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Benoîte Groult, Ainsi soit- elle, 1975

Depuis un demi-siècle, [les magazines féminins] tiennent fidèlement leur public à l’abri des grandes idées,
des combats et des problèmes de notre temps qui ne sont pas censés intéresser les personnes du sexe 1.
Pourtant, en 1789, en 1830, en 1848 surtout, s’étaient créés des journaux d’opinion au service des droits des
femmes. En 1897, La Fronde, quotidien entièrement rédigé, administré, distribué par des femmes, sans appuis
politiques, sans fonction publicitaire et sans assise commerciale, a atteint jusqu’à 200 000 exemplaires ! En
1900, on comptait presque autant de périodiques féministes que de magazines de mode, ce qui semble
incroyable aujourd’hui. Dans notre presse actuelle, on n’entend plus qu’un écho assourdi du monde extérieur
et de la vraie vie. Les grands événements ne s’y reflètent jamais qu’à travers nos soucis à nous : la guerre du
Vietnam parce que des enfants meurent, la sécheresse au Sahel parce que des mères n’ont plus de lait, la
misère des hôpitaux parce que des femmes y accouchent. On nous parle peu de la misère des vieilles
personnes, de celles que nous serons toutes, parce que la vieillesse est interdite de séjour dans cette presse
qui se veut optimiste et rassurante. On nous parle même peu de notre âge mûr, parce que la maturité
n’intéresse pas les hommes. Enfin, tout cela est noyé, qu’il s’agisse de savoir-vivre, de vêtements ou de
sentiments, dans ce style paternaliste et moralisateur qui, jusqu’à ces dernières années, a toujours
caractérisé la presse féminine.

Depuis 1758, date de création du premier périodique à l’usage des dames, il ne s’est jamais créé un seul
journal humoristique féminin ! Nous ne savons pas rire, nous ne savons pas jouer et personne ne nous y
encourage. Depuis l'enfance, personne ne nous y a encouragées. Les jeux des petites filles, qui se déroulent
presque toujours à l’intérieur de la maison, sont souvent interrompus ou différés afin qu’elles aident aux
tâches ménagères et, de toute façon, leurs jouets, dînettes, poupées, panoplies de femme de ménage, ont déjà
pour but de les préparer à leur rôle d’épouse et de mère alors que les jeux libres des garçons les préparent à
l’imagination et à la liberté. On respecte les jeux des garçons et même leur oisiveté : ils y ont droit. Et ils y
auront droit aussi en tant qu’hommes : quand le père rentre du travail, on fait taire les enfants, on lui
ménage un havre de paix. Qui assure à la mère, même quand elle travaille en plus au-dehors, sa part de
repos, un moment de cette paix qu’on nomme si justement « royale » ?

En 1900, c’était hier, l’Écho de la Mode continuait à organiser l’effacement total de la personnalité
féminine : « Dressez vos filles à s’oublier, à sacrifier leurs occupations préférées pour se tenir à la disposition
de leurs frères et cela sans montrer bien entendu qu’elles aimeraient mieux faire autre chose. »

Encore aujourd’hui, pendant nos loisirs, on nous cantonne 2 dans l’utile : tricoter sur la plage ou broder
devant la télévision, tandis que les fils ou les maris pêchent à la ligne, jouent aux boules ou tapent à la belote.
Nos magazines à nous ont toujours été des catéchismes, des recueils de commandements, de conseils, de
trucs qui visent un seul but : tisser une toile d’araignée pour attraper un homme, puis savoir l’y retenir. Ils ne
nous défendent pas nous, ils défendent l’idée que les hommes se font de nous. On se demande ce que peut
trouver dans ces journaux une femme qui n’est pas en train de chercher un homme, de vivre avec un homme,
tout en s’informant sur les moyens de harponner 3 au plus vite un nouvel homme ! Et cet homme-là imagine
mal à quel point ce modèle de femme idéale, prise au piège de la beauté et du foyer, peut être contraignant à
vivre. Mais nous y sommes si rompues 4 que nous ne songeons plus à protester. [...] Nos publicités à nous
n’ont qu’un seul but : nous rendre conformes à l’image idéale du désir masculin. À l’arrière-plan de la plupart
des illustrations, un homme qui nous observe, nous juge, nous renifle, se détourne avec dégoût ou nous tend
les bras si tout va bien. Il me semble que nous avons atteint la limite de la saturation et que l’écœurement est
imminent. (741 mots)

© Grasset & Fasquelle.

1. De ce sexe (du sexe féminin).


2. On nous relègue, nous enferme.
3. D’attraper, de mettre le grappin (sur).
4. Habituées.

Essai : La presse féminine sert- elle ou dessert- elle les femmes dans leur quête d’émancipation ?

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