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ÉTAPE 2 : APPRENDRE/PRATIQUER
devient alors testament. Et si l’indicible est venu interrompre l’écriture d’Hélène Berr, notre lecture est un
hommage rendu à celle qui n’a cessé de se battre pour l’écrire3.
« Réceptivité à l’égard de quelque chose d’extérieur ». Voici un autre sens donné au terme « sensibilité »
(cf. Étape 2, A.). Si tout être pourvu de sens – tout être dit « sensible » – peut percevoir quelque chose,
tout être sensible ne sera pas doué de « réceptivité » ou le sera à des degrés différents. Il s’agit donc
d’une qualité, une qualité aux conséquences ambivalentes qui peut faire de l’être sensible un être fragile
mais, dans le même temps, un être qui se distingue. Ce « quelque chose d’extérieur » venu visiter
l’intérieur va pousser celui qui le reçoit à créer, soit pour l’évacuer et s’en débarrasser, soit pour le
partager et le transmettre. C’est ce que Marcel Proust fait avec l’écriture : la quête du temps perdu est
périlleuse mais elle est ponctuée de multiples victoires qui trouvent leur apogée dans le Temps retrouvé…
Alors qu’il franchit, après une longue absence de Paris, la porte du salon des Guermantes, le narrateur de
la Recherche nous fait assister à trois épiphanies, ces apparitions inattendues, suscitées par un élément
extérieur et venant frapper l’intérieur de l’âme. Nous sommes à ses côtés, au début du Temps retrouvé.
1 Ce qui est relatif à la part d’intimité qui est volontairement rendue publique
2 Georges Perec parle de « l’Histoire avec sa grande hache » dans W ou le souvenir d’enfance (1975).
3 Le Journal d’Hélène Berr est resté « intime » jusqu’en 2002. Donné à la Libération au fiancé d’Hélène, Jean Morawiecki, celui-ci
le transmet à sa nièce Mariette Job en 1992. En 2002, avec l’accord de sa famille, Mariette Job remet plusieurs documents au
Mémorial de la Shoah. En 2006, l’historienne Annette Wieviorka découvre des extraits de ce journal et décide d’organiser l’année
suivante une lecture de celui-ci. Il sera publié aux Éditions Taillandier en 2008 avec une Préface de Simone Veil et un avant-propos
de Patrick Modiano. Parution en format Poche aux Éditions Points en 2009.
Alors qu’il feuillette un ouvrage d’une de ses camarades au titre énigmatique – « An Album to Record
Thoughts, Feeling, etc. » – le jeune Marcel Proust découvre dans sa version originale un jeu anglais très
en vogue au XIXe siècle, un jeu nommé « Confessions ». Le principe en est simple : une série de questions
vise à cerner le caractère, les pensées profondes et les sentiments de celui qui y répond. Quelques
années plus tard, vers 1890, Marcel Proust en propose une version traduite, accompagnée de ses
réponses.
Découvrez ci-dessous ce « Questionnaire de Proust » désormais célèbre et si souvent décliné. Dans les
réponses données s’expriment la sensibilité du jeune homme mais aussi sa vivacité d’esprit et son
humour. Amusez-vous ensuite à y répondre à votre tour !
2. La qualité que je préfère chez les hommes. 18. Mes compositeurs préférés.
3. La qualité que je préfère chez les femmes. 19. Mes peintres favoris.
4. Ce que j’apprécie le plus chez mes amis. 20. Mes héros dans la vie réelle.
8. Quel serait mon plus grand malheur ? 24. Les personnages historiques que je
méprise le plus.
9. Ce que je voudrais être.
25. Le fait militaire que j’admire le plus.
10. Le pays où je désirerais vivre.
26. La réforme que j’estime le plus.
11. La couleur que je préfère.
27. Le don de la nature que je voudrais avoir.
12. La fleur que j’aime.
28. Comment j’aimerais mourir.
13. L’oiseau que je préfère.
29. Mon état d’esprit actuel.
14. Mes auteurs favoris en prose.
30. Les fautes qui m’inspirent le plus
15. Mes poètes préférés. d’indulgence.
4. Ce que j’apprécie le plus chez mes amis 20. Mes héros dans la vie réelle
M. Darlu , M. Boutroux
5 6
D’être tendre pour moi, si leur personne est assez
exquise pour donner un grand prix à leur tendresse.
21. Mes héroïnes dans l’histoire
5. Mon principal défaut Cléopâtre.
Ne pas savoir, ne pas pouvoir « vouloir ».
22. Mes noms favoris
6. Mon occupation préférée Je n’en ai qu’un à la fois.
Aimer.
23. Ce que je déteste par-dessus tout
7. Mon rêve de bonheur Ce qu’il y a de mal en moi.
J’ai peur qu’il ne soit pas assez élevé, je n’ose pas
24. Les personnages historiques que je méprise
le dire, j’ai peur de le détruire en le disant.
le plus
8. Quel serait mon plus grand malheur ? Je ne suis pas assez instruit.
Ne pas avoir connu ma mère ni ma grand-mère.
25. Le fait militaire que j’estime le plus
9. Ce que je voudrais être Mon volontariat !
Moi, comme les gens que j’admire me voudraient.
26. La réforme que j’estime le plus
10. Le pays où je désirerais vivre Aucune réponse donnée
Celui où certaines choses que je voudrais se
27. Le don de la nature que je voudrais avoir
réaliseraient comme par un enchantement et où
les tendresses seraient toujours partagées. La volonté, et des séductions.
13. L’oiseau que je préfère 30. Les fautes qui m’inspirent le plus
d’indulgence
L’hirondelle.
Celles que je comprends.
14. Mes auteurs favoris en prose
31. Ma devise
Aujourd’hui Anatole France et Pierre Loti.
J’aurais trop peur qu’elle ne me porte malheur.
15. Mes poètes préférés
Baudelaire et Alfred de Vigny.
5 Alphonse Darlu a été le professeur de philosophie de Marcel Proust au lycée Condorcet, à Paris.
6 Émile Boutroux a été le professeur de philosophie moderne de Marcel Proust à la Sorbonne.
Dès lors qu’un journal intime est donné à lire – que son auteur soit connu pour d’autres écrits ou simple
anonyme, que cette sortie soit désirée par lui ou décidée par ses descendants – son contenu s’extrait de
cette intimité qui en fait la substance. Est-il alors encore question d’intime ?
Le pur journal intime – celui qui restera dans le tiroir fermé d’un cadenas – n’aura qu’un seul lecteur :
le diariste lui-même qui, dans un geste de dédoublement, le compulsera pour se souvenir, regretter
peut-être ou mieux se découvrir, parfois. En revanche, un journal intime publié ne contient-il pas, par
essence, la présence de l’extérieur ? Une pluralité ? Ce n’est pas sa parution qui le mène vers l’autre ;
c’est cet autre qu’il renfermait déjà qui l’a mené vers la parution.
Si les Essais de Michel de Montaigne n’entrent pas dans cette catégorie du « journal intime » – les jours
laissant place aux chapitres – leur extraction de la sphère privée apparaît comme une évidence au fil des
pages. Et seul Montaigne maintenait ce leurre de l’intime dans son « Au lecteur » – bien loin d’être le
passage le plus convaincant des Essais ! – : « Je l’ai voué à la commodité particulière de mes parents et
amis : à ce que m’ayant perdu (ce qu’ils ont à faire bientôt) ils y puissent retrouver aucuns traits de mes
conditions et humeurs… ». Les lecteurs auquel Montaigne s’adresse ne sont déjà plus ses « parent »
et « ami » : ce sont ces « happy few » dont parlera Stendhal ; ceux que l’auteur ne connaît pas mais qui
sauront le lire.
Nous sommes à Paris, le mardi 7 avril 1942 ; il est 4 heures de l’après-midi et c’est avec ces mots que
commence le Journal d’Hélène Berr, jeune étudiante à la Sorbonne qui prépare l’Agrégation d’anglais.
« Je reviens ». Ce verbe hantera notre lecture du Journal, dans ce sentiment ambivalent de celui qui
connaît la fin tragique et ne peut l’oublier mais qui ne peut s’empêcher de se laisser aller au bonheur de
lire cette écriture lumineuse.
Le découpage en jours qu’impose le format choisi du « journal » trouve ici un effet d’écho dans ce qu’il
raconte : l’existence déchirée d’Hélène Berr, cette intime dans l’Histoire qui nous révèle ce qu’elle entend,
ce qu’elle voit, ce qu’elle vit.
Ce « je » déchiré va d’abord être un « je » en déséquilibre. Âgée de 21 ans, la jeune fille amoureuse
devient le témoin et la victime de l’horreur, une horreur qu’elle veut rejeter, de toutes ses forces. Le 1er
juin 1942, Hélène écrit : « Maman est venue m’annoncer la nouvelle de l’étoile jaune, je l’ai refoulée en
disant : ‘’Je discuterai cela après’’. Mais je savais que quelque chose de désagréable était at the back
of my mind 8 ». L’étoile jaune devient le symbole de l’intrusion de l’Histoire dans l’intime, une intrusion
vécue dans la chair, « at the back… ». Ce « moi », touchée par les ordonnances, semble alors contaminé ;
à plusieurs reprises, Hélène mentionne des pertes d’équilibre, des crises ou la peur de devenir folle.
Ces symptômes, tout à la fois réels et métaphoriques, correspondent à une perte des repères. En
novembre 1942, Jean, son amour, a quitté Paris pour rejoindre les Forces françaises libres9 tandis que
les déportations d’amis proches se multiplient : « ceux qui me semblaient être des mondes, le seul où
j’aurais pu me développer, m’ont été enlevés avant que j’aie pu en jouir » note-telle le 10 octobre 1943. Un
autre repère perdu par Hélène est l’impossibilité de poursuivre ses études ; pour elle, c’est « renoncer à
développer toute une partie de moi » (27 octobre 1943).
Cette citation est de la main de Paul Valéry mais elle n’est pas extraite d’une de ses œuvres ; il s’agit de
la dédicace que l’homme de lettres a écrit pour « mademoiselle Hélène Berr » dans l’exemplaire d’un
de ses livres que la jeune femme est venue chercher chez lui. Le 7 avril 1942, ces mots l’accompagnent
quand elle « revient » chez elle ; ils l’accompagnent toujours – et nous avec – un mois plus tard. Le 8 juin,
Hélène Berr écrit :
« C’est le premier jour où je me sente réellement en vacances. Il fait un temps radieux, très frais après
l’orage d’hier. Les oiseaux pépient, un matin comme celui de Paul Valéry. Le premier jour aussi où je vais
porter l’étoile jaune. Ce sont les deux aspects de la vie actuelle : la fraîcheur, la beauté, la jeunesse de la
vie, incarnée par cette matinée limpide ; la barbarie et le mal, représentés par cette étoile jaune ».
Mise en activité :
Au brouillon, vous proposerez un commentaire linéaire de ce court extrait du Journal d’Hélène Berr.
Vous serez particulièrement attentif à l’expression de la sensibilité qui donne à ce « pénible effort de
raconter » la belle douceur de le lire.
10 Raymond Berr est arrêté sous le prétexte que l’étoile jaune ne soit pas cousue sur son vêtement mais simplement agrafée. Il
est libéré du camp de Drancy le 22 septembre 1942 après que l’entreprise Kuhlmann pour laquelle il travaille en tant qu’ingénieur
ait payé une caution.
11 Le 27 mars 1944, Hélène Berr est déportée avec ses parents à Auschwitz. Son père, Raymond Berr, est assassiné par un des
médecins du camp fin septembre 1944. Sa mère, Antoinette Berr, est gazée le 30 avril 1944. Le 3 novembre 1944, Hélène Berr arrive
au camp de Bergen-Belsen. Atteinte du typhus, elle est battue à mort par une gardienne, un matin de mai 1945. Elle meurt cinq
jours avant la libération du camp par les Anglais.