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De l’intermédialité à l’œuvre lepagienne,

et de l’œuvre lepagienne à l’intermédial


Un parcours à double sens à propos du théâtre et du cinéma
de Robert Lepage

Thèse

Bértold Salas-Murillo

Doctorat en Littérature et arts de la scène et de l’écran


Philosophiæ Doctor (Ph. D.)

Québec, Canada

© Bértold Salas-Murillo, 2017


De l’intermédialité à l’œuvre lepagienne,
et de l’œuvre lepagienne à l’intermédial.
Un parcours à double sens à propos du théâtre et du cinéma
de Robert Lepage

Thèse
Bértold Salas-Murillo

Sous la direction de :
Luis Thenon, directeur de recherche
Julie Beaulieu, codirectrice de recherche
Résumé

Notre recherche aborde deux sujets fortement reliés : l’intermédial et l’œuvre de l’artiste
Robert Lepage (Québec, 1957). La démarche prend en compte la double nature de la notion
d’« intermédialité » : une approche (la perspective intermédiale) et un objet (le phénomène
intermédial). Parmi nos propositions se trouvent des outils pour mieux comprendre
l’intermédial, aussi bien en tant qu’objet qu’en tant qu’approche, de sorte que, de la même
façon que l’intermédialité permet d’analyser les créations lepagiennes, celles-ci font la
lumière sur l’intermédial.

Nous introduisons les éléments de la théorie intermédiale dans le chapitre 1, puis nous
développons une analyse de l’œuvre de Lepage au cours des chapitres 2, 3 et 4. Cet examen
est principalement consacré à quatre de ses mises en scène théâtrales : Le polygraphe (1987),
Les sept branches de la rivière Ota (1994-1997), La face cachée de la lune (2000) et Lipsynch
(2007) ; ainsi qu’à ses six films : Le confessionnal (1995), Le polygraphe (1996), Nô (1998),
Possible Worlds (2000), La face cachée de la lune (2003) et Triptyque (2013).

Le démarche s’articule selon cinq principes constituant un modèle qui pourrait fournir des
priorités pour les recherches dites intermédiales : le rôle de la matérialité pendant le processus
de signification ; le rôle productif de la différence ; le caractère processuel de la médiation ;
le caractère transformatif du processus ; et le rapport bidirectionnel entre la théorie et la
pratique. Ces principes ont été conçus au fur et à mesure que l’axe de pertinence intermédial
a été mis en contact avec les créations lepagiennes. Ils sont énoncés à la fin du chapitre 2.

Dans ce deuxième chapitre (« La poïétique lepagienne »), nous démontrons que Lepage crée
intermédialement : sans reconnaître de frontières disciplinaires, il explore la matérialité et les
médias, l’identité et la différence. Cette observation confirme la vocation dialogique de la
création lepagienne, entamée lorsque l’artiste a intégré le Théâtre Repère, et affirmée encore
pendant plus de trois décennies lors desquelles le créateur québécois a fait du théâtre, du
cirque et des spectacles de musique, des films et des expositions. Nous y trouvons une
exploration de la médiation : la vue, la sensation, l’objet nourri de signification, la présence
(et sa fabrication), la transmission et la perception sont des piliers de son processus créatif.
En plus, Lepage fait appel aux caméras et écrans, mettant en œuvre la logique du cinéma et

iii
du numérique, se servant de l’hypermédialité de la scène et de l’écran et invitant le public à
participer au processus créatif. À travers cette exploration, Lepage contribue à
l’enrichissement de la vidéoscène contemporaine.

Le chapitre 3 (« La transécriture lepagienne ») montre que Lepage recrée intermédialement :


la transécriture des pièces d’autres auteurs et de ses propres créations est un des procédés
intermédiaux les plus pratiqués par l’artiste québécois. L’analyse de ce processus (du théâtre
au cinéma, selon le corpus analysé) nous montre également les limites imposées par les
spécificités médiatiques, autant matérielles qu’institutionnelles : même si Lepage profite des
affinités entre les médias et de leurs matériaux communs, la transécriture exige des
réfractions de la fabula et une nouvelle mise en forme pendant leur passage de la scène à
l’écran. Nous menons ainsi une discussion autour du rapport entre la scène et l’écran, des
médialités impliquées, en particulier la théâtralité et la cinématographicité.

Finalement, Lepage pense l’intermédialité ou les sujets qui lui sont proches (chapitre 4 :
« Les entre-deux lepagiens »). Les histoires qu’il met en forme sont consacrées à des sujets
tels que la matière et le sensible, l’appareil et le médium, les frontières et les croisements,
l’intermédialisation des pratiques de signification et de communication, l’identité et la
différence.

iv
Abstract

Our research deals with two strongly-connected topics: The intermedial, and the work of
artist Robert Lepage (Quebec, 1957). The approach takes into account the double-nature of
the notion of “intermediality”, as an approach (the intermediality), and an object of study (the
intermedial phenomenon). Amongst our discoveries, we find tools to better understand the
intermedial, both as an approach and as an object. Just in the same way that intermediality
allows for the analysis of the Lepagean creations, these creations shed a light on the
intermedial.

We present the elements of intermedial theory in chapter 1, and we carry out an analysis of
Lepage’s work in chapters 2, 3, and 4. This examination deals mainly with four of his stage
plays: Le polygraphe (1987), Les sept branches de la rivière Ota (1994-1997), La face cachée
de la lune (2000) and Lipsynch (2007), as well as his six films: Le confessionnal (1995), Le
polygraphe (1996), Nô (1998), Possible Worlds (2000), La face cachée de la lune (2003) and
Triptyque (2013).

The examination is carried out through five principles that constitute a model that can guide
the so-called intermedial research: The role of materiality in the process of signification; the
productive role of difference; the understanding of mediation as a process; the transformative
character of the process; and the bi-directional rapport between theory and practice. These
principles were conceived gradually as the intermedia research axis encounters the creations
of Lepage, and are formulated at the end of chapter 2.

In this second chapter, we demonstrate that Lepage creates in an intermedial manner:


Without recognising disciplinary frontiers, he explores the materiality and the medium; the
identity and the difference. It is a characteristic that confirms the dialogic vocation of the
Lepagean creation, which started when the artist integrated the Repère Theatre, and which
was reaffirmed during the following three decades in which the Quebecer creator has done
theatre, circus, music spectacles, films and expositions. In this work, we find an exploration
of mediation: the sight, the sensation, the object as a source of meaning, the presence (and its
fabrication), the transmission, and the perception are the pillars of the creative process.

v
Lepage also resorts to cameras and screens, applies the logic of cinema and the digital,
availing himself of the hipermediality of the scene and the screen, and inviting the public to
participate in the creative process. Through this exploration, Lepage contributes to the
enrichment of the contemporary vidéoscène.

Chapter 3 demonstrates that Lepage recreates in an intermedial manner: The transécriture


of the works by other authors and of his own creations is one of the most-practised
intermedial procedures by the Quebec artist. The analysis of this process that moves from
theatre to cinema shows the limits imposed by mediatic specificities, both the material and
institutional ones: Even if Lepage takes advantage of the mediums' affinities and common
materials, the transécriture demands refractions of the fabula and adjusts during the passage
from scene to screen. We develop, hence, a discussion about the relation between scene and
screen, of the implied medialities, of theatricality and cinematographicality.

Finally, Lepage thinks the intermediality, as well as the subjects that are near him (chapter 4:
“The Lepagean In-Between”). The stories that he develops are dedicated to topics such as
the materiality and the sensorial, the dispositif (or device) and the medium, the frontiers and
the cross-overs, the intermedialisation of the signification and communication practices, as
well as the identity and the difference.

vi
Table des matières

Résumé .................................................................................................................................. iii


Abstract ................................................................................................................................... v
Table des matières ................................................................................................................ vii
Remerciements ...................................................................................................................... xi
Introduction ............................................................................................................................ 1
Objet d’étude....................................................................................................................... 1
L’environnement intermédial.............................................................................................. 1
Une œuvre intermédiale ...................................................................................................... 6
L’intermédialité, à travers Lepage ...................................................................................... 8
État de la question ............................................................................................................... 9
Méthodologie .................................................................................................................... 15
Les conditions d’une recherche intermédiale ................................................................ 18
La démarche .................................................................................................................. 20
Appareillage théorique ......................................................................................................... 23
1.1 Introduction à la notion d’« intermédialité » .............................................................. 23
1.2 Approches d’une définition......................................................................................... 25
1.2.1 Les modèles de Schröter ...................................................................................... 25
1.2.2 Une approche étymologique................................................................................. 27
1.2.3 Une définition non définitive ............................................................................... 30
1.2.4 Les notions proches .............................................................................................. 32
1.3 Le médium .................................................................................................................. 38
1.4 Les sujets intermédiaux .............................................................................................. 45
1.4.1 Le théâtre, sujet de l’intermédialité ...................................................................... 49
1.4.2 Le cinéma, sujet de l’intermédialité ..................................................................... 61
1.4.3 La transécriture cinématographique ..................................................................... 67
La poïétique lepagienne ........................................................................................................ 72
2.1 La matière et ses possibilités ...................................................................................... 73
2.1.1 Théâtre Repère ..................................................................................................... 76
2.1.2 L’objet, source créative ........................................................................................ 79
2.1.3 L’objet qui fait voir .............................................................................................. 88
2.1.4 La lumière et la couleur ........................................................................................ 95
2.1.5 La matière sonore ................................................................................................. 98
2.1.6 Le corps chez Lepage ......................................................................................... 100

vii
2.2 Le questionnement des frontières ............................................................................. 113
2.2.1 La création chez Lepage ..................................................................................... 116
2.2.2 Le dispositif scénique ......................................................................................... 125
2.2.3 L’espace lepagien ............................................................................................... 133
2.3 La différence génératrice .......................................................................................... 138
La transécriture lepagienne ................................................................................................. 145
3.1 Le théâtre cinématographique… Un cinéma théâtral ?............................................. 149
3.2 Les transformations lepagiennes ............................................................................... 153
3.2.1 Le polygraphe ..................................................................................................... 156
3.2.2 « Les mots » et Nô.............................................................................................. 166
3.2.3 La face cachée de la lune.................................................................................... 171
3.2.4 « Thomas », « Marie », « Michelle » et Triptyque............................................. 179
3.3 Les contenus dynamiques ......................................................................................... 184
3.3.1 Le polygraphe ..................................................................................................... 184
3.3.2 « Les mots » et Nô.............................................................................................. 190
3.3.3 La face cachée de la lune.................................................................................... 194
3.3.4 « Thomas », « Marie », « Michelle » et Triptyque............................................. 196
3.4 Évaluation des processus .......................................................................................... 199
Les entre-deux lepagiens .................................................................................................... 204
4.1 La production de sens ............................................................................................... 207
4.1.1 Des références et des citations ........................................................................... 213
4.1.2 La mise en abyme ............................................................................................... 219
4.2 Au milieu du temps et de l’espace ............................................................................ 223
4.3 Au milieu des identités et des différences ................................................................ 226
4.3.1 L’identité personnelle ......................................................................................... 228
4.3.2 L’identité nationale ............................................................................................ 235
4.4 Au milieu des sens .................................................................................................... 237
4.4.1 Au milieu des langues ........................................................................................ 241
4.4.2 Au milieu des discours ....................................................................................... 243
4.5 Le numérique ............................................................................................................ 248
Conclusion .......................................................................................................................... 254
5.1 L’intermédialité lepagienne ...................................................................................... 256
6. Références ...................................................................................................................... 261
6.1 Œuvres de Lepage ..................................................................................................... 261

viii
6.1.1 Corpus d’étude ................................................................................................... 261
6.1.2 Autres œuvres ..................................................................................................... 261
6.3 Études........................................................................................................................ 262
6.3.1 Interviews avec Robert Lepage .......................................................................... 276
6.3.2 Dictionnaires ...................................................................................................... 277

ix
À ceux que j’aime, qui m’ont attendu pendant presque quatre ans,

ma fille, Lucía,

mes parents, Dinorah et Rolando,

mon frère, Rolando,

et Cendry et la Tigrita, mes complices.

x
Remerciements

J’aimerais remercier d’abord les deux professeurs qui, plus que de me diriger, m’ont
accompagné lors du processus de découverte et de création qu’implique toute recherche
doctorale : M. Luis Thenon et Mme Julie Beaulieu. En plus, d’autres professeurs du
département de littérature, théâtre et cinéma de l’Université Laval, qui m’ont offert de
nombreux outils et inspiré des idées lors de leurs séminaires : Lucie Roy, Sabrina Vervacke,
Milad Doueihi, Robert Faguy et Jean-Pierre Sirois-Trahan.

Étant donné que le français n’est pas ma langue maternelle, plusieurs personnes m’ont aidé
à rendre mes textes « lisibles » pour les francophones : Marius Beaumier, Véronik
Desrochers, Simon Habel et Sarah Bernier. Sans leur aide, je n’aurais pu mener à terme ce
processus. J’aimerais remercier également mon ami Daniel Josephy, une sorte de guide dans
mon aventure canadienne et le responsable du résumé en anglais.

Finalement, j’aimerais remercier l’Université du Costa Rica, l’institution qui m’a à la fois
nourri de connaissance et offert du travail, et qui m’a témoigné sa confiance en finançant ce
doctorat.

xi
Introduction

Objet d’étude

Notre recherche touche deux sujets imbriqués : l’intermédial et l’œuvre de l’artiste Robert
Lepage (Québec, 1957). L’intermédial est un des traits les plus marquants du monde
contemporain : à la fois un ensemble de phénomènes issus du croisement de pratiques
médiatiques ainsi qu’un environnement où les êtres humains se rencontrent et font leurs
échanges. Ces phénomènes et rencontres suscitent une approche particulière dans les sciences
humaines, celle de l’intermédialité. Quant à l’œuvre lepagienne, il s’agit d’une création vaste
et polymorphe qui, s’exprimant surtout sur scène et à l’écran, combine des espèces, des
discours et des médias, exploite la technologie, tire profit de l’hybride et du « bâtard », met
en évidence des frontières et des médiations.

Nous pensons que l’axe de pertinence intermédial est une perspective appropriée, même
nécessaire, pour approcher l’œuvre de Robert Lepage, théâtrale ou cinématographique.
D’autre part, nous sommes convaincu que celle-ci nous inspirera plusieurs manières
d’aborder l’intermédial, dans sa double nature d’ensemble de phénomènes et de perspective
théorique. Autrement dit, de la même façon que l’intermédialité permet de mieux comprendre
les créations lepagiennes, celles-ci font la lumière sur l’intermédial, les éléments constituants
du phénomène et les traits de la recherche dite intermédiale. De l’intermédialité à l’œuvre
lepagienne, et de l’œuvre lepagienne à l’intermédial : voici le chemin à double sens que nous
fera parcourir notre enquête.

L’environnement intermédial

Les nouveaux médias ont joué un rôle central dans les bouleversements des dernières
décennies. Depuis la deuxième moitié du XIXe siècle, la photographie et la technologie
graphique, ensuite le cinéma, la radiodiffusion, les diverses formes du téléphone, la télévision
et l’Internet, ont joué un rôle déterminant dans les processus sociaux et politiques, les
échanges culturels et économiques, même dans la constitution des connaissances et des
sensibilités. Ce dernier aspect confirme que tout médium opère simultanément comme un
appareil de transmission et comme le prolongement d’un outillage mental : tel est le paradoxe

1
mis en évidence par McLuhan dans sa célèbre phrase : « the medium is the message1 ». Les
médias, par leur constante évolution et leurs fréquents échanges de procédés et de matériaux
les uns avec les autres, déterminent les rapports temporels et spatiaux, la perception du corps,
les formes de présentation et de représentation, les stratégies dramaturgiques, les principes
de structuration et de mise en place de mots, images et sons, enfin, les façons de percevoir et
de générer des sens culturels, sociaux et psychologiques. Cette dynamique donne lieu à la
« sphère » intermédiatique ou intermédiale, « l'espace à la fois réel et symbolique constitué
par les médias et leur rapport avec les communautés2 ».

Le social et le symbolique se configurent dans la sphère intermédiale. Souvent, les pratiques


artistiques, conçues pour la rencontre des subjectivités mais attachées au tangible, rendent
compte de ce phénomène. Des artistes ont d’ailleurs incorporé la notion d’intermédialité dans
les débats contemporains. Par exemple, le réseau international d’artistes Fluxus, dont l’artiste
et théoricien britannique Dick Higgins faisait partie, l’a introduite pendant les années 1960,
en reprenant un terme déjà utilisé au début du XIXe siècle par le britannique Samuel
Coleridge3. D’après Higgins, il ne s’agit pas d’une prescription : l’intermédialité est une
possibilité pour les artistes d’exprimer leur créativité4. Néanmoins, le terme
« intermédialité » a aussi été introduit en guise d’outil théorique et méthodologique au sein
des études médiatiques allemandes (les Medienwissenschaften, auxquelles contribue Jürgen
Müller), dans lesquelles est advenu un déplacement de l’intérêt des chercheurs des médias
vers les relations entre les médias5.

1
Marshall McLuhan, Understanding Media. The Extensions of Man. Critical Edition edited by W. Terrence
Gordon, Berkeley, Gingko Press, 2011. « The medium is the message » est aussi le titre du premier chapitre de
cette œuvre charnière de la recherche médiatique.
2
Germain Lacasse, « Intermédialité, deixis et politique », Cinémas, vol. 10, nos 2-3 (2000), p. 86. L’information
des sources en ligne (comme celle-ci), telle que l’URL et la date de consultation, apparaît dans la bibliographie.
3
Samuel Taylor Coleridge (1772-1834) : poète, critique littéraire et historien britannique. Il fait partie des
fondateurs du mouvement romantique en Grande-Bretagne.
4
L’intermédial « ne fait pas son propre éloge ni ne présente un modèle pour faire de nouvelles ou grandes
œuvres. Il dit seulement que les œuvres intermédiales existent. » (« […] [I]t does not praise itself or present a
model for doing either new or great works. It says only that intermedial works exist. ») Dick Higgins,
« Intermedia », Leonardo, vol. 34, no 1 (2001), p. 52. À travers ce document, nous présentons le texte original
des passages traduits lorsque nous considérons que, par sa longueur ou sa complexité, il pourrait intéresser le
lecteur. Par contre, nous ne le transcrivons pas s’il est bref (par exemple, une phrase de trois ou quatre mots).
5
Jean-Marc Larrue, « Du média à la médiation : les trente ans de la pensée intermédiale et la résistance
théâtrale », dans Jean Marc Larrue [dir.], Théâtre et intermédialité, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires
du Septentrion, 2015, p. 31.

2
Depuis les années 1980, les études interartistiques (Werner Wolf, Claus Clüver, Walter
Moser), intéressées par les échanges entre la littérature, l’image et la musique, sont
fréquemment nommées intermédiales. Ces études examinent les processus de métamorphose
dans l’œuvre (l’adaptation, l’hybridation, la transformation, le recyclage), lesquels ouvrent
un espace de dialogue, potentiellement conflictuel. Selon Walter Moser, l’esthétique revient
à son origine, comme discipline, l’« aïesthésis », et entreprend l’analyse de la perception et
de la sensorialité, telle que l’avait conçue Alexander Baumgarten (1714-1762)6.

Par ailleurs, des auteurs tels que Bolter et Grusin7 ou Marion et Gaudreault8 ont examiné les
opérations de transformation, mixage et recyclage à l’intérieur des pratiques médiatiques,
lesquelles sont encore plus complexes depuis l’essor de la technologie numérique et
d’Internet. La reconnaissance de cette sorte d’opérations a suscité la révision de l’histoire des
techniques et des médias. Même si les études intermédiales suivent la trace de la « révolution
numérique », elles actualisent la compréhension de phénomènes aussi anciens que l’alphabet
ou les pratiques artistiques de l’Antiquité, où apparaissent des traits de la dynamique
intermédiale. Les études intermédiales suggèrent moins des nouveaux problèmes que des
nouvelles manières de penser ceux-ci ; l’intermédial n’est donc pas à comprendre seulement
comme une nouvelle propriété relative à un objet, mais comme un changement de perspective
de la part de celui qui observe le monde. Elle participe notamment à l’interrogation d’un
ensemble d’objets et d’institutions reliées à la pratique et à la recherche esthétiques propres
à la modernité : la perspective à point de fuite unique, la camera obscura, le musée, la
psychanalyse, la photographie, le cinéma et la vidéo9.

L’intermédial et l’intermédialité sont ainsi des termes généraux pour les phénomènes qui
arrivent entre les médias, dans leurs zones limitrophes et relationnelles. Rajewsky explique

6
Walter Moser, « "Puissance baroque" dans les nouveaux médias. À propos de Prospero’s Books de Peter
Greenaway », Cinémas, vol. 10, nos 2-3 (2000), p. 41.
7
Jay Day Boulter et Richard Grusin, Remediation. Understanding New Media, Massachusetts, MIT Press,
1999.
8
Entre autres : « Un média naît toujours deux fois… », Sociétés et représentations, no 2, 2000, p. 21-36 ;
« Cinéma et généalogie des médias », Médiamorphoses, no 16 (2006), p. 24-30 ; « Le cinéma est encore mort!
Un média et ses crises identitaires… », dans Thierry Lancien [dir.], MEI (Médiation et Information). Écrans &
Médias, no 34 (2011), p. 27-41 ; La fin du cinéma ? Un média en crise à l’ère du numérique, Paris, Armand
Colin, 2013.
9
Jean-Louis Déotte, « Le milieu des appareils », Appareil [En ligne], 1o (2008).

3
que la notion d’intermédialité s’est établie, dès le début, comme un termine-ombrello, dans
le sens proposé par Umberto Eco : « un "terme parapluie", utilisé toujours différemment,
justifié par des approches théoriques diverses et sous lequel on range une multitude d’objets,
de problématiques et d’objectifs de recherche (Erkenntnisinteressen) hétérogènes10 ».
Considérées aussi largement, les études intermédiales « enrichissent la connaissance de la
matérialité et de la médialité des pratiques artistiques, ainsi que des pratiques culturelles en
général11 », avance Irina Rajewsky.

La notion d’intermédialité est « le résultat d’interactions avec des ensembles théoriques et


avec des pratiques critiques qui, à des titres divers, mettent de l’avant les relations plus que
les substances12 », précise Éric Méchoulan. L’intermédialité est ainsi

[…] à la fois un objet, une dynamique et une approche. Comme objet, elle concerne les
relations complexes, foisonnantes, polymorphes, multidirectionnelles entre les médias.
Comme dynamique, l’intermédialité est ce qui permet l’évolution et la création de
médias, elle est aussi ce qui produit des résidus médiatiques. Il découle de cela la
nécessité d’une approche originale susceptible de mieux comprendre cet objet et cette
dynamique13.

L’avènement des études intermédiales est lié à une condition contemporaine :


l’intermédialisation des pratiques de signification et de communication. Gaudreault tente de
formuler une définition « minimaliste » qui met l’accent sur les aspects transférentiels de
l’intermédialité :

[…] dans une acception minimaliste, ce concept [...] permet de désigner le procès de
transfèrement et de migration, entre les médias, des formes et des contenus, un procès
qui est à l’œuvre de façon subreptice depuis déjà quelque temps mais qui, à la suite de
la prolifération relativement récente des médias, est devenu aujourd’hui une norme à
laquelle toute proposition médiatisée est susceptible de devoir une partie de sa
configuration14.

10
Irina Rajewsky, « Le terme d’intermédialité en ébullition : 25 ans de débat », dans Caroline Fischer et Anne
Debrosse, Intermédialités, Nîmes, Société française de littérature générale et comparée / Lucie éditions (coll.
Poétiques comparatistes), 2015, p. 28.
11
« […] [I]n particular, they point to a heightened awareness of the materiality and mediality of artistic practices
and of cultural practices in general. » Irina O. Rajewsky, « Intermediality, Intertextuality, and Remediation: A
Literary Perspective on Intermediality », Intermédialités, no 6 (printemps 2006), p. 44.
12
Éric Méchoulan, « Intermédialité : ressemblances de famille », Intermédialités, no 16 (2010), p. 233.
13
Jean-Marc Larrue, « Du média à la médiation : les trente ans de la pensée intermédiale et la résistance
théâtrale », art. cit., p. 28.
14
Les italiques proviennent du texte original. André Gaudreault, Du littéraire au filmique, Paris/Québec,
Armand Colin/Éditions Nota Bene (Coll. Cinéma et audiovisuel), 1999, p. 175.

4
Voici l’environnement dans lequel s’inscrit notre recherche : premièrement, nous
envisageons l’intermédialité comme un ensemble de phénomènes à l’intérieur duquel ont lieu
des pratiques artistiques elles-mêmes intermédiales, comme celle de Robert Lepage ;
deuxièmement, nous l’envisageons en tant que perspective théorique ou, du moins, axe de
pertinence, qui fait partie d’« un nouveau paradigme en sciences humaines […], allant de la
textualité à la matérialité15 ». L’intermédialité trouve ainsi ses bases au cœur de la thèse de
Marshall McLuhan, selon laquelle le « sensible » (signifiants, médias, formes) détermine
l’« intelligible » (signifiés, messages, fond).

D’autre part, nous identifions dans l’œuvre lepagienne un faisceau d’enjeux et


d’accomplissements appelant une réflexion sur des sujets tels que la matière et le sensible,
l’appareil et le médium, les frontières et les croisements, l’intermédialisation des pratiques
de signification et de communication, l’identité et la différence. Comme Chantal Hébert le
signale, l’activité poïétique de Lepage relève le défi de la complexité, un trait du monde
contemporain, mariant « liberté, hasard, intuition, transformation, désordre, organisation,
désorganisation, interaction, interdépendance […]16 ». Notre recherche s’appuie sur l’idée
qu’il est possible de mieux comprendre l’intermédial grâce aux créations de Lepage, et, qu’en
retour, la perspective intermédiale enrichira l’analyse de son œuvre.

Le titre de notre recherche inclut une nuance qui rend compte de la nature plurielle du
concept : « de l’intermédialité à l’œuvre lepagienne, et de l’œuvre lepagienne à
l’intermédial ». Étant donné que le terme « intermédialité » est polysémique et peut faire
référence à un phénomène (une dynamique, une série de configurations, une pratique) autant
qu’à un ensemble théorique, le titre fait la distinction entre l’un et l’autre. Il indique que cette
approche, l’intermédialité, est un outil pour analyser l’œuvre de Lepage. Néanmoins, lorsque
nous proposons la voie inverse, celle qui part de l’œuvre lepagienne, le point d’arrivée n’est
pas seulement la théorie mais le phénomène, la sphère intermédiale, dont l’œuvre lepagienne
fait partie17.

15
Jürgen E. Müller, « Vers l’intermédialité », Médiamorphoses, no 16 (2006), p. 101.
16
Chantal Hébert, « Le lieu de l’activité poïétique de l’auteur scénique. À propos du Projet Andersen de Robert
Lepage », Voix et Images, vol. 34, no 3 (102), 2009, p. 35.
17
Le titre fait la nuance entre l’intermédialité et l’intermédial afin d’introduire la distinction entre le phénomène
et la perspective de recherche. Néanmoins, le texte qui suit ne fait pas nécessairement la distinction :

5
Une œuvre intermédiale

Lepage est mondialement reconnu pour son travail de metteur en scène, dramaturge,
comédien et concepteur de formes de création inédites. Innovateur, il s’est distingué en
rompant les codes du langage scénique conventionnel au moyen du travail interdisciplinaire,
de la remise en question et de la transformation des dispositifs scéniques, ainsi qu’en utilisant
de nouvelles technologies pour le développement d’une écriture scénique originale. Son
œuvre est sans aucun doute un exemple de création intermédiale, dans laquelle sont
ébranlées, voire effacées, les frontières entre les disciplines artistiques et entre les médias. Il
ne s’agit donc pas de demander si telle ou telle œuvre est intermédiale, mais d’examiner sa
façon de l’être, ainsi que les enseignements qui s’en dégagent pour les recherches futures.

La filmographie de Lepage est moins connue que ses créations scéniques, mais elle fait partie
de la même recherche créatrice et représente aussi un échantillon d’intermédialité. Elle est
composée des films Le confessionnal (1995), Le polygraphe (1996), Nô (1998), Possible
Worlds (Mondes possibles, 2000), La face cachée de la lune (2003) et Triptyque (coréalisé
avec Pedro Pires, 2013). À l’exception du Confessionnal, qui repose sur un scénario original
pour le grand écran, et de Mondes possibles, créé d’après la pièce théâtrale de John Mighton18,
les quatre autres films sont des adaptations de textes et de montages réalisés par Lepage : Le
polygraphe (coauteur, 1987, origine du film du même titre), Les sept branches de la rivière
Ota (coauteur, 1994, le film Nô), La face cachée de la lune (2000, le film du même titre) et
Lipsynch (2007, le film Triptyque).

Comme ses créations scéniques, les films de Lepage sont truffés d’exemples de processus de
médiation. Ainsi, le tournage à Québec du film I Confess (La loi du silence, 1953) d’Alfred
Hitchcock, devient la toile de fond du Confessionnal. Hitchcock en est lui-même l’un des
personnages. Un chauffeur de taxi lui raconte l’histoire d’un triangle amoureux à l’intérieur
d’un foyer québécois. Ce triangle détermine, 37 ans plus tard, la vie des cousins Pierre, qui
vient d’arriver de Chine où il a appris la calligraphie, et Marc, qui part au Japon pour mourir.

« intermédialité » désigne, selon le contexte d’énonciation, autant la sphère intermédiale que la perspective
d’analyse. Ceci conserve la double nature du terme, ainsi que le rapport entre la réalité empirique et la théorie.
18
Pièce publiée en 1988 et présentée pour la première fois en 1990 à Toronto. Une version révisée est mise en
scène en 1997 par le Possible Worlds Company, Platform 9 et le Théâtre Passe Muraille, aussi à Toronto. John
Mighton, Possible Worlds, Toronto, Playwrights Canada Press, 1997, p. 8.

6
Lepage a aussi déployé dans son premier long-métrage une série de renvois à l’ensemble de
son œuvre précédente (en particulier La trilogie des dragons, 1985), presque exclusivement
scénique, et qui vont subsister dans les travaux suivants, scéniques ou cinématographiques :
le regard sur le langage et la mémoire, le questionnement des processus de production et de
transmission de sens et l’accent sur les phénomènes frontaliers.

Dans les versions scénique et filmique du Polygraphe, la vérité et la mémoire sont remises
en question par l’usage d’un polygraphe et le voyage transatlantique d’une matriochka (une
poupée russe) : une machine et un objet auxquels les protagonistes sont émotionnellement
attachés. Une représentation théâtrale est centrale dans Nô, dont le titre évoque la tradition
théâtrale japonaise. Le discours audiovisuel est mis en évidence à la fois dans l’œuvre
scénique et le film intitulés La face cachée de la lune, où sont montrées des images
documentaires sur l’exploration lunaire. Un concert de jazz, un tableau vivant et une scène
de neurochirurgie apparaissent entre les moments dramatiques de Triptyque. Différents types
et couches de réalité, de représentation et de matière se croisent et se confondent dans l’œuvre
de Lepage, même dans la fable neurophilosophique qu’est Mondes possibles. Ces références
ne sont pas simplement marginales chez Lepage ; elles font partie intégrante d’un ensemble
créatif et conceptuel dont les lignes narratives se mélangent, et dans lequel une histoire en
nourrit une autre, un discours (journalistique, médical, scientifique) en accompagne et
transforme un autre, un médium en contient un autre, la matière ressort et respire, les
opérations d’établissement (vérité, réalité) et d’échange (communication, traduction) de sens
s’entremêlent, floues et mouvantes.

Nous citons principalement des exemples de processus intermédiaux tirés de la


cinématographie de Lepage parce qu’elle a été moins étudiée que ses mises en scène
théâtrales, dans lesquelles nous trouvons aussi de fréquents rappels des autres médias et
supports, ainsi que du phénomène de médiation : l’art pictural dans Vinci (1986) ; la poésie
et le jazz, ainsi que l’apparition du créateur interdisciplinaire Jean Cocteau, dans Les aiguilles
et l’opium (1991) ; un photomaton, une caméra photographique et une danse japonaise dans
Les sept branches de la rivière Ota (1994) ; et les outils mnémotechniques dans 887 (2015),
pour ne citer que quelques mises en scène. L’œuvre lepagienne est un modèle
d’hétérogénéité, de convergence et de conjonction de plusieurs systèmes, comme il s’en fait

7
peu. « L’arte è un veicolo », résumait le personnage du présentateur italien dans Vinci : au
moyen de l’art, Lepage scrute la matière et les processus de médiation, d’échange et de
déplacement.

Comme metteur en scène, Lepage a dirigé 80 spectacles de théâtre, d’opéra, de musique et


de multimédia, créés de 1984 à aujourd’hui (première moitié de 2017). Notre recherche se
concentre plus particulièrement sur les films lepagiens et sur les créations scéniques qui sont
à leur origine. Nous tenons à préciser que Lepage sera abordé ici en tant que metteur en scène
théâtral et cinématographique et non pas en tant que dramaturge ou acteur, ni directeur
artistique de spectacles comme ceux créés pour le chanteur Peter Gabriel (Secret World Tour,
1993-1994), la troupe du Cirque du Soleil (KA, 2005), des institutions publiques comme la
Ville de Québec (Le moulin à images, 2008-2013) ou Bibliothèque et archives nationales du
Québec (exposition La bibliothèque, la nuit, 2015-2016), ou encore pour l’opéra (Der Ring
der Nibelungen, 2010).

L’intermédialité, à travers Lepage

Notre recherche vise une meilleure compréhension du contexte contemporain, dont l’œuvre
lepagienne manifeste l’un des traits les plus marquants : l’intermédialisation des pratiques de
signification et de communication. Si l’art fait appel, d’après Deleuze et Guattari, à ce qui
« ne peut pas être précisé autrement que comme sensation19 », et si l’axe de pertinence
intermédial vise le sensible en tant qu’il rend possible l’intelligible, nous trouvons dans
l’œuvre lepagienne, de nature artistique, un point de départ pour un dialogue entre la théorie
et la pratique.

Dans une opération circulaire, l’analyse de l’œuvre de Lepage à partir d’une perspective
intermédiale nous fournit des outils, avec lesquels nous pouvons élaborer une méthodologie
cohérente par rapport aux enjeux de la recherche intermédiale. Notre recherche est ainsi
orientée de la pratique (celle de Lepage) à la théorie (l’axe de pertinence intermédial) pour
donner lieu à une forme de modèle qui permette de réviser la théorie précédente. En reliant
la théorie au phénomène, l’opération adopte la même circularité que celle à partir de laquelle

19
Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Les Éditions de Minuit, 2005, p. 164.

8
sont nées la notion d’« intermédialité » et la recherche intermédiale. Celles-ci tirent en effet
leur origine de la pratique artistique (celle du groupe Fluxus, par exemple) et de la
phénoménalité sociale (le rôle des médias dans les bouleversements sociaux).

L’ensemble de l’œuvre lepagienne parcourt les frontières génériques et médiatiques (théâtre,


opéra, spectacle, cirque, cinéma, livres), en les franchissant fréquemment, ce qui montre à
quel point elles sont poreuses. L’axe de pertinence intermédial permet une approche
complexe et interdisciplinaire d’un ensemble créatif qui est, lui-même, complexe et
interdisciplinaire. Également, outre son mixage médiatique, la poïétique lepagienne place le
support et la technique au centre des processus créatif et narratif. Les créations à analyser,
scéniques ou filmiques, témoignent de recherches et de pratiques – une manière de produire :
une poïétique – qui se nourrissent aussi d’une conception intermédiale de la création
artistique, telle que Higgins l’a proposée. D’après Hébert, l’enjeu premier de la création
lepagienne est une écriture scénique en transformation continuelle où la mise en relation des
éléments et matériaux disparates (objets, sons, éclairages, acteurs, personnages, contenu, jeu)
« relève d’un travail intuitif et associatif qu’on peut qualifier de véritable bricolage20 ».
D’ailleurs, le corpus permet d’interroger le rapport entre l’écriture du théâtre et du cinéma :
cinq films sur six sont des « transécritures » de pièces théâtrales, ce qui permet de mettre au
jour et de questionner les spécificités de chacun des médias (la « cinématographicité » du
théâtre, la « théâtralité » du cinéma). Il s’agit donc d’une opération à double sens : notre
recherche vise à examiner l’œuvre lepagienne depuis une perspective intermédiale, et par cet
examen, nous croyons pouvoir appréhender plus généralement l’environnement intermédial.

État de la question

La cinématographie de Robert Lepage a été très peu étudiée et jamais selon une perspective
intermédiale. Quant à l’ensemble de l’œuvre lepagienne, l’approche intermédiale n’est pas
explicite dans les propos des chercheurs qui s’y intéressent, bien que certains articles
abordent des questions et des catégories voisines.

Le travail de Lepage comme dramaturge et metteur en scène théâtral a inspiré de nombreux

20
Chantal Hébert, « Robert Lepage et l’art de la transformation », dans Jacques Plante [dir.], Architectures du
spectacle au Québec, Québec, Les Publications du Québec, 2011, p. 19.

9
livres et articles sur les enjeux thématiques et formels qui l’animent. Il est pertinent de
s’attarder aux travaux de Chantal Hébert et Irène Perelli-Contos, dans lesquels l’œuvre de
Robert Lepage est étudiée principalement selon la perspective du théâtre de l’image et la
théorie de la complexité21. En outre, les études d’Irène Roy nous intéressent pour leur analyse
des créations de Lepage en tant qu’échantillons de la méthodologie des cycles Repère22. Nous
nous penchons également sur les recherches, qui ont commencé à être publiées dès la fin des
années 1980, sur les enjeux thématiques de Lepage (comme l’autobiographie, l’identité et la
création artistique), notamment celles de Bovet, Laliberté, Hunt, Bunzli, Huffman et Dixon23,
et sur son processus de création (le travail collectif, le corps de l’acteur, l’emploi de nouvelles
technologies), dont Lévesque, Pavlovic, Lafon, Dvorak et Picon-Vallin24. À ce sujet, il faut
mentionner spécialement les études de Ludovic Fouquet à propos de l’utilisation de la

21
Irène Perelli-Contos, « Le discours de l’orange », L'Annuaire théâtral, nos 5-6 (1988-1989), p. 319-326. « Le
Théâtre Repère et la référence à l’Orient », L'Annuaire théâtral, no 8 (1990), p. 121-130. Chantal Hébert, « "En
attendant" : rencontre du théâtre de recherche et du théâtre "bas" », L'Annuaire théâtral, no 8 (1990), p. 109-
120 ; « L’écriture scénique actuelle : l’exemple de "Vinci" », Nuit blanche, no 55 (1994), p. 54-58 ; « La face
cachée de la lune ou la face cachée du sujet », L'Annuaire théâtral, no 41 (2007), p. 161-173 ; « Le lieu de
l’activité poïétique de l’auteur scénique. À propos du Projet Andersen de Robert Lepage », art. cit., p. 21-40 ;
Chantal Hébert, « Robert Lepage et l’art de la transformation », art. cit., p. 18-21 Chantal Hébert et Irène Perelli-
Contos, « L’écran de la pensée ou les écrans dans le théâtre de Robert Lepage », dans Béatrice Picon-Vallin,
Les écrans sur la scène. Tentations et résistances de la scène face aux images, L’Âge d’homme (coll. th XX),
Lausanne, 1998, p. 171-204 ; « D’un art du mouvement à un art en mouvement : du cinéma au théâtre de
l’image », Protée, vol. 28, no 3 (2000), p. 65-74.
22
« Robert Lepage et l’esthétique en contrepoint », L'Annuaire théâtral, no 8 (1990), p. 73-80. Le Théâtre
Repère. Du ludique au poétique dans le théâtre de recherche, Québec, Nuit Blanche Éditeur, 1993.
23
Jeanne Bovet, « Le symbolisme de la parole dans "Vinci" », L'Annuaire théâtral, no 8 (1990), p. 95-102.
Marie Laliberté, « "Vinci" et "le Bord extrême" : à propos de la mort de l’art », L'Annuaire théâtral, no 8 (1990),
p. 103-108. Nigel Hunt, « The Global Voyage of Robert Lepage », TDR, vol. 33, no 2 (1989), p. 104-118. James
R. Bunzli, « Looking into the Mirror: Décalage and Identity in the Solo Performances of Robert Lepage », thèse
de doctorat en philosophie, Ohio, Bowling Green State University, 1995 ; « Décalage et autoportrait dans les
spectacles solos de Robert Lepage », L’Annuaire théâtral, no 18 (1995), p. 233-250 ; « The Geography of
Creation: Décalage as Impulse, Process, and Outcome in the Theatre of Robert Lepage », TDR, vol. 43, no 1
(printemps 1999), p. 79-103 ; « Autobiography in the House of Mirrors: The Paradox of Identity Reflected in
the Solo Shows of Robert Lepage », dans Joseph Donohoe et Jane Koustas, Theater sans frontières: Essays on
the Dramatic Universe of Robert Lepage, Michigan, Michigan State University Press, 2000, p. 21-41. Shawn
Huffman, « Adrift: Affective Dislocation in Robert Lepage’s Tectonic Plates », dans Donohoe et Koustas, op.
cit., p. 155-169. Steve Dixon, « Metamorphosis and Extratemporality in the Theatre of Robert Lepage »,
Contemporary Theatre Review, vol. 17, no 4 (2007), p. 499-515.
24
Solange Lévesque, « Harmonie et contrepoint », Jeu, no 42 (1987), p. 100-108. Diane Pavlovic, « Du
décollage à l’envol : "vinci" », Jeu, no 42 (1987), p. 85-99. Dominique Lafon, « "Les Aiguilles et l’Opium" »,
Jeu, n° 62 (1992), p. 85-90 ; « De la référence au reflet : la semiosis du vraisemblable dans le théâtre de
recherche », Tangence, no 46 (1994), p. 20-28. Marta Dvorak, « Représentations récentes des Sept branches de
la rivière Ota et d’Elseneur de Robert Lepage », Dalhousie French Studies, vol. 41 (1997), p. 139-150. Béatrice
Picon-Vallin, « Hybridation spatiale, registres de présence », op. cit., p. 9-35.

10
technologie de l’image chez Lepage25. Ces analyses portant sur les pièces scéniques peuvent
révéler des traits qui contrastent avec ceux des œuvres filmiques.

À partir de l’an 2000, des études comme celles de Defraeye, Hood, Simon, Ouelette, Levin,
Innes, Dundjerovič, Fricker, Duguay et Lessard ont poursuivi l’examen des caractéristiques
de la mise en scène lepagienne26. Josette Féral a analysé différents éléments de la théâtralité
lepagienne, comme le traitement de l’identité ou des pièces de Shakespeare, ainsi que les
traits cinématographiques de ses mises en scène27.

Parmi les monographies consacrées à l’ensemble de l’œuvre lepagienne, il existe des livres
d’entrevues et de vulgarisation, comme ceux de Charest et de Bureau 28, et des études plus
spécialisées, comme celles de Hébert et Perelli-Contos, Fouquet, Dundjerovič et Gilbert29. Il
existe également des études sur des sujets spécifiques : des articles sur la réception de l’œuvre

25
« L’ombre et la technologie », ETC, no 40 (1997-1998), p. 23-28 ; « Clins d’œil cinématographiques dans le
théâtre de Robert Lepage », Jeu, no 88 (3, 1998), p. 131-139 ; « Entre brume et technologie : Festival
d’Automne à Paris 1999 », Jeu, no 94 (1, 2000), p. 174-179 ; « L’écart et la surface, prémices d’une poétique
du corps écranique », Jeu, no 108 (3, 2003), p. 114-120 ; « L’expérience théâtrale ou l’exploration du rituel »,
ETC, no 79 (2007), p. 16-21 ; « Géographie et appartenance : quelques incursions scéniques », ETC, no 85
(2009), p. 24-29.
26
Piet Defraeye, « The Staged Body in Lepage’s Musical productions », dans Donohoe et Koustas, op. cit.,
p. 79-93. Michael Hood, « The Geometry of Miracles: Witnessing Chaos », dans Donohoe et Koustas, op. cit.,
p. 127-153. Sherry Simon, « Robert Lepage and the Languages of Spectacle », dans Donohoe et Koustas,
op. cit., p. 215-230. André Ouellette, « La figure du créateur dans le théâtre de Robert Lepage. Pour une
communication participative entre la scène et la salle », maîtrise ès arts, Québec, Université Laval, 2001. Laura
Levin, « Performing world », thèse de doctorat en performance studies, California, University of California,
2005. Christopher Innes, « Puppets and Machines of the Mind: Robert Lepage and the Modernist Heritage »,
Theatre Research International, vol. 30, no 2 (2005), p. 124-138. Aleksandar Dundjerovič, « Juliette at Zulu
Time: Robert Lepage and the aesthetic of "techno-en-scène" », International Journal of Performance Art and
Digital Media, vol. 2, no 1 (2006), p. 69-85. Karen Fricker, « Le goût du risque : KÀ de Robert Lepage et du
Cirque du Soleil », L'Annuaire théâtral, no 45 (2009), p. 45-68. Sylvain Duguay, « Le cinéma et les défis de la
représentation : à propos de Robert Lepage, 4D Art et Alice Ronfard », Jeu, no 134 (1), 2010, p. 84-92. Bruno
Lessard, « Site-Specific Screening and the Projection of Archives: Robert Lepage’s Le Moulin à images »,
Public: Art/Culture/Ideas, no 40 (2010), p. 70-82.
27
« The Dramatic Art of Robert Lepage: Fragments of Identity », Contemporary Theatre Review, vol. 19, no 2
(2009), p. 143-154 ; Théorie et pratique du théâtre. Au-delà des limites, Montpellier, L’Entretemps, 2011, 448
p. ; « Entre théâtre et cinéma : le jeu chez Robert Lepage », dans Marguerite Chabrol et Tiphaine Karsenti [dir.],
Théâtre et cinéma. Le croisement des imaginaires, Rennes, Presses universitaires de Rennes (coll. Le
Spectaculaire), 2013, p. 55-69.
28
Rémy Charest, Robert Lepage. Quelques zones de liberté, Québec, L’instant même, 1995. Stéphan Bureau,
Stéphan Bureau rencontre Robert Lepage, Montréal, Amérik Média (Coll. Contact).
29
Chantal Hébert et Irène Perelli-Contos, La face cachée du théâtre de l’image, Québec, L’Harmattan / Presses
de l’Université Laval, 2001. Ludovic Fouquet, Robert Lepage, l’horizon en images, Québec, L’Instant même,
2005. The Visual Laboratory of Robert Lepage, Vancouver, Talonbooks, 2014. Aleksandar Dundjerovič, The
Theatricality of Robert Lepage, Montréal, McGill-Queen’s University Press, 2007. Bernard Gilbert, Le Ring de
Robert Lepage, Québec, L’Instant même, 2013.

11
de Robert Lepage, comme ceux de Sauter, Teissier, Fricker, Dundjerovič et Navarro
Bateman30 ; des textes sur l’interrogation des identités à l’intérieur des spectacles, comme
ceux de Harvie, Bovet, Carson, Koustas, Goldberg, Hudson et Varney et Batson31, de même
que sur les rapports de la société québécoise avec le monde qui sont manifestés dans l’œuvre
de Lepage, tels que ceux de Poirier, Harvie et Hurley, Fricker, Duguay, Hudson et Varney,
Batson et Cummins32 ; enfin, sur le travail d’adaptation et de mise en scène à partir d’œuvres
de dramaturges (notamment de Shakespeare), comme ceux de Hodgdon, Knowles, Salter,
Paul, Gavel Adams et Bissonnette33. Parmi les études de l’œuvre de Robert Lepage qui font

30
Wilmar Sauter, « Beyond the Director’s Images: Views and Reviews of Robert Lepage’s Production of A
Dream Play at the Royal Dramatic Theatre », dans Donohoe et Koustas, op. cit., p. 205-214. Guy Teissier,
« French Critical Response to the New Theater of Robert Lepage », dans Donohoe et Koustas, op. cit., p. 231-
254. « "De la dithyrambe pure à la critique acide." La France accueille Robert Lepage… », L'Annuaire théâtral,
no 27 (2000), p. 160-177. Karen Fricker, « Tourism, the Festival Marketplace and Robert Lepage’s The Seven
Streams of River Ota », Contemporary Theatre Review, vol. 13, no 4 (2003), p. 79-93. Aleksandar Dundjerovič
et Ilva Navarro Bateman, « Robert Lepage Inc. Theatre for Festival Audiences », Contemporary Theatre
Review, vol. 19, no 4 (2009), p. 413-427.
31
Jennifer Harvie, « Transnationalism, Orientalism, and Cultural Tourism: La Trilogie des dragons and The
Seven Streams of the River Ota », dans Donohoe et Koustas, op. cit., p. 109-125. Jeanne Bovet, « Identity and
Universality: Multilingualism in Robert Lepage’s Theather », dans Donohoe et Koustas, op. cit., p. 3-19.
Christie Carson, « From Dragon’s Trilogy to The Seven Streams of the River Ota: the Intercultural Experiments
of Robert Lepage », dans Donohoe et Koustas, op. cit., p. 23-77. Jane Koustas, « Robert Lepage Interfaces with
the World - On the Toronto State », dans Donohoe et Koustas, op. cit., p. 171-189 ; « Zulu Time : le paratexte
paradoxal », L'Annuaire théâtral, no 34 (2003), p. 81-95 ; « Staging the/an Other: The Dragon’s Trilogy Take
2 », International Journal of Francophone Studies, vol. 9, no 3 (2006), p. 395-414 ; « Robert Lepage in Toronto:
Staging the Other », Contemporary Theatre Review, vol. 19, no 2 (2009), p. 155-163. Daniel Goldberg, « Lost
in translation: New media, performance & identity in Quebec », mémoire de maîtrise en communication et
culture, Toronto, Ryerson University and York University, 2003. Chris Hudson et Denise Varney, « Transience
and Connection in Robert Lepage’s The Blue Dragon: China in the Space of Flows », Theatre Research
International, vol. 37, no 2 (juillet 2012), p. 134-147. Charles R. Batson, « Bêtes de Scène: Robert Lepage’s
Totem, Circus, and the Freakish Human Animal », Contemporary French and Francophone Studies, vol. 16,
no 5 (décembre 2012), p. 615-623.
32
Sonia Poirier, « Nationalism and beyond: Re-envisioning Quebec », mémoire de maîtrise ès arts, University
of Toronto, 1996. Jennifer Harvie et Erin Hurley, « States of Play: Locating Québec in the Performances of
Robert Lepage, Ex Machina and the Cirque du Soleil », Theatre Journal, vol. 51, no 3 (octobre 1999), p. 299-
315. Karen Fricker, « Le Québec, "société d’Amérique" selon Robert Lepage », Jeu, no 114 (1, 2005), p. 127-
133. « Cultural Relativism and Grounded Politics in Robert Lepage’s The Project Andersen », Contemporary
Theatre Review, vol. 17, n° 2 (2007), p. 119-141. Karen Fricker et Rémy Charest, « À l’heure zéro de la culture
(dés)unie. Problèmes de représentation dans Zulu Time de Robert Lepage et Ex Machina », Globe, vol. 11, no
2 (2008), p. 81-116. Isabelle Cummins, « Le moulin à images de Robert Lepage et Ex Machina. Le traitement
des images au service de l’histoire », mémoire de maîtrise en Littérature et arts de la scène et de l’écran, Québec,
Université Laval, 2013.
33
Barbara Hodgdon, « Looking for Mr. Shakespeare after the ‘Revolution’ », dans James C. Bulman [éd.],
Shakespeare, Theory and Performance, Londres et New York, Routledge, 1996, p. 71-94. Richard P. Knowles,
« From Dream to Machine: Peter Brook, Robert Lepage, and the Contemporary Shakespearean Director as
(Post) Modernist », Theatre Journal, vol. 50, no 2 (mai 1998), p. 189-206. Denis Salter, « Between Wor(l)ds:
Lepage’s Shakespeare Cycle », dans Donohoe et Koustas, op. cit., p. 191-204. J. Gavin Paul, « Border Wars:
Shakespeare, Robert Lepage, and the Production of National Sentiment », The Upstart Crow, vol. 26 (2006-
2007), p. 45-60. Ann-Charlotte Gavel Adams, « From Dream Play to Doomsday: Enter Lepage, Wilson, Ek.

12
appel à la notion d’intermédialité, nous trouvons la recherche de Nogueira Diniz sur The
Busker’s Opera (2002)34. Ces textes explorent autant les thèmes des spectacles de Lepage
que leur hybridité artistique ou médiatique, leurs caractéristiques formelles (mode de travail
scénique) et technologiques, voire leurs implications économiques et culturelles.

La recherche bibliographique a révélé que le travail de cinéaste de Robert Lepage a reçu


moins d’attention que son travail de metteur en scène. Néanmoins, il existe quelques études
qui abordent tantôt l’un de ses films, tantôt l’ensemble de sa production cinématographique.
Elles se concentrent notamment sur le contenu des œuvres. Les premières publications sur le
cinéma lepagien sont « Robert Lepage’s Cinema of Time and Space », de Henry Garrity35 et
« The Haunted Home: Colour Spectrums in Robert Lepage’s Le Confessionnal » d’Erin
Manning36. Quelques recherches comparent certains des films de Lepage à ceux réalisés par
d’autres cinéastes : par exemple, celle de Hallquist aborde l’intertextualité en tant que
processus d’adaptation à l’intérieur d’un récit, dans Le confessionnal et deux autres films
canadiens37. D’autre part, Dugas analyse « l’esthétique de l’espace » dans le cinéma d’auteur
dans le contexte de la mondialisation (dont Possible Worlds et La face cachée de la lune de
Lepage)38. Le cinéma de Lepage a fait l’objet d’analyses portant sur l’identité et l’histoire
québécoises, par Couture, Clandfield, Cornellier, Campbell et Bissonnette39, et sur les

Exit Strindberg. Stagings of A Dream Play 1994-2007 », Northwest Passage, vol. 6 (2009), p. 39-53. Sylvie
Bissonnette, « Historical Interculturalism in Robert Lepage's Elsinore », Contemporary Theatre Review,
vol. 20, no 1 (2010), p. 40-55.
34
Thaïs Flores Nogueira Diniz, « Intermediality in the Theatre of Robert Lepage », dans Media inter Media.
Essays in Honor of Claus Clüver, Amsterdam, RODOPI, 2010, p. 231-244.
35
« Robert Lepage’s Cinema of Time and Space », dans Donohoe et Koustas, op. cit., p. 95-107.
36
« The Haunted Home: Colour Spectrums in Robert Lepage’s Le Confessionnal », Canadian Journal of Film
Studies, vol. 7, no 2 (automne 1998), p. 49-65.
37
« Intertextuality as internal adaptation in Ann-Marie MacDonald’s Good Night Desdemona (Good Morning
Juliet), Robert Lepage’s Le Confessionnal and Atom Egoyam’s The Sweet Hereafter », mémoire de maîtrise en
littérature canadienne, Université de Sherbooke, 1999.
38
« L’esthétique de l’espace dans le cinéma d’auteur à l’époque de la mondialisation », thèse de doctorat en
littérature, Montréal, Université de Montréal, 2006.
39
Claude Couture, « La censure, Le Confessionnal ou le stéréotype d’une société traditionnelle "unique" »,
Francophonies d’Amérique, no 8 (1998), p. 153-160. Peter Clandfield, « Bridgespotting: Lepage, Hitchcock,
and Landmarks in Canadian Film », Canadian Journal of Film Studies, vol. 12, no 1 (2003), p. 2-15. Bruno
Cornellier, « Absence et présence de l’Indien : Identité, nationalité et indianité dans Le confessionnal (1995) de
Robert Lepage », maîtrise en études cinématographiques, Université Concordia, 2006. Michel-M. Campbell,
« L’imaginaire public comme lieu théologique : pour une théorie du discours des deux fils », Théologiques,
vol. 14, nos 1-2 (2006), p. 191-202. Sylvie Bissonnette, « Cinema and the two cultures: Robert Lepage’s La face
cachée de la lune », New Review of Film and Television Studies, vol. 8, no 4 (décembre 2010), p. 372-395.

13
représentations du corps, par Gibson et Dickson40. Les études de Massicote montrent les
rapports entre la mémoire et la représentation architectonique dans Le confessionnal41. Pour
sa part, Babana-Hampton relie le film La face cachée de la lune et l’esprit postmoderne42.
Certaines études ont utilisé l’œuvre lepagienne pour réfléchir sur les rapports entre le théâtre
et le cinéma, comme celles de Lucie Roy, qui porte sur Les plaques tectoniques et son
adaptation télévisuelle, de Duguay et de Bissonnette43. Finalement, The Cinema of Robert
Lepage. The Poetics of Memory, d’Aleksandar Dundjerovič, se présente comme la première
étude critique de la cinématographie de Lepage44. Cet essai examine entre autres la
méthodologie créative qui a donné naissance à ses films. Dundjerovič a analysé ceux réalisés
avant 2002 : Le confessionnal, Le polygraphe, Nô et Possible Worlds. Il est aussi l’auteur
d’autres études sur le cinéma de Robert Lepage45. Ses essais seront un point de repère
essentiel pour notre étude.

Notre recherche aborde un sujet peu exploré : l’intermédialité dans l’œuvre de Robert
Lepage, spécialement dans son cinéma. Nous nous servons d’une approche qui, bien qu’elle
semble s’imposer par sa pertinence, est peu utilisée pour étudier Lepage : l’intermédialité.
L’état de la question a montré que le travail de Lepage en tant que créateur théâtral a fait
l’objet de plusieurs études par des universitaires d’Amérique du Nord et d’Europe. Par contre,
il est aussi apparu que son œuvre cinématographique ne suscite pas autant d’intérêt que son
travail théâtral. Cette lacune pourrait s’expliquer par le nombre réduit de films réalisés par

40
Margaret Gibson, « The Truth Machine: Polygraphs, Popular Culture and the Confessing Body », Social
Semiotics, vol. 11, no 1, 2001, p. 61-73. Peter Dickinson, « Space, time, auteur-ity and the queer male body: the
film adaptations of Robert Lepage », Screen, vol. 46, no 2 (2005), p. 133-153.
41
« Architectures de la mémoire : Peter Eisenman, Robert Lepage et W.G. Sebald », mémoire de maîtrise,
Université de Montréal, 2009 ; « Hantise et architecture cryptique : transmission du passé dans Le confessionnal
de Robert Lepage », Revue canadienne d’études cinématographiques, vol. 21, no 2 (automne 2012), p. 93-114.
42
« Robert Lepage en cinéaste de la technologie et de la vie postmoderne. La face cachée de la lune », Nouvelles
Études Francophones, vol. 30, no 2 (automne, 2015), p. 129-145.
43
Lucie Roy, « La transécriture », dans Petite phénoménologie de l’écriture filmique, Québec, Nota Bene (coll.
Du cinéma), 1999, p. 49-61. Sylvain Duguay, « Self Adaptation: Queer Theatricality in Brad Fraser’s Leaving
Metropolis and Robert Lepage’s La face cachée de la lune », dans André Loiselle et Jeremy Maron [éd.], Stages
of Reality. Theatricality in Cinema, Toronto, University of Toronto Press, 2012, p. 13-29. Sylvie Bissonnette,
« La théâtralité cinématographique engagée », Nouvelles « vues » sur le cinéma québécois, no 8 (hiver 2008) ;
« Comitted Theatricality », dans André Loiselle et Jeremy Maron [éd.], op. cit., p. 135-159.
44
The cinema of Robert Lepage. The Poetics of Memory, London, Wallflower Press (coll. Director’s Cuts),
2003.
45
« The Multiple Crossings to The Far Side of the Moon: Transformative mise-en-scène », Contemporary
Theatre Review, vol. 13, no 2 (2003), p. 67-82 ; « Narrative as Myth & Memory », Vertigo, vol. 2, no 4 (2003).

14
Lepage, mais aussi par le fait qu’ils ne sont pas considérés aussi novateurs que ses mises en
scène. Alors que ses propositions scéniques se distinguent par leur complexité visuelle et par
l’utilisation de la technologie pour rompre avec les conventions du spectacle et du spectateur,
ses films se caractérisent par une densité des arguments et des dialogues dans une proposition
formelle relativement conventionnelle ou, à tout le moins, moins surprenante. Pourtant, selon
nous, l’ensemble cinématographique permet d’examiner tout autant, mais autrement, la
médiation et les frontières du récit, de la représentation et du support.

Méthodologie

Nous estimons que les mises en scène théâtrales et filmiques de Robert Lepage réfléchissent
l’intermédial de plusieurs manières, notamment par les arts et les médias utilisés ou évoqués,
la méthode créative employée, les enjeux liés aux personnages, les histoires racontées.
D’ailleurs, ces œuvres sont intermédiales à plusieurs niveaux : elles tirent leur origine d’un
processus basé sur l’exploration de la matière et du médium, au cours duquel les arts et les
régimes discursifs sont assemblés sur la scène ou à l’écran, et les histoires et motifs, déplacés
d’un média à l’autre. La présente section décrit les chapitres de notre recherche et les enjeux
méthodologiques à travers lesquels nous scrutons ces niveaux, ces manières créer et de penser
intermédialement dans l’œuvre de Robert Lepage, ainsi que les modèles créatif et
méthodologique qui s’en dégagent. Il faut préciser que les principes méthodologiques mis en
évidence à partir de l’analyse des créations lepagiennes serviront éventuellement à mener des
recherches théoriques et analytiques, et non pas des processus de création artistique, bien
qu’ils ressortent de l’étude approfondie d’une pratique artistique. Nous n’en tirons pas non
plus de règles pour développer une œuvre intermédiale, mais plutôt des éléments qui nous
permettront de mieux comprendre une telle œuvre.

Les créations lepagiennes permettent d’esquisser une série de principes pour la recherche,
qui remettent en question − comme la pratique et la théorie intermédiales l’ont déjà fait –
l’accent sur le logos présent dans une partie importante de la recherche en sciences humaines.
La recherche scientifique compte parmi ses outils le modèle, lequel représente un objet
(pouvant être un phénomène, comme l’intermédial ou la pratique lepagienne, ou un enjeu
méthodologique, comme l’axe de pertinence intermédial) de manière simplifiée, par un

15
ensemble de concepts, et vise à sa compréhension Tout modèle exige la compréhension du
passage du concret à l’abstrait et vice versa : il fonctionne comme un intermédiaire
épistémologique et cognitif entre la recherche (ou le sujet) et la réalité (ou l’objet).

Alain Badiou note que les modèles scientifiques basculent souvent soit vers l’empirisme
(l’élément tenu pour dominant est la présence effective de l’objet) soit vers le formalisme (la
dominance revient à l’antériorité des dispositifs formels)46. Cette distinction entre la forme
théorique (une instance productive) et la réalité empirique (où le modèle est révisé) est
importante pour les études dites intermédiales parce que, comme nous l’avons souligné, la
notion d’« intermédialité » a été définie à la fois comme un phénomène (une réalité
empirique) et comme une perspective théorique (une construction théorique).

Nous considérons qu’une recherche intermédiale doit être développée dans l’intimité de la
réalité empirique, c’est-à-dire au plus près du phénomène comme de la pratique intermédiale.
Nous suivons ainsi le propos de Gérard Sensevy et Jérôme Santini, pour qui le modèle doit
réhabiliter l’expérience dans son rapport à la conceptualisation : la « perception n’est plus
conçue comme une interface entre le concept et la réalité […], mais comme indissolublement
liée au concept47 ».

Pour atteindre notre objectif, nous posons une question double. En voici la première partie :
que permet de découvrir l’intermédialité dans les œuvres scéniques et cinématographiques
de Robert Lepage ? Cette formule a l’avantage d’exprimer l’objet à analyser (le théâtre et le
cinéma de Robert Lepage) et les premières orientations du corpus théorique et
méthodologique, l’axe de pertinence intermédial. Néanmoins, nous l’avons déjà noté,
l’œuvre de Lepage est aussi une production qui permet de réfléchir sur l’intermédialité ; elle
nous invite, par exemple, à questionner les relations entre le cinéma et le théâtre. Par
conséquent, une deuxième question s’impose, formulée à l’inverse de la première : que
permet d’apprendre l’œuvre de Robert Lepage sur le phénomène et la perspective
intermédiale ? Ici, ce qui était l’objet dans la première question (l’œuvre de Lepage) devient

46
Alain Badiou, Le concept de modèle, Paris, Fayard, 2007, p. 43. Dans la préface écrite en 2007 pour cette
œuvre parue en 1968, l’auteur explique que celle-ci a été écrite en opposition à l’idéalisme (ou au formalisme
excessif) qui dominait une partie de l’épistémologie et de la recherche scientifique (p. 25).
47
Gérard Sensevy et Jérôme Santini, « Modélisation : une approche épistémologique », Aster, 43 (2006), p. 179.

16
l’axe guidant l’analyse et, dans un même mouvement, ce qui constituait la perspective
d’analyse (l’intermédialité), est devenu l’objet à scruter. À travers ces deux questions, nous
souhaitons appréhender au mieux la nature complexe des objets et phénomènes intermédiaux.

La réponse à ces deux questions sera développée en quatre chapitres : le premier est consacré
au corpus théorique qui sous-tend l’analyse de l’œuvre lepagienne ; le deuxième propose une
approche de la poïétique de Lepage, c’est-à-dire de sa façon de créer, que nous pouvons relier
aux enjeux de la pratique intermédiale et de la recherche d’après l’axe de pertinence
intermédial ; le troisième porte sur le processus de transécriture implicite dans la plupart de
ses films, lequel constitue un échantillon des transferts qui façonnent la sphère
intermédiatique ; finalement, le quatrième montre les manières dont l’œuvre lepagienne
invite à réfléchir sur l’intermédial. Évidemment, chaque chapitre comporte des particularités
pour ce qui concerne le corpus et la méthodologie. Par exemple, étant donné que la recherche
n’implique pas d’observation directe, le deuxième chapitre repose sur des travaux de
chercheurs qui ont assisté aux séances du processus créatif de Robert Lepage, dont Irène Roy,
Chantal Hébert et Irène Perelli-Contos et Ludovic Fouquet. En outre, ce deuxième chapitre,
sur la poïétique, esquisse un modèle pour la recherche intermédiale, qui se nourrit des
créations lepagiennes et qui sert à réviser l’ensemble de la théorie précédente.

Le corpus à analyser est composé des six films tournés par Robert Lepage, plus précisément
Le confessionnal (1995), Le polygraphe (1996), Nô (1998), Possible Worlds (Mondes
possibles, 2000), La face cachée de la lune (2003) et Triptyque (coréalisé avec Pedro Pires,
2013). Nous nous référons également aux quatre pièces de théâtre à l’origine des films : Le
polygraphe (coauteur, 1987), Les sept branches de la rivière Ota (coauteur, 1994), La face
cachée de la lune (2000) et Lipsynch (2007). Nous utilisons des copies des films (VHS et
DVD) et des enregistrements des mises en scène fournis par la compagnie de production de
Lepage, Ex Machina48. De plus, nous employons les textes publiés des pièces de théâtre Le
polygraphe, Les sept branches de la rivière Ota et La face cachée de la lune, de Robert

48
Les enregistrements des mises en scène suivantes : Le Polygraphe, à Bruxelles en 1992 ; Les sept branches
de la rivière Ota, à Montréal en 1997 ; La face cachée de la lune, à Annecy en 2001 et à Québec en 2011 ;
Lipsynch, à Québec en 2011.

17
Lepage, et Possible Worlds de John Mighton49. Ceci constitue le corpus primaire. Néanmoins,
puisque l’œuvre de Robert Lepage est vaste et touche l’intermédial à maints égards, nous
prenons en compte quelques éléments tirés d’autres créations que nous avons eu l’opportunité
d’examiner, telles que Les aiguilles et l’opium (2013), 887 (2015) et Quills (2016), la mise
en scène de l’opéra Der Ring der Nibelungen (2010), et les spectacles pour le chanteur Peter
Gabriel (Secret World Tour, 1993 ; Growing Up Tour, 2002) et pour la Ville de Québec (Le
moulin à images, 2008-2013)50.

Les conditions d’une recherche intermédiale

La perspective intermédiale exige une ouverture de la part du chercheur, puisqu’elle offre de


multiples voies pour accéder aux objets à examiner. D’ailleurs, le caractère insaisissable de
l’objet intermédial détermine souvent une partie importante de la démarche. C’est la raison
pour laquelle la perspective intermédiale a, selon Jost, des vertus heuristiques permettant de
questionner la théorie51. À cet égard, Rajewsky considère que l’existence et l’emploi de
différentes conceptions de l’intermédialité augmentent le potentiel heuristique de celle-ci52.
Le caractère empirique des phénomènes et pratiques intermédiaux, tels qu’ils ont lieu dans
l’œuvre lepagienne, leur nature dynamique et mouvante, exige de fabriquer les concepts sur
mesure, en transformant l’activité de recherche en travail créatif. En effet, des chercheurs tels
que Larrue, Müller ou Villeneuve considèrent que l’intermédialité est un axe de pertinence
plutôt qu’un corpus théorique définitif ou une méthodologie immuable.

Cet axe de pertinence s’appuie sur certaines propriétés et conditions minimales. Les effets
d’immédiateté, les fabrications de présence ou les modes de résistance reliés à l’événement
médiatique se trouvent parmi les éléments privilégiés à observer dans la recherche
intermédiale. Celle-ci laisse d’abord les phénomènes se manifester pour ensuite reconnaître
les interdépendances, les agencements et le devenir. Au contraire d’une tradition

49
Robert Lepage et Ex Machina, The Seven Streams of the River Ota, Londres, Methuen (Coll. Modern Plays),
1996. Robert Lepage et Marie Brassard, Polygraph, traduction de Gyllian Rabym, Londres, Methuen (Coll.
Modern Plays), 1997. Robert Lepage, La face cachée de la lune, Québec, L’Instant même, 2007. John Mighton,
op. cit.
50
Nous employons les enregistrements vidéos « officiels » (c’est-à-dire réalisés par leurs producteurs) des
créations Der Ring der Nibelungen, Secret World Tour, Growing Up Tour et Le moulin à images (2008).
51
François Jost, « Des vertus heuristiques de l’intermédialité », Intermédialités, no 6 (2006), p. 109-119.
52
« Le terme d’intermédialité en ébullition : 25 ans de débat », art. cit., p. 44.

18
philosophique essayant de comprendre et de nommer les substances, puis d’interpréter leurs
rapports, l’intermédialité considère d’abord les croisements et conçoit les substances en tant
que points relationnels. Ainsi, elle n’est pas pensée seulement comme une propriété relative
à un objet, mais comme correspondant à un changement de perspective de la part de celui qui
observe le monde. À cet égard, Larrue affirme que l’on peut « assimiler la naissance de la
pensée intermédiale à cette prise de conscience brutale : tout est processuel53 ».

Sensevy et Santini reprennent la pensée de Nancy Cartwright, qui met en valeur la notion de
capacité dans le cadre de sa réflexion sur le modèle. Il faut d’abord « se rendre sensible au
fait que tel objet (au sens large) possède un pouvoir, une potentialité, et que la description du
comportement de cet objet peut gagner à lui attribuer les potentialités qui sont les siennes54 ».
En faisant le modèle de cet objet, nous lui attribuons alors un ensemble de capacités, et le
rôle de la théorie consiste à dire comment elles sont agencées et exercées ; cependant, il ne
faut pas oublier que « les capacités déployées dans les modèles que nous construisons dans
les sciences exactes différeront des capacités auxquelles nous référons dans la vie de tous les
jours55 ». En l’occurrence, nous analysons la capacité de l’objet d’être intermédial. Notre
recherche n’aspire donc pas, au final, à énoncer des règles, mais plutôt à suggérer des sujets
et des approches pour des recherches futures.

Nous avons déjà noté que l’intermédialité résulte d’échanges avec des ensembles théoriques
et avec des pratiques critiques qui « mettent de l’avant les relations plus que les
substances56 ». D’où le fait qu’elle permet un certain éclectisme et l’utilisation des outils de
l’analyse phénoménologique, sémiotique et pragmatique, entre autres. La phénoménologie
tente de saisir l’expérience vécue grâce à l’intuition, à l’appréhension directe et à la réduction
eidétique57 ; elle permet d’examiner le phénomène intermédial, sa manifestation et sa
spécificité. Quant à la sémiotique, elle étudie les processus culturels comme processus de

53
« Théâtralité, médialité et sociomédialité : fondements et enjeux de l’intermédialité théâtrale », Recherches
théâtrales au Canada (RTAC), vol. 32, no 2 (2011), p. 177.
54
Gérard Sensevy et Jérôme Santini, « Modélisation : une approche épistémologique », Aster, 43 (2006), p. 169.
55
Nancy Cartwright citée dans ibid., p. 170.
56
Éric Méchoulan, « Intermédialité : ressemblances de famille », Intermédialités, art. cit., p. 233.
57
Joseph J. Kockelmans, « Phenomenology », dans Robert Audi (éd.), The Cambridge Dictionary of
Philosophy, Cambridge, Cambridge University Press, p. 664-666.

19
communication dans lesquels évoluent des systèmes de signes58. La recherche intermédiale
– la nôtre incluse – se consacre plutôt aux objets et processus appartenant à ces systèmes.
Finalement, le pragmatisme propose la valeur pratique comme critère de vérité : toute
création ou processus doit être évalué à partir de ses conséquences ou résultats59, par exemple,
la fabrication de présence durant l’événement intermédial. Notre recherche reprend ces
attitudes et méthodologies en demeurant cependant sensible à leurs différences.

La démarche

Présentons maintenant les traits méthodologiques de la recherche. Celle-ci se déploiera en


trois parties après l’exposition du cadre théorique dans le premier chapitre (Chapitre 1 :
Appareillage théorique) : les quêtes impliquées dans l’œuvre de Robert Lepage (Chapitre 2 :
La poïétique lepagienne), les résultats des processus de transposition du théâtre au cinéma
(Chapitre 3 : La transécriture lepagienne) et les réflexions sur l’environnement intermédial
dans les pièces théâtrales et filmiques de Lepage (Chapitre 4 : Les entre-deux lepagiens).

Parmi les traits qui caractérisent notre modèle et donnent son caractère intermédial à notre
recherche, le tout premier apparaît dans l’ordre choisi pour l’exposition des résultats :
d’abord le sensible (chapitres 2 et 3, la poïétique), ensuite l’intelligible (chapitre 4, les
références à l’entre-deux). À cet égard, Bennett explique que la réduction des recherches au
contenu culturel, en oubliant le continuum expressif, implique de « perdre le processus et les
formes d’expression qui caractérisent le champ de culture contemporaine et de
l’intermédialité, et qui révèlent finalement la manière d’opérer des relations médiatiques60 ».
La perspective intermédiale s’oppose à cette réduction et elle conçoit le sens comme étant
relié à sa mise en forme sur un support donné et à une opération de médiation, c’est-à-dire à
une production de présence. En outre, le préfixe « inter » implique que l’intermédialité
s’occupe du rôle producteur et dynamique des lisières et frontières médiatiques. Ainsi,

58
Umberto Eco, La structure absente. Introduction à la recherche sémiotique, Paris, Mercure de France, 1972,
p. 30.
59
Charlene Haddock Siegfried, « Pragmatism », dans Robert Audi (éd.), The Cambridge Dictionary of
Philosophy, Cambridge, Cambridge University Press, p. 729-730.
60
« It is to ‘miss process’ and to miss the forms of expression that characterize the whole field of contemporary
culture and intermedia – and that ultimately reveal how media relations operate. » « Aesthetics of
Intermediality », dans Jill Bennett, Art History, vol. 30, no 3 (juin 2007), p. 449.

20
l’analyse est portée hors du champ linguistique et littéraire pour penser la matière, la
médiation et la technique.

Le deuxième chapitre est consacré au processus créatif sous-jacent à l’œuvre de Robert


Lepage. Nous y observons 1) une quête des possibilités de la matière (des supports, des
objets) pour codifier l’expérience humaine ; 2) une exploitation des conventions et limites du
dispositif scénique, remédiatisée dans la production filmique. Il s’agit des deux axes orientant
ce chapitre. Cette manière de concevoir la création – impliquant d’abord la reconnaissance
que le sensible génère l’intelligible, puis l’indifférence aux identités médiatiques – est
semblable à celle de la pratique intermédiale. Nous approchons la poïétique lepagienne en
abordant les mises en scène théâtrales et filmiques déjà mentionnées, ainsi que la
bibliographie abondante sur sa manière de créer, citée dans l’état de la question. Nous
analysons les effets d’immédiateté, les fabrications de présence et les modes de résistance ;
nous reprenons d’ailleurs des catégories telles que qualité et résistance médiatique, dispositif
et modalité. La suite puise dans les stratégies phénoménologiques (l’analyse de l’expérience
vécue), sémiotiques (l’examen des systèmes de signes) et pragmatiques (l’intérêt pour les
résultats recherchés pendant l’activité communicative).

Le troisième chapitre met l’accent sur une partie de la poïétique lepagienne en abordant
l’opération de transposition ou de remédiatisation (remediation) impliquée dans les films de
Robert Lepage. Cette opération représente un échantillon des transferts caractérisant la
sphère intermédiatique : cinq films sur six de Lepage ont pour origine des pièces théâtrales,
et le seul film ayant un scénario original, Le confessionnal, comporte des enjeux semblables
à ceux de l’ensemble de l’œuvre lepagienne. Nous mettons en contraste quatre mises en scène
théâtrales de Robert Lepage (Polygraphe, Les sept branches de la rivière Ota, La face cachée
de la lune, Lipsynch) et les films constituant leur transécriture (Le polygraphe, Nô, La face
cachée de la lune, Triptyque). Nous devons donc questionner les différences entre les médias.
Notre analyse du processus transscriptural reconnaît les médiativités (théâtralité,
cinématographicité) et les modalités impliquées, les traits de réfraction et de
transréférentialisation. Pour exemplifier ce processus, outre la mise en contraste de chaque
paire d’œuvres, nous examinons en détail des séquences de chaque film en analysant leurs
différences par rapport au matériel scénique.

21
Tandis que les chapitres deux et trois portent sur le faire intermédial des créations lepagiennes
(la poïétique et la transécriture), le quatrième est consacré à l’intermédialité en tant qu’objet
de pensée, c’est-à-dire les réflexions sur l’environnement intermédial présentes dans l’œuvre
de Robert Lepage. Comme les mises en scènes théâtrales et filmiques, les histoires racontées
se déploient dans un certain cadre d’emblée significatif (un voyage, une traduction) ou
pendant une opération de médiation et de génération de sens. Nous l’avons déjà noté, les
apparitions d’autres médias et supports sont fréquentes dans les œuvres de Lepage : des
tournages (Le confessionnal, la pièce théâtrale et le film Le polygraphe), des mises en scène
(Les sept branches de la rivière Ota et Nô), des peintures (Triptyque). De plus, de nombreux
processus de médiation, réussis ou échoués, y sont intégrés aux histoires mêmes : entre autres
l’énonciation (Mondes possibles, Lipsynch), la traduction (Les sept branches de la rivière
Ota, Nô) et le déchiffrage (Le polygraphe, Triptyque). Il s’avère donc, d’une part, que la
perspective intermédiale coïncide avec les sujets de prédilection du metteur en scène et du
cinéaste, tels que l’acte représentationnel, l’identité, la mémoire ou le corps. D’autre part, ses
pièces théâtrales et filmiques font confluer différents champs de compétence ou modes de
représentation de la réalité : les discours scientifique, artistique, religieux, journalistique et
académique. Ainsi, notre quatrième chapitre nous renseigne sur la sphère intermédiatique en
examinant comment ces sujets sont abordés dans l’œuvre de Lepage.

22
Appareillage théorique

1.1 Introduction à la notion d’« intermédialité »

L’intermédialité a été placée au premier plan dans les recherches et les débats des sciences
humaines et des études artistiques depuis les années 1990. Il faut dire qu’il y a bien matière
à débattre à propos d’un concept dont les contours sont aussi flous que les phénomènes dont
il est supposé rendre compte. Le spectre de ses définitions est vaste, de même que les courants
théoriques et les méthodologies mobilisés pour le comprendre.

Les définitions de l’intermédialité sont assez difficiles à comparer puisqu’elles renvoient à


deux questions de recherche ou points de départ différents : d’une part, l’intermédialité en
tant que condition ou ensemble de phénomènes (les configurations rendant possibles les
agencements médiatiques) et les figures produites par les médias durant leurs croisements
(les pratiques intermédiales) ; d’autre part, l’intermédialité en tant que catégorie critique pour
l’analyse de ces produits ou configurations médiatiques. Il s’agit donc à la fois d’un
phénomène et d’une perspective d’analyse. Le premier peut s’exprimer en pratique artistique,
par exemple celle de Robert Lepage, où nous trouvons des agencements intermédiatiques,
ainsi que plusieurs mises en évidence des processus de médiation. Quant à la perspective
d’analyse, elle peut mobiliser des outils théoriques assez divers pour s’approcher de son
objet, constitué par la sphère intermédiatique. Un autre élément qui a rendu problématique la
définition du phénomène et, surtout, de la perspective théorique, est que le terme
« intermédialité » contient un pléonasme : autant l’« inter- » que le « médium » renvoient à
l’idée de l’« entre-deux ». D’après Rajewsky, la catégorie « intermédiale » est
épistémologiquement utile dans la mesure où les configurations à analyser comportent une
certaine stratégie, un élément constitutionnel ou une condition intermédiale61, comme c’est
le cas pour l’œuvre lepagienne.

61
L’intermédialité est « […] a category that of course is useful only in so far as those configurations manifest
some form of intermedial strategy, constitutional element or condition. » Irina Rajewsky, « Intermediality,
Intertextuality, and Remediation: A Literary Perspective on Intermediality », Intermédialités, no 6 (2006), p. 47.

23
Notre exploration bibliographique nous a amené à constater l’existence de deux tendances
majeures dans les études de l’intermédialité depuis les années 1990 : une école européenne
(surtout des universitaires allemands, hollandais et scandinaves), théoriquement et
méthodologiquement proche des études de l’intertextualité et de l’herméneutique, et une
école canadienne, notamment autour du Centre de recherches intermédiales sur les arts, les
lettres et les techniques (CRIALT, à l’origine le CRI), de l’Université de Montréal, dont les
principales références sont des auteurs comme McLuhan ou Bolter et Grusin, ou des
philosophes poststructuralistes ou de la différence (entre autres Heidegger, Deleuze et les
relectures de Bergson). En outre, il existe des champs de recherche assez proches de
l’intermédialité, tels que les études médiatiques (la médiologie, les Medienwissenschaften et
les media studies, entre autres), ou celles portant sur la culture visuelle (visual culture
studies), la littérature comparée et le comparatisme artistique ("Sister Arts" studies et
l’interartialité)62. Il s’agit d’un ample spectre théorique qui montre la diversité et les
« ressemblances de famille » impliquées dans les études intermédiales, selon une métaphore
de Méchoulan tirée de Wittgenstein63. Nous ne prétendons pas adhérer à quelque école ou
courant : notre quête profite des questions posées ou des réponses tentées par l’une ou par
l’autre et s’oriente en fonction des défis que présente l’œuvre à analyser.

L’identification de ces courants nous intéresse parce que, selon Sensevy et Santini, les
modèles, qui « réalisent l’articulation du concret de l’expérience avec l’abstrait de la théorie
[…] sont, enfin, l’expression d’un collectif de pensée64 ». Tout collectif de pensée s’articule
nécessairement autour d’un style de pensée qui participe de la perception des phénomènes.
Comme nous l’avons dit, ceux qui ont le plus contribué à la recherche intermédiale sont liés
à des universités européennes ou canadiennes. Notre recherche va nécessairement prendre
position par rapport à eux, en s’accordant ou en s’opposant aux accents de l’un ou de l’autre.

62
À cet égard, Rajewsky considère que la réception timide de la recherche intermédiale aux États-Unis est due
précisément à l’existence depuis les années 1950 de la tradition des interart studies, un domaine de la littérature
comparée (à l’origine sous le nom de Literature and the Other Arts). « Le terme d’intermédialité en ébullition :
25 ans de débat », dans Caroline Fischer et Anne Debrosse, Intermédialités, Nîmes, Société française de
littérature générale et comparée / Lucie éditions (coll. Poétiques comparatistes), 2015, p. 22.
63
Éric Méchoulan, « Intermédialité : ressemblances de famille », Intermédialités, no 16 (2010), p. 233-259.
64
Gérard Sensevy et Jérôme Santini, « Modélisation : une approche épistémologique », Aster, 43 (2006), p. 163.

24
Mariniello associe le développement des courants de la pensée intermédiale à l’émergence
d’une nouvelle litéracie qui trouve son origine dans les médias électriques et électroniques
et qui s’oppose à la litéracie hégémonique, reliée au logos et au texte. En disant litéracie, la
théoricienne se réfère à

[…] tout un système épistémologique structurant notre pensée et notre expérience. En


d’autres termes, notre litéracie en est encore une qui nous confine dans une
configuration du savoir centrée sur le langage (logos), et ne nous donne pas les moyens
de comprendre notre vie avec les nouveaux médias (outre la photographie et le cinéma,
les médias électriques et électroniques), sauf à partir de la perspective du
« logocentrisme65 ».

Les nouveaux médias ont révélé des dimensions que la litéracie du logos avait refoulées. La
pensée intermédiale, théorie et pratique, fait partie de ce système épistémologique renouvelé
qui questionne les sciences humaines en faisant ressortir l’importance de la perception, de
l’expérience et de la technique. Cette litéracie de la différence, une nouvelle manière de
percevoir et de transmettre, constitue un pilier pour notre modèle de la recherche
intermédiale.

1.2 Approches d’une définition

1.2.1 Les modèles de Schröter

Jens Schröter identifie quatre types de discours intermédiaux, qu’il nomme synthétique
(synthetic intermediality), formel ou transmédial (formal or transmedial intermediality),
transformationnel (transformational intermediality) et ontologique (ontological
intermediality)66. La plupart des auteurs qu’il mentionne n’utilisent pas le terme
intermédialité, bien qu’ils réfléchissent sur le même ensemble de phénomènes. De plus,
chaque discours conçoit son objet d’une façon différente, ce qui produit des approches et des
nuances. Notre recherche et notre modèle doivent être situés par rapport à ces discours.

Dans sa version « synthétique », l’intermédialité est envisagée comme un processus de fusion


de plusieurs médias dans un nouveau média, dénommé « intermedium », qui est plus que la

65
Silvestra Mariniello, « La litéracie de la différence », dans Jean-Louis Déotte, Marion Froger et Silvestra
Mariniello [dir.], Appareil et intermédialité, L’Harmattan, Paris, 2008, p. 166.
66
Jens Schröter, « Discourses and models of intermediality », Comparative Literature and Culture, Purdue
University Press, vol. 13, no 3 (2011).

25
somme de ses parties. Ce modèle évoque le projet de synthèse artistique de Richard Wagner,
l’œuvre d’art totale ou Gesamtkunstwerk. D’après Müller, cette notion, encore romantique
(Wagner l’a énoncée en 1849), se base sur une théorie de la réception selon laquelle il faut
maximaliser l’effet esthétique sur le récepteur à travers la transgression de frontières
médiatiques et la constitution de nouvelles formes médiatiques67. Le projet wagnerien a été
repris par des artistes comme Dick Higgins dans les années 196068. Cette conception de
l’intermédialité (la Gesamtkunstwerk) rejoint nettement la quête créative de Lepage, comme
en témoigne sa direction de la mise en scène de la tétralogie Der Ring der Nibelungen, de
Wagner, au Metropolitan Opera de New York (2010-2012).

Schröter appelle « formelles » ou « transmédiaules », les études appréhendant


l’intermédialité comme un concept fondé sur des structures formelles qui n’appartiennent pas
à un seul média : entre autres la fictionnalité, la rythmicité et la sérialité, des structures
transmédiales séparées de la base matérielle du médium. Cela serait le cas d’une étude du
transfert ou de la transécriture d’une pièce de théâtre à un film (La face cachée de la lune de
Lepage, par exemple) ne considérant que la dramaturgie. La recherche intertextuelle y trouve
sa place, d’où que l’intermédialité est souvent conçue comme une forme d’intertextualité,
mais appliquée aux processus non littéraires (médias audiovisuels et numériques,
principalement). Il faut signaler que ce modèle favorise cependant une forme de
hiérarchisation entre les médias.

L’intermédialité « transformationnelle » désigne la représentation d’un média à travers un


autre média : une photographie intégrant une peinture, par exemple. Le premier média ne fait
pas intervenir le deuxième, mais il le représente. Néanmoins, il faut préciser que toute
représentation d’un médium n’est pas intermédiale : elle peut être un simple exercice de
multimédialité si les médias impliqués conservent leur identité. Schröter mentionne des
notions telles que « re-représentation » (re-representation), de Philip Hayward,
« déplacement » (displacement), de Maureen Turim, et même « re-médiation » (re-

67
Jürgen E. Müller, « L’intermédialité, une nouvelle approche interdisciplinaire : perspectives théoriques et
pratiques à l’exemple de la vision de la télévision », Cinémas, vol. 10, nos 2-3 (2000), p. 111.
68
Dick Higgins (1938-1968) : écrivain, artiste visuel et compositeur britannique, membre du mouvement d’art
contemporain Fluxus, il se trouve parmi les principaux promoteurs des happenings et des expositions de poésie
concrète lors des années 1960. En 1966, il a publié une sorte de manifeste intermédial, déjà mentionné : « The
Intermedia Essay » (voir : Dick Higgins, « Intermedia », Leonardo, vol. 34, no 1 (2001), p. 49-54.

26
mediation), de Bolter et Grusin, en guise d’exemples où la relation intermédiale consiste en
la représentation d’un média par un autre média.

Finalement, Schröter nomme « ontologique » le modèle intermédial suggérant que tout


média demeure constamment en relation avec les autres médias. D’après Rajewsky, ce
modèle considère l’intermédialité comme un « phénomène culturel de base69 ». Notre
recherche s’appuie notamment sur cette idée : nous l’avons déjà noté, nous concevons
l’intermédial comme un trait du monde contemporain et nous essayons d’en prendre la
mesure par l’observation d’un échantillon, celui de l’œuvre lepagienne.

1.2.2 Une approche étymologique

Rajewksy reprend les questions qui, selon Mahler, sont centrales dans la définition des
contours de la recherche en intermédialité : qu’entends-je par le terme « médium » ?
Comment est-ce que je comprends le préfixe « inter- » ? Qu’est-ce que je veux trouver en
entreprenant une analyse « intermédiale »70 ? Il s’agit de questions auxquelles « la recherche
en intermédialité tente de répondre depuis des années, voire des dizaines d’années, et
auxquelles elle a répondu malgré tout, certes toujours de manière différente71 ». Il faut
remarquer que les deux premières questions renvoient à l’étymologie du mot
« intermédialité ».

Cela nous invite à revenir à la base afin de saisir ce qui est ciblé par le terme
« intermédialité ». Mariniello, Méchoulan et Müller72 se penchent également sur
l’étymologie du mot pour tenter de délimiter le concept. Cette opération met en évidence le
pléonasme contenu dans la structure même du mot : il s’agit de la mise en relation (inter) des
dispositifs de mise en relation (media). Les chercheurs en sont conscients73 ; nonobstant,

69
Irina O. Rajewsky, « Le terme d’intermédialité en ébullition : 25 ans de débat », art. cit., p. 32.
70
Ibid., p. 24.
71
Id.
72
Silvestra Mariniello, « Commencements », Intermédialités, no 1, 2003, p. 47-62. Éric Méchoulan,
« Intermédialités : Le temps des illusions perdues », Intermédialités, no 1, 2003, p. 9-27. Jürgen E. Müller,
« Intermediality Revisited: Some Reflections about Basic Principles of this Axe de pertinence », dans Lars
Elleström [éd.], Media Borders, Multimodality and Intermediality, Londres, Palgrave Macmillan, 2010, p. 237-
252.
73
À propos de ce pléonasme, Villeneuve explique que plusieurs collègues l’ont souligné depuis les débuts du
CRIALT : « d’un point de vue strictement théorique, le terme "intermédialité" peut devenir caduc en vertu de
sa signification abyssale, car il désigne un "inter" de l’inter : la médialité ou la médiation désignant d’emblée

27
considèrent-ils, la seule mention du médium pourrait suggérer que celui-ci est une entité
isolée et autonome.

Rancière fait remarquer la relation d’antériorité (la « relation préalable ») qui instaure le
principe de l’« entre-deux » (en anglais « in-between »), implicite dans le préfixe « inter » :
pour qu’il y ait un « entre », il faut qu’il y ait déjà deux termes mis en relation, par exemple
spatialement, temporellement ou logiquement74. Ce préfixe implique que l’intermédialité
s’occupe des relations entre des relations : elle examine la mise en relation des manières de
relier, des modes de transmission ou de communication, des formes de codification et
d’inscription de l’expérience humaine. L’« entre-deux » constitue la cible majeure de
l’intermédialité, qui s’intéresse au rôle producteur et dynamique des lisières et frontières
médiatiques75. Les agencements de matières et de pratiques distinctes dans l’entre-deux sont
« ce qui produit de la présence76 ». Ainsi, l’intermédialité fait partie de la pensée de la
différence, que l’on trouve notamment chez Deleuze et Guattari : une recherche visant à la
dissemblance (et non à la similarité), à la multiplicité dynamique (et non à la linéarité
singulière), au rhizome (et non à la hiérarchie). Les frontières sont, d’après l’axe de
pertinence intermédial, des structures habilitantes :

C’est dû seulement à cette conception constructive des lisières que nous sommes
capables de nous rendre compte des manières de dépasser ou de subvertir ces limites ou
de souligner leur présence, de les éprouver, ou même de les dissoudre entièrement. En
même temps, ces actes de dépassement, de subversion, d’inquisition ou de balayage
attirent l’attention sur le caractère conventionnel et (relativement) construit de ces
lisières77.

la fonction d’intermédiaire, l’intermédialité toucherait en quelque sorte la médiation des médiations. »


Nonobstant, ajoute-t-elle, cet abîme ne manque pas d’intérêt. Johanne Villeneuve, « La symphonie-histoire
d’Alfred Schnittke. Intermédialité, cinéma, musique », Intermédialités, no 2 (2003), p. 14.
74
Jacques Rancière, « Ce que "médium" peut vouloir dire : l’exemple de la photographie », Appareil (en ligne),
no 1 (2008), p. 2-10.
75
Par exemple Henk Oosterling, « Sens(a)ble Intermediality and Interesse. Towards an Ontology of the In-
Between », Intermédialités, no 1, 2003, p. 29-46.
76
Éric Méchoulan, « Intermédialités : le temps des illusions perdues », art. cit., p. 11.
77
« It is only due to our constructing borders in the first place that we are able to become aware of ways of
transcending or subverting those very boundaries or of ways of highlighting their presence, of probing them, or
even of dissolving them entirely. At the same time, it is precisely these acts of transcending, subverting, probing
or highlighting which draw attention to the conventionality and (relative) constructedness of these boundaries. »
Irina O. Rajewsky, « Border Talks: The Problematic Status of Media Borders in the Current Debate about
Intermediality », dans Lars Elleström [éd.], Media Borders, Multimodality and Intermediality, op. cit., p. 64.

28
Rémy Besson a, quant à lui, tenté de catégoriser les modèles d’intermédialité en prenant pour
fondement la deuxième partie du mot, qui renvoie au « médium » ou aux « médias ». Besson
identifie trois manières de concevoir ceux-ci : une production culturelle singulière (par
exemple une œuvre d’art) (1) ; une série culturelle ayant acquis un certain degré d’autonomie
(par exemple le cinéma) (2) ; et un moyen nécessaire à une mise en relation inscrite dans un
milieu (3). Ces conceptions peuvent être complémentaires, nuance-t-il, et elles renvoient aux
diverses acceptions dans le champ d’application de la recherche en intermédialité :

- Le médium en tant que production culturelle (1) : l’intermédialité étudie ce qui arrive
lorsque différents médias se rencontrent. Le point de vue est alors synchronique et la
notion clef à travailler est celle de « coprésence » médiatique.
- Le médium aussi compris comme étant lui-même une production culturelle (1) :
l’intermédialité étudie la manière dont une forme singulière est liée à d’autres formes
qui lui sont contemporaines ou antérieures. Le point de vue est alors diachronique et
la notion clef à travailler est celle de « transfert ».
- Le médium comme série culturelle (2) : l’intermédialité tente de comprendre le
processus d’apparition de nouveaux médias et leur distinction par rapport aux autres
déjà existants ; la notion clef est celle d’« émergence ». La recherche historique sur
les médias renvoie à cette définition.
- Le médium comme mise en relation inscrite dans un milieu (3) : le médium est à la
fois le dispositif sensible qui permet les échanges dans une communauté et le milieu
où les échanges ont lieu. L’intermédialité étudie donc les relations entre les
productions culturelles, lesquelles sont comprises comme constitutives du vivre
ensemble78.
D’après la dernière définition, les médias opèrent simultanément comme des dispositifs
sensibles permettant les échanges (pierre, papier, écran, entre autres supports médiatiques) et
comme les milieux où les échanges ont lieu. Dans cette équation, l’activité d’un médium, la

78
Rémy Besson, « Prolégomènes pour une définition de l’intermédialité à l’époque contemporaine », document
de travail, Labcom RIMEC-Université de Toulouse, 2014, p. 6.

29
médiation, est la manière « dont une rencontre est possible entre un sujet et le monde, entre
deux sujets dans un mouvement qui, à chaque fois, les constitue l’un par rapport à l’autre79 ».

Comme Besson, nous considérons que ces définitions et leurs implications sont
complémentaires. Dans notre recherche, nous reprenons surtout la première et la troisième
acception de médium (une production culturelle et une mise en relation), ainsi que les notions
clefs de coprésence (les différents médias impliqués dans la poïétique lepagienne), de
transfert (la pratique transscripturale présente dans la filmographie lepagienne) et de milieu
(la sphère intermédiatique nourrissant les créations à analyser).

1.2.3 Une définition non définitive

Rajewsky relève l’inquiétude de certains chercheurs qui, vis-à-vis des nombreuses études
dites intermédiales, réclament une clarification de la notion d’intermédialité. Cette inquiétude
est provoquée moins « par les manquements des différentes approches, que par leur
hétérogénéité et leur diversité, et donc, […] par l’éparpillement des recherches
intermédiales80 ». Depuis les années 1990, le débat a tourné en boucle : « chaque tentative
prégnante et en elle-même consistante de précision terminologique et conceptuelle, en rajoute
aux autres, de telle sorte à ce que [sic], en considérant le problème dans son ensemble, c’est
justement en tentant de clarifier le concept que l’on ajoute à la confusion qui règne autour de
la notion81 ». C’est la raison pour laquelle certains chercheurs sont réticents à poser
définitivement les contenus théoriques et méthodologiques impliqués dans les études
intermédiales. L’hétérogénéité des perspectives n’est pas la seule raison de contourner
l’exercice de la définition : l’objet à étudier est, lui-même, mouvant et difficile à saisir82. La
tâche de formuler une définition qui rendrait compte de son dynamisme et de sa complexité
n’est pas facile. Dans un des textes fondateurs du CRIALT, Mariniello donne cette définition
de l’intermédialité :

79
Silvestra Mariniello, « Commencements », art. cit., p. 48.
80
Irina O. Rajewsky, « Le terme d’intermédialité en ébullition : 25 ans de débat », art. cit., p. 25.
81
Id.
82
Plusieurs chercheurs, dont François Guiyoba, inventent de nouvelles catégories afin de saisir cet objet fuyant.
L’exercice exemplifie la richesse des voies ouvertes par la recherche intermédiale. « La médiateté à l’épreuve
de la (post) modernité : entre atrophie/im- médiateté et hypertrophie/hyper-médiateté », dans Célia Vieire et
Isabel Rio Novo (éd.), Inter media. Littérature, cinéma et intermédialité, Paris, L’Harmattan, 2011, p. 61-75.

30
On entend l’intermédialité comme hétérogénéité ; comme conjonction de plusieurs
systèmes de communications et de représentations ; comme recyclage dans une pratique
médiatique, le cinéma, par exemple, d’autres pratiques médiatiques, la bande dessinée,
l’Opéra comique, etc. ; comme convergence de plusieurs médias ; comme interaction
entre médias ; comme emprunt ; comme interaction de différents supports ; comme
intégration d’une pratique avec d’autres ; comme adaptation ; comme assimilation
progressive de procédés variés ; comme flux d’expériences sensorielles et esthétiques
plutôt qu’interaction entre textes clos ; comme faisceau de liens entre médias ; comme
événement des relations médiatiques variables entre les médias83.

Une définition suggestive, puisqu’elle introduit autant les caractéristiques du phénomène


intermédial (hétérogénéité, conjonction de plusieurs systèmes de communications et de
représentations, interaction de différents supports) que les sujets et traits dynamiques de
l’approche intermédiale (adaptation, flux, événement). Une décennie plus tard, Mariniello a
proposé une nouvelle définition qui vise principalement l’approche intermédiale plutôt que
le phénomène. En reprenant les apports d’autres théoriciens, elle explique que

[…] plutôt qu’un système fermé, l’intermédialité est un axe de pertinence (Müller)
reliant la technique et les communautés qui, par elle, se construisent, s’interpellent,
conçoivent leurs échanges (Villeneuve). Terme polysémique, l’intermédialité désigne à
la fois (A) les relations entre médias ; (B) le creuset de médias et des technologies d’où
émerge et s’institutionnalise peu à peu un média particulier ; (C) le milieu complexe
résultant de l’évolution des médias, des communautés et de leurs relations ; (D) un
nouveau paradigme qui permet de comprendre les conditions matérielles et techniques
de transition et d’archivage de l’expérience (Méchoulan)84.

Cette nouvelle définition ajoute une composante primordiale : l’axe de pertinence


intermédial, une notion reprise aussi par Larrue et Villeneuve85. Cet axe ne considère pas les
médias « comme des phénomènes isolés, mais comme des processus où il y a des interactions
constantes entre des concepts médiatiques, des processus qui ne doivent pas être confondus
avec une simple addition86 ». En plus, la recherche intermédiale touche les milieux et les
médiations, mais aussi les effets d’immédiateté, la fabrication de présence ou les modes de
résistance médiatique. Il faut dire que les principes de recherche que nous dégageons de

83
Silvestra Mariniello, « Présentation », Cinémas, vol. 10, no 2-3, 2000, p. 10.
84
Silvestra Mariniello, « L’intermédialité : un concept polymorphe », dans Célia Vieire et Isabel Rio Novo
[éd.], Inter media. Littérature, cinéma et intermédialité, op. cit., p. 11.
85
Jean-Marc Larrue, « Théâtralité, médialité et sociomédialité : fondements et enjeux de l’intermédialité
théâtrale », Recherches théâtrales au Canada (RTAC), vol. 32, no 2, 2011, p. 178. Johanne Villeneuve, « La
symphonie-histoire d’Alfred Schnittke. Intermédialité, cinéma, musique », Intermédialités, no 2, 2003, p. 11.
86
Jürgen E. Müller, « L’intermédialité, une nouvelle approche interdisciplinaire : perspectives théoriques et
pratiques à l’exemple de la vision de la télévision », art. cit., p. 113.

31
l’analyse de l’œuvre lepagienne restent proches des réflexions de Mariniello : comme la
théoricienne de l’Université de Montréal, nous reprenons les traits dynamiques du
phénomène, ainsi que la mise en valeur de la matérialité et de la différence.

Rajewsky propose deux options en face du dilemme terminologique et conceptuel de


l’intermédialité : d’un côté, éviter le « terme parapluie » en limitant ce à quoi il peut faire
référence, mais une telle restriction n’est pas compatible avec la réalité dynamique du débat ;
d’un autre côté, l’on peut accepter sa condition de terme parapluie, ce qui impliquerait de
mettre côte à côte différentes caractéristiques de l’intermédial qui ne s’accordent pas
nécessairement. Il semble que Rajewsky penche plutôt pour cette deuxième option, celle « de
ne pas opposer les différents concepts d’intermédialité en circulation, mais de les laisser
exister les uns à côté des autres ou de les rapporter les uns aux autres pour les "penser
ensemble"87 ». De cette façon, « on rend justice au fait qu’un même phénomène peut être
considéré comme intermédial dans des perspectives différentes et donc dans le cadre
d’objectifs et d’implications théoriques hétérogènes88 ». C’est ce que nous privilégierons
dans le cadre de notre étude de l’œuvre de Robert Lepage.

1.2.4 Les notions proches

L’intermédialité est souvent utilisée comme terme général pour décrire des phénomènes qui
ont lieu entre les médias. Sous ce terme parapluie sont réunis et confondus plusieurs concepts
voisins, tels que l’interartialité et la multimédialité, de même que l’intertextualité,
l’interdiscursivité, l’interdisciplinarité. En outre, la particule « inter- » relie l’intermédialité
et l’interculturalité, deux notions qui renvoient à des problématiques différentes, mais qui
apparaissent conjointement dans plusieurs créations de Lepage, dont Les sept branches de la
rivière Ota. Ces notions permettent d’envisager un réseau d’intérêts et de priorités liant la
recherche et la pratique intermédiales (et en particulier celles qui touchent l’œuvre
lepagienne) aux autres champs de recherche, ou qui l’en distinguent.

Il faut dire d’abord que l’intermédial se différencie des rencontres médiatiques où l’identité
médiatique n’est pas mise en question, telles que l’intramédial (des échanges à l’intérieur

87
Irina O. Rajewsky, « Le terme d’intermédialité en ébullition : 25 ans de débat », art. cit., p. 44.
88
Id.

32
d’un médium), le transmédial (la transposition d’un sujet ou d’une forme d’un média à
l’autre) et le multimédial (l’assemblage de plusieurs médias sans la perte de leurs traits
caractéristiques).

Pour Rajewsky, la transmédialité décrit des phénomènes qui ne sont pas associés à un
médium spécifique et peuvent être présents dans plusieurs médias (par exemple un certain
motif ou style)89. Quant à l’intertextualité, elle constitue une sorte d’intramédialité si elle se
limite aux textes écrits, puisque les médias ne sont pas transgressés. Selon Vouilloux, au
moment de son émergence pendant les années 1970, l’intertextualité ne se restreignait
nullement aux relations entre des textes, au sens de productions écrites : les premiers
chercheurs entendaient par « texte » toute manifestation d’un système sémiotique (le texte
musical, le texte pictural, le texte chorégraphique, le texte architectural)90. Cependant, la
consolidation de l’intertextualité a impliqué un repli sur une définition strictement
linguistique du texte. Müller explique que l’intertextualité s’est révélée très confortable pour
les chercheurs et qu’elle a « conduit très vite à une limitation de la recherche à la littérature
et aux textes écrits et, par conséquent, à une omission des aspects spécifiques des médias et
de leurs matérialités, y compris du rôle de la réception91 ». L’intertextuel et le transmédial
renvoient à la notion de « lecturabilité du monde » (la sémiotique, puis l’herméneutique) qui
a dominé les sciences humaines pendant les années 1970 et 1980. L’intermédialité émerge
lorsque ce paradigme commence à perdre l’exclusivité dans les sciences humaines.

D’après Méchoulan, l’intertextualité, l’interdiscursivité et l’intermédialité sont des étapes


historiques dans la construction théorique des objets sémiotiques. L’intertextualité « visait à
sortir le texte de son autonomie supposée et à lire en lui la mise en œuvre d’autres textes
préexistants, le restituant à une chaîne d’énoncés et mesurant ce qu’il devait à des œuvres
antérieures92 ». Ensuite, l’interdiscursivité a montré que chaque ouvrage suppose
l’intervention de diverses compétences ; les textes ne dépendent pas seulement de
l’institution à laquelle ils appartiennent, mais aussi des multiples « discours » et

89
« Intermediality, Intertextuality, and Remediation: A Literary Perspective on Intermediality », art. cit., p. 46.
Cette définition de transmédialité coïncide avec le modèle formel ou transmédial décrit par Schröter.
90
Bernard Vouilloux, « Intermédialité et interarticité. Une révision critique », dans Caroline Fischer et Anne
Debrosse, Intermédialités, op. cit., p. 57.
91
« Vers l’intermédialité », Médiamorphoses, no 16 (2006), p. 103.
92
« Intermédialités : le temps des illusions perdues », art. cit., p. 9.

33
« représentations » : « discours quotidiens, discours des disciplines ou des champs de
compétence, voire plus largement formations discursives qui articulent le représentable à des
représentés historiquement circonscrits93 ». Finalement, l’intermédialité étudie

[…] comment textes, images et discours ne sont pas seulement des ordres de langage ou
de symbole, mais aussi des supports, des modes de transmission, des apprentissages de
codes, des leçons de choses. Ces matérialités de la communication font partie du travail
de signification et de référence, de même que les productions symboliques, les Idées ne
flottent pas dans un éther insondable ou ne sont pas seulement des constructions
spirituelles étrangères à leurs composantes concrètes. Les effets de sens sont aussi des
dispositifs sensibles. Cela ne signifie pas que la production de sens serait réductible à
des procédures du sensible, mais simplement qu’il existe des liens entre le sens du
sensible et le sens du sensé, entre le physique (ou la matière) et le sémantique (ou
l’idée)94.

Par contre, Larrue ne remarque pas de continuité entre l’intermédialité et les autres concepts
mentionnés (l’intertextualité, l’interdiscursivité et l’interdisciplinarité). Il considère que la
particule « entre » a suscité de nombreux problèmes et confusions, puisque la naissance de
la perspective intermédiale ne peut pas être dérivée ou subordonnée à ces concepts avec
lesquels « elle ne partage [...] que le préfixe95 ».

En ce qui concerne l’interdisciplinarité, celle-ci touche à la recherche contemporaine qui fait


face aux objets complexes demandant une approche également complexe.
L’interdisciplinarité ne constitue pas une science utilisant des sciences auxiliaires, au
contraire, selon Sinaceur :

[…] l’attitude interdisciplinaire consiste à se préoccuper de la corrélation irréductible à


la simple juxtaposition, à la collection des verdicts particuliers énoncés à partir d’une
spécialité. La raison en est que la visée interdisciplinaire ne peut se satisfaire de cette
« synthèse », car, si une discipline ne suffit pas à donner un contenu significatif à l’action
qu’on veut entreprendre, une multidiscipline ne le peut pas non plus96.

En évoquant Mieke Bal et Roland Barthes, Jill Bennet remarque la différence entre
multidisciplinarité et interdisciplinarité : la première notion implique que des individus

93
Id.
94
Ibid., p. 10.
95
Jean-Marc Larrue, « Du média à la médiation : les trente ans de la pensée intermédiale et la résistance
théâtrale », dans Jean Marc Larrue [dir.], Théâtre et intermédialité, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires
du Septentrion, 2015, p. 32.
96
Mohamed Allal Sinaceur, « Qu’est-ce que l’interdisciplinarité ? », dans UNESCO, Interdisciplinarité et
sciences humaines. Volume 1, UNESCO, Paris, 1983, p. 26.

34
provenant de différents domaines du savoir travaillent sur un même objet ; dans
l’interdisciplinarité, ces individus créent un objet nouveau97. Il en va de même pour le
multimédial et l’intermédial : dans le multimédial, des médias distincts se rencontrent par
l’utilisation de l’un à l’intérieur de l’autre, une séquence de ballet dans une pièce de théâtre,
par exemple ; en revanche, l’intermédial joue sur la région frontalière, là où il est impossible
de discerner s’il s’agit de ballet ou de théâtre.

En parlant de la pratique artistique, Yvonne Spielmann explique que des notions telles que
« multimédia » ou « mixed media » décrivent l’accumulation des médias plutôt que leur
transformation. Ces procédés font intervenir synchroniquement différents médias, qui
demeurent pourtant distincts. Par contre, ce qui est essentiel dans l’intermédial, comme dans
l’intertextuel, est la catégorie de transformation. Néanmoins, d’après Spielmann, tandis que
l’intertextualité exprime en principe une relation texte-texte (même si chacun s’inscrit dans
des médias différents), l’intermédialité « signifie que le cadre référentiel du système des
formes artistiques qui sert de médiateur de la corrélation intermédiale est inclus lui-même
tout entier dans le processus de transformation98 ».

Dans le même sens, Mahler prône une définition restrictive de l’intermédialité, liée à
l’événement de l’« interaction médiale » et « au dialogue des médias », c’est-à-dire à l’aspect
relationnel suggéré par le préfixe « inter- ». Cette définition exclut également le phénomène
de la « transmédialité », ainsi que celui de la « pluri- » ou « multimédialité ». Mahler insiste
sur le concept de « dialogue », dans le but « de souligner la présence d’une référence médiale
réciproque dans les artefacts intermédiaux99 ». Il établit ainsi une séparation
« fonctionnelle » entre « une tendance à une conscience du médium [dans le cas de
l'intermédialité...] et une tendance à un oubli du médium [dans celui de la trans ou
multimédialité]100 ». Le phénomène intermédial suscite ainsi chez l’usager un rapport plus
lucide à la matérialité des médias impliqués.

97
Jill Bennett, « Aesthetics of Intermediality », Art History, vol. 30, no 3 (juin 2007), p. 443.
98
« But where intertextuality expresses a text-text relationship, intermedia means that the reference frame of
the entire system of art forms that mediates the intermedial correlation is itself included in the processes of
transformation. » « Intermedia in electronic images », Leonardo, vol. 34, no 1 (2001), p. 57.
99
Cité dans Irina Rajewsky, « Le terme d’intermédialité en ébullition : 25 ans de débat », art. cit., p. 40.
100
Id.

35
Kattembelt propose pour sa part de limiter la notion d’intermédialité aux « co- (ou inter-)
relations médiatiques qui entraînent la redéfinition des médias, lesquels, à cause des impacts
qu’ils ont les uns sur les autres, provoquent en retour une resensibilisation de la
perception101 ». Cette modification des conventions préexistantes propres aux médias permet
d’explorer de nouvelles dimensions de la perception et de l’expérience. L’intermédialité se
rattache ainsi plus à l’idée d’hypermédiateté (diversité, discordance) qu’à celle
d’immédiateté (unité, harmonie, et transparence des médias).

Quant à Müller, il discerne l’intermédialité de la notion, assez proche, d’interartialité


développée entre autres par Claus Clüver et Walter Moser. Selon Müller, l’intermédialité est
une approche culturaliste et matérialiste de l’interartialité102. L’axe de pertinence interartial
vise la reconstruction des interactions entre les arts impliqués dans un processus de
production artistique. Quant à l’axe de pertinence intermédial, il inclut les facteurs sociaux,
technologiques et médiatiques, en tant que composants d’une pratique poïétique. Ainsi, toute
interartialité est intermédialité ; par contre, tout processus intermédial n’est pas interartial.
Clüver le reconnaît : « La matérialité et les moyens de production figurent plus nettement
dans le concept de médium que dans celui d’“art”103 ». Dans le même sens, Mariniello
distingue l’intermédialité de l’intertextualité et de l’interartialité parce que la première
revendique la centralité de la technique dans la compréhension des agencements :

Comme elle se concentre sur le médium, l’intermédialité ne peut pas ignorer la surface
à laquelle la lettre prend part, ne peut pas ignorer la base matérielle du médium, le mode
de transmission, la matérialité de la communication. En se concentrant sur la relation
entre médias (techniques) et en ne séparant pas l’ordre des symboles de l’ordre des
choses, l’intermédialité, une théorie et une pratique de la différence, ainsi que la qualité
du milieu dans lequel nous vivons, revient et renvoie à des traditions anciennes et non
occidentales perçant les limites de la modernité104.

Enfin, Féral évite la discussion terminologique et renonce aux appellations telles


qu’« interdisciplinarité » ou « interartialité » (qu’elle ne remet pas en question) ; elle opte

101
Chiel Kattenbelt, « L’intermédialité comme mode de performativité », dans Jean Marc Larrue [dir.], Théâtre
et intermédialité, op. cit., p. 110.
102
Jürgen E. Müller, « Intermediality Revisited : Some Reflections about Basic Principles of this Axe de
pertinence », art. cit., p. 244.
103
« Materiality and means of production certainly figure more prominently in the concept of “medium” than
in the concept of “art” ». Claus Clüver, « Intermediality and Interarts Studies », dans Jens Arvidson et al. [éd.],
Changing Borders. Contemporary Positions in Intermediality, Lund, Intermedia Studies Press, 2008, p. 30.
104
Silvestra Mariniello, « La litéracie de la différence », art. cit., p. 184.

36
pour l’expression « formes indisciplinées » afin de « désigner ces formes qui échappent à
toute catégorie et empruntent autant aux arts du spectacle (théâtre, danse, musique) qu’aux
arts médiatiques ou aux arts visuels, sans relever clairement d’une classification strictement
définie. C’est de cette hybridation des arts que vient la richesse de la forme indisciplinée105 ».
Féral met ainsi en relief un des traits les plus typiques des phénomènes intermédiaux :
l’hybridité, une condition qui nuance tout discours identitaire en montrant la pluralité de
l’origine : l’hybride est ce « qui provient de deux espèces différentes106 ». La chercheuse
ajoute : « C’est aussi de l’hybridation des approches théoriques que viennent la richesse des
rencontres et la stimulation intellectuelle qu’elle suscite107 ». Cette indiscipline contribue à
la liberté par laquelle se sont distingués plusieurs artistes contemporains, dont Robert Lepage.

Un dernier concept mérite d’être abordé : l’interculturalité. Comme dans l’intertextualité ou


l’interdisciplinarité, la particule « inter- » suggère une dynamique qui le distingue d’autres
concepts, comme la « multiculturalité ». Dans sa réflexion à propos des adaptations des
œuvres de Shakespeare par Lepage, Féral explique que, en face du multiculturalisme,
l’interculturalisme est une « notion plus vaste [,] qui souligne la nécessité d’une dynamique
intérieure d’échange entre les cultures108 ». Comme les études intermédiales, cette notion
trouve son origine dans la phénoménalité sociale ; selon Gilles Verbunt, l’interculturel essaie
de créer un type de lien social et de philosophie politique qui concilie la globalisation et les
besoins des communautés : « La société interculturelle (ou l’interculturel tout court) est une
manière de concilier l’universel et le particulier, le global et le local109 ».

L’axe de pertinence intermédial et la théorie interculturelle se croisent fréquemment. Les


théories des médias ont montré, dès les années 1960, qu’« il fallait comprendre la culture à

105
« Avant-propos », dans Josette Féral et Edwige Perrot [dir.], Le réel à l’épreuve des technologies, Rennes,
Presses universitaires de Rennes – Presses de l’Université du Québec (coll. Le Spectaculaire), 2013, p. 7.
106
Le grand Robert, tome 5, Paris, Le Robert, p. 292. L’étymologie est encore plus riche : « hybride » vient du
lat. ibrida, « de sang mêlé », ce qui le relie sémantiquement au métissage. En plus, ce mot est issu du grec
hubris, « excès », qui est aussi à l’origine du mot huper (hyper). C’est-à-dire, l’hybridité suggère en même
temps le mixage et l’excès, deux traits du phénomène intermédial.
107
Josette Féral, « Avant-propos », art. cit., p. 7.
108
Josette Féral, Théorie et pratique du théâtre. Au-delà des limites, Montpellier, L’Entretemps, p. 364.
109
Gilles Verbunt, La société interculturelle. Vivre la diversité humaine, Paris, Seuil, 2001, p. 10.

37
travers ses médias et que ceux-ci interpellaient directement les cinq sens110 ». Les dispositifs
technologiques et les pratiques médiatiques ont changé le rapport au monde des individus,
dans un processus qui n’est pas allé sans antagonismes : « Chaque culture évolue, en quelque
sorte, dans un conflit des sens, parce que l’extension d’un mode de perception implique la
diminution d’un autre selon une logique compensatoire111 ». L’interculturel n’est pas un
phénomène exclusivement esthétique, mais « un phénomène social qui nous affecte tous, soit
qu’on le subisse, soit qu’on l’assume, selon les contextes dans lesquels nous évoluons112 ».

L’interculturalité se révèle fréquemment à travers des phénomènes (objets, pratiques,


créations artistiques) qui ont à leur origine un processus de remédiation. Féral explique que,
pour les études théâtrales, l’interculturalité permet d’aborder l’incidence de la rencontre de
cultures

[…] sur la représentation théâtrale ainsi que sur les techniques de jeu de l’acteur et sur
le texte, c’est qu’elle nous contraint − nous spectateurs et analystes du phénomène
théâtral − à réinterroger notre position dans l’histoire tout autant que celle de l’œuvre
artistique étudiée, à rehistoriciser l’événement théâtral à partir du lieu où il s’inscrit, à
contextualiser l’œuvre à partir de la façon dont elle intègre les thématiques ou les
pratiques artistiques d’autres cultures, à requestionner notre rapport à l’autre113.

Comme l’axe de pertinence intermédial, l’interculturalité met l’accent sur la différence, ici
entre les cultures, les dramaturgies, les rôles des images, les symbolismes, les techniques, les
langages et modes narratifs. Ces réflexions sont aussi valables pour les études
cinématographiques d’après une perspective interculturelle. Cette sorte de discussion nous
intéresse parce que plusieurs créations de Lepage, dont Les sept branches de la rivière Ota,
ont été considérées comme un exemple du théâtre interculturel.

1.3 Le médium

Les caractéristiques du concept de « médium » sont fondamentales pour la définition des


enjeux de la recherche intermédiale. On envisage le médium tantôt comme une production

110
Jean Klucinskas et Walter Moser, « Introduction. L’esthétique à l’épreuve du recyclage culturel », dans Jean
Klucinskas et Walter Moser [dir.], Esthétique et recyclages culturels. Explorations de la culture contemporaine,
Ottawa, Les Presses de l’Université d’Ottawa, 2004, p. 11.
111
Id.
112
Josette Féral, Théorie et pratique du théâtre. Au-delà des limites, op. cit., p. 362.
113
Ibid., p. 363.

38
ou une série culturelle, tantôt comme le moyen nécessaire à une mise en relation inscrite dans
un milieu. Les mots « médium » et « média » ont conservé le sens de leur racine latine :
« medium » – dont le pluriel est justement « media » – signifie « moyen », « milieu »,
« lien », « intermédiaire » ou « truchement ». Le concept a connu un usage diversifié dans
les arts, les lettres et les sciences humaines. Selon l’univers épistémologique, le médium peut
renvoyer tant à des liens physiques qu’à des représentations, à des instruments ou dispositifs
technologiques, à des environnements symboliques et sociaux. Le chemin de fer, le téléphone
ou l’internet peuvent être des médias, tout comme le corps ou un instrument à percussion. De
surcroît, des matériaux bruts tels que le bois ou le marbre peuvent devenir des instruments
de musique, c’est-à-dire des médias permettant d’établir une communication.

De manière générale, un médium est un « milieu d’émergence constitué par des signes et des
supports114 ». Il implique l’activation d’une matière (un support) pour déclencher une
opération de médiation, c’est pourquoi il pose un défi pour le chercheur : le médium n’est
pas observable par lui-même, mais il l’est à travers l’activité du support à l’intérieur d’une
pratique sociale de transfert. Ici apparaît l’importance du milieu où la médiation est mise en
œuvre. En outre, la notion de pratique sociale reliée au médium permet « de comprendre
comment une technologie s’insère dans un environnement culturel par de complexes
intrications115 ». D’après Röttger, toute perception et toute expression est médiatisée ;
cependant, la chercheuse y voit un paradoxe :

[...] nous ne pouvons observer le média que s’il apparaît sous une forme visible ou
audible constituée par un autre média. En conséquence, il est impossible de définir
l’essence d’un média ou d’en faire l’ontologie. Un média se manifeste sous une forme
visible ou audible uniquement lorsqu’il est impliqué dans un processus de transmission
à travers un autre média, c’est ainsi que nous prenons conscience de la médialité de notre
expérience116.

Le médium est ce qui « fait passer » ; sa vocation paradoxale est celle de disparaître et de
s’effacer sous le message qu’il transmet : « plus le médium est efficace, plus il tend à

114
Bernard Vouilloux, « Intermédialité et interarticité. Une révision critique », art. cit., p. 66.
115
Éric Prince, « Medium, figure : deux mots pour une conversation sur l’adaptation », Études littéraires, vol.
45, no 3 (automne 2014), p. 115.
116
Katti Röttger, « Questionner l’"entre" : une approche méthodologique pour l’analyse de la performance
intermédiale », dans Jean Marc Larrue [dir.], Théâtre et intermédialité, op. cit., p. 121.

39
disparaître117 ». Et cet effacement semble garantir la médiation. Le médium essaie de
présenter une certaine réalité comme immédiate (« im-medium »), sans moyen ou sans
intermédiaire. La recherche intermédiale met en évidence cette opération d’effacement en
dévoilant la manière dont le matériel et la technique façonnent les événements de
signification et de communication. L’intermédialité reconnaît à la technique « une dimension
centrale et révèle sa présence là où elle était devenue invisible (l’écriture est une technique,
ainsi que le cinéma, malgré leur transparence) ; elle nous sort de la pensée de la représentation
et de la mise à distance pour nous introduire plutôt à la pensée de la médiation et de
l’immanence118 », confirme Mariniello.

Villeneuve nomme « qualités médiatiques » les conditions de la matière permettant au


médium de remplir son rôle de transmission, par exemple la propriété de servir d’écran ou
de générer un son. Dans le même sens, Elleström parle de « modalité »119 : tout médium
implique la participation de quatre modalités, lesquelles adoptent plusieurs modes (manières
d’être ou de faire) variant selon les médias. Les modalités constituent une décomposition
analytique de la présence :

- la modalité matérielle (material modality) : le support, ou l’interface, grâce auquel le


sens trouve une expression matérielle ;
- la modalité sensorielle (sensorial modality) : les facultés sensorielles impliquées dans
la perception de ladite interface ;
- la spatiotemporelle (spatiotemporal modality) : la structuration, en termes d’espace
et de temps, de la perception sensorielle de l’interface matérielle ;
- la sémiotique (semiotic modality) : la génération de sens par un médium conçu
spatiotemporellement.
Elleström explique qu’un média peut partager avec un autre les caractéristiques d’une ou de
plusieurs de ses modalités : il peut alors facilement y être associé. À l’inverse, lorsque ces
caractéristiques ne concordent pas, une résistance est engendrée. La recherche intermédiale

117
Johanne Villeneuve, « L’ordinateur de Chris Marker. Mélancolie et intermédialité », Protée, vol. 28, no 3
(2000), p. 8.
118
Silvestra Mariniello, « L’intermédialité : un concept polymorphe », art. cit., 2011, p. 13.
119
Lars Elleström, « The Modalities of Media: A Model for Understanding Intermedial Relations », dans Lars
Elleström [éd.], Media Borders, Multimodality and Intermediality, op. cit., 2010, p. 11-48.

40
nomme résistance médiatique le fait que le passage d’un média à un autre implique des
transformations ou des pertes, ainsi que des impossibilités. Nous reprenons ces quatre
modalités, ainsi que les modes impliqués (ligne, texte, image, son), dans notre approche de
la poïétique lepagienne, par exemple dans l’analyse de l’utilisation des écrans dans la mise
en scène théâtrale et filmique. Cela nous amènera à mieux comprendre l’emploi des différents
dispositifs techniques, ainsi que les opérations de médiation accomplies et les interstices
intermédiatiques.

Le médium fait passer, « non sans faire apparaître les points de résistance des diverses
matérialités des médias et, surtout, une mémoire des médiations humaines, les sédimentations
ou les traces des médiations passées120 ». À cet égard, Sirois-Trahan emploie le terme
« réfraction », condition liée à la matérialité du médium, en référence au phénomène
physique par lequel la lumière change sa direction dans un nouveau milieu. Sirois-Trahan
utilise ce terme pour expliquer le « moment Méliès », celui d’une transécriture séminale des
arts scéniques au cinéma des premiers temps : « Comme le bâton plongé dans l’eau voit son
image légèrement déviée, une représentation (scénique en l’occurrence) plongée dans un
nouveau milieu technique (le dispositif cinématographique) voit son contenu être
réfracté121 ». Gaudreault et Marion introduisent le terme « médialité » pour décrire la capacité
intrinsèque du médium à communiquer le représenté. Il s’agit du potentiel expressif (à l’instar
de la puissance d’un moteur) développé par le médium. Cette capacité est déterminée par les
possibilités techniques du médium, par les configurations sémiotiques internes qu’il permet,
et les appareils communicationnels et relationnels qu’il peut mettre en place122.

Évidemment, le médium n’est pas un objet exclusif à l’intermédialité. Le médium renvoie


d’abord à la technologie permettant la transmission d’un message : le téléphone, la radio, le
cinéma, la télévision ; cette technologie n’est pas conçue comme isolée d’un contexte

120
Johanne Villeneuve, « La disposition intermédiale : théorie et pratique : entretien avec Johanne Villeneuve
(professeur au département d’Études littéraires de l’UQAM) », Spirale, no 231, 2010, p. 39.
121
« La scène réfractée au travers de la lentille de Georges Méliès » dans André Gaudreault et Laurent Le
Forestier [dir.], Méliès, carrefour des attractions, Rennes, Presses universitaires de Rennes (Coll. Le
Spectaculaire), 2014, p. 191.
122
André Gaudreault et Philippe Marion, « Transécriture and Narrative Mediatics. The Stakes of
Intermediality », dans Robert Stam et Alessandra Raengo, A Companion to Literature and Film, Oxford,
Blackwell Publishing (Blackwell Companions in Cultural Studies), 2004, p. 66.

41
culturel. À cet égard, Vouilloux distingue le médium et les médias (l’écriture, la radio,
l’Internet) : la différence « ne réside pas seulement dans la détention de propriétés techniques
telles que la reproductibilité et la diffusion à grande échelle, mais dans la réunion d’un certain
nombre de réquisits dont la satisfaction détermine des seuils de qualification123 ». Il distingue
trois signes interdépendants qui déterminent l’entrée d’un médium dans un régime
médiatique : la capacité de ses productions à être diffusées largement (condition d’ubiquité) ;
cette capacité reposant sur leur faible teneur sémantique et formelle, proportionnelle à la
passivité et à la relative transparence du médium (condition de sémiophorie faible) ; ce qui
les prédispose à passer d’un médium à l’autre sans une rétroaction majeure du médium sur
le message (condition de synergie)124.

Dans le registre médiatique, le médium est le moyen de communiquer un message.


Cependant, la communication n’est pas la seule fonction du médium, surtout dans le cas d’un
événement esthétique, dans lequel le médium ne peut rester un moyen transparent. Le
médium à l’intérieur de la pratique artistique, y compris celle de Robert Lepage, doit être
différencié de ses usages médiatiques ; il faut l’arracher « au système conceptuel qui l’insère
dans la chaîne des causes et des fins, des motivations et des effets : il faut cesser de le penser
comme moyen pour le penser comme milieu125 », insiste Vouilloux.

Ainsi, les études médiatiques se sont développées depuis la première moitié du XXe siècle
en raison de l’essor de la technologie de la communication et de son influence dans la vie
quotidienne. À partir des années 1980, lorsque la numérisation a accéléré les changements
dans les pratiques médiatiques, les chercheurs ont commencé à revisiter les médias déjà
consolidés pour reconnaître leur évolution et expliquer la démarche des plus récents.
L’intermédialité a alors joué un rôle important, car elle permet d’identifier le médium comme
une série culturelle faisant partie d’un ensemble de dispositions institutionnelles. Ces études
ont abouti à une généalogie des médias fondée sur la matérialité de toute production culturelle

123
Bernard Vouilloux, « Intermédialité et interarticité. Une révision critique », art. cit., p. 63.
124
Quoique notre recherche ne fasse pas rigoureusement cette distinction entre « médium » et « média » (non
plus que la plupart des sources examinées), nous la considérons intéressante et même pertinente.
125
Bernard Vouilloux, « Intermédialité et interarticité. Une révision critique », art. cit., p. 65.

42
et scientifique, ainsi que sur les techniques et les technologies impliquées dans ladite
production.

La notion de « remédiation » ou remédiatisation (remediation) apparaît dans ce contexte de


recherche. La phrase célèbre de Bolter et Grusin : « tout médium actuel remédie » (« all
current media remediate »), résume un trait fondamental des médias contemporains, en
particulier des médias numériques. La remédiation consiste en la médiation (le faire du
médium) d’une médiation ; un médium est « ce qui remédie. Il est ce qui s’approprie les
techniques, les formes et la signification sociale d’autres médias et tente de les concurrencer
ou de les refaçonner au nom du réel. Dans notre culture, un médium ne peut pas agir
isolément, parce qu’il doit entrer en relation de respect ou de rivalité avec d’autres
médias126 », expliquent Bolter et Grusin.

Dans le terme « remédiation », Bolter et Grusin ont réuni deux phénomènes complémentaires
et presque antagoniques, impliqués dans une logique double : l’immédiateté ou transparence
(immediacy), c’est-à-dire la tendance des médias à s’effacer, et l’hypermédiateté
(hypermediacy), la tendance des mêmes médias à incorporer d’autres médias. Pour Larrue,
le modèle développé par Bolter et Grusin confirme l’idée de Chiel Kattenbelt selon laquelle
l’intermédialité serait actuellement la forme la plus radicale de la performativité127, ce qui
nous mène à la pratique du milieu scénique, où s’est développée la plus grande part de
l’œuvre de Robert Lepage.

Despoix précise que la remédiation était fortement esquissée dans la thèse mcluhanienne,
selon laquelle le contenu de tout médium serait celui d’un autre médium plus ancien, ce qui
inscrirait tout nouveau médium dans une chaîne continuelle de remédiation128. La notion de
résistance médiatique y apparaît, inscrite dans une double logique : il existe, d’une part, une

126
« […] [A] medium is that which remediates. It is that which appropriates the techniques, forms, and social
significance of other media and attempts to rival or refashion them in the name of the real. A medium in our
culture can never operate in isolation, because it must enter into relationships of respect and rivalry with other
media. » Jay David Bolter et Richard Grusin, Remediation. Understanding New Media, Massachusetts, MIT
Press, 1999, p. 65.
127
Jean-Marc Larrue, « Du média à la médiation : les trente ans de la pensée intermédiale et la résistance
théâtrale », art. cit., p. 35.
128
Philippe Despoix, « Questions et hypothèses à partir des systèmes d’écritures : remédiation ou
plurimédialité? », Intermédialités, no 6 (2005), p. 95.

43
prédisposition de toute pratique médiatique « à intégrer à son action médiatrice des savoirs,
des techniques, des technologies, des valeurs, des comportements, des protocoles qui lui sont
étrangers et, d’autre part, [...] un frein à la propension de ces divers éléments à envahir cette
pratique129 ». En outre, la résistance médiatique « met aussi en lumière le fait que la
remédiation ne se joue pas qu’entre médias, elle concerne aussi des éléments – encore une
fois, souvent des technologies – sans attache médiatique comme on a pu l’observer lors de la
révolution numérique130 ». Nous verrons plus loin que la logique de la remédiation,
comprenant transferts, transformations et réfractions, apparaît de manière exemplaire dans
l’ensemble hétérogène de l’œuvre lepagienne.

Finalement, la question de la technique s’impose dans la recherche intermédiale, soit à travers


les réflexions sur l’essor technologique de Marshall McLuhan ou Bolter et Grusin, soit par
l’approche de la technique de Martin Heidegger, entre autres. D’abord, la technique est reliée
aux habiletés humaines de modifier la matière. Dans toutes les sociétés, ces habiletés sont
associées aux appareils ou dispositifs fonctionnant comme intermédiaires entre l’individu et
son environnement. Il s’agit ici d’une définition étroite. On trouve des exemples d’une
définition plus large notamment lorsqu’il s’agit des techniques du corps de Marcel Mauss,
pour qui les gestes sont assimilés culturellement et résultent donc de l’intériorisation de
modes comportementaux, ou encore dans les techniques de soi de Michel Foucault, qui
renvoient aux processus de subjectivation par lesquels les êtres se construisent comme
individus sociaux. Cette conception implique « que la notion même de technique ici ne
concerne plus simplement l’outillage manuel inventé par les hommes, mais surtout
"l’outillage mental"131 ». La notion de dispositif est fondamentale dans cette réflexion. Le
dispositif, « derrière l’affichage d’une spécificité technique, a pour première fonction et
finalité de fixer les règles du jeu132 » : il établit des normes par rapport auxquelles tout écart
constitue une infraction. Le concept a été introduit par Michel Foucault dans sa recherche sur
l’histoire de la sexualité à la fin des années 70 ; il est présenté comme

129
Jean-Marc Larrue, « Du média à la médiation : les trente ans de la pensée intermédiale et la résistance
théâtrale », art. cit., p. 39.
130
Id.
131
Éric Méchoulan, « Intermédialité : ressemblances de famille », art. cit., p. 234.
132
Gérard Leblanc, « Médias et dispositifs », Cinémas, vol. 9, no 1 (1998), p. 11.

44
[…] un ensemble résolument hétérogène, comportant des discours, des institutions, des
aménagements architecturaux, des décisions réglementaires, des lois, des mesures
administratives, des énoncés scientifiques, des propositions philosophiques, morales,
philanthropiques, bref : du dit, aussi bien que du non-dit, voilà les éléments du dispositif.
Le dispositif lui-même, c'est le réseau qu’on peut établir entre ces éléments133.

Le dispositif met en contact une structure et une conjoncture : il n’existerait pas sans la réalité
anarchique qu’il contribue à canaliser. D’après Vouilloux, « un dispositif est un agencement
qui résulte de l’investissement ou de la mobilisation de moyens et qui est appelé à fonctionner
en vue d’une fin déterminée134 ». Il faut remarquer sa dimension pratique : un ensemble de
mesures administratives, une séquence pédagogique, un plan militaire, comprenant une série
de moyens pour arriver à un résultat, sont des dispositifs. Sont aussi des dispositifs les normes
représentationnelles des communautés artistiques (théâtrale, picturale, littéraire), le Mode de
Représentation Institutionnel du système hollywoodien, la méthode Stanislavski ou les cycles
Repère.

1.4 Les sujets intermédiaux

Rajewsky explique que les recherches qui considèrent l’intermédialité comme « une
catégorie pour l’analyse concrète de configurations médiales » constituent un deuxième axe
du débat intermédial (le premier étant « l’intermédialité comme phénomène culturel de
base », auquel Bolter et Grusin, entre autres, s’intéressent)135. Ces recherches portent leur
attention sur des pratiques d’intégration et d’interrelation concrètes (comme celle de Robert
Lepage) considérées dans leur contexte historique, discursif, social, culturel, politico-
économique, épistémologique et médial spécifique.

Ainsi, d’après Besson, le niveau minimum d’intégration d’un média à un autre (le phénomène
de coprésence) est la référence ou la citation. Il donne pour exemple la mention du titre ou
l’extrait d’un dialogue d’un film dans un roman136. Cette citation n’est pas, elle-même,

133
Michel Foucault, « Le jeu de Michel Foucault », dans Dits et écrits II. 1976-1988, Paris, Gallimard, 2001,
p. 299.
134
Bernard Vouilloux, « Du dispositif », dans Philippe Ortel [coord.], Discours, image, dispositif, Paris,
L’Harmattan (Coll. Champs visuels), 2008, p. 18.
135
Irina O. Rajewsky, « Le terme d’intermédialité en ébullition : 25 ans de débat », art. cit., p. 34.
136
Dans le chapitre 4, nous distinguons les références et les citations chez Lepage. La référence se borne à la
mention (sonore ou visuelle) qui renvoie à un autre univers sémantique. Quant à la citation, elle suppose la
reprise d’un fragment appartenant à un autre univers (le monologue d’Hamlet chez Lepage, par exemple).

45
intermédiale, parce qu’elle ne constitue pas nécessairement une transformation : « c’est
surtout le regard porté par le chercheur qui la constitue en tant que telle. En identifiant des
effets de sens spécifiquement produits par cette intégration, le chercheur propose une lecture
intermédiale137 ».

La distinction entre l’intermédial et d’autres formes telles que le multimédial et le transmédial


nous amène donc à un type spécifique de rencontre des médias : celui qui aboutit à une
transformation ou une redéfinition médiatique. La transformation est une catégorie
structurelle exprimant les manières dont les différentes composantes des médias impliqués
se relient et se fondent pour créer une nouvelle forme. Selon Yvonne Spielmann,

[l]a forme d’une œuvre intermédiale est donc définie non seulement par la collision [,]
mais par l’échange et la transformation d’éléments qui viennent de différents médias,
tels que la peinture, la photographie, le film, la vidéo et autres. L’intermédial est ainsi
une catégorie formelle d’échange. Il signifie l’inclusion esthétique de la forme et du
contenu. Dans une œuvre d’art intermédiale, le contenu devient une catégorie formelle
révélant la structure de combinaison et collision138.

La transformation des frontières médiales nous amène à distinguer les références


intermédiales et les relations seulement intramédiales. Parmi les références intermédiales,
Rajewsky mentionne « des phénomènes tels que l’écriture filmique, la musicalisation de la
littérature, ou les références filmiques à la photographie, à la peinture ou au théâtre, etc., ainsi
que l’ekphrasis ou la transposition d’arts, les tableaux vivants, la peinture photoréaliste,
etc.139 ». Par ailleurs, le transfert, en tant que sujet de la recherche intermédiale, conduit à
s’interroger sur les modes de passage d’un type de média à un autre. Pour Mariniello, le
transfert est un concept nodal de la culture contemporaine ; il est entendu comme le transport
de matériaux ou de technologies d’une culture à une autre, d’un média à un autre140. Dans le
cas des créations artistiques, la qualité de l’intermédial « se rapporte ici au processus de

137
Rémy Besson, « Prolégomènes pour une définition de l’intermédialité à l’époque contemporaine », op. cit.,
p. 7.
138
« The form of an intermedia artwork is thus defined then not only by collision but also by the exchange and
transformation of elements that come from different media, such as painting, photography, film, video and other
electronic media. Intermedia therefore is a formal category of exchange. It signifies an aesthetic encompassment
of both form and content. In an intermedia work of art, content becomes a formal category that reveals the
structure of combination and collision. » « Intermedia in electronic images », art. cit., p. 59.
139
Irina Rajewsky, « Le terme d’intermédialité en ébullition : 25 ans de débat », art. cit., p. 36.
140
Silvestra Mariniello, « L’intermédialité : un concept polymorphe », art. cit., p. 11.

46
production, donc au processus de transformation d’un "texte" source ou d’un substrat
"textuel" ancré dans un médium spécifique dans un autre médium141 ».

Le public est un facteur primordial dans l’équation de la recherche intermédiale appliquée


aux arts. D’après Cuellar Brown, la perspective intermédiale dépend fortement du processus
de reconnaissance du spectateur (viewer), dont la subjectivité et la participation sont
pleinement engagées dans la constitution d’un objet en objet intermédial142. C’est la raison
pour laquelle Lucie Roy considère l’intermédialité comme un phénomène culturel, dans la
mesure où elle dépend de la connaissance « du musée culturel composé d’œuvres et de
matériaux d’expression, de formes et de figures associées à des matériaux d’expression de
toutes les espèces, dont la filmicité et la picturalité font partie143 ». Ainsi, un procédé comme
la citation, qui abonde dans l’œuvre de Lepage, invite le public à une véritable activité
cognitive.

À son tour, nous pouvons relier la notion de spectateur à celle d’attitude esthétique, qui est
centrale dans l’intermédialité d’après Moser et Kattenbelt144. L’analyse de l’expérience
esthétique consiste à démontrer qu’il existe une logique interne qui articule les besoins et
désirs des spectateurs lorsqu’ils rencontrent une œuvre artistique. Nous pouvons dire, d’après
une perspective phénoménologique, que l’expression, la perception et l’expérience sont liées
les unes aux autres : « Les expressions esthétiques sont des présentations plutôt que des
représentations. Elles sont caractérisées par l’événement qu’elles performent dans la
production ainsi que par la perception qu’on a d’elles145 ». Ainsi, la rencontre intermédiale

141
Irina Rajewsky, « Le terme d’intermédialité en ébullition : 25 ans de débat », art. cit., p. 35.
142
« […] [I]t seems that any theory of intermedia is deeply rooted in the process of understanding conscious
awareness and the relationship of the viewer in the artistic space. I can also say that the subjectivity of the
viewer transforms the art object, and that active audience participation is a dominant feature of intermedia. »
« Intermedial Being », PAJ: A Journal of Performance and Art, vol. 36, no 1 (janvier 2014), p. 92.
143
Lucie Roy, « Vers une typologie générale des fonctions de l’écriture. De la linéarité à la tabularité, ou
l’espace écrit comme intermédialité », dans Louis Hébert et Lucie Guillemette, Intertextualité, interdiscursivité
et intermédialité, Québec, Les Presses de l’Université Laval, 2009, p. 319.
144
Kattenbelt explique que l’attitude esthétique « se rapporte à une perception affective émotionnellement
intensifiée et à une attitude réflexive à l’égard de sa propre subjectivité dans le contexte d’une communauté
présupposée des expériences de vie contemporaines appartenant à un même monde vécu, c’est-à-dire un monde
inter-subjectivement partagé. Du fait qu’un objet perçu selon une attitude esthétique est, d’une manière ou d’une
autre, cadré ou mis en scène, il apparaît dans une relative indépendance par rapport au monde extérieur dans
lequel il existe ». Chiel Kattenbelt, « L’intermédialité comme mode de performativité », art. cit., p. 105.
145
Id.

47
déclenche un processus d’auto-réflexion dans les arts. À cet égard, une performance est par
définition « une référence à l’événement dans lequel elle se déroule, elle est aussi une
réflexion146 ». Dans le cas d’une pièce de théâtre ou d’un film, ceux-ci font voir et entendre
leur intermédialité : les structures ou citations s’intègrent dans un réseau dynamique
d’imbrications médiatiques. Kattembelt considère que le paradigme de l’intermédialité des
arts révèle une radicalisation de la performativité et, dans ce sens, une forme de retour à la
théâtralité qui s'appuie sur l’autoréférence et l’autoréflexivité147.

Les références intermédiales prennent part à la construction d’un objet sémiotique particulier,
différent de celui de l’intertextualité et du comparatisme littéraire. D’après Wolf,
l’intermédialité est une auto-réflexivité, c’est-à-dire une auto-référentialité méta-esthétique
et méta-médiale (meta-aesthetic/metamedial self-reflexivity)148. En tant qu’auto-
référentialité, elle joue le rôle cognitif de « réflexion » sur les problèmes qui concernent
directement ou indirectement l’œuvre ou le texte. Néanmoins, explique Wolf, l’auto-
réflexivité est différente de l’auto-référentialité parce qu’elle comprend une méta-réflexion,
c’est-à-dire des réflexions sur le statut discursif, médial ou fictionnel des textes, médias ou
œuvres.

Comme nous l’avons déjà noté, Moser associe à l’intermédialité le baroque, paradigme
culturel du XVIIe siècle, ainsi que la notion d’esthétique, utilisée à partir du XIXe siècle.
L’œuvre baroque « exerce une forte interpellation esthésique [sic], et cela, en vertu d’une
intensification, sinon d’une exacerbation des matériaux utilisés par l’artiste, qu’ils soient
verbaux, musicaux ou encore visuels149 ». La qualité de l’œuvre baroque, en tant
qu’opération de persuasion, réside dans sa capacité d’affecter son public, de transmettre ou
de produire du pathos. Selon Moser, le baroque constitue un mouvement d’ouverture,
d’intensification et de pluralisation qui revient dans la culture contemporaine, grâce au
développement technique : « nous disposons aujourd’hui de technologies et de médias qui

146
Ibid., p. 106.
147
Ibid., p. 113.
148
Werner Wolf, The Musicalization of Fiction, Amsterdam, RODOPI, 1999, p. 46.
149
Walter Moser, « "Puissance baroque" dans les nouveaux médias. À propos de Prospero’s Books de Peter
Greenaway », Cinémas, vol. 10, nos 2-3 (2000), p. 41.

48
peuvent donner une concrétisation bien plus élaborée à cette puissance qu’à l’époque
baroque150 ».

1.4.1 Le théâtre, sujet de l’intermédialité

Le phénomène « théâtre » est constitué d’une longue série d’entre-deux. Il intègre


normalement deux formes médiatiques ou plus (le corps, la voix, la musique). En général, la
pratique théâtrale s’inscrit « entre deux "espaces", celui de l’acteur et du spectateur, du texte
(ou du son) et du sens, de l’image et de sa réception, mais il s’immisce aussi entre un média
et un autre média, ou même un art et un autre art, au cœur de la relation entre les deux, entre
distance et illusion151 ». Pour cela, il est étonnant que le théâtre n’ait pas attiré l’attention des
chercheurs intermédiaux avant le XXIe siècle. Larrue donne pour raison les modes de pensée
liés à la pratique scénique : les théoriciens de l’intermédialité soutiennent la primauté des
systèmes de relations sur les objets dans la genèse et la dynamique des médias et placent la
matérialité au centre de leurs préoccupations, ce qui n’a pas attiré « la sympathie d’un milieu
qui, depuis près d’un siècle, élabore un discours identitaire fondé sur l’acteur (sa voix, son
corps) et son rapport immédiat au spectateur152 ».

Larrue explique par ailleurs que la notion de « présence » a tellement été liée à l’épistémè
théâtrale qu’il est devenu difficile de l’en distinguer. Comme celui d’autres pratiques, la
danse et le concert par exemple, le dispositif théâtral a reposé historiquement sur la
coprésence d’un acteur et d’un spectateur vivants en un espace physique et temporel.
Pourtant, « cela ne justifie pas d’ériger la présence en caractéristique nécessaire et
irréductible – "essentielle" – de la médialité théâtrale153 », remarque avec justesse Larrue,
surtout lorsque l’on est face à la reconfiguration provoquée par l’avènement de l’électricité.
Mais le discours sur le théâtre persistait dans le sens opposé de la remise en question des
essentialismes par l’approche intermédiale.

150
Ibid., p. 42.
151
Tatiana Burtin, « Interartialité et remédiation scénique de la peinture », Intermédialités, no 12 (2008), p. 90.
152
Jean-Marc Larrue, « Théâtre et intermédialité : une rencontre tardive », Intermédialités, no 12 (2008), p. 14.
153
Jean-Marc Larrue, « Du média à la médiation : les trente ans de la pensée intermédiale et la résistance
théâtrale », art. cit., p. 49.

49
En considérant que tout nouveau médium ou changement technique est accompagné d’une
nouvelle manière de percevoir, laquelle peut entrer en conflit ou coexister avec celles déjà
existantes, la recherche intermédiale a commencé à relire l’histoire du théâtre, en particulier
celui qui a su incorporer la technologie au début du XXe siècle. Ce qui est en jeu est la place
occupée par l’appareillage technique dans la constitution ou la transformation du médium.
Jean-Marc Larrue s’intéresse, par exemple, à la présence de phonographes sur la scène ou
dans les coulisses des théâtres pendant cette période154.

Kattenbelt mentionne deux facteurs qui ont finalement suscité l’avènement de


l’intermédialité dans les études théâtrales : la nature médiatique et performative de la culture
contemporaine et le fait que les pratiques artistiques sont de plus en plus interdisciplinaires.
Sur ce dernier point, il explique :

Les artistes œuvrant dans diverses disciplines travaillent maintenant les uns avec
les autres. Leur rencontre n’est pas seulement métaphorique : ils se rencontrent sur
la scène, parce que la scène fournit un espace où les arts peuvent s’affecter
profondément les uns les autres. Nous pourrions même dire : lorsque deux formes
artistiques ou plus se rencontrent, un processus de théâtralisation arrive. Ce n’est
pas seulement parce que le théâtre est capable d’incorporer tous les autres arts, mais
parce que le théâtre est l’« art du performer » et par là il constitue le modèle de base
de tous les arts155.

Larrue relève l’importance des études de Moser, Boenisch et Kattenbelt dans la constitution
d’une théorie de l’intermédialité théâtrale, ainsi que leur conclusion selon laquelle, par sa
capacité d’incorporer tous les médias, « le théâtre n’est ni un art ni un média comme les
autres, c’est un hypermédia156 ». D’après Kattenbelt, c’est la raison pour laquelle le théâtre a
joué historiquement un rôle important dans les échanges entre les arts : le théâtre combine et
intègre, à différents degrés, des médias de base tels que le texte auditif, l’image immobile et

154
Exemple cité par Rémy Besson, « Prolégomènes pour une définition de l’intermédialité à l’époque
contemporaine », op. cit., p. 9.
155
« […] [A]rtists who are working in different disciplines are today working with each other – particularly in
the domain of theatre – their creative work is "finding each other" – not only metaphorically but also literally
on the performance space of the stage, and I suggest that this is because theatre provides a space in which
different art forms can affect each other quite profoundly. Maybe we could even say: when two or more different
art forms come together a process of theatricalization occurs. This is not only because theatre is able to
incorporate all other art forms, but also because theatre is the "art of the performer" and so constitutes the basic
pattern of all the arts. » « Intermediality in Theatre and Performance: Definitions, Perceptions and Medial
Relationships », Cultura, lenguaje y representación, vol. 6 (2008), p. 20.
156
Jean-Marc Larrue, « Théâtralité, médialité et sociomédialité : fondements et enjeux de l’intermédialité
théâtrale », art. cit., p. 196.

50
la performance corporelle. Dans le cas de la scène contemporaine, le numérique permet au
théâtre de rendre possibles ces échanges à la manière d’une interface157. La scène, milieu où
s’est développée la plus grande part de l’œuvre de Lepage, constitue donc le milieu adéquat
pour l’approfondissement des propriétés performatives de l’intermédialité.

Comme Kattenbelt, Larrue considère qu’il faut prendre la notion d’« hypermédia » en son
sens littéral de média fédérateur et non de média assimilateur ou transformateur. De ce point
de vue, le théâtre devient « la pratique intermédiale par excellence dans la mesure où il est
lui-même fait de médias interagissant les uns avec les autres – la musique, la scénographie,
les pratiques plastiques, la danse et la gestuelle, la dramaturgie, etc. –, comme interagissent
les différents éléments qui composent la page web158 ».

Nelson s’appuie sur Boenisch pour définir l’intermédialité au théâtre à partir du rapport entre
la scène et le public : lorsqu’une création scénique recourt à différents médias sur la scène
(des acteurs, des peintures, une bande sonore), ceux-ci interviennent au-delà de leur présence
originale et pure : ils deviennent des signes. Cet effet performatif intervient dans la perception
des spectateurs : « le théâtre multiplie ses objets en en faisant à la fois des objets présents sur
scène et des représentations, et ils sont – par-dessus tout – présentés à quelqu’un qui les
perçoit et les observe159 ».

Pour sa part, Kattenbelt relie les notions de performativité et d’intermédialité en considérant


le phénomène intermédial « non seulement comme une redéfinition des effets qu’ont les
médias les uns sur les autres et qui provoquent une resensibilisation de la perception, mais
également comme une radicalisation de la performativité de l’art160 ». La performativité est
une propriété inhérente aux arts, mais elle n’apparaît nulle part avec autant d’évidence que
dans le théâtre. Une expression performative (images, gestes, mots, sons) est une action qui

157
Chiel Kattenbelt, « Intermediality in Theatre and Performance: Definitions, Perceptions and Medial
Relationships », art. cit., p. 23.
158
Jean-Marc Larrue, « Du média à la médiation : les trente ans de la pensée intermédiale et la résistance
théâtrale », art. cit., p. 40.
159
« As Boenisch summarises: “Theatre multiplies its objects in a remarkable way into objects on stage that
are present and representations at the same time, and – above all – they are presented to someone who is
perceiving and observing them.” » Robin Nelson, « After Brecht: the Impact (Effects, Affects) of Intermedial
Theatre », Intermédialités, no 12 (2008), p. 33.
160
Chiel Kattenbelt, « L’intermédialité comme mode de performativité », art. cit., p. 101.

51
fait exister ce à quoi elle renvoie : elle crée ce qu’elle présente. Il s’agit d’un événement
« dont l’utilité pratique vient principalement de son déroulement dans l’ici et maintenant, de
son besoin d’être mené à bien et d’être présenté et, par conséquent, de son besoin d’être perçu
à un moment précis161 ». En outre, une expression performative est « une action
intentionnelle, qui n’est pas simplement "performée" au sens (littéral) d’exécutée, mais qui
est mise en scène162 », confirme Kattenbelt.

La performance théâtrale suppose l’existence d’un performeur, qui, en se présentant,


construit son identité, et d’un spectateur qui collabore à la construction du performeur en y
assistant. Il s’agit d’une situation perçue et ressentie selon un cadre esthétique. Cela veut dire
que « le théâtre n’est pas constitué par la performativité de la situation en tant que telle, mais
par l’orientation de la personne qui perçoit – le "percevant". Du fait que son expérience est
principalement guidée par son intérêt spécifique, le percevant est avant tout un experiencer,
tout en étant un sujet d’expérience163 ». L’approche performative considère la représentation
théâtrale comme un processus intermédial

[…] qui rend manifestes les phénomènes audibles et visibles de manière à ce que nous
puissions en faire l’expérience. Elle permet la participation du public, elle donne lieu à
la co-constitution de l’événement théâtral. Dans le cadre d’une performance, les
phénomènes sont toujours plus riches que les concepts que nous en retirons car elle
excède ce qui est performé. Cet excès est intrinsèque à l’intermédialité artistique et
caractérise la transaction entre le phénomène mis en scène et le phénomène perçu164.

Röttger propose pour l’analyse de l’œuvre théâtrale une méthodologie intermédiale qui
récuse la notion de différence médiatique (c’est-à-dire la pensée identitaire appliquée aux
médias) et vise la relation dynamique entre la performance de l’acteur et la perception du
spectateur. Menée selon une perspective intermédiale, l’analyse de la représentation prend
« en considération l’ensemble des relations entre les médias et entre les phénomènes rendus
manifestes à travers les médias : l’interaction entre voir et parler, sons et images, mots et
choses, entre le visible et l’audible165 ». Röttger renvoie à McLuhan, pour qui les sens ne

161
Ibid., p. 102.
162
Id.
163
Ibid., p. 104.
164
Katti Röttger, « Questionner l’"entre" : une approche méthodologique pour l’analyse de la performance
intermédiale », art. cit., p. 124.
165
Ibid., p. 118.

52
constituent pas des circuits fermés et privés d’interactions ; tout au contraire, les sens sont
reliés et ils ont la capacité de traduire des expériences perceptives de l’un à l’autre, ce qui
déploie de nouvelles dimensions sensibles et empiriques dans une dynamique de coopération
intermédiale. Dans le cas de la performance théâtrale, elle dépend autant de l’acte de
présenter que de l’acte de recevoir ; elle s’appuie sur une capacité à traduire ou transmettre :
la performance du théâtre « est semblable à celle des médias qui organisent ses éléments
structurels en fonction d’un processus dynamique et continu de traduction de leurs
différences166 ».

1.4.1.1 Le théâtre de l’image

La production scénique de Lepage a été reconnue comme un exemple de « théâtre de


l’image », une forme scénique développée surtout à partir des dernières décennies du
XXe siècle. Hébert et Perelli-Contos distinguent le théâtre de l’image (« un art en
mouvement »), du cinéma (un « art du mouvement »)167, auquel le premier emprunte de
nombreuses ressources. La distinction entre les deux réside dans la nature réflexive et
transformative du théâtre de l’image, qui « cherche moins à faire voir le mouvement du
monde réel qu’à poser le regard sur lui-même (pour ne pas dire sur la pensée) et,
incidemment, sur ses propres mouvements et mécanismes obscurs168 », expliquent les
auteures.

Marie-Christine Lesage emploie l’expression « technique de l’image » pour décrire tout ce


qui relève de médias d’enregistrement du réel et des productions visuelles non référentielles
que permet l’usage du film, de la vidéo (avec tous les procédés qui les caractérisent) et des
écrans (moniteurs, grands écrans de formes et de matériaux divers, du plus opaque au plus
transparent). Elle explique que certains metteurs en scène, dont Lepage, parviennent à mettre
« la technique visuelle au service de l’imaginaire et d’un art scénique réinventé, en ce qui a
trait tant au jeu de l’acteur (qui s’en trouve radicalement transformé) et aux configurations

166
Ibid., p. 119.
167
Nos italiques. « D’un art du mouvement à un art en mouvement : du cinéma au théâtre de l’image », Protée,
vol. 28, no 3 (2000), p. 71.
168
Id.

53
de l’espace scénique qu’à la relation, renouvelée, entre la scène et la salle169 ». Ces techniques
« ne sont pas au service d’une inflation du visuel mais plutôt en quête d’une théâtralité remise
en jeu sur le plan de l’imaginaire170 ».

Les notions de théâtre de l’image de Hébert et Perelli-Contos et de techniques de l’image de


Lesage peuvent être reliées à celle de « cinématicité »171, développée par Luis Thenon dans
le cadre d’expériences vidéoscéniques172 et sonores au Laboratoire des nouvelles
technologies de l’image, du son et de la scène (LANTISS) à l’Université Laval. Selon
Thenon, la cinématicité fait appel « à cette partie de la pensée scénique qui, en tant que
discours, s’organise et se produit dans l’espace propre de la théâtralité, mais qui trouve ses
racines dans l’ample univers du cinématographique, dans ses temporalités spécifiques, dans
son organisation comme matériel créatif173 ». L’inscription de la cinématicité dans l’espace
scénique s’appuie sur une écriture que l’auteur considère intermédiale. L’écriture
intermédiale est « une forme de création textuelle ou scénique qui, de sa base conceptuelle,
se constitue comme une série intégrée d’écritures médiales174 ». Il s’agit donc d’une
intégration à l’origine même du processus créatif et non d’une addition postérieure de
plusieurs médias.

169
Marie-Christine Lesage, « Théâtre et intermédialité : des œuvres scéniques protéiformes »,
Communications, 83 (2008), p. 142.
170
Ibid., p. 153.
171
Exprimé en espagnol par « cinematicidad », nous le traduisons par « cinématicité », et non par
« cinématographicité » parce que le terme ne se limite pas au cinématographique, mais au domaine plus ample
de l’image, et en particulier, de l’image en mouvement et des narrations qui s’en dégagent. Luis Thenon, « La
escritura intermedial en la escena actual », Diálogos, vol. 14, no 2 (2013), p. 192. Nous employons les deux
concepts à travers notre recherche : la cinématicité, comme Thenon le fait pour les pratiques scéniques, et la
cinématographicité, pour la médialité du cinéma.
172
Nous appelons vidéoscène l’intégration de la vidéo dans la pratique scénique. Elle constitue un des
principaux éléments du théâtre de l’image.
173
« El concepto de cinematicidad […] remite a aquello específicamente inscrito en el dominio (o perteneciente
al) universo de la imagen. En el ámbito del teatro, bajo esta apelación incluimos aquella porción del pensamiento
escénico que como discurso, se organiza y se produce en el espacio propio de la teatralidad, pero que encuentra
sus raíces en el amplio universo de lo cinematográfico, en temporalidades específicas a este espacio creativo, a
su organización como materia de creación ». Luis Thenon, « La escritura intermedial en la escena actual », art.
cit., p. 192.
174
« [E]scritura intermedial [:] una forma de creación textual o escénica que, desde la base conceptual, se
constituye como una serie integrada de escrituras mediales ». Luis Thenon, « La escritura intermedial en el
texto postdramático », Escena, vol. 76, no 2 (juillet-décembre 2016), p. 135.

54
Le théâtre de l’image donne suite à des pratiques millénaires et en approfondit la trace :
depuis l’Antiquité, le théâtre a employé des éclairages artificiels, des procédés de simulation
(ombres chinoises, bruitage) ou des mécanismes produisant des effets spéciaux (fumée,
disparition)175. La différence se trouve dans l’ampleur et la sophistication de l’emploi, ainsi
que dans les questionnements qu’il déclenche. L’émergence du théâtre de l’image est aussi
lié à l’essor de la technologie dans la vie quotidienne. Sirois-Trahan identifie un antécédent
du théâtre de l’image dans les ressources techniques du XIXe siècle : « le "théâtre de
l’image", compris comme l’utilisation des techniques cinématographiques au théâtre, doit
être pensé comme la continuation de techniques imagières à la scène176 ». Ainsi, le
cinématographe était déjà la remédiatisation de pratiques culturelles comme la « lanterne
magique » et la « peinture perspective ».

Afin d’expliquer l’incorporation des technologies de l’image sur scène, Picon-Vallin


distingue l’image et la vision177. La première est un phénomène optique qui commence et se
termine dans le système oculaire. Par contre, la vision est un phénomène mental qui
s’accomplit dans l’esprit. L’art théâtral serait donc « celui qui, né de la vision du metteur en
scène, déclenche et déchaîne celle des spectateurs178 ». À cet égard, Bleeker considère que le
caractère intermédial du théâtre renvoie à la performativité et à la perception, c’est-à-dire à
la manière dont la perception participe de la production de ce qui apparaît comme l’objet de
notre perception179.

Le théâtre de l’image est d’abord et avant tout un théâtre de la perception, dans lequel le voir
entre en scène ; il « est aussi l’occasion d’explorer l’acte même de penser comme
d’imaginer : par-delà le voir, c’est l’analyse, l’extrapolation, le lien, la dérive onirique, bref

175
Louise Poissant, « Présence, effets de présence et sens de la présence », dans Louise Poissant et Renée
Bourassa [éd.], Personnage virtuel et corps performatif, Presses de l’Université du Québec (Coll. Esthétique),
2013, p. 15.
176
« Les dispositifs mixtes théâtre/cinéma et leur mise en scène / film », dans Jean-Marc Larrue et Giusy Pisano,
Les archives de la mise en scène : hypermédialités du théâtre, Presses universitaires du Septentrion / Centre
culturel international de Cerisy-la-Salle, Villeneuve d’Ascq, 2014, p. 237.
177
Cette distinction nous intéresse, même si nous ne la reprenons pas plus que Hébert et Perelli-Contos en
parlant du théâtre de l’image.
178
Béatrice Picon-Vallin, « La mise en scène : vision et images », dans Béatrice Picon-Vallin [dir.], La scène
et les images. Les voies de la création théâtrale, Paris, CNRS Éditions (Coll. Arts du Spectacle), 2004, p. 17.
179
« Corporeal Literacy: New Modes of Embodied Interaction in Digital Culture », dans Sarah Bay-Cheng,
Chiel Kattenbelt et al. [éd.], Mapping Intermediality in Performance, Amsterdam, Amsterdam University Press,
2010, p. 38.

55
le pouvoir de réflexion et d’imagination qui sont en jeu180 ». La scène y est ouverte à des
combinaisons et des corrélations spatiales et visuelles alors que l’écriture scénique combine
des éléments hétérogènes et inattendus. Cette écriture remet en cause notre espace de
représentation et de connaissance : « Par sa capacité à transformer l’ordinaire et à jouer tant
avec les objets mnémoniques stockés qu’avec les objets sensibles disponibles (que nous
désignons par les termes suivants : éléments, ressources), le théâtre de l’image fouillerait les
codes du visible à un moment où semble vouloir s’implanter un nouvel ordre visuel dégagé
des contraintes de la mimesis traditionnelle181 ».

Le théâtre de l’image s’avère proche du mouvement de la pensée. La scène est une sorte
d’écran sur lequel le créateur d’abord, et le spectateur ensuite, explorent une réserve d’images
provenant de la possibilité ou du passé. La pensée devient objet de représentation, la mémoire
revit à travers les images qui apparaissent sur la scène : le théâtre tient « le rôle d’une
chambre noire où il est donné au spectateur d’éprouver la représentation, c’est-à-dire de tirer
un certain nombre d’épreuves de ses représentations du monde182 ».

Dans sa réflexion autour de l’intermédialité et d’une nouvelle litéracie, Mariniello fait


référence principalement aux médias électriques et électroniques – notamment le cinéma et
la photographie. Néanmoins, nous considérons que son propos concorde avec les enjeux du
théâtre de l’image, par exemple lorsque la chercheure de l’Université de Montréal explique
que la technique audiovisuelle

[…] donne accès à la matérialité du quotidien, permet un être-dans-le-monde, une


immanence au flux des événements qui représente un défi pour la connaissance
(subjective et objective) du monde, qui exige une reconceptualisation de l’expérience et
de la mémoire qui s’y inscrit ; qui questionne le langage − sa structure et son mode de
signification − et rend la connaissance et la mémoire nouvellement accessibles à la
pensée183.

Thenon reprend cette réflexion à propos d’une nouvelle litéracie reliée à l’intermédialité. Il
explique que la cinématicité qui sous-tend la vidéoscène intègre des technologies dont les

180
Ludovic Fouquet, Robert Lepage, l’horizon en images, Québec, L’instant même, 2005, p. 85.
181
Chantal Hébert et Irène Perelli-Contos, « L’écran de la pensée ou les écrans dans le théâtre de Robert
Lepage », dans Béatrice Picon-Vallin, Les écrans sur la scène, L’Âge d’homme (coll. th XX), Lausanne, 1998,
p. 176.
182
Ibid., p. 173.
183
Silvestra Mariniello, « La litéracie de la différence », art. cit., p. 178.

56
résultats (images, narrations) sont familiers aux spectateurs et font déjà partie de leurs
habitudes perceptives184.

Le théâtre dit traditionnel a hérité non seulement des formes de représentation qui ont cours
depuis la Renaissance, mais même d’un certain regard, c’est-à-dire que ses règles « ont
instauré un espace et modélisé le regard185 ». Par contre, en faisant de l’image la modalité
déterminante, le théâtre de l’image renouvelle ce regard : l’image permet d’accéder « au
monde où la parole n’a pas cours, à savoir au monde de la pensée sensible, qui ne s’encombre
pas du carcan du logos ni du cogito cartésien186 ». Au contraire de la représentation théâtrale
traditionnelle, conçue selon des principes de centralité, de linéarité et de stabilité, le théâtre
de l’image bouleverse le régime de vision du spectateur et, par conséquent, son rapport au
monde. Il opère « des manipulations de matériaux ou d’éléments (objets, textes, images,
sons), fondées non pas sur le réel, mais sur les modèles ou constructions mentales que nous
nous formons de la réalité187 ». L’originalité du théâtre de l’image est celle de s’offrir

[…] comme un jeu combinatoire d’objets, de techniques, de modèles hétéroclites,


autrement dit d’éléments à assembler ; éléments empruntés à la fois au réel, aux
différentes disciplines, aux autres arts, aux autres cultures, aux technologies actuelles,
etc. L’exercice d’assemblage peut s’apparenter à un puzzle transformable dont plusieurs
pièces, toutefois, sont manquantes et dont même les règles d’assemblage restent parfois
à découvrir188.

Le théâtre de l’image donne primauté aux éléments de la scène (en tant que signes d’écriture),
plutôt qu’aux mots ou à un texte préétabli. Il modifie les configurations qui participent
habituellement à la construction et à l’appréhension de sens, en passant de l’homogénéité de
la parole écrite à l’hétérogénéité de la vision, de « l’ordre de l’écriture, qui s’ordonne en
fonction des mots que l’on aligne l’un après l’autre, à l’ordre de la vision qui fait plutôt appel
à la contiguïté et qui, de ce fait, risque davantage la contamination189 ».

184
Luis Thenon, « La escritura intermedial en el texto postdramático », art. cit., p. 134.
185
Chantal Hébert et Irène Perelli-Contos, La face cachée du théâtre de l’image, Québec, Les Presses de
l’Université Laval/L’Harmattan, 2001, p. 77.
186
Chantal Hébert et Irène Perelli-Contos, « L’écran de la pensée ou les écrans dans le théâtre de Robert
Lepage », art. cit., p. 175.
187
Chantal Hébert et Irène Perelli-Contos, La face cachée du théâtre de l’image, op. cit., p. 56.
188
Chantal Hébert et Irène Perelli-Contos, « D’un art du mouvement à un art en mouvement : du cinéma au
théâtre de l’image », art. cit., p. 66.
189
Ibid., p. 68.

57
1.4.1.2 La présence et l’effet de présence

Nous l’avons déjà noté, la notion de présence a longtemps été au centre des débats touchant
le théâtre et, plus récemment, de ceux consacrés à l’intermédialité au théâtre, comme la
notion de performativité en témoigne. D’ailleurs, l’avènement des technologies sur la scène
dès le début du XXe siècle (le son, l’éclairage) – qui ont rendu possible le théâtre de l’image,
entre autres expressions – a suscité de nouvelles discussions autour de la production de la
présence : quelles possibilités ouvre-t-elle à la création ? Questionne-t-elle l’identité
médiatique du théâtre ?

Dans les arts de la scène, la présence se base traditionnellement sur la corporalité de l’acteur :
« l’intensité de sa présence physique est au cœur de l’acte performatif. Elle renvoie à sa force
attractive ou à son charisme capable de capturer l’attention du public190 ». Au début du
XXe siècle, l’introduction des technologies a transformé ce fondement : dans un contexte
médiatique, dans lequel les personnages peuvent être virtuels ou écraniques, la présence ne
« renvoie plus seulement à un donné phénoménologique, mais au processus de médiatisation
incessant qui modifie notre rapport au monde191 ». Ainsi, la présence est, selon Eugenio
Barba, « ce qui agit sur le spectateur192 ». Elle requiert une certaine technique afin de recréer
la vie sur scène :

Derrière tous les choix esthétiques, il existe, identique pour tous les acteurs et les
danseurs, le même problème : comment animer leurs mots et leur dynamique, comment
les rendre vivants de manière à devenir crédibles. […] Le spectateur voit des personnes
qui sont habillées d’une certaine manière, qui parlent, il connaît leur nom. Mais les
acteurs doivent dépasser cela, afin que le spectateur voie autre chose, une chose qui
n’est pas seulement connaissance intellectuelle, mais qui est enracinée dans son système
nerveux et fait appel à son énergie sensorielle, intellectuelle, physique, musculaire. On
peut donc bâtir la présence193.

190
Renée Bourassa, « De la présence aux effets de présence : entre l’apparaître et l’apparence », dans Josette
Féral et Edwige Perrot [dir.], Le réel à l’épreuve des technologies, Rennes, Presses universitaires de Rennes –
Presses de l’Université du Québec (coll. Le Spectaculaire), 2013, p. 130.
191
Id.
192
Cité dans Josette Féral et Edwige Perrot, « De la présence aux effets de présence. Écarts et enjeux », dans
Josette Féral [dir.], Pratiques performatives. Body Remix, Rennes, Presses universitaires de Rennes – Presses
de l’Université du Québec (coll. Le Spectaculaire), 2012, p. 28.
193
Dans id.

58
Barba relève ainsi deux traits de la présence : elle est construite par le truchement d’une
technique et elle génère une expérience esthétique chez le spectateur. Pour Dospinescu, le
spectateur assiste au théâtre « parce qu’il est intéressé par la proximité de la scène et donc
par le jeu de l’acteur, proximité qui le fascine du fait de lui offrir la possibilité de suivre en
détail l’alternance entre la figure de l’acteur et celle du personnage. Il s’agit là d’aspects de
l’événement théâtral qui alimentent le plaisir du spectateur194 ». Le théâtre est un art en temps
réel ; pour cette raison, le spectateur tend à percevoir le « personnage virtuel » (celui qui est
« présent » par le truchement de la technologie) comme « une sorte de corps étranger,
quelque chose d’"impropre" à l’univers scénique195 ». Cependant, les créations scéniques
lepagiennes, qui font appel aux personnages écraniques ainsi qu’aux marionnettes et objets
anthropomorphes, amènent à reconsidérer le statut du personnage virtuel sur scène.

La présence renvoie d’abord à l’être-là d’une personne. Cela implique qu’elle se définisse
en fonction de l’absence : nommer la présence, « c’est penser d’emblée l’absence, car il ne
peut y avoir de présence (ou même d’effets de présence) que si les corps sont là mais que
l’on sait en même temps qu’ils pourraient ne pas y être. La notion de présence implique donc
la reconnaissance d’une possibilité d’absence196 ». Néanmoins, les modalités de la présence
s’avèrent plus complexes : par exemple, le sujet peut être là physiquement mais absent
mentalement. Pour plus de précision, Bourassa reprend Weissberg, qui définit la présence
« comme un état parmi des propositions variées d’apparitions et de disparitions des nappes
multiples […] C’est l’alternance de ces moments de présence et d’absence qui créerait l’effet
de présence197 ». Dans le contexte des arts scéniques, la notion de présence acquiert un sens
supplémentaire, car elle évoque un être-là particulier qui diffère d’un comportement banal et
quotidien ; il s’agit d’« une façon d’être présent qui affirme non seulement la présence de
quelqu’un (ici l’acteur) mais qui en souligne la qualité, faisant que l’individu non seulement
est présent mais qu’il a de la présence, ce qui ne signifie pas tout à fait la même chose198 ».

194
Liviu Dospinescu, « Être ou ne pas être. L’impossible présence du personnage virtuel au théâtre », dans
Louise Poissant et Renée Bourassa [éd.], Personnage virtuel et corps performatif, op. cit., p. 290.
195
Ibid., p. 289.
196
Renée Bourassa, « Figures du personnage virtuel », dans Louise Poissant et Renée Bourassa [éd.],
Personnage virtuel et corps performatif : effets de présence, op. cit., p. 11.
197
Ibid., p. 12.
198
Ibid., p. 14.

59
La notion d’effet de présence renvoie à son tour aux « procédés en cause dans l’induction du
sentiment de présence chez le sujet en situation d’expérience médiatisée199 ». Le terme
« effet » désigne ce qui agit, ce qui opère ; il « désigne également ce qui met en valeur un
phénomène par ostension200 ». Il s’agit donc en l’occurrence d’accentuer ou d’altérer le
phénomène de la présence ; cela est rendu possible par un dispositif permettant par exemple
l’augmentation, l’amplification, la simulation, la substitution, les déplacements. Mais plus
précisément, les effets de présence agissent de deux manières : « ils mettent en cause une
intensification de la présence corporelle […], ou encore ils se construisent à partir d’une
absence, ils rendent présente une absence201 ».

L’effet de présence met en jeu le spectateur « au sein de ses propres représentations. Par lui,
le sujet fait l’expérience de son être-au-monde. Cette expérience fait appel à la fois au
domaine de la pensée et à celui de la mémoire qui opère en l’absence de l’objet202 ». La
technologie joue avec la présence en générant chez le sujet des effets au niveau de la
perception et de la construction du sens. Les effets de présence « sont des embrayeurs du
sentiment d’immersion et des focalisateurs de l’attention qui donnent naissance à la
perception esthétique. Ainsi, l’effet de présence est ce facteur, situé du côté du dispositif, qui
induit le sentiment de présence chez le spectateur ou le participant dans une situation
médiatisée, par un effet d’attention augmentée203 », explique Renée Bourassa.

Par l’effet de présence, l’image s’autonomise, elle se montre comme un dispositif et non plus
comme un produit achevé : « C’est la visibilité du processus d’imagination au sens propre,
de sa révélation qui fait effet de présence puisqu’elle rend sensible le dispositif de
perception204 ». Cette description n’est pas sans évoquer le théâtre de l’image et, nous le
verrons, les créations scéniques de Robert Lepage. En fait, d’après Féral et Perrot, tout l’art
contemporain joue sur la réalisation de cet effet de présence pour interroger : le spectateur
est ainsi appelé à réfléchir au processus qui a abouti à l’œuvre devant lui.

199
Renée Bourassa, « De la présence aux effets de présence : entre l’apparaître et l’apparence », art. cit., p. 133.
200
Id.
201
Id.
202
Josette Féral et Edwige Perrot, « De la présence aux effets de présence. Écarts et enjeux », art. cit., p. 24.
203
Renée Bourassa, « De la présence aux effets de présence », art. cit., p. 133.
204
Josette Féral et Edwige Perrot, « De la présence aux effets de présence. Écarts et enjeux », art. cit., p. 25.

60
Le « dédoublement » de personnages est un des effets de présence mentionnés par Poissant
que nous reconnaissons chez Lepage (Les sept branches de la rivière Ota, Lipsynch). Il
consiste en la projection préenregistrée de personnages qui reproduisent les gestes des
acteurs. Cette dématérialisation de certains personnages « permet de jouer sur d’autres
registres de présence, sur diverses façons d’être là et de hanter la scène205 ». Le double,
l’absent, l’être onirique, imaginaire ou fantasmé, le surmoi ou le fantôme sont représentés et
multiplient les dimensions de la fiction dans plusieurs créations de Lepage.

1.4.2 Le cinéma, sujet de l’intermédialité

Le cinéma a souvent été considéré comme le Gesamtkunstwerk (l’œuvre d’art totale) par
excellence, puisqu’il peut remédier les autres formes médiatiques employées dans la
communication humaine206. Le médium cinématographique possède, comme le théâtre, la
capacité d’intégrer d’autres médias. Cependant, leurs fonctionnements respectifs s’avèrent
assez différents : l’hypermédium théâtral incorpore les autres médias sur la scène, où ceux-ci
demeurent « vivants » et coexistent avec les spectateurs ; sur les planches, lorsqu’un tableau
fait partie de l’action, il reste tableau. Tout au contraire, ce tableau se transforme à l’écran :
le médium filmique le soumet à sa propre médialité, il devient une partie du cadre et de la
mise en série cinématographiques, apparaît sous une forme bidimensionnelle, déterminée par
l’angle de la caméra et fragmentée par le montage.

La recherche employant le terme « intermédial » ne date que de quelques décennies.


Néanmoins, les chercheurs contemporains qui s’intéressent au phénomène
cinématographique ont trouvé d’importants précédents chez les premiers théoriciens
filmiques, dont Béla Balazs, Walter Benjamin et Rudolf Arnheim207. Les idées proposées par
Benjamin au sujet du phonographe servent ainsi à comparer le cinéma et la musique rock,
dans un intéressant exercice d’intermédialité ontologique de Sirois-Trahan208. En outre, André

205
Louise Poissant, « Présence, effets de présence et sens de la présence », art. cit., p. 22.
206
Ágnes Pethô, « Media in the Cinematic Imagination: Ekphrasis and the Poetics of the In-Between in Jean-
Luc Godard’s Cinema », dans Lars Elleström [éd.], Media Borders, Multimodality and Intermediality, op. cit.,
p. 211.
207
Par exemple Doron Galili, « Intermedial Thought in Classical Film Theory: Balázs, Arnheim, and Benjamin
on Film and Radio », The Germanic Review: Literature, Culture, Theory, vol. 88, no 4 (2013), p. 391-399.
208
Jean-Pierre Sirois-Trahan, « Phonographie, cinéma et musique rock. Autour d’un impensé théorique chez
Walter Benjamin », Cinémas, vol. 24, no 1 (2013), p. 103-130.

61
Bazin, même si sa pensée recelait des traces d’essentialisme (il a consacré le terme « ontologie
du cinéma »), est aussi un précurseur de l’idée d’un médium « impur » et intégrateur d’autres
médias209. Finalement, Jacques Aumont, dans son étude L’œil interminable. Cinéma et
peinture210, a aussi marqué un précédent important peu avant l’émergence des textes dits
intermédiaux.

L’intermédialité s’est révélée une perspective assez riche pour étudier l’histoire du cinéma,
ses transformations et ses rapports avec d’autres manifestations médiatiques. Elle y a été
éprouvée en tant qu’argument s’inscrivant contre la pensée identitaire liée aux institutions
médiatiques. Outre les études déjà citées de Gaudreault et Marion ou de Sirois-Trahan, il faut
en mentionner d’autres, en partie intermédiales (ou en dialogue avec l’intermédialité), telles
que celles de Germain Lacasse et Rick Altman211. Ces chercheurs distinguent le médium de
son support matériel et des modalités impliquées, de sorte que nous pouvons dire, dans l’esprit
de Gaudreault et Marion, que « le cinéma est mort », puisque les traits de l’institution
cinématographique ont changé radicalement avec la numérisation 212. Notre recherche
s’intéresse à ce type de proposition parce que l’ensemble de l’œuvre lepagienne témoigne
aussi d’un questionnement de la pensée identitaire liée aux médias.

La capacité d’intégration du cinéma est favorisée par la transparence (ou invisibilité) du


médium : dans le cinéma, les images réussissent à engager les sens des spectateurs et créent
chez eux une illusion de réalité à partir de laquelle le public croit « voir » les choses et non
pas leur représentation. En outre, selon Agnes Pethô, le cinéma est le médium le plus abstrait
et le plus « construit » parce qu’il n’a pas de forme matérielle palpable, et que toute sa
complexité sensorielle n’est qu’une illusion213. La recherche intermédiale s’est approchée du

209
En particulier les essais « Pour un cinéma impur. Défense de l’adaptation » ; « Théâtre et cinéma » ;
« Peinture et cinéma », dans André, Bazin, Qu’est-ce que le cinéma ?, Paris, Cerf, 2013.
210
Jacques Aumont, L’œil interminable. Cinéma et peinture, Paris, Librairie Séguier, 1989.
211
Germain Lacasse, Le bonimenteur de vues animées : le cinéma « muet » entre tradition et modernité, Québec
/ Paris, Nota Bene / Méridiens Klincksieck, 2000. Rick Altman, « De l’intermédialité au multimédia : cinéma,
médias, avènement du son », Cinémas, vol. 10, no 1 (1999), p. 37-53.
212
André Gaudreault et Philippe Marion, La fin du cinéma ? Un média en crise à l’ère du numérique, Paris,
Armand Colin, 2013.
213
Le cinéma « is also the most abstract and constructed medium possible that has no palpable material form
(all the sensual complexity of the cinematic image being nothing but an illusion). More importantly, from a
media theory point of view, the moving picture as a medium can remediate all other media forms used by human
communication. » Ágnes Pethô, « Media in the Cinematic Imagination: Ekphrasis and the Poetics of the In-
Between in Jean-Luc Godard’s Cinema », art. cit., p. 211.

62
cinéma pour le questionner en montrant les interstices du dispositif filmique : les ruptures du
« soudage » (l’introduction d’images qui se succèdent d’après une structure musicale, par
exemple) rendent perceptible l’activité narrative et placent le médium au premier plan, en
ébranlant la transparence et l’effet de réalité214.

Les études intermédiales examinent la représentation d’opérations de médiation visant à


susciter une réaction (une réflexion, par exemple) chez les spectateurs. C’est le cas de Claudia
Olk, qui analyse la référence à un modèle de vision et de réception à travers la présentation
de fenêtres, miroirs et cadres dans le roman Mrs. Dalloway de Virginia Woolf et le film The
Hours de Stephen Daldry215. Moser analyse le film Prospero’s Books de Peter Greenaway,
dans lequel se manifeste la complexe relation entre l’interartial (le film se réfère à la littérature
comme à son modèle) et l’intermédial (l’audiovisuel filmique prend en charge et interroge les
médias du langage : l’oralité, l’écriture, l’imprimé)216. Est aussi exemplaire l’étude de Tina
Kendall sur le film Ratcatcher (1999), de Lynne Ramsay, dans lequel l’intermédialité est
utilisée pour s’approcher de l’« in-between of things » (l’entre-deux des choses) : la
matérialité des choses (et du cinéma en tant que matérialité) et les relations que le cinéma
développe avec d’autres formes médiatiques217. En tant qu’œuvres d’art intermédiales, les
films

[…] intègrent dans leur contexte des questions, des concepts, des principes et des
structures d’autres médias. Ces constellations intermédiatiques, avec leurs ruptures et
stratifications esthétiques, fournissent de nouvelles dimensions à l’expérience du
spectateur. L'esthétique des médias doit donc tenir compte des différentes sortes de jeux
intermédiatiques entre plusieurs œuvres et genres218.

En prenant le genre de la comédie musicale pour exemple, Müller explique qu’une œuvre
devient intermédiale quand elle « transpose le "côte à côte" multimédiatique de citations
médiatiques, en complicité sur le plan de la conception, et lorsque les ruptures et

214
Agnes Pethô, « The Vertigo of the Single Image: From the Classic Narrative “Glitch” to the Post-Cinematic
Adaptations of Paintings », Film and Media Studies, no 6 (2013), p. 69.
215
Claudia Olk, « Vision, Intermediality, and Spectatorship in Mrs. Dalloway and The Hours », Amerikastudien
/ American Studies, vol. 49, no 2 (2004), p. 191-207.
216
Walter Moser, « "Puissance baroque" dans les nouveaux médias. À propos de Prospero’s Books de Peter
Greenaway », art. cit., p. 39.
217
Tina Kendall, « "The in-between of things": intermediality in Ratcatcher », New Review of Film and
Television Studies, vol. 8, no 2 (2010), p. 179-197.
218
Jürgen E. Müller, « L’intermédialité, une nouvelle approche interdisciplinaire : perspectives théoriques et
pratiques à l’exemple de la vision de la télévision », art. cit., p. 115.

63
stratifications esthétiques permettent d’autres dimensions à l'expérience et au vécu 219 ». La
comédie musicale touche l’expérience et le vécu du public lorsqu’elle se sert de « la
fascination du spectateur qui résulte non seulement de la transgression des conventions du
permis et de l’interdit, mais qui résulte aussi du spectacle que signifie la présence et
l’interaction d’un grand nombre de médias anciens et modernes220 », souligne Müller.

L’axe de pertinence intermédial a permis de rouvrir la question de la discursivité filmique


(sujet de la recherche structuraliste), en s’appuyant notamment sur la pensée du philosophe
Gilles Deleuze. De cette perspective, celle d’une pensée du devenir, l’intermédialité est
comprise comme la rencontre de matières de l’expression ; pour Deleuze, la production de
sens n’arrive pas dans des structures et des codes discursifs sous-jacents : « Son modèle ne
sera plus linguistique ni son point de vue structural ; l’un sera matériel et l’autre, immanent.
Ainsi, et pour le dire en une formule, il ne sera plus question de discours, mais
d’agencement221 ». Mariniello en donne un exemple dans une brève analyse du film
documentaire Nick’s Movie (1980) de Wim Wenders. L’auteure y distingue la coexistence à
l’écran d’images disparates, celle de la vidéo et celle du cinéma, la ressource technique
choisie par Wenders pour montrer le passage du temps et la décadence physique de son maître,
le cinéaste Nicholas Ray. Mariniello explique que

[t]out cela crée une zone dans laquelle ce qui se donne à voir est justement la disposition
potentielle des points d’une figure par rapport à celle d’une autre. L’intermédialité n’est
pas un médium et un autre, la différence des résultats des deux médias, mais l’événement
de cette différence ; l’autoréférentialité du concept est identique à l’émergence de cette
zone qui trouble la connaissance des choses et des êtres, le concept nomme la nécessité
d’un changement dans la pensée222.

Mariniello avance donc que l’intermédial, dans le film de Wenders, est « la prise en compte
de la relativité du regard, de la précarité de la perception, de l’impossibilité de connaître autre
chose que la variation223 ». Une œuvre intermédiale démontre l’instabilité du réel, affectant

219
Jürgen Müller, « Top Hat et l’intermédialité de la comédie musicale », Cinémas, vol. 5, nos 1-2 (1994),
p. 213.
220
Ibid., p. 214.
221
Marion Froger, « Agencement et cinéma : la pertinence du modèle discursif en question », Cinémas, vol. 10,
nos 2-3 (2000), p. 15.
222
Silvestra Mariniello, « Commencements », art. cit., p. 52.
223
Id.

64
« la connaissance non pas de la réalité, mais du rapport entre la pensée et le monde224 ». Cela
confirme ce que Pethô postule à propos de l’expérience cinématographique : celle-ci est
constituée d’une multitude d’« entre-deux » : entre la réalité et la fantaisie, entre l’expérience
empirique et la réflexion consciente, entre les mots et les images, entre les différentes formes
artistiques et entre les médias. La médialité du cinéma peut toujours être perçue comme une
forme d’intermédialité, et ses sens sont toujours générés par les relations médiatiques, qui
constituent sa fabrique de significations225.

Le rapport intermédial du cinéma aux autres médias va au-delà de la simple citation. Pethô
analyse le rapport nommé « ekhphrastique ». Dans l’ekhphrasis cinématographique, une
œuvre (un tableau, une mise en scène, un concert) s’incorpore dans le continuum filmique en
se présentant comme un échantillon assez autonome d’un médium différent de celui de
l’image cinématographique dont elle fait partie. Cela signifie qu’une ekhphrasis
cinématographique « demande la perception de relations intermédiales, telles que des
"inscriptions transformatives" ou "figurations" de médialité226 ». Lorsque le cinéma évoque
une autre forme médiatique, l’imitation n’est généralement pas le but primaire de l’impulsion
ekphrastique, « mais un véhicule, un médiateur vers un autre médium, dont l’essence est
perçue comme quelque chose au-delà de l’expression concrète, quelque chose
d’indéchiffrable227 ». Dans plusieurs films, dont ceux de Lepage (Mondes possibles,
Triptyque), la peinture est employée d’une façon non pas simplement décorative : le jeu de
regard traverse la diégèse et situe la peinture au premier plan, en déterminant la lecture de
l’œuvre filmique228.

224
Id.
225
Agnes Pethô, « Media in the Cinematic Imagination: Ekphrasis and the Poetics of the In-Between in Jean-
Luc Godard’s Cinema », art. cit., p. 212.
226
« In short, an ekphrasis requires the perception of intermedial relations, as "transformative inscriptions" or
"figurations" of mediality in a work. » Ibid., p. 213.
227
« In most of the cases when cinema imitates another art form this imitation is not the primary "target" of an
ekphrastic impulse, but a vehicle, a "mediator" towards yet another medium, the essence of which is perceived
as something "beyond" concrete expression, something "infigurable". Common examples of this are the so-
called "picto-films", which have acquired something of the status of a sub-genre among literary adaptations,
and in which a sense of "literariness" is conveyed through imitations of paintings or painterly styles. » Id.
228
L’article d’Esther Gimeno en donne des exemples : « Cuadros en movimiento: la pintura en el cine.
Relaciones intermediales en La hora de los valientes (Mercero 1998) y Te doy mis ojos (Bollaín 2003) », Olivar,
vol. 12, no 16 (2011), p. 215.

65
Le sujet de notre recherche nous amène à un type particulier de « citation » intermédiale :
celle de la théâtralité au cinéma. Bissonnette puise chez Michel Bernard afin, justement, de
penser cet amalgame : le « théâtral » signifie « ce qui reflète ou manifeste ce qu’on croit être
l’essence de l’art appelé "théâtre"229 » ; l’on en déduit que la théâtralité désigne les références
au théâtre dans le contenu ou la forme d’un film. Bissonnette cite aussi Gerstenkorn, qui
suggère trois modes principaux de théâtralité au cinéma : la modélisation, lorsque la mise en
scène se base sur des patrons rhétoriques empruntés au théâtre ; le recyclage, qui consiste à
incorporer des ressources scéniques à l’écran (comme l’aparté ou l’interpellation directe du
public par le personnage) ; et la référence explicite au théâtre, qui inclut la diégétisation du
dispositif théâtral230.

Au cinéma, les œuvres qui suscitent un effet de théâtralité rendent le spectateur conscient de
son rôle de spectateur ; la théâtralité est reliée à l’expérience du spectateur, « il s’agirait du
processus ou de la dynamique créatrice consistant à attirer les spectateurs dans les filets de
l’univers théâtral231 ». Ce spectateur peut avoir une expérience contradictoire lorsqu’il assiste
à un film ayant pour origine une représentation scénique : « La mixité des stratégies
d’appropriation de l’espace crée une tension entre cinéma et théâtre, car il existe une
différence explicite entre le concept d’espace pour le personnage de théâtre et pour le
personnage cinématographique232 ». Ces forces opposées influencent la réception des
œuvres : lorsque les lieux et les personnages rappellent une représentation théâtrale, « le
spectateur sent qu’on lui demande de "regarder au centre" […]. Ces films semblent créer une
distance entre le spectateur et le personnage, maintenant le spectateur à l’extérieur de l’espace
diégétique233 ». Bissonnette recourt justement au film Nô, de Robert Lepage, pour
exemplifier sa réflexion. Notre recherche l’examine également comme un échantillon de la
théâtralité à l’intérieur de la cinématographie lepagienne.

229
Sylvie Bissonnette, « La théâtralité cinématographique engagée », Nouvelles « vues » sur le cinéma
québécois, no 8 (hiver 2008), p. 5.
230
Ibid, p. 10.
231
Ibid., p. 5.
232
Ibid, p. 18.
233
Ibid, p. 19.

66
1.4.3 La transécriture cinématographique

L’opération de transfert d’un récit d’un médium à l’autre en est venue à constituer un des
sujets de prédilection des chercheurs intermédiaux. Dans le domaine culturel, la forme
canonique du transfert est l’adaptation234 ou, comme nous préférons l’appeler, la
transécriture. Cette sorte de transfert est, au sens strict, « la réincarnation d’une œuvre Œ1
dans un média différent de celui qui lui servait originellement de support235 ». La
transécriture peut être considérée comme une « transmédiatisation », « transsémiotisation »
ou « transmutation », et elle ne peut s’effectuer sans que le noyau sémiotique de la première
œuvre soit plus ou moins altéré. C’est en cela que la notion de « transécriture » prend toute
sa valeur : le passage d’un média à l’autre, par exemple du théâtre au cinéma, suppose un
processus de transfiguration des contenus sémantiques, catégories temporelles, instances
énonciatives et composants pragmatiques permettant l’activité communicative. L’action
d’« adapter » signifie accoutumer le texte (ou certains éléments du texte) à un autre contexte :
public ou communauté culturelle de réception, genre, médium236.

Il existe une perspective courante à propos de l’adaptation selon laquelle la deuxième œuvre
« représente » ou « restitue » la première. Cette conception préserve l’idée de comparaison
et d’équivalence entre une œuvre « souche » et une œuvre « dérivée » ; elle implique que les
médias « sont traduisibles les uns dans les autres ou, au moins, que l’essentiel d’une œuvre
peut passer d’un médium à l’autre (et, inversement, que ce qui ne passe pas ne pouvait pas
être essentiel)237 ». Ainsi, l’essentiel d’une œuvre serait son « contenu », supposé
indépendant de la forme prise ou de la matière utilisée. Il s’agit d’une conception
institutionnalisée (l’institution littéraire ou narrative) qui omet le rôle médiatique : la priorité
donnée à la narration « neutralise le médium en tant que champ d’action, en tant que milieu,
en dissimulant à quel point il participe à la formulation d’un récit, ou à quel point nous le

234
Rémy Besson, « Prolégomènes pour une définition de l’intermédialité à l’époque contemporaine », op. cit.,
p. 14.
235
Thierry Groensteen, « Le processus adaptatif (Tentative de récapitulation raisonnée) », dans André
Gaudreault et Thierry Groensteen, La transécriture. Pour une théorie de l’adaptation, Québec, Éditions Nota
Bene/Centre national de la bande dessinée et de l’image (Coll. Cinéma et audiovisuel), 1999, p. 275.
236
André Gaudreault et Philippe Marion, « Un art de l’emprunt. Les sources intermédiales de l’adaptation »,
dans Carla Fratta [dir.], Littérature et Cinéma au Québec. 1995-2005, Bologne, Centro interuniversitario di
studi quebecchesi, 2008, p. 15.
237
Olivier Asselin, « L’histoire ruinée, les maîtres trahis », Protée, vol. 28, no 3 (2000), p. 54.

67
lisons lui-même, autant que nous lisons le contenu qu’il est prétendu nous communiquer238 ».
D’après Cisneros, cela révèle l’oubli de la leçon de McLuhan, qui avait montré que :

[…] les médias sont des techniques et des pratiques dynamiques et matérielles circulant
de la même façon que les récits, des messages qui portent leurs implications politiques
et idéologiques. Ni le narrateur ni le narratif n’existent de manière indépendante du
médium, et ils ne peuvent pas être utilisés comme une ancre transcendante pour la
compréhension du paysage culturel239.

C’est la raison pour laquelle Gaudreault préfère le terme « transécriture », plus abstrait,
d’après lui, et qui, au contraire de l’adaptation (un procédé), renvoie à un processus, celui de
l’écriture (littéraire, scénique, cinématographique)240.

Les films de Lepage constituent un cas assez particulier, parce que quatre d’entre eux, sur
six, sont des transécritures de ses propres mises en scène théâtrales. Nous pensons qu’une
telle pratique donne à l’étude de l’adaptation et de la transécriture l’opportunité de dépasser
le critère de fidélité : la réécriture confirme qu’« on ne peut répéter sans varier, ni varier sans
répéter241 ». La réécriture renvoie à une activité nécessairement différentielle : « réécrire
c’est écrire ou rédiger de nouveau ce qui est déjà écrit, en modifiant au lieu de copier à
l’identique242 ». Des sujets tels que la représentation, le jeu, la temporalité, la spatialité et la
corporalité sont centraux pendant le processus d’adaptation, et leur inscription particulière
dans le monde du théâtre est mise à l’épreuve dans la transition au monde filmique. Duguay
explique que dans le cas où le film est réalisé par celui qui a été auparavant le responsable de
la pièce théâtrale ou de la mise en scène, la paternité créative et le processus du passage

238
« Narrative priority neutralizes the medium as a field of action, a middle ground, obscuring the degree to
which it participates in the formulation of a story, or the degree to which we read it as much as we do the content
it is purported to communicate. » James Cisneros, « How to Watch the Story of Film Adaptation. Cortázar,
Antonioni, Blow-Up », Intermédialités, no 2 (2003), p. 116.
239
« Briefly, it loses sight of what McLuhan has taught us: that the media are dynamic and material techniques
and practices that circulate in society the same way stories do, messages that carry their own political and
ideological implications. Neither the storyteller nor the narrative exists independently of the medium, and
neither can be used as a transcendent anchor towards understanding the cultural landscape. » Id.
240
André Gaudreault, « Variations sur une problématique », dans André Gaudreault et Thierry Groensteen, La
transécriture. Pour une théorie de l’adaptation, op. cit., p. 268.
241
Alexie Tcheuyap, « La littérature à l’écran. Approches et limites théoriques », Protée, vol. 29, no 3, 2001,
p. 93.
242
Ibid., p. 94.

68
transmédial s’ouvrent à de nouvelles questions. Le chercheur se demande alors : « quelles
sont les manifestations de théâtralité et quels peuvent être leurs sens voulus243 ? ».

D’après Marion et Gaudreault, une fiction, même celle résultant d’une transécriture, est le
résultat de trois types d’intervention créative : d’abord, une intervention au plan de
l’invention (l’inventio de la rhétorique classique), qui produit les éléments de l’histoire à
raconter ; ensuite, une intervention relative à la structuration des éléments de ladite histoire
(la dispositio) ; finalement, une intervention via un médium au niveau de l’expression de ces
éléments narratifs (l’elocutio)244. Il est possible d’envisager ce processus dans les quatre
paires de créations analysées dans le chapitre trois : Lepage a disposé les éléments de son
invention (dispositio) en fonction du médium choisi, c’est-à-dire la mise en scène théâtrale
(elocutio). Ensuite, l’inventio et la dispositio ont dû être modifiées afin de mettre en œuvre
une nouvelle elocutio (un film, un livre), ce qui a demandé la transformation, l’addition ou
la suppression de certains contenus sémantiques.

Pendant le déplacement d’un médium à l’autre, la fabula245 se heurte nécessairement à des


contraintes d’information et de déformation liées à ce qui peut être appelé la configuration
intrinsèque du nouveau médium. Celle-ci « serait toujours-déjà plus ou moins compatible
avec tel ou tel média et préprogrammerait, en quelque sorte, tout processus d’adaptation246 ».
Il s’agit alors de travailler non seulement la configuration de la fabula, mais aussi celle du
médium, qu’il faut parfois assouplir en explorant diverses façons de combiner et de
démultiplier les matériaux d’expression (le rythme, le mouvement, la gestualité, la musique,

243
« When an artist works in both theatre and film, and when that same artist adapts one of his own plays into
a film, what are the manifestations of theatricality, and what can be their intended meanings ? » Sylvain Duguay,
« Self-Adaptation: Queer Theatricality in Brad Fraser’s Leaving Metropolis and Robert Lepage’s La face
cachée de la lune », dans André Loiselle, Jeremy Maron (éd.), Stages of reality, Toronto, University of Toronto
Press, 2012, p. 15.
244
André Gaudreault et Philippe Marion, « Transécriture et médiatique narrative : l’enjeu de l’intermédialité »,
dans André Gaudreault et Thierry Groensteen, La transécriture. Pour une théorie de l’adaptation, op. cit., p.
44.
245
Le terme fabula a été introduit par le formalisme russe pour décrire la « matière brute » du récit, distincte de
son organisation finale, le syuzhet. La narratologie française, avec laquelle Gaudreault et Marion dialoguent, a
repris la notion pour distinguer une virtualité entre l’histoire et le récit (sa cristallisation sémiotique et
médiatique).
246
André Gaudreault et Philippe Marion, « Transécriture et médiatique narrative : l’enjeu de l’intermédialité »,
art. cit., p. 31.

69
la parole, l’image, l’écriture) et de les mettre en œuvre (les circonstances de l’expression et
de la réception).

Dans leur analyse des composants du processus transscriptural, Gaudreault et Marion


reprennent un terme de la narratologie formaliste, le « syuzhet », afin d’identifier l’espace
intermédiaire entre la virtualité de la fabula et celle du médium, là où la fabula s’incarne dans
le support expressif247. Le syuzhet émerge de la rencontre (un « corps à corps », écrivent-ils)
d’un producteur, comme Lepage et ses collègues, avec une opacité inhérente au support
choisi (la scène, l’écran, le livre). Cette opacité, due aux conditions matérielles du média,
n’est pas une limite mais une stimulation pour la créativité ; le créateur « doit toujours aller
au-devant d’une forme de résistance spécifique au domaine d’expression qu’il s’est
choisi248 ». Dans le nouveau médium, le créateur trouve la manière de répéter en modulant
les effets d’une œuvre antérieure, conçue au sein d’un autre médium ou contexte.

Gaudreault et Marion suggèrent une série de paramètres pour l’analyse du processus


transscriptural. Dans deux œuvres liées par un processus de transécriture, nous pouvons
identifier :

- l’intensité adaptative, son adaptogénie ou médiagénie, selon laquelle un « sujet, un


thème, un motif, un récit peut manifester une réticence plus ou moins forte à se prêter
à l’adaptation249 » ;
- l’amplitude adaptative, c’est-à-dire l’étendue du projet d’adaptation : l’adaptation
touche-t-elle seulement l’argument narratif ou « bien ramène-t-[elle] dans son filet
d’autres composantes relatives à l’expression ou la narration médiatiques250 ? » ;
- l’encombrement adaptatif, lorsque l’adaptation prend en compte « les dimensions de
l’hypotexte qui relèveraient de la "mise en forme" (le choix des décors, des
personnages, le style, la tonalité…) ainsi que les dimensions relevant de la mise en
signes dans un média donné251 » ;

247
Ibid., p. 46.
248
Ibid., p. 32.
249
André Gaudreault et Philippe Marion, « Un art de l’emprunt. Les sources intermédiales de l’adaptation »,
art. cit., p. 17.
250
Ibid., p. 18.
251
Ibid., p. 19.

70
- l’intentionnalité, ce qui relève de l’intention derrière l’activité transscripturale ;
- l’orientation médiatique, puisqu’une adaptation « peut être vectorisée selon deux
orientations opposées : vers le média d’arrivée ou vers le média de départ252 ».
Gaudreault et Marion emploient les néologismes adaptogénie et médiagénie pour décrire les
conditions adaptatives d’une œuvre. Toute forme de représentation implique une négociation
avec la force d’inertie propre au système d’expression choisi ; cette opacité du matériau
expressif constitue une contrainte pour que s’épanouisse la transparence relative de la
représentation, et elle peut être plus ou moins intense :

Les récits les plus médiagéniques semblent en effet avoir la possibilité de se réaliser de
manière optimale en choisissant le partenaire médiatique qui leur convient le mieux et
en négociant intensément leur « mise en intrigue » avec tous les dispositifs internes à ce
média. La médiagénie est donc l’évaluation d’une « amplitude » : celle de la réaction
manifestant la fusion plus ou moins réussie d’une narration avec sa médiatisation, et ce
dans le contexte – interagissant lui aussi – des horizons d’attente d’un genre donné253.

Évaluer la médiagénie d’un récit, c’est observer et appréhender la dynamique d’une


interaction féconde. La médiagénie est pragmatique : il s’agit d’une relation, non pas d’un
contenu. Plus un récit est médiagénique, moins sa fabula (son « scénario ») est autonome.
Ainsi, « [p]lus un texte sera médiagénique, plus il sera difficilement adaptable dans un autre
média254 », concluent Gaudreault et Marion. À l’inverse, l’adaptogénie est la faculté d’un
texte à se prêter à l’adaptation, à migrer facilement vers un autre média et à manifester une
vocation transmédiatique.

La théorie de la pratique transscripturale offre des outils pour comprendre l’activité créative
qui a donné lieu à quatre des six films de Robert Lepage. Il en va de même pour les autres
discussions théoriques reprises dans ce premier chapitre (le médium, la coprésence
médiatique, le théâtre de l’image, l’effet de présence), toutes attachées au modèle que nous
développons pour la recherche selon l’axe de pertinence intermédial : elles nourrissent notre
analyse bilatérale de l’œuvre lepagienne et de l’intermédialité.

252
Ibid., p. 20.
253
Philippe Marion, « Narratologie médiatique et médiagénie », Recherches en communication, no 7, 1997,
p. 86.
254
André Gaudreault et Philippe Marion, « Un art de l’emprunt. Les sources intermédiales de l’adaptation »,
art. cit., p. 18.

71
La poïétique lepagienne

Ce deuxième chapitre porte sur le processus créateur entrepris par Lepage et ses
collaborateurs, ainsi que sur les principes créatifs qui en ressortent. Nous dénommons cet
ensemble, comprenant à la fois l’idée et la pratique, la poïétique lepagienne255. Celle-ci
exemplifie le phénomène intermédial, compte tenu du rôle majeur de la matérialité dans le
processus et de la diversité des médias et modalités impliqués durant les croisements et
hybridations opérés sur la scène et à l’écran. Au fur et à mesure de notre analyse, nous
dégageons une série de principes pour la recherche intermédiale, qui se nourrissent de la
théorie exposée précédemment (chapitre 1), tout en la mettant à l’épreuve.

Au théâtre, la poïétique de Lepage exploite la productivité de la différence en se livrant à


l’exploration de la matérialité, de la technique, des disciplines et des savoirs, sans
attachements identitaires, et quel qu’il en soit de leur hétérogénéité. Lorsqu’elle arrive au
cinéma, cette poïétique y déplace les procédés et trouvailles mis en œuvre sur scène pour en
découvrir d’autres à travers l’exploration du nouveau médium hôte.

Nous percevons deux orientations majeures qui structurent le processus créatif sous-jacent
aux œuvres de Robert Lepage : 1. Une quête des possibilités de la matière (la corporalité,
l’espace, les objets) pour codifier l’expérience humaine ; 2. L’éclatement des conventions et
limites du dispositif scénique, celui qui est remédié postérieurement dans la production
filmique. Cette pratique génère des créations artistiques qui sont des objets intermédiaux,

255
Traduit généralement par « production », le terme « poïétique » provient, comme celui de « poétique », du
verbe grec poieín : fabriquer, produire. Quant à la poétique, la trace du terme peut être suivie au moins jusqu’à
la Poétique d’Aristote, où elle était une théorie de la littérature et du théâtre : l’art poétique (tékhné poiétiké).
La poétique désigne normalement l’orientation esthétique d’un créateur (nous pouvons donc parler de la
« poétique de Lepage ») ou le discours normatif d’une école ou de toute une époque. En ce qui concerne
l’emploi du terme « poïétique », il met en évidence le caractère productif du processus. Paul Valéry l’a introduit
dans son Cours de poétique au Collège de France en 1937. La poïétique se distingue de la poétique parce qu’il
s’agit d’une étude non normative et « qui a trait à la création et à la composition d’ouvrages dont le langage est
à la fois la substance et le moyen » (Paul Valéry). Auroux identifie trois formes de poïétique : la poïétique
formelle, « comme phénoménologie du faire et combinatoire des instaurations possibles à partir d’un ensemble
d’éléments » ; la poïétique dialectique, « où le matériau de l’objet à créer et le sujet créateur sont en lutte dans
le cadre général d’une dialectique de la nature » ; et la poïétique appliquée, qui étudie la spécificité des
procédures employées dans chaque domaine où l’homme construit des œuvres (c’est la ligne de recherche de
René Passeron). Sylvain Auroux, « Poétique », « Poiésis », « Poiétique », dans André Jacob, Encyclopédie
philosophique universelle. Tome II : Les notions philosophiques. Dictionnaire, Paris, Presses universitaires de
France, 1990, p. 1972-1973.

72
dont l’analyse permet de mettre en lumière les caractéristiques de la sphère intermédiatique,
ainsi que d’étayer la perspective théorique dite intermédiale. Notre deuxième chapitre vise à
mener une telle analyse, il se divise en trois sections : la première porte sur l’exploration de
la matérialité ; la deuxième est consacrée au questionnement des conventions du dispositif
scénique ; la troisième montre où aboutissent ces opérations (le croisement et l’hybridation
des médias et des modalités) et énonce les principes de recherche sur les créations
intermédiales, que l’on peut tirer de l’œuvre de Lepage. Étant donné que la recherche ne
comporte pas d’observation directe, nous nous servons des descriptions des séances de travail
de Lepage (Irène Roy, Hébert et Perelli-Contos et Fouquet, entre autres). En plus d’examiner
la poïétique lepagienne, ce chapitre établit les bases pour les chapitres suivants.

2.1 La matière et ses possibilités

Les créations scéniques de Lepage s’efforcent de saisir les sensations et les objets de la vie
quotidienne. Ses films, qui sont pour la plupart le résultat d’un processus de transécriture,
visent le même objectif en utilisant plutôt les ressources attachées au médium
cinématographique (entre autres : les gros plans, les couleurs et les filtres photographiques).
Il s’agit d’une œuvre qui invite les spectateurs à plonger dans l’univers du sensible. Ces
créations rendent compte d’un processus basé sur l’exploration, la sélection et la mise en
relation des corps, sensations, objets, espaces et images ; tel que le note Fouquet, Lepage est
une sorte de chercheur qui développe un laboratoire visuel sur la scène256.

Comme dans toute démarche artistique, c’est au cours du processus auquel s’attaquent
Lepage et ses collaborateurs que la relation entre l’idée et le matériel produit l’événement
créatif. Gaudreault et Marion remarquent que l’expression est toujours une rencontre presque
physique, un « corps à corps257 ». Ce qui rend la poïétique lepagienne si distinctive est que
l’idée est déjà matérielle : un objet à explorer, une entité tangible et opaque à vaincre afin de

256
Ludovic Fouquet, The Visual Laboratory of Robert Lepage, Vancouver, Talonbooks, 2014, p. 336.
257
André Gaudreault et Philippe Marion, « Transécriture and Narrative Mediatics. The Stakes of
Intermediality », dans Robert Stam et Alessandra Raengo, A Companion to Literature and Film, Oxford,
Blackwell Publishing (Blackwell Companions in Cultural Studies), 2004, p. 60.

73
générer une expérience esthétique qui se révèle double, parce qu’elle existe pour l’artiste et
pour le public.

Dès le commencement de son parcours créatif, Lepage a développé une œuvre basée sur la
matière et sur les sensations qui émanent d’elle. Ses spectacles sont conçus à partir des objets,
des espaces et des sensations, par exemple un stationnement et des boîtes de chaussures (La
trilogie des dragons, 1985), la Lettre aux Américains de Jean Cocteau et la musique de Miles
Davis (Les aiguilles et l’opium), un photomaton (Les sept branches de la rivière Ota, et par
là même le film Nô), une machine à laver (La face cachée de la lune), la voix (Lipsynch, et
par là même Triptyque) ou une plume, instrument servant à l’écriture (Quills). Pour Lepage,
ces ressources sont « autant de germes de départ, autant de "choses" qui "parlent" et qui
agissent à titre de déclencheurs, de vecteurs et d’outils de l’écriture scénique258 ».

La poïétique lepagienne épuise la matérialité à laquelle elle s’intéresse en tant que support
d’une médiation. Lepage en arrache les éléments expressifs : l’image, le son, le rythme, le
mouvement, la gestualité. Il faut remarquer que l’artiste est conscient de la puissance
communicationnelle et performative de la matière ; en faisant un clin d’œil mcluhanien, il a
expliqué à Rémy Charest : « Si on n’a rien à dire, la forme reste la forme, le médium reste le
médium. Mais si on a quelque chose à exprimer, le médium sera le message259 ». Ces mots
renvoient évidemment à une quête semblable à celle de la perspective intermédiale, qui relie
la matérialité à la médiation.

Les sensations structurent les récits et les personnages dans l’univers de Lepage.
Paradoxalement, l’exploration de la matérialité donne parfois naissance à des personnages
privés d’un sens, comme le guide aveugle dans Vinci ; Paul-Émile, le père de Pierre et Marc
Lamontagne dans Le confessionnal ; et en particulier Hanako, fil conducteur de la quatrième
version des Sept branches de la rivière Ota et personnage de Nô, dont la cécité ne l’empêche
pas d’identifier celui qui passe près d’elle. Le défaut d’un sens amène en fait à analyser la
perception et à la décomposer dans ses modalités, par exemple lorsque le visuel et l’auditif
se séparent dans Lipsynch et Triptyque : Marie parle à une femme sourde qui ne peut

258
Chantal Hébert et Irène Perelli-Contos, La face cachée du théâtre de l’image, Québec, Les Presses de
l’Université Laval/L’Harmattan, 2001, p. 23.
259
Rémy Charest, Robert Lepage. Quelques zones de liberté, Québec, L’Instant même, 1995, p. 192.

74
évidemment pas l’entendre, mais qui peut tout de même lire le mouvement de sa bouche (il
s’agit justement d’une interprète des lèvres). La distinction est explicite dans le film, parce
que le récit dissocie l’image et la bande sonore, lorsqu’un plan subjectif montre le visage de
Marie, ses lèvres en mouvement, sans l’accompagnement du son : Lepage amène ainsi les
spectateurs à prendre le point de vue de la femme sourde.

Les éléments primaires, qui sont à la base de toute forme matérielle, selon les présocratiques,
gagnent une portée à la fois narrative, métaphorique et performative dans les créations
lepagiennes : l’eau (les suicides dans Le confessionnal, le début et la fermeture des Mondes
possibles, le bocal dans La face cachée de la lune), le feu (le dénouement du film Le
polygraphe, la bombe atomique dans Les sept branches de la rivière Ota), la terre (le
spectacle Secret World Tour), l’air (l’absence de gravité dans Les aiguilles et l’opium et La
face cachée de la lune, le vol dans Lipsynch). L’eau semble toutefois l’élément préféré, sans
doute à cause du potentiel métaphorique de sa fluidité et de son caractère à la fois
réfléchissant et transparent. Dans Mondes possibles, les vagues évoquent l’instabilité, mais
elles servent aussi de fil conducteur ou de transmission et constituent le milieu où le
personnage, George (ou son cerveau), flotte. En outre, les récits filmiques mettent en relief
les particularités des saisons : Le Polygraphe et les deux versions de « Michelle », dans
Lipsynch et Triptyque, montrent les conditions de l’hiver québécois, notamment la
photographie du deuxième film, qui souligne les formes et les textures, ainsi que les
sensations qui s’y rattachent.

La transformation de la matérialité est un trait de l’œuvre de Lepage : les sensations ne se


fixent pas, tout au contraire, elles font partie d’un devenir ; les objets et les espaces évoluent
et mutent devant le public, sur scène comme à l’écran. Les coulisses bougent et les miroirs
tournent, entraînant avec eux des déplacements spatio-temporels dans Les sept branches de
la rivière Ota, La face cachée de la lune et Lipsynch ; les acteurs changent de personnages
en même temps que de vêtements et de gestualité dans les versions scéniques de La face
cachée de la lune et de Lipsynch (chapitre « Ada »). Dans Le confessionnal, nous voyons les
couleurs successives de la chambre (le mur sale, puis rouge, puis bleu) : la surface fait voir
le passage du temps ; plus tard, le film présente la métamorphose des poissons congelés chez

75
Manon, d’abord cristallisés, puis fondant dans le lavabo (le récit emploie la technique du stop
motion).

Ce processus créatif, qui repose sur l’exploration du sensible, s’est nourri de plusieurs
sources : la formation de Lepage au Conservatoire d’art dramatique de Québec (1975-1978),
ses études avec Alain Knapp à Paris (un stage à l’été 1978) et sa collaboration d’une décennie
avec le Théâtre Repère (1982-1992), où il a appris les « cycles Repère », un ensemble de
stratégies pour réguler les agencements des créations collectives, et où il a consolidé sa
méthode de travail, que nous approfondissons dans la section suivante.

2.1.1 Théâtre Repère

La plupart des spectacles de Lepage réalisés pendant les années 1980 ont été l’aboutissement
d’un travail avec les cycles Repère ou « R.S.V.P. Cycles », une méthode d’abord développée
par les étatsuniens Anna et Lawrence Halprin pour la création en danse, puis reprise par la
compagnie québécoise Théâtre Repère. Ces cycles mettent l’accent sur la ressource comme
point de départ de la création. D’après Jacques Lessard, le directeur de la compagnie, le grand
axiome des cycles est qu’« [o]n crée à partir de ressources sensibles et non d’idées 260 ». Le
nom Repère recèle les quatre étapes qui constituent la méthode : la ressource, la partition,
l’évaluation et la représentation ; les trois premières sont antérieures à la représentation.

Selon Irène Roy, la ressource des cycles Repère est une forme concrète et sensible « qui a le
pouvoir d’éveiller dès le départ la sensibilité du créateur tout en instaurant avec lui un
dialogue fécond261 ». Lepage l’appelle le « germe de départ ». Chaque acteur est à l’origine
du choix de la ressource et à la source de la partition ; celle-ci est l’étape de l’exploration
performative et de l’improvisation, elle comprend aussi l’examen et la synthèse. Il s’agit
d’une poursuite des récits contenus dans les supports : les créateurs forgent ainsi, peu à peu,
des images poétiques, lesquelles, s’appuyant « sur un langage scénique élaboré à partir de

260
Irène Roy, Le Théâtre Repère. Du ludique au poétique dans le théâtre de recherche, Québec, Nuit Blanche
Éditeur, 1993, p. 7. Nous pouvons associer cet axiome aux mots de Joyce, le personnage de Mondes possibles,
qui n’aime pas les choses qui ne peuvent pas être vues ou touchées (« I’ve never felt comfortable selling things
you can’t see or touch »). La phrase apparaissait déjà dans la pièce dramaturgique de Mighton, mais elle pourrait
l’être. John Mighton, Possible Worlds, Toronto, Playwrights Canada Press, 1997, p. 39.
261
Irène Roy, Le Théâtre Repère, op. cit., p. 14.

76
formes concrètes, [...] sont l’expression d’un mode intuitif de sélections et de
combinaisons262 ». Comme la recherche intermédiale, qui cible la matérialité rendant
possible la médiation, les cycles Repère trouvent dans la ressource sensible le déclencheur
d’une démarche performative. Hébert et Perelli-Contos expliquent que la ressource est

[…] un objet susceptible de stimuler l’imagination des créateurs, qui se mettent à


l’explorer au moyen d’improvisations au cours desquelles de multiples relations
s’établissent entre eux et l’objet exploré. L’ensemble de ces relations, sorte de matrice
fécondée sans cesse par le germe de départ, engendre des personnages, des lieux, des
situations élémentaires tout autant que des réseaux de sens et des contenus potentiels,
bref, des bribes d’histoire. Celles-ci, bricolées par l’équipe à coups d’associations,
d’embranchements, d’analogies et de sélections, donneront graduellement forme
(toujours provisoire) au spectacle qui de ce fait semble émerger de lui-même263.

À travers le réseau de relations qu’elle engendre (l’inventio de la rhétorique classique), la


ressource structure la mise en scène (la dispositio). Les artistes « laissent parler » les objets
et les espaces ; par exemple, dans La trilogie des dragons, dont l’histoire se déroule dans les
quartiers chinois de Québec, Toronto et Vancouver, la ressource était le stationnement où se
situait le quartier chinois à Québec dans les années 1930 (1932-1935 dans la pièce). Lepage
explique que la méthode des cycles Repère oblige les acteurs « à chercher constamment la
poésie des choses, leur théâtralité. […] De [leur] travail, de [leur] recherche jaillissent des
sentiments, des émotions maîtresses, et [ils suivent] ces pistes264 ». La biographie et la vision
du monde des metteurs en scène et acteurs font partie des matériaux de la recherche ; le
créateur, « selon des critères qui lui sont personnels, trouve des réponses, associe les idées et
les images, réagit aux situations en correspondance avec ses convictions et ses objectifs
artistiques265 ».

La troisième étape, l’évaluation, permet d’établir la structure du spectacle. Finalement, la


représentation est « la pièce présentée au public qui, éventuellement, pourra servir de
nouvelle Ressource au créateur266 ». Cette séquence favorise le work in progress, puisque la

262
Irène Roy, « Robert Lepage et l’esthétique en contrepoint », L'Annuaire théâtral, no 8, 1990, p. 73.
263
Chantal Hébert et Irène Perelli-Contos, « L’écran de la pensée ou les écrans dans le théâtre de Robert
Lepage », dans Béatrice Picon-Vallin, Les écrans sur la scène, L’Âge d’homme (coll. th XX), Lausanne, 1998,
p. 193.
264
Sans auteur, « "L’arte è un veicolo" : entretien avec Robert Lepage », Jeu, no 42, 1987, p. 122.
265
Irène Roy, Le Théâtre Repère. Du ludique au poétique dans le théâtre de recherche, op. cit., p. 38.
266
Ibid., p. 14.

77
première représentation est le point de départ pour d’autres explorations ; l’œuvre lepagienne
en donne plusieurs exemples, dont La trilogie des dragons ou, dans notre corpus d’étude (et
après que Lepage a quitté le Théâtre Repère), Les sept branches de la rivière Ota et Lipsynch.

D’après Irène Roy, la théâtralité des cycles Repère offre de nouvelles sensations au public,
en l’invitant à une révision des régimes perceptifs. Le spectateur est poussé

[…] à percevoir autrement le monde, il doit s’astreindre à le lire différemment en


réagissant à une information esthétique qui accroît l’originalité sémantique du message.
À son tour, il explore ce signe artistique, éveille sa mémoire sensorielle à la
reconnaissance du passé et de l’inconnu, de l’expérience et du désir. Participant de ce
bios scénique, le spectateur éprouve un sentiment esthétique qui satisfait son instinct
ludique. Il réinvente un monde qui l’éloigne des frustrations du monde réel et lui permet
d’intégrer de nouveaux états intérieurs267.

Irène Roy considère que les travaux de Lepage dans le cadre du Théâtre Repère font partie
des questionnements de la théâtralité qui surgissent lors des débats et révolutions scéniques
de la fin du XXe siècle. Pendant cette période, le théâtre a développé son propre langage et
« s’érigeait en tant qu’art autonome, délaissant progressivement sa fonction ancillaire au
service du texte et d’un auteur268 ».

La liberté créative et l’attitude interdisciplinaire et multidisciplinaire du Théâtre Repère ont


attiré Lepage, qui a fait partie du groupe de 1982 à 1992, de la pièce En attendant, coécrite
avec Richard Fréchette et Jacques Lessard et tout premier spectacle travaillé selon les
processus des cycles Repère, au Cycle Shakespeare : Macbeth, Coriolan, La Tempête, dont
il a été le metteur en scène. Lepage a même été le codirecteur artistique de la compagnie entre
1986 et 1989. Une des œuvres de notre corpus d’analyse, Le polygraphe, compte parmi les
créations de cette période. Cette décennie a été fondamentale dans la constitution de la
poïétique lepagienne : l’artiste québécois s’est approprié une méthodologie qu’il a pu raffiner
selon ses préoccupations à propos de la matérialité et de l’interdisciplinarité ; il a mis en

267
Ibid., p. 82.
268
Ibid., 1993, p. 11. À cet égard, Perelli-Contos affirme que les cycles « R. S. V. P. » constituent un exemple
du théâtre de recherche contemporain, celui qui a pour point de départ « un ensemble d’objets et d’événements
pour arriver tout de même à une structure, alors que le théâtre savant – appelons-le ainsi – part d’une structure
(idée, pièce, etc.) qu’il explique au moyen d’objets et d’événements. Si l’agir de ce dernier est guidé par la
pensée, celui du premier l’est par l'impression. Entre l’intelligible et le sensible, deux modes de connaissance
de notre réalité se dessinent, l’une discursive l’autre intuitive ». Irène Perelli-Contos, « Le discours de
l’orange », L'Annuaire théâtral, nos 5-6, 1988-1989, p. 322.

78
scène ses premiers succès (Circulations, 1984 ; La trilogie des dragons, 1985) et s’est
entouré d’un ensemble de collaborateurs qui l’ont accompagné jusqu’à aujourd’hui. En 1987,
Lepage faisait l’éloge de l’ouverture disciplinaire des Cycles Repère en expliquant :
« [nous] trouvons intéressant de travailler avec des gens de diverses disciplines et nous
pourrions construire un spectacle aussi bien avec un architecte qu’avec un auteur, à cause de
la nature de nos méthodes de travail qui nous donnent cette liberté269 ».

Après avoir quitté le Théâtre Repère, Lepage a fondé la compagnie de production


interdisciplinaire Ex Machina, à laquelle ont participé des artistes aussi familiers avec les
cycles « R. S. V. P. », tels que Marie Brassard et Marie Gignac, ainsi que de nouveaux
collaborateurs. Ensuite, ses spectacles ont conservé l’exploration de la matérialité dans le
processus créatif270, l’hétérogénéité des disciplines rassemblées sur scène, l’évolution
continuelle inhérente au work in progress et le travail de création en collectif. Néanmoins,
il y a ajouté un accent sur la performance des acteurs et des objets, ce qui se retrouvait dans
l’approche de Knapp, en assumant l’imprévisibilité et l’instabilité dynamique du processus
créatif ; ces traits « trouvent leur intelligibilité dans un modèle d’appréhension plus englobant
que les Cycles Repère271 ».

2.1.2 L’objet, source créative

La poïétique lepagienne propose un rapport à l’objet qui fait écho à un élément clé de l’axe
de pertinence intermédial : la conception selon laquelle tout médium opère simultanément
comme un appareil de transmission et comme le prolongement d’un outillage mental.
Fouquet explique que, à la manière d’un ready made, l’objet est utilisé dans sa matérialité :
il est introduit sur la scène, où « il devient le prétexte et le support de toute une dérive
poétique272 ». La puissance du théâtre lepagien s’appuie sur la possibilité d’évocation que le
créateur (metteur en scène, acteur, ou même concepteur scénographique) trouve dans l’objet

269
Sans auteur, « "L’arte è un veicolo" : entretien avec Robert Lepage », art. cit., p. 122.
270
Quoique Lepage s’est éloigné légèrement de l’axiome incitant à n’employer que des ressources sensibles,
puisqu’il a considéré des thèmes ou des textes comme germes de départ, par exemple dans Les aiguilles et
l’opium, une pièce tenant son origine de la Lettre aux Américains de Jean Cocteau.
271
Chantal Hébert, « Le lieu de l’activité poïétique de l’auteur scénique. À propos du Projet Andersen de Robert
Lepage », Voix et Images, vol. 34, no 3 (102), 2009, p. 35.
272
Ludovic Fouquet, Robert Lepage, l’horizon en images, Québec, L’instant même, 2005, p. 18.

79
et qui déclenche un processus d’interrogation du mode d’existence de celui-ci ; les autres
formes de création de Lepage (opéra, cinéma, spectacles) conservent en partie ce rapport à
l’objet. L’évocation suscitée peut amener l’acteur à animer l’objet à l’aide de ses mains ou
de son corps : il devient alors manipulacteur, selon le néologisme d’Annie Gilles, employé
par Patrice Freytag 273.

L’histoire peut émerger d’une chose simple et banale ; les objets « deviennent intéressants
par leur mode inhabituel d’utilisation en fonction d’un réfèrent qui transforme leur portée
sémantique274 ». À cet égard, le parcours dans la maison des versions scénique et filmique de
La face cachée de la lune exemplifie l’attitude de la poïétique lepagienne face aux objets de
la quotidienneté : Philippe prépare une vidéo pour le SETI (« Search for Extra-Terrestrial
Intelligence »), une organisation qui l’enverra aux habitants d’autres galaxies ; la caméra à
la main, il explique aux extraterrestres l’usage des objets ordinaires (un lit, un téléphone, une
télévision, des souliers laissés par Maman). De ce regard renouvelé découle une réflexion sur
la solitude (le lit simple, le téléphone pour demander de la nourriture) et la socialité
médiatisée (les familles autour de la télévision), ainsi que sur les souvenirs de la mère (qui
prennent forme ensuite devant le public). Chez Lepage, le jeu se sert de la portée
métonymique et métaphorique de l’objet, qui se transforme sur scène : ainsi, dans La face
cachée de la lune à nouveau, une planche à repasser devient vélo stationnaire ; un thermos,
une boîte de croustilles, une bouteille de jus et une salière se métamorphosent en petite fusée,
une opération mimétique qui est reprise dans la version filmique (avec l’ajout d’un bruit de
décollage à la bande sonore).

Ce rapport à l’objet implique que l’artiste est toujours en alerte, à la recherche de sources.
C’est la raison pour laquelle les spectacles de Lepage « sont devenus des collections
d’images, de certaines impressions, d’images impressionnistes de certains voyages, mais
d’autres fois, ils ont pour source des choses beaucoup plus fouillées275 ». Une telle logique

273
La thèse de Patrice Freytag à propos du théâtre de marionnettes permet d’approfondir le rapport entre le
corps de l’acteur, l’objet, et la poétique et la théâtralité qui découlent de leur rencontre. « Prolégomènes à une
théorie générale du théâtre de marionnettes », thèse doctorale, Université Laval, 2004, 303 f. Ce sujet sera
développé plus loin, dans une section sur les objets vivants.
274
Irène Roy, « Robert Lepage et l’esthétique en contrepoint », art. cit., p. 75.
275
Stéphan Bureau, Stéphan Bureau rencontre Robert Lepage, Québec, Amérik Média (coll. Contact), 2008,
p. 96. Peu avant, dans cette interview, Lepage mentionne la fortune derrière le miroir à la fin de la version

80
renvoie évidemment à la première étape des cycles Repère, celle de la ressource, dans
laquelle l’écart entre le sujet et l’objet, ainsi que les possibilités qui s’en dégagent, donnent
naissance à la théâtralité. Nous pouvons envisager la mise en relation des ressources lors du
processus créatif à travers la récurrence du motif « Beethoven » dans La face cachée de la
lune. Pendant le processus de recherche créative, le spectacle s’est intitulé « Moon project » ;
nous pouvons imaginer ce qui a suivi : le motif « lune » a mené à une ressource sensible, la
sonate pour piano No 14 de Ludwig van Beethoven, « Au Clair de lune », qui a
vraisemblablement accompagné les premières esquisses, et qui est donnée à entendre à la fin
de la mise en scène théâtrale, pendant le vol de Philippe dans l’espace, ainsi que durant deux
séquences du film (les souvenirs de la mère, qui joue la pièce au piano, et à la fin du film).
Outre la lune, le hublot d’une laveuse (qui ressemblait à celui d’une capsule spatiale) a
contribué à initier le processus. Ces ressources nourrissent la narration : le hublot est devenu
un bocal, où nage Beethoven, le petit poisson rouge de Maman, récemment décédée. La
transécriture de la fabula au médium cinématographique conserve le hublot et le bocal (et
Beethoven à l’intérieur), quoiqu’elle les montre comme deux objets distincts.

Cette poïétique propose la rencontre de techné et épistémè ; les créateurs, metteur en scène
et acteurs, « parlent non seulement avec les objets mais au moyen des objets et leurs choix
reflètent au moins leur interrogation sinon le fonctionnement de leur pensée 276 ». Leur
exploration du rapport entre l’objet et le corps est conçue comme une source de connaissance,
ce qui s’accorde aux enjeux de la pensée intermédiale et s’oppose à la litéracie de la
modernité, attachée au logos. La rencontre de l’humain et de la technique ne va pas sans
obstacle, parce que l’acteur doit se familiariser avec l’objet, une matérialité différente de la
sienne (le corps). Les mises en scène rendent d’ailleurs compte de la difficulté à connaître de
nouveaux objets : Pierre Maltais est incapable de maîtriser l’ensemble de portes et de tapis
qui constituent la maison japonaise, dans la septième boîte des Sept branches de la rivière
Ota ; Pierre Lamontagne enseigne à son frère Marc l’utilisation de baguettes japonaises pour

scénique de La face cachée de la lune, pendant laquelle l’acteur se traîne sur la scène mais qu’il semble voler
dans le miroir au mur. Cet effet, intégré à la perfection au récit parce qu’il suggère le rêve de légèreté de
Philippe, a été découvert par accident. Le metteur en scène explique : « on travaille sur des choses qui sont
riches, qui sont pleines et qui, un moment donné, vont nous parler. Il faut juste qu’on soit attentif. Le travail est
fait d’une multitude de petits miracles comme ça qui arrivent par accident. Presque toujours, ce sont des
accidents » (p. 93).
276
Irène Perelli-Contos, « Le discours de l’orange », art. cit., p. 323.

81
manger dans Le confessionnal ; Philippe (ou André, selon la version) s’acharne à dominer
les machines à la salle de gym (représentées, de nouveau, par la planche à repasser) dans La
face cachée de la lune. Il s’agit probablement de séquences qui témoignent de la relation
différentielle du corps et de l’objet, perçue pendant les répétitions.

Comme Fouquet le fait ressortir, l’objet lepagien correspond à l’étymologie même du mot,
objectum, la chose placée devant, opposée mais en rapport au sujet277. L’objet (des souliers
dans La trilogie des dragons ou La face cachée de la lune, une plume dans Quills) est
singulier, a été découvert, isolé et désigné par l’acteur, qui le transfigure par ses actions.
Pendant ce processus, « l’objet n’a pas d’existence autonome, il n’existe qu’en relation,
subordonné à une conscience qui le rencontre278 ». Fouquet appelle mimétisme ludique ce
rapport du créateur à l’objet, parce qu’il permet à l’objet de devenir autre, de faire une
mimésis visuelle, sonore, même idéologique, et de constituer une fabula, comme la machine
à laver devenant capsule spatiale dans les versions scénique et filmique de La face cachée de
la lune. Ce rapport traverse la démarche créative et s’inscrit dans les récits, où le rôle
métonymique, symbolique et même syntaxique des objets s’est constitué comme une sorte
de signature des spectacles et films de Robert Lepage, même lorsqu’aucun des deux, ni le
créateur québécois ni l’objet, n’a été à l’origine de l’intrigue, comme c’est le cas de Mondes
possibles279.

L’inscription de la planche à repasser dans le texte scénique de La face cachée de la lune


exemplifie de nouveau l’emploi des objets pour des opérations mimétiques et syntaxiques.
Philippe enregistre sa vidéo pour les extraterrestres ; il dispose des cailloux sur la planche
afin de montrer l’ordre des planètes autour du soleil (représenté par une orange). Ces objets
ont une double présence sur la scène : sur la planche, devant Philippe, et projetés au mur à
côté de lui, montrés d’en-haut, où il y a une caméra. La voix et les gestes de l’acteur relient
ces deux présences. La scène devient ainsi un milieu ouvert aux dispositifs audiovisuels et

277
Ludovic Fouquet, Robert Lepage, l’horizon en images, op. cit., p. 27.
278
Id.
279
Le texte dramatique de Mighton ne contient pas d’annotations à propos d’objets ou de surfaces. Néanmoins,
la mise en scène de Lepage s’en sert. Des objets ou surfaces apparaissent souvent de la perspective du
personnage, George, qui se trouve égaré parmi plusieurs mondes ; celui-ci manipule les objets, afin d’y trouver
un sens, ce qui déclenche la transition vers un autre « monde ». Comme sur la scène, l’objet y est un élément
charnière parmi les unités narratives.

82
au regard libre des spectateurs. Objets lepagiens, donc catalyseurs d’histoires, les cailloux
rappellent à Philippe la tumeur dont il a souffert, enfant. L’opération transformative
commence : tout en parlant, l’acteur jette la planche à repasser au sol et il s’habille en
médecin ; une petite caméra se trouve à l’extrémité supérieure de la planche, et ce qu’elle
capte est toujours projeté au mur. Le médecin s’assoit sur une chaise, derrière la planche, et
il procède à l’examen de son patient avec une lampe de poche. La planche à repasser
représente le corps de Philippe et la projection nous fait adopter son point de vue (le visage
du docteur tel que vu par Philippe est montré au mur). Ensuite, le médecin installe la chemise
sur la planche, pose une casquette sur le dessus et enfile ses bras dans les manches de la
chemise : la planche à repasser devient ainsi une sorte de marionnette rendant présent
l’enfant, un enfant sans visage, mais qui passe une main sur son crâne et remet ensuite sa
casquette. Le jeu s’est ainsi servi des cailloux pour relier deux spatiotemporalités, et de la
planche à repasser pour redoubler les personnages sur scène (le médecin et le jeune Philippe).

Le processus créatif − et les récits théâtraux et filmiques qui en émergent − se sert du potentiel
évocateur et intertextuel de l’objet. Prenons pour exemple la tête de mort dans Le polygraphe,
un objet que David manipule dans la version théâtrale, tel que le fait Christof (le personnage
qui reprend l’histoire du David scénique) dans le film. Elle renvoie explicitement au
monologue d’Hamlet, répété deux fois par Lucie (qui joue Hamlet) dans la version scénique
et une fois dans la version cinématographique ; ce monologue, exprimant le doute existentiel
du personnage shakespearien, joue en contrepoint par rapport aux circonstances que
rencontrent François (sur scène) et Christof (à l’écran). En outre, à l’intérieur du maillage de
motifs qu’intègre la version scénique, la tête de mort est liée au squelette, qui fonctionne
comme une sorte de marionnette, dont la présence ouvre et ferme la mise en scène.

Ce rapport à l’objet suscite des récits où les objets sont porteurs de mémoire et de métaphores,
par exemple l’étagère de La face cachée de la lune : alors qu’André attend de l’aide, coincé
dans un ascenseur avec son étagère en tablettes métalliques, ce grand meuble, presque
architectural (il servait de mur pour séparer les deux côtés de sa chambre), le ramène au
passé, à la chambre partagée avec son frère. Ensuite, l’acteur mime la manipulation des
disques et magazines du frère aîné qui sont dans l’étagère. Il s’agit d’une séquence

83
entièrement formée par la visualité, réelle et virtuelle : l’objet présent sur scène (l’étagère)
évoque d’autres objets, rendus visibles par le jeu de l’acteur de théâtre.

En plus des objets en tant que germes pour la création, la poïétique lepagienne se sert d’autres
éléments plus complexes qui possèdent des attributs techniques (les machines) ou
anthropomorphes (les marionnettes), ou qui font partie d’une opération perceptive (les
miroirs ou les cadres). Comme les objets quotidiens, ceux-ci coexistent avec les artistes dans
le milieu créatif, où ils contribuent à l’élaboration des spectacles et films connus par le public.

2.1.2.1 La machine, objet et appareil

Le processus créatif que développent Lepage et ses collaborateurs se sert du rapport de


l’acteur-créateur et des objets-appareils. Dans plusieurs créations, dont 887, l’acteur est placé
dans un milieu, l’espace théâtral, où il coexiste avec de nombreux éléments techniques et
technologiques (gadgets, caméras, plateformes et projecteurs), et devient lui-même une partie
de la machinerie. En plus d’établir un rapport particulier avec les acteurs, les machines jouent
un rôle dramatique : elles sont des germes créatifs ou constituent des personnages 280. Leur
utilisation est sans doute un des traits les plus fascinants des créations de Robert Lepage.

Le rôle de l’appareil à l’intérieur des récits (notamment les scéniques) et son rapport à la
corporalité des acteurs, rappellent la logique de la sphère intermédiatique, dans laquelle la
technique se trouve à la base des échanges humains. Tel que Lepage le conçoit, le rapport du
créateur à l’objet technique s’apparente à la notion de « l’être appareillé », définie par
Johanne Villeneuve, et reprise par Marion Froger : l’être appareillé « est l’"être agi par" qui
saisit, sur le terrain artistique, autant d’occasions d’inscriptions de formes de sensibilité
opérantes sur le devenir des sciences, des techniques et du politique281 ». L’on peut donc
avancer que la recherche créative de Lepage et la recherche intermédiale ont un horizon
commun.

Les machines (ou même l’idée d’une machine, comme la machine à laver dans La face cachée
de la lune) sont des ressources à l’origine du processus créatif, ou des manières de résoudre

280
Il en va de même dans les spectacles de Peter Gabriel, dont Secret World Tour.
281
Marion Froger, « Introduction. Appareil et intermédialité », dans Jean-Louis Déotte, Marion Froger et
Silvestra Mariniello [dir.], Appareil et intermédialité, L’Harmattan, Paris, 2008, p. 8.

84
un besoin narratif, tels que les sept panneaux coulissants dans Les sept branches de la rivière
Ota, ou les miroirs tournants dans Quills. Elles peuvent être simples, construites en bois, en
verre, en plastique ou en métal, ou constituer des outils technologiques hautement
sophistiqués, comme la petite caméra employée dans 887. Des machines de toutes
dimensions apparaissent sur scène : un rover lunaire, piloté par deux marionnettes, dans La
face cachée de la lune ; l’intérieur d’un avion, d’un train et d’un métro dans « Ada », la
première partie de Lipsynch ; des voitures de taille conventionnelle dans la septième partie
de ce spectacle, « Jackson », ainsi que dans 887.

Dans Les sept branches de la rivière Ota et Lipsynch, le dispositif scénique prend les traits
d’une grande machine constituée de portes, panneaux et plateformes qui coulissent. Ces
dispositifs en constante transformation sont performatifs et ils constituent le milieu qui rend
possibles les déplacements spatiaux et temporels des personnages. Par ailleurs, les appareils,
ou plutôt leur représentation filmique, jouent un rôle central dans les films Le polygraphe (le
titre fait déjà allusion à la technologie) et Triptyque (les ordinateurs pour l’édition sonore
dans le segment « Marie »).

Derrière l’emploi de la machine se trouve une certaine conception de la création, comme


l’évoque justement le nom du groupe dont Lepage fait partie depuis 1994, Ex Machina. Le
mot « machina » renvoie au fondement mécanique de la poïétique lepagienne : la création
exige la connaissance d’un dispositif, afin de s’en servir et de le transformer. Fouquet
explique que le mot « machina » évoque chez Lepage

[…] le mélange de ruse et d’invention étymologiques, un accent porté à l’appareil aussi


bien qu’à la mécanique de jeu, quelque chose de concret, matériel, qui prolonge le
rapport à l’objet, tel que le développe Lepage : partir du concret avec sa sensibilité
aussi bien que sa curiosité282.

Lepage a également expliqué le choix du nom « Ex Machina » pour sa troupe. Premièrement,


affirme-t-il, parce que le mot « théâtre » n’y était pas : lui et les artistes qui l’accompagnaient
n’ont pas voulu se rallier à une discipline spécifique. Deuxièmement, parce que le nom
évoquait la machinerie, celle qui est derrière le harnais qui fait voler Cocteau (joué par
Lepage ou par Marc Labrèche) dans Les aiguilles et l’opium, mais aussi « dans l’acteur, dans

282
Ludovic Fouquet, Robert Lepage, l’horizon en images, op. cit., p. 9.

85
sa façon de dire le texte, d’approcher le jeu : il y a une mécanique là-dedans aussi283 ». Ainsi,
le nom de la troupe constitue en lui-même une invitation à réfléchir à la matérialité qui se
trouve à la base des mises en scènes théâtrales ou filmiques et qui rend le spectateur conscient
de l’artifice derrière toute représentation.

Cette approche s’applique aux récits qui intègrent en eux le dévoilement du dispositif en
présentant les articulations techniques derrière la discursivité, normalement naturalisée. C’est
le cas, par exemple, du spectacle de magie dont la machinerie rendant possible l’artifice est
exposée dès le début, dans la cinquième boîte des Sept branches de la rivière Ota (« Le
miroir »). Il s’y trouve une exploration de l’élément technique, de la part des acteurs, et un
dévoilement de l’artifice, pour le spectateur. Nous identifions de semblables opérations de
dévoilement lors du test du détecteur de mensonge, présenté en détail dans le film Le
polygraphe, dans la mise en scène théâtrale montrée de derrière le rideau dans Les sept
branches de la rivière Ota et Nô, ou dans la présentation de l’intérieur du crâne, le cerveau
(une sorte de machine également, qui rend possible l’esprit), dans Mondes possibles et
Triptyque.

2.1.2.2 Les objets vivants

Les objets deviennent animés dans l’œuvre scénique de Robert Lepage : ils mobilisent des
métaphores, représentent des personnages ou s’y substituent. Comme Freytag le remarque à
propos du théâtre de marionnettes, sur scène « tout peut devenir marionnette, il suffit de le
déclarer comme tel et de lui prêter une "âme" ou tout au moins l’illusion d’une pensée
autonome284 ». Les objets de Lepage sont souvent des marionnettes (des objets à forme
humaine), mais pas seulement : dans La face cachée de la lune, une planche à repasser rend
présents le cosmonaute Alexeï Leonov et le jeune Philippe. Nous trouvons dans ces objets
vivants les quatre éléments qui définissent la marionnette théâtrale : la nature d’objet, la
manipulation, l’anthropomorphisme et la fonction théâtrale285. L’emploi des marionnettes et
des objets anthropomorphisés intéresse l’intermédialité parce qu’il renvoie à la notion d’effet
de présence : de la performativité de ces personnages émergent les effets qui « agissent sur

283
Rémy Charest, Robert Lepage. Quelques zones de liberté, op. cit., p. 33.
284
Patrice Freytag, « Prolégomènes à une théorie générale du théâtre de marionnettes », op. cit., f. 48.
285
Ibid., f. 47.

86
la perception de l’observateur ou modifient la corporéité du performeur en la
médiatisant286 ». Autrement dit, ces objets vivants permettent à l’acteur de multiplier son
corps et de transformer son apparence sur la scène, ce qui suscite une révision générale de la
corporalité et du vivant.

Les marionnettes sont des objets dotés d’un statut particulier : agents et patients, objets et
sujets, elles existent à partir de l’action de l’acteur, mais elles incarnent des personnages
distincts de celui-ci, une matérialité investie d’esprit. Bourassa explique que les marionnettes
sont des personnages virtuels, une catégorie qui désigne aussi l’automate ou la figure de
synthèse, qui joue sur l’illusion perceptive au moyen de projections vidéos287. Lepage a fait
appel aux marionnettes dans plusieurs spectacles : Coriolan (1992), la troisième version des
Sept branches de la rivière Ota (1994)288, La face cachée de la lune (2001), Apasionada
(2001) et 887 (2015), entre autres.

Découverts pendant le processus créatif, les objets vivants deviennent souvent des
personnages, voire un double de l’acteur, comme la planche à repasser dans La face cachée
de la lune. Ils constituent aussi une ressource métaphorique : dans Le polygraphe, le squelette
permet de symboliser la mort des personnages : le souvenir du meurtre de Marie-Claude et
le suicide de François. Dans cette création scénique, les marionnettes cohabitent avec l’acteur
dans le dispositif scénique : le petit astronaute demeure dans l’armoire, inanimé, en attendant
le moment de s’intégrer au récit. Comme tous les objets, la marionnette s’inscrit dans la
dérive poétique du jeu : parfois, elle possède une fonction descriptive, proche du réalisme,
par exemple avec le costume d’astronaute lors de la marche sur la lune ; à d’autres occasions,
la marionnette est manipulée par l’acteur et remplace un autre personnage, par exemple celle
qui personnifie Philippe lorsqu’il était bébé. Les objets quotidiens deviennent aussi des
marionnettes : le mannequin de la mère de Philippe est vêtu d’un uniforme militaire pour

286
Renée Bourassa, « Figures du personnage virtuel », dans Louise Poissant et Renée Bourassa [éd.],
Personnage virtuel et corps performatif : effets de présence, Presses de l’Université du Québec (coll.
Esthétique), 2013, p. 2.
287
Id.
288
Le livre The Seven Streams of the River Ota, qui rend compte de la troisième version du spectacle, mentionne
l’emploi des marionnettes pour la sixième boîte, « L’interview ». Robert Lepage et Ex Machina, The Seven
Streams of the River Ota, Londres, Methuen (Coll. Modern Plays), 1996, p. 101. Toutefois, la quatrième version
– celle que nous avons considérée – ne se sert pas de marionnettes. Nous avons tenté d’examiner les versions
antérieures du spectacle, mais la médiathèque d’Ex Machina n’en conserve pas d’enregistrements.

87
représenter Leonov ; la planche à repasser figure Philippe après la chirurgie. Ces personnages
virtuels disparaissent lors du processus de transécriture à l’écran : le squelette n’est qu’un
élément du contexte de travail de Christof dans Le polygraphe, le petit astronaute est
remplacé par des images tirées des documentaires étatsuniens ou soviétiques et le très jeune
Philippe est joué par un acteur dans La face cachée de la lune. Nous reviendrons sur ces
changements dans le chapitre suivant, consacré au processus transscriptural.

La marionnette permet par ailleurs de recréer des relations spatiales inouïes sur scène,
notamment une sorte de plan général de la surface lunaire − le petit astronaute la traversant
dans son véhicule − dans la version scénique de La face cachée de la lune. Sa manipulation
induit également des rapports spatiaux par lesquels l’acteur peut devenir une sorte de géant,
par exemple dans 887, où l’acteur (Lepage) montre au public, par le truchement d’une
caméra, l’intérieur du bâtiment (représenté par une maquette) où il a grandi. Ce rapport
spatial est transposé à l’écran : dans le film La face cachée de la lune, le jeune Philippe,
intoxiqué au LSD, s’imagine être un géant qui se penche vers le bâtiment où il habite.

Ces objets vivants synthétisent la poïétique lepagienne en tant qu’ils naissent tout à la fois du
processus transformatif de la matérialité, de la technique, de la différence génératrice entre
l’acteur et l’objet et de la participation imaginaire du public. L’effet de la marionnette et de
l’objet anthropomorphisé dépend de l’imagination du spectateur, qui entretient un dialogue
avec les intuitions des acteurs. Cela peut mener à une révision de la corporalité et de la
perception, une opération chère aux créations lepagiennes, qui trouve son expression la plus
intéressante dans l’emploi des dispositifs visuels, ce que nous allons voir à l’instant.

2.1.3 L’objet qui fait voir

Les dispositifs optiques, dont les miroirs, les cadres et les écrans, jouent plusieurs rôles dans
la poïétique et les créations lepagiennes : ce sont des sources d’inspiration pendant le
processus créatif, des ressources syntaxiques pour les transitions spatiotemporelles et même
des métaphores (de la représentation ou de l’identité) qui s’inscrivent dans le récit. Ces
dispositifs, reliés au théâtre de l’image –mais présents également dans le cinéma de Lepage–
participent d’un questionnement des régimes visuels, des paramètres de réception et
d’agencement. À cet égard, Dundjerovič met en relation la théâtralité lepagienne avec une

88
certaine culture contemporaine qui, tel que Nicholas Mirzoeff l’affirme, est une unification
de disciplines visuelles (film, peinture, vidéos, Internet, publicité) dans une seule culture
visuelle289. Les dispositifs optiques suscitent un questionnement sur la perception, tant chez
les créateurs (qui l’incorporent à leur travail) que chez les spectateurs. Il s’agit d’une pratique
qui se prête bien à l’analyse depuis une perspective intermédiale dans la mesure où elle met
en évidence le rôle de la matérialité et des institutions (des dispositifs visuels et conventions
représentationnelles) dans la construction du sens.

Le cinéma de Lepage est truffé de stratégies qui font voir : effets optiques, métaphores de la
vision, jeux de miroir. Ses films lancent ainsi des questions sur la visualité et, par conséquent,
sur le point de vue et l’appréhension de la réalité. À cet égard, il faut souligner que, selon
Pethô, la recherche intermédiale interroge l’inscription des images dans la narration
cinématographique : leur arrêt (par exemple le tableau vivant dans Triptyque) et leur
transformation ou leur incorporation au paysage filmique290. Selon Bissonnette, le film La
face cachée de la lune emploie des stratégies réflexives qui mettent en évidence l’appareil
derrière la production d’images ; ces stratégies « suggèrent que les images sont plus que des
surfaces. Les effets optiques soulignent la présence de l’appareil optique, la caméra ou
objectif, et rappelle aux spectateurs que ces instruments technologiques obéissent aux règles
optiques291 ».

En plus de la transparence et de la réflexion, l’examen de la visualité inclut l’emploi de


surfaces légèrement opaques : dans la première partie des Sept branches de la rivière Ota, le
photographe étatsunien, Luke O’Connor, et la femme japonaise, Nozomi, communiquent à
travers une paroi de papier. Il s’agit d’une opération d’occultation, car le spectateur ne

289
Aleksandar Dundjerovič, The Theatricality of Robert Lepage, Montréal, McGill-Queen’s University Press,
2007, p. 39. Par ailleurs, à propos de l’intermédialité théâtrale, Pavis souligne qu’elle « met souvent en crise,
en question les modèles perceptifs dominants, notamment sous l’influence des médias ». Patrice Pavis,
L’analyse des spectacles (2e édition), Paris, Armand Colin, p. 50.
290
Agnes Pethô, « The Vertigo of the Single Image: From the Classic Narrative “Glitch” to the Post-Cinematic
Adaptations of Paintings », Film and Media Studies, no 6 (2013), p. 70.
291
Sylvie Bissonnette, « Cinema and the two cultures: Robert Lepage's La face cachée de la lune », New Review
of Film and Television Studies, vol. 8, no 4 (2010), p. 380. La chercheure souligne que ce n’est pas un hasard si
la tumeur de Philippe se manifeste par un problème de vision ; d’ailleurs, la séance avec le médecin incorpore,
sur la scène et à l’écran, la vue subjective, laquelle rend les spectateurs conscients de leur propre regard à travers
le garçon.

89
distingue que la silhouette de la femme, qui est de surcroît une victime de la bombe atomique
d’Hiroshima, dont les blessures physiques ne sont pas montrées.

Les dispositifs optiques enrichissent l’univers diégétique des créations scéniques en


permettant la multiplication des espaces et les déplacements temporels (les miroirs dans Les
sept branches de la rivière Ota et Quills), le bouleversement des référents (inversion du haut
et du bas dans La face cachée de la lune), ou la génération de métaphores et de sens nouveaux
(la représentation d’un suicide dans Le polygraphe). Cet enrichissement de la diégèse
provient souvent de l’expérimentation du metteur en scène avec les matériaux scéniques, les
acteurs-créateurs inclus.

Lepage exploite aussi les différentes possibilités du cadre : portes, fenêtres, miroirs,
moniteurs ou écrans, même le cube dans Les aiguilles et l’opium. Ceci contribue souvent à
l’instauration d’un processus de mise en abyme. La télévision fonctionne comme une fenêtre
sur le contexte sociopolitique (Les sept branches de la rivière Ota, Nô). La vidéo sur scène
introduit des images d’époque en grand format : des films d’archives du programme spatial
russe dans La face cachée de la lune, des extraits de films (Ascenseur pour l’échafaud, un
documentaire sur Juliette Gréco) dans Les aiguilles et l’opium. Dans la version scénique de
La face cachée de la lune, l’écran « démultiplie surtout l’image scénique et révèle son invu.
Il ne s’agit pas d’un simple découpage de l’espace en volets, jouant d’actions simultanées,
mais plutôt d’une division de l’espace292 ». Ces cadres réapparaissent dans les films de
Lepage : la télévision ou le cinéma (Le confessionnal, La face cachée de la lune), la salle de
montage (Le polygraphe), la scène (Nô), le moniteur (Mondes possibles) ou les tableaux
(Triptyque).

Le langage scénique est rempli de cinématicité, il s’inspire de la télévision et du cinéma pour


ce qui concerne le cadrage, ce qui montre l’intermédialité du processus créatif : à travers les
cadres et les écrans, Lepage développe l’échelle de plans cinématographiques (gros plans,
plans américains ou même plans généraux) ; de plus, il incorpore des profondeurs de champ,
des angles de vue, des mouvements du cadre grâce à l’éclairage ou au glissement du
dispositif. La vidéoscène lepagienne inclut des gros plans, dont les images prises par le

292
Ludovic Fouquet, Robert Lepage, l’horizon en images, op. cit., p. 173.

90
photomaton dans « Les mots » ou les interviews dans « Une interview » (boîtes des Sept
branches de la rivière Ota), l’interview de Mary Harris dans « Thomas » (Lipsynch). Cet
emploi de l’univers cinématographique sert « à amener la représentation théâtrale plus loin,
à repousser les limites du représentable, à ouvrir le réalisme de la scène à une certaine
abstraction et à rendre étrange la familiarité des mondes qui surgissent sur la scène293 ».

Comme la marionnette, le miroir est agent et patient : il est vu, et il fait voir ; comme le cadre,
il est un élément de l’entre-deux, un intermédiaire, pour les créateurs, entre le processus
perceptif et les stratégies de symbolisation présentées aux spectateurs. Lepage l’utilise
fréquemment, notamment dans ses solos (Vinci, Les aiguilles et l’opium, La face cachée de
la lune), dans lesquels l’identité physique et psychique des personnages (souvent joués par
Lepage) se fragmente et révèle un individu plein de contradictions et de paradoxes.

Les miroirs servent également à tromper le spectateur, ils le rendent conscient de la faillibilité
du regard et de la perception. Dans le film Nô −pendant une scène qui n’existe pas dans « Les
mots », le chapitre des Sept branches de la rivière Ota−, Sophie croise deux filles dans les
toilettes, celles-ci sont assises, l’une à côté de l’autre, dans un coin de la pièce tout couvert
de miroirs : le jeu de reflets incite le spectateur à se demander : s’agit-il d’une ou de deux
filles ? Nous avons la réponse quand l’une donne un joint à l’autre. La séquence au sauna
L’Hippocampe, dans Le confessionnal, s’ouvre sur un effet semblable. Pierre y arrive,
cherchant Marc ; il apparaît d’abord défiguré parce que son corps est montré à travers un
bocal rempli d’eau. Ensuite, nous voyons Pierre se promener dans la salle ; un autre Pierre
émerge d’en-bas et rencontre le premier. Celui que nous avons d’abord vu marcher était un
reflet dans le miroir, c’est-à-dire une équivoque. Les surfaces réfléchissantes et transparentes
trompent aussi les personnages. Dans Le confessionnal, Marc, fuyant des policiers, se frappe
contre une vitre qu’il n’a pas aperçue ; la vitre, d’abord transparente, devient opaque à cause
du sang de la bouche de Marc. Ce genre de jeux visuels à l’intérieur de la mise en scène
filmique correspond bien aux enjeux visuels des créations scéniques de Lepage.

293
Sylvain Duguay, « Le cinéma et les défis de la représentation : à propos de Robert Lepage, 4D Art et Alice
Ronfard », Jeu, no 134, (1, 2010), p. 86.

91
Dans Le polygraphe, les miroirs constituent autant une ressource de la représentation (les
effets spéciaux de la version scénique), qu’une manière de symboliser la duplicité de la vie
et de la vérité (dans les deux incarnations de la fabula). En tant que ressource de la
représentation scénique, le jeu de miroirs permet de transformer le corps nu de François en
un squelette et d’annoncer ainsi son suicide. Par ailleurs, Dundjerovič note que la mise en
scène du film emploie des miroirs et des reflets pour montrer la complexité des personnages
et la pluralité des perspectives294.

Les surfaces réfléchissantes possèdent plutôt une fonction syntaxique et permettent les
déplacements spatiotemporels dans la cinquième partie des Sept branches de la rivière Ota,
justement intitulée « Un miroir ». Celle-ci commence avec une femme, Jana, assise devant
un miroir où ses souvenirs apparaissent : Jana devient une jeune fille dans le miroir, à
l’époque où elle était prisonnière dans le camp de concentration de Terezin en 1943. Au
niveau du dispositif, il s’agit d’un effet spécial : la surface devient transparente, elle montre
en plus de refléter ; au niveau de la métaphore, le miroir est maintenant une fenêtre sur le
passé, l’intermédiaire permettant la co-présence du passé et du présent. Le public assiste aux
souvenirs sur l’autre face du miroir, qui devient ainsi un cadre pour les événements : la
rencontre de nouveaux amis ; un acte de magie aux baraques ; les prisonniers marchant vers
les fours ; le camouflage qui a permis à Jana de survivre. La souplesse de la matière
(réfléchissante, puis transparente) rend ainsi possible l’élargissement de la spatiotemporalité.
À la fin du chapitre, les miroirs montrent trois Jana jeunes et celle d’aujourd’hui, âgée de 50
ans, chauve, qui traverse le seuil du miroir et entre dans la boîte du magicien.

Lepage développe des opérations semblables dans Quills. La mise en scène emploie aussi
des surfaces réfléchissantes, devenant transparentes selon les besoins du récit. Lorsque ces
surfaces fonctionnent comme des miroirs, elles multiplient les perspectives, montrant les
personnages de dos, de face ou de côté. Quand elles sont transparentes, elles montrent le
passé des personnages et interviennent au même titre qu’un flashback cinématographique.
Ces miroirs possèdent à la fois les propriétés d’outils d’articulation du récit et de ressources
poétiques ; comme dans La face cachée de la lune, l’avant-dernière scène de l’œuvre montre

294
Aleksandar Dundjerovič, The Cinema of Robert Lepage. The Poetics of Memory, London, Wallflower Press
(Coll. Director’s Cuts), 2003, p. 84.

92
un miroir vertical présentant ce qui arrive au sol, caché aux spectateurs : en l’occurrence, la
figure d’un Christ, crucifié, qui fait l’amour avec une femme et ensuite s’élève vers les cieux.

L’emploi de miroirs, de surfaces réfléchissantes et de cadres relève d’une exploration de la


visualité qui s’intègre dans la narration audiovisuelle, un élément qui sera analysé plus loin
en abordant son rapport au corps et au dispositif scénique. Il en va de même pour
l’incorporation sur scène de la photographie, une forme médiatique qui devient à la fois un
objet et un dispositif de transmission.

2.1.3.1 La photographie sur scène

Dans les créations lepagiennes, la photographie est mise en scène « comme art de la citation,
comme œuvre indiciaire liée au souvenir, mais surtout comme métaphore de l’appareil
psychique295 ». Son incorporation constitue effectivement une forme de coprésence
médiatique dont la puissance se trouve dans l’entre-deux, la différence qu’elle met en lumière
entre les corps et les autres formes de présence (la vidéo, le jeu d’ombres)296.

Sur scène, la photographie remplace des présences (un personnage, comme Tsiolkovski dans
La face cachée de la lune) ou reproduit des formes connues (le paysage de Berlin ou de
Québec dans Le polygraphe)297. L’opération médiatique (l’acte de photographier ou de
développer) apparaît également dans les récits : les journalistes photographiant Hitchcock,
ou la tante Jeanne d’Arc photographiant le baptême de Marc (Le confessionnal), la prise et
le développement de photographies par les policiers (Mondes possibles), la préparation pour
la photo de Nozomi (la première boîte des Sept branches de la rivière Ota), ou les
personnages qui font faire leur portrait dans le photomaton (« Les mots » et Nô). Ce thème
est particulièrement important dans Les sept branches de la rivière Ota, parce que le sujet
l’imposait : Hiroshima « est un événement photographique – peut-être pas photographique,

295
Ludovic Fouquet, Robert Lepage, l’horizon en images, op. cit., p. 105.
296
Nous trouvons un écho de cette opération de rencontre des formes distinctes d’image technique dans
l’analyse que fait Mariniello de la puissance poétique des images vidéo et d’anciens films (en noir et blanc) à
l’intérieur d’un récit qui se déroulait sur un support déjà filmique, Lightning over Water (1980), l’hommage de
Wim Wenders à Nicholas Ray. « Commencements », Intermédialités, no 1, 2003, p. 52.
297
Ludovic Fouquet, Robert Lepage, l’horizon en images, op. cit., p. 107.

93
mais "photongraphique". Il y a une explosion, un flash énorme qui pulvérise les hommes et
laisse sur les murs la trace de leur ombre298 », souligne Fouquet.

La photographie est un outil de la mémoire et s’inscrit dans les récits comme un objet qui
fabrique la présence : elle montre Marc et Rachel pour la première fois, au début du
Confessionnal ; une photographie est la seule image que Jeremy conserve de sa mère, celle
qui permet de percevoir sa ressemblance avec Maria, dans la quatrième partie de Lipsynch ;
Michelle parcourt son enfance et celle de sa sœur à travers de vieilles photographies dans
Triptyque. Poissant appelle « mise en scène de la trace » cet effet de présence par l’évocation
d’une personne absente à travers la photographie, un objet qui consiste en une empreinte
chimique sur une surface sensible299. C’est précisément la fonction de l’objet photographique
chez Lepage : convoquer la présence.

L’image fait mémoire. Elle le fait, par le biais d’une technologie qui prend en charge la
représentation. L’image est une tentative, une technique, pour combler une absence,
rendre présent l’absent, ce qui rejoint la définition même de la « re-présentation »,
présenter à nouveau300.

Selon Fouquet, l’installation d’un photomaton dans le milieu scénique pendant quatre
passages des « Mots » constitue le rappel le plus intéressant de la photographie301 ; l’appareil
et les passages sont repris dans Nô. Ces quatre séquences se déroulent à la gare d’Osaka ; le
dispositif scénique révèle l’endroit : un écran montrant la liste des trains, des photos
publicitaires et le photomaton, vu de l’extérieur. Le public entre dans l’intimité de la cabine
grâce à une caméra à la place de l’appareil photographique habituel ; ce qu’elle y capte
apparaît à l’écran, où était inscrite la liste de trains, et la scène est figée au moment du flash
pour reproduire le rendu photographique. Dans le premier passage, Walter y entre et prend
quatre photos de lui-même, les quatre sont mauvaises à cause des paroles impertinentes de
Patricia, son épouse ; pour leur amusement, les spectateurs voient à l’écran ces photos ratées.
Dans le récit filmique, cette séquence est encore plus intime parce que, tandis que Patricia

298
Ludovic Fouquet, « Du théâtre d’ombre aux technologies contemporaines. Entretien avec Robert Lepage »,
dans Béatrice Picon-Vallin, Les écrans sur la scène, op. cit., p. 328.
299
Louise Poissant, « Présence, effets de présence et sens de la présence », dans Louise Poissant et Renée
Bourassa [éd.], Personnage virtuel et corps performatif : effets de présence, op. cit., p. 27.
300
Ludovic Fouquet, Robert Lepage, l’horizon en images, op. cit., p. 82.
301
Ibid., p. 116.

94
parle, Walter rêve de se blottir dans les bras d’une jeune femme. Le plus intéressant ici est
que la présence du photomaton fait appel au procédé photographique, plutôt qu’à son résultat
(les photographies ratées) : la mise en scène rend les spectateurs conscients de l’activité
médiatique.

Plus tard dans « Les mots », Hanako, la traductrice aveugle, et son frère Jeffrey entrent dans
la cabine pour prendre quelques photos d’eux-mêmes – qu’elle ne pourra évidemment pas
voir, ce qui rend son acte à la fois paradoxal et significatif − ; à l’écran, leur image est
remplacée par plusieurs instantanés de deux enfants, dont l’une est Hanako, avec les yeux
bandés, puis sans bandes. La présence du photomaton prend ainsi « tout son sens dans la
référence à ce double aspect de temps révolu et de preuve d’une présence 302 ». Cet acte
photographique évoque la bombe d’Hiroshima, qui l’a privée de la vision ; se manifeste alors
le lien entre le passé et le présent, entre le réel et le possible (la petite Hanako sans bandes).
Dans Nô, la prise photographique est plus heureuse : Hanako est accompagnée par son
copain, Harold ; le plan montre ses yeux clairs et aveugles, des yeux qui ont vu la bombe
(dont la boule de feu est montrée à l’écran).

L’exploration de la matérialité et de la sensation, chez Lepage, ne se borne cependant pas


aux objets et dispositifs visuels : elle touche d’autres formes du sensible, dont la lumière et
les couleurs, la matière sonore et la corporalité.

2.1.4 La lumière et la couleur

Le dispositif déployé par Lepage – autant le scénique que le filmique −, génère des
significations et sensations chez le public moyennant la spatialité et les nuances que lui
donnent l’éclairage, les couleurs et les textures. L’efficacité de ces opérations dépend
évidemment des ressources technologiques employées : la vidéo et l’éclairage sur scène, la
sophistication des caméras dans le cinéma. Cette exploration de la matérialité, mise en
relation avec la perception, se trouvait déjà parmi les enjeux du théâtre de l’image.

Sur scène, l’éclairage supporte l’intermédialité de la mise en scène, déployant une


atmosphère et facilitant l’évocation du montage cinématographique. La version théâtrale du

302
Id.

95
Polygraphe se distingue par l’évocation du thriller à travers l’emploi de grandes ombres
grotesques. Dans la même pièce, une séquence caractérisant la vie sexuelle de François,
pleine d’anxiété et de violence, est articulée par l’éclairage et la musique électronique
intermittents ; plus tard, les trois personnages (François, David et Lucie) répètent les mêmes
gestes dans une séquence dont l’onirisme est créé principalement, à nouveau, par l’éclairage
intermittent. La version théâtrale de La face cachée de la lune déploie une opération
semblable dans la séquence où Philippe raconte au public ses expériences avec le LSD.
L’éclairage adopte également des fonctions syntaxiques en permettant le passage entre les 73
scènes de Lipsynch : tandis qu’une portion illuminée de la scène capte l’attention du public,
l’autre est transformée dans l’ombre. La mise en scène, ici, ne privilégie pas le changement
de décors devant les spectateurs, comme il arrive fréquemment dans l’œuvre lepagienne.

Par son exploration de la matérialité, Lepage en vient à accorder un rôle esthétique et


dramatique aux surfaces (et à leurs textures). Il développe ainsi une série de procédés pour
les transitions spatiotemporelles, dont l’efficacité va au-delà de la scène, car ils se réfractent
à l’écran. Pour Dundjerovič, cette transposition de procédés mène à une théâtralisation de la
mise en scène filmique du Confessionnal, laquelle démontre des qualités théâtrales par la
manière d’utiliser l’éclairage, l’accent sur la couleur, l’atmosphère, le contexte émotionnel
et l’expérience subjective303. Il faut se rappeler de l’importance donnée par Lepage aux
transitions : il considère que ses créations, théâtrales ou filmiques, cachent « un message
secret » qui se révèle seulement lorsque les scènes apparaissent dans l’ordre correct et qu’il
a réussi à créer les transitions à l’aide des surfaces, boîtes et portes ou des mouvements de
caméra304. En effet, les transitions des films lepagiens passent fréquemment par des surfaces :
un mur relie les événements de 1952 à 1989 dans Le confessionnal ; la surface réfléchissante
du liquide révélateur devient une table noire aussi réfléchissante dans Mondes possibles ; la
vitre d’une fenêtre relie deux moments de la vie de Michelle dans Triptyque.

L’emploi des surfaces est plus que syntaxique, il est aussi symbolique. Les personnages de
la création scénique Le polygraphe interagissent devant un mur rouge, sale et irrégulier, où

303
Aleksandar Dundjerovič, The Cinema of Robert Lepage, op. cit., p. 73.
304
Pablo Iglesias Simón, « Una conversación con Robert Lepage a la hora del té », ADE-Teatro, no 106 (juillet-
septembre 2005), p. 74-82.

96
François écrit des graffitis politiques ou jette ses fluides. Les mots écrits par Philippe sur
l’ardoise, pendant la soutenance de sa thèse au début de la création scénique La face cachée
de la lune, demeurent dans le dispositif pendant tout le récit, même s’ils ont perdu leur raison
diégétique, ce qui dévoile le système médiatique et amène le public à porter attention au
dispositif.

Dans l’expérience visuelle que Lepage propose aux spectateurs, les couleurs se distinguent
par leur portée symbolique, reliant des matérialités et des sens. Dundjerovič relève
l’utilisation de la couleur pour la construction de personnages et de l’argument dans les quatre
premiers films (Le confessionnal, Le polygraphe, Nô et Mondes possibles)305. Le
confessionnal insiste sur le rouge, soit à travers la peinture sur les murs, soit à travers le sang,
qui est la clé de l’intrigue. Nous assistons aux peintures successives de la chambre principale
de la maison des parents par Pierre, qui a retiré les photographies familières des murs, sans
pouvoir effacer les marques laissées par celles-ci : les murs font voir, ils montrent des tons
de blanc (qui à leur tour montrent le passage du temps) ; Pierre peint la chambre en rouge,
mais les figures carrées ou rectangulaires demeurent, apparaissant sous différentes nuances
de rouge. Ces nuances montrent l’impossibilité d’effacer le passé ; en outre, leur variété
suggère la difficulté d’établir une catégorie : il n’y a pas « le » rouge, mais des rouges. Nous
trouvons là une réflexion à deux niveaux : la persistance de la mémoire dans les objets et les
particularités de la matière.

La photographie du Confessionnal fait alterner l’image en noir et blanc et en couleur : celle


du film La loi du silence, d’Alfred Hitchcock, ou de son tournage à Québec, et celle de
l’histoire de la famille Lamontagne, en 1952 et en 1989. Cette opération permet de distinguer
des registres qui, malgré qu’ils appartiennent au même médium (le cinéma), renvoient à des
univers diégétiques différents : celui du « mythe » du film d’Hitchcock pour les Québécois
et celui des Lamontagne. Un procédé semblable est utilisé dans le film La face cachée de la
lune, qui incorpore aussi le noir et blanc : il s’agit des images documentaires déjà utilisées
dans la version scénique, ainsi que de la vidéo enregistrée par Philippe pour être envoyée aux
extraterrestres.

305
Aleksandar Dundjerovič, The Cinema of Robert Lepage, op. cit., p. 73.

97
Dans le cas de Nô, le récit fait aussi une alternance chromatique des photographies : le récit
se déroule en noir et blanc à Montréal et en couleurs à Osaka. Le noir et blanc évoque la
presse écrite de l’époque, qui a rendu compte de la crise d’Octobre, et la couleur, les
émissions de télévision de l’époque, qui présentaient l’Exposition universelle à Osaka. Selon
Lepage, cette opération cible directement la perception du spectateur, notamment le
Québécois, avec qui le film entretient un dialogue singulier306. D’ailleurs, la différence
permet de distinguer les espaces et la nature des conflits : comédie politique et de mœurs au
Canada, comédie sentimentale et de mœurs au Japon. À la fin du récit, Sophie arrive à
Montréal et la scène passe du noir et blanc à la couleur sur un propos dramatique : la nouvelle
composition chromatique permet de montrer son sang : elle a perdu son bébé.

Chez Lepage, l’emploi de la lumière et des couleurs, ainsi que celui de la matière sonore –
qui sera analysée dans la section suivante – renvoient évidemment au fonctionnement de
deux sens : l’ouïe et la vue, ainsi qu’aux modalités de la perception, ce qui constitue le
pendant de tout processus de transmission.

2.1.5 La matière sonore

Parmi les multiples inscriptions rassemblées sur la scène lepagienne, les inscriptions sonores
ne sont pas des moindres. Cette matérialité joue un rôle déterminant dans l’élaboration
d’images mentales : elle permet de renforcer le récit que le créateur scénique ou filmique
cherche à faire éprouver aux spectateurs. Elle est par conséquent fondamentale dans les
opérations d’évocation qui distinguent l’œuvre de Lepage. L’emploi du son par Lepage
intéresse la recherche intermédiale dans la mesure où il fait partie d’une pratique artistique

306
À propos de l’emploi du noir et blanc au Québec et de la couleur à Osaka, Lepage expliquait : « J’ai voulu
reproduire l’impression chromatique de l’époque. Lorsque je pense à cette époque, j’ai des souvenirs en noir et
blanc, d’autres en couleurs, c’est selon. En 1970, tout le monde avait encore la télévision en noir et blanc au
Québec, sauf les plus riches, et les journaux étaient strictement en noir et blanc. Par contre, les expositions
universelles de ces années psychédéliques, celle de Montréal comme celle d’Osaka, ont été des orgies de
couleurs. La couleur est toujours liée à des émotions, des symboles, des propos. Le choix des couleurs franches
dit qu’enfin on parle, on s’exprime. A cette époque, dans le magazine Life, les couleurs étaient éclatantes alors
que le Québec avait encore un subconscient en noir et blanc, à plus forte raison dans l’histoire que je raconte
puisque l’action se situe en octobre, dans un milieu fermé sur lui-même. J’associe le féminin à la couleur et le
masculin au noir et blanc ». Michel Coulombe, « Entretien avec Robert Lepage », Ciné-Bulles, vol. 17, no 2,
1998, p. 10.

98
qui se sert du sensible en multipliant et en combinant des modalités et les médias distincts
sur la scène, afin de construire une présence307.

Le son − et son partenaire, l’écoute − est central dans la conception rituelle du théâtre avec
laquelle, selon Fouquet, Lepage s’accorde, et d’après laquelle le théâtre est « en fait non plus
le lieu d’où l’on voit (theatron), mais le lieu où l’on écoute un conteur debout près d’un
feu308 ». Lepage cherche à donner une dimension visuelle aux mots, qui sont aussi des sons.
À cet égard, Fouquet fait un rapprochement avec l’œuvre d’art totale de Wagner, parce que
l’artiste exploite la puissance sonore dans toutes ses créations, pas seulement dans les
spectacles pour Peter Gabriel ou les opéras.

Chez Lepage, une réflexion « autour du travail du son se dégage des spectacles, autre manière
de réfléchir à la dimension de l’image scénique et à son efficacité, manière évidente de faire
résonner l’écho309 », explique Fouquet. Le son participe de la construction dynamique de
l’espace dans les mises en scène théâtrales et filmiques. La musique japonaise, celle qui
accompagne le spectacle nô au début du film, marque une note ironique dans les transitions
d’Osaka à Montréal, et vice versa, dans Nô. La bande sonore crée le suspense dans les
versions scénique et filmique du Polygraphe. Les souvenirs du camp de concentration,
notamment ceux des groupes humains courant, poussés vers les fours, sont accompagnés par
une musique trépidante de cordes et de percussions dans « Le miroir », la cinquième boîte
des Sept branches de la rivière Ota.

En outre, Lepage explore la matérialité de la voix et son rapport au corps qui l’émet. À cet
égard, Finter explique que la voix relève à la fois de l’intériorité et du physique :

Produite par un corps, mais en même temps pas totalement contrôlée et maîtrisable par
lui, elle n’est que partiellement saisissable. Tenant à la fois du physique et du psychique,
elle oscille entre corps et langage, sans se réduire complètement à l’un des deux pôles310.

307
Lepage voit le cinéma comme le « médium de l’écriture et du son, et la radio comme le véritable médium
de l’image, parce que l’auditeur se crée ses propres images ». Dans le cinéma, le son « dit quoi regarder ».
Rémy Charest, Robert Lepage. Quelques zones de liberté, op. cit., p. 146.
308
Ludovic Fouquet, « L’expérience théâtrale ou l’exploration du rituel », ETC, no 79, 2007, p. 16-17.
309
Ludovic Fouquet, Robert Lepage, l’horizon en images, op. cit., p. 212.
310
Helga Finter, « La voix atopique : Présences de l’absence », dans Josette Féral [dir.], Pratiques
performatives. Body Remix, Rennes, Presses universitaires de Rennes – Presses de l’Université du Québec (Coll.
Le Spectaculaire), 2012, p. 156.

99
La création scénique Lipsynch, en particulier, se compose de neuf segments dont le germe de
départ a été la voix ; ainsi, le récit et la mise en scène explorent des pratiques de la parole (le
doublage, l’interview, la confession) et des expériences de sa perte (aphasie, amnésie). Dans
le troisième segment, « Marie », le personnage éponyme doit réapprendre à parler après une
chirurgie ; au début du chapitre − qui suit la chirurgie, laquelle faisait partie de « Thomas »
−, elle met des écouteurs et commence à faire des sons, à chanter sans mots. Derrière elle,
des signes et des ondes de différentes couleurs mesurent les sons qu’elle fait sur un grand
écran faisant partie du dispositif. Grâce à une sorte de synesthésie, le spectateur assiste à
l’apparition, ou plutôt à l’inscription de la voix dans un nouveau registre : c’est la matière
brute, mesurée et enregistrée.

La voix est un entre-deux, un intermédiaire, c’est-à-dire « un objet transitionnel, permettant


d’explorer dans la psychogenèse, un corps sonore primaire, enveloppe sonore en écho311 ».
La voix est à la base de la construction du moi, en particulier sur scène : elle distingue les
personnages dans les solos (Robert ou Jean Cocteau dans Les aiguilles et l’opium) et suscite
les souvenirs dans les chapitres « Marie » et « Sarah », de Lipsynch. Matérialité sonore qui
devient signe, la voix trouve son origine dans le travail corporel de l’acteur, lequel constitue,
avec l’objet, un des supports premiers de la recherche créative de Robert Lepage.

2.1.6 Le corps chez Lepage312

Lepage se sert du caractère fédérateur du théâtre. Lui et ses collaborateurs explorent et


épuisent la scène, principalement à travers le corps, qui est le médiateur de différents
échanges : entre le metteur en scène et l’acteur, entre l’acteur et l’objet, entre l’acteur et le
public. Chez Lepage, le texte spectaculaire ne préexiste normalement pas à l’activité du
corps : les stratégies dramaturgiques se construisent en même temps que les créateurs
reconnaissent le rapport de leur corps au contexte. Ainsi, le jeu est le corps en action, une

311
Id.
312
Cette section aborde quelques sujets qui, selon Pavis, intéressent l’intermédialité théâtrale : les acteurs
pendant la représentation ; le corps en tant que problème philosophique (la corporéité) ; le style du jeu ; la
gestualité et les manières de focaliser l’attention sur l’utilisation du corps ; la communication non verbale ; la
coordination interactionnelle, la manière dont le geste se joint à la parole, sur la scène, du point de vue de
l’acteur et du spectateur ; la chaîne posturo-mimo-gestuelle. L’analyse des spectacles (2e édition), Paris,
Armand Colin, 2012, p. 74.

100
matière qui devient médiatrice d’une opération de génération et de transmission des sens.
Néanmoins, bien que le corps soit fondamental dans la poïétique lepagienne, il faut distinguer
l’approche du créateur québécois de celle des écoles théâtrales proprement corporelles ou
gestuelles, comme celles héritières de Vsevolod Meyerhold ou Jerzy Grotowski. Chez
Lepage, le corps est avant tout une sensorialité en rapport à un objet, tandis que ces autres
créateurs concevaient le corps comme un matériau autoréférentiel qui est le support et le
centre d’une activité de production signique : un « hiéroglyphe » pour Meyerhold, ou un
« idéogramme » pour Grotowski313.

Durant sa période de travail avec Alain Knapp, Lepage a appris que l’acteur est un créateur,
une conception qui s’oppose à celle de l’acteur comme simple interprète314. Au fur et à
mesure que l’exploration avance, le corps se transforme, « se retrouve », soit par le
truchement des objets ou des vêtements, soit par la seule activité gestuelle de l’acteur. Ces
processus transformatifs demeurent jusque dans les mises en scène, de façon que les
spectateurs assistent à toutes sortes de métamorphoses corporelles.

L’exploration de la sensorialité corporelle donne naissance à un récit, en plus de susciter chez


le public un questionnement sur la perception et la corporalité. Lepage se sert de la
coprésence des corps (ceux des acteurs et du public) dans le temps et l’espace : sur la scène,

[…] l’action et le corps de l’acteur se conçoivent comme l’amalgame d’un espace et


d’une temporalité : le corps n’est pas seulement, dit Merleau-Ponty, dans l’espace, il est
fait de cet espace – et, oserions-nous ajouter – fait de ce temps. Cet espace-temps est à
la fois concret (espace théâtral et temps de la représentation) et abstrait (lieu fictionnel
et temporalité imaginaire). L’action qui résulte de ce couple est tantôt physique, tantôt
imaginaire. L’espace-temps-action est donc perçu hic et nunc comme un monde concret
et sur « une autre scène » comme un monde possible imaginaire315.

Le spectateur, portant lui-même une corporalité, se projette dans la corporalité représentée


dans les créations lepagiennes. Le corps et le jeu servent ainsi une quête − que nous

313
À cet égard, nous trouvons quelques éléments dans Patrice Pavis, « Corps », Dictionnaire du Théâtre, Paris,
Dunod, 1996, p. 70-73. Par ailleurs, pour une exposition plus complète du théâtre du corps : Béatrice Picon-
Vallin, Meyerhold, Paris, CNRS, 2004, 429 p. et Josette Féral, Théorie et pratique du théâtre. Au-delà des
limites, Montpellier, L’Entretemps, 448 p.
314
James Bunzli, « The Geography of Creation: Décalage as Impulse, Process, and Outcome in the Theatre of
Robert Lepage », TDR, vol. 43, no 1 (printemps 1999), p. 86.
315
Patrice Pavis, L’analyse des spectacles (2e édition), Paris, Armand Colin, p. 159.

101
considérons intermédiale – de l’expression et de la perception qui se base sur la matérialité316.
La recherche intermédiale s’intéresse aux modes de fabrication de présence ; la poïétique
lepagienne explore précisément des manières de susciter la présence à travers la
performativité du corps et des objets, vivants et en transformation sur la scène.

À propos de la coprésence des acteurs et du public, il faut reprendre la distinction énoncée


par Philippe Marion à propos des médias homochrones et hétérochrones. Le théâtre est un
média homochrone : le temps de son émission coïncide avec celui de sa consommation et « il
incorpore le temps de la réception dans l’énonciation de ses messages317 ». Lepage a pratiqué
d’autres formes médiatiques homochrones, telles que l’opéra ou le spectacle de cirque. En
revanche, le cinéma, la bande dessinée et l’exposition de musée, qu’il a également pratiqués,
constituent des médias hétérochrones, ceux dans lesquels le temps de réception n’est pas
programmé par le média ni ne fait partie de la stratégie énonciative. Cela change le processus
créatif parce que, nous l’avons noté, la représentation (et donc la réponse du public) constitue
un facteur de l’évaluation des créations.

Les pièces de Lepage incluent des séquences dans lesquelles les personnages s’adressent au
public : Les aiguilles et l’opium (Cocteau et sa Lettre aux Américains), La face cachée de la
lune (les souvenirs du LSD, le poème d’Émile Nelligan), 887 (le rappel de la crise
d’Octobre). Dans Vinci, Les aiguilles et l’opium et La face cachée de la lune, le personnage
fait allusion au spectacle « de ce soir »318. Par cette opération, le public se rend compte de sa
condition spectatorielle ; il est invité à participer au processus de production imaginaire. Dans

316
Cette quête de la corporalité peut faire partie intégrante du récit : à la fin des Sept branches de la rivière Ota,
Hanako, une femme aveugle, décrit le jardin à Pierre comme il était avant la bombe d’Hiroshima : elle parle
des fleurs et des couleurs, elle dépeint la rivière Ota, tout ce qu’elle a vu avant de perdre la vue. Tout en parlant,
elle bouge en cadence. Ses gestes dégagent une spiritualité que Pierre, un jeune danseur québécois, s’efforce de
saisir ; il répète les gestes et devient une sorte de miroir d’Hanako, en les apprenant et en les transformant en
une danse.
317
Philippe Marion, « Narratologie médiatique et médiagénie », Recherches en communication, no 7 (1997),
p. 83.
318
Au début de Vinci, nous trouvons une fictionnalité qui se fait explicite devant les spectateurs. Dans la version
anglaise du spectacle, le personnage dit au public : « The show you are attending this evening is part of a very
specific art form called: THEATRE. And the plot follows the creative evolution of a visual artist. In order to
ensure a better understanding of the show, the artists responsible for the evening have invited me to hold forth
on various aspects of the visual arts. I am not, however, a visual artist myself. Nor am I an eminent, highly
qualified specialist from a prestigious academy well known for its innovative ideas on art and its many
ramifications. In fact, I am a fictional character ». Dans James Bunzli, « The Geography of Creation: Décalage
as Impulse, Process, and Outcome in the Theatre of Robert Lepage », art. cit., p. 79.

102
un esprit semblable, le début de la création scénique La face cachée de la lune présente
l’acteur parlant au miroir, dos aux spectateurs, qui regardent et entendent sa réflexion ; son
reflet apparaît dans le miroir, particulièrement le mouvement de sa main, qui fait voir,
esquissant une lune et guidant le regard des spectateurs. Ce passage exemplifie la puissance
évocatrice du geste chez Lepage : il construit des univers, en complicité avec le public.

Nous pouvons relier cette composante de la poïétique lepagienne, à savoir la conscience qu’a
le spectateur de la performativité des acteurs et des médias, ainsi que son rôle de co-créateur
du spectacle à travers l’activité imaginaire, avec l’accent sur l’attitude esthétique prônée par
la recherche intermédiale. Lepage conçoit la théâtralité comme un acte de transformation
devant le public ; d’après lui, lorsque les spectateurs arrivent au théâtre, ils cherchent,
inconsciemment, à assister à une transfiguration qui se trouve, au premier niveau,

[…] dans le fait de voir un acteur jeune jouer un personnage vieux : transformation de
la voix, usage de maquillage pour changer les traits, etc. Mais elle existe aussi d’une
façon plus spirituelle quand l’acteur est habité par le personnage – ou le personnage
par l’acteur, selon le point de vue qu’on a sur le jeu. Finalement, on la trouve dans le
récit : au cours d’une pièce, les personnages sont soumis à des épreuves qui leur font
subir une métamorphose319.

Lepage considère toutefois que ces changements d’état ou ces transformations ne sont pas
exclusifs au théâtre. Au contraire, il les trouve aussi au cœur des rituels (qui rendent compte
des transformations, comme le sang devenu du vin dans la messe catholique) et même au
cinéma (l’évolution psychologique des personnages, ainsi que leurs actions, qui forment l’arc
narratif).

À travers les corps des acteurs, Lepage représente le passage du temps sur la scène et à
l’écran. Ses récits traversent des époques et les personnages vieillissent devant le public.
Dans Les sept branches de la rivière Ota, une fille (Hanako dans la première boîte) devient
une adulte (la troisième boîte, « Les mots »), puis une vieille femme (septième partie,
« Tonnerre »). Dans Lipsynch, Jeremy grandit sur la scène : il est d’abord un bébé, puis un
enfant de cinq et dix ans pendant une séquence amusante dans le train et finalement un
adolescent à la fin du premier chapitre (« Ada ») ; il est déjà adulte dans les chapitres
suivants, « Jeremy » et « Lupe ». Dans Le confessionnal, le récit fait des va-et-vient entre les

319
Rémy Charest, Robert Lepage. Quelques zones de liberté, op. cit., p. 160.

103
personnages du jeune prêtre de 1952 et du diplomate homosexuel de 1989, avant de dévoiler
qu’il s’agit de la même personne (Massicotte).

Dans les solos, la combinaison de la voix et des gestes rend possible ce processus
transformatif. Par exemple, dans la version théâtrale de La face cachée de la lune, le médecin,
avant d’entamer un test médical, exprime à Philippe ses condoléances pour la mort de sa
mère. Le spectateur doit imaginer les réponses de Philippe, sa surprise, car le médecin
mentionne que la mort a été une décision difficile pour la mère, alors qu’il ne s’est jamais
rendu compte qu’il s’agissait d’un suicide. Ensuite, le jeu change légèrement et fait se
manifester deux personnages distincts : la voix est encore celle du médecin, mais les gestes
sont ceux de Philippe, qui enlève le sarrau du docteur et prend ainsi le rôle du patient qui
entre dans la machine pour se soumettre à un scan cérébral. Le corps constitue ainsi l’entre-
deux des personnages, le médiateur dans un monologue qui doit faire entendre un dialogue.

Pendant le processus créatif, les acteurs épuisent la potentialité expressive de leur corps.
Lepage parle d’ailleurs du « sport du théâtre » pour expliquer les exigences physiques de ses
acteurs et de son propre jeu320. Les jongleries dans certains de ses spectacles (Les aiguilles et
l’opium, La face cachée de la lune), sa participation à la Ligue nationale d’improvisation
(pendant la première moitié de la décennie 1980), ainsi que ses spectacles pour la troupe du
Cirque du Soleil (Kà, 2004 ; Totem, 2010), qui l’ont amené à intégrer les codes du cirque,
distincts de ceux du théâtre321, illustrent cette approche du corps comme d’une matière souple
et performative.

Féral souligne que dans le théâtre lepagien, l’intérêt du jeu ne se trouve pas dans la virtuosité
de l’acteur, mais dans sa relation dialectique avec l’espace, les objets et les technologies. La
présence du corps de l’acteur sur la scène n’a de sens que « dans la mesure où il dialogue
avec les autres composantes de la scène, notamment avec le rythme de la chorégraphie,

320
Selon ce qu’affirme Piet Defraeye dans « The Staged Body in Lepage's Musical Productions », dans James
Donohue et Jane Koustas, Theater sans frontières: Essays on the Dramatic Universe of Robert Lepage,
Michigan, Michigan State University, 2000, p. 82.
321
Nous trouvons une analyse de cette rencontre des codes théâtraux, reliés normalement à un récit (intrigue,
personnages), et de ceux du cirque, qui mettent l’accent sur la performativité, dans Karen Fricker, « Le goût du
risque : KÀ de Robert Lepage et du Cirque du Soleil », L'Annuaire théâtral, no 45 (2009), p. 45-68.

104
devenant à son tour matériau, objet du regard, facteur du mouvement322 ». Cette conception
du jeu favorise les déplacements spatiaux demandés par la diégèse, ainsi que la
restructuration du récit pendant le work in progress. L’acteur fait ainsi « partie d’un ensemble
plus vaste, d’une vision de la scène dont le jeu ne serait finalement qu’une composante,
somme toute peut-être mineure s’il n’était pas aussi création à part entière323 ». Nous pouvons
relier cette poïétique à la pratique intermédiale en tant que celle-ci envisage

[…] la mise en relation (inter-) de différentes médiations sur la scène théâtrale. Si le


corps de l’acteur peut être envisagé comme un lieu de médiation entre un texte (s’il y en
a un), un personnage et des spectateurs, l’intermédialité cherche plutôt à mettre l’accent
sur les supports matériels qui font partie de la scène contemporaine. Ces supports
transforment les modalités expressives et les structures symboliques propres aux
processus de la théâtralité scénique324.

Une des composantes intermédiales qui se trouvent à la base des créations scéniques de
Robert Lepage est une conception du jeu qui « combine des caractéristiques théâtrales et
cinématographiques et qui fait qu’inconsciemment le spectateur est confronté à cette
dualité325 ». La présence d’acteurs qui assument à l’écran les personnages qu’ils ont déjà joué
sur scène paraît corroborer cette affirmation : Marie Brassard (Lucie) dans Le polygraphe,
Anne-Marie Cadieux (Sophie), Marie Brassard (Hanako), Marie Gignac (Patricia) et Richard
Fréchette (Walter) dans « Les mots » et Nô, Robert Lepage (Philippe et André) dans La face
cachée de la lune, Frédérike Bédard (Marie), Lise Castonguay (Michelle), Hans Piesbergen
(Thomas) et Rebecca Blankenship (Ada) dans Lipsynch et Triptyque. Pour les acteurs des
« Mots » et de Nô, par exemple, le jeu demeure presque identique. Par contre, pour Triptyque,
le dispositif cinématographique permet d’incorporer, à travers des gros plans et le « grain »
de l’image numérique, de nouveaux détails qui caractérisent la psychologie des personnages
–cela est particulièrement notable dans le cas de Michelle.

En outre, Féral note que le jeu qui découle de cette conception est « minimaliste, très peu
centré sur l’émotion et sur les états d’âme, sans excès et sans intériorité manifeste, un jeu

322
Josette Féral, « Entre théâtre et cinéma : le jeu chez Robert Lepage », dans Marguerite Chabrol et Tiphaine
Karsenti [dir.], Théâtre et cinéma. Le croisement des imaginaires, Rennes, Presses universitaires de Rennes
(coll. Le Spectaculaire), 2013, p. 57.
323
Ibid., p. 68.
324
Marie-Christine Lesage « Théâtre et intermédialité : des œuvres scéniques protéiformes », Communications,
83, 2008, p. 142.
325
Josette Féral, « Entre théâtre et cinéma : le jeu chez Robert Lepage », art. cit., p. 56.

105
quasi banal qui ancre nécessairement le personnage dans le quotidien326 ». En effet, les
personnages s’expriment davantage à travers leur relation au contexte, comme c’est le cas
lors de l’élévation de Philippe, pour fuir la pesanteur de la vie, à la fin de La face cachée de
la lune. Même à l’écran, Lepage s’intéresse souvent à des personnages peu expressifs en
raison, souvent, d’une sorte de traumatisme ou d’un secret : Pierre dans Le confessionnal,
Christof dans Le polygraphe, George dans Mondes possibles, Michelle dans Lipsynch.

Chez Lepage, le corps en action déclenche l’évocation de mondes hors de l’espace scénique,
en se constituant comme un intermédiaire de l’imagination et de la mémoire (celles de
l’acteur pendant le processus créatif et du spectateur lors du spectacle). Sur scène, les
personnages de Lepage recourent aux gestes, en particulier dans les solos (La face cachée de
la lune, Les aiguilles et l’opium, 887) ou dans les spectacles avec peu d’acteurs (Le
polygraphe). Le geste constitue un point relationnel, il compose des situations limitrophes ;
le public aperçoit l’acteur et autre chose : par exemple, un homme sur la scène (Philippe) et
une femme dans le souvenir de son fils (la mère), les deux en même temps et moyennant une
seule corporalité dans La face cachée de la lune. Le passage « La chair », dans la version
théâtrale du Polygraphe, exemplifie également cet emploi évocateur du geste : le corps, ici
celui de François, construit la narration, celle d’une nuit de sexe. Le personnage marche,
s’expose au public et aux amants virtuels ; il danse contre le mur, il frissonne et laisse
entendre quelques gémissements. Le jeu évoque la rencontre sexuelle, et le geste, celui de
jeter des fluides contre le mur, suggère la satisfaction.

Le jeu et l’objet se croisent au début des boîtes « 5. Le miroir » et « 6. L’interview » dans


Les sept branches de la rivière Ota. « Le miroir » commence avec la rencontre d’une femme,
Jana, et d’un outil, un katana ; la femme manipule le katana tout en parcourant l’espace
scénique. Le personnage − et l’actrice derrière − se familiarise avec cet objet rempli d’histoire
et qui appelle une rhétorique du geste, une cérémonie, une codification qui s’accorde au corps
de cette femme occidentale, une juive tchèque. Le même objet réapparaît au début de la boîte
suivante, mais d’une façon presque comique : deux escrimeurs, habillés en noir comme s’ils

326
Ibid., p. 67. Cet ancrage dans le quotidien fait que le processus créatif de Lepage se distingue de celui du
théâtre dit corporel ou gestuel, dans lequel la recherche de la puissance expressive du corps demande de
s’écarter du quotidien.

106
étaient des ninjas, luttent avec des katanas. Tout à coup, un appel téléphonique, un événement
issu d’un autre temps et d’un autre contexte, interrompt l’activité et rompt le sortilège. Les
deux hommes sont Walter, maintenant ambassadeur canadien au Japon, et son assistant.
L’objet employé presque mystiquement au chapitre cinq devient ainsi un simple amusement
pour deux étrangers au chapitre six.

Nous nous attarderons maintenant sur un des traits parmi les plus fascinants de la théâtralité
lepagienne – et qui suppose une pratique intermédiale − : la rencontre de la corporalité avec
les objets particuliers que sont la caméra ou l’écran et qui l’inscrivent dans l’univers de la
vidéoscène. Il s’agit d’un emploi des technologies de l’image qui poursuit l’exploration des
médialités en accentuant la performativité de la mise en scène et en ouvrant des voies à
l’imagination du public.

2.1.6.1 Le corps et les technologies visuelles

Chez Lepage, le jeu s’intègre à un dispositif scénique lui-même constitué de nombreux outils
visuels ; c’est-à-dire, un dispositif qui est une vidéoscène. Là, la corporalité de l’acteur est
une matière qui agit, qui voit et qui s’offre à la vision. Les spectacles analysés en témoignent :
les personnages manipulent des caméras (Les aiguilles et l’opium, La face cachée de la lune,
887) ou des surfaces écraniques (la première boîte des Sept branches de la rivière Ota, Le
projet Andersen), le corps devient lui-même une surface écranique (Le polygraphe, la
dernière partie de Lipsynch).

Ressource technologique en relation avec le corps de l’acteur, la vidéo se constitue ensuite


en un dispositif de relation, et par conséquent, de médiation : elle relie les unités scéniques,
et les rapports proposés peuvent s’avérer assez étonnants pour que les spectateurs en viennent
à remettre en question leur perception. En outre, elle rend possibles la coexistence ou la
succession de spatiotemporalités différentes. En plus d’être le support du personnage (de ses
actions et de ses mots), la corporalité devient par la vidéo le support d’une deuxième
médiation, parce qu’elle se constitue en surface sur laquelle se déploient les images qui
peuplent le théâtre de l’image du créateur québécois.

107
À cet égard, il faut mentionner que pour Lepage, la rencontre de l’acteur et de l’image est à
l’origine du théâtre : les premiers spectacles se sont déroulés autour d’un feu, lorsque
quelqu’un s’est levé et a commencé à raconter une histoire, puis s’est mis à jouer avec son
ombre. Selon le créateur québécois, les projections dans ses spectacles font écho à ce « feu
originaire327 ». Nous trouvons donc à l’origine de la conception lepagienne de la théâtralité
une dialectique entre le corps et la source lumineuse328.

Le spectateur perçoit souvent un triptyque sur scène : l’acteur, la lumière et l’écran (ou une
surface ayant des propriétés écraniques). Ainsi « les dispositifs scéniques et le recours à la
technologie sont mis au service de la relation de contiguïté entre un sujet et la source
lumineuse, preuve indicielle d’une présence329 ». Cette mise en relation est proposée sur
scène, mais elle n’est véritablement accomplie que par le spectateur, qui est invité à
recomposer les unités scéniques. Par exemple, dans « Une interview » (Les sept branches de
la rivière Ota) et « Thomas » (Lipsynch), la présence des personnages est redoublée à l’écran
par la projection de leur visage, au fond du dispositif scénique. Le spectateur est donc devant
de nouvelles possibilités du regard :

Cette façon d’intégrer le corps de l’acteur dans les images, de créer l’impression qu’il
fusionne avec l’environnement spatial, tend à faire de la scène un espace immatériel
où les corps sont mis en apesanteur, projetés dans des espaces imaginaires sans limites,
qui sont aussi des espaces de pensée : les projections servent une certaine dramaturgie,
qui se trouve par là même réouverte à de nouveaux possibles de sens. Ce milieu visuel,
de par sa composition, stimule la perception sensorielle et la rêverie du spectateur, qui
se trouve, lui aussi, mis en orbite et transporté dans l’expérience d’un monde autre, qui
exige peut-être, pour qu’en soit appréciée toute la portée, une « reconfiguration
sensorielle »330.

L’interaction des personnages avec les images des écrans sur la scène génère un entre-deux
qui invite le public à questionner la corporalité et la perception. Lepage fait dialoguer l’acteur
avec les projections vidéographiques (Les aiguilles et l’opium, la première boîte des Sept

327
Pablo Iglesias Simón, « Una conversación con Robert Lepage a la hora del té », art. cit., p. 74-82.
328
Lepage trace la généalogie de l’emploi de la vidéo sur scène : « Je compare souvent l’utilisation de la vidéo
à toutes les techniques d’ombres chinoises, qui existent depuis des millénaires. Cette "technologie" consiste en
un flambeau, ou une lumière électrique, et un sujet qui vient interrompre la lumière pour créer une poésie
visuelle ou un langage visuel. Cette "technologie" est acceptée par le spectateur parce qu’il sait comment elle
est faite ; tout le monde a joué avec son ombre ». Ludovic Fouquet, « Du théâtre d’ombre aux technologies
contemporaines. Entretien avec Robert Lepage », art. cit., p. 326.
329
Ludovic Fouquet, Robert Lepage, l’horizon en images, op. cit., p. 73.
330
Marie-Christine Lesage, art. cit., p. 146.

108
branches de la rivière Ota), jusqu’à tenter une interpénétration des deux : le résultat est
observable dans Le projet Andersen, dans lequel l’acteur joue littéralement à l’écran331. En
outre, la technologie permet ainsi le dépassement des limites temporelles, spatiales et
représentatives du corps, car celui-ci gagne en richesse phénoménale et symbolique.

L’inscription de la vidéo sur scène déclenche un processus exploratoire des deux pendants
de l’événement scénique, celui de la production (et des producteurs) et celui de la réception,
des spectateurs. Les technologies provoquent une tension entre le corps vivant et le corps
dématérialisé, par la coexistence de différents modes de présence : « L’acteur sait [qu’il] peut
être vu de partout (les caméras peuvent le filmer même hors scène), mais qu’il n’est plus
l’objet d’un regard constant du public, puisque l’attention se partage entre lui et ses
images332 ». À cet égard, en parlant des Sept branches de la rivière Ota et d’Elseneur, Lepage
explique que l’acteur de ses créations scéniques « doit être un acteur "scénique", il doit être
aussi "écranique" […], c’est-à-dire qu’il doit être conscient de son ombre, autant que de sa
présence physique, il doit construire son image bidimensionnelle333 ».

Dans le théâtre, lorsqu’un corps est projeté à l’écran, l’échelle tend vers un grossissement
généralisé de la représentation, en plus de son redoublement ; cela fait partie d’une
exploration de la corporalité moyennant les technologies audiovisuelles. Lepage porte les
plans cinématographiques sur scène : les gros plans des visages (les interviews mentionnées
dans Les sept branches de la rivière Ota et Lipsynch) ou sur des mains manipulant des objets.
Par exemple, dans une opération qui est plus poétique que narrative, le créateur québécois
emploie la caméra et l’écran dans Les aiguilles et l’opium (2013), afin de montrer en gros
plan les petites opérations manuelles de Miles Davis, lorsqu’il monte sa trompette ou
s’injecte de l’héroïne.

La corporalité écranique peut s’intégrer à une projection, ou elle peut être la surface d’une
projection. Selon Fouquet, cette sorte de corps « relève à la fois du reflet, du double (image

331
Selon le témoignage de Marie-Christine Lesage, ibid., p. 144.
332
Béatrice Picon-Vallin, « Hybridation spatiale, registres de présence », dans Béatrice Picon-Vallin, Les
écrans sur la scène. Tentations et résistances de la scène face aux images, op. cit., p. 29.
333
Ludovic Fouquet, « Du théâtre d’ombre aux technologies contemporaines », art. cit., p. 325.

109
de soi-même) et de l’apparition (image d’un autre)334 ». Cela la rapproche de l’emploi du
miroir, une ressource à travers laquelle Lepage provoque aussi des réflexions et
redoublements, puis construit des images. Ce rapport montre la cohérence de la quête
lepagienne, qui s’exprime indistinctement par le truchement des éléments techniques (le
miroir) ou technologiques (la projection numérique). C’est le cas dans la version scénique du
Polygraphe, qui emploie autant des miroirs que des surfaces écraniques (incluant les corps).
Au début du spectacle, le corps de Lucie est la surface sur laquelle sont projetées des images
de tissus et d’os, comme si elles figuraient son intérieur. Une telle opération concorde avec
la référence au détecteur de mensonge : tandis que celui-ci révèle la vérité derrière les mots,
la scène montre la matérialité derrière le personnage. Il faut dire que l’écranisation (l’action
de rendre une surface écran) de la corporalité dépasse le théâtre : le corps de Peter Gabriel
est aussi écranisé, il coexiste avec des écrans tout en étant une surface de projection dans
plusieurs chansons des spectacles conçus par Lepage, dont Secret World et Still Growing
Up335.

La neuvième et dernière partie de Lipsynch, « Lupe », donne l’exemple le plus puissant de


l’écranisation du corps parmi les œuvres examinées. Jeremy, qui a suivi la trace de sa mère
pendant des années, regarde une vidéo dans laquelle elle parle de l’histoire d’exploitation
sexuelle entourant son arrivée en Allemagne, presque trente ans auparavant. Assis à droite
de la scène, Philippe regarde le moniteur. La mère, Lupe, apparaît sur scène à quelques mètres
de lui, à gauche. Tandis qu’elle parle à la caméra, face au public, un homme (anonyme, le
visage caché) apparaît au milieu, entre le fils et la mère ; il se déshabille et remue ses mains.
Les gestes de l’homme sont projetés sur la peau de Lupe, qui devient un écran, ce qui fait
coexister sur scène le corps filmé (celui de l’homme) et le corps écranisé (celui de Lupe).
L’inscription des images et le jeu de l’actrice articulent une forte dénonciation de l’abus
sexuel, mettant en évidence le caractère envahissant des attouchements, ainsi que le rejet de

334
Ludovic Fouquet, « L’écart et la surface, prémices d’une poétique du corps écranique », Jeu : revue de
théâtre, n° 108, (3, 2003), p. 114.
335
Nous pouvons relier l’écranisation du corps dans les créations scéniques de Lepage et l’inscription de la tête
de l’artiste dans le film Mars et Avril (2012) de Martin Villeneuve. Ce long-métrage est tiré d’un photo-roman
de Villeneuve qui avait déjà Lepage parmi ses acteurs. Lepage reprend son personnage du cosmologue Eugène
Spaak pour le film, en plus d’être producteur exécutif. Le personnage, qui a des théories à propos de la réalité
virtuelle, est construit en employant le corps d’un acteur (Jean Asselin) et l’ajout de la tête de Lepage par le
truchement du numérique comme s’il s’agissait d’un hologramme.

110
Lupe. Duguay signale que, dans Lipsynch, Lepage défie les interdits sociaux et montre, par
le truchement de la vidéo, « ce qui ne peut pas l’être336 », comme le viol. L’opération a un
double effet de distanciation et d’identification ; celles-ci permettent au spectateur

[…] de se distancier du contrat théâtral en rompant l’espace-temps de la scène et en


concentrant son attention sur le caractère construit de la représentation ; d’autre part,
elles lui donnent l’occasion de s’identifier à l’image cinématographique, que ce soit par
l’intermédiaire du personnage ou par l’entremise de la caméra. Ainsi, le spectateur doit
réconcilier les codes d’engagement du théâtre et du cinéma afin de lier le caractère
obscène de ces images au reste de la représentation théâtrale337.

Par ailleurs, la vidéo peut supporter la diégèse dans laquelle les personnages agissent. Dans
la première boîte des Sept branches de la rivière Ota, l’exploration du Japon par Luke
O’Connor est illustrée par des images se déroulant à l’écran derrière lui. Il en va de même
pour le parcours de Philippe sur les Plaines d’Abraham, dans La face cachée de la lune. Les
présences, physique et écranique, peuvent se croiser : les personnages des Sept branches de
la rivière Ota (le photographe ou la belle-mère de Nozomi) interagissent avec les écrans, ils
les regardent et les touchent. Dans le même spectacle, les écrans réapparaissent dans la
troisième boîte (montrant l’intérieur du photomaton) et dans la sixième (le visage de Patricia,
Walter et Jana pendant les interviews), exigeant du spectateur que son regard parcourt
l’espace scénique et associe le récit scénique et le récit à l’écran, même si ce dernier
appartient à un autre registre (la photographie, l’interview pour la télévision). Un autre type
d’interaction entre l’acteur et l’image à l’écran s’inscrit dans les chapitres « Marie » et
« Jeremy » (Lipsynch) : les personnages participent à la production ou à la postproduction
d’un film, et leurs échanges complètent les images muettes qui passent à l’écran. Dans
« Thomas » (Lipsynch), les écrans sur scène jouent souvent un rôle descriptif, presque
didactique, en complément des mots du personnage : lorsque Thomas parle de L’incrédulité
de saint Thomas du Caravage, le tableau apparaît derrière lui ; il en va de même pour l’image
centrale de la chapelle Sixtine, celle de la création, lorsqu’il explique que celle-ci possède les
contours d’un cerveau.

336
Sylvain Duguay, « Le cinéma et les défis de la représentation : à propos de Robert Lepage, 4D Art et Alice
Ronfard », art. cit., p. 86.
337
Id.

111
L’écranisation de l’espace manifeste, selon Fouquet, « une conception mosaïque de la
scène »338, d’après laquelle les planches peuvent accueillir la photographie, le film, la vidéo
et l’image de synthèse. C’est le cas du dispositif scénique de La face cachée de la lune, dont
les murs pivotants sont des surfaces réfléchissantes et écraniques (sur lesquelles apparaissent
des photographies, des dessins et des films à caractère documentaire) ; un des murs est muni
d’un hublot, à l’intérieur duquel se trouve une caméra. Au cours du spectacle, ce hublot se
transforme en machine à laver, en vaisseau spatial et en scanner corporel, et ce que la caméra
capte apparaît alors au mur. Le spectateur a donc accès à deux points de vue, celui sur la
scène (le dos du personnage, par exemple), et celui de l’intérieur de la machine (le visage du
même personnage).

Encore plus complexe est le traitement de l’espace pour faire coexister des corps, des objets,
des dispositifs d’enregistrement et des écrans sur scène dans deux épisodes de la deuxième
partie de Lipsynch, « Thomas ». Les corps et les objets sont présents deux fois dans l’espace
scénique : par la présence physique conventionnelle − les personnages parlent entre eux et se
déplacent sur les planches −, et par leur reproduction à l’écran, derrière eux. Cependant, ces
deux présences ne sont pas identiques, parce que les acteurs sont entourés par des objets
(sculptures de Carl Fillion, scénographe de plusieurs mises en scène de Lepage) qui, captés
et retransmis à l’écran, font voir d’autres objets, tels que des tables ou des pianos339. L’emploi
des technologies audiovisuelles vient en aide à l’hypermédialité théâtrale, en intégrant à la
fois matériaux et formes : Mary chante sur scène, devant trois pièces géométriques (mais sans
forme spécifique), tandis qu’à l’écran, elle le fait devant un piano ; plus tard, Thomas, ivre,
se traîne sur scène, et il semble traverser le même piano à l’écran, comme s’il était un spectre.
Cette différence entre ce qui est sur scène et ce qui apparaît à l’écran invite le spectateur à se
questionner sur la perception et à relativiser sa confiance en la perspective ; il s’aperçoit
également de la différence médiatique entre le théâtre et la vidéo.

338
Ludovic Fouquet, « L’écart et la surface, prémices d’une poétique du corps écranique », art. cit., p. 114.
339
Dans une communication personnelle (courriel du 29 août 2016), M. Fillion nous a expliqué que ce procédé
comporte une forme d’anamorphose, la déformation d’une image à l’aide d’un dispositif optique. Celle-ci est
principalement liée aux arts plastiques, en particulier à Piero della Francesca (XIII e siècle). Elle constitue un
défi dans le cadre du médium scénique, parce que les acteurs sont en mouvement et la perspective change pour
chaque spectateur.

112
2.2 Le questionnement des frontières

La poïétique lepagienne repose, d’une part, sur l’exploration de la matérialité, et d’autre part,
sur le questionnement des frontières médiatiques. Ces deux axes renvoient justement aux
deux composantes étymologiques de la notion d’« intermédialité », soit l’« inter », c’est-à-
dire l’entre-deux, et le « médium », le support rendant possible une opération de
transmission. Ces éléments se trouvent évidemment à la base de notre modèle pour la
recherche ; la distinction entre eux est tout à fait analytique, parce qu’en fait, les deux axes
se développent en même temps : Lepage explore la matérialité en franchissant les frontières
médiatiques et il combine les médias en fouillant les matériaux expressifs.

La poïétique lepagienne essaie de dépasser les classements médiatiques lorsqu’elle se livre à


différents supports pour établir un processus de communication avec le spectateur : ses
créations, en particulier celles qui se développent sur scène, ciblent l’entre-deux des
disciplines et des savoirs en questionnant leurs identités. Comme Hébert l’explique, la
méthodologie de travail et d’écriture de Robert Lepage se distingue par

[…] une volonté de se détacher des contenus préétablis, des formes fixes, des sens
préassignés, bref, de tout ce qui relève d’un « ordre » idéal lié à un modèle « classique »
de représentation du monde qui a longtemps structuré et qui structure encore pour une
part la création théâtrale, ainsi que notre mode de pensée, de représentation et de
connaissance340.

Par cette volonté, les créations lepagiennes constituent des agencements de composantes
diverses. À ce propos, nous avons déjà noté l’hypermédialité inhérente à la scène, celle qui a
historiquement permis au théâtre d’intégrer les éléments et codes d’autres pratiques (des
techniques de la peinture, de la sculpture, de la musique ou de la littérature) ; l’espace théâtral
est le milieu où se métissent depuis des siècles le théâtre, la danse et le cirque, entre autres
formes scéniques. Par conséquent, la théâtralité ne peut pas être appréhendée selon une
classification hermétique qui l’opposerait aux arts visuels et aux autres arts de la scène.

En examinant les enjeux du théâtre de l’image, Hébert et Perelli-Contos considèrent que les
pratiques théâtrale et scénique contemporaines se sont modifiées au point qu’il soit

340
Chantal Hébert, « Robert Lepage et l’art de la transformation », dans Jacques Plante (dir.), Architectures du
spectacle au Québec, Québec, Les Publications du Québec, 2011, p. 19.

113
impossible de les approcher comme un « art pur », étant donné leurs processus d’échange, de
métissage et d’hybridation341. C’est particulièrement vrai en ce qui concerne l’œuvre de
Lepage. Les événements limitrophes apparaissent dans toute l’œuvre lepagienne :

Le plateau scénique lepagien apparaît comme un espace de rencontre, de confrontation


et de création visuelle. Cet espace expose comédiens, ombres, technologies sonores,
visuelles et cinétiques à de nombreuses références culturelles, dans un ensemble qui,
mêlant les échos à des jalons d’une histoire de l’image, remet en question les cultures et
propose peut-être une nouvelle acception du métissage342.

Une telle intégration ne va pas sans difficulté, et elle n’est pas toujours accomplie par les
mêmes procédés. Thenon souligne que la pratique théâtrale intermédiale exige une ouverture
conceptuelle, ainsi qu’une liberté opérative à l’intérieur de territoires communs à divers
artistes ; par sa nature disparate elle suscite des situations de fragilité et d’instabilité
disciplinaire343. L’œuvre de Robert Lepage, scénique ou filmique, truffée de zones
incertaines et pourtant productives, illustre les croisements, les dialogues et les disputes de
ces territoires.

Selon Fouquet, Lepage a élargi ses investigations depuis les années 1980, en intégrant danse,
marionnette, environnement virtuel, architecture, robotique, mais il a réduit leur territoire,
parce les pratiques finalement « arrivent à une telle proximité que l’on a souvent une
sensation de fusion344 ». Tel que le confirment ses expériences avec l’opéra, la direction
scénique des concerts et le cirque, Lepage conçoit la scène comme un espace de conjonction
et d’hybridation ; il explique :

[…] je me sens revenir à cette idée du théâtre comme lieu de rencontre entre
l’architecture, la musique, la danse, la littérature, l’acrobatie, le jeu, etc. Dans tous mes
spectacles, c’est ce qui m’intéressait le plus : rassembler des artisans, associer des formes
et des disciplines diverses345.

341
Chantal Hébert et Irène Perelli-Contos, « D’un art du mouvement à un art en mouvement : du cinéma au
théâtre de l’image », Protée, vol. 28, no 3, 2000, p. 65.
342
Ludovic Fouquet, Robert Lepage, l’horizon en images, op. cit., p. 276.
343
Luis Thenon, « La escritura intermedial en la escena actual », Diálogos, Universidad de Costa Rica, vol. 14,
no 2 (2013), p. 187.
344
Ludovic Fouquet, Robert Lepage, l’horizon en images, op. cit., p. 289.
345
Rémy Charest, Robert Lepage. Quelques zones de liberté, op. cit., p. 32.

114
Ces mots rappellent la notion d’œuvre d’art totale (Gesamtkunstwerk) du romantisme
allemand, en particulier de Richard Wagner, dont Lepage a mis en scène la tétralogie Der
Ring der Nibelungen346. Pour ce qui touche notre corpus d’étude, il faut remarquer que le
créateur québécois considérait (en 1995), que le processus ayant abouti aux versions des Sept
branches de la rivière Ota, dans lesquelles il a intégré de la vidéo, de l’opéra et de la danse,
en plus du jeu et du récit, avait été « une première ébauche de cette nouvelle manière de
travailler qui veut susciter des lieux de rencontre347 ».

La scène est un espace intégrateur. Néanmoins, Lepage n’y reste pas exclusivement : il en
sort, en faisant aussi du cinéma, de l’exposition dans les musées et de la bande dessinée. Ce
dépassement des frontières médiatiques découle de sa propension à jouer avec la résistance
du support, à profiter de cette résistance, même, en la transformant en ressource. Le
dépassement s’explique également par sa volonté de raconter des histoires et de partager ses
thèmes les plus chers par n’importe quel moyen. Cette deuxième partie du chapitre examine
le questionnement des frontières médiatiques à l’intérieur de la poïétique lepagienne : une
activité développée principalement sur scène, mais dont on trouve par ailleurs des exemples
dans ses films.

Le questionnement des frontières chez Lepage montre les enjeux impliqués par la pratique
intermédiale ainsi que ses limites, ou les limites choisies par le créateur québécois : Lepage
s’est exprimé à l’aide de plusieurs médias, quoiqu’il n’ait pas démontré la même
persévérance ou audace avec chacun d’eux. Le chapitre suivant, consacré à la transécriture
lepagienne, donnera de nombreux exemples de cette différence.

346
Selon Defraeye, Lepage aime l’opéra parce que celui-ci donne la liberté de rassembler des disciplines ainsi
que de sortir de la représentation réaliste. « The Staged Body in Lepage's Musical Productions », art. cit., p. 84.
Lepage a beaucoup travaillé avec l’opéra dans la dernière décennie : il a mis en scène neuf spectacles entre
2008 et 2015, ce qui est une nouveauté par rapport aux années précédentes, durant lesquelles il n’a travaillé que
sur deux spectacles. Cela montre l’évolution de sa quête de lieux de rencontre scéniques. Ses récents spectacles
sont : 1984 (2005), d’après le roman de George Orwell, The Rake’s Progress (2007) et The Nightingale and
other Short Fables (2009), d’Igor Stravinsky, The Tempest (2013), de Thomas Adès, d’après la comédie de
Shakespeare, les quatre parties de Der Ring der Nibelungen (2010-2012), de Richard Wagner, et L’amour de
loin (2015), selon un livret d’Amin Maalouf.
347
Rémy Charest, Robert Lepage. Quelques zones de liberté, op. cit., p. 32.

115
2.2.1 La création chez Lepage

Hébert et Perelli-Contos remarquent que Robert Lepage se définit lui-même comme un


auteur scénique, c’est-à-dire quelqu’un qui compose le texte spectaculaire348, constitué
d’unités scéniques souvent disparates, directement dans l’espace scénique349. Chez Lepage,
cette figure se distingue de celles de l’auteur dramatique (celui qui écrit le texte dramatique)
et du metteur en scène traditionnel (celui qui conçoit la représentation théâtrale à partir d’un
point de vue directeur), notamment parce qu’il est plus intéressé par la création collective350.

L’auteur scénique régule les agencements d’un processus qui se sert de l’hypermédialité de
la scène et qui se base sur les ressources et l’intuition des acteurs. Il intègre ainsi une tradition
dans laquelle l’auteur est mis au service de la performance plutôt que l’inverse. Ce refus de
l’autorité du texte s’accorde aux enjeux du théâtre postdramatique et de la recherche
intermédiale351, lesquels impliquent précisément une conception de la production culturelle
qui dépasse le logos en proposant, comme Mariniello l’a remarqué, une litéracie de la
différence.

Dundjerovič situe la théâtralité de Lepage dans le contexte de la pratique du « devising-


theatre », une notion empruntée à Alison Oddey352. Cette pratique comprend un processus de
création collective qui libère le potentiel des individus et groupes en leur permettant de créer
leur propre performance narrative. La mise au point (devising process) renvoie à la création
performative à travers l’improvisation, en ignorant autant les traditions de la suprématie
textuelle que les valeurs de la narration linéaire de cause à effet. Le récit n’est pas préétabli

348
Pavis explique que, dans le cadre de la pensée sémiologique, la notion « texte » a donné l’expression « texte
spectaculaire » (ou texte scénique). « Texte spectaculaire », Dictionnaire du Théâtre, Paris, Dunod, 1996, p.
357. Le terme sert à souligner le caractère spectaculaire du théâtre (le visuel, le performatif). C’est ce qui le
distingue du texte dramatique de la théâtrologie traditionnelle, selon laquelle le théâtre serait subordonné à un
texte écrit, ou même à une source littéraire.
349
Chantal Hébert et Irène Perelli-Contos, La face cachée du théâtre de l’image, op. cit., p. 10.
350
Cette attitude face à l’écriture dramatique conventionnelle s’est développée lors de sa période dans le Théâtre
Repère. Lepage a expliqué en 1987 que lors du processus créatif, l’écriture « joue un rôle accessoire, semblable
en cela aux souliers ou au chapeau dont on a besoin pour créer un personnage. L’écriture est un outil, pas le but
du processus ». « "L’arte è un veicolo" : entretien avec Robert Lepage », art. cit., p. 122.
351
Selon Thenon, l’écriture intermédiale s’accorde aux enjeux du théâtre postdramatique. Luis Thenon, « La
escritura intermedial en el texto postdramático », Escena, vol. 76, no 2 (juillet-décembre 2016), p. 125-139.
352
Aleksandar Dundjerovič, The Theatricality of Robert Lepage, op. cit., p. 26. Il fait référence à l’étude
Devising Theatre: A Practical and Theorical Handbook, Londres, Routledge, 1994.

116
pour les acteurs, mais ceux-ci le découvrent et le forment au cours des séances de travail.
Pendant la conception d’une mise en scène, l’épicentre créatif ne se trouve pas dans des idées
préconçues ou un texte déjà existant, mais dans le groupe d’acteurs qui élaborent la
performance à partir de leurs expériences. Ainsi, les acteurs sont tous des auteurs de la mise
en scène : Les sept branches de la rivière Ota, par exemple, possède treize auteurs (dont deux
actrices qui ont joué les mêmes personnages dans différents cycles : Macha Limonchik et
Anne-Marie Cadieux), tandis que le texte de Lipsynch est attribuable à onze personnes (Marie
Gignac, Robert Lepage et les neufs acteurs qui ont été responsables de construire la
narration).

Pendant le processus créatif, Lepage ne dirige pas les acteurs, mais les fait participer à la
poursuite d’une narration à travers l’exploration des matérialités (les corps, l’espace, les
objets, les dispositifs technologiques). Ainsi, le personnage n’appartient pas à l’acteur, mais
il est « le résultat d’une recherche collective à laquelle tout le monde apporte sa
contribution353 ». Le processus créatif structure la narration, mais celle-ci « se construit non
par interprétation d’un sens profond qui se révélerait sous les mots, mais par le seul effet de
la juxtaposition de scènes et de dialogues souvent fort simples354 ». Cette conception du jeu
s’oppose évidemment au théâtre traditionnel fondé sur l’interprétation d’un texte ainsi que
sur la vision d’un metteur en scène orientant la lecture du récit.

Selon cette conception de la création artistique, l’auteur scénique a pour fonction de


maintenir « le système (ou machine créative) ouvert tout au long du processus de création
afin de garder en éveil l’activité créatrice de l’ensemble de ses collaborateurs355 ». Le travail
de Lepage constitue un exemple de théâtre de recherche, dans lequel

[l]es pouvoirs du créateur sont précisément de réorganiser, de reconstruire, de refaire le


monde. Cette aptitude à bricoler permet donc à l’artiste et aux spectateurs – qui, dans ce
contexte, se voient confier en partie la tâche d’organisation du sens – de manier et de
remanier l’environnement, d’agencer des unités échevelées qui vont tour à tour concourir
à la déstabilisation du réseau puis, une fois regroupées en fonction d’une cohérence
nouvelle, à la re-stabilisation de celui-ci356.

353
Josette Féral, « Entre théâtre et cinéma : le jeu chez Robert Lepage », art. cit., p. 57.
354
Id.
355
Chantal Hébert, « Le lieu de l’activité poïétique de l’auteur scénique », art. cit., p. 31.
356
Chantal Hébert, « L’écriture scénique actuelle : l’exemple de "Vinci" », Nuit blanche, no 55, 1994, p. 57.

117
Selon Hébert, pour l’auteur scénique, l’intuition, l’ensemble des relations organisationnelles,
le contexte de création, même le hasard, « sont autant de maillons de la chaîne pouvant servir
de fil d’Ariane au créateur/bricoleur dont l’activité créatrice se développe dans une sorte de
spirale nébuleuse357 ». Basé sur l’improvisation et l’indétermination, le processus mène à des
créations nécessairement fragmentaires et différentielles comme celles de Lepage (Les sept
branches de la rivière Ota, Lipsynch), qui mettent en relation le narratif et le spectaculaire
en juxtaposant des symboles et dispositifs techniques, ainsi qu’en ébranlant la
spatiotemporalité du théâtre dit traditionnel.

Hébert et Perelli-Contos, Fouquet et Dundjerovič soulignent le rôle du hasard dans les


créations de Robert Lepage : il « emploie des événements et accidents, en invitant le chaos
et une certaine gaieté spontanée et souvent enfantine sur l’espace scénique358 ». Le processus
intègre ainsi les notions de chaos (l’incertitude ou le désordre) et de cosmos (la certitude et
l’ordre), qui sont normalement considérées comme contradictoires. Pour Lepage, en fait,
elles sont plutôt complémentaires : il provoque le désordre afin d’engendrer un nouvel ordre.
C’est la raison pour laquelle Hébert et Perelli-Contos abordent la poïétique lepagienne en
utilisant la notion de complexité, qui permet d’analyser cette conception élargie de la
dramaturgie comme constituée d’agencements, d’amalgames et d’accidents359.

À l’intérieur de ces agencements intervient l’opération de décalage360. Selon Bunzli, celui-ci


constitue l’élan primaire chez Lepage, le principe de son mode de travail et un résultat majeur
de ses productions361. Autrement dit, il résume la poïétique lepagienne : le décalage suppose
l’acceptation des différences, intervalles et indéterminations ; il implique de travailler avec
des impulsions, des intuitions et une ample liberté créative. Cela s’accorde en effet avec le

357
Chantal Hébert, « Le lieu de l’activité poïétique de l’auteur scénique », art. cit., p. 34.
358
Aleksandar Dundjerovič, The Theatricality of Robert Lepage, op. cit., p. 24.
359
Nous trouvons une évocation de la pensée complexe dans le discours de Lepage. D’après lui, dans ses
créations, certaines scènes prennent « l’allure de véritables microcosmes du spectacle et deviennent comme un
hologramme, dont chaque particule contient l’image complète de l’objet représenté ». Rémy Charest, Robert
Lepage. Quelques zones de liberté, op. cit., p. 114.
360
Le décalage signifie, au sens figuré : « Manque de correspondance, défaut d’adaptation entre deux choses,
deux faits ». Dictionnaire de la langue française, vol. 2, Paris, Le Robert, 1974, p. 29.
361
James Bunzli, “The Geography of Creation: Décalage as Impulse, Process, and Outcome in the Theatre of
Robert Lepage”, art. cit., p. 89.

118
work in progress lepagien : les cycles créatifs et les transformations qui en découlent donnent
un rôle au public pendant l’opération de mise en relation des matériaux disparates :

Par le biais du décalage et d’une création mutuelle, il [Lepage] investit l’auditoire d’un
rôle constitutif aussi bien pour décortiquer le spectacle que pour le « reconstituer » avec
lui. Le ton apaisant de son expression « un bain de sensations » peut susciter une
impression erronée. C’est tout à fait le contraire de vouloir endormir l’auditoire en le
berçant. Ou encore de lui mâcher tout ce qui est requis pour « comprendre » le spectacle.
Il n’est donné aucune « réponse » ou « signification »362.

Les mises en scènes lepagiennes cherchent à impliquer les spectateurs, qui réagissent à la
différence fécondante des corps, images et lignes narratives. Le décalage s’exprime
également dans les histoires, truffées de voyages, déplacements temporels et opérations de
traduction. Dundjerovič explique que le théâtre et le cinéma de Lepage se basent sur
l’exploration du médium jusqu’à la découverte de quelque chose qui fasse écho chez le
public. Cependant, il considère que ce serait une erreur de penser que Lepage est simplement
un magicien technologique : les ressources sont toujours mises, chez lui, au service de
l’écriture scénique et de la performance363.

Par ailleurs, un trait de la poïétique lepagienne est que plusieurs projets sont développés en
même temps et que la recherche créative se sert d’une sorte de réseau de plusieurs médias en
action. La fondation de la compagnie Ex Machina et l’inauguration de son centre
d’opérations, La Caserne, en 1997, ont été déterminantes pour la consolidation de cette forme
de travail. Là, Lepage poursuivait en 1998 le montage du film Nô pendant les premières
phases de la pièce théâtrale La géométrie des miracles ; peu après, lors des répétitions du
spectacle Zulu time, il faisait le montage de Mondes possibles364. Tout cela s’est effectué à
La Caserne, un lieu de rencontre qui est simultanément centre de création et de répétition (le
premier spectacle qui y a été développé est Elseneur), salle de spectacle et studio de tournage
(Nô en a été la première expérience).

362
James R. Bunzli, « Décalage et autoportrait dans les spectacles solos de Robert Lepage », L’Annuaire
théâtral, no 18 (1995), p. 243.
363
Aleksandar Dundjerovič, « Juliette at Zulu Time: Robert Lepage and the aesthetic of ‘techno-en-scène’ »,
International Journal of Performance Art and Digital Media, vol. 2, no 1 (2006), p. 70.
364
Ludovic Fouquet, Robert Lepage, l’horizon en images, op. cit., p. 269.

119
Fouquet explique que le « point névralgique » de La Caserne est un cube de 18 mètres de
côté, sans ornement. Celui-ci « est avant tout un espace libéré des contraintes de la scène à
l’italienne, un espace malléable profitant des avancées technologiques et dont tout le volume
architectural disponible peut être investi365 ». Cet immeuble permet de placer les créateurs
(metteurs en scène, acteurs, scénographes, vidéastes) au centre du dispositif, ainsi que de
réunir l’expression artistique, la technique et la technologie. À cet égard, en analysant le
processus créatif derrière le Projet Andersen, Hébert reconnaît le concours de différents types
d’intervenants (des acteurs, du metteur en scène, du scénographe, du musicien, de
l’éclairagiste, même du spectateur), dans l’écriture scénique, ainsi que l’incorporation de
différents matériaux et procédés (les idées, images, objets, corps en jeu, improvisations, son
et lumière)366. Autrement dit, pendant le processus, les acteurs, les concepteurs et les
techniciens deviennent tous des auteurs scéniques.

La Caserne a permis à Lepage de rapprocher ses créations filmiques de sa recherche scénique,


et ce, à partir de son troisième film, Nô, parce que les deux premiers ont été tournés selon les
règles du milieu cinématographique, avec lequel Lepage n’était pas familier. En dépit de cela,
Lepage s’était engagé dès son premier film, Le confessionnal, dans une exploration
médiatique visant à s’approcher de la zone où le film et le théâtre se rencontrent : « Il amène
au cinéma un vocabulaire développé dans les performances vivantes comme acteur, metteur
en scène et dramaturge367 ». Lepage a entrepris cette recherche sans le poids de la théorie et
de la pratique filmiques, parce qu’il n’avait ni formation ni expérience en cinéma, sauf sa
participation comme comédien dans le film Jésus de Montréal (1989) de Denys Arcand368.

Le parcours filmique de Lepage confirme les différences médiatiques (les institutions


cinématographiques sont très différentes des théâtrales) mais aussi la polyvalence du
créateur. Lors de la production de ses premiers films (Le confessionnal, Le polygraphe),
Lepage s’est confronté à la difficulté de reprendre ses méthodes au cinéma : peu après le
tournage du Confessionnal, il a exprimé son embarras de devoir s’adapter à une équipe

365
Chantal Hébert, « Robert Lepage et l’art de la transformation », art. cit., p. 18.
366
Chantal Hébert, « Le lieu de l’activité poïétique de l’auteur scénique », art. cit., p. 35.
367
Aleksandar Dundjerovič, The Cinema of Robert Lepage. The Poetics of Memory, op. cit., p. 5.
368
Lepage avait tout de même réalisé des annonces publicitaires pour Loto-Québec et le Syndicat de la fonction
publique du Québec (1988), avant sa participation au film d’Arcand.

120
nombreuse ou aux contraintes de production qui l’empêchent de se consacrer à plusieurs
projets en même temps369. Les processus des deux premiers films n’ont pas été aisés pour
lui370, alors que le tournage de son troisième film, Nô, à La Caserne, avec une équipe plus
petite, a été une sorte de « déblocage ». Même s’il avait moins de moyens, son troisième
tournage lui a donné la possibilité de trouver sa manière de faire et, mieux encore, de
poursuivre sa recherche intermédiale. Lepage s’est rendu compte que, au contraire de la
création scénique, la création filmique exige de s’attacher davantage au texte et de jouer un
rôle plus directif. Peu après le tournage de Nô, il a dit :

Je comprends maintenant que plus un scénario est précis, mieux il est construit, plus cela
permet d’aller loin au tournage. On peut improviser, mais il faut pouvoir compter sur
une bible solide. […] Au cinéma, plus qu’au théâtre, je dois avoir une mainmise sur la
création, établir une signature, accepter ce rapport de personne à personne qui s’établit
avec le spectateur. Impossible donc pour moi de me cacher derrière le groupe de
créateurs. Tout de même, je perçois le texte comme un simple guide, qui peut toujours
être modifié371.

Cette sorte de contraintes, reliées à la matérialité et aux traits institutionnels du médium,


démontrent les limites inévitables d’une écriture intermédiale. Ces limites déterminent en
partie les résultats des transécritures lepagiennes, un sujet qui sera approfondi dans le
prochain chapitre.

Lepage ne peut pas développer au cinéma – du moins, pas de la même façon – un des aspects
fondamentaux de son travail, le work in progress372. Au théâtre, cela signifie, par exemple,
changer la mise en scène d’un soir à l’autre, l’affiner d’un cycle à l’autre. En effet, suivant le
chemin ouvert par les cycles Repère, Lepage et ses collaborateurs revisitent leurs travaux et
se livrent à de multiples restructurations, permutant des scènes, intégrant de nouveaux
passages ou en retirant certains. Le spectacle La trilogie des dragons, par exemple, a été
présenté au public en trois étapes successives, passant d’une heure et demie à six heures de

369
Rémy Charest, Robert Lepage. Quelques zones de liberté, op. cit., p. 106.
370
Il a évoqué ainsi ces deux tournages : « j’ai accepté qu’on me dise quoi faire, j’ai été très encadré, parfois
trop, et donc moins intuitif. J’ai réalisé ces premiers films avec de bons budgets, grâce à des ententes de
coproduction tripartites, entouré de partenaires aux exigences et aux points de vue différents ». Michel
Coulombe, « Entretien avec Robert Lepage », art. cit., p. 6.
371
Id.
372
Dans les mots de Lepage : « je travaille en work in progress et je fais des choses à long terme ». Stéphan
Bureau, Stéphan Bureau rencontre Robert Lepage, op. cit., p. 24.

121
représentation. La rencontre de l’œuvre, encore inachevée, et du public, nourrit la quête
créative. Faisant une analogie avec la production audiovisuelle, Fouquet explique que pour
Lepage, « les répétitions publiques sont l’équivalent du rough cut, avant le travail qui conduit
au final cut373 ». Les différents cycles des créations se forment fréquemment lors des tournées
internationales, devant des spectateurs du monde entier. Ce public hétérogène oriente le
façonnage des spectacles, en se constituant comme leur auteur indirect374.

Il y a dans cette méthodologie développée durant la période avec le Théâtre Repère un


processus de mises en relation d’entités disparates et de transformations continuelles qui
intéressent évidemment la recherche intermédiale. Lepage a conservé sa méthode après avoir
quitté la compagnie pour travailler au Centre National des Arts, à Ottawa (1989-1993), puis
pour fonder Ex Machina (1994).

Nous pouvons même penser la transécriture de ses créations du théâtre au cinéma comme un
exemple des restructurations créatives : le film Nô, par exemple, peut être conçu comme un
nouveau cycle parmi les nombreuses versions des « Mots », un chapitre des Sept branches
de la rivière Ota, un pas de plus dans l’exploration lepagienne des récits et des médias. Ce
spectacle est typique des work in progress lepagien. Intitulé au départ « Hiroshima » (en
commémoration du cinquantenaire de la bombe atomique), il est passé par quatre étapes
d’élaboration : à la première, il s’agissait d’un spectacle de trois heures (août 1994) ; lors de
la deuxième étape, d’une pièce de cinq heures (été 1995) ; la troisième version durait sept
heures et demie (mai 1996) ; à la quatrième étape, l’œuvre atteignait huit heures (mai-juin
1997)375. Le spectacle a connu un long parcours : cent soixante-sept représentations en plus
de trois ans, d’août 1994 à mars 1998. Chaque nouvelle version enrichissait la précédente,
des personnages et des situations y étaient ajoutés ou modifiés376. Le film Nô, qui reprenait

373
Ludovic Fouquet, Robert Lepage, l’horizon en images, op. cit., p. 131.
374
Aleksandar Dundjerovič et Ilva Navarro Bateman, « Robert Lepage Inc.- Theatre for Festival Audiences »,
Contemporary Theatre Review, vol. 19, no 4 (2009), p. 415.
375
Les observations d’Hébert et Perelli-Contos sont tirées de leur analyse de la troisième version, que nous
connaissons à travers le livre The Seven Streams of the River Ota. Chantal Hébert et Irène Perelli-Contos,
« L’écran de la pensée ou les écrans dans le théâtre de Robert Lepage », art. cit., p. 171-204.
376
Selon Hébert et Perelli-Contos, les trois premières étapes totalisaient chacune environ six semaines de travail
collectif ; les nouvelles versions modifiaient et élargissaient l’intrigue antérieure : au début, l’œuvre racontait
l’histoire de deux personnages principaux, Pierre Lamontagne (celui de La Trilogie des dragons et Le
confessionnal), un jeune artiste québécois qui arrive à Hiroshima pour étudier la calligraphie et loge chez Jana
Capek, une photographe d’origine tchèque et fil conducteur du spectacle. Jana était arrivée au Japon après avoir

122
et augmentait le troisième épisode de la quatrième version, élargissait le parcours de la fable
comme s’il s’agissait d’une nouvelle étape du work in progress dans un autre média377.

Outre Nô, une autre production audiovisuelle est reliée au spectacle Les sept branches de la
rivière : le téléfilm homonyme (1997), réalisé par Francis Leclerc, dont Lepage a été
coscénariste et auquel ont participé la plupart des acteurs de la troisième version378. Cette
production montre la nature dialogique, dynamique et transformative de la création
lepagienne, parce qu’elle a été fondamentale pour la constitution de la quatrième version des
Sept branches de la rivière Ota, permettant de clarifier l’histoire et les rôles des personnages,
comme Lepage l’a admis :

En voyant le montage, je me suis dit qu’il fallait refaire tout le spectacle, et on a tout
refait à partir de ce premier éclairage. Cela a donné des choses étonnantes. L’idée d’avoir
une petite fille au début, et que cette petite fille soit Hanako, a été trouvée pour le film
[celui de Leclerc]. C’est, selon moi, un bon exemple de la possibilité de tourner un film
basé sur une pièce de théâtre, et de réécrire cette pièce par la suite379.

Cette évolution met bien en lumière le dialogue intermédial entre les différents projets
auxquels s’attaque Lepage. Elle fait également apparaître les compromis que Lepage – et tout
créateur dans les mêmes circonstances – doit accepter lors de la transécriture du théâtre au
cinéma. Pour le téléfilm, les situations ont été réécrites ou résumées ; les acteurs n’incarnent
plus plusieurs personnages à la fois comme dans la version théâtrale ; l’utilisation d’écrans a
été remplacée par des jeux d’ombres sur les shȏji. Par la suite, cette production a eu une
incidence sur la dernière version du spectacle : le point de vue extérieur, celui de Leclerc, a
permis « un recul pour les créateurs, confrontés à de nouveaux cas de figure, de nouveaux
schémas logico-narratifs dont ils n’avaient pas pu ou pas voulu se débarrasser lors de la

échappé au camp de Terezin et être passée par Paris (à l’époque de la Nouvelle vague) et par New York (à
l’époque des performances). Le voyage provoquera la rupture de Pierre et Sophie, une jeune actrice québécoise,
qui, dans la troisième version, sera plutôt sa mère, alors que le voyage de Pierre deviendra un retour aux sources.
Jana Capek y perd son statut de fil directeur au profit d’Hanako. Celle-ci est d’abord une hibakusha veuve et
aveugle, mère de David le publiciste, puis elle est restée célibataire ; Jeffrey 2, auparavant son mari, devient
son frère. Ibid., p. 190.
377
Nous pouvons même considérer le livre The Seven Streams of the River Ota, paru en 1996 et contenant le
texte de la troisième version, comme une autre concrétisation de ce work in progress intermédial.
378
Les sept branches de la rivière Ota. Réalisation : Francis Leclerc. Adaptation et scénario : Robert Lepage et
Francis Leclerc. Montréal, In Extremis Images – Télé-Québec, 1997, 61 minutes.
379
Ludovic Fouquet, « Du théâtre d’ombre aux technologies contemporaines », art. cit., p. 331.

123
dernière phase de création380 ». Nous voyons ainsi que le processus créatif de Lepage se
nourrit de plusieurs sources et que le work in progress traverse les médias.

La méthodologie du work in progress comporte des risques. Selon les critiques des mises en
scène lepagiennes (reliées à la conception traditionnelle du texte dramatique), la puissance
visuelle n’est pas toujours accompagnée d’une narration solide. À cet égard, Dixon affirme
que lors du processus créatif de Lepage, le développement des personnages ou de l’intrigue
est moins important que l’exploration de l’espace et des mécanismes scénographiques pour
la métamorphose spatiale381. Dundjerovič nuance : il s’agit d’une critique fréquente pour les
premiers cycles de production, qui sont souvent considérés superficiels, pleins de clichés
intellectuels, frôlant même le sensationnalisme et l’ornemental382, mais les œuvres qui
naissent des cycles suivants sont plus consistantes.

Une autre pièce de notre corpus, La face cachée de la lune, a connu, comme Les sept branches
de la rivière Ota, plusieurs transformations à travers les années, et son histoire a pris forme
dans plusieurs médias (mise en scène, film et livre). Le processus a commencé en tant que
« Moon project », prenant comme point de départ l’astronaute Buzz Aldrin, la deuxième
personne qui a marché sur la lune383, une laveuse et la souffrance de Lepage après la mort de
sa mère. La mise en scène a été présentée en France et à Québec en hiver 2000. Cette première
performance a servi de ressource pour d’autres cycles, et la deuxième étape a ouvert le
Festival international de Toronto en avril 2000 ; ensuite, un nouveau cycle a donné lieu à une
tournée mondiale en 2001384. Ce spectacle a ceci de remarquable que Lepage l’a considéré
comme « abouti », comme le montre la concordance entre les mises en scène, identiques en
2001 et en 2011, et le livre385.

380
Ludovic Fouquet, Robert Lepage, l’horizon en images, op. cit., p. 271.
381
Steve Dixon, « Metamorphosis and Extratemporality in the Theatre of Robert Lepage », Contemporary
Theatre Review, vol. 17, no 4, 2007, p. 500.
382
Aleksandar Dundjerovič, The Theatricality of Robert Lepage, op. cit., p. 73.
383
Lepage a changé de sujet parce que, en parlant à l’astronaute, il a noté beaucoup de différences entre leurs
idées respectives. Aleksandar Dundjerovič, « The Multiple Crossings to The Far Side of the Moon:
Transformative mise-en-scène », Contemporary Theatre Review, vol. 13, no 2 (2003), p. 76.
384
Lepage a fait partie de la distribution dans les premières versions. Yves Jacques a pris sa place après juin
2001 et en 2011.
385
Cependant, quoique Lepage n’ait pas fait de changements importants, il les a envisagés : « le spectacle [La
face cachée de la lune] – peut-être pas le film, mais le spectacle – est un spectacle pour lequel j’ai toujours

124
L’intermédialité de la poïétique lepagienne se manifeste également dans le spectacle Le
dragon bleu (2008), une histoire dérivée de la Trilogie des dragons, qui reprend le
personnage de Pierre Lamontagne, habitant en Chine depuis 20 ans – ce qui établit aussi un
dialogue avec Le confessionnal et la première version des Sept branches de la rivière Ota.
Selon Fouquet, Le dragon bleu présentait une esthétique de bande dessinée, un élément peu
habituel chez Lepage386. L’intermédialité de la création s’est d’ailleurs confirmée ensuite,
lorsque Lepage a coécrit avec Marie Michaud une version du Dragon bleu en comic, dessinée
par Fred Jourdain et parue en 2011387.

Comme nous venons de le voir, la poïétique de Lepage se développe d’abord dans l’espace
scénique, où lui et ses collaborateurs édifient un dispositif transformatif, hypermédial et
intermédial, qui agence les intuitions et les techniques des créateurs pour élaborer une
performativité et une narrativité scénique, et touche ensuite ses créations dans d’autres
médias, dont le cinéma.

2.2.2 Le dispositif scénique

Le dispositif déployé sur scène par Lepage et ses collaborateurs, transformatif et hybride,
exploite la performativité de la scène pour inviter le public à se questionner sur la perception,
la fixité du sens ou la nature des transferts dans la sphère intermédiatique. Il tire son origine
d’un processus qui consiste à scruter la matérialité, afin d’en faire ressortir les qualités
médiatiques qui en font un support de communication. Ce dispositif est à la fois hypermédial,
parce que plusieurs médias et modalités y interviennent, et intermédial, parce qu’ils s’y
amalgament. Son origine et ses traits dynamiques confirment que l’œuvre lepagienne est non
seulement un objet à étudier d’après l’axe de pertinence intermédial : elle est aussi un
laboratoire pour réfléchir sur les sujets qui intéressent la pensée intermédiale.

pensé : "Tiens, ça, c’est abouti, ça, c’est vraiment quelque chose quelque chose qui est écrit, qui est ficelé" ».
Cependant, lorsque Lepage est retourné voir Yves Jacques le jouer, il a pensé : « "Ah ! mon Dieu, je changerais
ça complètement ! Que ça, ça a pas rapport, que ça, je l’enlèverais ça". Donc, c’est toujours à accomplir, c’est
toujours à finir ». Stéphan Bureau rencontre Robert Lepage, op. cit., p. 24.
386
Ludovic Fouquet, The Visual Laboratory of Robert Lepage, op. cit., p. 303.
387
Robert Lepage et Fred Jourdain, Le dragon bleu, Québec, Alto et Ex Machina, 2012, 184 p.

125
Comme nous l’avons noté dans le premier chapitre, le dispositif fixe les règles du jeu, en
mettant en contact une structure et une conjoncture. Dans le cas du dispositif scénique
lepagien, cette structure utilise les matériaux qui sont propres à son écriture intermédiale (le
corps, l’espace et les techniques et technologies de l’image et du son) pour développer une
performativité mise au service de la narration (la conjoncture), dont l’origine tient dans
l’exploration des mêmes matériaux et des mêmes thèmes.

Le dispositif lepagien s’inscrit dans une théâtralité concordant avec le théâtre de l’image, une
forme scénique qui prend vie et corps avec le regard du spectateur, témoin de la
transformation des personnages ou du dispositif scénique. Cela suscite une
« désautomatisation » de la perception : le public se trouve confronté à des agencements
médiatiques qui dévoilent leurs formes et matériaux pour rendre possible la transmission, par
exemple lorsque l’acteur change de rôle dans la version scénique de La face cachée de la
lune, ou lorsque les personnages participent à la métamorphose de la scène devant le public,
tout en imitant les mots et gestes d’une équipe de production filmique dans Lipsynch.

Nous trouvons chez Lepage une manière d’écrire sur scène qui donne à voir, sur un support
spatial et non sur un support papier. Ainsi, l’œuvre de Lepage invite à réfléchir « au mode de
constitution de l’image et à sa perception par le public, tout en mettant en valeur une logique
imaginative qui fonctionne à partir de stimuli et d’emprunts technologiques, sous le signe de
la mémoire388 ». Comme nous l’avons noté dans la première partie du chapitre, le recours à
l’image ne se restreint pas aux caméras et écrans : la mise en scène de Lepage incorpore
également des jeux d’ombres, des surfaces écraniques translucides, des miroirs et des
cadres389. Chez le créateur québécois,

[q]uelle que soit la nature des écrans et des projections, ils ont […] une fonction
« intégratrice », car ils permettent de tisser entre le corps de l’acteur et les images sur le
support-écran des relations inédites qui […] tendent à fusionner les deux, les supports

388
Ludovic Fouquet, Robert Lepage, l’horizon en images, op. cit., p. 85.
389
Pour Fouquet, la pratique lepagienne exemplifie le théâtre de l’image. Mais elle recèle aussi des liens avec
la tradition : « Le théâtre traditionnel a toujours joué des contraintes spatiales, notamment de la boîte scénique
à l’italienne. En la redoublant et en s’appuyant sur des recours technologiques, Lepage fait de sa boîte scénique
un dispositif sous observation qui utilise, tout en s’en moquant, les anciennes délimitations ». Ibid., p. 335.

126
matériels (l’écran) se transmuant en de véritables milieux de jeu, qui se rapprochent
analogiquement d’une scène virtuelle390.

Le dispositif lepagien met en relation des unités scéniques (les acteurs, la scénographie,
l’éclairage, la vidéo) afin de vaincre la résistance du support scénique, c’est-à-dire ses limites
matérielles et institutionnelles. La cinématicité de la mise en scène mène la théâtralité au-
delà des frontières médiatiques que la tradition théâtrale lui attribue. L’espace scénique prend
de l’ampleur grâce à la puissance évocatrice du jeu et à l’emploi d’outils techniques et
technologiques, notamment audiovisuels. Pour Picon-Vallin, la boîte des Sept branches de
la rivière Ota, simple, fonctionnelle, autonome, indépendante de l’espace où on l’installe, est
le meilleur exemple d’intégration de multiples outils écraniques sur scène391. Ces outils sont
disposés soit sur les shȏji (portes ou parois en papier de riz), soit sur le mur intérieur de la
construction, qui constitue le fond de la scène ; les écrans sont mobiles et se déplacent,
souvent à la vue des spectateurs, permettant également des effets de transparence, d’opacité
et de distorsion. La boîte rectangulaire est divisée en trois compartiments donnant sur un
jardin zen par un jeu de sept panneaux coulissants. Les limites physiques sont toujours celles
du cadre rectangulaire. En complicité avec le public, ce dispositif se transforme
constamment, fait appel aux procédés de la syntaxe cinématographique et passe de la
représentation réaliste aux codes plutôt symboliques ou poétiques. Pendant le spectacle de
huit heures et demie, cette boîte se transforme pour évoquer tour à tour une maison japonaise
traditionnelle, un train, un loft new-yorkais, un camp de concentration, une scène de théâtre,
un restaurant japonais, un café et un appartement à Amsterdam.

D’après Fouquet, le dispositif scénique des Sept branches de la rivière Ota est un compromis
entre l’opacité de la boîte idéale et la transparence dont a besoin le théâtre, qui repose « sur
la circulation, la superposition, l’interchangeabilité et la transparence de panneaux répartis
sur trois rails392 ». Ce dispositif constitue un appareil de vision qui apparaît en lui-même dès
la première partie des Sept branches de la rivière Ota, « Moving Pictures », dans laquelle la

390
Marie-Christine Lesage « Théâtre et intermédialité : des œuvres scéniques protéiformes », art. cit., p. 143.
391
Béatrice Picon-Vallin, « Hybridation spatiale, registres de présence », dans Béatrice Picon-Vallin, Les
écrans sur la scène. Tentations et résistances de la scène face aux images, op. cit., p. 25.
392
Ludovic Fouquet, Robert Lepage, l’horizon en images, op. cit., p. 183.

127
rencontre d’un photographe états-unien et d’une femme japonaise, une hibakusha, est
montrée simplement par leurs silhouettes sur les shȏji.

Féral remarque que, même si les images qui peuplent les créations lepagiennes et fascinent
les spectateurs sont souvent issues de technologies comme la vidéo, le numérique ou la
robotique, en général « cette impression de sophistication est trompeuse393 ». L’ingéniosité
du dispositif lepagien se trouve dans le fait que cette apparente sophistication ressort de
procédés souvent assez simples (des jeux d’ombres ou des miroirs), mais dérivés d’un
processus complexe d’exploration de la matérialité, de la technique et de la perception. Le
dispositif scénique du Polygraphe en est un exemple : un long mur dont la partie supérieure
est aussi une plateforme sur laquelle les personnages peuvent marcher. Quelques objets sont
ajoutés ou enlevés, selon les besoins du récit : un lavabo, une table, des chaises, le
polygraphe, un squelette. Le mur et les corps des acteurs deviennent des surfaces écraniques
pour des projections qui, quoique peu définies, construisent des atmosphères. Plusieurs
passages font alterner les actions des personnages à la manière d’un montage parallèle, tandis
que leur jeu imite la lenteur ou la vitesse normalement appliquées au cours de la
postproduction. Le dénouement inclut aussi un miroir qui permet de créer la transformation
du corps de François (d’être vivant à squelette). Nous avons là un dispositif scénique simple,
qui suffit pourtant à déployer un récit qui, avec l’inscription du jeu et l’emploi de l’éclairage,
s’avère transformatif, comblé d’images et de références au langage cinématographique.

À propos de cette ingéniosité trompeuse, Fouquet note, dans l’épilogue pour l’édition
anglaise (et mise à jour) de son étude sur Lepage, un retour aux procédés de génération de
l’image développés dans ses premières créations : il y a un emploi moins manifeste de la
technologie et un retour à l’acteur, à la dramaturgie et à la boîte comme espace scénique,
ainsi que plus d’artisanat dans le dispositif394. De la réduction des recours à la technologie ne
découle pas que la mise en scène soit moins « cinématographique », preuve en est le dispositif
scénique pour Quills, qui permet de faire tourner le sol, afin de montrer la simultanéité des

393
Josette Féral, « Entre théâtre et cinéma : le jeu chez Robert Lepage », art. cit., p. 55.
394
Ludovic Fouquet, The Visual Laboratory of Robert Lepage, op. cit., p. 300.

128
actions ou les déplacements temporels ; quant aux miroirs, ils rendent possible la monstration
des souvenirs ou des rêveries des personnages.

Par sa cinématicité, le dispositif scénique lepagien relève d’une pratique intermédiale. Le


théâtre lepagien conçoit et articule sa narrativité en empruntant les traits du récit
audiovisuel (et non seulement cinématographique) : des procédés tels que le montage
parallèle, l’alternance rapide des scènes, les fondus au noir enchaînés, la superposition de
différentes lignes narratives, les ruptures entre les scènes et la juxtaposition de capsules, sont
évoqués par le truchement de la structure scénique développée. L’efficacité de cette
évocation dépend évidemment du spectateur, du fait qu’il identifie la référence aux procédés
liés aux autres médias. Comme nous le proposons dans le chapitre 3, cette cinémacité est
aussi déterminante, chez Lepage, lors du processus de transécriture de ses créations au
cinéma.

La théâtralité et la cinématographicité sont généralement liées aux différentes manières de


raconter. Elles se servent de ressources semblables (le corps en action, la spatiotemporalité),
mais, selon Gaudreault, ce qui distingue le récit scénique est le rôle du « monstrateur », le
responsable de la modulation des différentes manifestations du langage scénique395. L’image
scénique comporte, outre « des valeurs représentatives ("iconiques"), une dimension
plastique liée à la performance, au corps, à la matière des supports offerts directement, in
praesentia, au regard des spectateurs 396». En revanche, l’image filmique privilégie la
dimension iconique, ici dialectisée par la caméra et le montage, ainsi que présentée par voie
indirecte. À la différence du narrateur cinématographique, le monstrateur théâtral ne dispose
pas, en principe, de ressources comme le cadrage ou le montage, lesquelles permettent de
déterminer les priorités du regard du spectateur. En général, cette instance de la mise en scène
théâtrale est davantage plurielle que celle du cinéma ou de la télévision, tellement
démultipliée qu’il est difficile de la considérer comme une véritable conscience focale : les
spectateurs conservent une liberté qui est absente dans le récit filmique ou même littéraire.
« En principe », parce que des metteurs en scène comme Lepage développent un dispositif

395
André Gaudreault, Du littéraire au filmique, Paris/Québec, Armand Colin/Éditions Nota Bene (Coll. Cinéma
et audiovisuel), 1999, p. 91.
396
André Helbo, L'adaptation. Du théâtre au cinéma, Paris, Armand Colin, 1997, p. 32.

129
scénique qui réussit à reprendre les procédés de focalisation audiovisuels à travers l’éclairage,
les transformations scénographiques ou les gestes des acteurs guidant le regard des
spectateurs et élargissant par là même la portée du monstrateur.

À cet égard, le dispositif scénique de La face cachée de la lune se distingue précisément par
l’incorporation des procédés de la narration cinématographique et des techniques et
technologies visuelles. Il est composé d’un mur pivotant, fait d’une douzaine de panneaux
rectangulaires dont une des surfaces est réfléchissante, ainsi que d’un autre mur fait d’une
quinzaine de panneaux également rectangulaires, recouverts d’ardoise, indépendants les uns
des autres et installés sur un rail à la manière de rideaux. Il s’agit d’une sorte de grand
dispositif optique : les panneaux coulissent, ce qui permet de choisir et limiter ce que le
spectateur voit ; ils construisent des cadres et des hors champ, ils se déplacent à la manière
d’une caméra, évoquant la prise de vue panoramique. Les spectateurs perçoivent la différence
des registres sur scène, le théâtral et le cinématographique, en plus de l’audiovisuel, parce
que les panneaux fonctionnent également comme des écrans, sur lesquels sont projetées des
images documentaires (l’astronome Tsiolkovski, la course spatiale des Étatsuniens et des
Soviétiques) ou ayant rapport aux personnages (le rapport météorologique d’André ou le
visage de Philippe dans la machine à rayons X).

Les procédés évoquant le cinéma enrichissent la scène, de même que la narration qui s’y
déroule ; en plus de constituer des citations, ces agencements organisent les histoires, ils
« assurent "les articulations du récit", dans une fonction toute syntaxique397 ». Les spectacles
de Lepage développent une esthétique du collage et du montage cinématographique, d’une
façon qui a peu à voir avec la dramaturgie classique. Fouquet explique que

[…] les divers éléments cinématographiques relevés permettent bien une exploration
nouvelle, faite d’angles de vision insolites, de cadrages nous faisant basculer dans un
autre univers. Le spectateur est invité à découvrir sous plusieurs angles un même
dispositif et une même fable. Lepage mêle ces deux univers avec le souci de les fondre
dans une même pratique ; il ne s’agit pas de faire du cinéma au théâtre, mais de
redécouvrir le théâtre, d’aller chercher de nouvelles possibilités de cet espace de départ,
cet espace sacré, qu’est le plateau de théâtre398.

397
Ludovic Fouquet, Robert Lepage, l’horizon en images, Québec, L’instant même, 2005, p. 134.
398
Ludovic Fouquet, « Clins d’œil cinématographiques dans le théâtre de Robert Lepage », Jeu : revue de
théâtre, no 88, (3) 1998, p. 139.

130
Par l’appel à un autre médium, le cinématographique, Lepage invite à redécouvrir le médium
hôte, le théâtre : c’est la réflexion proposée dans des spectacles comme Le polygraphe et La
face cachée de la lune. Néanmoins, cela fait partie d’une autre réflexion plus vaste, qui
englobe les processus de communication et le phénomène de la perception.

Fouquet identifie la boîte carrée ou le cube (une figure de volume) et la carrière (un milieu
pour l’agencement d’ombres et un lieu écranique) comme les modèles à la base des
expériences scéniques qui aboutissent aux spectacles et qui constituent l’« horizon
lepagien ». Ces deux modèles cohabitent dans le dispositif scénique, et y génèrent des lignes
de force ou de tension ; l’acteur « trouverait son espace – deviendrait image ? –, dans cette
tension entre un volume et une surface ou, plus précisément, un espace bordé de surfaces
écraniques399 ». En portant deux sortes d’image qui coexistent sur scène avec la matérialité
corporelle, ces deux modèles structurent la spatialité des mises en scène de Lepage, en
générant

[l]’expérience d’un ici… et au-delà et l’expérience d’un visible… et au-delà. L’ici, dans
le cadre lepagien, serait la boîte ; le visible, la carrière. Et l’au-delà, la tension qui se
joue entre les deux. L’au-delà comme lieu de production d’images ! L’image lepagienne
– puisque ce théâtre parle bien d’images – est donc avant tout « l’expérience d’un lieu »,
voire l’expérience d’un lieu double, ambigu. Ce fait souligne combien toute image,
l’image théâtrale de surcroît, est une interrogation sur l’espace400.

Même si elle est une ressource artisanale, la carrière renvoie évidemment aux narrations et
technologies de l’image. Quant au volume géométrique, il s’agit d’une structure presque
fermée, souvent transparente ou d’une opacité faible : un cube (Les aiguilles et l’opium), un
endroit (une salle de bain dans Les sept branches de la rivière Ota), même un véhicule (un
avion ou un métro dans Lipsynch) ; les personnages y entrent et en sortent. Les spectateurs
voient les personnages à travers des cadres : fenêtres, portes, le côté du cube, le quatrième
mur d’une chambre. Ce modèle géométrique dépasse la mise en scène théâtrale et constitue
un des points de départ pour la tétralogie d’opéra L’Anneau du Nibelung, où se trouve
également un emploi de la technologie audiovisuelle inspiré du théâtre de l’image.

399
Ludovic Fouquet, Robert Lepage, l’horizon en images, op. cit., p. 76.
400
Id.

131
Le rôle de ce volume géométrique peut être dramatique ou métaphorique, ainsi que descriptif
ou syntaxique. Dans la première boîte des Sept branches de la rivière Ota, l’opposition entre
l’intérieur et l’extérieur de la structure symbolise le contraste entre l’Orient (la femme
japonaise, à l’intérieur de la maison) et l’Occident (le photographe étatsunien). Cette
opposition, au service du comique, réapparaît dans la séquence à la gare de train, dans la
troisième boîte, « Les mots » : alors que Patricia ne cesse de se plaindre d’une façon gênante
à l’extérieur du photomaton, Walter, désespéré, ne peut se concentrer, à l’intérieur de celui-
ci. Le mécanisme scénique de Lipsynch incorpore ainsi plusieurs structures fermées ou
partiellement fermées (le public étant le quatrième mur), qui permettent des relations entre
un extérieur et un intérieur, dont l’opposition a une nature symbolique : par exemple, la
victime d’abus sexuel et son frère qui a abusé d’elle, d’abord opposés chacun de leur côté
des fenêtres d’un studio de radio, puis dans une station de police, dans le cinquième chapitre,
« Sarah ».

Le volume géométrique permet finalement l’expérience d’un lieu, vécu en même temps par
les acteurs et les spectateurs. Il s’avère tout aussi important au cinéma : la maison des parents
ou l’isoloir du Confessionnal, ou le photomaton dans Nô. Le dénouement de Mondes
possibles dévoile que George (ou son cerveau) flotte aussi dans une boîte contenant tous les
mondes et impliquant aussi un intérieur et un extérieur : à l’intérieur, George était presque
omniscient, tandis qu’à l’extérieur, il était mort. La séquence se déroulant à L’Hippocampe,
un club pour les rencontres homosexuelles dans Le confessionnal, en est un autre exemple :
Pierre parcourt les couloirs et les salles chargés de télévisions et de miroirs ; une vue aérienne
de l’ensemble, montrant les personnes qui ressemblent à des souris dans un labyrinthe,
renvoie aux maquettes et marionnettes à l’origine des dispositifs scéniques lepagiens. On
comprend ainsi l’importance des cadres et des seuils (fenêtres, portes) dans ces dispositifs :
ceux-ci jouent un rôle intermédiaire entre les espaces fermés, ainsi que ces derniers espaces
et le public. Par exemple, dans le climax des « Mots » et de Nô, lorsque Patricia et François-
Xavier arrivent à la chambre de Sophie, où cette dernière, ivre, a passé la soirée avec Walter,
les portes marquent la différence entre la réalité et la fantaisie pour Sophie : d’un côté, ses
tribulations (sa grossesse, son malheur), de l’autre, la représentation (La dame de chez
Maxim, de Feydeau). Dans une opération semblable, dans « Michelle », le huitième chapitre
de Lipsynch et le premier de Triptyque, la porte de la librairie signale la différence entre

132
l’intérieur et l’extérieur de l’établissement, d’où les personnages entrent ou sortent, mais
aussi entre la réalité et l’imagination schizophrénique du personnage. Dans la version
scénique, les mêmes épisodes sont présentés deux fois, de l’intérieur et de l’extérieur de la
boîte représentant la librairie ; cette duplicité présente celle que vit Michelle, pour qui le réel
et l’imaginaire coexistent. Il arrive, notamment, qu’en même temps qu’elle converse avec les
clients, elle voit et entend un prêtre célébrant la messe, ou une petite fille, peut-être elle-
même, qui court et chante.

Une des caractéristiques les plus marquantes du dispositif lepagien est sa transformabilité :
la structure sur scène est en métamorphose continuelle devant les spectateurs. Ces
transformations révèlent la performativité du dispositif, derrière lequel il y a une volonté de
le rendre apparent, de montrer au spectateur l’ossature de la machine narrative. Par exemple,
dans Les sept branches de la rivière Ota (« Un mariage) et Lipsynch (« Thomas »), les
panneaux tournent et les acteurs (qui jouaient des clients ou des médecins) placent ou
enlèvent des objets, changeant une librairie en restaurant ou une cafétéria en pub. Ces
opérations dévoilent les articulations du dispositif scénique, elles mettent en évidence
l’artificialité du récit, ce qui l’éloigne du piège réaliste. À cet égard, le dispositif scénique de
Lipsynch se distingue précisément par sa souplesse : trois structures mobiles permettent de
construire des espaces fermés (une maison, une librairie ou l’intérieur d’un avion ou d’un
métro), elles fonctionnent comme des plateformes (la scène a un en-haut et un en-bas, comme
celle du Polygraphe), et possèdent des propriétés écraniques. Le dispositif se transfigure,
devant les spectateurs si la transformation touche toute la scène, ou dans les ombres, s’il
s’agit d’une portion de la scène (tandis que l’action se déroule dans une autre portion). Ce
qui est remarquable est que Lipsynch, dont la version finale est constituée de 73 scènes,
n’inclut aucun noir, sauf les pauses entre les chapitres.

2.2.3 L’espace lepagien

Déterminée par le dispositif, la construction de l’espace chez Lepage mérite quelques


remarques. Celle-ci est le résultat d’une recherche sur place : l’espace qui apparaît pour le
récit est engendré lors de l’exploration que font les artistes (metteur en scène, acteurs,
techniciens) dans les circonstances médiatiques. De plus, cet espace n’est pas restreint aux
limites des planches : il est aussi imaginaire que physique, il dépasse les frontières matérielles

133
par ce qu’évoque le jeu ou les dispositifs audiovisuels. Cette représentation de l’espace
s’inscrit dans une narrativité qui ressemble fréquemment à celles du cinéma et de la
télévision ; en fait, elle y joue un rôle central, car elle articule les unités narratives et
scéniques. La cinématicité fait partie des procédés de la théâtralité lepagienne dans la
construction de l’espace. Finalement, cette spatialité, conçue sur scène, se réfracte à l’écran
– qui était, paradoxalement, son berceau –, comme partie de l’exploration médiatique que
Lepage développe au cinéma.

Pour décrire le traitement de l’espace dans les créations scéniques de Lepage, Dixon reprend
les mots de l’acteur Jean-Louis Barrault, qui disait que le théâtre est la lutte de l’être humain
dans l’espace. Chez Lepage, l’humain ne « lutte pas seulement dans l’espace scénique, mais
aussi dans les espaces symbolique et représentationnel, qui se transforment
continuellement401 ». Nous pouvons tout autant appliquer cette description au cinéma
lepagien, dans lequel l’espace est fait de lignes de tension symboliques et représentationnelles
en métamorphose permanente.

À ce propos, Dundjerovič identifie dans l’écriture de Lepage une « textualité spatiale »


comprenant des modalités diverses (visuelle, sonore, verbale, physique, etc.) que le metteur
en scène et les acteurs intègrent à l’espace scénique402. La textualité de l’espace met au
premier plan la nature matérielle et langagière de cette quête créative : les acteurs, les objets
et les outils techniques se lient dans un milieu permettant la rencontre des médias et l’activité
de la médiation, un milieu où ils se découvrent et se définissent les uns les autres, forment
peu à peu une syntaxe.

Un exemple de la portée symbolique de l’espace lepagien se trouve dans la suspension des


personnages dans les airs, une métaphore de la légèreté ou du rêve. Celle-ci est réalisé par le
truchement d’un harnais dans Les aiguilles et l’opium, ou moyennant des miroirs dans la
version scénique de La face cachée de la lune et Quills. En se servant d’effets spéciaux, la
version filmique de La face cachée de la lune reprend cette image de Philippe s’évadant dans

401
Steve Dixon, « Metamorphosis and Extratemporality in the Theatre of Robert Lepage », art. cit., p. 499.
402
Aleksandar Dundjerovič, The Theatricality of Robert Lepage, op. cit., p. 34.

134
l’espace. À la fin des Mondes possibles, nous voyons que George était aussi suspendu,
flottant dans une caisse qui conserve son cerveau vivant.

Le dispositif lepagien se distingue par le parcours proposé au regard : il peut inviter à porter
l’attention vers le centre, d’une façon conventionnelle, comme dans la sixième partie de
Lipsynch (« Sebastian »), ou à la diviser en deux ou trois points, comme c’est le cas de la
conversation téléphonique d’Ada et Thomas, dans la première partie (« Ada »), ou la scène
finale de la pièce, pendant laquelle Jeremy est témoin de la souffrance de sa mère. Ainsi,
cette représentation de l’espace contribue souvent au bouleversement du régime de vision,
une des quêtes de la poïétique lepagienne. Par exemple, lors de la séquence au restaurant,
dans la version scénique du Polygraphe, François explique à David qu’il a été soupçonné de
la mort de Marie-Claude Légaré. Tandis qu’ils parlent, Lucie « tombe » au mur, son corps
s’y étend brusquement. François et David posent chacun une jambe sur la même surface ;
l’ensemble ressemble à une vue aérienne. Le bouleversement des référents est double parce
que les coordonnées spatiales changent (ce qui est au sol, ce qui est en haut), mais aussi les
coordonnées temporelles : François et David continuent la conversation au présent, mais
leurs gestes renvoient au passé, au moment de la découverte du corps par l’ami et par la
police.

Un semblable bouleversement du regard et de la perception spatiale est fait à l’aide de la


vidéo dans « Thomas », le deuxième chapitre de Lipsynch : Thomas et Veronika parlent en
même temps que, de l’autre côté de la scène, une vieille femme, Mary Harris (tante d’Ada,
l’épouse de Thomas), arrive dans une chaise roulante et se prépare pour une interview (qui
se déroule dans un endroit tout à fait distinct de l’hôpital où Thomas et Veronika travaillent).
Mary parle à l’interviewer (et à la caméra), et son visage, agrandi, apparaît derrière elle,
s’adressant au public. La scène est donc le milieu où coexistent deux histoires qui ont peu de
rapport. La séquence fait un usage important des caméras et des écrans : l’enregistrement en
direct permet de montrer les personnages et les objets agrandis et transformés à l’écran. Cela
permet aussi de montrer deux perspectives du même personnage : Thomas de face et de dos,
ou Mary, dont on voit le corps entier sur la scène et son visage, fatigué, l’air amnésique,
agrandi à l’écran. Les lignes narratives coexistent et se croisent : à un certain moment, la voix
de Mary diminue, sa figure demeure sur l’écran, et Thomas apparaît de l’autre côté, en train

135
de téléphoner à Ada. L’espace scénique comporte ici une continuité insolite puisque la
diégèse, elle, sépare les personnages : Thomas va à la cafétéria de l’hôpital et Mary passe
derrière lui, dans sa chaise roulante (quoique, selon le récit, elle ne soit pas à l’hôpital).

Chez Lepage, les espaces représentent la mémoire. Nous y trouvons une trace du processus
créatif au cours duquel la spatialité est explorée en vue de construire des histoires et des
images. Comme Garrity le note, la mémoire est spontanée et elle émane de l’espace dans Le
confessionnal403. Dans ce premier film de Lepage, la matérialité spatiale et l’architecture
construisent la continuité temporelle. Les lieux relient le passé et le présent des personnages :
les murs de la maison familiale, les chaises de l’église, les marches du château Frontenac,
même des éléments primaires (l’eau, reliée aux suicides de Rachel et Marc) ou des véhicules
comme le taxi (un élément repris dans 887) fonctionnent comme des vecteurs du flux narratif.
Lepage profite de l’architecture de l’hôtel et de l’église, deux endroits qui sont présentés de
trois façons (souvent l’une à la suite de l’autre), en donnant à voir la différence aux
spectateurs : dans le passé (1952), dans le présent diégétique (1989) et dans le film de
Hitchcock (La loi du silence). De manière semblable, la maison est habitée à deux époques
différentes qui sont présentées en alternance, mais de manière à amalgamer l’espace et les
événements jusqu’à les fusionner. Cela est un exemple de l’anachronisme qui caractérise
souvent les opérations intermédiales, et ce, particulièrement chez Lepage : à partir des
surfaces et des objets, et en complicité avec le public, l’écriture intermédiale propose des
rencontres inédites entre unités spatiales et temporelles disparates.

Lepage conçoit souvent la scène comme une maquette que le regard du spectateur peut
explorer ; ce rapport spatial relève du travail avec les marionnettes. Un exemple est 887, un
spectacle qui incorpore, en miniature, le bâtiment où Lepage a passé son enfance. Cette
maquette joue un rôle narratif : l’acteur (Lepage) la parcourt par le truchement d’une petite
caméra, en évoquant les caractéristiques de ses habitants. Le concept de la maquette est à
nouveau mobilisé dans la description cinématographique des espaces fermés : le même
panoramique montre la maison des parents et l’appartement de Manon dans Le confessionnal,
de même pour les appartements voisins dans le Polygraphe. Deux espaces coexistent et il

403
Henry A. Garrity, « Robert Lepage's Cinema of Time and Space », dans James Donohue et Jane Koustas,
Theater sans frontières: Essays on the Dramatic Universe of Robert Lepage, op. cit., p. 100.

136
suffit d’un déplacement horizontal de la caméra pour découvrir leurs relations. Les créations
scéniques invitent à la même activité du regard : c’est le cas pour la maison japonaise, tout
au long de la scène, dans les première et septième boîtes, ou pour les appartements contigus
de la deuxième boîte, dans Les sept branches de la rivière Ota.

Le raccord audiovisuel (l’emploi des images et des sons analogues) comme ressource pour
relier les époques et les lieux est un procédé cinématographique que Lepage utilise dans son
théâtre. Sur ce point, il reconnaît l’influence des théories de Sergeï Eisenstein dans sa manière
de représenter l’espace et de lui donner une fonction syntaxique dans la narration 404. Selon
le créateur québécois, les transitions doivent mettre en relation des spatiotemporalités qui, en
principe, n’ont pas de rapport ; il essaie donc d’introduire dans chaque passage un élément
qui anticipe la scène suivante, de sorte que la transition se produise de manière presque
nécessaire.

La simultanéité − un clin d’œil au montage parallèle cinématographique − fait partie du début


et de la fin de la version scénique du Polygraphe. Lors de la première séquence, les actions
invitent les spectateurs à diviser leur attention : entre deux espaces sur scène, mais aussi entre
deux discours. À droite, François explique le conflit de la guerre froide et ce qui a trait au
mur de Berlin ; à gauche, David reprend les données d’une autopsie. Un troisième point
d’attention apparaît sur la scène : une femme nue, Lucie, qui reçoit sur elle des projections
qui ressemblent à l’intérieur d’un corps. La division de l’attention a lieu à nouveau dans la
séquence finale : un corps nu, celui de François, apparaît et tombe sur le sol ; un miroir le
montre au mur. Le public voit donc deux corps, disposition qui bouleverse de nouveau les
repères spatiaux. En même temps, Lucie, qui se trouve sur la plateforme, au-dessus du mur,
récite le monologue d’Hamlet. Le corps dans le miroir se transforme, il devient un squelette.
Cette transformation étonnante démontre la puissance de la différence, celle qui génère le
sens en annonçant le suicide de François. Cette séquence évoque le montage parallèle, mais
l’activité du regard spectatoriel est tout à fait différente de celle du cinéma : tandis que le
public d’un film aperçoit normalement un événement à la fois, le spectateur lepagien assiste
à deux événements ou plus en même temps ; cela implique un regard plus libre et actif.

404
Pablo Iglesias Simón, « Una conversación con Robert Lepage a la hora del té », art. cit., p. 74-82.

137
Reprenons Nô pour illustrer le traitement spatial dans le cinéma de Lepage. Ce récit raconte
des actions simultanées à Osaka et à Montréal : tandis qu’il fait nuit dans la ville canadienne,
il fait jour au Japon, et vice versa. La coïncidence temporelle s’oppose à la différence des
lignes narratives. Comme dans les films précédents, Lepage emploie les objets et les surfaces
pour construire les transitions de temps et d’espace405. Les deux cadrans à côté du lit de
Michel ont des heures assez proches : il n’y a que deux (… ou quatorze !) heures de décalage
horaire. Le montage fait coïncider les deux lieux : Patricia regarde l’horloge (elle a manqué
le train), en même temps que Michel et ses collègues regardent le cadran, pour se rendre
compte que la bombe qu’ils ont préparée va exploser. Ensuite, la caméra montre François-
Xavier qui pleure à cause de Sophie, dans le photomaton ; il frappe la vitre du photomaton,
à Osaka, et immédiatement, la bombe explose à Montréal.

Évidemment, cet agencement de procédés narratifs fait partie du langage cinématographique.


Ce qui est intéressant, c’est que Lepage les avait déjà employés dans ses créations théâtrales.
Pour nous, la nouveauté et l’intérêt se trouvent dans le passage, ou la réfraction, du cinéma
(ou du langage audiovisuel) au théâtre (langage scénique), puis de retour au cinéma. Il s’agit
du sujet du chapitre suivant : la transécriture lepagienne.

2.3 La différence génératrice

Nous donnons suite à l’opération circulaire annoncée au tout début de notre parcours
(« L’intermédialité, à travers Lepage ») et précisons maintenant les principes de recherche
découverts lors de l’examen de la poïétique lepagienne ; ceux qui, en se nourrissant de
l’analyse des créations à partir d’une perspective intermédiale, peuvent constituer une
manière d’aborder d’autres objets intermédiaux.

Il faut d’emblée spécifier la portée de ce modèle généré chez Lepage. Il y a cinq précisions à
faire. Premièrement, rappelons que l’intermédialité sert à identifier un phénomène et un axe
de pertinence. Ainsi, développons-nous un modèle qui décrit le phénomène ou l’axe de

405
Cependant, Michel Coulombe faisait remarquer pendant une interview que les glissements et les
« passerelles visuelles entre deux univers », ont été employés d’une façon moins fréquente dans Nô que dans
les films précédents. Lepage a répondu : « J’ai misé sur ces enchaînements dans mes deux premiers films et je
m’y suis emprisonné. Je constatais au montage que je ne pouvais plus rien bouger. Maintenant je compte
davantage sur les personnages, sur le récit ». « Entretien avec Robert Lepage », art. cit., p. 7.

138
pertinence par lequel nous l’examinons ? Il est évident pour nous que ce modèle est celui de
l’axe de pertinence, même s’il est conçu d’après un exemple du phénomène, la pratique
artistique de Lepage. Deuxièmement, ce phénomène intermédial à analyser selon notre
modèle est-il un ensemble d’échanges médiatiques (la sphère intermédiale) ou de pratiques
d’écriture intermédiale spécifiques comme celles de Lepage ? Le modèle cible bel et bien des
pratiques intermédiales comme celles de Lepage, même si leur analyse rend finalement
compte des caractéristiques du contexte intermédial dans lequel elles s’inscrivent.
Troisièmement, il faut encore se questionner : l’objet intermédial à analyser à l’aide de notre
modèle est-il singulier (l’intermédialité dans le film Mondes possibles, par exemple) ou
pluriel (l’intermédialité dans un ensemble de créations) ? À cet égard, bien que nous croyions
qu’il pourrait s’appliquer à une œuvre en particulier, il s’accorde mieux aux objets pluriels,
c’est-à-dire qu’il permet de mettre en relation différentes réalisations, comme les pièces de
théâtre et les films de Lepage. Une quatrième précision : notre analyse des créations
lepagiennes a-t-elle visé l’énonciation d’un modèle pour la pratique intermédiale ou pour son
analyse ? Autrement dit, ce modèle formalise-t-il une manière de créer intermédialement ou
d’analyser intermédialement ? Notre modèle vise plus particulièrement l’analyse
intermédiale, bien que les créateurs puissent extraire de nombreuses idées de nos descriptions
et analyses de la poïétique lepagienne. Finalement, ce modèle touche-t-il exclusivement les
créations « abouties », ou concerne-t-il également le processus qui les précède ? Selon nous,
le caractère dynamique et transformatif du phénomène intermédial appelle un modèle de
recherche qui intègre le processus. Cependant, nous pouvons envisager une version abrégée
permettant d’analyser seulement des œuvres dans leur état final.

À notre avis, la théorie doit entretenir un rapport ininterrompu avec la réalité empirique. À
cet égard, des créations comme celles de Lepage, ainsi que les processus qui les constituent,
mettent la théorie face au dynamisme de la sphère intermédiale. L’exploration de cette
poïétique nous a permis de développer une sorte de modèle qui peut s’appliquer aux autres
ensembles artistiques qui, comme celui de Lepage, se génèrent à partir de la matérialité et
qui dépassent les limites médiatiques406. Ainsi, nous développons une opération circulaire,

406
Même parmi les influences de Lepage se trouvent d’autres artistes dont les créations intermédiales peuvent
être analysées selon ce modèle : Richard Wagner et Jean Cocteau.

139
un processus d’aller-retour, qui va de la théorie à la pratique et retourne à la théorie, et qui
s’ouvre ensuite aux nouvelles recherches. Nous pouvons l’exprimer ainsi :

Dans l’introduction et le chapitre 1, nous avons identifié les composantes théoriques et


méthodologiques de l’axe de pertinence intermédial (Intermédialité1) ; ensuite, nous avons
analysé la poïétique lepagienne d’après cette perspective ; cette analyse a permis de raffiner
les lignes de travail de la recherche intermédiale, en énonçant une sorte de modèle
(Intermédialité2). En raison du dialogue infini entre la théorie et la réalité empirique, il est
possible d’envisager de futures recherches, comprenant une nouvelle manière de comprendre
l’intermédial (Intermédialité3), qui permettrait de se rapprocher d’autres objets intermédiaux.

Un modèle fait l’intermédiation entre l’abstrait et le concret en représentant un objet de


manière simplifiée dans le but de le comprendre. Dans le cas de notre modèle, il vise la

140
phénoménalité intermédiale en s’appuyant sur les bases théoriques et méthodologiques de
l’axe de pertinence intermédial. Ce modèle propose donc une définition pour l’axe de
pertinence : nous énonçons une série de principes de base, essentiels, selon nous, pour
articuler une recherche qui se veut intermédiale.

Ce modèle, élaboré et mis à l’épreuve au cours de ce deuxième chapitre, se compose de cinq


principes exprimant les conditions minimales et indispensables d’une recherche selon l’axe
de pertinence intermédial. Le premier principe conçoit la matérialité comme support de tout
processus de médiation : la recherche intermédiale met le matériel, le technique et
l’institutionnel au premier plan de toute activité d’analyse d’un processus de communication
et de symbolisation. Nous le faisons en nous penchant sur les travaux reliés au médium (la
poïétique et la transécriture lepagiennes, dans les chapitres 2 et 3) avant même de renvoyer
au texte (les « contenus » à propos de l’intermédialité, dans le chapitre 4). Il faut se rappeler
que la partie « médium » dans le mot « intermédialité » exprime déjà cet accent sur la
matérialité rendant possible le processus de signification et de communication. Le préfixe
« inter- » rend compte, quant à lui, du deuxième principe de notre modèle : la productivité de
la différence, ainsi que l’accent sur les relations plutôt que sur les substances. Selon la pensée
intermédiale, l’entre-deux, la rencontre d’entités disparates, construit l’événement. Nous
avons reconnu ainsi les résultats de l’intégration et du transfert de différents contenus
culturels, modalités et médialités dans des créations comme celles de Lepage. Les troisième
et quatrième principes concernent l’idée du processus et se dégagent du deuxième, celui de
la différence génératrice. Notre modèle conçoit la médiation comme un processus dynamique
et non pas comme un phénomène stable et invariable ; le work in progress lepagien s’accorde
dans la pratique à cette tendance épistémologique. Ceci nous amène au quatrième principe :
ce processus est également transformatif ; la recherche intermédiale reconnaît les
métamorphoses lors des rencontres et transferts de contenus culturels, matérialités et
médialités407. Finalement, nous pouvons ajouter un cinquième principe : la théorie guidant la

407
Notre quatrième principe contredit dans une certaine mesure ce que Larrue nomme la période postmédiatique
de la pensée intermédiale (à partir de 2005). Dans celle-ci, les limites du modèle de remédiation sont dévoilées :
l’intermédialité postmédiatique s’intéresse à des modèles de dynamique intermédiale « non
transformationnels », comme l’hypermédialité et la transmédialité. À cet égard, il faut faire deux nuances.
Premièrement, nous devons distinguer entre le phénomène intermédial et l’approche (ou l’axe de pertinence)
de l’intermédialité. À notre avis ces phénomènes, considérés individuellement, ne sont pas nécessairement
intermédiaux, parce que, en plus de ne pas être transformatifs (ce que Larrue remarque), ils ne questionnent pas

141
recherche doit être questionnée au fur et à mesure qu’elle est appliquée, afin de confirmer le
rapport entre ses présupposés et la réalité empirique.

En résumé, les cinq principes d’un modèle de recherche intermédiale, telle que nous l’avons
conçue en examinant la poïétique lepagienne, sont :

- le rôle de la matérialité pendant le processus de signification ;


- le rôle productif de la différence ;
- le caractère processuel de la médiation ;
- le caractère transformatif du processus ;
- le rapport bidirectionnel entre la théorie et la pratique.

Nous ne disons rien de nouveau : ces principes se trouvent dans les recherches intermédiales
qui précèdent la nôtre, quoique l’importance accordée à chacun varie : il nous semble que
Silvestra Mariniello et Éric Méchoulan mettent en relief la différence et le relationnel, tandis
que Jürgen Müller ou André Gaudreault se penchent davantage sur la matérialité, la technique
et l’institutionnel ; Jean-Marc Larrue, sur le processuel et Yvonne Spielmann, sur le
transformationnel408.

Ce modèle se trouve esquissé dans les mises en scène théâtrales et filmiques examinées.
L’œuvre de Lepage nous invite à élargir l’horizon d’une certaine recherche dite intermédiale :
elle invite à explorer le processus, la façon intermédiale de créer, et non seulement le transfert
et la citation. Elle permet également de se rappeler d’une notion reliée à la performativité,
l’aisthesis, par laquelle les corps et les objets se donnent à voir ou à écouter. Le travail de

toujours l’identité médiatique (il n’y a donc pas l’« inter » de l’intermédialité). Deuxièmement, ces
phénomènes, même s’ils ne sont pas intermédiaux, font partie des échanges de la sphère intermédiatique et
peuvent être l’objet d’une analyse d’après la perspective intermédiale. Sur cette période post-médiatique : Jean-
Marc Larrue, « Du média à la médiation : les trente ans de la pensée intermédiale et la résistance théâtrale »,
dans Jean Marc Larrue [dir.], Théâtre et intermédialité, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du
Septentrion, 2015, p. 37-48.
408
Silvestra Mariniello, « La litéracie de la différence », dans Jean-Louis Déotte, Marion Froger et Silvestra
Mariniello [dir.], Appareil et intermédialité, L’Harmattan, Paris, 2008, p. 163-186 ; Éric Méchoulan,
« Intermédialités : le temps des illusions perdues », Intermédialités, no 1, 2003, p. 9-27 ; André Gaudreault, Du
littéraire au filmique, op. cit., 197 p. ; Jürgen E. Müller, « Intermediality Revisited: Some Reflections about
Basic Principles of this Axe de pertinence », dans Lars Elleström (éd.), Media Borders, Multimodality and
Intermediality, Londres, Palgrave Macmillan, 2010, p. 237-252 ; Jean-Marc Larrue, « Théâtralité, médialité et
sociomédialité : fondements et enjeux de l’intermédialité théâtrale », Recherches théâtrales au Canada (RTAC),
vol. 32, no 2 (2011), p. 174-206 ; Yvonne Spielmann, « Intermedia in electronic images », Leonardo, vol. 34,
no 1, 2001, p. 55-61.

142
Lepage témoigne des effets d’immédiateté et des fabrications de présence (par laquelle un
médium est substitué à un autre : l’image remplace le corps, par exemple) qui dérivent de
l’activité intermédiale.

La poïétique lepagienne a pour singularité de scruter les entre-deux : à savoir, dans la


différence entre les matériaux, les médias et les systèmes sémiotiques, que le créateur
québécois et ses collaborateurs scrutent et d’où ils extraient des intuitions, images et histoires.
Les premières relations différentielles se trouvent entre le corps et son contexte, et entre
l’artiste et l’objet (qui peut être technique). Lepage interroge la technique et le mode
d’existence de l’objet. Il se produit là la rencontre d’une conscience et d’une ressource
sensible qui est autant un outillage qu’un milieu pour que la créativité s’épanouisse. Ces
relations différentielles montrent que le sensible construit l’intelligible. Il s’agit d’une
différence génératrice : elle engendre des mises en scène (théâtre, opéra, concerts), des livres
(bande dessinée, textes qui témoignent des mises en scène) et des films.

Comme l’axe de pertinence intermédial, cette poïétique vise à exploiter la différence et à lui
donner un rôle dans l’événement de la signification. Cette recherche est développée au cours
des cycles − inspirés en partie des R. S. V. P. du Théâtre Repère −, et quelques marques du
processus demeurent dans les récits qui sont offerts au public, comme des débris de la
construction d’un bâtiment. D’ailleurs, la recherche intermédiale s’intéresse au dévoilement
des structures derrière les processus de médiation, et l’examen de la différence chez Lepage
inclut le dévoilement du dispositif derrière l’opération narrative, à la façon de l’acte de magie
montré de l’intérieur, pour faire apparaître ses ressorts, dans « Le miroir » (Les sept branches
de la rivière Ota).

Cet examen de l’entre-deux déclenche un processus de transformation continuelle, tout autant


d’une représentation à l’autre (le work in progress) qu’à l’intérieur d’une seule mise en scène
théâtrale (la transformation du dispositif devant le public). À cet égard, Dundjerovič explique
que la théâtralité lepagienne est liée au processus de changement, à la fluidité et à la réception
du sens et non à des structures fixes ; son aspect le plus significatif est qu’elle est
transformative409. Cette transformabilité dépasse la scène : bien que le cinéma ne puisse pas

409
Aleksandar Dundjerovič, The Theatricality of Robert Lepage, op. cit., p. 25.

143
reposer sur un tel work in progress, les récits et les images intègrent des métamorphoses
continuelles. Les transitions des films de Lepage montrent cette différence génératrice : les
lieux et les époques, distincts, se touchent par la ressemblance des surfaces ou des objets ;
les actions, en principe séparées, sont conjuguées dans le montage parallèle, ce qui génère
des sensations (le suspense) ou des sens (le dénouement de l’intrigue).

Bien que nous ayons invoqué les œuvres cinématographiques de Lepage, ce chapitre a
examiné la poïétique lepagienne principalement à travers ses créations scéniques, dans
lesquelles le créateur québécois a développé plus aisément sa méthodologie. Le nœud de
cette poïétique se trouve donc clairement sur scène, mais elle s’exprime également dans des
œuvres qui se servent d’autres supports, comme la spatialité du musée ou la
bidimensionnalité du cinéma. Il s’agit là, justement, d’une marque caractéristique de cette
poïétique : le déplacement de son activité d’un médium à l’autre. Le chapitre suivant aborde
les particularités de ce déplacement.

144
La transécriture lepagienne

Ce troisième chapitre aborde les transécritures qui ont donné naissance à la filmographie de
Robert Lepage, à partir des pièces écrites (ou coécrites) et mises en scène par lui-même410.
Ces opérations de déplacement témoignent du caractère intermédial de la poïétique
lepagienne : d’une part, le processus transscriptural suppose l’exploration de nouvelles
matérialités et narrativités (celles attachées au médium filmique), afin de reprendre une
fabula déjà développée sur scène ; d’autre part, la transécriture entraîne un franchissement
des frontières médiatiques, celles du théâtre et du cinéma. Comme nous l’avons noté dans le
cadre méthodologique, le corpus d’étude se constitue pour ce chapitre de quatre mises en
scène théâtrales (Le polygraphe, Les sept branches de la rivière Ota, La face cachée de la
lune, Lipsynch) et des films constituant leur transécriture (Le polygraphe, Nô, La face cachée
de la lune, Triptyque).

La recherche intermédiale répond et s’intéresse aux phénomènes de transfert et de migration


entre les médias dans les sociétés modernes. L’adaptation ou, comme la recherche
intermédiale préfère la nommer, la transécriture, en est un échantillon. À cet égard, l’œuvre
cinématographique de Lepage constitue un cas exceptionnel pour l’analyse : cinq films sur
six ont pour origine des pièces théâtrales (dont quatre ont été écrites et mises en scène par
lui), et le seul film ayant un scénario original, Le confessionnal, fait appel à des personnages
et situations fortement reliés à l’ensemble de l’œuvre lepagienne411.

Lepage étant le dramaturge (auteur ou co-auteur) et metteur en scène des pièces de théâtre,
ainsi que le réalisateur des films (ou co-réalisateur, dans le cas de Triptyque), ces
transécritures sont aussi des réécritures412. C’est peu fréquent, car cela nécessite la familiarité

410
À moins d’une précision, nous dénommons « transécriture » autant le processus par lequel une série de
matériaux passe d’un médium à l’autre que le résultat de cette opération (la pièce cinématographique).
411
Le confessionnal ne tire pas son origine d’un texte théâtral, mais il déploie quand même une série de traits
renvoyant au travail précédent de Lepage, presque exclusivement scénique, et qui subsisteront dans les travaux
suivants, scéniques ou cinématographiques. En outre, Dickinson affirme que le film est une sorte d’adaptation
qui mélange des éléments de La trilogie des dragons et du film I confess, d’Alfred Hitchcock, lui-même adapté
d’une pièce théâtrale de 1902, Nos deux consciences, de Paul Anthelme Bourde. « Space, time, auteur-ity and
the queer male body: the film adaptations of Robert Lepage », Screen, vol. 46, no 2 (2005), p. 136.
412
La seule transécriture lepagienne qui n’est pas aussi une réécriture, Mondes possibles, est très fidèle au récit
éponyme de John Mighton. Ce chapitre n’inclut pas cette transécriture parce qu’il n’a pas été possible de trouver
un enregistrement de la mise en scène de Mighton et la comparaison aurait donc été différente de celle réalisée

145
de l’artiste avec plusieurs conditions matérielles et techniques, afin que l’opération de
transécriture réussisse. Encore moins fréquent est le fait de trouver un artiste qui accomplit
ce processus plusieurs fois durant sa carrière, comme le créateur québécois l’a fait 413. Dans
le cas du Polygraphe, des Sept branches de la rivière Ota et de La face cachée de la lune,
l’opération de transécriture a presque été triple, puisque Lepage a publié des versions
livresques des mises en scène. L’œuvre de Lepage constitue donc une opportunité pour
réfléchir autour des transferts de formes et contenus culturels, qui sont entrepris entre les
médias théâtral et cinématographique. La recherche intermédiale peut y observer les
possibilités et les limites du processus transscriptural, en particulier de celui qui va de la
scène à l’écran.

Comme nous l’avons noté dans le premier chapitre, une fiction implique trois types
d’intervention créationnelle : inventio, dispositio et elocutio, selon les termes de la rhétorique
classique repris par Gaudreault et Marion. Le premier niveau d’intervention, celui de
l’invention (inventio), produit les événements à raconter ; chez Lepage, cette activité se
développe souvent directement dans le milieu de l’exécution de la création, la scène, sans
texte préalable. Dans notre étude de cas, ce processus a donné naissance aux histoires de
François, David/Christof et Lucie dans Le polygraphe, Sophie dans « Les mots » et Nô,
André et Philippe dans La face cachée de la lune, Thomas, Marie et Michelle dans Lipsynch
et Triptyque. Le deuxième niveau d’intervention est celui de l’organisation ou de la
structuration des éléments de ladite histoire (la dispositio) ; Lepage et ses collaborateurs ont
dû choisir, après un travail de recherche et de création collectives, les éléments à montrer et
raconter, ainsi que leur ordre (qui pourrait changer d’un cycle à l’autre). Finalement, il y a
une intervention au niveau de l’expression de ces éléments narratifs, par le choix et le travail
d’un médium (l’elocutio)414. Ces trois interventions ne suivent pas nécessairement un ordre :

avec les autres œuvres. Si l’on consulte le texte dramatique, il est évident que l’œuvre est axée sur les dialogues,
donnant l’opportunité au metteur en scène (théâtral ou filmique) de déterminer les dispositions spatiales et
l’ambiance. La mise en scène de Lepage est sobre et respectueuse de la démarche proposée dans le texte original,
sauf par quelques dialogues qui sont abrégés et deux séquences dans lesquelles le récit filmique montre en
images ce qui était un monologue du personnage George dans la version scénique.
413
Nous pourrions aussi citer l’exemple de Sacha Guitry, dramaturge, metteur en scène et acteur, comme
Lepage, qui a porté à l’écran ses créations scéniques : Mon père avait raison (1936), Désiré (1937), entre autres.
414
André Gaudreault et Philippe Marion, « Transécriture et médiatique narrative : l’enjeu de l’intermédialité »,
dans André Gaudreault et Thierry Groensteen, La transécriture. Pour une théorie de l’adaptation, Québec,

146
elles peuvent s’entremêler, comme il arrive dans la poïétique lepagienne. Pendant le
processus créatif que suivent Lepage et ses collaborateurs – s’il s’agit d’une création
originale, et non de l’appropriation d’une œuvre de Shakespeare ou de Wagner, par exemple
–, l’inventio, la dispositio et l’elocutio sont développées en même temps : l’invention de
l’intrigue se nourrit des matériaux d’expression, ces derniers déterminent l’organisation et
ainsi de suite. Les cycles créatifs (qui entraînent un work in progress) mènent à la révision
du processus, à de nouvelles interventions. Plus tard, le processus de transécriture réitère ces
interventions créationnelles : Lepage reprend les éléments de son invention sur scène
(l’inventio), évalue leur organisation par rapport au médium choisi (dispositio et elocutio),
puis il doit les inscrire dans un nouveau médium, le cinéma (une nouvelle elocutio), ce qui
demande une réimagination : des variations de l’inventio, mais principalement du dispositio,
qui s’accordent aux nouveaux systèmes sémiotique et médiatique. Ce chapitre analyse ce
processus en l’envisageant comme une pratique intermédiale.

Les lecteurs constateront que ce troisième chapitre met à l’épreuve notre modèle de recherche
intermédiale ; mais il fait aussi appel à moins de références théoriques et d’analyses d’autres
chercheurs que le deuxième ou le quatrième. L’état de la question et le cadre théorique en
ont esquissé les raisons : cette étude de la « transécriture lepagienne » vise deux sujets peu
étudiés, d’une part, l’analyse de l’adaptation de la scène à l’écran selon l’axe de pertinence
intermédial ; de l’autre, les processus de transécriture dans l’œuvre de Robert Lepage415.
L’absence d’études nous amène à construire l’approche de l’objet, d’après la créativité
inhérente à l’axe de pertinence intermédial, en suivant les principes que nous avons définis
pour la recherche intermédiale et en laissant les phénomènes se manifester pour ensuite
reconnaître les interdépendances, les agencements et le devenir.

Comme nous l’avons remarqué – en reprenant les mots de Gaudreault et Marion –, la notion
de transécriture ne comporte pas les contraintes de fidélité de celle d’adaptation puisqu’elle
renvoie plutôt à un processus d’appropriation et, dans le cas de Lepage, de réappropriation.

Éditions Nota Bene/Centre national de la bande dessinée et de l’image (Coll. Cinéma et audiovisuel), 1999, p.
44.
415
Les exceptions : Lucie Roy, « La transécriture », dans Petite phénoménologie de l’écriture filmique, Québec,
Nota Bene (Coll. Du cinéma), 1999, p. 49-61. Sylvain Duguay, « Self-Adaptation: Queer Theatricality in Brad
Fraser’s Leaving Metropolis and Robert Lepage’s La face cachée de la lune », dans André Loiselle et Jeremy
Maron [éd.], Stages of reality, Toronto, University of Toronto Press, 2012, p. 13-29.

147
Il ne s’agit donc pas d’un procédé, mais bien d’un processus : l’acte de transcrire, d’inscrire
à nouveau, cette fois à l’écran, ce qui a été inscrit sur la scène. La transécriture souligne les
traces processuelles et nécessairement déjà différentielles de la pratique adaptative. Quant à
la notion d’inscription, elle met l’accent sur le rôle du support lors de chaque matérialisation
de la fabula. De cette façon, la recherche intermédiale identifie les rôles joués par la
matérialité et le contexte sociohistorique dans la configuration des créations artistiques. La
pratique adaptative est donc considérée comme un processus de transécriture qui est
déterminé, au niveau matériel, par les différences des supports et des systèmes sémiotiques,
et au niveau sociohistorique, par le changement des circonstances de réception.

Les discussions autour de l’adaptation, même lorsqu’elles s’appuient sur l’axe de pertinence
intermédial, sont principalement consacrées au passage de la littérature au cinéma. Lorsque
le théâtre apparaît dans les débats, il est simplifié, réduit à sa forme dramatique, dont les
éléments (intrigue, dialogues) sont susceptibles d’être transposés à l’écran de la même façon
que le seraient les composantes équivalentes d’un roman. C’est-à-dire que la discussion
néglige la nature performative et spectaculaire du médium416. Par exemple, dans son étude
sur l’adaptation, Vanoye reconnaît les problèmes spécifiques au théâtre, parce que l’œuvre
théâtrale existe par un texte et par des représentations417. À partir de cette distinction, il
énumère quatre possibilités : l’enregistrement de la représentation théâtrale du texte (la
transécriture se borne aux choix de plans) ; un montage qui fait éclater et élargit l’espace
scénique ; une mise en scène filmique qui emploie un espace-temps purement
cinématographique ; et un récit qui élude la représentation et se sert de l’intrigue ou des
personnages pour la création d’un nouveau scénario. Dans tous les cas, même la première
possibilité (celle du filmage de la représentation), Vanoye s’intéresse à l’adaptation du texte
dramatique. Par rapport à ce classement, les transécritures de Lepage seraient une sorte
d’exemple hybride, parce qu’elles reprennent des éléments de la représentation, mais qu’elles
se penchent vers une spatiotemporalité entièrement cinématographique.

416
Parmi les exceptions nous voulons mentionner trois textes « canoniques » comparant les traits du théâtre (en
tant qu’entité spectaculaire et non pas littéraire) et le cinéma : « Théâtre et cinéma » d’André Bazin, dans
Qu’est-ce que le cinéma ?, Paris, Cerf, 2013, p. 129-178 ; Stanley Kauffman « Notes on Theater-and-Film », et
Susan Sontag « Film and Theatre », dans Robert Knopf [éd.], Theater and Film. A Comparative Anthology,
New Haven et Londres, Yale University Press, 2005, p. 134-151 et 152-161.
417
Francis Vanoye, Scénarios modèles, modèles de scénarios. 2e édition, Paris, Armand Colin, 2008, p. 139.

148
L’analyse qui suit reprend le modèle de recherche et les éléments déjà exposés dans les deux
chapitres antérieurs, à propos de l’intermédialité et de la transécriture, ainsi que des
singularités de la poïétique lepagienne (rapport à l’objet, jeu, dispositif). Le chapitre
précédent a également montré la coprésence des langages et des ressources dans les mises en
scène de Lepage, l’emploi narratif de l’image (et notamment de la technologie de l’image)
rappelant le langage télévisuel et cinématographique. Nous pouvons nous demander si, à
l’inverse, il existe des références au langage scénique dans la mise en scène des films.

3.1 Le théâtre cinématographique… Un cinéma théâtral ?

Les mises en scènes théâtrales de Robert Lepage ont fréquemment été qualifiées de
« cinématographiques » ou « filmiques ». Nous l’avons remarqué précédemment, elles
évoquent de nombreuses techniques du cinéma, lesquelles articulent le récit : le montage, la
rapidité des scènes, les fondus au noir et la superposition de différents récits, ainsi que les
ruptures entre les scènes et la juxtaposition de capsules narratives.

Lepage emploie des caméras et des écrans pour construire une vidéoscène, sur laquelle toute
surface peut devenir un écran, même le corps humain. Ce dernier trait n’est pas
nécessairement une évocation du cinéma, mais une exploitation des possibilités expressives
des technologies de l’image qui s’appuie sur la culture audiovisuelle actuelle (cinéma, radio,
télévision, art vidéos et installations, vidéoclips, Internet et jeux vidéo)418 pour construire une
nouvelle forme de théâtralité. Le spectateur lepagien fait partie de la sphère intermédiatique,
il connaît le système sémiotique implicite : il est d’abord cinéphile, téléspectateur et
internaute, une sorte d’individu qui a déjà expérimenté plusieurs formes médiatiques et
narratives dans un contexte numérique.

Fouquet admet que la présence d’écrans, de projections vidéos ou de diapositives n’est pas
nécessairement synonyme de cinéma ; cependant, « il est vrai que de nombreuses références
à cet univers sont décelables soit comme présences directes, soit comme utilisation des

418
Aleksandar Dundjerovič souligne que même le concert de rock se trouve parmi les sources d’inspiration
pour Lepage. « Juliette at Zulu Time: Robert Lepage and the aesthetic of ‘techno-en-scène’ », International
Journal of Performance Art and Digital Media, vol. 2, no 1 (2006), p. 71.

149
propriétés du cinéma dans un jeu de citations indirectes419 ». Le rapport de Lepage à la
narrativité et aux procédés de monstration du cinéma (les plans, par exemple) a été signalé
dès le début de son parcours créatif. Néanmoins, lors de sa période associée au Théâtre
Repère, il a évité d’employer lui-même le mot « cinéma » pour décrire ses mises en scène.
En fait, il disait que les références au cinéma ne suffisaient pas à décrire sa théâtralité :

[…] je trouve, moi, que ça n’a absolument rien du cinéma. D’accord si on fait
référence au découpage des plans, au fait qu’un plan appelle le suivant, que j’utilise la
lumière comme la caméra pour montrer aux spectateurs où porter leur regard en
éclairant une chose précise sur la scène. Mais ce n’est que le côté formel ; l’âme,
l’esprit du théâtre tridimensionnel que je fais est très théâtral420.

Lepage remarque ainsi la performativité théâtrale, qui s’exprime de façon tridimensionnelle,


et reprend le discours, presque hégémonique, autour de la présence comme signe distinctif
de la théâtralité. Cependant, parmi les spectateurs qui ont considéré ses créations comme
« cinématographiques », certains l’ont enfin poussé à faire du cinéma. En 1987, il s’avérait
sceptique après avoir reçu des propositions pour réaliser Vinci au cinéma ou adapter la
Trilogie des dragons pour la télévision : « Je ne dis pas qu’il n’est pas question que je le
fasse, mais cela n’a rien d’évident. Nous avions eu une offre de la télévision pour
Circulations, et j’ai essayé de voir comment je ferais une telle adaptation : impossible !421 »
Lepage voyait trop de différences entre le théâtre, du moins « son » théâtre, et une pratique
du cinéma qu’on appellerait « industrielle » :

On peut toujours dégager la structure de son travail et la transposer, mais il sera


impossible de lui rendre sa tridimensionnalité à la télé ou au cinéma. De plus, mes
spectacles comportent de grandes plages d’improvisation. Ils ne sont pas figés dans le
béton. Même s’ils sont extrêmement précis sur le plan technique, l’interprétation reste
ad lib, et je trouve cette marge de manœuvre très importante422.

Dundjerovič fait remarquer qu’une des bases du cinéma de Lepage est précisément le
détachement, ou la non appartenance, du créateur par rapport à l’industrie

419
Ludovic Fouquet, « Clins d’œil cinématographiques dans le théâtre de Robert Lepage », Jeu : revue de
théâtre, no 88, (3) 1998, p. 131-132.
420
Sans auteur, « "L’arte è un veicolo" : entretien avec Robert Lepage », Jeu : revue de théâtre, no 42, 1987, p.
111.
421
Id.
422
Id.

150
cinématographique423, ce qui lui a donné une liberté considérable lors de l’exploration du
médium, qu’il a entreprise dès Le confessionnal.

Parmi les créations scéniques analysées, celle qui comporte le lien le plus explicite à l’univers
et au langage cinématographiques est Le polygraphe : des emprunts au montage, des
génériques, des projections annonçant les changements à la façon d’un scénario (« Séquence
3 : Extérieur – Nuit »), des scènes nommées d’après une technique cinématographique
(« Séquence 12 : Travelling arrière »), une séquence rappelant les expérimentations pré-
cinématographiques d’Edward Muybridge424, l’emploi d’une musique décrite comme
« thriller music » dans le livre contenant le texte scénique425, ainsi que des références à la
production cinématographique dans le récit. Les autres créations analysées font également
appel à l’audiovisuel : une interview pour la télévision dans Les sept branches de la rivière
Ota, une vidéo amateur pour les extraterrestres dans La face cachée de la lune, plusieurs
étapes de la production cinématographique (pré-production, tournage, doublage) dans
Lipsynch426.

Par ailleurs, la transécriture au cinéma des œuvres lepagiennes est déterminée par les
particularités du jeu sur scène : chez Lepage, il s’y trouve déjà une combinaison de
caractéristiques théâtrales et cinématographiques, plus proche du cinéma ou des séries
télévisées que du théâtre427. Selon Féral, ce jeu minimaliste et sans intériorité s’explique par
le processus créatif développé par Lepage et ses collaborateurs, qui opèrent

423
Aleksandar Dundjerovič, The Cinema of Robert Lepage. The Poetics of Memory, London, Wallflower Press
(Coll. Director’s Cuts), 2003, p. 5.
424
Robert Lepage et Marie Brassard, Polygraph, Londres, Methuen (Coll. Modern Plays), 1997, p. 33.
L’orthographe correcte est « Eadweard Muybridge », pseudonyme d’Edward James Muggeridge (1830-1904).
Nous retrouvons également une référence à Muybridge dans le spectacle Le Moulin à images.
425
Ibid., p. 20.
426
Les liens entre le théâtre et le cinéma chez Lepage prennent plusieurs formes et suivent plusieurs sens, non
seulement du théâtre au cinéma, mais aussi l’inverse. Dans une interview incluse dans le programme de soirée
de Quills, Lepage raconte l’origine de cette mise en scène : « J’ai demandé à Jean-Pierre [Cloutier] quel serait
son fantasme théâtral. Il m’a parlé du film Quills réalisé en 2000 par Philip Kaufman. À ce moment-là, on
ignorait que le scénario du film provenait d’une pièce de théâtre. J’ai encouragé Jean-Pierre à fouiller, question
de voir s’il ne pouvait pas trouver une pièce qui serait à l’origine du film ». Joëlle Bond, « Le fantasme théâtral.
Entrevue avec Jean-Pierre Cloutier et Robert Lepage », Québec, Le trident, 2016, 16 f.
427
Josette Féral, « Entre théâtre et cinéma : le jeu chez Robert Lepage », dans Marguerite Chabrol et Tiphaine
Karsenti [dir.], Théâtre et cinéma. Le croisement des imaginaires, Rennes, Presses universitaires de Rennes
(coll. Le Spectaculaire), 2013, p. 56.

151
[…] par touches discontinues, présentant les personnages de façon impressionniste,
construisant le récit par couches successives, entrecroisant les fils d’une structure en
pointillé où les nombreux blancs sont remplis par le spectateur. L’acteur lui-même vit
son rôle par tranches, privilégiant les instants porteurs du récit. Son travail consiste à
les travailler à la manière d’un puzzle, soignant le détail de chaque scène afin qu’elle
s’ajuste parfaitement au tableau général428.

Ce puzzle créé par le jeu théâtral fait penser à la fragmentation par le montage du récit
filmique. Selon Féral, les spectateurs du théâtre lepagien perçoivent la nature hybride du jeu.

D’ailleurs, un architexte s’est imposé autour des films de Lepage : de nombreux spectateurs
cinématographiques savent que le réalisateur est, surtout, un metteur en scène théâtral ; ils
peuvent supposer aussi qu’il s’agit d’adaptations des créations scéniques (souvent
éponymes : Le polygraphe, La face cachée de la lune). Ces données orientent d’une certaine
manière la lecture et le regard de nombreux spectateurs.

Selon Bissonnette, la théâtralité peut façonner des structures narratives et des formes
dramatiques comme la division entre actes, les fonctions des dialogues, la délimitation de
l’espace ou l’organisation entre les scènes429. Le présent chapitre évalue la concordance de
ces éléments dans les mises en scène théâtrales et filmiques de Lepage. En outre, Sylvain
Duguay explique que la théâtralité est une combinaison d’opérations qui relient la scène et le
spectateur. Il reprend les trois types de clivages identifiés par Féral qui font émerger la
théâtralité : la séparation de l’événement du quotidien, l’opposition entre la réalité et la fiction
et la tension dans l’acteur entre le symbolique et l’intuitif430. Suivant les propos de Duguay,
la théâtralité du cinéma lepagien se trouverait dans la relation proposée au spectateur : les
films proposent-ils des récits hors du quotidien et de la réalité ? Ceci équivaudrait à la
conservation de traits théâtraux et à la rupture de l’illusion de réalité du cinéma classique431.

428
Ibid., p. 64.
429
Sylvie Bissonnette, « Committed Theatricality », dans André Loiselle, Jeremy Maron [éd.], Stages of reality,
op. cit., p. 140.
430
Sylvain Duguay, « Self-Adaptation: Queer Theatricality in Brad Fraser’s Leaving Metropolis and Robert
Lepage’s La face cachée de la lune », art. cit., p. 18.
431
L’illusion de réalité suppose la transparence du dispositif médiatique dans le récit cinématographique : celui-
ci se présente au public comme autonome, même réel, indépendant d’un dispositif préétabli et d’une volonté
fictionnelle. Cette transparence se trouve parmi les traits les plus distinctifs du cinéma classique. Pour une
introduction aux conventions du mode de représentation institutionnel relié au classicisme cinématographique,
nous recommandons : David Borwell, Janet Staiger et Kristin Thompson, The Classical Hollywood Cinema:
Film Style & Mode de Production, London, Routledge, 1985, 506 p. En outre, les sections « Le réalisme au
cinéma » et « L’impression de réalité », dans Jacques Aumont et al., Esthétique du film, Paris, Armand Colin,

152
Répondre à cette question constitue un des objectifs de ce deuxième chapitre, dans lequel la
théâtralité du cinéma lepagien s’impose comme un des sujets principaux.

Nous analysons la transécriture à l’écran (où la cinématographicité prévaut) des intrigues,


images et procédés conçus pour la scène (où ils étaient, par conséquent, reliés à la théâtralité).
Comme nous l’avons noté dans le chapitre précédent, la théâtralité de Lepage est
médiagénique : au-delà des dialogues et des intrigues, elle montre les transformations du
dispositif, développe des opérations réflexives et fait appel aux procédés narratifs et figures
d’autres formes médiatiques, dont le cinéma et la vidéo. Il s’agit donc d’une théâtralité
nourrie entre autres de cinématicité. Ce qui nous intéresse est de vérifier si les transécritures
lepagiennes suivent le parcours inverse et développent une certaine théâtralité à l’écran, qui
ferait apparaître l’origine théâtrale des fabula.

En suivant les principes de recherche intermédiale définis à la fin du chapitre précédent


(c’est-à-dire l’attention qui se pose sur la matérialité, la différence, le processus et la
transformation), notre analyse du processus transscriptural se consacre d’abord aux traits
reliés aux opérations de réfraction transmédiale (3.2 Les transformations lepagiennes) et
ensuite aux déplacements du contenu (3.3 Les contenus dynamiques).

3.2 Les transformations lepagiennes

En employant les outils proposés par la recherche intermédiale, nous voulons mettre en
lumière la transformation ou la réfraction des procédés scéniques dans quatre films d’origine
transscripturale : Le polygraphe, Nô, La face cachée de la lune et Triptyque. Comme nous
l’avons noté, la recherche intermédiale place le médium au centre de l’analyse de
l’adaptation ; ce médium est conçu comme un milieu ou un champ d’action où se produisent
des agencements qui déterminent la formulation du récit.

Le processus de transécriture d’une œuvre de fiction implique que celle-ci, conçue par un
producteur A, est reprise par un deuxième créateur (ou le même, comme pour les réécritures
de Lepage), qui essaie de créer une nouvelle « syuzhetisation » pour la fabula. Cela veut dire

2004, p. 95-110. Finalement, à propos des domaines touchés par ce sujet dans les débats cinématographiques
du XXe siècle, Francesco Casetti, Les Théories du cinéma depuis 1945, Paris, Nathan, 1999, p. 109-176.

153
l’inscrire à nouveau, en cherchant à répéter ou à varier les effets de la première création,
conçue à l’intérieur d’un autre médium et d’un autre contexte. Pendant ce processus,
l’« idée », soit narrative, discursive ou formelle, subit des changements ; il n’y a pas de
transparence dans le passage, tout au contraire. La communication doit affronter l’opacité
fondamentale et inhérente à tout matériau d’expression. À propos du processus de
transécriture, Röttger note que l’acte de « transposition » d’un média à l’autre est « effectué
à travers le mode d’embodiment du média concerné, c’est-à-dire par la modification de la
trace laissée sur le message du média432 ». Une telle transposition n’implique pas que le
médium soit le contenant d’un contenu : tout au contraire, parler d’embodiment
(« d’incarnation ») dénote une altération de ce qui est incorporé par l’action de la
transmission. D’après l’idée de performativité théâtrale, l’embodiment et la transmission
mènent à la constitution d’un monde possible.

Dans le passage du médium théâtral au cinématographique, la transécriture consiste à


matérialiser à l’écran des composantes d’une fabula conçue pour l’espace scénique. Le
processus de transécriture suppose la cristallisation des éléments déjà existants sur scène,
ainsi que la conception de nouveaux éléments. Le sensible y détermine l’intelligible à
plusieurs niveaux : d’abord dans l’espace scénique, ensuite lors du passage des codes
scéniques aux codes écraniques et finalement dans la production qui aboutira à l’œuvre
présentée à l’écran. Nous constatons que ce qui est intelligible dans la pièce de théâtre ne
l’est pas forcément dans le film, et vice versa.

Les fictions théâtrale et cinématographique comportent chacune des formes distinctes de


récit. D’après Gaudreault, le récit scénique est principalement une activité de monstration,
tandis que le récit filmique combine la monstration, par l’utilisation de la caméra, et la
narration, moyennant le montage. La notion de monstration caractérise « ce mode de
communication d’une histoire qui consiste à montrer des personnages qui agissent, plutôt
qu’à dire les péripéties qu’ils subissent […]433 ». Le montage filmique implique une

432
Katti Röttger, « Questionner l’"entre" : une approche méthodologique pour l’analyse de la performance
intermédiale », dans Jean Marc Larrue [dir.], Théâtre et intermédialité, Villeneuve d’Ascq, Presses
universitaires du Septentrion, 2015, p. 123.
433
André Gaudreault, Du littéraire au filmique, Paris/Québec, Armand Colin/Éditions Nota Bene (Coll. Cinéma
et audiovisuel), 1999, p. 87.

154
opération explicitement narrative, en principe absente du récit scénique, quoiqu’il s’y trouve
une instance plurielle qui module l’articulation de la monstration (les gestes, l’éclairage, la
scénographie) et oriente dans une certaine mesure le regard des spectateurs.

Nous devons souligner quelques éléments concernant le processus de transécriture de


l’œuvre de Robert Lepage. Comme il a été noté, le médium essaie généralement de se cacher
sous le message qu’il transmet. Cependant, il peut s’avérer performatif de façon à ce que les
spectateurs le voient en même temps qu’il communique un récit. C’est le cas des créations
scéniques de Robert Lepage : celles-ci ne cachent pas le processus d’exploration de la
matérialité qui en est à l’origine, tout au contraire, elles dévoilent l’ossature du dispositif
scénique. Il est donc particulièrement intéressant d’examiner les quatre films de ce créateur,
qui approfondit son exploration médiatique en reprenant les récits déjà développés pour et
sur la scène dans le but de les réinventer à l’écran.

L’étude de la transécriture lepagienne – et de n’importe quel processus transscriptural


impliquant le théâtre et le cinéma – doit distinguer quatre textes : le texte dramatique (le
« scénario » de la pièce théâtrale), le texte scénique ou spectaculaire (la mise en scène), le
scénario du film et le texte filmique. Notre analyse s’attarde principalement sur les deuxième
et quatrième textes, le spectacle et le film, en faisant une comparaison entre la performativité
théâtrale et la performativité cinématographique434. À cet égard, Anne Ubersfeld remarque
que l’opposition texte-représentation est une contradiction dialectique inhérente à l’art
théâtral435. Le texte dramatique comprend deux ensembles, le dialogue et les didascalies,
lesquelles n’épuisent pas les nuances performatives de la mise en scène ; il a en cela une
certaine ressemblance avec le scénario cinématographique, mais non pas avec le film436.
D’ailleurs, il existe des spectacles qui s’éloignent de leur texte dramatique ou qui n’en ont
pas. Par ailleurs, il n’est pas rare qu’un scénariste ou un réalisateur entame le processus
d’adaptation d’un texte dramatique sans jamais avoir assisté à sa représentation : il n’en
connaît alors que l’intrigue, les dialogues, les apostilles. Son expérience de l’œuvre scénique

434
Les livres Polygraph, The Seven Streams of River Ota et La face cachée de la lune ne font pas partie de
l’analyse, même s’ils constituent des soutiens pour la recherche.
435
Anne Ubersfeld, Lire le théâtre, Paris, Éditions Sociales, 1978, p. 15.
436
Le scénario de Nô est le seul qui a été publié parmi ceux des films de Lepage. Robert Lepage et André
Morency, Nô, Les 400 coups / Alliance Vivafilm, Laval, 1998.

155
est strictement imaginaire, il n’a pas connu sa performativité. C’est-à-dire qu’il n’a pas en
tête d’images d’ordre scénique ou visuel qui incarnent la fable et précèdent sa propre
conception du récit. Cela n’est pas le cas de Lepage, qui connaît des représentations
antérieures (Mondes possibles) ou est responsable de leur écriture dramatique et scénique.

Finalement, l’étude du processus adaptatif doit reconnaître les traits du théâtre contemporain,
auquel Lepage participe. Le théâtre contemporain ne repose pas exclusivement sur un texte,
ou lorsque c’est le cas, celui-ci est conçu davantage comme un texte scénique ou
spectaculaire, et la théâtralité se sert moins des dialogues qu’aux époques précédentes. Il
s’agit d’un théâtre plus médiagénique : le texte s’écrit sur scène avec des objets, dispositifs
techniques et technologiques, la réponse du public peut y jouer un rôle et plusieurs disciplines
et médias se rassemblent sur scène. L’analyse des résultats des processus de transécriture
dans le cadre de la cinématographie lepagienne doit prendre en compte ces caractéristiques
reliées à l’incarnation particulière de la fabula sur scène.

3.2.1 Le polygraphe

Le polygraphe a été le deuxième long-métrage de Lepage, le premier dont l’histoire avait


pour origine une de ses créations scéniques. Alors que Le confessionnal avait impliqué
l’exploration d’un nouveau médium, du moins pour une production d’une nouvelle ampleur
– car Lepage avait acquis l’expérience du tournage pour des clips publicitaires –, Le
polygraphe a été sa première expérience réelle de transécriture filmique, même s’il avait
participé comme coscénariste à la production des Plaques tectoniques pour la télévision437.
Le créateur québécois avait déjà exprimé son scepticisme par rapport à l’adaptation de ses
créations. Pourtant, sa décision de transformer une pièce de théâtre en film était intéressante

437
Les deux films, Le confessionnal et Le polygraphe, produits à un intervalle d’une année seulement, ont été
immédiatement comparés. Par exemple, Philippe Gajan reconnaissait que son approche du film Le polygraphe
se nourrissait de l’opposition de deux pôles : Lepage homme de théâtre et sa pièce de 1989, et Lepage cinéaste
et son premier film, Le confessionnal. Le deuxième s’imposait, « tant la récurrence thématique et formelle
semble se superposer, se calquer pour ainsi dire d’un film à l’autre : récurrence thématique comme la culpabilité,
moteur de la quête, que le cinéaste poursuit en chacun de ses personnages, récurrence formelle comme la
maîtrise cinématographique des changements de temps et d’espace ». « Le sens dispersé », 24 images, no 85,
1996-1997, p. 46.

156
parce que ses mises en scène faisaient déjà appel aux procédés filmiques opposés au réalisme
théâtral.

Chaque médium induit une organisation spécifique du récit, une syuzhetisation qui est le
résultat de la rencontre de la virtualité de la fabula et du support. Cela ne peut pas laisser
intacts les formes et les contenus narratifs : les changements dans l’intrigue du Polygraphe
le prouvent. À travers le processus transscriptural, le substrat narratif cherche dans la
nouvelle configuration médiatique les éléments pour se matérialiser. Si le déplacement va de
la scène à l’écran, cela signifie se servir des mouvements de caméra, du montage, des plans
ou d’une autre sorte de jeu pour exprimer ou élargir ce qui a été raconté (ou plutôt montré)
sur scène. La transmédiatisation implique nécessairement une transémiotisation, c’est-à-dire
le changement du régime sémiotique. En outre, les phénomènes théâtral et
cinématographique comportent des différences quant à l’aspect du spectaculaire et de la
perception parce qu’ils s’adressent à des publics dont les conditions physiques sont
distinctes : alors que le théâtre est homochrone, c’est-à-dire que le texte spectaculaire et le
public coexistent spatiotemporellement, le cinéma est diachrone et la présence est toujours
fabriquée.

Après le tournage du Confessionnal, Lepage était d’autant plus conscient des différences
sémiotiques et médiatiques entre le théâtre et le cinéma. En 1995, l’année de la sortie de son
premier film, et peu avant la production du deuxième, Lepage comparait les traits distinctifs
des deux médias. Le cinéma, disait-il, est « microscopique » : « On peut scruter à la loupe,
analyser de près l’esprit des gens, le propos : on s’éloigne et on se rapproche, au cinéma, et
tout le rapport en est un de proximité438 ». Cette relation de la caméra au corps, ou à l’objet,
rappelle celle de l’acteur à l’objet qui fait partie de la poïétique lepagienne. Ici, cependant,
elle est mise au service d’une narration déjà établie (le scénario) et non d’une recherche des
possibilités performatives de la matérialité.

Dans sa distinction des médias théâtral et cinématographique, Lepage tient un discours à


propos des différences dans la représentation de l’espace dans le théâtre et le cinéma qui est
presque un lieu commun – quoiqu’il soit convaincant. Il avouait dans ses interviews avec

438
Rémy Charest, Robert Lepage. Quelques zones de liberté, Québec, L’Instant même, 1995, p. 145.

157
Rémy Charest qu’un traitement minutieux de l’espace comme il le fait au cinéma est difficile
au théâtre : « Un théâtre fait à la loupe est imperceptible, sauf dans les tout petits espaces du
théâtre de chambre439 ». Il disait apprécier cette possibilité de choisir et de préciser que
procure le cinéma ; et en fait, il l’a expérimentée dans des mises en scène comme celle des
Aiguilles et l’opium, lors de laquelle le public assiste aux détails de l’assemblage d’une
trompette ou d’une piqûre d’héroïne.

La manière dont Lepage se sert de la loupe cinématographique au début du film Le


polygraphe est représentative de ce rapport entre le regard de la caméra et les corps ou objets.
Ce passage présente le test subi par François : la caméra examine les petits gestes du
personnage, sa respiration, son pouls, son visage stressé ; les détails techniques de la machine
sont aussi montrés, les câbles sur la peau de François ou l’aiguille donnant sur le papier la
mesure de la vérité de ses paroles. Ce rapport aux détails ne peut pas être utilisé dans le
médium scénique sans devenir performatif et presque indépendant de l’intrigue : sur scène,
le plan d’un objet devient normalement une cause de surprise chez le public et il rend opaque
l’activité de représentation (c’est le cas des plans de détail dans Les aiguilles et l’opium). Par
contre, dans le médium filmique, les plans des détails (la loupe, selon Lepage) s’ajoutent aux
priorités de la narration, ici descriptive.

Ce qui est intéressant chez Lepage est que, même s’il trouvait (ou trouve) des différences
expressives importantes entre le théâtre et le cinéma, il a essayé d’exploiter sur scène les
procédés narratifs du cinéma. Cette cinématographicité − c’est-à-dire, la médialité du
cinématographique− n’apparaît pas seulement sous forme de citations, elle constitue des
nœuds dans l’articulation du récit. Ceci est un élément que Lucie Roy a remarqué en
analysant la version scénique de Plaques tectoniques et sa transécriture à la télévision : la
pièce théâtrale s’articulait déjà selon des procédés cinématographiques440. Lepage a intégré
sur scène les modes du régime sémiotique de l’audiovisuel (cinéma, mais aussi vidéo et
Internet) : ses mises en scène théâtrales incorporent ce regard intermédiaire qui distingue le
récit filmique et qui est le résultat de la dialectique du changement de plans et de l’édition.
Moyennant un dispositif scénique complexe (la scénographie, l’éclairage, des écrans),

439
Id.
440
« La transécriture », art. cit., p. 52.

158
Lepage cherche à avoir le même pouvoir sur la perception du spectateur théâtral (quant à
l’espace et aux cibles de la monstration, par exemple) qu’aurait un réalisateur
cinématographique441.

Une part importante de la construction de la spatialité scénique lepagienne est basée sur la
puissance évocatrice du jeu, l’emploi des techniques et technologies visuelles et la complicité
du public, qui reconnaît les opérations narratives proposées et les référents portés sur scène.
Ces trois facteurs amènent Lepage à faire appel aux procédés narratifs du cinéma : la
coexistence ou l’alternance de plusieurs espaces renvoient au montage parallèle et l’éclairage
joue le rôle de la focalisation audiovisuelle. Il se trouve dans les créations scéniques de
l’artiste québécois la volonté de questionner la représentation de l’espace et du temps dans le
théâtre dit traditionnel. Le résultat artistique de ce questionnement représente un défi pour le
regard du spectateur : l’action est divisée dans plusieurs espaces, afin d’imiter l’ubiquité
rendue possible par le montage du cinéma ; il existe des changements spatiotemporels ainsi
que de la simultanéité ; les formes permettent de construire des transitions analogues à celles
du montage cinématographique. Plusieurs séquences de la version scénique du Polygraphe
évoquent le montage parallèle, dont l’ouverture de la pièce, lors de laquelle François explique
la situation politique en Allemagne pendant la guerre froide, tandis que David commente une
autopsie. Leurs corps coexistent sur l’espace scénique et leurs discours alternent tout en se
faisant écho de manière étonnante. Le film reprend cette séquence du début de la version
scénique, mais seulement à la minute 25 du récit : dans ce cas, la séquence propose au public
un décalage entre les images des leçons d’histoire politique et d’anatomie, en mélangeant les
mots de François et Christof, ainsi qu’en montrant, en guise de troisième ligne narrative, en
flashback, le départ de Berlin Est de ce dernier personnage. Lepage avait déjà fait appel à
une opération semblable de montage parallèle dans Le confessionnal et il répète l’exercice
dans Nô. En l’occurrence, ce procédé s’avère moins étonnant que sur la scène, parce que

441
Néanmoins, Lepage apprécie également la liberté du spectateur théâtral, qu’il distingue du
cinématographique : « Un spectateur et son voisin, au théâtre, ne regardent pas les mêmes choses. Ce qui
différencie le théâtre du cinéma, entre autres, c’est cette idée du choix. Quelqu’un peut s’asseoir dans une salle
de théâtre et choisir très librement ce qu’il va observer. Le metteur en scène ne fait pas autant de choix au théâtre
qu’au cinéma. Au cinéma, on voit ce que le réalisateur veut qu’on voie. Il nous le met en gros plan, il le découpe
au montage, il s’assure qu’on regarde où il veut. Mais au théâtre, le spectateur choisit le personnage qu’il veut,
regarde où il veut, écoute comme il veut : le jeu d’un comédien ou d’un autre, les éclairages, les accessoires,
etc. » Rémy Charest, Robert Lepage. Quelques zones de liberté, op. cit., p. 194.

159
l’opération est habituelle dans la narrativité filmique. Dans le récit filmique, la séquence des
leçons d’anatomie et de politique, qui consistait déjà sur scène en la réfraction d’un procédé
cinématographique, implique un léger changement des composantes du montage, avec l’ajout
d’une troisième ligne spatiotemporelle : les paroles de François sur l’exil politique se
superposent aux images de Christof quittant l’Allemagne de l’Est. La simultanéité des récits
académiques et vécus se répète à la fin du film, dans un autre montage parallèle, où François
connaît un autre destin que le suicide : on le voit désormais professeur, il explique aux
étudiants les circonstances de la guerre froide en Allemagne, en même temps que le récit
montre le retour de Christof dans son pays d’origine.

Comme nous l’avons noté, les histoires naissent souvent de l’exploration des matériaux
scéniques. Ces histoires et les images ou procédés qui les accompagnent, sont transcrites à
l’écran en élargissant l’exploration médiatique et diégétique. Ainsi, Lepage reprend dans Le
polygraphe – comme il l’avait déjà fait dans Le confessionnal – l’emploi syntaxique d’objets,
de surfaces et de cadres, même si ceux-ci ne relient pas toujours les mêmes unités narratives
sur scène et à l’écran. La raison du changement est simple : l’objet ou la surface jouait dans
la version scénique une fonction syntaxique qui, dans le milieu cinématographique, peut être
accomplie par le montage, dont la fonction est celle de relier des spatiotemporalités distinctes.
Néanmoins, pendant le processus de transécriture et d’exploration des relations possibles de
la fabula au nouveau médium, Lepage a identifié d’autres situations dans lesquelles était utile
cette mise en relation par l’évocation de la matérialité.

La spatialité cinématographique se caractérise par le développement des relations et


l’établissement des proportions à travers le montage, ainsi que par l’absence de limites du
lieu où se déroule l’action. Par rapport au cinéma, l’espace théâtral est, normalement, plutôt
statique, même si sa tridimensionnalité rend possible une série de configurations irréalisables
à l’écran. En principe, le théâtre déploie une utilisation continue de l’espace, alors que le
cinéma, moyennant l’édition, a accès à une spatialité discontinue. Cela explique que le théâtre
n’ait pas les commodités du médium cinématographique pour le contrôle strict des images,
leur duplication, assemblage, juxtaposition et imbrication. Cependant, la force de la
théâtralité lepagienne est précisément celle de construire un dispositif scénique qui « se
comporte comme au cinéma, amenant l’acteur à traverser des lieux extrêmement variés :

160
réels, virtuels, imaginaires. Il réussit à faire en sorte que tous les espaces puissent surgir sur
scène, comme au cinéma442 ».

L’image et le mouvement sont essentiels tant au théâtre qu’au cinéma. Cependant, tandis que
sur scène, ceux-ci surgissent à travers des matériaux tridimensionnels (le corps, les objets, la
scénographie) et des rythmes liés à la performance, à l’écran ils se construisent « par le canal
d’opérations intermédiaires ayant noms le montage (le plan), le filmage (la caméra),
l’acteur443 ». Il s’agit donc de deux manières distinctes de construire la présence en face du
public. La séquence du casting qui fait partie des deux versions du Polygraphe – et contient
presque les mêmes dialogues –, invite à réfléchir à cette différence. Les deux variantes du
passage sont consacrées à l’acte de faire présence : Lucie doit improviser un « état de
panique », l’imaginer et le construire devant les membres de la production (et les
spectateurs) ; dans les deux cas, le corps et le jeu de Marie Brassard (jouant une actrice qui
joue) constituent le fil conducteur, ce sont les intermédiaires entre ici et là, le passé et le
présent, le réel et le fictif. Dans la version théâtrale, Lucie parle aux spectateurs, son jeu
construit l’autre, alors qu’à l’écran, elle s’adresse aux autres personnages, les producteurs,
situés dans la cabine de montage (le public voit leur reflet sur la vitre). Dans les deux
versions, cette scène mène à celle du suicide à la station de métro et de la première rencontre
de Lucie et David (ou Christof, dans le film) : cette mort dont Lucie est témoin constitue la
situation de panique imaginée. La démarche est pourtant différente, étant donné les systèmes
sémiotiques impliqués. Sauf lors des noirs444, la spatiotemporalité scénique est continue : le
déplacement (de la cabine à la station de métro) se base donc sur le jeu de Lucie, qui est
toujours là, devant les spectateurs, construisant le changement de circonstances.
L’organisation de l’espace scénique vient à son aide en permettant d’évoquer un autre lieu :
l’éclairage (qui montre l’affiche de la station) et le son (le train) appuient les cris et les gestes
de Lucie. Par contre, le récit filmique peut raconter la même situation en créant un vrai
changement de lieu et en montrant le suicidaire pendant une fraction de seconde. Le montage
joue à l’écran le rôle que remplissaient le jeu, l’éclairage et l’organisation spatiale sur

442
Josette Féral, « Entre théâtre et cinéma : le jeu chez Robert Lepage », art. cit., p. 66.
443
André Helbo, L'adaptation. Du théâtre au cinéma, Paris, Armand Colin, 1997, p. 33.
444
Lepage n’emploie généralement des noirs que pour les pauses entre les chapitres des spectacles-fleuves. Ce
n’est pas le cas du Polygraphe.

161
scène445. Il est intéressant de constater que la version scénique inclut un deuxième
déplacement spatiotemporel qui ferme le passage : le récit retourne à l’audition où Lucie
demande « Est-ce que c’était assez ? ». Cette phrase rappelle au public théâtral qu’il
s’agissait de la représentation d’une actrice lors d’un casting. Cela appuie les considérations
autour de l’effet de présence dans la version scénique : c’est sur la mise en scène, mais
principalement sur le jeu, que repose la portée du médium théâtral pour ce qui concerne la
construction de la spatiotemporalité. Il semble que Lepage n’a pas eu la même réflexion pour
la version filmique, probablement parce que le jeu a été moins fondamental dans la
construction du passage, qui se servait des opérations plutôt conventionnelles du cinéma, les
déplacements spatiotemporels par le montage.

Les objets qui ont servi de ressources pendant la recherche créative demeurent souvent dans
la version finale du spectacle ; plusieurs d’entre eux font ensuite partie de la transécriture à
l’écran. La signification phénoménologique de leur manipulation par l’acteur est pourtant
tout à fait distincte : les spectateurs de la version scénique voient sur scène un acteur-
personnage qui, chaque soir, à nouveau, reconnaît un objet ou un contexte. Étant donné le
work in progress lepagien, l’inscription de cet objet dans la diégèse n’est pas complètement
fixe. C’est le cas des poupées russes ou de la tête de mort, un clin d’œil à Hamlet de
Shakespeare dans la version scénique du Polygraphe. En revanche, ce que le public voit à
l’écran est un acteur portant un objet : les deux sont des éléments de la diégèse, mais il n’y a
plus de recherche liée à l’objet446.

De nombreux objets survivent au processus de transécriture, même si leur puissance


évocatrice semble nuancée et que leur inscription dans l’intrigue s’en voit modifiée. Par
exemple, dans les versions scénique et filmique du Polygraphe, François explique à Lucie
l’utilisation de la ceinture, mais le sens est différent : dans le film, la fille morte est son ex-

445
Selon Gajan, cette scène du film montre « le glissement d’un espace "réel" (là où s’accomplit le jeu de
l’acteur) à un espace "imaginaire" (Lucie plongée dans ce réservoir intérieur où elle puise sa matière) […] ».
« Le sens dispersé », art. cit., p. 46.
446
En 1987 − huit ans avant sa première expérience comme réalisateur −, Lepage mentionnait précisément le
rapport à l’objet comme une des différences qu’il trouvait entre le théâtre et le cinéma : « Nos états d’âme ne
sont pas les mêmes chaque soir non plus, et les choses ont leurs vibrations. Une borne de ciment, dans la
Trilogie, vibre parce que c’est une vraie. Si elle était fausse, patinée, il s’agirait d’un trompe-l’œil remarquable,
mais sans vibration. Si je choisis de vrais objets, c'est que je crois qu'il y a, au théâtre, un jeu de vibrations
inexistant au cinéma ». Sans auteur, « "L’arte è un veicolo" : entretien avec Robert Lepage », art. cit., p. 111.

162
copine, et la ceinture faisait partie des jeux sadomasochistes pratiqués entre eux, tandis que
sur scène, François expliquait ses activités avec d’autres hommes. Le doute que provoque
l’inscription de la ceinture dans l’intrigue est donc un peu différent, même si, au final,
l’incertitude est la même : est-ce qu’il l’a tuée ? Par ailleurs, dans la version scénique du
Polygraphe, le mur derrière les personnages est plus qu’un élément scénographique : cette
surface rugueuse et irrégulière constitue l’autrui dans la séquence « La chair » ; au contraire,
le mur existe dans la version filmique comme une partie de l’univers de François (ses graffitis
politiques), mais il n’a pas la charge polysémique de son équivalent scénique. Dans la pièce
de théâtre, Lepage emploie des miroirs pour construire les effets spéciaux, particulièrement
dans la dernière scène, celle du suicide de François. Il reprend cet emploi à l’écran,
cependant, ce qui était sur scène une ressource pour l’évocation et la transformation (celle du
corps de François en un squelette) est restreint à sa fonction métaphorique, voire presque
ornementale dans la version filmique (par exemple, les trois miroirs montrant de trois
perspectives Christof en train de se raser).

Dans les deux médias, les images des récits entretiennent un dialogue visuel étroit. Prenons
l’exemple de la deuxième séquence au restaurant, où Lucie et David (Christof dans le film)
sont clients. Dans la version théâtrale, tandis que François raconte à David son implication
dans l’enquête sur la mort de Marie-Claude, Lucie étend son corps sur le sol, puis au mur,
pour représenter les souvenirs des hommes trouvant le corps de la fille assassinée. Sa
deuxième position évoque une vue aérienne, ce qui est justement le plan employé par Lepage
pour montrer la séquence du soir de la mort de Marie-Claire, dans la version filmique du
Polygraphe. Un autre exemple se trouve dans la séquence « Line-up », pendant laquelle les
acteurs jouent nus : ce passage disparaît après le processus de transécriture, mais une autre
scène de nudité s’ajoute au film, celle de François entrant chez Lucie et la trouvant en train
de faire l’amour avec Christof. Ces exemples démontrent que Lepage décide parfois de
conserver des motifs visuels lors du processus de transécriture à l’écran, même si leur rapport
à l’intrigue peut en être complètement changé.

Le passage de François travaillant au restaurant montre l’emploi de la matérialité corporelle


pour la construction des différentes atmosphères sur la scène. Au début de la scène intitulée
« 4. François », le personnage, qui est serveur dans un restaurant, dispose les tables et les

163
chaises et s’apprête à prendre les commandes des clients. L’acteur, seul sur scène, construit
le milieu (un restaurant) et une certaine circonstance (celle d’une foule de clients), à travers
des mots et des gestes rapides et énergiques. Le passage n’est pas réaliste, mais représentatif
de la quotidienneté de François. La représentation ne l’est pas non plus au cinéma, où les
images apparaissent accélérées ou ralenties ; l’accélération des images au montage vise le
même effet que le jeu précipité de François sur scène. Dans la version théâtrale, lorsque Lucie
arrive, le corps et la voix se séparent : François maintient la gestualité énergique bien qu’il
parle normalement. Le récit filmique développe une opération qui, en dépit de la différence
médiatique, pourrait être considérée analogue dans son effet : le rythme des images de fond
demeure accéléré, mais les personnages de François et Lucie agissent et parlent normalement.
Les deux versions de la séquence visent des objectifs semblables, alors que les procédés sont
différents. L’effet retrouvé pendant la postproduction de la version filmique est la réfraction
du jeu de la version scénique. La transécriture à l’écran de cette séquence au restaurant
montre ainsi un déplacement du fondement narratif, du jeu dans la version scénique (les
gestes précipités) au montage et à la postproduction (pour l’accélération des images) dans la
version cinématographique.

Dans le théâtre de Lepage, nous voyons agir le corps. Ce n’est pas le cas dans son cinéma :
l’image est encore captivante, mais il n’a pas voulu séduire moyennant le corps dans le film,
du moins pas avec la même intensité que sur scène. À cet égard, la version scénique du
Polygraphe relève, plus que la version filmique, de la performativité du corps. Il s’y trouve
des séquences oniriques, ou représentatives de l’état d’âme des personnages, qui
disparaissent pendant le processus de transécriture vers le médium cinématographique. Par
exemple, le souvenir de François, qui vient d’inhaler de la cocaïne, concernant le test de
détection de mensonge, ou la séquence « La chair », déjà mentionnée. De même que le
déplacement de l’accent expressif du jeu au montage, ces deux changements trouvent leurs
raisons dans l’économie narrative de la version cinématographique : le souvenir de François
aurait offert une information déjà placée au début du film (le test polygraphique), tandis que
« La chair » décrit la vie sexuelle de François, qui joue un rôle moins important dans la
version filmique447. « Line-up » est une séquence onirique qui disparaît aussi dans la version

447
Sans compter que le personnage de François, dans la version scénique, est homosexuel, alors que celui du
film est hétérosexuel.

164
filmique, vraisemblablement parce qu’elle ne montre que des corps en mouvement : les trois
personnages-acteurs apparaissent nus, sous un éclairage clignotant, et répètent les gestes déjà
faits pendant le récit (François préparant les tables, par exemple). Cette séquence montre la
réflexivité de la mise en scène, capable de reprendre et de ré-imaginer ses propres contenus,
ainsi que l’importance que Lepage accorde aux passages illustrant l’état d’âme des
personnages, même s’ils ajoutent très peu à l’intrigue. Elle montre aussi la puissance
performative du jeu sur scène, à laquelle le créateur québécois renonce pour la version
filmique.

Cette renonciation concorde avec le fait que Lepage s’adapte à l’économie narrative
qu’impose le cinéma de fiction relié au mode de représentation institutionnel : son cinéma,
même s’il découle d’une exploration médiale et intermédiale, n’est pas expérimental au
niveau narratif. Une autre explication se trouverait dans la distinction des effets de présence
sur scène et à l’écran, dont Lepage a parlé plusieurs fois, reconnaissant un rapport différent
entre les spectateurs et la mise en scène, selon qu’elle est théâtrale ou filmique. Nous avons
noté dans le chapitre précédent le rôle que le public joue pendant le processus créatif,
constituant une sorte de co-créateur des spectacles448. Pendant le tournage d’un film, Lepage
et ses collaborateurs n’ont pas l’opportunité de se nourrir de la réponse du public, ils n’ont
pas non plus le même espace pour l’improvisation et l’expérimentation.

Il se trouve encore une autre différence entre les spectateurs, valable pour toutes les
transécritures à l’écran de Robert Lepage. Sur scène, d’après le pacte tacite entre l’acteur et
le public, les spectateurs acceptent que le premier ait plusieurs identités (un même acteur
pour plusieurs rôles, même dans une seule scène) ou qu’un changement de la voix ou des
vêtements suffise à signaler qu’il s’agit d’un autre personnage. En outre, la diégèse va inclure

448
Peu après le tournage du Polygraphe, Lepage faisait la distinction entre le théâtre et le cinéma à partir du
rapport au public : « Le spectateur au théâtre vient rencontrer une communauté d’artistes. Et son rapport au
théâtre est d’ordre communautaire, il va déambuler pendant l’entracte avec une communauté de gens. Le
spectacle va être bon ou mauvais, le public va être chaud ou pas. Le cinéma, c’est exactement l’opposé. Que la
salle soit pleine ou vide, cela ne change absolument rien à ce que l’on voit. C’est une question intime entre le
spectateur et l’image du personnage qu’il voit à l’écran : il ne s’identifie pas à l’acteur, mais au personnage
qu’il voit à l’écran, et c’est très différent. Au théâtre, les personnages nous touchent parmi une foule d’autres
propositions. Tandis qu’au cinéma, c’est vraiment un rapport intime. » Ludovic Fouquet, « Du théâtre d’ombre
aux technologies contemporaines. Entretien avec Robert Lepage », dans Béatrice Picon-Vallin, Les écrans sur
la scène, L’Âge d’homme (coll. Th XX), Lausanne, 1998, p. 331.

165
ce que l’acteur raconte, ou évoque, par exemple des interlocuteurs, comme Lucie pendant
l’audition. Il existe un autre contrat pour le cinéma, du moins dans le cinéma de fiction
conventionnel : la construction de l’identité et de l’univers diégétique est plus réaliste, en tant
qu’elle recourt à la représentation de matérialités (différents corps ou lieux, par exemple)449.

Dès sa première expérience transscripturale, Lepage s’est plié à cette sorte de conventions du
médium cinématographique − plus précisément du cinéma de fiction −, en adaptant les
contenus de ses créations scéniques (déjà truffées de références filmiques) à l’économie
narrative et à la construction de la présence au cinéma. Il n’a tout de même pas abandonné
son exploration des médialités : le film Le polygraphe élargit la réflexion de la pièce de
théâtre autour de la médialité cinématographique et de la cinématicité, à travers la mise en
abyme, qui nous fait voir le tournage d’un film sur l’assassinat dont François a été suspecté.
Le film Nô effectue une opération analogue à propos de la théâtralité.

3.2.2 « Les mots » et Nô

Nô, le troisième film de Lepage, le deuxième résultant d’un processus de transécriture,


constitue un point d’inflexion dans la cinématographie lepagienne. Au contraire des premiers
longs-métrages, Lepage a travaillé avec son équipe de collaborateurs réguliers, ainsi qu’à La
Caserne, un espace de création familier et plus contrôlé. En outre, Nô lui a permis d’explorer
le mode comique, après deux whodunit plutôt dramatiques. Ces circonstances ont favorisé
une double exploration : celle de l’incarnation de la fabula des « Mots » dans le médium
cinématographique (quoiqu’il existât déjà une version télévisuelle des Sept branches de la
rivière Ota, réalisée par Francis Leclerc) ; et celle de la fabula même, qui s’amplifie jusqu’à
doubler les lignes narratives de la version scénique. Le film constitue un pas de plus dans le
work in progress des Sept branches de la rivière Ota, car il ajoute à la fabula des « Mots »,
qui se développe à Osaka, une histoire parallèle qui se déroule à Montréal.

Comme avec Le polygraphe, la spatiotemporalité de Nô constitue une réfraction des procédés


qui ont véhiculé la fabula des « Mots ». Les deux récits commencent par des images
analogues, la marche d’un acteur nô, qui fait partie, sur scène, d’une forme de méta-théâtralité

449
Le terme « réel » est issu du latin « res » (chose matérielle). Le grand Robert de la langue française, tome
VII, Paris, Robert, 1985, p. 138.

166
(une représentation à l’intérieur de la représentation), alors que dans la version filmique, ces
images apparaissent premièrement à la télévision canadienne, que Michel regarde, puis
devant un auditoire incluant Sophie et Hanako. Cependant, la transécriture ne peut
s’accomplir sans que le noyau sémiotique de la « première œuvre », Les sept branches de la
rivière Ota, ne soit altéré. Même si l’information est semblable, la performance médiatique
est différente : dans la pièce de théâtre, l’acteur japonais joue devant un public, qui l’apprécie
directement comme une présence donnée à lui ; ce n’est qu’après quelques minutes, lorsque
Sophie traverse la scène pour se rendre à la cabine téléphonique, qu’il se révèle comme une
représentation à l’intérieur de la représentation des « Mots ». Dans la version filmique, au
contraire, la performance s’affiche comme une mise en scène médiatisée par le cadre de la
télévision ou par la distance entre les planches et les spectateurs, Sophie et Hanako parmi
eux. Lepage se sert de la « loupe » du cinéma et, en utilisant des gros plans, il détaille les
vêtements traditionnels et les gestes de l’acteur japonais.

Les déplacements spatiotemporels constituent un des enjeux de la mise en scène de Nô.


L’action s’y déroule dans deux espaces opposés : Osaka (l’histoire personnelle) et Montréal
(le récit politique et historique) ; le film présente dès le début une alternance des espaces et
des couleurs : noir et blanc à Montréal, couleurs à Osaka, une mobilité qui n’existe pas dans
la pièce de théâtre. Cette opposition spatiale et chromatique n’est pas présente dans « Les
mots ». Elle s’avère propice aux montages parallèles à portée comique, comme l’alternance
rapide des scènes de l’explosion à Montréal, de Patricia ratant son train et de François-Xavier
frappant la vitre du photomaton, qui crée un effet de simultanéité.

Pendant le déplacement transmédiatique, la fabula se heurte à des contraintes d’information


et de déformation liées à la configuration intrinsèque du nouveau médium. La plupart des
scènes des « Mots » ont trouvé place dans la ligne narrative à Osaka. Leur mise en scène,
pourtant, même si elles portent des contenus analogues, subissent des changements liés aux
systèmes sémiotiques impliqués (l’espace théâtral ou cinématographique, le dispositif
scénique ou le montage). C’est le cas de la première apparition de Walter et Patricia, lorsque
celui-ci entre dans le photomaton pour se prendre en photographie. Sur scène, le mur à côté
de Patricia et du photomaton s’« écranise », faisant apparaître le visage de l’homme, agacé
par les mots de l’épouse (l’écran montre ses réactions et l’image se fixe pour afficher les

167
photographies ratées). En revanche, Lepage n’opère pas de division du cadre pour montrer
simultanément Patricia et Walter ; au contraire, il alterne les plans sur l’une et sur l’autre. La
figure du mari apparaît en noir et blanc, comme par le truchement de l’objectif du
photomaton. Ainsi, ce qui était représenté par des ressources nouvelles sur scène
(l’écranisation du mur, la représentation simultanée de l’intérieur et de l’extérieur), l’est par
un procédé plutôt conventionnel à l’écran.

Par rapport au récit du Polygraphe, celui de Nô affiche davantage de traces de théâtralité


issues de la première incarnation de la fabula, celle du chapitre des Sept branches de la rivière
Ota. En général, les conventions de la narrativité théâtrale déterminent la dispositio : les
textes dramaturgiques et les mises en scène tendent à segmenter l’histoire et les actions en
unités dramatiques (actes et scènes). Le processus de transécriture à l’écran peut conserver
cette segmentation, et c’est le cas de Nô, dont le récit garde, outre quelques légères variations,
plusieurs des unités des « Mots » : l’arrivée de Walter et Patricia à la station, leur rencontre
avec Sophie au théâtre, l’imbroglio dans la chambre d’hôtel. La théâtralité du film s’exprime
également par le traitement des dialogues dans la ligne narrative au Japon ; ils sont si
semblables à la version scénique que Lahaie considère qu’il n’y a pas eu un réel travail
d’adaptation450.

La théâtralité du récit filmique touche un des passages clés des « Mots », celui du dîner
gênant de Walter, Patricia et Sophie. Cette scène constitue un exemple singulier de la
poïétique intermédiale développée par Lepage : elle est basée sur l’exploration du jeu et de
la parole, l’emploi de la subjectivité des créateurs et les déplacements transmédiaux. Selon
Lepage, cette collection de répliques comiques et de sarcasmes à propos du théâtre et du
nationalisme québécois a été le fruit d’un exercice :

Nous l’avions créée en une seule séance d’improvisation, que nous avons enregistrée
sur vidéo, retranscrite et conservée presque telle quelle pour le spectacle. Pour nous,
c’était une scène amusante, mais à laquelle nous ne voyions pas d’autre utilité que le
divertissement et une série de bonnes répliques451.

450
Christiane Lahaie, « Nô, L’étrange rencontre de deux mondes », Québec français, no 112, 1999, p. 97.
451
Rémy Charest, Robert Lepage. Quelques zones de liberté, op. cit., p. 114.

168
Cette scène présente donc la série d’heureuses trouvailles qui a découlé de
l’expérimentation : les troisième et quatrième cycles des Sept branches de la rivière Ota,
ainsi que Nô, vont répéter les résultats de cette improvisation en employant les mêmes acteurs
(Anne-Marie Cadieux, Marie Gignac et Richard Fréchette) et presque les mêmes dialogues.
Les bases du système sémiotique impliqué dans la version scénique (la parole et le jeu, peu
de personnages, l’espace fermé), partagées avec le cinéma, ont facilité la transécriture à
l’écran de la plupart de ses composantes. Néanmoins, la médialité du cinéma permet l’emploi
de gros plans pour appuyer les répliques (des mots et des gestes), montrer l’antipathie entre
Sophie et Patricia, et faire une alternance avec un passage de la ligne narrative à Montréal.

La séquence au restaurant réunit trois associés réguliers de Lepage, trois acteurs qui
connaissent ses méthodes et qui, par la logique de la création collective, sont aussi co-auteurs
scéniques. Cadieux a joué Sophie Maltais dans Les sept branches de la rivière Ota et Nô,
ainsi que Manon dans Le confessionnal et la mère dans La face cachée de la lune. Gignac,
collègue au théâtre Repère et dans l’aventure d’Ex Machina, fait partie des versions scénique
et télévisuelle des Plaques tectoniques, joue Patricia dans Les sept branches de la rivière Ota
et Nô, ainsi que Françoise Lamontagne dans Le confessionnal ; elle incarne la mère dans les
souvenirs de Michelle dans Triptyque. Quant à Fréchette, il a été collègue de Lepage au
Conservatoire, l’a accompagné dans son premier projet, le Théâtre Hummm, et ils se sont
intégrés ensemble au Théâtre Repère. Il joue des rôles dans Les plaques tectoniques, Le
confessionnal (André), Les sept branches de la rivière Ota et Nô (le magicien, le libraire,
Walter) et La face cachée de la lune (le médecin). Afin de continuer son exploration
performative, Lepage a tendance à faire appel aux mêmes artistes et techniciens, même s’il
s’agit d’un médium différent. Marie Brassard, Rebecca Blankenship (qui est aussi chanteuse)
et Rick Miller comptent aussi parmi ses associés récurrents. Comme pour Lepage, le
changement de médium peut représenter un défi pour les acteurs. Par exemple, Cadieux dit
qu’elle aime au théâtre l’expérience partagée avec un public. Par contre, elle affirme :

Jouer au cinéma me demande une disponibilité, une souplesse d’émotions, une


flexibilité, une écoute du moment présent, de mes murmures intérieurs, de l’état dans
lequel je me trouve au moment où l’on crie le mot « Action », tout en étant une plaque
sensible capable d'enregistrer ce qui m’entoure. […] Il faut accepter la perte de contrôle
totale de l’interprète. Il faut s’abandonner, puisque notre interprétation ne nous

169
appartient pas. Il faut l’offrir au réalisateur qui la fera sienne, et c’est de toute façon sur
la table de montage que les choix seront décisifs, c’est là que tout se jouera en fait452.

Cette déclaration exprime une distinction importante entre les deux formes médiatiques en
ce qui concerne l’interprétation : le théâtre et le cinéma partagent l’emploi des corps en action
et des mots, mais l’inscription de ces éléments dans le récit est tout à fait différente. Sur
scène, le jeu de l’acteur fait partie d’une monstration, il se donne directement au public, avec
lequel l’acteur coexiste pendant la représentation. Au cinéma, le jeu se donne à la caméra, et
son inscription au récit dépendra du montage, qui déterminera finalement la monstration.

Comme dans Le polygraphe, une fois le processus de transécriture opéré, Nô conserve des
objets présents dans la version scénique. Cependant, la « réinscription » d’une fabula, surtout
si elle est construite sur de nouveaux supports (qui déterminent la représentation spatiale, par
exemple) et médiums (les conventions institutionnelles), ne peut pas se passer sans variation.
Il peut arriver aussi que l’objet change, mais que l’opération dans laquelle il était impliqué
demeure : Hanako donne à Sophie un masque de nô dans « Les mots », alors que dans Nô, le
cadeau offert est un éventail. Nous pouvons supposer les raisons du changement : Lepage a
pu trouver redondante une nouvelle allusion au théâtre nô, déjà mentionné dans le titre du
film (qui fait aussi référence au référendum sur l’indépendance du Québec et à la deuxième
ligne narrative) et apparu dans la première séquence. Nous trouvons également un
déplacement des composantes de l’intrigue : l’information que Hanako donne à Sophie avec
le cadeau (elle explique ce qu’était le nô, le théâtre des samouraïs), fait partie de l’émission
que Michel regarde à la télévision au début du film.

Le photomaton est l’objet le plus important dans « Les mots », un objet qui est aussi un lieu
et un milieu. Il réapparaît dans le film, mais d’une manière assez différente. Dans la version
scénique, le public voit un écran sur scène, à côté de la boîte du photomaton, montrant ce qui
se passe à l’intérieur ainsi que les photographies prises. Dans la version filmique, l’intérieur
du photomaton occupe tout le cadre, sans être restreint dans un écran à l’intérieur d’un
dispositif scénique plus vaste. Ce qui se passe à l’intérieur change également : dans « Les

452
Elle ajoute que l’interprétation est si étrange que, lorsqu’elle la voit, elle ne s’y reconnaît pas : « je me sens
étrangère devant l’image qu'elle me présente de moi-même. […] Fixée à jamais, elle demeurera intacte,
contrairement au théâtre qui disparaît comme la vie, essence même de la mouvance et de l’éphémère ». Anne-
Marie Cadieux, « Narcissismes », Jeu, no 88, (3) 1998, p. 79.

170
mots », la sœur et le frère, Hanako et Jeffrey, entrent dans le photomaton ; ils apparaissent
alors à l’écran comme ils sont aujourd’hui, puis comme ils étaient autrefois (la petite fille,
Hanako, aveugle, les yeux protégés par des bandes puis sans bandes). Cette séquence reprend
la référence aux traits photographiques de l’événement nucléaire, en même temps qu’elle fait
appel à la première boîte des Sept branches de la rivière Ota, qui se déroule à Hiroshima peu
après la bombe atomique – et cela montre bien que le personnage d’Hanako est le fil
conducteur du spectacle –. En revanche, dans Nô, c’est Harold, le traducteur canadien, qui
entre avec Hanako dans le photomaton : les photos démontrant le bonheur sont mises en
parallèle avec les images de la bombe atomique et le plan des yeux aveugles de la femme.

Le film Nô est plus qu’une transécriture des « Mots » : il constitue un nouveau cycle dans le
work in progress des Sept branches de la rivière Ota, cycle dans lequel Lepage et ses
collaborateurs – qui font le passage intermédial avec lui – continuent l’exploration des
matériaux expressifs et narratifs en élargissant la fabula et sa portée avec la ligne narrative à
Montréal. Ce chapitre reprend cette différence plus loin (point 3.3.2).

3.2.3 La face cachée de la lune

La face cachée de la lune est le cinquième film de Lepage, la troisième réécriture d’une de
ses mises en scène, et le premier film après l’expérience d’adaptation d’une œuvre d’un autre
auteur (Mondes possibles de John Mighton). Il s’agit aussi d’une œuvre très personnelle :
inspirée par la mort de sa mère et tirée d’un spectacle solo, c’est le seul film où Lepage joue
un rôle (plutôt deux : les frères Philippe et André). Comme dans Nô auparavant et dans
Triptyque postérieurement, Lepage a eu la chance de réaliser la production selon ses
conditions, à Québec et avec une troupe qui lui est familière.

Comme le processus de transécriture impliqué dans les films précédents, celui-ci a entraîné
une « adaptation » aux conditions du dispositif d’arrivée, une dispositio qui s’est accordée à
la nouvelle elocutio, passant ainsi de la spatialité de la scène à la spatialité de l’écran, de
l’indépendance du regard du spectateur théâtral à son contrôle par le cadre et le montage au
cinéma, du work in progress théâtral à la fixation filmique, et de la coexistence des acteurs
et du public à l’hétérochronie du cinéma. En plus de ces défis, La face cachée de la lune a
ajouté une autre condition : celle de transformer un solo, dans lequel un seul acteur incarnait

171
tous les personnages et construisait la diégèse à travers ses gestes et ses mots, en un film à
plusieurs comédiens et de portée réaliste. Il faut rappeler également que, pour Lepage, La
face cachée de la lune était sa pièce la plus aboutie, ce qui explique la conservation de presque
toutes les composantes de la fabula et de la plupart des dialogues. Ces circonstances posent
de nouveaux défis pour l’analyse du processus transscriptural impliqué.

Le changement des codes sémiotiques (ceux reliés au sens) et médiatiques (ceux qui rendent
possible l’activité de médiation et donc la communication) se révèle dès le début des deux
versions du récit. La pièce de théâtre commence par une sorte d’exorde : un présentateur, qui
ne s’identifie pas comme Philippe ou André (même si c’est le comédien qui va les jouer),
s’adresse au public par le truchement d’un miroir. Il parle au miroir, lequel renvoie son reflet
aux spectateurs. Cette référence à la duplicité ne demeure pas au début du film : le
présentateur et le miroir disparaissent dans le processus de transécriture. Le récit filmique
propose plutôt en introduction des images documentaires à propos de la lune et de
Tsiolkovski. Ce passage documentaire joue un rôle analogue à celui du présentateur, qui
donne aussi de l’information à propos de Constantin Tsiolkovksi, l’exploration de la lune et
la course dans l’espace. La relation entre l’instance narratrice et le spectateur est quand même
tout à fait distincte : sur scène, le comédien s’adresse aux spectateurs devant lui, puis il
incarne Philippe. Il n’existe pas de présentateur qui s’adresse aux spectateurs dans la version
filmique, mais plutôt une voix off (celle de Lepage, l’acteur qui jouera les frères Philippe et
André) qui, pour accompagner les images, reprend la plus grande part du discours rendu sur
scène. Néanmoins, cette voix off (étant celle d’un documentaire) dégage une certaine
neutralité que n’a pas le présentateur, qui est en face des spectateurs et qui jouera les
personnages. Cette voix off n’est pas rattachée à une identité physique (comme c’est le cas
du présentateur qui assumera ensuite le rôle de Philippe), et elle n’explique pas (comme le
présentateur le fait) qu’il s’agit d’une œuvre à propos du narcissisme. Les prémices proposées
aux spectateurs, performatives et idéologiques, sont donc différentes pour chaque médium.

La transécriture de la création scénique au récit cinématographique reprend le dialogue avec


les discours scientifique et historique, ainsi que les images documentaires qui le supportent
(des photographies et des films). Sur scène, ces données sont communiquées au cours de
deux passages : l’introduction et la soutenance de thèse ; à l’écran, la plus grande part de

172
l’information, ainsi que les images qui l’ont accompagnée dans la version théâtrale, font
partie du documentaire, au début du film. Leur existence phénoménologique est différente :
dans la version théâtrale, ces images font partie de l’espace scénique dans lequel le mur
écranisé coexiste avec le personnage et les objets, ce qui affirme son caractère performatif et
représentationnel ; au contraire, au cinéma, les images remplissent tout le cadre, ce qui laisse
supposer leur nature neutre et documentaire et efface ainsi leur médialité. Plus tard, le récit
filmique reprend des films documentaires sur la course dans l’espace, qui se substituent aux
marionnettes des astronautes parcourant la surface lunaire de la version scénique.

Comme Duguay le remarque précisément à propos de La face cachée de la lune, dans le cas
d’un film réalisé par celui qui a été son auteur dramatique ou metteur en scène (Lepage a
assumé les deux rôles), le processus créatif s’ouvre à de nouvelles questions, différentes de
celles qui émergent lors d’un processus de transécriture conventionnel453. La transécriture de
la fabula à l’écran reprend des images de sa matérialisation scénique et entame ainsi un
dialogue intermédial fécond. Par exemple, le souvenir de la première rencontre avec le
médecin, à cause de la tumeur, est d’abord montré en vue subjective : le plan montre ce que
perçoit Philippe, le docteur en face de lui, en train d’examiner les yeux du garçon. Dans la
version théâtrale de cette scène, la planche à repasser représente le jeune Philippe et un écran
affiche ce que l’enfant voit, sa vue subjective. Dans les deux cas, comme Bissonnette le
remarque, les spectateurs deviennent conscients de leur propre regard à travers le garçon454.

Étant la transécriture d’un solo théâtral à l’écran, le film La face cachée de la lune comporte
davantage de changements dans sa configuration médiatique qu’il n’y en avait dans les
transécritures précédentes. Sur scène, Robert Lepage, ou Yves Jacques, joue cinq rôles : le
présentateur, Philippe, André, la mère et le médecin. Le public théâtral « accepte » le
changement d’identités de l’acteur. D’autres personnages sont rendus présents par son jeu
(des conversations téléphoniques, les échanges avec un barman) ou par des objets animés
(des marionnettes pour les astronautes, un mannequin pour la mère et le cosmonaute russe).
En revanche, le récit filmique s’adapte aux conventions réalistes du cinéma : seuls les

453
Sylvain Duguay, « Self-Adaptation: Queer Theatricality in Brad Fraser’s Leaving Metropolis and Robert
Lepage’s La face cachée de la lune », art. cit., p. 15.
454
Sylvie Bissonnette, « Cinema and the two cultures: Robert Lepage's La face cachée de la lune », New Review
of Film and Television Studies, vol. 8, no 4, 2010, p. 390.

173
personnages de Philippe et d’André sont confiés à un seul acteur (Lepage), mais avec la
précaution de faire l’avertissement, à travers Carl, le chum d’André, qu’il s’agit de deux
frères se ressemblant « comme deux gouttes d’eau ». Les marionnettes et le mannequin
disparaissent complètement, et leur fonction est accomplie par des images documentaires ou
par un acteur (pour Leonov). Le présentateur est remplacé par une voix off, et d’autres acteurs
jouent la mère (Cadieux) et le médecin (Fréchette). En outre, des acteurs différents jouent
aussi les frères lorsqu’ils étaient enfants ou adolescents.

Comme dans les deux versions du Polygraphe, « Les mots » et Nô, des personnages sont
rendus présents par l’intermédiation d’une conversation téléphonique dans La face cachée de
la lune. Dans les versions filmiques du Polygraphe et de La face cachée de la lune, ce
personnage à l’autre bout du fil est incarné par un comédien, alors que les versions scéniques
l’évoquent à travers les répliques de l’acteur sur scène. De tels passages se fondent sur des
bases performatives très différentes, comme le prouvent les versions du dialogue
téléphonique de Philippe avec son ex-copine. Dans la pièce théâtrale, nous n’entendons que
les répliques de Philippe et nous supposons les réponses de son interlocutrice, son
indignation, à partir du jeu de l’acteur et de ses paroles. Par contre, dans le film, Philippe est
à son travail, un centre de marketing téléphonique ; le cadre se divise en deux pendant une
partie importante de la conversation, faisant un clin d’œil à la médialité de la bande dessinée.
Il s’agit également d’un emploi du dispositif cinématographique semblable dans une certaine
mesure à ceux que fait Lepage dans ses pièces de théâtre, La face cachée de la lune incluse,
à savoir la division de l’espace montré au public.

Le monologue devient aussi un dialogue lors de la séquence au bar de l’hôtel. Sur scène, ce
passage met l’accent sur le jeu de l’acteur : le visage et les gestes articulent un monologue
qui est dialogue en puissance, parce que les spectateurs, en tant que co-constructeurs du récit,
supposent les répliques du barman. Dans la version filmique, qui reprend mot pour mot le
discours que prononce Philippe dans la pièce de théâtre, ils ont l’opportunité de voir le
serveur et d’entendre ses réponses. Pour la transécriture de ce passage au cinéma, Lepage a
donc choisi la conservation du « texte » (les mots du personnage), mais aussi, d’un autre côté,
sa réinvention visuelle à travers le cadre et le montage, ainsi que l’obéissance aux

174
conventions du réalisme cinématographique (l’emploi de plusieurs acteurs et non pas d’un
seul).

La mise en scène épuise les possibilités représentatives et métaphoriques des objets sur
scène : le fauteuil roulant, le mannequin, les petits astronautes, la planche à repasser,
l’étagère. L’acteur interagit avec ces objets, les intègre à sa performance. Par contre, si la
version filmique incorpore la plupart des objets (tous, sauf les marionnettes), ceux-ci ne sont
plus que des éléments de la scénographie ; ils font partie du cadre cinématographique en tant
que résidus de la dérive poétique du processus créatif qui a engendré la fabula. La
représentation d’une machine (le scanner médical) montre bien les différences performatives
des objets et des dispositifs technologiques au théâtre et au cinéma. Sur scène, la machine est
construite à l’aide de la planche à repasser et du hublot. Cela va au-delà de la simple
représentation, l’évocation est, elle-même, un événement pour les spectateurs, qui sont
invités à reconnaître l’ingéniosité de l’utilisation conjointe de ces deux objets pour en
signifier un troisième. Par contre, la transécriture du passage à l’écran renonce à cette
opération mimétique en inscrivant simplement un vrai scanner médical dans le récit, ce qui
est plutôt descriptif et non pas performatif comme dans la version scénique. Ainsi, le
processus de transécriture au cinéma suppose ici une restriction de la puissance poétique de
l’objet ainsi que de l’activité imaginaire du public, telles qu’elles étaient appelées dans la
version scénique.

Les souliers de la mère donnent un autre exemple, encore plus important, du passage des
objets entre les médias théâtral et cinématographique. Dans les deux versions de La face
cachée de la lune, la manipulation des souliers suscite le souvenir de Maman. Connaissant la
poïétique lepagienne, nous pouvons imaginer que l’objet a été à l’origine des premières
intuitions du processus créatif. Nous revenons ainsi au sujet de l’interaction de l’être humain
avec son outil d’expression : les souliers représentent la mère, la définissent et les porter
signifie la rendre vivante. La version théâtrale inscrit dans la fiction ce qui a
vraisemblablement émergé du processus créatif : Philippe regarde les souliers de la mère, il
met ses pieds dedans. Ensuite, l’évocation est présentée sur scène par le fait que l’acteur
enfile des vêtements de femme : il montre, ou plutôt il se montre, reproduisant l’allure de la
mère du point de vue du garçon qui l’aimait. Le public assiste ainsi au souvenir de la mère,

175
incarnée dans le corps de l’acteur, un homme qui a joué auparavant les fils de ce personnage.
Pour la version filmique, Lepage a conservé la structure de la séquence (reconnaissance de
l’objet, évocation de la mère), mais il s’est ajusté aux spectateurs de cinéma et à leurs attentes
en utilisant une comédienne (Anne-Marie Cadieux) ainsi qu’un enfant, pour représenter
Philippe regardant la démarche de Maman, ce qui rend plus explicite l’acte de vision suggéré
sur scène. Comme Groensteen l’a remarqué,

[i]l faut enfin tenir compte des différences dans les conditions de réception de l’œuvre.
Non seulement les situations concrètes de réception varient selon les médias, mais
également les attentes du public. Ces différences induisent chez le récepteur, une
perception et, partant, une reformulation différente du discours tenu455.

À cet égard, pour Gaudreault et Marion l’« adaptation » − un terme dont ils se méfient –
implique de plier le texte (ou certains éléments du texte) à un autre contexte, par exemple
une autre communauté de réception456. Si le même acteur avait joué non seulement les deux
frères, mais aussi la mère, le passage aurait risqué d’être interprété comme un acte de
travestissement étant donné les attentes des spectateurs cinématographiques en matière de
réalisme. Cela aurait généré un sens éloigné de celui cherché par Lepage autant dans la pièce
de théâtre que dans le film : celui d’un enfant admirant la démarche élégante de la mère.

La différence entre les systèmes de codes exprimant la spatiotemporalité apparaît clairement


dans les passages scénique et filmique du parcours dans la maison, quand Philippe entame sa
vidéo pour les extraterrestres. Dans la pièce de théâtre, Philippe sort la caméra de l’armoire
et commence à parcourir la maison ; en fait, nous ne voyons que lui et son ombre. Le
dispositif scénique permet la coexistence d’unités scénographiques et les déplacements du
personnage sont faits de telle façon que le regard des spectateurs glisse comme s’il s’agissait
d’un travelling. Le récit scénique se sert de l’imagination des spectateurs pour créer la
diégèse : Philippe parle de ce qu’il voit, permettant aux spectateurs d’en créer l’image en
pensée. Évidemment, les modalités du récit changent dans le film : la figure de Philippe se
promenant dans la maison est complémentée par les images de ce que la caméra enregistre

455
Thierry Groensteen, « Le processus adaptatif (Tentative de récapitulation raisonnée) », dans André
Gaudreault et Thierry Groensteen, La transécriture. Pour une théorie de l’adaptation, op. cit., p. 275.
456
André Gaudreault et Philippe Marion, « Un art de l’emprunt. Les sources intermédiales de l’adaptation »,
dans Carla Fratta [dir.], Littérature et Cinéma au Québec. 1995-2005, Bologne, Centro interuniversitario di
studi quebecchesi, 2008, p. 15.

176
(en noir et blanc). La voix de Philippe relie les deux narrations, et ce qui était un monologue
sur scène (l’acteur parlait et le public imaginait), devient un acte de monstration (nous voyons
ce qu’il cible avec la caméra) dans le film.

Comme dans Le polygraphe et Nô, Lepage développe des procédés filmiques analogues à
ceux qu’il a employés sur scène en attribuant la fonction de transitions spatiotemporelles aux
surfaces et objets : ainsi, dans la version scénique, un bocal devient la lune, puis une horloge.
Néanmoins, cela ne constitue pas une transposition automatique des opérations déjà
éprouvées sur scène, mais leur réfraction et déplacement. En effet, les transitions de chacun
des récits ne correspondent pas nécessairement, elles répondent plutôt aux besoins
d’articulation de la fabula dans l’un et l’autre média. Dans le film, la séquence qui précède
le générique de début − postérieure au documentaire – est un exemple de l’évolution de la
vidéoscène lepagienne en un récit filmique, aussi truffé d’analogies et de métamorphoses. Le
documentaire aboutit à l’image de la lune qui, par le truchement du montage, devient le
hublot d’une laveuse, située à la blanchisserie où Philippe attend son frère. Philippe se penche
sur le hublot, qui devient celui d’une capsule spatiale, où il est enfermé et qui se détache de
la navette. La transformation du récit touche même les propriétés chromatiques : la
photographie change continuellement de tonalité, du noir et blanc (documentaire) à la couleur
(blanchisserie), au noir et blanc (l’espace), et finalement à la couleur (le centre d’appels où
Philippe travaille). Ce jeu de variation chromatique, qui est à peine esquissé dans la pièce de
théâtre (par les images documentaires), a vraisemblablement été une découverte lors de la
postproduction du film, ce qui montre que Lepage n’arrête pas son exploration médiatique.

Lepage se sert du montage pour reproduire le caractère transformatif de la mise en scène


théâtrale, ainsi que pour montrer ce qui a simplement été suggéré sur scène. Tout cela fait de
La face cachée de la lune un film « qui accomplit un mélange innovateur de théâtralité et
codes cinématographiques457 […] ». Par exemple, alors que la version scénique confie à la
projection vidéo et à la voix de l’acteur la tâche de lier les passages du rapport météorologique
(fait par André) et de la rencontre des frères (chez Philippe), le film se sert aussi des mots de
l’acteur, cependant que le montage remplace les écrans dans leur rôle d’articulation du récit.

457
Sylvain Duguay, « Self-Adaptation: Queer Theatricality in Brad Fraser’s Leaving Metropolis and Robert
Lepage’s La face cachée de la lune », art. cit., 2012, p. 26.

177
En outre, Lepage développe des jeux visuels analogues à ceux de la mise en scène, par
exemple au début de la séquence où Philippe entend parler du SETI : la télévision est montrée
à l’envers à travers le bocal, dans une opération qui ressemble aux jeux optiques et au
bouleversement des référents qu’on retrouve dans les créations scéniques de Lepage.

Finalement, l’exploration de la fabula à travers son incarnation dans un nouveau médium se


révèle à travers la fusion, dans le film, de deux scènes de la pièce théâtrale : celles d’André,
emprisonné dans l’ascenseur, et des souvenirs de Philippe pendant sa promenade sur les
Plaines d’Abraham. D’une part, nous voyons André qui, de l’ascenseur, téléphone au
concierge du bâtiment et à Carl ; la première conversation, assez pittoresque, a disparu
pendant le processus de transécriture, vraisemblablement pour une raison d’économie
narrative, puisqu’elle déviait de l’histoire des frères. André commence alors à se souvenir
des soirs lorsque Philippe sortait et qu’il était seul dans leur chambre. L’activité de
monstration théâtrale dépasse à ce moment les limites de la scène pour représenter un autre
temps (ici, le passé) à travers le potentiel évocateur des gestes et objets, et la complicité des
spectateurs qui les interprètent. En revanche, le récit filmique présente le jeune André,
traversant la chambre, fumant les joints de son frère et se caressant. D’autre part, Philippe
parcourt les Plaines d’Abraham et se rappelle ses expériences avec le LSD. Ses souvenirs
font partie d’un monologue dans la création scénique, alors que le récit filmique est dépourvu
de paroles et se borne à montrer les actions du jeune Philippe. Le film entremêle les scènes
des souvenirs des frères, lesquelles sont séparées dans la version théâtrale : Philippe, drogué,
s’imagine comme un géant voyant le petit André endormi dans son lit. Les conventions du
réalisme cinématographique mènent à l’emploi de deux autres comédiens pour jouer
Philippe-adolescent et André-enfant. Ce croisement des souvenirs, une nouveauté de la
dispositio à l’écran par rapport à celle de l’incarnation scénique, suppose un ajout dans
l’intrigue, et par conséquent un approfondissement des tensions entre les deux frères.

La transécriture à l’écran de La face cachée de la lune a été un défi majeur pour Lepage,
principalement parce que le matériau originel consistait en un solo. La dernière partie de ce
chapitre propose une évaluation de ce processus transscriptural.

178
3.2.4 « Thomas », « Marie », « Michelle » et Triptyque

Comme Les sept branches de la rivière Ota, dont Lepage a tiré une des boîtes pour donner
lieu au film Nô, Lipsynch est un spectacle-fleuve, d’une durée de neuf heures dans sa dernière
version. Trois chapitres ont été portés à l’écran : « Thomas », « Marie » et « Michelle ». Le
résultat du processus transscriptural, Triptyque, est le sixième film de Lepage − et le dernier
jusqu’à aujourd’hui −, sorti après un hiatus de dix ans par rapport au précédent, La face
cachée de la lune, réalisé en 2003. Pour la première fois, Lepage a co-réalisé le film,
accompagnant Pedro Pires, avec qui il avait déjà collaboré pour Mondes possibles (Pires est
en charge de la conception visuelle), ainsi que pour des spectacles (dont Totem, du Cirque du
Soleil) et opéras (par exemple Siegfried). Comme pour Nô, Lepage a eu l’opportunité de
travailler avec les acteurs qui avaient déjà joué les personnages dans les versions scéniques
des chapitres et qui étaient même les co-auteurs du texte : Frédérike Bédard (Marie), Rebecca
Blankenship (Ada), Lise Castonguay (Michelle) et Hans Piesbergen (Thomas).

Le processus de transécriture qui a abouti à Triptyque illustre les transfigurations que le


passage d’un média à l’autre entraîne. Par exemple, les transfigurations des contenus
sémantiques, lesquelles peuvent commencer dans les titres mêmes : Lipsynch renvoie à la
voix et à sa reproduction technique, alors que Triptyque évoque l’art plastique (et donc la
visualité) ; les transfigurations des catégories temporelles, qui rendent simultanés, par le
truchement du montage, des passages des trois lignes narratives de Triptyque, lesquelles ne
se croisaient pas dans les chapitres de Lipsynch ; les transfigurations des instances
énonciatives, comme les spectacles ou les peintures présents dans la pièce de théâtre et repris
autrement dans le film ; et des composants pragmatiques qui distinguent les attentes face à
une mise en scène théâtrale ou à un film.

Les fabulas ont des degrés de compatibilité différents avec les divers médiums et cette
compatibilité préprogramme le processus de transécriture. Dans le cas des fabulas des trois
chapitres de Lipsynch reprises dans Triptyque, celles-ci ont une haute compatibilité avec le
cinéma, comme en témoigne le fait que l’intrigue soit conservée de manière presque intacte.
Néanmoins, quelques opérations énonciatives qui expriment ces fabulas sur scène
disparaissent ou sont réfractées dans le film. Il s’agit d’opérations qui se distinguent par leur
performativité, ce qui touche les médialités impliquées : l’interaction des acteurs et des

179
écrans dans « Thomas », le long processus de doublage et d’ajout des effets spéciaux dans
« Marie » (plus court dans la version scénique) et la duplication du passage à la librairie,
présenté de l’intérieur et de l’extérieur dans la mise en scène théâtrale.

Triptyque commence avec un élargissement de la diégèse, qui montre ce qui a simplement


été mentionné sur scène : la visite de Thomas à la Chapelle Sixtine. La caméra accompagne
le regard du personnage : elle montre ses yeux, puis la peinture, puis ses yeux. Cette visite à
la Chapelle Sixtine est évoquée plus tard lorsque Thomas explique à Marie ce qu’il a vu
derrière la représentation de Dieu faite par Michel-Ange. Triptyque met ainsi l’accent sur la
vision qui n’existe pas dans Lipsynch. La première image de Michelle est précisément celle
de son œil s’ouvrant, après une nuit à l’hôpital psychiatrique. Plus tard, la vue subjective
d’une femme sourde, celle qui aide Marie, permet de séparer l’image du son. Lepage se sert
des gros plans et des vues subjectives, deux procédés inhabituels sur scène, pour représenter
les souvenirs et les rêves de Michelle, qu’on peut supposer faire partie de la construction du
personnage scénique, mais qui, au-delà, se matérialisent dans la version filmique : elle-même
tenant un chapelet à la main, une fille courant parmi les arbres et parcourant des sentiers en
automne (tout cela d’un point de vue subjectif), la marche de Michelle dans sa maison et près
d’une cabane à la campagne.

La version scénique de « Thomas » commence aussi avec l’activité du regard, en


l’occurrence à l’intérieur de la vidéoscène lepagienne : le personnage regarde une
reproduction de L’incrédulité de Saint-Thomas, du Caravage, projetée à grande échelle au
fond du dispositif scénique. Il est dos au public, contemplant le tableau et parlant, puis il se
tourne pour s’adresser aux spectateurs. De la même façon que les transécritures précédentes,
celle-ci réfracte et déplace des images et motifs : cette opération du regard est reprise au
cinéma lorsque Thomas sort de sa bibliothèque un livre du Caravage. Le récit filmique va
pourtant au-delà des bornes disposées dans la version théâtrale, parce que Thomas s’imagine
faisant partie d’un tableau vivant de l’œuvre, lui à la place de l’apôtre, palpant les blessures
de Jésus. Le récit filmique formule avec cette image les doutes du personnage, que la version
scénique exprimait avec des mots.

Comme les transécritures filmiques précédentes, celle de Triptyque inclut des réfractions et
déplacements des composantes de la fabula par rapport à sa disposition sur scène, ainsi que

180
l’exploration de nouveaux éléments qui ont surgi lors du processus adaptatif. L’inscription
particulière du jeu, de la corporalité et de la spatiotemporalité sur le support scénique se
transforme lors du processus de transécriture ou, dans le cas de Lepage, de réécriture, sur le
support filmique. La ligne narrative concernant la maladie mentale de Michelle, par exemple,
trouve de nombreuses ressources lorsqu’elle s’incarne dans le médium filmique : les gros
plans du visage angoissé, des images floues et des souvenirs qui manifestent son inquiétude.
Fait intéressant, Lepage aurait pu élaborer ces procédés sur scène, réfractés à partir du
langage cinématographique − il emploie des gros plans dans d’autres chapitres de Lipsynch,
dont « Thomas ». Néanmoins, pour Lepage, les gros plans sur des écrans, dans une mise en
scène théâtrale, ne jouent pas le même rôle qu’au cinéma : dans Lipsynch, ce type de plans
redouble l’univers scénique (les visages des personnages, les gestes vus d’une autre
perspective), mais leur présence est plus performative que descriptive ; par contre, le gros
plan et la succession d’images floues dans Triptyque − et dans « Michelle », en particulier –
sont de nature descriptive : ils précisent l’état d’âme du personnage et l’apparence de ses
souvenirs.

L’élargissement de la diégèse proposée dans Lipsynch inclut une série de promenades


urbaines qui n’existent pas dans la version scénique : la ville de Londres, parcourue par
Thomas et Marie, celle de Montréal, par Marie, et Québec (et ses alentours, notamment le
parc de la Chute-Montmorency), par Michelle. Ces nouveaux passages n’ajoutent pas
d’éléments à l’intrigue, mais ils enrichissent la description de l’humeur des personnages. Le
redoublement inclut de nombreuses images des saisons canadiennes, l’automne (pour la ligne
narrative de Marie), et surtout l’hiver (pour l’histoire de Michelle). Nous pourrions croire
impossible la représentation d’un tel parcours sur scène, pourtant, Lepage y est déjà parvenu
en recourant à la vidéo, comme dans les passages qui montrent la rivière Ota (Les sept
branches de la rivière Ota) ou le paysage des Plaines d’Abraham (La face cachée de la lune).
En l’occurrence, il s’agit donc d’une trouvaille du processus transscriptural que Lepage a
considéré comme un enrichissement de l’univers des personnages.

À l’instar des transécritures des « Mots » et de La face cachée de la lune, la médialité du


cinéma, qui absorbe ce qu’enregistre la caméra et le porte à la bidimensionnalité écranique,
soumet le jeu de caméra et des écrans de la vidéoscène faisant partie de la version scénique

181
de « Thomas ». Comme nous l’avons noté, dans ce chapitre de Lipsynch, la scène est divisée
en plusieurs points d’intérêt et lignes d’actions : des personnages conversant entre eux d’un
côté de l’espace scénique, une interview de l’autre, ainsi que la projection de cette dernière
sur un écran en arrière-plan. Ce fractionnement de l’espace disparaît dans le film, dont le
récit est plutôt fragmenté par le montage. Dans ces passages de la version scénique, les objets
difformes prennent l’apparence d’une table ou d’un piano lorsqu’ils sont projetés à l’écran,
au fond du dispositif. Il s’agit d’une opération liée à la perception qui s’éloigne certainement
du cœur de la fabula et disparaît dans le processus de transécriture à l’écran.

Les deux versions de la quête entreprise par Marie, celle de la voix du père, montrent
l’exploitation que fait Lepage de la performativité et des conventions spatiotemporelles
théâtrales et cinématographiques. La pièce de théâtre consacre deux longs passages à
présenter le travail de Marie, qui comporte la production d’effets sonores et le doublage. Ces
scènes jouent un rôle plus que descriptif dans la pièce de théâtre : les spectateurs sont invités
à entrer dans un laboratoire du son, à découvrir l’artifice derrière les films d’animation ou les
voix des acteurs. Cette invitation demeure dans le film, mais les passages sont écourtés, de
façon à ce qu’ils se subordonnent aux besoins du récit (la présentation de la quotidienneté de
Marie). En outre, la pièce de théâtre présente une seule séance, plutôt comique, pendant
laquelle un acteur de doublage essaie différentes voix ; le film évacue le ton comique et
présente l’alternance de plusieurs acteurs, dans un montage rapide, ce qui suggère un travail
étendu sur plusieurs jours.

Comme dans la pièce de théâtre et le film Le polygraphe, Lepage reprend le monologue


d’Hamlet dans Lipsynch. Cependant, tandis que dans les œuvres précédentes son inscription
avait un prétexte tiré du récit (Lucie était une actrice jouant Hamlet), sa présence est
complètement gratuite au niveau de l’intrigue dans ce nouveau spectacle. C’est Thomas, un
neurochirurgien, qui exprime ses doutes à travers les mots de Shakespeare. Le caractère
entièrement performatif de la citation est souligné par le fait que Thomas cite le poète anglais
dans sa propre langue, l’allemand. Ce passage, qui n’est relié que métaphoriquement à
l’histoire, disparaît pendant le processus de transécriture à l’écran. Nous pouvons attribuer la
disparition de ce passage de la version théâtrale de « Thomas » à l’économie du scénario

182
cinématographique, étant donné que l’inscription du monologue d’Hamlet aurait signifié un
éloignement du nœud de l’intrigue.

Au contraire des autres mises en scène analysées, le processus créatif de Lipsynch ne se basait
pas sur des objets : la ressource sensible qui a servi de germe est la voix. Celle-ci réapparaît
dans Triptyque, principalement à travers les histoires de Marie, qui devient aphasique, et de
Michelle, qui entend des voix dans sa tête. Cela peut expliquer l’absence d’objets marquants
dans les versions scéniques de « Thomas », « Marie » et « Michelle », ainsi que dans leurs
transécritures à l’écran. Cela n’empêche pas que Lepage effectue à l’écran une exploration
de la matérialité et des objets en se servant de la texture de la photographie et de la
focalisation, moyennant les plans. C’est le cas pour les outils pendant la chirurgie de Marie,
son crâne rasé et ouvert, le chapelet et les poupées qui expriment les inquiétudes de Michelle
ou le cahier dans lequel elle écrit des vers douloureux. Triptyque confirme l’intérêt de Lepage
pour les surfaces, ainsi que pour les sensations qu’elles inspirent, comme au début de la
version filmique de « Michelle », qui montre une sculpture couverte par la neige et la saleté.
Comme dans Le polygraphe, le médium cinématographique permet de mettre l’accent sur les
opérations et changements techniques : les machines et les outils pendant la chirurgie dans
« Thomas », ou les opérations de doublage et de production d’effets sonores dans « Marie ».
Dans les deux cas, il s’agit d’éléments préexistant dans la version scénique, mais qui
apparaissent avec plus de détails par le truchement des plans et du montage.

La boîte, signature de la théâtralité lepagienne, réapparaît dans Lipsynch, où le dispositif


scénique inclut des espaces partiellement fermés (à trois murs), dont les salons de Marie et
Michelle, ou totalement fermés, comme la librairie de Michelle. Ces endroits, même s’ils
sont présentés de façon réaliste à l’écran, accomplissent la même fonction : la monstration
d’un dedans et d’un dehors. Dans la version scénique de « Michelle », le dispositif invite à
opposer deux circonstances spatiales et, avec celles-ci, les univers brouillés de la conscience
de Michelle : deux versions des mêmes événements sont présentées l’une après l’autre, de
l’intérieur et de l’extérieur de la librairie. Au contraire de la pièce théâtrale, le film combine
les deux versions, en donnant un seul récit : Michelle ouvrant la librairie, recevant des clients
(dont Guillaume), aidant des touristes et regardant les figures d’un curé et d’une fille (à
l’extérieur de la librairie dans la version scénique, dans les deux espaces dans la filmique).

183
Ce choix relève d’une simplification des enjeux narratifs, dont la raison se trouverait dans la
décision de Lepage de tourner un film d’une narrativité plutôt conventionnelle.

3.3 Les contenus dynamiques

Notre examen des transécritures lepagiennes suit la logique intermédiale en observant les
conditions matérielles qui rendent possible le transfert, avant de reconnaître l’intelligible
(l’« intrigue », le « contenu »). Par conséquent, la première partie de ce troisième chapitre a
d’abord examiné les différents procédés par lesquels des fabulas analogues se matérialisent
dans des récits scénique ou filmique, développant des propriétés performatives et
médiatiques particulières. Nous faisons maintenant un examen des changements de contenus
sémantiques des récits.

Chez Lepage, la fabula ne précède pas sa première matérialisation, elle se conçoit dans le
milieu productif de la scène où se rencontrent les acteurs, les ressources et quelques idées
stimulantes : une enquête policière pour Le polygraphe, la bombe atomique pour Les sept
branches de la rivière Ota, la mort d’une mère et le premier alunissage pour La face cachée
de la lune et la voix pour Lipsynch. Elle s’incarne dans le support scénique (jeu, espace
scénique, miroirs, conventions théâtrales, écrans), quoiqu’il puisse faire appel aux autres
supports ou médias (la vidéo, le cinéma). Portée à un autre milieu, celui du cinéma, cette
fabula, étant toute virtualité, prend d’autres traits pour s’incarner dans une nouvelle
configuration médiatique. Ces traits peuvent se former d’après une adaptation des éléments
déjà existants sur scène, ou la découverte de nouveaux sentiers à faire parcourir au récit. Cette
opération suscite des variations au niveau du contenu que nous examinons : les personnages,
les traits de la diégèse, les détails de l’intrigue et des thèmes. Il s’agit là d’une part des
réfractions, déplacements et transformations qui se dégagent du processus de transécriture.

3.3.1 Le polygraphe

Comme Fouquet le remarque, le mot « polygraphe » évoque étymologiquement les écritures


multiples458. Un titre adéquat pour une fabula qui s’est incarnée plusieurs fois sur des
supports différents et qui explore les nuances de l’inscription de la vérité et du sens. Le

458
Ludovic Fouquet, Robert Lepage, l’horizon en images, Québec, L’instant même, 2005, p. 132.

184
deuxième film de Lepage a pour origine la pièce éponyme qu’il a co-écrite avec Marie
Brassard, à la suite d’une véritable enquête policière dans laquelle Lepage était suspecté. Le
spectacle Le polygraphe a été présenté pour la première fois, en français, en mai 1988 à
Québec ; l’œuvre a ensuite été traduite en anglais et présentée à Toronto en février 1990.
Cette version en anglais a fait une tournée mondiale et a été publiée. La version filmique
retourne au français, quoiqu’il y ait une révision du texte originaire.

Les versions scénique et filmique racontent une histoire qui est la même dans ses lignes
générales : François a été suspecté du meurtre d’une femme, son amie (Marie-Claude dans
la pièce de théâtre) ou sa petite-amie (Marie-Claire dans le film). La police lui a fait subir le
test du polygraphe, mais les preuves n’ont pas été concluantes ; il demeure donc suspect. Il a
écrit une thèse sur l’identité culturelle dans les cas d’exil politique, en particulier pour les
Allemands des deux côtés du mur ; dans le film, il est en train de la terminer. Sa voisine,
Lucie, est recrutée pour la production d’un film portant sur l’assassinat de la fille. Elle fait la
connaissance d’un médecin légiste, un exilé de l’Allemagne de l’Est (David Haussmann dans
la version scénique, Christof Haussmann dans le film), qui connaît l’histoire de l’assassinat
et de l’implication de François (selon ses souvenirs, David lui a administré le test). La version
théâtrale ne compte que ces trois personnages ; en outre, le personnage de Lucie construit la
présence des membres de l’équipe de production du film en s’adressant à eux, alors que la
figure et la voix d’Anna, l’épouse que David a abandonnée en Allemagne, émergent parmi
les souvenirs de l’homme. La mise en scène emprunte certaines techniques au cinéma afin
de recréer un « thriller » à la façon cinématographique ou télévisuelle : la musique,
l’alternance spatiotemporelle, le jeu accéléré ou au ralenti. La résolution du crime est éludée
à la fin de la pièce de théâtre ; par contre, la meurtrière est démasquée dans le film : la
coupable était Claude, l’amie jalouse de François.

Les processus transscripturaux appellent toujours des modifications du nœud sémiotique de


la fabula : une monstration plus contrôlée que sur scène, d’autres catégories
spatiotemporelles, des nouvelles nuances dans le jeu. Ils exigent également des changements
au niveau sémantique. Ceux-ci peuvent ne toucher que des détails, ou prendre une ampleur
considérable. Par exemple, on peut considérer un détail l’échange entre Lucie, David et
François à propos du vin, qui révèle que la femme n’a pas de connaissances sur le sujet. Ce

185
passage, plutôt comique, est plus long dans la version théâtrale. En outre, ce n’est pas
François qui sert le repas dans le film, mais un autre garçon. Pendant cette soirée au
restaurant, David offre un cadeau à Lucie : une poupée russe (une matriochka), qui réapparaît
à l’écran, non pas comme un cadeau, mais comme le seul objet que Christof a apporté
d’Allemagne. Le film Le polygraphe est truffé de ces petites modifications.

Par contre, on constate une modification radicale de la matérialisation scénique de la fabula


dans le dénouement du récit, ce qui prouve que Lepage a continué son exploration des
matériaux fictionnels. À la fin de la pièce de théâtre, David et Lucie se séparent, tandis qu’il
semble que Christof et Lucie demeurent ensemble dans le film, puisqu’elle l’accompagne à
l’aéroport. La situation d’exil de David ne connaît pas de développement ; elle se borne à la
nostalgie de Berlin, tandis que Christof est un personnage plutôt tourmenté, et son retour en
Allemagne à la fin du film constitue la clôture du récit. Le François scénique se suicide,
tourmenté de ne pas savoir s’il a tué son amie, alors que son équivalent filmique est devenu
un professeur universitaire qui parle de la possibilité de réconciliation que représente Christof
par son retour en Allemagne. Quelques actions sont par ailleurs conservées, même si leur
protagoniste ou leur rôle est modifié dans la version cinématographique : le suicide devient
le destin d’Anna, l’épouse de Christof, ainsi que de Claude, déchirée par la culpabilité. Les
raisons des modifications sémantiques se trouvent vraisemblablement dans le changement du
médium (du théâtre au cinéma), qui met la fabula en face d’une autre communauté de
réception, ainsi que dans la variation du contexte d’énonciation : la pièce de théâtre, mise en
scène en 1988, faisait écho aux dernières années de la guerre froide et aux souvenirs encore
frais de l’enquête policière subie par Lepage, tandis que le film, sorti en 1996, vise à la
réconciliation ; il aborde par conséquent davantage les blessures de la guerre froide, incarnées
en Christof, et se livre à une réflexion plus large sur la confiance et la vérité.

L’élargissement de la diégèse exigeait l’incorporation de nouveaux personnages, lesquels


portent leurs propres histoires, toujours reliées au nœud de la nouvelle incarnation de la
fabula. Certains personnages existaient en puissance dans la version théâtrale : Anna, qui
apparaît en tant que silhouette et voix dans la pièce de théâtre, fait partie du souvenir de la
fuite de l’Allemagne ; il en va de même pour la multitude de figurants participant à la
production du film. Celui-ci comprend encore quelques personnages supplémentaires : Hans,

186
l’ami de Christof chargé de la preuve polygraphique ; les deux détectives qui harcèlent
François ; Claude, l’amie de François, responsable de la mort de Marie-Claire ; Judith, l’amie
de Marie-Claire et la scénariste du film. La plupart des nouveaux personnages jouent un rôle
d’articulation dans la nouvelle structuration de la fabula. Ainsi, Hans enrichit l’histoire de
Christof, parce qu’il l’accompagne depuis sa fuite de l’Allemagne. Il sait que François n’est
pas coupable (ce que David sait et explique à Lucie dans la pièce de théâtre) et s’oppose à la
relation entre Christof et Lucie, une situation qui n’existe pas dans la version scénique. Le
personnage de Judith fournit une raison pour le tournage d’un film sur l’assassinat dont
François a été suspecté (un détail que la pièce de théâtre ne fournit pas) ; de plus, elle exprime
des doutes quant à la confiance, qui font par ailleurs écho à ceux du personnage de François
dans la version scénique. Ces personnages ne portent cependant pas une signification qui
modifierait radicalement la portée sémantique de la fabula disposée dans la pièce de théâtre.
En revanche, Claude joue un rôle qui amène un changement tout à fait radical, car elle est,
en plus de la meurtrière de Marie-Claire, signe du changement d’orientation sexuelle du
personnage de François : elle était l’amie jalouse, contrariée qu’il ne la sollicite que lorsqu’il
avait des discussions avec sa copine. Le jeu sur les prénoms est assez intéressant : la « Marie-
Claude » de la pièce de théâtre se scinde dans les deux femmes de la vie de François au
cinéma, Marie-Claire et Claude.

L’expansion de la diégèse dans les passages concernant la production du film dans la version
cinématographique s’accorde au raccourcissement d’autres passages présents dans la version
théâtrale. Par exemple, la création scénique inclut une conversation entre Lucie et David
pendant la séquence « Les larmes », née d’une réflexion autour de la représentation et de la
mémoire : David se rappelle de Berlin ainsi que d’Anna, l’épouse qu’il y a abandonnée ; une
image de la porte de Brandebourg et la figure et la voix d’une femme chantant de l’opéra
constituent cette évocation sur scène. Le récit filmique ne reprend pas cette réflexion, mais
emploie tout de même le paysage de Berlin et l’opéra pour représenter les souvenirs de
Christof ; plus tard, lorsque Christof apprend le suicide d’Anna, il entend de l’opéra. Tout
cela montre le dialogue expressif entre les deux matérialisations de la fabula.

Le changement des configurations sémantiques touche évidemment la construction des


personnages. Les tensions entre eux varient après la transécriture de la fabula au cinéma. Par

187
exemple, la discussion politique entre François et David dans la pièce théâtrale est tout à fait
différente de celle entre François et Christof dans le film, parce que Lepage n’a pas transposé
à l’écran le personnage de David. Il en a créé un autre – probablement avec la collaboration
du comédien Peter Stormare – et l’a inscrit dans le récit déjà élaboré sur scène. Christof n’est
pas David, mais un autre individu. David est moins bourru et plus sophistiqué, il semble être
par ailleurs plus cultivé : il connaît les vins, il cite Cocteau. Comme Christof, il a laissé une
épouse en Allemagne, mais la pièce de théâtre ne présente pas sa fuite ; il démontre, sans
doute, moins de culpabilité d’être parti. Le changement du personnage a suscité une inversion
de certains éléments du récit : sur scène, David demande à François ce qu’il pense de
l’assassinat comme phénomène politique, ce qui embarrasse celui-ci (parce qu’il a été
suspecté de meurtre) ; en revanche, le personnage de François filmique parle du passé en
Allemagne de l’Est, ce qui met Christof en colère. En outre, la version scénique incorpore
l’homophobie de David pour expliquer les différences entre les personnages, une situation
qui n’existe pas à l’écran.

Cette première expérience de transécriture à l’écran montre déjà la propension de Lepage à


reprendre des motifs ou des images. Par exemple, les deux versions incluent un segment
d’Hamlet, joué par Lucie, alors que David ou Christof se trouvent parmi les spectateurs.
D’autres motifs perdent le sens qu’ils avaient à l’intérieur du processus créatif : dans la
version scénique, un crâne fait partie d’un réseau symbolique incluant le polygraphe, un
squelette (la leçon d’anatomie de David), le monologue d’Hamlet et la mort de François. La
version filmique conserve le crâne, mais à titre de détail dans la construction du personnage :
Christof boit du vin en le regardant. L’objet demeure ainsi comme s’il était un résidu du
processus créatif qui a généré la première version de la fabula.

Du processus de transécriture émergent des passages qui gardent les gestes, mais modifient
le sens de leurs équivalents sur scène ; nous trouvons donc une conservation de la forme du
motif, mais une transformation du contenu, à l’intérieur de la même structure narrative. Par
exemple, la pièce de théâtre montre un François souffrant, qui explique à Lucie l’emploi de
la ceinture pendant ses rencontres sexuelles avec d’autres hommes. Il lui avoue ne pas savoir
s’il a tué Marie-Claude. Le passage est repris de façon presque identique dans le film, mais
François y parle de ses rencontres sadomasochistes avec Marie-Claire. La comparaison de

188
ces deux versions est intéressante en cela que la même séquence d’événements s’inscrit dans
les deux supports, malgré que le personnage, François, ait d’autres traits : homosexuel et ami
de Marie-Claude dans la pièce théâtrale, hétérosexuel et copain de Marie-Claire dans le film.

Le motif peut gagner une nouvelle portée pendant le processus de transécriture à l’écran : la
matriochka n’est qu’un cadeau pour Lucie dans la pièce de théâtre ; de plus, l’objet est
vaguement relié à la figure du polygraphe, parce qu’il recèle différentes couches de vérité.
Le récit filmique amplifie cette fonction métaphorique au point de représenter la synthèse
des conflits de Christof et de François : la vérité insaisissable. En outre, inscrite dans une
trame narrative différente, la matriochka adopte de nouveaux traits : elle est l’objet le plus
précieux pour Christof, la seule chose qu’il a apportée lors de sa fuite d’Allemagne, et qui
l’accompagne à son retour à la fin du film.

Les lignes narratives de la fabula qui s’ajoutent dans la version filmique reprennent des
passages et des motifs visuels esquissés dans la médialité théâtrale. La version scénique
montre David qui, en se rasant devant le miroir, entend les gémissements de François de
l’autre côté du mur. La version filmique récupère les éléments de cette séquence en les
segmentant et en les inversant : alors que Christof se rase, il entend François en train de parler
au téléphone avec Judith. La caméra bascule de la fenêtre de la salle de bain chez Lucie à
celle de la cuisine chez François, induisant ainsi une activité du regard analogue à celle de la
version théâtrale dans laquelle le public parcourait des yeux toute la longueur du dispositif
scénique. D’ailleurs, l’élément érotique et comique de la pièce de théâtre est inversé, allant
des gémissements de François sur scène au passage filmique pendant lequel il entre chez
Lucie et la trouve en train de faire l’amour avec Christof.

La pièce de théâtre montre Lucie jouant la victime, Marie-Claude, autant lors du tournage du
film (pour lequel elle a été embauchée) que pendant l’évocation faite par François et David
au restaurant. Le film, plus réflexif, développe une mise en abyme qui montre l’activité de
re-présentation, invitant le public à pénétrer dans le monde de la production du récit
cinématographique : le tournage de la mort du meurtrier (qui est un policier dans le scénario
écrit par Judith), la préparation de la scène de l’assassinat de Marie-Claire et la révision du
premier assemblage font partie du film. Pendant la préparation de la scène de l’assassinat,
Judith pose ses lèvres sur celles de Lucie, la comédienne qui va représenter son amie

189
décédée ; cet acte suggère une nuance nouvelle, absente dans la première version :
l’homosexualité de Judith, qui expliquerait son antipathie envers François, le copain de
Marie-Claire.

Dans la version scénique du Polygraphe, la machine (le détecteur de mensonges) est peu
présente physiquement, mais elle est constamment évoquée et donne le titre au spectacle. Par
contre, la machine est centrale pendant la séquence initiale du film, lorsque la caméra met
l’accent sur les composants du polygraphe ainsi que sur les petits détails techniques du test.
Le film insiste ainsi sur le rapport entre le corps et la machine. À cet égard, la proposition du
récit cinématographique est plus radicale que celle de la version scénique. Dans les deux cas,
sur la scène et à l’écran, la machine ne réussit pas à déterminer la vérité. La faillibilité de la
machine apparaît à nouveau lors du passage du film dans lequel l’ordinateur de François
tombe en panne (ce passage n’existe pas sur scène). Nous reviendrons sur ce point dans le
chapitre IV.

La transécriture filmique de la mise en scène du Polygraphe illustre ainsi le type de


changements que subit une fabula conçue lors d’un processus dynamique et exploratoire
comme celui de la poïétique lepagienne. Elle montre également que la recherche ne s’arrête
pas : Lepage continue son exploration des matériaux narratifs et des médialités en
développant de nouvelles configurations sémiotiques et sémantiques à l’intérieur d’un
nouveau médium.

3.3.2 « Les mots » et Nô

Le film Nô reprend l’intrigue de la troisième boîte des Sept branches de la rivière Ota, « Les
mots ». Le changement du titre est intéressant : la réflexion autour du langage (les mots)
demeure dans le film, et une nouvelle opportunité de réflexion y est même ajoutée, celle de
l’écriture d’un « bon français » par les nationalistes québécois. Néanmoins le titre « Nô »,
plus énigmatique, permet d’évoquer à la fois la culture japonaise et les arts scéniques, tout
en incorporant le contexte politique québécois (le référendum indépendantiste) qui soutient
la deuxième ligne narrative.

190
Nô récupère très fidèlement la fabula telle qu’elle s’est incarnée dans Les sept branches de
la rivière Ota, qui se déroule lors de l’Exposition universelle à Osaka en 1970, mais y accole
une deuxième ligne narrative à Montréal. La transécriture à l’écran préserve de nombreux
traits de la théâtralité de la version scénique : les unités narratives et spatiales, les dialogues
et le jeu. Dans « Les mots », Sophie, actrice québécoise participant à l’Exposition universelle,
a une discussion téléphonique avec son copain. Elle pense être enceinte, mais ne lui en dit
rien. Après sa dernière présentation, elle rencontre le diplomate Walter et son épouse Patricia,
avec lesquels elle va souper. Lors de ce long passage au restaurant, les deux femmes
manifestent leur antipathie réciproque ainsi que leurs conceptions distinctes du théâtre et du
nationalisme québécois. Patricia part, et Walter et Sophie terminent la soirée ivres dans la
chambre d’hôtel de celle-ci. Patricia y vient, de même que François-Xavier, collègue de
Sophie qui est tombé amoureux d’elle. Cette situation tragicomique évoque La dame de chez
Maxim, la pièce que Sophie a jouée à Osaka. Dans une sorte d’épilogue, il est révélé que
Sophie a accouché au Japon, son enfant est nommé Pierre, celui-là même qui réapparaît dans
le septième chapitre des Sept branches de la rivière Ota.

La transécriture filmique de cette histoire en intègre une nouvelle avec laquelle elle alterne :
celle de Michel, le copain de Sophie, un personnage existant seulement en puissance dans la
pièce de théâtre (par l’appel téléphonique au début du chapitre). Celui-ci fait partie du Front
de libération du Québec pendant la crise d’Octobre. Au début du film, trois militants arrivent
chez lui pour préparer un attentat (une bombe), ainsi que le communiqué de presse qui va
l’accompagner. Les situations ridicules se succèdent : une discussion autour de la langue
française, la surveillance policière et, finalement, l’explosion de la bombe, peu après qu’ils
se sont rendu compte de leur erreur (ils ont confondu les heures d’Osaka et de Montréal) et
sont sortis à toute vitesse de l’appartement. À la fin du récit filmique, Sophie arrive à
Montréal, où elle trouve son logement détruit. Elle est arrêtée par la police, comme complice
d’un acte terroriste ; pendant l’arrestation, elle perd son bébé. L’épilogue montre Sophie et
Michel encore ensemble, dix ans plus tard, qui regardent à la télévision les résultats du
premier référendum en mai 1980.

Comme nous l’avons noté, la transécriture qui a conduit à Nô a été précédée par un autre
processus de transposition à l’écran, d’où est sortie la version télévisuelle des Sept branches

191
de la rivière Ota, réalisée par Francis Leclerc en 1997, entre les troisième et quatrième cycles
du spectacle. Cette première transécriture, dans laquelle Anne-Marie Cadieux et Marie
Gignac ont déjà joué les rôles de Sophie et Patricia, a préfiguré le traitement des personnages
dans le film. En outre, ce téléfilm introduisait le personnage de Michel qui, selon le livre The
Seven Streams of the River Ota, n’existait pas encore dans la troisième version. Nô est donc
une transécriture hybride, qui s’est développée en plusieurs étapes : elle s’est nourrie de
l’incarnation télévisuelle des Sept branches de la rivière Ota, en plus des différentes
matérialisations scéniques de la fabula.

« Les mots » renvoie à un univers différent de celui du film : le chapitre s’intègre aux lignes
narratives des Sept branches de la rivière Ota, et ses personnages apparaissent dans les autres
segments. Hanako est le fil conducteur du spectacle, Patricia réapparaît dans la sixième boîte,
et Walter, dans les sixième et septième. Pierre, le fils né à Osaka, retourne au Japon dans la
septième. Nous analysons le quatrième et dernier cycle des Sept branches de la rivière Ota,
mais notons que dans la troisième version du spectacle, il est suggéré que Pierre est le fruit
de la nuit d’intimité entre Walter et Sophie.

La deuxième ligne narrative à Montréal montre comment la fabula peut s’épanouir


lorsqu’elle entre dans un nouveau milieu (le médium cinématographique) et un autre contexte
(de l’internationalité des boîtes d’un spectacle présenté dans plusieurs pays, comme Les sept
branches de la rivière Ota, aux drames personnels et nationaux d’un film québécois plutôt
austère, comme Nô). Les germes se trouvaient déjà dans « Les mots » : le copain de Sophie
au Canada, la dispute entre eux, la discussion implicite autour de l’identité québécoise entre
Patricia et Sophie (Walter étant un témoin significatif), et la date, 1970, celle de l’Exposition
universelle à Osaka et de la crise politique au Québec. En fait, plus que les autres
transécritures à l’écran (Le polygraphe, La face cachée de la lune, Triptyque), celle qui a
donné naissance à Nô témoigne de la continuité du processus de recherche (ici, de la matière
narrative) qui distingue la poïétique lepagienne.

La comparaison des durées de la boîte et du film donne une idée de la concordance des récits :
la version scénique dure 55 minutes, alors que le film en dure 85 ; la différence est due à
l’histoire qui se déroule au Québec. La version filmique ajoute les personnages de la partie
montréalaise, parmi lesquels Michel était le seul à exister sur scène. Quant à la ligne narrative

192
à Osaka, tous les personnages importants, sauf Harold, le traducteur de Vancouver qui veut
marier Hanako, existent aussi dans la version scénique. Le frère d’Hanako, Jeffrey,
personnage de la deuxième boîte, aussi présent dans la quatrième et la septième, disparaît
dans Nô.

« Les mots » et la ligne narrative à Osaka dans Nô se déroulent d’une manière analogue, bien
qu’il y ait des changements reliés à la performativité des médias impliqués. Le segment
théâtral et le film débutent avec un spectacle de théâtre nô, mais, comme nous l’avons noté
dans la section 3.2.2, la condition spectaculaire est distincte : une représentation sur scène,
donnée directement au public dans « Les mots », et une autre dans le cadre d’une émission
de télévision dans Nô. La reprise de motifs inclut les réflexions d’Hanako autour de la
traduction. Dans « Les mots », Sophie téléphone à Hanako, peu après avoir quitté sa chambre
à l’hôtel. Hanako travaille sur une traduction − une « activité délicate », dit-elle. Le dispositif
scénique inclut, entre Sophie et Hanako, une cabine d’où un interprète fait la traduction
simultanée en anglais de ce qu’elles disent en français. La cabine est identique à celle d’où
Hanako a fait la traduction lors de la présentation de Sophie à l’Exposition universelle. Ce
traducteur est déjà apparu dans quelques passages précédents, dont celui au restaurant, pour
faire la traduction simultanée ; cependant, dans ce nouveau passage, Hanako interrompt le
traducteur et le corrige, ce qui rompt la transparence de la diégèse : le personnage se montre
conscient du dispositif. Dans Nô, Sophie et Hanako entretiennent une conversation analogue
– quoique son sujet ne soit pas la difficulté de la traduction −, et Harold fait la traduction à
l’anglais pour un ami du Pakistan. Comme dans la pièce de théâtre, Hanako interrompt le
traducteur pour le corriger. L’action est donc la même, mais elle n’implique pas un
bouleversement de la perception pour le spectateur, et le rapport entre les personnages est
tout à fait distinct (Hanako et un traducteur anonyme sur scène, Hanako et Harold à l’écran).

Les conditions offertes par le cinéma pour enrichir le contexte permettent à Lepage de
présenter l’ambiance de l’Exposition universelle à Osaka : le folklore et les stéréotypes, les
différentes nationalités réunies, la vie nocturne des participants. Cet accroissement de la
diégèse est lié à une recherche très lepagienne : celle des cultures et de leur représentation,
un sujet qui sera aussi examiné dans le chapitre IV.

193
3.3.3 La face cachée de la lune

Les versions scénique et filmique de La face cachée de la lune racontent la même fabula :
Philippe, un éternel étudiant au doctorat, mélancolique et timide, vient de perdre sa mère et
de rater, encore une fois, sa thèse doctorale sur le narcissisme dans le programme spatial
soviétique. À son côté, son frère André semble être son exact opposé : superficiel, fort de son
succès et mythomane. Dans l’histoire de Philippe et de son frère, les récits intercalent des
passages de la course à la lune des Étatsuniens et des Soviétiques, qui a fait rêver Philippe
durant son enfance et qui constitue le sujet de sa recherche doctorale.

La face cachée de la lune a d’abord été un spectacle solo écrit, mis en scène et joué par Robert
Lepage en 2000 (Yves Jacques a repris le rôle en 2001). Le créateur québécois est revenu à
cette fabula dans son cinquième long-métrage, La face cachée de la lune (2003). Quatre ans
plus tard, un livre contenant le texte et témoignant de la mise en scène théâtrale a été publié.
En 2011, la mise en scène a été reprise, avec Jacques à nouveau à l’affiche. Si nous
considérons exclusivement l’intrigue, nous constatons que La face cachée de la lune est un
texte peu médiagénique : la pièce de théâtre se compose de 23 scènes, toutes présentes dans
le film ; le déroulement des lignes principales des récits et les personnages sont identiques.
Il est donc particulièrement intéressant d’examiner la transécriture de La face cachée de la
lune pour repérer les transformations qu’a subies la fabula, conçue d’abord sur scène, pendant
le processus de transposition à l’écran.

L’un des changements les plus importants entre les versions de La face cachée de la lune se
trouve au début. Sur scène, l’acteur qui va jouer tous les rôles s’adresse au public pour lui
expliquer :

Le spectacle de ce soir s’inspire en quelque sorte de la compétition entre ces deux


peuples pour raconter celle de deux frères cherchant continuellement dans le regard
de l’autre un miroir pour y contempler leurs propres blessures, ainsi que leur propre
vanité459.

Le présentateur annonce une mise en scène où se croiseront les histoires personnelle et


mondiale ; ce mixage n’est pas si clair lorsque la fabula passe au médium cinématographique.

459
Robert Lepage, La face cachée de la lune, Québec, L’instant même, 2007, p. 15.

194
En outre, le présentateur évoque le narcissisme comme sujet de l’œuvre ; dans le film, par
contre, il n’y a pas d’acteur ou de personnage pour guider l’activité interprétative du public.
La seule information touchant ce sujet est que la thèse de Philippe traite du narcissisme dans
la course à l’espace, mais cette réflexion ne s’étend pas nécessairement à l’ensemble de
l’œuvre.

Dans la pièce théâtrale, Philippe travaille chez lui, alors que la version filmique le place dans
un centre d’appels. Ces quelques détails révèlent une expansion de la diégèse : son travail
(faire de la publicité par téléphone) est relié à un contexte économique (l’économie de
services), qui était absent dans la pièce de théâtre. Philippe y a une supérieure, laquelle le
réprimande pour avoir fait un appel personnel (à André), après quoi tous deux échangent
quelques phrases sarcastiques. Ce personnage n’existe pas dans la pièce de théâtre. C’est à
celui-ci que Philippe mentionne pour la première fois le sujet de sa thèse, qu’il résume en
disant « le narcissisme » (et non la course à l’espace). Le ton du dialogue permet d’exprimer
la difficulté de Philippe à s’accorder à la vie sociale, ce qui est développé ensuite par ses
échanges avec son ex-copine, le barman et les agents de sécurité du cosmonaute Leonov.

Le nouveau milieu, dans lequel prédomine une autre logique, permet à la fabula
d’approfondir quelques sujets − alors qu’elle en abandonne d’autres. C’est le cas dans le
passage à la salle de gym. Sur scène, le personnage fait des exercices avec une planche à
repasser qui se transforme en différents appareils ; à l’écran, il n’y a pas un tel jeu de
transformation d’objet. Par contre, la séquence permet d’introduire sa réflexion à propos de
la vanité, laquelle n’existe pas dans la pièce de théâtre. En outre, ce passage permet
d’introduire Carl, le chum d’André, physiquement absent dans la pièce de théâtre. Celui-ci
rencontre Philippe dans le sauna. Cette rencontre enrichit la diégèse, surtout en ce qui
concerne André ; elle permet aussi d’affirmer la ressemblance physique des deux frères : la
phrase de Carl, mentionnant que ceux-ci se ressemblent comme deux gouttes d’eau, rend plus
vraisemblable l’utilisation d’un seul comédien (Lepage) pour les deux personnages.

À cet égard, nous remarquons une réécriture subtile dans la séquence à la salle de gym. Dans
la première version scénique examinée (en 2001, alors que Lepage était l’acteur), nous
voyons André faisant des exercices avec la planche à repasser. Les gestes (il regarde ses
muscles et fait des pirouettes devant le miroir) suggèrent la vanité du personnage. Cependant,

195
c’est Philippe qui fait des exercices dans la version filmique (2003). Ses gestes semblent
moins narcissiques, mais la voix off (celle de Philippe, qui prépare une vidéo pour les
extraterrestres) parle précisément du narcissisme. Dans le livre et la deuxième version
théâtrale examinée (Jacques à l’affiche, 2011), c’est encore Philippe qui fait des exercices.
L’accent est mis alors sur sa maladresse, et la réflexion à propos du narcissisme est moins
explicite. Deux observations découlent du changement de personnage : d’une part, il y a
encore ici des métamorphoses des matériaux fictionnels ; d’autre part, le créateur produit
diverses nuances par l’emploi de personnages distincts (différents contenus) pour le même
passage et presque les mêmes actions (la même structure formelle).

Pendant le processus de transécriture, en plus de la supérieure au centre d’appels et de Carl,


Lepage a trouvé d’autres nouveaux personnages, comme l’astronome russe, qui permet à
Philippe de discuter la valeur de sa théorie sur le rôle du narcissisme dans le développement
de la science. Babana-Hampton considère que l’ajout physique de ces personnages non
seulement peuple le film et humanise son univers, « mais contribue aussi à mieux développer
le dialogue et à renforcer la présence de perspectives multiples460 ». Ces scènes enrichissent
l’univers intérieur de Philippe, sans distraire de son histoire par de nouvelles intrigues.

3.3.4 « Thomas », « Marie », « Michelle » et Triptyque

Triptyque reprend trois des neuf histoires contenues dans Lipsynch : « Thomas », la
deuxième, porte sur un neurochirurgien traversant plusieurs crises : une mauvaise période
dans son mariage (avec Ada, aussi personnage d’autres chapitres) et la mort d’un collègue
qui représentait une figure paternelle pour lui. En plus, la main de Thomas commence à
trembler, ce qui pose problème pour son travail. Il opère Marie, le personnage du chapitre
homonyme de Lipsynch (le troisième). Celle-ci doit réapprendre à parler après la chirurgie et
elle oublie de nombreux détails de son enfance. Elle commence donc une quête pour
reconstruire la voix de son père, le souvenir perdu le plus apprécié. La huitième partie de
Lipsynch, « Michelle », constitue la première de Triptyque : Michelle, la sœur de Marie, c’est
une femme schizophrène qui vient de sortir d’un épisode suicidaire.

460
Safoi Babana-Hampton, « Robert Lepage en cinéaste de la technologie et de la vie postmoderne. La face
cachée de la lune », Nouvelles études francophones, vol. 30, no 2 (automne 2015), p. 134.

196
La première question qui s’impose lorsqu’on compare les histoires de Lipsynch et Triptyque
est la raison du choix de ces trois chapitres et non pas des autres : « Ada » (première),
« Jeremy » (quatrième), « Sarah » (cinquième), « Sebastian » (sixième), « Jackson »
(septième) ou « Lupe » (neuvième). Il est probable que ce choix réponde à l’économie
narrative qu’offrent les liens de parenté entre les personnages : Marie et Michelle sont sœurs,
Thomas devient le mari de la première et fait partie du chapitre « Michelle » ; ces rapports
permettent de construire un ensemble homogène tout en mélangeant légèrement les lignes
narratives. Le titre du film, en même temps qu’il réfère à la triade d’histoires, renvoie à la
tradition picturale, et donc à la visualité. Comme nous l’avons noté, le prologue du film se
concentre précisément sur l’acte de regarder : Thomas et Ada à la chapelle Sixtine. Il faut
dire que le triptyque n’est pas composé d’unités isolées : les histoires s’entrecroisent et le
rythme du récit s’accorde à l’ensemble, pas aux histoires individuelles.

Les lignes narratives se croisent dans Lipsynch : le deuxième chapitre, « Thomas », présente
les inquiétudes du personnage principal et se termine sur la chirurgie de Marie ; le troisième,
« Marie », raconte la quête de la voix oubliée, et introduit le personnage de Michelle ;
finalement, « Michelle », le huitième chapitre, qui narre le rétablissement émotionnel du
personnage après sa tentative de suicide, fait intervenir Thomas et Marie, qui annoncent leur
mariage. Le film approfondit ce croisement et se termine avec un montage parallèle du récital
auquel participe Michelle et du mariage de Thomas et Marie, mariage qui était absent dans
la pièce de théâtre. La diégèse s’élargit lors de la transécriture à l’écran : la caméra sort des
espaces fermés, parcourant Londres le soir (Thomas et Marie), Montréal en été,
perpétuellement dans les réparations routières (Marie), et Québec en automne et en hiver
(Michelle et ses souvenirs).

La transécriture conserve la plupart des événements déjà développés sur scène, et les présente
selon la narrativité liée au médium cinématographique (les plans, le montage, les
déplacements spatiotemporels) : la rencontre de Thomas avec la peinture, la crise de son
couple, le concert et la chirurgie de Marie, le réapprentissage de la parole, les sessions de
doublage, le travail de Michelle à la librairie, le récital à la fin du chapitre. Plusieurs éléments
de la fabula telle qu’elle s’est incarnée dans Lipsynch demeurent dans Triptyque, même s’ils
perdent leur signification à l’intérieur de la nouvelle trame narrative : l’activité

197
professionnelle d’Ada (professeure de chant, elle chante plusieurs fois pendant le spectacle),
le film doublé par Marie (celui que Jeremy avait tourné dans le quatrième chapitre), ou la
référence à la cinéaste féministe Danielle Morency (personnage du neuvième chapitre) dans
la librairie de Michelle. Dans Lipsynch, ces trois éléments relient les différents chapitres et
permet de les articuler comme un ensemble, alors que, inscrits dans le récit
cinématographique, ils ne sont que des détails du contexte de travail de Thomas, Marie ou
Michelle.

Dans Triptyque, le processus de transécriture entraîne une économie narrative distincte de


celle des chapitres de Lipsynch. Dans ce spectacle, Ada est un personnage majeur, peut-être
le fil conducteur de toute l’œuvre, parce qu’elle est présente dans les chapitres premier,
deuxième, cinquième et neuvième. Son rôle est pourtant mineur dans le film : on la voit en
tant qu’épouse de Thomas et professeure de chant (un trait qui se trouve déjà dans la pièce
de théâtre). Les discussions du couple de la version scénique se trouvent écourtées dans la
transécriture à l’écran. La version scénique de « Thomas » a donné au personnage une
importance reliée à son rôle dans l’ensemble (Lipsynch) ; dans la version filmique, comme
l’ensemble est autre, l’histoire d’Ada n’y est pas développée.

À la différence des réécritures précédentes, Lepage n’ajoute ni personnages ni situations


dramatiques d’importance. Cela montre, plus que la « fidélité » de la transécriture, la
confiance de Lepage envers les matériaux fictionnels. Parmi les changements, notons la
multiplication de quelques figurants (plusieurs acteurs de doublage, plusieurs poètes au
récital), et le fait que dans la version scénique, Michelle n’assiste pas à la session de doublage
des films de famille. Ce dernier changement montre à nouveau comment les contenus
peuvent être modifiés (ici, les personnages) sans varier la structure narrative déjà déployée
sur scène : dans la pièce de théâtre, Michelle suggère d’utiliser la voix de Marie pour recréer
celle du père, tandis qu’à l’écran, Michelle n’est pas présente et c’est l’un des techniciens de
son qui fait la suggestion.

Comme les autres transécritures à l’écran, le récit de Triptyque déplace situations et motifs.
« Thomas » s’ouvre sur le personnage principal qui parle au public, commentant la mort du
professeur Struder ainsi que le tableau du Caravage, L’incrédulité de saint Thomas. Dans le
film, cette référence au tableau est déplacée à la moitié du chapitre ; la mention de la mort de

198
Struder n’existe pas, mais son nom est dit lors d’une conversation entre Thomas et sa collègue
Veronika.

La fin de la version scénique de « Michelle » se déroule dans la librairie, pendant un récital


auquel participent Guillaume et un ami, qui présentent une sorte de slam poétique, et
Michelle, qui partage son poème « Et je ne meurs pas ». Le poème de Michelle demeure à la
fin du film, mais le slam est placé plus tôt, jouant un nouveau rôle au moment où Guillaume
et son ami rendent visite à Michelle à l’hôpital, alors qu’elle se rétablit d’une tentative de
suicide. Cette deuxième séance à l’hôpital n’existe pas dans la pièce de théâtre, et le slam,
qui était un élément joyeux qui enrichissait le passage du récital dans Lipsynch, devient la
clé du retour à la vie de Michelle dans Triptyque.

Triptyque est la transécriture lepagienne la plus récente. Elle se distingue par la ressemblance
de ses enjeux avec ceux des chapitres « Thomas », « Marie » et « Michelle » de Lipsynch,
dont elle tire son origine. Néanmoins, bien qu’il soit une transécriture assez « fidèle », ce
film laisse apparaître les changements des systèmes sémantique et sémiotique qui
accompagnent nécessairement tout processus de déplacement transmédial.

3.4 Évaluation des processus

La poïétique lepagienne touche la zone intermédiaire entre deux ensembles de pratiques et


institutions en transformation constante : le théâtre et le cinéma. Les œuvres de Lepage
constituent un échantillon de leurs échanges : le transfert des procédés et des intuitions (de
la scène à l’écran, et vice versa), l’emprunt de ressources expressives, les reprises qui
poursuivent et approfondissent les quêtes entamées dans un autre médium. Ce troisième
chapitre a examiné une des expressions les plus manifestes de cette dynamique dans la
poïétique lepagienne : la transécriture.

Ce qui est intéressant chez Lepage est que ses transécritures à l’écran sont toutes – sauf
Mondes possibles – des exercices de réécriture, des auto-adaptations : Lepage inscrit sur un
support une fabula qu’il a déjà inscrite sur un autre. Lorsque le metteur en scène et le
réalisateur sont la même personne, comme c’est le cas pour Le polygraphe, Nô, La face

199
cachée de la lune et Triptyque, il s’agit « plus souvent de variantes, de versions
successives461 ».

La comparaison des pièces de théâtre et films de Lepage a permis de mieux comprendre le


processus de transécriture de la scène à l’écran. Normalement, la première étape en est la
transformation de la proposition théâtrale en un scénario cinématographique. Lepage étant le
metteur en scène, il est probable qu’il ait pris comme point de départ la version la plus
accomplie du texte spectaculaire (et non pas le texte dramatique). Ensuite, il a transposé les
éléments dramatiques et spectaculaires en termes cinématographiques. Puis, lui-même – en
tant que réalisateur −, le directeur de la photographie, le monteur et les acteurs, entre autres
artistes et techniciens, ont dû interpréter ce scénario cinématographique et le mettre en
langage audiovisuel.

En analysant ces réécritures, on constate que les mises en scène de Lepage sont déjà des
hybrides médiatiques qui font appel aux procédés cinématographiques. Comme plusieurs
créateurs contemporains, Lepage s’oppose à la distinction faite durant la première moitié du
XXe siècle, d’après laquelle la parole a la primauté sur l’ensemble scénique au théâtre, et
l’image sur la parole au cinéma. Il convoque d’ailleurs sur scène la médialité du cinéma,
c’est-à-dire sa capacité intrinsèque à représenter. L’œuvre de Lepage

[…] illustre le fait que ses techniques théâtrales sont souvent transposées à ses récits
filmiques, témoignant de la disparition des distinctions génériques entre le cinéma et le
théâtre chez lui. Les procédés cinématographiques pénètrent la création théâtrale dans
la même proportion où le film s’imprègne de techniques théâtrales462.

Nous trouvons là un élément qui favorise la transécriture lepagienne : les mises en scène
théâtrales essaient déjà, avec les ressources scéniques, de remédiatiser les procédés et les
ressources du dispositif filmique : l’attention du spectateur, le montage, la construction du
temps et de l’espace, l’énonciation des métaphores. Pour emprunter la catégorie de Marion,
les mises en scène de Lepage semblent être assez adaptogéniques, étant donné que les

461
Béatrice Picon-Vallin, « Deux arts en un ? », dans Béatrice Picon-Vallin [dir.], Le film de théâtre, Paris,
CNRS (Coll. Arts du spectacle), 1997, p. 23. La chercheure cite le metteur en scène Peter Brook, qui a dit :
« retrouver ce qui a été trouvé, mais autrement ».
462
Safoi Babana-Hampton, « Robert Lepage en cinéaste de la technologie et de la vie postmoderne. La face
cachée de la lune », art. cit., p. 134.

200
transécritures à l’écran du Polygraphe, de « Les mots », de La face cachée de la lune et des
trois chapitres de Lipsynch conservent une partie importante de leurs traits narratifs (syntaxe,
iconographie, intrigue).

En dépit des similitudes, le processus de transécriture inclut des opérations de réfraction, des
variations subtiles ou évidentes, entre ce qui est mis en place dans le médium de départ (le
théâtre) et ce qui est possible dans le médium d’arrivée (le cinéma). Les histoires et les
procédés scéniques sont imités ou substitués par d’autres, afin d’obtenir des résultats
équivalents ou d’en générer de nouveaux. Pour ceux qui participent au processus, la
transécriture demande de travailler non seulement la configuration de la fabula, mais aussi
celle du médium, en explorant les différentes manières de combiner, restreindre ou multiplier
les matériaux d’expression (le rythme, le mouvement, la gestualité, la musique, la parole,
l’image, l’écriture) et de les faire fonctionner d’après les circonstances d’expression et de
réception.

Comme nous l’avons noté, le médium est supposé s’effacer sous le message qu’il transmet.
Dans le cas d’une transécriture de la scène à l’écran, le médium s’effacerait normalement
deux fois : le créateur théâtral vainc d’abord l’opacité du support scénique et le médium se
cache derrière l’histoire racontée ; ensuite, la deuxième œuvre, de nature filmique, dissimule
le premier médium dans lequel la fabula s’était incarnée (le théâtre). Les transécritures
lepagiennes diffèrent cependant de ce portrait : Lepage ne cache pas la médialité sur scène,
tout au contraire, il dévoile fréquemment l’envers de la représentation, le dispositif ; à leur
tour, ses films affichent leur médialité cinématographique, mais leurs récits (sauf celui de
Nô) essaient de cacher la théâtralité de la première incarnation de la fabula. Néanmoins, cette
occultation n’est pas complète : les films Le polygraphe et La face cachée de la lune
conservent les titres des mises en scène à leur origine (mais non leur théâtralité), de la même
façon que les chapitres de Tryptique répètent ceux de leurs équivalents dans Lipsynch. Cette
coïncidence dans les titres invite le public à relier le scénique et le filmique.

D’après Gaudreault, une œuvre narrative est le résultat d’une tension entre deux pôles : le
monde raconté et l’instance racontante463. Les œuvres de Lepage montrent cette tension : ses

463
André Gaudreault, Du littéraire au filmique, op. cit., p. 77.

201
créations scéniques privilégient l’instance racontante en exprimant la performativité du corps
(Le polygraphe), des objets (La face cachée de la lune) et du dispositif (Lipsynch), tandis que
les filmiques s’accordent plus à l’économie de l’univers diégétique, en le rendant consistant
et vraisemblable, et ce, d’après les conventions du classicisme cinématographique. Ceci ne
signifie pas pour autant que les mises en scène théâtrales négligent l’univers diégétique, ou
que l’instance racontante des films manque d’autonomie et soit entièrement subordonnée aux
besoins de l’intrigue.

Parmi les modifications reliées au changement de système sémiotique, il s’en trouve deux
qui se distinguent, chez Lepage, par leur importance à l’intérieur de sa poïétique : la
spatiotemporalité et l’emploi des objets. Dans le premier cas, la représentation de l’espace et
du temps est généralement assez différente sur scène et à l’écran : les rapports spatiaux entre
les unités scéniques ou les déplacements spatiotemporels au théâtre ne peuvent pas être
identiques à ceux du cinéma, même si la mise en scène les évoque, comme le font les
créations théâtrales de Lepage. L’évocation de la spatiotemporalité cinématographique sur la
scène lepagienne joue un rôle performatif en plus de contribuer à l’articulation du récit. La
transécriture à l’écran peut répéter la fonction syntaxique de quelques procédés développés
par Lepage sur scène, de façon à ce que la syntaxe retourne à son milieu « naturel », le
cinéma. Dans ce médium, ces procédés (par exemple le montage parallèle) n’émerveillent
pas les spectateurs, comme cela aurait lieu avec une telle opération sur scène. Quant aux
objets, ils sont à l’origine du processus créatif et font partie de la mise en scène : ils jouent
des rôles narratif, symbolique et performatif ; lorsqu’ils passent à l’écran, ils perdent une
partie importante de leurs propriétés narratives et performatives, quoiqu’ils conservent leur
symbolisme, comme c’est le cas de la tête de mort dans Le polygraphe ou de la librairie où
Michelle travaille dans Triptyque.

Reprenons la série de paramètres que Gaudreault et Marion ont proposé pour l’analyse du
processus transscriptural : l’intensité adaptative, l’amplitude adaptative, l’encombrement
adaptatif, l’intentionnalité et l’orientation médiatique464. L’intensité est liée à l’adaptogénie
ou la médiagénie des œuvres. Au niveau de l’intrigue, les mises en scène lepagiennes se

464
André Gaudreault et Philippe Marion, « Un art de l’emprunt. Les sources intermédiales de l’adaptation »,
art. cit., p. 17.

202
révèlent très adaptogéniques : une partie importante des histoires du Polygraphe, de « Les
mots », de La face cachée de la lune et des trois chapitres de Lipsynch est conservée après le
processus de transécriture. Lepage a choisi des créations adaptogéniques, des histoires
définies, et il a renoncé aux dérives poétiques afin d’assurer une économie narrative
concordant avec le médium cinématographique. Les changements les plus importants se
trouvent dans Le polygraphe (le changement du dénouement, quoique le parcours soit
presque le même) et dans Nô, qui ajoute une toute nouvelle ligne narrative à celle déjà
présente dans Les sept branches de la rivière Ota.

L’amplitude et l’encombrement adaptatifs renvoient à l’étendue du projet de transécriture :


si celui-ci se concentre seulement sur l’intrigue ou s’il intègre aussi des composantes de la
mise en forme (par exemple des instances énonciatives ou des procédés narratifs). Le fait
qu’il s’agisse de réécritures explique les hauts degrés d’amplitude et d’encombrement des
œuvres résultant du processus transscriptural : les films reprennent, souvent à travers un
déplacement à l’intérieur du récit, de nombreuses composantes des pièces théâtrales. Nous
trouvons aussi des disparitions importantes, qu’on peut relier aux conventions de l’institution
cinématographique, comme le présentateur et les marionnettes disparus au profit des images
documentaires ou l’emploi de plusieurs acteurs dans le film La face cachée de la lune.

L’intentionnalité fait référence aux motifs derrière l’activité transscripturale. Dans le cas des
films de Lepage, celle-ci semble être la continuation de son élan expressif et narratif,
l’exploration médiatique à travers des histoires déjà connues. Quant à l’orientation
médiatique, les transécritures lepagiennes sont axées vers le médium d’arrivée ; à l’exception
de Nô, une œuvre dans laquelle la théâtralité est le nœud du récit, Lepage ne fait pas de films
qui ressemblent au théâtre : Le polygraphe, La face cachée de la lune et Triptyque se servent
du langage cinématographique pour s’éloigner de l’origine scénique de leurs fabulas.

Pour la recherche intermédiale, les transécritures de Lepage exemplifient les problèmes


auxquels les producteurs font face durant les transferts qui distinguent la sphère intermédiale,
en montrant les possibilités, mais aussi les limites, que les configurations médiatiques offrent
et posent aux créateurs. Ces œuvres ont constitué des objets parfaits pour l’application de
notre modèle de recherche intermédiale, celui qui a pour principes l’examen d’une création
artistique selon sa matérialité et sa différence ainsi que ses traits processuels et transformatifs.

203
Les entre-deux lepagiens

L’œuvre lepagienne est un laboratoire à l’intérieur duquel l’intermédialité est pensée. Le


processus créatif proposé, dans lequel les artistes doivent réfléchir à la matérialité, aux
relations ou à la différence, construit des récits qui se déroulent dans le contexte d’un voyage
ou d’une opération de transmission, qui explorent la matérialité de l’expression (la voix, la
vision) et qui mettent en scène − ou en cadre −, la production du sens (tournages de films,
citations, mises en abyme). Les histoires racontées contiennent aussi une réflexion sur la
technique, qui peut être reliée à celle de la recherche intermédiale. Cette réflexion sous-tend
la critique de la séparation historique entre la pensée et la technique ; en raison de cette
séparation,

[n]ous sommes accoutumés à considérer la technique comme « inférieure » et indigne de


devenir objet de connaissance, on nous a appris de maintes façons que la technique et le
corps sont des obstacles à la connaissance véritable, qu’il faut les transcender pour
atteindre la vérité465.

Tout au contraire, Lepage place la matérialité et la technique au premier plan et en extrait des
réflexions et des histoires. Les ressources sensibles et les contraintes matérielles et techniques
sont à la base de sa poïétique ; les récits scéniques et filmiques qui en découlent rendent donc
compte de ce rapport. Une phrase de Mondes possibles – déjà présente dans le texte de
Mighton – exprime assez bien cette conjugaison de l’intelligible et du matériel : « Everything
you think […] leaves a trace », dit le docteur Kleber à l’inspecteur Berkley466, en expliquant
sa conception du cerveau comme un « field of information », un champ rempli d’inscriptions.
Ce film en particulier relie l’exploration de la matérialité aux débats sur l’être humain, la
culture et la technique à l’ère numérique, auxquels participent les nouveaux humanismes, la
recherche scientifique, la cybernétique, la mémoire, la corporalité et le réel et le virtuel.

En outre, les œuvres scéniques et filmiques de Lepage, par l’intégration de plusieurs


ressources technologiques et du décalage narratif (notamment dans Le confessionnal et

465
Silvestra Mariniello, « La litéracie de la différence », dans Jean-Louis Déotte, Marion Froger et Silvestra
Mariniello [dir.], Appareil et intermédialité, L’Harmattan, Paris, 2008, p. 164.
466
Ce chapitre inclut des mots des personnages qu’on a tirés du visionnement de l’enregistrement de la mise en
scène théâtrale ou filmique. Néanmoins, s’il se trouve que ces mots apparaissent également dans une version
livresque de l’œuvre, nous citons la référence. Dans ce cas-ci : John Mighton, Possible Worlds, Toronto,
Playwrights Canada Press, 1997, p. 26.

204
Mondes possibles), font apparaître le processus « à la fois déplacé et hypertrophié467 » des
narrations médiatiques. Dans Mondes possibles, l’alternance des histoires proposée par la
mise en scène de Lepage et le scénario de Mighton introduit une double dichotomie : entre
l’intérieur et l’extérieur, et entre le réel et le virtuel, autrement dit, dans les deux cas, entre le
« dehors » et le « dedans » du cerveau. Le récit énonce très tôt cette logique dichotomique :
dans la première séquence, un homme, situé à l’extérieur, voit à travers une fenêtre le cadavre
de George. Le fait que le point de vue de la caméra soit placé à l’intérieur de la maison n’est
pas anodin.

Le social et le symbolique se configurent réciproquement à l’intérieur de la sphère


intermédiale. La relation entre la subjectivité et les matérialités qui la médiatisent s’exprime
dans une des plus belles séquences des versions scénique et filmique de La face cachée de la
lune : celle du parcours de Philippe dans sa maison. Le personnage présente aux
extraterrestres (avec une caméra pour intermédiaire) les objets qui constituent la
quotidienneté des êtres humains au début du XXIe siècle : il montre le lit (et les manières de
vivre ensemble), le téléphone et la télévision (et leur rôle dans les échanges sociaux) ; il leur
explique que les histoires étaient autrefois racontées autour d’un feu468, mais qu’aujourd’hui,
c’est la télévision qui raconte nos histoires.

Comme la pensée intermédiale, qui s’intéresse à l’entre-deux et à la puissance de la


différence, les créations lepagiennes traversent les médias en explorant la construction des
identités, ce qui distingue les individus et les sociétés. Ces œuvres explorent la rencontre des
différences, médiatiques et idéologiques, humaines et sociales. Fouquet explique que ces
œuvres sont « avant tout une entreprise de communication, sur fond de solitude et
d’incompréhension […]. Les langues sont multiples, souvent parce que des individus de
diverses nationalités évoluent dans un même espace469 ».

Certaines œuvres, qui ne font pas partie de notre corpus d’étude primaire, renvoient elles
aussi à la matérialité et à la médiation, comme le caractère sensoriel de la poésie et du jazz

467
Philippe Marion, « Narratologie médiatique et médiagénie », Recherches en communication, no 7, 1997, p.
67.
468
Ce qui renvoie, selon Lepage, à l’origine même du théâtre (et du théâtre de l’image).
469
Ludovic Fouquet, Robert Lepage, l’horizon en images, Québec, L’instant même, 2005, p. 277.

205
dans Les aiguilles et l’opium ou la consistance de la mémoire dans 887. L’exploration
dépasse le théâtre et le cinéma : en plus de ses incursions à l’opéra, rappelons que Lepage a
collaboré avec le chanteur anglais Peter Gabriel pour les tournées Secret World Tour et
Growing Up ; ensemble, ils ont conçu des spectacles, dont Lepage a dirigé les mises en scène,
truffées d’une multitude d’écrans, de références aux communications de masse et aux
éléments physiques.

Lepage est un artiste interdisciplinaire : il crée généralement à l’aide de deux médias ou plus,
en combinant des projets sur des supports différents. Il n’est donc pas étonnant qu’il les mette
en scène ou les évoque l’un dans l’autre : le cinéma dans le théâtre (Les aiguilles et l’opium)
ou le théâtre dans le cinéma (Nô). L’élaboration des histoires – souvent conçues au cours
d’un work in progress –, se déroule aussi parallèlement à la mise en œuvre d’autres histoires
et médias, qui se nourrissent alors réciproquement : l’artiste prépare une œuvre scénique à
Québec, en même temps qu’il termine un film à Montréal et commence la conception d’un
spectacle d’opéra à New York. Il arrive souvent qu’une création partage des ressources et des
sujets avec une autre qui l’a précédée : par exemple, dans Les sept branches de la rivière Ota,
l’amie de Jeffrey, Ada Webber, chante pendant la soirée d’adieux de Jeffrey, comme le fait sa
mère Sarah au camp de concentration dans les souvenirs de Jana. Les deux personnages sont
joués par Rebecca Blankenship, actrice et chanteuse qui joue une autre (ou la même ?) Ada
Webber dans Lipsynch et Triptyque, ainsi qu’Anna dans le film Le polygraphe. Dans tous les
cas, ces personnages permettent d’introduire l’opéra dans la mise en scène, autant théâtrale
que filmique.

L’existence transmédiatique du personnage de Pierre Lamontagne est un exemple de


l’intermédialité de l’ensemble créatif de Robert Lepage, de ses « entre-deux » productifs. Au
début du Confessionnal (1995), Pierre vient de passer trois ans en Chine. Son nom est le
même que celui d’un des personnages de La trilogie des dragons (1985) qui, à la fin de cette
création scénique, partait en Chine, et d’un personnage du Dragon bleu (2008), qui habite en
Chine depuis 20 ans ; il réapparaît d’ailleurs dans la version en bande dessinée du Dragon

206
bleu (2011). En outre, la première version des Sept branches de la rivière Ota (1994) avait
pour personnage principal Pierre, un jeune artiste québécois tout juste arrivé au Japon470.

Ce chapitre examine l’œuvre de Robert Lepage en tant que source d’une pensée intermédiale,
ce qui est un sujet inexploré dans les études sur le créateur québécois. Nous nous
intéresserons aux éléments suivants : la production de sens, la construction des identités, les
entre-deux du sens et le numérique.

4.1 La production de sens

Les histoires que Lepage met en scène ou en film se déroulent fréquemment autour de la
production, de l’inscription et de la transmission du sens : des mots et signes, des créations
artistiques ou journalistiques, des chansons et des savoirs. Cela multiplie les manières de
réfléchir à l’entre-deux et à la médiation. En effet, en plus de ses créations elles-mêmes (ce
qui est produit dans la poïétique et la transécriture lepagiennes), Lepage pense et contribue à
penser l’intermédialité par les images qu’il y montre et les histoires qu’il y raconte.

Il faut se rappeler que jusqu’à maintenant, l’œuvre de Lepage s’est déroulée dans un contexte,
la fin du XXe siècle et le début du XXIe, qui se caractérise par la légèreté, la vitesse, la
dématérialisation (la numérisation) et la transparence471. Ses travaux scéniques et filmiques
en sont conscients et opposent à la transparence des récits l’opacité du support et de l’activité
représentationnelle. Par exemple, dans la troisième partie des Sept branches de la rivière Ota
ainsi que dans le film Nô, la mise en scène de La dame de chez Maxim, à Osaka, est présentée
de derrière le rideau, c’est-à-dire de la perspective des acteurs et techniciens. Nous suivons
le tournage de La loi du silence, d’Alfred Hitchcock (1953), dans Le confessionnal, et
d’autres films dans les deux versions du Polygraphe et le chapitre « Jeremy » de Lipsynch.
Nous sommes également témoins des procédés du doublage dans Lipsynch et Triptyque. Le

470
Sur ce personnage, Lepage expliquait à Rémy Charest que Pierre est « un personnage de passage, un
véhicule. Il est un passe-partout parce qu’il est relativement jeune et que sa profession d’artiste visuel permet
qu’on l’installe dans à peu près n’importe quel lieu et n’importe quelle situation. C’est un personnage très
flexible, très mobile – un personnage blanc, en quelque sorte. Il est le lien entre l’histoire et le spectateur, qu’il
représente parce qu’il possède la naïveté du spectateur face aux événements qui lui sont présentés. […] Par sa
curiosité et les découvertes qu’il fait, il devient une porte d’entrée ou, mieux encore, une clef pour le spectateur,
qui s’y attache plus facilement et peut s’en servir pour accéder au propos du spectacle ». Robert Lepage.
Quelques zones de liberté, Québec, L’Instant même, 1995, p. 40.
471
Mireille Buydens, « La transparence : obsession et métamorphose », Intermédialités, no 3 (2004), p. 54.

207
solo 887, en outre, montre comment la récitation d’un poème (Speak white de Michèle
Lalonde) amène Lepage à apprendre des outils mnémotechniques et à revenir sur ses
souvenirs ; ainsi, la production d’une performance s’avère aussi importante que la
performance elle-même. Parmi ses œuvres, un film aborde également le lieu numérique :
Mondes possibles.

Lepage fait plus que des citations et des références : il représente le dispositif, exhibe la
structure de l’intérieur, fait en sorte que la construction du système soit une partie du récit. À
cet égard, Ortel distingue entre le dispositif employé et le dispositif représenté. Tandis que le
premier n’a de sens que par l’usage qu’on en fait dans la vie quotidienne, au point d’être
transparent et de s’effacer, « le dispositif représenté, que ce soit par le texte ou par l’image,
exhibe sa configuration et les procédures de son emploi472 ». L’apparition des dispositifs sur
scène, ou à l’écran, est plus que descriptive : elle est performative parce qu’elle est plus que
les contenus auxquels elle fait référence, mais aussi, en tant qu’elle est d’abord une opération
sensorielle, elle cherche à impliquer les spectateurs.

L’écriture, qui renvoie à l’acte d’inscription, est un motif récurrent des récits lepagiens.
Activité reliée au symbolique, comme le geste ou la parole, l’écriture est « une technique du
corps (en général de la main, en liaison avec la vue ou l’ouïe) appliquée à un outil
d’inscription sur un support473 ». Les traces du langage réapparaissent continuellement : la
calligraphie et le tatouage dans Le confessionnal, la transcription et l’évaluation de la vérité
dans Le polygraphe (les lignes mesurant la respiration du suspect, François), les empreintes
de la voix sans parole de Marie dans Lipsynch et Triptyque. L’écriture fait partie de l’aventure
émotionnelle de Marie et Michelle dans Triptyque – voire plus que dans Lipsynch − : le récit
montre les traces sur la pellicule, lorsque Marie prépare la recréation de la voix de son père,
ainsi que la main de Michelle écrivant des poèmes qui sont un baume pour elle. Dans Quills,
dans un passage qui suit l’intrigue mise en place par le dramaturge Doug Wright, le marquis

472
Philippe Ortel, « Vers une poétique des dispositifs », dans Philippe Ortel (coord.), Discours, image,
dispositif, Paris, L’Harmattan (Coll. Champs visuels), 2008, p. 36.
473
Philippe Despoix, « Questions et hypothèses à partir des systèmes d’écritures : remédiation ou
plurimédialité ? », Intermédialités, no 6 (2005), p. 96.

208
de Sade écrit sans arrêt en employant de l’encre, du sang ou de la matière fécale, sur le papier,
le mur et la peau, et le public est témoin de cette inscription.

Chez Lepage, la surface se donne à voir dans le but de révéler les signes qu’elle dissimule.
Dans la première boîte des Sept branches de la rivière Ota, Luke O’Connor passe une brosse
sur le mur (qui est aussi un écran) et ce qu’il peint (la bombe atomique) y apparaît après un
coup de brosse. Nous voyons une opération semblable au début du Projet Andersen : le
personnage peint et l’effigie de Hans Christian Andersen apparaît.

Cette forme d’inscriptions intéresse la recherche intermédiale parce que celles-ci montrent le
support devenir à la fois sens et médium. Chez Lepage, face aux spectateurs, les lignes
deviennent signes, et les signes, récits. Nous voyons là un entre-deux, celui de la différence
de la surface (le relief, la trace) permettant l’émergence du signe, du langage et de la
communication. D’ailleurs, l’inscription a un effet de présence, elle évoque l’absent, celui
qui a fait la trace ; la « mise en scène de la trace » (un film, une photographie, une lettre, un
enregistrement) crée un effet de présence en évoquant une personne absente474. Lepage
trouve une telle trace dans les objets laissés par le père dans Le confessionnal ou par la mère
dans les versions scénique et filmique de La face cachée de la lune, ainsi que dans les films
amateurs de la famille ou les enregistrements sonores dans Lipsynch et Triptyque.

La mise en scène de la trace ouvre un dialogue avec le public ; elle repose « sur une induction
et la capacité d’associer des traces à leur auteur en composant un portrait de l’absent à partir
de l’immense base de données de la mémoire du spectateur475 ». Le metteur en scène suppose
que le public trouvera un sens dans une lettre, un enregistrement ou un objet. Ce sens existe
seulement en puissance jusqu’au moment où le spectateur le dévoile :

Le personnage qui se dégage de ses présumées traces est donc une reconstruction, le
fruit d’une élaboration secondaire qui dépend essentiellement de cette intersection

474
« La trace sert aussi, par un effet métonymique prenant la partie pour le tout, à créer un effet de proximité,
le souffle d’une personne que l’on ne voit pas, mais que l’on entend par exemple, ou un effet de rapprochement
ou d’éloignement, le son de pas qui viennent ou qui s’effacent suggérant une présence ou plutôt une coprésence
dans un espace partagé ». Louise Poissant, « Présence, effets de présence et sens de la présence », dans Louise
Poissant et Renée Bourassa ([éd.], Personnage virtuel et corps performatif : effets de présence, Presses de
l’Université du Québec (Coll. Esthétique), 2013, p. 27.
475
Ibid., p. 41.

209
entre le pouvoir évocateur de la trace, la force des acteurs présents et le réseau de liens
et de références du spectateur476.

Une autre forme de production privilégiée par les récits de Lepage est le cinéma : ses deux
premiers films, Le confessionnal et Le polygraphe, sont construits à partir de la mise en
abyme d’un film en train de se faire ; le deuxième est la transécriture à l’écran d’une pièce
de théâtre qui faisait déjà cette sorte de référence. Nous trouvons chez Lepage des allusions
à des métiers du cinéma (la maquilleuse dans Le polygraphe) ou à des compositeurs de
musique de films, comme Miles Davis, dont la bande sonore pour Ascenseur pour l’échafaud,
de Louis Malle, est citée dans Les aiguilles et l’opium. Les deux versions de La face cachée
de la lune nous ouvrent les portes du laboratoire de production audiovisuelle : tandis que
Philippe prépare une vidéo pour les extraterrestres, son frère André présente le bulletin météo
à la télévision à l’aide de la technique d’incrustation (green screen).

Dans la version théâtrale du Polygraphe, chaque scène débute avec la projection au mur d’un
numéro de séquence filmique, d’un titre et de notes à propos du contexte (intérieur/extérieur,
jour/nuit). En arborant ses conditions fictionnelles et représentationnelles, le récit démontre
sa réflexivité. Le tournage qui déclenche l’intrigue (parce qu’il fait revivre à François ses
souvenirs et qu’il suscite la rencontre de Lucie et David à la station de métro) reste
essentiellement hors champ, sauf la scène lors de laquelle on peut voir Lucie, la poitrine
dénudée, devant une caméra. Cette scène, qui est muette, insiste sur l’acte représentationnel.
Il s’agit effectivement d’un film de meurtre dans lequel le coupable est un policier, une
solution « classique », selon David, dans la version scénique, et selon Christof, dans la
filmique.

La version filmique du Polygraphe est encore plus riche en détails que la scénique concernant
la production cinématographique : les interactions des membres de l’équipe de production
font partie du récit ; nous sommes témoins des discussions sur la photographie et le
maquillage, et nous assistons à une fête où abondent les références cinéphiles. Le tournage
représenté fait référence à celui du film québécois Les yeux rouges (1982), d’Yves Simoneau,
dans lequel le coupable semble être un policier. Le tournage se déroule dans l’appartement
qui est, selon le film, celui-là même où l’assassinat de Marie-Claire a eu lieu. La

476
Id.

210
déconstruction du dispositif cinématographique inclut la transformation de Lucie, le
processus qui la transforme en Marie-Claire : les costumes, le maquillage, l’accord de Judith.
À un certain moment, l’équipe regarde un premier assemblage du film tourné et un
personnage explique à ses collègues : un premier assemblage n’est pas un premier montage.
Cette distinction entre les étapes d’une production lance un clin d’œil au work in progress
lepagien. À la fin du passage, une autre allusion à la poïétique lepagienne est faite. On
transmet à Judith une demande du département de marketing : « Si vous pouviez résumer le
film dans une phrase, comme exercice ». Or, pour un créateur comme Lepage, travaillant sur
des lignes narratives multiples et des mises en scène de plus de cinq heures, un tel exercice
est pour ainsi dire impossible.

Les spectacles-fleuves que sont Les sept branches de la rivière Ota et Lipsynch contiennent
à l’intérieur même de leurs récits une multitude de représentations. La première boîte des
Sept branches de la rivière Ota fournit des détails sur l’activité de Luke O’Connor, qui
prépare minutieusement les photographies de Nozomi, la femme japonaise, dévoilant ainsi
l’artificialité du dispositif, c’est-à-dire ce qui précède la capture de l’image. La salle de bain
de la deuxième boîte accueille les répétitions d’un ensemble de musiciens. L’intrigue des
« Mots », ainsi que de sa transécriture à l’écran, Nô, se développe autour de différentes
productions de sens : une pièce de théâtre, les prises photographiques, la rédaction d’un
communiqué politique, la traduction, même des chansons karaoké. Il en va de même pour les
autres boîtes : les baraques d’un camp de concentration accueillent un spectacle d’opéra et
un acte de magie dont les artifices sont dévoilés (« 5. Le miroir ») ; l’enregistrement des
interviews pour la télévision constitue le sixième chapitre (intitulé justement
« L’interview ») ; et une chorégraphie est conçue par Pierre à travers la répétition des gestes
d’Hanako (« 7. Le tonnerre »).

Comme Le confessionnal et Le polygraphe, la quatrième partie de Lipsynch dévoile l’envers


du médium, précisément la production d’un film : la conception de l’intrigue (Jeremy fait un
voyage au Nicaragua lors duquel il conçoit l’histoire à raconter), la recherche de comédiens,
les répétitions, la promotion du film, le tournage de quelques séquences, la postproduction
des effets sonores. Au cours de ce chapitre, les changements de la scène sont réalisés par

211
l’équipe de production du tournage dirigé par Jeremy, de telle manière que ce qui est raconté
(le tournage d’un film) participe de la transformation du racontant (le dispositif scénique).

Centré sur la voix, Lipsynch incorpore neuf spectacles musicaux, la récitation d’une fable
grecque et un récital de poésie. Le premier chapitre, « Ada », s’amorce avec une aria, chantée
par le personnage principal, il inclut également une chanson rock en plus d’une seconde aria
à la fin. Le chapitre suivant, « Thomas », met en scène une partie d’un concert de blues. Dans
la cinquième partie, Sarah rencontre Tony au studio où il fait une lecture de l’histoire d’Écho
et de Narcisse. Un récital de poésie ferme le huitième chapitre, « Michelle », ainsi que le film
Triptyque. Ces spectacles, ou actes musicaux, déploient une sorte de double performativité :
celle du spectacle représenté (l’opéra, le rock, la poésie) et celle de la mise en scène dans
laquelle cette pratique spectaculaire s’est inscrite en générant une mise en abyme (Lipsynch).

La représentation de la production du sens atteint la source matérielle. Dans les deux versions
de « Marie », le personnage principal doit réapprendre à parler ; comme Thomas l’en a
avertie, elle peut « chanter sans mots » (« sing without words »). Après la chirurgie, elle
cherche ses mots : dans la version scénique, les sons qu’elle émet, assez rythmés, s’inscrivent
à l’écran derrière elle, des lignes les représentent, par une sorte de synesthésie (le son
devenant image). Plus tard, après avoir récupéré la parole, elle travaille au doublage et aux
effets sonores ; ces segments de Lipsynch et Triptyque nous font pénétrer le laboratoire du
son et de la voix dans les médias : nous assistons aux changements techniques, au travail
avec la machine et la technologie, à la production du son qui accompagne l’image. Le travail
des acteurs de voix et des techniciens, généralement caché en tant que partie du médium, est
ici placé au centre du récit. Marie emploie sa voix et manipule des objets, afin de créer la
bande sonore pour un film qui ressemble à celui qui est tourné dans le chapitre « 4. Jeremy »
dans Lipsynch. Lorsqu’elle décide de reconstruire ses souvenirs, en partie perdus après la
chirurgie, elle invite de nouveau ces professionnels dans son laboratoire, dans le but de
recréer la voix de son père.

Finter explique que la « présence de la voix est l’effet d’une absence […] : rapport à la voix
de la langue et rapport à la voix imaginaire d’un corps qui, lui-même, est médiatisé par une

212
image477 ». Cette voix qui génère de la présence apparaît déjà dans les versions du
Polygraphe, lorsque les souvenirs de David et Christof sont ravivés et qu’ils entendent le
chant d’Anna, l’épouse abandonnée. Il en va de même pour Jeremy, qui rencontre sa mère
pour la première fois à travers l’enregistrement de sa voix lors d’une fête, au début du
quatrième chapitre, ou pour Sebastian qui, avec ses anciens voisins, écoute attentivement un
enregistrement de son père Julian, récemment décédé, racontant une blague de nature
sexuelle, dans la sixième partie. L’exemple le plus intéressant est cependant celui qui se
trouve dans « Jackson », le septième chapitre de Lipsynch, où les voix (et les faits et souvenirs
qu’elles entraînent) prennent corps : Jackson reçoit l’appel téléphonique de sa femme, qui
apparaît alors à ses côtés. Peu après, les policiers et les techniciens légistes fouillent la maison
d’un homme assassiné, Tony Briggs. Ils trouvent quelques enregistrements sur sa vie sexuelle
(Londres, 1987 ; Amsterdam, 1983) : le son est accompagné de la manifestation corporelle
des personnes impliquées. Le téléphone sonne, et la femme qui a enregistré la voix du
répondeur apparaît entre les meubles. « Jackson » laisse les voix prendre corps, par une
opération qui dépasse celle de la synesthésie qu’on retrouve dans « Marie ».

Les appareils jouent un rôle dans cette représentation de la production du sens. Plusieurs
chapitres de Lipsynch sont consacrés à la manipulation de la voix par le truchement
d’ordinateurs : « Marie », « Jeremy », « Sarah », « Jackson ». Ces machines deviennent des
extensions de la mémoire : celle de Marie ou Sarah, ou même de Jackson, lorsqu’il suit la
trace de Tony Briggs. D’autre part, dans Lipsynch et Triptyque, le cerveau est lui-même conçu
comme une machine qui donne naissance à l’intelligible, incluant l’expression (la voix) et
les idées abstraites (le divin). Dans le même sens, à la fin de Mondes possibles, le spectateur
apprend que les rencontres de George et Joyce se sont passées à l’intérieur d’un cerveau,
celui-ci étant contenu dans une autre machine qui soutient son activité.

4.1.1 Des références et des citations

L’intermédialité lepagienne s’exprime aussi à travers la représentation de mises en scène,


citations et mises en abyme. Les références et les citations constituent un premier niveau

477
Helga Finter, « La voix atopique : Présences de l’absence », dans Josette Féral [dir.], Pratiques
performatives. Body Remix, Rennes, Presses universitaires de Rennes – Presses de l’Université du Québec (coll.
Le Spectaculaire), 2012, p. 155.

213
d’agencement ou rapport intermédial, qui déclenche une activité associative et imaginative
chez les spectateurs. En plus de reprendre et de s’approprier des créations d’auteurs célèbres
(notamment Shakespeare et Wagner), l’œuvre de Lepage est peuplée de références artistiques
et de personnages historiques : Léonard et La Joconde dans Vinci, Frédéric Chopin et George
Sand dans Les plaques tectoniques, Jean Cocteau et Miles Davis dans Les aiguilles et
l’opium, Alfred Hitchcock dans Le confessionnal, Frank Lloyd Wright et Georges Gurdjieff
dans Géométrie des miracles (1998), Norman McLaren dans Le moulin à images (version
2013), Georges Méliès dans Jeux de cartes : Cœur (2013), le marquis de Sade dans Quills.

Les références (la mention d’une œuvre) et les citations (sa reprise dans la pièce de théâtre
ou le film) font partie de la réflexion sur la représentation, notamment théâtrale et
audiovisuelle, dont nous parlions dans la section précédente ; elles tissent un rapport avec le
passé et la tradition, en même temps qu’avec le spectateur, qui est invité à identifier la
référence. Leur analyse d’après l’axe de pertinence intermédial appuie notre intérêt pour
l’effet des médias sur la pensée du temps, des savoirs et des communautés.

Ces références et citations s’inscrivent dans les récits, pour y jouer un rôle syntaxique et
signifiant. La Symphonie 3 d’Henryk Mikolaj Gorecki ouvre Lipsynch, avec une chanteuse
d’opéra sur scène (Ada, jouée par Blankenship). Triptyque fait appel au Caravage pour
composer un tableau vivant qui résume les inquiétudes de Thomas. Dans 887, le personnage,
Robert Lepage, commence à se rappeler de son enfance lorsqu’il doit mémoriser le poème
« Speak White », de Michèle Lalonde, pour le 40e anniversaire de l’événement de la Nuit de
la Poésie au Québec. La poésie québécoise est aussi mise en scène dans les versions scénique
et filmique de La face cachée de la lune (un poème d’Émile Nelligan478) et de Lipsynch et
Triptyque (le poète Claude Gauvreau).

L’inscription scénique ou cinématographique de ces références et citations est une activité


performative, parce que celles-ci sont quelque chose de plus que ce qu’elles représentent. Le
chant de Rebecca Blankenship au début de Lipsynch, par exemple, est autant une évocation

478
Ainsi introduit par Philippe : « […] la seule chose vraiment capable de dépeindre avec justesse les méandres
et les contradictions de l’âme humaine, c’est la poésie ». Robert Lepage, La face cachée de la lune, Québec,
L’Instant même, 2007, p. 62.

214
de l’opéra qu’un fragment de concert pour les spectateurs. À cet égard, Hébert et Perelli-
Contos considèrent que les citations chez Lepage suivent la « logique des sens » :

La sensation, c’est ce qui relie le sujet et l’objet. Mais pour éprouver la sensation, le
sujet (acteur ou spectateur) doit en quelque sorte entrer dans le tableau, se retrouver au
centre de l’image. Il doit effectuer un déplacement. Lepage est très sensible à cette
exigence de transport indispensable à l’accès à l’œuvre et… au monde479.

Les références font partie de la recherche d’un effet : « Lepage est conscient du poids de ces
repères culturels qui jalonnent ses spectacles480 ». Les renvois à la tradition picturale sur la
scène (la Pietà intégrée par Ada et Lupe à la fin de Lipsynch) ou à l’écran (Thomas faisant
partie d’une recréation du Caravage dans Triptyque) demandent au spectateur qu’il soit
familier avec la peinture de référence. Lorsque ces citations sont plus que des accessoires,
parce qu’elles portent un sens narratif, elles

[…] apportent un excès de signification à la représentation cinématique, qui n’est pas


facilement définie. Les peintures dans le cinéma projettent toujours une certaine
« aura » autour de leur référent, et elles sont toujours des « attractions » susceptibles de
devenir empreintes de l’enchevêtrement de grandes émotions481.

Selon Hébert et Perelli-Contos, dans Les sept branches de la rivière Ota, l’art est considéré
comme « le grand révélateur des contradictions qui sont au cœur de la vie, de la pensée, de
la culture, de l’homme et du monde482 ». Les renvois aux pratiques artistiques ne vont pas
sans apporter un sens profond à l’histoire : la photographie montre la vie et la mort ; la danse
butô suggère le masculin et le féminin ; l’architecture évoque la destruction et la renaissance
; le théâtre et l’opéra contrastent la fiction et la réalité ; la calligraphie distingue l’Orient de
l’Occident.

Le titre Triptyque fait référence à l’art plastique ; le film commence justement avec la visite
de Thomas à la chapelle Sixtine. Plus tard, le médecin explique – comme le personnage

479
Chantal Hébert et Irène Perelli-Contos, La face cachée du théâtre de l’image, Québec, Les Presses de
l’Université Laval/L’Harmattan, 2001, p. 49.
480
Id.
481
« Paintings becoming more than props in a setting for a narrative always bring an excess of signification to
cinematic representation that is not easily defined. Paintings in cinema always cast a certain “aura” around their
referent, and they are always “attractions” capable of becoming imprints of the entanglement of great emotions.
» Agnes Pethô, « The Vertigo of the Single Image: From the Classic Narrative “Glitch” to the Post-Cinematic
Adaptations of Paintings », Film and Media Studies, no 6, 2013, p. 73.
482
Chantal Hébert et Irène Perelli-Contos, La face cachée du théâtre de l’image, op. cit., p. 32.

215
homonyme le fait aussi dans la version scénique – le sens caché qu’il a trouvé dans l’œuvre
de Michel-Ange, notamment dans la rencontre de Dieu et d’Adam, représentation dont les
contours évoquent la forme du cerveau. Pour le neurochirurgien, cela révèle une conviction
chez le peintre : l’esprit humain, contenu dans le cerveau (le support biologique, le sensible),
se trouve derrière la figure divine (le symbolique, l’intelligible). En outre, les récits de
Lipsynch et Triptyque associent L’incrédulité de saint Thomas, du Caravage, à l’état d’âme
de Thomas ; sur scène, il explique que « Doubting Thomas » était précisément le surnom que
Struder, son maître et ami, lui avait donné.

La familiarité de Lepage avec l’œuvre de William Shakespeare, en particulier Hamlet, se


révèle dans ses pièces de théâtre et ses films. Comme les autres références, les renvois à
l’œuvre du dramaturge anglais entament un dialogue avec le public. Par exemple, avec le
solo Elsinore (1995), inspiré d’Hamlet et dans lequel un seul acteur (Peter Darling) jouait
tous les personnages (même la reine et Ophélie), Lepage faisait des références au théâtre
élisabéthain et à l’humanisme de la Renaissance ; il demandait ainsi « la participation du
public moyennant les négociations intertextuelles et les références historiques483 ». Dans les
versions scénique et filmique du Polygraphe, Lucie joue le monologue d’Hamlet ; selon
Knowles, l’objectif de la référence est clair : il s’agit d’une invitation à réfléchir sur
l’instabilité de la vérité484. Les doutes de Thomas, lors de la deuxième partie de Lipsynch,
s’expriment également à travers ce célèbre monologue, récité en allemand. La fascination de
Lepage pour Hamlet a dépassé son œuvre : dans Jésus de Montréal, de Denys Arcand, Lepage
joue Rémy, un acteur qui demande à dire le monologue à l’intérieur d’une mise en scène
portant sur la vie de Jésus.

Les citations peuvent être un simple clin d’œil, mais elles sont là pour que le public les
reconnaisse. Renée Hudon, qui a joué une fille québécoise dans La loi du silence, apparaît
deux fois dans Le confessionnal : en 1951, en tant que personnage qui fait une audition devant
Hitchcock (une jeune actrice la représente), et en 1989, lorsque la vraie Renée Hudon, adulte,
donne des informations sur l’actualité mondiale à la télévision. Dans le même film, les

483
Sylvie Bissonnette, « Historical Interculturalism in Robert Lepage's Elsinore », Contemporary Theatre
Review, vol. 20, no 1, 2010, p. 40.
484
Richard Paul Knowles, « From Dream to Machine: Peter Brook, Robert Lepage, and the Contemporary
Shakespearean Director as (Post) Modernist Author(s) », Theatre Journal, vol. 50, no 2 (May, 1998), p. 200.

216
dessins à L’Hippocampe sont des reproductions d’œuvres de Tom of Finland, un dessinateur
et peintre finlandais qui a fortement influencé l’iconographie de la culture gaie. Dans la
version filmique du Polygraphe, des membres de l’équipe de production participent à un jeu
de questions sur des films : ils posent des questions sur Michelangelo Antonioni (son film
Blowup) et Roman Polanski (Macbeth). En outre, Cocteau, personnage des Aiguilles et
l’opium, est mentionné dans la version scénique du Polygraphe (David raconte la fin
d’Orphée à Lucie), dans « Les mots » et Nô (Patricia lit dans le programme du spectacle une
phrase de François-Xavier citant le poète français). La deuxième boîte des Sept branches de
la rivière Ota, « Two Jeffries », commence avec la séquence célèbre d’Abbott et Costello,
« Who’s on first? », qui se base sur des équivoques linguistiques (des noms qui ressemblent
à des mots : Who, What, Idonknow), semblables à celles de la première rencontre des deux
Jeffrey. Dans Nô, la culture populaire entre en scène pour contribuer à la recréation de
l’époque : une chanson québécoise à la discothèque (Tout écartillé, de Robert Charlebois),
puis au karaoké, une chanson pseudo-caractéristique du Japon (Sukiyaki de Rokusuke Ei) et
une autre, étatsunienne (Sealed with a Kiss, de Peter Udell et Gary Geld). Dans La face
cachée de la lune, une reproduction de La sainte famille, de Michel-Ange, montrée à la fin
de la scène au bar de l’hôtel, constitue un commentaire ironique sur la situation de Philippe :
sa mère morte récemment et son frère si différent. Dans le même film, Philippe, qui prépare
une vidéo à envoyer dans l’espace, regarde à la télévision l’arrivée des extraterrestres dans
Le jour où la Terre s’arrêta (The Day the Earth Stood Still, 1951), de Robert Wise, un
classique du cinéma de science-fiction.

La citation passe par le recours aux modalités d’un autre médium. Par exemple, les mises en
scène incorporent de la musique reliée à certains genres cinématographiques (le « thriller »
dans Le polygraphe) ou des génériques (La face cachée de la lune, Le polygraphe). Fouquet
mentionne également les cas d’Elseneur et La Géométrie des miracles. Il explique :

Emprunt clair et référence directe au cinéma, le générique est devenu quasiment une
marque de fabrique, en même temps qu’un moyen très efficace de briser l’illusionnisme
du théâtre, d’insérer un autre univers en créant un trouble chez le spectateur. Et,
paradoxalement, cette rupture réintroduit de l’humain, de l’artisanat, puisque, alors que

217
le spectacle est commencé, on s’arrête pour en présenter tous les protagonistes, visibles
ou non sur scène485.

L’esthétique de l’hétérogène et de la saturation des créations lepagiennes inclut le paysage


médiatique, qui s’intègre dans l’hypermédialité de la scène et de l’écran : les personnages
voient des séries d’animation à la télévision ou écoutent des informations à la radio et à la
télévision. Les créations lepagiennes montrent leur attachement au monde : les artistes se
sont vraisemblablement nourris de ces informations, en ont fait une partie du processus
créatif et celles-ci demeurent finalement dans la mise en scène. Les récits portent ainsi
l’histoire connue ou vécue par Lepage et ses collaborateurs. Le spectacle Les sept branches
de la rivière Ota, qui commémorait d’abord les 50 ans de la bombe atomique à Hiroshima,
aborde d’autres « holocaustes » qui ont marqué la deuxième moitié du XXe siècle, tels que
les camps de concentration et l’épidémie de SIDA. Le film Nô, la transécriture des « Mots »
à l’écran, qui consistait déjà en une fiction à partir d’un événement historique (l’Exposition
universelle à Osaka), intègre par le truchement des journaux et de la télévision un événement
de l’histoire québécoise absent des Sept branches de la rivière Ota : l’enlèvement d’un
diplomate et d’un ministre par le Front de libération du Québec, la crise d’Octobre, dont
Lepage parle également dans 887. L’histoire réelle et la fiction s’entrecroisent : l’épilogue
de Nô se déroule durant le soir du premier référendum (Montréal, 20 mai 1980) ; pendant que
Sophie et Michel regardent à la télévision les informations ainsi qu’une interview de Jean
Chrétien, ils réfléchissent au rêve d’indépendance du Québec et au « vivre ensemble ».

Dans Le confessionnal, dont une des lignes narratives se déroule en 1989, Pierre regarde à la
télévision l’image célèbre de l’étudiant devant un tank sur la place Tian’anmen, en Chine.
Dans la version filmique du Polygraphe, dont les événements surviennent au milieu des
années 1980, le temps et l’espace personnels et sociaux se font écho : Christof entend des
nouvelles qui le touchent directement, comme la situation en Allemagne de l’Est et les
activités diplomatiques de Gorbatchev. La guerre froide, impliquant notamment la course à
l’espace, fait partie du récit des versions scénique et filmique de La face cachée de la lune.
Dans le cinquième chapitre de Lipsynch, « Sarah », les émissions informatives apparaissent
deux fois : le personnage principal est présenté à travers sa participation à une émission de

485
Ludovic Fouquet, « Clins d’œil cinématographiques dans le théâtre de Robert Lepage », Jeu : revue de
théâtre, no 88, (3) 1998, p. 133.

218
radio portant sur la prostitution (une véritable émission incorporée dans le spectacle ; les
acteurs font du lip sync) ; ensuite, le récit montre sa vie quotidienne : elle s’occupe d’une
vieille dame en écoutant des émissions radiophoniques qui racontent la situation en Iran et
au Congo. Tous ces passages décrivent un contexte chargé d’échanges médiatiques et de
messages construisant la quotidienneté des individus.

Les citations et les références constituent une invitation pour les spectateurs à identifier la
différence médiatique ; elles s’intègrent dans un ensemble d’engrenages médiatiques en
faisant voir leur intermédialité. Paradoxalement, une deuxième proposition, presque opposée
à la première, est faite en parallèle : celle de la rencontre et de la dilution de ces différences
en raison de la transformation et du mixage médiatique face auxquels le public questionne
les enjeux performatifs et les systèmes sémiotiques impliqués sur scène ou à l’écran.

La citation peut s’intégrer au récit de façon à ce qu’elle répète, comme un miroir déformant,
ce qui arrive aux personnages. Une fausse citation (par exemple, la production d’un film qui
existe seulement à l’intérieur de l’œuvre) peut jouer le même rôle. Toutes deux peuvent être
des mises en abyme, une opération à travers laquelle Lepage approfondit la portée de ses
réflexions autour de la création.

4.1.2 La mise en abyme

Il y a une mise en abyme dans une narration lorsque deux représentations, l’une (qui peut
être aussi une citation) étant inscrite à l’intérieur de l’autre, entament un dialogue fécond :
l’une constitue un reflet de l’autre, ou le point de départ d’une transformation486. La mise en
abyme a besoin pour survenir d’un entre-deux, qui permet le passage entre les différentes
nappes. Elle offre une perspective privilégiée sur la création artistique, faisant apparaître sa
réflexivité (la conscience d’être une production) ainsi que son rapport à l’humain487. Chez

486
Cette définition s’inspire en quelque sorte des réflexions à propos des procédés réflexifs dans le récit littéraire
de Dällenbach. Selon cet auteur, dans la mise en abyme, le texte littéraire et les codes le constituant se dévoilent
au lecteur dans une opération spectaculaire. Lucien Dällenbach, Le récit speculaire. Essai sur la mise en abyme,
Paris, Seuil, 1977, 253 p.
487
Lepage a intégré les mises en abyme dans sa poïétique et ses créations, où il élabore des scènes qui prennent
« l’allure de véritables microcosmes du spectacle et deviennent comme un hologramme, dont chaque particule
contient l’image complète de l’objet représenté. Un petit détail de ce qui naît dans le processus de création peut
soudainement révéler tout ce que contient le spectacle et permet de faire le ménage ». Rémy Charest, Robert
Lepage. Quelques zones de liberté, op. cit., p. 114.

219
Lepage, cette opération repose fréquemment sur l’utilisation des miroirs, des écrans et des
cadres qui font participer les personnages et le public à une activité de visualisation : une
survivante d’un camp de concentration regarde son passé dans un miroir, dans Les sept
branches de la rivière Ota, une femme cherche ses souvenirs dans des films de famille, après
une neurochirurgie dans Lipsynch et Triptyque.

La mise en abyme opère souvent à partir de références artistiques très précises : les malheurs
de Sophie, personnage principal des « Mots » et de Nô, ont pour toile de fond la
représentation à Osaka de La dame de chez Maxim de Feydeau, une comédie comprenant des
malentendus, des confusions temporaires et de chambre. Les péripéties de Sophie, ainsi que
celles de Michel (personnage apparaissant dans la transécriture à l’écran, Nô) rappellent, par
leurs traits et leur ton, la pièce de Feydeau. Au début du récit, autant dans les versions
scénique que filmique de la fabula, le public voit la représentation théâtrale de l’autre côté
de la scène, depuis les coulisses, là où se construit la fiction, où les acteurs deviennent des
personnages. Cette perspective est reprise dans ce qu’on peut considérer comme le climax de
l’histoire, un passage dans la chambre d’hôtel de Sophie qui réunit tous les personnages
(Sophie, Walter, Patricia, François-Xavier) et qui évoque la situation gênante et ridicule de
la pièce de Feydeau ; la mise en abyme est portée à son comble par un jeu de portes et des
personnages qui entrent ou sortent de l’espace scénique à la fin de la séquence. Comme « Les
mots », Nô

[…] multiplie les quiproquos, éléments caractéristiques des comédies burlesques. De


même, la manière caricaturale avec laquelle sont représentés les instigateurs d’un
attentat à la bombe raté pendant la Crise d’octobre accentue le parallèle entre cet
incident burlesque à Montréal et la pièce jouée à Osaka, renforçant le processus de
modélisation488.

Un récit peut ainsi être repris plusieurs fois, comme s’il s’agissait d’un jeu de miroirs, par
exemple lorsque l’assistante d’Hitchcock raconte, en anglais, l’histoire de La loi du silence
aux autorités de l’Église québécoise, et que le prêtre fait la traduction, répétant l’histoire en
français. Plus tard, l’histoire est racontée à nouveau, en images (le film d’Hitchcock en soi,
dont plusieurs parties sont présentées ou tournées à nouveau), tandis que l’histoire parallèle

488
Sylvie Bissonnette, « La théâtralité cinématographique engagée », Nouvelles « vues » sur le cinéma
québécois, no 8 (hiver 2008), p. 12.

220
de Marc se déroule. En outre, Le confessionnal présente à plusieurs reprises les mêmes
bâtiments et rues : le monument à Samuel de Champlain, devant le Château Frontenac, dans
une version en noir et blanc (celle de l’œuvre hitchcockienne), puis en couleurs (le présent
de Pierre et Marc) ; cette duplicité montre l’actualité de ce qu’Hitchcock a filmé plusieurs
années auparavant.

La mise en abyme montre également l’autoréflexivité de l’œuvre artistique. À la fin du


Confessionnal, Alfred Hitchcock (le comédien Ron Burrage), qui vient de présenter La loi
du silence à Québec, prend un taxi. Le chauffeur, Paul-Émile (le futur père de Pierre et Marc),
s’engage alors à lui raconter « a good suspense ». Il raconte en effet l’histoire de sa famille,
révélant un secret qui explique cela même à quoi nous venons d’assister, le destin de Pierre
et Marc, trente ans après. Une observation d’Hitchcock renforce la mise en abyme : « It’s not
a suspense story. It’s a greek tragedy », dit-il. Le récit développe ainsi une évaluation sur lui-
même. Nous trouvons une opération semblable dans les versions scénique et filmique du
Polygraphe, lorsque David (sur scène) et Christof (à l’écran) devinent le dénouement du film
où Lucie joue la victime : le coupable est un policier, parce que « It’s a classic. When you
don’t know how to end a who-done-it, you always blame it on the cops489 ». Il y a une autre
mise en abyme dans la scène « The Line-up » du Polygraphe, lorsque les trois personnages,
nus, répètent les gestes déjà faits pendant le spectacle ; cette présentation de corps et d’images
en action rappelle au spectateur la nature fictionnelle et poétique du récit.

Plusieurs créations de Lepage entrecroisent deux récits, l’un donnant un sens à l’autre :
l’origine cachée de Marc, connue par l’ancien prêtre Massicotte, renvoie évidemment à La
loi du silence, dont le tournage occupe une partie importante du Confessionnal. Dans le film
d’Hitchcock, le curé a appris la vérité sur un assassinat grâce à une confession, mais il ne
peut rien dire (il est donc accusé d’être le meurtrier) ; dans le film de Lepage, le jeune
Massicotte est accusé d’être le père de l’enfant de Rachel. Le vieux Massicotte dit plus tard
à Pierre que c’est « la loi du silence », montrant qu’il est conscient du parallélisme. Dans un
autre passage, le jeune Massicotte lit à haute voix pendant le souper : « Un homme avait deux
fils » (Matthieu, 21, 28-32), une phrase recelant le secret des Lamontagne, qui ne sera dévoilé

Robert Lepage et Marie Brassard, Polygraph, traduction de Gyllian Rabym, Londres, Methuen (Coll.
489

Modern Plays), 1997, p. 31.

221
qu’à la fin du film. Par ailleurs, dans Mondes possibles, George vit plusieurs vies – c’est-à-
dire qu’il suit plusieurs lignes narratives –, où chaque fois il rencontre Joyce, l’épouse aimée
qu’il a laissée dans la vie réelle. Dans « Sarah », Tony Briggs, personnage égoïste qui a abusé
de sa sœur, enregistre pour la BBC le mythe de Narcisse, un récit qui renvoie à sa propre
personnalité.

Les personnages participent souvent à la production d’un récit qui donne un sens à leurs vies.
Dans le film Le polygraphe, Judith écrit un film autour de la mort de son amie, Marie-Claire,
ce qui perturbe François, toujours suspecté de son assassinat. Cette mise en abyme, déjà
présente dans la version scénique, élargit sa réflexivité à l’écran lorsque Judith affirme
tourner un film sur les effets de l’enquête sur les personnes, un récit qui accuse le système
« […] de [l]’avoir soupçonnée de la mort de [sa] meilleure amie. De [lui] faire douter des
amis ». La vidéo que Philippe prépare pour les extraterrestres constitue un commentaire sur
sa propre existence solitaire et mélancolique dans La face cachée de la lune. Dans Lipsynch
et Triptyque, Marie essaie de produire un récit oral qui corresponde au récit visuel de son
père, afin de se rappeler de sa voix. Dans Lipsynch, Jeremy cherche sa mère à travers le
tournage d’un film qui raconte une partie de son histoire.

Les mises en abyme produisent inévitablement de légères déformations, à l’instar d’une


réflexion dans le miroir, qui implique un décalage entre la personne qui regarde et son
reflet490 : par exemple, entre le Québec en noir et blanc filmé par Hitchcock dans La loi du
silence, et le Québec en couleurs vu par Lepage dans Le confessionnal. Dans le même sens,
l’histoire de la version cinématographique du Polygraphe et celle du film dont le tournage y
est présenté renvoient au même assassinat, bien que les meurtriers soient différents.

Finalement, l’art n’est pas le seul système de représentation impliqué : nous pouvons aussi
identifier une sorte de mise en abyme dans le sujet de la thèse de François et la situation du
personnage de Christof dans le film Le polygraphe : l’exil politique. Il en va de même pour
la thèse de Philippe et sa situation personnelle dans les versions scénique et filmique de La
face cachée de la lune. Cela montre la confluence des savoirs chez Lepage, alors que les

490
Sylvie Bissonnette, « Cinema and the two cultures: Robert Lepage's La face cachée de la lune », New Review
of Film and Television Studies, vol. 8, no 4 (2010), p. 388.

222
discours et représentations artistiques, historiques et scientifiques s’amalgament et entrent en
dialogue.

4.2 Au milieu du temps et de l’espace

Une sorte de paradoxe surgit dans l’œuvre de Lepage : en même temps que celui-ci représente
la différence (le décalage, les objets disparates, les différences médiatiques), il s’efforce de
mettre en relation ces entités distinctes, voire opposées. Là, dans la différence génératrice, se
trouve une des clés de sa poïétique et de son approche du monde. Cela se trouve exemplifié
dans la représentation de la spatiotemporalité, que nous avons examiné dans le chapitre 2, et
les signifiés que celle-ci porte sur scène ou à l’écran. Cette représentation fait ressortir la
cohérence des intrigues lepagiennes par rapport à la méthode qui les a générées.

Lepage fait revivre le passé québécois dans Le confessionnal et Nô, ainsi que l’histoire
mondiale dans Les sept branches de la rivière Ota et les versions scénique et filmique du
Polygraphe. Le récit du Confessionnal, ainsi que ceux des versions de La face cachée de la
lune, font des va-et-vient du passé au présent, de la même façon que Nô alterne entre Osaka
et Montréal, et le premier chapitre de Lipsynch, « Ada », relie successivement quatre villes
américaines et européennes à travers la représentation d’une série d’appels téléphoniques.
Les nombreuses vies et les univers que George parcourt dans Mondes possibles bouleversent
les notions de temps et d’espace. Pour Dixon, le film La face cachée de la lune est un examen
de la relation entre l’espace et le temps (les souvenirs, les voyages dans l’espace), qui finit
précisément avec l’image de Philippe en train de s’élever, au-delà du temps et de l’espace,
s’évadant de l’existence trop lourde491.

Dans une opération qui relève du rôle syntaxique de la matière (l’objet, la surface) au sein de
la poïétique lepagienne, les matérialités constituent les liens avec le passé dans Le
confessionnal, par exemple lorsqu’un taxi s’arrête devant la maison en 1952 (Paul-Émile le
conduit) et qu’un autre taxi fait de même en 1989 (celui qui amène Pierre), ou encore les
bâtiments, comme la maison des Lamontagne, l’église et le Château Frontenac, qui sont
présentés successivement à deux époques. Comme pendant le processus créatif lepagien, les

491
Steve Dixon, « Metamorphosis and Extratemporality in the Theatre of Robert Lepage », Contemporary
Theatre Review, vol. 17, no 4 (2007), p. 505.

223
objets servent de lien entre deux périodes : dans un bâton et des photographies, Pierre trouve
à son retour à Québec la trace de son père décédé dans la maison.

À travers ces opérations, Le confessionnal interroge le passé et son rapport à la constitution


de l’identité personnelle et sociale. Cette interrogation s’appuie sur une représentation
architecturale comblée de signifiés, de souvenirs et de silences ; le film de Lepage montre
ainsi « comment les secrets du passé pourront s’inscrire dans le présent, où ils affecteront le
parcours identitaire des sujets et contamineront les rapports filiaux492 ». Les non-dits du passé
s’inscrivent dans cette représentation architecturale ; à travers la mise en scène d’espaces, le
film « interroge de la manière la plus frappante et complexe les rapports entre l’architecture
et la dialectique de réminiscence et d’oubli493 ».

Chez Lepage, les temps et les espaces coexistent, soit dans la mémoire des personnages, soit
dans celle des spectateurs : François vivant de nouveau le test du détecteur de mensonges
dans la version scénique du Polygraphe ; le Jeffrey japonais regardant son père, qu’il n’a pas
connu, développer des photographies, ou Jana assistant à son passé à travers le miroir dans
Les sept branches de la rivière Ota ; George traversant des univers dans Mondes possibles ;
Philippe regardant sa mère marcher, souvenir matérialisé par la vue de ses souliers, dans les
versions théâtrale et filmique de La face cachée de la lune. Lepage explore non seulement le
temps, mais aussi l’espace. Ce n’est pas un hasard si plusieurs créations de Lepage racontent
un voyage ou ont des voyageurs pour personnages. Ainsi, l’histoire

[…] prend la forme d’un voyage à travers le temps – le temps de l’Histoire (Cocteau,
Andersen, un voyage sur la lune, les voyages à travers les cultures), mais aussi le temps
de l’univers personnel (le passage à travers l’enfance, le voyage à travers l’inconscient
ou la mémoire). Ce périple est essentiel pour la compréhension et la construction du
soi494.

492
Claudie Massicotte, « Hantise et architecture cryptique : transmission du passé dans Le confessionnal de
Robert Lepage », Revue canadienne d’études cinématographiques, vol. 21, no 2, 2012, p. 93.
493
Claudie Massicotte, « Architectures de la mémoire : Peter Eisenman, Robert Lepage et W.G. Sebald »,
mémoire de maîtrise, Université de Montréal, 2009, f. 13.
494
« […] the story takes the form of a trip through time – the time of History (Cocteau, Andersen, a voyage to
the moon, travels through other cultures), but also the time of an individual’s personal universe (passage through
childhood, travel through the unconscious, voyages through memory). This trip is essential to the
comprehension and construction of self. » Josette Féral, « The Dramatic Art of Robert Lepage: Fragments of
Identity », Contemporary Theatre Review, vol. 19, no 2 (2009), p. 148.

224
Ces déplacements font partie de l’exploration interculturelle des créations lepagiennes, de
leur approche de l’ethnicité, de la culture et de la langue. Selon Fouquet, Lepage met en scène
ces voyages « en explorant précisément la question de l’appartenance culturelle via
l’appartenance géographique495 ». Les œuvres scéniques se distinguent par leur précision
géographique : Québec (La face cachée de la lune, Le polygraphe), Hiroshima, New York et
Amsterdam (Les sept branches de la rivière Ota), Londres, les îles Canaries et un village du
Nicaragua (Lipsynch), entre autres lieux. Lepage fait de même à l’écran, où les lieux sont
opposés ou contrastés : Québec et Tokyo (Le confessionnal), Montréal, Québec et Berlin (Le
polygraphe), Osaka et Montréal (Nô), Québec et Moscou (La face cachée de la lune),
Montréal, Québec et Londres (Triptyque). Un tel contraste demeure même dans une intrigue
telle que celle de Mondes possibles, qui déploie une opposition entre le réel et l’imaginaire
et qui n’a ni temps ni espace fixes. Jusqu’à la fin de ce film de science-fiction, Lepage essaie
de bouleverser les référents spatiaux des spectateurs : où sont les personnages ? Quel lien y
a-t-il entre les scènes ? La continuité dans le récit (une surface clôt une scène et ouvre la
suivante) entre en contraste avec la discontinuité de l’intrigue.

Le personnage nomade que nous suivons dans ces œuvres, qui traverse l’espace, le temps et
les états d’âme, se nomme Philippe dans Vinci et La face cachée de la lune, Pierre dans la
Trilogie des dragons, Le confessionnal et Les sept branches de la rivière Ota, Sophie dans
Nô, George dans Mondes possibles ou Frédéric dans Le projet Andersen. Il ou elle « cherche
la connaissance, l’amour et l'expression de soi à l’étranger (en Chine, à Paris, au Japon, à
Venise, à Moscou, dans l’espace)496 ». Il faut remarquer que Philippe, dans La face cachée
de la lune, est un cas singulier : il étudie la course à l’espace, alors qu’il n’a jamais pris
l’avion ; son voyage en Russie fait partie de sa transformation émotionnelle.

Ce voyageur traverse les géographies et expérimente le décalage, une notion centrale dans la
poïétique et l’imaginaire lepagiens. Le décalage, une expérience géographique et temporelle,
mais aussi émotionnelle et idéologique, suppose la reconnaissance de trous et
d’indéterminations, ainsi que le besoin de dialoguer et d’improviser ; il correspond à la

495
Ludovic Fouquet, « Géographie et appartenance : quelques incursions scéniques », ETC, no 85, 2009, p. 24.
496
Karen Fricker, « Le Québec, "société d’Amérique" selon Robert Lepage », Jeu : revue de théâtre, no 114 (1
2005), p. 138.

225
différence, vécue simultanément par les créateurs, les personnages et les spectateurs497. Nous
remarquons la productivité différentielle du décalage dans les récits des deux versions de La
face cachée de la lune lorsque Philippe manque sa propre conférence parce qu’il s’est trompé
d’heure, de même que dans Nô, un film qui insiste sur la différence horaire, celle qui
provoque le malentendu le plus important : l’explosion de la bombe chez Michel. Pendant le
déroulement de ce film, le spectateur entend l’horloge sonner régulièrement, son tic-tac
ponctuant le récit ; tandis qu’à Osaka, c’est le jour, à Montréal, c’est la nuit.

4.3 Au milieu des identités et des différences

Comme nous l’avons examiné dans le chapitre 2, la recherche de l’entre-deux entreprise par
Lepage, celle de la productivité de la différence, se nourrit de la mise en relation des entités
disparates, comme le sont parfois les discours autour de l’identité, ainsi que les gestes et les
objets qui la représentent. Par la présence de ces sujets, le théâtre de Lepage a maintes fois
été nommé « interculturel ». À propos du traitement lepagien des identités, personnelles ou
collectives, Féral affirme qu’il montre que le créateur québécois est « un homme
profondément ancré dans son époque, qui a cerné le point essentiel de ce qui structure les
individus et la société d’aujourd’hui498 ». Selon la chercheuse, la recherche intermédiale
s’intéresse au questionnement des identités médiatiques. Nous trouvons donc un ensemble
créatif, celui de Lepage, qui se génère à partir d’une écriture intermédiale et qui, dans
quelques cas (comme La trilogie des dragons ou Les sept branches de la rivière Ota), permet
d’être aussi analysé comme un échantillon de l’art interculturel. Évidemment, l’identité − y
compris l’identité médiatique − n’est pas un sujet exclusif à la recherche intermédiale, et
l’approche des cultures, incluant celle du Québec, se trouve déjà parmi les sujets les plus
étudiés chez Lepage sans qu’il y ait besoin de faire appel à la perspective intermédiale. Le

497
James R. Bunzli, « Décalage et autoportrait dans les spectacles solos de Robert Lepage », L’Annuaire
théâtral, no 18 (1995), p. 240.
498
Josette Féral, Théorie et pratique du théâtre. Au-delà des limites, Montpellier, L’Entretemps, p. 310. À cet
égard, il faut se rappeler que le Musée de la civilisation de Québec a confié à Lepage la conception d’une
exposition sur le métissage en 1998. De plus, Lepage a collaboré avec le musicien Peter Gabriel ; cette rencontre
n’est pas fortuite : Gabriel est, comme Lepage, un artiste cosmopolite, multidisciplinaire, qui s’intéresse aux
métissages culturels.

226
défi est donc de reprendre l’analyse de ces sujets d’après nos principes de recherche
intermédiale.

Il faut dire que l’axe de pertinence intermédial participe à l’analyse d’objets culturels portant
sur l’identité. Cet examen fait partie d’une plus large entreprise : celle de la médiation.
Lamizet explique que celle-ci est

[…] une dialectique entre le singulier et le collectif, qui permet de penser la figure de
l’autre comme le moment originaire de la sémiotique de l’identité, car c’est dans la
confrontation à l’autre que l’existence du sujet passe de l’ordre de la dimension réelle
de l’expérience à la dimension symbolique de la représentation et de l’interprétation499.

Ce qu’on définit comme l’identité personnelle ou collective est un médiateur discursif qui
relie les membres d’une société. Ce médiateur discursif implique aussi différentes
matérialités : le corps, la langue, les outils ou les vêtements, par exemple. La rencontre
dialectique de l’un et de l’autre à travers la médiation (la parole, les signes) ouvre la porte à
la communication. La médiation désigne ainsi un assortiment de pratiques et de
représentations qui modulent l’esthétique et le politique, « en instaurant une relation entre
formes et sociabilité. En effet, […] la médiation met en œuvre un dispositif qui institue
l’espace public500 ». Ce rapport de la médiation − et par conséquent de la recherche
intermédiale − et du social est remarqué également par Johanne Villeneuve, qui se demande :
« Ne faut-il pas alors prendre le problème frontalement, en liant la matérialité des médiations
humaines (les supports, mais aussi les dispositifs techniques) à l’idéal de la médiation qui
consiste à "vivre ensemble" ?501 »

Il s’agit d’une façon d’interpréter les relations humaines qui dépasse les « contenus » pour
examiner les échanges dans leur matérialité. Les créations lepagiennes montrent cette
dialectique, même ses spectacles solos, comme La face cachée de la lune, où un seul acteur
incarne tous les individus de l’univers diégétique. Sa poïétique y arrive à travers l’exploration
et la mise en relation de matérialités disparates (le corps, l’objet, l’espace scénique) et le

499
Bernard Lamizet, « Sémiotique de l’identité : la figure de l’autre », dans Louis Hébert et Lucie Guillemette,
Intertextualité, interdiscursivité et intermédialité, Québec, Les Presses de l’Université Laval, 2009, p. 303.
500
Ibid., p. 305.
501
Johanne Villeneuve, « La symphonie-histoire d’Arthur Schnittke. Intermédialité, cinéma, musique »,
Intermédialités, no 2 (2003), p. 12.

227
développement de pratiques de médiation (entre l’acteur et son contexte, entre la
représentation et le public).

Les notions d’identité et d’altérité ont occupé une place centrale dans le travail de Lepage
dès les toutes premières créations, dans un processus qu’il a qualifié d’« autobiographique »
et de « thérapeutique »502. L’individu Robert Lepage se trouve derrière les traits de Pierre
Lamontagne dans La trilogie des dragons et Le confessionnal, de Philippe dans Vinci et La
face cachée de la lune, de Robert dans Les aiguilles et l'opium, de Pierre Maltais dans Les
sept branches de la rivière Ota, de Frédéric dans Le projet Andersen ou de l’acteur québécois
qui retourne dans le passé dans 887. Il s’agit de personnages intermédiaires, en tant qu’ils se
situent entre l’individuel et le collectif, entre l’Occident et l’Orient. Face à Les sept branches
de la rivière Ota et Zulu time, Fouquet identifie chez Lepage l’intention de « véhiculer » un
sens : « dans un mouvement dynamique, relier deux réalités culturelles, être à la fois la
passerelle et le passeur503 ».

4.3.1 L’identité personnelle

Chez Lepage, l’examen de l’identité personnelle touche jusqu’à son support : le corps. Ainsi,
le lien génétique (le diabète du père, dont le fils de Marc a hérité) constitue la clé du mystère
autour duquel se déroule l’intrigue du Confessionnal. La séance de détecteur de mensonge,
au début du film Le polygraphe, explore le rapport entre le corps et le discours : ce que
l’individu affirme être la vérité et ce que son corps dit. La fable de science-fiction de Mondes
possibles relie l’identité et la mémoire (qui trouve son assise dans le cerveau), l’esprit et le
corps. La version scénique de La face cachée de la lune approfondit cette remise en question
de l’identité et de la corporalité par l’emploi d’un seul acteur pour représenter plusieurs
personnages, de sexes différents de surcroît.

Certains personnages de Lepage éprouvent souvent une sorte de malaise identitaire qui les
met en mouvement : Marc dans Le confessionnal, Christof dans Le polygraphe, George dans

502
Karen Fricker et Rémy Charest, « À l’heure zéro de la culture (dés)unie. Problèmes de représentation dans
Zulu Time de Robert Lepage et Ex Machina », Globe : revue internationale d’études québécoises, vol. 11, no 2
(2008), p. 85.
503
Ludovic Fouquet, Robert Lepage, l’horizon en images, op. cit., p. 281.

228
Mondes possibles, Philippe dans La face cachée de la lune, Marie et Jeremy dans Lipsynch.
Babana-Hampton relie cette quête dans le film La face cachée de la lune aux conditions de
la vie contemporaine, qu’elle nomme « postmoderne » et « mécanisée » : cette œuvre, une
« recherche fervente du poétique », se donne à voir comme une « quête de l’humain, dans un
univers où prévalent la mécanisation de la vie, l’anonymat et l’ennui spirituel504 ». Féral
remarque aussi le rôle de la performativité transformative dans cette quête de soi : les
personnages des solos théâtraux, comme La face cachée de la lune, ainsi que ceux des sagas,
comme Les sept branches de la rivière Ota et Lipsynch, « deviennent en faisant [et] se
découvrent en devenant505 ».

L’artiste est souvent l’intermédiaire de cette poursuite : Cocteau ou Davis dans Les aiguilles
et l’opium, Pierre et Youkali dans La trilogie des dragons, les cosmonautes peintres qui
inspirent Philippe dans La face cachée de la lune, Michelle dans Lipsynch et Triptyque.
L’image finale de plusieurs œuvres présente ce créateur en train d’entreprendre un nouveau
voyage, continuant un processus sans fin : Pierre annonçant son intention de partir pour la
Chine dans la Trilogie des dragons, ou s’aventurant dans la baie de Hiroshima dans les Sept
Branches de la rivière Ota ; Philippe s’élevant dans La face cachée de la lune ; Michelle
faisant face à la vie dans Lipsynch et Triptyque. Mais la traversée implique des risques. Une
métaphore de cette quête surgit à la fin du film Le confessionnal : Pierre, portant les fils de
Marc sur ses épaules, traverse le pont de Québec. La caméra montre l’affiche : « Danger ».
C’est-à-dire le danger du pont, l’entre-deux périlleux. Lepage l’affronte, il traverse le pont
qui relie le passé, le présent et le futur, ainsi que ceux qui relient les artistes, les disciplines
et les discours.

Les deux personnages du Confessionnal, Pierre et Marc, représentent deux façons de


constituer une identité, ou même deux parts d’un seul individu (Lepage). Le metteur en scène
a expliqué que la rencontre des deux frères pendant la première partie du film

[…] correspond à la rencontre de deux idées, celle de la spiritualité et de la chair. C’est


l’histoire d’un homme déchiré entre le spirituel et le charnel, un des grands thèmes de
Hitchcock. Voilà les deux frères. L’un d’eux représente le charnel, c’est un prostitué. Il

504
Safoi Babana-Hampton, « Robert Lepage en cinéaste de la technologie et de la vie postmoderne. La face
cachée de la lune », Nouvelles études francophones, vol. 30, no 2 (automne 2015), p. 129.
505
Josette Féral, Théorie et pratique du théâtre. Au-delà des limites, op. cit., p. 312.

229
n’a de connaissance, de mémoire, que la chair. Il veut connaître son lien de sang, son
lien de chair, et il va à la recherche de son père. L’autre, qui peut paraître ambigu, fait
une démarche plus spirituelle. Il cherche plutôt ses racines spirituelles. Il revient dans
sa ville d’origine et il enquête506.

Bunzli met l’accent sur la double quête identitaire derrière les solos théâtraux comme Les
aiguilles et l’opium et La face cachée de la lune : celle du personnage et celle de l’acteur-
créateur, Lepage, qui divise l’identité à travers la fragmentation de son propre corps. Les
solos constituent un ensemble de décalages et d’entre-deux paradoxaux : la création éveille
des paradoxes personnels (l’emploi de la biographie comme ressource), les récits incorporent
des paradoxes de situation (des scènes qui se déroulent dans des spatiotemporalités
disparates)507. La mise en scène est aussi paradoxale pour le public, qui regarde un seul acteur
jouant plusieurs personnages, et encore plus paradoxale si le jeu essaie d’être « réaliste »508.

Dans la version scénique de La face cachée de la lune, la figure de l’Autre émerge du corps
de l’Un : un seul acteur (Lepage ou Jacques) joue le médecin, la mère, le cosmonaute russe,
le frère. L’opération se répète, nuancée, dans le film : Lepage joue les deux personnages
principaux, les frères Philippe et André. Hébert retrouve dans cette pièce de théâtre une
réflexion autour du Sujet, en se demandant de manière rhétorique : « ne serait-elle pas
finalement la représentation de la figure démultipliée ou composite du Sujet509 ? » Selon
Hébert, La face cachée de la lune exprime la dialectique d’une identité qui contient, à
l’intérieur d’elle-même, l’autrui. L’acteur

[…] fait mine de s’adresser à un autre destinataire que lui-même (à son frère, à un
barman, au médecin, à différents interlocuteurs) qui, tout en n’étant pas lui, fait
néanmoins partie de lui. Prenant acte de cette particularité ou de cet amalgame
(monologue-dialogue), ce dialogue camouflé ne peut que nous intéresser. Tout lié qu'il
soit à l’expression de Soi ou du Sujet, le discours ne s’inscrit pas d’emblée du côté de
l’autobiographie. Il tend plutôt à mimer, même si un seul acteur est en scène, une
énonciation dialoguée entretenant ainsi une certaine ambiguïté quant au destinataire510.

506
Michel Coulombe, « Entretien avec Robert Lepage », Ciné-Bulles, vol. 14, no 4 (1995), p. 22.
507
James Bunzli, « Autobiography in the House of Mirrors: The Paradox of identity Reflected in the Solo Shows
of Robert Lepage », dans James Donohue et Jane Koustas, Theater sans frontières: Essays on the Dramatic
Universe of Robert Lepage, Michigan, Michigan State University, 2000, p. 23.
508
Ibid., p. 28.
509
Chantal Hébert, « La face cachée de la lune ou la face cachée du sujet », L'Annuaire théâtral : revue
québécoise d’études théâtrales, no 41 (2007), p. 166.
510
Id.

230
Le paradoxe de l’identité s’exprime d’abord à travers ces deux frères ayant presque la même
physionomie, mais dont les caractères et les enjeux vitaux sont complètement différents. Le
dispositif scénique étaye ce paradoxe par l’emploi de caméras qui redoublent la présence du
corps de l’acteur, qui apparaît alors sur scène deux fois et selon deux perspectives.
Néanmoins, même si Philippe se perçoit comme l’opposé de son frère, il répète ses mots
quand le barman dit que son comportement est ridicule : « Je m’excuse, mais je ne suis pas
ridicule. Je parle fort, mais je ne suis pas ridicule511 ». Cette phrase, d’abord formulée par
André, confirme l’identité des entités qu’on supposait dissemblables.

À l’intérieur de cette dialectique de l’identité, la version scénique de La face cachée de la


lune met en évidence dès le début, à travers le présentateur qui s’adresse au public, qu’elle
porte sur le narcissisme. En revanche ce n’est pas le cas du film, bien que Philippe explique
plusieurs fois que le sujet de sa thèse est le narcissisme. En fait, le récit filmique donne plutôt
l’opportunité de questionner l’idée de Philippe sur le rôle du narcissisme dans la quête
scientifique : pour l’astronome russe, le narcissisme n’est pas le seul moteur de la recherche
scientifique ; l’envie de connaître est aussi importante. Quoiqu’il ne soit pas d’accord avec
les idées de Philippe, il l’a invité à Moscou parce qu’il aime la discussion. Ainsi, l’astronome
russe propose le dialogue en opposition au monologue que Philippe observe dans la science.
Par ailleurs, la version cinématographique élargit la scène de la salle de gym, ajoutant une
voix off qui réfléchit sur la vanité de l’humain, obsédé par la perfection corporelle ; le
narcissisme mène l’homme à construire Dieu à son image, explique Philippe aux
extraterrestres, une affirmation qui trouvera un écho dans les réflexions de Thomas devant la
peinture de Michel-Ange, dans Lipsynch et Triptyque.

Dans Le polygraphe, l’examen de l’identité personnelle passe par celui de la certitude


(François, Judith) et de l’appartenance (Christof) : les personnages questionnent leurs actes
passés ainsi que leur présent. Les versions scénique et filmique présentent les doutes de
François à propos de sa responsabilité dans l’assassinat de Marie-Claude ou Marie-Claire ;
la filmique raconte le sentiment de culpabilité de Judith, qui a soupçonné ses amis, et de
Christof, qui a abandonné son épouse en Allemagne. Pour Judith et Christof, la culpabilité
s’exorcise à travers des opérations de médiation : écrire un scénario cinématographique, pour

511
Robert Lepage, La face cachée de la lune, op. cit., p. 49.

231
elle, écouter de l’opéra (ce qui renvoie à son épouse), pour lui. Quant à François, il trouve
une sorte d’intermédiaire pour le soulagement de ses démons personnels dans le corps de
Lucie, un personnage qui, même s’il n’a pas d’inquiétudes identitaires, joue un rôle dans ce
questionnement de l’identité : elle représente la fille assassinée dans le film en cours de
tournage, et son corps remplace celui de Marie-Claude dans les souvenirs de François et
David au restaurant. La version filmique va au-delà en incluant la transformation corporelle
de Lucie (maquillage, vêtements) pour la scène de la mort de Marie-Claire.

Plusieurs quêtes identitaires traversent Les sept branches de la rivière Ota, souvent chez les
personnages qui s’expriment à travers l’art. Au début du spectacle, le photographe étatsunien
Luke O’Connor et l’hibakusha Nozomi se rencontrent. Un enfant naît de cette union, Jeffrey,
qui devient musicien et qui va connaître son demi-frère dans la boîte suivante, lorsqu’il
voyage aux États-Unis à la recherche de ses origines. La fille de Nozomi, Hanako, traductrice
de profession (une autre activité de médiation) accueille le fils de Sophie, Pierre, né au Japon
et maintenant danseur, à la fin de la pièce de théâtre.

Dans Mondes possibles, l’examen de l’identité passe explicitement par l’opposition de


l’esprit (l’intelligible) et du corps (le sensible). Nous savons à la fin du récit que, pour George,
ce que nous appelons normalement « corps » est presque entièrement mort, et ce qui reste
vivant, le cerveau, boîte contenant l’esprit, continue d’entretenir des sensations. Le corps de
George demeure comme une virtualité, qui est capable d’aimer une femme ou d’être mordue
par un chien. Cette virtualité traverse des mondes infinis et incarne plusieurs identités ; ce
qui donne de la consistance à ces univers est le souvenir d’une femme, Joyce, qu’il cherche
sans cesse.

La voix articule les quêtes identitaires dans Lipsynch. Marie, qui est chanteuse, doit
réapprendre à parler ; ensuite, elle cherche la voix de son père dans celles d’acteurs de
doublage. Comme dans Le confessionnal, le corps renferme l’identité et le lien recherché est
génétique : la voix du père se retrouve finalement dans celle de Marie. Il en va de même pour
le cinquième chapitre, « Sarah » : le personnage principal entend la voix d’un homme à la
radio et est convaincu qu’il s’agit de celle de son frère, celui qui a abusé d’elle, même si son
accent a changé. Sarah se demande : « Peut-on changer de voix ? » Nous constatons que la

232
voix est restée la même, comme le comportement : l’enquête de Jackson montre que Tony
Briggs a abusé des femmes toute sa vie.

Les modalités de la voix se trouvent ainsi parmi les éléments de cet examen de l’identité et
de son inscription dans la société : les différents types de français, d’anglais ou même
d’espagnol. L’intonation ou l’accent sont des ressources comiques dans Les sept branches de
la rivière Ota : l’intonation exagérée de la concierge des appartements, parlant anglais, dans
la deuxième boîte, et la distinction entre le français québécois de Sophie et celui plus
européen de Patricia dans « Les mots » (une opposition reprise dans Nô). Les difficultés d’un
francophone québécois à se faire comprendre par les francophones européens sont aussi
présentées dans Les aiguilles et l’opium. Dans Lipsynch, l’accent est une source de
discrimination pour Sebastian, qui est venu à Londres afin d’éviter d’être signalé à Madrid
(capitale d’Espagne) comme un paysan des îles Canaries (la périphérie) ; à son tour, Jackson
se lamente de ne pas être compris à cause de son fort accent glaswégien.

Le corps et l’identité, deux enjeux de la poïétique et des histoires de Lepage, surgissent


également dans son traitement de la sexualité, un sujet qui, de façons et à des intensités
différentes, apparaît dans presque toutes ses créations. Dans Le confessionnal, le héros,
Pierre, n’a pas de sexualité active, tandis que son frère, Marc, accroît son malaise en se
prostituant. La visite de Pierre au club L’Hippocampe, alors qu’il est à la recherche de son
frère, montre un univers plutôt triste, dans lequel des personnages solitaires cherchent
strictement à assouvir leurs pulsions sexuelles. Le rejet de la sexualité peut cependant être
encore plus subtil : le désir licite échoue à engendrer un enfant (Françoise Lamontagne perd
son enfant en cours de grossesse au tout début du film), alors que le désir illicite y réussit, ce
qui provoque le suicide de Rachel, ainsi que la froideur de Paul-Émile envers son fils
biologique. Par ailleurs, comme Manning le remarque, le personnage de Massicotte incarne
à plusieurs niveaux l’érotisation du pouvoir512, parce qu’il possède le pouvoir économique et
politique ainsi que celui de la connaissance : il connaît l’origine secrète de Marc et il se venge

512
Erin Manning, « The Haunted Home: Colour Spectrums in Robert Lepage’s Le Confessionnal », Canadian
Journal of Film Studies, vol. 7, no 2 (automne 1998), p. 56.

233
du mensonge de Rachel (qui l’a accusé d’être le père de son enfant) en s’appropriant le corps
de son fils.

Dans la version scénique du Polygraphe, François vit une sexualité violente, censurée et
cachée, dans l’obscurité et devant un mur rugueux. Comme Marc, un personnage bisexuel
hanté par ses conflits intérieurs, cette version homosexuelle de François se suicide. L’autre
version de François, hétérosexuelle dans le film, ne se suicide pas : au contraire, il réussit à
finir sa thèse et devient professeur. Néanmoins, la sexualité reste pour lui problématique :
François confesse à Lucie qu’il doute de sa propre innocence en raison des jeux
sadomasochistes auxquels il s’adonnait avec Marie-Claire. Quant à Claude, elle a justement
tué Marie-Claire par jalousie.

Nous sommes souvent témoins dans les œuvres de Lepage d’une sexualité narcissique, qui
objective le corps d’autrui. Dans la première boîte des Sept branches de la rivière Ota, cette
chosification du corps (celui de Nozomi) a lieu par l’intermédiaire de l’appareil
photographique. Elle commence avec la visualité dans d’autres créations aussi : les corps
exposés dans L’Hippocampe, dans Le confessionnal, ou François se promenant dans la rue
dans la version scénique du Polygraphe, des prostituées s’exposant aux clients aux Pays-Bas
(« Un mariage », dans Les sept branches de la rivière Ota) ou en Angleterre (« Sarah », dans
Lipsynch). L’étape suivante de cette objectivation est le commerce sexuel, aliénant pour Marc
(Le confessionnal) et Sarah (cinquième chapitre dans Lipsynch), forcé pour Lupe. Il faut dire
que, quoique le fil conducteur de Lipsynch soit la voix, c’est la vie de Lupe, déterminée par
le commerce sexuel, qui ouvre et ferme le spectacle de neuf heures.

Selon Féral, chez Lepage l’identité repose sur un caractère fondamentalement dialogique ;
elle « ne se comprend et ne se lit donc qu’en relation avec l’autre, […] dans un réseau de
relations mais surtout d’interlocution513 ». Ainsi, la nécessité d’échange qui distingue les
créations de Lepage suscite un déplacement de l’interpersonnel à l’interculturel, dans une
série d’œuvres qui réfléchissent sur la rencontre des identités nationales.

513
Josette Féral, Théorie et pratique du théâtre. Au-delà des limites, op. cit., p. 318.

234
4.3.2 L’identité nationale

L’exploration lepagienne de la dialectique entre l’individuel et le collectif génère des œuvres


qui expriment la condition de Québécois (minorité francophone dans un pays à majorité
anglophone) du créateur, ainsi que sa curiosité pour les autres cultures, en particulier celles
de l’Asie. Les deux intérêts vont de pair, comme l’a affirmé Lepage, parce que l’« obsession
de découvrir d’autres cultures est intimement liée à la découverte de sa propre culture514 ».

Comme nous l’avons noté, le théâtre de Lepage a souvent été qualifié d’« interculturel ».
Selon les mots du créateur, « son approche de l’interculturel dépend de "comment on peut
emprunter à d’autres cultures, et quel est l’intérêt de cet emprunt"515 ». Pour Dundjerovič et
Navarro Bateman, le collage culturel des spectacles lepagiens donne suite à l’hybridation
déjà existante des objets culturels des sociétés contemporaines, qui font partie des processus
toujours en mouvement et en transformation. Les techniques narratives qu’il emploie
« montrent cette réalité par l’utilisation de la technologie pour communiquer avec un public
qui est familier avec les narrations de la télévision et d’Internet516 ». Cette interculturalité
touche les sujets abordés, mais aussi les langues, les scénographies et les ressources
audiovisuelles employées et même le jeu (la troupe est souvent internationale).

Le théâtre interculturel demande des spectateurs qu’ils se placent dans l’entre-deux afin de
reconnaître l’un et l’autre, le familier et l’étranger. Selon Carson, dans le cas de Lepage,
celui-ci essaie de saisir une culture (québécoise, japonaise, chinoise, écossaise), puis il la
transmet aux spectateurs d’une manière personnelle et expérientielle517. Ce faisant, Lepage
met en scène de multiples images d’appartenance, ce qui déclenche un dialogue entre la
création artistique et le public : en face des créations lepagiennes, les spectateurs se trouvent

514
Rémy Charest, Robert Lepage. Quelques zones de liberté, op. cit., 1995, p. 55.
515
« Lepage explains that his approach to interculturalism depends on ‘how you borrow from other cultures and
what your interest is in borrowing from the culture’ ». Interview par Richard Eyre, « Robert Lepage in
Discussion » (The Twentieth Century Performance Reader, 1996, p. 237–47). Cité dans Aleksandar
Dundjerovič et Ilva Navarro Bateman, « Robert Lepage Inc. - Theatre for Festival Audiences », Contemporary
Theatre Review, vol. 19, no 4 (2009), p. 416.
516
« Lepage’s storytelling techniques reflect this reality by using technology to communicate with an audience
that is aware of television and internet narratives. » Aleksandar Dundjerovič et Ilva Navarro Bateman, « Robert
Lepage Inc. - Theatre for Festival Audiences », art. cit., p. 416.
517
Christine Carson, « From The Dragon's Trilogy to the Seven Streams of the River Ota: The Intercultural
Experiments of Robert Lepage », dans James Donohue et Jane Koustas [éd.], op. cit., p. 43.

235
« souvent dans un espace intermédiaire à l’extérieur ou entre les zones de confort habituelles
et entre les frontières linguistiques, géographiques et culturelles connues. La figure de l’Autre
devient donc floue et moins facilement reconnaissable518 ».

La quête de Lepage a rencontré l’Autre pour la première fois dans le Canada anglophone. À
cet égard, il faut rappeler que Lepage a porté plusieurs « étiquettes » identitaires : il a d’abord
été identifié comme un séparatiste, puis comme un fédéraliste à cause de l’histoire
transcanadienne de La trilogie des dragons notamment. Encore aujourd’hui, il est perçu
comme un Canadien en Europe ou en Asie, mais comme un Québécois au Canada. Ainsi, ses
spectacles sont marqués par une forte tension créative entre le local et le global. D’un côté,

Lepage est salué partout dans le monde à titre d’artiste contemporain à l’esprit
véritablement internationalisé, puisque ses œuvres s’inspirent et se font le reflet de
plusieurs influences culturelles et qu’elles suscitent l’intérêt de publics d’une grande
diversité d’origines nationales et culturelles. De l’autre côté, ses œuvres ont toujours
présenté leur propos d’une manière particulièrement québécoise, tout en connaissant
une diffusion très large à l’étranger519.

Conscient des contradictions internes de son pays, il a mis en scène une version de Roméo et
Juliette (1989) dans laquelle les Montaigu parlent anglais et les Capulet français. D’après
Koustas, le succès de Lepage à Toronto peut être expliqué par la nécessité de reconnaissance
mutuelle entre les deux populations majoritaires du Canada520.

L’interculturalité de son théâtre, qui imprègne aussi sa cinématographie, est un des sujets les
plus étudiés chez Lepage. Les sept branches de la rivière Ota est sans doute le cas le plus
exemplaire parmi les créations analysées : des femmes hibakushas habillées à la manière
japonaise (première et septième boîte), des acteurs représentant le théâtre nô (troisième boîte)
et des Occidentaux brandissant des katanas (cinquième et sixième boîte). Le spectacle
emploie quatre langues (français, anglais, allemand, japonais) et se développe dans quatre
pays (Japon, États-Unis, Pays-Bas et Pologne). La première boîte, « Moving Pictures »,
explore la rencontre de l’Orient et de l’Occident, principalement à travers le regard d’un

518
Jane Koustas, « Staging the/an Other: The Dragon’s Trilogy Take 2 », International Journal of Francophone
Studies, vol. 9, no 3 (2006), p. 395.
519
Karen Fricker et Rémy Charest, « À l’heure zéro de la culture (dés)unie. Problèmes de représentation dans
Zulu Time de Robert Lepage et Ex Machina », art. cit., p. 81.
520
Jane Koustas, « Robert Lepage in Toronto: Staging the Other », Contemporary Theatre Review, vol. 19, n° 2
(2009), p. 162.

236
photographe étatsunien, Luke O’Connor, qui arrive à Hiroshima pour rendre compte de la
reconstruction après l’explosion de la bombe atomique. De la rencontre de Luke et Nozomi,
une hibakusha, naît Jeffrey, un personnage qui, avec Hanako, la fille aînée de Hanako, va
constituer le fil conducteur des boîtes suivantes. Le premier chapitre est rempli de signes
distinctifs du pays oriental : de la musique, des murs de papiers, une grande robe japonaise
derrière les personnages (qui réapparaît dans la dernière boîte), des projections vidéo de la
rivière Ota et des activités politiques des années 1940.

Les sept branches de la rivière Ota témoigne de la fascination de Lepage envers l’Orient, qui
s’est exprimée auparavant dans La trilogie des dragons (le monde chinois au Canada) et qui
touche aussi Le confessionnal (Pierre étudie en Chine, Marc se suicide au Japon). Cette
représentation de l’Orient frise souvent le cliché, mais Lepage semble en être conscient : aux
stéréotypes du Japon dans Le confessionnal (le mont Fuji, le Go et le train à haute vitesse), il
oppose une représentation également stéréotypée du Canada à l’Exposition universelle à
Osaka dans Nô (la cabane au sucre, le « Bonhomme »). Le risque des clichés culturels
exemplifie la dialectique, souvent paradoxale qui, selon Fricker, soutient la quête identitaire
chez Lepage : la recherche à la fois de la mise en relation des entités disparates et de la
reconnaissance de la différence521.

4.4 Au milieu des sens

La production du sens et le questionnement des identités chez Lepage peuvent être considérés
comme des fragments d’une recherche plus ample, qui fouille les activités de codification de
l’expérience humaine, les entre-deux du sens. L’œuvre de Lepage invite à examiner
l’inscription du sens, ses zones liminaires et ses incertitudes : le secret dans Le confessionnal,
la vérité dans les versions du Polygraphe, la quête policière dans Mondes possibles ou le
message caché dans la chapelle Sixtine dans Lipsynch et Triptyque. Dans ces quatre cas, le
dévoilement du sens (ou d’un sens) bouleverse la fragile construction identitaire des
personnages.

521
« Tourism, the Festival Marketplace and Robert Lepage’s The Seven Streams of River Ota », Contemporary
Theatre Review, vol. 13, no 4 (2003), p. 92.

237
Lepage suscite des équivoques dans ce qui paraissait être des certitudes. À travers l’intrigue
et la mise en scène, ses œuvres incitent le public à douter : quel est le sens ? quelle est la
vérité ? Les titres des deux premiers films renvoient précisément à des dispositifs
d’élucidation de la vérité : le confessionnal, le polygraphe. Ces œuvres sont toutes deux des
whodunit : le récit est centré sur le dévoilement d’un mystère et les faits sont révélés à la fin
des films, racontés par des personnages secondaires qui détenaient les secrets : Massicotte et
Judith. Le doute est présenté, d’une façon tout à fait métaphorique, lors de la séquence de
confession dans Le confessionnal : pendant ce dialogue, le visage de Rachel est montré
derrière le grillage quadrillé de l’isoloir, fragmenté comme la vérité et le récit. Dans les
versions scénique et filmique du Polygraphe, la certitude et la mémoire sont remises en
question par l’utilisation d’un polygraphe et la présence d’une matriochka (à l’intérieur de la
laquelle « une vérité cache une autre vérité », à l’infini). Le doute embrouille les personnages
du Polygraphe au point qu’ils se méfient de leurs propres amis (Judith à l’écran), ou
s’interrogent sur leurs actions passées : François confesse à Lucie qu’il ignore s’il a tué
Marie-Claude (Marie-Claire dans la version filmique). La version scénique laisse planer le
mystère en gardant le crime irrésolu à la fin de la pièce.

Différentes couches de réalité se croisent et se confondent dans Mondes possibles. Pour


montrer le passage entre les mondes possibles, ainsi que ceux où se croisent George et Joyce,
et le monde réel (Berkley, Williams, Kleber), Lepage se sert des couleurs, surfaces et objets
pour construire des fondus et des transitions qui évoquent les « déplacements », souvent non
intentionnels, de la conscience. Le film invite ainsi à réfléchir sur le sens de différentes
manières, en présentant les limites du savoir, ou de son expression (les langages). Le docteur
Kleber explique que le cerveau est un champ d’information, dont la structure détermine
l’appréhension de la réalité, le dévoilement de ses secrets. Comme celui de Louise, la souris
virtuelle que le docteur donne à Berkley, le cerveau de l’être humain ne peut imaginer que ce
que sa structure lui permet. Le récit suggère la possibilité d’être placé en face de problèmes
au-delà même de l’imagination, c’est-à-dire au-delà des conditions structurelles du cerveau.

238
Le langage se trouve au centre de la scène la plus réussie de Mondes possibles522, celle de la
rencontre onirique entre George et un guide, précisément le docteur Kleber. Ce guide
l’emmène à un phare, devant la mer. Ils regardent deux hommes portant des masques, qui
entassent des pierres sur une surface rocheuse. Personne ne sait ce qu’ils construisent, et il
est impossible de le leur demander, car leur langage est constitué de seulement trois mots.
Les deux premiers sont presque synonymes : « Slab » (bloque, dalle) et « Block » (bloque,
dalle) ; le troisième est « Hilarious » (hilarant). Le guide dit :

Certains disent qu’ils viennent d’une ancienne civilisation avancée... Il y a eu une


guerre. Et leurs souvenirs ont été détruits de manière sélective. Seulement trois mots
sont restés. D’autres disent qu’ils viennent d’une civilisation très primitive. Ils ont
appris leurs deux premiers mots par essai-erreur et en quelque sorte se sont arrêtés au
troisième. Appris d’un touriste, peut-être. D’autres encore disent qu’ils sont une
civilisation ordinaire mais très laconique. Il faudrait 50 encyclopédies pour traduire les
sens de Dalle et Bloc dans notre langue523.

Un langage insuffisant pour communiquer avec eux, qui préserve des sens intransmissibles ;
un langage qui ne sert à rien, parce qu’il ne peut pas être le médiateur entre les individus. Il
est difficile d’esquisser une interprétation pour ce passage. Est-ce une fantaisie apocalyptique
sur une civilisation très développée… comme la civilisation humaine ? Ces hommes se
consacrant à des actions répétitives et insensées se font-ils le reflet de notre quotidienneté
contemporaine ? La scène soulève un questionnement du langage et du signifié. Elle montre
également l’envers cauchemardesque de l’ère numérique : un langage de trois mots (et non
pas un langage binaire, comme celui de l’informatique), inutile, qui ne permet pas de
communiquer.

Comme nous l’avons noté, Lipsynch et Triptyque invitent à réfléchir sur la matérialité de la
voix, un intermédiaire de l’expression du sens. Dans « Marie », le personnage éponyme
devient temporairement aphasique après une chirurgie : elle peut concevoir des idées dans
son esprit, elle peut émettre des sons par la bouche, mais ces deux activités ne peuvent pas

522
L’appréciation se base sur l’effectivité de la mise en scène de Lepage.
523
« Some say they were once an advanced civilization. There was a war. Somehow their memories were
selectively destroyed. Only three words survived. Others say they’re a very primitive civilization. They learned
the first two words by trial and error, and somehow stumbled on the third… a tourist perhaps. Others say they’re
an ordinary civilization but very concise. It would take fifty encyclopædias to translate the meanings of ‘slab’
and ‘block’ into our language ». John Mighton, Possibles Worlds, op. cit., p. 42.

239
être reliées. Le film vise à lier matière et symbole, en montrant le moment précis où le
chirurgien coupe le tissu du cerveau et où elle perd la parole. Dans « Michelle », la réflexion
passe par la récupération de l’œuvre poétique de Claude Gauvreau, une fête du son qui lutte
contre la tyrannie des mots. Plus tard, lors du récital que Michelle organise dans sa librairie,
nous assistons à la déclamation de quelques poèmes, dont un en espagnol (« Monumenta
linguae », de Juan Hidalgo), que Michelle décrit comme une « explosion de sonorité, pleine
de sensualité ».

Une scène au début de la quatrième boîte des Sept branches de la rivière Ota, « Un mariage »,
montre un autre parcours de cette inscription du sens : celui de la définition ou du classement.
Ada entre dans une librairie pour acheter un livre sur la Seconde Guerre mondiale ; l’employé
lui pose des questions afin de le trouver :

« Quelle guerre ? »
« Seconde Guerre », répond-elle.
« Quel front ? Le front russe, Afrique, la bataille de Normandie, le bombardement de Londres,
la bataille du Pacifique ? », demande le libraire.
« Pacifique ».
« Quel événement ? Pearl Harbor, Philippines, Guadalcanal ».
« Japon ».
« Japon est un pays, non un événement. Avant la bombe ou après la bombe ? »
« Après la bombe ».
« Vous dites donc l’occupation du Japon par l’armée étatsunienne524 ».

Le libraire ne trouve pas le livre : « Ce livre n’existe pas », dit-il fermement. Ensuite, Ada
explique qu’il s’agit d’un livre de photographie. Cela signifie, dit l’employé, que le livre n’est
pas parmi les textes sur la guerre, mais parmi ceux d’iconographie. Ce passage, peu important
par rapport à l’intrigue de la boîte (l’euthanasie de Jeffrey, atteint du Sida), exemplifie le
classement du vécu (le Japon de l’après-guerre, celui que Luke O’Connor a connu à travers
sa caméra) ainsi que sa transformation en données qu’on peut cataloguer. Avec moins
d’ironie, Lepage retourne dans les rayons de livres à travers Michelle, dans Lipsynch et
Triptyque, et l’exposition virtuelle La bibliothèque, la nuit, d’après le texte d’Alberto

Traduction de l’anglais, la langue du dialogue. Robert Lepage et Ex Machina, The Seven Streams of the River
524

Ota, Londres, Methuen (Coll. Modern Plays), 1996, p. 34.

240
Manguel, à la Bibliothèque et archives nationales du Québec à Montréal et au Musée de la
civilisation à Québec.

4.4.1 Au milieu des langues

La matérialité de la voix, l’exploration du sens, la quête identitaire et le décalage


s’entremêlent dans le cadre d’une opération chère à Lepage : la traduction. Pour le créateur
québécois, la traduction est « une catégorie de production, plutôt qu’un mécanisme simple
de transmission525 ». Cet intérêt trouve ses racines dans la biographie du créateur, qui vient
d’un foyer presque bilingue : son père avait un bon anglais, ses deux frères aînés étudiaient
à l’école en anglais, lui et sa sœur, en français526.

Les sons et les sens sont explorés simultanément dans les créations scéniques et filmiques de
Robert Lepage, où plusieurs langues sont employées : Le polygraphe (français et anglais dans
la pièce scénique, français, anglais et allemand dans la version filmique), Le confessionnal
(français, anglais, japonais), Les sept branches de la rivière Ota et Nô (japonais, anglais,
français), Lipsynch (allemand, français, anglais, espagnol) et Triptyque (allemand, français,
anglais). La matérialité de la voix et son rapport à la signification est précisément le sujet de
Lipsynch, une création composée de neuf segments qui explorent l’activité de la parole (le
chant, le doublage, la traduction, l’interview) et sa perte (l’aphasie, l’amnésie).

Comme l’écriture, la traduction fait partie du processus de création de Lepage, elle est liée
aux interactions culturelles et aux situations limitrophes qui servent de fondement à plusieurs
productions. Sherry Simon explique que pour Lepage, la traduction implique la
reconnaissance de la différence. Elle est à la fois une « réalité » et un « idéal »

[…] qui a plus à voir avec la discontinuité, la friction et la multiplicité qu’avec la


ressemblance, parce que précisément la culture ne s’offre plus comme une force
unificatrice. Le langage, la nation et la culture ne sont plus des réalités délimitées et
congruentes527.

525
Sherry Simon, « Robert Lepage and the Languages of Spectacle », dans James Donohue et Jane Koustas,
Theater sans frontières: Essays on the Dramatic Universe of Robert Lepage, op. cit., p. 227.
526
Stéphan Bureau, Stéphan Bureau rencontre Robert Lepage, Québec, Amérik Média (Coll. Contact), 2008,
p. 52.
527
Sherry Simon, « Robert Lepage and the Languages of Spectacle », art. cit., p. 229.

241
Plusieurs personnages sont traducteurs : Massicotte dans Le confessionnal, Hanako dans Les
sept branches de la rivière Ota et Nô, Jeremy dans Lipsynch, Veronika, la docteure, dans
Triptyque. La traduction constitue même un sujet de conversation pour Hanako, dans « Les
mots ». Selon Fouquet, ce personnage a émergé pendant le processus créatif, étant donné que
les troupes de Lepage sont souvent multiethniques. L’artiste

[…] n’efface pas les particularismes et, dans une voie réaliste, il fait parler chaque
interprète dans la langue d’origine ou « d’expression » de son personnage. Lorsque les
protagonistes ne s’expriment pas en français, il a recours à la traduction projetée, mais
le plus souvent, il intègre cette traduction à la fable528.

La différence linguistique est même une préoccupation des personnages. Dans Lipsynch et
Triptyque, Thomas explique que la maîtrise de deux langues retarde la démence de quatre
ans. « Les mots » et Nô portent sur la traduction, les équivoques, le décalage linguistique ;
ils intègrent dans leur récit une réflexion autour de la difficulté de construire le signe
linguistique et du rôle de la traduction, par exemple, quand Hanako mentionne la difficulté
de traduire le mot « spleen » en japonais dans la version scénique, ou lorsqu’elle corrige un
autre traducteur (Harold dans le film) : « Traduttore, Tradittore », dit-elle à son collègue.

Dans la quatrième partie de Lipsynch, après son voyage au Nicaragua, Jeremy prépare la
production de son film. Les acteurs sont convoqués dans un restaurant. Une tour de Babel
s’érige autour de la table : le public entend quatre langues (l’anglais, le français, l’espagnol
et l’allemand) qui s’entremêlent pour expliquer le sujet du film ; un personnage traduit les
mots de l’autre, ce qui produit une sorte d’écho dénaturé. Jeremy résume l’idée derrière
l’œuvre : « When word fails, music transcend the language. », et cette phrase est répétée en
français, en espagnol et en allemand. Il se rend compte de la situation paradoxale et il s’écrie :
« You don’t need to translate. That’s what the whole film is about ! » Jeremy veut tourner
une histoire dans laquelle la matérialité de la voix sera plus importante que sa sémantique.
Les créations théâtrales de Lepage exploitent ainsi la puissance expressive de la matérialité
sonore ; dans la cinquième boîte des Sept branches de la rivière Ota, au camp de

528
Ludovic Fouquet, Robert Lepage, l’horizon en images, op. cit., p. 281.

242
concentration, la prisonnière Sarah Weber chante et Jana dit : « Elle chante en italien, mais
je comprends l’histoire529 ».

4.4.2 Au milieu des discours

L’œuvre lepagienne explore des manières de « représenter » le monde, de le dire, de s’en


s’approcher, de l’expliquer : l’art, les sciences naturelles et humaines et même le journalisme.
Lepage explore leur complémentarité afin de les libérer des compartiments disciplinaires et
de mieux comprendre le monde. Selon Bissonnette, le réalisateur montre les risques associés
à une manière uni-dimensionnelle de penser. Cela touche la réalisation : à travers « l’emphase
des propriétés optiques du dispositif cinématographique, Lepage suggère que les modes de
représentation scientifique et cinématique construisent seulement des versions partiales du
monde530 ». Dans La face cachée de la lune, le dispositif cinématographique devient une
métaphore de la recherche scientifique : les « effets optiques mettent en évidence la présence
de l’appareil optique, de la caméra ou de l’objectif, et rappellent aux spectateurs que ces
instruments technologiques obéissent aux règles optiques531 ». Par ailleurs, la poïétique
lepagienne, nous l’avons noté, est elle-même un processus d’expérimentation, à la façon
scientifique. Comme Bissonnette remarque, au contraire de la tendance à compartimenter la
connaissance, Lepage cherche les correspondances entre le processus de la pensée, la
recherche scientifique et le chaos du début de la démarche artistique, d’où il obtient un
récit532.

À travers les figures historiques de l’astronome Constantin Tsiolkovski (1857-1935) et du


cosmonaute Alexeï Leonov (1934-), les versions de La face cachée de la lune font confluer
les sciences et les arts. Toutes deux s’ouvrent par la présentation de l’histoire de Tsiolkovski,
un chercheur qui se permettait de rêver. Celui-ci disait : « La terre est le berceau de l’homme,

529
Traduction de l’allemand, la langue de ce passage. Robert Lepage et Ex Machina, The Seven Streams of the
River Ota, op. cit., p. 55.
530
Sylvie Bissonnette, « Cinema and the two cultures: Robert Lepage's La face cachée de la lune », art. cit., p.
372.
531
« The diverse optical effects in Lepage’s films underline the presence of the cinematic apparatus, the camera
or the lens, and remind viewers that these technological instruments obey optical rules. We find in La face
cachée de la lune an optical effect created by the refraction of an image in the water of a fishbowl ». Ibid.,
p. 380.
532
Ibid., p. 377.

243
mais l’homme ne va quand même pas passer toute son existence dans son berceau », comme
le reprend Philippe pendant sa soutenance de thèse533. Il en va de même pour Leonov, le
premier homme envoyé dans l’espace : peintre ainsi que chercheur et cosmonaute (un
penseur : le « navigateur de l’ordre »), et non astronaute (« navigateur des étoiles »), d’après
ce que souligne Philippe au barman. Thomas représente cette confluence des sciences et des
arts dans Lipsynch et Triptyque : neurochirurgien sensible aux arts (la musique et l’art
plastique), il reconnaît un message scientifique et philosophique derrière la peinture de
Michel-Ange.

La première scène de la version théâtrale du Polygraphe montre également cette confluence


lorsqu’elle fait se rencontrer deux espaces et deux discours : l’histoire politique, expliquée
par François, et la médecine, sous la forme d’une autopsie rapportée par David. Les phrases
des personnages se confondent : des énoncés sur la séparation de Berlin peuvent s’appliquer
au corps de la femme décédée, et d’autres sur le cadavre sont valides pour la situation
allemande pendant la guerre froide. Le film reprend cette séquence, quoiqu’en employant des
voix off qui se superposent aux images (une phrase de François sur le mur de Berlin
accompagnant une image de la leçon d’anatomie, par exemple) et rendant d’autant plus
manifeste l’entre-deux des lignes discursives.

Nous identifions une autre confluence de discours dans le recours fréquent aux matériaux
documentaires : des photographies et films informatifs, des informations à la radio ou à la
télévision, qui sont mises sur scène ou portées à l’écran, en s’inscrivant dans la matérialité
du récit fictionnel. Dans Les aiguilles et l’opium, Robert fait le doublage d’un documentaire
sur les années 1950 à Paris, tandis que dans 887, un autre Robert (Robert Lepage) montre au
public des journaux documentant la crise d’Octobre. Dans la deuxième boîte des Sept
branches de la rivière Ota, le Jeffrey étatsunien regarde à la télévision des nouvelles sur la
bombe atomique, puis un documentaire sur la sécurité nucléaire, des thèmes qui le touchent,
parce que son père est en train de mourir d’un cancer causé par l’exposition subie à
Hiroshima. L’épilogue de Nô reprend des images du soir qui a suivi celui du premier

533
Robert Lepage, La face cachée de la lune, op. cit., p. 19.

244
référendum du Québec : celles-ci dialoguent avec la conversation que Michel et Sophie
entament à propos de la vie en commun.

Selon Bissonnette, Lepage laisse suggérer dans La face cachée de la lune que l’art ne peut
pas être considéré comme séparé du reste de l’expérience humaine, c’est pourquoi il essaie
d’ébranler les séparations, en produisant des hybrides et des croisements entre l’art, la science
et l’éthique534. Il en va de même pour Mondes possibles, où nous observons aussi un
croisement de l’expression artistique (la pièce de théâtre de Mighton, à la fois mathématicien
et dramaturge, le film de Lepage), de la science (la recherche neurologique) et des
questionnements éthiques535.

Le récit de Mondes possibles est lié également aux débats concernant la société numérique
et les thèses des nouveaux humanismes, qui ont découlé des avancées technoscientifiques
(l’informatique, la biologie, la cybernétique). En général, ces nouveaux humanismes (post-
humanisme, transhumanisme) sont optimistes à l’égard des opportunités qu’offrent la science
et la technologie536. Neurologiste, la Joyce de la troisième rencontre − chaque Joyce qui
croise George est un peu différente − exprime une telle certitude :

Il y a beaucoup de souffrance inutile. Aucun système politique n’a offert aux gens ce
qu’ils veulent. Mais la neurologie le fera. Un jour, nous serons en mesure d’organiser et
de concentrer notre système nerveux comme nous réglons la télévision. Il y aura des
médicaments pour prolonger nos vies, pour accroître notre intelligence... pour effacer
les mauvais souvenirs. Les gens regarderont notre époque actuelle avec pitié. Nous
ressemblerons à des animaux primitifs pour eux537.

Ce paragraphe touche le champ d’intérêt de la pensée intermédiale, celui de la rencontre des


dispositifs techniques et technologiques (la technologie médicale) et des objets mentaux

534
Sylvie Bissonnette, « Cinema and the two cultures: Robert Lepage's La face cachée de la lune », art. cit., p.
374.
535
Selon une interview citée par Bissonnette, Lepage s’est familiarisé avec le quotidien de John Mighton lors
du processus de transécriture : il lui a rendu visite dans son bureau à l’Université de Toronto, et il a lu les livres
que le dramaturge et mathématicien lui a mentionnés. Ibid., p. 378.
536
Un exemple de cet optimisme se trouve dans la « Déclaration transhumaniste » (Transhumanist declaration)
de 2002. Dans http://humanityplus.org/philosophy/transhumanist-declaration.
537
« That’s a lot of unnecessary suffering in the world. No political system has ever given people what they
want. But neurology will. One day we’ll be able to dial and focus our nervous system the way we adjust our
TVs. There will be drugs to extend our lives, increase our intelligence, drugs to erase unpleasant memories.
People will look back on the present age with pity. We’ll seem like animals to them ». John Mighton, Possibles
Worlds, op. cit., p. 29.

245
(l’intelligence, la mémoire). Joyce exprime une thèse politique qui porte l’optimisme des
nouveaux humanismes : le contrôle que fera la science (« comme nous réglons la télévision »,
dit-elle) permettra de satisfaire les demandes qu’aucune formule politique n’a pu satisfaire.

Cependant, à travers le personnage de Kleber, le récit de Mondes possibles exprime un certain


scepticisme par rapport à cette recherche scientifique qu’ont encouragée les nouveaux
humanismes. Dès le début de l’enquête sur les assassinats, le détective Berkley avait identifié
les hôpitaux (particulièrement celui de l’université) comme la première voie à explorer. Puis,
il explique au docteur qu’il est un suspect potentiel. Kleber répond : « La question est...
Pourquoi avons-nous de l’imagination ? », et ajoute aussitôt :

Un rat ne peut en imaginer autant. Il est limité par la structure de son cerveau. Les êtres
comme nous, capables d’anticiper les futurs possibles et de faire des plans d’éventualité,
ont un avantage évolutif. Nous serions fous de ne pas utiliser notre imagination, de ne
pas explorer chaque possibilité538.

C’est presque un aveu : Kleber s’estimerait « fou » de ne pas surpasser les limites et de ne
pas expérimenter avec de nouveaux matériaux, des cerveaux capables d’imaginer comme
ceux des humains. Pourtant, Berkley ne parvient pas à mettre au jour la culpabilité de Kleber,
de la même façon qu’une souris ne peut reconnaître un ennemi plus grand et plus complexe
que ce que la structure de son cerveau comprend. En termes intermédiaux : le support (la
structure du cerveau) préprogramme ce que le médium (l’esprit) peut concevoir.

Les nouveaux humanismes rejettent les notions d’âme et de conscience. Kleber partage cette
perspective : « Certains biologistes pensent que les processus naturels créent un champ
d’information dans le cerveau », explique-t-il au policier539. La caméra montre l’image d’un
cerveau dans l’ordinateur à ce moment précis : il s’agit simplement d’un objet physique à
examiner. Ainsi, il n’y pas d’âme, mais une mémoire, des données d’entrée (input) et de sortie
(output). Concevoir la conscience comme un ensemble de données favorise le renoncement
à l’empathie et même à la compassion : il n’y a pas de souffrance, parce que ce sont
simplement des données qui entrent et qui sortent. Le docteur Kleber affiche ouvertement

538
« A rat can only imagine so much. It’s limited by the structure of its brain. Creatures like us, that can
anticipate possible futures and make contingency plans have an evolutionary advantage. We’d be foolish not to
use our imagination, not to investigate every possible fact ». John Mighton, Possibles Worlds, op. cit., p. 26.
539
« Some biologists think that natural processes create a field of information ». Id.

246
cette croyance ; à un certain moment, il semble que l’agent Berkley aussi. Mais Williams
pense différemment : il s’inquiète parce que le cerveau de Louise, la rate, a faim : « Ce n’est
pas réel, Williams. Il n’a pas vraiment faim », dit Berkley. « Mais elle le pense », insiste le
jeune policier. Williams a de la compassion, parce que d’après lui, pour le cerveau de Louise,
la souffrance est tangible, de la même façon que l’angoisse est très concrète pour celui de
George, même si son corps est mort540.

Le docteur Kleber tue le corps de George pour mieux comprendre les mystères de l’activité
mentale. D’après sa conception de l’intelligence humaine, il faut mesurer l’activité de la
machine organique dénommée cerveau pour la contrôler et finalement l’améliorer. Le
premier dialogue entre Berkley et le docteur suggère justement les limites de l’intelligence
humaine et la possibilité de les surpasser. Berkley semble envisager la culpabilité de Kleber
et regrette les limites de son propre esprit face à l’énigme. Ensuite, Williams regarde le
cerveau de la rate, flottant dans un bocal, et décrit, sans le savoir, la situation de George :
« Que ferions-nous si nous étions dans un bocal comme ça ? Nous ne le saurions jamais541 ».
Cette phrase nous amène à un des enjeux touchant la société numérique : le degré de
connaissance des individus de ce qu’est la réalité et, s’il y a un contrôle, de l’identité du
contrôleur. Dundjerovic pense que l’image du chercheur expérimentant sur le cerveau
humain dépasse le contexte de la recherche scientifique. Il s’agit d’une métaphore,
existentielle et politique, des circonstances que vit l’être humain contemporain ; par elle
surgit l’intuition que celui qui maîtrise la technique (ici, les processus d’information) définit
aussi la réalité et l’identité : « l’esprit devient une entité contextualisée par ceux qui
contrôlent l’expérimentation542 ». La mise en scène de Lepage est essentielle pour créer cet
effet :

La narration filmique se développe comme une réponse à la question de George : « Que


sont ma réalité et mon existence, dans quel monde vis-je ? » La question est donc :

540
Il est très intéressant de constater que, dans un film sur le cerveau, Williams, un personnage peu perspicace,
soit capable de plus d’empathie que Berkley ou Kleber, plus intelligents. Il est aussi remarquable qu’il résolve
le cas… par accident.
541
« What if we were in a tank like that? We’d never know it ». John Mighton, Possibles Worlds, op. cit., p. 33.
542
« [T]he mind becomes an entity contextualized by those who control the experiment » Aleksandar
Dundjerovic, The Cinema of Robert Lepage. The Poetics of Memory, Londres, Wallflower Press (coll.
Director’s Cut), 2003, p. 139.

247
quelle proportion de notre expérience est vraiment implantée comme la nôtre par le
centre dominant ? Qui contrôle et possède l’information543 ?

La société de l’information est aussi la société de l’observation et de l’enregistrement, où se


trouvent consommés le panoptique de Bentham et le Big Brother d’Orwell. Dans Mondes
possibles, l’observateur est Kleber, le scientifique, une sorte d’intermédiaire entre le dehors
et le dedans du cerveau. Il joue un rôle semblable à celui de Dieu, qui regarde tout ce qui se
passe dans les mondes de George. Après avoir tué son corps, il a emprisonné sa conscience
pour l’observer. Cette observation a pour objectif le contrôle. Pour George, le docteur est un
être tout-puissant qui veut l’exterminer. Néanmoins, il se révèle finalement être un dieu
mineur, incapable de déchiffrer les secrets de l’esprit, comme il l’explique à Berkley après
son arrestation.

4.5 Le numérique

Les créations lepagiennes offrent des ressources pour réfléchir à l’environnement numérique,
notamment parmi les œuvres de notre corpus les films Le polygraphe et Mondes possibles544.
À cet égard, Hébert reconnaît le rapport du théâtre de l’image de Lepage (en particulier le
rôle qu’y joue le spectateur) aux nouvelles formes d’écriture et de lecture reliées au
numérique :

Si l’ordinateur, et avec lui l’écriture visuelle et tabulaire qui le caractérise, s’est imposé
dans presque toutes les sphères de l’activité humaine, on ne peut pas s’étonner que ses
répercussions se soient fait sentir jusque sur la scène. Parmi les principales
conséquences de sa prégnance de plus en plus grande figure l’interactivité, principe qui
est à la base du théâtre de l’image et qui instaure une relation inédite entre le sujet-
spectateur et le représenté. […] L’écriture scénique lepagienne serait donc un système
comparable à un logiciel qui, en raison des informations qui y sont mémorisées ou
« engrammées » (comme celles contenues dans les images), demande au spectateur
d’effectuer des opérations (visuelles et mentales) afin de s’approprier les informations
qui sont mises à portée d’œil ou du regard545.

543
« The film narrative develops in response to George’s question, “What is my reality and my existence; in
what world do I actually live?” The question is, then, how much of our experience is actually implanted as our
own by dominant centre? Who controls and owns information ? » Id.
544
Notre examen de la représentation du numérique s’est inspiré des idées de Milad Doueihi : La grande
conversion numérique, Paris, Seuil, 2008, 281 p. ; Pour un humanisme numérique, Paris, Seuil, 2011, 177 p.
545
Chantal Hébert, « Robert Lepage et l’art de la transformation », dans Jacques Plante (dir.), Architectures du
spectacle au Québec, Québec, Les Publications du Québec, 2011, p. 21.

248
Pour Dixon, le théâtre de Lepage s’offre à une nouvelle génération de spectateurs qui est
familière avec les technologies de l’information et de la communication546. Ce rapport touche
les scénographies développées par Lepage pour ses créations. Dans la séquence « Line-up »,
de la version scénique du Polygraphe, la mise en scène évoque la pixellisation de l’image en
imposant la projection de cellules sur les corps nus des personnages. Une référence analogue
se retrouve dans la pièce théâtrale La face cachée de la lune, lorsque Philippe visite le docteur
pour subir un TACO : à côté du personnage est projetée l’image quadrillée d’un cerveau. Le
parcours historique du Moulin à images s’attarde quant à lui sur de nouveaux modes de
visualisation et de représentation : la pixellisation, la signalisation routière, les codes
binaires, les jeux vidéo, la caméra de surveillance.

Comme nous l’avons expliqué, le premier passage de la version filmique du Polygraphe met
l’accent sur les gestes et petits détails techniques du test polygraphique : la machine fait
l’enregistrement et la mesure de la parole, en examinant son rapport à la vérité. Outre le
rapport entre la technologie et le corps, Le polygraphe rend manifestes les limites de la
numérisation : la machine teste les sens et les mots du personnage, mais elle ne peut pas en
tirer une réponse définitive, le résultat n’est pas concluant. Le film donne un autre exemple
d’échec technologique lorsque François travaille à la maison et que l’ordinateur s’éteint. À
l’écran apparaît la phrase : « Out of Memory » (traduite par « Mémoire insuffisante »). Celle-
ci constitue également une métaphore de la situation dramatique : François a un problème de
mémoire, de certitude par rapport au passé.

Smelik identifie deux types de proposition de « numérisation » de la mémoire dans les films
de science-fiction : la visualisation matérielle des souvenirs et une narration fragmentée dans
laquelle le passé, le présent et le futur s’embrouillent. Dans les deux cas, la mémoire
individuelle apparaît riche en affections547. La réflexion sur le numérique proposée par
Mondes possibles, qui s’accorde en quelque sorte au deuxième type (même si le récit oscille
principalement entre le réel et l’imaginaire), fait écho à cette fascination contemporaine de
la société occidentale pour la mémoire.

546
Steve Dixon, « Metamorphosis and Extratemporality in the Theatre of Robert Lepage », art. cit., p. 514.
Anneke Smelik, « The Virtuality of Time: Memory in Science Fiction Films », dans Liedeke Plate et Anneke
547

Smelik [éd.], Technologies of Memory in the Arts, New York, Palmgrave McMillan, 2009, p. 53.

249
Mondes possibles fait partie d’un imaginaire social complexe et dynamique, correspondant
aux expériences et hypothèses engendrées par le développement scientifique et
technologique. Bien qu’il s’agisse d’une pièce de théâtre créée en 1990 et d’un film sorti en
2000 − cette dernière date coïncidant à peine avec les premières années de l’essor d’Internet
et des technologies numériques −, une partie importante du récit peut être conçue comme une
allégorie de l’environnement numérique et de la réalité virtuelle qui se sont développés au
cours des années suivantes. Dans ce milieu, l’esprit agit et le corps s’efface : l’existence se
déploie à l’intérieur de la mémoire (le « software »), un médium qui cache son support (le
« hardware »).

Mondes possibles emploie des couleurs froides, ainsi que très peu de référents géographiques
ou temporels, afin de représenter un monde impersonnel, tel qu’on imagine l’environnement
numérique, dans lequel se déroule l’histoire de George, un homme vivant plusieurs vies dans
plusieurs mondes (il est finalement révélé qu’il est une conscience en train de rêver,
dépourvue de corps). S’y superpose l’enquête de deux policiers à la recherche d’un meurtrier
qui vole les cerveaux de ses victimes, dont George fait partie. L’assassin, un neurologue,
essaie de transformer l’activité du cerveau en courants électriques ; pour lui, le cerveau
n’abrite pas d’âme, mais il contient des données d’entrée (input) et de sortie (output), un
champ d’information (field of information) qu’il faut maîtriser.

La prétendue neutralité de la mise en scène dans ce film évoque l’ordre social numérique,
lequel « revendique, ces derniers temps, une universalité ancrée dans la “neutralité” que l’on
prête à la technologie et à sa réception548 ». Il y a donc encore ici l’effacement d’un médium,
celui des dispositifs de l’ordre social numérique. Les images du film éludent les coordonnées
de temps et d’espace : la plupart des séquences sont à l’intérieur, donc il est difficile de savoir
s’il fait jour ou nuit ; il n’y a pas de repères temporels (l’enquête policière dure-t-elle une
semaine, un mois, un an ?) ; le laboratoire de l’université (chargé de machines et de métaux)
et le poste de police manquent de signes caractéristiques, les personnages pourraient en fait
se trouver n’importe où.

548
Milad Doueihi, La grande conversion numérique, op. cit., p. 23.

250
Le récit fait alterner le dedans (à l’intérieur de la conscience de George) et le dehors (à
l’extérieur, où l’enquête policière se déroule). Plusieurs passages sont situés sur le seuil, dans
l’entre-deux de ces espaces, ce qui remet en question cette logique binaire. Le lien de
communication entre eux se trouve dans des objets, comme un tableau en relief, chez Joyce,
menant à une maison mystérieuse, ou dans des substances, comme l’eau ; nous y
reconnaissons la logique de l’hyperlien de l’environnement numérique : un élément
graphique ou une image conduisant à de nouveaux éléments ou images.

Par son titre, le film invite à réfléchir autour de la possibilité. Ce sujet, très ample, est central
dans le contexte numérique, où des notions comme la virtualité, la réalité augmentée ou
l’hyper-réalité sont devenues capitales. Le statut de cette « réalité virtuelle » est examiné dans
ce que nous appelons « le dedans » du cerveau. George habite une réalité où − même si elle
est seulement possible ou virtuelle − il touche, se dispute, est blessé ou détenu, souffre ou
croit souffrir : pour lui, l’être et le croire ont la même valeur. George est un agent dans un
monde de possibilités (virtualités) ; son corps a été réduit à la forme la plus fondamentale :
le cerveau, qui est seulement le support pour le contenu (l’information, la mémoire, l’âme).
Le « dedans » comporte les caractéristiques de la réalité augmentée : George est une sorte
d’« avatar », habitant de plusieurs mondes possibles. Ainsi, la narration interroge le statut de
l’identité dans l’environnement virtuel : l’individu, percepteur (esse est percipi) plutôt
qu’agent véritable, est déterminé par la mémoire emmagasinée dans le support.

George habite plusieurs mondes et dans chacun, il trouve – ou cherche – Joyce. Les George
et les Joyce des mondes possibles représentent diverses versions des vrais George et Joyce :
ceux qui sont mariés, celui qui a été assassiné. Ces personnages permettent d’aborder un autre
concept très présent dans la discussion sur le numérique : celui de l’authenticité. Qu’est-ce
que l’authentique ? Dans Mondes possibles, l’amour pour Joyce est la seule chose
authentique. Il existe une infinité de possibilités, mais à partir d’un nombre limité
d’éléments : George et Joyce. Tant de possibles se développent dans le cerveau de George,
et il les vit, tout en essayant d’y maintenir une identité. Nous découvrons finalement que les
traces de la mémoire rendent ces mondes cohérents ; pour George, la cohérence signifie
rencontrer Joyce et confirmer son amour pour elle : « Tu étais la seule dans tous les mondes
», lui dit-il pendant une dispute.

251
Kleber rassemble les éléments de sa recherche secrète dans sa « chambre de privation
sensorielle » (Sensory Deprivation Chamber), une sorte de citerne où le cerveau de George
se trouve. Il essaie de comprendre et de mesurer le comportement de l’organe flottant dans
la caisse, lequel s’« exprime » à travers une lumière clignotante. Dans les méandres de son
cerveau, George évolue, puis s’aperçoit qu’il y a quelque chose de bizarre : il se sent aliéné,
les mondes qu’il habite perdent consistance et il ne les maîtrise plus. Au climax du film,
George se retrouve enfermé dans une pièce : il est prisonnier (en tant que criminel ou
déséquilibré), assis en face du docteur Kleber. Il admet être conscient de son
emprisonnement. Il a perçu l’eau où flotte la part vivante qui reste de son corps : « Je sais
alors où je suis. Il ne s’agit que d’un monde. J’ai simplement rêvé549 ». Le récit affirme ainsi
la différence entre le réel et le virtuel, le matériel et l’intelligible, le dehors et le dedans du
cerveau.

Comme dans Le polygraphe, le récit de Mondes possibles révèle un certain scepticisme à


propos de la portée de la science et de la connaissance humaine. À la fin du film, les limites
de l’intelligence demeurent infranchissables. Williams découvre la culpabilité de Kleber par
accident quand il arrive au laboratoire sans l’avertir : ni Berkley ni lui n’ont jamais trouvé
d’indice de sa culpabilité, cette éventualité se trouvant au-delà des configurations rendues
possibles par la structure de leurs cerveaux. En revanche, George comprend finalement qui
est son ennemi : l’homme qui le regarde, qui veut le contrôler, qui menace de le tuer…, le
scientifique, celui qui maîtrise la connaissance.

Le dénouement révèle que le cerveau de George est matière, objet tangible, mais que son
intérieur demeure indéchiffrable : l’essentiel de son activité échappe à la compréhension
humaine. Berkley explique à Joyce que le meurtrier a eu seulement une conscience
rudimentaire de ce qui y arrivait : « Il y a une lumière qui clignote de temps en temps, mais
nous ne savons pas ce que cela signifie. Votre mari n’est probablement pas conscient de ce
qu’il est. Le Dr. Kleber décrit la sensation comme une sorte d’état de rêve fluctuant. Très

Dans la pièce de Mighton, le monologue finit : « I’m in a case ». Le film de Lepage élimine cette phrase et
549

montre l’arrivée inattendue de Williams au bureau de Kleber. John Mighton, Possibles Worlds, op. cit., p. 67.

252
discontinue550 ». Le chercheur n’a pas pu transformer ces inputs et outputs en informations.
La science est encore incapable de pénétrer et de mesurer les mystères de l’imagination et
des sentiments. Un des changements les plus remarquables du récit filmique par rapport à la
pièce de théâtre est l’épilogue. George et Joyce sont sur la plage, d’où ils voient une lumière
qui semble exprimer un appel au secours. Il s’agit d’un signe de l’extérieur du cerveau :
George est mort et Joyce est veuve. Mais à l’intérieur, George et Joyce sont ensemble et ils
ne veulent pas en sortir. Dans le texte original, après que la lumière s’est éteinte, George et
Joyce parlent de leurs voyages futurs. Dans le film, le dialogue se termine quelques phrases
plus tôt : « Thank God », dit George lorsque la lumière disparaît. Il se confie à Dieu et préfère
ne pas savoir qui est au-delà de la plage. Dans un monde de souvenirs, il choisit l’oubli de sa
situation réelle. Ainsi, il pourra vivre avec Joyce (« joie ») pour l’éternité. Nous croyons que
cette dernière phrase ne fait pas référence au divin, mais au mystère, c’est-à-dire aux
phénomènes qui échappent au calcul et, par conséquent, au numérique.

Cette dernière phrase renvoie par ailleurs aux dichotomies et paradoxes qui distinguent
l’œuvre de Lepage. Il semble que, au moins dans le cas de Mondes possibles, entre la
certitude scientifique et l’incertitude de l’art, le créateur québécois choisisse la deuxième. En
outre, à travers une métaphore élaborée d’abord par un autre créateur (John Mighton),
l’artiste québécois continue sa recherche des rapports entre la matérialité (ici, le cerveau) et
le sens (les mondes possibles), ce qui confirme la proximité de ses enjeux avec l’axe de
pertinence intermédial. En effet, ce chapitre sur les « entre-deux » lepagiens a montré
comment la poïétique lepagienne aboutit dans des récits qui rendent compte, à travers des
personnages et les circonstances où nous les voyons, de la complexité de la sphère
intermédiale.

550
« There’s a light that flashes occasionally, but we don’t know what it means. Your husband probably isn’t
aware of who he is. Penfield [le docteur Kleber dans le film] described it as a kind of fluctuating dream state.
Very discontinuous. » Ibid., p. 70.

253
Conclusion

Comme nous l’avons noté dès les premières pages de cette thèse, le terme « intermédialité »
renvoie à la fois à une approche (la perspective intermédiale) et à un objet (le phénomène
intermédial). Notre démarche prend en compte cette distinction. Néanmoins, il est possible
d’envisager que des chercheurs mettent l’accent sur l’approche, en affirmant que
l’intermédial est une perspective qu’on peut appliquer à n’importe quel objet culturel. Nous
sommes d’accord avec cette idée, bien que nous considérions en plus qu’il est important de
ne pas négliger les chercheurs ou les études qui nomment « intermédial » le phénomène ou
la pratique – et non pas les outils théoriques. Nous assumons donc la double nature du terme,
même si elle risque de susciter quelques confusions chez ceux qui ne sont pas familiers avec
cette duplicité. La première raison pour la conservation de cette double nature est
généalogique : la réalité empirique (la sphère intermédiale et les pratiques intermédiales)
existe avant l’émergence de la perspective théorique ; la phénoménalité a donc précédé la
constitution de l’axe de pertinence et elle a déterminé une partie importante de son évolution.
La deuxième raison concerne la pertinence de la perspective : il semble que le phénomène
intermédial se soit consolidé comme un objet d’analyse défini ; il affiche une autonomie que
l’intermédialité, en tant que perspective d’analyse, ne possède pas encore. Certainement, les
enjeux qui intéressent la recherche intermédiale (la matérialité, la médialité, l’entre-deux, le
processuel) sont loin de lui appartenir exclusivement ; ce qui soutient cet axe de pertinence
éclectique est précisément − en plus de la conjonction de ces enjeux – le dynamisme du
phénomène intermédial. Ce qui nous amène à la troisième raison : comme Rajewski l’a
souligné, l’intermédialité est un termine-ombrello rassemblant plusieurs enjeux théoriques et
méthodologiques ; il faut donc développer une attitude ouverte à l’hétérogénéité des
contributions.

Parmi nos propositions se trouvent des outils pour mieux comprendre l’intermédial, aussi
bien en tant qu’objet qu’en tant qu’approche. L’objet, ou un objet en particulier : nous avons
développé une analyse de l’œuvre de Robert Lepage d’après une perspective intermédiale au
cours des chapitres 2, 3 et 4. L’approche : cette analyse s’est articulée selon une série de
principes envisagés dans l’« Introduction » (en particulier dans « Les conditions de la
recherche intermédiale ») et le chapitre 1, puis énoncés précisément à la fin du chapitre 2

254
(« 2.3 La différence génératrice »). Ces principes constituent une sorte de modèle sur lequel
peuvent s’appuyer ceux qui conduisent leur recherche selon l’axe de pertinence intermédial.

Ces propositions ont été faites en tentant de répondre aux deux questions ayant guidé notre
examen des créations lepagiennes : que permet de découvrir l’intermédialité dans les
productions de Lepage ? − c’est-à-dire, de l’intermédialité à l’œuvre − ; et que permet
d’apprendre le travail de Robert Lepage sur le phénomène et la perspective intermédiale ? −
de l’œuvre à l’intermédial. L’exposition prend en compte les enjeux théoriques de l’axe de
pertinence intermédial (chapitre 1), afin d’analyser la poïétique (chapitre 2) et la transécriture
(chapitre 3), qui s’occupent de la matérialité et des processus de la création artistique, avant
de nous pencher sur les « contenus », les énoncés que portent les récits lepagiens (chapitre 4).
À la fin du deuxième chapitre, nous énonçons les principes pour la recherche intermédiale,
qui constituent ensemble le modèle mis à l’épreuve à travers toute l’investigation.

En ce qui a trait à la première question, de l’intermédialité à Lepage, cette perspective


théorique offre une vue d’ensemble sur les créations lepagiennes et par la même un nouveau
cadre grâce auquel en renouveler et en enrichir les lectures. L’axe de pertinence intermédial
permet une approche complexe et interdisciplinaire d’un ensemble créatif qui est, lui-même,
complexe et interdisciplinaire. Citons deux exemples pour démontrer la pertinence de cette
vue d’ensemble : l’étude du théâtre de Robert Lepage demande que l’on aborde sa conception
du langage cinématographique (celui dont sont empreintes ses mises en scène), et même que
l’on possède une bonne connaissance de ses films551. D’ailleurs, comme le sensible détermine
l’intelligible, l’examen de sa recherche autour de l’identité (par exemple « le Québécois »
dans Le confessionnal) nous renvoie à son exploration de la matière sonore (les langues et
les accents dans Lipsynch).

Quant à la deuxième question, les créations de Robert Lepage constituent un exemple


important d’intermédialité, un laboratoire où l’étudier : elles mettent en lumière la nature de
l’environnement intermédial, à l’opposé des identités médiatiques, ainsi que les portes
ouvertes par la technologie pour les artistes. L’ensemble parcourt des frontières génériques

551
Ainsi, cette vue d’ensemble amène à reprendre la réflexion, déjà entreprise par Dundjerovič ainsi
qu’esquissée par Hébert et Fouquet, reliant le cinéma de Robert Lepage à ses créations théâtrales.

255
et médiatiques qui sont franchies fréquemment. Ces créations convoquent sur la scène ou à
l’écran d’autres médias et disciplines : l’opéra, la photographie et la vidéo, le cinéma au
théâtre, le théâtre au cinéma, la peinture, le discours scientifique et journalistique. Également,
outre son mixage médiatique, la poïétique lepagienne place le support et la technique au
centre des processus créatif et narratif. La manière de travailler de Lepage, qui prend souvent
la forme d’un work in progress, emprunte la logique même de l’intermédialité, toujours en
construction et en transformation. La différence, implicite dans le préfixe « inter- » du mot
intermédialité, joue un rôle fondamental, puisque les entre-deux (par exemple les relations
acteur-objet, acteur-spectateur ou entre les médias) rendent possible l’événement créatif.

Notre recherche n’a jamais questionné le caractère intermédial des mises en scène théâtrales
et cinématographiques de Lepage. Le modèle proposé n’est donc pas un outil de vérification :
ce qui nous intéresse est la manière dont les créations artistiques sont intermédiales, et ainsi,
comment elles peuvent enrichir la perspective intermédiale. À cet égard, il est intéressant de
noter que, bien que l’intermédialité semble être une approche « naturelle » pour étudier
l’œuvre lepagienne, très peu d’articles sur ce sujet se disent « intermédiaux » ou emploient
des catégories intermédiales552. En fait, notre recherche a examiné deux sujets qui, d’après
les sources mentionnées dans l’état de la question, ont peu été étudiés : l’analyse des créations
de Lepage d’après une perspective intermédiale ; le processus de transécriture (ou de
réécriture) qui distingue son cinéma.

5.1 L’intermédialité lepagienne

Le modèle pour la recherche intermédiale généré et éprouvé ici par l’analyse des créations
lepagiennes représente un outil ouvert pour l’étude d’autres ensembles apparentés à l’œuvre
de Robert Lepage. Guidée par les principes de ce modèle, notre analyse cible le rôle de la
matérialité et de la productivité de la différence pendant les opérations de médiation. En

552
Parmi les exceptions se trouvent : Lucie Roy, « La transécriture », dans Petite phénoménologie de l’écriture
filmique, Québec, Nota Bene (Coll. Du cinéma), 1999, p. 49-61. Chantal Hébert et Irène Perelli-Contos, « D’un
art du mouvement à un art en mouvement : du cinéma au théâtre de l’image », Protée, vol. 28, no 3 (2000),
p. 65-74. Bruno Lessard, « Site-Specific Screening and the Projection of Archives: Robert Lepage’s Le Moulin
à images », Public: Art/Culture/Ideas, no 40 (2010), p. 70-82. Thais Flores Nogueira Diniz, « Intermediality in
the Theatre of Robert Lepage », dans Stephanie A. Glazer [éd.], Media inter Media. Essays in Honor of Claus
Clüver, Amsterdam, RODOPI, 2010, p. 231-244.

256
suivant ces principes, nous reconnaissons les caractères relationnel, processuel et
transformatif des phénomènes et objets examinés. Il faut toutefois préciser que la perspective
intermédiale résiste à une modélisation exhaustive, étant donné son rapport avec un
phénomène tellement dynamique. L’hétérogénéité implicite dans le termine-ombrello en est
une manifestation. Par conséquent, notre modèle est ouvert, composé de principes minimaux
qui permettent tout de même de réviser les modèles précédents, comme ceux identifiés par
Schröter553. Nous avons ainsi cherché à contribuer à la définition des enjeux et des outils de
ce courant de recherche, qui sont discutés depuis les années 1990.

En même temps que nous les découvrions, nous avons appliqué ces principes aux créations
de Robert Lepage. Nous l’avons noté : ces créations tirent leur origine d’une pratique
intermédiale, un processus basé sur l’exploration des propriétés de la matérialité favorisant
la médiation, au cours duquel les disciplines et les régimes discursifs se rassemblent sur scène
ou à l’écran et dans lequel les histoires et motifs se déplacent d’un média à l’autre. Les œuvres
analysées démontrent la propension de Lepage à réfléchir sur l’environnement intermédial,
soit par l’intrigue (les actions et dialogues des personnages), soit par l’incorporation de ses
composantes dans les récits, comme des dispositifs audiovisuels, des procédés évoquant les
environnements audiovisuel ou numérique, ainsi que différents arts ou disciplines.

Comme nous avons mis en relief dans le chapitre 2 (« La poïétique lepagienne »), Lepage
crée intermédialement : sans reconnaître de frontières médiatiques, il explore la matière et
les médias, l’identité et la différence. Nous proposons une phénoménologie du faire lepagien
en montrant la rencontre des sujets créateurs (Lepage et ses collaborateurs) et de l’objet à
créer, ainsi qu’en identifiant les procédés choisis. Nous trouvons chez lui une exploration de
la médiation : la vue, la sensation, la présence (et sa fabrication), la transmission et la
perception sont des piliers du processus créatif. L’objet dans les créations lepagiennes fait
aussi partie d’une recherche intermédiale à plusieurs niveaux : son importance confirme le
rôle de la matérialité dans le processus créatif ; ses propriétés relationnelles sont aussi
exploitées ; il devient le moyen de plusieurs activités de production de sens. L’objet lepagien

553
Par exemple, ce que le chercheur allemand nomme le modèle formel ou transmédial renvoie à des recherches
qui ne s’accordent pas à notre modèle parce qu’elles négligent le facteur matériel et ne sont donc pas
intermédiales.

257
se situe dans l’entre-deux et la différence de ses fonctions et de ses formes est une source
créative féconde. En outre, par leur emploi des objets, les créations de Lepage réalisent une
mise en perspective de l’« être appareillé » contemporain.

Par cette écriture intermédiale, Lepage participe à la constitution de la litéracie de la


différence théorisée par Mariniello, laquelle redéfinit la connaissance en dehors du logos.
Comme Hébert et Perelli-Contos le remarquent, l’œuvre de Lepage est représentative d’une
poïétique reliée à l’ère informatique, en même temps qu’elle permet de « […] rendre compte
des conséquences épistémologiques du croisement des médias dans la production culturelle
contemporaine et de la manière dont le théâtre de l’image participe au renouveau de l’écriture
et de la pensée554 ».

La vocation intermédiale de la poïétique lepagienne apparaît dès ses débuts. Depuis les
années 1980, Lepage a contribué à l’enrichissement de la vidéoscène contemporaine. Il a fait
appel aux caméras et écrans, mettant en œuvre la logique du numérique, se servant de
l’hypermédialité de la scène et de l’écran en invitant le public à participer au processus
créatif. À cet égard, en 2008, peu avant la production de Lipsynch (et après le tournage de
cinq de ses films sur six), Lepage considérait que le public exigeait du nouveau de la part du
théâtre et du cinéma :

J’ai l’impression qu’on commence à exiger du cinéma qu’il ait les qualités du théâtre,
qu’il ait son côté direct, son côté interactif. Et, en contrepartie, on commence à
demander au théâtre d’avoir les qualités du cinéma. Donc, il faut qu’il y ait un lieu
quelque part où ces choses-là se rencontrent et dialoguent555.

Cette remarque confirme la vocation dialogique de la création lepagienne, entamée lorsque


Lepage a intégré le Théâtre Repère, et affirmée pendant plus de trois décennies lors
desquelles le créateur québécois a fait du théâtre, du cirque et des spectacles de musique, des
films et des expositions.

554
Chantal Hébert et Irène Perelli-Contos, « D’un art du mouvement à un art en mouvement : du cinéma au
théâtre de l’image », Protée, vol. 28, no 3 (2000), p. 67.
555
Stéphan Bureau, Stéphan Bureau rencontre Robert Lepage, Québec, Amérik Média (Coll. Contact), 2008,
p. 147.

258
Le chapitre 3 (« La transécriture lepagienne ») montre que Lepage recrée et cette recréation
est un échantillon des échanges entre médias. Le transfert est un des traits de la sphère
intermédiatique : l’œuvre de Lepage en est truffée. La transécriture des pièces d’autres
auteurs (Shakespeare, Wagner, Mighton) et de ses propres créations est un des procédés
intermédiaux les plus pratiqués par Lepage. Quel intérêt l’artiste trouve-t-il dans l’action de
porter à l’écran les histoires et les images déjà montrées sur scène ? En fait, ce choix implique
de re-créer, c’est-à-dire de créer une deuxième fois les histoires déjà racontées. Il ne s’agit
pas simplement de déplacer, mais plutôt de ré-imaginer. Les films ne sont donc pas
simplement des adaptations ou transécritures, mais aussi des réécritures. L’analyse de ce
processus nous montre également les limites imposées par les spécificités médiatiques, autant
matérielles qu’institutionnelles. Même si Lepage profite des affinités entre les médias et de
leurs matériaux communs (la mise en intrigue, la cinématicité de la mise en scène), la
transécriture exige des réfractions de la fabula et un renouvellement de sa mise en forme.

Nous avons ainsi mené une discussion autour du rapport entre la scène et l’écran, des
médialités impliquées, de la théâtralité et de la cinématographicité. Le théâtre lepagien fait
souvent la remédiation des procédés cinématographiques, mettant déjà en œuvre de
nombreux éléments qui relèvent davantage du médium d’arrivée, le cinéma. Sur scène,
Lepage cherche à acquérir la même capacité de monstration que celle d’un réalisateur
cinématographique, ce qui favorise le passage de la scène à l’écran des fabulas du
Polygraphe, du chapitre « Les mots » des Sept branches de la rivière Ota, de La face cachée
de la lune et de Lipsynch. Cela explique peut-être la réception tiède du cinéma lepagien : ces
procédés qui apparaissent novateurs et surprenants sur la scène s’avèrent plutôt
conventionnels au cinéma. D’ailleurs, Lepage s’ajuste aux spectateurs cinématographiques,
plus habitués au réalisme de la représentation, et abandonne la puissance évocatrice du jeu et
son rapport à l’objet. Tandis que sur scène, par exemple, un seul acteur peut jouer plusieurs
rôles et que des marionnettes peuvent en représenter d’autres, à l’écran, chaque personnage
est incarné par un acteur différent (sauf pour les frères de La face cachée de la lune). En
outre, de nouvelles lignes narratives sont ajoutées (presque la moitié de Nô, de contenu
politique, n’existait pas dans Les sept branches de la rivière Ota), ainsi que des personnages
et des images.

259
Finalement, Lepage pense l’intermédialité ou les sujets qui lui sont proches (chapitre 4 :
« Les entre-deux lepagiens »). Les histoires qu’il met en forme sont consacrées à des sujets
tels que la matière et le sensible, l’appareil et le médium, les frontières et les croisements,
l’intermédialisation des pratiques de signification et de communication, l’identité et la
différence. Rappelons plus précisément certains de ces éléments : Le confessionnal fouille le
passé et la constitution identitaire du Québec en même temps qu’il rend un hommage au
maître du suspense Alfred Hitchcock ; les versions scénique et filmique du Polygraphe
réfléchissent à la construction du sens (la certitude, la vérité) ; « Les mots » et Nô font appel
à l’intermédiation du langage (la traduction) et de la représentation (le théâtre) pour rendre
compte des conflits des personnages. L’exploration de l’environnement numérique dans le
film Mondes possibles à faire un examen de l’éthique de la recherche scientifique, tandis que
les versions scénique et filmique de La face cachée de la lune font confluer les arts et les
sciences. Le spectacle-fleuve Lipsynch et la transécriture de trois de ses chapitres, Triptyque,
abordent la matérialité de l’esprit (le cerveau), ainsi que la puissance expressive de la voix.
À travers des citations et des mises en abyme, Lepage travaille avec les référents culturels
que porte le public : ses connaissances, ses attentes.

Notre recherche a ainsi ouvert la voie à une meilleure compréhension d’une œuvre dans
laquelle le sensible rend possible l’intelligible, une idée qui se trouve parmi les prémices de
la recherche intermédiale556. L’étude de cette œuvre a montré que Lepage est un artiste qui
crée et recrée intermédialement, et qui pense l’intermédialité. De plus, la recherche a mis en
lumière une série de principes qui, se nourrissant de la théorie précédente et de l’examen
d’une création artistique, constituent des points d’appui pour de futures recherches
intermédiales : l’analyse de l’œuvre d’artistes interdisciplinaires ou des créations générées
par une écriture intermédiale, l’examen d’autres processus transscripturaux, même l’étude de
la représentation de la sphère intermédiale. Tous ces exemples peuvent nous amener à mieux
comprendre le contexte contemporain, qui se distingue précisément par l’intermédialisation
des pratiques de signification et de communication.

556
Jürgen E. Müller, « Vers l’intermédialité », Médiamorphoses, no 16 (2006), p. 101.

260
6. Références

6.1 Œuvres de Lepage


6.1.1 Corpus d’étude

LEPAGE, Robert, Le polygraphe [enregistrement vidéo], Bruxelles, 1992, 101 minutes.


LEPAGE, Robert, Les sept branches de la rivière Ota [enregistrement vidéo], quatrième
version, Montréal, 1997, 323 minutes.
LEPAGE, Robert, Le confessionnal [film], scénario : Robert Lepage, Canada, 1995,
100 minutes.
LEPAGE, Robert, Le polygraphe [film], scénario : Marie Brassard, Patrick Goyette, Michael
Mackenzie et Robert Lepage, Canada, 1996, 90 minutes.
LEPAGE, Robert, Nô [film], scénario : Robert Lepage et André Morency, Canada, 1998,
85 minutes.
LEPAGE, Robert, Possible Worlds (Mondes possibles) [film], scénario : John Mighton,
Canada, 2000, 93 minutes.
LEPAGE, Robert, La face cachée de la lune [enregistrement vidéo], Annecy, 2001,
137 minutes.
LEPAGE, Robert, La face cachée de la lune [film], scénario : Robert Lepage, Canada, 2003,
105 minutes.
LEPAGE, Robert, La face cachée de la lune [enregistrement vidéo], Québec, 2011,
127 minutes.
LEPAGE, Robert, Lipsynch [enregistrement vidéo], Québec, 2011, 372 minutes.
LEPAGE, Robert et Pedro PIRES, Triptyque [film], scénario : Robert Lepage, Canada, 2013,
90 minutes.

6.1.2 Autres œuvres

6.1.2.1 Mises en scène théâtrales et autres

GIRARD, François, Secret World Tour (1993-1994) [enregistrement vidéo], spectacle conçu
par Peter Gabriel et Robert Lepage, Londres, Real World, 2012, 102 minutes.
HAMILTON, Hamish, Still Growing Up Tour [enregistrement vidéo], mis en scène par
Robert Lepage, Londres, Real World/Warner Vision, 2003, 164 minutes.
LEPAGE, Robert et EX MACHINA, Le moulin à images [enregistrement vidéo], Les
productions du 8e Art, Canada, 2011, 50 minutes.
LEPAGE, Robert et EX MACHINA, Le moulin à images [spectacle], version 2013, Vieux-
Port de Québec, 2013.
LEPAGE, Robert, Les aiguilles et l’opium [spectacle], texte de Robert Lepage, Ex Machina,
en coproduction avec le Théâtre du Trident, Canadian Stage et le Théâtre du Nouveau
Monde, Grand Théâtre de Québec, 2013.
LEPAGE, Robert, 887 [spectacle], texte de Robert Lepage, Ex Machina, La Caserne, 2015.
LEPAGE, Robert et Jean-Pierre CLOUTIER, Quills [spectacle], texte de Doug Wright, Ex
Machina en coproduction avec le Théâtre du Trident, Grand Théâtre de Québec, 2016.

261
LEPAGE, Robert, La bibliothèque, la nuit [exposition en réalité virtuelle], Ex Machina et
Grande Bibliothèque du Québec, Montréal, 2016.

6.1.2.2 Livres

LEPAGE, Robert, 887, Québec, L’instant même, 2016, 112 p.


LEPAGE, Robert, La face cachée de la lune, Québec, L’Instant même, 2007, 83 p.
LEPAGE, Robert, Le projet Andersen, Québec, L’Instant même, 2007, 92 p.
LEPAGE, Robert et Marie BRASSARD, Polygraph, traduction de Gyllian Rabym, Londres,
Methuen (Coll. Modern Plays), 1997, 44 p.
LEPAGE, Robert et EX MACHINA, The Seven Streams of the River Ota, Londres, Methuen
(Coll. Modern Plays), 1996, 147 p.
LEPAGE, Robert, Marie MICHAUD et Fred JOURDAIN, Le dragon bleu, Québec, Alto et
Ex Machina, 2012, 184.
LEPAGE, Robert et André MORENCY, Nô, Québec, Les 400 Coups/Alliance Vivafilm,
1998, 111 p.

6.2.2.3 Créations d’autres artistes

ARCAND, Denys, Jésus de Montréal [film], scénario : Denys Arcand, Canada, 1989,
119 minutes.
COCTEAU, Jean, Lettre aux Américains, Paris, B. Grasset, 100 p.
FEYDEAU, Georges, « La Dame de chez Maxim », dans L’Avant-Scène, no 951-952 (1er-
15 juin 1994), 124 p.
HITCHCOCK, Alfred, I Confess (La loi du silence) [film], scénario : George Tabori et
William Archibald, États-Unis, 1953, 91 minutes.
LECLERC, Francis, Les sept branches de la rivière Ota [téléfilm], adaptation et scénario :
Robert Lepage et Francis Leclerc, In Extremis Images/Télé-Québec, Canada, 1997,
61 minutes.
METTLER, Peter, Les plaques tectoniques [téléfilm], adaptation : Peter Mettler d’après la
mise en scène de Robert Lepage et Théâtre Repère, Channel 4 Britain/CBC/Sociéte
Radio-Canada, Canada, 1992, 104 minutes.
MIGHTON, John, Possible Worlds, Toronto, Playwrights Canada Press, 1997, 76 p.
SIMONEAU, Yves, Les yeux rouges [film], scénario : Yves Simoneau, Canada, 1982,
91 minutes.
VILLENEUVE, Martin, Mars et avril [film], scénario : Martin Villeneuve, Canada, 2012,
90 minutes.

6.3 Études
ALTMAN, Rick, « De l’intermédialité au multimédia : cinéma, médias, avènement du son »,
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6.3.1 Interviews avec Robert Lepage

SANS AUTEUR, « "L’arte è un veicolo" : entretien avec Robert Lepage », Jeu : revue de
théâtre, no 42, 1987, p. 109-126.
BUREAU, Stéphan, Stéphan Bureau rencontre Robert Lepage, Montréal, Amérik Média
(Coll. Contact), 204 p.
CHAREST, Rémy, Robert Lepage. Quelques zones de liberté, Québec, L’instant même,
1995, 222 p.
COULOMBE, Michel, « Entretien avec Robert Lepage », Ciné-Bulles, vol. 14, no 4 (1995),
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COULOMBE, Michel, « Entretien avec Robert Lepage », Ciné-Bulles, vol. 17, no 2 (1998),
p. 6-10.
FOUQUET, Ludovic, « Du théâtre d’ombre aux technologies contemporaines. Entretien
avec Robert Lepage », dans Béatrice Picon-Vallin [dir.], Les écrans sur la scène.
Tentations et résistances de la scène face aux images, L’Âge d’homme (coll. th XX),
Lausanne, 1998, p. 325-332.
IGLESIAS SIMÓN, Pablo, « Una conversación con Robert Lepage a la hora del té », ADE-
Teatro, no 106 (juillet-septembre 2005), p. 74-82.

6.3.2 Dictionnaires

AUROUX, Sylvain, « Poétique », « Poiésis », « Poïétique », dans André Jacob,


Encyclopédie philosophique universelle. Tome II : Les notions philosophiques.
Dictionnaire, Paris, Presses universitaires de France, 1990, p. 1972-1974.
HADDOCK SIEGFRIED, Charlene, « Pragmatism », dans Robert Audi [éd.], The
Cambridge Dictionary of Philosophy, Cambridge, Cambridge University Press, p. 729-
730.
KOCKELMANS, Joseph J., « Phenomenology », dans Robert Audi [éd.], The Cambridge
Dictionary of Philosophy, Cambridge, Cambridge University Press, p. 664-666.
PAVIS, Patrice, « Corps », « Texte spectaculaire », dans Dictionnaire du Théâtre, Paris,
Dunod, 1996, p. 70-73, 357.
Le grand Robert de la langue française, art. « Décalage », « Hybride », « Réel », Paris, Le
Robert, 1992, 9 tomes.

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