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9782859440657
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EN ESPAGNE ( X V I siècles)
Idéologie et discours
COLLOQUE INTERNATIONAL
(Sorbonne, 13, 14 et 15 mai 1982)
TRAVAUX DU «CENTRE DE RECHERCHE
SUR L'ESPAGNE DES X V I ET X V I I SIÈCLES »
I
Université de la Sorbonne Nouvelle - Paris III
COLLOQUE INTERNATIONAL
(Sorbonne, 13, 14 et 15 mai 1982)
PUBLICATIONS DE LA SORBONNE
14, rue Cujas, 75230 Paris cedex 05
1983
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© 1 9 8 3 , P u b l i c a t i o n s d e la S o r b o n n e
I S B N 2-85944-065-8
INTRODUCTION
A. REDONDO
I. IDÉOLOGIE DE L'EXCLUSION:
DE L'EXCLUSION RELIGIEUSE
A L'EXCLUSION SOCIALE
VISION SIMPLIFICATRICE
DES GROUPES MARGINAUX
PAR LE G R O U P E D O M I N A N T DANS L'ESPAGNE
D E S X V I et X V I I S I È C L E S
(10) Quiñones (Juan de), Discurso contra los gitanos, Madrid, J. González, 1631, f° 1
v°. On retrouve deux fois cette même expression sous la plume de Cervantès.
(11) In Tratado sobre la nobleza de España (1591), cité par Méchoulan, Le sang de
l'autre ou l'honneur de Dieu. Indiens, juifs et Morisques au Siècle d'Or, Paris, Favard, 1979.
(12) In Summa nobilitatis hispanicae (1559), cité par Méchoulan, op. cit., p. 126.
(13) Mechoulan. op. cit.. p. 128.
(14) Poliakov (Léon), De Mahomet aux Marranes, Paris, Calmann-Lévy, 1961.
(15) Du même auteur, Les Juifs et notre histoire, Paris, Flammarion, 1973, p. 65.
(16) Verdú (Fray Blas), Engaños y desengaños del tiempo con un discurso de la
expulsión de los Moriscos de España, Barcelona, Sebastián Mathevad, 1612, f° 145.
(17) Bleda (Jaime), Crónica de los Moros de España, Valencia, Felipe Mey, 1618,
livre VIII, chap. IV, p. 1023-1024.
(18) Cité par J. Caro Baroja, Las formas complejas de la vida religiosa. Religión,
sociedad y carácter en la España de los siglos XVI y XVII, Madrid, Akal, 1978. Voir
également García Arenal (Mercedes), «Morisques et Gitans», Mélanges de la Casa de
Velazquez, tome XIV, 1978, p. 510.
dans bien des procès déduisirent l'existence d'un pacte avec le démon.
Comme le dit Leblon, cette croyance était solidement enracinée dans les
esprits et l'Inquisition contribuait à la maintenir (19).
Une telle vision a pour conséquence une visée exclusive totale: parmi
les Conversos, les Morisques, les Gitans, on ne saurait considérer des cas
individuels : tous les membres de la communauté sont concernés, même
les plus jeunes enfants. Aznar Cardona justifiant l'expulsion des
Morisques cite le cas des enfants de Sodome, qui partagèrent le sort de
leur famille (20). Guadalajara y Javier cite dans le même sens le livre
d'Esdras (21) et le père Simón de Rojas écrit dans son mémoire que tous
les enfants morisques doivent être expulsés car «han mamado el odio
que tienen a nuestra religión católica y la raíz infecta tienen dentro de
sus entrañas ». Il suffit donc d'avoir une origine conversa, morisque ou
d'appartenir à « la secta del gitanismo » comme dit Quinones (22) pour
mériter d'être exclu de la communauté. Moncada plaidera donc lui aussi
pour l'expulsion totale des gitans : «... acude a esto el santo bando de
vuestra magestad que expelió los Moriscos y los niños con los Moriscos,
por la razón del real bando : Cuando quiera que algún detestable crimen
se comete por alguna universidad, es bien sean todos punidos (23). »
Dans ce discours sur l'exclusion, revient sans cesse une notion qu'il
convient maintenant de préciser et d'étudier dans toutes ses conséquen-
ces, c'est la notion d'infidèle. Juifs, Morisques et Gitans sont tour à tour
traités d'hérétiques, d'apostats et d'infidèles. Le dernier des qualificatifs
est bien sûr le plus fort, puisqu'il fait d'eux les égaux des Turcs, des
Berbères ou des Maures, mais nous sentons bien qu'hérétique et apostat
supposent également une coupure de la société chrétienne et sont
souvent employés dans le sens d'infidèles.
Par exemple, un texte postérieur à l'époque qui nous intéresse, mais
qui reprend une argumentation développée en 1644 par Villalobos, doyen
de la faculté de Salamanque, expose des vues particulières sur le droit
d'asile: «el sagrado no vale a los Moros, Judíos y herejes, y a todos
aquellos que tienen seta contraria de la religion católica, porque ésta con
la inmunidad favorece a sus hijos, es constante que no debe valer a los
gitanos» (24). Voilà donc les Morisques, les Juifs et les Gitans exclus du
droit d'asile car ils partagent une même infidélité.
Et lorsque Guadalajara y Javier vantera les mérites du Comte de
Salazar qui a mené à bien l'expulsion des Morisques il écrira : « el cual
como heredero de la ilustre antigua sangre de los Velasco, enemigos
acérrimos de infieles, tomó esto a pechos y por sus comisarios entendió
(31) Par exemple, à Barcelone en 1608 on vole une custode avec l'hostie consacrée.
Les voleurs sont des gitans qui seront envoyés aux galères par l'inquisition — libro 732.
(32) Cité par Leblon, op. cit., p. 182.
(33) Moncada, op. cit., p. 217.
(34) Aznar Cardona op. cit., f° 44. Voir Méchoulan, op. cit., p. 207.
(35) Le texte du «parecer» de Martín de Salvatierra se trouve dans Boronat y
Barrachina, Los Moriscos españoles y su expulsión, Imprenta de Francisco Vives y Mora,
1901 I, p. 627-628.
(36) Cité par Leblon, op. cit., p. 332.
salut (37). Ici encore nous trouvons une affirmation qui engage toute la
communauté ; et pour le prouver on utilisera à nouveau un discours
religieux, toujours en référence avec des textes bibliques, et là encore
nous allons voir s'exprimer des idées qui contiennent en germe toutes les
exclusions, tous les ostracismes.
Dans cette optique, l'histoire de l'Espagne s'inclut dans une vision
plus générale de l'histoire du monde vue comme une histoire sainte.
L'histoire du monde ne saurait être le jouet de forces aveugles ou le
résultat de causalités rationnelles. Elle a un sens et un sens religieux,
c'est-à-dire qu'elle se déroule sous le regard de Dieu, et que c'est sa
Providence, qui dirige le monde. Cette histoire, c'est avant tout le récit
des relations de Dieu avec son peuple et de ce peuple avec Dieu. Ce qui
veut dire qu'il y a un peuple élu. Mais ce peuple élu pourra perdre
définitivement ou provisoirement la faveur de Dieu lorsqu'il s'éloignera
des préceptes divins. C'est ce qui est arrivé au peuple hébreu qui, par
ses infidélités répétées, a démérité. Le peuple hébreu a été très puissant
et, comme nous l'avons vu tout à l'heure, mérite d'être souvent cité en
exemple. Et une des pierres de touche de cette fidélité est précisément le
refus de l'infidèle. Bleda énonce ce principe: «una, de las mayores
ofensas que puede recibir la fe y que mas derriba los reynos, es dejar
vivir en ellos a los herejes sin castigo», et il montre comment les
Israélistes d'abord très puissants ont eu la faiblesse d'accueillir les
Cananéens «y poco a poco fueron enflaquecidos y disminuidos por el
favor divino hasta su total rendición» (38).
Et à ce principe il y a un corollaire : l'Ancien Testament annonce le
Nouveau et le préfigure : l'histoire de l'Eglise est la reprise de celle du
peuple biblique : « Casi todos los Santos Padres y San Pablo afirman que
todo lo que pasó en los santos patriarcas y profetas, era figura de lo que
en la iglesia christiana avía de acaecer» et dans la chrétienté des X V I et
X V I I siècles, c'est l'Espagne qui assume ce rôle de peuple élu (39).
Bleda l'exprime clairement qualifiant Philippe III de «nuevo David» et
de «Abraham en la fe» (40). Et concrètement, l'expulsion des Morisques
a la même signification que celles relatées dans l'Ancien Testament :
«esta hazaña de la expulsión de los Moriscos de España fue representada
al vivo en aquella de los progenitores de Mahoma, Ismael y Agar, de
quien tomaron el apellido de Agarenos», et plus clairement encore: «la
expulsión de Agar e Ismael fue figura de la expulsión de los Moros de
España» (41). N'oublions pas précisément que, pour les vieux chrétiens,
les Morisques sont censés descendre de cette lignée bâtarde.
Pour les Gitans même raisonnement : Sancho de Moncada commence
son discours en établissant un lien entre l'histoire de l'Espagne et les
(37) Voir Cardaillac (Louis), Morisques et Chrétiens, Paris, Klincksieck, 1977, p. 310.
(38) Bleda, op. cit., p. 908.
(39) Ut supra, p. 907. Bleda précise ailleurs (p. 115) que l'Espagne a reçu l'Amérique,
de par la providence divine, en récompense de l'expulsion des Juifs. L'expulsion des
Morisques de la même façon laisse espérer de grands bienfaits politiques.
(40) Cardaillac (Louis), op. cit., p. 48.
(41) Bleda, op. cit., p. 907.
récits du livre de l'Exode, et il conclut: «siempre los gitanos afligieron al
pueblo de Dios (42)». C'est donc en tant qu'infidèles, que le peuple de
Dieu demandera leur expulsion.
La qualité de peuple élu entraîne des relations privilégiées entre Dieu
et son peuple. Dieu se manifestera à travers des révélations, des
prophéties, des miracles. Tous les chroniqueurs les rapportent par
dizaines: comètes dans le ciel, vierge qui pleure, hostie qui saigne,
cloche qui sonne seule le tocsin pour prévenir l'Espagne du danger des
Morisques et pousser les responsables à prendre la décision de
l'expulsion (43). Mais ce peuple élu de Dieu sera châtié, car il est
aveugle et tarde à prendre en considération les avertissements divins.
C'est ainsi qu'à maintes reprises, les catastrophes naturelles seront
considérées comme une manifestation de la colère de Dieu irrité par la
puissance des Morisques au milieu des chrétiens. Guadalajara y Javier
raconte longuement comment le pays aragonais fut dévasté par une
tempête qui arracha tout sur son passage, les arbres, les calvaires,
détruisant même plusieurs églises, et l'hiver qui suivit fut si rigoureux
que la plus grande partie des récoltes fut gelée (44). Consentir la
présence de si grands pécheurs, c'est littéralement attirer les foudres du
ciel sur soi.
Au sujet des Gitans, Bernard Leblon, après avoir étudié les «Actas»
des Cortès de Castille, écrit: «Les délégués aux Cortès semblent prêts à
faire retomber sur la tête des Gitans la responsabilité morale des
catastrophes qui sont en train de s'abattre sur l'Espagne : guerre des
Pays-Bas; désastre de l' Armada invincible (1589); attaques contre
Lisbonne et la Coruña (1589), soulèvement de Saragosse (1591),
conversion d'Henri de Bourbon (Henri IV) qui convoitait la couronne de
France, briguée par Isabelle Claire-Eugénie, fille de Philippe II (1594) ;
déficit du trésor ; baisse de la production agricole et augmentation du
coût de la vie. De la même façon, parfois, les paysans rendent
responsables les gitans des fléaux naturels qui détruisent leurs
récoltes (45)». «Y plegue a Dios que el consentir pecados tan públicos
no sea causa de parte de nuestros castigos » lit-on dans un de ces
rapports.
(46) Cros (Edmond), Ideología y genética textual. El caso del Buscón. Madrid, Planeta,
1980.
(47) Cros (Edmond), «Histoire et au-delà de l'histoire. A propos de quelques repères
génétiques », Imprévue, 1980-2, pp. 1-9.
(48) Girard (René), Des choses cachées depuis la fondation du monde. Paris, Grasset,
1978, p. 35.
(49) Méchoulan, op. cit., p. 143 et suivantes.
(50) Il est intéressant de remarquer que lors des fêtes du « Corpus », apparaissent
parfois Moros, Juifs ou Gitans. Voir, par exemple, Vicente Lleo Cañal, Arte y espectáculo :
la fiesta del Corpus Christi en Sevilla en los siglos XVI y XVII, Sevilla, 1975. On sait aussi,
grâce aux discursos festivos du licenciado Reyes Messía de la Cerna, qu'en 1594, à Séville,
fut représentée l'expulsion de Agar. Agar portait les habits caractéristiques d'une dame
sévillane au X V I siècle, mais avait une toque juive; cela correspondait à un double
système de références, l'un destiné à indiquer que l'événement avait eu lieu dans le passé,
et l'autre servait à préciser que l'événement continuait à avoir une portée actuelle.
disposición del derecho platicada en España, quemar a los tales
(herejes)» (51). Holocauste gitan qui ne sera pas pratiqué en Espagne,
mais qui sera réalisé, ne l'oublions pas, en même temps que l'holocauste
juif, dans les fours crématoires des camps de concentration nazis, en
référence à un discours d'exclusion qui proclamait la supériorité raciale
d'un groupe ethnique.
Bleda, pour sa part, pose le problème de cette façon: « ¿ de dónde le
vino a España tanto bien (ser libre de la contagión de las herejfas) ? De
sus católicos reyes que la cercaron toda con los terribles muros de fuego
del santo tribunal de la Inquisición por grande beneficio y misericordia
de Dios nuestro Señor, en que se detuvieron los lobos carniceros,
rapaces... » (52).
Avec un tel rite, la communauté sera réconciliée avec elle-même,
puisque la cause supposée du désordre se transforme en cause d'ordre.
En fin de compte, le bouc émissaire, celui qui est sacrifié ou celui qui est
expulsé, chargé de ses propres péchés et de ceux du peuple élu, fonde la
légitimité du groupe et devient le symbole de l'ordre. La causalité du
mal est maintenant disparue : dans une même causalité magique, le
drame sacrificiel vécu par le bûcher et l'expulsion assure et perpétue la
vie du groupe.
Nous sommes donc invités avec de telles considérations à voir le
problème de l'exclusion comme un phénomène inhérent à toute société,
phénomène qui peut apparaître à un moment donné de son histoire. En
ce sens René Girard pose ce principe général : « Les minorités ethniques
et religieuses tendent à polariser contre elles les majorités. Il y a là un
critère de sélection victimaire relatif, certes, à chaque société, mais
transculturel dans son principe. Il n'y a guère de sociétés qui ne
soumettent leurs minorités, tous les groupes mal intégrés ou même
simplement distincts, à certaines formes de discrimination, sinon de
persécution (53)».
(55) Pour les Juifs, différents textes dans Caro Baroja (Julio), Los judíos en la España
moderna y contemporanea, Madrid, Arion, 1962, 3 tomes. Pour les Morisques, Cardaillac,
op. cit., p. 21 ; pour la tradition littéraire concernant les gitans, Leblon, p. 1460, et son tout
récent ouvrage; Les gitans dans la littérature espagnole, Toulouse, France-Ibérie Recherche,
1982.
(56) Aznar Cardona, op. cit. , f° 36 r° 39 et autres textes.
(57) Voir, par exemple, pour les Morisques, l'article de Hess (Andrew), «The
Moriscos: an Ottoman fifth column in Sixteen Century Spain », The American Historical
Review, 1968-1969, LXXIV, p. 125, et pour les gitans, Moncada, op. cit., p. 214.
(58) Domínguez Ortiz (Antonio), Vincent (Bernard), Historia de los Moriscos. Vida y
tragedia de una minoria Madrid, Revista de Occidente 1978, n 2
(59) Par exemple, Francisco Marquez Villanueva fait fort justement état d'une opinion
modérée qui politiquement ne réussit pas à s'imposer, in « El Morisco Ricote y la hispana
razón de Estado», Personajes y temas del Quijote, Madrid, Taurus, 1975, p. 229-335.
Moriscos en cuanto a la complexión natural, y por el consiguiente en
cuanto al ingenio, condición y brío son españoles como los demás que
habitavan en España» (60). Là nous ne sommes plus dans le discours
d'exclusion, et pourtant, nous pouvons nous demander s'il n'y a pas dans
ces positions contraires, une attitude commune qui est le refus de
reconnaître l'autre dans son identité réelle. D'un côté, on le chasse,
parce qu'il est différent, de l'autre on lui refuse le droit à la différence,
en voulant le faire identique à soi ; n'est-ce pas là une forme plus perfide
d'exclusion ?
Et ma dernière remarque sera la suivante : étudier en soi le discours
d'exclusion peut nous faire oublier que pendant des décennies des gens
d'origine diverse, tant bien que mal, dans la vie quotidienne, ont essayé
de coexister. Ailleurs, on discutait sur la convenance des mariages
mixtes, tandis que d'autres dans leurs villages pratiquaient ces unions,
pas très nombreuses il est vrai ; ces gens habitaient les mêmes quartiers
et parfois même fraternisaient. N'oublions pas que le problème converso
s'est éteint de lui-même sans expulsion, sans drame collectif. La réalité
de ces siècles est fort complexe ; elle ne peut donc se saisir dans sa
totalité dans l'analyse du discours dominant ; le discours d'exclusion est
certainement celui qui a eu le plus de prise sur la réalité politique et
sociale de l'époque. Il ne fut pas le seul.
Louis CARDAILLAC
(Université de Montpellier III)
(60) Le traité de Pedro de Valencia a fait l'objet d'une édition et d'une étude de
Régine Castellarnau, Toulouse, Thèse de 3 cycle, Université de Toulouse-Le-Mirail, 1981.
LE DISCOURS D ' E X C L U S I O N DES « D É V I A N T S »
TENU PAR L'INQUISITION
A l'ÉPOQUE DE CHARLES QUINT
(1) Cf. l'édition récente du texte de Nicolau Eymerich, faite d'après celle de l'abbé
Marchena de 1821 : Manual de Inquisidores para uso de las Inquisiciones de España y
Portugal (Barcelona, Fontamara, 1974). Cf. aussi l'édition française: Nicolau Eymerich-
Francisco Peña, Le manuel des inquisiteurs (introduction, trad. et notes de Louis
Sala-Molins, Paris-La Haye, Mouton, 1973).
la période qui nous intéresse, la procédure inquisitoriale est régie par ces
dispositions puisqu'il faudra attendre 1561 pour que le Grand Inquisiteur
Fernando de Valdés en promulgue d'autres (2). Toutefois, comme celles
de Torquemada-Deza étaient souvent inadaptées aux situations spéci-
fiques de l'époque de Charles Quint, le Conseil de l'Inquisition fut
obligé, fréquemment, d'adresser des directives aux tribunaux de district
et de répondre aux nombreuses questions que lui posaient les inquisiteurs
provinciaux, même si, à l'occasion, ces derniers pouvaient s'appuyer sur
le Repertorium inquisitorum paru à Valence en 1494 (3).
C'est à travers cette correspondance — que nous avons été amené à
examiner au cours de nos recherches dans les Archives inquisitoriales —,
ainsi qu'à travers les indications fournies par divers procès ou par
certains écrits contemporains que nous voudrions essayer de cerner le
discours d'exclusion tenu par le Saint-Office à l'égard des «déviants» ou
de ceux qu'il considérait comme tels. Ce qui nous intéresse, en effet,
c'est surtout le discours effectif de l'Inquisition en fonction de la
conjoncture, plus que le discours normatif (et général) qui se dégage des
instructions auxquelles nous avons fait allusion ou de tel Manuel à
l'usage des inquisiteurs.
(2) Cf. José Luis González Novalín, El Inquisidor General Fernando de Valdés
(1483-1568) (2 t., Universidad de Oviedo, 1968-1971), I, p. 237 sq. Cf. aussi id., « Reforma
de las leyes, competencia y actividades del Santo Officio durante la presidencia del
Inquisidor General don Fernando de Valdés (1547-1566)» (in La Inquisición española.
Nueva visión, nuevos horizontes, vol. dirigido por Joaquín Pérez Villanueva, Madrid, Siglo
Veintiuno, 1980), p. 209-213.
(3) Cf. l'édition française : Le dictionnaire des inquisiteurs (introduction, trad. et notes
de Louis Sala-Molins, Paris, Ed. Galilée, 1981).
(4) C'est ce que confirment les recherches récentes. Cf. par exemple Ricardo García
Cárcel, Origenes de la Inquisición española. El tribunal de Valencia, 1478-1530 (Barcelona,
Ed. Península, 1976), p. 194 sq.
souverain et que le Conseil de l'Inquisition est un conseil de gouverne-
ment au même titre que les autres (5). Il a été un instrument utilisé par
le centralisme monarchique pour cimenter l'Etat moderne en formation
sur une base religieuse unitaire, un instrument qui a permis de contrôler
la vie et la pensée des sujets, d'éliminer tout ce qui pouvait contrarier le
renforcement du pouvoir royal allant de pair avec celui de l'unité
«nationale». La Couronne a donc permis l'élimination des nouveaux
chrétiens accusés de judaïser. Mais cette élimination a également d'autres
causes qu'il ne faut pas oublier.
Malgré l'emprise du souverain, l'Inquisition — et le Conseil plus
directement — a eu tendance à acquérir le plus d'autonomie possible
(même si la marge de manœuvre était souvent étroite), n'hésitant pas
pour cela, lorsque l'occasion se présentait, à jouer du pape contre le
roi (6). Il faut avoir cette tendance présente à l'esprit pour comprendre
le rôle effectif que le Saint-Office a pu jouer. En effet, au Conseil de
l'Inquisition, qui acquiert une autorité croissante sur les tribunaux de
district, et à la tête de ceux-ci, apparaissent rapidement des juristes vieux
chrétiens, qui appartiennent en particulier aux couches supérieures du
monde rural, à cette fraction de riches laboureurs en réelle
expansion (7). Ils ont véhiculé une idéologie étroitement orthodoxe,
conversos est suffisamment connue pour qu'il ne soit pas nécessaire d'y revenir (cf. par
exemple Antonio Domínguez Ortiz, Los juedeoconversos en España y América, Madrid,
Istmo, 1971). — Il ne faut pas oublier, d'autre part, que les Colegios Mayores les plus
prestigieux — San Bartolomé de Salamanque, Santa Cruz de Valladolid — avaient introduit
des statuts de pureté de sang pour leurs membres dès le X V siècle (cf. Albert A. Sicroff,
Les controverses des statuts de pureté de sang en Espagne du X V au X V I I siècle, Paris,
Didier, 1960, p. 80-90) et que l'Inquisition recruta souvent parmi les juristes qui s'y
formaient le personnel dont elle avait besoin, car ils alliaient à une solide formation la
réputation d'appartenir à des familles de vieux chrétiens. Or, les laboureurs se vantaient de
n'avoir pas été contaminés par les juifs, dont les activités étaient totalement étrangères aux
leurs... On comprendra toute la portée du témoignage que nous avons précédemment cité.
(8) De ce point de vue, le cas le plus significatif est sans doute celui de Juan
Martínez Silíceo, d'humble souche paysanne, mais qui devint archevêque de Tolède en 1546
et se heurta au puissant chapitre tolédan, dans lequel figuraient plusieurs chanoines
appartenant à d'importantes familles tolédanes conversas. Il fut à l'origine du statut de
pureté de sang qui s'appliqua au chapitre tolédan et donna lieu à un grand débat. La
double ratification du souverain et du pape marqua la cristallisation de l'obsession de toute
l'Espagne (cf. Albert A. Sicroff, Les controverses des statuts de pureté de sang..., p. 95 sq.
et Julio Caro Baroja, Los judíos en la España moderna y contemporánea, 3 t., Madrid,
Arion, 1962, II, p. 276 sq.)
(9) Cf. Henry Kamen, Histoire de l'Inquisition espagnole (Paris, Albin Michel, 1966),
p. 59-60. Cf. également Francisco Márquez Villanueva, « Conversos y cargos concejiles en
el siglo XV » (in Revista de Archivos, Bibliotecas y Museos, LXIII, 1957, p. 503-540),
p. 536-537.
d'être mise en péril par la montée de cette bourgeoisie urbaine (10) ?
Quoi qu'il en soit, la liquidation des nouveaux chrétiens avec le rituel
cortège d'autodafés, de bûchers, de confiscations de biens et de
déshonneur pour les condamnés et leur famille fut la triste réalité des
années 1480-1530 (11).
Le discours de l'Inquisition à l'égard des conversos est, depuis le
début, un discours d'exclusion. Cela est visible dès le texte qui, le 27
septembre 1480, donne aux inquisiteurs le pouvoir de poursuivre «ceux
qui ont pris seulement le nom et l'apparence de chrétiens, mais qui
reviennent à la secte et aux superstitions des juifs et observent les
cérémonies, rites et coutumes judaïques» (12).
Il s'agit là d'une entreprise qui conduit à l'élimination systématique,
en divers endroits, des nouveaux chrétiens — dont tous étaient bien loin
(10) Les cortès aragonaises et les cortès castillanes protestèrent à diverses reprises
contre les agissements de l'Inquisition. Les représentants des 18 villes de Castille qui
avaient droit à siéger aux cortès appartenaient à cette noblesse urbaine liée souvent aux
riches négociants conversos. C'est d'elle qu'émanèrent des requêtes visant à réformer le
Saint-Office, aussi bien en 1520 qu'en 1523 ou 1525, par exemple (cf. Cortes de los antiguos
reinos de León y de Castilla (Madrid, Real Academia de la Historia), t. IV, 1882, p. 322,
381 et 414) et non de la grande aristocratie terrienne.
(11) Il est bien connu qu'on a attribué l'origine de l'Inquisition à la cupidité des Rois
Catholiques qui pensaient résoudre les problèmes économiques auxquels ils avaient à faire
face grâce aux richesses des conversos (de ce point de vue, l'expulsion des juifs en 1492
était complémentaire de la création du Saint-Office puisque ceux qui restaient devenaient
chrétiens et constituaient ipso facto une proie pour les inquisiteurs). Il est difficile d'avoir
des données chiffrées précises sur les rentrées financières liées aux condamnations et à leur
suite (confiscation de biens, amendes, habilitations, suppression d'habits de pénitence,
etc...). Jusqu'en 1530, il semble que l'opération ait été incontestablement positive. Ainsi, et
pour le tribunal de Valence, R. García Cárcel a pu montrer que les recettes étaient
nettement supérieures aux dépenses — du simple au double — : sur les 31 années pour
lesquelles il a pu recueillir des données, le solde global était le suivant: 6.431.517 sols de
crédit contre 3.476.085 sols de débit (cf. Orígenes de la Inquisición española, p. 151).
L'excédent revint à la Couronne. Tristán de León affirma postérieurement à l'empereur que
les Rois Catholiques avaient retiré plus de dix millions de ducats de l'entreprise
inquisitoriale (cf. Henri Charles Lea, A History of the Inquisition of Spain, 4 t., New York,
Macmillan, 1906-1907, II, p. 367 et Tarsicio de Azcona, Isabel la Católica, Madrid, B.A.C.,
1964, p. 422). Après 1530, l'opération fut moins intéressante, sinon franchement déficitaire
pendant certaines périodes (cf. H. Kamen, Histoire de l'Inquisition espagnole, p. 156 sq.).
Pour ce qui est des origines de l'Inquisition, il est difficile de mettre en avant la cupidité
des Rois Catholiques, même si les aspects financiers de cette institution ne doivent pas être
ignorés. En effet, les projets de restauration économique du pays, nourris par les
souverains, ne pouvaient comporter l'élimination de l'active bourgeoisie conversa (cf. les
pertinentes remarques de A. Domínguez Ortiz, Los judeoconversos..., p. 37-38). Il faut
bien admettre que le dessein politique (unité «nationale» cimentée par la religion) a primé
toute autre considération et qu'ils ont accepté les poursuites contre les conversos accusés de
judaïser. En revanche, l'Inquisition est allée au-delà de la tâche qui lui avait été assignée,
en présentant presque systématiquement les nouveaux chrétiens comme des judaïsants.
(12) Cf. ce texte par exemple dans R. García Cárcel, Orígenes de la Inquisición
española, p. 195. — Sur l'action de l'Inquisition contre les nouveaux chrétiens judaïsants ou
prétendus tels, cf. Bernardino Llorca, «La Inquisición española y los conversos judíos o
marranos» (in Sefarad, II, 1942, p. 113-151) et «Los conversos judíos y la Inquisición
española » (in Sefarad, VIII, 1948), p. 357-389). Cf. aussi: José Cabezudo Astraín, «Los
conversos aragoneses según los procesos de la Inquisición» (in Sefarad, XVII, 1958,
p. 272-282).
de judaïser —, par le seul fait qu'ils étaient d'origine juive (13). Cela a
été souligné très tôt par un Hernando del Pulgar ou un fray Hernando
de Talavera, eux-mêmes conversos, mais chrétiens sincères (14). Ce
discours d'exclusion ne variera pas tout au long de l'époque de Charles
Quint, même si après 1530 il ne se traduit pas dans les faits par les
grandes poursuites antérieures, d'autant plus qu'il y a les quelques
années d'accalmie qui correspondent à « l'invasion érasmienne » en
Espagne (15). Mais il connaît des moments d'intensification en période