’accroupit près
de l’ouverture et poussa un cri de détresse venu du plus profond de ses
entrailles.
Mais comme chaque jour, on se borna à lui glisser un plateau contenant une
mixture grumeleuse, puis la trappe se referma, tandis que ses vains appels au
secours se perdaient dans le vide.
Elle repoussa le plateau du pied et promena son regard dans la petite pièce,
cherchant de quoi fabriquer une arme improvisée. Paul lui avait appris à
regarder autrement les objets quotidiens : tout a un double usage, ou presque, et
peut être utilisé pour se défendre. Mais en supposant qu’elle soit capable de se
servir de ses talons aiguilles comme d’une arme, elle n’avait personne à
combattre — son adversaire était invisible. Elle était toute seule, piégée dans sa
cellule de béton.
Dans un soupir de découragement, elle tourna son attention vers les photos
qui la représentaient, elle, à huit ans, punaisées sur les murs et au plafond —
motif récurrent parfois interrompu par des miroirs adhésifs qui lui renvoyaient
l’image de sa déchéance. Elle était dans un état pitoyable, tout comme la
fillette aux cheveux emmêlés, aux pieds nus et sales, qui fixait l’objectif d’un
intense regard mauve, une vieille poupée au bout de son bras ballant.
Le fait que cette photo soit toujours en circulation prouvait que Paul n’avait
pas fait son job.
Il s’était soi-disant chargé de gommer toutes les traces de son passé. Sauf
cette photo que quelqu’un lui avait d’ailleurs envoyée anonymement quelques
semaines plus tôt. Quand Paul la lui avait montrée, elle avait conclu comme lui
à une menace silencieuse.
La photo en question datait de dix ans, et depuis Madison avait fait du
chemin : elle s’était hissée au sommet. Et voilà qu’elle était ramenée au point
de départ et se retrouvait aussi impuissante et démunie que la petite fille
d’autrefois.
Paul s’était trompé. Son passé était bien là, prêt à resurgir. Quelqu’un tenait
à lui rappeler les fautes et les trahisons qui avaient jalonné son ascension vers
la gloire.
Quelqu’un qui avait réussi à faire le lien entre l’enfant déshéritée et la star
triomphante.
Et ce quelqu’un avait décidé de la faire payer.
Elle refusait de croire que l’idée venait de Paul — il l’avait protégée trop
longtemps pour se retourner contre elle maintenant —, mais elle ne pouvait pas
exclure la possibilité qu’on ait réussi à le neutraliser d’une manière ou d’une
autre. Une chose était sûre, en tout cas : s’il avait voulu ou pu la libérer, il
l’aurait fait depuis longtemps. Elle ne pouvait plus compter sur lui pour sortir
de cette prison.
Elle caressa distraitement le réseau de cicatrices fraîches qui lui couvraient
les mains — souvenir d’une tentative d’évasion qui lui avait valu un petit doigt
cassé, une violente douleur au poignet et trois ongles arrachés. Elle avait agi
sur un coup de tête, dans un moment de panique. Une erreur qu’elle ne
commettrait plus. Sa prochaine tentative devait être la bonne.
Elle se mit à réfléchir à un plan, les yeux rivés sur ces images de son être
passé et présent. Puis on lui servit le dernier repas de la journée et sa cellule fut
de nouveau plongée dans le noir.
2. Heart Shape Box

BEAUTIFUL IDOLSINNOCENTE JUSQU’À PREUVE


DU CONTRAIRE ! WESH !
Par LAYLA HARRISON
Avertissement : Si vous êtes venu sur ce blog
pour vous éclater avec ma célèbre chronique
bitchy sur nos amis les people, je vous conseille
d’aller voir ailleurs. Gardez vos clics et vos
commentaires pour Perez Hilton ou Popsugar,
bref pour ceux qui vous fournissent votre dose
quotidienne de potins de stars.
Et n’essayez pas de me faire croire que vous
m’êtes fidèle.
Je sais que vous cliquez ailleurs.
C’est vrai que d’habitude je ne me fais pas
prier pour vous révéler les dessous de la vie
des stars, et qu’on se le dise : vous êtes accro.
Mais aujourd’hui, j’ai peur de ne pas pouvoir
jouer le jeu.
A part si vous vivez dans un bled, vous savez
qu’Aster Amirpour a été arrêtée pour le
meurtre de Madison Brooks. Une source fiable
confirme que la chaîne Bravado a même
interrompu un épisode trop ouf de Real
Housewives of Hades pour diffuser cette info.
On est tous d’accord : pour qu’on nous prive de
nos blondes préférées, il faut que ça soit du
lourd.
Et je confirme, j’étais aux premières loges. J’ai
vu partir une innocente dans une voiture de
police, menottée, sous les flashs des paparazzis.
Si vous n’avez jamais vu quelqu’un se faire
accuser d’un meurtre qu’il n’a pas commis,
vous ne pouvez pas comprendre ce que je
ressens. Aster Amirpour n’a pas tué Madison
Brooks. Je le sais, c’est clair. Donc, ne comptez
pas sur moi pour commenter ce scandale — je
sais bien que c’est ce que vous attendez.
Même si c’est hyper important de dénoncer les
excès des people, je refuse d’utiliser ce blog
pour accabler une innocente, ou relayer une
fausse info.
Au passage, permettez-moi de vous rappeler
que notre système juridique est fondé sur un
principe que l’on appelle présomption
d’innocence. La preuve incombe à celui qui
affirme, et non à celui qui nie. Donc, jusqu’à
preuve du contraire, Aster Amirpour est
innocente.
N’hésitez pas à consulter ce lien :
http ://legal-dictionary.thefreedictionary.com/
presumption+of+innocence
546 commentaires :
Anonyme
T’es qu’une grosse conne !
MadisonFan101
Ta copine est une meurtrière et vous irez en
enfer toutes les deux.
RyMadLives
Aster Amirpour est une salope et une
meurtrière. Tout le monde le sait sauf toi.
StarLovR
Ton blog est moche, chiant et totalement has
been. Comme toi.
CrzLuVZomby38
Dans le doute, on s’abstient. Mais là des doutes
y’en a pas donc…
ASterMustDie
J’espère que tu vas crever toi aussi.

* * *

Assise à son bureau, Layla Harrison sirotait distraitement son café en


épluchant les commentaires affichés sur l’écran de son ordinateur. Elle était
censée s’occuper de la soirée de lancement de la nouvelle marque de tequila
d’Ira Redman, Unrivaled. Ira comptait sur elle pour faire de cette soirée
l’événement le plus médiatisé et le plus tendance de la saison. Sauf qu’au lieu
de se défoncer pour lui montrer de quoi elle était capable, elle profitait de son
temps de travail (et de l’ordinateur de la boîte) pour lire les commentaires
d’une bande de nuls manipulés par les médias.
— Alors, coupable ou innocente ?
Layla leva les yeux vers Emerson et retint un soupir agacé. Il avait quitté
son box pour venir la surveiller et se penchait sur elle pour regarder par-dessus
son épaule.
D’un clic, elle ferma la fenêtre et la photo d’Aster, toute pâle et effrayée,
poussée brutalement dans une voiture de police. Le titre était accrocheur : Aster
Amirpour arrêtée pour le meurtre de Madison Brooks !
Mais elle n’avait pas besoin de cette photo pour savoir ce qui s’était passé.
Elle avait été le témoin direct de cette scène sordide, une semaine plus tôt, aux
côtés de Tommy Phillips.
— Innocente, à cent pour cent, répondit-elle sèchement.
Pour Emerson, l’arrestation d’Aster Amirpour n’était rien de plus qu’un
scandale croustillant impliquant une collègue d’Unrivaled. Il n’en faisait pas
une affaire personnelle, contrairement à Layla. Elle lui en voulut de prendre ce
prétexte pour briser la glace entre eux et ne se gêna pas pour le lui faire
comprendre.
— Ça n’a aucune importance de toute manière, poursuivit Emerson.
Il la toisa, en ouvrant bien grand ses yeux topaze soulignés de cils épais et
de sourcils impeccablement épilés. Elle n’était dans le service que depuis ce
matin et elle avait eu droit deux fois déjà à cette mine condescendante.
Heureusement, il ne lui restait plus que deux jours à tirer avant le week-end.
La première fois qu’Emerson l’avait regardée comme ça, c’était quand elle
s’était perdue dans le dédale des box en revenant de sa pause-café. Il l’avait
guidée jusqu’à son bureau en levant les yeux au ciel et en soupirant
ostensiblement. Elle avait passé la demi-heure suivante à ruminer. Comment
voulait-on qu’elle reconnaisse son poste de travail ? Ils étaient tous identiques !
Pour la déco de ses clubs, Ira Redman n’hésitait pas à dépenser des sommes
folles. Elle s’était donc attendue à trouver ici des locaux high-tech, des bars à
expresso à tous les étages, des terrains de baskets, des spas, et, pourquoi pas, un
studio de yoga et une salle de méditation. Mais la décoration du siège
d’Unrivaled Nightlife se résumait à une palette déprimante de gris et beige,
avec moquettes et postes de travail assortis. L’ambiance était tellement aux
antipodes de ce qu’elle avait imaginé — si désespérément neutre —, qu’en
arrivant ce matin elle avait eu l’impression d’entrer dans un cabinet d’experts-
comptables.
A part ça, elle n’avait vraiment rien foutu. Elle avait passé quasiment toute
la journée en ligne, à compiler tout ce qui était paru depuis un mois sur la
disparition de Madison Brooks et sur Aster Amirpour. Et pas de chance, il
fallait que ce soit justement Emerson qui la surprenne en train de buller.
— Ce qui compte, ce n’est pas qu’elle soit coupable ou innocente, mais
l’image qu’elle renvoie au public, reprit-il. Et ça, c’est surtout une question de
communication.
Emerson ne s’était pas écarté et se penchait encore par-dessus son épaule,
même s’il n’y avait plus rien à voir — l’écran s’étant mis en veille.
— La com, c’est essentiel, insista-t-il.
Layla laissa son regard suivre les traits délicats de son visage — les
pommettes hautes, la mâchoire carrée, le menton fin, la peau lisse et sombre.
Elle en resta saisie, le souffle coupé. L’extrême beauté la tétanisait — tout
comme la peur de se faire virer dès son premier jour de boulot. Il ne lui restait
plus qu’à espérer qu’Emerson ne se plaindrait pas à Ira de son maigre
rendement.
— Tu devrais le savoir, poursuivit-il. Notre job, c’est de manipuler
l’opinion publique pour convaincre que c’est chez Ira qu’il faut aller, que c’est
sa tequila qu’il faut boire.
Elle se mit à tripoter les mèches de son bob blond platine, tout en faisant
pivoter son fauteuil de droite à gauche. La présence d’Emerson commençait à
lui peser, mais elle devait admettre qu’il y avait du vrai dans ce qu’il disait.
— Bon, à part ça…
Il avait repris un ton détaché, mais elle ne fut pas dupe. Il l’avait dans le
collimateur, c’était certain.
— … je suppose que c’est pour toi, vu qu’il y a ton nom dessus.
Et il lâcha sur son bureau un colis rectangulaire.
Layla observa le paquet d’un air méfiant. Le nom et l’adresse de
l’expéditeur n’étaient pas mentionnés. Et surtout, c’était son premier jour dans
la boîte et elle n’attendait donc pas de courrier.
— Je l’ai trouvé sur mon fauteuil en revenant de la pause déjeuner,
expliqua Emerson. Une erreur de distribution, probablement.
Elle avait hâte de l’ouvrir, mais pas question de le faire devant Emerson.
— Très bien, merci, répondit-elle en prenant un ton détaché.
Elle attendit qu’il disparaisse de sa vue pour observer l’objet de plus près.
Volumineux, mais pas très lourd. En le secouant légèrement, elle sentit
quelque chose bouger à l’intérieur.
Bien. Il ne lui restait donc plus qu’à l’ouvrir, en espérant que le service du
courrier avait une procédure pour détecter les colis piégés. Elle prit une paire
de ciseaux dans son tiroir et trancha le scotch qui fermait le carton. A sa grande
stupéfaction, elle vit alors apparaître une petite boîte en satin rouge en forme
de cœur — boîte à laquelle on avait attaché une petite enveloppe.
Ce genre de boîte, ça s’offrait plutôt à la Saint-Valentin. Sur ce bureau, en
plein mois d’août, au beau milieu d’un après-midi caniculaire, ce cœur rouge
semblait totalement déplacé. Sans compter qu’elle n’avait plus d’amoureux
depuis que Mateo l’avait larguée.
Son père n’était pas du style à se livrer à de grandes démonstrations
d’affection. Ira… Ira était son patron et un tel cadeau de sa part aurait été
totalement inapproprié, donc ce n’était pas Ira. Quant à Tommy… Eh bien, elle
préférait ne pas envisager que ça puisse être lui.
Sur l’enveloppe on avait écrit son nom, d’une écriture alambiquée et tout
en courbes. Elle ouvrit l’enveloppe, glissa un doigt sous le rabat et sortit une
petite carte rectangulaire avec la caricature d’un chat, un nœud coulant autour
du cou, la gueule déformée par un rictus de travers.
Elle en resta interdite. Un dessin moche et flippant. Elle ne voyait toujours
pas qui avait pu lui envoyer ça, mais une chose était certaine : il ne s’agissait
pas d’une carte romantique de chez Hallmark.
Elle l’ouvrit avec des mains tremblantes et y trouva un message, rédigé de
la même écriture que l’adresse.
Salut ma Valentine !
C’est pas avec ton blog, pauvre chérie
Que tu tireras de prison ton amie.
Vraiment dommage, je suis d’accord,
Mais franchement, t’as pas fait fort
Il te faudrait des éléments ?
Fais-moi confiance, regarde là-dedans.
Tu trouveras dans ce paquet
Une surprise qui va t’étonner.
Je demande en contrepartie
Que dès ce soir tu la publies.
J’espère que tu comprends l’enjeu
Et que tout ça n’est pas un jeu.
Et si tu n’es pas convaincue
Pense à cet adage connu :
La curiosité est un vilain défaut
… mais quand même, parfois, il en faut.
XoXo
Ton admirateur secret
Layla reposa la carte. Elle dut forcer le couvercle de la boîte pour le
soulever et une partie des confettis roses et des paillettes qu’elle contenait se
déversèrent sur son bureau, ce qui lui arracha un cri d’exaspération. En
plongeant la main dans les confettis, elle sentit une enveloppe Kraft qu’elle
retira, le cœur battant. Elle contenait une feuille soigneusement pliée en trois.
Le papier était jauni et usé, corné sur les bords, couvert d’une écriture
irrégulière et pleine de boucles, avec des petits cœurs en guise de points sur les
i. Le texte était entouré d’étoiles et d’une guirlande de vigne en volutes.
La première lecture la surprit tellement qu’elle éprouva le besoin de lire
une deuxième fois, puis une troisième. Les questions se bousculaient dans sa
tête. Qui était l’auteur de ce texte ? Qui avait jugé bon de le lui envoyer, et
pourquoi ?
Ne trouvant pas de réponse, elle se décida à remettre le papier jauni dans
son enveloppe. C’est à ce moment-là qu’elle fit tomber une photo sur son
bureau. Elle se pencha pour la regarder. Il s’agissait du portrait d’une petite
fille qui devait avoir sept ou huit ans, dix grand maximum. Longs cheveux
noirs tout emmêlés, jambes maigrichonnes, pieds nus et sales. Elle portait une
robe trop grande pour elle, froissée et tachée. Elle tenait au bout de son bras
ballant une vieille poupée à qui il manquait un œil et un membre, et dont le
sourire de travers avait quelque chose de malveillant.
Mais ce furent les yeux de l’enfant qui attirèrent son attention. Des yeux
intenses et captivants. D’un mauve qui lui rappelait celui de…
Elle rangea précipitamment dans son sac l’enveloppe, la photo, la carte et
la boîte en forme de cœur. Puis elle fonça en direction de la sortie, son
téléphone en main. Au passage, elle sentit le regard d’Emerson lui brûler la
nuque, et prit soin de ne pas se retourner :
— Faut qu’on se parle, murmura-t-elle dans l’appareil. Je crois que j’ai une
piste.
3. This Summer’s Gonna Hurt Like A
Motherf… r

Aster Amirpour entra lentement dans le parloir et s’installa sur la chaise


des prisonniers, celle qui était vissée au sol. Elle supportait mal d’être
enfermée dans une cellule, mais elle redoutait tout autant d’en sortir. Ses
parents croyaient agir pour son bien, mais après leurs visites et celles de leur
avocat, elle se sentait plus désespérée que jamais. Leurs regards
désapprobateurs lui faisaient prendre conscience que sa vie était foutue.
Jamais elle n’aurait imaginé en arriver là. Quelques mois plus tôt, elle avait
décroché son diplôme de fin d’études secondaires et se voyait promise à un
long et brillant avenir. Et aujourd’hui elle était en taule.
Toute sa vie elle avait rêvé de devenir célèbre — d’avoir son visage en
couverture de tous les magazines et son nom sur toutes les lèvres. Elle avait
réussi, mais en passant par la case prison.
Au bout d’une semaine de détention provisoire, elle commençait à prendre
la mesure de tout ce qu’elle avait laissé derrière elle. Javen, son petit frère, lui
manquait atrocement. Et puis le soleil. Le soleil brûlant de Californie sur sa
peau. Les après-midi improvisés à la plage avec ses amies, ses virées shopping
chez Barney, sa collection de sacs à main et de chaussures de créateurs, ses
rendez-vous hebdomadaires chez la manucure, le pédicure, ses brushings chez
le coiffeur. Sans parler des repas. La nourriture ignoble et trop grasse de la
prison lui faisait même regretter le jus détox. Bref, tout ce qui faisait autrefois
sa vie quotidienne, qu’elle considérait comme allant de soi, et dont on l’avait
brutalement sevrée, lui manquait. Elle souffrait d’être privée de confort,
comme certains souffrent de l’absence d’un être cher ou d’un animal de
compagnie. Si elle sortait un jour de ce trou, elle apprécierait à leur juste valeur
tous les avantages de sa vie de privilégiée et elle remercierait le ciel pour sa
bonne étoile.
Mais pour le moment elle était encore derrière les barreaux, en affreuse
combinaison orange. Sa bonne étoile l’avait abandonnée. Elle aurait voulu au
moins une visite de Javen, mais ses parents étaient contre : ils avaient peur que
ça le traumatise de la voir dans cet état. Chaque fois qu’elle croyait avoir
touché le fond, ils se chargeaient de lui rappeler qu’elle pouvait encore
descendre plus bas.
Et puis il y avait ces chaînes aux poignets et aux chevilles, gênantes et
humiliantes. On aurait pu lui épargner ça, parce que, franchement, elle n’était
pas dangereuse. Mais pas moyen d’en convaincre ses gardiens.
Tout ça parce qu’elle s’était battue le premier jour, à la minute où elle avait
mis les pieds dans la cellule surpeuplée qu’on lui avait d’abord attribuée. Mais
ce n’était pas sa faute ! Elle venait à peine de découvrir les toilettes infectes
installées dans un coin et les contemplait en se demandant combien de temps
elle serait capable de se retenir avant de les utiliser, quand une excitée s’était
jetée sur elle avec l’intention de la démolir. L’autre la bourrait de coups de
poing, elle n’avait pas eu le choix, elle avait riposté avec des parades de kick
boxing. C’était de la légitime défense, merde ! Evidemment, pas moyen de le
faire comprendre à ceux qui avaient le pouvoir dans cette prison.
Elle ne regrettait pas de s’être rebiffée, mais elle avait gagné au passage un
œil au beurre noir, la lèvre fendue, et la méfiance des gardiens qui l’avaient
mise à l’isolement, comme les prisonnières dangereuses — punition qu’elle
vivait plutôt comme une récompense.
Elle s’installa sur le bord de sa chaise, les épaules voûtées, et attendit
l’arrivée des avocats. Elle espéra qu’ils venaient pour lui annoncer que ses
parents s’étaient décidés à payer sa caution. Car ils finiraient par payer, elle
n’en doutait pas. Ils traînaient pour lui donner une leçon. Comme si être
inculpée de meurtre ne suffisait pas.
Elle se sentit soulagée à l’idée de sortir bientôt, peut-être aujourd’hui. Mais
même si elle détestait cette prison, la nourriture, le matelas crasseux, le
manque d’intimité, la puanteur et cette affreuse combinaison orange, la
perspective de retourner vivre chez ses parents l’angoissait. Ce serait quitter
une prison pour une autre, beaucoup plus luxueuse, mais où elle devrait se plier
à des règles de vie tout aussi strictes. Malheureusement, pour l’instant, elle
n’avait nulle part ailleurs où aller.
Derrière elle, la porte s’ouvrit avec un bruissement. Elle ferma les yeux et
s’accorda un dernier instant de paix avant d’affronter le regard accusateur de sa
mère, son brushing et son maquillage parfaits. Aster avait du mal à supporter sa
présence. Quant à son père, c’était pire… Il osait à peine la regarder et elle
aurait préféré qu’il s’en abstienne parce que ses yeux désespérés lui brisaient le
cœur. Son chagrin était si profond qu’il semblait suinter par tous les pores de sa
peau. Elle avait toujours été la fille chérie de son papa, mais c’était fini, elle
l’avait déçu, elle avait perdu à jamais son estime. En jetant la honte sur sa
famille, elle avait commis l’irréparable.
Ses visiteurs étaient entrés, à présent, mais Aster garda les yeux fermés,
comme quand elle était enfant et qu’elle refusait d’affronter une difficulté.
C’était si bon de s’imaginer que rien de tout ça n’était réel et qu’elle allait
s’éveiller de ce cauchemar dès qu’elle ouvrirait de nouveau les yeux. Elle se
retrouverait quelques semaines plus tôt, à l’instant précis où son agent l’avait
appelée pour lui parler du concours d’Ira Redman. Et cette fois, maintenant
qu’elle savait à quoi elle s’exposait en acceptant, elle refuserait son offre et
choisirait de passer un été paisible à faire du shopping, à bronzer au soleil et à
flirter avec des beaux gosses, en attendant le début de son premier semestre
d’étudiante — comme toutes les filles de son âge.
— Aster. Ça va ? Tu tiens le coup ?
Elle reconnut aussitôt la voix et ouvrit les yeux en battant des paupières.
C’était Ira. Ira Redman, en chair et en os, vêtu d’une chemise de coton
impeccable qu’il portait retroussée aux poignets, de manière à exhiber sa
montre de sport Breguet. Il était accompagné de l’avocat qu’elle avait
rencontré le jour de son premier interrogatoire, quand elle ne mesurait pas
encore à quel point elle était dans la merde.
— C’est moi qui vous représente, déclara l’avocat en la regardant fixement.
Je ne suis pas sûr que vous l’ayez vraiment compris.
Aster hocha la tête et tira machinalement sur sa combinaison de prisonnière
— cette couleur orange lui donnait un teint de cadavre, mais après tout elle ne
se sentait pas beaucoup mieux qu’un cadavre. La présence de ces deux hommes
riches et puissants dans cet univers carcéral avait quelque chose de surréaliste.
Elle avait besoin d’un peu de temps pour s’y habituer.
— J’aurais voulu venir plus tôt, mais tu ne nous avais pas mis sur la liste
des visiteurs, expliqua Ira en lui lançant un regard de reproche.
A son attitude désinvolte et à sa tenue, on voyait que c’était lui qui avait le
pouvoir. L’avocat portait costume et cravate — l’uniforme à Los Angeles de
ceux qui dépendaient d’une autorité supérieure. Ira était en jean noir et il avait
déboutonné le col de sa chemise, signe qu’il n’avait pas de comptes à rendre.
— Nous voulons vous aider, renchérit l’avocat. A condition que vous le
permettiez, bien sûr.
Aster contempla le mur verdâtre derrière Ira — une teinte qui serait à
jamais gravée dans son esprit comme celle de la souffrance, du malheur, du
désespoir. Elle serra les poings sur ses genoux. Ses parents étaient prêts à
l’aider, mais chez eux elle serait en résidence surveillée, ce qui ne valait pas
beaucoup mieux que la prison. D’un autre côté, elle n’était pas en ce moment la
personne la plus populaire d’Hollywood et rester cloîtrée entre les murs de leur
belle propriété de Beverly Hills, là où personne ne pouvait l’atteindre, aurait
été une sage décision.
Pourtant elle n’était pas tentée de jouer la prudence. Et surtout, elle refusait
d’admettre que sa vie était un échec et qu’elle avait besoin de ses parents pour
s’en sortir. C’était vraiment au-dessus de ses forces de se soumettre à leur
autorité Et puis accepter l’aide d’Ira était le meilleur moyen d’impliquer au
minimum ses parents et de les protéger du scandale.
Dépendre d’Ira ou dépendre de ses parents ? Autant choisir entre la peste et
le choléra. Et elle ne pouvait pas se payer le luxe de commettre une erreur.
Car elle les avait suffisamment cumulées au cours des deux derniers mois.
La première, la plus grave, la plus stupide : être tombée amoureuse de Ryan
Hawthorne. Il avait prétendu tenir à elle, il avait juré de la soutenir. Tu parles…
Mais aveuglée par son ego, elle l’avait cru.
Ce n’était pas faute d’avoir été prévenue. Notamment par Ira. Ne fais
jamais confiance à un acteur, Aster. Les acteurs sont toujours en train de jouer
la comédie ; ils n’ont pas de bouton stop. Elle se rendait compte à présent à
quel point c’était vrai. Un peu tard.
Non seulement Ryan lui avait menti, mais il s’était arrangé pour lui mettre
le meurtre de Madison Brooks sur le dos. Elle n’avait tué personne ! En dépit
des preuves accablantes que la police détenait contre elle, elle était innocente.
— Nous sommes venus vous proposer de payer votre caution, déclara
l’avocat.
Aster les dévisagea à travers ses cils, s’apercevant du même coup qu’ils
étaient humides de larmes et tout agglutinés. Elle s’était mise à pleurer sans
s’en rendre compte. Ces derniers temps, ça lui arrivait souvent.
— Et en retour, vous attendez quoi ?
Après avoir échangé un regard entendu avec l’avocat, Ira se tourna vers
elle.
— Rien du tout.
— Vous savez bien que je ne pourrai jamais vous rembourser.
Elle contempla d’un air sombre ses ongles et ses cuticules rongés. Elle
avait les cheveux sales et emmêlés, sa peau était ultra-sèche, ses sourcils
avaient besoin d’être épilés… De toute façon, elle n’avait pas l’intention
d’envoyer des selfies depuis sa cellule.
— Tu ne prévois pas de quitter le pays pour échapper à la justice ? demanda
Ira.
Elle fronça les sourcils.
— Pour aller où ?
Il haussa les épaules.
— Dans ce cas, je n’ai rien à craindre et toi non plus.
— Admettons… Vous payez ma caution, je sors et… après ?
— Tu reprends ta routine. Ta suite au W t’attend.
Elle se tassa un peu plus sur sa chaise. Tentant, mais affreusement gênant…
Elle avait déjà vécu un temps aux crochets d’Ira, mais justement, elle aurait
bien voulu que ça s’arrête. Sauf qu’elle était tombée si bas qu’elle ne savait
plus par où commencer pour remonter la pente. Elle n’avait pas les moyens de
tourner le dos à quelqu’un qui se présentait comme son sauveur.
— Et je serais censée me débrouiller comment ? murmura-t-elle tout bas.
De quoi je vais vivre ? Qui serait assez fou pour me donner du travail ?
Ira partit d’un grand éclat de rire, la tête renversée, comme si elle avait dit
un truc drôle. Quand il retrouva enfin son calme, il la regarda droit dans les
yeux.
— Je suis peut-être fou, mais je me souviens de t’avoir proposé du travail
et il me semble que tu avais accepté.
— Oui, mais c’était avant qu’on me passe les menottes et qu’on me lise
mes droits.
Elle secoua la tête. Elle n’osait plus le regarder en face.
— Je ne vous ferai pas une bonne publicité, avec les casseroles que je
traîne en ce moment.
— Au contraire, rétorqua-t-il précipitamment. On est à Hollywood, Aster.
Pas à la primaire républicaine. Dans le milieu des boîtes de nuit, un scandale,
c’est la meilleure des pubs. Et de toute façon, même si tu refuses ma
proposition, je te dois au moins l’argent que tu as gagné en remportant le
concours.
Aster se demanda si sa surprise se lisait sur son visage. Elle se souvenait
parfaitement qu’Ira avait récupéré le chèque du concours au moment de son
arrestation. Simple mesure de précaution, avait-il commenté froidement. Sur le
moment, elle s’était dit qu’elle ne reverrait jamais son fric. Ensuite, on l’avait
fait monter à l’arrière d’une voiture de police et le chèque lui était sorti de
l’esprit. Jusqu’à maintenant. Avait-elle à ce point mal interprété les intentions
d’Ira ?
— Cet argent, tu l’as gagné, tu le mérites. Tu peux en faire ce que tu veux.
Je l’ai déposé sur un compte en fiducie à ton nom.
— Non, gardez-le.
Elle rejeta l’offre d’un vague geste de la main. Elle était dans la merde et
elle n’avait pas de fric, mais elle ne pouvait pas accepter ce chèque.
— Utilisez-le pour payer ma caution et les honoraires de l’avocat, ajouta-t-
elle.
Elle se demanda à combien pouvaient se monter ses honoraires. Il devait
travailler pour un cabinet prestigieux… Le chèque du concours comportait un
nombre impressionnant de zéros, mais il ne suffirait pas à payer ce type-là.
Elle baissa le nez et se passa nerveusement la main dans les cheveux.
Même avec l’argent du concours, sa situation était catastrophique. Elle n’avait
pas d’endroit où aller et aucune chance de trouver un boulot — à part son
diplôme d’études secondaires, elle n’avait aucune compétence particulière, et
sa photo d’identité judiciaire avait fait le tour de la toile. Il fallait se rendre à
l’évidence : elle était une pestiférée.
— Et pour la proposition de travail, je suis sérieux, reprit Ira, comme s’il
avait lu dans ses pensées.
— Je ne vois pas comment je pourrais faire venir des gens dans un club.
Socialement, je suis foutue.
Ira n’eut pas l’air démonté par l’argument.
— Pas du tout. Tu peux faire basculer l’opinion publique en ta faveur, mais
pour ça tu dois t’exposer, montrer que tu n’as rien à cacher. C’est possible,
sinon je ne te le proposerais pas. Tu peux y arriver, je te le promets.
Elle leva les yeux vers lui. Il lui redonnait espoir. Elle en avait le vertige.
— Au début du concours Unrivaled, j’ai promis aux candidats de leur offrir
une véritable expérience de vie, riche et irremplaçable. Je tiens toujours parole.
Aster ne chercha plus à retenir ses larmes. Ira lui proposait son aide, pour
la deuxième fois, alors que ses propres parents n’avaient pas encore levé le
petit doigt pour elle. Et surtout, contrairement à ses parents, Ira ne la jugeait
pas. Il ne l’accablait pas de son mépris. Avec lui, elle ne se sentait pas nulle et
minable. Il lui redonnait confiance parce qu’il croyait en elle.
Elle se demanda pourquoi — pourquoi il faisait tant pour elle sans rien lui
demander en retour. Roi de la manipulation, Ira avait forcément un intérêt dans
cette affaire, mais lequel, elle n’en avait pas la moindre idée.
De toute façon, elle n’avait pas le choix, elle devait accepter sa proposition.
Elle ne se sentait pas la force d’affronter ses parents — que pourtant elle
adorait —, et encore moins l’œil d’aigle de Nanny Mitra. Elle aurait préféré
s’en sortir seule, mais elle n’en avait pas les moyens.
— Merci, murmura-t-elle d’un ton étranglé.
Ira sourit et se leva. L’avocat l’imita.
— Il faudra sans doute quelques heures pour les formalités de la caution,
mais vous serez bientôt dehors, déclara-t-il.
Aster suivit des yeux les deux hommes auxquels le gardien ouvrait la porte.
Avant de disparaître, Ira se retourna une dernière fois.
— Aster. Ne t’en fais pas. Tout va s’arranger. Je te le promets.
Ces mots firent à Aster l’effet d’une bouée de sauvetage. Ils résonnaient
encore à ses oreilles quand on la raccompagna dans sa cellule.
4. Why’d You Come In Here
Lookin’Like That

Tommy Phillips arriva au bar plus tard qu’il n’aurait voulu, mais
heureusement Layla n’était pas encore là et le box qu’il visait, dans un recoin
isolé et à peine éclairé, était toujours libre. La salle était d’ailleurs presque
vide. Dans une ville comme L.A., une ville de bourreaux de travail dévorés
d’ambition pour qui hyperactivité rimait avec réussite, personne n’avait le
temps de traîner dans les bars en plein milieu de l’après-midi. A cette heure, la
plupart des établissements n’étaient fréquentés que par des loosers imbibés qui
s’agglutinaient au comptoir — ceux qui avaient échoué dans la course au
succès ou choisi de ne pas y participer. Il y avait aussi quelques touristes
persuadés qu’une photo de leur séjour à Hollywood ferait grimper la cote de
leur compte Instagram.
Dans trois heures ils seraient tous chassés par le déferlement des
travailleurs, les battants, qui venaient ici pour le rituel de l’after-work, chercher
des boissons à un prix abordable et des femmes faciles — bref assouvir leurs
vices pour défouler leur stress, quitte à supporter l’odeur grasse de pop-corn
brûlé qui flottait dans la salle et les vieux tubes diffusés en continu par le juke-
box rétro.
Tommy ne faisait pas partie du troupeau de ces damnés du 5 à 9, mais il
venait ici de temps en temps.
Il s’installa sur la banquette de vinyle rouge et commanda une bière à la
serveuse. Avant de disparaître, elle lui lança un regard équivoque, qu’il fit
semblant de ne pas comprendre. Un mois plus tôt, il n’aurait pas hésité à lui
répondre avec son légendaire sourire, celui qui avait fait sa réputation de
briseur de cœurs au lycée, là-bas, en Oklahoma. Mais depuis que son rôle de
figurant dans la disparition de Madison lui avait valu d’être harcelé par les
journalistes people, il avait changé de tactique : quand une fille le draguait, il
détournait le regard et attendait qu’elle l’oublie.
Il n’avait ni vie amoureuse ni vie sexuelle.
Et il commençait à trouver cette traversée du désert un peu trop longue.
Du coin de l’œil, il surveillait l’entrée, pour ne pas rater l’arrivée de Layla.
Ils échangeaient régulièrement des textos, mais il ne l’avait pas revue depuis
l’arrestation d’Aster, l’événement qui avait mis L.A. à feu et à sang.
Elle ne tarda pas à se montrer. Quand la porte s’ouvrit et qu’il vit
s’encadrer sur le seuil sa silhouette tout en noir, il eut un coup au cœur. Il en
pinçait encore pour elle, pas moyen de le nier.
Elle, par contre, était vraiment passée à autre chose.
Il n’y avait d’ailleurs pas vraiment matière à « passer à autre chose »
puisqu’ils ne s’étaient embrassés qu’une fois. En plus, Layla avait un mec.
Elle s’arrêta un instant près de la porte, pour promener son regard dans la
salle. Il ne fit rien pour se signaler et attendit qu’elle le repère. Il en profita
pour admirer ses cheveux blond platine, ses yeux gris-bleu, son pâle et beau
visage. Elle semblait un peu perdue et hésitante, tout le contraire de la Layla
provocatrice et sarcastique qu’il connaissait. Ne se sachant pas observée, elle
laissait tomber le masque.
Elle l’aperçut enfin et changea aussitôt d’expression.
— Drôle d’endroit pour un rendez-vous, Tommy, dit-elle en le rejoignant.
Elle balança d’abord son sac sur la banquette, puis se glissa près de lui. Il
s’efforça de ne pas s’attarder sur la robe qui moulait ses hanches. Si elle le
surprenait à la mater, il passerait un mauvais quart d’heure.
— Ce n’est pas ici qu’on a retrouvé une actrice en morceaux dans le frigo ?
— C’était dans les années soixante, et la cuisine a été entièrement rénovée
depuis, rétorqua Tommy que le passé macabre du bar ne perturbait pas le moins
du monde.
Layla jeta autour d’elle un regard méfiant.
— C’est bien la seule chose qui ait été rénovée, on dirait.
La serveuse apporta la bière de Tommy et Layla en profita pour
commander un café serré, puis attendit qu’elle s’éloigne pour s’adresser à
Tommy :
— Elle a levé les yeux au ciel ou je délire ? Elle fait la gueule parce que je
ne bois qu’un café ?
— Ils sont payés au pourboire et à la consommation, ici, répondit Tommy
en haussant les épaules. T’as pas encore eu ta dose de caféine aujourd’hui ?
Layla vérifia son téléphone et le posa sur la table devant elle.
— Je t’ai pas appelé pour parler cure de désintox.
Il lui décocha un sourire en réponse et but posément une gorgée de sa bière.
Layla n’aimait pas les bavardages inutiles. Il s’en était aperçu dès leur
première rencontre, le jour de la présélection du concours Unrivaled. Elle était
arrivée sur une Kawasaki bleu électrique et il l’avait tout de suite repérée. Une
fois à l’intérieur, il s’était installé sur sa banquette et avait tenté d’engager la
conversation, mais elle l’avait envoyé bouler. Depuis, leur relation avait
évolué. Ils étaient devenus amis.
Peut-être qu’elle finirait par voir autre chose en lui qu’un simple ami.
Il soupira et tâcha de se concentrer sur le présent. Il était temps qu’il cesse
de fantasmer sur Layla.
— Je n’ai pas encore pu voir Aster, soupira Layla. C’est plus difficile
d’entrer dans une prison que de se faire inscrire sur la liste VIP des clubs d’Ira.
Elle fronça les sourcils.
— J’ai essayé de joindre Trena, mais elle garde ses distances en ce
moment. Je suis sûre qu’elle a du nouveau, mais chaque fois que je lui parle de
Madison, elle s’arrange pour changer de sujet. On dirait qu’elle veut
m’empêcher d’avancer et je trouve ça dégueulasse. C’est moi qui lui ai filé des
tuyaux sur Ryan Hawthorne : faudrait peut-être que je le lui rappelle.
— Elle protège sa propriété intellectuelle. Elle a peur que tu lui piques un
scoop, pour reprendre votre vocabulaire de journalistes.
Il la regarda tracer distraitement des cercles sur la table du bout de son
ongle verni en bleu. Trena n’était pas la seule à faire des mystères ; Layla non
plus ne disait pas tout ce qu’elle savait. Au téléphone, elle lui avait demandé de
tout lâcher et de la retrouver le plus vite possible. Mais maintenant qu’elle était
en face de lui, elle se comportait comme si elle regrettait de l’avoir contacté —
pire, comme si elle hésitait à lui faire confiance.
Elle allait se mettre à parler, mais se tut quand la serveuse arriva avec son
café. Elle attendit de nouveau que celle-ci s’éloigne pour lever les yeux vers
Tommy.
— Mais j’ai pourtant expliqué à Trena que je n’écrirai plus rien sur le
sujet ! Je fais une pause. Et crois-moi, ça me coûte, parce que le taux de
fréquentation de mon blog a chuté. Mes publicitaires me lâchent, je perds
beaucoup d’argent. Mais, franchement, je ne peux rien écrire contre Aster. Elle
est innocente, j’en suis sûre.
Elle contempla son café d’un air désolé.
— Je me sens coupable d’avoir posté ces photos où on la voit en train
d’embrasser Ryan. C’est moi qui ai attiré l’attention des flics sur elle, et
ensuite ils n’avaient pas envie de se fatiguer à chercher une autre piste.
Elle regrettait d’avoir posté des photos d’Aster sur son blog ? Sans blague !
Tommy eut du mal à croire qu’il avait bien entendu.
— Tu avais posté aussi des photos de moi, il me semble ?
Layla s’adossa à la banquette, les bras croisés sur la poitrine, en le fixant
froidement. Il aurait apprécié des excuses, mais ce n’était manifestement pas
au programme.
— Il me semble me souvenir que tu n’étais pas mécontent d’avoir ton
heure de gloire, rétorqua-t-elle.
Il se sentit rougir de colère. Elle avait décidément le don de le mettre hors
de lui. Après quelques instants d’un silence tendu, il se sentit suffisamment
calme pour admettre qu’elle n’avait pas tout à fait tort. Mais il préférait être
damné plutôt que de le lui avouer.
— Tu pourrais quand même écrire sur l’affaire Madison pour prendre la
défense d’Aster, déclara-t-il pour changer de conversation.
Mieux valait ne pas mettre Layla en colère, parce qu’elle était bien capable
de se lever et de partir comme une furie — ou pire.
Et pour le blog, il avait raison. S’il avait eu un blog, il s’en serait servi pour
soutenir Aster. Il avait en tout cas pris position pour elle chaque fois qu’il avait
accordé une interview, mais on lui en réclamait de moins en moins.
Malheureusement pour lui, son heure de gloire, comme disait Layla,
n’avait pas duré longtemps. Il était venu à L.A. pour percer dans le milieu de la
musique, mais il s’était vite rendu compte que c’était loin d’être évident. Le
look et le talent qui avaient fait de lui une vedette en Oklahoma passaient
inaperçus dans cette ville où il n’y avait pratiquement que des gens beaux et
talentueux, qui couraient après le fric et le succès. Quand Madison avait
disparu et que les journalistes avaient fondu sur lui — grâce aux photos
publiées par Layla, il devait l’admettre —, il avait donc sauté sur cette occasion
de se mettre en avant. A ce moment-là, il croyait encore que Madison avait
décidé de prendre le large quelque temps et qu’elle ne tarderait pas à
réapparaître. Jusqu’à ce qu’on découvre les traces de son sang sur la terrasse du
Night for Night, puis sur la robe d’Aster, il n’avait pas compris qu’il lui était
arrivé malheur.
Layla décroisa les bras et but une gorgée de café en plissant le nez de
dégoût, ce qui ne l’empêcha pas d’enchaîner sur une deuxième.
— On voit que tu lis pas mon blog, répondit-elle en reposant la tasse sur sa
soucoupe. Sinon tu saurais que prendre la défense d’Aster m’a valu des
menaces de mort.
Elle secoua la tête, visiblement troublée par ce souvenir.
— Evidemment, tu es une cible parfaite, murmura-t-il, les gens adorent se
défouler sur les blogs.
— Aster aussi est une cible parfaite, murmura-t-elle. Elle est jeune, riche et
belle, un peu pétasse sur les bords…
— Un peu ? ricana Tommy.
Il eut aussitôt honte de cette remarque. Avec tout ce qu’endurait Aster,
c’était vraiment déplacé de se moquer d’elle, que ce soit justifié ou pas.
— Bon, peu importe, soupira-t-il. En tout cas, chaque fois qu’on ose
assumer ses idées, on peut s’attendre à se faire laminer.
— Tu parles en connaissance de cause ? demanda Layla en haussant un
sourcil.
Il se remit à siroter sa bière, tout en songeant à tout ce qu’il avait subi,
uniquement parce qu’il était la dernière personne à avoir vu Madison — tweets
haineux, pneus crevés… Internet était un tribunal impitoyable. On y était à la
merci de l’hystérie collective, avec des juges prêts à vous faire griller sur la
chaise électrique sur la base de simples rumeurs. Heureusement, ça s’était
calmé pour lui depuis que les fans de Madison avaient trouvé une autre victime
en la personne d’Aster.
— Ecoute, reprit Layla. Tu sais que j’étais la première à détester Aster et à
la descendre. Je peux comprendre que les gens s’acharnent sur elle… Mais
maintenant, je veux l’aider. On ne peut quand même pas laisser accuser une
innocente.
Elle parlait beaucoup pour ne rien dire, comme si elle cherchait à éviter le
sujet le plus important : la raison de leur présence ici. Au téléphone, elle avait
parlé d’une piste… Il aurait bien voulu que cela ne soit qu’une excuse bidon
pour le voir, mais il savait bien que non. Si Layla avait voulu le draguer, elle y
serait allée carrément. Elle était plutôt directe, comme fille. Du moins,
d’habitude. Parce qu’aujourd’hui elle avait visiblement besoin qu’il lui rappelle
qu’elle avait quelque chose d’important à lui dire.
— Et cette piste dont tu m’as parlé ?
Il s’adossa à la banquette et attendit qu’elle crache le morceau.
Avec un soupir résigné, elle plongea la main dans son sac et en sortit une
boîte rouge en forme de cœur qu’elle fit glisser vers lui sur la table.
Il contempla l’objet sans un mot, un peu interloqué, en se demandant où
elle voulait en venir. Puis elle tira de son sac un papier jauni et se mit à lire.

14 mars, 2012
Aujourd’hui, en cours, j’ai complètement déconné. Ma langue a
fourché, mais comme c’était avec Dalton, ce n’est pas trop grave, vu
que tout le monde le considère comme une merde et que personne ne
fait attention à ce qu’il raconte.
Mais quand même, c’est dingue ! Je me suis donné un mal fou pour que
personne ne se doute que je venais d’un trou paumé de V.O. J’ai
travaillé mon accent en matant tout un tas de vieux films anglais
pendant des mois ! Et j’ai été assez conne débile pour me lâcher en
plein cours d’arts plastiques.
J’avais renversé une boîte de peinture sur ma blouse et ça m’a
tellement énervée que j’ai débité une liste de grossièretés. Evidemment,
ce n’était pas un crime, sauf quand on est surpris par un prof
(heureusement M. Castillo était trop occupé à mettre à jour son profil
Tinder pour faire attention à moi). Le problème, c’est que Dalton m’a
entendue et que je me suis brusquement rendu compte que j’avais aussi
laissé sortir MON VIEIL ACCENT ! ! ! ! !
Dégueu.
J’y crois pas… J
Je suis d’abord restée plantée comme une conne. Sans déc, je n’arrivais
même plus à respirer ! J’ai cru que j’allais avoir une attaque, direct, et
j’ai même vu défiler ma vie, comme quand on va mourir. J’avais
l’impression que je venais de foutre en l’air tous mes rêves, tous mes
projets.
J’avais intérêt à me rattraper vite fait. Dalton me regardait, bouche
bée, comme s’il réfléchissait à la manière d’interpréter la chose. Je l’ai
regardé droit dans les yeux et j’ai dit :
— Alors, ça le fait ou pas ?
Comme il ne répondait pas et continuait à me regarder bouche ouverte,
genre bébé qui attend sa bouffe, j’ai ajouté :
— Je passe une audition pour une pub ce week-end, il faut que je
travaille mon accent.
Je me suis mise à transpirer. J’avais l’impression de voir son cerveau
carburer à toute allure. Il ne me croyait pas et il était en train de se
demander ce qu’il allait faire de cette info.
Du coup, j’ai sorti mon joker.
— Il y a aussi un passage avec un baiser.
Je me suis collée à lui en me trémoussant :
— Et il faudrait aussi que je m’entraîne pour ce baiser parce que je me
sens pas très à l’aise. Tu pourrais peut-être m’aider, après les cours ?
Il a tout de suite changé de tête. Il ne pensait plus à ce qu’il allait faire
de l’info, mais à ce qu’il allait faire avec moi.
Ma proposition n’était pas tombée dans l’oreille d’un sourd, parce qu’il
m’a attendue après les cours. Ça me faisait pas spécialement kiffer de
l’embrasser, mais je ne pouvais plus reculer, alors j’ai dit oui quand il
a proposé de me raccompagner chez moi. Par chance, mes parents
étaient encore au boulot et on avait la maison pour nous. J’avais prévu
de le laisser profiter de moi une dizaine de minutes, maxi, mais
finalement, comme c’était plutôt agréable, je l’ai fait monter dans ma
chambre. Eh bon… La répétition est allée un peu plus loin qu’un baiser.
D’ici demain matin, Dalton deviendra très populaire. Je compte faire
tout ce qu’il faut pour ça, histoire de le mettre dans ma poche et d’être
sûre que mon secret sera bien gardé. J’espère qu’il ne s’imagine pas
que je vais devenir sa petite copine attitrée, ni quoi que ce soit du
genre, parce que même s’il embrasse pas mal, je ne peux pas prendre le
risque d’avoir un mec.
Ni lui ni personne. Jamais.
Dans mon malheur, j’ai eu de la chance que ce soit Dalton qui m’ait
entendu, et pas Emma ou Jessa, que j’aurais eu plus de mal à
manipuler.
Finalement, ça se termine bien. Et au moins, ça m’aura servi de leçon :
je ne peux pas me permettre de baisser ma garde.
Je ne dois jamais oublier mon rôle.
Mon personnage je dois l’incarner H24.

Quand Layla eut fini de lire, ils demeurèrent un instant silencieux. Tommy
réfléchissait, tout en contemplant la feuille. Les petits cœurs, les feuilles de
vigne et les étoiles dénotaient une personnalité rêveuse et romantique
d’adolescente. Mais le texte lui-même trahissait l’ambition et la détermination
de son auteur. Et aussi une grande maturité. Pour lui, ça ne faisait pas de doute,
Layla venait de lui lire un extrait du journal de Madison. D’après la date, elle
avait dans les quatorze ans quand elle avait écrit ça. Il observa de nouveau la
petite fille de la photo. Il n’y avait qu’une seule personne pour avoir des yeux
pareils — les yeux ne mentaient jamais. Il ne mesurait pas encore les
implications de cette découverte, mais il était sûr d’une chose : Madison n’était
pas celle qu’elle prétendait être.
Son accent chic de la côte Est, tout ce qu’elle racontait de son enfance,
c’était de la pure invention.
Madison s’était vraisemblablement donné beaucoup de mal pour camoufler
ses origines, au point qu’on pouvait se demander si elle avait des choses graves
à cacher — qui auraient pu expliquer sa disparition.
Les fantômes du passé étaient-ils revenus la hanter ?
— Alors… Qu’est-ce que tu en penses ? demanda Layla en se penchant
vers lui. C’est Madison, non ?
Tommy déglutit et prit le temps de s’éclaircir la voix avant de répondre :
— C’est elle, aucun doute.
Il secoua la tête.
C’était tellement évident qu’il se demanda comment il n’y avait pas pensé
plus tôt. Il n’était pas resté longtemps en tête à tête avec Madison, mais elle
s’était complètement lâchée avec lui et il avait remarqué la manière dont elle
buvait sa bière, sa façon d’embrasser, la pointe d’accent qui lui avait plusieurs
fois échappé. Elle pouvait tout à fait venir de Virginie-Occidentale, comme le
suggéraient les initiales V.O.
— C’est flippant quand même ce qu’elle raconte, ajouta-t-il en jetant un
regard en biais à Layla.
Elle l’encouragea à poursuivre d’un signe de tête.
— Je veux dire… Sa façon de manipuler ce pauvre mec, Dalton, pour le
faire taire…
Il fourragea nerveusement dans ses cheveux.
— Tu te rends compte… Elle n’avait que quatorze ans et elle avait déjà
compris que… Qu’on peut obtenir ce qu’on veut en couchant…
— Moi, ce qui me frappe surtout, c’est qu’elle dit carrément qu’elle joue
en permanence un personnage, renchérit Layla en fronçant les sourcils. Si toute
sa vie n’est qu’une mise en scène, sa disparition pourrait en être une aussi, tu
crois pas ?
La question laissa Tommy songeur. Il ne trouvait rien à répondre.
— Qui t’a envoyé tout ça ? demanda-t-il au bout d’un instant de silence.
Il s’obligea à détourner les yeux de la photo pour interroger Layla du
regard.
Elle haussa les épaules.
— Mon ange gardien, je suppose.
— Tu penses à Ira ?
— Ira, je le verrais plutôt en ange déchu qu’en ange gardien, rétorqua-t-elle
posément.
Elle tritura un petit sachet de sucre allongé avant de s’en désintéresser.
Tommy soupira d’exaspération. Ce qu’elle pouvait être aveugle ! Les
articles de son blog faisaient de la pub pour les clubs d’Ira. Il le lui avait déjà
dit, mais elle n’avait pas l’air de le croire. Malgré ses résultats médiocres au
Vesper, Ira l’avait gardée jusqu’à la fin du concours, tout en lui répétant qu’il
était à deux doigts de la virer. Au bout du compte, non seulement il ne l’avait
pas virée, mais il lui avait proposé un boulot. Et tout ça, c’était uniquement
parce qu’elle tenait un blog qui marchait très bien. Alors forcément, ça ne
l’arrangeait pas qu’elle ne poste plus rien. Et pour remédier à ça, il avait décidé
de lui fournir un truc bien juteux pour alimenter son blog.
Ira était son père, mais ça ne l’empêchait pas de voir que c’était aussi un
salaud.
— Et d’ailleurs, pourquoi il se donnerait la peine de m’envoyer tout ça ?
reprit Layla.
Pour que tu le publies sur ton blog, songea Tommy. Mais il se retint de le
lui dire, parce qu’elle lui aurait rétorqué que les clubs d’Ira marchaient très
bien sans son blog. Il changea donc de sujet :
— Ton père et toi, vous travaillez pour lui et…
Layla ne le laissa pas finir.
— Mon père, je ne le vois plus ces derniers temps, soupira-t-elle. Il est tout
le temps occupé au Vesper, à travailler sur la fresque murale de la nouvelle
salle VIP. Tu le vois plus que moi, j’en suis sûre.
Tommy haussa les épaules.
— Tu te trompes. Il ne laisse entrer personne dans cette salle et n’en sort
jamais. L’artiste ne veut pas être dérangé.
— C’est pareil quand il travaille à la maison, tu peux me croire.
Layla se tut et ils demeurèrent de nouveau silencieux, à siroter leurs
boissons.
Elle semblait réellement inquiète et il fut soudain submergé par un désir
presque animal de la prendre dans ses bras et de la protéger — et aussi de lui
faire tout un tas d’autres trucs une fois qu’il l’aurait rassurée…
— Il faut agir, déclara-t-elle brusquement.
Le son de sa voix tira Tommy de sa rêverie. Elle avait une expression
déterminée et il comprit qu’il se faisait une fois de plus des illusions. Layla
n’avait pas besoin d’être protégée.
— J’en ai marre de rester assise les bras croisés pendant qu’Aster est en
prison. Entre la photo, le journal intime et la vidéo d’Aster, on a pas mal
d’éléments. On devrait mener notre propre enquête.
Tommy s’essuya la bouche d’un revers de la main et reposa sa bouteille
vide devant lui.
— J’ai un concert à préparer, déclara-t-il froidement.
Le regard interrogateur de Layla lui arracha un haussement d’épaules.
— Je pensais que tu étais prêt à m’aider, murmura-t-elle.
Elle le dévisagea fixement, le front plissé.
— Pourquoi t’es venu, si c’est pas pour m’offrir ton aide ?
Il soupira et se passa de nouveau la main dans les cheveux, tout en jetant un
regard du côté du bar. Justement, il regrettait d’être venu. Aster n’avait pas
besoin de leur aide. Ses parents étaient pleins aux as et ils allaient sûrement
engager pour la défendre un avocat en chemise blanche, issu d’un grand
cabinet. Layla et lui ne feraient pas mieux que ce type qui aurait toute une
équipe de pro pour le seconder. Elle ne se rendait pas compte. Ils n’avaient ni le
fric ni les compétences pour mener une enquête. Quant à leurs indices…
Qu’est-ce que ça pouvait foutre que Madison ait changé de nom et qu’elle se
soit inventé un passé ? A Hollywood, c’était banal.
Il n’était pas venu ici pour parler d’Aster et de Madison. Il était venu pour
voir Layla. Mais il avait pigé, cette fois. Elle le considérait uniquement comme
un copain ou plutôt comme un membre potentiel de son équipe d’enquêteurs à
la Scoubidou. Rien à espérer. Ses sentiments pour elle resteraient à sens unique.
Donc il devait prendre ses distances avec elle et certainement pas se laisser
embarquer dans une enquête. Il en avait assez de regarder tout le temps par-
dessus son épaule. Assez d’être traqué par les paparazzis. Assez que de parfaits
étrangers lui envoient des tweets haineux.
Il était venu à Los Angeles avec un rêve et il était temps qu’il se bouge
vraiment pour le réaliser.
— Est-ce qu’il t’est venu à l’idée qu’Aster était peut-être coupable ?
demanda-t-il.
Layla fit la moue et ne trouva rien à répondre. Layla sans voix, c’était une
première, pour ne pas dire un exploit. Mais il n’avait aucune envie de fêter ça.
— Dis-moi que j’ai mal entendu, lâcha-t-elle enfin d’un ton sec.
Elle avait parfaitement bien entendu et encore, il n’avait pas dit tout ce
qu’il pensait. Durant les jours qui avaient suivi l’arrestation d’Aster, il avait eu
le temps de réfléchir aux indices qui l’accablaient et il était de moins en moins
convaincu de son innocence.
— Elle sortait avec le mec de Madison, insista-t-il. Ils ont trouvé le sang de
Madison sur sa robe. Son alibi pour cette nuit-là ne tient pas la route. Elle ne se
souvient de rien ? Sans déc ! Tu ne trouves pas que c’est tiré par les cheveux ?
— T’es pas sérieux, gémit Layla.
Elle était visiblement sous le choc — furieuse et sous le choc. Mais il
fallait quand même que l’un d’eux ait le courage de dire les choses. Tout
accusait Aster. Elle avait beau jurer qu’elle était innocente, c’était dur à avaler.
D’ailleurs, que savait-il d’elle ? Presque rien. Il ne l’avait approchée que
dans le cadre du concours, contexte qui lui avait permis de découvrir une fille
impitoyable, obsédée par la victoire, prête à tout pour l’obtenir.
On aurait pu dire la même chose de lui, sauf qu’on n’avait pas retrouvé le
sang de Madison sur sa chemise.
— Faudra faire sans moi, dit-il.
Il posa sur la table une enveloppe qu’il fit glisser vers Layla, mais elle ne
fit pas un geste pour la prendre.
— Les clés de Madison, expliqua-t-il.
Il aurait dû les remettre à la police depuis le tout début. Mais avec cet
inspecteur Larsen qui ne lui lâchait pas les baskets, comme s’il le soupçonnait,
il n’avait pas osé les montrer.
— Il y avait mes empreintes dessus, je les ai essuyées, précisa-t-il.
Il poussa un long et profond soupir, soulagé d’être enfin débarrassé de cette
embarrassante pièce à conviction.
— Sérieusement, je ne veux plus rien avoir à faire avec cette histoire.
L’instant d’après il était debout et sortait de son portefeuille de quoi régler
la note, plus un pourboire. Ici, il pouvait se siffler tranquillement une bière sans
qu’on lui demande sa pièce d’identité. Et il voulait pouvoir revenir.
— Mais t’as même pas lu la carte ! protesta Layla. Il y avait une carte avec
la boîte. Une caricature de chat, la corde au cou et…
— Je m’en tape, coupa-t-il sèchement. T’as rien pigé ou quoi ?
— Nan mais c’est pas vrai ! s’écria-t-elle, furieuse.
Ses éclats de voix avaient attiré l’attention des alcoolos accoudés au
comptoir. Elle faisait presque peur.
Tommy lui désigna du menton un type qui braquait sur eux son appareil-
photo.
— Je crois bien que la serveuse a prévenu les paparazzis. Elle s’est vengée
parce que t’as commandé qu’un petit café. On est mal… Dans cinq minutes, il
y en aura partout. Il faut se tirer vite fait.
Il la prit par la main et l’entraîna vers la porte en jetant au passage un
regard noir au photographe qui les obligeait à sortir ensemble. Mais bon, il
allait la raccompagner jusqu’à sa voiture et ensuite il partirait de son côté. Il
espérait de tout cœur que la pauvre Aster parviendrait à prouver son innocence
— si elle était innocente. Mais pour lui, ça s’arrêtait là. Tommy Phillips passait
officiellement à autre chose.
5. I Would Die 4 U

SPOTLIGHT : INTERVIEW EXCLUSIVE DE RYAN


HAWTHORNE
Spotlight a rencontré pour vous Ryan
Hawthorne, l’idole des adolescentes. Il vient de
traverser une période très tourmentée qui a
débuté par une rupture en public avec sa petite
amie du moment, la célébrissime Madison
Brooks. Ensuite Madison a disparu et il a dû
subir un interrogatoire de police. Et
maintenant, il vient d’apprendre que la série
qui l’a fait connaître se termine (eh oui, après
des mois de rumeurs, l’abandon de cette série
est désormais confirmé). Le moins qu’on puisse
dire, c’est qu’il a une vie agitée en ce moment.
Spotlight : Bonjour, Ryan… Tout d’abord, je
tiens à vous exprimer notre soutien en ces
moments difficiles. Comment vous faites pour
tenir le coup ?
Ryan : Merci, mais je m’accroche, ne vous en
faites pas pour moi. Dans la vie, il y a des
cycles, des hauts et des bas. On ne doit jamais
rien tenir pour acquis. Les épreuves sont un
enseignement précieux. Elles vous font grandir.
La clé du bonheur, c’est de les accepter et d’en
tirer des leçons pour ne pas répéter ses erreurs.
Ça ne sert à rien de se lamenter sur son sort.
Spotlight : Voilà une conception très sage et
éclairée de la vie. Tout le monde ne serait pas
aussi serein devant tout ce que vous avez à
affronter. En ce qui me concerne, en tout cas, je
crois que je ferais bien de changer de coach et
de cours de yoga !
Ryan : Je ne vois pas trop où vous voulez en
venir.
Spotlight : Peu importe, il ne s’agissait pas
d’une question. Ryan, les lecteurs de Spotlight
meurent d’envie de connaître votre point de vue
sur la disparition de Madison et l’arrestation
de votre ex-maîtresse, Aster Amirpour, qui a été
interpellée quelques heures après votre
interrogatoire. Avez-vous des choses à dire au
sujet d’Aster et du rôle qu’elle aurait joué dans
le meurtre de Madison Brooks ? Est-ce vous qui
avez permis à la police de retrouver la robe qui
la désigne comme coupable ?
Ryan : Vous êtes sérieuse ?
Spotlight : Je ne fais que formuler les questions
que tout le monde se pose, Ryan.
Ryan : Pour commencer, sachez que je me suis
présenté de mon plein gré à la police pour
collaborer. Je n’ai pas été « traîné au
commissariat pour interrogatoire », ou toute
autre invention que vous avez jugé bon de
publier. De plus, je ne suis pour rien dans la
découverte de cette robe, ni dans l’arrestation
d’Aster. Je regrette sincèrement d’avoir trompé
Madison, je n’ai pas arrêté de le répéter. Je
n’ai plus aucun contact avec Aster et aucune
raison de la défendre, mais je doute
sincèrement qu’elle soit impliquée dans cette
affaire. Sachez également que je ne crois pas
une seconde à la mort de Madison.
Spotlight : Et pour la robe ?
Ryan : Quelle robe ?
Spotlight : La robe d’Aster, celle qui était
couverte du sang de Madison.
Ryan : Je n’ai pas de commentaire à faire à ce
sujet, car je n’ai pas tous les éléments en main.
J’ai mon opinion et je m’y tiens. Tout ce que je
peux faire, c’est prier pour le retour de
Madison. Quant à Aster, la justice tranchera. Si
vous attendez de moi des pronostics, désolé de
vous décevoir, vous n’en aurez pas.
Spotlight : Au moins, c’est clair… Eh bien,
Ryan, merci de nous avoir accordé un peu de
votre précieux temps. Nous aussi, nous prions
pour le retour de Madison. Une dernière
question avant de nous séparer : avez-vous des
projets sur le plan professionnel ?
Ryan : J’ai quelques projets en cours, oui, mais
il est encore trop tôt pour en parler.
Spotlight : Bon. J’espère que vous nous
accorderez une interview exclusive le moment
venu.
Ryan : Nous verrons. Je ne vous promets rien.
La vie continue pour Ryan Hawthorne, et nous,
à Spotlight, nous lui souhaitons beaucoup de
succès.
— Pourquoi tu fais cette tête ?
Mateo abandonna son magazine et se précipita au chevet de sa petite sœur.
Il lui effleura le front d’une main inquiète et fut soulagé de constater qu’elle
n’avait plus de fièvre.
Sa maladie s’était déclarée brutalement. Elle avait commencé par perdre du
poids, puis elle avait fait plusieurs malaises à l’école. Jusque-là, il ne s’était
pas vraiment inquiété et avait cru à une fatigue passagère. Mais une semaine
plus tôt, elle avait eu une poussée de fièvre et des ecchymoses spontanées sur
tout le corps. Les médecins avaient alors réclamé des analyses poussées. Et le
diagnostic était tombé : leucémie aiguë lymphoblastique, ou LAL, comme ils
disaient. Le corps de Valentina fabriquait des globules blancs immatures, son
système immunitaire était affaibli, elle avait développé une infection
opportuniste.
— Comment tu te sens ? demanda-t-il.
Il s’efforçait de cacher à Valentina qu’il était contrarié, mais elle avait
raison, il l’était. Cet article l’avait révolté. Comment pouvait-on perdre son
temps à écrire des conneries pareilles ? Il y avait des choses tellement plus
importantes dans la vie…
Il s’agrippa à la barrière du lit. OK, une star avait disparu et peut-être
qu’elle avait été assassinée. C’était affreux, mais, franchement, ça ne méritait
pas que les journaux ne parlent que de ça. Le monde était rempli d’innocents
qui souffraient et tout le monde s’en foutait.
En quoi les ennuis de Madison étaient-ils plus dignes d’intérêt que la
maladie de sa sœur de dix ans ? Quand il la voyait dans ce lit, si fragile, si
petite, avec toutes ces aiguilles et ces tuyaux, ce cathéter branché sur son torse
pour la chimio… Il était vraiment dégoûté que les gens se passionnent à ce
point pour la vie de gens riches et célèbres.
Valentina le dévisagea avec attention.
— C’est ce magazine qui t’a mis de mauvaise humeur ? Quand je vois ta
tête, j’ai vraiment envie de savoir ce que t’as lu. Passe-le-moi, s’il te plaît.
Il fronça les sourcils.
— C’est pas une lecture pour toi, marmonna-t-il.
La remarque était totalement ringarde et digne d’un vieux con moralisateur,
mais il s’en fichait.
— Pourquoi ? Parce que je suis trop jeune ?
Exactement. Pour lui, Valentina serait toujours la petite sœur chérie qu’il
fallait protéger. Mais il se garda bien de le lui dire, parce qu’elle n’aurait pas
apprécié.
— Non, assura-t-il en se penchant par-dessus la rambarde pour écarter de
son front quelques longues boucles brunes. C’est pas une question d’âge. C’est
juste que c’est trop nul.
Elle essaya de faire la tête, mais ne put retenir un sourire. Il en eut le cœur
broyé. Elle était encore capable de sourire avec tout ce qu’elle endurait. Il
aurait presque préféré qu’elle se plaigne.
Quelques semaines plus tôt, elle fêtait ses dix ans et elle était encore pleine
de vie et d’énergie, comme n’importe quelle autre petite fille de son âge. Puis
tout avait basculé. Aujourd’hui elle était clouée dans un lit d’hôpital, dans une
affreuse chambre stérile aux murs vert menthe, branchée à des tubes, reliée à
des machines qui la maintenaient en vie.
Il avait eu sa part de galères, mais voir souffrir Valentina était pire que tout
ce qu’il avait connu. Elle n’était qu’une enfant, elle n’avait rien fait pour
mériter ce qui lui arrivait. C’était vraiment dégueulasse, totalement injuste.
Décidément, le nuage noir qui planait au-dessus d’eux n’était pas près de se
dissiper…
La série des malheurs avait commencé avec la mort de leur père, peu après
la naissance de Valentina. Quelques années plus tard, ç’avait été le tour de
Carlos, leur frère aîné. Carlos était toxico. Les cures de désintox n’avaient rien
changé : il était mort d’une overdose dans la rue, seul comme un chien, devant
un club d’Hollywood. Ils avaient appris la nouvelle de la pire des manières, par
un coup de fil, en pleine nuit, et ça les avait dévastés. Ils commençaient à peine
à s’en remettre. Et voilà que Valentina tombait malade.

* * *

Une malédiction s’acharnait sur eux, la Malédiction des Luna, et cette


salope ne voulait pas les oublier. Elle avait fait une pause pendant quelques
années après la mort de Carlos, mais elle était revenue les frapper à travers la
maladie de Valentina avec un visage encore plus atroce et une soif de
destruction encore plus intense.
Valentina battit des paupières et ferma de nouveau les yeux. Elle se
fatiguait vite. Heureusement, elle gardait le moral et sa gaieté. Elle supportait
tout sans une plainte.
Mateo ne pouvait s’empêcher d’admirer sa force intérieure.
Leur mère, par contre, n’allait pas tarder à craquer. Elle luttait pour donner
le change, mais il la connaissait bien, elle était à bout. La semaine dernière elle
avait perdu son travail, alors qu’ils avaient cruellement besoin d’argent pour
les soins de Valentina. Ils se trouvaient dans une situation désespérée.
Il allongea le bras pour prendre la main de sa sœur, si petite et pâle dans la
sienne. Le médecin leur avait expliqué que le traitement de Valentina serait
long et coûteux — au point qu’ils risquaient de se retrouver à sec, pour ne pas
dire à la rue. Il était temps de grandir et d’endosser le fardeau que sa mère
n’avait plus la force de porter seule.
Jusqu’à présent, il s’était contenté d’un boulot tranquille, qui lui permettait
de vivre sa passion tout en gagnant correctement sa vie. Il donnait des cours de
surf aux clients d’un hôtel de luxe du bord de plage, c’était pas trop mal payé et
il touchait de bons pourboires. Ça lui avait toujours suffi. Les signes extérieurs
de réussite — grande maison et belle voiture — ne l’avaient jamais intéressé.
Son manque d’ambition avait toujours agacé Layla, mais lui, il était zen, il se
contentait de peu, il avait d’autres valeurs que l’argent. Il n’avait trahi ses
convictions qu’une seule fois, pour impressionner Layla, en acceptant de
parrainer une marque de planche de surf. Mais le jour où il s’apprêtait à le lui
annoncer, il avait reçu ce fameux MMS où on la voyait embrasser Tommy, et
bon, vu le contexte, il n’avait finalement rien dit. Ensuite ils ne s’étaient plus
revus. Elle n’avait donc rien su de cette tentative.
A part ça, le parrainage en question ne lui avait rien rapporté. Il n’avait
reçu qu’une pile de T-shirts et de shorts de bain, avec une poignée
d’autocollants à mettre sur ses planches de surf. Ça ne payait plus comme
avant. Les voyages dans les pays exotiques (qui ne l’intéressaient pas vraiment)
et les gros chèques tous les mois (qui l’auraient intéressé) étaient réservés aux
professionnels de haut niveau — une élite à laquelle il n’appartenait pas.
N’empêche que Layla avait sans doute eu raison de lui reprocher son
immaturité. Il refusait de grandir et de se comporter en adulte responsable.
Dans la vie, mieux valait avoir de l’ambition et penser à bien gagner sa vie. En
cas de grosse tuile, ça aidait d’être riche. Il y avait même des choses qu’on ne
pouvait se procurer qu’avec de l’argent. Notamment les meilleurs hôpitaux, les
meilleurs médecins, les traitements de Valentina.
Et puisqu’il fallait de l’argent pour sa sœur, il allait en trouver. Il avait une
idée pour se faire rapidement de la tune. Il avait toujours refusé de vendre sa
belle gueule, mais quand il voyait sa sœur branchée à des tuyaux qui lui
délivraient goutte à goutte des fluides pour la maintenir en vie, ses principes ne
lui paraissaient soudain plus aussi importants. Ni aussi justifiés.
— Comment ça va ?
La porte s’ouvrit derrière lui et une infirmière entra d’un pas vif et pressé.
— Tu n’as besoin de rien ?
Mateo allait lui faire signe de parler plus bas, parce que la malade dormait,
mais Valentina ouvrit brusquement les yeux et désigna du menton le fauteuil
près de son lit.
— Vous pourriez me passer ce magazine, s’il vous plaît ?
Elle lança un regard en biais du côté de Mateo et eut un petit sourire de
triomphe quand l’infirmière posa la revue sur ses genoux.
— Mon frère dit qu’il est trop nul pour moi. Vous en pensez quoi ?
Elle agita le magazine sous le nez de l’infirmière. La couverture était
partagée entre une photo du visage angélique de Madison et une horrible photo
d’Aster — cheveux emmêlés, visage pâle et hagard, regard apeuré droit sur
l’appareil — auxquelles l’infirmière ne jeta qu’un coup d’œil distrait.
— Je pense qu’il a raison, répondit-elle enfin, tout en prenant la tension de
Valentina.
Puis, brusquement, elle afficha un air réjoui — la tension était sans doute
bonne.
— Ce magazine date de la semaine dernière, poursuivit-elle. Il y a du
nouveau. Tu veux que je te raconte ?
Valentina fit signe que oui, les yeux écarquillés. Mateo poussa un soupir de
frustration. Comme toutes les petites filles de dix ans, sa sœur rêvait d’en avoir
seize et Madison était son modèle. Il n’y pouvait rien. Il était impuissant à
lutter contre sa fascination de préadolescente pour les stars.
Mais pour sa maladie, il pouvait faire quelque chose. C’était même son
devoir. Il embrassa sa sœur et les laissa, l’infirmière et elle, à leur conversation
passionnée sur les rôles de Madison.
Une fois dans le couloir, il sortit son téléphone de sa poche et fit défiler sa
longue liste de contact.
— Bonjour, dit-il quand on décrocha. Vous m’aviez dit de vous appeler si je
changeais d’avis. C’est le cas.
6. Hotline Bling

Trena Moretti monta le volume de la stéréo en soupirant d’aise. Elle ne


regrettait vraiment pas d’avoir acheté cette voiture. Ayant grandi à New York,
puis vécu à DC, elle n’avait jamais eu besoin d’une voiture et s’était même juré
de ne jamais en avoir : c’était un luxe superflu qui contribuait au réchauffement
climatique. Mais à L.A., c’était dis-moi dans quoi tu roules, je te dirai qui tu es.
Pour s’intégrer et être pris au sérieux, il fallait sacrifier au culte de
l’automobile.
Surtout quand on était nouvellement débarquée, comme elle, et qu’on
travaillait dans les médias. Trena était correspondante pour la version en ligne
du L.A. Times, mais elle espérait se faire rapidement un nom.
Pour la voiture, elle avait d’abord sagement jeté son dévolu sur une Porsche
d’occasion, mais quand le vendeur lui avait montré ce cabriolet Lexus rouge
foncé, elle avait eu le coup de foudre. Depuis, elle était devenue accro à la
conduite : une voiture de sport décapotable, c’était vraiment le top niveau
sensations.
Craquer pour une voiture ? Ça ne lui ressemblait pas !
Dans le rétroviseur, elle apprécia le reflet de ses yeux d’un bleu-vert clair,
sa peau caramel, la masse sauvage de boucles cuivrées qu’elle avait renoncé à
discipliner depuis longtemps. Pour l’instant, elle n’avait rien changé à son look,
mais ça viendrait peut-être, parce qu’elle était en train de devenir une véritable
angeline, comme le prouvait sa récente passion pour une bagnole.
Elle venait d’apercevoir sur le trottoir la jeune fille avec qui elle avait
rendez-vous et s’arrêta devant elle en lui faisant signe de se dépêcher de
monter. Mais l’idiote avait les mains encombrées par deux gobelets Starbucks
et elle n’arrivait pas à saisir la poignée de sa portière. Trena l’observa un
instant en tambourinant impatiemment sur le volant, puis elle se pencha par-
dessus le siège du passager pour lui ouvrir. Une bouffée d’un air brûlant
s’engouffra aussitôt dans l’habitacle.
— Bonjour. Priya, c’est ça ?
Longs cheveux bruns, peau lisse et mate, yeux noirs et regard vif, Priya
était encore plus jolie que sur sa photo — un miracle, dans une ville comme
L.A. où tout le monde était accro à Facetune.
— Je me suis renseignée, il paraît que vous ne buvez que du chai tea latte,
déclara Priya d’un air enjoué en guise de bonjour.
Elle lui tendit un gobelet et Trena la remercia d’un sourire. OK, la gamine
cherchait seulement à se faire bien voir, mais Trena apprécia tout de même le
geste. Priya boucla sagement sa ceinture, puis se tourna vers elle.
— Au fait, je tiens à vous dire que je suis vraiment contente de vous
rencontrer. J’adore ce que vous faites.
Trena acquiesça d’un bref signe de tête. Les compliments, c’était toujours
agréable, mais il y avait des limites. Elle n’avait pas besoin de se sentir adulée
et tint à le faire savoir d’entrée.
— Si vous me disiez plutôt ce que vous attendez de cette journée ?
demanda-t-elle tout en vérifiant ses rétroviseurs avant de déboîter.
Priya avait décroché dans une vente de charité une « journée de tutorat avec
Trena Moretti » et elle devait vraiment en attendre beaucoup, parce qu’elle
avait proposé un montant étonnamment élevé pour remporter ce « lot ».
Priya ne se laissa pas démonter et répondit sans la moindre hésitation :
— Un poste d’assistante à plein-temps, ce serait un bon début.
Carrément. La gamine ne manquait vraiment pas de culot et Trena ne
répondit même pas. De toute façon, elle n’avait pas envie de prendre une
nouvelle assistante. La dernière l’avait lâchée quelques semaines plus tôt, sous
prétexte qu’elle s’ennuyait à crever avec elle. Trena ne lui en voulait pas. Elle
n’avait pas de travail à confier à une assistante, à part l’envoyer chercher des
chai tea latte. Avec son besoin maladif de tout contrôler, impossible de
déléguer.
Elle profita d’un feu rouge pour observer l’affiche du prochain film de
Madison Brooks. L’actrice avait disparu, mais son visage était partout, tel un
spectre hantant la ville — dans les journaux et les magazines, sur les écrans de
télé, les affiches de cinéma, les insipides mèmes Internet.
Sur l’affiche en question, elle arborait son habituelle expression
impénétrable : un masque professionnel et digne.
— Qu’est-ce qui lui est arrivé, d’après toi ? demanda-t-elle.
Priya contempla l’affiche d’un air pénétré.
— Aucune idée, franchement. Je ne sais pas ce qui a pu lui arriver ni où
elle est. Mais en tout cas…
Elle se tourna vers Trena avant de poursuivre :
— … Je ne crois pas à la culpabilité d’Aster Amirpour. Aster a été piégée.
Trena soutint son regard. Cette Priya avait dans les yeux une étincelle et
une détermination qui lui rappelaient la jeune journaliste qu’elle avait été
autrefois — en plus sage.
— C’est une fille pourrie gâtée. Elle n’est jamais sortie de son quartier de
riches et elle a été élevée comme une princesse.
Priya se mordit la lèvre, comme si elle regrettait d’avoir lâché ce qu’elle
pensait vraiment d’Aster.
— Ce que je veux dire, reprit-elle, c’est qu’elle n’a pas les tripes pour
commettre un meurtre.
— Peut-être pas, répondit Trena. Mais dans certaines circonstances, tout le
monde est capable de tout, y compris de meurtre. Ne l’oublie jamais.
En tant que journaliste, elle avait eu plus d’une fois l’occasion de vérifier
cette théorie. Mais elle ajouta tout de même :
— Je vais t’avouer un truc. Moi non plus je ne crois pas qu’Aster soit
impliquée dans la disparition de Madison.
Ses mots se perdirent dans le grondement du moteur quand elle démarra
pour traverser le carrefour.
Après des semaines sans aucun élément pour faire avancer l’enquête, les
preuves contre Aster avaient surgi de nulle part, bien alignées, comme de bons
petits soldats attendant la revue des troupes. On se serait cru dans une de ces
émissions télévisées qui reconstituaient un crime en une heure trente d’antenne,
moins les pauses publicitaires. Dans la vie, ça ne se passait pas comme ça.
C’était bien plus compliqué.
Quand on y réfléchissait un peu, toute l’affaire Aster/Madison puait
l’arnaque. La grosse arnaque.
Et puisqu’on était à L.A. ; l’arnaque bio, nourrie au bon grain et au
pâturage, cent pour cent développement durable — mais l’arnaque quand
même.
Trena avait du flair pour détecter les arnaques, elle les sentait comme un
cochon sent la truffe. Depuis toute petite, elle avait un sixième sens pour ça. Sa
grand-mère, Noni, prétendait qu’elle avait hérité du « don » d’une longue
lignée de femmes Moretti. Trena, en dépit de son esprit pragmatique et
matérialiste, devait bien admettre que son instinct fonctionnait plus vite que
son cerveau et qu’il ne l’avait jamais trompée.
Il l’avait aidée à survivre dans le quartier difficile où elle avait grandi,
quartier où la criminalité était particulièrement élevée.
Il lui avait également permis de renifler les bons sujets quand elle avait
débuté en tant que journaliste.
Et plus récemment, ce même instinct l’avait empêchée de commettre une
erreur monumentale en épousant un mec qui la trompait et lui mentait
effrontément.
Il lui avait même conseillé d’aller jusqu’à L.A. pour le fuir.
S’installer à L.A. n’avait jamais fait partie de son plan de carrière. Ses
confrères du Washington Post, avec leur snobisme de journalistes, ne s’étaient
pas gênés pour lui faire remarquer que travailler pour la section numérique du
L.A. Times était une régression. Mais régression ou pas, une chose était sûre,
c’était un premier pas dans une nouvelle direction qui l’éloignait d’un passé
qu’elle avait hâte d’enterrer. Non seulement ce boulot lui avait permis de
quitter DC, mais il l’avait poussée à démarrer une nouvelle vie. Et quel
meilleur endroit pour se réinventer que L.A., la ville des métamorphoses ?
Côté carrière, Trena n’avait pas abandonné ses ambitions. Durant les cinq
heures de vol entre DC et L.A., elle s’était juré de se faire une réputation en
dénonçant la laideur cachée sous le clinquant d’Hollywood. Ça ne ferait
probablement pas d’elle une journaliste aimée du public, mais on la craindrait.
Et susciter la crainte, c’est le début du pouvoir.
Au début, elle avait galéré. Et puis il y avait eu l’affaire Madison. Ça la
dérangeait un peu de se dire que la disparition de l’actrice lui avait donné le
coup de pouce dont elle avait besoin, mais c’était pourtant le cas. Elle avait été
la première à remettre en question la thèse de la fuite volontaire et à avancer
l’idée que la star avait pu être assassinée — la première aussi à reprocher son
inaction à la police de L.A. Cette prise de position ne lui avait pas attiré la
sympathie des flics, mais elle avait eu le mérite de les pousser à agir. Peu de
temps après, ils avaient trouvé de quoi conclure à un acte criminel. Et à présent
ils tenaient leur coupable — du moins ils en étaient persuadés.
— Dis-moi ce que tu sais à propos de Madison, demanda-t-elle à Priya.
Elle roulait le long d’une rangée de palmiers dont les feuilles ternes et
brûlées semblaient ployer sous les rayons implacables du soleil.
— Qu’est-ce que tu vois dans son regard ? insista-t-elle en désignant une
autre affiche où s’étalaient en gros plan les yeux immenses et mystérieux de
Madison, d’un mauve incroyable.
Les yeux de quelqu’un qui s’était penché au-dessus d’un abîme et avait
survécu pour le raconter — façon de parler parce que Madison avait plutôt
survécu pour enfouir son passé. Tellement profond que même un chien
renifleur de cadavre n’aurait pas pu le déterrer.
Du moins, c’était l’impression que ce regard faisait à Trena, mais peut-être
manquait-elle de recul pour apprécier la situation de manière objective. Un
point de vue plus neuf, moins blasé, celui de Priya par exemple, ne pouvait que
lui être utile.
Priya retira le couvercle de son gobelet d’un air pensif.
— Je vois une fille qui soigne son image. Une fille qui ne montre que ce
qu’elle veut. Quant à ce que je sais…
Elle fronça les sourcils.
— Pas plus que vous, probablement… Elle était fille unique. Ses parents
sont morts dans l’incendie de leur maison quand elle avait neuf ans. Ensuite
elle a vécu dans une famille d’accueil, dans le Connecticut. A quatorze ans, elle
est montée dans un car pour L.A., où elle est devenue célèbre du jour au
lendemain.
— Huit ans, corrigea Trena. L’incendie, c’était quand elle avait huit ans.
Priya inclina la tête de côté.
— Ah ? J’aurais juré que c’était neuf.
Trena passa mentalement en revue tout ce qu’elle avait glané sur la vie de
la star. Huit ans ou neuf ans pour l’incendie, au fond, ça n’avait pas
d’importance. Par contre, cette conversation venait de lui faire entrevoir une
zone d’ombre dans la biographie de Madison.
— Entre l’incendie et la famille d’accueil, elle était où ? Qui s’est occupé
d’elle ?
— Je n’en sais rien, répondit Priya. Je ne me suis jamais posé la question.
J’ai toujours supposé que les services sociaux l’avaient prise en charge.
Trena avait tout naturellement supposé la même chose. Mais elle n’avait
jamais vérifié. Les suppositions, c’était bon pour les amateurs. Elle s’en voulut
d’avoir bâclé son travail. A sa décharge, elle n’avait pas beaucoup de temps
pour des recherches poussées. Elle entrevit tout à coup à quoi pouvait lui servir
une assistante. Plus que jamais, elle était persuadée que l’explication à la
disparition de Madison se trouvait dans son passé. Elle avait déjà tenté de
l’explorer, mais ça ne l’avait menée nulle part, et voilà qu’un simple échange à
bâtons rompus avec Priya venait de mettre au jour un nouvel angle d’attaque
qui pouvait se révéler fructueux.
— C’est juste que…
Priya marqua un temps de pause, comme si elle avait du mal à formuler sa
pensée.
— Sa bio ressemble à une fiction. Ça fait pas réel. Il y a pile la dose de
tragédie et d’émotion qui fait frémir le public. Chez les scénaristes, on appelle
ça un script vendeur. C’est trop parfait pour être vrai.
Trena était parfaitement d’accord.
— Par exemple, poursuivit Priya en levant les yeux au ciel, je vois mal des
parents applaudir quand leur fille mineure leur annonce qu’elle va prendre un
bus pour Hollywood.
Une fois de plus, elle venait d’exprimer l’opinion de Trena. Pour une jeune
personne sans expérience, Hollywood était le lieu de tous les possibles, mais
aussi de tous les dangers. A Hollywood, on pouvait se faire dévorer tout cru.
Aucun parent responsable et aimant n’aurait encouragé une jeune fille de
quatorze ans à y tenter sa chance.
— Il faudrait retrouver la personne qui l’a aidée à s’installer ici quand elle
a débarqué, insista-t-elle.
Trena lui jeta un coup d’œil intrigué.
— Eh bien, oui, quelqu’un l’a forcément aidée, expliqua Priya. Elle n’a pas
pu se lancer toute seule à la conquête de cette ville. Elle était peut-être mûre et
dégourdie, plus que la plupart des filles de son âge — une vieille âme sans
doute ? —, mais avec le prix des loyers à L.A., elle n’a pas pu se louer un
appartement sans l’aide de quelqu’un.
Les yeux de Priya brillèrent. Son enthousiasme était tellement
communicatif que Trena eut soudain envie de la prendre comme assistante —
tout le contraire de ce qu’elle avait décidé au départ. Cette fille était très jeune
et un peu trop désireuse de plaire, mais elle était aussi intelligente et motivée.
Trena la sentait capable de l’aider à passer un cap dans l’affaire Madison. Il
n’était plus question de la laisser filer.
— Et si je t’engageais à temps partiel, pour commencer ? proposa-t-elle.
Ensuite, on verrait.
Priya ne chercha même pas à dissimuler sa joie.
— Est-ce que je peux commencer tout de suite ? Dites oui… Vous allez
faire votre interview et moi je commande un Uber. Sauf si vous préférez qu’on
termine cette journée comme prévu.
Trena s’engagea sur Hollywood Boulevard. Ce qu’elles avaient prévu,
c’était que Priya assiste à son interview avec Ira Redman. Ensuite, elle l’aurait
emmenée déjeuner, elle lui aurait donné quelques conseils, elle lui aurait serré
la main, et au revoir. Mais à présent, elle trouvait dommage que cette petite
perde son temps à écouter une interview et encore plus dommage de la laisser
filer sans exploiter ses talents.
Elle était d’ailleurs arrivée devant le club d’Ira et se rangea le long du
trottoir.
— Par où tu comptes commencer ? demanda-t-elle tandis que Priya passait
son sac en bandoulière et sortait de la voiture.
— J’ai mes sources, répondit celle-ci avec un sourire mystérieux.
Puis elle fila, le téléphone à l’oreille.
Après avoir tourné un peu, Trena parvint à trouver une place qui n’était pas
occupée par une camionnette de livreur.
Un videur était posté devant la porte de service du futur club d’Ira et elle
l’approcha en souriant, tout en se demandant s’il se souvenait d’elle. Elle, en
tout cas, se souvenait de lui, elle l’avait vu au Night for Night le soir de la
disparition de Madison.
— Mademoiselle Moretti…
Il la scanna des pieds à la tête, avant de s’effacer pour la laisser passer. Elle
allait entrer, mais elle se ravisa et s’arrêta sur le seuil. Elle avait dû se battre
pour décrocher cette interview avec Ira Redman, mais, finalement, elle n’en
attendait pas tant que ça. Bien sûr, elle avait prévu de le cuisiner, mais elle lui
faisait confiance pour esquiver ses questions et transformer leur entretien en
une discussion insipide. Il allait lui donner uniquement de quoi faire de lui un
portrait flatteur. Et ça ne l’intéressait pas.
Mais elle pensa soudain que James, le videur, qui voyait entrer et sortir tout
le monde, pouvait avoir des choses intéressantes à lui raconter.
Ira détenait la clé de pas mal de secrets dans cette ville, elle n’en doutait
pas, mais il n’était pas du genre à les éventer avec une journaliste. Même une
pro comme elle n’en viendrait pas à bout. Il avait l’habitude de gérer son
image. Avec un homme comme lui, c’était presque impossible de gratter la
surface, d’aller au-delà du vernis.
Tandis qu’avec James…
Elle pouvait tenter sa chance…
Grâce à un beau métissage de gènes jamaïcains et italiens, et aussi à un
footing quotidien de dix kilomètres, Trena se savait encore très désirable
malgré ses trente-six ans. Elle n’avait pas un corps aussi parfait qu’autrefois,
mais ce qui lui manquait en fraîcheur, elle le compensait largement par
l’expérience.
Du moins c’était comme ça qu’elle voyait les choses avant d’apprendre que
son fiancé la trompait. Depuis sa rupture, elle se sentait plus vulnérable et avait
tendance à éviter les hommes, elle doutait de son sex-appeal. Elle s’était
tellement réfugiée dans le travail qu’elle en avait presque oublié qu’elle était
aussi une femme. Mais là, face à ce videur super sexy, elle avait brusquement
envie de flirter un peu. Il était plus jeune qu’elle, mais à en juger par le sourire
charmeur qu’il lui avait lancé, ce n’était pas un problème.
— Vous êtes déjà de service à cette heure-ci ? susurra-t-elle.
— Je fais mon boulot, répondit-il avec un petit sourire.
Il avait une peau sombre et luisante, des lèvres charnues qui ne devaient
pas être désagréables à embrasser.
— Vous avez bien des moments de liberté de temps en temps ?
Le sourire de James s’élargit, mais il ne répondit pas. Il avait compris où
elle voulait en venir.
— Parce que j’aimerais bien vous interviewer…
Il inclina la tête de côté, comme si l’offre le tentait et qu’il soupesait le
pour et le contre.
— Je croyais que vous veniez pour interviewer Ira, dit-il.
Elle arrêta son regard sur ses bras et imagina ses biceps fermes se refermer
sur elle — vision qu’elle s’empressa de chasser de son esprit en se sentant
rougir.
— Quelque chose me dit que vous seriez un sujet d’article beaucoup plus
intéressant.
Il rejeta la tête en arrière et éclata de rire. Il n’avait pas l’air de prendre sa
proposition au sérieux, mais il avait tort. Elle tenait vraiment à cette interview
et avait bien l’intention de la décrocher. Peut-être pas aujourd’hui, mais plus
tard. Dans sa position, James savait forcément quelque chose. Au sujet d’Ira, et
peut-être même au sujet de Madison. Il pouvait se marrer tant qu’il voulait, elle
était tenace et patiente, ils allaient se revoir.
Elle plongea la main dans son sac et lui tendit sa carte.
— Au cas où vous vous décideriez…
Il soutint son regard, tout en prenant la carte entre le pouce et l’index. Et
quand leurs doigts se frôlèrent, elle sentit un étrange fourmillement au niveau
du ventre. Oui, décidément, elle voulait cette interview. Et surtout, elle le
voulait, lui.
Elle le regarda ranger la carte dans sa poche, puis elle entra dans le club où
l’attendait Ira.
7. The Bitch is Back

Aster promena son regard dans le magasin de souvenirs qu’Ira venait de


racheter avec l’intention d’en faire le club le plus en vue et le plus sélect
d’Hollywood. Pour le moment, c’était encore un chantier. Entre les murs et les
planchers bâchés, et le bourdonnement constant des perceuses et des scies, elle
avait l’impression de visiter l’antre d’un tueur en série.
Elle était d’autant plus mal à l’aise que la secrétaire d’Ira lui avait lancé un
drôle de regard en la voyant entrer, avant de lui tourner le dos et de s’éloigner
précipitamment. Elle se demanda si elle faisait peur, ou si c’était une marque
d’hostilité. Est-ce que tout le monde allait désormais la traiter comme une
pestiférée ?
Elle essuya une goutte de sueur qui perlait à son front et but une gorgée de
sa bouteille d’eau. Dehors, la température frôlait les quarante degrés. Mais là-
dedans, sans clim, c’était pire.
Bon, elle était mieux ici qu’en prison, même avec la chaleur, les bruits du
chantier et l’odeur de ciment frais qui lui donnait la nausée. Elle avait tout de
même été surprise qu’Ira lui propose ce détour, plutôt que de la déposer
directement au W. Avait-il une idée derrière la tête ?
— Alors, qu’est-ce que tu en penses ? demanda Ira d’un ton dégagé.
Il attendait un compliment, bien entendu, mais elle ne trouva rien à
répondre car l’endroit ne l’inspirait vraiment pas.
— Eh bien… Euh, bafouilla-t-elle.
Elle appuya la bouteille d’eau contre son menton, cherchant désespérément
quelque chose d’agréable à dire. Heureusement, elle fut tirée d’embarras par
l’apparition d’une autre secrétaire d’Ira, une rousse en jupe crayon perchée sur
des chaussures à talons hauts — et à semelles rouges… — qui traversait tant
bien que mal le sol jonché de gravats. Elle débita d’une traite à Ira une longue
liste de coups de fil urgents à passer et lui rappela les rendez-vous qu’il avait
annulés le matin. Aster se sentit coupable. Pour la sortir de prison, Ira avait pris
du retard dans son programme de la journée.
— Ah et puis… Trena Moretti vient d’arriver. Elle vous attend devant la
porte de service…
Ira prit un air vague, comme s’il ne savait pas de quoi elle parlait.
— La journaliste, insista-t-elle. Vous avez une interview avec elle. C’est
prévu depuis des semaines.
Elle ponctua la phrase d’un sourire poli, mais aussi d’un regard tellement
brûlant qu’Aster se demanda s’ils ne couchaient pas ensemble.
Ira était beau, riche et puissant — le tiercé gagnant à L.A. —, ce qui faisait
de lui le célibataire le plus convoité de la ville. La presse people se donnait du
mal pour interpréter sa vie amoureuse et lui attribuait une liste sans fin de
conquêtes comprenant un nombre impressionnant de mannequins Victoria’s
Secret, d’actrices en vue et autres people. Mais il était très secret et tout cela
restait de l’ordre de la rumeur.
Il répondit à la secrétaire d’un léger signe de tête qui ne trahissait rien de
particulier et se tourna vers Aster.
— Tu devrais aller m’attendre dans mon bureau. Enfin, dans ce qui me
servira plus tard de bureau… Si l’interview se prolonge, je demanderai à James
de te raccompagner chez toi.
Aster réprima un froncement de sourcils et se força à acquiescer avec le
sourire. Elle avait hâte de retrouver son luxueux appartement, mais elle devait
tant à Ira — presque tout, en fait —, qu’elle n’osa pas protester. Elle pouvait
bien l’attendre un peu ici… Du moment qu’il ne lui demandait pas d’attendre
au Night for Night…
Elle soupira. Elle n’était pas sûre de pouvoir remettre les pieds dans ce
fichu club.
Pour certains, les tonnelles du Riad et la zone VIP de la terrasse du Night
for Night incarnaient le top des nuits de L.A., mais à Aster elles rappelaient
surtout la nuit où sa vie avait basculé dans le sordide. Le sensuel décor
marocain du Riad n’était plus pour elle qu’une atroce scène de crime.
Elle n’avait pas tué Madison, mais le problème était de le prouver. Elle ne
savait plus du tout ce qu’elle avait fait la nuit de sa disparition. Le trou noir.
D’après les flics, des témoins l’avaient vue partir du club avec un homme.
Elle avait cru au début que ce témoignage allait l’innocenter : puisqu’elle avait
quitté le club, elle n’avait pas pu tuer l’actrice sur la terrasse. Malheureusement
ça n’était pas aussi simple. Madison aussi avait quitté le club, mais elle y était
revenue plus tard, sans que personne ne s’en aperçoive, ou bien après la
fermeture. Pour rencontrer quelqu’un. Et, toujours d’après les flics, ce
quelqu’un pouvait très bien être elle, Aster. Ils auraient voulu savoir où elle
avait passé la nuit, mais ça, elle n’avait pas envie de le leur dire. En tout cas,
pas tout de suite.
Elle avait beau leur répéter qu’elle ne se souvenait pas de ce qu’elle avait
fait cette nuit-là, ils refusaient de la croire. Elle n’allait tout de même pas leur
raconter qu’elle s’était réveillée le matin dans un appartement inconnu, seule,
avec la gueule de bois, en se maudissant d’avoir perdu sa virginité avec un mec
qui ne s’était même pas donné la peine de lui préparer une tasse de café.
Plus tard dans la journée, un livreur lui avait apporté un DVD, et elle avait
découvert avec horreur les images du strip-tease auquel elle s’était
apparemment livrée dans ce même appartement — images qu’elle n’avait pas
eu le courage de regarder jusqu’au bout. Sur le moment, elle avait cru avoir
atteint le fond. Mais ça, c’était avant d’être arrêtée pour meurtre.
Depuis qu’elle s’était inscrite au concours d’Ira, elle n’avait eu que des
galères. Et pourtant elle venait encore d’accepter son aide et de dépendre un
peu plus de lui.
— Aster, ça va ? demanda Ira.
Il semblait sincèrement inquiet et elle eut un peu honte. Malgré son emploi
du temps surchargé, Ira n’avait pas hésité à sacrifier une partie de sa journée
pour elle. Et elle continuait à se méfier de lui… Mais tout de même, pourquoi
avait-il tenu à l’emmener dans un club en chantier ? Est-ce que ça avait un
rapport avec la présence de cette journaliste ? Elle commençait à flairer un
piège.
— Vous avez rendez-vous avec Trena Moretti ? murmura-t-elle en plissant
les yeux. La journaliste du L.A. Times ? Celle qui a écrit le fameux article « Et
si c’était un meurtre » ?
Ira inclina la tête, mais son expression demeura neutre.
— C’est quoi le sujet de l’interview, moi ? MOI ? insista-t-elle.
Il lui fit son plus beau sourire. Un sourire aimable, sexy, ou carnassier —
tout dépendait de ce qu’on y projetait, comme pour le test de Rorschach. Aster
y voyait généralement un mélange de tout ça.
— Pas du tout, dit-il d’un ton qui se voulait rassurant. Tu peux te détendre,
elle vient pour moi. Elle veut dresser mon profil. Elle m’a réclamé cette
interview bien avant les… événements.
Aster se sentit coupable d’avoir imaginé le pire. Elle n’aurait donc pas à
répondre aux questions insidieuses de Trena Moretti, mais la nouvelle de sa
sortie de prison n’allait pas tarder à fuiter et tous les journalistes de la Terre
allaient lui réclamer une interview exclusive. Il ne lui resterait plus qu’à choisir
entre Oprah Winter, Diane Sawyer, ou Katie Couric. Mais elle n’arrivait pas
vraiment à s’en réjouir.
Ira la dévisagea d’un air songeur, tout en se caressant distraitement le
menton.
— Ta question me donne une idée, murmura-t-il.
Aster angoissait. Elle voyait déjà où il voulait en venir et elle n’aimait pas
ça du tout. Pas. Du. Tout.
— Non, protesta-t-elle en secouant la tête, sans même le laisser aller
jusqu’au bout de sa pensée. Je ne suis pas prête. Franchement non. Je ressemble
à rien ! J’ai les cheveux gras, des traces de coups sur le visage, ça fait près
d’une semaine que j’ai pas pris une vraie douche et je dois puer.
Ira balaya ses arguments d’un vague signe de la main.
— Réfléchis un peu, Aster. Tu n’es pas au top, c’est sûr, mais qui
s’attendrait à ce que tu le sois ? Tu sors tout juste de prison et ça se voit ? C’est
parfait. Ça te donne un côté vulnérable, authentique.
— Non. Je vais pas me présenter avec une tête d’assassin à une interview
où je serais censée expliquer que je n’ai tué personne.
Mais Ira la fixa d’un air buté. Comme toujours, quand il avait décidé
quelque chose, il ne voulait pas en démordre.
— Tu n’as pas du tout une tête d’assassin et je suis sûr que ça jouerait en ta
faveur de te montrer au naturel. Ça changera du personnage sophistiqué et
intimidant que tout le monde connaît. Aster, fais-moi confiance. Je ne te le
conseillerais pas si ce n’était pas une bonne idée. Tu es parfaitement capable
d’assumer et si ça peut te rassurer, je resterai avec toi. Si je sens que ça dérape,
ou que cette journaliste va trop loin, compte sur moi pour intervenir.
Aster avait envie de dire non. Plutôt deux fois qu’une. Mais les mots ne
voulaient pas sortir de sa bouche.
Ira était tellement convaincant qu’elle commençait à douter. Sur le plan de
la com, on pouvait en effet lui faire aveuglément confiance. Il avait des défauts,
mais il avait su mener sa vie, et pour ça, elle l’admirait. Il venait d’un milieu
modeste, il était arrivé à L.A. avec un rêve, il s’était battu pour le réaliser et, en
quelques années, il avait bâti un véritable empire. A côté de lui, elle se sentait
minable. Elle était née à Beverly Hills, elle avait été élevée comme une
princesse dans une famille hyper friquée, tout lui avait été servi sur un
plateau… Mais sa vie était un échec lamentable : elle s’était retrouvée en
prison à l’âge de dix-huit ans.
Mieux valait donc se fier à l’instinct d’Ira plutôt qu’au sien. Elle acquiesça
sans un mot, l’angoisse au ventre.
L’instant d’après, Ira la faisait entrer dans la pièce qui lui servait de bureau
provisoire. Il eut la délicatesse de l’installer à proximité d’un ventilateur, ce
qui lui permit de respirer un peu mieux. Puis il sortit chercher Trena Moretti.
Quelques instants plus tard, elle entendit sa voix par-dessus le fracas des
travaux.
— Cette zone est destinée à accueillir notre espace VIP, disait-il.
Elle inspira profondément une dernière fois, puis se retourna lentement.
Elle n’avait jamais rencontré Trena, mais l’avait déjà vue en photo et reconnut
aussitôt sa tignasse cuivrée. Elle tenta de sonder son expression. Devait-elle la
classer parmi ses amis ou ses ennemis ? Avec l’article qui l’avait rendue
célèbre, celui où elle accusait la police de ne pas s’inquiéter de la disparition de
Madison, Trena Moretti avait poussé les flics à interroger Ryan Hawthorne. A
la suite de cet interrogatoire, les flics s’étaient acharnés sur elle, mais Trena ne
s’en était pas vraiment mêlée, elle n’avait écrit que quelques articles prudents,
sans prendre parti.
Aster n’avait aucune idée de ce que Ryan avait pu raconter aux flics, mais il
avait réussi son coup. Il s’était arrangé pour qu’on retrouve sa robe imbibée du
sang de Madison — la fameuse « preuve » qui avait conduit à son arrestation.
Ryan l’avait attirée dans un piège et avait fabriqué des preuves pour lui
mettre le crime sur le dos. Pourquoi ? Probablement parce que c’était lui le
coupable. Il n’y avait pas d’autre explication.
Ira avait raison. Accepter de répondre aux questions de Trena lui
permettrait au moins de donner sa version des faits. Si l’opinion publique
dépendait vraiment des gros titres et des déclarations des uns et des autres, elle
devait absolument s’exprimer. Ce qu’elle dirait à cette interview pouvait
inverser la tendance en sa faveur.
Trena poursuivait des buts personnels, comme tout le monde, et elle ne lui
ferait pas de cadeau. Mais à présent qu’elle était là, devant elle, à la balayer
d’un regard appréciateur — tandis qu’Ira se comportait comme s’il n’avait pas
prémédité leur rencontre, alors qu’elles savaient toutes les deux qu’il l’avait
soigneusement orchestrée —, Aster avait la sensation qu’elle avait intérêt à
prendre le risque de lui parler. En espérant que ça ne lui reviendrait pas en
pleine face, façon boomerang.
— Aster Amirpour, Trena Moretti, déclara cérémonieusement Ira en guise
de présentation.
— Eh bien, c’est une surprise. Du moins en ce qui me concerne.
Trena serra la main d’Aster et lança à Ira un regard qui signifiait qu’elle
n’était pas dupe de la manœuvre.
— J’ignorais que vous étiez sortie de prison, ajouta-t-elle.
Aster se tourna vers Ira et l’interrogea du regard. Il lui répondit d’un
discret signe de tête.
— Ira a eu la générosité de payer ma caution, déclara-t-elle posément.
Ira eut l’air satisfait. Bien sûr, il appréciait que l’on fasse son éloge.
— C’est Ira qui a payé votre caution ? Pas vos parents ?
Trena inclina la tête. Ses boucles sauvages roulèrent sur son front et
quelques-unes tombèrent devant ses étonnants yeux bleu-vert.
Pour toute réponse, Aster haussa les épaules. Elle était prête à se confier,
mais pas à accabler les membres de sa famille, même si elle était en ce moment
en conflit avec eux. Trena eut la délicatesse de ne pas insister.
— Comment allez-vous ? demanda-t-elle en contemplant fixement la lèvre
fendue d’Aster et l’énorme ecchymose encore mauve qui entourait son œil.
Aster se força à un demi-sourire. D’accord, elle était sale, mal habillée,
défigurée par une bagarre, mais elle n’avait pas envie d’inspirer la pitié et de
passer pour une vaincue.
— Ça va, répondit-elle posément.
— Ce serait possible d’avoir un entretien sérieux avec vous ? demanda
Trena. Vous venez de passer une semaine derrière les barreaux pour un crime
que vous n’avez pas commis, vous avez peut-être envie de faire entendre votre
version de l’affaire.
— Vous ne croyez donc pas à ma culpabilité ?
Le chaleureux sourire qu’elle obtint en réponse à sa question lui arracha
presque des larmes. Trena Moretti n’avait pas l’intention de l’accabler dans son
article. Quelqu’un de la presse allait la soutenir. Quelqu’un d’influent,
quelqu’un que les gens seraient prêts à écouter et qui pouvait faire basculer
l’opinion en sa faveur.
— Aster est venue ici directement en sortant de prison, expliqua Ira. Je lui
ai demandé de faire ce détour parce que j’avais quelques détails à régler sur
place. Puisque vous êtes là, elle peut répondre à quelques questions. Mais pour
une véritable interview, il vaut mieux que vous preniez rendez-vous à une date
ultérieure.
Trena lui lança un regard complice. De toute évidence, elle avait
parfaitement compris quel jeu il jouait.
— Je veux l’exclusivité, dit-elle.
Il acquiesça.
— Mais bien entendu.
Aster les observa attentivement. Ils décidaient pour elle, comme si elle
n’était pas là, et cela lui laissa un sentiment mitigé. D’un côté, elle en fut
agacée. Mais d’un autre, elle était soulagée qu’on prenne en charge les petits
tracas de son quotidien.
C’est provisoire, se promit-elle. J’ai besoin de dormir et de m’occuper un
peu de moi. Ensuite, je reprendrai les cartes en main.
— Vous aurez droit à une interview filmée à l’intérieur d’un de mes clubs.
Le Night for Night, le Jewel ou le Vesper, je vous laisse le choix, annonça Ira
d’un ton détaché, tout en inspectant ses ongles, comme s’il ne savait pas que la
proposition ne pouvait qu’enthousiasmer Trena.
Et en effet, le visage de celle-ci s’illumina au mot « filmer ». Aster en
aurait presque souri. C’était tellement prévisible. A Hollywood, tout le monde
rêvait de se retrouver face à une caméra. Mais quand même, ça l’agaça de
constater que Trena n’avait aucun scrupule à utiliser son malheur comme
tremplin pour sa carrière. C’était toujours comme ça, avec les gens des
médias… Du moment qu’il y avait du sang, c’était un bon sujet.
Après un bref instant d’hésitation, Trena se secoua et reprit ses esprits. Elle
concentra son attention sur Aster, et déclara :
— Vos amis savent que vous êtes sortie ?
Aster parvint à conserver une expression neutre. Sa meilleure amie, Safi, ne
lui adressait plus la parole. Presque tout le monde l’avait abandonnée.
— Je parle de Layla et Tommy, précisa Trena.
Aster ferma les yeux en soupirant. Une preuve de plus que sa vie avait
complètement déraillé : elle ne pouvait plus compter que sur l’aide de Layla et
de Tommy, deux personnes qu’elle avait méprisées auparavant.
Elle ouvrit les yeux et rencontra le regard interrogateur de Trena.
— Non, murmura-t-elle d’une voix rauque.
Puis, elle s’en voulut de cet aveu de faiblesse et s’éclaircit la gorge avant
de poursuivre :
— Pas encore. Je viens de récupérer mon téléphone et la batterie est
déchargée, donc je n’ai appelé personne. Pour l’instant, Ira a réussi à garder la
nouvelle secrète.
Trena parut vivement intéressée par cette révélation.
— Dans ce cas, il faut continuer à garder le secret jusqu’à l’interview et
nous dépêcher de la programmer pour ne pas nous faire pomper le sujet. L’info
doit venir de nous, ça nous permettra de mieux contrôler l’opinion.
Aster acquiesça avec le sourire, mais elle commençait à être sérieusement
agacée. Ira croyait bien faire, et sans doute aussi Trena. Mais elle n’était pas
naïve au point de croire qu’ils agissaient uniquement par bonté d’âme. Ils
défendaient tous les deux leurs intérêts. Pour Trena, elle voyait très bien où
était l’enjeu. Pour Ira, c’était moins clair, mais la question était pour l’instant
secondaire. Le plus urgent était de leur faire comprendre qu’elle était la
première concernée et que c’était elle qui décidait.
Ira l’avait sortie de prison, il lui offrait un travail et un toit, et elle lui en
était reconnaissante. Mais s’il croyait qu’elle allait devenir sa chose, il se
trompait. Elle allait reprendre sa vie en main et lui montrer qu’elle était de
ceux qui préfèrent tenir le volant plutôt que s’asseoir sur le siège passager.
Elle avait besoin d’une douche et d’un lit qui ne puait pas la transpiration.
Et elle avait assez patienté comme ça. Apercevant James tout au fond de la
pièce, elle se leva.
— Appelez-moi demain, déclara-t-elle posément à Trena. On décidera
ensemble d’un moment pour se rencontrer. Je suis certaine qu’Ira sera ravi de
vous communiquer mon numéro. Mais pour l’instant, j’ai rendez-vous avec un
bain moussant, un pot de Ben & Jerry et un gros dodo bien mérité.
8. She Sells Sanctuary

Au moment de franchir le seuil de l’Ivy at the Shore, Mateo hésita. Il était


encore temps de changer d’avis et de foutre le camp. C’était même
probablement la meilleure chose à faire. Sauf qu’il avait besoin d’argent. Il
tenait la vie de sa petite sœur entre ses mains.
Cette pensée acheva de le décider. Il devait entrer dans ce restaurant chic et
s’arranger pour décrocher un contrat. Contrairement à la plupart des gens à
Hollywood, il ne courait pas après la célébrité et n’aspirait pas à une vie à la
Kim Kardashian. Seulement à avoir du fric.
— Mateo Luna ?
L’hôtesse d’accueil lui jeta un vague coup d’œil et attendit confirmation. Il
acquiesça d’un signe de tête, en se demandant comment elle avait deviné qui il
était.
— Suivez-moi, dit-elle.
Elle lui lança un sourire charmeur par-dessus son épaule et l’entraîna en
direction d’un ravissant patio aménagé en jardin, que l’on disait fréquenté par
de nombreuses célébrités. Elle était vraiment jolie, mais il le remarqua à peine.
Il était trop préoccupé et ne s’intéressait pas aux filles en ce moment.
Il n’avait pas encore complètement tiré un trait sur Layla. Il était sorti
tellement longtemps avec elle qu’il avait du mal à passer à autre chose. Elle lui
manquait terriblement. Son sourire. Ses baisers. Sa manière de se lover contre
lui pour dormir. Sans elle, il se sentait un peu paumé.
Il aurait presque pu lui pardonner d’avoir embrassé Tommy. Sur le coup, ça
lui avait fait un choc, mais après tout, elle était soûle, ça ne comptait pas
vraiment. Mais les mensonges, non, il ne pouvait pas les encaisser. Il avait
toujours pensé que leur couple était différent. Qu’ils avaient une relation
honnête et sincère. Entre eux, pas de secrets, pas de non-dits. Tu parles… Elle
s’était bien foutue de lui et sans le MMS anonyme où on la voyait pendue au
cou de Tommy — mais qui avait bien pu lui envoyer ça et pourquoi ? —, il
n’aurait jamais rien su.
Il devait oublier Layla. Point.
Malheureusement, une fille comme elle n’était pas facile à remplacer. Il
avait donc décidé de faire une pause pour le moment.
— Installez-vous, la serveuse arrive, annonça l’hôtesse.
Elle s’était arrêtée devant une petite table nichée tout au fond du patio, près
d’une cheminée extérieure. A la table, il y avait déjà une jolie blonde aux lèvres
brillantes de gloss, installée sur une banquette garnie de coussins colorés.
Celle-ci l’accueillit avec un grand sourire, en levant son verre.
— Ce chardonnay est tellement top, déclara-t-elle en guise de salut. Il faut
absolument que tu le goûtes.
Il se pinça les lèvres, tout en promenant son regard autour de lui. Il y avait
erreur. Il n’avait pas rendez-vous avec cette meuf-là.
— Allez, assieds-toi, fais pas ton timide.
Elle poussa du pied un grand fauteuil en osier à haut dossier, pour l’inviter
à s’asseoir, ce qu’il fit, non sans réticence.
— Et maintenant goûte ce vin, j’insiste.
Elle posa le verre devant lui.
— Je meurs d’envie de savoir comment tu le trouves !
Attrapant le verre par le pied, il but une petite gorgée. Bon, c’était pas
dégueu, mais pas de quoi en faire toute une histoire.
Elle se pencha vers lui, avec le regard de quelqu’un qui attend un verdict.
Il se passa la main dans les cheveux avec affectation.
— Excellent, murmura-t-il en se forçant à sourire.
Puis il lui rendit le verre.
Son cerveau tournait à toute allure. Il venait de reconnaître la fille. Heather
Rollins. Mais qu’est-ce qu’elle foutait là ?
Il l’avait croisée une fois au Jewel, le soir où il était passé à l’improviste
pour faire une surprise à Layla. Heather l’avait carrément dragué.
Apparemment, elle remettait ça. Elle était jolie, mais pas du tout son genre.
Trop sapée, trop maquillée — trop barbe à papa. Tout le contraire de Layla,
beaucoup plus nature, sarcastique en société et ne réservant sa douceur qu’à
leurs moments d’intimité.
Ce fameux soir, au Jewel, il s’était moqué d’Heather avec Layla, mais
celle-ci avait pris sa défense. Il se souvenait que ça l’avait surpris et qu’il
l’avait interprété comme une preuve de plus qu’elle avait changé.
— Tu devrais en commander un verre, dit Heather.
Il était tellement perdu dans ses pensées qu’il lui fallut quelques secondes
pour comprendre qu’elle parlait du vin et qu’elle avait déjà fait signe à la
serveuse.
— Non, merci. Un… un verre d’eau ça ira, merci.
— T’es un ancien alcoolique ou quoi ? demanda tout bas Heather sur un ton
de conspiratrice.
Devant son regard perplexe, elle crut bon de préciser :
— Je dis ça parce que tu bois de l’eau.
— Non, je… Avec cette chaleur, j’évite l’alcool c’est tout.
Il se frotta machinalement le menton, en regrettant de ne pas pouvoir
reprendre la conversation depuis le début, ou au moins effacer sa remarque
complètement débile. Ce rendez-vous ne se passait pas du tout comme il l’avait
imaginé.
— Je comprends maintenant pourquoi t’as que du muscle. C’est qui, ton
coach ?
Au mot « muscle », elle avait avancé sa main pour lui palper le bras par-
dessus le bouquet de roses qui trônait au milieu de la table dans un broc de
céramique. Il était gêné qu’elle le tripote, mais fut surpris de trouver sa main
fraîche, douce, et étrangement réconfortante.
— J’ai pas de coach. Je fais beaucoup de surf. C’est ma passion.
Heather inclina la tête et ses longues boucles blondes tombèrent en cascade
sur sa joue, et, ouf, elle reposa sa main sur son verre, là où était sa place.
— Tu as l’air nerveux, fit-elle remarquer, visiblement satisfaite à l’idée de
le déstabiliser.
Il se passa de nouveau la main dans les cheveux… Il fallait absolument
qu’il trouve un moyen de lui faire cesser ce petit jeu.
— Je… Je crois qu’il y a erreur. J’étais censé rencontrer…
— Heidi Berenkuil, je sais…
Heather lui lança un long regard appuyé.
— Elle est dehors, en train de téléphoner. Tu l’as pas vue en arrivant ?
Il remua sur son siège et jeta un coup d’œil sur le siège inoccupé à côté
d’Heather. Non, il n’avait pas vu Heidi Berenkuil et il commençait à se
demander si on ne se foutait pas un peu de lui.
— Je suis là parce qu’elle veut faire des essais. Avec nous. Nous deux.
Elle lui jeta un regard amusé.
— Qu’est-ce que tu t’imaginais ?
— Rien de spécial, murmura-t-il d’un air confus.
Il ne se sentait pas du tout dans son élément.
— Je connais à peine Heidi, précisa-t-il. Elle travaille pour des magazines
de surf et elle fait des photos pour une marque qui me sponsorise. Elle m’avait
dit de la contacter si j’étais intéressé par du mannequinat. Ça fait déjà un bout
de temps.
— Et c’est seulement maintenant que tu la contactes ?
Il plissa les yeux.
Heather eut un sourire coquin et agita son verre pour faire tourner le vin.
— Un beau mec comme toi… C’était sûrement pas la première fois qu’on
te proposait de poser, dit-elle.
Il haussa les épaules. Il n’était pas d’humeur à lui parler de tous les bons
plans qu’il avait refusés, ni à lui expliquer pourquoi il se décidait maintenant.
Les malheurs de sa famille ne la regardaient pas.
Elle le dévisagea attentivement, comme si elle essayait de deviner ce qu’il
lui cachait. Il croyait avoir atteint le comble du malaise, quand elle déclara :
— Désolée si je suis un peu trop curieuse. Apparemment, t’es pas du genre
à raconter ta vie, alors je ne vais pas te supplier. En tout cas, je t’admire. Tu
sais mettre des barrières et te préserver. Moi je n’y arrive pas. Je vois même
une thérapeute pour ça.
Elle se tut et fit la grimace.
— Je n’aurais pas dû le dire… Tu vois, pour les barrières, j’ai encore du
boulot…
Elle rit et secoua la tête.
— Bon, on va plutôt parler du plan d’aujourd’hui. Heidi doit faire des
photos pour un numéro du magazine InStyle. J’ai réussi à décrocher la couv et
j’aurai même une interview. Pour les photos, ils veulent un truc décontracté,
ambiance plage californienne. C’est pour ça qu’ils ont pensé à toi.
Franchement, t’as pas besoin de stresser. Ils te veulent tel que tu es. Pas besoin
de jouer un personnage. Juste être toi-même, un beau surfeur super sexy.
J’espère que tu n’as rien contre. Heidi pense que tu apporteras une touche
d’authenticité et je suis d’accord. Mais si le projet te plaît pas, ou si ça te pose
problème de bosser avec moi, t’es pas obligé d’accepter. Je dirai à Heidi que
c’était pas ton truc.
Mateo se mordilla pensivement les lèvres. Il lui fallait un peu de temps
pour décrypter tout ça. Est-ce que c’était son truc ? Pas du tout. Mais la
question n’était pas là. On lui proposait un gros chèque pour se pavaner sur une
plage avec une meuf canon, sa planche de surf sous le bras… Pas si compliqué,
après tout.
— Alors, t’en penses quoi ?
Mateo leva les yeux et chercha son regard.
— Tu peux dire à Heidi que je suis partant.
Heather lui décocha un sourire lumineux auréolé d’un flou de boucles
souples. Ses yeux brillaient. Elle avait des dents plus blanches et mieux
alignées que dans les publicités pour dentifrice.
— Tu vas pouvoir le lui dire toi-même, répondit-elle en désignant un point
derrière lui.
Mateo se retourna. Une jolie femme aux longs cheveux bruns venait vers
eux.
— La lumière est parfaite aujourd’hui, déclara-t-elle en s’arrêtant près de
leur table. J’ai déjà installé mon matériel. Vous êtes d’accord pour faire tout de
suite quelques essais ?
Heather attrapa aussitôt son sac pour en sortir son gloss, mais Heidi l’arrêta
d’un geste.
— Pas la peine. Je te veux au naturel. Genre Kate Moss dans les premières
pubs pour le parfum Obsession de Calvin Klein.
— Euh… Kate Moss était nue, fit remarquer Heather en fronçant les
sourcils. InStyle ne m’a pas parlé de ce genre de photos.
— On va te mettre une petite robe à bretelles ou un bikini. Je pense à un
style rétro, mais frais et léger. La beauté au naturel. Mais surtout…
Elle s’interrompit pour dévisager Mateo, avec tant d’intensité qu’il eut du
mal à ne pas baisser les yeux.
— Il faut d’abord que je voie comment vous passez ensemble en photo, que
je vérifie que ça colle. On y va ?
— OK, répondit Heather. Je suis sûre que ça va être super.
Avant que Mateo ait eu le temps de comprendre ce qui se passait, elles se
levaient toutes les deux et quittaient le restaurant, tout en se parlant.
Visiblement persuadées qu’il allait les suivre.
Et effectivement, il les suivit.
9. Rock And Roll, Hoochie Koo

Tommy Phillips s’installa sur le tabouret avec sa précieuse guitare


électrique à douze cordes. Il régla le micro et parcourut son public du regard.
Enfin, public, c’était beaucoup dire… Il avait décroché un contrat dans une
petite boutique de luxe sur Robertson Boulevard et jouait pour un groupe de
filles venues faire du shopping. Elles l’écoutaient à peine, mais il était payé
pour chanter… Il marmonna dans le micro le titre de la chanson suivante —
l’un des tubes sélectionnés par la gérante.
Ce n’était pas le contrat de folie dont il avait rêvé en arrivant à Los
Angeles, mais il n’était pas en position de faire le difficile.
Car si on avait beaucoup parlé de lui au moment de la disparition de
Madison, ça n’avait pas duré. Il avait espéré que cet épisode l’aiderait à lancer
sa carrière et en avait même profité pour poster des vidéos de ses compositions
sur YouTube. Elles avaient été vues. Ça oui. Elles étaient même devenues
virales. Mais personne n’avait commenté sa musique et les fans de Madison
s’étaient servis de la section commentaires pour décharger leur agressivité. Il
avait effacé ces horreurs. Puis il avait envisagé de prendre un pseudo. Mais
c’était son nom qu’il voulait voir en haut de l’affiche. De toute façon, ça
n’aurait rien changé. Pour le meilleur et pour le pire, il avait été mêlé bien
malgré lui au plus gros scandale de l’année et les gens n’étaient pas près de
l’oublier.
Quant à sa carrière…
Il était devenu une célébrité dans le milieu hollywoodien, ce cercle de fous
furieux où la presse people faisait la loi, mais ça ne faisait pas de lui une rock
star. Disons qu’il ne pesait pas encore assez lourd, dans tous les sens du terme.
Et pour décrocher les contrats de ses rêves, il allait devoir attendre encore
un peu.
Il n’avait eu qu’une seule proposition : une pub pour une nouvelle marque
de baskets. Non merci ! Pas question d’associer son visage à des pompes. Ce
genre de truc, ça vous collait à la peau, c’était très mauvais pour l’image.
Evidemment, ça payait bien, mais il n’y avait pas que l’argent dans la vie.
D’ailleurs, il gagnait pas mal de fric avec son nouveau job pour Ira — et
espérait pouvoir le quitter bientôt.
Franchement, quand il faisait le bilan, il n’avait fait que glander depuis son
arrivée à L.A. Il avait très mal commencé, comme vendeur de guitares chez
Farrington. D’accord, c’était grâce à ce boulot que son chemin avait croisé
celui d’Ira. Ensuite, il s’était présenté à l’audition du concours Unrivaled,
société pour laquelle il travaillait en ce moment. Mais il n’avait pas oublié ses
ambitions et avait hâte que ça bouge vraiment pour lui.
Il visait le sommet. Et pour l’atteindre, il avait besoin que quelqu’un
prenne enfin sa musique au sérieux.
Le plus dingue, c’était qu’Ira, qui était tout de même son père, aurait pu
lancer sa carrière d’un simple claquement de doigt. Seulement voilà, Ira avait
fait beaucoup pour lui, mais uniquement dans les domaines qui lui rapportaient
aussi. Et jamais il n’avait manifesté le moindre intérêt pour sa musique.
Il attendait peut-être que Tommy lui demande explicitement un coup de
pouce ? Autant se brosser. Pas le genre de Tommy. Le Vesper, dont il s’occupait
pour Ira, programmait de jeunes groupes de rock, mais il ne voulait pas s’en
servir comme tremplin. Ce qu’il voulait, c’était gagner le respect et
l’admiration du grand Ira Redman en réussissant grâce à son seul talent. Et
pour lui annoncer qu’il était son fils, il attendrait d’être une grande star.
Il entama la chanson suivante, tout en observant d’un œil distrait la petite
foule de jolies femmes — sac dans une main, verre de champagne dans l’autre
— qui se regardaient dans les miroirs en pressant contre leur silhouette les
robes qu’elles projetaient d’essayer.
L’une d’elles en particulier, attira son attention. Elle avait des lèvres d’un
rouge profond, des cheveux bruns qui lui arrivaient à la taille, une lourde frange
qui s’arrêtait au-dessus de ses yeux bruns en amande. Tout à fait le genre de
beauté exotique qui le faisait fantasmer, mais qu’il n’aurait jamais osé
approcher. D’abord parce qu’elle était plus âgée que lui, ensuite parce qu’elle
était trop bien sapée. Robe hyper-moulante, sac de créateur et talons aiguilles :
il fallait du fric pour entretenir ce genre de meufs, il les fuyait comme la peste.
En attendant, ça n’engageait à rien de mater, aussi il la regarda s’approcher
d’un miroir pour juger de l’effet d’une robe noire, qu’elle tint devant elle, en la
plaquant d’un bras sur ses hanches. Quelques instants plus tard, une blonde la
rejoignit et lui chuchota quelque chose à l’oreille, tout en jetant des regards
amusés de son côté. Il en fut tellement troublé qu’il faillit en perdre le fil de sa
chanson.
Et quand la jolie brune se tourna vers lui pour le dévorer des yeux, il se
trompa carrément dans les paroles.
La brune poussa sa copine du coude et elles vinrent se poster toutes les
deux devant lui. Il fit de son mieux pour rattraper les paroles de la chanson,
mais son esprit n’était plus qu’un brouillard occupé par ces deux femmes qui
ne le quittaient pas des yeux, par leurs épaules qui se touchaient, par leurs
lèvres entrouvertes qui échangeaient des murmures.
Il savait qu’un chanteur de rock devait s’attendre à être dragué par son
public — c’était même un peu cliché —, mais il n’avait pas l’habitude et il dut
se concentrer à mort pour terminer sa chanson ; et enchaîner sur la suivante
avec un minimum de professionnalisme.
Ces deux-là s’intéressaient à lui, pas de doute. Pas moyen de s’y tromper,
les signaux étaient clairs, il leur plaisait. C’était flatteur, mais il ne se sentait
malheureusement pas à la hauteur.
Et puis il était un peu vexé de voir que ces deux bourgeoises s’excitaient à
l’idée de se faire un artiste.
Il y avait aussi une autre hypothèse, encore plus humiliante : elles l’avaient
reconnu. Elles semblaient un peu trop évoluées pour des lectrices types de
presse people, mais elles n’auraient pas été les seules bourges de L.A. à cacher
une pile de In Touch sous leur matelas, OK ! Life & Style, ou Star.
Une fois sa chanson terminée, il s’arrêta quelques minutes et se baissa pour
ramasser la bouteille d’eau posée près de ses partitions. Il avait besoin de
quelques minutes pour reprendre ses esprits.
— Tommy Phillips ?
La brune avait quitté son amie blonde pour s’approcher de lui. Il avala
péniblement sa gorgée d’eau, s’essuya la bouche du revers de la main et
acquiesça poliment, tout en essayant de ne pas trop reluquer les longues jambes
galbées de la femme, ses hanches étroites et ses seins ronds et généreux. Mais
c’était impossible, elle n’arrêtait pas de se déhancher, comme si elle se rendait
compte qu’elle lui faisait de l’effet.
— C’est bien vous ? insista-t-elle. Je suis pratiquement sûre de vous avoir
reconnu.
Elle le regardait fixement, droit dans les yeux, sûre d’elle, comme une
femme habituée à obtenir ce qu’elle désire.
Il jeta un regard inquiet du côté de la propriétaire du magasin qui lui faisait
les gros yeux depuis son poste, derrière la caisse. Elle n’appréciait pas qu’il
flirte avec la clientèle, mais ce n’était pas sa faute si cette brune avait engagé la
conversation.
Il ferma les yeux et entama le morceau suivant. Le mieux était d’avoir l’air
complètement absorbé par sa musique, comme ça la brune lui foutrait la paix et
la patronne de la boutique serait satisfaite. Il était payé pour jouer, pas pour
organiser un plan à trois. Il en était à la moitié du refrain, quand il se rendit
compte qu’il avait changé de morceau en cours de route, sans s’en rendre
compte, passant du Coldplay qu’il avait commencé, à Violet Eyes, une chanson
qui parlait de Madison et qu’il avait composé le soir où ils s’étaient embrassés.
Bon. Puisqu’il y était, il n’avait plus qu’à continuer avec Violet Eyes, en
espérant que personne ne ferait attention aux paroles, lesquelles étaient
carrément explicites. Heureusement, la plupart des meufs de ce magasin étaient
trop occupées à regarder les vêtements et à boire du champagne pour faire le
lien avec la célèbre actrice.
Quand il rouvrit les paupières, il découvrit la blonde et la brune exactement
à la même place. Apparemment, elles avaient décidé de laisser tomber le
shopping.
Evidemment, ça ne convenait pas à la propriétaire du magasin, qui fondit
brusquement sur elles.
— Je peux vous aider ? demanda-t-elle.
La blonde l’ignora et continua à regarder Tommy. La brune lui rendit son
verre de champagne et brandit la robe noire qu’elle tenait toujours à la main.
— Elle me plaira aussi en rouge, déclara-t-elle. Vous pouvez me faire livrer
les deux. Vous avez mon adresse, je crois ?
La propriétaire lui assura que ce serait fait, tout en la remerciant avec un
peu trop d’insistance, mais la femme coupa court en lui tournant le dos pour
s’intéresser de nouveau à Tommy, qui venait de terminer Violet Eyes. Une fois
près de lui, elle plongea la main dans son sac et en sortit un étui doré gravé à
son nom, dont elle tira une carte de visite qu’elle glissa sans un mot dans sa
poche de veste. Puis elle quitta le magasin, suivie de sa copine.
Il les regarda sortir, totalement scotché. Il aurait dû être aux anges. Et en
partie, il dut se l’avouer, il l’était. Ce n’était pas la première fois qu’une femme
plus âgée essayait de l’approcher. Mais deux à la fois, non, ça ne lui était
jamais arrivé.
Une partie à trois… Ça ferait sûrement une nuit de folie dont il pourrait se
vanter toute sa vie, mais il n’était pas sûr d’en avoir envie. C’était
complètement débile, mais il pensait toujours à Layla. Parfois il fantasmait
qu’elle l’appelait pour lui dire qu’elle n’avait pas oublié leur baiser. Il savait
bien que ça n’arriverait pas. Si Layla l’avait embrassé, c’était uniquement
parce qu’elle avait trop bu. Sobre, elle ne s’intéressait pas à lui.
Il rangea sa guitare dans son étui, tout en broyant du noir. Depuis son
arrivée à L.A., il n’était pas sorti avec une femme. Si ça continuait il allait
battre un record de célibat.
L.A. ne manquait pourtant pas de filles super sexy. En fait, elles étaient
tellement nombreuses qu’on pouvait se demander où se cachaient les autres, les
filles normales quoi ! Bref, il voyait défiler des canons toute la journée et ne
touchait à rien.
Il avait pourtant le droit de s’amuser, comme tout le monde ! Layla, il
devait l’ou-bli-er. Après tout, une femme plus âgée — voire deux ! — c’était
peut-être justement ce qu’il lui fallait pour passer enfin à autre chose.
Il était jeune et plutôt pas mal — deux qualités qui valaient leur pesant d’or
à L.A. Il n’avait aucune raison de continuer cette vie monastique.
Alors qu’est-ce que ça pouvait foutre que ces deux femmes aient vingt ans
de plus que lui ? Une brune plus une blonde : le rêve de tous les mecs — et
pour réaliser ce rêve, il n’avait qu’un coup de fil à donner.
Quand la propriétaire de la boutique lui remit enfin son chèque, il sortit
dans la nuit tiède de L.A. Il était survolté et il n’avait aucunement l’intention
de finir la soirée seul dans son appartement.
Les deux copines avaient dû rentrer chez elles, dans une luxueuse maison
sur la colline d’Hollywood, avec vue panoramique sur la ville. En ce moment,
elles devaient se glisser dans leurs draps de satin, ou bien plonger dans leur
piscine à débordement. Nues, bien sûr.
Plus il y réfléchissait, plus il se disait qu’une nuit avec ces deux canons ne
pouvait que lui faire le plus grand bien.
Et même, qu’il la méritait.
Il sortit de sa poche la carte de visite de la brune, en se répétant qu’il
n’avait rien à perdre, qu’on n’avait qu’une vie, et tout un tas de lieux communs
destinés à lui donner le courage de l’appeler.
Elle décrocha aussitôt, tellement rapidement qu’il eut à peine le temps de
lire son nom sur la carte.
— Salut… Malina… C’est Tommy. Tommy Phillips. On s’est rencontrés
dans la boutique, tout à l’heure…
— Tommy ! s’exclama-t-elle en riant.
Il ne s’attendait pas à ce rire et se demanda si elle le faisait marcher. Mais
peut-être qu’il était parano et qu’il voyait le mal partout.
— Tu as été rapide, dis donc, poursuivit-elle d’un ton taquin.
Tommy s’éclaircit la gorge, puis le regretta aussitôt. A présent elle savait
qu’il était nerveux. Et intimidé.
— Je viens de finir mon tour de chant et je me demandais si on pouvait se
voir, tous les trois. On pourrait boire un verre, ou… Je sais pas.
Il s’adossa à la portière de sa voiture et attendit la réponse. Le silence était
de plus en plus lourd et lui parut durer une éternité.
— Mais bien sûr qu’on pourrait. J’ai très envie de faire ta connaissance,
Tommy.
Il ferma les yeux. Il n’était plus qu’à quelques minutes de la plus belle nuit
de sa vie.
— Mais pas ce soir, il est un peu tard.
OK. Il était hyper déçu et il commençait à se demander s’il n’avait pas mal
compris les intentions de Malina.
Il la revit, plantée devant lui, en train de parler à l’oreille de sa copine tout
en le dévisageant. Non, il n’avait que dix-huit ans, mais il était capable de voir
quand on le draguait.
A l’autre bout du fil, Malina ne disait plus rien. Il ouvrit sa portière et
déposa sa guitare sur la banquette arrière de sa voiture. Bon, elle se foutait de
sa gueule, c’était clair. Il regrettait déjà d’avoir appelé. Il s’était monté la tête
pour rien. Ces deux meufs super sexy étaient des allumeuses et elles n’avaient
pas l’intention de passer à l’acte.
— Tommy ?
La voix de Malina le ramena à la réalité.
— Est-ce que tu as bien lu ma carte de visite, au moins ?
Elle paraissait sincèrement amusée et il se sentit à la fois honteux et gêné.
Il sortit de nouveau la carte de sa poche et la lut, en entier cette fois. Et en
voyant les initiales sous le nom de Malina, il crut qu’il allait avoir une attaque.
Malina Li travaillait pour un label de disques et elle était A&R,
responsable de la découverte de nouveaux artistes.
Elle s’intéressait donc à sa musique. A sa musique. Pas à autre chose.
Un truc dont il n’aurait même pas osé rêver. La chance de sa vie.
— Je suis un imbécile, murmura-t-il en rangeant la carte dans sa poche et
en grimpant derrière le volant.
— Et moi je suis vraiment très flattée, répondit-elle en riant. Ce que je te
propose, c’est de passer demain à mon bureau vers 13 heures. On mangera
ensemble, je nous ferai livrer quelque chose.
— Je serai là, répondit-il.
Mais elle avait déjà raccroché.
Il se glissa dans le trafic et se mit à rouler au hasard. Il n’était plus
survolté, il était complètement euphorique. Et il n’avait toujours pas l’intention
de s’enterrer chez lui. Il allait fêter ça. Avec une meuf canon.
Ce soir, il allait s’éclater.
10. Been Caught Stealing

Aster Amirpour avait décidé de traîner un peu au lit. Après tout, rien ne
l’obligeait à se lever. Ses draps étaient propres et ultra-luxueux, sa tête reposait
sur un oreiller moelleux garni de plumes d’oie. Elle portait son pyjama de soie.
La température de la chambre était parfaite, grâce à la clim. Ira avait dû payer
une femme de ménage car l’appartement était impeccable et il ne restait pas
trace du passage des flics qui avaient pourtant dû tout saccager pour chercher
des indices.
Elle roula sur le ventre et enfouit son visage dans l’oreiller. Elle avait
devant elle toute une journée de liberté et elle en aurait presque pleuré de joie.
Elle commencerait par aller se promener sur la plage, et pour une fois elle
prendrait le temps de contempler les mouettes, de sentir le ressac de la mer
remuer le sable sous ses pieds. Après une semaine dans un univers carcéral
plein de haine, privée de liberté et d’intimité, les plus petits détails de la vie
quotidienne lui faisaient l’effet d’un miracle.
Mais le simple fait de repenser à la prison venait de lui gâcher sa bonne
humeur. C’était fou comme elle passait de l’euphorie à l’abattement, en ce
moment. Elle avait du mal à garder le moral avec ce qui l’attendait et c’était
parfaitement normal. Même si on établissait son innocence, le petit rôle qu’elle
avait joué au moment de la disparition de Madison lui collerait pour toujours à
la peau. Elle était désormais celle qui avait piqué le mec de la star et ce serait
difficile à faire oublier. Elle n’osait même plus rêver à une carrière d’actrice.
En fait de carrière, on avait peut-être déjà écrit le scénario du film qui racontait
la disparition de Madison, un drame complètement kitsch bien entendu, et un
directeur de casting cherchait en ce moment même la fille qui jouerait son
personnage — celui de la méchante.
L’insouciance, c’était terminé. Elle allait être obligée de se battre pour ne
pas retourner en prison. Se battre seule. Seule contre tous, car elle n’avait plus
d’amis, elle qui avait toujours été tellement entourée.
Ira avait engagé une équipe d’avocats de choc pour la défendre, mais elle
n’était pas certaine que ça suffirait. Elle allait se retrouver à la merci d’un jury
composé de douze personnes tirées au sort — des gens qui ne savaient rien
d’elle et qui la jugeraient sur les bases des éléments présentés au procès. Si elle
était reconnue coupable de meurtre au premier degré, elle retournerait en
prison, et cette fois elle y resterait beaucoup plus longtemps qu’une semaine.
Quand elle pensait à ça, elle était tout simplement effondrée. Elle n’avait plus
du tout envie de perdre son temps à aller respirer l’air de l’océan.
Elle devait sauver sa peau.
Elle n’arrivait toujours pas à se souvenir de ce qu’elle avait fait entre le
moment où elle avait quitté Ryan, sur la terrasse du Riad, et celui où elle s’était
réveillée dans un appartement qui ressemblait à une chambre d’hôtel. Elle
devait utiliser chaque seconde de son temps libre pour combler ce manque.
Quelqu’un cherchait à la piéger, probablement Ryan Hawthorne. Mais le
plus urgent n’était pas de le coincer mais de prouver son innocence et de sortir
de tout ce gâchis. Elle devait absolument recouvrer la mémoire.
Ou bien retrouver la trace de Madison.
Car rien ne prouvait qu’elle était morte.
Mais si elle était en vie… Où pouvait-elle bien se cacher ?
A l’idée de tout ce qu’elle allait devoir affronter, Aster eut soudain les
larmes aux yeux. Elle aurait voulu rester au lit, dormir, tout oublier. Sauf
qu’elle devait se lever et se battre pour sa liberté.
Elle enfila ses chaussons et traversa la chambre avec l’intention de se
rendre dans la salle de bains. Elle refermait la main sur la poignée, quand elle
entendit des voix dans le salon.
Qui ça pouvait bien être ? Seuls Ira et les femmes de ménage avaient la clé
de cet appartement. Ira ne serait pas venu sans l’avertir et les femmes de
ménage ne passaient pas à cette heure-ci.
Elle colla son oreille au battant et essaya d’entendre ce qui se disait, mais
impossible, le son était trop étouffé.
Le cœur battant, elle promena son regard dans la pièce, à la recherche d’une
arme. Elle avait des ennemis. Les fans de Madison la considéraient comme une
meurtrière et certains étaient assez fous pour venir jusqu’ici venger leur idole.
En principe, personne n’était encore au courant de sa libération, mais quelqu’un
de l’hôtel avait pu parler. Elle ne se sentait pas en sécurité.
Elle aurait bien appelé Ira à l’aide, mais elle avait laissé son téléphone dans
son sac, et son sac dans le salon. Heureusement, comme toute fille qui se
respecte, elle avait des chaussures à talons aiguilles — des Louboutin — et tout
le monde savait qu’un talon aiguille faisait une arme redoutable.
Elle attrapa donc une chaussure, talon en avant, et tourna lentement la
poignée avant de se glisser sans bruit dans le couloir. Là, elle s’arrêta et se
colla au mur. Et cette fois, elle entendit distinctement une voix masculine qui
disait :
— Détends-toi. On a l’appart pour nous. Ma sœur est en prison, je te dis.
— Javen ?
C’était bien lui, vautré sur le canapé du salon, en train de rouler une pelle à
un garçon.
— Qu’est-ce que tu fais chez moi ? hurla-t-elle.
Une partie de la question fut couverte par le cri surpris et apeuré de Javen.
Il s’écarta d’un bond de son partenaire et contempla Aster avec des yeux
éberlués.
— Mais qu’est-ce que tu fais là ?
Il se recoiffa fébrilement et s’essuya la bouche, comme pour effacer les
traces de sa coupable activité.
— Tu m’as fichu une de ces trouilles, murmura-t-il.
— Ce que moi, je fais là ? s’exclama Aster en allant se planter devant lui,
sa chaussure à la main. Tu crois vraiment que c’est à toi de poser la question ?
— Eh bien, oui, euh, quand même, bredouilla-t-il. Tu pourrais abaisser
cette chaussure, s’il te plaît. Ça me fait flipper, ce talon.
— Oui, ben, c’est le but.
Elle abaissa la chaussure, mais ne la lâcha pas. Son cœur battait la
chamade, son pyjama était trempé de sueur. Par contre, Javen avait retrouvé son
calme et la dévisageait tranquillement.
— Pourquoi tu n’es pas au lycée ? demanda-t-elle. Et toi, t’es qui ? ajouta-
t-elle en jetant un regard assassin au petit copain qui se tassait sur le canapé,
comme s’il avait voulu disparaître.
— Je m’appelle Dylan, murmura celui-ci.
Puis il se tourna vers Javen.
— Bah, je croyais qu’elle était cool, ta sœur…
— J’ai pas dit qu’elle était cool, j’ai dit qu’elle était en prison.
Javen leva les yeux au ciel et s’affala sur le canapé près de son copain, en
se collant à lui.
Mais Aster n’eut pas le temps d’être choquée par ce sans-gêne, elle venait
de repérer une bouteille de Veuve Clicquot et deux verres de champagne à
moitié vides sur la table basse.
— Vous buviez mon champagne ?
Elle les dévisagea tour à tour, en se demandant ce qui la mettait le plus en
rage — que son petit frère sèche les cours et boive de l’alcool, ou bien qu’il
profite de ce qu’elle était en prison pour s’éclater chez elle.
— On avait soif, répondit Javen en haussant les épaules.
Mais il avait perdu de son assurance et semblait même gêné, ce qui rassura
un peu Aster. Il était encore capable d’avoir des remords, signe qu’il n’était pas
complètement perdu.
Elle prit un instant pour se calmer. Au fond, elle était contente de voir
Javen. Il séchait les cours et prenait du bon temps à la place ? Pas si grave. Elle
en aurait fait autant à son âge, sauf qu’elle se serait arrangée pour ne pas être
prise en flagrant délit. Elle eut soudain honte de se comporter comme ses
parents. Une trop grande sévérité ne servait qu’à fabriquer des révoltés, et elle
parlait d’expérience.
Elle lâcha sa chaussure et se laissa tomber dans un fauteuil, en face des
deux garçons.
— Je suis désolée, dit-elle.
Javen lui lança un regard de reproche.
— Ben oui, tu peux.
Elle soutint son regard jusqu’à ce qu’il détourne les yeux. Il avait peur des
représailles, peur qu’elle parle à leurs parents. Son attitude de gros dur, c’était
pour frimer devant son copain. Elle n’avait pas l’intention de le dénoncer, ni de
le ridiculiser devant Dylan, mais elle devait au moins poser des limites.
— Tu vas pas abuser, Javen. Picoler et coucher avec ton copain dans mon
appart, il faut quand même le faire.
— Tu préférerais que je fasse ça chez les parents ? rétorqua-t-il d’un ton
provocateur.
Elle secoua la tête, partagée entre l’envie de le cajoler et celle de
l’étrangler.
Non, évidemment, elle ne préférait pas qu’il fasse ça chez leurs parents,
lesquels étaient rigides et conservateurs, pas du tout tolérants. Il faudrait bien
qu’ils apprennent un jour que leur fils était homo, mais ça risquait de
déclencher une crise. Aster espérait qu’ils décideraient de l’accepter et de le
soutenir, mais elle en doutait fortement.
— Ça dure depuis combien de temps, ton petit manège ? demanda-t-elle. Et
n’essaye pas de me faire croire que c’est la première fois aujourd’hui.
— Si je te disais que c’est la deuxième, tu me croirais ?
Elle le regarda droit dans les yeux.
— Non. Et les cours, dans tout ça ?
— On est sortis pendant l’heure du déjeuner, répondit-il en haussant les
épaules.
— Personne ne vous a vus ?
Il fit la grimace. Près de lui, Dylan semblait tétanisé.
— Les présences, c’est informatisé maintenant, alors…
Il ne termina pas sa phrase, mais elle avait compris : Javen étant un geek, il
avait probablement piraté le serveur de son lycée pour effacer son absence. Le
piratage était un délit : ça faisait donc deux criminels dans la famille.
— Les parents savent que tu es sortie ? demanda-t-il.
Il avait changé de ton et l’observait maintenant avec sollicitude.
— Personne n’est au courant, admit-elle finalement.
Elle ne voyait aucune raison de lui mentir.
— Et pour l’instant, je tiens à garder le secret, ajouta-t-elle en jetant aux
deux garçons un regard sévère.
— On gardera ton secret si tu gardes le nôtre, répondit Javen du tac au tac.
Elle sourit. Elle mourrait d’envie de le serrer dans ses bras, mais elle se
retint. Il n’aurait pas apprécié ce genre de manifestation devant son copain.
— Je suppose que vous n’avez pas mangé ? demanda-t-elle.
Dylan secoua la tête. Il commençait à se détendre, il avait compris qu’elle
ne mordait pas.
— Vous avez bu le ventre vide, soupira-t-elle. Vous séchez les cours, vous
venez squatter mon appart pour… Passons…
Elle alla chercher le menu du service de chambre et le parcourut
rapidement.
— Mais je vais vous prouver que je suis cool en vous invitant à déjeuner.
Elle leur tendit le menu.
— Choisissez.
Le regard de Javen passa du menu à Aster, puis il demanda, en rougissant :
— Euh, Aster…
Elle haussa un sourcil et attendit.
— Tu pourrais retirer le « vous squattez mon appart » ?
Sans répondre, elle s’éloigna en direction de sa chambre.
Elle allait appeler Trena Moretti et lui proposer un rendez-vous aujourd’hui
même. C’était un peu rapide et elle ne se sentait pas tout à fait prête, mais
n’avait pas vraiment le choix. La presse ne tarderait pas à apprendre qu’elle
était dehors et les paparazzis allaient la harceler — encore plus qu’une star du
grand écran — et écrire ensuite n’importe quoi à son sujet. Mieux valait leur
couper l’herbe sous le pied.
— Commandez-moi une salade de chou, lança-t-elle depuis le couloir.
Avec tous les féculents qu’elle avait avalés en prison, elle avait besoin
d’aliments frais et sains. Mais elle avait aussi besoin de se faire plaisir.
— Et des frites à la truffe. Je vais prendre une petite douche. Ne vous
mettez pas trop à l’aise pendant mon absence.
11. Rude Boy

— Tiens, Layla ! De retour ? Tu as bien profité de ton jour de congé ?


Layla jeta un coup d’œil du côté de la cafetière. Vivement que ce café
finisse de passer, qu’elle puisse échapper à Emerson et rejoindre son poste de
travail. D’habitude elle prenait son café en chemin, chez Intelligentsia, mais ce
matin elle s’était réveillée trop tard — voilà ce qui arrivait quand on picolait
trop — et elle avait donc décidé de se rabattre sur le breuvage amer proposé
aux employés d’Unrivaled. Mais si elle avait su que ça l’obligerait à supporter
ce balourd d’Emerson et son cours de morale, elle se serait tout simplement
passée de sa dose de caféine.
— Tu sais qu’ici tout le monde travaille à plein-temps ? insista-t-il.
Elle se mordit la langue pour ne pas répondre et se servit un café. Voilà,
elle allait pouvoir s’échapper.
— Je te dis ça parce qu’hier tu es partie super tôt. T’as pas l’air d’avoir
compris comment ça marche chez nous.
Il s’était placé entre elle et la porte, lui bloquant la sortie. A part lui foncer
dessus et l’envoyer à terre, elle était coincée. Et vu son un mètre quatre-vingt-
cinq et sa musculature, cette option n’était pas envisageable. Avec un look
pareil, elle ne comprenait pas qu’il ait choisi de travailler dans le marketing,
alors qu’il aurait pu gagner sa vie en tournant dans une série pour ados où il
aurait fait fureur en apparaissant torse nu, avec la braguette à moitié ouverte…
L’image la fit rougir et, pour reprendre une contenance, elle lui jeta un
regard agressif :
— Laisse tomber le code de bonne conduite des employés Unrivaled et
laisse-moi passer, murmura-t-elle entre ses dents. Il faut que je me mette au
boulot. On a une soirée à organiser, au cas où tu l’aurais oublié.
Il s’adossa au chambranle de la porte et la toisa de son regard bleu topaze.
— Tu as fini la liste des grossistes ?
Elle fut prise d’une envie furieuse de lever les yeux au ciel, mais parvint à
se retenir. Bien sûr qu’elle avait fini la liste. Elle y avait travaillé la moitié de
la nuit pour rattraper la demi-journée de travail perdue avec Tommy. Elle
acquiesça d’un bref hochement de tête, avala une gorgée de café, et attendit
qu’il dégage de son chemin.
— Parfait. Alors ce matin tu vas pouvoir te consacrer à la sélection des
cadeaux. Je les ai déposés sur ton bureau.
Elle s’efforça de conserver une expression neutre. Elle avait foncé droit sur
la cafetière, sans passer par son poste de travail, car il y avait urgence. Emerson
lui apprenait donc qu’il avait mis tout un tas de bordel sur son bureau. Bonne
nouvelle…
— Tu en as pour la journée, ou presque. Si tu avais l’intention de partir plus
tôt aujourd’hui, tu peux oublier.
Il ponctua la remarque d’un grand sourire, soulignant encore sa beauté, ce
qui agaça encore plus Layla. Elle avait toujours évité les beaux mecs. Ils étaient
prétentieux, narcissiques et se prenaient au sérieux. A part Mateo, bien sûr.
Mateo se foutait complètement d’être canon. Il n’avait pas conscience des
effets que provoquait sa présence.
Le simple fait de penser à Mateo acheva de la mettre de mauvaise humeur.
Mateo était parfait, beau, intelligent et sympa, mais elle avait trouvé le moyen
de le négliger… A se demander ce qu’elle cherchait, et si elle était capable
d’être heureuse. Peut-être qu’elle était une éternelle insatisfaite, comme sa
mère. Elle, qui avait quitté son père pour un type super riche, dont elle avait été
un moment la maîtresse et qui avait divorcé pour elle. Et maintenant, c’était
probablement elle qu’il trompait. Evidemment. Dans la vie, il fallait toujours
s’attendre à des retours de bâton. Elle-même avait négligé Mateo. Peut-être que
son prochain mec la délaisserait…
— Autre chose ? demanda-t-elle d’un ton trop poli qui laissait percer du
mépris.
— Oui. Tu as intérêt à mettre un coup de collier, parce que tout le monde
t’attend au tournant. Il y a ici des tas de gens plus qualifiés que toi qui tueraient
pour prendre ton poste et qui le méritent plus que toi.
Elle but une autre gorgée de café. Là, il allait trop loin. Mieux valait
l’ignorer.
— Je me demande comment tu as fait pour atterrir ici, parce que tu n’es pas
du tout dans ton élément.
— Peut-être que j’ai couché avec Ira, répondit-elle en le défiant du regard.
Il leva les yeux au ciel, comme s’il considérait que c’était tout simplement
impossible. Elle en fut soulagée, mais aussi un peu vexée.
— Je tenais simplement à te prévenir que je t’ai à l’œil, lâcha-t-il en guise
de conclusion.
— Parfait. Je ferais de mon mieux pour que tu ne t’ennuies pas.
Il la toisa en haussant ses beaux sourcils — encore cette expression
méprisante —, avec tant d’insistance qu’elle dut lutter pour ne pas détourner
les yeux et se dandiner d’un pied sur l’autre comme une gamine prise en faute.
Décidément, Emerson se prenait pour son chef de section, sans doute parce
qu’il était dévoré d’ambition et avait peur qu’elle lui fasse de l’ombre. Qu’il se
rassure. Elle ne cherchait pas à grimper dans la hiérarchie d’Unrivaled. Elle ne
travaillait là que depuis quelques jours et avait déjà compris qu’elle détestait le
marketing.
Par ailleurs, il avait raison en faisant remarquer qu’elle ne possédait aucun
atout pour ce travail — ni expérience, ni diplômes — et qu’il y avait dans cet
open space pas mal de gens plus qualifiés qu’elle. Seulement voilà, c’était elle
qu’Ira avait engagée et comme ça l’arrangeait, elle avait l’intention de rester le
temps de gagner de quoi se payer une école de journalisme à New York. En
gros, elle en avait pour un an. Dans un an, elle aurait mis suffisamment de côté
pour réaliser son rêve. L’année risquait de lui paraître longue, vu l’ambiance
pourrie, mais elle tiendrait.
En retournant dans son box, elle découvrit qu’Emerson n’avait rien
exagéré : son bureau croulait littéralement sous le poids des paquets à
sélectionner pour le « salon des cadeaux » et elle n’était même pas certaine
d’en venir à bout en une journée. L’organisation de cette soirée donnait à tout le
monde un travail fou, d’autant qu’Ira en avait brusquement avancé la date. On
parlait beaucoup de ses clubs depuis la disparition de Madison et il profitait de
ce coup de pub pour lancer sa nouvelle tequila. Et si les employés devaient
faire des heures sup pour que tout soit prêt à temps, ce n’était pas son
problème.
La pub, la pub, Ira n’avait que ce mot à la bouche. Elle le soupçonnait
même de l’avoir embauchée parce qu’elle tenait un blog qui marchait bien.
Tommy était de cet avis. Parce qu’avec Ira, il n’y avait pas de hasard. Il savait
exactement ce qu’il faisait et pourquoi.
Bon. En attendant, il fallait qu’elle s’y mette.
Elle se laissa tomber dans son fauteuil avec un soupir résigné et attrapa une
paire de ciseaux. Son travail consistait à ouvrir ces paquets et à décider s’ils
étaient susceptibles d’intéresser les célébrités invitées à la soirée de lancement.
Il y avait vraiment de tout : parfums de luxe, bougies parfumées, casques sans
fil, bons pour des séances de coaching gratuites et des consultations de
nutritionnistes, offres d’essai pour du laser rajeunissant, séjours tous frais
payés dans un luxueux hôtel de la riviera mexicaine. C’était vraiment
scandaleux d’offrir à des gens bourrés de frics tous ces trucs qu’ils auraient pu
se payer. Pendant ce temps, leurs fans vidaient leurs cartes de crédit pour tenter
de les imiter.
Elle trouva même dans le lot des produits pour chiens et chats, sans gluten,
organiques, basés sur le principe du régime paléo, qui la laissèrent perplexe.
Est-ce que ce truc était suffisamment branché pour intéresser des VIP ? Non, le
ridicule ne tuait pas, mais il ne fallait quand même pas abuser. Elle envoya
direct cette connerie dans la pile destinée à finir dans la pièce de la pause-café,
à disposition des employés du service marketing qui allaient se répartir le
butin. Sans elle, parce que rien de ce qu’elle avait vu passer ne l’intéressait.
Ce travail était décidément d’un ennui mortel.
Elle travaillait depuis plus d’une heure, le tas sur son bureau avait à peine
diminué et elle commençait à se demander si elle en viendrait à bout en une
journée, quand elle tomba sur un envoi rempli de particules de styromousse.
Elle plongea la main pour chercher le cadeau… Il y avait une enveloppe. En la
sortant, elle ne put retenir un cri étouffé. Son nom y était écrit en toutes lettres,
d’une écriture alambiquée qu’elle reconnut aussitôt. En l’ouvrant, elle trouva
comme elle s’y attendait une carte avec une caricature de chat — mais cette
fois, en plus d’avoir la corde au cou, il avait reçu une balle en pleine tête.
Toujours rien lu de toi,
D’où ce deuxième envoi.
Cette fois ne m’oublie pas
Car je n’aimerais pas ça.
Mon cadeau, j’ose l’espérer,
Te convaincra de publier.
Il y avait à l’intérieur une feuille qu’elle déplia lentement. Elle ne fut pas
surprise en découvrant de la vigne et des cœurs dans la marge : un deuxième
extrait du journal intime de Madison.
Après avoir vérifié que personne ne l’observait, elle se mit à lire.

19 mars 2012
J’avais prévu de larguer Dalton au bout d’une semaine, mais j’ai
changé d’avis. Pour l’instant, je sors toujours avec lui.
Raisons de le garder :
Maintenant qu’il est devenu populaire (grâce à moi), tout le monde le
trouve super cool et c’est bon pour mon image.
Il est plutôt mignon, présentable, pas trop bête, je ne m’ennuie pas avec
lui.
Il embrasse bien.
Il est facile à contrôler = Il fait tout ce que je lui dis.
Mes parents l’aiment bien et il pourra me servir de couverture pour
sortir avec X qu’ils ne peuvent pas blairer.
Jouer le rôle de la petite copine de Dalton, c’est utile pour ma
formation, ça remplace les cours de théâtre que je ne prends pas.
Je ne vais pas tarder à foutre le camp d’ici, donc je serai débarrassée
de lui dans pas longtemps.
Raisons de le larguer :
Notre relation est basée sur un mensonge
Il embrasse bien, mais c’est pas lui que j’ai envie d’embrasser, c’est X.
Et… C’est tout, mais ça suffit.
Bon… C’est décidé, je garde Dalton.
Pour l’instant…

Layla reposa le texte et ouvrit son blog. Elle ne s’était pas connectée depuis
son article sur l’arrestation d’Aster et un rapide coup d’œil lui apprit qu’il avait
suscité pas mal de commentaires. Elle ne s’attarda pas sur le contenu desdits
commentaires, une prose de cinglés et d’analphabètes — de geeks en gros
manque de vitamine D qui passaient la journée devant un écran d’ordinateur, le
dos voûté, à guetter une occasion de défouler leur frustration. En tout cas, le
nombre de ses abonnés avait grimpé. Rien de tel qu’une petite polémique pour
attirer des lecteurs.
Elle se mordilla pensivement la joue. Evidemment, publier des extraits du
journal de Madison lui aurait fait une sacrée pub.
Mais ça n’était pas sans risques. Si c’était un faux, l’équipe de l’actrice ne
manquerait pas de la poursuivre en diffamation. Elle n’avait pas besoin de ça et
elle n’avait aucune envie de revoir le visage bouffi de l’avocat en Dockers qui
était venu lui apporter l’ordonnance restrictive lui interdisant d’approcher la
star.
La sonnerie de son téléphone annonça un texto entrant et elle eut la surprise
de voir s’afficher sur l’écran le nom d’Aster.

Suis sortie. Besoin d ton aide. On peut se voir c soir ?

Aster était sortie ? Comment Aster avait-elle fait pour éviter que la
nouvelle sorte dans la presse, avec la horde de paparazzis qui campaient devant
la prison ? Il y avait du Ira là-dessous. La famille d’Aster était riche et
influente, mais seul Ira avait les contacts pour étouffer un scoop pareil.
Une fois de plus, elle se demanda si Aster couchait avec Ira. Elle avait du
mal à le croire. Aster n’avait pas l’air d’être le genre de fille qui cherche un
papa. Et puis c’était trop dégueulasse de les imaginer au lit.
Elle s’efforça donc de chasser l’idée de son esprit et répondit.
Contente d t savoir parmi ns. Dimoi où et Kan.
Elle attendit la réponse, les yeux rivés à l’écran.
Et toi, Tommy ?

Tommy ? Les textos d’Aster s’adressaient donc aussi à lui… La pauvre ne


se doutait pas qu’il avait décidé de la laisser tomber. Il ne risquait pas de
répondre.
Au bout de quelques instants, Aster écrivit de nouveau :
Tommy, j compte sur toi pr les clés. Layla n’oublie pas l DVD.
Layla s’empressa de taper :
Oublie Tommy. J’apporte la clé et le DVD.

La réponse ne tarda pas à venir.

OK. J t’envoie 1 adresse pr RV.

Layla reposa le téléphone et rangea la deuxième feuille du journal de


Madison avec la première, dans son sac, qu’elle planqua sous son bureau. Aster
étant sortie, elle préférait lui demander son avis avant de publier quoi que ce
soit.
Se sentant brusquement observée, elle jeta un coup d’œil par-dessus son
épaule. C’était Emerson, bien sûr. Il bavardait avec un collègue devant le box
voisin, mais elle n’était pas dupe : il la fliquait.
Et si c’était lui qui envoyait les colis anonymes ?
Il avait apporté le premier, en prétendant qu’on le lui avait donné par
erreur. Et aujourd’hui, c’était encore lui qui avait mis les paquets du salon des
cadeaux sur son bureau. Louche…
Elle n’était sûre de rien, mais il y avait quand même de quoi le soupçonner.
Quand leurs regards se croisèrent, elle lui adressa son plus beau sourire,
avec un petit signe de la main, pour faire plus naturel, puis se détourna et se
remit au travail.
12. Love Drought

Un téléphone émit un son strident. Puis un deuxième. Ce bruit était


insupportable. Tommy ne bougea pas d’un millimètre. Il détestait être réveillé
au beau milieu d’un rêve.
— Tommy ? Tommy, tu dors ? Ton téléphone sonne.
La voix acheva de le réveiller, ainsi que le long bras frais qui se posa sur sa
taille.
Il ouvrit un œil et contempla le téléphone que sa partenaire d’une nuit
venait de lâcher sur le drap devant lui. Il le prit à contrecœur et vérifia l’écran.
Plusieurs textos d’Aster. Elle lui annonçait qu’elle était sortie de prison et elle
voulait le voir. Layla lui avait déjà répondu. Tant mieux pour elle. Il n’allait pas
répondre. Pas moyen d’être mêlé à cette histoire.
Le téléphone sur silencieux, il le fourra sous son oreiller, et reporta son
attention sur le corps tout chaud qui se pressait contre lui et sur les doigts qui
glissaient le long de sa hanche, puis dans son slip, avec l’intention manifeste de
lui donner du plaisir.
Il avait rencontré cette fille hier soir. Belle meuf. Il lui avait offert un
verre, puis un autre. Au bout de quelques verres, il l’avait embrassée et ça lui
avait fait un bien fou de serrer une fille dans ses bras — de se perdre dans sa
douceur et de respirer son odeur sucrée. En plus d’être jolie, elle était plutôt
sympa. Evidemment, elle n’arrivait pas à la cheville de Layla, mais
puisqu’avec Layla il n’avait aucune chance…
Il n’avait aucune chance, mais il pensait encore à elle. Merde, elle squattait
carrément son cerveau, sans payer de loyer, ni rien offrir en retour. Pas moyen
de l’expulser.
Il parcourut du regard la chambre de la fille. D’après ses souvenirs,
l’immeuble était plutôt classe, avec un portier et un ascenseur — le contraire
de son taudis. Mais la chambre, c’était un sacré bordel. Fringues entassées
partout, chaussures, magazines, papiers de bonbon, séchoir à cheveux, parfums.
La pipe à eau violette posée sur la commode le laissa rêveur. Il ne s’était pas
défoncé depuis qu’il avait quitté le lycée. L’herbe, il n’avait rien contre, mais
c’était quand même mieux de s’en passer parce que ça rendait flemmard et
parano. Et il avait des trucs importants à faire.
Il ferma les yeux. Merde, cette fille était super douée de ses mains, mais
comment s’appelait-elle déjà ? Tanya ? Tabitha ? Teresa ? Ça commençait par
un T. Du moins il lui semblait.
— Hé, Tommy, tu ne vas encore pas t’endormir ?
Il ouvrit les yeux.
Pourquoi encore ?
Il tenta un petit retour en arrière et fit défiler dans son esprit les
événements de la veille. Ils étaient venus jusqu’ici en titubant. En arrivant, il
s’était jeté sur elle en l’embrassant furieusement, tout en la pelotant sous ses
fringues et en imaginant les réjouissances qui l’attendaient quand elle les aurait
enlevées.
Elle s’était écartée en souriant et avait fait quelques pas en se déhanchant à
mort, mais vu qu’elle était bourrée, c’était pas très réussi comme effet. Elle
avait d’ailleurs failli tomber à cause de ses talons et elle avait éclaté de rire en
renversant la tête en arrière, révélant un cou adorable, fin et blanc, et un
décolleté très avenant. Du coup elle s’était débarrassée des chaussures en les
balançant à travers la pièce, riant encore plus fort quand celles-ci avaient cogné
le mur. Ensuite elle s’était jetée sur lui pour le faire tomber sur le lit, où il avait
atterri au milieu d’une invraisemblable collection d’animaux en peluche (mais
c’est quoi le délire des filles avec la version peluche des personnages de
dessins animés ?). Quand sa tête avait rencontré l’oreiller, il avait fermé les
yeux en inspirant profondément. Les draps étaient propres et doux, sentaient la
vanille, la femme, et puis…
Plus rien.
Il s’était endormi.
Il ramassa son téléphone pour effacer les messages échangés par Aster et
Layla, puis il jeta l’appareil d’un geste rageur. Le bruit sourd que fit celui-ci en
atterrissant lui procura une intense satisfaction. Bon, il allait enfin pouvoir
s’occuper de cette meuf, et oublier Aster et Layla.
Aster n’avait qu’à se débrouiller.
Et Layla avec.
Surtout Layla.
— Je suis désolé pour hier soir…, murmura-t-il tout bas en dévisageant la
fille. Je ne sais pas quoi dire.
Elle était décidément très jolie.
— Pas la peine de dire quoi que ce soit, ronronna-t-elle avec une moue
adorable.
Elle se colla à lui, couvrit son cou de baisers, puis sa clavicule.
— Tu peux encore te rattraper, tu sais.
Il balaya du regard le butin qui s’offrait à lui. Magnifique !
Il fut lui-même surpris de s’entendre dire :
— Ça te dirait que je t’invite à prendre un petit déjeuner quelque part ?
Elle se repoussa de lui, en affichant une expression incrédule.
— Tu déconnes, là ?
Le ton était à la fois furieux et offensé.
Il secoua la tête.
— Ben non, non, je suis sérieux…
Autrefois, il n’aurait pas refusé un plan comme celui-là. Mais maintenant,
c’était différent, il avait le problème Layla à gérer. Baiser avec une meuf dont
il ne connaissait même pas le prénom n’était pas la bonne solution pour oublier
Layla. Il avait besoin d’une vraie relation, de faire connaissance avec cette
fille. Et après, il verrait.
— Allez, on y va, dit-il.
Il se dépêcha de se lever avant que la main de la fille ne s’aventure plus bas
et ne lui fasse oublier ses bonnes résolutions.
— Je t’emmène au République. Si tu ne connais pas, tu vas aimer. Et si tu
connais…
Il enfila son jean et son T-shirt.
— Alors tu sais de quoi je parle.
Elle ne bougea pas d’un millimètre et tripota nerveusement le drap, avec
l’air de réfléchir à la proposition.
Puis elle poussa un soupir résigné et se leva à son tour pour ramasser ses
vêtements.
13. Can’t Feel My Face

Mateo était impressionné par l’équipe qui s’activait autour de lui. Il y avait
des maquilleurs, des coiffeurs, des stylistes, le directeur artistique, ses
assistants, les assistants des assistants, des techniciens occupés à installer de
grands disques blancs pour filtrer et orienter la lumière. Et aussi un tas de gens
qui s’agitaient dans tous les sens. C’était un truc de fou, le monde qu’il fallait
pour faire quelques photos. Heureusement, pour lui le job était simple : tout ce
qu’on lui demandait, c’était de regarder l’objectif en prenant la pose avec un air
inspiré.
La veille, pendant les essais, il ne s’était pas senti très à l’aise. Et quand
Heather avait proposé qu’ils mangent ensemble, il avait accepté avec
empressement, histoire de sympathiser avec elle et de se sentir plus détendu
pour la séance du lendemain.
— Faut voir ça comme un exercice de théâtre, lui avait-elle expliqué
pendant qu’ils attendaient qu’on les serve. Tu dois t’identifier à ton personnage
et oublier qui tu es, avait-elle ajouté.
Ça avait l’air totalement évident pour elle. On voyait qu’elle avait
l’habitude.
Quand la serveuse était arrivée, il avait contemplé son assiette d’un air
incrédule.
— Oui, je sais, tu aurais préféré une pizza, avait ri Heather. Mais la veille
d’une séance photo, on mange sain et léger.
Il avait plongé sa fourchette à contrecœur dans un bol contenant une sorte
de mixture — essentiellement des protéines, d’après Heather. A sa grande
surprise, il n’avait pas trouvé ça dégueu. Prendre le temps de manger n’était
pas désagréable non plus : ces derniers temps, il avait le plus souvent avalé un
truc à la va-vite à la cafétéria de l’hôpital, ou debout devant son évier.
Après deux ans avec Layla qui carburait au café et mangeait n’importe
quoi, c’était marrant de se trouver face à Heather, qui analysait les propriétés
nutritionnelles d’un repas comme une véritable diététicienne. Mannequin ou
pas, il aimait trop la pizza et les burritos pour adopter ses habitudes
alimentaires, ou celles des snobs qui réservaient une table trois mois à l’avance
pour avoir le privilège de déjeuner dans un restaurant branché, ceux qui
proposaient des aliments crus et des probiotiques en guise de dessert.
En tout cas, grâce à Heather, ce matin il était arrivé super détendu sur le
plateau. Malheureusement, ça n’avait pas duré. L’ambiance était
archistressante. Il ne supportait pas cette agitation. Et encore moins qu’on
commente ses défauts ou ses qualités comme s’il n’était pas là.
Il n’avait plus qu’une envie, se tirer. Se tirer vite fait et ne plus revenir.
Mais il restait. Il avait besoin d’argent. Et aucun plan B pour en gagner.
— Vous êtes super ! s’exclama Heidi tout en tournant autour d’eux avec son
appareil-photo. Vraiment super !
Elle semblait sincèrement enthousiasmée, ce qui énerva encore plus Mateo.
— Il faudrait juste que…
Qu’est-ce qu’elle allait encore leur demander ? Il jeta un coup d’œil à
Heather, dont l’expression restait calme et concentrée, parfaitement détendue.
— Je voudrais que ça soit un peu plus… intime.
Mateo se figea. L’intimité, il voyait bien le genre. Mais c’était quoi le
rapport entre l’intimité et cette séance photo ?
Heidi fit un signe, et ensuite, sans qu’il sache comment c’était arrivé,
Heather était tout contre lui, ses lèvres entrouvertes collées aux siennes, une
main posée sur sa joue.
— Chuuut…, murmura-t-elle. Laisse-toi guider et surtout ne t’arrête pas
tant qu’Heidi ne dit pas que c’est bon.
Il acquiesça d’un imperceptible signe de tête, et fit ce qu’elle lui
demandait.
Au début, il était gêné d’embrasser une fille qu’il connaissait à peine
devant tous ces inconnus focalisés sur eux. Mais quand elle glissa une jambe
entre les siennes avec un gémissement rauque, l’équipe autour d’eux disparut
peu à peu dans une sorte de brouillard, jusqu’à ce qu’ils ne soient plus que tous
les deux, deux bouches s’explorant et se goûtant. Il était submergé de
sensations et rendait son baiser à Heather avec de plus en plus de passion et une
frénésie qui le surprit lui-même. C’était incroyablement facile et agréable. Plus
de gêne. Plus de culpabilité. Il avait aimé Layla de tout son corps et de toute
son âme, il était encore malheureux d’être privé d’elle, mais il pouvait sans
problème embrasser une autre fille. Cette révélation lui fit d’abord un choc,
avant de lui apparaître totalement normale : son corps avait des besoins. Et s’il
réagissait sainement au contact d’une meuf canon, c’était plutôt une bonne
nouvelle. Il n’était pas amoureux d’Heather Rollins, mais c’était bon de sentir
ses lèvres sur les siennes et sa poitrine contre son torse. Tellement bon qu’il
aurait voulu que ça dure toujours.
Heidi cria « OK, j’ai ce qu’il me faut », et il lui fallut un petit temps avant
de se décider à lâcher la bouche d’Heather et ses cheveux si doux.
— Pas de doute, ça passe très bien entre vous, commenta Heidi en faisant
défiler les clichés qu’elle venait de prendre.
Mateo ne répondit rien et demeura près d’Heather, le souffle court.
Maintenant qu’il avait repris ses esprits, il était surpris et gêné de ce qui venait
de se passer et n’osait plus la regarder.
— Mateo, tu étais parfait. Un peu crispé au début, mais après tu as trouvé
le bon feeling et c’était vraiment bien.
Heather lui pressa gentiment la main, manière de lui faire savoir
discrètement qu’elle était d’accord avec Heidi.
— Je vais travailler ces photos en studio avant de les envoyer au magazine,
annonça Heidi. Merci Mateo, j’aimerais bien collaborer de nouveau avec toi. Je
pense que tu peux faire des choses bien. Tu vas avoir besoin d’un book. Si tu
veux, je peux t’aider pour ça.
— Il lui faudrait aussi un agent, renchérit Heather.
Mateo fut un peu agacé qu’elle s’adresse à Heidi, et pas à lui, comme s’il
n’était pas là, ou comme s’il était trop débile pour comprendre.
Heidi acquiesça distraitement et se mit à donner des instructions à son
équipe pour remballer le matériel.
Un assistant lança son T-shirt à Mateo et il l’enfila, tandis qu’Heather
passait derrière un écran pour ôter son bikini et remettre sa robe.
Une fois rhabillée, elle vint lui dire au revoir en l’embrassant sur les deux
joues — et en évitant soigneusement sa bouche. Il en fut à la fois soulagé et
déçu.
— Tu t’en es très bien sorti, le félicita-t-elle. Pour l’agent, je peux t’aider,
si tu veux. Crois-moi, c’est indispensable, il faut quelqu’un pour s’occuper de
tes intérêts.
Sans lui laisser le temps de répondre, elle plongea la main dans son énorme
sac pour en sortir son téléphone et s’éloigna pour passer un appel.
Quelques minutes plus tard, elle revint vers lui.
— Tu as rendez-vous demain à mon agence. Rien ne t’oblige à signer tout
de suite, bien sûr, mais tu verras au moins ce qu’on te propose.
Ils traversèrent la plage ensemble pour regagner leur voiture. Mateo
trouvait que les choses allaient trop vite. Il se sentait happé dans un tourbillon.
Il allait gagner de l’argent et était heureux d’avoir atteint son but, pourtant il se
sentait complètement déprimé à l’idée que le nouveau Mateo, celui qui faisait
du mannequinat, allait remplacer l’ancien. Mais une nouvelle vie commençait
pour lui et il devait l’accepter. Il aurait voulu expliquer à Heather qu’il ne
courait ni après l’argent ni après la célébrité, que ses motivations étaient
carrément plus nobles.
— C’était sympa aujourd’hui, murmura-t-elle en souriant. Appelle-moi
pour me raconter comment ça s’est passé à l’agence, d’accord ?
Il la regarda se glisser derrière le volant et claquer sa portière.
Il enfila ses lunettes de soleil et contempla la plage à travers ses verres
teintés. Ils étaient appelés à se voir régulièrement. Il trouverait une autre
occasion de lui raconter sa vie.
14. Whisper To A Scream

Layla aurait bien voulu savoir pourquoi Aster lui avait donné rendez-vous
dans cette rue sombre et déserte de Beverly Hills — elle avait sa petite idée sur
la question, mais elle préférait croire qu’elle se trompait. En arrivant, elle
trouva Aster adossée à une BMW, les bras croisés, qui l’attendait
tranquillement. Elle avait quelque chose de changé. Elle semblait avoir perdu
son arrogance de bourgeoise trop belle et trop bourrée de tunes, mais en même
temps elle paraissait plus posée, plus sûre d’elle. Plus déterminée.
Layla se demanda ce qu’elle avait vécu derrière les barreaux pour être à ce
point transformée.
— La police a saisi ma voiture pour chercher des indices, expliqua Aster en
tapotant le capot de la BM. Ira m’a loué celle-là.
Elle secoua la tête, envoyant sa longue queue-de-cheval par-dessus son
épaule, et demeura songeuse un instant.
— En tout cas, merci d’être venue, Layla, ajouta-t-elle.
Elle avait pris le ton enjoué de quelqu’un qui accueille une amie à une fête,
ton d’autant plus inadapté qu’elle avait une grosse croûte sur la lèvre et un œil
mauve — une sale tête, vraiment. Layla n’osa pas demander ce qui lui était
arrivé, mais son regard dut la trahir.
— T’as pas vu la tronche de celle qui m’a fait ça, plaisanta Aster.
Layla haussa les épaules, comme pour dire que ce n’était pas si visible que
ça.
— Oh ! je t’en prie, ne fais pas l’innocente, protesta Aster tout en
surveillant la rue. C’est la première chose que tu as vue, avoue-le.
— Je croyais que c’était un nouveau maquillage tendance, plus smoky que
d’habitude, répondit Layla en éclatant d’un rire forcé. Tu sais bien que je suis
toujours à la ramasse question mode.
Aster la balaya du regard, appréciant son carré blond, son petit haut en soie
à bretelles, son jean noir et moulant savamment déchiré, ses bottines noires à
clous dorés.
— J’ai l’impression que tu as fait des progrès, question look. Avant, quand
tu étais bien sapée, tu avais l’air de porter des fringues empruntées.
Maintenant, tu assumes ta tenue. Tu as vraiment la classe.
Puis, soudain, laissant tomber les échanges de politesse, elle se repoussa de
sa voiture et déclara :
— Tout va bien, pas la peine de faire cette tronche catastrophée.
Devant l’expression méfiante de Layla, elle ajouta :
— Je t’assure. Je suis un peu amochée, mais ça va cicatriser. Et je ne
plaisantais pas quand je t’ai dit que tu aurais dû voir la gueule de la fille qui
m’a fait ça. Je suis beaucoup plus costaud que tu ne le penses et c’est pour ça
que je ne vais pas attendre le verdict des jurés les bras croisés. Je dois
absolument prouver mon innocence. Et j’ai besoin de ton aide. Apparemment je
ne peux pas compter sur Tommy… Il ne s’est même pas donné la peine de
répondre à mon texto.
— Tommy est un…
Un con, un nul, un bâtard… Tous ces adjectifs auraient pu convenir à
Tommy, mais Layla préféra les garder pour elle et se contenta de lever les yeux
au ciel, laissant ses mimiques traduire le fond de sa pensée.
— Tu as les clés de Madison ? demanda Aster.
Layla soupira. Avec cette question, Aster venait de confirmer ses pires
craintes. Ce n’était pas pour éviter les paparazzis qu’elle lui avait donné
rendez-vous ici, à Beverley Hills, dans la rue où habitait Madison. Elle jeta un
coup d’œil aux alentours. La rue était large et bien entretenue, bordée de
chaque côté par une succession de murs épais, de grandes grilles et de hautes
haies, dispositif destiné à protéger les multimillionnaires des regards
indiscrets. De l’autre côté de ces murs, c’était pire. Il y avait probablement des
systèmes d’alarme ultrasophistiqués.
— Tu n’es pas en train de me proposer d’entrer chez elle par effraction,
quand même ?
Elle espérait encore avoir mal interprété les intentions d’Aster.
La nuit était tombée depuis quelques heures et le faible éclat des
lampadaires jetait autour d’elles une lueur sombre et sinistre. Même le chien
errant sur le trottoir d’en face, une sorte de croisement entre un labrador et un
caniche toy, prenait des airs de Cerbère.
— On ne va pas entrer par effraction, puisqu’on a une clé, rétorqua Aster.
Elle tendit sa paume ouverte et agita les doigts.
— Je ne suis pas sûre que ce soit si simple, soupira Layla.
Elle commençait à flipper sérieusement, mais elle tendit quand même les
clés, d’une main tremblante. Le Cerbère-caniche-labrador avait disparu. Où
était-il passé ? Et s’il revenait avec toute une meute de copains sortie droit des
enfers ?
Elle regrettait déjà son geste. D’un autre côté, cacher les clés n’aurait servi
à rien, parce qu’Aster paraissait déterminée à aller jusqu’au bout de la mission.
Elle tenta quand même de la raisonner.
— Tu ne crois pas que les flics sont déjà passés par là ? Ils ont peut-être
même posté un agent sur place, au cas où tu viendrais.
Elle espérait que l’argument ferait flancher Aster, mais celle-ci lui jeta un
regard méprisant.
— Arrête, tu veux ? Cette maison n’est pas une scène de crime, donc
aucune chance que les flics la surveillent. Ils ont dû fouiller, c’est sûr, mais
pour nous c’est safe. Si tu veux lâcher l’affaire, il est encore temps. Moi j’y
vais, avec ou sans toi. Je risque la peine de mort. Il n’y a pas eu d’exécution en
Californie depuis 2006, mais ils pourraient très bien décider de faire un
exemple avec moi. Je n’ai vraiment rien à perdre et je suis prête à prendre tous
les risques.
Elles demeurèrent quelques instants silencieuses. L’atmosphère était
tendue.
— Je comprends pourquoi tu t’es habillée comme si tu allais faire un casse,
murmura-t-elle enfin.
Aster portait en effet un ensemble noir moulant dans lequel elle devait
crever de chaud.
— La vidéo que je t’ai donnée juste avant que Larsen m’embarque, tu l’as
toujours, je suppose ? demanda-t-elle, tout en plongeant la main dans son sac
fourre-tout dont elle sortit deux bonnets noirs.
Layla lui remit la vidéo sans un mot. Entrer chez Madison, même en se
servant de sa clé, ça craignait. Tommy avait eu raison de ne plus vouloir se
mêler de ça.
— C’est quoi, ton plan, exactement ? soupira-t-elle. Madison a sûrement
fait installer un système d’alarme et comme on n’a pas le code pour le
désactiver, on risque de le déclencher. Il y a peut-être un chien de garde, des
caméras de surveillance, un scanner rétinien…
Elle balaya de nouveau la rue du regard. A présent, elle espérait presque
l’arrivée d’une voiture de patrouille. Au pire, un chat noir aurait fait l’affaire.
N’importe quelle excuse, pourvu qu’elle puisse prendre ses jambes à son cou.
Aster ne répondit pas et désigna du menton une rangée de haies dont les
branchages agités par le vent semblaient leur lancer un avertissement.
— Suis-moi et tu verras bien, dit-elle.
Et, tout en enfilant son bonnet, elle fit volte-face et se dirigea à grands pas
décidés vers l’impressionnante porte d’entrée de la propriété de Madison. Là,
elle vérifia l’adresse sur son téléphone.
— Tu peux encore laisser tomber, déclara-t-elle à Layla. Après, ce sera trop
tard.
Layla fut tentée de profiter de la proposition et d’aller se réfugier dans sa
voiture. Mais elle n’était pas venue jusqu’ici pour abandonner Aster au dernier
moment. Elle la regarda enfiler une paire de gants de cuir noirs et taper un code
sur le clavier de la porte. Aster avait le code d’entrée ? Elle se promit de lui
demander plus tard comment elle se l’était procuré et retint sa respiration en
attendant l’ouverture de la porte. Mais celle-ci ne bougea pas.
— Ils ont dû changer le code, commenta-t-elle en essayant de cacher son
soulagement.
— Je me suis peut-être trompée en le tapant, répondit Aster. Tu vas me le
lire.
Elle lui donna le téléphone, puis remua les doigts, comme si elle
s’échauffait avant le départ d’une course.
Layla lui dicta lentement les numéros et elles attendirent de nouveau, les
yeux rivés à la porte. Les deux filles soupirèrent. Aster de soulagement. Layla
d’angoisse.
Elles remontèrent prudemment la longue allée pavée qui menait à la
maison. A en juger par la pelouse, envahie de taches brunes et de mauvaises
herbes, et par les boutons de roses desséchés au pied des rosiers, telles des
offrandes oubliées, il était clair que personne ne s’était occupé du jardin depuis
la disparition de Madison.
Layla se demanda ce qu’allaient devenir les biens de la star si elle ne
refaisait pas surface. Jusqu’à quand ceux qui les géraient jugeraient-ils bon de
s’en occuper ?
Pour l’instant, en tout cas, les veilleuses du jardin étaient allumées, signe
que quelqu’un payait les factures d’électricité. L’angoisse de Layla grimpa
encore d’un cran — si c’était possible. Si on n’avait pas coupé l’électricité,
c’était probablement pour brancher le système d’alarme ! Larsen les attendait
peut-être tranquillement à l’intérieur, en buvant les vins de la cave de Madison
et en surfant sur ses chaînes câblées.
— Qu’est-ce qu’on cherche, exactement ?
Aster glissa sur un bouton de rose, mais elle se rattrapa à temps, et écarta le
bouton d’un coup de pied rageur.
— Des indices, des preuves, des trucs significatifs, murmura-t-elle d’un ton
prodigieusement agacé. Tout ce qui pourrait nous aider à comprendre la
disparition de Madison.
Layla trouva qu’elle aurait pu se montrer plus patiente avec une amie qui
prenait pour elle des risques inconsidérés. Elle n’avait peut-être pas changé tant
que ça, après tout…
— Les flics ont dû déjà fouiller et emporter tout ce qui était intéressant,
marmonna-t-elle.
Aster s’arrêta devant la grande porte d’entrée.
— Possible, répondit-elle.
Avant d’essayer les clés, elle palpa sa main de Fatma, son porte-bonheur en
or et diamant, geste que Layla trouva totalement ridicule. Ce talisman ne lui
avait pas porté chance jusque-là, mais cette idiote y croyait encore.
— On a un avantage sur eux, on sait ce qu’on cherche, insista-t-elle.
— On sait ce qu’on cherche ?
Aster leva les yeux au ciel.
— Oui, soupira-t-elle d’un ton exaspéré. Des papiers au nom d’une certaine
Della, par exemple. Tu te souviens, c’est le nom qu’elle avait donné pour se
faire servir au Starbucks. Elle l’a peut-être choisi au hasard, mais on ne sait
jamais. On cherche aussi un lien avec l’appartement dans lequel je me suis
réveillée… Au fait, tu as des nouvelles de Ryan ?
Layla secoua la tête.
— Il se fait discret. Il demande aux journalistes de respecter sa vie privée
pendant cette période difficile.
Aster ricana.
— C’est ça… Il veut surtout qu’on lui laisse le temps de faire disparaître
les preuves contre lui et d’en fabriquer d’autres contre moi. Bon… Retiens ton
souffle. Ça va être le moment de vérité…
Elle avait l’air angoissée à l’idée d’ouvrir la porte : elle craignait elle aussi
de déclencher une alarme. Une fois de plus, Layla fut tentée de lui demander de
renoncer.
Mais trop tard, elle avait glissé la clé dans la serrure. Le verrou coulissa
avec un claquement sec et la porte s’ouvrit.
— Si l’alarme se déclenche, cours, murmura Aster.
Elle fit prudemment un pas à l’intérieur, tandis que Layla restait dehors,
paralysée par la peur et par la certitude d’une catastrophe imminente. Au bout
de quelques instants, comme il ne se passait rien, elle entra à son tour.
— Il me semble que Madison a un chien, dit-elle.
Sa voix résonna terriblement dans le grand hall d’entrée, elle en eut des
frissons.
— Oui, répondit Aster. Il s’appelle Blue. Mais ça m’étonnerait qu’on l’ait
laissé seul dans cette maison. C’est sans doute son assistante, Emily, qui s’en
occupe.
Elle tourna lentement sur elle-même, prenant le temps d’admirer l’énorme
lustre qui trônait dans le hall d’entrée, puis la série d’immenses photographies
en noir et blanc qui couvraient presque tous les murs.
La maison était décorée dans un style Régence à la fois éclectique et
moderne — à part ces photos surdimensionnées qui tranchaient sur tout le
reste. Elles avaient quelque chose de fascinant et Layla fut surprise du choix de
Madison. La qualité était superbe, très professionnelle, mais on associait
rarement des photos de mobil-homes et d’intérieurs décrépis avec du marbre de
Carrare, et de hautes fenêtres en verre soufflé à la main qui avaient dû coûter
une somme à six chiffres.
— C’est un Chihuly, expliqua-t-elle à Aster en montrant une sculpture bleu
cobalt. Et pas une copie. La seule fois que j’en ai vu un, c’était à l’hôtel
Bellagio de Las Vegas.
— Et tu crois qu’on peut en conclure quelque chose ? demanda Aster.
Layla secoua la tête.
— Non. Je suis pas surprise que Madison ait les moyens de se payer ça.
Elle s’efforça de détacher son regard d’une photographie particulièrement
dérangeante : un gros plan sur un revolver bien lustré posé sur une table basse
délabrée.
— C’est grave flippant d’être chez elle en sachant qu’elle reviendra jamais,
murmura-t-elle.
Elle avait des frissons, les membres lourds et engourdis.
— Pourquoi tu dis ça ? s’exclama Aster en faisant volte-face.
— Il y a quand même de grandes chances pour qu’elle soit morte, non ? On
a retrouvé des traces de son sang sur la terrasse du Night for Night.
Elle hésita.
— Et aussi sur ta robe…, acheva-t-elle
— Si tu me crois coupable, qu’est-ce que tu fous là ? cracha Aster d’un ton
méchant.
— Tu dis n’importe quoi, Aster. Je ne serais pas là si je te croyais coupable.
Mais quand même, avoue que c’est bizarre… Ta robe est la pièce à conviction
numéro un… Tu connais le code d’entrée de cette propriété…
Elle commençait à regretter d’être venue sans avoir pris le temps de peser
le pour et le contre. Son instinct lui disait qu’Aster n’était pas la meurtrière de
Madison, mais elle aurait bien voulu en avoir la preuve.
— On aurait pu discuter plus tard de ce détail, rétorqua Aster en battant
nerveusement du pied sur le sol de marbre, comme si elle faisait de gros efforts
pour ne pas exploser. Mais tu ne peux pas attendre, apparemment, alors je vais
te répondre. Quand je me suis réveillée dans cet appartement inconnu, je n’ai
pas voulu remettre ma robe et je l’ai jetée à la poubelle. Et à ce moment-là, que
tu me croies ou non, elle n’était pas tachée. Quelqu’un l’a récupérée, a renversé
dessus du sang de Madison, et l’a ensuite déposée à la laverie du W pour
qu’elle finisse par atterrir chez les flics. Quant au code…
Elle s’arrêta pour reprendre son souffle.
— J’ai piqué sur le téléphone de Ryan tous les contacts de Madison, bien
avant cette histoire, reprit-elle. OK, c’est nul, mais bon, je l’ai fait. Je voulais
son adresse… j’espérais la guetter devant chez elle, lui parler. Et maintenant, si
tu doutes toujours de moi, tu peux partir.
Elle tremblait de rage et d’angoisse. Layla songea qu’elle aurait réagi de la
même manière si on l’avait accusée d’un meurtre qu’elle n’avait pas commis.
— Bien, dit-elle en balayant le hall du regard. Par où on commence ?
Aster demeura d’abord muette, puis, comprenant que Layla avait décidé de
rester, elle s’anima brusquement.
— Je pense que ce serait mieux de se séparer, dit-elle. ça nous fera gagner
du temps. Je prends l’étage. Et toi le rez-de-chaussée. Si tu trouves quoi que ce
soit, tu m’envoies un texto. Et moi pareil.
Puis elle fila vers l’escalier.
Layla se demanda par où elle allait commencer. Elle n’avait pas l’habitude
de circuler dans une maison pareille. Comparée au pavillon de Venice Beach
dans lequel elle vivait, c’était immense. Mais à côté des vastes demeures de
trois cents mètres carrés du triangle d’or d’Hollywood — Beverly Hills, Bel
Air et Hills Holmby — c’était très raisonnable. Madison avait dû se sentir bien
seule dans sa grande maison vide, avec son chien pour tout compagnon.
Dans le garage, il y avait de la place pour seulement quatre voitures —
alors que la plupart des maisons du quartier possédaient en sous-sol de quoi
accueillir jusqu’à vingt véhicules. Celui de Madison était vide, puisque sa
voiture avait disparu en même temps qu’elle et que les flics la recherchaient
encore.
Des bacs en plastique étaient empilés contre un mur, elle alla donc les
fouiller. Mais ils ne contenaient que des objets et des vêtements destinés
probablement à des dons. A part des réserves de nourriture pour chien, les murs
étaient immaculés et le carrelage impeccable. Layla n’avait jamais vu un
garage aussi propre.
Elle était retournée dans la maison et s’apprêtait à inspecter la cuisine et le
salon, quand elle entendit Aster hurler. Elle se précipita aussitôt dans l’escalier,
grimpant les marches quatre à quatre.
Ces cris ne pouvaient signifier qu’une chose : elles n’étaient pas seules.
Elle arriva dans une grande chambre très décorée, sans doute celle de
Madison — quand ceux-ci cessèrent brusquement. Son sang se glaça dans ses
veines. Elle attrapa le premier objet qui lui tomba sous la main, un chandelier
étonnamment lourd. Munie de cette arme improvisée, elle fonça vers le
dressing d’où provenaient à présent des bruits sourds de lutte.
La scène qu’elle découvrit la laissa d’abord sans voix. Aster avait bien
trouvé quelqu’un dans le dressing de Madison. Mais ce n’était ni Larsen ni un
flic.
15. All Apologies

Aster avait déjà eu l’occasion d’admirer le grand dressing de Madison dans


un reportage de InStyle. Pour une fois, la star s’était lâchée et avait décrit cette
pièce dans les moindres détails, avec un enthousiasme évident, l’appelant son
refuge, l’endroit où elle s’installait avec son chien pour se ressourcer. Elle avait
autorisé la publication de photos qu’Aster avait longuement admirées. Avec ses
tons doux et neutres, ses beaux tapis faits main, ses étagères couvertes de sacs à
main et de chaussures de créateurs, le dressing de Madison incarnait un
fantasme féminin universel. Aster, pourtant habituée à un certain luxe, en avait
presque salivé.
Quand elle y entra, elle fut d’abord complètement scotchée.
Puis un bras lui ceintura la taille, tandis qu’une main se posait sur sa
bouche et que la voix de Ryan Hawthorne lui ordonnait de se taire.
Elle se défendit furieusement, à coups de tête et de pieds, mordant la main
qui l’empêchait de hurler.
— Lâche-la…
Layla venait d’apparaître sur le seuil et menaçait Ryan avec un bougeoir.
— Du calme, grommela Ryan. Je ne cherche pas la bagarre. Posez ce truc et
laissez-moi m’expliquer.
Ryan était costaud et elles n’avaient aucune chance contre lui, mais Layla
tint bon.
— Je t’ai dit de la lâcher.
Ryan jeta un rapide coup d’œil autour de lui, comme s’il cherchait à fuir.
— Très bien, soupira-t-il enfin. Aster, je vais te lâcher, mais promets-moi
de ne pas crier, d’accord ?
Aster fit signe que oui de la tête, mais se remit à hurler dès que Ryan libéra
sa bouche. Ryan recula d’un air résigné jusqu’au canapé, dans lequel il se laissa
tomber.
— S’il te plaît, lâche ce bougeoir et essaye de convaincre ta copine
d’arrêter de gueuler, supplia-t-il en s’adressant à Layla.
Aster gueula de plus belle.
— Il faut appeler la police !
Elle se jeta sur Ryan et lui balança un coup de pied dans le tibia. Ryan
poussa un cri de douleur en se tenant la jambe à deux mains, mais il ne chercha
pas à riposter.
— C’était vraiment nécessaire ? demanda-t-il en lui jetant un regard
suppliant.
Elle remarqua que ses beaux yeux verts étaient injectés de sang et qu’il
avait vraiment une sale mine. Mais ce n’était rien comparé à la tête qu’il aurait
quand les flics en auraient terminé avec lui. Elle sortit son portable pour
prévenir la police, mais Layla le lui arracha des mains.
— Non, mais je rêve ! s’exclama-t-elle. T’es de quel côté ?
— Du mien, rétorqua Layla, en fourrant le téléphone dans sa poche. Je te
rappelle que nous venons d’entrer par effraction dans une propriété privée et
que c’est un délit.
— Mais il…
Aster désigna Ryan qui était toujours sur le canapé, la tête dans les mains,
visiblement au bout du rouleau. Elle remarqua brusquement l’odeur d’herbe qui
flottait dans la pièce. OK, il était en train de se défoncer quand elle était entrée,
d’où ses yeux explosés.
— Ryan ! appela-t-elle.
Il releva lentement la tête et, malgré elle, elle fut saisie par sa beauté. Avec
ses cheveux blonds ébouriffés qui lui retombaient sur le front, il était encore
plus séduisant que dans son souvenir. Mais oui, pas de doute, il était
complètement défoncé.
— Je ne faisais rien de mal, Aster, murmura-t-il. Je suis venu ici parce que
j’étais malheureux et que je pensais à Madison. Je fume un pétard dans son
dressing… Et après ? C’est pas un crime. Tu leur aurais dit quoi, aux flics ?
— Je leur aurais dit que c’est toi qui l’as tuée et que tu… que tu…
Elle se tut, visiblement à court d’arguments.
— T’as une preuve de ce que t’avances ?
Il semblait tellement abattu et malheureux qu’Aster commença à douter. Il
n’avait pas une tête d’assassin. Pourtant, quelque chose en elle n’arrivait pas
encore à lâcher. Il n’avait peut-être pas tué Madison, mais il l’avait traitée
comme une merde. Elle avait des raisons de lui en vouloir.
— Je suis coupable, ça oui, soupira-t-il. Coupable d’avoir tout fait foirer.
D’avoir accepté le plan délirant de Madison. De l’avoir crue quand elle disait
que tout était sous contrôle. Mais pas de l’avoir tuée. Je te le jure.
— Alors qu’est-ce que tu fais ici ? Qu’est-ce que tu cherches ? Comment
t’es entré ?
Elle le bombardait de questions, comme un flic, pour le faire craquer.
— Je suis entré avec la clé, comme toi, répondit Ryan en montrant le porte-
clés qu’Aster serrait toujours dans son poing. Madison m’en avait donné une.
Et toi, tu l’as eue comment, la tienne ? ajouta-t-il d’un ton méfiant.
Aster ne répondit pas et le toisa de toute sa hauteur. C’était elle qui posait
les questions.
— Et ce que je fais ici, murmura-t-il. Je n’en sais trop rien…
Il haussa les épaules et promena un regard vide autour de lui.
— J’essaye de réfléchir, de comprendre qui était Madison. Je n’étais pas un
petit ami irréprochable, c’est sûr, mais elle m’a menti sur tout. Elle s’est bien
foutue de moi.
Aster ne savait plus que penser. Il paraissait sincère, mais elle n’oubliait
pas qu’il était un acteur. Il jouait peut-être la comédie.
— On pourrait pas faire une trêve ? supplia-t-il. Je voudrais que tu me
croies.
— Moi je te crois, intervint Layla.
Aster en resta sans voix et lui jeta un regard noir.
— Je te crois quand tu dis que tu n’as pas tué Madison. Mais je crois aussi
que tu pourrais nous aider à comprendre ce qui lui est arrivé, parce que tu étais
proche d’elle. Si tu veux qu’on te fasse confiance, c’est le moment de nous dire
tout ce que tu sais.
Ryan soupira, le regard perdu dans le vide.
— Je n’étais pas si proche que ça de Madison, murmura-t-il. Notre couple
était bidon. Ce sont nos agents qui nous ont présentés et poussés à sortir
ensemble, pour des raisons de com. On jouait le jeu pour les médias, mais on
savait très bien à quoi s’en tenir tous les deux. Il n’y avait pas d’amour entre
nous.
Aster accueillit cette révélation sans broncher. Il n’allait pas s’en tirer aussi
facilement. S’il voulait qu’elle lui fasse confiance, il allait devoir trouver
mieux.
— Tout ça suffit peut-être à convaincre Layla, dit-elle enfin. Mais c’est
parce qu’elle ne sait pas comme moi à quel point tu peux être fourbe.
— Je comprends, murmura Ryan en contemplant la pipe à eau, comme s’il
était tenté de la rallumer.
Aster se sentit sur le point de flancher. L’apparition soudaine de Ryan
l’avait complètement déstabilisée et elle avait besoin d’un peu de temps pour
s’en remettre.
Elle contempla les nombreuses photos qui décoraient la pièce et qui
montraient Madison en couverture de Vogue, Harper’s Bazaar, et InStyle, seule
ou avec d’autres célébrités — amis, directeurs de studios, athlètes, grands chefs
cuisiniers. Elle avait même posé avec le président des Etats-Unis.
Mais Aster ne regardait qu’une chose : les yeux intenses et mystérieux de
la star. Oui, cette fille-là avait des secrets, ça se voyait à son regard. Et ces
secrets avaient probablement un rapport avec sa disparition.
Elle reporta son attention sur Ryan. Même si son couple avec Madison
n’avait été qu’une façade, il avait partagé son quotidien pendant six mois.
Layla avait raison, il pouvait leur être utile.
— Cinq minutes, dit-elle en regardant fixement sa montre. Je te donne cinq
minutes pour me convaincre. Commence par me dire ce que tu as fait la nuit de
la disparition de Madison. Tu m’as emmenée dans un appartement, et quand je
me suis réveillée, tu avais disparu.
Ryan se figea.
— Non, je ne t’ai pas emmenée dans un appartement, répondit-il lentement,
comme s’il choisissait soigneusement ses mots. Et celle qui a disparu, c’est toi.
Aster tenta de maîtriser sa colère. Elle s’était attendue à ce qu’il nie, mais
là, c’était abuser.
— Réponse fausse, lâcha-t-elle sèchement en le fusillant du regard. Essaye
encore.
Ryan jeta un œil du côté de Layla, comme si elle avait en main le script des
répliques et qu’il attendait qu’elle lui souffle la sienne. Puis il se tourna de
nouveau vers Aster :
— Tu es partie aux toilettes et tu n’en es jamais revenue. J’ai fini le
champagne en t’attendant sur la terrasse du Night for Night. J’ai envoyé une
serveuse te chercher, mais c’est James qui est venu pour m’annoncer qu’il
t’avait vu partir et monter dans une voiture avec un type. Du coup, je suis parti
aussi, avec des amis.
Aster en resta sous le choc. Si Ryan disait vrai, alors ce n’était pas lui qui
l’avait emmenée dans l’appartement où elle avait passé la nuit. Et donc, elle
n’avait pas couché avec lui. Mais alors avec qui ? Avait-elle perdu sa virginité
avec un inconnu ?
Si oui, sa situation était encore pire que tout ce qu’elle avait imaginé. Elle
fut prise de nausées et de vertiges. Elle se serait bien installée sur le canapé,
mais pas question de flancher. Elle avait survécu à une semaine de prison. Elle
survivrait aussi à ça.
— Ça m’a étonné que tu me lâches sans explication, poursuivit Ryan. Mais
tu étais tellement bouleversée après l’épisode de la piste de danse que j’ai
pensé que tu avais besoin de t’isoler.
Elle ne répondit rien. Qu’aurait-elle pu répondre ? Elle jeta un regard
suppliant à Layla. Elle avait désespérément besoin de son avis, d’une alliée
pour l’aider à donner du sens à tout ça.
Ryan se passa la main dans les cheveux, ôta les écouteurs qui pendaient à
son cou et les posa sur la table basse, près de la pipe à eau et de son téléphone.
— Et pour tout te dire, la scène de rupture avec Madison, c’était du cinéma.
On a joué la comédie. Une idée de Mad. Elle savait qu’on sortait ensemble, toi
et moi, et elle avait compris que je tenais à toi…
Aster lui coupa la parole avec un cri d’exaspération. Là, il allait vraiment
trop loin. Elle était tellement ulcérée qu’elle en retrouva toute sa combativité.
— Que tu me croies ou non, c’est vrai, soupira-t-il en se frottant les yeux.
Tu me plaisais. Ce n’est pas un crime quand même ? Tu étais toujours tellement
insaisissable et distante que ça me rendait fou. Et je l’ai avoué à Madison. Elle
a sauté sur l’occasion pour m’expliquer qu’elle avait besoin de disparaître
quelque temps. Elle avait un truc perso à régler, elle n’a pas voulu me dire quoi.
Elle disait qu’une rupture publique lui fournirait l’excuse parfaite pour se
mettre au vert.
— Et pourquoi tu aurais accepté ça ? demanda Layla.
Il la regarda droit dans les yeux.
— Pour la pub. Un scandale, c’était mieux que rien. Ma série allait bientôt
s’arrêter, je n’avais pas de projets en vue. Enfin, voilà, Madison et moi on s’est
dit que cette scène en public rendrait service à tout le monde, puisque Aster
avait elle aussi envie de se faire connaître. On n’avait pas prévu un truc aussi
violent, mais je suppose que, dans le feu de l’action, Mad s’est laissée
emporter. Sur le moment, j’ai été surpris et je lui en ai voulu, c’est pour ça que
je n’ai pas cherché à prendre de ses nouvelles les jours suivants. En plus,
disparaître faisait partie de son plan, donc je ne me suis pas inquiété. C’est
seulement quand on a découvert des traces de sang sur la terrasse du Night for
Night que j’ai compris qu’il y avait eu un problème. Et quand les flics ont
récupéré la robe… Je n’y ai jamais cru, Aster. J’ai tout de suite pensé que
quelqu’un avait cherché à te piéger.
Il posa sur Aster un regard suppliant.
— Il te reste encore trente secondes de temps de parole, dit-elle sèchement.
Il se pinça les lèvres et passa une main sur son visage aux traits ciselés.
— Pour moi, ce n’est pas Madison qui est derrière tout ça et qui cherche à
te mettre un crime sur le dos. Je ne sais pas qui tire les ficelles, mais…
— Top, coupa Aster.
Ryan secoua la tête.
— Je veux que tu saches à quel point ça me fait souffrir, ce qui t’arrive,
acheva-t-il d’une voix brisée. Parce que je me sens en partie responsable.
— Mais oui, bien sûr… C’est pour ça que dans tes interviews tu m’appelles
« l’erreur » ?
Il secoua la tête.
— Je regrette d’avoir accepté la proposition de Madison et de m’être si mal
comporté avec toi. Je m’en veux terriblement. Je suis désolé pour tous les
ennuis que ça te cause.
— Des ennuis ? Etre accusée de meurtre au premier degré tu appelles ça
avoir des ennuis ?
Elle ricana, visiblement outrée.
— Je ne m’attends pas à ce que tu me pardonnes, bredouilla-t-il d’un ton
pitoyable.
— Tu sais ce qui me dégoûte le plus ? demanda-t-elle.
Il leva vers elle ses yeux rougis et humides.
— Les gens qui s’imaginent qu’il suffit de s’excuser pour que tout soit
oublié. Tu veux que je te pardonne ? Va falloir que tu te bouges. Tes grands
discours, je m’en balance. Après la crise de Madison qui m’a bien foutu la
honte de ma vie, tu m’as dit que tu me soutiendrais. Vingt minutes plus tard, tu
avais disparu. Alors maintenant, j’attends des actes.
— Mais c’est toi qui as disparu ! Tu as quitté le club sans même me dire au
revoir.
— Je ne m’en souviens pas. Je ne me souviens de rien après avoir quitté la
terrasse.
— J’y suis pour rien, gémit Ryan.
Aster retint un soupir. Elle commençait à se radoucir, mais elle n’était pas
encore totalement convaincue de la sincérité de Ryan.
— Dis-moi ce que tu sais de Della, demanda-t-elle.
Ryan parut surpris, mais se reprit aussitôt.
— MaryDella, tu veux dire ? C’est le vrai prénom de Madison.
— Et son nom de famille ?
Aster leva un sourcil et attendit.
— Aucune idée, répondit Ryan en soupirant. Mais ce n’est pas Brooks. Et
elle ne vient pas non plus du Connecticut, même si c’est probablement là
qu’elle vivait avant de s’installer à Los Angeles.
— Pour quelqu’un qui prétendait ne rien savoir, je vois que tu en sais quand
même pas mal.
— Pour quelqu’un qui est sorti six mois avec elle, je ne sais pas grand-
chose, rétorqua-t-il. Je peux te dire aussi qu’elle employait des gens en secret.
— Par exemple ?
— James.
— Tu veux dire, le videur du Night for Night ?
— Je ne sais pas ce qu’il faisait, parce qu’elle était très discrète là-dessus.
Elle avait aussi un type pour les problèmes graves.
Devant leur regard surpris, il répéta :
— Quelqu’un qui s’occupait des trucs problématiques qui pouvaient nuire à
son image…
— Quel genre ?
— Le genre que son équipe n’aurait pas voulu ou pas pu gérer, je suppose.
— Donc, en fait, à part son vrai prénom, tu n’as rien à nous apprendre.
— Ecoute, j’ai envie autant que toi de savoir ce qui est arrivé à Madison,
mais…
— Autant que moi, ça, j’en doute, coupa sèchement Aster.
— En tout cas je suis prêt à t’aider, si tu m’y autorises. Laisse-moi une
chance.
Aster le dévisagea en silence, avec une expression indéchiffrable. Ryan
voulait faire ses preuves en l’aidant ? Très bien. Mais il allait prendre cher.
Au bout d’un moment, elle lâcha son verdict :
— J’accepte ton aide, mais je te préviens, je ne te considère pas comme un
ami. Loin de là. Tu vas m’aider à prouver mon innocence, mais n’espère pas
obtenir quoi que ce soit en échange. Et n’oublie surtout pas qu’on n’est pas
dans une de tes séries à la con. Il ne faudra pas te prendre pour un superhéros
luttant contre des forces maléfiques. C’est ma vie qui est en jeu, alors t’as
intérêt à faire ce que je te dis, sinon je te le ferai regretter, tu peux me croire.
Pour toute réponse, il lui tendit sa main avec un grand sourire. Après un
petit temps d’hésitation, elle accepta de la serrer.
Puis elle s’installa en tailleur sur le tapis.
— Alors, c’est quoi le plan ? demanda-t-elle.
16. Music To Watch Boys To

Layla ne trouvait pas d’explication à son humeur massacrante. OK, elle


avait passé une bonne partie de la nuit chez Madison à discuter stratégies avec
Ryan et Aster et elle avait donc à peine dormi. Mais elle se couchait toujours
très tard et avait besoin de peu d’heures de sommeil. Pour elle, dormir était
presque facultatif. Elle se mettait en mode « Ne pas déranger » pendant
quelques heures, la nuit, plus par obligation, parce que le monde autour d’elle
était arrêté.
Non, le manque de sommeil ne suffisait pas à expliquer qu’elle soit aussi
mal lunée.
Quand elle cherchait des causes, elle en trouvait plusieurs.
Son blog et ses lecteurs lui manquaient.
Mateo lui manquait. Il lui arrivait parfois d’oublier qu’ils n’étaient plus
ensemble et de lui écrire un texto pour partager avec lui un truc marrant.
Heureusement, avant d’appuyer sur envoi, elle se souvenait qu’ils n’étaient
même plus amis.
Elle en voulait à Tommy d’avoir lâché Aster et peut-être qu’il lui manquait
un peu, lui aussi. Mais ça restait à prouver.
Et puis il y avait ces fichus embouteillages sur Hollywood Boulevard qui
lui tapaient sur les nerfs. Elle n’arrêtait pas de changer de file pour essayer
d’avancer, en pestant contre les cars de tourisme qui bloquaient tout et contre
les touristes en voiture de location qui roulaient à une allure d’escargot pour
admirer quoi, on se le demandait !
Bon, d’accord, il y avait quand même quelques curiosités, comme le théâtre
chinois de Grauman et les étoiles du Walk of Fame, mais Hollywood Boulevard
était surtout une enfilade désolante de bâtiments mal entretenus et de magasins
de souvenirs complètement ringards. Sans parler des trottoirs arpentés par des
originaux vêtus de vieux costumes puants qui faisaient payer honteusement
cher le privilège de poser avec eux pour une photo. Ira prétendait faire de cet
endroit le nouveau Sunset Boulevard (le vrai, l’ancien, autrefois célèbre pour
ses boîtes de nuits, étant maintenant une avenue d’hôtels de luxe,
d’appartements haut de gamme et de boutiques de créateurs). Il n’était pas au
bout de ses peines. Pour l’instant, Hollywood Boulevard était encore une
galerie des curiosités.
Elle contempla la plaque d’immatriculation personnalisée de la voiture qui
la précédait. Cette manie de frimer avec des plaques d’immatriculation, tout ça
pour bien montrer la marque de la voiture, au cas où on ne l’aurait pas lu sur le
capot… ridicule.
Elle se demanda brusquement pourquoi elle s’indignait à ce point pour une
chose aussi anodine. La liste des petits désagréments qui la mettaient hors
d’elle était si longue qu’elle avait parfois l’impression d’être une vieille harpie,
et pas une jeune fille de dix-huit ans. Elle décida de faire un effort pour se
montrer plus tolérante. Après tout, qu’est-ce que ça pouvait lui foutre que ce
type soit fier de conduire une Ferrari et ait envie de le crier sur les toits ?
Mais quand ses yeux se posèrent de nouveau sur la plaque, elle décida de
changer de file, pour ne plus la voir…
Elle continua donc à se faufiler entre les voitures, tout en faisant attention
de n’emboutir personne. Elle n’avait pas besoin d’une prise de tête avec un
constat pour voiture endommagée. Elle aurait dû prendre sa Kawasaki. En
moto, on allait beaucoup plus vite et cette BMW de fonction lui donnait
l’impression de dépendre encore plus d’Ira.
Elle en avait trop marre d’Unrivaled.
Sa journée de travail avait très mal commencé, à cause d’Emerson, bien
sûr, qui lui avait reproché d’avoir écarté de la liste des cadeaux la fameuse
nourriture pour animaux bio sans gluten, compatible régime paléo. D’après lui,
les célébrités accordaient une grande importance au régime alimentaire de leurs
animaux domestiques.
Elle avait aussi eu droit à une réflexion parce qu’elle partait en avance,
mais là, elle lui avait fermé son clapet. Elle avait rendez-vous avec Malina Li
d’Elixir Records, c’était pour le boulot, il n’avait rien à dire. Il avait fait une
tronche pas possible en apprenant qu’Ira lui avait confié cette importante
mission et elle s’était presque sentie vengée de tout ce qu’il lui faisait subir.
Mais elle était d’accord avec lui. Pourquoi Ira l’avait-il chargée de la
programmation musicale de la soirée de lancement ? Franchement, il y avait
plus qualifié qu’elle… Mais quand elle le lui avait fait remarquer, il avait
rétorqué qu’il savait ce qu’il faisait. Le connaissant, elle avait eu l’intelligence
de ne pas insister.
Elle profita d’un feu rouge pour tourner à gauche (pas moyen de faire
autrement, à cause du flux constant des voitures), tout en priant pour ne pas être
repérée par des flics. Elle était arrivée et trouva une place dans le parking de
l’immeuble de la maison de disques. Le bureau de Malina était au dernier
étage, elle prit donc l’ascenseur.
Durant le trajet jusqu’au dernier, elle s’efforça de se convaincre que son
entretien avec Malina allait bien se passer, mais elle n’en menait pas large.
Puis les portes s’ouvrirent. Le hall d’accueil était spacieux, véritable
galerie affichant des photos d’artistes célèbres produits par Elixir. La
réceptionniste l’accueillit avec un regard méprisant, voire désapprobateur,
quand elle lui annonça qu’elle venait de la part d’Ira Redman, puis elle la
conduisit dans le bureau de Malina, une grande pièce à la décoration moderne
et minimaliste, dans les tons crème et doré.
Malina Li était une superbe femme aux longs cheveux bruns et aux lèvres
très rouges. Etre à la tête du service A&R d’une maison de disques, ce n’était
pas rien. Elle s’était hissée au sommet d’une industrie dominée par les hommes
et ça méritait largement un article. Malina était exactement le genre de femmes
que Layla rêvait d’interviewer. Mais elle n’était pas là pour ça.
— Je croyais avoir rendez-vous avec Ira, lâcha sèchement Malina.
Ça commençait bien… Layla se dandina d’un pied sur l’autre.
— C’est lui qui m’envoie. Je suis là pour le représenter.
Malina secoua la tête et s’adossa à son siège, tout en la toisant en silence,
les sourcils froncés. Apparemment, cette réponse ne l’avait pas amadouée.
Layla ne se sentait pas de taille à bluffer avec cette femme et décida d’y aller
carrément.
— Je vais être franche avec vous, dit-elle. Je ne sais pas pourquoi Ira m’a
choisie. Je n’ai aucune expérience en programmation musicale.
Malina parut se radoucir et soupira en croisant les jambes.
— Je vois… Il m’a envoyée une bleue pour me punir.
Elle regarda Layla droit dans les yeux.
— Vous n’avez pas l’air d’être au courant de la situation, alors je vais vous
la résumer. La version courte, c’est que j’avais engagé quelqu’un avec l’accord
d’Ira, mais ce quelqu’un vient d’annuler. Ira est furieux, comme vous pouvez
l’imaginer. Et je le comprends. Mais j’ai une solution de remplacement à vous
proposer : je viens de signer avec un jeune homme très prometteur et je suis sûr
qu’il serait parfait pour votre soirée de lancement. Ira est gagnant au change,
croyez-moi, parce que ce jeune homme a vraiment de l’avenir.
— Je vois très bien ce que vous voulez dire, répondit Layla.
Le regard méprisant de Malina lui fit comprendre qu’elle avait perdu une
occasion de se taire.
— Oui, enfin… Moi, ce que je vois, c’est que le destin de ma future star est
entre les mains d’une personne totalement inexpérimentée.
Layla déglutit. Décidément, rien ne lui serait épargné aujourd’hui.
— Vous vous y connaissez, en musique ? demanda Malina. Qu’est-ce que
vous écoutez ?
Layla se mordilla l’intérieur de la joue. Elle était tellement stressée
qu’aucun nom ne lui venait à l’esprit. En tant que peintre, son père s’intéressait
à toutes les formes d’art et elle avait passé son enfance à écumer les expos et
les concerts. Il lui avait fait écouter de très bons groupes et grâce à lui elle
n’avait pas de passion honteuse pour un boys band vintage. Et pourtant, devant
le regard scrutateur de Malina, tout ce qu’elle trouva à dire fut :
— Euh… J’aime le rock. J’écoute des classiques du rock, en fait.
— Quel genre ? insista Melina.
Elle décroisa les jambes et se pencha en avant, ce qui fit grincer son
fauteuil, comme s’il protestait. Layla avala sa salive. Cette femme était en train
de la tester et elle devait noter sévère…
— Eh bien… Led Zeppelin, Hendrix, Bowie, Nirvana… Et les Cure, aussi,
ajouta-t-elle.
Elle espéra que Malina ne la cuisinerait pas sur les Cure qu’elle n’avait
écouté qu’une fois, avec Tommy.
— Nirvana, vous mettez ça dans les classiques du rock ? demanda Malina
en haussant un sourcil amusé.
— L’autre jour, j’achetais du guacamole chez Gelson et ils passaient Smells
Like Teen Spirit, répondit Layla en soutenant son regard.
— Intéressant, dit Malina.
Une petite victoire pour Layla.
— Ce que j’écoutais au lycée a résisté à l’épreuve du temps et passe dans
les supermarchés, ajouta-t-elle d’un air songeur en tambourinant sur son
bureau. J’avoue que ça me fait plaisir.
Elle prit un dossier et en sortit un CD de démo.
— Nous n’avons pas encore eu le temps de travailler le son, donc c’est un
peu brut. Je n’ai pas non plus de photos à vous donner pour l’instant, mais
croyez-moi, ce garçon a du charisme et du talent.
Layla acquiesça. Elle avait hâte de prendre le CD, de le fourrer dans son sac
et de sortir de ce bureau. Mais impossible, car Malina avait justement posé sur
ce disque un index à l’ongle parfaitement manucuré.
— J’avais d’abord pensé le faire débuter au Vesper. Mais puisqu’il y a cette
soirée de lancement, j’ai décidé d’en profiter. C’est son premier véritable
contrat, mais il est prêt à affronter un public. Je peux vous le certifier, euh…
Malina se tut et plissa les yeux, cherchant visiblement son prénom.
— Layla, compléta Layla d’un ton sec.
— Oui, merci. J’espère que vous lui donnerez sa chance, Layla.
Elle appuya sur le prénom, comme si elle promettait de ne plus l’oublier.
Layla n’en fut pas du tout rassurée. Elle aurait préféré que cette femme oublie
tout de cette humiliante entrevue.
— C’est dur de percer dans cette ville, poursuivit Malina. Et aussi dans ce
milieu… Donnez sa chance à ce jeune homme.
Son téléphone vibra. Elle jeta un coup d’œil à l’écran et fronça les sourcils.
— Je dois malheureusement mettre fin à cet entretien, déclara-t-elle en se
levant.
Elle tendit le CD à Layla, qui se leva à son tour.
— J’espère avoir bientôt de vos nouvelles, Layla. Nous n’avons plus
beaucoup de temps avant la soirée, vous devez vous décider rapidement.
Elle se dirigea vers la porte, Layla la suivit.
— Comment s’appelle cet artiste ? demanda-t-elle.
Malina n’avait pas mentionné une seule fois le nom de son protégé, c’était
quand même louche.
— C’est un détail, le nom. Ecoutez son CD et vous verrez qu’il mérite
qu’on lui donne sa chance.
Layla quitta le bureau et prit l’ascenseur pour rejoindre le rez-de-chaussée.
En apercevant sa voiture, elle poussa un soupir de soulagement. Enfin seule !
Sans Emerson ou Malina pour la harceler. Elle était tellement euphorique
qu’elle se demanda si elle n’allait pas rouler toit ouvert en dépit de sa peur
panique du soleil.
Il y avait un papier coincé sous un de ses essuie-glaces. Elle crut qu’il
s’agissait d’un flyer — un de plus, qui allait finir à la poubelle —, mais en le
retirant elle se rendit compte que c’était en fait une enveloppe à son nom. Elle
reconnut aussitôt l’écriture. A l’intérieur, elle trouva l’habituelle carte
représentant une caricature de chat — toujours le même, sauf qu’en plus de la
corde au cou et de sa blessure à la tête, il avait maintenant quelques dents en
moins, ce qui rendait son sourire encore plus sinistre.
Et bien sûr, avec la carte, il y avait un message pour elle.
Tu ne te décides pas à publier,
Et ça commence à m’énerver.
Prends-moi donc au sérieux
Et remue-toi un peu.
Si tu persistes à m’ignorer
Tu risques de le regretter.
Elle promena lentement son regard dans le garage, mais il n’y avait
personne. Elle rangea donc l’enveloppe dans son sac et monta dans sa voiture.
Celui ou celle qui la harcelait l’avait suivie jusqu’ici. Ou bien… A part Ira,
Emerson était le seul à savoir qu’elle avait rendez-vous avec Malina. Mais
pourquoi Emerson aurait-il quitté son poste et traversé L.A. pour glisser cette
enveloppe sous son essuie-glace, alors qu’il aurait pu la lui déposer au bureau ?
C’était quand même assez peu vraisemblable.
Mais ça valait le coup d’être vérifié.
Elle appela aussitôt le siège d’Unrivaled et demanda à parler à Emerson.
Elle n’était pas restée suffisamment longtemps dans le bureau de Malina pour
lui permettre de faire l’aller-retour. S’il était à son poste, elle pourrait le rayer
de sa liste de suspects. Dans le cas contraire…
Une standardiste la mit en attente et la reprit quelques instants plus tard.
— Je crois que vous l’avez raté de peu, déclara-t-elle. Voulez-vous lui
laisser un message ?
Layla vérifia ses rétroviseurs. Et si Emerson était là, caché dans ce parking,
à observer sa réaction ?
— Il est parti depuis combien de temps ? demanda-t-elle.
La réceptionniste eut un soupir agacé.
— Je ne sais pas. Pas longtemps. Vous ne voulez pas tenter de le joindre sur
son portable ? Nous sommes très occupés, ici, avec cette soirée à organiser et
tout ça.
Layla raccrocha et mit sa voiture en route. Quelqu’un voulait absolument
qu’elle diffuse des extraits du journal de Madison. Mais qui ? Le ton du dernier
message était franchement menaçant, mais elle n’envisageait pas une seconde
de céder. Primo parce qu’on ne cédait jamais à un chantage. Ensuite parce que
la prose d’adolescente de ce journal ne présentait finalement pas un grand
intérêt.
Layla démarra et se glissa dans le trafic. Mieux valait oublier pour l’instant
ces messages pourris et profiter un peu de cette belle journée ensoleillée.
D’accord, son boulot n’était pas top, le marketing l’ennuyait et l’organisation
hiérarchisée d’Unrivaled — qui ressemblait étrangement à celle de la cafétéria
dans laquelle elle avait travaillé autrefois comme serveuse — lui donnait la
nausée. Mais quand même, c’était plutôt cool d’être payée pour se balader en
ville au volant d’une Mercedes en écoutant un CD de démo.
Elle glissa le CD dans son lecteur et monta le volume.
Le son d’une guitare électrique éclata dans les haut-parleurs. Malina avait
raison, le son était plutôt médiocre. Mais ça avait l’air sympa…
Au bout de quelques accords, une voix masculine se mit à chanter. Layla
fut aussitôt captivée, au point qu’elle s’arrêta devant un feu orange, pour
écouter plus tranquillement, manœuvre qui lui valut un concert de klaxons. Le
conducteur de la voiture qui la suivait lui fit un doigt d’honneur, ou plutôt deux,
un avec chaque main. Mais elle ne prit pas la peine de lui répondre ou de
s’excuser. Cette voix… Elle avait l’impression de la connaître…
La chanson parlait d’un baiser. Dans un bar. Et d’une fille aux yeux
mauves.
Le feu passa au vert, mais Layla ne démarra pas. Elle n’entendait plus les
klaxons et les insultes. Elle était sous le choc. Elle venait de reconnaître la voix
de Tommy. Tommy Phillips. Et sa chanson racontait la nuit où il était sorti avec
Madison Brooks.
Tommy avait signé avec Malina et c’était donc à elle, Layla, de lui
proposer son premier vrai contrat. Ou pas.
17. ‘Tis A Pity She Was a Whore

TRANSCRIPTION DE L’INTERVIEW ASTER AMIRPOUR


par TRENA MORETTI
Titre de l’interview : QU’EST-IL ARRIVÉ À MADISON
BROOKS ?
Date : 19 août 2016
Sujet : Aster Amirpour a-t-elle tué Madison
Brooks ?
Trena Moretti : Aster, vous avez passé une
semaine en prison et vous venez tout juste
d’être libérée sous caution. Avant tout, je tiens
à vous remercier d’avoir accepté de me
rencontrer aussi rapidement. Comment avez-
vous vécu votre incarcération ?
Aster Amirpour : C’était tout simplement un
enfer.
TM : Je remarque que vous êtes blessée au
visage. Qu’est-ce qui vous est arrivé ?
AA : J’ai été agressée.
TM : Par qui ?
AA : Une autre détenue. Dans ma cellule de
détention provisoire.
TM : Pour quels motifs ?
AA (soupir) : Franchement, je n’en sais rien. Je
venais à peine d’entrer dans la cellule. La
prison est un milieu triste et déprimant. Les
gens sont enfermés dans des cages, comme des
animaux, alors ils finissent par se comporter
comme tels. Cette fille était peut-être une fan de
Madison, que voulez-vous que je vous dise…
TM : Vous étiez vous aussi une grande fan de
Madison.
AA (elle regarde la caméra) : Pourquoi étiez ?
Je le suis toujours. J’admire et je respecte
Madison, je tiens à le dire. Jamais je ne…
TM (lui coupant la parole) : Vous l’admirez et
vous la respectez, mais ça ne vous a pas
empêché d’avoir une liaison avec son petit ami,
Ryan Hawthorne. Vous le confirmez ou vous le
niez ?
AA : Je ne nie rien, mais ce qu’il y a eu entre
Ryan et moi… On ne peut pas appeler ça une
liaison.
TM : Une bloggeuse a publié des photos où l’on
vous voit l’embrasser…
AA : Notre relation n’a pas été beaucoup plus
loin que ça…
TM : C’est-à-dire ?
AA : Nous n’avons pas couché ensemble.
J’étais vierge. Et je tenais à le rester.
Ryan arrêta de lire et se tourna vers Aster.
— Sérieux, t’étais vierge ? demanda-t-il en la fixant avec des yeux ronds.
Elle s’agrippa au volant en poussant un soupir exaspéré et ne daigna même
pas lui répondre. Elle lui avait donné à lire cette transcription pour qu’il lui
foute la paix. Il avait insisté pour l’accompagner, mais elle aurait préféré se
passer de sa présence. Il avait aussi proposé de conduire, mais là, elle n’avait
pas cédé. Tenir le volant lui donnait au moins l’impression de maîtriser la
situation.
En tout cas, il fallait qu’il se taise parce qu’elle avait besoin de se
concentrer. Une fois de plus, elle tentait de reconstituer les événements de la
nuit où Madison avait disparu. Malheureusement, ses souvenirs s’arrêtaient au
moment où elle avait bu du champagne avec Ryan sur la terrasse du Night for
Night. Le reste se perdait dans une sorte de brouillard. Elle ignorait où se
trouvait l’appartement où elle avait passé la nuit. Le matin, elle était partie
précipitamment, sans même prendre le temps de noter l’adresse.
Comment avait-elle pu être aussi débile ?
Cet appartement était une pièce centrale du puzzle qu’elle essayait de
recomposer. Elle tournait depuis un moment dans le quartier où il se trouvait,
dans l’espoir de reconnaître au moins l’immeuble. Elle n’y avait jeté qu’un
vague coup d’œil avant de monter dans un taxi, mais elle espérait qu’en le
voyant…
— Je t’ai posé une question, Aster, grommela Ryan d’un ton mécontent.
C’est vrai ou pas, que t’étais vierge quand on est sortis ensemble ?
— Bien sûr que c’est vrai.
— Tu aurais pu me le dire.
— Je ne pensais pas que ça changerait quoi que ce soit pour toi.
Le visage de Ryan se ferma.
— Bien sûr que si. Je croyais que tu me faisais marcher. Si j’avais su que
t’étais vierge, j’aurais interprété autrement ton comportement.
Elle soupira. Pas moyen qu’il la boucle. Et pas moyen d’utiliser le vieux
truc de fermer les yeux pour se couper de tout, puisqu’elle tenait le volant.
— Toutes mes copines étaient pressées de coucher, comme si elles avaient
honte d’être vierges. Mais pas moi. Je voulais que ma première fois soit un
moment important. Pas une simple nuit de folie avec n’importe quel garçon.
Elle lui jeta un coup d’œil à la dérobée.
— Ce soir-là, au Night for Night, j’étais décidée à… A le faire avec toi. Je
croyais que tu étais le garçon que j’attendais, mais je me trompais.
Elle se tut. Elle en avait sans doute trop dit. Décidément, il avait le don de
l’amadouer et de lui faire oublier qu’il était le plus grand baratineur de la Terre.
Ryan est un acteur, on ne peut pas lui faire confiance. Ryan est un acteur, on ne
peut pas lui faire confiance. Elle se répéta la phrase en boucle, comme un
mantra.
Ryan demeura silencieux un instant, puis il revint à l’attaque.
— Tu as bien dit que tu étais vierge. Tu ne l’es plus ?
— Qu’est-ce que ça peut te faire ?
Elle écrasa les freins au feu rouge et la voiture s’arrêta avec un soubresaut.
Pas de chance, ils avaient en face d’eux une grande affiche du dernier film de
Madison, avec son visage en gros plan…
— Si tu as couché avec quelqu’un de ton plein gré, et en étant consciente de
ce que tu faisais, ça ne me regarde pas. Mais si tu as été violée, Aster, c’est
différent.
— Je t’ai tout raconté, répondit sèchement Aster. Je ne me souviens de rien.
Alors tire toi-même tes conclusions.
Le feu passa au vert et elle démarra en trombe pour traverser le carrefour.
La conduite, c’était parfait pour se défouler.
— Mais sur la vidéo du strip-tease, on ne voit que toi, fit-il remarquer.
— Il fallait bien que quelqu’un tienne la caméra.
Il commençait à lui taper sérieusement sur les nerfs. Elle mit la radio pour
ne plus l’entendre.
— Tu dois en parler à quelqu’un, insista-t-il en haussant la voix. A ton
avocat, à la police, à tes parents. A qui tu veux. Mais tu dois réagir !
— Non ! hurla-t-elle.
Ryan ne se rendait pas compte. Pour commencer, il ne connaissait pas ses
parents, sinon il ne lui aurait pas conseillé de se confier à eux. S’ils apprenaient
qu’on l’avait violée, ils ne s’en remettraient jamais. Elle leur avait fait assez de
mal, elle refusait de les achever avec ça. Quant à la police, ou à son avocat… Si
elle leur parlait du DVD, ils demanderaient à le voir. Ensuite ils s’en serviraient
au procès et ça lui ferait une humiliation de plus. Elle n’était pas naïve. Quand
il s’agissait d’agressions sexuelles, les gens avaient tendance à considérer que
la victime était en partie responsable, voire qu’elle l’avait bien cherché…
Alors, non, elle n’allait en parler à personne.
Devant la violence de sa réaction, Ryan n’insista pas et s’adossa à son
siège. Aster crut qu’il en avait terminé, mais au bout d’un moment, il revint à
la charge :
— Si tu as été violée, il faut au moins que tu voies un médecin.
OK. Elle essayait désespérément de se concentrer pour retrouver
l’immeuble où elle avait passé la nuit, mais avec un mec qui la harcelait, c’était
impossible. Elle fusilla Ryan du regard.
— Et ça changerait quoi ? demanda-t-elle entre ses dents. C’était il y a des
semaines. Il ferait quoi le médecin ? Il regarderait si je suis toujours vierge ?
— Aster…
Il posa une main sur son bras, mais le retira aussitôt quand elle sursauta.
— Je connais une femme qui pourrait t’aider. Elle a une clientèle de gens
célèbres et elle sait tenir les journalistes à distance. Ecoute, je ne veux pas me
mêler de tes affaires, et je suis désolé si c’est l’impression que ça donne, ou si
cette conversation te met mal à l’aise, mais… C’est juste que… Je me fais du
souci pour toi et je voudrais t’aider…
Elle profita de ce que la circulation était momentanément bloquée pour
fermer les yeux une seconde. Après tout, il avait peut-être raison. Ça lui aurait
fait du bien de parler de ce qu’elle ressentait, au lieu de tout refouler. Se confier
à un médecin, ça pouvait être une solution.
— Et aussi…
Il lui lança un timide regard.
— Vu ce que tu racontes, je ne peux pas m’empêcher de penser que tu as
été droguée. La question est de savoir quand et comment… J’ai pensé au
champagne, mais tu n’as bu que la moitié de ton verre. Moi j’ai vidé la
bouteille et ça ne m’a rien fait.
Aster se figea.
— Qui a rempli nos verres ? demanda-t-elle d’une voix tremblante.
Ryan chercha son regard.
— Ira.
Elle freina si brusquement au feu rouge que leur voiture patina et faillit
s’encastrer dans celle qui les précédait. Elle s’agrippa au volant et lutta pour
retrouver son souffle. Son cœur battait comme un fou, mais elle n’aurait pas su
dire si c’était à cause d’Ira, parce qu’ils venaient de frôler l’accident, ou bien
parce que… elle venait de reconnaître l’immeuble qu’elle cherchait.
— C’est ça, murmura-t-elle.
— Tu penses vraiment qu’Ira a quelque chose à voir là-dedans ? demanda
Ryan avec une grimace de surprise. Quelle raison aurait-il eu de s’en prendre à
Madison et de te mettre ça sur le dos ? Qu’est-ce qu’il aurait à y gagner ?
Elle voyait très bien ce qu’il aurait pu y gagner : une incroyable publicité
pour ses clubs. Mais elle ne le croyait pas capable d’aller jusque-là et de toute
façon elle avait une autre priorité pour le moment.
— Aster ? Ça va ?
Ryan se pencha vers elle, mais elle le repoussa d’une main agacée. Le feu
venait de passer au vert. Elle démarra en trombe, braqua à droite et se gara le
long du trottoir.
— C’est là ! s’exclama-t-elle.
Elle désigna du menton le grand immeuble, plutôt luxueux, qui se dressait
devant eux.
— Je crois que c’est dans ce bâtiment.
Sans un mot, Ryan ouvrit sa portière.
— Où tu vas ? demanda-t-elle.
— En reco.
— C’est moi qui peux reconnaître l’entrée, pas toi.
— Tu en es sûre ?
— Je me souviens parfaitement de tout ce que j’ai vu en me réveillant.
Il lui lança un regard soupçonneux.
— Oui, d’accord, je ne me souvenais pas de l’adresse, mais tout le reste est
très clair. Bon et puis si tu veux venir, tu dois passer inaperçu.
— C’est toi qui fais la une, fit-il remarquer.
Sans un mot, elle tendit le bras à l’arrière pour attraper sur la banquette un
bonnet noir pour lui et un grand chapeau à bordures souples pour elle. Avec les
lunettes noires qu’elle avait déjà sur le nez, ça passerait.
Il enfila docilement le bonnet.
— Ça va suffire ? demanda-t-il en se regardant dans le miroir du pare-
soleil.
— J’en sais rien, mais on n’a pas le choix, murmura-t-elle d’un ton
exaspéré.
Pour quelqu’un qui était censé la soutenir, il ne l’encourageait pas
beaucoup. Au contraire, il semait le doute dans son esprit, et elle n’avait pas
besoin de ça.
— Personne ne sait que je suis sortie de prison, je dois agir maintenant.
Demain, après la diffusion de l’interview de Trena, je vais être harcelée par les
paparazzis.
Ryan dut trouver l’argument convaincant, parce qu’il sortit de voiture et lui
emboîta le pas sur le trottoir.
— Je suis presque sûre que c’est là, murmura-t-elle.
— Presque ?
— A quatre-vingt-dix pour cent.
— Il faudrait quoi, pour que tu sois sûre à cent pour cent ?
— Il y avait une grande toile dans le hall d’entrée.
Ryan fronça les sourcils.
— La plupart des immeubles de standing ont un tableau dans leur hall.
— Crois-moi, je reconnaîtrai celui que j’ai vu, coupa-t-elle sèchement. Il
était grand, très coloré, original. Bon, tu rentres après moi et on fait semblant
de ne pas se connaître.
Elle poussa la porte tournante et entra. Le hall était immense, avec un sol
de marbre reluisant de propreté. Elle alla droit au bureau de la réception
— Je voudrais savoir s’il y aurait des logements vacants à visiter,
demanda-t-elle.
Elle jeta un regard du côté de Ryan qui venait d’entrer et commençait à
prendre discrètement des photos.
Quand le réceptionniste leva les yeux vers elle, elle retint sa respiration.
Mais il n’eut pas l’air de la reconnaître et passa posément en revue son
chapeau, ses lunettes, et son sac de créateur.
— Il faut s’adresser au bureau de location, répondit-il. Mais je peux vous
épargner le dérangement, je sais qu’il n’y a rien de libre.
Il prit son téléphone, comme s’il considérait que la conversation était
terminée. Mais elle insista.
— Rien du tout ? Même pas pour de courtes périodes ?
Il leva de nouveau les yeux vers elle, en la dévisageant cette fois si
intensément qu’elle crut qu’il l’avait reconnue. D’autant plus qu’il avait sur
son bureau un magazine dont elle partageait la couverture avec Madison. Mais
il se contenta de répondre :
— C’est interdit de louer pour de courtes périodes.
Puis il l’ignora de nouveau, mais elle n’avait pas l’intention d’abandonner.
Elle se pencha par-dessus le comptoir et lui adressa un sourire qu’elle espérait
charmeur, en dépit de la croûte qui lui barrait la lèvre.
— Ce n’est pas parce que c’est interdit que ça ne se produit jamais.
Elle poussa vers lui un épais rouleau de billets.
— Vous êtes ensemble ? demanda-t-il en désignant Ryan qui déambulait
dans le hall.
Elle secoua la tête, sans la moindre hésitation.
Le type marqua un temps de pause, comme s’il se demandait s’il devait ou
non la croire.
— Très bien, soupira-t-il en lui tendant une carte magnétique. Douzième
étage. Appartement sept. C’est l’unique appartement qui se loue parfois à la
semaine.
— Et le prix ?
— Deux mille la semaine, plus une caution de cinq cents dollars.
Aster acquiesça et fit un pas vers la rangée d’ascenseurs. Elle venait
d’appuyer sur le bouton d’appel, quand le type s’adressa à Ryan :
— Vous voulez quelque chose ?
— Je m’intéresse à ce tableau, dit-il en montrant la peinture qu’Aster avait
reconnue. Vous savez d’où il vient ?
— C’est l’œuvre d’un peintre local, il y a la signature tout en bas, à droite,
répondit l’homme en haussant les épaules.
Ryan se pencha pour étudier la signature.
— Je n’arrive pas à la déchiffrer, marmonna-t-il.
Le bip de l’ascenseur se fit entendre, les portes coulissèrent, Aster entra
dans la cabine. La dernière chose qu’elle entendit avant que les portes ne se
referment fut la voix agacée du réceptionniste qui répondait à Ryan :
— H. D. Harrison.
Puis il ajouta :
— Vous n’avez pas le droit de traîner ici, vous savez.
Pendant que l’ascenseur montait au douzième, Aster réfléchissait. Pourquoi
ce nom lui semblait-il familier ? Sauf qu’arrivée à destination, elle oublia
totalement le tableau et son peintre.
Elle chercha l’appartement 7 et posa la clé magnétique sur le lecteur qui
ouvrait la porte : un déclic se fit entendre. Un sentiment de triomphe l’envahit.
Elle avait réussi. Maintenant qu’elle était dans la place, ce qu’elle avait vécu
dans cet appartement allait certainement lui revenir. Elle s’était longuement
préparée à cet instant, mais elle était tellement émue qu’elle eut une sensation
de vertige.
C’était bien le même appartement. Exactement le même. C’était là.
Elle se félicita d’avoir demandé à Ryan de rester en bas. Il était bien
intentionné, mais dans un moment comme celui-là, elle préférait être seule.
Elle fit lentement le tour des lieux.
Elle reconnaissait tout. Le mobilier moderne, les immenses canapés en
cuir, les surfaces recouvertes de miroir, les draps de satin noir de la chambre
(elle eut la chair de poule en les voyant), tout lui était atrocement familier.
Pourtant, c’était toujours le trou noir. Elle n’arrivait pas à se souvenir.
Elle commençait à croire que Ryan avait raison. Mais qui l’avait droguée ?
Ira, quand il lui avait servi son champagne ? Elle avait du mal à le croire.
Pourquoi l’aurait-il piégée, pour ensuite se donner tant de mal pour l’aider ? Ça
n’avait aucun sens.
Elle fit de nouveau le tour de l’appartement. Les questions se bousculaient
dans son crâne. La personne avec qui elle était venue ici avait dû laisser un nom
à l’accueil, il fallait chercher de ce côté-là. Son avocat aurait pu se procurer
l’historique des locations, mais pour ça, il aurait fallu qu’elle lui raconte tout et
elle s’y refusait catégoriquement.
Il devait y avoir un autre moyen de savoir avec qui elle avait passé la nuit.
Elle photographia les pièces une par une, en accordant une attention
particulière à celle où elle avait fait son strip-tease. Elle prit un cliché depuis la
place où on l’avait filmée. Un autre depuis l’endroit où elle s’était déshabillée.
Ne voyant rien de plus à faire, elle venait de fermer les yeux pour tenter de
solliciter sa mémoire une dernière fois avant de partir, quand elle entendit un
drôle de bruit qui semblait provenir du couloir d’entrée. Comme une sorte de
vrombissement.
— Ryan ? appela-t-elle.
Elle se dirigea vers la porte d’entrée sur la pointe des pieds, en trébuchant
sur son sac qu’elle avait abandonné par terre.
Le bruit se répéta, suivi d’un coup discret frappé à la porte. Glissant son sac
en bandoulière, elle alla coller son œil au judas. C’était Ryan.
— Tu m’as foutu une de ces trouilles ! murmura-t-elle.
Son téléphone vibra dans son sac et elle reconnut le bruit étrange qui l’avait
paniquée.
— Je t’ai envoyé un texto pour te prévenir, se défendit-il.
Elle retourna dans le salon sans un mot, pendant que Ryan regardait autour
de lui, les poings serrés, prêt à boxer un fantôme — sans doute celui de la
personne qui avait abusé d’elle dans cet appartement.
C’était touchant. Mais elle refusa de s’attendrir.
— C’est là que je me trouvais quand on m’a filmée, dit-elle d’une voix mal
assurée qui lui fit honte.
— Et la personne qui te filmait était loin ?
Elle le dévisagea d’un air surpris, comme si elle ne comprenait pas bien la
question.
— Tu étais filmée en gros plan ou à une certaine distance ?
Elle déglutit.
— A une certaine distance. De façon à être vue en pied. Ou au moins à
partir des genoux… Peut-être des tibias. Je ne me souviens pas vraiment. Je ne
pense pas qu’on voyait mes pieds, en tout cas.
Il acquiesça, tout en fixant le tableau accroché au mur.
— Celui qui t’a filmée devait donc se trouver ici…
Il avança vers le tableau pour le regarder de plus près, mais elle l’arrêta.
— Attends ! Là, au milieu… On dirait… C’est pas un trou ?
Ryan passa sa main sur la toile. Il y avait en effet un trou, en plein milieu.
Il s’agissait d’une grande toile, très dynamique signée H.D., comme celle
du hall. Le trou était minuscule mais bien net. Il était évident qu’on l’avait fait
intentionnellement. Elle entreprit aussitôt de décrocher le tableau et Ryan se
précipita pour aider. Ils poussèrent ensemble un cri de consternation en
découvrant une étagère, peu profonde, mais sur laquelle on pouvait aisément
installer une caméra de surveillance, ou même un portable en mode film.
— Ce n’est peut-être pas aussi catastrophique que tu le pensais, commenta
Ryan.
Aster le fusilla du regard. Elle était tellement impressionnante qu’il recula.
— Oui, d’accord, d’accord. Ce que je voulais dire, c’est que tu étais peut-
être seule dans cette chambre. Il n’y avait pas forcément quelqu’un avec toi.
Elle en eut le souffle coupé. Elle avait eu la même idée, sans oser la
formuler.
— Tu n’as peut-être pas été violée. Ça te ferait un poids en moins…
Evidemment, c’était tentant de se raccrocher à cet espoir, mais elle n’avait
encore aucune preuve.
En tout cas, on avait employé les grands moyens pour la piéger. Impossible
de le nier : elle avait un ennemi. Un homme sans visage et sans nom qui la
persécutait.
Après avoir pris une série de clichés de la cachette, Ryan remit la toile en
place. Ils allaient partir, quand Aster jeta un coup d’œil à son téléphone en
poussant un cri de surprise.
— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Ryan en passant un bras protecteur autour
de ses épaules.
Et cette fois, elle ne chercha pas à le repousser.

Je tenais à ce que tu l’apprennes par moi. La date de ton procès est fixée au 20
septembre. Ne t’inquiète pas, tes avocats préparent ta défense.

Elle en resta clouée sur place, au bord de la crise d’angoisse.


— Je n’arrive pas à y croire, gémit-elle en jetant un regard suppliant à
Ryan. Dans moins d’un mois, je serai devant un tribunal… Je ne sais pas
pourquoi, mais j’ai l’impression que ma cause est perdue d’avance. Mes
avocats n’ont aucune stratégie de défense. Les preuves contre moi sont
accablantes. L’opinion des jurés est déjà faite. Je n’ai aucune chance de les
convaincre de mon innocence. Je suis morte.
Ses genoux flageolèrent, elle eut l’impression que le sol se dérobait sous
ses pieds. Puis elle se retrouva dans les bras de Ryan.
— Ça va aller, murmura-t-il à son oreille en lui caressant les cheveux. Ne
t’inquiète pas.
Elle avait envie de le croire, de s’en remettre à lui. Mais elle devait se
battre. Elle se dégagea de son étreinte.
— J’ai bien peur que ça ne soit pas si simple, murmura-t-elle.
Elle s’efforçait de rester calme, mais elle était totalement paniquée. Et le
regard inquiet de Ryan ne la rassurait pas vraiment.
— Pour être acquittée, il faudrait au moins que j’aie un alibi solide, que je
puisse dire ce que j’ai fait cette nuit-là. Comme ce n’est pas le cas, il faut que
je retrouve Madison. Et vite. Chaque minute qui passe est une minute perdue.
Le compte à rebours a commencé.
Elle quitta l’appartement à grands pas et se dirigea vers les ascenseurs.
Tout en appuyant sur le bouton d’appel d’une main impatiente, elle tapa de sa
main libre un texto pour Javen. Elle avait besoin de ses compétences en
informatique pour savoir qui avait loué l’appartement 7 le soir de la disparition
de Madison.
— Attends quelques minutes avant de descendre, dit-elle à Ryan quand
l’ascenseur s’ouvrit. On se retrouve à la voiture.
Une fois en bas, elle rendit la carte magnétique au concierge.
— Alors ? demanda-t-il.
— Je suis très intéressée, répondit-elle en espérant qu’il ne remarquerait
pas que sa voix tremblait. Comment ça se passe, pour louer ?
Il fit glisser sur le comptoir une carte comportant l’adresse d’un site web.
— Vous vous inscrivez, vous remplissez le formulaire, vous payez en ligne.
— C’est tout ?
Il haussa les épaules et prit un air vague.
— Qu’est-ce que vous voudriez de plus ?
En plus d’être malhonnête et d’accepter des pots-de-vin, ce type était
grossier, mais elle n’était pas là pour lui donner des leçons de politesse et elle
se contenta donc de lui adresser un grand sourire en guise d’adieu. Elle passait
devant le grand tableau coloré quand, soudain, ça lui revint :
H.D. Harrison… H.D. Harrison…
L’auteur des tableaux était le père de Layla Harrison.
18. Paint It Black

— Tu vas où ?
Tommy s’arrêta net. Merde ! Il jeta un regard envieux du côté de la porte
du Vesper. Pas de chance, plus que deux pas et il aurait pu être libre.
Malheureusement, Ira sortait justement de son bureau et il venait de le
surprendre en train d’essayer de filer en douce — avant l’heure réglementaire.
Il marqua un temps de pause et prit une grande inspiration avant de lui faire
face.
— Euh… J’ai une réunion, alors…
Il désigna la porte du pouce.
Ira avança lentement pour venir se poster devant lui. Entre ses vêtements
de créateurs qu’il portait comme une armure et son habituelle expression
sévère, il était terriblement impressionnant. Tommy n’avait aucune envie de lui
déplaire. Mais c’était loupé.
— Et cette réunion a un rapport avec ton travail ?
Pas vraiment, songea Tommy. Mais il répondit :
— Bien sûr.
Ira le balaya du regard des pieds à la tête.
— La salle VIP prend forme, dit-il enfin. Tu y es entré récemment ?
Tommy secoua la tête. Le ton d’Ira semblait amical, mais avec lui il ne
fallait jamais baisser sa garde. Ira était un prédateur, on ne savait jamais quand
il attaquerait.
— Tu ne crois pas que tu devrais y jeter un coup d’œil ? Tu es bien le
promoteur de ce club, non ?
Tommy haussa les épaules et fourragea nerveusement dans ses cheveux.
— Je laisse bosser l’artiste parce qu’il veut qu’on lui foute la paix. J’ai déjà
jeté un œil à ce qu’il faisait et ça a l’air génial. Quand il aura terminé, je
n’aurai même plus besoin de faire de la promotion pour attirer du monde.
Le visage d’Ira se ferma.
— Ah oui ? Et pour quoi je te paye, dans ce cas ?
Tommy fit un effort pour se redresser, regarder Ira droit dans les yeux, ne
montrer aucun signe de faiblesse. Avec Ira, le moindre désaccord devenait un
combat — dont l’issue était régie par la loi du plus fort. Et pas de bol, avec sa
remarque sur la salle VIP, il allait prendre cher.
La question d’Ira était tellement légitime que Tommy se l’était posée plus
d’une fois. Il était ravi d’avoir obtenu ce poste, mais depuis que la pièce VIP
était en réfection, il n’avait presque rien à faire. Il en profitait pour s’occuper
de la promotion de sa musique. Evidemment, pas question de l’avouer à Ira qui
aurait été capable de le virer sur-le-champ.
— Je ne sais pas trop ce que vous attendez, murmura-t-il.
Il se rendit compte aussitôt que c’était la pire des réponses. Avec Ira, il
perdait tous ses moyens. C’était humiliant, à la longue.
— Evite d’essayer de deviner ce que j’attends. Tu n’as aucune chance de
tomber juste. Le mieux est de me répondre franchement, même si tu sais que ça
va me déplaire.
Tommy acquiesça. Bon. Maintenant qu’Ira lui avait passé un savon, il allait
peut-être le laisser partir ? Mais non… Il restait planté devant lui, attendant
visiblement des explications.
Il se résigna donc à poursuivre la conversation, tout en jetant de nouveau un
regard désolé du côté de la porte.
— Si vous y tenez, je vais ignorer la pancarte « Ne pas déranger » et entrer
dans la salle VIP pour admirer la fresque.
— Eh bien oui, j’y tiens, rétorqua Ira. Parce que je ne vois pas comment tu
pourrais faire la promotion d’une salle que tu n’aurais pas vue.
Puis il fit volte-face et s’éloigna. Tommy mit quelques secondes à
comprendre qu’il devait le suivre.
Après avoir grimpé l’étroit escalier menant à l’étage, Ira ouvrit la porte de
la future salle VIP sans même frapper et fit signe à Tommy d’y entrer, tout en
guettant sa réaction.
Le spectacle lui arracha tout d’abord un grognement incrédule.
C’était un vrai bordel. Le sol, heureusement bâché, était éclaboussé de
peinture. Les meubles, bâchés eux aussi, entassés contre un mur. Les enceintes
hurlaient un vieux morceau des Rolling Stones que Tommy n’avait pas entendu
depuis longtemps, mais qu’il se promit d’ajouter à sa playlist. Sur les murs, une
débauche de couleurs, impossibles à appréhender d’un seul coup d’œil. Et au
centre de tout ça se tenait le père de Layla, un pinceau à la main, tellement
absorbé par son travail qu’il n’avait pas remarqué leur présence. La fresque
était magnifique, vraiment impressionnante, pleine d’énergie.
Ne trouvant pas les mots pour exprimer son admiration, Tommy laissa
échapper un long sifflement.
— Il est cher, mais je ne regrette pas de l’avoir engagé, commenta Ira en
désignant l’artiste. Tu as une idée de ce que vaudront ces murs quand ce sera
terminé ? C’est un véritable investissement.
Tommy n’avait aucune idée de ce que ça vaudrait car les caprices du monde
de l’Art lui échappaient totalement. Mais il dut reconnaître que cette fresque
était un formidable raccourci en images de l’histoire du rock et un hommage à
la musique en général — à ce qu’elle apportait aux hommes, aux liens qu’elle
créait entre eux. Tout était là, en quelques coups de pinceau. C’était vraiment
ouf.
Tommy avait toujours considéré la musique comme un art supérieur, mais
cette peinture aurait presque pu le faire douter. Peut-être que tous les arts se
valaient. Tout dépendait en fait de l’artiste.
— Monsieur Harrison, appela Ira, qui semblait n’avoir aucun scrupule à
interrompre un artiste en pleine méditation. Je voudrais vous présenter Tommy
Phillips.
Quand Harrison se retourna, Tommy fut une fois de plus frappé par sa
ressemblance avec Layla. Et de se retrouver face à lui réveilla sa culpabilité
vis-à-vis d’elle… Il l’avait lâchement abandonnée.
— Ravi de vous revoir, déclara Harrison en tendant une main pleine de
peinture que Tommy n’hésita pas à serrer.
— Vous vous connaissez ? s’étonna Ira.
On sentait qu’il aurait bien voulu savoir comment et pourquoi. Tommy
n’en fut pas surpris. Ira avait besoin de tout contrôler, de tout prévoir. Rien ne
devait lui échapper. Mais il n’avait pas envie de lui raconter dans quelles
circonstances il avait fait la connaissance de Harrison — le fameux soir où il
avait dû raccompagner Layla chez elle parce qu’elle avait abusé de la tequila la
plus chère du Vesper.
— Oui, il est passé une fois à la maison, répondit Harrison d’un ton neutre.
Il adressa à Tommy un sourire entendu qui fit apparaître des rides autour de
ses yeux bleus.
Le regard calculateur d’Ira passa de l’un à l’autre.
— Bien, dit-il enfin. Nous ne voulons pas vous empêcher de travailler. Je
tenais simplement à ce que Tommy ait une idée de ce que vous faites, puisque
c’est lui qui va s’occuper de la salle VIP quand elle sera terminée.
— C’est vraiment magnifique, déclara Tommy.
Harrison l’impressionnait à la fois parce que c’était un grand artiste et
parce qu’il était le père de Layla.
Harrison le remercia d’un hochement de tête et s’essuya les mains sur son
jean, puis il se remit au travail. Tommy redescendit avec Ira au rez-de-
chaussée.
— Comme j’ai l’impression que tu ne sais pas comment t’occuper, je vais
te confier une mission, déclara Ira. Viens dans mon bureau.
Tommy s’arrêta sur le seuil du bureau en s’efforçant d’afficher un air
détendu, mais à l’intérieur, il trépignait d’impatience : il était sérieusement en
retard à son rendez-vous avec Malina et elle n’était certainement pas du genre à
attendre.
Mais Ira non plus, donc…
Ira sortit une enveloppe d’un tiroir. En contournant son bureau, il se cogna
au tiroir qu’il avait laissé ouvert, en faisant tomber un tas de paperasse qui
s’éparpilla au sol. Il y avait surtout des factures et des bons de commande — et
aussi une feuille plus petite que les autres qui attira l’attention de Tommy parce
qu’on y voyait la caricature d’un chat grimaçant avec une corde autour du cou
et… Il n’eut pas le temps d’en voir plus, car Ira fit un pas en avant pour poser
son mocassin noir Gucci sur le chat.
Comme s’il voulait le cacher.
Etrange.
Tommy scruta le visage d’Ira, mais il était calme et impassible, comme
toujours.
— Dépose ça au Night for Night en passant, ordonna Ira en lui tendant
l’enveloppe. Tu dois la remettre à James en main propre.
L’enveloppe était lourde et épaisse. Pour avoir déjà reçu ce genre de bonus
de la part d’Ira, Tommy devina que c’était du fric. Il se demanda ce que James
avait pu faire — ou ce qu’il était chargé de faire — pour mériter une telle
somme.
Il regarda l’enveloppe, puis le logo Gucci de la chaussure d’Ira qui écrasait
la caricature de chat. Quelque chose le tracassait, mais il n’aurait pas su dire
quoi.
— Ne sois pas en retard pour ta réunion, dit Ira.
Comprenant qu’il s’agissait d’une manière polie de le congédier, Tommy
partit, l’enveloppe sous le bras. Ce n’est qu’en s’installant derrière le volant
qu’il se souvint soudain de la carte dont lui avait parlé Layla, celle qui
accompagnait le journal de Madison.
Mais tu n’as même pas lu la carte ! Il y avait une carte avec la boîte. Une
caricature de chat, la corde au cou et…
Il ne l’avait pas laissé finir, mais le chat qu’elle avait commencé à lui
décrire aurait pu correspondre à celui qu’il venait de voir dans le bureau d’Ira.
Etait-ce Ira qui envoyait à Layla des extraits du journal de Madison ?
Il régla son rétroviseur pour observer l’entrée du Vesper. A présent, il était
tenté de retourner dans le bureau d’Ira sous un prétexte quelconque pour lui
piquer cette feuille et la montrer à Layla.
Ira avait donné du travail à Layla, puis à son père, réglant ainsi pour un
moment leurs problèmes financiers. Il était donc en quelque sorte devenu le
bienfaiteur de la famille Harrison. Comme il était le bienfaiteur d’Aster. Ira
aimait s’entourer de gens qui lui devaient tout et devenaient ainsi totalement
dévoués à sa cause.
Etait-il en train de tisser sa toile autour de Layla ?
Et si oui, dans quel but ?
Tommy était sur le point d’appeler Layla pour lui faire part de ses
soupçons, quand il reçut un texto de Malina. Elle s’impatientait et elle voulait
savoir s’il arrivait bientôt, ou si elle devait annuler leur rendez-vous. Ah non !
Ce rendez-vous était une priorité pour sa carrière.
S’il avait envie de devenir une star, de pouvoir dire un jour à Ira qu’il était
son fils, il n’avait pas de temps à perdre avec les soucis des autres.
Layla le disait elle-même : L.A. était une ville d’ambitieux qui n’avaient
pas le temps de s’occuper de leurs amis — quand ils en avaient.
Il régla son rétroviseur et démarra. Malina l’attendait.
19. Building A Mystery

Trena Moretti avait donné rendez-vous à Layla au Palmers. Pour patienter


en l’attendant, elle visionnait l’interview d’Aster, tout en sirotant un délicieux
vin rouge. C’était au moins la dixième fois qu’elle se repassait la séquence —
elle avait cessé de compter au bout de la cinquième. Au début, elle avait bu du
petit-lait tout du long, le sourire aux lèvres, rien qu’en pensant que ça serait
diffusé à une heure de grande écoute. Ensuite, elle avait repris son regard
critique et analysé les passages où elle aurait pu être meilleure, ainsi que ceux
où elle avait raté des ouvertures — probablement à cause de sa nervosité.
Dans l’ensemble, elle était plutôt contente de son travail. Aster lui avait
donné du fil à retordre, mais le résultat était parfait, ça ferait grimper
l’audimat. L’attitude récalcitrante d’Aster l’avait obligée à poser des questions
ciblées pour avoir le dessus. Cette interview n’allait pas tarder à être virale et à
devenir le hashtag le plus populaire du réseau.
Les responsables de la chaîne semblaient satisfaits et elle espérait qu’ils
feraient de nouveau appel à elle, pour d’autres émissions. Parce que maintenant
qu’elle avait fait l’expérience de la caméra, la perspective de retourner dans
l’ombre et de se cantonner à écrire des articles lui paraissait inconcevable.
C’était le moment ou jamais de viser haut et de se faire une place à la télé.
La disparition de Madison était un passeport VIP pour atteindre ses objectifs.
Elle avait quand même eu une sacrée chance de rencontrer Layla, une
proche de plusieurs protagonistes de l’affaire Madison. La gamine l’admirait et
la considérait comme une sorte de mentor, et Trena ne s’était pas fait prier pour
jouer auprès d’elle un rôle de gourou en échange de tuyaux qui lui avaient
donné de l’avance sur ses confrères.
Mais ces derniers temps l’attitude de Layla avait changé. Elle se montrait
distante et évasive, pas moyen de la coincer. Plus aucun tuyau de son côté. Rien
non plus de la part de son contact dans la police de L.A. Priya, sa nouvelle
assistante, n’avait pas été foutue de dégoter une info suffisamment juteuse pour
être utilisée.
Trena s’était donc trouvé dans la position peu enviable de courir après
Layla, comme Layla avait autrefois couru après elle.
Le scandale lié à la disparition de Madison allait intéresser le public pour
un bon moment, il fallait absolument en profiter. Trena était bien trop
ambitieuse et combative pour laisser passer une chance pareille — la chance de
sa vie, en vérité. Elle s’était donc résignée à mettre son ego de côté et à
quémander un rendez-vous. Pour leur rencontre, elle avait choisi un endroit
calme et élégant — banquettes en suédine et photos sépia de Mustang aux
murs. Elle attendait beaucoup de cette rencontre. Elle devait absolument faire
parler Layla.
Elle consulta sa montre et fronça les sourcils. Layla avait dix-huit minutes
de retard, chose qu’elle ne se serait jamais permise à l’époque où elle cherchait
absolument à lui plaire. Elle avait compris que le rapport de force s’était
inversé et ne se gênait pas pour en jouer.
— Elle vient d’entrer, murmura Priya.
Trena ôta ses écouteurs et suivit la direction que pointait le doigt de Priya.
— Je ne la vois pas.
— Elle parle avec l’hôtesse d’accueil, insista Priya.
— J’ignorais que tu la connaissais, s’étonna Trena.
— Je ne la connais pas, mais je me suis renseignée sur elle et j’ai vu sa
photo sur Internet, répondit posément Priya en rassemblant ses affaires. Ah ça y
est, elle approche.
Trena fut tentée un instant de lui demander de rester, puis elle changea
d’avis. Layla parlerait plus facilement si elles étaient seules.
Priya quittait la table au moment où Layla approchait et elles se saluèrent
de la tête en se croisant.
Layla semblait contrariée, plus tendue que d’habitude. Elle se passait
nerveusement la main dans les cheveux et ne cessait de regarder autour d’elle,
comme si elle regrettait d’être venue. Ça commençait mal.
— Ça fait longtemps, déclara-t-elle en guise d’entrée en matière.
— C’est sûr, répondit Trena. J’ai été très occupée et je suppose que toi
aussi.
Elle but une petite gorgée de vin, puis reposa son verre, sans le lâcher. Elle
avait décidé de laisser Layla mener l’entretien, pour ne pas la bousculer.
— Tout le monde est occupé à L.A., soupira Layla en levant les yeux au
ciel. Ici, pour être considéré, il faut avoir l’air surbooké.
Trena sourit. La glace commençait à fondre. Parfait.
— Aster m’a dit que l’interview s’était bien passée, enchaîna Layla.
Trena haussa les épaules et prit un air faussement modeste.
— Elle sera diffusée ce soir, on verra bien.
— Tu ne l’as pas encore vue ?
— Pas eu le temps…, répondit Trena en tapotant le pied de son verre.
Pas question d’avouer à Layla qu’elle avait épluché l’enregistrement
pendant des heures, en se torturant l’esprit pour savoir ce qu’elle devait
divulguer maintenant et ce qu’il valait mieux garder pour plus tard.
— Tu vois souvent Aster ? demanda-t-elle.
— On ne peut pas dire ça, répondit évasivement Layla. D’autant plus
qu’elle vient juste de sortir de prison.
Son regard s’égara du côté de la porte et Trena se demanda si elle pensait
déjà à partir.
— Oui, je sais bien, murmura-t-elle. Je sais bien.
— Je la vois plus que sa propre famille, en tout cas, reprit Layla.
Trena s’agita sur la banquette en tripotant son set de table.
— Elle n’a pas encore repris contact avec sa famille ?
Le visage de Layla s’assombrit.
— Ils ont des rapports plutôt compliqués, mais ce n’est pas à moi d’en
parler.
Merde. Trena se rendit compte qu’elle avait mal joué en trahissant son
intérêt pour la question. Il ne lui restait plus qu’à faire machine arrière et à
attendre le bon moment pour revenir à la charge — avec un peu plus de finesse.
— On commande ? proposa-t-elle en montrant les menus posés dans les
grandes assiettes carrées. Leurs steaks aux herbes sont réputés, mais la salade
de chou vaut le déplacement, crois-moi.
Layla secoua la tête.
— C’est qui, cette fille ? demanda-t-elle, comme si elle n’avait pas
entendu.
Trena lui lança un regard interrogateur.
— Celle qui était assise avec toi.
— Mon assistante ?
— Ah, c’est ton assistante… Je l’avais prise pour ton garde du corps.
Trena suivit le regard de Layla. Priya s’était installée au bar, à un endroit
d’où elle pouvait les surveiller.
— Elle s’est éloignée pour ne pas nous déranger, expliqua-t-elle.
Mais elle était surprise que Priya n’ait pas eu la délicatesse de s’éclipser
pour de bon et surtout contrariée qu’elle mette sa démarche en péril en restant à
proximité.
— Je la connais, murmura Layla en fronçant les sourcils, comme si elle
essayait de se souvenir où elle l’avait vue.
— Ah bon ? s’étonna Trena.
Priya lui avait pourtant assuré ne pas connaître Layla. Mais après tout, elles
avaient pu se croiser. Elles traînaient plus ou moins toutes les deux dans le petit
milieu du journalisme.
— Son nom ne me dit rien, mais je suis pratiquement sûre qu’elle a passé
l’audition pour le concours Unrivaled.
Priya avait dû remarquer qu’elles parlaient d’elle et comprendre que sa
présence dérangeait, parce qu’elle prit son sac en bandoulière et quitta son
tabouret, sans lâcher son téléphone. Trena la suivit des yeux et attendit qu’elle
franchisse la porte donnant sur l’extérieur pour se tourner de nouveau vers
Layla.
— Tu en es sûre ?
Trena fouilla dans ses souvenirs. Priya ne lui avait jamais parlé de ce
concours et c’était d’autant plus bizarre qu’elles travaillaient sur l’affaire
Madison.
— Pas à cent pour cent, non, soupira Layla en haussant les épaules. Il y
avait beaucoup de monde à cette audition et les gens ne sympathisaient pas
vraiment. Je n’ai parlé à personne.
— En tout cas, même si elle a passé l’audition, elle a été éliminée tout de
suite, c’est ça ?
Layla fit oui de la tête.
— Ça ne m’étonne pas, commenta Trena. Elle n’a vraiment pas les qualités
requises pour s’occuper d’un club.
Elle avait surtout envie de croire que son instinct ne l’avait pas trompée et
qu’elle avait eu raison d’engager Priya.
— Moi non plus je n’ai pas les qualités requises pour m’occuper d’un club,
fit remarquer Layla en riant.
Elle prit le menu, qu’elle parcourut d’un air distrait, avant de le reposer.
— Mais Ira m’a quand même sélectionnée pour le concours. Et pas Priya.
Va savoir pourquoi.
Elle haussa les épaules.
— Je ne peux pas m’attarder, Trena, avoua-t-elle brusquement. Je passais
juste en coup de vent.
Trena se retint de pousser un gémissement. En coup de vent. Génial. Elle
avait espéré que Layla se laisserait aller à des confidences pendant le déjeuner.
Sans compter qu’elle avait faim…
— Tu as l’air préoccupée, commenta-t-elle en jetant à Layla un regard
inquiet, un peu surjoué.
— Non, ça va très bien, répondit Layla, tout en se redressant, comme si elle
rassemblait ses forces pour lui résister.
Puis elle soupira.
— Mais bon… Je pense à Aster, qui va être jugée pour un crime qu’elle n’a
pas commis. Et en plus…
Et en plus QUOI ?
Trena eut envie de hurler, mais elle se retint et se força à boire posément un
peu de vin pour ne pas montrer à quel point elle attendait la suite.
Layla secoua la tête et demeura silencieuse un moment, puis, soudain, au
moment où Trena s’était presque résignée à ne rien en tirer, elle se jeta à l’eau.
— On risque quoi, en cas de diffamation ?
Elle se pinça les lèvres et ses joues rosirent.
— Dans le cadre de l’exercice de la profession de journaliste, je veux dire,
précisa-t-elle. Dans quel cas on peut être poursuivi ?
— Ta question a un rapport avec l’affaire Madison ? demanda Trena.
Elle était à peu près certaine que oui, mais elle voulait confirmation.
Layla hésita, avant de répondre d’un bref hochement de tête.
— Madison est une personnalité publique, donc…
— Oui, ça je sais, coupa Layla en agitant une main impatiente. Mais
imagine que quelqu’un poste quelque chose en disant de bonne foi que ça a été
écrit par Madison et qu’ensuite il s’avère que cette personne s’est trompée et
que c’est un faux. Est-ce que ça serait considéré comme une diffamation ?
C’était donc ça ! Voilà pourquoi elle semblait si nerveuse et perturbée. Elle
avait quelque chose à publier, mais elle avait peur d’être poursuivie en
diffamation. Après ce qui était arrivé à Aster, elle avait de bonnes raisons
d’être parano. Celui ou celle qui était derrière cette affaire avait le bras long.
Elle prit un air grave, comme si la question lui posait un vrai dilemme.
— Pour te répondre sérieusement, il faudrait que je sache de quoi il est
question, lâcha-t-elle enfin.
Layla se mordit de nouveau les lèvres, comme pour s’empêcher de dire
quelque chose qu’elle regretterait ensuite. Puis elle prit son sac sur ses genoux
et mit à en tripoter nerveusement la lanière. Est-ce qu’elle avait là-dedans le
truc qu’elle hésitait à publier ? Trena demeura impassible. Elle aurait voulu lui
arracher ce sac et s’emparer des trésors qu’il contenait.
Puis, brusquement, Layla se leva en serrant son précieux sac contre sa
poitrine.
— Je dois y aller, murmura-t-elle.
A présent, sa voix trahissait une sorte de panique. Trena dut faire un effort
surhumain pour conserver son calme.
— Tu ne peux vraiment pas rester ?
Layla secoua la tête en se dandinant d’un pied sur l’autre, comme si elle
avait hâte de partir.
— Très bien, répondit Trena d’un ton dégagé. Si tu as besoin de quoi que ce
soit, n’hésite pas à m’appeler. Tu sais que je suis là pour toi.
Layla acquiesça distraitement, regarda tout autour d’elle, puis fonça vers la
porte sans ajouter un mot.
Trena régla l’addition, rassembla ses affaires à la hâte et fila vers sa
voiture, qu’elle regagna juste à temps pour voir Layla démarrer. Puisque la
gamine ne voulait rien dire, elle avait décidé de la suivre pour tenter de
découvrir ce qu’elle lui cachait. Elle prit soin de maintenir entre elles une
distance raisonnable, afin de ne pas se faire repérer. Après avoir roulé un
moment, Layla s’arrêta devant le W. OK, elle allait donc voir Aster. Trena se
gara un peu plus loin.
Layla détenait une information sensible, c’était certain, mais elle était trop
parano en ce moment pour se fier à elle.
Elle écarta son siège du volant et l’inclina un peu. L’attente risquait de se
prolonger, autant s’installer confortablement. Malheureusement, il ne lui restait
qu’un quart de plein, elle dut donc couper le moteur et la clim. Il faisait une
chaleur à crever, elle fit descendre la vitre de sa portière. Dehors, on se serait
cru dans un sauna, mais au moins elle aurait un peu d’air.
Les gens d’ici prétendaient que la chaleur était supportable, parce que
sèche. Sèche ou pas, ça relevait de l’exploit de rester enfermée dans une voiture
avec une température qui dépassait les quarante degrés.
Le ventre de Trena gargouilla et elle regretta de ne pas avoir mangé
quelque chose au Palmers en attendant Layla. Elle ouvrit la boîte à gants. Elle
avait peut-être là-dedans une barre énergétique ou un paquet de M&M’s. Il
fallait absolument qu’elle avale un truc pour tenir le coup. Elle ne trouva qu’un
biscuit Starbucks aux amandes qui traînait là depuis une semaine. Elle déchira
l’emballage et mordit dedans. Rance. Elle se penchait par la vitre pour cracher
sa bouchée, quand elle remarqua une voiture de police banalisée qui stationnait
de l’autre côté de la rue.
Du coup, elle se força à avaler avec une gorgée d’eau et cala ses lunettes
noires, tout en scrutant du côté de la voiture en question. Tassé derrière le
volant, l’inspecteur Larsen en personne surveillait l’immeuble d’Aster.
20. I Know What You DidLast Summer

— J’ai encore reçu un message anonyme aujourd’hui. Décidément, on n’a


pas fini de me harceler.
Layla se laissa tomber comme une masse sur le canapé. Aster et Ryan
tournèrent vers elle un visage inquiet. Javen, le jeune frère d’Aster, ne leva pas
le nez de son ordinateur.
— Cette fois, je l’ai trouvé coincé entre mon essuie-glace et le pare-brise.
On me menace de représailles si je ne poste pas sur mon blog les extraits du
journal de Madison.
— Mais pourquoi tu veux pas les poster ? demanda Ryan.
Layla haussa les épaules.
— J’ai des doutes sur leur authenticité.
Elle se leva et marcha jusqu’à la fenêtre, en se demandant pourquoi elle
répugnait à leur dire qu’elle soupçonnait Emerson d’être impliqué là-dedans.
— J’ai aucune preuve qu’ils sont de Madison et j’ai pas envie d’être
poursuivie en diffamation.
— Et si tu en parlais à Trena ? proposa Ryan. Elle doit être au courant de ce
genre de trucs.
Ryan était bien naïf. Avec Trena, elle venait de le constater, c’était donnant-
donnant. Trena aurait pu l’aider, mais en échange elle aurait demandé à voir le
document. Et il n’était pas question de le lui montrer.
— J’aurais trop peur qu’elle me pique le scoop, dit-elle enfin. Je ne lui fais
pas confiance.
Elle lui faisait d’autant moins confiance qu’elle travaillait avec cette Priya,
qui avait postulé pour le concours Unrivaled. C’était quand même une drôle de
coïncidence. Son instinct lui disait de se méfier de Priya.
— T’as raison, intervint Aster en lui lançant un regard chargé de sous-
entendus. Il ne faut faire confiance à personne.
— Qu’est-ce que tu veux dire par là ? demanda-t-elle.
Sa vie était suffisamment compliquée comme ça. Elle n’avait pas envie de
jouer aux devinettes.
Aster échangea un regard entendu avec Ryan, puis allongea devant elle ses
longues jambes nues.
— Ryan et moi on a vu des œuvres de ton père dans l’immeuble où j’ai
passé la nuit, le soir de la disparition de Madison, annonça-t-elle.
— Vous avez retrouvé l’appartement ?
C’était une grande et excellente nouvelle. Elle se demanda pourquoi Aster
prenait cet air tragique au lieu de se réjouir.
— Ne cherche pas à détourner la conversation, coupa sèchement Aster.
— Mais… Je ne cherche pas à détourner la conversation…
— Explique-moi plutôt pourquoi on a vu un tableau de ton père dans le hall
de l’immeuble. Et un autre dans l’appartement où j’ai passé la nuit !
Ryan prit la main d’Aster pour tenter de la calmer, mais elle la lui retira
brusquement et se tourna vers son frère qui s’activait sur son clavier depuis un
moment. Layla ne savait pas ce qu’il faisait exactement, mais Aster lui avait
apparemment confié une mission importante et lui jetait de temps en temps des
regards impatients.
— Franchement, je ne vois pas où tu veux en venir. Mon père est un artiste
coté, il a vendu des toiles un peu partout, et ça n’a rien d’exceptionnel de
trouver une de ses œuvres dans un immeuble de L.A.
— Deux, coupa Aster. Il y en avait deux.
Layla fit un effort pour conserver son calme. Aster commençait à déjanter
sérieusement. Elle avait l’air de sous-entendre que son père était complice de
ceux qui l’avaient piégée. Ou bien était-ce, elle, qu’elle soupçonnait ?
— Et il y avait un trou dans une des toiles, poursuivit Aster.
Layla comprenait de moins en moins où Aster voulait en venir.
— J’aurais jamais fait de trou dans une peinture de mon père, protesta-t-
elle. C’est comme brûler un livre !
Ryan fit signe à Aster de se calmer, puis tourna vers Layla un regard
contrit.
— Fais pas attention, elle est sur les nerfs…
Aster se leva d’un bond du canapé et alla rejoindre son frère.
— Tu trouves quelque chose ? lui demanda-t-elle d’un ton impatient, en
gesticulant.
— Peut-être bien, répondit-il avec un petit sourire…
Il cessa de taper et fit pivoter son siège pour se tourner vers eux. Une fois
de plus, Layla fut frappée par sa ressemblance avec Aster. Ils étaient tous les
deux d’une beauté saisissante, avec peut-être un petit plus pour lui.
— Arrête un peu de te la jouer suspense, Javen, déclara Aster d’un ton
menaçant, une main sur la hanche. C’est pas le moment. Je te rappelle que je
joue ma peau.
— C’est toi qui nous fais du pseudo-suspense, marmonna Javen en levant
vers elle ses yeux ourlés de longs cils. J’aimerais bien que tu me dises pourquoi
tu t’intéresses tant à cet immeuble. Parce que je ne vois vraiment pas le rapport
avec tes problèmes.
Aster détourna le regard, le visage fermé. Layla comprit qu’elle avait
demandé à son frère de faire des recherches à propos de l’appartement, sans lui
expliquer le contexte. Javen avait raison, elle faisait trop de mystères. Elle
avait même refusé d’en parler à ses avocats. Elle avait tort, mais impossible de
le lui faire admettre, elle était trop butée.
Cet appartement était un élément clé et il leur aurait fallu le nom du
propriétaire. Trena aurait pu se charger de le rechercher, en échange de
l’exclusivité de l’info — à condition qu’elle ne divulgue rien tant qu’ils ne lui
donneraient pas le feu vert. Elle avait besoin d’éléments nouveaux pour
continuer à écrire des articles, elle aurait sûrement accepté le marché.
— Allez Aster, insista Javen. Avoue au moins que tu sortais de cet appart
quand t’es rentrée à la maison dans des fringues de mec. C’est ça ? Tu y avais
passé la nuit ? Avec qui ? Je ne dirais rien aux parents, je te jure.
Aster le fusilla du regard.
— Mais je rêve ! Tu fais le coup du chantage aux parents alors que je suis
désespérée ? Tu veux quoi, en échange de ton silence ? Les clés de ma voiture ?
Je ne l’ai plus. La police l’a embarquée.
— Je ne veux rien du tout, protesta calmement Javen. Et de toute façon, je
sais déjà tout, je viens de te voir passer dans le couloir de l’immeuble. En train
d’entrer dans cet appart.
Aster se jeta sur lui pour regarder l’écran, mais il la prit de vitesse et
referma l’ordinateur d’un coup sec.
— Tu pourrais quand même me faire confiance, Aster… Tu m’as demandé
de hacker une société de vidéosurveillance et je l’ai fait sans poser de
questions, alors que c’est illégal. Je prends de gros risques pour toi, et tu me
traites en ennemi, c’est pas sympa du tout.
L’argument sembla porter. Aster cessa de s’agiter.
— Très bien, soupira-t-elle enfin. Je me suis réveillée dans cet
appartement, mais je ne sais pas comment je suis arrivée là, ni avec qui.
Javen la dévisagea longuement.
— Sur l’enregistrement, on voit la personne qui était avec toi. D’après les
vêtements et les cheveux longs, c’est plutôt une fille. Et l’appart a été loué à
ton nom.
Aster se décomposa. Layla crut qu’elle allait s’évanouir. Ryan se leva d’un
bond pour la soutenir, mais elle s’était déjà reprise et le repoussa.
— Je vais bien, marmonna-t-elle.
Puis elle se tourna vers Javen.
— Fais voir !
Cette fois, Javen ne se fit pas prier et leur montra l’enregistrement de la
caméra de surveillance de l’immeuble. On y voyait Aster tituber dans le
couloir, soutenue par une brune aux cheveux longs plus petite qu’elle. Quand
elles arrivèrent devant l’appartement 7, la brune plongea la main dans le sac
d’Aster et en sortit la clé magnétique qui ouvrait la porte. Puis elle entra en la
poussant devant elle.
— Je ne comprends pas, murmura Aster. Des témoins jurent m’avoir vue
monter dans une voiture avec un homme. Personne n’a parlé d’une fille. Et
pourquoi la clé était-elle dans mon sac ? Je n’avais jamais mis les pieds dans
cet immeuble.
— La fille était peut-être déjà dans la voiture quand t’es montée, ou bien
elle vous attendait devant l’immeuble, proposa Layla. La clé, c’est peut-être
elle qui l’avait mise dans ton sac. Le DVD qu’on t’a envoyé, tu l’as regardé
jusqu’au bout ?
Aster lui jeta un regard noir.
— Non, je l’ai pas regardé jusqu’au bout. Franchement, je me sens assez
humiliée comme ça.
— Eh bien tu devrais, insista posément Layla.
Les sautes d’humeur d’Aster ne l’impressionnaient pas.
Aster fit mine de ne pas avoir entendu et tripota nerveusement la main de
Fatma qui pendait à son cou.
— Si on résume : j’ai abandonné Ryan au club pour me rendre dans une
luxueuse garçonnière que j’aurais soi-disant louée. Et j’y aurais passé la nuit
avec une petite brune aux cheveux longs qui portait un jean moulant Rag &
Bone ?
— Tu as reconnu la marque du jean ? s’étonna Layla.
Aster était vraiment calée en fringues. Elle était capable d’identifier la
marque d’un jean, sur une vidéo de mauvaise qualité !
— Tu n’as pas passé la nuit avec elle, corrigea Javen. Elle est ressortie
presque tout de suite. Regarde.
Il fit avancer la vidéo, puis appuya de nouveau sur le bouton Play. La brune
sortit, en prenant soin de garder la tête baissée, pour que la caméra ne filme pas
son visage. D’après l’heure inscrite en bas de l’image, il ne s’était écoulé que
quinze minutes depuis qu’elle était entrée.
Aster s’installa par terre aux pieds de Javen, la tête dans les mains, comme
si elle n’avait plus la force de se tenir debout.
— Cette fille ne vous rappelle personne ? demanda Layla.
Aster gémit. Les autres ne répondirent pas.
— Même taille et même corpulence que Madison, poursuivit-elle. Ça
pourrait être elle, avec une perruque brune. Ryan a dit qu’elle avait l’intention
de disparaître quelque temps. C’est ce qu’elle a fait. Mais en plus elle a mis en
scène un faux meurtre pour en faire baver un peu à Aster, histoire de se venger
de s’être fait piquer Ryan. Si c’est le cas, elle ne va pas tarder à revenir pour
l’innocenter. Elle est peut-être en ce moment en train de se dorer au soleil sur
une plage des tropiques et elle se marre comme une baleine en pensant à nous.
— Ce serait vraiment dégueulasse, murmura Aster. J’ai quand même passé
une semaine en prison.
Son expression montrait pourtant qu’elle n’écartait pas complètement la
thèse de Layla.
— J’aimerais te croire, ajouta-t-elle. Mais enfin, ça voudrait dire que
Madison est une grosse sociopathe.
Layla haussa les épaules.
— Ça voudrait surtout dire qu’elle est rancunière.
— Vous pensez vraiment qu’elle aurait pu aller jusqu’à tacher la robe
d’Aster avec son propre sang, pour la faire accuser ? intervint Ryan. J’ai quand
même du mal à le croire.
— Je vais continuer à étudier la vidéo jusqu’au moment où Aster s’en va,
déclara Javen. Si je vois quelqu’un entrer ou sortir de l’appartement, je vous le
montre. Mais j’en ai pour des heures vu qu’entre les cours et Nanny Mitra et les
parents sur le dos, je ne pourrai pas y consacrer beaucoup de temps.
Il leva les yeux au ciel et Aster ne put s’empêcher de rire.
— Bon, dit Ryan. Pour l’instant, nous savons qu’Aster a été droguée et
conduite dans un appartement loué à son nom. La fille qui l’a fait entrer dans
cet appartement n’est restée à l’intérieur qu’une quinzaine de minutes et puis…
— En quinze minutes, elle a pu convaincre Aster de faire un strip-tease et
ensuite la coucher, tout simplement, commenta Layla. Il ne s’est peut-être rien
passé de grave.
— On n’en sait rien, soupira Aster d’un air résigné. On ne sait rien sur rien,
en fait. Vous avez tous l’air de croire que Madison est toujours en vie, mais ça
reste à prouver.
— T’as raison, ça reste à prouver, renchérit Layla. Sans compter que je
viens de penser à un truc… Il y a les extraits du journal… Pourquoi Madison
voudrait que je poste des pages de son journal sur mon blog ? C’est pas du tout
dans son intérêt.
— Personne n’a dit que c’était Madison qui te les envoyait, fit remarquer
Ryan. Elle a peut-être un ennemi qui profite de la situation.
— Oui, quelqu’un qui ne supporte plus que tout le monde la prenne pour
une sainte et qui veut que ses fans sachent qui elle est vraiment, approuva
Javen.
— Possible, soupira Aster. Mais qui ?
— J’ai une idée ! s’écria Layla. Je vais publier un défi sur mon blog pour
provoquer la personne qui me harcèle. On verra bien ce que ça déclenche. Je
peux me servir de cet ordinateur ?
Javen lui passa le portable et elle ouvrit aussitôt la page de son blog pour y
poster un bref message.
BEAUTIFUL IDOLS
Réponse du chat curieux :
Le chat est un petit curieux
Mais pour qu’il entre dans ton jeu
Faudra lui donner beaucoup mieux.
Alors fais donc un petit effort
Et envoie-lui un vrai trésor.
— Pourquoi en rimes ? demanda Aster qui lisait par-dessus son épaule.
— Private joke, répondit Layla. Et ne me dis pas que ce n’est pas bon. Je
suis journaliste, pas poète.
— T’es sûre de vouloir poster ça ?
Ryan paraissait sceptique.
— C’est déjà fait, rétorqua Layla en rendant l’ordinateur à Javen.
Maintenant il n’y a plus qu’à attendre que le poisson morde. Et toi, Aster, il est
temps que tu regardes ce DVD jusqu’au bout. Je veux bien le faire avec toi, si
ça peut te rassurer. On trouvera peut-être une info intéressante. Et même s’il
n’y a rien, on saura au moins ce qui t’est arrivé ce soir-là.
21. Guilty Filthy Soul

Aster enfonça un peu plus son chapeau sur sa tête et tenta d’en rabattre les
bords pour mieux dissimuler son visage. Elle était dans sa voiture, devant la
grille de ses parents, mais ils mettaient un temps fou à lui ouvrir. Elle appuyait
nerveusement sur l’accélérateur et la voiture faisait des soubresauts. Autour
d’elle, les paparazzis cognaient aux vitres en hurlant son nom. Horrible ! Quand
la porte s’ouvrit enfin, elle démarra en trombe pour remonter l’allée, soulagée
de laisser enfin derrière elle cette bande de vautours.
Elle pila devant le garage et demeura quelques instants sur son siège,
agrippée au volant, le souffle court. Elle avait besoin de se calmer avant de se
présenter devant ses parents. Ils avaient accepté de la voir et elle tenait à leur
faire bonne impression.
Elle pouvait y arriver.
Elle allait y arriver.
Au bout d’un moment, elle se décida à sortir de la voiture et avança d’un
pas résolu dans l’allée pavée, en se demandant qui viendrait l’accueillir. Sans
doute la femme de ménage ou Nanny Mitra… Elle aurait préféré Javen. Elle
avait bien besoin de voir un visage amical.
Quand elle sonna, le battant s’ouvrit presque aussitôt sur… son père !
Elle se jeta dans ses bras.
Il referma la porte du pied et lui rendit son étreinte, mais avec raideur, sans
la moindre tendresse, aussi elle se repoussa de lui, en essuyant du revers de la
main les larmes d’émotion qui roulaient sur ses joues.
— Bonjour, papa, murmura-t-elle.
Il lui répondit par un regard plein de tristesse.
Par-dessus son épaule, elle aperçut sa mère qui se tenait un peu plus loin et
la saluait d’un signe de tête, digne et distante, comme toujours. Au pied de
l’escalier, Nanny Mitra semblait aussi froide et sévère que sa mère, et elle
décida de l’ignorer. Nanny Mitra ne l’avait pas soutenue depuis le début de
cette affaire et elle lui en voulait. Personne n’osait rien dire, ils étaient tous là,
plantés dans l’entrée, à se regarder dans le blanc des yeux. Heureusement,
Javen descendit l’escalier et vint droit sur elle.
Ils avaient décidé de faire comme s’ils ne s’étaient pas vus depuis sa sortie
de prison, aussi elle le serra passionnément dans ses bras en lui ébouriffant les
cheveux, jusqu’à ce qu’il lui murmure :
— Merde, Aster, n’en fais quand même pas trop…
Elle le relâcha aussitôt.
Avant de venir, elle avait longuement réfléchi à ce qu’elle allait dire, mais
à présent elle avait la tête vide et ne se souvenait plus du discours qu’elle avait
préparé. Des excuses auraient pu faire une bonne entrée en matière, mais elle
préféra s’abstenir. Au point où ils en étaient, ça n’aurait servi à rien.
— Allons dans le salon, proposa sa mère d’une voix sèche et autoritaire.
Puis elle s’adressa à Javen :
— Retourne dans ta chambre.
— Mais maman…
Aster lui adressa un regard qui le fit taire. Un refus de sa part n’aurait fait
qu’énerver leur mère et elle l’était déjà suffisamment comme ça.
Elle le suivit des yeux tandis qu’il grimpait l’escalier lentement, suivi de
près par Nanny Mitra. Puis elle emboîta le pas à sa mère, les yeux fixés sur ses
chaussons Chanel noirs. Dans le salon, elle s’assit à la place qu’elle lui désigna,
dans l’immense canapé garni de coussins de soie, aussi raide et peu accueillant
que la maîtresse de maison. Le salon n’avait par ailleurs rien de chaleureux, il
était décoré pour impressionner les visiteurs, surchargé de meubles imposants
et d’antiquités de prix.
Aster attendit que sa mère s’installe dans un des fauteuils à haut dossier et
lui laissa le soin d’engager la conversation.
— Nous avons été très choqués d’apprendre par la télévision que tu étais
sortie de prison. Nous aurions dû être les premiers prévenus.
Aster baissa la tête et contempla ses mains. Elle s’était attendue à ce
reproche auquel elle ne pouvait pas répondre franchement sans être blessante.
Elle opta donc pour un demi-mensonge.
— J’avais besoin de temps pour réfléchir à tout ça, dit-elle enfin. Et je me
suis dit que vous aussi.
Sa mère inclina la tête de côté en prenant un air sceptique. Son père fit la
moue. Il était debout derrière le fauteuil de sa femme, une main posée sur son
épaule, comme pour montrer qu’il faisait bloc avec elle. Ils paraissaient
tellement froids et distants qu’Aster regretta d’être venue. On ne pouvait pas
discuter avec eux. Mieux valait partir avant que ça ne dégénère. Elle se leva.
— Nous avons vu ton interview, déclara soudain son père.
Aster s’arrêta net dans son élan, entre debout et assise.
— Tu t’en es très bien sortie, avec cette journaliste. J’étais fier de toi.
Aster reprit lentement sa place. Peut-être pouvait-elle rester, après tout…
La déclaration de son père lui faisait tellement plaisir qu’elle en aurait
presque pleuré de joie, mais elle se borna à acquiescer d’un signe de tête.
— Nous savons que tu n’es pas coupable, Aster.
Cette fois, c’était sa mère qui venait de parler et Aster se demanda si elle
avait bien entendu. Elle s’était attendue à tout, sauf à ça. Sa mère ne la croyait
donc pas capable des pires atrocités ? Pourtant, depuis qu’elle l’avait vue
rentrer à l’aube avec des vêtements empruntés à un garçon, elle semblait la
considérer comme une moins que rien.
— Mais ça n’excuse pas tout le reste. Ce que tu as fait. Ce que tu nous as
fait subir.
Aster se tassa sur le canapé. Elle avait fait beaucoup de mal à ses parents,
mais malheureusement elle ne pouvait pas revenir en arrière. Il ne lui restait
plus qu’à se tenir à distance pour leur épargner le lamentable spectacle de sa
déchéance et les protéger des paparazzis. Ils auraient déjà leur dose avec le
procès qui allait les éclabousser — beaucoup plus encore qu’ils ne
l’imaginaient.
Cette visite était la dernière. Elle ne reviendrait dans cette maison que
lorsque ses problèmes seraient réglés. Peut-être jamais…
Son père tapota l’épaule de sa mère pour tenter de la calmer, mais, comme
d’habitude, celle-ci refusa de se laisser museler.
— Les résultats scolaires de ton frère ont baissé, nous sommes
continuellement assaillis par des journalistes qui essayent d’entrer dans la
propriété, les ventes de notre société sont en chute libre.
— Quand même pas en chute libre, corrigea son mari.
Mais elle secoua la tête.
— Nos affaires vont mal, un point c’est tout.
Aster avala sa salive, ne sachant plus que dire. Elle n’avait pas à les
convaincre de son innocence, puisqu’ils en étaient déjà convaincus. Quant au
reste, oui, elle était responsable, impossible de le nier.
Sauf peut-être pour les résultats scolaires de Javen, dont la baisse était due
au fait qu’il séchait les cours pour s’éclater avec son petit copain. Sa mère
exagérait de lui mettre ça sur le dos. Et en plus, elle ne pouvait pas se défendre
sans trahir Javen.
— Je sais maman, murmura-t-elle d’un ton contrit. Mais qu’est-ce que je
peux faire ?
— Commence par rentrer à la maison, répondit son père d’un ton suppliant.
On sera plus tranquilles si tu es là. Au moins on pourra veiller sur toi.
Aster en fut émue jusqu’aux larmes. Mais ça n’entama pas sa
détermination.
— Vous trouvez que les paparazzis vous harcèlent ? Si je reviens vivre chez
vous, ça sera cent fois pire. Je ne peux pas effacer ce que j’ai fait, mais je peux
au moins essayer de vous ménager en prenant mes distances avec vous.
— J’ai engagé une équipe d’avocats, protesta son père.
Il lâcha l’épaule de sa femme et se rapprocha d’Aster.
— Ils veulent te rencontrer. Ils pensent que tu devrais plaider coupable
pour éviter la peine de mort.
Aster tressaillit. Elle n’en croyait pas ses oreilles.
— Plaider coupable ? Mais je suis innocente !
— La question n’est pas là, riposta sa mère. La partie civile va demander la
peine de mort et le seul moyen de l’éviter, c’est de plaider coupable.
Aster en resta bouche bée. Ils semblaient persuadés que leur stratégie
pourrie était la bonne ! Elle était innocente et elle tenait à le clamer.
— En plaidant coupable, tu t’en tirerais avec de la prison ferme, insista son
père. Ensuite, tu pourrais faire une demande de remise en liberté pour bonne
conduite. Tu serais sortie de prison au bout de quelques années.
— Quelques années ? Et je sortirai à quel âge, papa ? A quatre-vingts ans ?
Elle secoua la tête. Elle refusait tout simplement d’envisager une chose
pareille. Elle avait passé une semaine cauchemardesque en détention provisoire
et ce n’était rien comparé à ce qui l’attendrait dans une prison d’Etat.
— Non, répéta-t-elle d’une voix tremblante d’émotion. Hors de question.
Elle se leva.
— Je suis désolée, mais je peux pas. Je vais me battre. Je refuse de plaider
coupable pour un crime que je n’ai pas commis.
— Aster, je t’en prie, ne sois pas aussi naïve…
Mais Aster n’écoutait plus, elle avait déjà tourné le dos et traversait le
précieux tapis persan tissé à la main que plusieurs générations d’Amirpour
avaient foulé avant elle. Aveuglée par ses larmes, elle quitta le salon.
— Accepte au moins de parler à nos avocats, supplia son père qui l’avait
suivie dans le hall d’entrée.
Elle s’arrêta, la main sur la poignée de la porte. Comme d’habitude, ses
parents croyaient bien faire. Ils étaient paniqués et cherchaient un moyen de
mettre fin à ce cauchemar. Mais la peur n’était pas bonne conseillère. Ce qu’ils
lui demandaient était tout simplement impensable. Elle avait encore un peu
plus d’un mois pour avancer dans son enquête et prouver son innocence.
— J’ai déjà des avocats, rétorqua-t-elle. De très bons avocats. C’est Ira qui
les a engagés.
— Et comment vas-tu lui rembourser ce qu’il fait pour toi ? demanda sa
mère.
Son expression méfiante en disait long et son regard encore plus. Aster se
sentit frémir. Elle s’était posé la même question des centaines de fois, sans
trouver de réponse.
— C’est beaucoup vous demander, mais j’ai besoin que vous me fassiez
confiance. Je sais ce que je fais, même si les apparences sont contre moi.
Ses parents restèrent de marbre, retranchés et unis dans leur silence. Voyant
qu’elle n’obtiendrait pas mieux de leur part, elle les embrassa brièvement et
retourna à sa voiture.
La journée avait pourtant commencé sur une note positive. Grâce à Layla,
elle avait réussi à trouver le courage de visionner le DVD jusqu’au bout. Il n’y
avait en fait que six minutes d’enregistrement, six minutes d’un strip-tease
mortifiant. Et ensuite, comme elle ne tenait plus debout, on avait cessé de
filmer. Elle s’était sentie horriblement gênée de regarder ça avec Layla, mais
ensuite, comme Javen leur avait confirmé que personne d’autre n’était entré ni
sorti de l’appartement, elles avaient pu conclure de façon certaine qu’elle
n’avait pas été violée. Elle s’était sentie libérée d’un poids. Pour la première
fois depuis le début de cette lamentable affaire, elle avait entrevu une lueur
d’espoir.
Mais cette visite chez ses parents venait de la replonger dans les
profondeurs familières du désespoir. Elle ne se sentait même pas capable
d’apprécier la beauté du ciel étoilé.
Elle devait se ressaisir. Et vite. Elle avait rendez-vous avec Ira pour parler
de la soirée de lancement prévue ce week-end. Il voulait qu’elle profite de cet
événement pour faire sa première apparition publique. D’après lui, l’opinion
des gens commençait à basculer en sa faveur depuis l’interview de Trena et se
montrer à cette soirée ne pouvait qu’accentuer cette tendance. Et puis autant ne
pas se voiler la face : sa présence lui ferait de la pub. Comme toujours, il
pensait avant tout à lui.
Elle mit le moteur en marche. Avec son procès qui approchait, l’idée d’Ira
lui faisait perdre doublement son temps — parce qu’elle n’avait pas envie de
s’exhiber dans une soirée et parce qu’elle avait beaucoup plus important à faire.
Mais elle n’était pas en position de lui refuser une faveur. En acceptant son aide
pour préserver un peu ses parents, elle avait accepté d’avoir une grosse dette
envers lui, pour le meilleur ou pour le pire.
22. Ex’s & Oh’s

— Arrête de stresser comme ça, Mateo ! s’exclama Heather. Je t’ai dit


qu’on allait s’éclater !
Mateo sortit de la voiture en poussant un soupir résigné. Heather allait
sûrement s’éclater, mais lui, il en doutait. Pour commencer, la soirée d’Ira se
déroulait dans une propriété bien trop grande et luxueuse à son goût. Il ne serait
clairement pas dans son élément, comme souvent en ce moment. Et puis il était
tellement crevé qu’il aurait préféré rester chez lui. Entre les séances photos
pour son book et les rendez-vous avec des agents, des rédacteurs de magazines
et des agences de pub, ses journées n’en finissaient pas. Heather
l’accompagnait dans toutes ses démarches et en profitait pour lui expliquer les
ficelles du métier — elle prétendait qu’il la remercierait plus tard. Il menait
une vie de ouf, à cent à l’heure, celle que les angelinos prétendaient adorer,
mais que lui-même avait toujours fui. Depuis sa première séance photo, il avait
l’impression d’être le passager d’une voiture sans freins lancée à pleine vitesse.
Il n’avait pas trouvé le temps de surfer ou d’aller voir Valentina, ce qui était un
comble, vu qu’il faisait tout ça pour elle. Les petits moments de détente qu’il
s’accordait autrefois sans même y penser étaient devenus un luxe.
Il tripota machinalement le bracelet tissé qu’il portait au poignet gauche,
un cadeau d’anniversaire de Valentina, un talisman qu’il n’enlevait jamais et
qui était devenu le symbole de son identité d’autrefois.
— Essaye de ne pas avoir l’air trop horrifié, lui murmura Heather en
l’attrapant par le coude tout en l’entraînant vers la tente de la sécurité plantée à
l’entrée.
Après avoir vérifié leur nom sur la liste des invités, on les laissa passer.
— Il y a vraiment des gens qui vivent comme ça ? demanda Mateo.
Il n’avait jamais vu de près une maison pareille. C’était un véritable
château de béton, de fer et de verre, ultramoderne, tellement beau qu’on se
serait cru dans un film. Heather lui avait raconté qu’il y avait plus de trente
chambres, toutes équipées d’une salle de bains privative. Bon, OK, il se foutait
du nombre de chambres, mais c’était quand même un truc de fou. Il y avait
aussi un bowling, un parking souterrain de vingt places, une salle de réception
et un salon de coiffure. Ça transpirait le luxe.
— Bien sûr, mais personne n’habite cette maison, répondit Heather. Les
propriétaires la louent uniquement pour des réceptions.
Il fronça les sourcils. Et dire qu’il était obligé de trimer pour payer les
soins médicaux de sa sœur, pendant que d’autres construisaient des maisons de
millionnaires qui ne servaient qu’épisodiquement, pour des fêtes. Il y avait de
quoi être aigri, mais il s’efforça de refouler son amertume.
— Tu es une habituée, on dirait, commenta-t-il.
Heather haussa les épaules d’un air dégagé et l’entraîna à l’intérieur en se
gardant bien de répondre sur ce point. A peine le seuil franchi, elle attrapa deux
verres de tequila sur le plateau que lui présentait une serveuse.
— On n’a pas besoin de rester longtemps, l’important, c’est de se montrer,
dit-elle en lui tendant l’un des verres. Fais gaffe de ne pas trop boire, il faut
être capable de repartir sur ses deux pieds.
Puis elle s’accrocha à son cou, tout en souriant au photographe qui les
mitraillait. Mateo eut à peine le temps de se rendre compte de ce qui se passait
que c’était déjà fini.
Heather avait le don de repérer les photographes et de prendre au bon
moment des poses taillées sur mesure pour Instagram. Elle trinqua avec Mateo
et vida son verre cul sec, en renversant la tête en arrière. Puis, les yeux brillants
et les joues légèrement rosies, elle l’encouragea à faire comme elle.
— Je sais que l’alcool c’est pas ton truc, mais fais un petit effort, histoire
de pouvoir dire à Ira que t’as goûté sa tequila et que tu la trouves extra.
Il vida donc son verre ; c’était plutôt doux et ça se laissait boire. Heather le
félicita d’un sourire et alla reposer leurs verres sur le plateau de la serveuse la
plus proche, puis elle lui prit la main et l’entraîna dans le jardin, vers la grande
piscine à débordement qui semblait cracher l’eau à la face de la terre.
La fête battait déjà son plein car elle avait insisté pour qu’ils arrivent dans
les derniers.
— Il faut arriver en retard pour avoir l’air blasé, avait-elle assuré. Mais
surtout, ça te donne l’avantage d’avoir encore l’esprit clair quand les autres
sont déjà bourrés. Tu serais surpris de ce que peuvent raconter les stars quand
elles ont trop picolé. Et tu sais ce qu’on dit : « Le silence est d’or. »
Heather faisait sans cesse ce genre de commentaires. Elle avait l’air de tout
savoir sur la vie des célébrités, de première, deuxième, troisième et quatrième
catégories — mais ceux qui appartenaient à la quatrième étant quantité
négligeable, elle n’en parlait jamais. La plupart du temps, son bavardage
incessant donnait le tournis à Mateo. Il n’arrivait pas à retenir tous ces noms, et
encore moins les potins qui leur étaient associés. Il ne s’était jamais intéressé à
ce genre de trucs, même pas quand il sortait avec Layla qui écrivait pourtant un
blog sur la vie des stars.
Heather estimait faire partie des célébrités de deuxième catégorie, mais
tournait en ce moment une nouvelle série qui allait la propulser plus haut — du
moins elle le croyait. Elle répétait sans cesse à Mateo qu’elle lui présenterait
des gens bien placés à la télé quand il en aurait marre du mannequinat, ce qui
d’après elle ne manquerait pas de se produire.
La vérité c’était que Mateo en avait déjà marre du mannequinat, mais qu’il
continuait pour l’argent. Ça payait plus que bien. Jamais il n’avait encaissé des
chèques avec un si gros montant. Il n’avait donc aucune raison d’arrêter, même
si ça lui semblait totalement stupide de poser devant un appareil-photo.
Il n’avait pas la moindre intention d’ajouter « Acteur » sur son CV, mais il
était reconnaissant à Heather de se démener pour l’aider. Elle avait même
promis de lui arranger une entrevue avec son conseiller financier — une
absolue nécessité, toujours d’après elle.
— Comment tu te débrouilles pour gérer ton fric ? avait-elle demandé
quand il avait touché son premier chèque.
Il avait haussé les épaules.
— Je n’en ai jamais eu assez pour avoir à le gérer.
Elle lui avait jeté un long regard attendri.
— Alors fais gaffe, parce que dans notre métier, on a l’impression de
gagner gros, mais une fois qu’on a payé nos agents et les impôts, il ne nous
reste plus tant que ça. Et puis ça tombe pas régulièrement, alors il ne faut pas
tout claquer d’un coup. C’est pas pour rien que certains finissent à sec et en
désintox.
— Ça ne m’arrivera pas, avait répondu Mateo.
Heather avait accueilli la remarque avec un air sceptique qui l’avait
troublé.
D’ailleurs, elle le troublait tout court. Il n’arrêtait pas de penser au baiser
de leur séance photo. Il s’en souvenait comme de son unique instant de bien-
être depuis la maladie de Valentina — peut-être même depuis sa séparation
d’avec Layla. Il s’était complètement laissé aller, au point d’en oublier qu’il
était malheureux.
Pour la première fois, il avait compris pourquoi son frère Carlos avait
cherché l’oubli dans l’alcool et la drogue après l’accident qui avait coûté la vie
à leur père.
Lui, il aurait pu chercher l’oubli dans les bras d’Heather. Pourquoi pas ?
Comme addiction, ce n’était pas vraiment méchant et elle était super
mignonne… Il s’en voulut aussitôt d’avoir même osé y penser. Ce n’était pas
son genre d’utiliser une fille pour combler sa solitude.
— Mateo ?
Il battit des paupières. Les jolies lèvres roses d’Heather faisaient une
adorable moue, à quelques centimètres des siennes.
— T’avais l’air vraiment très loin.
Elle cala derrière son oreille une boucle rebelle et lui adressa un sourire si
chaleureux qu’il se sentit sur le point de craquer et de l’embrasser.
— Regarde comme les étoiles sont belles, ce soir, dit-elle en montrant le
ciel.
Les vents de Santa Ana avaient balayé la couverture de nuages et le ciel
était en effet étonnamment clair et étoilé. Il soufflait encore une très légère
brise, douce et apaisante.
— Je voudrais pas nous porter malheur, mais j’ai envie de dire un truc,
poursuivit Heather. Toi et moi, on ira loin, j’en suis certaine. Alors ce soir, on
va fêter notre future réussite.
Elle parlait de célébrité, mais lui pensait uniquement à un nombre à trois
zéros sur son compte en banque. Et il n’avait pas envie de faire la fête. Il se
sentait à bout, physiquement et moralement. Cette semaine l’avait mis sur les
rotules.
Mais Heather était tellement chouette qu’il décida de faire un effort pour se
montrer coopératif. Il lui fit donc son plus beau sourire et elle le lui rendit, les
yeux brillants. Ses longs cheveux dorés retombaient en cascade sur ses épaules
nues, elle était vraiment jolie. Il sentit comme un fil invisible les attirer l’un
vers l’autre.
Elle s’approcha de lui et il referma instinctivement les bras autour de sa
taille. Son portable vibra dans sa poche, mais il ne prit même pas la peine de
regarder qui lui envoyait un texto. Il s’en foutait. Comme il se foutait de tous
ces gens qui buvaient et riaient et de ses bonnes résolutions.
Une seule chose comptait.
La bouche d’Heather.
Si chaude et si douce.
— Alerte, murmura soudain Heather. Je vois une bloggeuse qu’on connaît
bien tous les deux.
Elle s’écarta de lui en rajustant sa robe. Pris d’un affreux soupçon, il suivit
son regard. A l’autre bout de la pelouse, Layla les regardait.
23. Used To Love You Sober

Contrairement aux invités, Layla n’était pas là pour s’amuser, mais pour
bosser. Elle était arrivée très tôt sur place. Emerson l’avait accueillie à la porte
pour lui rappeler qu’elle devait rester jusqu’au bout et surveiller que tout se
déroulait comme prévu. Elle prenait son rôle très au sérieux.
Mais il ne lui avait pas fallu une heure pour comprendre que c’était
mortellement ennuyeux, encore plus que d’organiser les soirées du Jewel et de
faire le clown pour les clients, ce qui n’était pas peu dire.
La soirée avait en tout cas du succès. De ce côté-là, elle pouvait être
tranquille.
Il y avait du beau monde — athlètes, acteurs, musiciens, mannequins. La
bloggeuse en elle frétillait à l’idée de tous les articles qu’elle aurait pu écrire.
Mais Emerson en personne l’avait prévenue, pas de potins sur son blog, elle
pouvait parler de la fête à condition de dire que tout était parfait. Et pour les
photos, elle n’aurait droit qu’aux photos officielles et approuvées : interdit
d’utiliser les siennes. En d’autres termes, on l’encourageait à publier un article
conventionnel, chose qui bien entendu ne l’intéressait pas.
Elle avait déjà fait plusieurs fois le tour des lieux. Le salon des cadeaux
rencontrait un franc succès et ne manquait pas de serveuses super sexy qui
circulaient avec des plateaux de tequila Unrivaled, ce qui semblait ravir les
invités mâles. Côté piste de danse, le DJ était parfait et, la tequila aidant, les
gens se déchaînaient. Il y avait aussi un mini-golf, un bowling, une salle de
jeux équipée de tables de billard mauves et de flippers vintages, tellement de
bars qu’elle avait renoncé à les compter, et une multitude de chambres qui
seraient probablement utilisées à un moment ou à un autre, pour coucher les
invités trop soûls, ou pour d’autres activités plus festives.
Il y avait même un fumoir où l’on offrait des cigares — cubains, d’après la
rumeur. La dernière fois qu’elle y avait passé la tête, elle avait aperçu son père,
entouré d’un nuage de fumée nauséabonde, en compagnie d’une inconnue qu’il
avait fait asseoir sur ses genoux. Premièrement, son père ne fumait pas.
Deuxièmement, elle ne l’avait jamais vu draguer une femme et encore moins
faire ce qu’il était en train de faire avec la blonde. Et le pire dans tout ça,
c’était qu’elle avait l’impression que son comportement de débauché était dû à
la mauvaise influence d’Ira.
Elle ne voyait presque plus son père depuis qu’il peignait cette fresque au
Vesper. Il ne rentrait à la maison que quelques heures dans la journée, pour
dormir, et passait ses nuits à travailler. Elle se faisait du souci pour lui parce
qu’il tirait trop sur la corde. Mais ça, ce qu’elle venait de voir dans le fumoir,
c’était plus qu’inquiétant. Depuis qu’Ira avait approché son père, elle ne le
reconnaissait plus.
D’un autre côté, il avait peut-être simplement besoin de se lâcher, de
s’éclater un peu. Pour une fois qu’il sortait…
Elle décida donc d’éviter le fumoir et d’oublier son père.
Elle parcourut du regard la vaste pelouse sur laquelle on avait monté une
scène. Un des esclaves d’Ira était en train d’y installer un micro, signe que
celui-ci n’allait pas tarder à faire son petit discours.
Ensuite ce serait le tour de Tommy.
Le nom de l’artiste qui allait se produire était encore un secret pour les
invités. Malina avait beaucoup insisté là-dessus. Elle ne voulait pas annoncer
Tommy Phillips car elle craignait que les gens n’aient sur lui un a priori
défavorable à cause du rôle qu’il avait joué dans l’affaire Madison. Par contre,
elle était certaine que tout le monde serait sous le charme dès qu’il
commencerait à chanter et que ça ferait oublier tout le reste.
Le raisonnement se tenant, Layla avait accepté.
Elle avait tout de même longtemps hésité à programmer Tommy, mais pas
à cause du scandale Madison, comme le croyait Malina. Tommy était un salaud
et elle aurait bien voulu le priver de ce contrat, rien que pour le punir d’avoir
abandonné Aster. Mais son éthique avait pris le dessus. Il travaillait dur, il
écrivait de belles chansons, il méritait qu’on lui donne sa chance. Quant à son
attitude avec Aster, il n’avait qu’à se débrouiller avec sa conscience.
Et puis s’il faisait un tabac, comme le prévoyait Malina, Ira serait content
et la féliciterait. Dans le cas contraire, elle serait tenue pour responsable et
probablement virée, mais elle s’en foutait parce qu’elle en avait plus que marre
de bosser pour Unrivaled.
Tout en réfléchissant, elle continuait à circuler parmi les invités. Tiens,
Trena était là, accoudée à un bar, en grande conversation avec James. Ira allait
et venait, égal à lui-même, calme et posé, en maître des lieux. Quand elle croisa
son regard bleu acier, elle eut une drôle de sensation : ce regard lui rappelait
soudain quelqu’un, mais elle n’aurait pas su dire qui. Elle aperçut aussi
Tommy, en train de discuter avec une blonde pulpeuse archi vulgaire, vêtue
d’une robe minimaliste qui menaçait de craquer aux coutures. En plus d’être un
salaud, il avait mauvais goût.
Elle n’avait pas encore repéré Aster et Ryan. Elle comprenait qu’ils n’aient
pas envie de se montrer, mais Ira comptait sur leur présence et il ne serait pas
aussi indulgent qu’elle. S’ils lui faisaient faux bond, il le saurait et il ne le leur
pardonnerait pas.
En tout cas, il y avait de l’ambiance… Autour d’elle, les gens riaient et
parlaient, ils avaient l’air d’apprécier la fête. Soudain, elle entendit qu’on
l’appelait et chercha du regard une tête connue. Pas de chance, c’était Emerson
qui venait vers elle. Tout sourire. Son air aimable était tellement inhabituel
qu’elle se demanda ce que ça cachait. Il était accompagné de Priya, la nouvelle
assistante de Trena, laquelle affichait aussi un sourire de circonstance, mais en
la fixant d’un regard froid et dur, presque méchant.
— Priya, je te présente Layla, déclara Emerson tout en désignant Layla. Je
t’ai parlé d’elle…
Layla se demanda ce qu’Emerson avait pu raconter à Priya à son sujet…
Son comportement était bizarre. Il lui parlait comme s’ils étaient de vieux
amis, alors qu’au bureau il était infect. Sans doute cherchait-il à donner à Priya
une bonne image d’Unrivaled en lui montrant qu’il y avait une superambiance
entre les employés.
Elle décida de s’aligner sur son professionnalisme.
— Il t’a parlé de moi ? demanda-t-elle avec un petit sourire amusé. C’est
vrai qu’il me connaît bien, on travaille ensemble toute la journée.
Avant de répondre, Priya la balaya du regard des pieds à la tête, lentement,
comme pour la jauger. Elle commença par ses sandales à lanières, s’arrêta sur
le décolleté de sa robe bustier, puis sur son maquillage.
— Il m’a dit que tu tiens un blog qui marche très bien, mais je le savais
déjà, dit-elle enfin. Je fais même partie de tes lectrices. Tu as posté un drôle de
message en vers, l’autre jour. Et depuis, plus rien. Comment ça se fait ?
La question n’avait rien d’extraordinaire, mais le ton et le regard
inquisiteur de Priya laissèrent Layla songeuse. Elle remarqua également que le
sourire d’Emerson s’était brusquement crispé.
— Je fais simplement une pause, répondit-elle. Et toi, ça se passe bien avec
Trena ?
— Vous vous connaissez ? s’étonna Emerson.
— Pas vraiment, répondit Priya, avec une précipitation plutôt louche.
— Eh bien, je me sens un peu bête, commenta Emerson en riant.
Son rire sonnait faux. Tout comme cette conversation.
— On travaille toutes les deux pour Trena, précisa Priya.
Layla fronça les sourcils. Priya savait parfaitement qu’elle ne travaillait
pas pour Trena, pourquoi éprouvait-elle le besoin de mentir ?
— Pas du tout, corrigea-t-elle sans chercher à dissimuler son agacement.
Priya inclina la tête en fronçant les sourcils, comme si la réponse la
plongeait dans la plus grande perplexité. Layla espéra qu’elle était meilleure
assistante qu’actrice.
— Désolée, dit enfin Priya. Il me semblait qu’elle m’avait dit que tu étais
une de ses sources, mais j’ai dû mal comprendre.
Elle prit Emerson par le bras et Layla se demanda s’ils étaient en couple.
Ça ne la regardait pas et en d’autres circonstances elle ne se serait même pas
posé la question, mais elle aurait bien voulu savoir si ces deux-là étaient de
mèche contre elle. En tout cas, il y avait quelque chose de louche dans cette
conversation. Emerson était tout miel, Priya prêchait le faux pour savoir le vrai
— car Trena ne parlait sûrement pas de ses sources à une assistante qu’elle
venait d’engager. Bref, Emerson et Priya la faisaient flipper et elle avait hâte de
s’en débarrasser.
— Bon, je dois…
Elle montra du pouce une direction derrière elle et partit sans leur laisser le
temps de réagir.
Pourquoi s’intéressaient-ils à son blog ? Est-ce que ça avait un rapport avec
les messages anonymes qu’elle recevait en ce moment ? La question méritait
réflexion.
Elle reprit donc sa ronde d’inspection parmi les invités, en essayant de se
débarrasser des mauvaises ondes de Priya et d’Emerson. La plupart des gens
étaient en couples, ou en train de flirter. Ils finiraient la nuit dans un lit. Même
son père allait sûrement… Elle secoua la tête. Elle s’était promis de ne plus
penser à son père et à la blonde. Ça lui donnait envie de vomir.
Mais au milieu de tous ces joyeux couples, elle se sentit brusquement très
seule. C’était tellement bon d’avoir un compagnon, quelqu’un à désirer,
quelqu’un à qui se confier, avec qui tout partager. Elle songea à Mateo, qu’elle
avait laissé partir sans se battre. Il lui arrivait de le regretter.
Instinctivement, elle chercha son téléphone. Elle avait envie de lui envoyer
un texto, avec une photo et un commentaire qui le ferait rire. Mateo méprisait
plus que tout ce genre de fêtes et il comprendrait l’ironie. Il comprendrait aussi
qu’elle pensait à lui et qu’elle avait envie qu’ils restent au moins amis. Elle prit
donc une photo de la piscine, le coin le plus kitsch, où des mannequins en
bikini flottaient sur de grandes bouées blanches et dorées en forme de cygne, et
la lui envoya avec ce message :
#Pêche au cygne/Servez-vous.

Mais après avoir appuyé sur envoi, elle commença à stresser. C’était peut-
être une erreur. Mateo risquait de ne pas apprécier et de l’envoyer bouler. Pour
tromper son angoisse, elle se servit un verre de tequila qu’elle vida d’un trait.
Deuxième erreur en moins d’une minute. Sa dernière expérience avec la tequila
ne s’était pas bien terminée. Elle se promit de s’en tenir à ce verre.
Un remue-ménage du côté de la scène attira son attention. Ira se préparait
visiblement à prendre le micro. Bon, c’était le moment de rejoindre les
membres de l’équipe marketing, au premier rang, sur la ligne de touche, pour
soutenir Ira, donner le signal des applaudissements, rire le plus fort possible à
ses blagues. Elle fit quelques pas en direction de la scène. Puis elle s’arrêta net.
Elle ne pouvait pas y aller. Parce que, là-bas, elle venait de voir Mateo, son
Mateo. En train d’embrasser Heather Rollins.
Elle crut d’abord qu’elle se trompait, mais non, c’était bien lui. Ira avait
commencé son discours, mais elle ne l’entendait pas. Tout s’était mis en pause
autour d’elle, sauf Heather et Mateo qui continuaient à s’embrasser à pleine
bouche, devant tout le monde. C’était limite écœurant. Franchement, ils
n’avaient même pas honte.
Puis Heather s’écarta de Mateo et lui murmura quelque chose à l’oreille,
tout en regardant vers elle. Il se retourna aussitôt et se décomposa en la voyant.
Bien sûr, il était mort de honte.
Elle eut l’impression qu’elle allait vomir et darda ses yeux de tous côtés, à
la recherche d’une issue. Mais le mur de gens qui l’entouraient rendait toute
fuite impossible.
Ira fit une plaisanterie et tout le monde se mit à rire.
Layla n’avait plus qu’une idée en tête : se réfugier dans une salle de bains
et s’y enfermer. Heather et Mateo. Elle n’arrivait pas à y croire. Elle venait de
trouver une brèche dans la foule et tentait de s’y faufiler, quand une main la
saisit par le poignet.
Heather.
— J’ai une info pour toi, chantonna-t-elle avec son habituelle voix
précipitée. Tu tiens toujours ton blog ?
Layla chercha quelque chose à répondre, mais elle avait la tête vide. Elle
était blessée, sonnée, complètement paumée. Et ça devait se voir.
Mais Heather poursuivit, comme si de rien n’était.
— Le beau gosse que voici débute une grande carrière dans le mannequinat
et dans la pub ! annonça-t-elle en montrant Mateo. Si tu publies ça sur ton blog
ce soir, tu auras de l’avance sur tout le monde. C’est cool, non ?
Layla n’avait qu’une envie, prendre la fuite. Mais son cerveau était
incapable de mettre ses jambes en mouvement. Elle était en état de choc.
Heather continuait à parler, en souriant et en agitant les mains. Elle en
faisait des tonnes.
— Je te présente le prochain top model le plus en vue des Etats-Unis !
s’exclama-t-elle d’un ton triomphant, comme si elle présentait une voiture
destinée à être le premier prix d’un concours.
Layla déglutit pour faire descendre le nœud qu’elle avait dans la gorge et
chercha le regard de Mateo, exploit qui acheva de la vider de ses forces.
— Félicitations, bredouilla-t-elle d’une voix rauque. C’est… euh… c’est
formidable.
Mateo n’avait pas perdu de temps. Aux dernières nouvelles, il détestait
Heather, les starlettes hollywoodiennes trop superficielles, et le milieu pourri
du showbiz en général. Et aujourd’hui, il portait un jean et un T-shirt de
marque. Et un borsalino. Un borsalino ! Par cette chaleur !
Elle tourna les talons sans même dire au revoir.
— Layla…, appela Mateo.
Mais elle ne l’entendit même pas.
24. Drink You Away

Tommy avait invité Tiki à la fête d’Ira, une erreur qu’il regrettait déjà. Il
connaissait à peine cette fille, elle n’était pas sa petite copine et elle ne le serait
jamais. La vérité c’était qu’il ne savait même pas pourquoi il avait fait ça, à
part sans doute pour meubler au petit déjeuner un silence qui devenait vraiment
pesant car ils n’avaient rien en commun et rien à se dire. C’était le premier truc
qui lui était passé par la tête. Et bien sûr, elle s’était empressée d’accepter en se
déclarant absolument raaavie de venir assister à ses débuts. Merde. Dire qu’il
aurait pu s’en débarrasser en lui promettant de la rappeler…
Et en plus, elle était vraiment lourde.
Dans la limousine que lui avait envoyée Malina pour se rendre à la soirée,
elle n’avait pas arrêté de s’allonger sur les immenses banquettes pour prendre
des selfies dans des poses provocantes. Il avait fait de son mieux pour l’oublier
et se concentrer. Il allait se produire devant les célébrités d’Hollywood, ceux
qui décidaient des tendances, ceux dont l’opinion comptait — ceux qui avaient
le pouvoir de le descendre ou de lancer sa carrière.
Ça le dérangeait un peu de penser qu’il devrait pour toujours ce premier
concert à Layla. N’empêche, elle avait été sympa d’accepter, elle n’était
vraiment pas rancunière. Quand Malina lui avait expliqué qu’elle négociait son
premier contrat avec Layla Harrison, il avait cru que c’était foutu. Il avait dû
faire une drôle de tête, parce que Malina lui avait demandé si ça lui posait un
problème. Et quand il avait répondu oui, elle s’était mise en colère :
— Tu n’es pas en position de te faire le difficile et encore moins de faire
des ennemis en refusant un contrat.
Ce à quoi il avait rétorqué :
— Des ennemis, j’en ai plein. Depuis le scandale de l’affaire Madison, je
n’ai même que ça. Mon nom risque de faire fuir les invités.
— T’inquiète pas, je gère, avait assuré Malina.
Son idée, c’était qu’il serait annoncé sur le programme comme une
surprise, avec la mention « Artiste invité ».
Il lui avait fait remarquer que cette ruse minable allait se retourner contre
eux. On se servait en général de cette formule pour une grande star, comme
Bono ou Springsteen, et le public serait déçu en voyant un inconnu.
— Tu n’es pas un inconnu, avait-elle rétorqué. Le public n’aura pas le
temps d’être déçu, il sera séduit par ta musique. Je connais mon boulot, fais-
moi confiance.
Puis elle l’avait regardé fixement, comme pour lui faire comprendre qu’il
n’était pas non plus en position de discuter les propositions d’une pro.
Et c’était vrai, elle gérait, parce qu’elle ne s’était pas trompée. Il venait de
finir son tour de chant, et ça s’était super bien passé. Il était survolté. Il y avait
bien eu un petit silence gêné quand il était monté sur scène, mais ça n’avait pas
duré. La foule n’avait pas tardé à oublier qui il était. On l’avait applaudi et il
avait eu un rappel.
Quelqu’un lui tendit une bouteille d’eau, quelqu’un d’autre un verre de
tequila, et ensuite il se retrouva entouré par un groupe de mannequins et
d’actrices — autrement dit par les femmes inaccessibles qui avaient autrefois
peuplé ses rêves. Sauf que cette fois, elles étaient là, devant lui, à s’extasier sur
son talent. De son côté, Malina était assaillie par des programmateurs qui
réclamaient un rendez-vous.
Tiki continuait à s’accrocher à son bras en prenant des airs de propriétaire
— manœuvre qui en avait découragé quelques-unes, mais pas toutes. Ce
comportement l’agaçait prodigieusement, mais bon, tant pis pour lui, il l’avait
invitée, il n’avait plus qu’à la supporter. Pour ce soir.
Heureusement, Malina eut la bonne idée de la présenter à un acteur que la
rumeur disait célibataire depuis peu, et profita de ce qu’elle engageait la
conversation avec celui-ci pour attirer Tommy à l’écart.
— Tu es prêt à laisser tomber ta petite copine ? lui demanda-t-elle.
Tommy haussa les épaules. Tiki n’était pas sa petite copine et vu les
regards de braise qu’elle lançait à l’acteur célibataire, elle n’aurait pas le cœur
brisé s’il lui annonçait que c’était fini entre eux.
— Très bien, approuva Malina. Il vaut mieux que tes fans pensent que tu es
un cœur à prendre. Tu vas conquérir toutes les filles du pays, tu peux me croire.
— Seulement celles du pays ? Pourquoi se limiter ?
Malina sourit.
— Il n’y a pas si longtemps, elles voulaient ta peau, alors on va avoir du
boulot pour améliorer ton image. Mais ça se passera très bien si tu me fais
confiance.
Tommy acquiesça. Il était d’accord, pas de problème.
— Est-ce que tu sais si Ira a aimé mes chansons ? demanda-t-il en essayant
de maîtriser le tremblement de sa voix.
L’opinion d’Ira comptait beaucoup pour lui. Beaucoup trop.
— D’après mes espions, il a eu l’air d’apprécier.
Tommy fronça les sourcils.
— Ça m’étonnerait que tes espions aient pu voir ça. Même quand il
apprécie, Ira ne le montre pas.
— Tu vas pouvoir lui poser directement la question, répondit Malina avec
un petit sourire.
Tommy fit volte-face. Ira était derrière lui.
— Ta présence sur scène était une surprise, déclara tranquillement Ira. Et je
n’aime pas les surprises.
— Oui, je suis au courant, rétorqua Tommy.
Impossible de savoir s’il était vraiment mécontent ou s’il faisait la
remarque juste pour le principe. Comme d’habitude, son visage était un masque
impénétrable.
— C’est ma soirée de lancement, poursuivit Ira. Ça fait des semaines que je
la prépare. Et vous deux, vous avez réussi à en profiter.
Malina ouvrit la bouche pour protester, mais Tommy la prit de vitesse.
— J’ai saisi ma chance quand elle se présentait. C’est bien ce que vous
avez toujours fait, non ?
Il fut tenté d’ajouter « Papa » à la fin de sa phrase, mais si Ira n’aimait pas
les surprises, il n’aurait pas apprécié celle-là. Pas ce soir en tout cas. De plus,
Tommy ne se sentait pas encore prêt pour la grande révélation. Sa carrière ne
faisait que commencer. Il avait encore une longue route devant lui avant de
pouvoir se présenter comme une star devant son père.
Ira serra les dents et contempla les lumières de la ville au loin.
— Tu es content ? demanda-t-il enfin en se tournant vers Tommy. Ton rêve
se réalise. Ça te fait quel effet ?
Ira était vraiment furieux, pas de doute. Il considérait que Tommy lui avait
volé la vedette. En quelque sorte, c’était un compliment. Il n’obtiendrait pas
mieux pour ce soir et décida de s’en contenter.
— Je suis très loin d’avoir réalisé mon rêve, répondit-il en vidant un verre
de tequila. Mais quand ce sera le cas, je n’oublierai pas de vous dire quel effet
ça me fait.
Il aperçut Layla à l’autre bout de la pelouse. Elle était seule, un verre de
tequila à la main, dans une super petite robe bustier rouge qui lui allait super
bien. Il décida de la rejoindre.
— Et au fait, félicitations pour cette soirée très réussie, lança-t-il à Ira en
s’éloignant.
En s’approchant de Layla, il vit qu’elle avait les yeux pleins de larmes,
mais la connaissant, il n’osa pas en parler et décida de faire comme s’il n’avait
rien remarqué.
— Il paraît que c’est toi que je dois remercier pour ce contrat, lui dit-il en
l’abordant avec un grand sourire.
Comme elle ne répondait pas, il prit le parti de la franchise.
— Quelque chose me dit que tu n’es pas en train de boire pour fêter une
bonne nouvelle, ajouta-t-il en regardant fixement le verre qu’elle serrait dans sa
main.
— Pas grave. Bonne ou mauvaise nouvelle, l’alcool fait toujours le même
effet.
Il ne trouva rien à répondre. Il aurait voulu s’excuser pour son attitude au
café la dernière fois, mais il se tut. Le moment était mal choisi.
— Mateo et moi, c’est fini, expliqua Layla.
Elle avait lâché la phrase d’une traite, comme si elle voulait s’en
débarrasser, se délester d’un fardeau.
— On dirait que tu n’es pas vraiment surpris, ajouta-t-elle comme il ne
répondait rien.
Il haussa les épaules. Il avait entendu dire que Mateo et Heather se
montraient souvent ensemble et ça lui avait fait de la peine pour Layla. Mais
d’un autre côté, il s’en était réjoui… Si Layla n’avait plus de mec, il avait peut-
être ses chances. Evidemment, il se garda bien de le dire.
— Tu tiens le choc ? demanda-t-il.
Elle acquiesça avec assurance, mais il ne fut pas dupe. Elle était
complètement effondrée, ça crevait les yeux.
— Ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants, c’est dans les films et
les livres, soupira-t-elle. Dans la vie, il y a un début et une fin. « Pour
toujours », ça n’existe pas.
Tommy lui lança un regard sceptique.
— Le happy end hollywoodien, tu n’y crois pas ?
Elle le regarda droit dans les yeux et il eut l’impression qu’un courant
d’énergie circulait entre eux. Mais sans doute n’était-ce qu’une impression.
— Quand j’étais petite, je trouvais dommage que Cendrillon épouse le
prince. Je me disais qu’à sa place, j’aurais fait semblant de ne pas réussir à
enfiler la pantoufle de vair. Alors tu vois…
Il ne put s’empêcher de sourire. Autour d’eux, la fête battait son plein, mais
il l’avait presque oubliée. Il ne voyait plus que le beau visage de Layla à
quelques centimètres du sien.
— En tout cas, félicitations ! murmura-t-elle.
Elle leva son verre et le vida d’un trait.
— L’alcool fait son effet ? demanda Tommy.
— Encore trop tôt pour le dire. Et ta copine, elle est où ?
Elle promena son regard autour d’eux, comme si elle essayait de repérer
Tiki, mais autant chercher une aiguille dans une botte de foin.
— La dernière fois que je l’ai aperçue, elle était en train de faire de l’œil à
un mec plus célèbre que moi.
— Ici, elle n’a que l’embarras du choix.
Il ne put s’empêcher de rire.
— D’après Malina, je dois rester célibataire pour avoir plein de fans.
— Et ça ne te dérange pas qu’elle se mêle de ta vie privée ?
— M’en fous. Ça me donne une excuse pour ne pas m’engager. De toute
façon, Tiki ne m’intéressait pas.
— Tiki ? répéta Layla avec un sourire en coin.
— Te moque pas. C’est pas moi qui ai choisi son prénom.
Layla éclata de rire. Tommy commença à se détendre. C’était bon d’être de
nouveau ami avec elle. Sa présence lui avait manqué. Leurs plaisanteries aussi.
Une serveuse passa auprès d’eux. Tommy lui prit deux verres.
— T’en as bu combien ? demanda-t-il.
Elle prit le temps de réfléchir, puis agita deux doigts.
— Parfait, répondit-il en lui tendant un verre. Tu as encore de la marge.
D’après mes souvenirs, tu commences à être abordable à partir du quatrième.
Il chercha son regard et constata avec plaisir qu’elle souriait.
— A Ira, lança-t-il en trinquant avec elle. C’est à lui qu’on doit tout ça.
— A Ira ! répondit Layla.
Elle portait son verre à ses lèvres quand les lumières s’éteignirent
brusquement.
25. The Killing Moon

Aster et Ryan avaient pris un taxi pour se rendre à la soirée de lancement


d’Ira, sur la colline de Beverly Hills.
— T’es déjà allé dans cette maison ? lui demanda-t-elle brusquement. Sois
franc.
— Qui ça, moi ?
Il eut un sourire faussement timide, puis, se souvenant qu’Aster n’aimait
pas qu’on se fiche d’elle, il opta pour la vérité.
— J’ai assisté à une ou deux présentations de collections de lingerie là-bas.
Elle prit le temps de traiter l’information.
— De lingerie ?… C’est parce que t’aimes t’habiller en femme ou pour te
déguiser ?
Il éclata de rire, ce qui au fond était l’effet recherché, mais sa nonchalance
agaça Aster. A l’époque, il devait sortir avec Madison, mais ça ne l’avait pas
empêché d’assister à des fêtes où des filles à moitié nues se pavanaient au
milieu des invités. Il l’avouait, c’était déjà ça, mais elle était déçue de constater
qu’il faisait partie de ces mâles qui ne résistent pas à une sucrerie.
— C’était organisé par un milliardaire russe. Je ne le connaissais pas
personnellement, mais un copain, dont je ne dirai pas le nom, m’avait filé une
invit.
— Alors, comme ça, t’es copain avec Voldemort, maintenant ? rétorqua-t-
elle en levant les yeux au ciel. Franchement, à quoi ça sert tous ces mystères ?
Qu’est-ce que tu voudrais que je fasse du nom de ce mec ? Je vais pas aller le
répéter à Layla pour qu’elle le poste sur son blog.
— Je ne veux pas te révéler le nom de ce copain parce que ce n’est pas à
moi de te dire qu’il assistait à cette soirée, rétorqua-t-il sèchement.
Aster soupira de frustration. Ryan n’hésitait pas à lui faire des confidences
quand il s’agissait de lui ou de Madison, mais il se montrait d’une discrétion
insupportable dès que quelqu’un d’autre était impliqué.
Il n’était pas drôle, vraiment.
— Et donc, c’était bien, ces soirées ?
Elle n’avait pas pu s’empêcher de poser la question. Elle avait envie de
savoir ce que faisaient les mecs quand leur copine avait le dos tourné.
Après un moment d’hésitation, Ryan se décida.
— Disons seulement que… c’était très très chaud.
Aster se sentit brusquement de mauvais poil. Le taxi était arrivé. Elle sortit
en claquant sa portière.
— T’as insisté pour savoir, se défendit Ryan en la rejoignant sur le trottoir
après avoir réglé la course. Et j’ai pas le droit de te mentir, tu te souviens ?
Ils s’étaient promis de ne plus se mentir le soir où ils s’étaient retrouvés
chez Madison, dans son dressing. Depuis, il avait tenu parole en répondant
franchement à toutes ses questions. Il lui avait même fait des confidences sur
sa vie sexuelle avec Madison, en lui racontant sans la moindre gêne qu’il faisait
parfois l’amour avec elle via FaceTime. Quand il parlait de sexe, il était sans
tabous et n’hésitait pas à entrer dans les détails. Ça la mettait d’ailleurs très
mal à l’aise et elle préféra changer de sujet de peur qu’il remette ça.
— Ira va être furieux de nous voir arriver si tard. Sur une échelle de un à
dix, à combien tu évalues sa colère ?
Ryan lui jeta un regard surpris. Il ouvrait la bouche pour répondre, quand
les lampadaires s’éteignirent brusquement.
— Qu’est-ce qui se passe ? s’exclama-t-elle en s’agrippant à lui.
Le quartier était plongé dans le noir et avec ce vent qui hurlait, ça faisait
vraiment une ambiance sinistre. La maison était tout près, mais ils ne la
voyaient même plus. Par contre, ils entendirent distinctement les cris de
surprise des invités.
Aster s’arrêta net. Elle ne voulait plus faire un pas.
— Sors ton portable, ordonna Ryan.
Il se servait déjà du sien pour les éclairer et elle fit de même, ce qui leur
permit de se remettre à avancer.
— Ira doit être furieux, commenta-t-elle en jetant un regard en direction de
la maison.
— Parce qu’on n’est pas encore arrivés, ou à cause de la panne
d’électricité ?
— Les deux. Mais la question n’est pas là. J’ai plus envie d’y aller. Je veux
rentrer.
Des coyotes hurlèrent au loin et Ryan la prit par les épaules. En temps
ordinaire, elle l’aurait repoussé, mais entre ce coyote et le noir d’encre de la
nuit, elle avait besoin de se sentir rassurée.
D’un autre côté, le fait de se savoir invisible la libérait d’un poids. Pour la
première fois depuis longtemps, elle ne se sentait pas observée et elle n’avait
pas peur d’être reconnue. Ces derniers temps, elle s’était sentie exposée
presque vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Au moins, avec cette panne, seuls
Ryan et les coyotes étaient au courant de sa présence ici — bon, les coyotes,
elle s’en serait passée.
— Comment on va faire pour rentrer ? demanda-t-elle. On a renvoyé notre
chauffeur.
Ryan se pencha sur l’écran de son téléphone et son visage s’illumina
comme un masque d’Halloween.
— On peut avoir un Uber dans quarante minutes, annonça-t-il.
— Autant dire une éternité, soupira-t-elle.
— On devrait peut-être s’asseoir et attendre que ça passe. La lumière ne va
pas tarder à revenir. Ça ne dure jamais longtemps, ce genre de pannes.
La proposition pouvait paraître raisonnable, mais les coyotes se mirent à
hurler de plus belle. Aster eut soudain l’impression qu’ils allaient les encercler,
même si c’était tout à fait improbable. Elle se remit à avancer.
— Tu ne peux pas marcher dans le noir avec ça, commenta Ryan en
éclairant ses sandales Aquazzura à talons.
— Je sais, soupira-t-elle. Je devrais les enlever et marcher pieds nus, même
si c’est moins sexy.
Elle s’arrêta et lui agrippa l’épaule pour se déchausser, mais il la retint :
— Je peux te porter, proposa-t-il.
Elle éclata de rire, mais il ne plaisantait pas. Il la souleva de terre et elle se
retrouva agrippée à lui, les bras autour de son cou, les jambes autour de sa
taille.
— C’est peut-être pas une bonne idée, murmura-t-elle.
S’ils continuaient comme ça, dans cinq minutes ils allaient s’embrasser.
— T’en as une meilleure ?
Ils étaient maintenant tout près de l’entrée de la maison, où un grand
nombre d’invités, sans doute découragés par la panne, s’étaient massés pour
récupérer leurs véhicules et hélaient les voituriers qui ne savaient plus où
donner de la tête. Le spectacle de ces privilégiés réduits à l’impuissance par
une simple panne de courant avait quelque chose de grotesque. Ryan fit
remarquer qu’il y avait peut-être dans le tas un copain, une personne de
confiance qui pourrait les raccompagner. L’idée n’emballait pas spécialement
Aster, mais elle n’en avait pas de meilleure. Ils remontaient la longue file des
voitures qui faisaient la queue devant la grille, quand, soudain, Ryan la posa à
terre.
— Monte ! ordonna-t-il.
Elle n’eut même pas le temps de comprendre ce qui se passait, il la poussa
à l’intérieur d’une voiture et claqua sa portière, puis il vint en courant
s’installer derrière le volant.
— Qu’est-ce que tu fais ? demanda-t-elle d’un ton horrifié quand il mit le
moteur en route.
Il ne répondit pas et démarra en trombe. Il était en train « d’emprunter »
une voiture et elle était sa complice. Ah non ! Dans sa situation, elle ne pouvait
pas se permettre une connerie pareille. Elle mettait la main sur la poignée,
prête à se jeter dehors, quand le GPS leur indiqua qu’il fallait tourner à droite
au bout de la rue.
Très bien, s’ils tournaient au coin de la rue Ryan allait devoir ralentir et elle
en profiterait pour descendre.
— T’es devenu fou, ou quoi ? demanda-t-elle d’un ton furieux.
— C’est la voiture de Madison, répondit-il d’une voix émue. Le GPS est
programmé pour aller quelque part. Je veux savoir où.
26. Dear Future Husband

Loin de mettre fin à la fête, la panne d’électricité avait mis du piquant à


l’ambiance. Il y avait bien eu quelques froussards qui étaient partis tout de
suite, mais ceux qui avaient décidé de rester se lâchaient complètement,
maintenant qu’ils n’avaient plus peur d’être photographiés à leur insu par les
paparazzis massés à l’extérieur. On apporta des bougies et des lanternes, puis
quelqu’un trouva le générateur de secours et le mit en marche. La plupart des
couples s’éclipsèrent dans les chambres. Tommy et Layla en profitèrent pour
filer sans se faire remarquer.
Malheureusement, une fois les portes franchies, ils furent aussitôt reconnus
et assaillis par un essaim de paparazzis. Layla se protégea le visage de ses
mains en fendant leur groupe.
— Bande de vautours, murmura-t-elle.
Puis elle songea que ce n’était qu’un juste retour des choses. Elle avait
autrefois traqué des starlettes pour avoir des photos à publier sur son blog et
maintenant c’était elle qu’on traquait. Pour un peu elle aurait cru au karma. En
tout cas, c’était franchement pénible de se trouver de ce côté de la barrière.
Sans compter qu’il n’y avait rien de glorieux à être pourchassée uniquement
pour avoir côtoyé une star dont la disparition faisait la une.
Tout en hurlant des insultes aux photographes, Tommy la prit par les
épaules. Elle se laissa faire un instant, parce que c’était bon d’être tout contre
lui, parce que son corps était ferme et chaud.
Puis elle eut honte. Elle se sentait seule, mais elle n’en était quand même
pas là. Et ce n’était pas parce que Mateo sortait avec Heather qu’elle devait se
laisser draguer par Tommy.
D’ailleurs, il n’était pas son genre.
Elle était insensible au charme de ses yeux bleu marine et de sa mèche
ébouriffée.
Il portait son jean très bas sur les hanches, mais ça la laissait de marbre.
Son T-shirt qui moulait ses épaules et son torse soulignait ses abdos
parfaits, mais ça ne l’excitait pas.
— Viens, lui dit-il en la poussant vers une limousine qui attendait devant la
porte.
— C’est la tienne ? s’étonna-t-elle.
Il venait à peine de signer avec une maison de disques et il avait déjà un
train de vie de star ?
— Oui. Mais uniquement pour ce soir.
Elle s’installa sur la longue banquette et donna des instructions au
chauffeur pour qu’il la dépose devant sa voiture, mais Tommy protesta.
— Pas question que je te laisse conduire après quatre verres de tequila. Tu
reviendras chercher ta voiture demain.
— Trois verres, corrigea-t-elle.
— Dans ce cas, il t’en faut un quatrième, répondit Tommy en riant.
Il sortit une bouteille du bar, l’ouvrit, et la lui tendit.
Elle soupira. Elle n’avait pas oublié à quel point le cocktail Tommy-tequila
était dangereux, mais après tout, qu’est-ce que ça pouvait faire ? Pour une fois,
elle fut tentée de museler la voix de sa conscience, cette voix insistante qui lui
interdisait de s’amuser. Elle verrait bien où ça la mènerait.
Elle ferma les yeux et porta le goulot à ses lèvres. Le souvenir de leur
baiser explosa dans son cerveau… sa main sur sa taille, sa bouche sur la
sienne… Elle fut brusquement tentée de renouveler l’expérience.
— Tu sais ce qui serait génial ? proposa Tommy en se penchant vers elle.
Elle battit des paupières. Il allait l’embrasser…
— D’aller manger dans un In-N-Out, acheva-t-il.
Il lui prit la bouteille des mains et but une gorgée, tandis qu’elle
s’allongeait en riant sur la banquette de cuir.
— C’est officiel, dit-elle en lui reprenant la bouteille. Tu n’es peut-être pas
d’ici, mais tu as adopté la gastronomie californienne.
A la demande de Tommy, le chauffeur s’arrêta à un comptoir In-N-Out et
ils commandèrent tous les deux un hamburger frites. Layla se jeta aussitôt sur
son hamburger, comme si elle n’avait pas mangé de toute la journée.
— Tu sais ce que j’aime chez toi ? demanda Tommy en s’affalant sur la
banquette et en la contemplant à travers des yeux mi-clos.
Elle se figea et son cœur se mit à cogner bruyamment. Il allait lui faire une
déclaration ?
— Ton appétit.
Elle inclina la tête. Elle avait mal entendu, sûrement…
— La plupart des filles n’arrêtent pas de parler calories et régime. Comme
si c’était un crime contre l’humanité de bouffer un hamburger.
Il secoua la tête.
— Mais toi, c’est pas pareil. Tu manges, tu profites. C’est un vrai bonheur.
Layla en resta perplexe. Comme compliment, on faisait quand même
mieux. Elle fut tentée de lui expliquer que ce n’était pas facile pour une fille de
lutter contre le culte de la minceur et que les phobiques de la nourriture étaient
avant tout des victimes.
Mais elle choisit de se taire et mordit de nouveau dans son hamburger.
— A quelle heure ta voiture se transforme en citrouille ? demanda-t-elle, en
mettant la main devant sa bouche.
Tommy haussa les épaules.
— Pourquoi… Tu veux faire une balade ? Tu veux pas que je te dépose chez
toi ?
Chez elle… Pas question ! Pas avec son père qui risquait de ramener sa
nouvelle copine et de faire des trucs dégueulasses dans la chambre en face de la
sienne, de l’autre côté du couloir.
— Pourquoi on n’irait pas chez toi ? proposa-t-elle.
Elle avait envie de rester avec Tommy. Mais elle n’aurait pas su dire si
c’était à cause de la tequila, ou pour éviter de se retrouver avec son père et la
blonde dans un petit pavillon de Venice Beach.
Il haussa un sourcil. Il semblait à la fois content et surpris.
— Je ne resterai qu’un petit moment, précisa-t-elle.
Ce n’était pas tout à fait vrai. Elle espérait qu’il lui proposerait de rester
pour la nuit, mais elle ne voulait pas avoir l’air de s’imposer. Ou pire, d’être en
manque.
— Je suis trop bourrée pour rentrer chez moi. Faut que je dessoûle un peu.
Tommy dicta son adresse au chauffeur qui les déposa devant un grand
immeuble plutôt luxueux que Layla ne reconnut pas.
— Bienvenue au paradis ! s’écria Tommy en poussant la porte du hall.
— Mais on est sur Sunset Boulevard ! Je croyais qu’on allait chez toi.
— C’est chez moi. C’est mon nouvel appart. Tu vas voir, c’est pas du tout
le même standing que l’autre. Là, c’est pas moquette pourrie et plafond miteux.
Il arborait un grand sourire ravi, mais comme elle hésitait toujours à entrer,
il ajouta :
— Si tu préfères l’atmosphère grunge, on peut aller dans mon ancien
appart. J’ai payé le loyer jusqu’à la fin du mois.
Elle battit des paupières. L’argent transformait les gens. Elle avait déjà vu
ça. La question était de savoir à quel point il avait transformé Tommy. Il
gagnait bien sa vie chez Unrivaled. Il allait enregistrer un disque. Etait-il
devenu un véritable angelino, obsédé par le statut social ?
Elle le balaya lentement du regard. Il avait remplacé ses vieilles bottes de
motard par une paire toute neuve et beaucoup plus stylée. Il portait son
éternelle panoplie jean-T-shirt, mais de marque, super classes. Mais il avait
toujours son sourire d’enfant. Le changement n’était que superficiel. Au fond,
il était toujours le même.
Il avait du fric et les moyens de se payer un bel appart, c’était normal qu’il
en profite et qu’il en soit fier. Elle n’avait pas le droit de le juger. D’ailleurs,
elle aurait probablement fait la même chose à sa place. Elle se demanda si elle
n’était pas un peu jalouse.
Possible. Mais elle préféra ne pas trop s’appesantir sur la question.
Elle le suivit donc sans un mot à l’intérieur du grand hall et sourit
intérieurement en l’entendant appeler le portier par son nom. Sa joie naïve
avait quelque chose de touchant. Ils prirent l’ascenseur jusqu’au sixième étage,
où se trouvait son appartement
— Ouah, murmura-t-elle en entrant.
C’était tellement grandiose qu’elle en restait sans voix. Elle alla droit au
balcon qui offrait une vue époustouflante sur les enseignes d’Hollywood.
— T’as remarqué qu’il n’y a pas de clé pour entrer ? demanda Tommy qui
l’avait suivie. Tout est connecté à ma tablette : le chauffage, la clim, la télé, et
même les lumières.
Il tapa sur l’écran de son iPad et lui fit une démonstration en éteignant et
rallumant les lumières, avec le sourire d’un gosse qui découvre un nouveau
jouet.
Layla s’accouda à la rambarde. Le vent jouait dans ses cheveux, les
lumières de la ville s’étendaient devant elle. Elle se sentait partagée entre
l’envie et l’admiration.
— C’est génial ce qui t’arrive, murmura-t-elle en se retournant.
De là où elle était, elle avait une vue d’ensemble sur la pièce principale. On
se serait cru dans une de ces émissions de téléréalité sur les familles de la côte
Ouest. C’était immense, avec une déco minimaliste, une ambiance apaisante et
harmonieuse — murs blancs, mobilier en bois naturel, et plus loin, dans la
cuisine, placards en chêne et comptoirs de pierre. Le parfait style éthique chic.
— Il y a plein de trucs super dans la résidence : un restaurant, une piscine
sur le toit, une salle de gym avec des coachs et des profs de yoga. Toutes les
semaines, des gens viennent faire le ménage, et je n’ai pas honte de le dire,
c’est ce que je trouve le plus cool. Bon. C’est pas avec ma paye Unrivaled que
je peux m’offrir ça. C’est Malina qui m’a trouvé cet appart et la maison de
disques en paye une partie.
— Et je suppose que c’était déjà meublé ?
Il rentra à l’intérieur et elle le suivit. Bien entendu, il n’avait pas gardé son
vieux canapé et n’avait pas non plus un carton en guise de table basse. Par
contre, elle fut agréablement surprise de trouver sa vieille collection de livres
de poche sur les étagères.
Cet appartement était vraiment top et Tommy le méritait bien. Il s’était
battu pour en arriver là. Il n’était pas de ceux qui prétendent avoir de grandes
ambitions, mais ne bougent pas leur cul pour les réaliser. Quand il avait un but,
il y allait à fond. Comme Aster. Et comme elle. Ils étaient tous les trois
volontaires et déterminés, et c’était pour ça qu’Ira les avait choisis. Il avait vu
en eux les qualités qui comptaient pour lui évidemment… les siennes.
Tommy passa dans la cuisine et se mit à sortir des assiettes, des serviettes
et des verres. Elle en profita pour passer en revue sa précieuse collection de
vinyles.
— T’en as de nouveaux ? demanda-t-elle.
La dernière fois, il lui avait fait écouter Led Zeppelin et ça ne s’était pas
bien terminé. Jimmy Page n’y était probablement pour rien, mais elle préférait
tout de même choisir autre chose.
— Oui, j’ai acheté quelques disques des années quatre-vingt.
Tommy posa les assiettes sur la table basse et partagea ce qu’il restait de
leur repas In-N-Out.
— Les années quatre-vingt ? demanda-t-elle en plissant le nez de dégoût.
Air Supply et Wham ?
Tommy lui adressa un regard horrifié.
— Non, Clash et les Smith.
Il la rejoignit pour sortir un disque et quand son bras frôla le sien, cela lui
fit comme une décharge électrique.
— Tiens, je vais te mettre Hatful of Hollow, annonça-t-il triomphalement
en agitant un album sous son nez. Tu connais ?
Elle lutta pour reprendre ses esprits, tout en faisant non de la tête.
— Crois-moi…
Il posa le disque sur la platine, puis la tête de lecture sur le disque, en
pinçant la bouche sous l’effet de la concentration.
— Tu vas pas être déçue.
Des grésillements emplirent la pièce, puis ce fut une voix profonde et
mélancolique. Tommy retourna dans la cuisine, en revint avec une bouteille
d’eau qu’il lui tendit et s’installa sur le canapé en lui faisant signe d’en faire
autant. Elle s’exécuta et se mit à manger en silence, prise d’un soudain accès de
timidité tout à fait inexplicable.
— Layla…, murmura-t-il soudain d’une voix rauque et altérée.
Elle leva les yeux vers lui, le ventre noué, et le dévisagea en attendant la
suite. Il la fixa un instant en silence.
Et la minute d’après il était en train de l’embrasser.
Mais peut-être que c’était elle qui avait commencé.
Impossible de savoir.
D’ailleurs, ça n’avait pas d’importance.
Et cette fois, elle n’était pas soûle, la tequila n’y était pour rien. Elle était
parfaitement lucide et savait ce qu’elle faisait.
Elle comprit soudain que Tommy lui plaisait vraiment, qu’il l’avait
toujours attirée, même quand elle sortait encore avec Mateo.
Il abandonna brusquement ses lèvres et descendit vers son cou, mordillant,
goûtant, laissant dans son sillage une traînée d’étincelles, tandis que ses mains
tiraient sur la robe bustier qu’il fit descendre jusqu’à la taille.
— Tu es si belle, murmura-t-il en s’écartant d’elle pour la regarder.
Tellement parfaite…
Puis il se remit à l’embrasser et cette fois, ce fut elle qui défit sa ceinture,
avant de s’installer sur ses genoux, les jambes autour de sa taille. C’était très
bien parti, mais il s’arrêta brusquement et lui prit les deux mains.
— Layla… Layla…
Il répéta plusieurs fois son nom d’une voix haletante, puis appuya son front
contre le sien.
— C’est parce que c’est moi, ou c’est juste contre quelqu’un d’autre ?
Elle fronça les sourcils et se jeta sur sa bouche, mais comme il la
repoussait de nouveau, elle dut répondre :
— De quoi tu parles ? Qu’est-ce qui te prend ?
— Tu as vu Mateo avec Heather et…
— Et tu crois que je veux me venger de Mateo ?
Elle n’en revenait pas qu’il puisse s’imaginer un truc pareil.
— J’ai peur que tu te serves de moi pour l’oublier. Et aussi que tu regrettes
et que tu m’en veuilles. Tu es sûre d’en avoir vraiment envie ?
Il était vraiment lourd avec ses scrupules. Il gâchait tout. Et il lui prenait la
tête avec ses questions tordues.
— Tu veux la vérité ? Je ne sais pas si je regretterai, mais en tout cas, j’en
ai envie. Et pour Mateo… C’est fini entre nous. Je suis libre de passer à autre
chose.
— Mais tu penses toujours à lui ?
Elle s’absorba dans la contemplation du tableau accroché au mur devant
eux, ne sachant que dire.
— Ça m’a fait un choc de le voir avec Heather, je ne vais pas te mentir.
Mais on n’avait pas autant de points communs que tu le crois.
— Et nous deux, on a des points communs ?
— La plupart du temps je te déteste, avoua-t-elle en riant. Mais
t’embrasses plutôt bien, alors…
— Plutôt bien, c’est tout ?
Elle haussa les épaules et replia ses bras sur ses seins.
— Je ne pourrais pas obtenir une meilleure appréciation ?
— Tu peux essayer, répondit-elle en inclinant la tête. Mais pour ça, il
faudrait que tu arrêtes de parler.
Elle lui adressa un sourire coquin et se pencha pour l’embrasser.
Il accepta son baiser avec enthousiasme, en lui caressant le dos et en
l’écrasant contre lui.
— Encore un truc…, murmura-t-il sans cesser de l’embrasser. Tu me plais
vraiment. C’est pour ça que je voudrais être certain qu’on est sur la même
longueur d’ondes.
— Ecoute…
Elle soupira d’exaspération, sa patience était à bout. Soit ils le faisaient,
soit ils ne le faisaient pas. Et s’ils ne le faisaient pas, il ne lui restait plus qu’à
partir. Elle n’avait pas envie de parler. Pas de ça, en tout cas.
— D’après ce que tu m’as dit, tu dois rester célibataire. De mon côté, il se
trouve que je ne cherche pas de petit copain. Alors commençons par nous
amuser et on verra bien où ça nous mène.
Puis elle reprit possession de sa bouche pour bien lui signifier qu’elle avait
fini de discuter. Cette fois, il ne chercha pas à l’arrêter. Et quand elle lui enleva
son jean, il la regarda faire, les paupières mi-closes.
27. Dirt Deeds Done Dirt Cheap

— Je n’aime pas ça du tout, murmura Aster.


Dire qu’elle n’aimait pas ça était très en dessous de la vérité. Elle referma
la boîte à gants et jeta un regard inquiet à travers le pare-brise. Ils avaient
fouillé l’intérieur de l’habitacle, mais ils n’avaient rien trouvé de significatif,
rien qui aurait pu les mener à Madison, pas le moindre indice sur ce qui avait
pu lui arriver.
— Et si c’était un piège ? insista-t-elle.
Elle jeta un regard angoissé à Ryan. Il voulait aller jusqu’au bout de
l’itinéraire enregistré par le GPS, mais elle avait la trouille. Pourtant, elle aussi
avait envie de savoir où ça les mènerait.
— C’en est probablement un, c’est clair, commenta Ryan en serrant le
volant. Il y a vraiment très peu de chances pour qu’on soit tombés par hasard
sur la voiture de Madison.
Il se tourna vers elle, mais elle lui fit signe de regarder plutôt la route. Ce
n’était pas le moment d’avoir un accident. Pas dans une voiture recherchée par
les flics.
— Même en partant du principe que quelqu’un voulait qu’on monte dans
cette voiture, ça n’explique pas comment elle s’est trouvée là juste au moment
où on arrivait, poursuivit-il. Personne ne pouvait savoir qu’on se pointerait
exactement à ce moment-là. Sauf si on était suivis, bien sûr…
— Si tu dis ça pour me rassurer, c’est raté, répondit Aster en frissonnant.
La question que je me pose, moi, c’est pourquoi on aurait mis cette voiture à
notre disposition. Tu crois que celui qui a fait ça va prévenir les flics ou bien…
Ryan ne la laissa pas finir.
— Non. Si on a mis cette voiture sur notre chemin, c’est pour nous inciter à
aller visiter les bureaux du Fantôme.
Elle lui lança un regard d’incompréhension.
— Les bureaux du fantôme ? Quel fantôme ? Tu te fous de moi ou quoi ?
Il désigna le GPS du menton.
— C’est là qu’il nous emmène.
— Mais qui c’est, ce fantôme ?
— Je t’expliquerai quand on y sera.
Ils s’arrêtèrent dans un parking face à un petit immeuble de bureaux
comportant deux étages, en forme de U, avec une sorte de jardin au milieu.
— On fait quoi, maintenant ? demanda Aster.
Ryan avait pris son téléphone et faisait défiler fébrilement sa liste de
contacts.
— Je le savais, murmura-t-il entre ses dents, tout en remettant le téléphone
dans sa poche.
Puis il se servit d’un pan de sa chemise pour essuyer le manche du levier de
vitesse et le volant.
— Efface tes empreintes de cette boîte à gants, dit-il. Et aussi de la poignée
de portière et de tout ce que tu as touché.
Elle lui lança un regard interrogateur.
— C’est trop risqué de continuer à rouler dans cette voiture. On trouvera un
autre moyen de rentrer. Mais on va d’abord aller voir ce qu’il y a dans ces
bureaux.
— Ça t’ennuierait de me dire ce qui se passe ? murmura-t-elle.
Ryan fit la grimace.
— J’ai un pressentiment, c’est tout. On va bientôt savoir si je me suis
trompé ou pas.
Elle le suivit jusqu’à l’entrée, où il s’arrêta un instant pour lire la liste des
sociétés, avant de grimper l’escalier. Une fois à l’étage, il alla droit à une
plaque qui indiquait : Société de Nettoyage Banks.
— Ce type a un certain sens de l’humour, commenta Ryan.
Puis il ajouta :
— Il s’occupe en effet de nettoyage. Il nettoie le passé des célébrités.
Il tenta de tourner la poignée, mais la porte était verrouillée. Il se mit à
inspecter le panneau vitré, mais Aster intervint :
— Je crois que j’ai mieux.
Elle ouvrit sa main et lui présenta une petite clé dorée.
— Où t’as trouvé ça ? demanda-t-il en lui jetant un regard méfiant.
— Dans la boîte à gants, maugréa-t-elle en insérant la clé dans la serrure.
— Et t’as rien dit ?
Elle haussa les épaules et poussa la porte.
— Jusqu’à maintenant, je ne savais pas si ça servirait ou pas.
Elle entra avec lui, puis chercha l’interrupteur, mais Ryan l’empêcha à
temps d’allumer.
— Ça risque d’attirer l’attention, dit-il. Il vaut mieux travailler dans le
noir.
— L’attention de qui ?
Il était temps qu’il lui dise ce qu’il savait. Elle en avait marre d’être tenue
à l’écart.
— Pourquoi on s’intéresse tant à ce nettoyeur fantôme ? Ce bureau
ressemble à n’importe quel bureau. Qu’est-ce que tu espères trouver ?
Ryan s’adossa au mur et balaya l’espace autour de lui avec le faisceau de
son téléphone. La lumière éclaira un bureau qui croulait sous la paperasse, une
armoire à dossiers en métal toute cabossée, de vieilles chaises autour d’une
table en plastique, et une plante qui avait soif.
— C’est là que Paul travaille, dit-il. Il s’occupe des affaires de Madison.
On l’appelle « le Fantôme ».
Aster ne trouva rien à dire. Elle avait tellement de questions à poser qu’elle
ne savait plus par où commencer.
— Pourquoi ce surnom ? demanda-t-elle enfin.
Ryan se repoussa du mur.
— J’en sais trop rien. Peut-être parce qu’il est insaisissable.
Il fouilla dans une pile de dossiers et jeta un regard entendu à Aster.
— Je ne sais pas grand-chose de lui. Officiellement, il est détective privé,
mais d’après ce que j’ai entendu dire, ses attributions sont plus larges que
celles d’un simple détective. Paul travaillait entre autres pour Madison, mais
elle ne voulait pas que ça se sache.
— Pourquoi ?
— Tu peux ajouter cette question à toutes celles que je me pose à son sujet.
Bon, il faut qu’on se dépêche. Quelqu’un sait qu’on est ici et ce quelqu’un
pourrait bien débarquer.
Laissant Ryan s’occuper du bureau, Aster alla droit à l’armoire à dossiers.
Les tiroirs étaient équipés d’une serrure, mais on ne les avait pas fermés à clé,
comme si on avait voulu qu’ils puissent les ouvrir. Elle se mit à passer les
dossiers en revue, mais ils étaient classés avec un système de lettres et de
chiffres qui n’avait pour elle aucun sens.
— Tu trouves quelque chose ? murmura Ryan.
— Je sais pas, dit-elle. Je comprends pas le classement.
Ryan abandonna le bureau et la rejoignit. Elle s’écarta pour lui laisser la
place et il se mit aussitôt à faire défiler les dossiers, d’une main agile, comme
s’il savait exactement quoi chercher et comment.
— Je connais ce classement, expliqua-t-il. Ma mère est avocate et elle
l’utilise. Je l’ai appris en travaillant l’été pour elle, quand j’étais ado.
Aster ne put s’empêcher d’être vexée. Elle n’avait jamais eu besoin de
travailler pendant les vacances d’été. Elle se sentait nulle. Même pas foutue de
comprendre un classement.
En attendant, Ryan avait apparemment trouvé le dossier qu’il cherchait.
— C’est le dossier de Mad, murmura-t-il en le sortant du tiroir. Mais il est
vide.
— Vide ?
Il lui montra l’intérieur de la chemise.
— Tu es sûr que c’est le dossier de Madison ?
— D’après son code, oui.
Il haussa les épaules et remit le dossier en place.
— C’est quand même bizarre…
Il se hissa sur la pointe des pieds pour atteindre le fond du tiroir, dont il
sortit une boîte pleine de… Aster ne put distinguer ce qu’elle contenait à cause
de la pénombre, mais il la lui tendit pour qu’elle regarde de plus près.
— Des aiguilles, murmura-t-il.
Elle contempla le contenu de la boîte sans un mot.
— Et je crois qu’il y a une autre boîte, pleine d’échantillons de sang.
— Mais qu’est-ce que…
Avant qu’elle ait eu le temps de finir sa phrase, Ryan éteignit l’écran de son
téléphone et se jeta au sol en l’entraînant avec lui. Dans sa précipitation, il
lâcha la boîte contenant les aiguilles, qui s’éparpillèrent autour d’eux.
Elle s’apprêtait à lui demander ce qui lui prenait, quand elle entendit des
pas. Quelques instants plus tard, on promena une lampe sur le panneau vitré
donnant dans le couloir. Elle se tassa un peu plus, pour se faire toute petite et
éviter le faisceau qui s’était arrêté juste à côté d’eux.
Ryan lui prit la main et la serra très fort, tandis qu’elle se blottissait contre
lui, en priant pour que celui qui était dans le couloir s’en aille. Ils restèrent
figés, osant à peine respirer, puis de nouveau le bureau fut plongé dans le noir
et les pas s’éloignèrent.
— C’était probablement un mec de la sécurité qui faisait sa ronde,
murmura Ryan, d’un ton qui se voulait rassurant, mais qui manquait de
conviction.
Il lui caressa doucement la joue.
— Ça va ?
Elle distinguait à peine ses traits délicats, l’arc de ses sourcils, sa bouche à
quelques centimètres de la sienne. Instinctivement, elle posa une main sur sa
joue. Elle aurait pu l’embrasser. Au regard qu’il lui lança elle comprit qu’il y
pensait aussi et à son visage qui s’inclinait lentement, elle comprit qu’il s’en
souvenait aussi.
Elle lui caressa lentement le menton du bout de l’index, suivit la vallée de
sa fossette, glissa vers son cou. Leurs deux corps étaient si bien l’un contre
l’autre. Ils auraient pu… Mais elle se reprit. Elle aurait bientôt à affronter un
procès et des jurés qui ne savaient rien d’elle. Elle devait préparer sa défense.
Elle ne pouvait pas se payer le luxe de se laisser distraire en sortant avec Ryan
Hawthorne.
— On devrait y aller, murmura-t-elle.
Ryan soupira et se releva à regret.
— Quand ils vont retrouver la voiture…
Elle ne termina pas sa phrase, c’était inutile, Ryan avait parfaitement
compris ce qu’elle voulait dire.
Il jeta un coup d’œil par le panneau vitré.
— La voie est libre, annonça-t-il.
Elle scruta la pénombre du couloir. On n’y voyait pas grand-chose, mais
depuis le passage de l’homme de la sécurité, elle n’osait plus se servir de son
téléphone.
— On devrait peut-être prendre les devants et passer un appel anonyme.
— Pour dire quoi ?
— Pour signaler que la voiture de Madison est garée dans ce parking, que
ce Paul travaille pour elle et qu’il a dans ses tiroirs une collection
d’échantillons de sang.
— Ça ne veut peut-être rien dire, cette collection.
Aster fronça les sourcils.
— T’énerve pas, s’empressa-t-il de préciser. Je me fais seulement l’avocat
du diable. J’essaye de penser à la place des flics.
— Très bien, dit-elle.
Elle prit le temps de réfléchir, puis reprit :
— Ce Paul est probablement mêlé à la disparition de Madison, mais on ne
sait pas comment. Il a pu se retourner contre elle, ou l’aider à organiser sa
disparition. Il est possible qu’ils aient préparé tout ça ensemble depuis
longtemps. Peut-être que ça fait des mois que Madison lui donne régulièrement
du sang en prévision de son faux enlèvement.
Il demeura silencieux et elle se demanda s’il trouvait son raisonnement
complètement à côté de la plaque, ou si au contraire il y réfléchissait. Au bout
d’un moment, il se mit à manipuler son téléphone.
— Tu fais quoi ? demanda Aster.
— J’appelle un Uber.
Elle lui prit le téléphone des mains et s’empressa de couper la
communication.
— Surtout pas. En cas de problème, les flics n’auraient aucun mal à
prouver qu’on est venus ici.
— Et on fait comment, pour rentrer chez nous ? protesta-t-il.
Elle se dirigeait déjà vers la porte.
Puis, brusquement, une alarme se déclencha et ils se mirent à courir comme
si leur vie en dépendait.
28. You Shook MeAll Night Long

Layla n’arrivait pas à fermer l’œil. A côté d’elle, Tommy dormait comme
un bébé. Elle roula sur le côté et se hissa sur un coude pour le contempler.
Regarder dormir un garçon lui donnait la sensation de violer son intimité.
Surtout quand il s’agissait d’un garçon comme Tommy, qui traversait la vie à
toute allure, comme s’il avait hâte de prouver quelque chose. Elle avait parfois
l’impression qu’il cherchait à impressionner quelqu’un. Peut-être qu’il était
simplement porté par sa passion pour la musique. Pourtant, elle en doutait. Son
besoin de réussir cachait une autre motivation, beaucoup plus profonde.
Il avait un bras sur le front, les lèvres entrouvertes, de longues mèches lui
retombaient devant les yeux. Il était touchant. Elle savait si peu de lui… Par
exemple, elle n’aurait pas cru qu’il manifesterait tant de scrupules à coucher
avec elle…
Il avait peur qu’elle soit encore attachée à Mateo. C’était possible. Mateo
avait été son premier amour et elle ne l’oublierait sans doute jamais. D’ailleurs,
elle ne voulait pas l’oublier.
Elle avait peut-être eu tort de coucher avec Tommy, mais pour le moment
elle préférait ne pas s’en inquiéter. De toute façon, elle n’attendait rien de lui.
Lui non plus n’attendait rien d’elle, il voulait rester célibataire, il le lui avait
dit clairement. Alors pas la peine de trop se prendre la tête. Au lit, il était super
tendre et en même temps suffisamment passionné pour lui donner du plaisir.
Elle n’en demandait pas plus.
Elle allongea les jambes et cala ses bras au-dessus de sa tête. Cela faisait
longtemps qu’elle ne s’était pas sentie aussi détendue et bien dans sa peau. A
côté d’elle, Tommy remua, comme quelqu’un qui va se réveiller. Elle fit glisser
lentement le drap pour le découvrir et prit le temps d’admirer son corps mince
et musclé — le corps de quelqu’un qui avait passé de longues heures à
travailler dans un ranch, ou pratiqué l’athlétisme. Elle essaya d’imaginer ce
qu’avait pu être sa vie en Oklahoma. Au lycée, il avait dû avoir son petit
succès. Elle l’imagina, entouré d’une nuée de jolies filles cherchant à le séduire
— et à lui inspirer une chanson.
Elle eut brusquement envie de faire encore l’amour avec lui. Elle
s’apprêtait à le réveiller en lui caressant doucement la hanche, quand le
bourdonnement de son téléphone annonça l’arrivée d’un texto. Elle allongea le
bras vers la table de nuit.
— Réponds pas, murmura Tommy d’une voix rauque et endormie.
Il ouvrit les yeux et lui prit les seins. Puis il la saisit par la taille pour
l’attirer à lui, cherchant sa bouche.
Elle lui rendit son baiser. S’il le prenait comme ça… Elle aussi avait hâte
de recommencer. Elle tendit quand même le cou pour voir qui lui écrivait.
Aster ! C’était peut-être important.
— C’est Aster, murmura-t-elle en se dégageant de l’étreinte de Tommy.
Elle essaya d’ouvrir le message, mais ce n’était pas facile, car Tommy
s’était maintenant placé au-dessus d’elle et lui léchait le ventre.
— Aster attendra, grommela-t-il, en s’arrêtant pour admirer son piercing au
nombril, un anneau doré avec une pierre rouge.
Puis il descendit plus bas.
— Non, protesta-t-elle en essayant de lire. Elle a peut-être besoin de moi.
En découvrant le contenu du texto, elle roula sur elle-même pour se
dégager et Tommy retomba sur le matelas, le visage dans les coussins. Pas le
temps de s’excuser. Elle était trop occupée à rassembler ses vêtements épars
sur le sol.
Il la regarda faire.
— Mais où tu vas ?
Elle enfila sa robe et ses chaussures en même temps.
— Je sais que tu ne veux pas t’en mêler, mais Aster a besoin d’aide, je dois
y aller.
Il se leva d’un bond.
— Tu viens avec moi ? demanda-t-elle d’un ton surpris.
Elle prit le temps de se recoiffer, avec les doigts, comme elle pouvait. Ça
ferait genre la fille qui s’est levée en vitesse et n’a pas pris le temps de se
donner un coup de peigne. En la voyant débarquer en pleine nuit avec Tommy,
Aster risquait de se douter qu’il y avait quelque chose entre eux. Pas la peine de
confirmer ses soupçons en se pointant complètement échevelée.
— Tu crois que je vais te laisser sortir seule en pleine nuit ?
— Tommy…
Elle le regarda passer un T-shirt et un jean, puis une vieille paire de baskets
en cuir.
— C’est pas parce qu’on…
Elle n’acheva pas sa phrase et se contenta de montrer le lit en désordre.
— Tu n’es pas obligé de m’accompagner, reprit-elle. Vraiment. Je n’attends
rien. Tu ne me dois rien. On est tous les deux des adultes et…
Il s’approcha d’elle, si près qu’elle distinguait les petites taches de ses iris.
— Tu n’as pas dit que c’était urgent ?
Il lui caressa doucement la joue et cala une mèche folle derrière son oreille.
Le geste était si naturel et si intime qu’elle en eut le frisson.
— Oui, mais…
— Tu ne crois pas qu’on devrait y aller, au lieu de discuter ?
Il agita ses clés.
Sans un mot, elle prit son sac en bandoulière et le suivit.
— Le chauffeur de la limousine est parti, expliqua-t-il en arrivant dans le
garage. On va devoir utiliser ma voiture.
Il sortit sa commande à distance de sa poche et elle émit un bip aigu qui
résonna entre les murs de béton, puis il alla ouvrir la portière du passager pour
Layla.
Elle ne put retenir un sourire. Qui aurait cru que Tommy le rebelle
connaissait les bonnes manières ? Sa mère l’avait bien éduqué… Elle regretta
qu’il ne parle jamais de ses parents, ni de sa vie avant L.A.
Il s’écarta cérémonieusement et lui fit signe de monter, mais elle resta
figée. Elle venait d’apercevoir sur le siège un paquet à son nom, avec un ruban
— mais à part ça identique à ceux qu’elle avait déjà reçus.
Elle porta la main à sa bouche pour étouffer un cri. Il se pencha pour
regarder par-dessus son épaule.
— Tu n’avais pourtant pas laissé ta voiture ouverte, murmura-t-elle.
Tommy fixait le paquet d’un air abasourdi.
— Non. Je suis certain de l’avoir fermée. Et ce n’est pas un cadeau de ma
part, désolé… Je ne sais pas du tout comment ce truc a pu arriver sur mon
siège.
— Je sais que ça ne vient pas de toi. Et ne sois pas désolé, il n’y a pas de
quoi. Ce n’est pas un cadeau, contrairement aux apparences.
Elle scruta le garage, mais bien évidemment, il n’y avait personne.
Elle se glissa sur le siège du passager, tandis que Tommy faisait le tour
pour venir s’installer derrière le volant. Il faisait très chaud dans l’habitacle,
mais le paquet était encore frais, signe qu’il avait été livré récemment.
On les avait suivis. Ils étaient surveillés. Elle fouilla de nouveau le parking
du regard pour s’assurer qu’ils étaient seuls, en frissonnant d’angoisse à l’idée
qu’ils étaient peut-être observés sans le savoir.
Bien sûr, il y avait une enveloppe attachée au paquet. Elle l’ouvrit et ne fut
pas surprise d’y trouver la carte habituelle. La quatrième. Cette fois, en plus de
la corde, du trou dans le crâne et des dents en moins, il y avait un message en
vers, tracé d’une écriture désormais familière.
Ton message, je l’ai bien reçu
Mes menaces tu n’y as pas cru.
Je te préviens, je rigole pas
T’as qu’à voir c’que j’ai fait au chat.
Tu m’as proposé un marché,
Regarde bien dans ce paquet.
Et puis grouille-toi de publier
Sinon tu vas le regretter.
Après avoir lu le message, elle tendit sans un mot la carte à Tommy. Quand
il vit le chat, elle crut qu’il allait s’en décrocher la mâchoire. Il demeura un
instant bouche bée, puis lui jeta un regard en biais.
— J’ai déjà vu cette caricature, murmura-t-il. Pas sur une carte, mais sur un
bout de papier. Dans le bureau d’Ira.
Layla en resta sans voix. Ira ? C’était Ira qui envoyait ces messages ? Mais
pourquoi ? Tommy l’avait plus d’une fois mise en garde contre lui, mais elle
n’avait jamais voulu l’écouter. Apparemment, il avait eu raison. Ira était peut-
être bien plus pourri qu’ils ne le pensaient.
Elle défit le ruban du paquet et déchira le papier qui l’enveloppait, puis
ouvrit la boîte. Evidemment, à l’intérieur, il y avait encore un extrait du journal
de Madison, accompagné cette fois de divers documents.
— Il faut qu’on y aille, dit-elle. Je t’expliquerai tout en chemin, mais pour
l’instant, il est urgent de rejoindre Aster et Ryan. Je crois qu’ils ont un gros
problème.
29. Our Lips Are Sealed

Layla venait d’expliquer à Tommy qu’elle avait déjà reçu trois envois
similaires à celui qu’ils venaient de trouver dans sa voiture. Il était sous le
choc. Pour lui, ils auraient dû appeler les flics, leur remettre cette boîte, les
laisser se charger de tout. Et eux, ils auraient repris le cours de leur vie. Mais
quand il expliqua son point de vue à Layla, elle écarta résolument l’idée.
— Pas question, répondit-elle d’un ton qui n’admettait pas de réplique. Je
suis certaine que les flics s’en foutraient. Ils ont trouvé leur suspect, pour eux
c’est une affaire classée. Tout ce qu’on pourrait faire ou dire ne ferait qu’attirer
les soupçons sur nous. Et puis reprendre le cours de nos vies… Parle pour toi…
Parce que pour Aster, c’est impossible. C’est pour ça qu’on doit l’aider.
Il n’avait pas vraiment d’arguments pour contrer ce beau raisonnement, ce
qui ne l’empêcha pas de protester.
— Quand même…, murmura-t-il.
Le regard que lui lança Layla le fit taire. Elle ne changerait pas d’avis.
Il garda donc le silence jusqu’au moment où il arrêta la voiture dans le
parking d’une église, là où Aster et Ryan étaient censés les attendre, d’après
Layla.
— On sait ce qu’on vient faire ici ? demanda-t-il. C’est bizarre, comme
lieu de rendez-vous.
Dans son rétroviseur, il aperçut Ryan et Aster qui sortaient de l’ombre et
regardaient attentivement autour d’eux, avant de foncer vers la voiture.
— Ça concerne l’affaire Madison, comme tu t’en doutes, soupira Layla.
Aster et Ryan s’engouffraient à présent à l’arrière. Elle se retourna pour les
regarder.
— On va chez moi, annonça Aster.
Puis, apercevant Tommy au volant, elle le toisa d’un air méprisant.
— Je m’attendais pas à te voir, commenta-t-elle sèchement. Qu’est-ce qui
t’a fait changer d’avis ?
Il eut envie de lui répondre qu’il n’avait pas changé d’avis. C’était peut-
être dégueulasse, mais il aurait préféré l’abandonner à son sort et ne pas se
mouiller dans cette affaire. S’il était là, c’était uniquement pour Layla. Après
ce qui s’était passé entre eux ce soir, il tenait à rester près d’elle pour la
protéger. Mais ça, il n’allait pas l’avouer devant Aster et Ryan.
— Je suis impliqué dans cette histoire depuis que j’ai emmené Madison au
Vesper, rétorqua-t-il. Donc je suis là.
Il s’engagea dans la rue et se concentra sur sa conduite, tout en écoutant
Aster et Ryan raconter en détail leur aventure de la soirée. Ils étaient tous les
deux bouleversés et surexcités, et ils n’arrêtaient pas de se couper la parole.
Soudain, il aperçut dans son rétroviseur une voiture qui leur faisait des appels
de phares. Il se rangea sur le côté pour la laisser passer, mais elle s’arrêta
derrière eux.
Il fit descendre sa vitre et observa dans son rétroviseur le conducteur qui
était sorti de son véhicule et approchait du leur, lentement, mais d’un pas
décidé. Il portait des baskets, un jean ringard, et une chemise bleue dont il avait
retroussé négligemment les manches. Cette silhouette lui rappelait quelqu’un,
mais qui ?
— Tommy Phillips.
L’inspecteur Larsen se pencha à sa portière et lui adressa un sourire
radieux, comme s’il retrouvait un vieux copain de classe avec qui il avait fait
les quatre cents coups.
— Ça faisait longtemps…
Larsen posa ses doigts boudinés sur la tranche de la vitre.
Tommy fut tenté de lui répondre qu’il trouvait au contraire que ça ne faisait
pas assez longtemps, mais jugea plus prudent de la boucler.
Larsen passa la tête à l’intérieur et tendit son cou épais pour regarder
derrière.
— On dirait que la bande est au complet, commenta-t-il.
Il les balaya lentement du regard perçant de ses yeux verts, en s’arrêtant sur
Aster, puis revint vers Tommy.
— Vous alliez où ?
Il vérifia sa montre.
— Il est quand même deux heures du matin. C’est un peu tard pour partir
en virée. Qu’est-ce que vous faites dans le coin ?
Tommy eut envie de lui retourner la question. Et lui, qu’est-ce qu’il foutait
dans le coin ? Il n’était peut-être même pas de service. Est-ce qu’il les avait
croisés par hasard, ou bien est-ce qu’il les suivait depuis un moment ? Tommy
était sûr de n’avoir commis aucune infraction, mais Larsen était inspecteur de
police et il avait le pouvoir. Le mieux était de rester poli et de répondre à ses
questions, sans trop se dévoiler, évidemment.
Car avec Larsen, tout ce qu’ils diraient risquait de se retourner contre eux.
Il s’éclaircit la gorge.
— Je ramène tout le monde à la maison.
— Il me semble que vous n’habitez pas dans le même coin tous les quatre.
Ça va vous faire du trajet.
Il hocha plusieurs fois sa tête surmontée d’une touffe de cheveux roux.
— Sauf si vous avez prévu une soirée pyjama.
Tommy ne répondit pas. Si Larsen cherchait l’incident diplomatique, il
allait être déçu.
— Et si vous sortiez tous de la voiture ?
Tommy hésita. Larsen n’avait pas l’air d’être disposé à les lâcher.
— Descendez de cette voiture, hurla Larsen. C’est un ordre.
Tommy ouvrit sa portière à contrecœur et sortit au ralenti de la voiture.
Layla, Aster et Ryan l’imitèrent. Larsen les fit s’aligner contre la carrosserie,
puis se planta devant eux, les bras croisés sur son large torse. Son expression ne
laissait aucun doute sur le fait qu’ils avaient intérêt à coopérer.
— Commençons par le commencement, déclara-t-il. D’où venez-vous ?
— D’une soirée de lancement organisée par Ira, déclara Aster.
Tommy ravala un gémissement. C’était la pire des réponses.
Larsen parut très intéressé et s’avança vers elle, les sourcils bas. Aster lui
fit face, sans un tressaillement.
— Vous assistez à des soirées de lancement, Aster ? C’est pour fêter votre
liberté provisoire ?
Il avait bien insisté sur le mot provisoire. Tommy jeta un regard en biais à
Aster. Au moins, elle avait l’air calme et sûre d’elle, comme quelqu’un qui n’a
rien à se reprocher. Maintenant qu’elle avait attiré l’attention sur elle, c’était
d’ailleurs tout ce qu’il lui restait à faire.
— Je travaille pour Ira, fit-elle remarquer. Comme nous tous. Sauf Ryan,
bien sûr.
Bravo. Trop génial. Tu vas la boucler maintenant ?
— Vous avez bu ?
Tommy décida qu’il était temps d’intervenir :
— Bien sûr que non, nous n’avons pas l’âge légal.
Larsen renversa la tête en arrière et éclata de rire, comme s’il trouvait que
Tommy avait beaucoup d’humour.
— On vous a vus là-bas ? poursuivit Larsen une fois calmé. Vous avez des
témoins ?
Il faisait maintenant les cent pas devant eux, lentement, pour bien leur
montrer qui commandait, au cas où ils n’auraient pas compris.
— J’ai chanté, rétorqua Tommy. Des centaines de personnes m’ont vu.
— C’est vrai ?
Larsen s’arrêta devant lui et feignit d’être impressionné.
— Ça se passe bien pour vous, dites donc. Vous vous produisez chez Ira
Redman, vous conduisez une belle voiture neuve.
Il désigna d’un air admiratif la BMW noire, mais la moue qui accompagna
le nom d’Ira montrait qu’il ne faisait pas partie de ses fans.
Tommy parvint à rester impassible et à soutenir le regard pénétrant de
Larsen, comme s’il n’avait rien à se reprocher, mais à l’intérieur, c’était autre
chose. Son cœur battait à cent à l’heure, il avait le ventre noué, il sentait la
sueur dégouliner le long de son torse.
— On a reçu un appel nous signalant une effraction dans un immeuble de
bureaux à quelques centaines de mètres d’ici, poursuivit Larsen. Ça vous dit
quelque chose ?
Tommy secoua la tête. Cette fois, ça sentait vraiment mauvais pour eux.
— Rien du tout ?
Tommy haussa les épaules, tout en se dandinant d’un pied sur l’autre. Les
vents de Santa Ana avaient recommencé à souffler, mais leurs rafales tièdes
soulevaient des nuages de poussière sans apporter la moindre fraîcheur. Il se
concentra sur le flux des voitures. De temps en temps, quand un conducteur
ralentissait pour observer leur petit groupe, il baissait la tête, de peur d’être
reconnu. Il n’avait pas besoin de cette pub.
Il n’en pouvait plus. Si Larsen continuait comme ça, il allait craquer et tout
lui lâcher.
Puis, tout à coup, il y eut une violente déflagration et un panache de fumée
s’éleva dans le ciel.
Larsen ouvrit la bouche pour parler, mais sa radio grésilla en annonçant un
appel urgent et il s’éloigna vers sa voiture, tout en levant un doigt pour leur
faire signe de ne pas bouger de là.
— Dites-moi que vous n’avez rien à voir avec ça, murmura Tommy en
désignant le ciel en feu derrière eux.
— Bien sûr que non ! protesta Aster d’un ton prodigieusement agacé.
Elle se tut, car Larsen revenait déjà. Il les dévisagea tour à tour.
— Rentrez chez vous, ordonna-t-il. Tous tant que vous êtes.
Ils s’empressèrent de grimper dans la voiture, trop contents de s’en tirer à
si bon compte.
— Aster ! appela Larsen.
Elle se tourna lentement vers l’inspecteur.
— On se reverra au procès, ricana-t-il.
Puis il se détourna brusquement et rejoignit sa voiture à grands pas, tandis
que Tommy s’installait derrière le volant et se dépêchait de démarrer.
30. Burning Down The House

— Tu es certaine que chez toi ça ne craint pas ? demanda Ryan.


Il s’arrêta sur le seuil de l’appartement d’Aster en jetant à l’intérieur des
regards méfiants, comme s’il pensait que les murs étaient truffés de micros.
Aster ne répondit pas et lui fit signe d’entrer, tout en passant derrière le
comptoir de la cuisine. Après ce qui venait de leur arriver avec Larsen, il y
avait de quoi être parano. Ils n’avaient plus échangé un mot durant le reste du
trajet. Elle était secouée. Elle n’arrivait pas à oublier la phrase que lui avait
lancée Larsen avant de les quitter. Les autres non plus ne devaient pas en mener
large.
— Ryan est persuadé qu’Ira m’a droguée le soir de la disparition de
Madison, commenta-t-elle en ouvrant le frigo. Mais franchement, je ne vois pas
pourquoi il aurait fait ça.
— C’est lui qui t’a servi ton champagne, rétorqua Ryan en se frottant le
menton. Pourquoi il aurait fait ça ? J’en sais rien. Je constate quand même que
la disparition de Madison fait une énorme publicité à ses clubs.
Aster distribua à chacun une bouteille d’eau et alla s’affaler sur le canapé.
— Il paye mon avocat et cet appartement, fit-elle remarquer. Ce serait pas
logique qu’il vienne à mon secours après m’avoir piégée.
Tommy se détourna de la baie vitrée.
— L’élimine pas trop vite de la liste des suspects, marmonna-t-il.
Il échangea un regard entendu avec Layla.
— Parce qu’il mérite qu’on s’intéresse à lui de très près, acheva-t-il.
— Tu pourrais préciser ? s’énerva-t-elle.
Elle en avait un peu marre qu’ils s’acharnent tous sur Ira. Elle aussi, elle
avait quelques soupçons, mais pour l’instant elle dépendait entièrement de lui,
alors si ces trois-là n’avaient rien de précis à lui reprocher, elle n’avait pas
envie d’entendre leurs élucubrations.
Tommy parut hésiter, puis se détourna pour regarder au-dehors.
— On ne pourrait pas oublier Ira cinq minutes et se concentrer plutôt sur
ma dernière livraison ? intervint Layla. J’ai la sensation qu’il pourrait y avoir
du lourd.
Elle avait l’air vraiment lasse et découragée. Bienvenue au club, songea
Aster, tout en se calant sur le canapé et en la regardant poser sur la table basse
le colis trouvé dans la voiture de Tommy.
— Ça vous dit quelque chose, ce genre de boîte ? demanda-t-elle.
Aster secoua la tête.
— Non. Pas vraiment. Mais pour les documents… Je pense qu’ils
pourraient venir du dossier de Madison, celui qu’on a trouvé vide dans le
bureau de Paul. Celui qui t’envoie ça a dû passer là-bas avant nous.
— Et c’est sans doute la même personne qui s’est arrangée pour qu’on
tombe au bon moment sur la voiture de Madison, renchérit Ryan.
— Et ce serait qui, cette personne, d’après vous ? demanda Tommy.
Aster tapota le goulot de sa bouteille contre son menton.
— Pour moi, le suspect numéro un, c’est Paul. Evidemment.
— Ce type est capable de tout, approuva Ryan. Ce n’est pas pour rien qu’on
le surnomme Le Fantôme.
— Admettons que cela vienne du Fantôme, soupira Layla en prenant le
premier document de la pile. Vous ne trouvez pas bizarre qu’il conserve des
documents papiers à l’ère du numérique ?
— Avec le numérique, il y a toujours un risque de piratage, fit valoir Aster.
Regardez comme Javen a hacké facilement le site des appartements.
— Oui, eh bien les documents papiers, c’est pas plus sûr, fit remarquer
Tommy. Parce que les documents, on les a en ce moment devant nous.
— On les a parce que quelqu’un voulait qu’on les voie, assura Layla qui
passait maintenant les papiers en revue.
— Tu as l’intention de poster quelque chose sur ton blog ? demanda Aster.
— Je n’ai encore rien décidé. J’avoue que je commence à prendre au
sérieux ces menaces. Mais je n’aime pas qu’on me dise ce que je dois faire et…
Elle se tut brusquement et son visage se décomposa. Aster se pencha pour
regarder par-dessus son épaule. Elle avait en main une photo, d’assez mauvaise
qualité. Et sur cette photo, il y avait Tommy et Layla en train de s’embrasser
sur la piste de danse du Jewel. Elle n’en fut pas tellement surprise. Elle avait
déjà eu l’impression qu’il y avait anguille sous roche entre ces deux-là.
N’empêche, ils étaient drôlement cachottiers.
— Qu’est-ce que ça veut dire ? murmura Layla.
Tommy, qui s’était approché pour voir lui aussi, lui arracha la photo des
mains.
— Qui a pris cette photo ? demanda-t-il en rougissant.
— D’après ce que je crois comprendre, c’était Madison, répondit Layla sur
un drôle de ton.
Elle les dévisagea tour à tour, comme si elle hésitait à leur faire un aveu.
— Cette photo, je la connaissais, murmura-t-elle enfin. Quelqu’un l’a
envoyée à Mateo anonymement. C’est même à cause de ça qu’on s’est séparés.
Tommy la dévisagea.
— Pourquoi tu ne m’as rien dit ? demanda-t-il d’un ton outré.
Aster se tassa sur le canapé. A côté d’elle, Ryan remua comme s’il ne savait
plus où se mettre. Lui non plus n’avait pas envie d’assister à une scène de
ménage.
— On ne pourrait pas en parler plus tard ? protesta Layla en secouant la
tête.
Elle lui reprit la photo et la fourra dans son sac d’un geste rageur.
— Je vois pas pourquoi Madison se serait donné la peine de vous
photographier, fit remarquer Aster.
Tommy se tut, Layla tripota nerveusement la capsule de sa bouteille.
— Je suis d’accord avec toi, Aster, dit-elle. Ce n’est peut-être pas elle. Et
même si c’était elle, pourquoi Paul aurait-il gardé cette photo dans ses
dossiers ? Ça tient pas debout.
— Et si ce n’était pas Paul, mais Madison, qui envoyait tout ça ? proposa
Ryan. Elle en serait parfaitement capable, je vous le jure. Peut-être qu’elle te
harcèle pour se venger de tout ce que t’as publié sur ton blog, Layla. Tu étais
sur sa blacklist.
— J’y crois pas, intervint Aster. Pourquoi Madison voudrait-elle qu’on
publie des extraits de son journal ? Mon avis, c’est que celui qui envoie ces
paquets à Layla a pu entrer chez Madison et piquer cette photo. A part les flics,
t’es le premier à être entré chez elle après sa disparition, Ryan.
Ryan plissa les yeux.
— Tu me soupçonnes d’envoyer des extraits du journal de Madison à
Layla ? demanda-t-il d’un ton offusqué.
Aster ferma les yeux. Ce n’était vraiment pas simple d’avoir une
conversation rationnelle avec tous ces gens sur les nerfs.
— Franchement, Ryan… Je soupçonne tout le monde.
Elle se força à le regarder droit dans les yeux.
— Et certains plus que d’autres. Mais si ça peut te soulager, tu es dans les
derniers de ma liste. J’allais simplement te demander si t’avais eu l’impression
qu’on avait fouillé chez Madison.
— Chez Mad ? ricana Ryan.
Puis il se reprit et poursuivit plus calmement :
— Evidemment que oui. Les flics avaient fouillé de fond en comble.
— Et si ça venait des flics, tout ça ? demanda Layla en montrant les
documents. S’ils cherchaient à m’utiliser pour piéger quelqu’un qu’ils
soupçonnent ?
Cette supposition loufoque lui valut des regards ahuris.
— Bon, d’accord, soupira-t-elle. Je reconnais que c’est tiré par les cheveux.
— Et Emily, son assistante ? proposa Ryan en se rapprochant d’Aster. Ou
même sa styliste, Christina ?
Un silence méfiant accueillit les suggestions.
— Bon, je disais ça comme ça, parce qu’elles avaient l’air très dévouées. Je
vois mal l’une des deux faire un truc pareil.
— Madison était sympa avec elles ? demanda Aster.
Elle espéra vaguement qu’il répondrait que non, pas du tout, qu’elle était au
contraire insupportable, une vraie diva, une chienne enragée.
— Elle était exigeante, répondit Ryan en haussant les épaules. Mais
correcte. Elle n’avait pas l’habitude de s’acharner sur les gens qu’elle
employait et elle était capable de les récompenser généreusement quand elle
était satisfaite. Dans l’ensemble, je dirais qu’elle était plutôt sympa pour une
star.
— Bon, soupira Aster. On ne sait pas du tout qui a pu envoyer ces colis à
Layla, autant le dire carrément. Faisons le point sur ce qu’on sait. Le soir de la
disparition de Madison, quelqu’un m’a droguée et a monté toute une mise en
scène pour faire croire que je l’avais tuée. Et ce quelqu’un essaye d’obliger
Layla à publier des extraits du journal intime de Madison pour salir sa
réputation.
— Et si…
Layla s’arrêta comme si elle hésitait à poursuivre et pesait le pour et le
contre.
— Je vais peut-être un peu trop loin, mais… Vous avez remarqué les photos
en noir et blanc dans l’entrée de Madison ?
Aster plissa les yeux. Tommy se détourna de la baie vitrée pour la regarder.
Ryan se pencha vers elle pour mieux entendre.
— Je les ai trouvées vraiment… déplacées. Des photos de taudis dans une
maison ultra-luxueuse, avouez que c’est quand même bizarre. Ça fait des jours
que ça me tracasse. Si elles symbolisaient le secret de Madison ? Comme une
sorte de provocation… Elle le dévoilerait sans le dévoiler. Il serait là, visible
par tous ceux qui franchissent le seuil de sa maison… Vous voyez ce que je
veux dire ?
Aster prit le temps de réfléchir, puis se tourna vers Ryan.
— Tu ne lui as jamais demandé pourquoi elle avait choisi ces photos pour
son entrée ?
Ryan caressa d’un air songeur l’ombre de barbe de ses joues.
— Non. On avait une relation très superficielle. Je vous l’ai déjà dit, ce
sont nos agents qui ont eu l’idée de former notre couple. Et nous, on a joué le
jeu à fond. Même en privé, quand on était seuls… Tout ce que je sais de
Madison, c’est qu’elle n’avait rien de délicat ou de fragile, contrairement aux
apparences. Elle en avait bavé, c’est sûr. Et c’est vrai que maintenant que vous
me le dites… Oui… Ces photos pourraient très bien faire allusion à son
enfance.
— Tu crois qu’elle aurait pu aller jusqu’à se faire prélever du sang pour
mettre en scène son propre enlèvement ? demanda Aster. Depuis qu’on a vu ces
aiguilles et ces échantillons de sang dans le bureau de Paul, je n’arrive pas à
lâcher cette idée.
— En admettant qu’elle ait organisé un faux enlèvement, pourquoi elle te
l’aurait mis sur le dos ? demanda Layla. D’après Ryan, elle s’en foutait que
vous sortiez ensemble. A la limite, votre relation tombait à pic pour elle,
puisqu’elle devait lui fournir un prétexte pour disparaître.
— Franchement, moi, je suis paumé, je comprends plus rien, murmura
Ryan. Madison est capable de ce que tu dis, Aster. Peut-être qu’elle est en ce
moment sur une île tropicale, en train de se marrer en nous regardant nous
débattre dans les emmerdes. J’ai du mal à croire qu’elle puisse être aussi
méchante et calculatrice, mais d’un autre côté ça me soulagerait de penser
qu’elle n’a pas été enlevée.
Il ferma les yeux en soupirant et Aster ne put s’empêcher de remarquer à
quel point il avait changé récemment. Il était bien différent de l’acteur
superficiel dont elle était tombée amoureuse. Il traversait une période très dure,
n’avait plus de travail, pouvait tomber dans l’oubli. Ça l’avait fait grandir. Ce
nouveau Ryan lui plaisait beaucoup plus que l’ancien, il était même sur le point
de gagner une place dans son cœur.
— Encore une chose à propos d’Ira, si vous permettez…
Tommy leur parla de la caricature de chat qu’il avait aperçue dans le
bureau d’Ira et de l’enveloppe pleine de fric que celui-ci l’avait chargé de
remettre à James.
— Je ne sais pas si c’est important, ou si c’est lié à notre affaire, mais on
devrait quand même s’y intéresser.
Ces nouveaux éléments les laissèrent songeurs et le silence tomba dans la
pièce, troublé uniquement par le bruissement des documents que Layla étalait
sur la table basse.
— Je crois que j’ai quelque chose d’intéressant ! s’exclama-t-elle soudain.
Elle agita un vieil article de journal découpé et jauni.
— C’est une brève, venant probablement d’un communiqué de police, qui
prouve que Madison n’a pas menti au sujet de l’incendie qui a tué ses parents.

Virginie-Occidentale : Deux personnes ont trouvé la mort et deux autres


ont été grièvement blessées dans l’incendie qui a ravagé une maison
jeudi. Le feu s’est déclaré vers 4 heures du matin.
La cause exacte de l’incendie n’est pas encore déterminée, mais
d’après les pompiers il pourrait s’agir d’un acte criminel visant à
camoufler un double homicide. L’identité des victimes n’est pas
diffusée pour l’instant, les familles n’ayant pas été prévenues.

— L’article parle de deux blessés, fit remarquer Ryan. L’un d’eux était
probablement Madison, mais qui était l’autre ?
— Elle avait un frère ou une sœur ? demanda Aster après avoir bu une
gorgée d’eau.
— J’en sais rien. Elle m’a jamais parlé d’un frère ou d’une sœur, mais elle
me racontait pas tellement sa vie. Et c’est quoi cette histoire de double
homicide ?
— Ça me donne des frissons, murmura Aster.
Elle attrapa un plaid en alpaga posé sur l’accoudoir du canapé et le mit sur
ses épaules.
— Il n’y a pas d’autres articles sur le même sujet ? demanda Tommy.
Layla parcourut les documents disposés sur la table.
— Non, je ne vois pas. Mais de toute façon, rien ne nous dit que cet article
parle bien de l’incendie de la maison de Madison.
— Il y a quand même de fortes chances pour que ce soit le cas, protesta
Ryan. Madison était originaire de Virginie-Occidentale.
— Et si on cherchait sur Google des articles de 2006 parlant de l’incendie
d’un mobil-home ? demanda Aster.
— Il ne s’agit pas d’un mobil-home, rétorqua sèchement Layla. L’article
parle d’une maison. Tu n’es peut-être pas au courant, mais entre les résidences
sécurisées et les mobil-homes miteux, il existe des tas d’intermédiaires — des
maisons, des appartements, des pavillons, etc.
Elle se leva d’un bond et alla se planter devant la baie vitrée. Cette
agression gratuite laissa Aster sans voix.
— Ça va, Layla ? demanda Tommy.
Mais Layla l’ignora et se mit à tapoter l’écran de son téléphone.
Aster se demanda une fois de plus s’ils étaient en couple. Peut-être pas…
Mais en tout cas il y avait quelque chose entre eux. Au fond, ça ne la concernait
pas. Du moins tant que leur relation n’interférait pas avec leur enquête.
La nuit avait été longue et mouvementée, le soleil n’allait pas tarder à se
lever. Aster commençait à se sentir fatiguée et sur les nerfs, elle n’avait aucune
envie de supporter les sautes d’humeur de Layla et son ironie mordante. Si elle
avait parlé d’un mobil-home, c’était à cause des photos dans l’entrée de
Madison. Mais elle ne chercha pas à se justifier. Layla était déjà assez
remontée comme ça, inutile de jeter de l’huile sur le feu.
— Comment s’appelle le bâtiment de bureaux dans lequel vous étiez tout à
l’heure ? demanda Layla en levant le nez de son téléphone.
Aster ne s’en souvenait pas, ce fut Ryan qui répondit :
— Je sais plus trop… Quelque chose du genre immeuble Acacia, il me
semble.
Layla leur montra sur son téléphone un bâtiment en feu.
— Il y a eu une explosion. Il est en flammes.
Aster porta instinctivement la main à son pendentif, mais il n’était plus là.
— Merde ! gémit-elle. Non !
Elle se leva aussitôt pour vérifier qu’il n’était pas sur le canapé. Ne le
voyant pas, elle se mit à regarder sous les coussins, tout en réfléchissant pour
retracer ses derniers déplacements. Où avait-elle bien pu le perdre ?
— Mon pendentif ! Je ne l’ai plus sur moi ! Je crois que je l’ai perdu.
— Je sais que tu y tiens beaucoup, commenta posément Layla. Mais
franchement, comme porte-bonheur, il n’a pas vraiment fait ses preuves.
Aster secoua la tête. Elle était au bord de la crise de panique.
— J’ai dû le perdre dans le bureau ! Quand on s’est jeté au sol, au moment
où le gardien est passé… Il faut y retourner. Je dois le récupérer.
— Aster, c’est impossible, répondit Ryan en lui saisissant fermement la
main.
Il parlait gentiment, doucement, comme quand on tente de raisonner un
enfant.
— Le bâtiment est en feu, ça grouille de flics et de pompiers. En plus on
n’est même pas sûrs que c’est là-bas que tu l’as perdu. Ça pourrait être
n’importe où. C’est quand la dernière fois que tu as remarqué que tu l’avais ?
Elle se laissa tomber par terre et enfouit son visage dans ses mains. Ryan
s’agenouilla aussitôt près d’elle et la prit dans ses bras. Elle était effondrée. Si
la police trouvait son pendentif dans les décombres, avec tous les soupçons qui
pesaient déjà sur elle, ce serait vraiment le coup fatal.
— Je sais pas, murmura-t-elle contre son épaule. Je ne me souviens pas.
Il lui caressa les cheveux.
— C’est pas si grave, assura-t-il. Tout ira bien. Il n’y a pas de quoi
paniquer. Tu vas le retrouver.
Elle s’écarta de lui et s’essuya les joues du revers de la main.
— Très bien, dit-elle en faisant un effort pour respirer calmement.
Elle voulait croire que Ryan avait raison. Même si elle avait perdu son
pendentif, ça n’aurait pas forcément les conséquences catastrophiques qu’elle
redoutait.
Dehors, un nouveau jour se levait. Et peut-être qu’il ne serait pas
complètement pourri.
31. Walkashame

Trena Moretti cala un oreiller sous sa tête, tout en suivant du regard James
qui allait du lit à la salle de bains. C’était vraiment un beau spécimen de mâle,
avec un corps fin et sculpté, un véritable régal pour les yeux. Elle adorait le
regarder. Et lui, pas de doute, aimait se montrer.
Elle aussi, pouvait se montrer.
Elle repoussa le drap pour exposer son corps nu.
Ça lui avait fait du bien de faire l’amour avec lui. Elle s’était sentie
désirable et désirée. Tous ses complexes s’étaient envolés.
Côté boulot, ça allait très bien aussi.
Elle était décidément dans une période de chance.
Entre l’interview d’Ira, qui avait été abondamment reprise et citée, et celle
d’Aster, diffusée quand tout le monde la croyait encore en prison, Trena était
tout à coup sollicitée par toutes les grosses chaînes d’info, y compris celles qui
l’avaient refusée à son arrivée à L.A.
Sa carrière était en train d’exploser.
Son téléphone vibra sur la table de nuit, mais elle décida de l’ignorer.
D’accord, une journaliste devait toujours être sur la brèche, mais elle avait
quand même droit à un peu de répit pour savourer sa réussite. La nuit dernière,
pour la première fois, elle s’était sentie dans son élément parmi le gratin de
L.A. Encore un signe qu’elle était entrée dans la cour des grands.
Elle n’aimait pas particulièrement les fêtes clinquantes — et surtout pas les
soirées de lancement, beaucoup trop commerciales et d’un ennui mortel la
plupart du temps. Mais on ne refusait pas une invitation d’Ira Redman. De plus,
elle s’était sentie obligée de le remercier pour les deux interviews qui avaient
fait grimper sa cote. Elle avait bien fait, car, même si ce n’était pas le Met Ball,
l’événement avait attiré de nombreux photographes et on allait la voir dans les
magazines people aux côtés de célébrités.
Et puis, ça lui avait donné l’occasion d’approcher James.
Ça n’avait pas été aussi facile que prévu de le séduire, mais elle l’avait vite
cerné : il avait suffi de lui faire croire que l’initiative venait de lui, et pas
d’elle. James avait une âme de chasseur, elle s’était donc arrangée pour le
mettre en position de chasser.
Ils avaient commencé à se peloter pendant la panne. Ils étaient super
excités et James avait proposé de monter dans une des chambres, mais
franchement, non, elle n’avait pas voulu, ce n’était pas assez discret. Quand la
lumière était revenue, environ quinze minutes plus tard, elle lui avait proposé
de filer en douce, en le regardant droit dans les yeux. Il l’avait invitée chez lui
et ensuite… Trena retint un sourire… La suite avait vraiment valu le coup. Elle
se promit de s’en souvenir la prochaine fois qu’elle se sentirait seule et en mal
d’amour.
— Je vais me doucher, déclara James en passant sa tête à la porte. Tu viens
avec moi ?
Elle lui adressa son plus beau sourire, tout en croisant et décroisant ses
jambes.
— Volontiers. Fais couler l’eau et appelle-moi quand elle sera à la bonne
température.
James éclata de rire et disparut dans la salle de bains. Elle entendit bientôt
le bruit de l’eau martelant les carreaux de marbre et le grincement de la porte
de douche qui s’ouvrait et se refermait. Aussitôt, elle passa à l’action. Elle
quitta le lit d’un bond et alla prendre le téléphone portable de James dans la
poche arrière de son jean.
Bien sûr, il était verrouillé, donc elle ne pourrait pas aller très loin dans sa
fouille. Mais il n’avait pas lu son dernier texto, reçu dans la nuit, et celui-ci
était affiché sur l’écran d’accueil, en partie lisible. Il était question d’un
immeuble qui avait pris feu dans la nuit après une explosion.
Cet événement n’avait rien à voir avec le boulot de videur de James et le
fait qu’on l’en informe en pleine nuit prouvait qu’il avait aussi d’autres
activités.
Elle parcourut la chambre du regard : tête de lit capitonnée, draps de satin
gris, lampes argentées et sculptées, tables de nuit gris anthracite à la surface
lustrée, tapis crème à poils longs. Ce décor sensuel et sophistiqué était
carrément haut de gamme. L’immeuble aussi, était haut de gamme, beaucoup
plus que celui dans lequel elle vivait. Et si elle se souvenait bien, James roulait
dans un coupé Cadillac CTS-V. Ce n’était certainement pas avec son salaire de
videur qu’il se payait tout ça.
— Tu viens bébé ? appela-t-il en criant pour se faire entendre par-dessus le
bruit de l’eau.
Elle avala sa salive.
— Je… Je crois que je préfère remettre ça à une autre fois.
Il était temps d’agir, avant qu’il ne commence à se méfier et qu’il ne
vienne voir ce qu’elle faisait dans la chambre. Elle prit en photo l’écran du
téléphone, qu’elle s’empressa ensuite de remettre là où elle l’avait trouvé, juste
à temps, car James apparaissait déjà sur le seuil, trempé, dégoulinant d’eau.
— Qu’est-ce que tu fais ? demanda-t-il.
Il avait posé la question d’un ton dégagé, mais la fixait d’un regard sombre,
presque menaçant.
Elle plia posément le pantalon qu’elle tenait toujours à la main.
— Tu avais laissé ton pantalon traîner par terre et je viens de glisser en
marchant dessus, reprocha-t-elle.
Il la dévisagea tellement fixement qu’elle ne put s’empêcher de frémir.
— J’aime pas les fouineuses, dit-il d’une voix dure et chargée de menace.
Elle tenta de maîtriser le tremblement de ses jambes et ramassa sa robe
pour l’enfiler.
— De quoi tu parles ? répondit-elle.
Elle en profita pour se tortiller, comme si elle avait du mal à faire passer
les hanches, en espérant que ça l’exciterait suffisamment pour qu’il en oublie
l’épisode du téléphone. Elle était dans de sales draps, elle s’en rendait bien
compte : à moitié nue, vulnérable, totalement à sa merci.
— Si t’as peur que je t’espionne sur Facebook ou Twitter, t’inquiète pas,
c’est pas mon genre…
Elle avança tranquillement vers lui.
— Tu veux bien remonter ma fermeture Eclair ? minauda-t-elle en lui
présentant son dos.
Elle savait pourtant qu’on ne tournait jamais le dos à l’océan, aux ours, et
aux hommes en colère. Mais justement, tourner le dos à James était une façon
de lui montrer qu’elle n’avait pas peur, qu’elle ne se sentait pas coupable,
qu’elle n’avait rien fait de répréhensible.
Elle soupira de soulagement en sentant la fermeture Eclair remonter
lentement jusqu’à l’encolure de sa robe. Il marqua un temps d’arrêt en arrivant
au bout et resta collé à elle en lui soufflant son haleine chaude sur la nuque. Et,
brusquement, il glissa ses mains autour de son cou.
— Au revoir Trena, murmura-t-il. Prends bien soin de toi.
Ses lèvres lui effleuraient l’oreille, son corps se pressait contre le sien, il
lui serrait légèrement le cou — juste ce qu’il fallait pour qu’elle sente la
menace, mais sans lui faire mal. Puis il la relâcha.
— Toi aussi, répondit-elle d’une voix hésitante.
Puis elle s’empressa de ramasser ses chaussures et son sac, lui envoya un
vague au revoir de la main et sortit au plus vite.
Sans prendre le temps de s’arrêter dans le couloir pour enfiler ses
chaussures, elle fonça droit vers l’ascenseur. Elle venait d’appuyer sur le
bouton d’appel quand son téléphone bourdonna dans son sac. Elle le prit et
vérifia l’écran. C’était un texto. Il venait de sa source à la police de L.A.
La voiture de Madison a été retrouvée près d’un bâtiment en feu.
Un bâtiment en feu ? Le message envoyé à James mentionnait justement un
bâtiment en feu. Tout en continuant à appuyer sur le bouton d’appel, elle tenta
de se persuader que c’était une coïncidence. Il faisait chaud et sec, les vents de
Santa Ana avaient soufflé cette nuit par violentes rafales, il y avait sans doute
eu plusieurs incendies dans L.A. Mais quand même… Dommage, elle n’avait
pas pu lire l’intégralité du texto. La suite parlait peut-être de la voiture de
Madison…
Mais qu’est-ce que James avait à voir là-dedans ?
James n’était ni journaliste ni détective. Si quelqu’un avait pris la peine de
lui envoyer cette info, ça signifiait qu’il était directement concerné, d’une
manière ou d’une autre.
Avait-il quelque chose à voir dans la disparition de Madison ?
Dans le couloir, une porte s’ouvrit avec un grincement sinistre.
Plus question d’attendre cet ascenseur qui ne venait pas. Elle courut vers
l’escalier, sans même se retourner pour savoir si c’était bien James qui sortait
dans le couloir.
32. Victim Of Love

Mateo abandonna son petit déjeuner et contempla d’un air désolé son
téléphone. Il avait envie d’appeler Layla, mais il n’osait pas.
Techniquement, il ne lui devait aucune explication. Mais chaque fois qu’il
revoyait son expression furieuse et blessée au moment où elle l’avait surpris en
train d’embrasser Heather, il avait le cœur broyé. Il ressentait le besoin de se
justifier.
D’un autre côté, il avait tort de se prendre la tête, parce qu’elle l’avait
vraiment déçu. Depuis le début de leur relation, il l’avait idéalisée et elle en
avait bien profité, à jouer les meufs clean et irréprochables, avec sa franchise
un peu brusque. En fait, c’était une sacrée dissimulatrice. Pour commencer, elle
s’était inscrite au concours Unrivaled sans rien lui dire. Mademoiselle aurait
voulu gagner pour se payer une école de journalisme à New York — projet dont
elle ne lui avait pas parlé parce qu’elle ne comptait pas lui proposer de
l’accompagner. Elle n’avait pas non plus jugé bon de lui avouer qu’elle avait
embrassé un autre mec.
Non, vraiment… Elle ne valait pas mieux que les autres. Elle mentait
chaque fois que ça l’arrangeait.
Il se passa la main dans les cheveux, avala sans conviction une dernière
bouchée d’œufs brouillés, puis se leva de table et vida le reste de son assiette
dans la poubelle. Il n’avait plus faim.
Et puis merde ! Layla avait été son premier amour, il penserait toujours à
elle avec tendresse. Il tenait à s’expliquer, même si elle ne le méritait pas. Tant
qu’il ne lui aurait pas parlé, il n’arriverait pas à se concentrer sur quoi que ce
soit et, vu son emploi du temps hyper chargé…
Il prit son téléphone et tapa un texto :
On peut parler ?

Il appuya sur Envoyer avant de changer d’avis, puis s’occupa à laver la


vaisselle pour tromper son attente, en priant pour que Layla réponde.
Il obtint en effet une réponse. Sèche et lapidaire.
Pas la peine.

— Fait chier, marmonna-t-il.


— Surveille ton langage, murmura sa mère en lui tapant sur l’épaule.
Il ne l’avait pas entendue entrer.
Elle lui ébouriffa tendrement les cheveux et attrapa un torchon dans le
tiroir pour essuyer la vaisselle qu’il venait de poser sur l’égouttoir.
— Laisse, je vais le faire, protesta-t-il.
Il ne se résignait pas à en rester là avec Layla. Devait-il lui envoyer un
deuxième texto pour la relancer ?
— Je croyais que tu travaillais aujourd’hui, fit remarquer sa mère.
Elle avait l’air usée. Ses racines blanches la vieillissaient, son front s’était
ridé, elle avait les yeux fatigués, un regard affreusement triste. Elle avait perdu
son mari, puis un fils, et maintenant sa fille était malade. C’était beaucoup pour
une seule personne. Mateo avait le cœur serré chaque fois qu’il y pensait. Il
aurait tant voulu pouvoir effacer sa peine d’un revers de la main. Remettre à
l’endroit ce monde qui ne tournait pas rond. Malheureusement, ça n’était pas en
son pouvoir.
— Maman, laisse tomber la vaisselle, tu veux ?
Il lui enleva le torchon des mains et l’écarta gentiment de l’évier.
— Tu peux y aller. Tu diras bonjour de ma part au frère Gregorio. Moi, je
ferai un détour par l’hôpital pour voir Valentina.
— Frère Gregorio me demande tout le temps de tes nouvelles. Il voudrait
que tu te montres un peu à l’église.
— Je sais, murmura Mateo. Je sais.
Il la regarda prendre son sac et ses clés, puis essuyer la sueur qui perlait à
son front. Vivre sans clim, c’était vraiment dur en ce moment, mais ils devaient
faire des économies.
Sur le seuil de la porte, elle se retourna :
— Tu sais qu’on a retrouvé la voiture de cette pauvre fille ?
Mateo plissa les yeux. Il ne voyait pas du tout de quoi elle parlait.
— Madison Brooks, l’actrice, précisa-t-elle devant son air étonné.
D’habitude, elle ne s’intéressait pas à la vie des stars, mais la disparition de
Madison avait ému tout le monde, pas seulement les lecteurs de presse people.
— Ah oui, où ça ? demanda-t-il poliment.
Il avait encore l’esprit préoccupé par Layla. Est-ce qu’elle refusait de lui
parler parce qu’elle était furieuse, ou bien parce qu’elle n’avait vraiment plus
rien à lui dire ?
— Dans le parking d’un immeuble de bureaux qui a brûlé cette nuit. On
pense à un incendie criminel. Un homme et une femme ont été aperçus en train
de quitter les lieux peu avant l’incendie.
Mateo tendit l’oreille. Ça devenait intéressant.
— Et on a pu les identifier ?
Sa mère secoua la tête, fit le signe de croix et revint pour l’embrasser sur le
front.
— Tu as dix-huit ans et tu es assez grand pour savoir ce que tu as à faire.
Elle sourit.
— Et tu as toujours été très raisonnable. Mais quand même… Sois prudent.
Tu mets les pieds dans un drôle de milieu. J’ai déjà perdu un fils. Je ne voudrais
pas en perdre un autre.
Il ne cessait de lui répéter qu’il posait uniquement pour l’aider à assumer
les frais de la maladie de Valentina, mais elle s’inquiétait quand même.
— Mamá, s’il te plaît.
Il prit son visage entre ses mains et fut surpris de la sentir si petite et
fragile.
— Je n’ai pas changé. Ce milieu ne m’intéresse pas et je ne cherche pas à
me faire connaître. Je t’assure que je peux jouer le jeu et garder les pieds sur
terre.
Cette réponse parut l’apaiser et elle partit en lui adressant un sourire. Il
termina de ranger la vaisselle, puis attrapa ses clés. On était dimanche matin et
Layla ne travaillait pas, mais il savait où elle était susceptible de traîner. Il
commença par le premier endroit sur sa liste, son café préféré, sur Abbot
Kinney Boulevard.
Quand il arriva sur place, elle en sortait, un grand gobelet de café dans une
main, ses clés de voiture dans l’autre.
— Je ne me savais pas à ce point prévisible, soupira-t-elle en le voyant.
Elle s’arrêta au milieu du trottoir, obligeant les passants à la contourner.
Elle n’était pas maquillée, à peine coiffée. Elle portait un débardeur blanc,
une chemise à carreaux rouges nouée à la taille, un jean coupé, des tongs
noires. Mais en dépit de sa tenue négligée, il la trouva si belle qu’il dut faire un
effort surhumain pour ne pas la prendre dans ses bras. Il aurait voulu revenir en
arrière, avant ce concours qui avait bouleversé leurs vies.
On ne pouvait pas remonter le temps, aussi il se borna à répondre :
— Désolé de te tomber dessus comme ça. Il fallait absolument que je te
parle.
Il n’avait pas dû dire ce qu’il fallait, parce qu’elle secoua la tête et se remit
à marcher.
— Je ne veux pas de tes explications, lança-t-elle par-dessus son épaule
comme il lui emboîtait le pas. Tu es libre de sortir avec qui tu veux.
— Ce n’est pas ce que tu crois, protesta-t-il. Il n’y a rien entre Heather et
moi.
Puis il se tut. Elle venait de s’arrêter près d’une BMW noire comme si elle
avait l’intention d’y grimper et le regardait d’un air dur. Elle ne le croyait pas,
c’était évident. Et pourtant, il disait la vérité. Il avait quitté la fête seul, en
appelant un Uber. Heather n’avait pas protesté ni cherché à le retenir. Il ne
s’était rien passé entre eux. Enfin… Rien de plus que ce que Layla avait vu.
Layla prit une gorgée de café et mit ses lunettes noires, ajoutant ainsi une
barrière de plus entre elle et lui.
— Tu veux vraiment jouer à ça ? demanda-t-elle. Pas moi. On ne va pas se
mettre à se surveiller mutuellement et à compter nos conquêtes respectives. Tu
as le droit de vivre ta vie comme tu l’entends. Tu ne me dois rien. Et tu n’as pas
à te justifier d’avoir embrassé Heather Rollins.
— Je sais, dit-il doucement.
Il ne trouvait plus rien à lui dire. Elle se détourna et monta dans la BMW,
derrière le volant. Elle allait partir, lui échapper…
— Valentina est malade, murmura-t-il.
Layla ôta ses lunettes.
— Malade ? C’est-à-dire ?
— J’espère qu’on va la transférer aujourd’hui dans un autre hôpital, mais…
— Elle est à l’hôpital ?
Elle enclencha une vitesse.
— Qu’est-ce que t’attends ? Monte !
Quelques instants plus tard, il bouclait sa ceinture sur le siège du passager
et elle démarrait en trombe.
33. Enter Sandman

L’aube allait bientôt se lever. Madison était prête.


Elle avait passé des semaines à peaufiner son plan et le moment était venu
de le mettre à exécution. Elle n’aurait pas su dire exactement pourquoi, mais
elle sentait qu’il y avait du changement dans l’air. Son ravisseur n’allait pas la
garder éternellement enfermée dans cette cellule. Il allait soit la changer de
place, soit…
L’éliminer. Tout simplement.
Elle n’avait pas l’intention d’attendre pour savoir ce qu’il avait décidé.
Un rapide coup d’œil dans l’un des miroirs de la pièce lui renvoya l’image
d’une fille crasseuse et débraillée. Une fille qui n’avait rien à perdre. Qui était
prête à tout pour sortir de cette cellule, quitte à y laisser sa peau.
Ces derniers temps elle s’était forcée à manger et à faire de l’exercice,
s’imposant un entraînement digne d’un sportif de haut niveau. Elle se sentait
suffisamment forte pour affronter son geôlier.
Elle enveloppa sa main dans son écharpe de cachemire, et prenant l’une de
ses chaussures Gucci, elle planta le talon aiguille dans un miroir — apercevant
au passage son regard sauvage et déterminé. Le verre se brisa en mille
morceaux.
Elle choisit le tesson le plus pointu et enroula son écharpe à l’une des
extrémités, en guise de manche. Puis elle alla se plaquer dos au battant de la
porte. Il ne lui restait plus qu’à attendre.
Une goutte de sueur coula dans son cou, elle avait les joues en feu. Les
lumières n’allaient pas tarder à s’allumer et son geôlier à venir. Mais quand il
essayerait de lui glisser son plateau à travers l’ouverture, il ne pourrait pas
l’ouvrir.
C’était risqué, mais elle n’avait pas trouvé mieux. Il serait bien obligé
d’entrer, ne fût-ce que pour voir ce qui se passait dans la cellule. Et là, elle le
frapperait avec le tesson de verre.
Elle jeta un coup d’œil à sa montre. Il était déjà 7 heures plus une minute,
la veilleuse ne s’était pas allumée, ce n’était pas normal. Elle commença à
s’inquiéter.
Et s’il était arrivé quelque chose à son geôlier ?
Il était sans doute le seul à savoir où elle était et elle allait crever ici,
oubliée de tous.
On ne retrouverait peut-être jamais son cadavre.
Elle s’efforça de chasser cette idée de son esprit. Elle devait rester
concentrée et positive. Elle n’avait pas le droit de craquer.
Mais au bout de douze minutes d’attente, elle craqua. Complètement. Elle
n’y croyait plus. C’était fini. C’était trop tard.
Personne ne saurait jamais qu’on l’avait enlevée.
Elle allait mourir dans ce trou sans connaître l’identité de son ravisseur.
Elle avait bien une longue liste de suspects, mais qui ne l’avançait à rien.
Aster, Ryan, Layla, Ira, James, Paul, Tommy — elle ne pouvait éliminer
personne a priori. Sauf peut-être Tommy, qui semblait sincèrement l’apprécier
et l’admirer. Mais elle avait commis une erreur en l’embrassant, en baissant sa
garde, en buvant de la bière avec lui, en laissant filtrer ses origines et son
accent. Tommy s’était douté de quelque chose, il l’avait suivie jusqu’à la
terrasse du Night for Night, il l’avait agressée avant l’arrivée de Paul, puis
enlevée et enfermée dans cette petite cellule infecte ? OK. Mais dans quel but ?
Autre scénario, avec Ryan et Aster, cette fois : Ryan avait parlé à Aster de
la fausse scène en public et du fait qu’elle prévoyait de prendre le large.
Ensemble, ils avaient eu l’idée de la faire disparaître, mais pour de bon. Elle
avait cru maîtriser la situation et humilier Aster, pendant qu’ils complotaient
ensemble contre elle.
Et Layla ? Layla avait voulu se venger de l’injonction restrictive qui lui
interdisait de l’approcher. C’était une réaction carrément disproportionnée,
mais cette fille-là n’était pas un ange et personne ne savait de quoi elle était
capable.
Quant à Ira… Ira était avide de succès et de gloire, impitoyable et
orgueilleux. Elle ne voyait pas ce qui aurait pu le pousser à organiser son
enlèvement — avec James comme complice, par exemple —, mais elle était
sûre d’une chose : Ira était un homme sans scrupule et tout ce qui pouvait lui
rapporter de l’argent ou asseoir son pouvoir était bon à prendre. L’affluence au
Night for Night avait dû doubler depuis sa disparition et Ira devait crouler sous
les demandes d’interviews.
Et puis Paul… Madison secoua la tête. Non, elle ne pouvait pas y croire. Il
était le gardien de ses secrets — le seul à connaître la vérité sur son passé. Il
avait aidé la petite MaryDella qui vivait dans un mobil-home à devenir une
grande star d’Hollywood. Pour elle, il avait pris de gros risques. Ça ne pouvait
pas être Paul. Il lui avait toujours été dévoué. Et si c’était lui, s’il avait
vraiment décidé de se retourner contre elle, alors elle était condamnée, il ne lui
restait plus un seul ami au monde.
Restait Trena Moretti, cette journaliste pédante et ennuyeuse. Elle en avait
peut-être eu marre de se battre pour trouver des sujets intéressants et elle avait
décidé d’en créer un. Pourquoi pas ?
De toute façon, qui et pourquoi, ce n’était pas le plus urgent en ce moment.
La seule chose qui comptait, c’était de sortir d’ici. Si elle s’en tirait, elle
s’emploierait à rechercher les coupables et à leur faire payer au centuple ce
qu’ils lui avaient fait subir.
Un bruit de métal que l’on racle la tira de ses pensées et la ramena au
présent. Elle se leva d’un bond et se remit en position derrière la porte.
La lumière n’était toujours pas allumée, et personne ne tenta d’ouvrir la
trappe. Ce fut la porte qui s’ouvrit. Aussitôt, elle se jeta sur la silhouette qui
s’encadrait sur le seuil et dont elle ne voyait que les contours, aveuglée par le
halo de lumière du couloir.
Elle frappa avec le tesson de verre, à l’aveugle, de toutes ses forces.
La silhouette poussa un hurlement.
Le cœur de Madison battait fort, son sang pulsait dans ses tympans. Elle ne
se retourna même pas pour voir si son geôlier était un homme ou une femme,
elle fonça dans le couloir. Tout au bout, on entrevoyait la lumière du jour. La
liberté était là, à quelques mètres devant elle.
Elle y était presque quand une douleur aiguë, comme une piqûre, lui
transperça la cuisse. Elle perdit l’équilibre, puis tout se mit à tourner et elle
tomba lentement, en spirale, tête la première, dans le monde de la nuit
éternelle.
34. Calling All Angels

Layla venait de se passer les mains au gel antibactérien et ajustait son


masque, quand l’infirmière entra.
— Je suis désolée, dit-elle. Les visites sont réservées à la famille proche.
Layla chercha du soutien du côté de Mateo. Elle envisagea un instant de
mentir, de dire qu’ils étaient frère et sœur, cousins, mari et femme, peu
importait, mais l’infirmière les avait déjà entendus discuter et savait à quoi
s’en tenir.
— La salle d’attente est dans le couloir, dit-elle. Vous devez rester là-bas.
Puis elle sortit.
— Voilà pourquoi je veux la changer d’hôpital, commenta Mateo en
contemplant le formulaire que lui avait laissé l’infirmière. Valentina a besoin
d’être entourée de gens qui se soucient d’elle, qu’ils soient ou non de sa
famille.
— Ça sera probablement la même chose ailleurs, fit remarquer Layla. Je
suppose qu’ils ont leurs raisons.
Elle ôta son masque et le roula en boule avant de le jeter dans une poubelle.
— Ecoute, ne t’occupe pas de moi. Va voir ta sœur et dis-lui bonjour de ma
part. Prends ton temps.
Il lui jeta un regard incrédule.
— C’est tout ? Depuis quand tu abandonnes aussi facilement ?
Un instant plus tard, elle entrait avec Mateo dans la chambre de Valentina
— après avoir enfilé un masque et des gants propres.
Valentina s’était endormie en regardant la chaîne Nickelodeon et ils
s’installèrent donc devant la télé. Layla ne regardait jamais les émissions
comiques, mais finalement, dans cette aile d’oncologie pédiatrique
particulièrement lugubre, elle apprécia de ne pas avoir à supporter le genre de
chaîne déprimante où les journalistes passaient leur temps à commenter en
détail les horreurs inventées par l’humanité pour transformer la vie en enfer.
Ce moment de répit devant la télévision était en tout cas bienvenu, parce
qu’il lui permettait de s’habituer au visage de Valentina malade. Ça lui avait
fait un choc de la trouver si pâle et affaiblie dans ce lit. Etant piètre
comédienne, elle aurait eu du mal à le lui cacher.
Elle regrettait à présent d’avoir zappé son anniversaire à cause du concours
Unrivaled — concours qu’elle n’avait jamais eu la moindre chance de gagner,
elle s’en rendait compte avec le recul. Elle se jura de ne plus jamais négliger un
être aimé pour quelque chose qui n’en valait pas la peine. Mais se lamenter sur
les erreurs passées ne servait à rien et elle s’efforça de penser à autre chose.
Elle profita d’une pub pour jeter un œil à ses comptes Twitter et Facebook.
Elle ne prit pas la peine d’aller sur Instagram et Snapchat. Depuis la disparition
de Madison, tout ce qu’elle y postait devenait carrément viral, c’était
insupportable.
Elle parcourut ensuite ses mails. A son grand soulagement, Emerson ne lui
avait pas écrit pour lui reprocher d’avoir quitté la soirée d’Ira avant le départ de
tous les invités. Elle ne se faisait pas d’illusion, il profitait de son dimanche,
mais il allait probablement lui tomber dessus lundi. Elle allait passer à son blog
quand elle remarqua un message dans le dossier « A envoyer ». Elle ne laissait
jamais traîner de mails dans ce dossier…
Elle s’empressa donc de vérifier. Et ce qu’elle lut lui glaça le sang.
Tu croyais avoir les cartes en main,
Mais des deux, c’est moi le plus malin.
Tu en as la preuve sous les yeux,
Je te pirate quand je veux.
N’oublie jamais que je suis là,
Où que tu sois, je te vois.
Je vais bientôt te le prouver
Alors grouille-toi de publier,
Parce que j’ai assez patienté.
Elle avait à peine fini de lire le message qu’il disparut de son écran. Elle
chercha partout dans sa boîte mail, mais il n’y était plus.
Quelqu’un la surveillait. Par voie électronique. A distance. De près et de
loin.
C’était tellement flippant qu’elle fit un bond sur son fauteuil, lequel heurta
bruyamment le mur. Valentina sursauta et ouvrit les yeux.
— Layla ? T’es là ? Je suis trop contente !
— Je ne voulais pas te réveiller, je suis vraiment désolée, murmura Layla,
morte de honte, tandis que Mateo se précipitait au chevet de sa sœur.
— Vous vous êtes réconciliés ? demanda Valentina avec un sourire radieux.
Layla aurait bien voulu lui annoncer que oui, rien que pour la voir sourire
encore, mais elle l’aimait trop pour lui mentir.
Elle posa son téléphone et s’approcha du lit.
— Disons qu’on n’est pas fâchés, mais on n’est plus ensemble. On reste
amis.
C’était quand même un demi-mensonge parce qu’ils n’étaient pas vraiment
amis. Ils avaient juste fait une trêve pour Valentina.
— Oh ça va, soupira Valentina. Tu parles comme une star après une
rupture. Genre : « Nous avons décidé de mettre fin à notre relation. Ça n’a pas
été facile, mais nous restons bons amis. Nous vous demandons de respecter
notre intimité durant cette pénible période. »
Elle leva les yeux au ciel et conclut en ajoutant :
— MayLa, c’est fini.
— Tu lis vraiment trop de magazine people, commenta Mateo, le visage
fermé.
— Qui est MayLa ? demanda Layla.
— Vous deux, répondit Valentina en les montrant du doigt. Mateo plus
Layla. MayLa.
Elle posa sur Layla un regard de chiot triste.
— T’en as marre de mon frère, c’est tout. J’espère que ça t’empêchera pas
de venir me voir. On est copines nous deux, non ?
— C’est clair, assura Layla. Et même plus que ça. Tu fais partie de ma
famille.
De nouveau, elle eut honte de l’avoir délaissée pour un concours absurde.
— Et j’en ai pas marre de ton frère…
Elle dut s’interrompre pour ravaler le sanglot qui montait dans sa gorge.
— C’est un mec super.
— Mais tu ne veux plus sortir avec lui.
— C’est compliqué, intervint Mateo que cette conversation avait l’air de
gêner affreusement. La vie est compliquée.
Valentina secoua la tête d’un air buté, les yeux rivés à l’écran de télévision.
— C’est pas vrai, la vie, c’est simple. Mais bon, quand on veut se la
compliquer, on peut, c’est clair…
— Où est-ce que tu as appris tout ça ? demanda Layla. C’est pas de ton âge
ce genre de philosophie !
— Dans la presse people, évidemment, répondit Valentina en riant. Tu sais
bien que j’en lis beaucoup trop.
Layla fit écho à son rire. Valentina avait raison, les gens se compliquaient
trop l’existence. A son âge, elle avait déjà compris ce qui comptait vraiment :
les amis, la famille, un foyer.
Pas comme elle, qui poursuivait un rêve qui l’éloignait des siens.
Mais c’était comme ça, elle n’avait jamais pu se contenter des joies
simples de la vie. Sans doute était-ce inscrit dans ses gènes. Elle voulait
réaliser de grandes choses et elle était prête à aller au bout du monde pour ça.
— Et tes devoirs de classe, ça va ? demanda Mateo. Tu as besoin d’aide ?
— Des devoirs ! s’exclama Layla d’un ton horrifié. Tu travailles à
l’hôpital ?
Valentina haussa les épaules d’un air détaché.
— C’est moi qui ai demandé. Je ne voulais pas prendre trop de retard. Et
puis tu sais, la télé, au bout d’un moment, ça lasse.
Layla allait répondre, quand l’infirmière qui lui avait interdit l’accès à la
chambre entra.
— Je vous avais dit de rester dans la salle d’attente, marmonna-t-elle. Mais
je vais faire comme si je ne vous avais pas vue.
— Pourquoi elle serait restée dans la salle d’attente ? répondit Valentina en
prenant un air innocent. C’est ma cousine.
— C’est ça, répondit l’infirmière.
Elle déposa sur le lit un cadeau superbement emballée. Layla eut un coup
au cœur. Ce cadeau ressemblait fortement à ceux qu’elle recevait en ce
moment.
N’oublie jamais que je suis là,
Où que tu sois, je te vois.
Je vais bientôt te le prouver.
— Quelqu’un a déposé ça pour toi. Il n’y a pas de carte. Apparemment, tu
as un admirateur secret.
Layla craignit que ce paquet ne lui soit en réalité destiné et elle se demanda
ce que Valentina allait y trouver, mais elle n’osa pas le lui prendre des mains.
Et quand Mateo s’avança pour aider à l’ouvrir, elle le devança.
— Laisse-moi faire, dit-elle.
D’une main tremblante, elle coupa le scotch avec son ongle, puis souleva le
couvercle en retenant sa respiration. A l’intérieur, il y avait un ours. Un très bel
ours en peluche, avec des membres articulés. Mais elle n’était pas pour autant
rassurée et le prit pour l’inspecter sous toutes les coutures.
— Euh… Tu me le passes ? demanda Valentina.
Ils la regardaient tous d’un drôle d’air. Elle s’empressa de tendre l’ours à
Valentina.
— Mais oui, bien sûr ! s’exclama-t-elle.
L’angoisse au ventre, elle surveilla Valentina qui manipulait le jouet, le
sourire aux lèvres. Il y avait peut-être une lettre dans cette boîte. Elle jeta un
coup d’œil à l’intérieur, le plus discrètement possible et…
En effet, il y avait bien une enveloppe, tout au fond. Une enveloppe à son
nom. Elle reconnut aussitôt l’écriture. Il ne restait plus qu’à trouver le moyen
de l’emporter discrètement.
— Qui a bien pu m’envoyer ça ? demanda Valentina en serrant l’ours dans
ses bras, le sourire aux lèvres.
C’était drôle de la voir s’emballer pour une peluche, après le discours de
vieux sage qu’elle leur avait tenu.
— Un garçon de ta classe qui est amoureux de toi en secret ? proposa
Layla.
Elle ne put s’empêcher de rire en voyant Valentina plisser le nez de dégoût.
A cet instant, elle aurait voulu la protéger de toute la laideur du monde.
Malheureusement, c’était impossible. Personne ne pouvait vivre enfermé dans
une bulle.
— Elle a eu assez d’émotions pour la journée, vous devriez partir, annonça
l’infirmière.
Mateo rassembla ses affaires. Layla fit de même et prit aussi la boîte, en
annonçant qu’elle se chargeait de la jeter.
— Tu reviendras me voir ? demanda Valentina à Layla.
— Mais oui, bien sûr, promit Layla, tout en jetant un regard interrogateur
du côté de l’infirmière, laquelle fit semblant de ne pas avoir entendu.
Une fois dans le couloir, Layla récupéra discrètement l’enveloppe qu’elle
fourra dans son sac. Puis elle se débarrassa de la boîte dans une poubelle.
35. Watching The Detectives

BEAUTIFUL IDOLSDE L’AUTRE CÔTÉ DU MIROIR


Par LAYLA HARRISON
Quand vous étiez gosse, vous avez peut-être eu
la curiosité de regarder au dos d’un miroir.
Moi, je l’ai fait. Et j’avoue avoir été déçue en
découvrant un simple support métallique au
lieu du double inversé de mon univers, comme
je m’y attendais.
Eh bien, avec l’image d’une star, c’est un peu
la même chose. Dès qu’on s’intéresse à l’envers
du décor, on risque d’être déçu.
Vous vous demandez sans doute à qui je pense.
Cherchez un peu… A Madison Brooks, bien sûr.
Que savons-nous d’elle, à part l’image
soigneusement travaillée qu’elle veut bien nous
montrer ?
Depuis sa disparition, certains de ses fans la
comparent à la princesse Diana ou à mère
Teresa. Perso, je trouve qu’il ne faut pas
pousser.
Madison Brooks n’est pas une sainte. Je vous
en apporte la preuve aujourd’hui avec un
extrait de son journal intime que je tiens d’une
source fiable, je tiens à le préciser.
Vous allez peut-être me haïr après l’avoir lu,
mais ça ne me fait pas peur. Et même, pour être
franche, j’attends avec impatience vos
réactions. Surtout ne vous gênez pas pour
poster vos commentaires avant de quitter ma
page.
5 octobre 2012
Je suis tellement au-dessus de ça ! ! ! !
Au-dessus de TOUT, en fait !
Au-dessus de mes soi-disant amis, de ma
famille, de mon idiot de petit ami, mais surtout,
surtout, au-dessus de cette petite ville
étouffante et mortellement ennuyeuse.J
Je hais ce trou paumé où j’ai l’impression de
crever à petit feu. J’étouffe ! Il est grand temps
que je me tire.
On me dit que je devrais m’estimer heureuse
d’avoir été recueillie par des gens aimants. OK.
J’aurais pu dépendre uniquement des services
sociaux, avoir une éducation de merde, être
obligée de travailler à seize ans, me marier
avec un plouc. J’aurais pu aussi mal tourner,
me camer, faire de la prison, me retrouver
enceinte sans l’avoir désiré…
Alors oui, mes parents adoptifs se sont occupés
de moi. Mais ils ont touché du fric pour
m’avoir chez eux, alors je leur ai rendu service
aussi et je ne leur dois rien.
J’en ai rien à foutre d’eux.
Ce sont de vrais ploucs. Ils ne croient pas en
moi et ils me répètent tout le temps que je ne
serai jamais une star. Bien sûr, quand je serai
célèbre, ils changeront de ton et ils seront bien
trop contents de dire que c’est grâce à eux et à
leur amour que j’ai réussi.
Ah non !
Quand je serai l’actrice la plus bankable de
toute la planète, je ne veux pas qu’ils en
profitent.
Parce que le seul qui me soutient, le seul qui
m’a toujours aidée, c’est P.
Sans lui, je ne sais pas comment j’aurais fini.
Il m’a sauvée en effaçant mon passé. Et
maintenant il va m’aider à construire mon
avenir.
Je lui dois tout. Il a mis sa vie en jeu pour moi
et il connaît tous mes secrets. Nos destins sont
liés à jamais. Si je plonge, il plongera avec moi
et il le sait. Je suis tranquille, il ne me trahira
jamais.
Demain je prends le bus pour L.A. et je suis
trop contente.
Je laisserai à mes parents le mot que P. m’a
dicté. Adieu. Je ne les reverrai plus jamais.
C’est P. qui va s’occuper de moi jusqu’à ma
majorité. Ensuite, il a promis de me trouver un
petit appart sympa rien que pour moi !
Il connaît beaucoup de monde. Il va m’aider à
démarrer ma carrière. Je vais enfin avoir la vie
que je mérite.
Je devrais être un peu nostalgique de laisser
pour toujours mon passé derrière moi, mais
c’est tout le contraire, je suis complètement
euphorique.
Au début, X me manquera peut-être un peu. Il
n’a pas été vraiment mon tout premier amour,
comme il le pense, mais il a été le premier à
compter vraiment.
Je tiens beaucoup trop à lui et c’est pour ça
aussi qu’il faut que je me barre. X n’a pas
d’avenir, aucune envergure, j’ai assez perdu de
temps avec lui.
C’est dingue… La prochaine fois que j’écrirai
dans ce journal, j’aurai commencé ma nouvelle
vie, une vie totalement différente !
Après avoir fini de lire, Tommy demeura songeur un long moment. Layla
n’avait rien exagéré, cet extrait était carrément édifiant. Il montrait la vraie
Madison, dévorée d’ambition, prête à tout pour réussir. Et surtout, il confirmait
leurs soupçons : Madison avait des choses à cacher et c’était Paul, alias Le
Fantôme, qui s’était chargé d’enterrer son passé.
Layla avait déjà recopié l’extrait sur son blog, mais elle hésitait à le poster.
Il lui avait déconseillé de céder aux menaces du type qui lui envoyait ça. En lui
obéissant, elle mettrait le doigt dans un engrenage.
Le mieux aurait été de s’en remettre à la police.
Mais Layla ne voulait pas en entendre parler. Dans un sens, il la
comprenait : Larsen était un taré et elle se méfiait de lui, surtout depuis qu’il
avait arrêté leur voiture pour leur montrer ses gros biceps. Ils auraient pu
s’adresser à quelqu’un d’autre pour les aider à régler le problème…
Mais à qui ?
Il n’arrivait plus à réfléchir. Il avait la tête vide, il n’en pouvait plus, il
tombait de sommeil. Il avait essayé de dormir un peu dans la matinée, mais
Malina l’avait réveillé pour parler des rendez-vous qu’elle était en train de lui
organiser — ils occuperaient une grande partie de sa semaine.
— Mais je bosse, moi, je ne peux pas me libérer tous les jours pour des
rendez-vous, avait-il protesté.
— Il faut que tu démissionnes, avait-elle rétorqué.
Facile à dire… Pour l’instant, c’était chez Ira qu’il gagnait sa vie et il ne
pouvait pas se le permettre. Il n’allait pas lâcher la proie pour l’ombre, il avait
la tête sur les épaules. Sa prestation pour la soirée Unrivaled ne suffisait pas à
faire de lui une rock star. Sa carrière n’avait pas encore décollé, elle était bien
partie, mais rien n’était encore joué.
Bien sûr qu’il rêvait de démissionner, il s’était même imaginé la scène. Il
regarderait Ira droit dans les yeux et il lui annoncerait (d’un ton parfaitement
détaché) qu’il s’apprêtait à démarrer une tournée mondiale et ah, tiens au fait,
au passage, je suis ton fils. Ira réclamerait une preuve, il lui sortirait son
certificat de naissance. Ira risquait d’avoir un choc. Il resterait d’abord sans
voix, puis il poserait sur lui un regard empli de joie et de fierté. Peut-être même
qu’il le serrerait dans ses bras, comme le fait un père avec son fils.
Mais c’était pas pour tout de suite.
Il avait donc répondu sèchement à Malina qu’il avait besoin de gagner sa
vie.
Et ensuite il n’avait pas pu se rendormir et il avait gambergé toute la
matinée. Il avait pensé à sa carrière, mais aussi à Layla. Il aurait voulu
l’appeler, mais il s’était retenu. Layla était une fille indépendante, il risquait de
la faire fuir s’il la collait trop. A la place, il avait écrit une chanson sur une
petite meuf pas prise de tête qui prenait tout à la légère et qui l’avait envoûté.
Il en était là quand il avait reçu un texto d’Aster lui demandant de venir
chez elle pour une réunion au sommet. En arrivant, il avait trouvé Layla et
Mateo assis l’un à côté de l’autre sur le canapé. Pour la première fois de sa vie,
il avait senti l’aiguillon de la jalousie — un sentiment nouveau qu’il ne savait
pas du tout comment gérer.
— Bon, Tommy, tu as fini de lire ou pas ? s’énerva Aster.
Il reposa l’ordinateur sur la table basse et se passa la main sur le visage.
Est-ce que Mateo et Layla s’étaient remis ensemble ?
Est-ce que Layla avait filé ce matin dans le lit de Mateo, à peine sortie du
sien ?
Leur nuit d’amour n’avait donc été qu’un des brefs épisodes de l’histoire
compliquée du couple Mateo-Layla ?
— On peut savoir à quoi tu penses ? demanda Aster en lui jetant un regard
agacé.
Il fit un effort pour revenir au présent.
— Euh, oui, euh… Pour moi, c’est pas une bonne idée de poster ce truc.
— J’ai pas très envie de le poster non plus, expliqua Layla. Mais j’avoue
que je flippe. Ce type a accès à mes mails et il me suit à la trace. Le dernier
message est arrivé dans la chambre d’hôpital de Valentina ! Vous vous rendez
compte ? J’ai l’impression qu’il veut me faire comprendre qu’il peut s’en
prendre à mes proches.
Elle se tut un instant.
— Mais t’as raison. Je ne vais pas poster pour l’instant. J’ai encore besoin
de réfléchir.
Tommy acquiesça. Il était soulagé qu’elle choisisse de réfléchir, plutôt que
d’agir dans la précipitation et de se laisser guider par la peur, cette mauvaise
conseillère. Il se leva du canapé et marcha jusqu’à la baie vitrée. Il n’arrivait
pas à encaisser la présence de Mateo, il avait besoin de s’écarter un peu du
groupe.
— Et si ce type décidait de pirater aussi ton blog, pour poster lui-même ?
demanda Ryan.
Layla haussa les épaules.
— S’il fait ça, il laissera une trace électronique et Javen pourra peut-être
remonter jusqu’à lui.
Elle jeta un regard plein d’espoir du côté de Javen, mais celui-ci était trop
occupé pour répondre.
— Je me demande si le fameux X dont parle Madison existe vraiment,
lâcha soudain Mateo.
Son intervention déclencha en Tommy un élan de haine qu’il n’essaya
même pas de contenir.
— Et alors, il se passe quoi s’il existe ? demanda-t-il sèchement en lui
jetant un regard furieux.
Le ton était tellement agressif que tout le monde eut l’air surpris — sauf
Layla. Il détourna les yeux et fourra ses mains dans ses poches. Elle avait
compris qu’il était jaloux et il se sentit ridicule.
— Ce que je veux dire, poursuivit Mateo sans se laisser décontenancer,
c’est que X ne désigne pas forcément n’importe quel mec, mais un mec dont le
nom commence par X. Xander, Xavier, un truc dans le genre. Est-ce que ça ne
vaudrait pas la peine de chercher dans cette direction ? D’essayer de le
retrouver ?
Tommy fronça les sourcils. L’idée n’était pas complètement stupide. Mais
il n’avait pas l’intention de l’admettre.
— On ne saurait pas par où commencer, fit remarquer Layla. C’est une
tâche presque impossible.
Tommy fut terriblement soulagé de constater qu’elle n’applaudissait pas
bêtement à tout ce que proposait son chéri. Elle n’était pas un petit chien
obéissant. Elle était bien trop intelligente pour ça.
— Elle a raison, renchérit Aster. Si on essayait plutôt de retrouver Dalton ?
Ou les amies dont Madison parle dans le premier extrait de son journal. Jessa et
Emma c’est ça ?
— Pas la peine…, répondit Ryan. Trena a écrit un article sur le passé de
Madison et elle a interrogé tous ses proches, y compris les gens qui l’ont
élevée. C’est à elle qu’on devrait s’adresser pour avoir des contacts.
— Je l’ai lu cet article et Trena ne parlait pas d’un certain X, objecta Layla.
Mais c’est normal, puisque Madison avait honte de lui et qu’elle le cachait. Il
était son amant secret…
Tommy lui lança un regard aigu. Ben oui, elle en savait un bout, sur les
amants secrets. La question était de savoir si c’était lui ou Mateo, l’amant
secret dont Layla avait honte.
En attendant, elle relisait tranquillement des extraits du journal de
Madison, sans soupçonner qu’elle venait de rajouter à sa torture avec cette
remarque perverse.
— Elle dit que X n’a pas d’avenir, comme si elle parlait d’un délinquant.
Ça explique qu’elle ait tenu à garder le secret sur leur relation. Elle avait peur
qu’il nuise à son image.
— Javen…
Aster se tourna vers son frère qui se tenait à l’écart, penché sur son
ordinateur.
— Tu crois que tu pourrais retrouver la trace de ce mec ?
Javen répondit sans lever le nez de l’ordinateur :
— J’ai quasiment aucune chance de le retrouver. Et en plus ça me prendrait
un temps fou. Mais si tu veux que je m’en charge, il faut que tu lises les
cinquante premières pages de Gatsby le magnifique que je suis censé connaître
pour demain, et que tu me fasses un résumé. Là je suis partant.
Aster ne répondit même pas.
— C’était juste une idée comme ça, s’excusa Mateo en haussant les
épaules.
Tommy ne put s’empêcher de sourire, ce qui eut l’air d’agacer Layla.
— Mais je peux rechercher l’autre, Dalton, proposa Javen.
— Il faudrait aussi s’intéresser à Paul, Le Fantôme. Vous croyez qu’il y a
un fond de vérité dans ce que Madison raconte à son sujet, ou vous pensez
plutôt que c’est un pur délire d’ado mégalo ?
Tommy jeta un regard du côté de Layla, tout fier d’avoir posé une question
pertinente, pas comme Mateo qui disait n’importe quoi.
— Je pencherai pour le fond de vérité, répondit-elle en tapant de nouveau
sur le clavier de son ordinateur. Il aurait fait quelque chose pour elle six ans
avant qu’elle écrive ces lignes, donc quand elle avait environ huit ans. C’est à
cette époque que sa maison a brûlé et qu’elle a perdu ses parents. Tu penses
qu’elle aurait une part de responsabilité dans l’incendie ?
— Quoi ? Tu veux dire qu’elle aurait tué ses parents à l’âge de huit ans et
qu’un adulte l’aurait aidée à dissimuler son crime ?
Ryan semblait atterré.
— Elle écrit qu’il a mis sa vie en jeu pour elle et qu’il connaît tous ses
secrets, fit remarquer Layla. Pour moi, c’est ça que ça veut dire.
— Elle avait peut-être mis le feu par accident, proposa Aster. En jouant
avec des allumettes, par exemple.
— Si elle avait mis le feu par accident, on ne voit pas pourquoi Paul aurait
eu à intervenir, rétorqua Tommy.
— Il voulait peut-être la ménager, tout simplement. Ça a dû être dur.
— Il y a beaucoup de peut-être dans votre raisonnement, intervint Mateo.
— Ben mon pote, c’est comme ça quand on essaye de bâtir une théorie,
rétorqua Tommy.
— Mais quand même, peut-être que Mateo a raison, reprit Layla en
insistant sur le mot « peut-être ». Et on devrait s’en tenir aux faits, c’est-à-dire
que Paul a sorti Madison de la merde quand elle avait huit ans, et que depuis,
elle considère que leurs destins sont liés.
Mateo acquiesça, visiblement ravi du soutien de Layla. Tommy le fusilla
du regard.
Le silence s’était installé depuis quelques minutes, quand Javen intervint.
— Je crois que je viens de trouver notre première piste sérieuse, déclara-t-
il soudain en remuant les sourcils, le sourire aux lèvres. Vous êtes partants pour
une virée en voiture ?
Aster se leva d’un bond pour le rejoindre et se pencha sur son écran.
— Paul est propriétaire d’une résidence secondaire du côté de Joshua Tree.
— Tu en es sûr ? demanda Aster avec une moue sceptique. Ça ne colle pas
vraiment avec le personnage. Je ne le vois pas s’isoler dans un endroit pareil,
en pleine nature. Paul n’est pas un hipster buveur de bon whisky, adepte des
escapades bobo-chic, genre quête spirituelle et tout le reste.
— Tu n’en sais rien du tout, Aster, contra Tommy. Il fait un drôle de boulot
et il nous file les jetons, mais rien ne prouve qu’il ne s’intéresse pas à la
méditation transcendantale et qu’il n’apprécie pas un bon whisky de temps en
temps.
Layla leva les yeux au ciel et Tommy se demanda comment elle aurait
réagi si la remarque était venue de Mateo.
— Est-ce que l’un de vous aurait une photo de ce Paul ? demanda-t-elle. Vu
qu’on le recherche, ça pourrait être utile de savoir à quoi il ressemble.
Ryan sortit aussitôt son téléphone, chercha une photo de Paul et la fit
circuler. Quand ce fut au tour de Layla de se pencher sur l’écran, elle poussa un
cri étouffé.
— Mais merde, je le connais ! s’exclama-t-elle. C’est le type qui m’a
annoncé que j’avais plus le droit d’approcher Madison.
— T’en es sûre ? demanda Mateo d’une voix douce et pleine de tendresse
qui fit grincer Tommy des dents.
— Tout à fait, répondit Layla en contemplant la photo. J’ai même une
photo de lui, moi aussi.
Elle fit défiler les photos de son téléphone et le tendit à Ryan.
— Dis-moi que c’est pas le même mec.
— Tu l’as prise où ? demanda Ryan en se penchant sur l’écran pour mieux
voir.
Layla marqua un temps de pause avant de répondre.
— C’est Heather qui l’a prise le jour où il est passé au Jewel, murmura-t-
elle enfin. Et elle me l’a envoyée.
Elle jeta un regard en biais à Mateo, lequel baissa piteusement le nez.
— Elle me fournissait régulièrement des photos pour mon blog, poursuivit-
elle. J’avais remarqué qu’elle photographiait surtout Madison. Elle semblait
obsédée par elle. J’avais même trouvé ça bizarre et malsain.
Ryan acquiesça.
— Mad pouvait pas la voir. Elles sont arrivées à peu près en même temps à
L.A. et elles ont fait leurs débuts ensemble. Au départ, elles étaient amies, mais
quand Madison a commencé à devenir célèbre, Heather a pété les plombs. Elle
est devenue carrément infernale. Elle n’arrêtait pas de copier Mad et je sais que
ça la rendait dingue.
— Tu crois qu’Heather pourrait être impliquée dans sa disparition ?
demanda Aster en écarquillant les yeux.
Mateo s’empressa de protester :
— Heather est une fille un peu excessive et elle a de l’ambition, mais je la
vois mal enlever Madison pour prendre sa place. C’est bien ce que vous
insinuez, non ?
— Oui, tu as raison, ça ressemble un peu trop à une émission spéciale de
Dateline, concéda Aster.
— Je te rappelle que Dateline est un magazine d’information, fit remarquer
Tommy.
Il avait envie d’accabler Heather, rien que pour éclabousser Mateo. Pour
qu’il soit coupable de fréquenter une coupable.
— Faut pas exagérer, Tommy, intervint Layla en le regardant droit dans les
yeux. Heather a l’esprit de compétition et c’est une sournoise, mais ça ne va
pas plus loin. Oublie cette histoire de photos. On n’a pas de temps à perdre avec
une fausse piste.
— Dis donc, si c’est Paul qui t’a apporté l’injonction restrictive, c’est peut-
être un faux, vu qu’il n’est pas avocat, commenta Mateo. Du moins, pas à notre
connaissance…
Layla secoua la tête.
— Non. L’inspecteur Larsen était au courant, donc ce n’était pas un faux. Il
y a pas mal de cabinets d’avocats qui délèguent ce genre de trucs à des
détectives privés.
— Bon, qu’est-ce qu’on fait pour la résidence secondaire de Paul ?
demanda Aster. On y va ou pas ?
— Je crois qu’il faut y aller, approuva Tommy, en espérant que Mateo
aurait le bon goût de rester en retrait.
Après tout, il n’était que la cinquième roue du carrosse.
— C’est à deux heures de route, c’est ça ? demanda Aster en s’étirant.
— Deux heures et demie, précisa Javen. Je vais vous imprimer une carte.
L’endroit est tellement isolé que je ne suis pas certain qu’il y ait une couverture
GPS.
Aster alla chercher ses clés et son sac, visiblement prête à partir.
— Un dernier truc, intervint Javen d’une voix inquiète. J’ai trouvé un drôle
de code dans les documents que vous m’avez confiés la dernière fois.
Aster trépigna en faisant tinter ses clés.
— On t’écoute.
— Une série de chiffres, comme un code-barres. Il n’y avait rien d’autre
sur la feuille, alors j’ai fait une recherche sur Internet.
— Et…
Javen avala sa salive et ses grands yeux noirs les balayèrent du regard.
— C’est un traceur.
Aster attendit la suite.
— Madison a un traceur sur elle. Un implant.
— Comme ceux qu’on met aux chiens pour être sûr de les retrouver quand
ils se perdent ?
Javen fit signe que oui de la tête.
— C’est pas si rare que ça. Du moins chez les personnes très riches, très
célèbres, ou très puissantes. Enfin bref, tous les gens hors normes qui reçoivent
pas mal de menaces de mort.
— Madison recevait des menaces de mort ? demanda Layla en se tournant
vers Ryan.
— Oui, ça lui est arrivé, mais la célébrité attire la haine. Elle n’avait pas
l’air de s’en inquiéter.
— T’étais au courant pour le traceur ? demanda Aster.
Ryan haussa les épaules.
— Pas du tout. Et j’ai jamais remarqué sur elle de marque ou de cicatrice
bizarre. A part sa brûlure au bras, bien sûr. Mais la brûlure, c’était une séquelle
de l’incendie. Du moins c’est ce qu’elle m’a dit, mais maintenant je doute de
tout.
— Elle avait peut-être fait implanter son traceur sous sa cicatrice, pour que
ce soit plus discret, suggéra Tommy.
— Si Madison a un traceur et que Paul est au courant, il aurait dû la
retrouver depuis longtemps. Sauf si c’est lui qui l’a enlevée, ou qui couvre sa
fausse disparition, bien entendu.
— On peut aussi imaginer que cet appareil ne fonctionne plus. Ou que le
ravisseur de Madison le lui a enlevé.
Un grand silence se fit dans la pièce.
— J’ai quand même de plus en plus tendance à croire que Le Fantôme est
derrière tout ça, grommela Tommy.
— Mais pourquoi il s’en serait pris à elle ? demanda Mateo. Pourquoi
maintenant ?
— Les motivations des gens sont parfois compliquées, commenta Aster, la
mine sombre.
— Je peux éliminer une de vos hypothèses, intervint Javen. Le traceur
fonctionne. C’est un modèle qui se connecte dès qu’il se trouve dans une zone
Wi-Fi et en ce moment il émet justement un signal dans la zone de Joshua Tree.
Je crois qu’on devrait se dépêcher d’aller sur place.
— Qui ça, on ? demanda Aster en prenant la feuille qui sortait de
l’imprimante pour la fourrer dans son sac. Je te remercie vraiment de ton aide,
Javen, mais il n’y a pas de « On » dans ce scénario. Toi, tu vas à Beverly Hills.
Sinon papa et maman pourraient bien décider de t’implanter un traceur.
Javen ouvrit la bouche pour protester, mais elle ne lui en laissa pas le
temps.
— Je ne plaisante pas, Javen. Rentre à la maison et dépêche-toi de lire tes
cinquante pages de Gatsby. Je ne voudrais pas que tu te fasses virer du lycée à
cause de moi.
Ils se défièrent un instant du regard, puis Javen soupira :
— OK. Mais promets-moi d’appeler dès que vous serez sur place. Comme
ça, je pourrai vous guider vers le signal du traceur.
— Pour nous guider, il faudrait que tu saches exactement où on est, fit
remarquer Aster.
— Je vous localiserai avec le traceur de ton téléphone.
Aster se pencha pour l’embrasser
— Qu’est-ce que je deviendrai, sans mon geek de petit frère ?
Elle le serra dans ses bras à lui broyer les os, mais il se débattit en riant et
se libéra de son étreinte.
Tout le monde semblait prêt à partir, sauf Mateo qui n’avait pas bougé du
canapé et les regardait d’un air sceptique.
— Vous ne croyez pas qu’on devrait plutôt prévenir les flics ? marmonna-t-
il.
— Non ! répondirent-ils tous en chœur d’un ton outré.
Tommy jubila intérieurement. Il n’avait qu’à rester là, s’il n’avait pas envie
de venir.
— Je ne pense pas que ce soit une bonne idée, Mateo, ajouta gentiment
Layla.
Tommy en fut prodigieusement agacé. Pourquoi éprouvait-elle tout le
temps le besoin de le protéger comme un bébé ?
— Je sais que tu es bien intentionné, Mateo, soupira Aster. Mais je me vois
mal appeler les flics au secours. Ils sont persuadés que je suis coupable et rien
ne les fera changer d’avis. S’ils retrouvent mon pendentif sur le lieu de
l’incendie, ça va encore aggraver mon cas. Ryan et moi, on avait découvert des
tubes du sang de Madison chez Paul, mais ils ont dû fondre dans l’incendie ou
être détruits par l’explosion. Je n’ai rien pour m’innocenter et je dois trouver
quelque chose avant le procès, sinon ce sera trop tard. Je ne compte pas trop sur
mes avocats. Ils ne m’ont même pas encore parlé de leur stratégie de défense,
parce qu’ils n’en ont pas.
Tommy en resta sans voix. C’était vraiment bien résumé, il n’aurait pas fait
mieux.
Mateo hocha la tête et se leva.
— Je comprends, murmura-t-il. Mais je ne peux pas venir. J’ai un dîner
pour le boulot, que je ne peux pas zapper. Aller et retour Joshua Tree, il y en a
pour cinq heures, je n’ai pas le temps.
Tommy en aurait sauté de joie. Qu’il aille donc à son dîner. C’était parfait.
— Un dîner avec Heather ? demanda-t-il.
Il n’avait pas pu s’en empêcher, mais il le regretta aussitôt car il n’eut droit
qu’à un silence méprisant de Mateo et à un regard désapprobateur de Layla,
laquelle avait parfaitement compris ses intentions.
— On devrait prendre deux voitures, proposa Aster. C’est plus sûr.
Tommy acquiesça. Encore mieux. Il allait passer deux heures seul dans une
voiture avec Layla.
36. Evil Ways

Flash info
L’INCENDIE D’UN IMMEUBLE DE BUREAUX POURRAIT
ÊTRE LIÉ À LA DISPARITION DE MADISON BROOKS.
Par TRENA MORETTI
Deux pompiers ont été blessés en tentant
d’arrêter l’incendie qui s’est déclaré dans
l’immeuble Acacia à l’ouest d’Hollywood, dans
la nuit de dimanche à lundi. Ils ont été
transportés à l’hôpital Cedars-Sinai. Leurs vies
ne sont pas en danger et ils devraient se
rétablir rapidement.
L’incendie s’est déclenché vers 1 heure 30,
après une série d’explosions qui ont détruit le
rez-de-chaussée et le premier étage.
D’après les autorités, c’est d’abord un appel
anonyme au 911 qui a signalé la présence
d’intrus sur les lieux. La police s’est aussitôt
rendue sur place. Elle s’apprêtait à pénétrer
dans les locaux quand les explosions ont
ébranlé le bâtiment qui s’est ensuite embrasé.
Une voiture abandonnée, qui appartiendrait à
Madison Brooks, a été découverte dans le
parking de l’immeuble. Depuis la disparition de
la star au mois de juillet, cette voiture était
recherchée sans succès par la police.
Un témoin affirme avoir vu deux intrus quitter
précipitamment les lieux peu avant l’arrivée
des pompiers. La police demande à toute
personne susceptible de fournir des
informations à leur sujet de se manifester.
Nous vous rappelons par ailleurs qu’Aster
Amirpour, accusée du meurtre de Madison
Brooks, a été récemment libérée sous caution
en attendant son procès.
Nous ne manquerons pas de vous fournir de
plus amples précisions dès que possible.
Trena Moretti reprit une gorgée de chai. Cet article était mauvais. Pour
commencer, il était complètement vide et n’apportait aucun élément nouveau.
Tout ce qu’elle avait écrit avait déjà été dit. Ensuite elle regrettait un peu
d’avoir rajouté le passage de la fin, concernant Aster, qui semblait insinuer que
celle-ci était impliquée dans l’incendie.
Mais avec ou sans son article, les gens allaient faire le rapprochement entre
la libération d’Aster et la voiture de Madison. Personne ne croirait à une
coïncidence.
Elle non plus n’y croyait pas. Ce qu’elle croyait, c’était que quelqu’un
cherchait à piéger Aster Amirpour. Elle aurait bien voulu l’aider, mais elle
n’avait rien de nouveau. Les recherches de Priya sur le passé de Madison
n’avaient rien donné. La gamine s’agitait beaucoup, mais n’avait pas été foutue
de lui apporter le moindre tuyau. Trena se demandait parfois si elle ne la faisait
pas marcher. Pour le moment, elle la payait pour rien et si ça continuait, elle
allait la virer.
Elle prit son téléphone, parcourut lentement la liste de ses contacts et
s’arrêta à la lettre L. Layla savait peut-être quelque chose, mais elle ne serait
pas forcément d’accord pour partager ses infos. Elle l’avait aperçue à la soirée
d’Ira, mais occupée par James, elle n’avait pas essayé de l’aborder.
Au fait, en parlant de James, impossible d’oublier le texto qu’elle avait lu
sur son portable. Ça n’avait peut-être aucun rapport avec l’incendie de
l’immeuble Acacia, mais en tout cas James n’avait pas apprécié d’être espionné
et elle regrettait à présent de l’avoir approché. Ce type était dangereux. Ce
matin, il lui avait fait comprendre qu’il était capable de tout, y compris de
l’étrangler. Ce regard froid, ses mains autour de son cou…
Elle termina sa tasse de thé et décida d’aller prendre une douche. Elle
s’était attelée à son article en revenant de ses dix kilomètres quotidiens et avait
bien besoin de se laver. Une bonne douche l’aiderait aussi à se vider la tête.
Après avoir ôté son débardeur et son short, elle se glissa sous la pluie tiède
du pommeau et se sentit aussitôt beaucoup mieux. L’eau avait sur elle un effet
quasiment magique.
La tête sous le jet, les yeux fermés, elle cherchait à tâtons son gel douche et
son éponge, quand il lui sembla entendre un bruit dans la cuisine.
Sauf que c’était impossible, puisqu’elle était seule. Elle était sûre d’avoir
verrouillé sa porte. Ayant grandi dans un quartier difficile, elle s’enfermait dès
qu’elle rentrait, c’était un réflexe. Et avec la chaleur elle avait aussi fermé les
fenêtres, pour mettre la clim à fond.
Mais comme elle continuait à entendre du bruit, elle ferma le robinet et alla
se coller au battant de la porte, nue et frissonnante, en tendant l’oreille. Plus
rien. Bon, elle avait dû se tromper. Elle s’apprêtait à retourner sous l’eau,
quand le bruit se fit encore entendre.
Cette fois, elle décida d’en avoir le cœur net. Elle s’enveloppa dans une
serviette et alla droit à la cuisine, tout en se répétant qu’elle se faisait des idées
— l’épisode de ce matin avec James avait dû réveiller sa parano. Et en plus,
elle abîmait sa moquette, avec cette mousse savonneuse qui gouttait partout.
Mais arrivée sur le seuil de la cuisine elle se figea, saisie d’horreur. Sur le
comptoir, près de son ordinateur, un gros chat noir la fixait. Ses deux pattes
étaient couvertes d’un épais bandage. A son cou, accroché à son collier, en plus
d’une médaille en forme de cœur, il y avait un papier plié.
Elle comprit aussitôt qu’il s’agissait d’un message à son attention.
Elle promena son regard dans la pièce, mais il n’y avait que ce pauvre chat.
Quand elle s’approcha de lui, il fit le dos rond et cracha. Elle mit quelques
minutes à l’amadouer suffisamment pour récupérer le papier.
Un chat a neuf vies. Toi tu n’en as qu’une. Tâche de ne pas
l’oublier.
— James, murmura-t-elle.
Ça ne pouvait être que lui. Il avait réussi à forcer la porte et il était entré.
Une fois de plus, elle regretta d’avoir passé la nuit avec lui, et encore plus
d’avoir espionné son téléphone.
Elle tendit de nouveau prudemment la main vers le chat et le caressa pour
le rassurer. Puis elle défit lentement ses bandages. Comme elle s’y attendait, il
n’était pas blessé. Elle fut un peu rassurée que James n’ait pas torturé
gratuitement un animal, rien que pour lui faire peur.
Mais tout de même, il la menaçait. Explicitement.
Elle songea à porter plainte, mais c’était délicat, car elle n’avait aucune
preuve que ce mot venait bien de lui. De plus, il risquait de devenir violent si
elle mêlait les flics à cette histoire. Mieux valait se contenter de l’éviter, en
espérant qu’il en resterait là.
— Qu’est-ce que je vais faire de toi ? murmura-t-elle en s’adressant au
chat.
Elle caressa son poil doux et soyeux, puis fit glisser sa main jusqu’à la
médaille de son collier.
— On dirait que tu as un maître. On va l’appeler pour lui dire que tu vas
bien. Je suis sûre que tu lui manques.
Le chat dans les bras, elle alla chercher son téléphone et composa le
numéro inscrit sur le pendentif, tout en se demandant à qui elle manquerait si
elle venait à disparaître.
37. Interstate Love Song

— Je suis content que tu m’aies laissé le volant.


Ryan jeta un rapide coup d’œil du côté d’Aster, puis se concentra de
nouveau sur la route.
— C’était plus sûr. Tu es beaucoup trop nerveuse pour conduire.
— Evidemment que je suis nerveuse. J’ai de bonnes raisons de l’être !
Elle détourna le regard pour contempler une succession déprimante
d’hypermarchés, de centres commerciaux et de chaînes de restaurants.
La sollicitude de Ryan l’agaçait. Il fallait qu’il se taise, ou elle allait
exploser.
— Tu pourrais arrêter de te comporter avec moi comme si j’étais une petite
chose fragile !
Voilà. Elle l’avait dit. Clairement. Sauf que Ryan lui jeta un regard ahuri. Il
était décidément complètement bouché.
— On dirait que t’as peur que je me brise en mille morceaux. C’est lourd, à
la longue.
A son air contrit, elle se sentit un peu coupable de le malmener.
— Est-ce que je peux au moins te demander pourquoi ? murmura-t-il.
Elle fronça les sourcils, les bras croisés. Au fond, elle était frustrée et en
colère parce qu’elle ne savait pas où ils en étaient tous les deux. Ils avaient
failli s’embrasser dans le bureau de Paul et elle regrettait presque qu’ils ne
l’aient pas fait. Mais bon, elle n’allait pas lui dire ça, quand même… Elle tenta
de se calmer avant de répondre :
— Tu es trop gentil avec moi, ça m’incite à te faire confiance et ça me fait
peur.
Elle posa ses mains sur ses genoux, en attendant la repartie cinglante qui ne
manquerait pas de suivre.
— Je comprends, répondit-il d’une voix où ne perçait aucun cynisme. Je
me suis mal comporté avec toi, je le sais. Je n’attends pas que tu me fasses
aveuglément confiance.
— Ah oui ? s’énerva-t-elle en gesticulant. Alors qu’est-ce que tu cherches à
obtenir, en étant aux petits soins avec moi ? Et qu’est-ce que tu fais dans cette
voiture ? Pourquoi tu perds ton temps à m’aider, alors que t’as ta vie ? Qu’est-
ce que tu veux me prouver ?
— Mes bonnes intentions. Avec des actes, comme tu me l’as demandé.
Ecoute…
Il se passa la main dans les cheveux et demeura silencieux un instant,
comme s’il tentait de mettre ses pensées en ordre.
— Tout ce que tu m’as dit le soir où on s’est retrouvés chez Madison, je
suis d’accord. Les belles paroles et les excuses ça suffit pas. Ce qui compte,
c’est ce qu’on fait. Alors je t’aide de mon mieux. Parce que tu le mérites et
parce que je tiens à toi, que tu le croies ou non. Quand toute cette histoire sera
terminée, on verra bien ce qu’on devient tous les deux. Pour l’instant, je n’y
pense même pas. Je m’en tiens à ce que j’ai décidé. Mais ça serait quand même
sympa de ta part d’accepter mon aide sans m’agresser.
Il se tut, comme s’il avait tout dit. Pour une fois, il n’en faisait pas des
tonnes et, rien qu’à cause de ça, elle le crut.
— Merci, murmura-t-elle.
38. All The Young Dudes

— Tu pourrais m’expliquer ce qui t’a pris chez Aster ?


Layla quitta une seconde la route des yeux, juste le temps de fusiller
Tommy du regard.
Il ne répondit pas et continua à tripoter les boutons de la radio pour
chercher une station qui lui convenait. Il tomba finalement sur une chanson de
David Bowie et se cala sur son siège d’un air satisfait. Puis il se détourna
posément et contempla le paysage par la vitre de sa portière. Mais Layla n’était
pas disposée à lâcher aussi facilement.
— Je parle de ton petit jeu avec Mateo, insista-t-elle. Et surtout ne te défile
pas. T’étais comme un chien qui tient une lance d’incendie dans sa gueule. Et
tu m’as arrosée au passage.
Tommy secoua la tête et fit la grimace.
— C’est dingue ce que tu es douée pour les images.
Il essayait de prendre la chose à la légère, mais elle ne tomba pas dans le
panneau. Il était jaloux de Mateo et il ne s’était pas gêné pour le montrer. D’un
côté, elle trouvait ça attendrissant, mais de l’autre, son comportement de
macho agressif l’agaçait prodigieusement. D’autant plus qu’ils s’étaient mis
d’accord sur le fait que coucher ensemble ne les engageait à rien. Elle n’avait
pas de compte à lui rendre.
— Alors… Qu’as-tu à dire pour ta défense ?
Il se mura dans son silence. Sans déconner… C’était trop facile.
— D’après le GPS, il nous reste près d’une heure et demie de trajet. Si on
n’a pas d’embouteillages. Je ne te lâcherai pas tant que tu n’auras pas répondu,
alors autant le faire tout de suite.
— Merde, t’es vraiment impossible ! s’écria Tommy en rougissant. Il faut
toujours que tu t’acharnes sur les détails.
Elle leva les yeux au ciel et s’agrippa au volant.
— Ne change pas de conversation.
Il monta le son. Elle le baissa.
— Bon, très bien, dit-il enfin. Tu as raison. Je me suis conduit comme un
idiot. Tu crois que je ne le sais pas ? Je ne suis pas fier de moi, mais…
Il se mit à tripoter le trou de son jean au niveau du genou.
— Tu m’as dit que c’était fini entre vous et j’ai été assez bête pour te
croire. Alors quand je vous ai vus tous les deux, bien au chaud l’un contre
l’autre, super à l’aise, j’ai eu l’impression que tu t’étais foutu de moi.
Layla ne put retenir un éclat de rire. Non, vraiment, il était trop mignon !
— Tu trouves ça drôle, en plus ? Franchement, Layla, t’es une sadique, tu te
fous du monde et…
Elle lui coupa la parole :
— Mais non ! C’est ta formule : « bien au chaud l’un contre l’autre » qui
m’a fait marrer. S’il y en a un dans cette voiture qui se fout du monde, c’est toi.
Je te rappelle que t’es arrivé à la fête avec une fille et reparti avec une autre.
Il haussa les épaules et détourna de nouveau le regard vers la vitre de sa
portière en se murant de nouveau dans le silence. Mais au bout d’un moment, il
lâcha :
— Bon, écoute, je te propose un truc : on efface tout et on recommence.
Elle secoua la tête. Effacer tout, elle n’y croyait pas.
— Tu sais bien que c’est impossible, dit-elle.
Il soupira.
— On peut au moins essayer de repartir sur de bonnes bases.
Il se tourna vers elle et lui fit son plus beau sourire, son sourire de
charmeur, celui qui avait dû briser pas mal de cœurs. Elle espéra qu’il ne
briserait pas le sien.
— On peut essayer, soupira-t-elle.
Ils gardèrent le silence durant quelques kilomètres.
— Ça me rend dingue de penser que quelqu’un sait ce qui est arrivé à
Madison et laisse porter le chapeau à Aster, commenta soudain Layla.
Tommy lui jeta un long regard avant de répondre.
— Ça me rend dingue aussi, avoua-t-il.
Elle monta le son de la radio, en espérant que Ziggy Stardust parviendrait à
alléger l’atmosphère.
39. Janie’s Got A Gun

Trena entra d’un pas décidé. Elle avait rendez-vous avec Larsen, son
contact de la police. Ils se retrouvaient toujours dans ce décor sombre, poutres
apparentes et plancher brut. Un bar de flics réputé pour ses boissons et ses plats
à bas prix. Elle respira avec dégoût la forte odeur de bière — des décennies de
bière renversée — en passant devant les tabourets vides du comptoir. Dans une
heure, ce serait plein à craquer et on ne pourrait même plus s’asseoir.
Larsen était déjà sur place. Elle se dirigea vers sa table, tout sourire, en
faisant mine de ne pas remarquer qu’il la dévisageait d’un air mécontent.
— Vous êtes en retard, grommela-t-il.
Pour toute réponse, elle ouvrit son sac et posa devant lui le message qu’on
lui avait livré dans sa cuisine, par chat interposé.
Il y jeta un coup d’œil et lâcha un sifflement.
— On dirait que vous avez un ennemi.
— Il paraît que c’est normal dans cette ville, quand on commence à être
connu.
Elle prit la carte et la parcourut distraitement — hydrates de carbone,
hydrates de carbone, hydrates de carbone et friture. Elle la reposa en soupirant.
Rien de mangeable.
— Vous voulez que j’enquête ?
Elle secoua la tête. Non. Si elle lui avait montré le message, c’était
uniquement pour que quelqu’un sache qu’elle avait reçu des menaces, au cas où
il lui arriverait malheur.
Elle ramassa le papier et le rangea dans son sac.
— Vous prenez quelque chose ? demanda-t-il en se penchant vers elle.
Elle contempla le hamburger qu’il avait devant lui, à moitié dévoré.
— Non merci, je n’ai pas faim.
Il eut un petit sourire en coin.
— Bon, vous avez quelque chose pour moi ?
— Ce ne serait pas plutôt à vous, d’avoir quelque chose pour moi ?
Elle haussa un sourcil. Elle sentait que, derrière ses gros muscles et son
attitude de macho, il était en fait froid et calculateur, fin et un brin
machiavélique. Elle ne l’appréciait pas et s’en méfiait. Elle le jugeait même
méprisable.
— Possible, mais ce sera donnant-donnant, rétorqua-t-il avant de boire une
gorgée de son Coca.
Elle se mordilla les lèvres. Bon. Si elle voulait qu’il parle, elle allait devoir
lui lâcher une info. Tant pis.
— Que savez-vous à propos de James ? demanda-t-elle.
Il plissa les yeux jusqu’à n’avoir plus que deux fentes entre ses paupières
couvertes de taches de rousseur.
— James, le videur du Night for Night, précisa-t-elle.
Il s’adossa à son siège, l’air songeur.
— Ambitieux, pas fiable, un malfrat. Pourquoi faudrait-il s’intéresser à
lui ?
Elle tambourina sur la table en le regardant droit dans les yeux. Elle aimait
bien le faire mariner.
— Pourquoi un malfrat ? demanda-t-elle.
— Donnant-donnant, rappela-t-il.
Elle soutint son regard impatient.
— D’après une de mes sources, il était proche de Madison. Peut-être même
qu’il travaillait pour elle.
— On a déjà un suspect, dans l’affaire Madison, rétorqua-t-il.
Il rejetait l’idée un peu trop vite et elle se demanda s’il ne savait pas
quelque chose qu’elle ignorait.
Elle acquiesça tout de même, pour ne pas le contrarier.
— Et si c’était plus compliqué que ça ? glissa-t-elle d’un ton détaché. Si
certaines choses vous échappaient ?
Il tordit la bouche et fit une drôle de grimace en cherchant à déloger avec
sa langue un truc coincé entre ses molaires.
— Il y a toujours quelque chose qui nous échappe, répondit-il enfin.
Trena attendit la suite, car il y en avait sûrement une, et se retint de
grimacer de dégoût quand il remplaça sa langue par son index.
— Vous êtes bien assise ?
Trena se demanda s’il était toujours sur le même sujet, ou s’il allait lui
parler du truc qu’il venait de sortir d’entre ses dents. Quand il poursuivit :
— J’ai un tuyau pour l’incendie de l’immeuble Acacia… Le feu est parti
d’un bureau loué par Paul Banks, alias Le Fantôme, celui…
— … qui s’occupait de régler les problèmes de Madison, acheva Trena en
se parlant à elle-même.
Puis, se souvenant qu’il détestait qu’on lui coupe la parole, elle s’excusa :
— Désolée, continuez…
Il poussa un soupir exagéré et marqua un temps avant de poursuivre :
— On essaye de mettre la main sur lui, mais on n’a pas encore réussi à le
localiser. Ça ne veut rien dire, parce qu’il peut être en déplacement pour son
travail. Mais il y a autre chose… Vous savez que la voiture de Madison se
trouvait sur le parking de l’immeuble qui a brûlé ?
Elle lui répondit que oui et le pressa de continuer.
— Eh bien le sac de Madison… Un sac Céline qui coûte plus de trois mille
dollars, vous vous rendez compte… Bref, il était dans le coffre. Sans son
téléphone portable.
Trena fit un effort pour ne pas montrer des signes d’impatience. Pour le
moment, à part le sac, il ne lui avait rien appris de nouveau. Elle espérait quand
même que ça n’allait pas tarder à venir.
— Oh ! et il y a autre chose, dit-il comme si ça lui revenait brusquement.
Vous connaissez ce bijou ?
Il poussa son téléphone vers elle pour lui montrer la photo de ce qui
ressemblait à une main de Fatma en or incrustée de diamants, légèrement
déformée, comme si elle avait fondu.
— C’est une main de Fatma, dit-elle. Une sorte d’amulette qui protège du
mauvais œil.
Elle contempla la photo, avec dans le ventre un drôle de fourmillement
qu’elle connaissait bien.
— Exactement, répondit Larsen en tapotant la photo du bout d’un ongle
étonnamment poli et limé. Et vous savez qui porte une amulette comme celle-
ci ?
Trena avala sa salive. Elle le savait, oui. Aster n’avait pas cessé de tripoter
la sienne pendant son interview, chaque fois qu’elle lui posait une question un
peu trop brûlante. Mais elle préféra ne pas répondre. Mieux valait donner à
Larsen l’impression qu’il lui apprenait quelque chose de crucial.
— Aster Amirpour, annonça-t-il.
Ses yeux brillèrent quand il prononça ce nom et Trena crut même voir un
peu de bave aux commissures de ses lèvres.
— On l’a trouvé dans l’immeuble dont je vous parle. Elle a dû le perdre là-
bas.
— Elle n’est pas la seule à porter ça, fit-elle remarquer. Comment pouvez-
vous affirmer qu’il s’agit bien de son amulette ?
Elle prenait la chose avec circonspection, pour deux raisons. La première :
le bijou pouvait en effet appartenir à quelqu’un d’autre. La deuxième : Larsen
s’acharnait un peu trop sur Aster, ça tournait à l’obsession.
— Disons que je me base sur une forte intuition. Mais je pourrais aussi
ajouter qu’un témoin a vu sortir du bâtiment une femme dont la description
pourrait correspondre à Aster.
— Je croyais que le témoin n’avait pas pu déterminer l’âge et le sexe des
personnes qu’il a vues sortir.
— L’un des témoins, corrigea Larsen. Mais il y en avait un autre.
Il remit le téléphone dans sa poche avec un petit sourire satisfait.
Trena parvint à conserver une expression neutre, mais son cerveau tournait
à toute allure. Ce truc-là pouvait être énorme, vraiment énorme, et rapporter
gros au premier qui lâcherait l’info — c’est-à-dire elle-même. Evidemment,
c’était accablant pour Aster, mais ça, elle n’y pouvait rien. Elle n’allait quand
même pas faire de la rétention d’information pour la ménager. Si ce pendentif
était vraiment celui d’Aster, la pauvre était foutue.
— Ce bijou est en ce moment entre les mains des experts du labo,
poursuivit Larsen d’un ton surexcité. J’attends d’un moment à l’autre un coup
de fil de confirmation. Si on y trouve comme je le pense les empreintes
d’Aster…
Il ricana.
— J’espère qu’elle a bien profité de ses vacances au W, parce qu’elles sont
bientôt terminées.
— Je ne comprends pas pourquoi elle aurait pris un tel risque, fit remarquer
Trena, qui réfléchissait maintenant tout haut.
Elle écrivait déjà mentalement son article et, justement, il y avait un truc
qui ne collait pas.
— Les gens désespérés commettent des actes désespérés, commenta Larsen
en haussant les épaules, comme si ce cliché était une brillante démonstration.
Et les filles comme Aster, trop riches et trop gâtées, se croient au-dessus des
lois.
Cette haine, cette sauvagerie dans son regard : elle comprit soudain
pourquoi il s’acharnait tant sur Aster. Il venait probablement d’un milieu
défavorisé, comme elle, et il avait dû se battre pour s’en sortir. Il haïssait les
nantis, ceux qui avaient tout, et à qui on demandait si peu. Elle comprit aussi
pourquoi il lui déplaisait. Elle reconnaissait en lui sa propre part d’ombre, la
Trena ambitieuse et sans scrupule qu’elle préférait oublier.
Le téléphone de Larsen sonna et il dut quitter le box pour répondre, ce qui
laissa à Trena le temps de reprendre ses esprits.
— Bingo ! annonça-t-il en revenant un instant plus tard. Ça vous ennuie de
régler ? Je dois filer d’urgence.
— C’était bien le bijou d’Aster ?
Elle l’avait déjà compris, mais en journaliste scrupuleuse, elle voulait une
confirmation.
— Oh oui, c’était bien le sien. Il y avait ses empreintes partout. Vous
pouvez venir avec moi, si vous voulez avoir la primeur. Dans une heure, vous
pourrez tout publier.
Trena le regarda se diriger vers la porte. Puis elle sortit son portefeuille,
déposa un billet de vingt dollars sur la table et lui emboîta le pas.
40. Highway To Hell

Aster demanda à Ryan de s’arrêter sur le bas-côté de la route et sortit de


son sac la carte imprimée par Javen. Il ne s’était pas trompé, le GPS ne
parvenait pas à localiser la résidence secondaire de Paul. Autour d’eux, c’était
le désert. Quelques instants plus tard, la voiture de Layla s’arrêta à leur hauteur
et Tommy abaissa sa vitre.
— Ça doit être en haut de cette petite route, là-bas.
Aster contempla d’un air morne la direction indiquée par Tommy. Il faisait
nuit noire, et cette petite route ne serait éclairée que par une faible lune, les
étoiles et leurs phares.
— C’est bien flippant cet endroit, murmura-t-elle pour elle-même.
— Tu veux faire demi-tour ? demanda Tommy.
Elle comprit qu’il ne plaisantait qu’à moitié et qu’ils s’en remettaient tous
à elle pour les décisions importantes. Dans un sens, c’était normal, puisque
c’était elle qui jouait sa vie. Elle l’avait presque oublié, mais leurs regards lui
servirent de piqûres de rappel. Elle devait aller de l’avant.
— Non, allons-y, dit-elle d’un ton décidé qui visait surtout à la convaincre
elle-même. On passe devant, vous nous suivez.
Elle fit signe à Ryan de démarrer, puis s’agrippa à la poignée de sa portière,
car la voiture s’était mise à cahoter sur la route défoncée, au point que le bas de
caisse tapait régulièrement.
— La transmission va en prendre un coup, commenta Ryan en ricanant.
Mais bon, pas la peine de s’inquiéter, on la changera au retour, avec le tuyau
d’échappement.
Aster tenta de scruter la pénombre, mais elle discernait à peine la silhouette
fantomatique de quelques grands yuccas dont les membres squelettiques
s’élevaient vers le ciel, comme pour prier une divinité qu’ils étaient seuls à
connaître.
— Merde, gémit-elle en secouant son téléphone. J’ai plus de réseau. Et
toi ?
Ryan vérifia le sien et fit signe que non.
— Génial, gémit-elle, au comble de la frustration. C’est tout simplement
génial. Javen ne pourra pas nous guider vers le traceur de Madison si on ne peut
pas communiquer avec lui.
— Si elle est dans une maison, on n’aura pas besoin de son traceur pour la
trouver, la rassura Ryan. Il suffira de fouiller de fond en comble.
Aster était sur le point de lui donner raison, quand il s’exclama :
— Regarde, juste là, droit devant ! Je crois qu’on y est.
Elle se pencha pour scruter la pénombre à travers le pare-brise poussiéreux
et parvint à distinguer une petite construction de plain-pied qui, d’après ce
qu’elle pouvait en voir, était vraiment réduite au strict minimum.
— Merde, marmonna-t-elle d’un ton écœuré. Je sais qu’une résidence
secondaire sert à fuir la routine, mais ça, c’est quand même exagéré.
— Cet endroit n’est peut-être pas destiné à fuir la routine, mais à éviter les
curieux, commenta Ryan.
Aster prit le temps de réfléchir à cette interprétation.
— Paul se la joue Unabomber1, non ?
— J’en sais rien mais je trouve seulement que c’est l’endroit idéal pour
cacher un otage.
Leurs phares éclairaient maintenant la maisonnette et Aster indiqua à Ryan
où il pouvait se garer.
— Il vaut mieux ne pas s’approcher trop près avec la voiture, expliqua-t-
elle. Mais qu’est-ce que tu fais ? demanda-t-elle en le voyant braquer son
volant à fond sur la gauche.
— Je le mets en position, au cas où on aurait à fuir.
— Bonne idée, approuva-t-elle, impressionnée par tant de prévoyance.
— J’ai appris ça en tournant le pilote d’une série qui n’a pas marché. Je
pensais pas que ça me servirait un jour dans la vraie vie.
Une fois les deux voitures garées, ils s’approchèrent à pied de la propriété
en s’éclairant avec leurs portables.
— Vous avez peur des serpents ? demanda tout à coup Layla.
— T’as vraiment besoin de poser la question ? s’énerva Aster.
Du désert, elle ne connaissait que la chaleur qui réchauffait tous les jours
les plages de L.A. Les sales bestioles qui y vivaient, elle ne les avait jamais
vues et tant mieux.
— T’inquiète pas, ils ne sortent que le jour, la rassura Ryan.
— Ça aussi, tu l’as appris sur un tournage ? rétorqua sèchement Aster,
décidément sur les nerfs.
Ryan se mit à rire et lui prit la main, entrelaçant ses doigts aux siens.
— Même s’il l’a appris sur un tournage, on va dire qu’il a raison, intervint
Layla.
Ils s’arrêtèrent devant une vieille boîte aux lettres accrochée à un poteau
rouillé et Tommy l’ouvrit.
— Essentiellement de la pub, conclut-il en passant en revue les papiers
qu’elle contenait.
— Essentiellement ou uniquement ? demanda Aster.
— Tu veux payer la facture d’électricité ? dit Tommy.
— Pourquoi pas…
Elle lui prit l’enveloppe des mains et la mit dans son sac.
— On ne sait jamais. Elle contient peut-être des infos qui nous seront utiles
plus tard.
— Quoi par exemple ? Sa consommation en watts ?
— Son nom d’abonné, son numéro de compte. Javen pourra peut-être s’en
servir pour accéder à autre chose. Ou pas. Mais je prends tout ce qui passe à ma
portée, tu comprends. Je suis pas en position de trier les infos.
Tommy eut l’air sceptique, mais ne chercha pas à discuter. Ils se remirent à
avancer sur le chemin de terre qui menait à un porche en béton. Ils grimpèrent
les marches et s’arrêtèrent devant une porte d’entrée totalement délabrée.
— Qu’est-ce qu’on fait maintenant ? demanda-t-il.
Aster l’écarta et tambourina du poing contre le panneau de bois.
— Il y a quelqu’un ? appela-t-elle.
— Mais tu délires ! murmura Ryan. Tu crois que c’est une bonne idée de
s’annoncer ?
— Tu proposes quoi ? D’enfoncer la porte à coups de pied ?
Comme personne ne venait leur ouvrir, Aster tenta de tourner la poignée,
mais bien entendu la porte était verrouillée.
— Bon, ben je crois qu’on va devoir se donner un peu de mal pour entrer,
dit-elle posément.
Son regard passa de la porte à la fenêtre.
— Par effraction, ajouta-t-elle.
— Et si ça déclenche une alarme ? s’inquiéta Layla.
— On va parier sur le fait qu’il n’y en a pas, répondit Tommy d’une voix
mal assurée.
— Ça m’étonnerait quand même que Paul ait pris la peine d’installer une
alarme, intervint Ryan. On est pratiquement dans le désert, à quoi ça servirait,
franchement ? Il n’entrepose sûrement pas ses dossiers sensibles ici.
— Il n’entrepose peut-être pas ses dossiers, mais il cache une star que tout
le monde recherche, fit remarquer Layla.
Aster n’était pas là pour discuter, elle alla prendre la vieille table installée
sur le porche.
— Reculez, dit-elle.
Ils n’eurent même pas le temps de donner leur avis, elle poussait déjà la
table contre les carreaux de la fenêtre qui volèrent en éclats.
Elle allait enjamber la fenêtre, mais Ryan intervint pour l’en empêcher.
— Laisse-moi passer. Tu l’as dit toi-même, on n’a aucune idée de ce qu’on
trouvera à l’intérieur.
Aster hésita un instant, mais s’écarta tout de même pour lui céder la place.
Il prit le temps d’enlever les tessons de verre plantés dans le cadre, puis il passa
de l’autre côté, d’un mouvement rapide et gracieux.
— Alors ? demanda-t-elle.
Il ne répondit pas. Elle l’entendait marcher sur le plancher et se hissa pour
regarder à l’intérieur. Mais il faisait noir comme dans un four et elle ne put rien
distinguer.
Après quelques minutes qui lui parurent atrocement longues, Ryan ouvrit la
porte et apparut sur le seuil, les yeux exorbités.
— Venez, dit-il en leur faisant signe de se dépêcher. Vous allez pas y croire.

1. Unabomber : militant écologiste extrémiste américain ayant fait le choix de vivre à l’écart de la civilisation, surnommé
Unabomber en raison d’une série d’attentats via des colis piégés. (NdT)
41. Hotel California

En se réveillant, Madison fut tout d’abord frappée par la chaleur.


Une chaleur insupportable, étouffante, implacable.
Elle était couverte de sueur. Elle avait des mèches humides collées sur la
joue et dans la nuque. Elle se passa la main sur le front et ouvrit les yeux.
Elle n’était plus dans sa cellule. On l’avait déplacée.
Elle se redressa d’un bond, mais le regretta aussitôt car des étoiles se
mirent à danser autour d’elle, tandis qu’une violente douleur lui comprimait le
cœur. Elle s’agrippa au tapis crasseux sur lequel elle avait dormi et attendit que
son cœur ralentisse. Puis elle se leva lentement et promena son regard autour
d’elle.
Depuis combien de temps était-elle ici ?
Elle fit un effort pour revenir en arrière. Elle avait tenté de s’enfuir en
prenant son ravisseur par surprise, mais il avait eu le dessus.
La dernière chose dont elle se souvenait, c’était d’une douleur aiguë au
niveau de la cuisse et puis…
Plus rien.
Elle avait finalement quitté sa cellule, mais pas comme elle l’avait prévu.
Son ravisseur l’avait transportée dans une autre prison, où et pourquoi, elle
n’en savait rien.
Avait-il voulu l’éloigner de ceux qui la recherchaient ?
Et si oui, était-ce parce qu’ils s’étaient trop approchés de l’endroit où elle
était prisonnière ?
Ou bien avait-il simplement jugé plus prudent de ne pas la laisser trop
longtemps à la même place ?
Toutes ces questions, bien que pertinentes, n’étaient pas pour l’instant une
priorité. Elle ignorait combien de temps elle était restée inconsciente, mais
maintenant qu’elle était réveillée, elle devait agir et fuir. Sans attendre.
Elle se mit à explorer les lieux.
Pour commencer, cette chaleur était bon signe. Sa précédente cellule était
fraîche, donc beaucoup plus isolée du monde extérieur. Celle-ci était construite
en dur, mais les murs n’étaient visiblement pas très épais.
Elle avait peut-être des chances de se faire entendre en se mettant à hurler.
Elle jugea quand même plus prudent de ne pas tenter sa chance tout de
suite. Pour l’instant, elle préférait que son geôlier la croie toujours
inconsciente.
Il faisait sombre, mais elle parvint à distinguer la masse compacte de son
écharpe de cachemire roulée en boule près du tapis. Elle la ramassa et la noua
autour de sa taille. Elle en aurait peut-être besoin une fois dehors, on ne savait
jamais.
Après avoir exploré chaque centimètre carré du plancher et inspecté les
murs à tâtons, à la recherche d’étagères, elle crut pouvoir conclure que ses
chaussures n’avaient pas fait le voyage, ce qui était évidemment une très
mauvaise nouvelle, parce qu’avec des talons aiguilles on pouvait facilement
crever un œil.
A part le tapis sur lequel elle avait dormi, un seau et un rouleau de papier
toilette, la pièce était totalement vide. Plus sale et plus vétuste que sa
précédente cellule, luxueuse en comparaison. Etait-elle là temporairement ou
parce que son agresseur avait décidé de la laisser crever dans ce trou ?
Elle n’avait pas l’intention de rester assez longtemps pour le découvrir.
La porte était fermée à clé, mais elle s’y était attendue et elle eut une
bouffée d’espoir en découvrant qu’elle était en bois, et pas en métal comme la
précédente. Le métal, on ne pouvait pas le percer, mais le bois, c’était autre
chose. Surtout sous un climat chaud et sec, où il avait tendance à éclater et à se
fissurer.
Elle n’avait pas encore complètement éliminé le produit qu’on lui avait
injecté et se sentait encore faible, mais décida de passer à l’action tout de suite.
Elle attrapa le seau et s’en servit pour cogner sur la porte, mais au bout d’un
moment elle dut se rendre à l’évidence. Le battant n’avait même pas tremblé.
Désespérée et épuisée, elle s’allongea par terre, en sueur, le souffle court. Il
y avait forcément un moyen de sortir de là. Il le fallait…
Son regard fut soudain attiré par une large zone sur le mur qu’elle n’avait
pas encore remarquée dans la pénombre, mais qui ressemblait à une planche de
contreplaqué.
De celles qui servaient à colmater les fenêtres.
Elle se leva d’un bond.
C’était bien une planche de contreplaqué, sur laquelle elle tira comme une
dingue, sans ménager ses efforts, en s’éraflant les mains.
Elle tapa, tira, cogna, jusqu’à entendre un craquement qui la récompensa de
ses efforts. Le bois s’était détaché du mur et révélait à présent une petite
fenêtre sans vitres à travers laquelle elle n’aurait aucun mal à passer.
Elle posa le seau à l’envers et grimpa dessus pour atteindre la fenêtre, puis
après quelques périlleuses acrobaties, elle bascula au-dehors.
Elle atterrit lourdement, mais se releva aussitôt, s’arrêta un court instant
pour reprendre son souffle et ses esprits, puis s’enfonça dans la nuit.
42. Welcome To The Jungle

— J’y comprends rien, murmura Aster en contemplant la longue perruque


brune que Ryan agitait triomphalement devant eux.
— C’est la preuve que Madison était là ! s’écria-t-il. C’est sa perruque.
— Comment peux-tu en être certain ? demanda Tommy. Paul est détective
privé, il doit lui arriver de se déguiser. Elle est peut-être à lui, cette perruque.
— Madison en avait toute une collection, expliqua Ryan. Elle se déguisait
pour sortir de chez elle incognito et se déplacer sans être harcelée. Je suis sûr
qu’elle en avait une comme celle-là. Elle l’a portée avec moi.
— Et ça marchait ? demanda Layla. Elle arrivait à circuler sans être
reconnue ?
— Oui, la plupart du temps. Elle était très douée pour se déguiser. Elle
s’inventait un personnage et ça avait l’air de beaucoup l’amuser.
— On s’en doute, commenta Layla d’un air songeur. Elle s’inventait depuis
toujours un personnage.
— Et c’est seulement maintenant que tu me parles de ça ? s’énerva Aster.
Elle prit la perruque des mains de Ryan et se mit à l’examiner sous toutes
les coutures.
— J’avoue que ça ne m’est pas venu à l’esprit, de te parler de sa manie de
se déguiser, s’excusa Ryan.
— Et tu l’as trouvée où, demanda Tommy ?
— Là, répondit Ryan en montrant un fauteuil en vinyle totalement défoncé.
Tommy étudia l’affreux fauteuil inclinable en fronçant les sourcils. Paul
travaillait pour Madison et pour une longue liste de célébrités, il facturait sans
doute très cher ses services. Il aurait au moins pu se payer un fauteuil dont les
accoudoirs n’étaient pas déchirés.
Mais cet endroit n’était peut-être pas son refuge, plutôt l’endroit où il
cachait des gens. Et si c’était le cas, la question était de savoir si ces gens se
cachaient de leur plein gré, ou s’il les détenait ici contre leur volonté pour des
motifs peu avouables.
— Ça me rappelle les cheveux de la fille qui m’a accompagnée dans
l’appartement où j’ai passé la nuit le soir de la disparition de Madison,
murmura soudain Aster.
Elle paraissait réellement troublée.
— Et si c’était Madison ? insista-t-elle.
Tommy fut le premier à réagir.
— Ce n’est pas totalement impossible, mais elle aurait vraiment à peine eu
le temps. Elle est quand même restée un bon moment au Vesper avec moi.
— A peine, répéta Layla. Pour moi, ça veut dire qu’elle aurait eu le temps.
Donc on ne peut pas affirmer que ce n’était pas elle.
— Moi, ce que j’aimerais savoir, c’est si ce machin a été abandonné là par
Madison intentionnellement ou pas, commenta Ryan.
Il reprit l’accessoire et l’étudia attentivement, comme s’il espérait lire les
réponses à ses questions dans les longues mèches noires.
— Je préférerais la première hypothèse, poursuivit-il. Mais c’est plutôt sur
la deuxième que je parierais.
— En tout cas, si Madison a séjourné ici, elle n’y est plus.
Tommy balaya du regard la petite pièce rectangulaire. Poutres apparentes,
murs lambrissés. Un coin cuisine, un plaid affreux sur le canapé qui devait faire
aussi office de lit, un fauteuil défoncé, une table basse qui avait connu des jours
meilleurs, et une minuscule salle de bains sur le côté, avec des toilettes, un
lavabo, un miroir fissuré et une douche tellement sale qu’il en eut la nausée. La
« résidence secondaire » de Paul était un taudis.
— Madison n’est pas là, mais elle pourrait débarquer, dit Aster. Ou bien
Paul. Et j’aimerais pas être surprise ici. Quelqu’un a du réseau sur son
portable ?
Comme ils répondaient tous non d’un signe de tête, elle soupira.
— Bon, alors c’est ça le plan ? demanda Layla. On s’assied ici et on attend,
on ne sait pas combien de temps, que Paul ou Madison, on ne sait pas lequel
des deux, revienne ou ne revienne pas, on n’en sait rien…
Elle regarda Aster hausser les épaules et passer distraitement en revue un
tas de vieux magazines National Geographic avant de les reposer sur la table où
elle les avait trouvés.
— Si tu as une meilleure idée, on t’écoute, dit-elle. Ça ne m’emballe pas
plus que toi de rester ici à attendre, mais au moins on pourra en profiter pour
fouiller les lieux. Si Madison a dormi ici, il devrait y avoir des traces de son
passage, autres que cette perruque. On devrait regarder dans les tiroirs, dans les
placards, et même dans la poubelle.
Puis, se tournant vers Ryan, elle ajouta :
— Elle mange quoi, Madison ?
Il se frotta le menton, tout en réfléchissant.
— Plutôt des trucs sains. Si on trouve des graines de chia ou des bouteilles
de Pressed Juicery, on pourra être pratiquement certains qu’elle était là.
Regardez bien à l’intérieur, moi je vais faire un tour dehors.
Il attrapa une lampe de poche accrochée près de la porte et sortit, tandis que
les autres entamaient une fouille minutieuse de la pièce.
Tommy y participa sans conviction. A part la perruque, qui laissait
supposer que la fille de la vidéo était passée récemment, l’endroit ne semblait
pas avoir été habité dernièrement. Le petit réfrigérateur était vide, la vaisselle
était rangée, la poubelle propre, sans même un sac en plastique à l’intérieur.
L’unique signe de vie provenait en fait des nombreuses toiles d’araignées. Et
avec la chance qu’il avait, c’étaient probablement des veuves noires — l’espèce
la plus dangereuse du continent nord-américain. Il ne cessait de guetter
l’apparition d’insectes noirs à l’abdomen bombé et marqué d’un sablier rouge.
— Cette perruque a été mise là pour nous induire en erreur, marmonna-t-il.
Il n’osa pas aller jusqu’à exprimer le fond de sa pensée. L’erreur était
surtout d’être venus jusqu’ici. Si ça n’avait tenu qu’à lui, ils seraient déjà
repartis.
Il échangea un regard inquiet avec Layla. Elle aussi aurait préféré partir…
Il était sur le point de proposer à tout le monde de se tirer vite fait et d’avertir
la police locale, quand Ryan revint dans la pièce, essoufflé et tout excité.
— Je crois que j’ai trouvé quelque chose, dit-il. Venez.
Il les guida jusqu’à une petite construction qui ressemblait à un bunker,
située à une dizaine de mètres de la cabane.
— Ce truc-là aussi doit appartenir à Paul, non ? On devrait entrer.
Tommy étudia la bâtisse. Elle devait servir de garage ou de hangar, à moins
que… A moins que Paul n’y cache ceux qu’il séquestrait, ou pire, les cadavres
de ceux qu’il avait éliminés pour le compte de ses clients.
Il aurait voulu en faire le tour, mais Layla se colla à lui et il décida qu’il
n’avait plus envie de bouger.
— Tu es sûr que c’est une bonne idée ? demanda-t-elle à Ryan d’une voix
qui trahissait son angoisse. Imagine qu’on trouve là-dedans le… le cadavre de
Madison.
Il la prit par la taille pour la réconforter et elle ne fit rien pour le repousser.
— Je ne sais pas si ce serait très malin de circuler au milieu d’une scène de
crime, acheva-t-elle.
— C’est un peu tard pour se poser la question, non ? fit remarquer Tommy
d’une voix douce.
— Il n’est jamais trop tard, répondit Aster d’un ton grave. Si vous voulez
retourner à vos voitures et oublier tout ça, je vous en voudrais pas. Mais moi,
j’ai pas le choix…
Et sur ce, elle tenta d’ouvrir la porte, sans succès.
— C’est effectivement le genre d’endroit où on pourrait enfermer un otage,
commenta Ryan en inspectant la porte, comme s’il cherchait un moyen de
l’ouvrir. C’est peut-être bien Paul qui a enlevé Madison.
Aster se colla à la porte et appela Madison.
— Madison, vous êtes là ? cria-t-elle plusieurs fois, tandis que les autres
attendaient dans un silence religieux.
— Javen nous aurait dit si le signal du traceur provient de l’intérieur de
cette construction, intervint Layla. Mais comme on ne peut pas le joindre, je
crois vraiment qu’on devrait prévenir la police.
— Oublie, répondit Aster. J’ai pas confiance en Larsen. Je sais pas
pourquoi, mais ce type veut ma peau.
— Mais ici on est hors de sa juridiction, protesta Layla.
— Ça change rien. Il s’en mêlerait quand même et il s’arrangerait pour
manipuler les preuves et les retourner contre moi, ou contre nous tous. Donc on
n’a pas le choix. Il faut défoncer cette porte pour voir ce que Paul cache là-
dedans.
— Pas la peine de défoncer la porte, je viens de trouver un moyen d’entrer,
annonça Ryan qui s’était éloigné pour inspecter les alentours.
Ils le suivirent derrière le hangar et sa lampe éclaira une fenêtre brisée.
— Qui passe le premier ?
43. Fight Song

Madison marchait pieds nus sur une terre brûlante à force d’avoir subi
toute la journée les assauts d’un soleil implacable.
Mais ce n’était rien comparé aux roches et aux arbustes secs qui lui
entaillaient la peau et mordaient férocement sa chair.
Elle luttait pour ignorer la douleur, pourtant atroce, et se concentrait sur sa
marche. Epuisée et à bout de souffle, elle progressait lentement et
difficilement, mais sans relâche. Elle voulait s’éloigner de ce hangar, mettre de
la distance entre son ravisseur et elle. Pas question de s’arrêter tant qu’elle était
capable de mettre un pied devant l’autre.
Le chant continu des criquets et les hurlements des coyotes lui donnaient la
chair de poule. De temps en temps, elle sentait des lézards lui effleurer les
pieds. Ou bien étaient-ce des serpents ? Elle préférait ne pas le savoir.
Au-dessus d’elle brillait une éblouissante constellation, mais loin de
l’émouvoir, le spectacle ajoutait à son angoisse. C’était en s’attardant sur une
terrasse pour admirer les étoiles qu’elle en était arrivée là. Pourrait-elle un jour
regarder le ciel d’un œil paisible — si elle s’en sortait ?
La lune décroissante l’éclairait tout juste assez pour lui permettre
d’avancer et jetait d’étranges ombres sur le paysage qui semblait presque
abstrait, d’une autre planète.
Un endroit perdu au milieu de nulle part. Idéal pour enterrer un cadavre.
Soudain, elle aperçut un petit agglomérat de rochers. Elle songea aussitôt
qu’il lui fournirait un abri temporaire. Elle avait besoin de reprendre son
souffle et n’osait pas s’arrêter à découvert de peur d’être rattrapée.
Elle tenta d’accélérer l’allure. Elle se sentait terriblement vulnérable dans
ce désert — petite silhouette solitaire à la merci des éléments et des prédateurs,
bêtes ou hommes.
Mais dans sa précipitation, elle se tordit la cheville en trébuchant sur une
grosse pierre.
Elle eut l’impression de tomber au ralenti, comme si le temps s’était arrêté
pour lui laisser mesurer toute l’horreur de la situation. Une douleur fulgurante
lui arracha un cri étranglé, sa vue se brouilla, le sol vint lentement à sa
rencontre. Elle atterrit avec un bruit sourd, recroquevillée sur elle-même. La
douleur était tellement intense qu’elle crut qu’elle n’y survivrait pas.
C’était vraiment trop bête d’avoir réussi à s’enfuir et de crever à cause
d’une cheville foulée.
Elle défit son écharpe de cachemire, qu’elle portait toujours autour de la
taille, et s’en servit pour bander sa cheville. Puis elle se força à se relever. Elle
refusait d’abandonner.
La force intérieure qui avait permis à la petite MaryDella de devenir une
grande star l’habitait toujours. Elle pouvait y arriver. Elle serra les dents et se
remit en route.
44. Gangsta’s Paradise

Le hangar était vide. Pas de Madison. Aster était sur le point de céder au
désespoir quand son téléphone sonna. C’était Javen ! Elle avait de nouveau du
réseau, il allait pouvoir les guider jusqu’au traceur !
— Aster ? Aster… c’est toi ?
La communication passait mal, la voix de Javen ne lui parvenait que par
intermittence.
— … essaye… joindre.
— Ne quitte pas, ne quitte pas ! hurla Aster.
Elle sortit du hangar et mit le téléphone sur haut-parleur pour que tout le
monde entende.
— Attends, Javen, je me déplace, j’essaye de trouver un endroit où mon
téléphone captera mieux, dit-elle tout en décrivant un large cercle pour
chercher du réseau.
— Là, ça va mieux ? Javen ? Javen, tu m’entends ?
— … réussi à vous localiser.
— Et ?
— … devez partir vers… et…
— Sois précis, Javen, et fais vite. La réception est nulle. Ça risque de
couper d’une seconde à l’autre.
— Devez… marcher…
Elle balaya du regard les alentours.
— Tu as bien dit « marcher » ?
— Oui.
— Mais…
De nouveau, elle promena son regard autour d’elle.
— Il n’y a rien du tout, autour de nous.
— Mais je vois… sur mon écran…
— T’es sûr que ce n’est pas un coyote que tu vois ? Ou plutôt une meute.
Parce qu’on les entend hurler.
— Non… Le traceur… faible signal… le Wi-Fi de ton téléphone… direct
sur lui…
Elle sonda les ténèbres. L’idée de s’aventurer là-dedans lui donnait la chair
de poule. A part cette perruque qui n’était peut-être même pas celle de
Madison, ils n’avaient rien trouvé dans la maison de Paul. Idem dans le hangar.
Ils avaient eu leur dose d’émotions pour la soirée et elle se sentait à bout.
Marcher dans le désert ? Javen lui demandait l’impossible. Et pourtant… Ils
avaient déjà fait tout ce chemin. C’était trop bête de ne pas aller jusqu’au bout.
— Très bien, soupira-t-elle, résignée. De quel côté ?
— Avance de quelques pas, je vais te dire… Par là…
— Et si je te perds encore ?
— On va pas se perdre.
Elle fit un pas en avant. Tout le groupe la suivit.
— Sur la droite, dit Javen. Là, tout droit.
— A droite ou tout droit ? demanda-t-elle d’un ton agacé.
— A droite, puis tout droit.
Elle fit donc quelques pas sur la droite, puis tout droit.
— Et maintenant ?
— Continue comme ça.
Les autres suivaient sans un mot, Ryan à côté d’elle, Tommy et Layla
derrière eux. Leurs pieds frappaient lourdement la terre en soulevant des
nuages de poussière.
— Encore…
La voix de Javen s’éloignait.
— Je crois que je vais te perdre, gémit Aster.
— Pas grave… Continuez dans cette direction… trouverez Madison…
— C’est bien ce qui m’inquiète, grommela Aster.
Elle était de plus en plus persuadée qu’ils ne trouveraient pas Madison en
vie. Si elle était dehors, sans abri, elle ne s’en était sûrement pas sortie. En
plein été, tout était sec et mort dans ce désert. Elle espéra qu’ils ne
découvriraient pas un cadavre tout desséché — aussi desséché que la
végétation.
Sans compter qu’ils avaient à présent perdu tout contact avec Javen. Sans
lui pour les guider, même en prenant la bonne direction, ils pouvaient très bien
passer tout près de Madison sans la voir.
— Seigneur ! s’exclama soudain Layla. Vous avez vu ça ?
Non, Aster ne voyait rien. Il n’y avait que des rochers, des arbustes, des
cactus — les ténèbres et encore les ténèbres, sur fond de hurlements de coyotes.
— J’ai vu un truc qui courait, insista Layla.
— Un homme ou un animal ? demanda Ryan d’une voix soudain tendue.
— Là, je l’ai encore vu, tout droit. Vous voyez rien ?
Layla avait accéléré l’allure et se dirigeait vers le point qu’elle avait
montré, suivie de Tommy qui jurait tout bas.
Aster essaya sans succès de rétablir le contact avec Javen. Elle aurait
préféré que le quartier général lui confirme qu’ils pouvaient suivre Layla, mais
elle allait devoir s’en passer. De toute façon, Layla avait pris plus ou moins la
direction que leur avait indiquée Javen… Elle se mit donc à courir pour la
rattraper car elle était déjà loin devant, avec Tommy, et ils s’éloignaient en
soulevant de la poussière et des cailloux sur leur passage. Dans sa précipitation,
elle faillit heurter un yucca de plein fouet et fut sauvée de la chute par Ryan qui
la rattrapa au vol.
Au même moment, son téléphone sonna et elle dut ralentir sa course pour
répondre.
— Aster… hurla Javen. Aster… merde… Je suis… pas rentré à la
maison… suis désolé… désolé…
Elle entendit comme un choc à l’autre bout, des voix étouffées, puis plus
rien.
— Javen ! hurla-t-elle. Javen !
La communication était de nouveau coupée. Elle s’apprêtait à rappeler,
quand Layla poussa un hurlement terrible qui résonna affreusement dans la
nuit. Elle fonça aussitôt dans la direction du cri, suivie de Ryan.
45. Don’t Fear The Reaper

Madison atteignit en boitant ce qu’elle avait pris pour des rochers. Il


s’agissait en réalité d’un grand arbre mort aux branches nues et sèches qui
n’offrait pas l’abri qu’elle avait espéré.
Elle sonda l’obscurité autour d’elle. Le paysage semblait un peu moins
sauvage que tout à l’heure. Peut-être qu’elle n’était plus très loin des endroits
habités et qu’en poursuivant dans la même direction elle rencontrerait des gens
qui pourraient l’aider.
Elle fit précautionneusement le tour de l’arbre. A présent, la douleur à sa
cheville était pratiquement insupportable et se répercutait dans tout son corps.
Elle n’était pas foulée, mais plutôt cassée et elle aurait dû éviter de poser son
pied à terre. Mais elle n’envisagea pas une seconde de s’arrêter. Elle préférait
rester estropiée à vie plutôt que de crever dans ce désert ou d’être rattrapée par
son geôlier.
Elle reprit donc sa marche, à la lueur du petit filet de lumière dispensé par
la lune. Pour se donner du courage, elle se concentra sur les récompenses qui
l’attendaient une fois qu’elle serait libre et en sécurité.
Au top de sa liste, à égalité : caresser son chien Blue à qui elle avait dû
manquer et prendre un bon bain chaud aux sels parfumés. Avec un verre de
champagne bien frais. Ensuite, après une bonne nuit de sommeil dans ses
luxueux draps Sferra, un vrai cappuccino avec du lait entier — elle avait maigri
et pouvait bien se permettre un petit excès. Et enfin, quand elle se serait un peu
rétablie : sa vengeance. Elle allait retrouver celui qui l’avait enlevée et lui faire
payer cher les semaines infernales qu’elle venait de vivre.
Elle avait passé en revue les suspects potentiels : James, Ryan, Aster,
Layla, Tommy, Ira, et cette fouineuse de Trena Moretti. Même Paul. La petite
MaryDella qui avait su renaître de ses cendres avait appris au cours de sa
conquête d’Hollywood qu’on ne pouvait faire confiance à personne.
Elle méditait sur sa vengeance, quand elle entendit une respiration
haletante et des pas se rapprocher. Elle n’eut même pas le temps de se
retourner, une main ferme lui broya le bras, pile sur sa cicatrice de brûlure. Une
haleine tiède, une voix familière :
— Il n’y a que des coyotes ici. Ce n’est pas pour rien qu’on appelle cet
endroit La Vallée de la mort, tu sais.
46. Sugar, We’re Goin’Down

Layla contemplait la fosse ouverte à ses pieds. Elle était peu profonde et
contenait des ossements. Des ossements humains.
Aster semblait complètement effondrée. Elle était tombée à genoux et ne
cessait de gémir en répétant : « Dites-moi que c’est pas Madison, dites-moi que
c’est pas Madison. »
Elle semblait encore plus atterrée que le jour où Larsen était venu l’arrêter
pour le meurtre de Madison, celui où sa vie avait basculé.
— Putain, c’est vraiment la merde ! s’exclama Tommy.
Ryan se taisait. Lui aussi était sous le choc.
Layla songea avec amertume qu’il n’y avait pas que la vie d’Aster qui avait
basculé dans l’horreur. Celle de Tommy et la sienne aussi. Depuis qu’ils
s’étaient présentés à ce maudit concours qui les avait fait entrer dans la sphère
malsaine d’Ira Redman, tout allait de travers.
Mais il était trop tard pour regretter et il ne leur restait plus qu’à se battre
pour s’en sortir. Les autres étaient à présent silencieux et immobiles, trop
secoués pour réagir.
Elle fit un effort pour se ressaisir et se pencha sur la fosse pour l’examiner.
Au milieu des ossements, elle venait d’apercevoir un petit objet qui ressemblait
à…
— Je crois que j’ai trouvé quelque chose, murmura-t-elle. Tommy, donne-
moi le bâton qui est à tes pieds.
— T’es sûre que c’est un bâton ? demanda Tommy sans bouger d’un
millimètre.
Comme elle poussait un soupir exaspéré, il se baissa lentement pour
ramasser le branchage qu’elle lui désignait. Il le lui tendit sans un mot. Elle le
prit et s’en servit pour attraper délicatement l’objet qu’elle avait repéré, en
luttant contre la bile qui lui montait à la gorge.
— Mais qu’est-ce que tu fabriques ? demanda Aster d’une voix blanche.
Layla ne répondit pas. A présent, son instinct de journaliste avait pris le
dessus, elle avait oublié sa peur, elle était uniquement concentrée sur sa tâche.
Elle devait attraper ce truc sans déranger les ossements, pour ne pas gêner le
travail de la police.
— Ryan et Tommy, éclairez-moi.
Elle prit l’objet entre son pouce et son index et le déposa dans sa paume.
— C’est un traceur, annonça-t-elle d’un ton morne et désolé.
Aster poussa un gémissement désespéré.
— C’est affreux, murmura Tommy. Ça veut dire que nous avons devant
nous le squelette de Madison.
— Pas sûr, répondit Layla en se mordillant pensivement les lèvres.
— Comment ça, pas sûr ! s’exclama Aster. Paul a tué Madison et il l’a
enterrée dans le désert. Il pensait sûrement que personne ne la trouverait, à part
les coyotes. Et ensuite il a pris la fuite. En ce moment, il doit être quelque part
sur une île, en train de se dorer au soleil. Est-ce que quelqu’un a pris la peine de
vérifier les comptes de Madison ? Parce qu’à mon avis, c’est pour lui piquer
ses millions, qu’il l’a assassinée.
— Les flics ont sûrement vérifié ses comptes, répondit Ryan. C’est toujours
la première chose qu’ils font dans ce genre d’affaires, tu penses bien. Quant à
Paul… Je sais pas si c’est lui qui a tué Madison, mais ce qui est sûr, c’est que
les flics ne seront pas convaincus par les quelques éléments que nous avons
contre lui. C’est Aster, leur coupable. Et s’ils savent qu’elle est venue ici, ça va
encore aggraver son cas. Je propose qu’on parte au plus vite. Sinon Aster sera
accusée d’avoir déposé ce cadavre dans le désert. Et nous, on sera ses
complices.
Il soupira.
— Parce que je pense comme toi, Aster, que ce traceur nous prouve qu’il
s’agit bien de Madison.
Layla essuya le traceur sur son jean et le remit dans la fosse. Elle venait de
se redresser et s’apprêtait à donner le signal du départ, quand son téléphone
vibra pour annoncer un texto.
Le grand jour est enfin arrivé.
Mais pourquoi ne m’as-tu pas écouté,
Quand je te disais de publier ?
Il est trop tard pour regretter
Et maintenant tu vas payer.
Ils l’avaient regardée lire en silence et elle s’apprêtait à leur expliquer de
quoi il s’agissait, mais elle n’en eut pas le temps car ils furent soudain aveuglés
par le faisceau d’une lampe-torche.
— Restez où vous êtes et mettez les mains en l’air. Un seul geste et je tire.
Vous êtes en état d’arrestation.
47. Dirty Laundry

Trena Moretti s’installa dans son fauteuil de maquillage et ferma les yeux.
Jasmine, la styliste de plateau, allait maintenant la coiffer. Elle adorait ça.
C’était relaxant de s’en remettre à des mains expertes. Ça lui rappelait sa
grand-mère qui passait des heures à lui faire des tresses africaines quand elle
était enfant.
— Vous pensez qu’ils sont coupables ? demanda Jasmine.
Trena haussa les épaules. Franchement, elle avait du mal à se forger une
opinion. Quelques jours plus tôt, elle aurait répondu par un non catégorique,
mais aujourd’hui elle n’était plus sûre de rien.
Ou bien la vérité ne l’intéressait plus autant qu’avant.
Elle laissait aux inspecteurs le soin de la découvrir.
Elle, son boulot, c’était de relayer l’info. Elle était payée pour ça, et plutôt
bien. Evidemment, en tant que journaliste, elle était quand même censée
rechercher la vérité, mais bon, cette affaire était beaucoup trop compliquée
pour elle.
Et plus la police mettrait du temps à résoudre le mystère de la disparition
de Madison Brooks, mieux ce serait pour elle.
Aujourd’hui, elle allait tourner le premier volet de sa toute nouvelle
émission d’actualité, Au fond des choses. Elle avait le trac, mais elle était
surtout fière du chemin qu’elle avait parcouru. Quelques mois plus tôt, quand
elle avait atterri à L.A. avec le cœur brisé, elle n’aurait même pas osé rêver
d’une promotion pareille. Grâce à la disparition de Madison, sa bonne étoile
avait changé de trajectoire.
Les interviews d’Ira et d’Aster, puis le dernier tuyau de l’inspecteur Larsen,
lui avaient permis d’avoir la vedette dans l’affaire Madison. Et c’était parti
pour durer.
— Ils ont identifié les ossements ou pas ?
Trena ouvrit un œil et chercha le regard de Jasmine dans le miroir.
— Ce ne sont pas ceux de Madison, murmura-t-elle sur un ton de
conspiratrice. C’est tout ce que je peux vous dire pour le moment.
Jasmine hocha sagement la tête, mais son petit sourire dissimulait mal son
excitation. Elle allait sûrement s’empresser d’envoyer des textos à tous ses
amis pour leur montrer qu’elle côtoyait Trena Moretti et qu’elle avait par elle
des informations de première main.
Mais ce n’était pas grave, car tout le monde serait bientôt au courant. Trena
comptait annoncer ce scoop — un de plus —, pendant l’émission de ce soir, au
moment choisi par elle. Elle avait soigneusement travaillé le rythme de sa
narration, pour tenir le public en haleine. Elle se sentait bien préparée, elle
maîtrisait son sujet à fond, elle en savait plus que quiconque, plus que Larsen
lui-même — ce qui était normal, car on se confiait plus volontiers à une
journaliste qu’à un flic.
Elle avait suivi Larsen chez Aster, où ils avaient trouvé Javen, son frère, un
gamin que Larsen n’avait eu aucun mal à faire parler et qui avait avoué en
pleurant où était sa sœur et ce qu’elle faisait. Larsen avait aussitôt prévenu la
police locale pour faire arrêter toute la bande. Le comble : Layla l’avait appelée
au secours depuis le poste de police, gaspillant ainsi l’unique appel
téléphonique auquel avait droit un suspect en garde à vue. Elle aurait voulu de
l’aide, en échange de la primeur de l’info. Sauf que la primeur, Trena l’avait
déjà.
Ça se présentait très mal. Aster était maintenant accusée de deux homicides
— celui de Madison et celui de l’inconnu du désert. Quant à Layla, Tommy,
Ryan et Javen, ils étaient soupçonnés de complicité pour meurtre.
Trena hésitait à dire tout ce qu’elle savait. C’était tentant, pour faire
exploser l’audimat. Mais elle voulait garder en réserve certains éléments de la
vie de Madison dont elle ne mesurait pas toutes les implications, mais qui
risquaient de faire du bruit. Car Priya lui avait enfin apporté du concret — juste
au moment où elle était à deux doigts de la virer, au point qu’elle la
soupçonnait d’avoir fait de la rétention d’information rien que pour voir si on
pouvait la mener longtemps en bateau. Mais ça, c’était un détail. Ce qui
comptait, c’était la qualité de ce qu’elle avait déterré pour elle : entre
l’incendie de Virginie-Occidentale et son installation dans le Connecticut,
Madison avait vécu chez une certaine Eileen Banks, la mère de Paul Banks. Ce
même Paul Banks avait été la première personne à arriver sur les lieux de
l’incendie dans lequel avaient péri les parents de Madison. Trena ne savait pas
encore ce qu’elle allait faire de ça, mais elle était sûre que ça lui servirait.
Enfin bref, elle savait pas mal de choses en exclusivité. Elle allait distiller
l’info à petites doses, histoire de ne pas se laisser oublier. Parce qu’à
Hollywood, il fallait faire ses preuves tous les jours pour rester sur le devant de
la scène.
— Magnifique, commenta Jasmine en contemplant d’un air satisfait les
boucles de Trena.
Puis elle quitta la loge, pour la laisser seule et lui permettre de relire
tranquillement le script de l’émission.
Présentateur : Vous allez assister ce soir à la
première émission consacrée à l’enquête qui
bouleverse en ce moment Hollywood. Avec
vous, nous allons tenter de comprendre ce qui
est véritablement arrivé à Madison Brooks, et
le rôle des jeunes gens récemment interpellés
par l’inspecteur Larsen dans sa disparition.
C’est Au fond des choses, et c’est avec Trena
Moretti.
[Séquence avec des images d’Hollywood
Boulevard, du Night for Night, d’une affiche de
Madison Brooks, zoom final sur des yuccas
desséchés.]
TRENA MORETTI : Bonsoir et bienvenue à Au
fond des choses. Ce soir, vous nous suivez dans
les coulisses de l’affaire Madison, la plus
angoissante de l’année. Et dans une ville où
l’on a enregistré pas moins de 215 meurtres en
2016, ce n’est pas peu dire.
Vous allez voir défiler des invités prestigieux, et
parmi eux, l’élite d’Hollywood.
Vous allez entendre des propriétaires de clubs,
des rois de la night, des videurs, des barmans et
des spécialistes de l’événementiel qui ont
travaillé aux côtés d’Aster Amirpour, mais
aussi de Layla Harrison et de Tommy Phillips,
récemment inculpés de complicité dans l’affaire
Madison Brooks. Sans oublier des proches de
l’ex-idole des teenagers, Ryan Hawthorne, lui
aussi soupçonné de complicité.
Chacun exprimera son opinion sur les clubs de
L.A. Alors, places to be ? Ou endroits
malfamés ?
C’est à vous de trancher.
BRITNEY LANCASTER (de la vidéo) : J’ai
participé à la promotion des clubs d’Ira
Redman en même temps que Tommy Phillips et
j’avoue que je ne me doutais pas à l’époque que
c’était un univers aussi corrompu.
Franchement, j’ai eu de la chance d’en sortir
rapidement.
[Vue aérienne des clubs Unrivaled d’Ira
Redman sur Hollywood Boulevard.]
TRENA MORETTI : Ce point de vue
extrêmement négatif est également partagé par
Mateo Luna, un jeune mannequin.
MATEO LUNA : Carlos, mon frère aîné, est
mort d’une overdose devant un club, sur le
trottoir. Ils l’avaient mis dehors parce qu’il se
sentait mal et qu’ils ne voulaient pas de
scandale. Ils l’ont laissé crever. Les
propriétaires de clubs se font du fric sur le dos
des jeunes, c’est tout ce qui les intéresse.
[Image des voitures de police devant le Night
for Night, zoom sur le ruban de scène de crime
qui entoure la terrasse où l’on a retrouvé le
sang de Madison.]
TRENA MORETTI : Et maintenant, la parole
est à ceux qui défendent les clubs.
IRA REDMAN : J’offre aux jeunes des emplois
bien payés et compatibles avec des horaires
d’étudiants. La société Unrivaled emploie près
de deux cents personnes, la plupart entre dix-
huit et vingt-cinq ans. On a beaucoup critiqué
mon concours, mais on oublie que le gagnant a
empoché cinquante pour cent de l’argent qu’il
m’avait fait gagner. Croyez-moi, ça représentait
une somme suffisante pour payer plusieurs
années d’études. Je ne vois pas quel patron
pourrait en dire autant.
[Image de la longue queue des candidats se
présentant pour l’entretien de pré-sélection au
concours Unrivaled]
TRENA MORETTI : Les plus grandes stars
d’Hollywood ont fréquenté les salles VIP des
clubs Unrivaled. Comme Madison Brooks…
UNE FAN DE MADISON BROOKS. (venue
déposer un ours en peluche rose devant le
mémorial du Night for Night où des dizaines de
fans viennent se recueillir chaque jour.) : Je
n’arrive toujours pas à le croire. Toujours pas.
Quand je pense que Madison était là… Seule…
(Elle sanglote et s’arrête un instant)…
Madison, c’était tout pour moi. Quand est-ce
qu’ils vont la retrouver ?
TRENA MORETTI : Restez avec nous. Nous
allons remonter le temps pour comprendre,
ensemble, la disparition de Madison Brooks.
C’est ce soir dans Au fond des choses, avec
Trena Moretti.
[Page de publicité]
[Logo Au fond des choses]
— Madame Moretti ?
Trena leva les yeux de son script en essayant de se souvenir du nom de la
jeune fille qui se tenait devant elle. Catherine ? Caitlin ? Impossible de retenir
les noms de tous les techniciens de plateau, ils étaient trop nombreux — et ils
espéraient tous se faire une place dans le milieu de la télé.
— Vous êtes bientôt prête ?
Trena hocha la tête. Elle était gonflée à bloc. Elle avait hâte de commencer
cette émission qui allait être sa consécration.
— Super. On démarre dans trois minutes. En attendant, vous pouvez ouvrir
ça, c’est pour vous, ça vient d’arriver.
Elle remit à Trena un gros paquet rectangulaire dans lequel on livrait en
général des roses, puis elle repartit en direction du plateau en hurlant quelque
chose dans le micro attaché à son casque.
Trena posa le script et étudia le paquet. Son nom y était inscrit en gros,
mais l’expéditeur n’était pas mentionné.
Elle attrapa une paire de ciseaux sur la table de maquillage pour couper le
ruban de la boîte et celle-ci s’ouvrit sur une dizaine de tiges de fleurs, sans tête,
attachées entre elles par un bandage blanc terminé par un nœud.
Il y avait aussi un message.
Le chat n’avait rien, ou si peu
Mais avec toi je serais moins généreux
Fais attention à ce que tu dis
Si tu veux éviter les ennuis
Les mains tremblantes et le cœur battant, elle remit la carte en place,
referma la boîte et la fourra sous la table.
— Ça y est, vous êtes prête ?
La jeune technicienne de plateau était de retour. Elle était encore plus
fébrile que tout à l’heure, signe que l’émission allait commencer d’un instant à
l’autre.
Trena avait un nœud à l’estomac et prit le temps de respirer calmement.
Puis elle acquiesça d’un air décidé et se leva lentement de sa chaise, un peu
vacillante.
— Vous avez vu qui a livré ce paquet ? demanda-t-elle en faisant de son
mieux pour conserver un ton dégagé.
La jeune fille fit signe que non, tout en lui jetant un regard plein de
sollicitude.
— Tout va bien ? Vous avez l’air secouée…
— Vous trouvez ?
Trena vérifia son reflet dans le miroir. Elle avait en effet les joues
écarlates, les yeux brillants.
— L’adrénaline, je suppose.
Elle se força à rire.
— Ne vous inquiétez pas, ça va passer.
La jeune fille lui jeta un regard inquiet, puis la guida vers le plateau, où une
autre équipe la prit en main. On fixa un micro au revers de son chemisier, on
enleva quelques peluches de sa veste, on la repoudra une dernière fois.
— Prête ?
Le réalisateur était déjà en place derrière sa caméra et lui faisait signe.
Trena inspira profondément. Etait-ce James qui lui avait envoyé ce
message ? Elle n’avait aucune preuve, mais elle ne pouvait pas s’empêcher de
le soupçonner.
En tout cas, celui qui la menaçait l’avait gravement sous-estimée. Elle
n’était pas allée si loin pour reculer au moment où elle voyait la ligne
d’arrivée.
Aujourd’hui, c’était son jour de gloire. Elle avait travaillé toute sa vie pour
en arriver là. Pas question de renoncer.
Elle était en train de s’installer dans son fauteuil, quand elle crut voir Priya
quitter le plateau. Elle ne l’avait pas invitée, pourtant… Bah, la gamine avait
sûrement eu envie de voir de près comment se passait l’enregistrement d’une
émission de télé, c’était normal. Elle-même, à son âge, aurait tué pour entrer
sur un plateau de télé.
Elle s’était éclipsée pour ne pas la déranger, c’était trop bête. Puisqu’elle
était là, autant qu’elle reste. Ce soir, Trena se sentait l’âme généreuse…
Elle allait se lever pour appeler Priya, quand le compte à rebours
commença. Aussitôt, elle oublia tout ce qui n’était pas la caméra.
— Bonsoir. Bienvenue dans ma nouvelle émission :
Au fond des choses.
REMERCIEMENTS

Je tiens tout d’abord à remercier les gagnants de la présélection du


concours Unrivaled : Heidi Berenkuil (qui a également prêté son nom à l’un de
mes personnages), Pamela Fattorelli, Rochelle Garcia, Jennifer Görzen, Amber
Hook, Mary-Beth Pearson, Jacklyn P., Annamarie Smith, Emily S. et Becca T.
Un autre grand merci aux formidables équipes HarperCollins et Katherine
Tegen Books, et notamment à : Katherine Tegen, Claudia Gabel, Melissa
Miller, Kelsey Horton, Stephanie Hoover, Rosanne Romanello, Alana Whitman,
Lauren Fleur, Valerie Shea, Julianna Wojcik et Jean McGinley.
Un des grands moments de ma carrière a été la sortie mondiale d’Unrivaled
et je voudrais féliciter l’équipe d’HarperCollins pour l’énergie déployée à
l’occasion de ce grand événement : HC Japon, HC Royaume-Uni, HC Pologne,
HC Suède, HC Canada, HC Norvège, HC Pays-Bas, HC Australie, HC Brésil,
HC République tchèque, HC Amérique latine, HC Danemark, HC Nouvelle-
Zélande, HC Portugal, HC Espagne, HC Allemagne, HC Inde, HC Italie,
HC France, HC Hongrie, HC Finlande.
Et, comme toujours, je remercie mon agent, Bill Contardi, pour ses
conseils, sa sagesse et son humour.
Et Sandy, bien sûr, pour presque tout.
TITRE ORIGINAL : BLACKLIST
Traduction française : BARBARA VERSINI
Ce livre est publié avec l’aimable autorisation de HarperCollins Publishers, LLC, New York, U.S.A.
HARPERCOLLINS FRANCE
Le visuel de couverture est reproduit avec l’autorisation de :
Paysage : © SHUTTERSTOCK/SARAH FIELDS PHOTOGRAPHY/ROYALTY FREE
Paillettes : © SHUTTERSTOCK/ANTEROM ITE/ROYALTY FREE
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Couple : © SHUTTERSTOCK/ULLIA_L/ROYALTY FREE
Réalisation graphique couverture : DPCOM
Tous droits réservés.
© 2016, Alyson Noël.
© 2017, HarperCollins France.
Alyson Noël
ISBN 979-1-0339-0156-3
Ce livre est publié avec l’aimable autorisation de HarperCollins Publishers, LLC, New York, U.S.A.
83-85, boulevard Vincent-Auriol, 75646 PARIS CEDEX 13
Tél. : 01 42 16 63 63
www.harpercollins.fr

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