Vous êtes sur la page 1sur 10

SÉQUENCE 2

ÉTAPE 2 : APPRENDRE/PRATIQUER

Partie B - Les expressions de la sensibilité :


« hors de l’esprit, sans une pensée »…

La Lettre dans le cartable !


Comme vous le savez, cette étape B est entièrement consacrée à l’étude d’une œuvre intégrale : Ein
Brief – Une lettre ou Lettre de Lord Chandos1. Durant votre lecture, vous avez peut-être déjà compris les
raisons de ce choix mais celles-ci ne vous apparaîtront que plus nettement encore au fil de cette étude.
Les « expressions de la sensibilité » sont au centre de la réflexion de Hugo von Hofmannsthal, à travers
Lord Chandos. Cependant – et sans attendre – quelques éclairages sont nécessaires. Cette brève œuvre
de fiction reste tout de même, pour un format épistolaire, un texte long, et donc complexe.
C’est dans l’environnement fertile de la « Vienne 1900 » que le jeune Hugo von Hofmannsthal s’illustre
par son talent qui lui vaut la dénomination énigmatique mais significative de « génie ». Faisant partie de
cette « Jeune Vienne », il en retire d’abord l’effervescence puis très vite le doute, celui d’un siècle qui se
termine, bousculé par la naissance du suivant. Comme souvent dans ces moments charnière, se met en
place un spectacle vertigineux où entrent en concurrence ce qui a été et ce qui sera. Résistant à toute
prise de position exclusive et à toute classification, Hofmannsthal est pour beaucoup le symbole d’une
« modernité classique », à la fois novateur et conservateur et ce pour tous les genres littéraires : poèmes,
pièces de théâtre, contes et romans.
Une lettre, composée en 1902, ne fait déjà plus partie de ses œuvres de jeunesse mais ne peut pour autant
e
être incluse, à l’aube du XX siècle, dans celles de la maturité. Derrière le masque du personnage de Lord
Chandos, Hofmannsthal se fait le témoin et l’acteur d’un paradoxe : face à un monde qui lui apparaît pourtant
éminemment poétique, le langage est en crise. Cette lettre peut alors se lire comme l’ultime formulation de
ce qui ne peut plus être dit ; un désenchantement des mots qui passera par un enthousiasme des sens.
Dans un premier temps, nous étudierons la
Promenade de Julie et Saint-Preux sur le lac de Genève – Charles Édouard
forme épistolaire choisie où s’exprime une Le Prince, 1824.
double sensibilité ici en osmose – celle de
Chandos et celle de Hofmannsthal. Dans
un deuxième temps, nous suivrons de plus
près le parcours poétique du personnage
Chandos, un être sensible qui part de l’espoir
du Tout pour parvenir au doute sur tout :
l’expression artistique est en état de crise et
elle doit évoluer. Bien que fictive, l’histoire
contée aboutit à une réelle proposition de
Hofmannsthal et c’est avec cette nouvelle
perspective que nous terminerons notre
étape. Ou plutôt que « vous » la terminerez,
ce troisième et dernier temps ayant subi, à sa
manière, une autre crise du langage !
Vous l’avez compris : cette longue Lettre de
Lord Chandos est donc beaucoup plus qu’un
court récit… Prêt à embarquer ?

1  Lettre de Lord Chandos, Hugo von Hofmannsthal, 1902, Payot-Rivages, 2000, à partir de 7.15 €.

CNED  TERMINALE  HUMANITÉ-LITTÉRATURE-PHILOSOPHIE  1


1. Une Lettre décachetée : lire l’intimité

Pouvant prendre différentes formes, toujours en équilibre instable entre le factuel et le fictif, le genre
épistolaire est à l’origine de divers travestissements littéraires et regorge de multiples significations. Mais
quelle que soit l’option prise, la lettre est un échange entre deux sensibilités. Les exemples littéraires
sont nombreux – citons-en quelques-uns en préambule. Dans la langue allemande, ce sont les lettres
du jeune Werther qui viennent immédiatement à l’esprit, ces missives fictives composées par Goethe en
1774 qui retranscrivent de manière sensible les Souffrances du personnage éponyme. Quelques années
auparavant, en France, Jean-Jacques Rousseau a imaginé les lettres de Julie dans sa Nouvelle Héloïse
(1762) tandis qu’en 1782, Choderlos de Laclos construira ce roman polyphonique qui le rendra célèbre :
Les Liaisons dangereuses. Au XIXe siècle, le réalisme français s’empare également du genre épistolaire ;
c’est le cas de Balzac avec les Mémoires de deux jeunes mariés (1840), œuvre de fiction. Enfin, pour
revenir au plus près de Hofmannsthal, dans l’Autriche du XXe siècle, les Lettres à un jeune poète (1903-
1908) de Rainer Maria Rilke offrent, comme l’œuvre étudiée, une réflexion sur la création poétique. Mais,
cette fois, les lettres sont réelles.

—Le pouvoir du leurre : une vraie sensibilité ?


Une lettre propose un audacieux mélange entre fiction et réalité et Hofmannsthal mène l’illusion à son
paroxysme en constituant une lettre en tout point véritable.
L’« enveloppe » de la lettre est parfaite : enchâssée par la formule de politesse « il est aimable à vous... »,
on trouve à la fin une signature qui nous renseigne sur la date et sur l’identité du scripteur. De plus, sont
évoquées d’autres lettres, de la plume de l’actuel destinataire – « et de m’écrire comme vous le faites » –
dont les mots seront aussi cités – « Vous concluez... ». C’est donc une réponse motivée par un sentiment
de reconnaissance, de devoir et de politesse. Le lecteur est introduit au cœur d’un échange épistolaire
dont il ne possède qu’un fragment. Ainsi, Hofmannsthal capte toute notre attention.
De plus, la lettre est semblable à un document réel. Une formule, dont nul ne sait qui est l’auteur
potentiel, l’introduit : « Voici la lettre que... », laissant croire à un manuscrit retrouvé et ici retranscrit
au lecteur potentiel. Ce mystérieux narrateur, extérieur à l’histoire mais omniscient, connaît l’identité
précise des deux protagonistes que sont le « fils cadet du comte de Bath » – le fameux Lord Chandos –
qui écrit à son ami Francis Bacon – « futur Lord Verulam et vicomte de saint Alban ». La raison de cette
lettre d’excuse ? Le renoncement de Chandos à toute activité littéraire.
De prime abord, on pourrait donc croire à l’intervention directe de Hugo von Hofmannsthal qui aurait
été en possession de cette lettre d’un autre siècle. En réalité, il en est lui-même l’auteur. L’auteur d’une
expression instantanée, bien qu’ici mensongère. Le transmetteur direct, bien qu’ici masqué, d’une
pensée sur le papier.

—Le pouvoir de la fiction : une sensibilité de papier


Cette Lettre nous raconte bel et bien une histoire avec sa situation, son intrigue et ses personnages. De
manière habile, Hofmannsthal manie tous les codes fictionnels.
Nous sommes en Angleterre, en 1603. Un poète prend la plume pour exprimer son mal-être artistique.
Une question se pose alors, d’emblée : quelle en est la raison ? La Lettre y répondra en nous plongeant
dans l’esprit même de cet artiste qui remonte le temps pour nous raconter ses espoirs créateurs, ses
déceptions effectives et finalement sa résolution à interrompre tout travail littéraire, sans alternative
possible. Ainsi se termine notre lecture, l’intrigue résolue.
Si les deux personnages s’intègrent dans le récit en « êtres de papier », ils sont animés par une précision
biographique réaliste ; pour Hofmannsthal, l’être-poète ne pouvait se détacher de l’être-homme en
société. Des éléments matériels de la vie de Lord Chandos nous sont livrés. Si l’on prend seulement le

CNED  TERMINALE  HUMANITÉ-LITTÉRATURE-PHILOSOPHIE  2


patronyme du poète, il nous indique un rang social, celui de « Lord ». Cette étiquette va être consolidée
par une série de détails incluant Chandos dans la société aristocratique anglaise : son lectorat royal
avec l’évocation d’« une reine sublime et [de] quelques Lords et Seigneurs », sa généalogie représentée
par « [s]on grand-père, le duc d’Exter », son domaine et ses serviteurs (« ma demeure », « mes terres »,
« mes fermiers ou employés ») et enfin ses connaissances : Francis Bacon, bien sûr, mais aussi « les
éminentes personnes cultivées rencontrées lors de [s]es voyages ». Mais Chandos ne se réduit pas à son
nom, il est aussi un père – « ma fille Katarina Pompilia » – et un époux – « ma femme ». Si le cinquième
Lord Chandos a bien existé, il ne se prénommait pas Philippe comme c’est le cas dans la Lettre : il y a
donc bien invention. En revanche on attribue à un certain chevalier de Bath, cette fois réel, des essais
très intéressants composés dans sa prime jeunesse, ce qui correspond à la situation du locuteur. Quant à
Francis Bacon c’est un philosophe anglais du début du XVIIe siècle.
En réintégrant le récit dans un contexte temporel précis, période durant laquelle la situation sociale de
l’écrivain est encore instable, on peut saisir les doutes de Chandos comme ceux d’un poète effrayé par sa
paralysie artistique et qui se doit de répondre aux inquiétudes d’un mécène qu’il admire. Sous cet angle,
le personnage n’est pas sans rappeler celui du Tasse dans Torquato Tasso (1790). Goethe y montrait un
génie maladif – comme Chandos – qui inquiétait son protecteur, le riche duc de Ferrare. Hofmannsthal
exploite de manière hyperbolique le champ lexical de la reconnaissance et de la soumission avec l’usage
des superlatifs « très vénéré », « plus qu’aimable », « esprit infiniment supérieur », les termes mélioratifs
« précieuse lettre », « le plus grand bienfaiteur », la formulation d’un devoir ressenti comme une dette :
« vous le méritez », « ce qu’il me faut admirer » ou encore les précautions de Chandos qui résonnent
comme une « excuse » : « que vous aurez du mal à concevoir, je le crains », « pardonnez-moi ». Dans ce
rapport de force, l’être-Chandos est associé au champ lexical du malaise : « indéchiffrable », il est affecté
d’une « maladie », victime d’un « malaise » – autant de mentions dépréciatives en tout point opposées
à celles qui évoquent Bacon : « le plus grand bienfaiteur de [s]on âme », « le premier Anglais ». Mais
Chandos est-il vraiment cet homme en crise qu’il prétend être ?

—Le pouvoir de la prétérition2 : une expression réelle


Contrairement à « l’engourdissement intellectuel » affirmé par Chandos, la lettre témoigne d’une solide
maîtrise du discours et de la réflexion. Les propos du Lord sont une prétérition étendue : tout en exposant
son renoncement à « toute activité littéraire », il prend part malgré tout à cette activité et construit une
œuvre véritable.
S’il est difficile – voire impossible – de définir la poésie, on peut tout de même affirmer que le sujet
lyrique fait un usage particulier de la langue en vue d’une formulation recherchée qui esthétise la réalité.
Pour cela, il a recours à des « outils » linguistiques. Nous l’avons vu, c’est dans la mise en mots que
Chandos dit connaître une crise. Mais, ne peut-on pas sérieusement douter de sa paralysie poétique
quand chaque page ou presque de la Lettre propose un jeu d’images littéraires ? Prenons trois exemples :
• La comparaison des ambitions passées avec « des mouches tristes sur un mur morne que n’éclaire
plus le soleil des journées heureuses »
Ici, plusieurs figures se superposent : tout d’abord une animalisation de la pensée, puis au niveau interne
de la comparaison trois personnifications : celle des « mouches », du « mur » et des « journées ». La
séquence est traversée par une antithèse ; commençant par le négatif avec « tristes » et « morne »,
la suite est placée sous le signe de l’euphorie avec « éclaire », « soleil » et « heureuses ». Toutefois, la
mélancolie l’emporte : le verbe « éclairer » est nié.
• La comparaison du poète avec le cerf : « comme le cerf traqué aspire à se plonger dans l’eau »
Une nouvelle comparaison animale avec cette fois, une toile de fond mythologique. En mentionnant
Actéon quelques lignes plus loin, la figure du cerf rappelle celle du jeune homme puni par Diane pour son
voyeurisme. Ainsi la plongée du cerf, qui est une disparition, peut se rapprocher de la plongée du poète
dans le monde matériel qui doit lui aussi renoncer à son rang de « voyeur » suprême et ne plus écrire...

2  La prétérition est une figure de rhétorique qui consiste à déclarer que l’on ne parle pas de quelque chose alors que l’on est
justement en train d’en parler. Il s’agit donc d’une figure d’insistance.

CNED  TERMINALE  HUMANITÉ-LITTÉRATURE-PHILOSOPHIE  3


• La métaphore des idées en « magnifiques fontaines jaillissantes » qui « jouent avec des balles
d’or »
Là encore, une lecture mythologique est possible : la fontaine rappelle le mythe de Narcisse, d’ailleurs
mentionné par Chandos. Or, Narcisse est celui qui a été condamné pour son attention excessive sur
son moi et donc sur son apparence ; le propos de Chandos va dans le sens d’un refus de l’esthétique
ostentatoire et donc d’un rejet d’une poésie faite uniquement de « balles d’or », évoquant les pommes
d’or du jardin des Hespérides, qui ne sont qu’illusion…

L’annonce de la fin poétique se fait en poésie.

2. Une Lettre disséquée : le « poète traversé »

Vous commencez à le comprendre : cette lettre hybride détient ce qu’elle-même dénonce. Dans ce
testament poétique, comment Chandos rend-il compte de son malaise ? Le « poète traversé » retrace son
existence artistique qui débute par une illusoire navigation et se termine par un dramatique naufrage. En
amont, c’est aussi Hofmannsthal qui retrace un parcours artistique de plusieurs siècles.

—Le pouvoir de la Nature : l’illusion de la « grande unité »


L’analepse effectuée par l’œuvre elle-même qui se situe non pas au début du XXe siècle – temps de
e
l’écriture – mais au début du XVII siècle, présente un parcours chronologique mêlant théories du passé
lointain, du passé proche et du présent. Nous en examinerons tout d’abord la phase idéale, optimiste.
Hofmannsthal commence par tracer le portrait idyllique d’un jeune homme en harmonie avec la Nature.
Cela correspond à une certaine conception de la poésie, celle d’un poète génie, « élu des Muses ».
Chandos en présente ici tous les symptômes. À la grande affection qu’il porte aux mythes – comme les
images évoquées ci-dessus le montrent bien – s’ajoute ce sentiment de filiation et de confiance qu’il
a pour les artistes passés : il mentionne les « œuvres des Anciens » mais se fait aussi plus précis en
citant Salluste, César ou Tite-Live. Quant à Ovide, Homère et Virgile, leur présence est palpable, bien
qu’implicite.
Lord Chandos compare également l’écriture à la musique et à l’algèbre. Pour lui, les mots sont des notes
ou des signes mathématiques à décrypter et il adhère ainsi aux théories de son temps, notamment celle
de l’homme cartésien « possesseur et maître de la nature ». Selon Galilée, le « livre de la Nature » est
composé par un langage mathématique dont la connaissance est la clé du déchiffrement du monde. Et
Chandos de vanter une « forme profonde, vraie, intérieure » qui permet d’atteindre la transcendance. Le
corps de l’artiste se fait alors réceptacle : le monde « passe » en lui, il en sent « le souffle ». Ajoutons
que Francis Bacon, le vrai, s’est fait connaître notamment pour sa « restauration des sciences ». C’est
donc avec un homme de science et non avec un homme de lettres que s’entretient le poète. Binôme
surprenant ? Lors d’une première lecture peut-être, mais finalement, on y décèle une certaine logique.
Pour Bacon, seules les « expériences cruciales » permettent d’accéder à la vérité, vérité qui reste
néanmoins toujours discutable : le progrès n’est possible qu’en réformant l’esprit humain. Si elle porte
sur la création poétique, la réflexion de Lord Chandos s’interroge en amont sur le monde et les hommes,
tout comme Bacon donc. Les « expériences » du poète visent une sortie de soi, une émancipation du moi,
obligation sine qua non de l’accès aux choses dans leur essence propre. La méthode baconienne s’établit
sur l’induction : de cas particuliers découlent des règles générales. Chandos, en tant que poète se fait le
réceptacle de cette méthode : du singulier, un chien, un arrosoir ou un caillou, découle le sublime et la
perception d’un sens transcendantal. Le poète est en fait le scientifique littéraire de l’univers, celui qui va
« fonder la bactériologie de l’âme » et qui rêve déjà d’une œuvre encyclopédique.

CNED  TERMINALE  HUMANITÉ-LITTÉRATURE-PHILOSOPHIE  4


Mais à cette nature et à cette science s’ajoutent le surnaturel et la ferveur mystique. Les propos du Lord
l’élèvent au rang de créateur : dans « une sorte d’ivresse continuelle », il prend connaissance des « forces
éternelles ». L’heure est encore à l’euphorie quand il se vante d’une « belle inspiration », « en ces jours de
bonheur, d’exaltation » … C’est l’idéal romantique du XIXe siècle qui fait ici une apparition anachronique :
la quête de l’équilibre harmonieux entre une affirmation du moi et une inclusion de ce moi dans le Tout.
Chandos le résume par l’équation suivante en forme de chiasme : « en tout je percevais la nature, [...] et
dans toute nature je percevais moi-même ».
Continuant son parcours dans l’histoire des idées, c’est un portrait de l’Art total, dépassant les disciplines,
que nous dresse le jeune Chandos. De manière audacieuse, le poète se compare aux musiciens, aux
peintres et aux sculpteurs tandis qu’il prétend dominer les architectes. Mais tout ceci n’est que projet et
restera en l’état ; l’ambition et le désir ont été remplacés par la perte et le vide. Prenant les allures d’une
confession, la lettre permet au lecteur de découvrir le personnage de Chandos, dont certains critiques
qualifiaient le mal de « schizophrénique » ; il y a bien finalement deux Chandos, le Lord poète et le poète
en crise...

—Le pouvoir du désespoir : le cas Chandos


Si cette remémoration se situait dans le non advenu, dans l’espoir du faire, Chandos impose ensuite son
désespoir de l’impossible : sa tentative a échoué.
L’emploi du passé, l’utilisation des verbes « vouloir » – et non « pouvoir » – « penser », « songer », la
mention de l’« autrefois » sont autant d’éléments qui reflètent ce dramatique fossé, ce basculement
dans l’ombre. Le terme de « contamination » est adéquat pour illustrer l’état de Chandos : il est frappé
d’un mal au plus profond de son être. L’excessive prétention d’englober le monde a placé le poète sur
un piédestal qui menace à tout moment de s’effondrer ; à force de vouloir dire l’essentiel, le poète s’y
noie. C’est au critique littéraire Charles du Bos que l’on doit la qualification de « poète traversé » :
« intersection plutôt que centre, sans cesse traversé il est situé plutôt que lui-même ne situe ». Le poète
n’est plus son propre maître.
Ce qui est intéressant, c’est que cette dichotomie de Chandos ne s’établit pas sur une modification du
rapport au monde. Sa réflexion conserve une base identique : l’union de l’homme et de la nature dans une
confusion du corps et de l’esprit. De même que le jeune Chandos buvait du lait – qu’il comparait à un livre
–l’actuel narrateur compare son corps à un vase rempli d’un « flot débordant de vie exaltée ». Il y a donc
toujours unité avec cette nouvelle mention du « tout » : « tout […] me semble être quelque chose ». Le
premier Chandos voulait « disparaître » dans les créatures mythologiques ; désormais il se dit « glisser »
dans toute matière et les termes dont se sert Chandos sont encore frappés par la transcendance ; il est
question d’« affrontement délicieux » et d’« étrange enchantement ». Mais alors, qu’est ce qui a changé ?
En lieu et place de l’encyclopédie éternelle rêvée, c’est le perpétuel pourrissement du monde qui s’est
imposé : les « champignons moisis », la « rouille », les « fragments » ou les « planches pourries »
entourent le poète qui entre « [lui]-même en fermentation ». Trois éléments nous permettent de
comprendre l’évolution de Chandos vers le négatif. Désormais, il doute du Sacré, il se sent seul et
devient l’adepte d’une nouvelle métaphysique : la supériorité de la simplicité. En effet, Chandos va renier
l’« interprétation religieuse » en faisant de la foi une valeur inaccessible et en affirmant sa non croyance
(élément 1) : « ces chérubins auxquels je ne crois pas ». Pour ce qui est du rapport avec autrui (élément
2), le lien entre les Anciens et le poète est rompu : il dit « éviter » Platon et rester imperméable aux
écrits de Sénèque ou de Cicéron. Si le rapport de l’être au monde reste le même, l’artiste établit une
hiérarchie qui préfère à la situation d’égalité entre le spirituel et le naturel, entre l’abstrait et le concret,
la supériorité de l’« entourage quotidien », des « objets misérables et grossiers » (élément 3). Il préfère
un « caillou », un « feu » ou une « cigale » aux topoï de la poésie qu’étaient la belle amante, le « spectacle
du ciel » ou encore le « grondement majestueux de l’orgue ». Cet « artiste en mots » est frappé par la
désillusion : si ses sensations primaires sont les mêmes, ce sont la formulation et la communication
qui s’effondrent et deviennent utopiques. Le langage ne permet plus la représentation et le doute
prédominera dans le travail du poète.

CNED  TERMINALE  HUMANITÉ-LITTÉRATURE-PHILOSOPHIE  5


—Le pouvoir de l’échec : la victoire de la vue
Par l’intermédiaire de la lettre, Hofmannsthal témoigne d’une crise du langage mais pour parvenir à une
victoire : celle de la vue, un des cinq sens, à prendre ici dans une acception particulière.
En 1896, lors d’une conférence, Hugo von Hofmannsthal définissait ainsi la poésie : « le matériau de la
poésie c’est les mots [...] leur arrangement, leur timbre et leur contenu, en reliant le souvenir des choses
visibles et le souvenir des choses audibles avec l’élément du mouvement... ». Encore une fois, le jeune
Hofmannsthal et le jeune Chandos se ressemblent et se rassemblent. Cette formule correspond bien
à l’idéal harmonieux d’une poésie-univers qui, grâce au langage, ne fait qu’un de la matière, du son, de
la mémoire et de la gestuelle. Mais de même que Chandos chute, l’idéologie artistique d’Hofmannsthal
va évoluer et quelques années plus tard, il qualifiera de mensonge « ce qui semblait encore vrai
quand [il] le pensai[t] ». Même s’il adhère encore à la définition du langage de son contemporain Henri
Bergson, en tant que « structure immatérielle, communication de signifiés remplaçant les événements
et les expériences par leur évocation », il fait le constat tragique de son impossible exécution ; c’est ce
qu’exprime le personnage de Chandos.
Une « nostalgie muette », voilà le mal dont il souffre. Dans ce processus dépressif qui affecte le poète,
sont touchés non seulement la pensée et la parole – « perdu la faculté de méditer ou de parler »,
« malaise inexplicable à seulement prononcer les mots » –, mais aussi la lecture : le livre devient une
somme de « mots agencés », de « vocables ». Partant de la théorie d’un langage constitué de mots
concepts, soit abstraits, soit concrets, ces cadres ne correspondent pas aux fragments de la réalité. La
crise du langage, « sprachkepsis » en allemand, porte donc la marque de la négation ; le poète n’écrit
plus et dans son état actuel, le langage ne permet pas l’alliance entre mots et idées : Chandos compare
les premiers à des yeux et les secondes à des statues aveugles.
Toutefois, cette crise des sens va se traduire par une affirmation ; le poète est pourvu d’une acuité
visuelle qui dépasse le dicible et est en elle-même épiphanique. Il n’est pas voyeur comme l’était
Narcisse, mais visionnaire. Ainsi, l’on trouve l’utilisation du champ lexical du regard : « œil », « voir »,
« montrer », « apercevoir », « timide regard », « regard comblé », etc. Ce regard affûté voit ce que le
commun ignore, ce dont « le regard simplificateur de l’habitude » se détourne. On atteint alors une
mystique du regard où les notions prennent « soudain une coloration », où l’objet absent s’offre dans une
« représentation précise ». La création ne s’effectue plus au niveau de l’écriture mais à un niveau sensitif,
dans une pulsion scopique. Les réminiscences que connaît Chandos correspondent alors à la mémoire
pure de Bergson pour laquelle les mots sont « défaillants ». En effet, selon le philosophe, les mots étant
des « cadres généraux », ils ne peuvent convenir à ce niveau de connaissance intuitif qui requiert une
« sympathie » avec l’objet. Face à cette réalité plurielle, face à cette présence totale de l’objet, la vision
accorde toute liberté tandis que le langage n’est que cloisonnement.
Cela a pour corollaire la plongée dans la solitude – Chandos est exclu des « rondes » et ressent une
« terrible solitude » – ainsi qu’une fuite perpétuelle : à cheval, au « galop à travers la lande déserte »,
Chandos s’enfuit. Et tout ce qui exige un échange avec autrui est rendu impossible ; l’époux ne se confie
plus à sa femme, le père ne parvient plus à « disputer » sa fille. En effet, qu’est la vision si ce n’est un
renfermement sur un sens intime et non communicatif ? Si le rêve encyclopédique symbolisait le partage
du savoir, le malaise de Chandos se traduit par un repli sur soi. Il évoque sa « propre pesanteur », son
« cerveau », son « corps » et distingue « le monde entier et [s]oi ». Tandis que le moi sensible connaît
une forme de joie – « un affrontement délicieux » – le moi au monde ne « sai[t] plus rien dire ». C’est
donc ainsi qu’Hofmannsthal représente le doute qui habite l’homme de lettres : le passage de la vision
à l’écriture ne serait pas une glorification mais un avilissement. Quelle est alors l’issue, s’il y en a une ?
Chandos s’avoue-t-il vaincu ? Bien loin d’une fin de l’art, Une lettre constitue le « degré zéro » de la
poétique d’Hofmannsthal. Et c’est à vous de l’écrire !

Quand Hofmannsthal dépasse Chandos : À la recherche des mots pour le dire !

CNED  TERMINALE  HUMANITÉ-LITTÉRATURE-PHILOSOPHIE  6


Mise en activité :
Pour achever notre étude, nous vous proposons d’envisager d’un peu plus près la nouvelle poétique
que propose derrière ce Lord Chandos Hugo von Hofmannsthal lui-même. Mais, comme dans un nouvel
échec du langage, vous voilà en possession d’un manuscrit dont certains passages se sont un peu
effacés…
Aidé(e) par votre lecture de la Lettre, par votre lecture du cours et en effectuant si nécessaire quelques
recherches, partez à la recherche des mots manquants. Promis, tous existent !!!

Pour certains, cette Lettre n’a rien d’une et doit se lire


essentiellement comme l’acte de confession de Hugo von Hofmannsthal lui-même.
L’attitude la moins restrictive est donc de la lire comme une « fiction-confession »
en considérant les apports que permettent l’une et l’autre de ces sous-catégories.

D’emblée, il faut noter que pour la signature de ses premières œuvres, Hofmannsthal
signait du nom de comme une nécessité d’avancer masqué. Ici,
Hofmannsthal assume la parenté épistolaire et à l’intérieur du texte, il imprime une
part de lui-même. Au-delà de la fiction, on trouve de nombreuses similitudes entre
Chandos et Hofmannsthal : le génie précoce – Hofmannsthal, membre du cercle du café
dans la Vienne de 1900 dès l’âge de ans, le répertoire artistique évoqué par
Lord Chandos – les poèmes pastoraux ou le projet de « Nosce te  »
mais surtout la crise artistique. Dès ses débuts, Hofmannsthal s’interroge sur le
pouvoir de l’art et particulièrement sur celui du langage, qu’il considère comme un
«  » voué à l’échec pour représenter le monde. Voici comment il définit
l’art poétique : c’est « aligner sur , mot sur mot ». Une
formule qui pourrait être une parole de Chandos. Plus qu’un personnage, le Lord
semble être le reflet de Hofmannsthal à travers le miroir du récit. De même que les
œuvres de Chandos sont « nourries d’une goutte de (son)  », la Lettre est
emplie de l’expérience de Hofmannsthal.

Mais cette option de lecture ne doit pas être considérée comme un acte introspectif.
En rejetant le genre poétique, Hofmannsthal décide justement d’ouvrir ce Moi ; lui
refuse le pour défendre l’humanisme. La Lettre propose déjà une piste
de réflexion ontologique avec cette exclamation : « Qu’est donc l’homme, pour qu’il
fasse ainsi des projets ! ». On le voit, Hofmannsthal s’interroge avant tout sur
l’homme qui fait l’œuvre, plus que sur faite par l’homme. Dès 1893,
Hofmannsthal notait dans ses carnets que « l’éthique fonde et non le
contraire ». Le théâtre apparaît alors comme le genre par excellence pour parler de
l’Histoire et de la société à ce peuple qui y vit. Sur ce point – comme sur beaucoup
d’autres – le parcours de Victor Hugo a guidé le jeune Hofmannsthal qui a consacré
son travail d’habilitation à l’écrivain français. Pour Victor Hugo, le théâtre est un
art avant tout à visée qui permet à l’artiste d’« agir ». À la poésie,
forme trop esthétique et artificielle, est donc préféré le théâtre. En envisageant ce
tournant littéraire, en lui adjoignant la nationalité de Chandos et l’époque durant
laquelle il vit, on ne peut ignorer l’influente figure d’un autre grand dramaturge :
William Shakespeare, génie du théâtre . Dès 1890, Hofmannsthal se
réfère au personnage de Hamlet avec cette reprise de la formule devenue célèbre :
« des mots, des mots dépourvus d’  », phrase particulièrement signifiante pour la
réflexion de Chandos. Dans La naissance de la tragédie, dont on sait qu’Hofmannsthal
en fit la lecture, Nietzsche présente le personnage de Hamlet comme celui qui a
saisi d’un « regard l’essence des choses ». N’est-ce pas aussi le
regard tragiquement muet de Chandos ? Mais, à la différence du héros shakespearien
qui ne croit pas au pouvoir de l’action, Hofmannsthal, après la Lettre aspirera

CNED  TERMINALE  HUMANITÉ-LITTÉRATURE-PHILOSOPHIE  7


à mettre sur scène la réalité sociale d’autrui qu’il décrit comme « son propre
monde, intérieur et extérieur, simplement plus concis, plus éclairé, plus étrange,
éclairé de  ». Si le langage poétique est déficient, la scène devient un
médiateur plus dynamique et communicatif. Si les échecs seront là – sa tragédie La
comtesse Pompilia (dont la fille de Chandos porte le nom…) ne verra jamais le jour, un
an après la Lettre, son drame connaît un succès mondial.

Si Chandos est le double de l’artiste Hofmannsthal, il en est aussi la mue, cette


enveloppe dont on se débarrasse pour évoluer. La question autobiographique se
pose alors sur un autre plan : Chandos ne serait pas le reflet de Hofmannsthal
mais le reflet de la crise-Hofmannsthal, un être inachevé, seulement une étape
dans la réflexion artistique du Maître Hofmannsthal. La dénonciation du langage se
transformera progressivement en dénonciation de l’usage qu’en font certains hommes et
Hofmannsthal bataillera pour une défense de la . Le passé est à respecter
et sa réminiscence rejoint dans un « présent unique » la prémonition de l’avenir. En
transmetteur responsable, Hofmannsthal renonce à l’affirmation négative de Chandos
« je n’écrirai pas de  » pour lui préférer un intermédiaire artistique
mesurée : non pas un renoncement de la poésie dans l’écriture mais une mise à
distance de la poésie comme forme écrite en la remplaçant par le théâtre.

Bien souvent, on titre par erreur l’œuvre étudiée « Lettre de Lord Chandos » alors
que le titre original est , tout simplement Une Lettre. La différence
peut paraître infime mais elle entre en adéquation avec notre hypothèse de lecture :
l’article indéfini marque l’ouverture de la perspective de lecture. La lettre fournit
une analyse élargie du monde littéraire, celui dont hérite Hofmannsthal, celui
dont il est contemporain, cela dans l’optique de préparer au mieux celui qui est
à venir. En épurant sa vision de la littérature Hugo von Hofmannsthal fait preuve
d’une capacité de jugement efficace et d’une prise de conscience : l’art doit toucher
le public sans jamais sombrer dans l’artifice. C’est avec Andreas qu’Hofmannsthal
aurait pu parvenir à l’idéal de Chandos : un roman d’ à la manière de
Goethe, une poésie de l’écriture et un canevas dramatique à la Shakespeare, un
Tout littéraire à la fois réaliste et sensible. Mais là encore, le personnage du
Lord semble avoir hanté l’écrivain… Tout comme les projets de Chandos, le mode
du subjonctif passé est de rigueur : l’œuvre complète restera dans le domaine de
l’imaginaire : Hofmannsthal trouve la mort avant d’achever Andreas, ce qui vaudra
au roman cette qualification d’Hermann Broch : le « chef d’œuvre du XXe
siècle » …

→ La version complétée

Pour certains, cette Lettre n’a rien d’une fiction et doit se lire essentiellement comme l’acte de confession
de Hugo von Hofmannsthal lui-même. L’attitude la moins restrictive est donc de la lire comme une
« fiction-confession » en considérant les apports que permettent l’une et l’autre de ces sous-catégories.

D’emblée, il faut noter que pour la signature de ses premières œuvres, Hofmannsthal signait du nom
de Loris comme une nécessité d’avancer masqué. Ici, Hofmannsthal assume la parenté épistolaire et
à l’intérieur du texte, il imprime une part de lui-même. Au-delà de la fiction, on trouve de nombreuses
similitudes entre Chandos et Hofmannsthal : le génie précoce – Hofmannsthal, membre du cercle du
café Griensteild dans la Vienne de 1900 dès l’âge de 16 ans, le répertoire artistique évoqué par Lord
Chandos – les poèmes pastoraux ou le projet de « Nosce te ipsum » mais surtout la crise artistique. Dès
ses débuts, Hofmannsthal s’interroge sur le pouvoir de l’art et particulièrement sur celui du langage,
qu’il considère comme un « médium » voué à l’échec pour représenter le monde. Voici comment il définit

CNED  TERMINALE  HUMANITÉ-LITTÉRATURE-PHILOSOPHIE  8


l’art poétique : c’est « aligner mensonge sur mensonge, mot sur mot ». Une formule qui pourrait être
une parole de Chandos. Plus qu’un personnage, le Lord semble être le reflet de Hofmannsthal à travers
le miroir du récit. De même que les œuvres de Chandos sont « nourries d’une goutte de (son) sang », la
Lettre est emplie de l’expérience de Hofmannsthal.

Mais cette option de lecture ne doit pas être considérée comme un acte introspectif. En rejetant
le genre poétique, Hofmannsthal décide justement d’ouvrir ce Moi ; lui refuse le narcissisme
pour défendre l’humanisme. La Lettre propose déjà une piste de réflexion ontologique avec cette
exclamation : « Qu’est donc l’homme, pour qu’il fasse ainsi des projets ! ». On le voit, Hofmannsthal
s’interroge avant tout sur l’homme qui fait l’œuvre, plus que sur l’œuvre faite par l’homme. Dès 1893,
Hofmannsthal notait dans ses carnets que « l’éthique fonde l’esthétique et non le contraire ». Le
théâtre apparaît alors comme le genre par excellence pour parler de l’Histoire et de la société à ce
peuple qui y vit. Sur ce point – comme sur beaucoup d’autres – le parcours de Victor Hugo a guidé le
jeune Hofmannsthal qui a consacré son travail d’habilitation à l’écrivain français. Pour Victor Hugo,
le théâtre est un art avant tout à visée sociale qui permet à l’artiste d’« agir ». À la poésie, forme
trop esthétique et artificielle, est donc préféré le théâtre. En envisageant ce tournant littéraire, en lui
adjoignant la nationalité de Chandos et l’époque durant laquelle il vit, on ne peut ignorer l’influente
figure d’un autre grand dramaturge : William Shakespeare, génie du théâtre élisabéthain. Dès 1890,
Hofmannsthal se réfère au personnage de Hamlet avec cette reprise de la formule devenue célèbre :
« des mots, des mots dépourvus d’âme », phrase particulièrement signifiante pour la réflexion de
Chandos. Dans La naissance de la tragédie, dont on sait qu’Hofmannsthal en fit la lecture, Nietzsche
présente le personnage de Hamlet comme celui qui a saisi d’un « regard lucide l’essence des
choses ». N’est-ce pas aussi le regard tragiquement muet de Chandos ? Mais, à la différence du héros
shakespearien qui ne croit pas au pouvoir de l’action, Hofmannsthal, après la Lettre aspirera à mettre
sur scène la réalité sociale d’autrui qu’il décrit comme « son propre monde, intérieur et extérieur,
simplement plus concis, plus éclairé, plus étrange, éclairé de l’intérieur ». Si le langage poétique est
déficient, la scène devient un médiateur plus dynamique et communicatif. Si les échecs seront là – sa
tragédie La comtesse Pompilia (dont la fille de Chandos porte le nom…) ne verra jamais le jour, un an
après la Lettre, son drame Elektra connaît un succès mondial.

Si Chandos est le double de l’artiste Hofmannsthal, il en est aussi la mue, cette enveloppe dont on
se débarrasse pour évoluer. La question autobiographique se pose alors sur un autre plan : Chandos
ne serait pas le reflet de Hofmannsthal mais le reflet de la crise-Hofmannsthal, un être inachevé,
seulement une étape dans la réflexion artistique du Maître Hofmannsthal. La dénonciation du langage se
transformera progressivement en dénonciation de l’usage qu’en font certains hommes et Hofmannsthal
bataillera pour une défense de la tradition. Le passé est à respecter et sa réminiscence rejoint dans un
« présent unique » la prémonition de l’avenir. En transmetteur responsable, Hofmannsthal renonce à
l’affirmation négative de Chandos « je n’écrirai pas de livre » pour lui préférer un intermédiaire artistique
mesurée : non pas un renoncement de la poésie dans l’écriture mais une mise à distance de la poésie
comme forme écrite en la remplaçant par le théâtre.

Bien souvent, on titre par erreur l’œuvre étudiée « Lettre de Lord Chandos » alors que le titre original est
Ein Brief, tout simplement Une Lettre. La différence peut paraître infime mais elle entre en adéquation
avec notre hypothèse de lecture : l’article indéfini marque l’ouverture de la perspective de lecture. La
lettre fournit une analyse élargie du monde littéraire, celui dont hérite Hofmannsthal, celui dont il est
contemporain, cela dans l’optique de préparer au mieux celui qui est à venir. En épurant sa vision de
la littérature Hugo von Hofmannsthal fait preuve d’une capacité de jugement efficace et d’une prise
de conscience : l’art doit toucher le public sans jamais sombrer dans l’artifice. C’est avec Andreas
qu’Hofmannsthal aurait pu parvenir à l’idéal de Chandos : un roman d’apprentissage à la manière de
Goethe, une poésie de l’écriture et un canevas dramatique à la Shakespeare, un Tout littéraire à la fois
réaliste et sensible. Mais là encore, le personnage du Lord semble avoir hanté l’écrivain… Tout comme
les projets de Chandos, le mode du subjonctif passé est de rigueur : l’œuvre complète restera dans le
domaine de l’imaginaire : Hofmannsthal trouve la mort avant d’achever Andreas, ce qui vaudra au roman
e
cette qualification superbe de « chef d’œuvre inconnu du XX siècle » …

CNED  TERMINALE  HUMANITÉ-LITTÉRATURE-PHILOSOPHIE  9


Ce que je dois retenir

Dans Une lettre, Hugo von Hofmannsthal mêle donc fiction et réalité pour in fine faire triom-
pher cette dernière. Ou plus exactement faire triompher une certaine forme de réalité : la
sensibilité. Si une des caractéristiques du sensible est d’être impalpable, c’est cela qui le
rend paradoxalement, aux yeux du poète, bien plus vrai. Et Hofmannsthal n’est pas à un
paradoxe près. Nous l’avons vu, plus Lord Chandos dit ne plus pouvoir ni dire, ni écrire, plus il dit et plus
il écrit. De plus, c’est grâce à la fiction proposée que le lecteur se retrouve plongé dans un XVIIe siècle
à la fois réel et fictif, regardé par un écrivain du XXe siècle qui ressemble beaucoup à son héros sans
l’être véritablement. Enfin, c’est du constat d’échec d’une création possible que débouchera une vision
possible de l’impossible que le lecteur, guidé par Hofmannsthal, aperçoit à son tour.

Ein Brief ne serait-elle pas alors ce « chef d’œuvre peu connu » d’un XXe siècle en train de naître ?

Crédit
page 1 : Charles Édouard Le Prince, Promenade de Julie et Saint-Preux
sur le lac de Genève, 1824
Suisse, Montmorency, Musée Jean-Jacques Rousseau

CNED  TERMINALE  HUMANITÉ-LITTÉRATURE-PHILOSOPHIE  10

Vous aimerez peut-être aussi