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SÉQUENCE 2

ÉTAPE 2 : APPRENDRE/PRATIQUER

Partie C - Les expressions de la sensibilité : écrire l’indicible


Comme nous avons déjà pu le voir, les expressions de la sensibilité sont rarement égotiques ; il y a bien
introspection mais celle-ci trouve son plein épanouissement lors de sa communication à l’autre. Nous
pouvons même aller plus loin : plus la démarche est intime, plus elle se dirige vers l’extime1. Les deux
œuvres qui nourriront cette dernière étape le montrent bien.
Nous commencerons avec Marcel Proust dont la Recherche portait jusqu’en 1912 – soit un an seulement
avant la parution du premier tome Du côté de chez Swann – le titre suivant : Les Intermittences du cœur.
N’est-ce pas là une parfaite périphrase de la sensibilité ? Tout au long du livre, l’écrivain établit un lien
entre « intermittences » et instants de latence, offrant alors au lecteur une œuvre à la portée beaucoup
plus vaste, en quête du temps perdu. Afin d’appréhender ce lien, nous nous focaliserons sur le septième
et dernier tome de la Recherche : Le Temps retrouvé.
La seconde œuvre que nous étudierons est plus explicitement liée à la sensibilité puisqu’elle appartient à
ce sous-genre de l’écriture de soi qu’est le journal intime. Du 7 avril 1942 jusqu’au 15 février 1944, Hélène
Berr écrit. D’abord dans cette démarche quasi adolescente de la confidence, la jeune femme note ensuite
ce qu’elle vit pour « ne pas oublier » ; elle prend peu à peu conscience qu’elle doit se souvenir de tout
ce qu’elle voit dans ce Paris qui sombre. C’est enfin dans une démarche de témoignage qu’Hélène Berr
« raconte » à son journal ce qu’elle voudrait à l’avenir raconter à haute voix aux autres, à ceux qui n’ont
pas vu, à ceux qui n’ont pas vécu cette horreur du nazisme. Mais la jeune femme semble déjà pressentir
que la « grande hache » de l’Histoire ne lui permettra pas de témoigner en survivante ; le témoignage
2

devient alors testament. Et si l’indicible est venu interrompre l’écriture d’Hélène Berr, notre lecture est un
hommage rendu à celle qui n’a cessé de se battre pour l’écrire3.

1. La vie « pleinement vécue » : écrire pour retrouver

« Réceptivité à l’égard de quelque chose d’extérieur ». Voici un autre sens donné au terme « sensibilité »
(cf. Étape 2, A.). Si tout être pourvu de sens – tout être dit « sensible » – peut percevoir quelque chose,
tout être sensible ne sera pas doué de « réceptivité » ou le sera à des degrés différents. Il s’agit donc
d’une qualité, une qualité aux conséquences ambivalentes qui peut faire de l’être sensible un être fragile
mais, dans le même temps, un être qui se distingue. Ce « quelque chose d’extérieur » venu visiter
l’intérieur va pousser celui qui le reçoit à créer, soit pour l’évacuer et s’en débarrasser, soit pour le
partager et le transmettre. C’est ce que Marcel Proust fait avec l’écriture : la quête du temps perdu est
périlleuse mais elle est ponctuée de multiples victoires qui trouvent leur apogée dans le Temps retrouvé…

Alors qu’il franchit, après une longue absence de Paris, la porte du salon des Guermantes, le narrateur de
la Recherche nous fait assister à trois épiphanies, ces apparitions inattendues, suscitées par un élément
extérieur et venant frapper l’intérieur de l’âme. Nous sommes à ses côtés, au début du Temps retrouvé.

1  Ce qui est relatif à la part d’intimité qui est volontairement rendue publique
2  Georges Perec parle de « l’Histoire avec sa grande hache » dans W ou le souvenir d’enfance (1975).
3  Le Journal d’Hélène Berr est resté « intime » jusqu’en 2002. Donné à la Libération au fiancé d’Hélène, Jean Morawiecki, celui-ci
le transmet à sa nièce Mariette Job en 1992. En 2002, avec l’accord de sa famille, Mariette Job remet plusieurs documents au
Mémorial de la Shoah. En 2006, l’historienne Annette Wieviorka découvre des extraits de ce journal et décide d’organiser l’année
suivante une lecture de celui-ci. Il sera publié aux Éditions Taillandier en 2008 avec une Préface de Simone Veil et un avant-propos
de Patrick Modiano. Parution en format Poche aux Éditions Points en 2009.

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Si la madeleine – dont la dégustation est devenue un des piliers de la cathédrale proustienne – nous
revient immédiatement en mémoire, depuis ce premier tome où elle est évoquée, il en est de même pour
le narrateur qui en fait mention : « Comme au moment où je goûtais la madeleine ». Mais cette pierre
de touche semble dépassée par la multiplication du phénomène dans un temps très court. En effet, se
succèdent ici le pied sur les pavés inégaux à son arrivée chez les Guermantes – première épiphanie ;
le bruit d’une cuiller contre une assiette dans le salon des Guermantes – deuxième épiphanie ; suivi
immédiatement du frottement de la serviette – troisième épiphanie. Tandis que le pas vacillant fait
émerger le souvenir de Venise – première épiphanie ; le son fait résonner celui d’un voyage en train –
deuxième épiphanie ; le toucher fait redevenir présent le premier jour de l’arrivée à Balbec que Marcel
décrivait précisément dans A l’ombre des jeunes filles en fleurs – troisième épiphanie.
Mis à part l’évident point commun de la réminiscence par les sens d’un passé révolu, un autre élément
rapproche ces trois instants de vie : la mort. En effet, dans le projet de préface du Contre Sainte-Beuve où
l’on retrouve l’évocation des deux premiers souvenirs, les journées à Venise sont dites « mortes » (« bien
des journées de Venise que l’intelligence n’avait pu me rendre étaient mortes pour moi ») tandis que
le narrateur-voyageur qui entend ce « marteau des aiguilleurs » frappant les roues du train entre les
arrêts voit par la fenêtre « le cimetière du village ». Quant au premier jour à Balbec, le plafond bas de
cette nouvelle chambre débouche sur l’évocation du cercueil dont le narrateur, tel Lazare, sortira le
lendemain matin, la serviette « raide et empesée » au cou, pour admirer « le vaste cirque éblouissant et
montagneux » offert par la mer. Paradoxalement, de cette mort omniprésente, va découler un sentiment
de vie, par la remémoration. Ce que Gérard Genette appelle « l’extase finale de la réminiscence »4 et qu’il
fait correspondre à l’éternité permet en effet au narrateur de la Recherche, non pas d’échapper à la mort
mais d’échapper à l’angoisse qu’elle suscite, dans ces minutes « affranchie[s] de l’ordre du temps ».
La mémoire est ici avant tout sensation et donc existence. Mais que deviennent ces souvenirs quand le
narrateur replonge dans l’ordre du temps ? C’est là que l’urgence d’écrire se fait ressentir mais avant
cela, les festivités présentes s’imposent…
Quand nous franchissions tout à l’heure la porte des Guermantes au côté du narrateur, ce dernier
avait vécu trois réminiscences. Ce que nous n’avions pas dit, c’est que la joie ressentie avait été
fugace, assujettie au temps : « Ce trompe-l’œil ne durait pas ». C’est alors que l’œuvre d’art – et ici
plus spécifiquement l’écriture – entrait en scène : le réel qui échappe à la mémoire ou à l’observation
consciente sera en revanche connu ou reconnu par la sensation. L’Homme, esclave de ses sens, se
rapproche alors de l’artiste, esclave de son art : « nous ne sommes nullement libres devant l’œuvre
d’art ». Mais ce « livre intérieur de signes inconnus », le narrateur de la Recherche ne veut plus se
contenter de le lire et là où beaucoup « se détournent de l’écrire », lui s’y attèle. La décision est prise :
« je pouvais retrouver dans le passé quelques-uns de ces sommets que j’avais eu le tort de perdre de
vue (ce que je comptais ne plus faire désormais) ». Mais une dernière réminiscence va se faire entendre :
le tintement de la sonnette qui annonçait au jeune Marcel le départ tant espéré de Swann. Cette fois
cependant, pas de signe dans le présent, aucune sonnerie dans le Salon des Guermantes qui fasse
ressurgir le souvenir. D’où vient alors la résurgence de cette pensée ? Elle est « un point de repère dans
cette dimension énorme que je ne me savais pas avoir ». Ce savoir, à l’imparfait, va devenir présent car
c’est le projet de l’écriture qui fait ici entendre la sonnette. Ou plutôt réentendre…

Ce que je dois retenir


Les souvenirs, ressentis pour mieux être savourés, vont connaître une manifestation
beaucoup plus vaste dans la démarche même de l’écriture : Marcel Proust entreprend la
Recherche pour mieux retrouver la mémoire et la conserver.
Arrivé à la fin de cette quête et dans un effet de mise en abyme, le lecteur se replonge
dans la Recherche, au moment où il a lui aussi entendu la sonnette du petit portail, grâce à l’acuité de
l’écriture proustienne. Mais ne plonge-t-il pas également dans son propre passé, cherchant dans sa vie
intérieure tout ce qu’il vient de lire de cette vie extérieure ? Jusqu’à croire, peut-être cette réflexion du
narrateur de la Recherche qui n’a jamais été autant le double de Marcel Proust :
« La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par consé-
quent, pleinement vécue, c’est la littérature ».

4  « Proust Palimpseste », Figures I, Gérard Genette, 1976.

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Il est temps de faire une pause !

Alors qu’il feuillette un ouvrage d’une de ses camarades au titre énigmatique – « An Album to Record
Thoughts, Feeling, etc. » – le jeune Marcel Proust découvre dans sa version originale un jeu anglais très
en vogue au XIXe siècle, un jeu nommé « Confessions ». Le principe en est simple : une série de questions
vise à cerner le caractère, les pensées profondes et les sentiments de celui qui y répond. Quelques
années plus tard, vers 1890, Marcel Proust en propose une version traduite, accompagnée de ses
réponses.
Découvrez ci-dessous ce « Questionnaire de Proust » désormais célèbre et si souvent décliné. Dans les
réponses données s’expriment la sensibilité du jeune homme mais aussi sa vivacité d’esprit et son
humour. Amusez-vous ensuite à y répondre à votre tour !

De Marcel à Marcel : le questionnaire au complet

La version traduite de Marcel Proust

1. Ma vertu préférée. 17. Mes héroïnes favorites dans la fiction.

2. La qualité que je préfère chez les hommes. 18. Mes compositeurs préférés.

3. La qualité que je préfère chez les femmes. 19. Mes peintres favoris.

4. Ce que j’apprécie le plus chez mes amis. 20. Mes héros dans la vie réelle.

5. Mon principal défaut. 21. Mes héroïnes dans l’histoire.

6. Mon occupation préférée. 22. Mes noms favoris.

7. Mon rêve de bonheur. 23. Ce que je déteste par-dessus tout.

8. Quel serait mon plus grand malheur ? 24. Les personnages historiques que je
méprise le plus.
9. Ce que je voudrais être.
25. Le fait militaire que j’admire le plus.
10. Le pays où je désirerais vivre.
26. La réforme que j’estime le plus.
11. La couleur que je préfère.
27. Le don de la nature que je voudrais avoir.
12. La fleur que j’aime.
28. Comment j’aimerais mourir.
13. L’oiseau que je préfère.
29. Mon état d’esprit actuel.
14. Mes auteurs favoris en prose.
30. Les fautes qui m’inspirent le plus
15. Mes poètes préférés. d’indulgence.

16. Mes héros dans la fiction. 31. Ma devise favorite.

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Les réponses de Marcel Proust
1. Ma vertu préférée 16. Mes héros dans la fiction
Le besoin d’être aimé et, pour préciser, le besoin Hamlet.
d’être caressé et gâté bien plus que le besoin d’être
admiré. 17. Mes héroïnes favorites dans la fiction
Bérénice.
2. La qualité que je préfère chez les hommes
Des charmes féminins. 18. Mes compositeurs préférés
Beethoven, Wagner, Schumann.
3. La qualité que je préfère chez les femmes
Des vertus d’homme et la franchise dans la 19. Mes peintres favoris
camaraderie. Léonard de Vinci, Rembrandt.

4. Ce que j’apprécie le plus chez mes amis 20. Mes héros dans la vie réelle
M. Darlu , M. Boutroux
5 6
D’être tendre pour moi, si leur personne est assez
exquise pour donner un grand prix à leur tendresse.
21. Mes héroïnes dans l’histoire
5. Mon principal défaut Cléopâtre.
Ne pas savoir, ne pas pouvoir « vouloir ».
22. Mes noms favoris
6. Mon occupation préférée Je n’en ai qu’un à la fois.
Aimer.
23. Ce que je déteste par-dessus tout
7. Mon rêve de bonheur Ce qu’il y a de mal en moi.
J’ai peur qu’il ne soit pas assez élevé, je n’ose pas
24. Les personnages historiques que je méprise
le dire, j’ai peur de le détruire en le disant.
le plus
8. Quel serait mon plus grand malheur ? Je ne suis pas assez instruit.
Ne pas avoir connu ma mère ni ma grand-mère.
25. Le fait militaire que j’estime le plus
9. Ce que je voudrais être Mon volontariat !
Moi, comme les gens que j’admire me voudraient.
26. La réforme que j’estime le plus
10. Le pays où je désirerais vivre Aucune réponse donnée
Celui où certaines choses que je voudrais se
27. Le don de la nature que je voudrais avoir
réaliseraient comme par un enchantement et où
les tendresses seraient toujours partagées. La volonté, et des séductions.

11. La couleur que je préfère 28. Comment j’aimerais mourir


La beauté n’est pas dans les couleurs, mais dans Meilleur – et aimé.
leur harmonie. 29. Mon état d’esprit actuel
12. La fleur que j’aime L’ennui d’avoir pensé à moi pour répondre à toutes
La sienne – et après, toutes. ces questions.

13. L’oiseau que je préfère 30. Les fautes qui m’inspirent le plus
d’indulgence
L’hirondelle.
Celles que je comprends.
14. Mes auteurs favoris en prose
31. Ma devise
Aujourd’hui Anatole France et Pierre Loti.
J’aurais trop peur qu’elle ne me porte malheur.
15. Mes poètes préférés
Baudelaire et Alfred de Vigny.
5  Alphonse Darlu a été le professeur de philosophie de Marcel Proust au lycée Condorcet, à Paris.
6  Émile Boutroux a été le professeur de philosophie moderne de Marcel Proust à la Sorbonne.

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2. Le « pénible effort de raconter »7 : écrire pour revenir…

Dès lors qu’un journal intime est donné à lire – que son auteur soit connu pour d’autres écrits ou simple
anonyme, que cette sortie soit désirée par lui ou décidée par ses descendants – son contenu s’extrait de
cette intimité qui en fait la substance. Est-il alors encore question d’intime ?
Le pur journal intime – celui qui restera dans le tiroir fermé d’un cadenas – n’aura qu’un seul lecteur :
le diariste lui-même qui, dans un geste de dédoublement, le compulsera pour se souvenir, regretter
peut-être ou mieux se découvrir, parfois. En revanche, un journal intime publié ne contient-il pas, par
essence, la présence de l’extérieur ? Une pluralité ? Ce n’est pas sa parution qui le mène vers l’autre ;
c’est cet autre qu’il renfermait déjà qui l’a mené vers la parution.
Si les Essais de Michel de Montaigne n’entrent pas dans cette catégorie du « journal intime » – les jours
laissant place aux chapitres – leur extraction de la sphère privée apparaît comme une évidence au fil des
pages. Et seul Montaigne maintenait ce leurre de l’intime dans son « Au lecteur » – bien loin d’être le
passage le plus convaincant des Essais ! – : « Je l’ai voué à la commodité particulière de mes parents et
amis : à ce que m’ayant perdu (ce qu’ils ont à faire bientôt) ils y puissent retrouver aucuns traits de mes
conditions et humeurs… ». Les lecteurs auquel Montaigne s’adresse ne sont déjà plus ses « parent »
et « ami » : ce sont ces « happy few » dont parlera Stendhal ; ceux que l’auteur ne connaît pas mais qui
sauront le lire.

« Je reviens… de chez la concierge de Paul Valéry ».

Nous sommes à Paris, le mardi 7 avril 1942 ; il est 4 heures de l’après-midi et c’est avec ces mots que
commence le Journal d’Hélène Berr, jeune étudiante à la Sorbonne qui prépare l’Agrégation d’anglais.
« Je reviens ». Ce verbe hantera notre lecture du Journal, dans ce sentiment ambivalent de celui qui
connaît la fin tragique et ne peut l’oublier mais qui ne peut s’empêcher de se laisser aller au bonheur de
lire cette écriture lumineuse.
Le découpage en jours qu’impose le format choisi du « journal » trouve ici un effet d’écho dans ce qu’il
raconte : l’existence déchirée d’Hélène Berr, cette intime dans l’Histoire qui nous révèle ce qu’elle entend,
ce qu’elle voit, ce qu’elle vit.
Ce « je » déchiré va d’abord être un « je » en déséquilibre. Âgée de 21 ans, la jeune fille amoureuse
devient le témoin et la victime de l’horreur, une horreur qu’elle veut rejeter, de toutes ses forces. Le 1er
juin 1942, Hélène écrit : « Maman est venue m’annoncer la nouvelle de l’étoile jaune, je l’ai refoulée en
disant : ‘’Je discuterai cela après’’. Mais je savais que quelque chose de désagréable était at the back
of my mind 8 ». L’étoile jaune devient le symbole de l’intrusion de l’Histoire dans l’intime, une intrusion
vécue dans la chair, « at the back… ». Ce « moi », touchée par les ordonnances, semble alors contaminé ;
à plusieurs reprises, Hélène mentionne des pertes d’équilibre, des crises ou la peur de devenir folle.
Ces symptômes, tout à la fois réels et métaphoriques, correspondent à une perte des repères. En
novembre 1942, Jean, son amour, a quitté Paris pour rejoindre les Forces françaises libres9 tandis que
les déportations d’amis proches se multiplient : « ceux qui me semblaient être des mondes, le seul où
j’aurais pu me développer, m’ont été enlevés avant que j’aie pu en jouir » note-telle le 10 octobre 1943. Un
autre repère perdu par Hélène est l’impossibilité de poursuivre ses études ; pour elle, c’est « renoncer à
développer toute une partie de moi » (27 octobre 1943).

7  Hélène Berr évoque ce « pénible effort de raconter » le 10 octobre 1943.


8  Hélène Berr utilise régulièrement dans son journal des expressions anglaises – ici elle peut se traduire par « au fond de moi ».
9  Hélène Berr et Jean Morawiecki se rencontrent à la Sorbonne en novembre 1941. À plusieurs reprises, Hélène Berr explique
qu’elle écrit « pour Jean » et le 27 octobre 1943, elle se fait plus précise : « Je sais pourquoi j’écris ce journal, je sais que je veux
qu’on le donne à Jean si je ne suis pas là lorsqu’il reviendra. »

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À côté de ce « je » déséquilibré, à l’existence bouleversée, c’est aussi un « je » dédoublé qui s’affirme :
Hélène Berr est contrainte de jouer un rôle. Le 9 juin 1942, elle écrit : « Il me semblait brusquement que
je n’étais plus moi-même, que tout était changé, que j’étais devenue étrangère, […] J’étais naturelle,
superficiellement ». Le 23 juin 1942, le père d’Hélène, Raymond Berr, est interné au camp de Drancy10 .
Durant ses trois mois d’absence, Hélène cherche à endosser son rôle pour que ni sa mère ni sa sœur ne
souffrent de cette absence. La séparation d’avec son « moi » est ici réfléchie, maîtrisée : « Je tâche de
faire de petites choses que Papa faisait pour qu’elles n’éveillent pas trop de souvenirs par leur absence :
ouvrir les volets de Maman le matin, fermer le soir, ouvrir le gaz le matin » (26 juin), « J’ai essayé de
prendre la place de Papa » ajoute-t-elle trois jours plus tard. Cependant, ce motif du dédoublement
devient de plus en plus présent et de plus en plus subi. L’Histoire brouille les rôles et les trois passages
suivants, tous écrits en 1943, le montrent bien :
- « Hier, […] j’ai endossé mon vieux moi, et j’étais en désordre intérieur, quel malaise ! » (27 octobre).
- « Souvent, j’ai l’impression de jouer la comédie » (12 novembre) ;
- « Encore une fois la Sorbonne reprend […] Mais je ne suis plus mon « moi » complet dans ce royaume. Il
me semble que je trahis l’autre, le nouveau » (14 novembre).
Ce « je » déséquilibré, dédoublé, poursuit son déchirement jusqu’à être occulté. Hélène oublie son
univers intime pour se tourner vers les autres. Nous venons de le voir avec « la place de Papa » mais
cela infuse tout le journal. Lorsque son père revient de Drancy, le 22 septembre 1942, elle ne parvient
même pas à ressentir de joie, écrivant n’avoir « pensé qu’aux autres », à la « souffrance » de ceux qui
sont ou seront déportés demain. Le même processus a lieu le 10 novembre 1943, jour où elle reçoit un
paquet de Jean : « Le petit havre de consolation où le paquet et la photo de Jean auraient pu m’abriter
un moment, si court fût-il, ne sera pas. Je suis trop inquiète pour les autres ». La quête du bonheur pour
soi comme pour autrui paraît désormais impossible ; le moi en souffrance s’annule dans un « nous »
lui aussi en danger. Hélène l’exprimait déjà clairement, le 1er novembre de la même année : « ma
pensée tourne sans cesse autour de deux pôles : la souffrance du monde, qui se trouve condensée d’une
manière concrète, vivante dans le fait de la déportation et des arrestations, et l’absence de Jean. Les deux
souffrances maintenant se sont fondues en une seule et resteront associées. »

« Au réveil, si douce la lumière, et si beau ce bleu vivant »

Cette citation est de la main de Paul Valéry mais elle n’est pas extraite d’une de ses œuvres ; il s’agit de
la dédicace que l’homme de lettres a écrit pour « mademoiselle Hélène Berr » dans l’exemplaire d’un
de ses livres que la jeune femme est venue chercher chez lui. Le 7 avril 1942, ces mots l’accompagnent
quand elle « revient » chez elle ; ils l’accompagnent toujours – et nous avec – un mois plus tard. Le 8 juin,
Hélène Berr écrit :
« C’est le premier jour où je me sente réellement en vacances. Il fait un temps radieux, très frais après
l’orage d’hier. Les oiseaux pépient, un matin comme celui de Paul Valéry. Le premier jour aussi où je vais
porter l’étoile jaune. Ce sont les deux aspects de la vie actuelle : la fraîcheur, la beauté, la jeunesse de la
vie, incarnée par cette matinée limpide ; la barbarie et le mal, représentés par cette étoile jaune ».

Mise en activité :
Au brouillon, vous proposerez un commentaire linéaire de ce court extrait du Journal d’Hélène Berr.
Vous serez particulièrement attentif à l’expression de la sensibilité qui donne à ce « pénible effort de
raconter » la belle douceur de le lire.

10  Raymond Berr est arrêté sous le prétexte que l’étoile jaune ne soit pas cousue sur son vêtement mais simplement agrafée. Il
est libéré du camp de Drancy le 22 septembre 1942 après que l’entreprise Kuhlmann pour laquelle il travaille en tant qu’ingénieur
ait payé une caution.

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Proposition de commentaire linéaire / Éléments de correction
La première phrase de ce court extrait nous plonge immédiatement dans la stylistique du journal
intime. Le présentatif « C’est » annonce le « premier jour » tandis que le « je » de la diariste décrit ce
qu’elle « sent ». De sensation, il est déjà question. Toutefois, ce n’est qu’avec les deux phrases suivantes
qu’Hélène Berr propose véritablement une écriture sensitive. Car si le verbe « sentir » était relié à un
élément factuel – les vacances – la mention du « temps radieux », de la fraîcheur, de l’orage de la veille
et du pépiement des oiseaux renvoient désormais aux sensations visuelle et auditive de la jeune femme.
Cela se confirme dans la troisième phrase, quand la phrase simple – « Les oiseaux pépient » (sujet/
verbe/complément) – se prolonge : « un matin comme celui de Paul Valéry ». Avec cette comparaison,
Hélène Berr renvoie le lecteur attentif aux premières pages du journal, à ce jour d’avril 1942 où Paul
Valéry lui a non seulement offert ce livre mais aussi ces mots autographes. En juin comme en avril, la
lumière est « douce » et le bleu du ciel « beau » et « vivant ». Un mois seulement a passé mais pourtant
quelque chose a changé et nous le sentons poindre.
La quatrième phrase est la formulation de ce point de passage qui sera un point de non-retour : « Le
premier jour aussi, où je vais porter l’étoile jaune ». La répétition du groupe nominal « Le premier
jour » provoque un sentiment d’étrangeté : la même formule est répétée comme pour mieux souligner
l’antithèse que renforce l’adverbe « aussi » : le port de « l’étoile jaune » a remplacé « l’évocation des
vacances ». La période qui suit et qui termine notre extrait met en mots ce dédoublement jusqu’ici
implicite : « les deux aspects de la vie actuelle ». La construction méthodique de cette longue phrase
– avec l’usage des deux-points puis du point-virgule – semble vouloir rationnaliser l’incongruité de ce
qui n’est plus seulement un « jour » mais la « vie ». Ainsi, s’opposent deux énumérations ; la première,
ouverte et composée de termes mélioratifs – « la fraîcheur, la beauté, la jeunesse de la vie » –, la
seconde, fermée et composée de termes péjoratifs – « la barbarie et le mal ». Le parallélisme se poursuit
avec le double usage du participe passé : « incarnée par cette matinée limpide », « représentés par cette
étoile jaune ». Le « bleu vivant » du ciel a donc laissé place au jaune assassin.
Les quelques lignes que nous venons d’analyser le montrent : l’écriture d’Hélène Berr fonctionne tel
un sismographe, suivant les mouvements de ses sensations. Dans ce monde où se mêlent beauté et
barbarie, où la grande Histoire vient détruire les petites, les mots écrits agissent sur la jeune femme
comme sur nous à la manière d’un pansement qui tente de recouvrir les blessures mais qui signale aux
yeux de tous leur existence.

Ce que je dois retenir


Ce « pénible effort de raconter » est un acte de résistance. Dans chacun de ses mots,
Hélène Berr réunit son histoire et l’Histoire, ayant une conscience accrue du « devoir » qui
est le sien. Le 27 octobre 1943, elle écrit :
« Il y a deux parties dans ce journal, je m’en aperçois en relisant le début : il y a la partie
que j’écris par devoir, pour conserver des souvenirs de ce qui devra être raconté, et il y a celle qui est
écrite pour Jean, pour moi et pour lui. »
Avec une grande acuité, elle définit ici l’ambivalence du journal intime que nous évoquions dès le début
de notre étude. Mais si les « deux parties » qu’elle évoque sont pour elle chronologiques – avec un
« avant » et un « après » – elles deviennent entre les mains du lecteur concomitantes : ce qui est raconté
« pour moi et pour lui », est aussi raconté « pour nous ».
Depuis ce jour de printemps 1942 jusqu’au matin de février 1944 où s’arrête le Journal, Hélène Berr nous
« revient », accompagnée de son écriture à la fois douce et ferme, pudique et sensible. Mais avec elle
revient aussi cette pensée que du camp de Bergen-Belsen, Hélène Berr ne reviendra pas.

11  Le 27 mars 1944, Hélène Berr est déportée avec ses parents à Auschwitz. Son père, Raymond Berr, est assassiné par un des
médecins du camp fin septembre 1944. Sa mère, Antoinette Berr, est gazée le 30 avril 1944. Le 3 novembre 1944, Hélène Berr arrive
au camp de Bergen-Belsen. Atteinte du typhus, elle est battue à mort par une gardienne, un matin de mai 1945. Elle meurt cinq
jours avant la libération du camp par les Anglais.

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