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STENDHAL

À en croire la notice « H. B. » rédigée par Prosper Mérimée et publiée sans signature en


1850, il n’y aurait guère eu plus de trois personnes le 24 mars 1842 pour accompagner
Henri Beyle, alias Stendhal, à sa dernière demeure. En dépit de l’hommage rendu par
Balzac qui avait consacré à la Chartreuse de Parme (1839) un très long article dans
l’éphémère Revue parisienne (70 pages sur les 124 pages de la livraison du 25
septembre 1840)1, le défunt n’est encore aux yeux des contemporains qui le connaissent
que le « spirituel Beyle », un obscur « consul de France » en congé maladie, assez peu
apprécié de sa hiérarchie. Sa mort n’a donc pas suscité grand émoi dans la France de la
Monarchie de Juillet. « Je n’ai point de réputation » note Stendhal avec lucidité dans
son Journal deux mois avant sa mort.
La gloire posthume de l’homme aux deux cent trente pseudonymes…
Mais le « stupide XIXe siècle »2 a quelques excuses. D’abord, Stendhal n’a sans doute
pas fait tout ce qu’il convenait pour se faire une réputation dans le monde des lettres.
Peut-être sa manie des pseudonymes a-t-elle quelque peu contribué à ce relatif
anonymat ? On a en effet dénombré dans les écrits de Stendhal plus de deux cent trente
pseudonymes ! La plupart certes à usage privé, et donc inconnus des contemporains,
mais on conviendra que ce n’est pas la meilleure manière de se faire un nom. En fait,
avant que la postérité ne reconnaisse dans Stendhal un romancier et un diariste de
premier ordre, Henri Beyle a longtemps cherché sa voie comme écrivain. Il s’est essayé
à divers genres, commençant maints ouvrages, la plupart demeurés inachevés. De la
première partie de sa vie, hors le Journal commencé en 1801, peu de textes notables.
Ses relations familiales avec le comte Daru, personnage influent du consulat et de
l’Empire, lui valent des emplois assez prenants où il on le voit serviteur zélé
de Napoléon. Ce n’est qu’après la chute de l’Empire que Stendhal (re)commence à
écrire sérieusement, d’abord modestement, des biographies de musiciens et de peintres,
centon démarqués d’autres ouvrages, puis des réflexions sur le théâtre, la littérature.
Une ritournelle des années 1970 envisageait ce qui serait advenu du monde « si l’on
avait mis en quarantaine, tous les hommes de quarante ans et plus… ». Dans le cas de
Stendhal, la chose est entendue. La petite tombe du cimetière de Montmartre n’aurait
jamais été fleurie par aucun Stendhal-club. Le nom même de Stendal n’évoquerait dans
le meilleur des cas que la petite ville allemande des bords de l’Elbe qui vit naître
l’illustre historien d’art J. J. Winckelmann. « Que serait-il resté de notre héros dans
l’histoire de la littérature si [quelque péripétie] avait mis fin à ses jours en 1829 ?
Disons-le tout de suite : rien »3. Stendhal en effet n’a écrit que sur le tard les chefs-
d’œuvre qui ont fait sa gloire. Lorsque paraît le premier, Le Rouge et le Noir, le 18
novembre 1830, il a déjà quarante-sept ans et il vit alors le bref apogée de sa vie,
littéraire, politique, amoureuse.
Écrire pour les happy few !
On ne saurait dire pour autant qu’il ait méprisé la gloire ce modeste fonctionnaire de la
Monarchie de Juillet, consul de France à Civitavecchia, qu’une crise d’apoplexie –
conséquence ultime d’un état syphilitique avancé ? – emporte au coin de l’actuelle rue
des Capucines, à deux pas de son ministère. On peut même dire qu’il n’a jamais rêvé
d’autre chose : « il n’y a qu’un moyen de supporter la vieillesse : c’est la gloire et une
âme ardente » écrit-il dans son Journal le 13 février 18114… Pouvait-il d’ailleurs en
1
V. « Beyle vient de publier à mon sens le plus beau livre qui ait paru depuis cinquante ans »
Correspondance à Madame Hanska du 14 avril 1839.
2
La formule souvent reprise est à l’origine le titre d’un pamphlet de Léon Daudet (1922).
3
Paul Désalmand, Cher Stendhal, un pari sur la gloire, Presse de Valmy 1999, p. 152
4
Stendhal, Œuvres intimes, « Bibliothèque de la Pléiade », éd. Del Litto, t. I, p.219
aller autrement pour un homme né en 1783, qui appartenait donc à une génération qui
avait grandi sous la Révolution et qui était entrée dans la vie durant l’épopée
napoléonienne ? On n’insistera jamais assez sur l’importance de ces événements
historiques dans la fabrication du « mythe français du XIXe siècle »5, mythe essentiel
pour qui veut en comprendre la littérature. Et Stendhal est ambitieux, orgueilleux,
« cheval ombrageux »6. Envieux même, il confesse à lui-même d’avoir eu « l’âme un
peu mordue de n’être pas préfet »7 alors que deux de ses acolytes « préfecturables » de
l’épopée moscovite ont été nommés. Opiniâtre, il ne veut cependant pas la gloire à
n’importe quel prix. C’est qu’il a aussi une âme élevée qui se voudrait ardente et rare.
Comme certains de ses personnages romanesques, il a en exécration les succès qui
procèdent de la médiocrité ou de l’intrigue, d’autant plus qu’il a voué sa vie à l’art.
Mais il sait aussi qu’il a peu d’imagination, d’où sa tendance au rewriting et à
emprunter la trame de ses œuvres à d’autres. Quoi qu’il en soit, Stendhal a pleinement
conscience de ce que sa vocation exige de lui : du travail et surtout de la liberté de
jugement. Cela se traduit par le refus de se soucier des convenances et de l’ordre établi,
et par la résolution de ne jamais céder aux satisfactions de la vanité. Stendhal, qui fut
« une des plus belles rencontres fortuites »8 de la vie de Nietzsche, n’a comme ce
dernier écrit que pour un petit nombre de ses contemporains. « J'écris pour des amis
inconnus, une poignée d'élus qui me ressemblent : les happy few ». Il mise même sur
cette gloire posthume : « Je mets un billet de loterie dont le gros lot se résume à ceci :
être lu en 1935 »9.
Être Molière ou Shakespeare !
Le jeune Beyle s’était fixé des objectifs élevés : « Quel est mon but ? D’être le plus
grand poète possible. Pour cela connaître parfaitement l’homme. Le style n’est que la
seconde partie du poète »10. Il a la conviction que l’étude de l’homme passe par celle de
la comédie : le poète veut donc être auteur de théâtre. Il se voit « faire des comédies
comme Molière et vivre avec une actrice »11. Un Molière de son temps en plus sobre :
« En général, [Molière] me paraît jusque dans sa prose ne parler point assez simplement
pour exprimer toutes les passions »12. Beyle se voit bien en dramaturge révolutionnant
un théâtre alors engoncé dans le respect des bienséances et de la règle des trois unités.
La violence avec laquelle fût reçue le Christophe Colomb (1809) de Népomucène
Lemercier simplement parce que sa pièce contrevenait aux règles témoigne du climat
qui régnait alors dans la critique ! À l’ambition d’être Molière, suit l’admiration pour
Shakespeare. Beyle, à contre-courant des tendances xénophobes, chauvines et pour tout
dire niaises de l’Empire et de la Restauration, a défendu avant bien d’autres le génie de
Shakespeare et la musique de Mozart. Mais il ne sera ni Molière, ni Shakespeare.
Aucune de ses tentatives d’auteur dramatique n’a été menée à terme, aucune pièce de
Beyle n’a été jouée. Il s’est essayé sans succès à la comédie, à l’opéra bouffe, à la
tragédie. Tout ce temps passé à se chercher n’a pourtant pas été perdu. Outre
l’approfondissement de la connaissance du cœur humain, Stendhal acquiert un talent de
5
cf. Ernst-Robert Curtius, « Remarques sur le roman français », dans Essais sur la littérature
européenne, Grasset 1954, p. 325
6
Stendhal, Vie de Henry Brulard dans O. I. t. II, p.548
7
Stendhal, Journal, 19 mars 1813 Œuvres intimes O. I., t. I p.851
8
Friedrich Nietzsche, Ecce homo dans Nietzsche, O. C. Gallimard t. VIII, p. 265.
9
Stendhal, Vie de Henry Brulard dans O. I. t. II, p.745.
10
Manuscrits de Grenoble, R. 302, 23 Floréal an XI (13 mai 1803).
11
Stendhal, Vie de Henry Brulard O. I., t. II, p. 537
12
R. 5896
dialoguiste et de dramaturge qui serviront le romancier.
« Ils ont empoisonné mon enfance »
On a pu dire que tout écrivain règle plus ou moins ses comptes avec son enfance et des
comptes à régler, Stendhal en a. Son enfance est marquée par un événement capital : la
mort de sa mère en novembre 1790. « Ma mère, Madame Henriette Gagnon, était une
femme charmante et j’étais amoureux de ma mère […]. Je voulais couvrir ma mère de
baisers et qu’il n’y eût pas de vêtements. Elle m’aimait à la passion et m’embrassait
souvent, je lui rendais ses baisers avec un tel feu qu’elle était souvent obligée de s’en
aller. J’abhorrais mon père quand il venait rompre nos baisers »13 lit-on dans La Vie de
Henry Brulard, autobiographie, commencée le jour du quarante-cinquième anniversaire
de la mort de la dearest mother, dans laquelle Stendhal évoque son enfance
malheureuse. Ce récit a fait du petit Henri un exemple presque caricatural de l’œdipe 14
(peut-être un peu tardif aux yeux d’un freudisme orthodoxe). Le paradis de l’enfance
perdue laisse place à une adolescence de révolte et de haine. Au premier rang des
figures abhorrées, Chérubin Beyle, le père, issu d’une famille « qui aspirait à la
noblesse » et qui ne « badinait pas avec les préjugés nécessaires à la conservation des
ordres privilégiés »15. Stendhal le hait : « Jamais peut-être le hasard n’a rassemblé deux
êtres plus foncièrement antipathiques que mon père et moi »16. Puis, il y « le mauvais
génie »17, la tante Séraphie, « qui avait toute l’aigreur d’une fille dévote qui n’a pas pu
se marier »18. Chérubin a-t-il aggravé son cas aux yeux de « l’enfant atroce » en en
tombant amoureux après la mort de sa femme ? Enfin, last but not least, pour compléter
le tableau, le précepteur tyrannique, l’abbé Raillane, qui « fut dans toute l’étendue du
mot un noir coquin ». Âmes sèches, âmes basses, âmes insensibles, âmes plates, âmes
mesquines, âmes rapetissées sans horizon, ni grandeur, le jeune Beyle leur reproche
moins ce qu’elles ont pu faire que ce qu’elles étaient. « Ils ont empoisonné mon
enfance dans toute l’énergie du mot empoisonnement »19.
Fuir Cularo moisi !

13
Stendhal, Vie de Henry Brulard O. I., t. II, p. 556
14
Stefan Zweig : « Nulle autre œuvre littéraire ne fournit à la psychanalyse un plus bel
exemple du ‘complexe d’Œdipe’ que les premières pages de Henry Brulard ».
15
Stendhal, Mémoires de Henry B. du 15 février 1833.
16
Stendhal, Vie de Henry Brulard O. I., t. II, p. 597.
17
Stendhal, Vie de Henry Brulard O. I., t. II, p. 552
18
Stendhal, Œuvres intimes, Vie de Henry Brulard O. I., t. II, p. 551 ;
19
Stendhal, O. I., p. 597.
Ces bourgeois bouffis d’orgueil et de vanité, dont les travers ont alimenté certains
personnages de l’œuvre romanesque, ont leur écrin, une ville sale que Stendhal déteste :
Grenoble. Grenoble l’ignoble : « Tout ce qui est bas et plat dans le genre bourgeois me
rappelle Grenoble, tout ce qui me rappelle Grenoble me fait horreur ; non horreur est
trop noble, mal au cœur »20. Le dégoût pour la ville de son enfance, maintes fois
exprimé, au point qu’il la nomme souvent de son nom latin – Cularo – explique le désir
de s’en échapper. Fuir, fuir Grenoble par la rêverie, par les livres – la lecture du
Quichotte de Cervantès, qui lui arrache ses premiers rires depuis la mort de sa mère, a
été, dit-il « la plus grande époque de [sa] vie »21. Quitter Grenoble grâce à
l’enthousiasme que lui inspirent les mathématiques – lesquelles au moins ne sont pas
hypocrites – et qui sont une des clés de Paris où il se rend pour préparer l’École
polytechnique. Et si Paris l’a déçu, qu’importe ! Plus tard, il y a l’Italie22, Milan, puis
l’aventure auprès de la Grande Armée qu’il accompagne jusqu’à Moscou, retraite de
Russie comprise que Stendhal « fait » dans l’intendance et dont il a sans doute tiré parti
pour peindre Fabrice à Waterloo. Rejet définitif donc de Grenoble moisi avec en
contrepoint l’élection de Milan comme patrie de substitution. Stendhal demandera que
l’on grave en italien sur sa pierre tombale en dialecte lombard cette épitaphe
rédigée vers 1821 : Arrigo Beyle, Milanese, visse, amo, scrisse, quest’anima adorava
Cimarosa, Mozart e Shakespeare. Sa haine fondatrice et libératrice du bourgeois
étriqué se « métaphysique » même en haine de Dieu : « La seule excuse de Dieu, c’est
qu’il n’existe pas »23. Quelques êtres échappent néanmoins à ce torrent d’imprécations :
le grand-père Gagnon, médecin humaniste et voltairien, «excellent grand-père » et
« homme rare »24, et Pauline, l’une de ses sœurs. Enfin, et, ce n’est là qu’un paradoxe
apparent, Stendhal sauve la « nature dauphinoise » qui « a une ténacité, une profondeur,
un esprit de finesse qu’on chercherait en vain dans la civilisation provençale ou dans la
bourguignonne […]. Là où le Provençal s’exhale en injures atroces, le Dauphinois
réfléchit et s’entretient avec son cœur »25.

Le cœur de Stendhal
« S’entretenir avec son cœur » soit. Encore faut-il en avoir un ! De l’abêtisseoir
grenoblois et du cortège de figures pesantes, hypocrites et veules qui peuplèrent son
enfance, Stendhal a tiré une vision de la société humaine qui le conduit à diviser « le
monde […] en deux moitiés à la vérité fort inégales : les sots et les fripons d’un côté, et
de l’autre, les êtres privilégiés auquel le hasard a donné une âme noble et un peu
d’esprit ». Et il se sent « [compatriote] de ces gens-ci, qu’ils soient nés à Velletri ou à
Saint-Omer »26. Homme de cœur au milieu de brutes insensibles, Stendhal, donc ? Voir.
Certes, les épanchements sentimentaux ne lui sont pas étrangers. En témoigne cette
confidence : « L’amour a toujours été pour moi la plus grande des affaires ou plutôt la
seule ». Dans sa notice, Mérimée affirme : « Sur l'amour, B. était encore plus éloquent
20
Stendhal, Vie de Henry Brulard O. I., t. II, p. 620.
21
Stendhal, Vie de Henry Brulard O. I., t. II, p. 618
22
v. Journal 29 novembre 1914 « Voilà une des principales sources of my hapiness in Italie,
c’est l’absence de l’empoisonnement par l’ignoble. Qu’il existe ou non, je ne l’aperçois pas.
En France, et surtout à Cularo, il m’oppresse », Stendhal, O. I., t. I, p. 920
23
Cette pointe de Stendhal, citée par Nietzsche, est rapportée par Prosper Mérimée dans sa
plaquette intitulée H.B.
24
Stendhal, Vie de Henry Brulard O. I., t. II, p. 552
25
Stendhal, Vie de Henry Brulard O. I., t. II, p. 562
26
Stendhal, Voyages en Italie, Pléiade, p. 1048-1049.
que sur la guerre. Je ne l'ai jamais vu qu'amoureux, ou croyant l'être ; mais il avait eu
deux amours-passions (je me sers d'un de ses termes), dont il n'avait jamais pu guérir ».
La Vie de Henry Brulard donne une douzaine de noms propres qui tourmentèrent la vie
de Beyle « amant malheureux » rarement payé en retour de ses déclarations. Comme
cette belle et mystérieuse Milanaise, la femme, une certaine Angela Pietragrua, dont on
ne sait que fort peu de choses si ce n’est que rencontrée en 1801, il ne lui a avoué sa
flamme qu’en 1811. Elle servit de modèle à la Sanseverina, un des principaux
personnages de la Chartreuse. Et cet autre amour, « le plus sincère et le plus fort de son
existence »27, amour déçu, amour non réciproque et en tout cas non consommé 28, pour
lequel Stendhal a confessé avoir eu « de la peine à résister à la tentation de [se] brûler la
cervelle »29. Il avait pour objet Mathilde Viscontini, que Stendhal surnomme Métilde, à
cette époque séparée du général Jean Dembrowski.
L’impossible conjugalité.
Parmi les figures féminines de la vie de Stendhal, il faut aussi retenir une autre
milanaise, Giulia Rinieri, d’une vingtaine d’années de moins que lui. C’est au moment
de la rédaction du Rouge, que, approchant la cinquantaine, Stendhal, amant édenté et
bedonnant, sinon ventripotent, s’en éprend. Un « amour » partagé, cette fois, et
consommé. Il paraît à ce moment de sa vie avoir enfin surmonté la timidité presque
maladive qu’il éprouve à l’égard des femmes qu’il aime et qui, plus que sa relative
laideur, plus que les obstacles extérieurs, avaient fait de lui un amant souvent
malheureux. Pris d’un de ses accès de conjugalité (lesquels sont rares chez lui et sont
aussi soutenus aussi par quelque intérêt pécuniaire), Stendhal qui estimait pourtant le
mariage « aussi utile au bonheur des femmes, qu’il est nuisible à celui des hommes »,
demande la main de Giulia. Mais, prudent, le tuteur de la jeune fille tergiverse. Rien ne
presse. Ce petit consul français n’a pas trop bonne réputation. Il est surveillé par les
limiers de la police autrichienne qui le soupçonnent d’avoir une activité politique
subversive. Sa situation de fortune ne présente pas toutes les garanties : rien à l’époque
ne permet d’assurer que le régime qui a nommé Stendhal doit perdurer. De mariage,
finalement, il n’y eut point.
La cristallisation
Il ne faut pas cependant se faire de Stendhal l’image d’un romantique échevelé. En fait,
il est avant tout épris de vérité, de lucidité, un être soucieux de connaître le cœur
humain. En témoigne sa dissertation intitulée De l’Amour, écrite en Italie alors qu’il est
encore sous le charme de Métilde – et « qui mieux est, malheureux par amour »30. Il y
analyse, à travers une passion singulière, la passion amoureuse. En plus de son
expérience autobiographique, il s’inspire des maximes de Chamfort, des idées de
Cabanis sur l’influence des climats sur le tempérament, et surtout de Destutt de Tracy.
Il veut y faire « la description exacte et scientifique d’une sorte de folie très rare en
France » : l’amour-passion, qu’il distingue de l’amour physique, de l’amour de vanité et
de l’amour de goût. C’est l’occasion pour Stendhal de présenter sa fameuse théorie des
cristallisations (et décristallisations amoureuses) : « ce que j’appelle cristallisation, c’est
l’opération de l’esprit, qui tire de tout ce qui se présente la découverte que l’objet aimé
a de nouvelles perfections »31. Ce souci de clarté et cet effort de présentation
systématique à la manière des Idéologues le distinguent des auteurs qu’il n’aimait guère

27
Henri Martineau, L’œuvre de Stendhal, Albin Michel, 1951, p.201.
28
Stendhal, Souvenirs d’égotisme, O. I., t. II, p. 432
29
Stendhal, Souvenirs d’égotisme, O. I., t. II, p. 432
30
Henri Martineau, L’œuvre de Stendhal, Albin Michel, 1951, p.201.
31
Stendhal, De l’amour, Classique Garnier p. 9.
à cause de leur lyrisme affecté. Mais Stendhal ne tient pas son plan et le romancier se
fait toujours sentir derrière l’analyste froid. Ajoutons enfin au chapitre de l’amour que,
s’il accorde davantage de prix à l’amour-passion, le plus rare et le plus subtil, si dans
ses romans, par pudeur mais aussi par précaution à cause de la censure, il se garde
d’être trop concret sur les choses du sexe, maniant avec délicatesse l’art de l’ellipse ou
de l’allusion, Beyle a aussi été un praticien des autres formes de l’amour. On peut lire
passim dans ses écrits intimes, nombre de notations très crues sur son activité sexuelle
qui témoignent de son goût prononcé pour la bagatelle, en tout cas quand quelques
incommodités de santé n’y ont pas fait obstacle, que ce soit avec des femmes établies,
des fleurs de bordel ou des filles d’auberge.
« Tous les efforts possibles pour être sec »
De la passion donc, mais quand il s’agit de l’art de l’exprimer en littérature, il convient
de le faire avant tout avec vérité et sobriété. D’où le parti pris stylistique de rejeter toute
emphase et toute éloquence creuse : Stendhal n’aimait pas Chateaubriand, Victor Hugo
ou Mme de Staël : « Rien d’ennuyeux pour moi comme l’emphase germanique et
romantique »32. Son credo : être « romantique dans les idées » et demeurer « classique
dans les moyens d’expression », lit-on dans Racine et Shakespeare. C’est pour se
prémunir contre toute tendance au pathos qu’il confie à Balzac cette pratique d’écrivain
qui peut surprendre : « En composant La Chartreuse, pour prendre le ton, je lisais
chaque matin deux ou trois pages du code civil, afin d'être toujours naturel ; je ne veux
pas, par des moyens factices, fasciner l'âme du lecteur »33. On s’est plu à qualifier son
style de sec. En fait, cette impression résulte toujours d’une volonté délibérée, et surtout
d’un effort pour surmonter une pente contraire. Stendhal le dit clairement dans le
chapitre le plus court et le plus dense de son essai sur L’Amour : « Je fais tous les
efforts possibles pour être sec. Je veux imposer silence à mon cœur qui croit avoir
beaucoup à dire. Je tremble toujours de n’avoir écrit qu’un soupir quand je crois avoir
noté une vérité »34. Le refus de l’exaltation feinte, à ses yeux vrai cache-misère de la
pauvreté en idées de ses contemporains, est contrebalancé chez lui par le refus
d’élaborer des plans trop précis – « en écrivant des plans, je me glace » – et surtout par
le choix d’un style naturel qui s’inspire de la spontanéité de la conversation. C’est l’un
des secrets de la réussite littéraire de la Chartreuse de Parme, ouvrage dicté en
cinquante-trois jours. C’est aussi ce qui touche dans les écrits intimes, le Journal, Les
souvenirs d’égotisme, cet « examen de conscience » contenant « des bavardages sur [la]
vie privée »35, et La Vie de Henry Brulard. Plus encore qu’un principe esthétique, le
choix de la sobriété est un choix philosophique et moral : « Je cherche à me défendre de
l’exagération. Je déteste le faux en tout comme un ennemi du bonheur »36. Si Stendhal
n’a que rarement rencontré ce bonheur pour lui-même, au moins aura-t-il su en donner
à ses lecteurs, bien au-delà de 1935 !

32
Stendhal, « Avant-propos » d’Armance, Folio, p. 47.
33
Lettre de Stendhal à Honoré de Balzac 30 octobre 1840
34
Stendhal, De l’Amour, Classique Garnier p. 25
35
Stendhal, O. I.,, t. II, p. 427,430.
36
Stendhal, Journal, Milan 8 septembre 1811.

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