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ÉTAPE 2 : APPRENDRE/PRATIQUER
1 Lettre de Lord Chandos, Hugo von Hofmannsthal, 1902, Payot-Rivages, 2000, à partir de 7.15 €.
Pouvant prendre différentes formes, toujours en équilibre instable entre le factuel et le fictif, le genre
épistolaire est à l’origine de divers travestissements littéraires et regorge de multiples significations. Mais
quelle que soit l’option prise, la lettre est un échange entre deux sensibilités. Les exemples littéraires
sont nombreux – citons-en quelques-uns en préambule. Dans la langue allemande, ce sont les lettres
du jeune Werther qui viennent immédiatement à l’esprit, ces missives fictives composées par Goethe en
1774 qui retranscrivent de manière sensible les Souffrances du personnage éponyme. Quelques années
auparavant, en France, Jean-Jacques Rousseau a imaginé les lettres de Julie dans sa Nouvelle Héloïse
(1762) tandis qu’en 1782, Choderlos de Laclos construira ce roman polyphonique qui le rendra célèbre :
Les Liaisons dangereuses. Au XIXe siècle, le réalisme français s’empare également du genre épistolaire ;
c’est le cas de Balzac avec les Mémoires de deux jeunes mariés (1840), œuvre de fiction. Enfin, pour
revenir au plus près de Hofmannsthal, dans l’Autriche du XXe siècle, les Lettres à un jeune poète (1903-
1908) de Rainer Maria Rilke offrent, comme l’œuvre étudiée, une réflexion sur la création poétique. Mais,
cette fois, les lettres sont réelles.
2 La prétérition est une figure de rhétorique qui consiste à déclarer que l’on ne parle pas de quelque chose alors que l’on est
justement en train d’en parler. Il s’agit donc d’une figure d’insistance.
Vous commencez à le comprendre : cette lettre hybride détient ce qu’elle-même dénonce. Dans ce
testament poétique, comment Chandos rend-il compte de son malaise ? Le « poète traversé » retrace son
existence artistique qui débute par une illusoire navigation et se termine par un dramatique naufrage. En
amont, c’est aussi Hofmannsthal qui retrace un parcours artistique de plusieurs siècles.
D’emblée, il faut noter que pour la signature de ses premières œuvres, Hofmannsthal
signait du nom de comme une nécessité d’avancer masqué. Ici,
Hofmannsthal assume la parenté épistolaire et à l’intérieur du texte, il imprime une
part de lui-même. Au-delà de la fiction, on trouve de nombreuses similitudes entre
Chandos et Hofmannsthal : le génie précoce – Hofmannsthal, membre du cercle du café
dans la Vienne de 1900 dès l’âge de ans, le répertoire artistique évoqué par
Lord Chandos – les poèmes pastoraux ou le projet de « Nosce te »
mais surtout la crise artistique. Dès ses débuts, Hofmannsthal s’interroge sur le
pouvoir de l’art et particulièrement sur celui du langage, qu’il considère comme un
« » voué à l’échec pour représenter le monde. Voici comment il définit
l’art poétique : c’est « aligner sur , mot sur mot ». Une
formule qui pourrait être une parole de Chandos. Plus qu’un personnage, le Lord
semble être le reflet de Hofmannsthal à travers le miroir du récit. De même que les
œuvres de Chandos sont « nourries d’une goutte de (son) », la Lettre est
emplie de l’expérience de Hofmannsthal.
Mais cette option de lecture ne doit pas être considérée comme un acte introspectif.
En rejetant le genre poétique, Hofmannsthal décide justement d’ouvrir ce Moi ; lui
refuse le pour défendre l’humanisme. La Lettre propose déjà une piste
de réflexion ontologique avec cette exclamation : « Qu’est donc l’homme, pour qu’il
fasse ainsi des projets ! ». On le voit, Hofmannsthal s’interroge avant tout sur
l’homme qui fait l’œuvre, plus que sur faite par l’homme. Dès 1893,
Hofmannsthal notait dans ses carnets que « l’éthique fonde et non le
contraire ». Le théâtre apparaît alors comme le genre par excellence pour parler de
l’Histoire et de la société à ce peuple qui y vit. Sur ce point – comme sur beaucoup
d’autres – le parcours de Victor Hugo a guidé le jeune Hofmannsthal qui a consacré
son travail d’habilitation à l’écrivain français. Pour Victor Hugo, le théâtre est un
art avant tout à visée qui permet à l’artiste d’« agir ». À la poésie,
forme trop esthétique et artificielle, est donc préféré le théâtre. En envisageant ce
tournant littéraire, en lui adjoignant la nationalité de Chandos et l’époque durant
laquelle il vit, on ne peut ignorer l’influente figure d’un autre grand dramaturge :
William Shakespeare, génie du théâtre . Dès 1890, Hofmannsthal se
réfère au personnage de Hamlet avec cette reprise de la formule devenue célèbre :
« des mots, des mots dépourvus d’ », phrase particulièrement signifiante pour la
réflexion de Chandos. Dans La naissance de la tragédie, dont on sait qu’Hofmannsthal
en fit la lecture, Nietzsche présente le personnage de Hamlet comme celui qui a
saisi d’un « regard l’essence des choses ». N’est-ce pas aussi le
regard tragiquement muet de Chandos ? Mais, à la différence du héros shakespearien
qui ne croit pas au pouvoir de l’action, Hofmannsthal, après la Lettre aspirera
Bien souvent, on titre par erreur l’œuvre étudiée « Lettre de Lord Chandos » alors
que le titre original est , tout simplement Une Lettre. La différence
peut paraître infime mais elle entre en adéquation avec notre hypothèse de lecture :
l’article indéfini marque l’ouverture de la perspective de lecture. La lettre fournit
une analyse élargie du monde littéraire, celui dont hérite Hofmannsthal, celui
dont il est contemporain, cela dans l’optique de préparer au mieux celui qui est
à venir. En épurant sa vision de la littérature Hugo von Hofmannsthal fait preuve
d’une capacité de jugement efficace et d’une prise de conscience : l’art doit toucher
le public sans jamais sombrer dans l’artifice. C’est avec Andreas qu’Hofmannsthal
aurait pu parvenir à l’idéal de Chandos : un roman d’ à la manière de
Goethe, une poésie de l’écriture et un canevas dramatique à la Shakespeare, un
Tout littéraire à la fois réaliste et sensible. Mais là encore, le personnage du
Lord semble avoir hanté l’écrivain… Tout comme les projets de Chandos, le mode
du subjonctif passé est de rigueur : l’œuvre complète restera dans le domaine de
l’imaginaire : Hofmannsthal trouve la mort avant d’achever Andreas, ce qui vaudra
au roman cette qualification d’Hermann Broch : le « chef d’œuvre du XXe
siècle » …
→ La version complétée
Pour certains, cette Lettre n’a rien d’une fiction et doit se lire essentiellement comme l’acte de confession
de Hugo von Hofmannsthal lui-même. L’attitude la moins restrictive est donc de la lire comme une
« fiction-confession » en considérant les apports que permettent l’une et l’autre de ces sous-catégories.
D’emblée, il faut noter que pour la signature de ses premières œuvres, Hofmannsthal signait du nom
de Loris comme une nécessité d’avancer masqué. Ici, Hofmannsthal assume la parenté épistolaire et
à l’intérieur du texte, il imprime une part de lui-même. Au-delà de la fiction, on trouve de nombreuses
similitudes entre Chandos et Hofmannsthal : le génie précoce – Hofmannsthal, membre du cercle du
café Griensteild dans la Vienne de 1900 dès l’âge de 16 ans, le répertoire artistique évoqué par Lord
Chandos – les poèmes pastoraux ou le projet de « Nosce te ipsum » mais surtout la crise artistique. Dès
ses débuts, Hofmannsthal s’interroge sur le pouvoir de l’art et particulièrement sur celui du langage,
qu’il considère comme un « médium » voué à l’échec pour représenter le monde. Voici comment il définit
Mais cette option de lecture ne doit pas être considérée comme un acte introspectif. En rejetant
le genre poétique, Hofmannsthal décide justement d’ouvrir ce Moi ; lui refuse le narcissisme
pour défendre l’humanisme. La Lettre propose déjà une piste de réflexion ontologique avec cette
exclamation : « Qu’est donc l’homme, pour qu’il fasse ainsi des projets ! ». On le voit, Hofmannsthal
s’interroge avant tout sur l’homme qui fait l’œuvre, plus que sur l’œuvre faite par l’homme. Dès 1893,
Hofmannsthal notait dans ses carnets que « l’éthique fonde l’esthétique et non le contraire ». Le
théâtre apparaît alors comme le genre par excellence pour parler de l’Histoire et de la société à ce
peuple qui y vit. Sur ce point – comme sur beaucoup d’autres – le parcours de Victor Hugo a guidé le
jeune Hofmannsthal qui a consacré son travail d’habilitation à l’écrivain français. Pour Victor Hugo,
le théâtre est un art avant tout à visée sociale qui permet à l’artiste d’« agir ». À la poésie, forme
trop esthétique et artificielle, est donc préféré le théâtre. En envisageant ce tournant littéraire, en lui
adjoignant la nationalité de Chandos et l’époque durant laquelle il vit, on ne peut ignorer l’influente
figure d’un autre grand dramaturge : William Shakespeare, génie du théâtre élisabéthain. Dès 1890,
Hofmannsthal se réfère au personnage de Hamlet avec cette reprise de la formule devenue célèbre :
« des mots, des mots dépourvus d’âme », phrase particulièrement signifiante pour la réflexion de
Chandos. Dans La naissance de la tragédie, dont on sait qu’Hofmannsthal en fit la lecture, Nietzsche
présente le personnage de Hamlet comme celui qui a saisi d’un « regard lucide l’essence des
choses ». N’est-ce pas aussi le regard tragiquement muet de Chandos ? Mais, à la différence du héros
shakespearien qui ne croit pas au pouvoir de l’action, Hofmannsthal, après la Lettre aspirera à mettre
sur scène la réalité sociale d’autrui qu’il décrit comme « son propre monde, intérieur et extérieur,
simplement plus concis, plus éclairé, plus étrange, éclairé de l’intérieur ». Si le langage poétique est
déficient, la scène devient un médiateur plus dynamique et communicatif. Si les échecs seront là – sa
tragédie La comtesse Pompilia (dont la fille de Chandos porte le nom…) ne verra jamais le jour, un an
après la Lettre, son drame Elektra connaît un succès mondial.
Si Chandos est le double de l’artiste Hofmannsthal, il en est aussi la mue, cette enveloppe dont on
se débarrasse pour évoluer. La question autobiographique se pose alors sur un autre plan : Chandos
ne serait pas le reflet de Hofmannsthal mais le reflet de la crise-Hofmannsthal, un être inachevé,
seulement une étape dans la réflexion artistique du Maître Hofmannsthal. La dénonciation du langage se
transformera progressivement en dénonciation de l’usage qu’en font certains hommes et Hofmannsthal
bataillera pour une défense de la tradition. Le passé est à respecter et sa réminiscence rejoint dans un
« présent unique » la prémonition de l’avenir. En transmetteur responsable, Hofmannsthal renonce à
l’affirmation négative de Chandos « je n’écrirai pas de livre » pour lui préférer un intermédiaire artistique
mesurée : non pas un renoncement de la poésie dans l’écriture mais une mise à distance de la poésie
comme forme écrite en la remplaçant par le théâtre.
Bien souvent, on titre par erreur l’œuvre étudiée « Lettre de Lord Chandos » alors que le titre original est
Ein Brief, tout simplement Une Lettre. La différence peut paraître infime mais elle entre en adéquation
avec notre hypothèse de lecture : l’article indéfini marque l’ouverture de la perspective de lecture. La
lettre fournit une analyse élargie du monde littéraire, celui dont hérite Hofmannsthal, celui dont il est
contemporain, cela dans l’optique de préparer au mieux celui qui est à venir. En épurant sa vision de
la littérature Hugo von Hofmannsthal fait preuve d’une capacité de jugement efficace et d’une prise
de conscience : l’art doit toucher le public sans jamais sombrer dans l’artifice. C’est avec Andreas
qu’Hofmannsthal aurait pu parvenir à l’idéal de Chandos : un roman d’apprentissage à la manière de
Goethe, une poésie de l’écriture et un canevas dramatique à la Shakespeare, un Tout littéraire à la fois
réaliste et sensible. Mais là encore, le personnage du Lord semble avoir hanté l’écrivain… Tout comme
les projets de Chandos, le mode du subjonctif passé est de rigueur : l’œuvre complète restera dans le
domaine de l’imaginaire : Hofmannsthal trouve la mort avant d’achever Andreas, ce qui vaudra au roman
e
cette qualification superbe de « chef d’œuvre inconnu du XX siècle » …
Dans Une lettre, Hugo von Hofmannsthal mêle donc fiction et réalité pour in fine faire triom-
pher cette dernière. Ou plus exactement faire triompher une certaine forme de réalité : la
sensibilité. Si une des caractéristiques du sensible est d’être impalpable, c’est cela qui le
rend paradoxalement, aux yeux du poète, bien plus vrai. Et Hofmannsthal n’est pas à un
paradoxe près. Nous l’avons vu, plus Lord Chandos dit ne plus pouvoir ni dire, ni écrire, plus il dit et plus
il écrit. De plus, c’est grâce à la fiction proposée que le lecteur se retrouve plongé dans un XVIIe siècle
à la fois réel et fictif, regardé par un écrivain du XXe siècle qui ressemble beaucoup à son héros sans
l’être véritablement. Enfin, c’est du constat d’échec d’une création possible que débouchera une vision
possible de l’impossible que le lecteur, guidé par Hofmannsthal, aperçoit à son tour.
Ein Brief ne serait-elle pas alors ce « chef d’œuvre peu connu » d’un XXe siècle en train de naître ?
Crédit
page 1 : Charles Édouard Le Prince, Promenade de Julie et Saint-Preux
sur le lac de Genève, 1824
Suisse, Montmorency, Musée Jean-Jacques Rousseau