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MILIEU, PERSONNE, PERSONNALITÉ : PERSPECTIVES JAPONAISES

Augustin Berque

Gallimard | Le Débat

1981/1 - n° 8
pages 112 à 119

ISSN 0246-2346

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Pour citer cet article :


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Berque Augustin, « Milieu, personne, personnalité : perspectives japonaises »,
Le Débat, 1981/1 n° 8, p. 112-119. DOI : 10.3917/deba.008.0112
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Milieu, personne, personnalité :


perspectives japonaises
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Watsuji Tetsurô, Fûdo, Tokyo, Iwanami Shoten, 1935.


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Ellsworth Huntington, Civilization and Climate, New Haven, Yale University Press, 1915.

Tsunoda Tadanobu, Nihonjin no nô, Tokyo, Taishûkan Shoten, 1978.

Kenmochi Takehiko, Ma no Nihon bunka, Tokyo, Kôdansha, 1978.

Araki Hiroyuki, Nihongo kara Nihonjin wo kangaeru, Tokyo, Asahi Shinbunsha, 1980.

Nakamura Hajime, Ways of thinking of Eastern people, Tokyo, Ministry of Education, 1960.

Suzuki Takao, Kotoba to bunka, Tokyo, Iwanami Shoten, 1973.

Hayasaka Tajirô, Ningen kankei no shinrigaku, Tokyo, Kôdansha, 1979.

En 1935, le philosophe Watsuji Tetsurô (1889-1960) publiait Fûdo (« Climats »). Constamment
réédité depuis, ce livre figure toujours en librairie dans sa version originale, parmi les classiques. Tout
Japonais moyennement instruit a tenu Fûdo entre les mains, généralement vers sa vingtième année. Une
propédeutique, en somme, à la pensée nationale, ou plus exactement à toute réflexion sur l’identité
nationale. C’est à ce titre que l’on me mit, à moi aussi, l’ouvrage entre les mains, la première fois que

On doit à Augustin Berque Le Japon, gestion de l’espace et changement social (Flammarion, 1976) ; La Rizière et la ban-
quise, colonisation et changement culturel à Hokkaïdô (Publications orientalistes de France, 1980).
Cet article reprend sous une forme moins abrupte certaines idées exprimées dans « Espace et société au Japon : la notion
de fûdo » (Mondes asiatiques, n° 16, 1978-1979).
Il a paru en janvier 1981 dans le n° 8 du Débat (pp. 112 à 119).
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je pénétrai dans l’université de Tokyo : je ne pouvais pas mieux, sans doute, être initié à un thème qui hante
la représentation que les Japonais se font d’eux-mêmes, et qu’ils tiennent à faire connaître au monde. Fûdo
a, de fait, été traduit relativement tôt en anglais, sous l’égide l’Unesco, avec pour titre « A Climate, a philo-
sophical study ». Une traduction révisée a paru récemment.
L’ouvrage de Watsuji est ainsi doublement révélateur de l’identité japonaise : par ses qualités propres,
en tant qu’analyse de cette identité ; et par son durable succès, en tant que miroir où les Japonais
aiment à se contempler. Révélateur aussi de la non-japonité, par ce qu’il éveille ou manque à éveiller
chez d’autres. Au géographe mal sevré du vieil institut de la rue Saint-Jacques que j’étais alors, la tra-
duction anglaise de Fûdo, vite parcourue, n’apporta qu’un ennui amusé : cet essai d’un philosophe se
mêlant de climatologie m’était suspect dès la couverture, avec son titre en coq-à-l’âne ; et les élu-
cubrations déterministes que je voyais à l’intérieur n’avaient plus cours en France depuis deux généra-
tions. Je refermai donc A Climate et cessai bien vite d’y penser. Ainsi va la communication des cultures,
même chez les mieux intentionnés. De nombreux détours et une forte dose d’acculturation m’ont été
nécessaires pour, dix ans plus tard, réaborder Watsuji – cette fois dans l’édition japonaise de Fûdo – et
le trouver profond, actuel, universel par sa japonité même : bref, ce qu’il faut pour rattraper une occa-
sion manquée...
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Cette anecdote personnelle ne figure ici que parce qu’elle illustre l’une des leçons de Fûdo – une bien
vieille leçon, au vrai : on ne comprend que ce que l’on sent, et pour sentir les choses, la seule recette est
de les vivre. C’est dans cette évidence, si banale que peu s’y arrêtent, que s’enracine le thème de Fûdo :
Watsuji cherche en quoi le climat du Japon, donnée de la nature mais vécue par l’homme, influence par
là sa propre nature. À ce sujet principal, le livre ajoute des comparaisons avec la Chine, l’Inde, le Moyen-
Orient, la Méditerranée et l’Europe occidentale.
Devant pareil questionnement, le lecteur français – ce fut mon cas – pensera aussitôt : détermi-
nisme ! En leur temps, Montesquieu ou Taine écrivirent là-dessus des choses qui n’intéressent plus que
les épistémologues – spécialement les géographes, que leur vocation a poussés plus fréquemment que les
autres dans ces eaux infestées. Souhaitons par exemple que peu de monde, aujourd’hui, puisse ne pas
rire en lisant Civilization and Climate d’Ellsworth Huntington (l’un des maîtres à penser de la géographie
humaine aux États-Unis jusque dans les années cinquante), dont le message scientifique peut se résu-
mer, sur ce point, par la mise en corrélation des isothermes, de la moralité et du P.N.B...
Or Watsuji, quant à lui, parle d’autre chose. Il ne recherche pas l’articulation causale que ces auteurs
croyaient déceler entre la nature et la culture, c’est-à-dire entre deux domaines d’essence différente. Le
« milieu » pour un Taine, le « climat » pour un Montesquieu, expliquent en effet certains traits de civilisation,
mais ne leur sont pas identifiables ; pour un Huntington, le climat salubre de la Nouvelle-Angleterre cause
l’ardeur au travail, la probité, etc. (Huntington ne poursuit malheureusement pas ses déductions jusqu’à
inférer un bouleversement climatique du passage remarquablement rapide, en Nouvelle-Angleterre, de
l’âge du tomahawk à celui de l’idéologie protestante.) Mais Watsuji se borne à mettre côte à côte des don-
nées sensibles, et à éclairer les unes par les autres. Fûdo est écrit sur le mode de la résonance, de l’analogie ;
ce n’est pas une démonstration progressant du connu vers l’inconnu, mais l’éclairage d’un ensemble, donné
dans son unité.
Cette unité, c’est l’inhérence de la nature dans la culture. Le concept de fûdo en lui-même la postule :
fûdo (transcrit par les idéogrammes du vent et de la terre), c’est le complexe que forment en un territoire
donné le climat, le relief, les sols, le paysage, et aussi, pour de nombreux auteurs, les mœurs et coutumes.
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Fûdo englobe donc les caractéristiques naturelles et culturelles d’un certain lieu en ce qui est justement,
si l’on peut dire, la localité de ce lieu. La notion française actuelle de milieu en est assez voisine, et plus
encore celle de climat en français classique. Il ne faudrait pas, néanmoins, s’exagérer la portée de ces rap-
prochements : dans la mesure où ces concepts résument, au fond, les rapports de l’homme et de la nature,
chaque culture en fera un usage reflétant ceux qui lui sont spécifiques.
Watsuji, cependant, systématise la notion. Pour lui, le fûdo, c’est l’« occasion structurelle de l’exis-
tence humaine » (ningen sonzai no kôzô keiki). Il ne s’agit pas de chercher en quoi le milieu naturel déter-
mine le milieu humain, c’est-à-dire d’étudier les rapports de deux objets, mais de considérer l’existence
de l’homme en tant que sujet (ou plus exactement « corps principal », shutai) de ces rapports. Les sen-
sations n’existent que dans un contexte vécu, constitué de relations sociales et techniques, c’est-à-
dire historiques : c’est cela le fûdo, au sein duquel le soi (jiko) se découvre lui-même en tant que relation
(aida gara). Ici, Watsuji reproche à son contemporain Heidegger d’avoir surestimé la détermination tem-
porelle et individuelle de l’existence, aux dépens de sa détermination spatiale et sociale ; or, ces deux
aspects sont inséparables. L’histoire ne prend chair qu’à travers le milieu, et réciproquement.

On pourrait sans peine transposer de pareilles prémisses, et les prêter à une école historique comme
celle des Annales. C’est là, si l’on veut, l’aspect actuel et universel de Watsuji, contemporain de Marc
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Bloch et de Lucien Febvre – sans qu’il les connût, du moins lorsqu’il écrivait Fûdo, car sa culture occi-
dentale était essentiellement allemande et philosophique. Mais là encore, c’est un rapprochement dont il
ne faudrait pas s’exagérer la portée. En France, du côté « histoire », si l’on va de La Terre et l’évolu-
tion humaine à la trilogie braudélienne sur les débuts du capitalisme, c’est-à-dire suivant un fil majeur de
l’école des Annales, ce sont essentiellement les aspects techniques du milieu qui sont reliés à l’histoire.
Du côté « milieu », la même tendance est fort bien illustrée par l’expression de Pierre Gourou,
les « techniques d’encadrement », pour désigner ce qui n’est qu’un aspect des structures sociales. Un
systémiste non français dirait peut-être que cette tendance valorise l’extrant, ou l’out-put, du système
que compose l’action humaine, et qu’elle minimise (ou peut-être qu’elle fuit) l’autre bord du système,
à savoir l’intrant, ou l’in-put, que constitue la « matière première » naturelle. En effet, un géographe
comme Gourou n’a cessé d’affirmer la primauté des « faits de civilisation » par rapport à ces données
de nature ; un autre géographe, Maurice Le Lannou, a pu définir l’Europe, terre promise, selon des cri-
tères essentiellement climatiques, sans en inférer un seul instant d’autres conditions que matérielles ;
et du reste, comme en persuadaient les Mythologies de Roland Barthes, l’analyse des faits de société ne
mènerait-elle pas régulièrement à débusquer la réalité historique derrière l’illusion naturelle ? Or, il est
évident que Fûdo suggère des conclusions différentes. Watsuji, décidément, serait-il de l’autre bord, celui
qui mène aux théories de l’inégalité en valorisant les intrants du système ?
On pourrait discuter à l’infini, et stérilement je crois, le pour et le contre. Résumons pour être clair le
point de vue adopté ici, et qui n’est qu’une interprétation possible parmi d’autres : il me semble d’abord que
Fûdo se situe, pour ce qui nous y intéresse, en dehors de l’antinomie rappelée ci-dessus. Cette antinomie
oppose analytiquement la nature à la culture, que l’on insiste sur l’une ou sur l’autre. En cela, elle témoigne
d’une obsession essentiellement occidentale, et largement moderne. Il me semble ensuite – sans rabais-
ser l’efficacité matérielle de cette obsession, efficacité supérieure à toute autre jusqu’à présent – qu’elle
n’est pas exclusive d’autres formes d’efficacité. Parmi celles-ci, la forme japonaise montre qu’une culture
peut être efficace tout en se distanciant moins que la nôtre de la nature. Je rapporterai donc ce qui,
dans Fûdo, concerne le Japon, et qui illustre cette moindre distanciation ; ensuite je présenterai quelques
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données, glanées parmi des ouvrages parus plus récemment au Japon, qui laissent entrevoir que tout
cela n’est pas seulement affaire de subjectivité.
Watsuji écrit que le climat du Japon se caractérise, au sein de l’Asie des Moussons, par la différenciation
très accusée des quatre saisons. La mousson fait coïncider chaleur et humidité, c’est-à-dire les conditions
les plus propices à la vie ; et celles-ci s’accompagnent de manifestations qui dépassent de si loin la force
humaine (ainsi les typhons) qu’elles appellent non la résistance, mais l’acceptation. On ne peut pas combattre
la vie... Mais à la différence de l’Inde, où la résignation devient la tonalité dominante, l’intensité des
contrastes intersaisonniers fait considérablement varier les sensations dans le temps. Le Japon est en effet,
l’hiver, un pays nordique, et l’été un pays tropical ; ce n’est nullement un pays tempéré. Ces variations se
répètent régulièrement dans le temps, mais elles s’assortissent de phénomènes imprévisibles, comme les
typhons. Or la variété, la régularité, et la variabilité, ces trois dominantes du milieu naturel, caractérisent
aussi le tempérament des hommes qui y vivent. De même que leurs sensations, le comportement des Japo-
nais varie ; mais le retour régulier des mêmes sensations se traduit par la répétition régulière des mêmes
réactions ; de là, sous un dehors versatile, un fond d’endurance. Et, ainsi que les vents soudains de l’au-
tomne finissant, leurs passions éclatent de manière irrésistible. Aussi bien tiennent-ils l’émotion en grande
estime, et abominent-ils au contraire l’obstination. Savoir renoncer (akirameru), c’est voir clair, comme
en témoigne l’étymologie. L’idéal type de la japonité, c’est « une émotion tranquille, un détachement
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combatif » (shimeyakana gekijô, sentô-tekina tentan).
On voit que le déterminisme de Watsuji, si c’en est un, ne dépasse guère l’assimilation des tempéra-
ments japonais aux météores japonais. Il se montre d’ailleurs moins mesuré en ce qui concerne d’autres
cultures : simplifier ce que l’on connaît mal est une tendance universelle, sur laquelle il serait oiseux d’in-
sister. Mais même ce déterminisme incipient paraîtra sans doute déjà, au lecteur français, trop de
déterminisme. Où s’arrêtent donc les déterminations du milieu naturel, et où commencent celles du
milieu social ? Réponse : cela dépend des cultures. Les exemples japonais qui suivent ébauchent un
canevas d’argumentation en faveur de cette thèse, et peuvent être regroupés en deux grandes rubriques :
les premiers sont plutôt relatifs au problème de la perception, les seconds à celui de la relation entre le
sujet (agissant) et le monde (agi).

Il faut d’abord situer à sa vraie place la question de la sensibilité des Japonais aux choses de la nature :
cette sensibilité est grande, comme on va le voir, mais elle est loin de prendre toujours les voies qu’on
lui prête. La poésie, en particulier, fait une large place aux stéréotypes, à des codes qui ont régi avec un
tel automatisme les associations entre les lieux, les saisons, les phénomènes naturels et les émotions,
que, chez certains, la création poétique en est venue à fontionner dans l’abstraction totale de tout
contexte naturel, alors même qu’ils ne parlaient que de la nature et des émotions qu’elle provoque.
Aussi bien, tel auteur définissait-il le véritable poète comme celui qui n’a pas besoin d’aller voir les choses
sur place pour les ressentir (inagara ni shite meisho wo shiru). Critiquant cette tendance, Yamamoto Kenkichi
a pu définir le fûdo des Japonais comme un pur produit esthétique, un monde de fiction peaufiné pen-
dant plus de mille ans.
N’insistons pas davantage sur ces automatismes. Ils ne font que déplacer le problème, qui est (en
l’occurrence) d’expliquer pourquoi la poésie japonaise s’est placée, voici plus de dix siècles, sous l’égide de
la nature, et pourquoi les générations qui suivirent ont perpétué cette alliance. La valorisation du natu-
rel est un phénomène constitutif de la culture japonaise, de sa dynamique même (on en cite communément
de nombreux exemples, qui vont de la cuisine à l’architecture). Cette valorisation, certes, serait un
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« extrant » dans la terminologie évoquée plus haut, mais elle suscite bel et bien un appel d’« intrants »
naturels plus riche que dans d’autres cultures.
Une concrétisation troublante de cette métaphore nous est fournie par les travaux de l’acousticien
Tsunoda Tadanobu, que celui-ci a présentés au grand public dans Nihonjin no nô (Le Cerveau des Japo-
nais, 1978). Ses expériences portent sur la perception des sons chez des sujets de langues différentes.
Chez les sujets de langue indo-européenne, les opérations verbales sont, comme on le sait, effectuées
par l’hémicerveau gauche, tandis que le droit prend en charge les sons autres que la parole. L’hémisphère
gauche est le siège des opérations logiques, le droit celui des perceptions globales et immédiates. Or,
selon les expériences de Tsunoda, les sons naturels sont presque tous traités à gauche chez les sujets de
langue japonaise. Comme ce n’est pas le cas des sujets, d’ascendance japonaise mais de langue mater-
nelle différente (émigrés de la troisième génération en Californie ou au Brésil), il est clair qu’il s’agit
d’un phénomène linguistique, que Tsunoda explique par la prédominance qu’exercent les voyelles dans
la phonologie du japonais. Que cette explication soit ou non satisfaisante, le fait est que le cerveau
d’un Japonais assimile les cris d’animaux, les sons des insectes, etc., à des voyelles, et qu’il traite celles-
ci du côté gauche ; au contraire, le cerveau d’un Européen traitera ces sons du même côté que le bruit
d’un moteur ou que le son d’un violon, à droite. De telles perspectives sont assez exaltantes : elles laissent
entendre qu’à un niveau encore physiologique, l’antithèse nature/culture est déjà consommée chez
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les Occidentaux ; tandis qu’au même niveau l’inhérence réciproque de la nature et de la culture reste
sensible chez les Japonais.
D’autres expériences préciseront les choses. On peut du moins, déjà, opérer certains rapprochements,
comme le fait par exemple Kenmochi Takehiko dans Ma no Nihon bunka (Le « ma » dans la culture japo-
naise, 1978). Le fait que, chez les Japonais, des sons non verbaux (non humains, ou bien humains comme
le rire ou les pleurs) sont traités dans la même zone cervicale que des sons verbaux, concorde avec le fait
que la langue japonaise verbalise des sons que les langues occidentales ne verbalisent pas ; de là, l’extra-
ordinaire richesse du lexique japonais en onomatopées reproduisant les sons les plus divers. Personnel-
lement, dès mes premiers contacts avec le Japon, je n’avais pas manqué d’être frappé par cette richesse ;
et ma propre expérience, comme divers témoignages, me laisse penser que ces onomatopées sont l’un des
domaines de la langue japonaise les plus difficiles à maîtriser pour un étranger ; car pendant longtemps
elles n’évoquent rien pour lui. Au journal télévisé de l’austère N.H.K., on vous exposera que telle explo-
sion a fait dokan, telles autres dosan, don, ban, dododo, etc. Encore est-ce là un exemple facile à saisir
pour un Français ; mais quand les feuilles se mettent à faire kasakoso, la neige chirachira, les éclairs pika,
les ruisseaux sarasara, les vagues zabun, la pluie shitoshito (ou, selon le temps et l’humeur, parapara,
zaza, pichapicha, etc.), c’est tout un milieu qui s’anime, auquel l’étranger n’a point de part. Il a parti-
culièrement du mal à apprécier les onomatopées qui transmettent des impressions non acoustiques : le
regard qui fait kyorokyoro (à moins qu’il ne fasse hata), la démarche d’un voleur kosokoso et celle d’une
élégante shanari shanari, la colère punpun, la peur biku biku, la prétention tsun tsun, telle odeur kunkun...
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Le sentiment de l’impermanence (mujógokoro), propre à l’esthétique japonaise, illustre l’indécision


de la frontière entre nature et culture. Mujô, l’impermanence, est à l’origine un concept bouddhique, donc
importé : quoi de plus culturel ? Mais l’expérience de la nature a développé chez les Japonais une pra-
tique de l’impermanence qui relève plus de l’écologie que de l’esthétique. Ce village (photo 1), bâti au
pied du volcan actif Sakurajima, a failli être enseveli par une récente coulée de lave (au premier plan).
Réponse humaine à ce défi de la nature : profiter de la coulée pour rehausser les antennes de télévision.
Le susuki (Miscanthus sinensis) symbolise l’automne, la fuite des jours, la précarité des choses
(photo 2) : ce n’est pas seulement pour son élégance qu’on l’emploie dans l’art des fleurs (kadô). À l’ar-
rière-plan, une coupe de bois pourtant prudente a été éventrée par un glissement de terrain lors d’un
typhon : l’extrême sensibilité du milieu naturel japonais à la moindre action anthropique est l’une des
raisons pour lesquelles l’homme a respecté l’ordre de la nature (exemple : 20 % du territoire sont encore
aujourd’hui vierges de toute action humaine). Le bouddhisme, l’esthétique, etc. n’ont là fait que prêter
un vocabulaire à des tendances plus profondes. Photos © Augustin Berque.
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Cette emprise de la nature sur la parole, c’est en retour une emprise de la parole sur les choses. Voilà
un autre sujet d’étonnement pour l’Occidental : les Japonais de l’âge électronique font encore largement
du langage un emploi que nous dirions magique. Tout se passe comme si, pour eux, le kotodama (l’es-
prit ou mana des mots) gardait une efficacité à laquelle nous ne croyons plus. Analysant ce comportement,
l’ethnologue Araki Hiroyuki, dans Nihongo kara Nihonjin wo kangaeru (Les Japonais à travers le japo-
nais, 1980), le rattache à la structure fondamentale du rapport sujet/monde, dans laquelle, comme nous
le verrons, le sujet n’a pas le rôle que lui donne notre culture. Comme les mots font partie intégrante du
monde (alors qu’ils sont pour nous discours du sujet sur le monde), les proférer, c’est amorcer la réali-
sation de leur contenu. Toute action, au Japon, s’accompagnera donc d’une profusion de formules ou de
slogans au niveau social, et d’onomatopées (comme yoisho) au niveau individuel.
Le rapport du sujet au monde est illustré comme on le sait dans le langage par le rapport sujet/prédi-
cat. Or, comme l’écrivait le philosophe Mori Arimasa (« La pensée japonaise et ses éléments de base »,
Encyclopédie permanente du Japon, février 1976), le modèle sujet/prédicat tel que nous le concevons ne
s’applique pas à la langue japonaise. Dans la phrase Watakushi-wa tora-ga ko-wai (« moi-tigre-
effrayant/effrayé »), « ... le sujet et l’objet se trouvent côte à côte directement et antérieurement à toute
détermination... », et « ... l’objet n’est plus un simple objet, mais prend un certain caractère subjectif »
(p. 7). C’est ce que montre bien le sens du mot kowai, lequel désigne aussi bien ce dont le tigre est le sujet
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(car il exerce un effet de peur) et ce dont je suis le sujet (car j’ai une sensation de peur). De même, le simple
énoncé samui voudra aussi bien dire « il fait froid » que « j’ai froid » ; cela, en dehors de toute construction,
sans la moindre copule ; bref, comme une donnée immédiate de l’expérience dont le monde et le sujet
font l’un et l’autre indissociablement partie.
Ces deux exemples linguistiques permettent d’arriver à des conclusions voisines de celles du philo-
sophe Nakamura Hajime, lequel, dans Ways of thinking of Eastern people (1960), caractérisait la men-
talité japonaise par son acceptation de la réalité telle qu’elle se donne. Longtemps avant lui, le poète
Matsuo Bashô n’écrivait pas autre chose : Matsu no koto via matsu ni narahe (« Ce que c’est qu’un pin,
apprends-le du pin »). Cette saisie de la réalité pourrait être illustrée par une foule d’exemples. Elle se
complémente d’une grande méfiance à l’égard des abstractions. Un ami mathématicien, français, me
racontait voici peu son étonnement de voir un de ses auditeurs japonais vérifier subrepticement sur sa cal-
culette, à l’aide d’un cas chiffré, une démonstration qu’il venait de faire : c’était, me disait-il, nier tout
l’esprit des mathématiques, où une démonstration correcte se suffit à elle-même... Je verrais comme suit
la morale de cette anecdote : ni le logos, ni le sujet ne peuvent, dans la culture japonaise, se poser indé-
pendamment du monde. Les auteurs de in principio erat verbum et de cogito ergo sum ne pouvaient struc-
turellement pas être japonais.

Ce n’est pas là seulement inverser la priorité inhérente à notre mode de pensée, à nous qui posons
l’existence de « Moi, je... » avant toute détermination ; c’est aussi ôter à l’action du sujet sur le monde
une grande part de l’importance que nous lui donnons. Mori Arimasa, dans son enseignement, insistait
sur le fait que la cosmogonie du shintô est une suite de surgissements naturels, alors que l’Occident a posé
un créateur à l’origine du monde, et la Chine des empereurs civilisateurs au début de l’histoire. Le livre
d’Araki cité plus haut montre à quel degré les structures de la langue japonaise sont empreintes de cette
conception d’un monde qui « se fait » (naru), et sur lequel le sujet n’exerce qu’une action minime. À
preuve non seulement la profusion des tournures impersonnelles, mais, bien plus, la valorisation systé-
matique des accomplissements spontanés par rapport à ceux qui expriment une action du sujet. D’un égal,
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Augustin Berque
Milieu et personne au Japon

on dira par exemple kuru, « (il) vient » ; mais d’un supérieur, le même message s’énoncera oide ni naru,
littéralement « le surgissement s’accomplit » : le sujet de l’action disparaît, et il ne reste que l’événement
en soi (jihatsu), un déploiement naturel (shizen tenkai).
Je rapprocherai ces caractéristiques de l’absence, en japonais, de la personne grammaticale au sens
qui nous est familier. Non seulement le verbe ne se conjugue pas, et se passe couramment de sujet, mais
il n’y a pas de pronoms personnels. À la place de nos « je », « tu », etc., comme le remarque le linguiste
Suzuki Takao dans Kotoba to bunka (Langage et culture, 1973), existe un registre de termes issus de sub-
stantifs dans lequel on puise pour adapter son discours à la situation. On ne peut pas dire « je » avant de
connaître cette situation ; et pour la seule deuxième personne, on compterait, paraît-il, cinquante-neuf termes,
cent sept même autrefois. Certains de ces termes, suivant le contexte, peuvent désigner une personne ou
bien une autre : kare, qu’on traduit par « il », peut servir à appeler, là où nous dirions « Vous ! » : boku,
traduit par « je », pourra être « toi », voire « lui » ; etc. L’un des plus instructifs de ces pseudo-pronoms
est le terme uchi (dont le sens premier est : en deçà, au-dedans), qui désigne aussi bien le locuteur que
le groupe dont il fait partie, et le lieu de ce groupe, spécialement la demeure familiale.

Watsuji remarquait déjà dans Fûdo que le contraste fondamental, structurateur de la personnalité, est
celui qui s’établit entre uchi et le dehors, et non point, comme en Occident, entre le sujet individuel et
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les autres. Plus récemment, le psychologue Hayasaka Tajirô, dans Ningen kankei no shinrigaku (Psycho-
logie des rapports interpersonnels, 1979), a insisté sur la faiblesse, chez les Japonais, de la césure entre
le soi (ji) et l’autre (ta). Mais bien entendu, ce qui est en jeu, ce n’est pas seulement la relation de celui
qui parle ou agit avec ceux qui l’écoutent ou le regardent : à travers cette relation, on peut lire celles de
l’homme avec le monde, et de la culture avec la nature. Sans penser un instant à Watsuji, et sur la seule
base de la psychologie expérimentale, Hayasaka n’écrit-il pas : « Les Japonais n’objectivent pas la situa-
tion où ils se trouvent (jô-kyô wo taishôka saseru koto naku), ils vivent en se confondant avec cette
situation » (p. 150). On ne pourrait, au fond, trouver meilleur commentaire de Fûdo, au premier comme
au second degré. Au premier degré, l’analogie tracée par Watsuji entre climat et tempérament contient
sans doute une part de justesse, dans la mesure où il s’agit de la culture japonaise (mais bien malin qui
pourrait mesurer cette part !) ; et au second degré, bien sûr, Watsuji n’a pu écrire un livre pareil que parce
qu’il était japonais !
Juger, maintenant, si pareilles caractéristiques sont modernes ou pas, c’est affaire de philosophie de
l’histoire. Le présent nous montre que dans ce milieu socioculturel, donc en partie naturel, qui commande
de manière si directe le comportement de l’individu – c’est-à-dire, en somme, dans cet archétype de
holisme –, les Japonais peuvent être aussi riches et efficaces que des Américains, en attendant de se
prouver aussi créatifs. Le présent nous montre aussi que plusieurs des caractéristiques que nous venons
sommairement d’évoquer subissent une évolution rapide. À ne prendre que deux critères : l’appauvris-
sement du registre des pseudo-pronoms et la raréfaction des niveaux de langue, on constate que l’ex-
pression individuelle devient moins dépendante du contexte, donc que le sujet individuel se précise.
Cela veut-il dire que la modernité, inéluctablement, doit s’accompagner de l’apparition de l’individualisme
tel que celui-ci s’est défini d’abord en Occident ? Voire...

Augustin Berque.

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