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Domestiquer l’histoire
Ethnologie des monuments historiques
DOI : 10.4000/books.editionsmsh.2861
Éditeur : Éditions de la Maison des sciences de l’homme, Ministère de la Culture
Lieu d’édition : Paris
Année d’édition : 2000
Date de mise en ligne : 28 janvier 2016
Collection : Ethnologie de la France
EAN électronique : 9782735118762
https://books.openedition.org
Édition imprimée
EAN (Édition imprimée) : 9782735108770
Nombre de pages : X-222
Ce document vous est offert par Bibliothèque Sainte-Barbe - Université Sorbonne Nouvelle Paris 3
Référence électronique
FABRE, Daniel (dir.). Domestiquer l’histoire : Ethnologie des monuments historiques. Nouvelle édition [en
ligne]. Paris : Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2000 (généré le 16 novembre 2022).
Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/editionsmsh/2861>. ISBN : 9782735118762.
DOI : https://doi.org/10.4000/books.editionsmsh.2861.
Direction
de l'architecture
et du patrimoine
Sous la direction de
Daniel Fabre
DOMESTIQUER L’HISTOIRE
Ethnologie des
monuments historiques
Direction
de l'architecture
et du patrimoine
Sous la direction de
Daniel Fabre
Textes réunis par
Claudie Voisenat
DOMESTIQUER L’HISTOIRE
Ethnologie des monuments historiques
Responsable de fabrication
Nathalie Fourrier
Relecture
Françoise Clausse
Première de couverture
Dessin collectif, classe de grande section et moyenne section
École maternelle Paul Lacombe, Carcassonne
Quatrième de couverture
Angélique Fort
École maternelle Paul Lacombe, Carcassonne
I
Ethnographies
II
Regards croisés : la cité de Carcassonne
III
Points de vue
Bibliographie 209
Les auteurs
François Barré
Daniel Fabre
L’ethnologie devant le monument historique
L’effet Patrimoine
1980. Retenons cette date ronde, devenue un incipit presque rituel.
Ce millésime fut, en effet, décrété « Année du Patrimoine » et l’on
créa au sein du ministère de la Culture une Direction de même inti-
tulé en regroupant quelques grands services de l’État – Monuments
Historiques, Archéologie, Inventaire – auxquels fut adjointe ou inté-
grée une constellation de « cellules » et de « missions » qui traitaient
de la photographie, du patrimoine industriel et, last but not least,
de l’ethnologie.
Ces voisinages répondaient à une intention et ne manquèrent pas
de produire des effets. Loin d’être une simple commodité administra-
tive ils témoignent d’une logique qui a parfois été déniée ou éclipsée,
générant, par la suite, maints projets de redécoupage, de réduction et
L’ETHNOLOGIE DEVANT LE MONUMENT HISTORIQUE 3
une question simple : quel est le contexte invoqué pour le faire « par-
ler », pour le faire accéder à la signification ? Et c’est à ce point
qu’apparaît clairement la transformation du deuxième terme de notre
diptyque, c’est-à-dire de la dimension proprement historique du
monument. L’histoire qui a présidé autour de 1840 à l’établissement,
en France, des premières listes de Monuments Historiques n’est plus
la même qui sous-tend, en 1980, la réflexion d’André Chastel sur le
patrimoine. Même si la fameuse « résurrection du passé » de Michelet
contenait le rêve d’une extension infinie et non hiérarchisée des terri-
toires du savoir historique, il faudra attendre le succès du programme
des Annales puis l’affirmation, dans les années 1960-1970 précisé-
ment, d’une histoire des grands nombres, d’une histoire vue d’en bas,
d’une histoire de la vie matérielle et d’une histoire des mentalités
qui fait sa place à la « culture populaire » pour que se produise un
remaniement profond. Trouvant un accueil public exceptionnel, cette
« nouvelle histoire » a contribué à transformer la sensibilité au passé
et à introduire des curiosités qui ne coïncident plus avec le modèle
téléologique de l’histoire de la Nation et de ses grands acteurs 10.
La refonte de la notion de monument historique proposée par
André Chastel prend acte, à sa manière, de ce double processus.
D’une part la définition et la perception du monument doivent bénéfi-
cier du renversement de la perspective historique en direction des
realia qui matérialisent des modes de vie et de pensée ordinaires.
D’autre part la notion de monument doit prendre en compte « les
choses et les usages » en visant la restitution d’une totalité synchro-
nique, que ce soit celle du fait social de Mauss ou, plus vraisembla-
blement, celle que Fernand Braudel assigne comme horizon à la
« nouvelle histoire » 11. Tel est le contenu que Chastel donne à « l’at-
tention ethnologique », elle traduit à la fois l’égale dignité des objets
13. (suite) de l’ethnologie à l’égard des objets ordinaires. Christian Bromberger (1999)
a proposé une autre mise en situation du monument sans qualité dans sa contribu-
tion au volume dirigé par Régis Debray (1999).
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15. (suite) malice je crois, identifié sous le dernier E du sigle COREPHAE non « ethnolo-
gique » mais « étymologique » !
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16. Le décret de février 1999 a en effet remplacé les COREPHAE par les CRPS
(Commissions régionales du Patrimoine et des Sites) dont les ethnologues ne
font plus partie.
17. L’expression, « inventée » par Christian Jacquelin, est calquée sur celle, proposée
par André Leroi-Gourhan, de « chaîne opératoire ».
18. Voir Calame (1984, 1987b, 1988a et b) et Chevallier (1987, 1991, 1993). Le
programme en cours sur les métiers d’art relève en partie du même esprit.
L’ETHNOLOGIE DEVANT LE MONUMENT HISTORIQUE 13
Le retour au monument
En quelques années ont donc été définies et mises à l’épreuve deux
façons majeures de lier l’ethnologie aux Monuments Historiques et
aux grands services du Patrimoine. La première est d’en faire une
discipline clé de la chaîne patrimoniale – sélection, restauration,
conservation et valorisation du monument requérant ponctuellement
ses apports –, la seconde consiste à la présenter comme l’inspira-
trice et la référence possible d’une politique territorialisée du patri-
moine qui englobe les monuments dans un réseau beaucoup plus
riche « de choses et d’usages ». Elle est donc amenée à intervenir
pour répondre, dans le premier cas, à des missions attachées à la
gestion moderne du monument, et pour participer, dans le second,
à la recomposition des territoires locaux, un chantier politique et
administratif des plus sensibles en France. Notre séminaire ne pou-
vait ignorer ces propositions et ces expériences, il leur a donc fait
une place.
Mais n’y a-t-il pas encore d’autres façons de penser la relation
qui tiennent compte de l’état actuel des partenaires et de la réalité
des aspirations réciproques : c’est-à-dire, d’une part, des réflexions
de l’ethnologie en matière d’usage social du passé, de monumenta-
lité, de politique patrimoniale, et, d’autre part, de la révolution
silencieuse que vivent les Monuments Historiques amenés à passer,
par exemple, de l’univers des savoirs humanistes à celui de la
communication touristique et de la gestion des visites de masse ?
Les relations évoquées jusqu’à présent ont pour trait commun de
prendre l’opération de monumentalisation, le monument lui-même
et les usages qu’on peut en faire comme un donné dont on peut
améliorer le fonctionnement mais que l’on ne cherche guère à inter-
roger en tant que phénomène social vivant. Or nous assistons à une
mise en mouvement qui arrache aujourd’hui le monument histo-
rique, et le monument tout court, à l’immobilité sans histoire qu’il
tenait de sa définition même. Ce mouvement a pour effet paradoxal
de faire du monument et de la monumentalité un des points d’effer-
vescence vers lesquels l’ethnologie du temps présent et la réflexion
sur le patrimoine doivent se porter.
Cet intérêt et cette urgence ne m’ont jamais semblé aussi évi-
dents que lorsque j’ai participé, dès leur début, aux COREPHAE, à Tou-
louse et, surtout, à Montpellier. Le rôle de la Commission et son
mode de fonctionnement sont, en principe, parfaitement codifiés. Les
fonctionnaires spécialistes (Monuments Historiques, Inventaire,
L’ETHNOLOGIE DEVANT LE MONUMENT HISTORIQUE 17
26. Voir Fabre 1996 (en particulier les interventions de Krzysztof Pomian et Chris-
tian Bromberger), Centlivres, Fabre & Zonabend 1999, et l’ouvrage Histoires
locales (Bensa & Fabre, à paraître).
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29. Je reprends ici une notion élaborée par les historiens et les sociologues de la
lecture.
22 D. FABRE
30. Cette distinction rejoint celle récemment proposée par Régis Debray (1999), elle
ajoute au monument commémoratif et historique ceux, signés, qui marquent l’es-
pace urbain d’un « geste » architectural exceptionnel. A l’épreuve des situations
locales ces catégories se révèlent souvent combinables.
31. Voir l’importante analyse de Catherine Brice (1998).
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32. Pour une solide et subtile présentation des principales élaborations théoriques
voir Danilo Martuccelli (1999). Sans avoir situé, sauf pour quelques auteurs, la
question de la modernité au centre de ses thèses, l’anthropologie ne cesse de s’y
référer en contrepoint. Aussi la typologie sociologique de Martuccelli aurait-elle
gagné à être enrichie de références à Robert Redfield, à Louis Dumont, à
Michael Herzfeld et, dans un autre registre, à Marcel Gauchet.
33. Ces diverses sources de la reconnaissance doivent être aujourd’hui cumulées
pour que le consensus autour des grands monuments ait une chance d’aboutir.
Le cas de la cité de Carcassonne serait ici emblématique : sa reconnaissance
européenne et mondiale ayant pour effet de la « dépayser », ce qui déclenche de
vives controverses. L’une d’elles n’est-elle pas née récemment autour de la pro-
priété de l’image de la cité : les vignerons du cru pouvaient-ils, sans négociation
préalable, la faire figurer sur leurs bouteilles ?
24 D. FABRE
34. J’ai tenté une mise en œuvre de ce type d’approche à propos d’un monument
historique (voir Fabre 1984).
35. Les travaux de Dominique Poulot (1993) et, pour la période récente, d’Yvon
Lamy (1996) explorent cette direction.
36. Sur cette relation de l’ethnologie aux traitements sociaux de l’histoire voir le
volume cité note 26, présenté par Alban Bensa et Daniel Fabre. Comme la
conscience de la « tradition », le monument serait un trait des « sociétés
chaudes », celles qui se pensent et se définissent dans et par l’histoire. Voir la
dernière mise au point de Claude Lévi-Strauss (1998) sur cette notion.
L’ETHNOLOGIE DEVANT LE MONUMENT HISTORIQUE 25
37. L’analyse, proposée par Pierre Bourdieu, de l’État moderne comme instance clas-
sificatrice déterminante trouve ici une application d’autant plus aisée que le voca-
bulaire et la pratique de la monumentalisation tournent autour du « classement ».
Mais il faut ajouter que, dès l’origine, le débat a fait rage sur l’arbitraire des
décisions émanant d’autorités chargées de produire aussi ouvertement un ordre
initialement vécu comme arbitraire.
38. Voir à ce propos les remarques de Hans-Robert Jauss (1974) et surtout Jacques
Le Goff (1976) qui constatent le déplacement de la notion de « modernité » du
domaine intellectuel et artistique au domaine de la société dans son ensemble.
39. Voir les ouvrages de Paul Rabinow (1989) et Marc Augé (1989, 1994).
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* Je remercie, pour avoir lu ce texte, Vito Calabretta, Maria Minicuci, Luigi Pic-
cioni, Giovanni Pizza et Valeria Siniscalchi. J’ai vécu à Catalfaro entre mars
1995 et septembre 1997, grâce au soutien de l’Assessorato dei Beni Culturali e
Ambientali et de la Pubblica Istruzione della regione Siciliana. Catalfaro, 10 000
habitants, dans la région des Iblei, en Sicile sud-orientale, est un nom fictif.
34 B. PALUMBO
La balata de 1957
Antonio Libeccio a longtemps été un des protagonistes de San
Nicolò. Fort de son expérience de tailleur de pierre, il a contribué à
bâtir les locaux du musée, dans les cryptes, sous l’église. Au début
des années 1980, à la suite de querelles liées à cette construction et
à la détérioration des rapports de pouvoir internes à sa paroisse, il a
abandonné la scène publique. Il m’arrête dans la rue et me confie
que dans les locaux de San Nicolò on garde la vraie statue de la
Madonna della Stella 4 :
Ils la cachent. Le visage est exactement celui de la Madonna della Stella,
et même la posture, qu’on dirait qu’elle est en train de se lever de sa chaise.
Seulement, elle est plus ancienne. Eux (les Mariani) disent que la statue n’a
pas brûlé complètement dans l’incendie de 1617, mais qu’ils ont sauvé la
tête. Mais à qui ils veulent faire croire ça ! La statue a été emportée et cachée.
Et maintenant ils (les Nicolini) la gardent dans le musée 5.
4. On dit que la « vraie statue » de la Madonna della Stella, celle qu’on porte en
procession le 8 septembre et que l’on garde jalousement dans l’église de Santa
Maria, a été réalisée en 1617.
5. Pour la version française, nous avons traduit l’ensemble des discours cités en
sicilien.
36 B. PALUMBO
6. Les feux, les bummi, étaient placés sur le toit, et on les faisait exploser sur le
toit, le clocher et l’intérieur de l’église, tandis que le parvis était recouvert de
plusieurs rangs de pétards (moschettaria). Les théories esthétiques locales du feu
d’artifice sont explicites. Même si je ne peux pas les examiner ici, il faut quand
même souligner combien l’esthétique des bummi fait partie intégrante d’un
champ plus vaste, incluant les jugements esthétiques sur l’action rituelle et sur
l’architecture des espaces sacrés.
POÉTIQUE DE L’HISTOIRE ET DE L’IDENTITÉ 39
de Santa Maria était déclarée « matrice », église mère, titre qui reve-
nait à l’église de San Nicolò et que les Mariani n’ont revendiqué, au
long des siècles, que dans les moments de forte tension. De leur côté,
les Nicolini avaient placardé pendant les journées de la fête de la
Vierge une affiche dans laquelle leur curé était qualifié de « recteur
de toutes les églises », titre qui n’avait eu cours que de 1788 à 1874,
période de fermeture de la paroisse ennemie.
A Catalfaro il n’est pas évident de reconstituer les événements
liés à l’antagonisme religieux – comme on peut s’y attendre, les opi-
nions et les interprétations sont structurellement discordantes –, ils
doivent être inscrits et lus au sein de la trame complexe des relations
sociales et politiques du moment. En 1957, la situation du clergé des
deux paroisses était plutôt confuse. Le curé de San Nicolò venait
d’arriver : il avait remplacé – trois ans auparavant et contre l’avis
des paroissiens qui voulaient un prêtre du lieu – l’archiprêtre Colo-
tusi, mort après plus de trente ans d’exercice. A Santa Maria il y
avait aussi un nouveau prêtre qui, lui, n’avait pas encore tout à fait
remplacé l’ancien. Ce dernier, premier curé investi après le siècle de
fermeture et appartenant à une importante famille de Mariani, était
une figure centrale de l’histoire de la paroisse. Si, à Santa Maria, la
cohabitation des deux prêtres provoquait des tensions continuelles, à
San Nicolò le souvenir du vieil archiprêtre constituait pour le jeune
curé un héritage encombrant. Dans les deux cas, la situation poussait
les nouveaux titulaires à souffler sur le feu de l’antagonisme pour
s’assurer l’adhésion consensuelle des paroissiens.
Le moment politique était tout aussi crucial. En 1955 les élec-
tions municipales avaient, pour la première fois, enregistré la victoire
de la démocratie chrétienne. On avait élu l’avocat Dalbanza, qui fai-
sait partie de l’élite des Mariani. Il l’avait emporté sur une liste
monarchiste conduite par le baron Majanora, chef d’une des plus
importantes familles du lieu, puissant homme politique de la région,
partisan – par tradition familiale – des intérêts de l’église de San
Nicolò. La paroisse et le clergé de Santa Maria – reprenant une tradi-
tion révolutionnaire et libérale qui s’était développée au cours du
e
XIX siècle – avaient apporté leur soutien inconditionnel au nouveau
parti de la démocratie chrétienne. San Nicolò, au contraire, restait lié
a une tradition politique de droite : bourbonienne dans la première
moitié du XIXe siècle, monarchiste et conservatrice après l’Unité, fas-
ciste pendant le ventennio – les deux décennies de la dictature musso-
linienne –, monarchiste dans les premières années de la République,
néo-fasciste jusqu’à nos jours. Le curé Colotusi avait soutenu et
40 B. PALUMBO
7. Quant à la gauche, qui avait administré la ville de 1950 à 1954, elle sortait d’une
profonde crise locale ; ce qui n’empêchait pas le nouveau curé de considérer le
Parti communiste de Catalfaro comme un danger très sérieux.
POÉTIQUE DE L’HISTOIRE ET DE L’IDENTITÉ 41
Lieux de mémoire ?
Replacer ces événements dans leur contexte était indispensable pour
interpréter la stratification des significations qui se condensent au-
tour d’une chose aussi banale en apparence qu’une dalle de marbre
au seuil d’une église. Sans ce savoir il serait impossible de s’orienter
à l’intérieur du réseau de correspondances qui transforme la balata
en objet singulier. Placée à l’entrée de l’église San Nicolò, elle ren-
voie à une date bien précise – le 8 septembre 1957 – et à des événe-
ments qui sont gravés dans la mémoire de beaucoup d’habitants de
Catalfaro. Événements autour desquels on continue à discuter et à
agir : à certains moments de l’année – en été, entre juillet et sep-
tembre, lorsqu’on organise le cérémonial – ou bien dans des situa-
tions particulières – lorsque l’antagonisme religieux et la passion
qu’il suscite deviennent dans le discours un topos dominant, plaisant,
ironique ou agressif jusqu’à la violence. Cet objet-événement ne ré-
vèle donc sa nature que lorsqu’il est inscrit dans un espace discursif
bien déterminé, qui organise des secteurs de la mémoire collective
et qui ordonne des pratiques et des contextes divers. Il s’agit d’un
ordre du discours où l’objet apparaît lié – par des connexions symbo-
liques et performatives – à une double série d’objets-événements
analogues.
La première série regroupe des objets qui transforment l’espace
cultuel des églises en espace monumental, à la fois multidimension-
nel, mobile, traversé d’oppositions, saturé de points qui activent une
remémoration spécifique et continue. Par exemple deux petits car-
reaux, insérés dans le dallage de San Nicolò, figurent la longueur des
églises de Santa Maria et de San Benedetto ; ils attestent les dimen-
sions supérieures de l’église mère par rapport aux autres, et évoquent
les longues polémiques des premières décennies du XVIIIe siècle, alors
que les deux églises étaient encore en construction. Mais il y a aussi
les interminables discussions esthétiques sur la beauté de l’une ou de
l’autre église. Ou bien les disputes « philologiques » sur la réelle anti-
quité de la statue de la Madonna della Stella. Ou encore la présence
soulignée du grand retable en terre cuite d’Andrea della Robbia,
aujourd’hui placé sur un autel latéral de Santa Maria. Mentionnée
dans un cycle de narrations sur les marquis de Catalfaro, dans la
seconde moitié du XVe siècle, cette œuvre témoigne de l’existence
d’un lien très étroit entre Santa Maria et la famille des seigneurs ;
lien fondamental dans le savoir historiographique local, non parce
qu’il établit l’identité de l’artiste et fonde ainsi la qualité d’une œuvre
44 B. PALUMBO
dans le temps, mis en acte par des sujets concrets. Les objets, les
lieux de condensation de la mémoire – tableaux, dalles gravées,
autels, tombeaux – qui, par leur mise en relation, ouvrent des pas-
sages pour manipuler et réorganiser le temps n’existent jamais en
dehors du temps.
Ce que je viens de proposer nuance fortement une autre caracté-
ristique essentielle des lieux de mémoire de Nora : pour qu’il y ait
lieux de mémoire, écrit-il, il faut la volonté de se souvenir (1997c :
37-38). Considérer que des objets comme la balata ou le retable
d’Andrea della Robbia – au travers desquels s’effectue la production
de mémoire et de sens historique – sont les expressions d’une volonté
précise de fixer un souvenir n’est sans doute pas faux mais, à l’exa-
men, cela se révèle réducteur. A quelle volonté de mémoire corres-
pond la balata ? Certes, les auteurs matériels de la plaque et du geste
voulaient laisser un signe, une trace, ils voulaient témoigner de
quelques principes internes au langage du conflit cérémoniel, mais
les significations de ce signe sont-elles déjà préfigurées dans cet acte
volontaire ? Le fait de poser la balata n’a-t-il été que la réalisation
d’une volonté de mémoire ? Il s’agissait, comme nous l’avons vu,
d’une subtile stratégie politique ; ce fut aussi une provocation, une
action partiellement gratuite, un jeu, une plaisanterie. Mais, en même
temps, ce fut un geste cérémoniel, un acte rituel, en partie inévitable
et prévisible. On peut donc voir ce geste et cet objet aussi comme des
conduites incomplètement conscientes, liées à une chaîne d’actions
analogues, stratifiées dans le temps, qui dérivent presque automati-
quement d’un mécanisme rituel. A leur tour, elle déterminent, d’après
une logique de la praxis également prégnante, d’autres événements-
signes d’une histoire ritualisée. Des dimensions conscientes, idéolo-
giques ou stratégiques, et d’autres inconscientes, habituelles et
rituelles, convergent pour déterminer le sens ou, mieux, les valeurs
des actions et des objets en question.
Pouvons-nous donc assimiler à la volonté de mémoire la
complexité des rapports entre rite, mémoire, histoire et action pro-
duits par nos objets de remémoration ? Oui, mais à l’intérieur d’un
régime historiographique différent de celui dans lequel opèrent des
dichotomies analytiques qu’une anthropologie du présent ne peut
plus, aujourd’hui, soutenir. Dans le modèle de Nora l’avènement des
lieux de mémoire est lié, en fait, à la perte de la mémoire, de la
« vraie mémoire », de la « mémoire traditionnelle » (ibid. : 30-31).
Celle-ci, toujours attentive à réactualiser le passé dans le présent, à
faire œuvre de remémoration et de ritualisation, est remplacée par
POÉTIQUE DE L’HISTOIRE ET DE L’IDENTITÉ 49
9. Voir, entre autres, Herzfeld 1992 ; Fabian 1996 ; Taussig 1996 ; Shryock 1997.
50 B. PALUMBO
11. Beaucoup des thèmes et des formes narratives identifiés ici sont centraux pour
la compréhension d’un processus complexe de manipulation et de re-signification
du passé mis en œuvre, au cours des dernières années, par des tenants de la
droite locale et régionale.
52 B. PALUMBO
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POÉTIQUE DE L’HISTOIRE ET DE L’IDENTITÉ 53
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Languedoc-Roussillon 1996.
2. Voir Languedoc roman 1985 ; Les églises romanes oubliées du Bas-Languedoc
1993 ; Bonnery 1995.
UN MONUMENT PEUT EN CACHER UN AUTRE 57
Du vandalisme au tourisme
Les témoignages laissés par le XIXe siècle, notamment ceux contenus
dans le dossier 4T 246 aux Archives départementales de l’Aude, sem-
blent a priori attester l’ancienneté de l’intérêt des Riussanels pour
leur église. La correspondance des différents maires de Rieux avec
la préfecture, les courriers du conseil de fabrique, de même que les
délibérations du conseil municipal, abondent singulièrement dans
le sens des différents interlocuteurs, à savoir architectes, inspecteurs
des Monuments Historiques ou secrétaires d’État aux Beaux-Arts.
L’église y est présentée comme une « œuvre d’art 3 », « placée à juste
titre au rang des monuments historiques de la France 4 », et il semble
tomber sous le sens que le village ne peut que « s’associer à l’œuvre
de la restauration de l’église de Rieux comme monument histo-
rique 5 », eu égard aux « motifs d’art 6 » et à « l’intérêt de la conserva-
tion du monument 7 ».
Quelques précisions concernant cette restauration, dont la pers-
pective révèle chez nos Riussanels un sens du beau et de l’historique
alors peu commun, sont ici nécessaires. Dans la foulée du classement,
les responsables des Monuments Historiques n’ont alors de cesse
qu’ils ne rendent à l’édifice son plan primitif, déformé au cours des
siècles par l’adjonction de sept chapelles et deux sacristies, autant de
« constructions parasites », à en croire le conseil municipal en 1860,
« qui le dépravent si disgracieusement ». Un premier projet, élaboré
par l’architecte Champagne, consistait à détruire puis reconstruire
toutes ces chapelles selon le même plan, dans un souci évident d’uni-
formité. Les Monuments Historiques, plus soucieux de vérité archéo-
logique, ne donnent pas suite aux propositions de Champagne et
confient le dossier à Questel. La suppression pure et simple des cha-
pelles et sacristies est alors envisagée et c’est plus particulièrement
dans ce débat que prennent place les considérations historico-
artistiques précitées des Riussanels.
Nul besoin de se donner la peine de lire entre les lignes pour
comprendre que leur adhésion au projet poursuit d’autres finalités
que « l’intérêt de la conservation du monument ». En reprenant à leur
compte les arguments des Monuments Historiques, les Riussanels
espèrent en fait accélérer la mise en œuvre du corollaire obligé de
l’élimination des chapelles, à savoir la construction d’une nouvelle
église. En dépit des chapelles, la Rotonde se révèle en effet trop
exiguë en ce XIXe siècle démographiquement galopant. Et le conseil
municipal, impatient de voir le projet aboutir, se trahit, estimant que
« le statu quo nous est plus longtemps impossible [...] l’église est
encore plus petite que jamais, vu la progression constante de la popu-
lation 8 ». Cependant, pas plus que « les motifs d’art », les diverses
initiatives prises par la municipalité de Rieux, à savoir la création
d’une imposition de 2,5 centimes sur cinq ans, le lancement d’une
souscription volontaire et la contraction d’un emprunt de 3 000 F
pour l’achat du terrain, ne suffiront à l’engagement des « secours »
nécessaires pour l’érection de la nouvelle église.
Sinon plus efficaces, du moins tout autant exploités, « les motifs
d’art » servent aussi de prétexte à l’amélioration des conditions de
l’exercice du culte. Qu’il s’agisse de « réparer les gouttières dans
l’intérêt de la santé des fidèles, puis pour éviter la désertion de beau-
coup de personnes qui ne venaient pas à l’église quand il pleuvait »,
ou qu’il faille refaire « la toiture du clocher vermoulue et pourrie
(qui) doit s’écrouler incessamment, entraînant à sa suite quelques
pans de mur », on assène inlassablement l’argument de la « conserva-
tion du monument », assorti d’un « surtout » un peu hypocrite mais
jamais de trop.
Le double jeu de nos Riussanels apparaît d’autant mieux si l’on
sait que vingt-cinq ans seulement avant de se gargariser de « motifs
d’art », ils ont eux-mêmes construit deux de ces chapelles qu’ils qua-
lifient de « parasites ». La dernière est d’ailleurs celle qui de toutes
les chapelles construites depuis le XVe siècle fait le plus injure au
Ils n’y comprennent rien, la mairie, rien, au boulot qu’on fait ! Et même
encore au village, les gens me disent : « Mais qu’est-ce que tu fais à
l’église ? ! »
Éclipses d’église
Les deux attitudes ne sont pourtant pas irréconciliables. Les « histo-
riens » locaux, parfaitement à l’aise avec le double système de déno-
mination des chapelles, réalisent, semble-t-il, cette synthèse. Leurs
productions font en effet apparaître une évolution difficilement
contestable en faveur d’une prépondérance de plus en plus marquée
de l’église dans le champ historiographique riussanel. Dans la Mono-
graphie de mon village qu’il rédige en 1873 et que son petit-fils
publie en 1932, Barthélemy Doumergue ne consacre que deux pages
à la Rotonde pour un texte qui en compte vingt-neuf. Aussi la publi-
cation d’Émile Gastou en 1984, Rieux-Minervois. L’église Sainte-
Marie, donne-t-elle tous les signes d’une manière de spécialisation
inspirée des historiens savants. Les pages de La Source, le bulletin
paroissial de Rieux, font montre de la même mutation. Dans la pre-
mière série publiée de 1929 à 1936 à l’initiative du curé alors desser-
vant, trois numéros seulement, sur les quarante-six qui comptent une
chronique d’histoire locale, se rapportent à l’église. Les numéros de
la seconde série, publiés de 1959 à 1962, renversent la tendance
puisque sur les dix-neuf articles d’histoire locale, douze sont
consacrés à l’église. Il n’est pas inutile de souligner ici le fait que
dans les pages de la première série, le sujet de l’église n’est abordé
qu’en second lieu, après plusieurs articles sur la chapelle Notre-
Dame-du-Bout-du-Pont 9 et les origines du Vœu 10, alors qu’en 1959,
la chronique d’histoire locale est inaugurée par un article intitulé
« Un peu d’histoire sur notre église ». On notera enfin la différence
notable de contenu d’une série à l’autre. Les articles parus en 1932
et tirés des notes d’un certain abbé Gisbert, originaire de Rieux, por-
tent sur les deux chapelles les plus récentes. L’église romane et ses
chapiteaux doivent attendre 1959 pour prendre leur revanche sous la
plume du prêtre, de l’abbé Giry, du chanoine Sarraute et de Valon.
L’on s’en tiendra pourtant ici à la monographie d’Émile Gastou.
Rééditée depuis 1984 pour être vendue au bureau de tabac et au syn-
dicat d’initiative, cette plaquette est toujours lue et relue alors que
les articles de La Source n’ont d’existence que dans le souvenir
confus de quelques « historiens ». De fait, force est de constater que
la mutation qui nous occupe est relative. En parcourant dans le détail
Chapelle du Bout du Pont. Rieux possède également une autre église 13,
dite la chapelle du Bout du Pont. Elle a un passé tellement riche et attachant,
pour les Riussanels, que nous avons cru préférable d’en écrire l’historique
séparément. Ce qui est fait.
11. L’article de Germain Sicard a en effet été republié en plusieurs fois dans La
Source : en 1930, dans le no 4, p. 60-62 ; et en 1931, dans les no 3, p. 46-47 ;
no 4, p. 61-63 ; no 5, p. 78-79 ; no 6, p. 94 ; no 7, p. 110-111 ; no 8, p. 126-127 ;
no 9, p. 142-143.
12. La monographie n’est pas signée, mais il y a fort à parier que l’auteur en est
Émile Gastou.
13. C’est l’auteur qui souligne.
14. Cette journée de fête prend place le dernier dimanche de juillet et les figures
obligées en sont la « grand-messe », célébrée dans l’église, le marché médiéval,
le spectacle historique et le banquet médiéval.
UN MONUMENT PEUT EN CACHER UN AUTRE 65
Archive de pierres
Une telle obstination à faire écran au monument, que ce soit par les
mots, les objets ou les gens, ne doit pas manquer de nous interroger.
A cet égard, il est tout à fait éclairant d’invoquer le parallèle qui
s’impose avec le traitement réservé aux archives, notamment en ce
qui concerne la reproduction. L’archive en effet disparaît sous les
strates des différentes copies et copies de copies auxquelles s’adon-
nent inlassablement les érudits à la faveur d’un interminable reco-
piage. Tout est mis en œuvre, semble-t-il, pour agrandir l’écart entre
la trace et son utilisateur, comme pour éviter « la brèche dans le tissu
des jours », « la mise à nu » dont parle avec tant de justesse Arlette
Farge (1989 : 13, 15) à propos de l’archive. Sceller de la sorte le
passé pour que rien, sinon une histoire déjà maîtrisée et neutralisée,
n’émerge à la surface du présent ressortit à une nécessité communau-
taire qu’il serait trop long d’expliciter 15.
15. Nous nous contenterons de donner ici un aperçu de la force de cet impératif.
Celle-ci est telle qu’Élisabeth, « la châtelaine », se garde bien de mentionner et
d’exposer au grand jour les découvertes archéologiques que des travaux de réno-
vation lui ont permis de faire dans la partie du château qu’elle a acquise en
1991. C’est avec tout autant de discrétion qu’elle a entamé une procédure de
classement et obtenu l’inscription du château de Rieux à l’inventaire supplémen-
taire. Et comme nul au village n’a l’idée de s’en inquiéter, le secret n’a pas
UN MONUMENT PEUT EN CACHER UN AUTRE 67
15. (suite) encore vraiment franchi les grilles du château. Certes l’on pourrait nous
opposer que le silence d’Élisabeth n’est que l’écho d’une personnalité à part,
qui d’ailleurs fait dire à Rieux que « la châtelaine, elle est un peu spéciale, eh ! »
Cependant, sachant que, préalable à la décision des Monuments Historiques, l’ac-
cord du maire a été requis et que la mesure de protection concerne tout le château
et par conséquent intéresse trois autres propriétaires, on ne peut que s’étonner
davantage du fait que cette reconnaissance fasse si peu parler d’elle.
16. « Aucun document ne nous indique explicitement à quelle date eut lieu la recons-
truction de l’église du village. Quelques indices historiques, cependant, pour-
raient confirmer ce que l’analyse révèle, à savoir que la nouvelle église fut
construite dans la seconde moitié du XIIe siècle » (Bonnery 1994 : 13-14).
68 S. SAGNES
17. Nous démarquons ici le proverbe occitan « Papièrs parlan, barba cala » (« Les
papiers parlent, la barbe se tait »), équivalent du dicton français « Les paroles
s’envolent, les écrits restent ».
UN MONUMENT PEUT EN CACHER UN AUTRE 69
Bibliographie
Anonyme. 1975. Notre-Dame des Douleurs ou du Bout du Pont-Rieux,
Carcassonne.
Aude. 1994. Paris, Bonneton.
Bonnery, A. 1994. « L’église de Rieux-Minervois. Dimension symbolique de
l’architecture. Sculpture », Cahiers de Saint-Michel de Cuxa, vol. XXV :
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Clément, P.A. 1993. Églises romanes oubliées du Bas-Languedoc, Montpel-
lier, Presses du Languedoc
Durliat, M. 1973. « L’église de Rieux-Minervois », in Congrès archéologique
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Farge, A. 1989. Le goût de l’archive, Paris, Le Seuil.
Gastou, É. 1991. « La Chapelle du Bout du Pont », Histoire et généalogie
en Minervois, no 5, p. 9-13.
70 S. SAGNES
Simulacres et allégories
D’où proviennent les châteaux de bois et quel est leur rapport avec
la représentation des batailles opposant Maures et chrétiens ? Enjeux
éphémères de combats simulés, ils sont presque aussi anciens que les
châteaux de pierre.
1. Si l’angle d’approche dû au thème spécifique traité ici est original, la plupart des
matériaux et des réflexions utilisés dans ce chapitre sont le fruit d’une recherche
collective sur « Des rites producteurs d’histoire. Fêtes et spectacles des pays
toulousains, basques et valenciens » financée principalement par la mission du
Patrimoine ethnologique du ministère de la Culture (Albert-Llorca et al. 1998).
CHÂTEAUX DE PIERRES, CHÂTEAUX DE BOIS 73
2. Cf. Julian De Chia, La festividad del Corpus en Gerona, Gérone, 1883-1885 (in
Brisset 1995).
74 D. BLANC
pas d’autre demeure que ce château de Foi, qu’il faut cacher dans l’île de
Dévotion. Dans cet état, la dame était conduite et menée par le géant dont
nous avons parlé ci-devant, les armes à la main ; la signification m’en sembla
la suivante : elle sent et voit après elle une grande multitude de ses ennemis
munis de bâtons et armés, prêts à la chasser du monde, s’ils peuvent, et si
une prompte résistance ou providence n’y était faite par les bons et vrais
catholiques, ses enfants. Pour montrer le merveilleux danger et la crainte
dans lesquels elle est continuellement, elle avait la monture, la demeure et
le guide que j’ai dits 3.
la Vierge de Gracia, les fêtes ont occupé peu à peu tout l’espace
rituel tout en intégrant les formes antérieures. Le château des fêtes
n’est donc plus tout à fait un simple décor. Comment cet artefact
indispensable est-il traité par ceux qui l’utilisent ?
Dans la plupart des villes, il est démonté et rangé dans un local
municipal pour le reste de l’année. A Petrel, par exemple 4, les
planches en sont stockées dans les sous-sols de la maison du Comité
des fêtes. Il est monté et démonté dans les règles de l’art par un
fester (participant à la fête), charpentier de son état. Mais cette tâche
ne lui a sans doute pas été confiée en raison de ses seules compé-
tences techniques : il est aussi mayordomo de l’ermitage de Saint-
Boniface, l’un des patrons de la ville.
Le cas de la ville d’Alcoy est plus probant encore. La légende
locale assure que saint Georges s’est placé lui-même à la tête des
troupes chrétiennes, en 1276, afin de repousser les Maures loin de
la ville. Il est fait mention, au XVIIIe siècle, d’une apparition de saint
Georges entouré d’anges sur les remparts, à la fin des fêtes (attestées
depuis la fin du XVIIe siècle). A partir de 1882, le fait est avéré chaque
année. On ne sait pas s’il s’agissait, au départ, d’un homme adulte
ou d’un mannequin. Cependant, le rôle est bien vite confié à un
enfant. Un enfant de l’Assistance, tout d’abord, puis un fils de famille
aisée au fur et à mesure que le personnage prend de l’importance.
Ce Sant Jordiet (petit saint Georges), d’abord cantonné dans un rôle
mineur, est aujourd’hui omniprésent. C’est lui qui préside désormais
à la procession de la relique et il occupe une place d’honneur dans
toutes les cérémonies religieuses. Depuis 1940, il fait même sa pre-
mière communion, dans la cathédrale, au milieu de la fête. Chrétien
par excellence, il incarne le saint, sauveur de la ville, lors d’une
« apparition » nocturne, marquant ainsi l’apothéose et la fin du cycle
festif. Cet événement, tant attendu des Alcoyans, a lieu non plus sur
les murs de la ville mais sur les remparts crénelés du château de bois.
Cette mise en scène, même si on la pense en relation avec un rôle
religieux de plus en plus important, ne saurait à elle seule signaler un
déplacement de sacralité vers le château des fêtes. D’autres éléments
permettent cependant de s’interroger. Dans un numéro récent de la
« Revue des fêtes » de la ville (1993), on peut voir une photo, illus-
trant une étude historique sur l’excursionnisme entre 1900 et 1936,
ainsi légendée sans autre explication :
Un patrimoine de pierre
En 1969, à Banyeres, l’année où les festers ont décidé d’introniser
une Reine des fêtes et sa cour d’honneur, sans oublier un hymne
officiel, il a été décidé aussi que le château de pierre réintégrerait le
paysage festif. Désormais, l’ambassade du matin aurait lieu sur le
château de pierre et l’ambassade du soir sur le château de bois.
On remarquera que la forteresse, bien que tenue, au départ, par les
chrétiens, arbore dès l’aube, ce jour-là, la bannière verte frappée
du croissant aux côtés de la bannière blanche frappée de la croix.
La justification donnée à cette nouvelle utilisation du château
82 D. BLANC
Bibliographie
1. Sous l’Ancien Régime, en effet, la hiérarchie sociale reposait avant tout sur la
propriété foncière ; jusqu’au XIXe siècle, la fortune de la noblesse consistait sur-
tout en terres et ses revenus en fermages, même si une frange de la haute aristo-
cratie parisienne avait su, relativement tôt au cours de ce siècle, entreprendre et
réussir la reconversion de sa fortune dans la banque et dans l’industrie (Charle
1991 : 236-239). Adeline Daumard (1995 : 114) écrit qu’encore « dans la pre-
mière moitié du XIXe siècle, l’assise des fortunes nobiliaires, à Paris, était plus
foncière et plus rurale que celle de l’ensemble des fortunes parisiennes et la part
des valeurs boursières était plus faible dans les patrimoines de la noblesse riche
que dans ceux de l’aristocratie bourgeoise ».
86 É. MENSION-RIGAU
2. Selon l’arrêté du 1er mars 1966, est considéré comme ouvert au public tout
immeuble que le public est admis à visiter au minimum 40 jours du 1er juillet
au 30 septembre, qu’ils soient ou non fériés, ou 50 jours par an dont 25 jours
fériés ou dimanches, du 1er avril au 30 septembre. L’administration fiscale consi-
dère qu’une journée doit comporter au minimum six heures d’ouverture effective.
Une ouverture limitée à l’extérieur est suffisante pour que le propriétaire bénéfi-
cie des avantages qui y sont liés.
3. Tous les passages cités, sauf mention contraire, sont des extraits des entretiens
que j’ai eus avec des châtelains. En général, ils comportent l’indication du sexe
(h ou f) et de l’année de naissance de leur auteur. Ces indications ne figurent
pas lorsqu’il s’agit d’une expression ou d’une phrase brève récurrente dans de
nombreux témoignages et typique des valeurs, des pratiques ou du langage de
l’ensemble du groupe social ici étudié.
DES CHÂTEAUX PRIVÉS S’OUVRENT AU PUBLIC 87
Souvenez-vous dans vos prières des enfants de Pont Chevron morts pour
la France (1914-1918) :
Lieutenant Guillaume d’Harcourt
Lt Jean Souverain jardinier
Élie Poucet valet de chambre
Joseph Blond valet de pied
Léon Bonheur valet de pied
Louis Gallois garde.
Chez nous, ce n’est pas un musée. Il n’y a pas de ficelle sur les fauteuils.
Il n’est pas écrit partout « ne pas toucher, ne pas marcher ». Ce n’est pas
une demeure nue et dépouillée (h, 1938).
Il n’y a pas une vitrine dans le château. Il n’en est pas question. Dans
le château, il y a la vie (f, 1942).
On change les objets de place, la maison est vivante. Une maison que
l’on gèle pour en faire un musée n’est plus une maison (h, 1936).
9. Ibid.
10. Ibid.
DES CHÂTEAUX PRIVÉS S’OUVRENT AU PUBLIC 91
Vendre du rêve
Lorsqu’il a réussi à chevaucher les siècles en restant dans la même
famille, et donc en conservant encore « une vie et une âme » selon
une formule récurrente dans les notices publicitaires, le château est
particulièrement propice à l’éclosion des rêves. Censé favoriser l’an-
crage du temps et préserver un équilibre entre le passé révolu et la
vie contemporaine, il cherche à offrir le spectacle de la durée, de
l’ancienneté revivifiée. Il tente de donner l’illusion du triomphe sur
la fuite du temps. Il se dresse en quelque sorte comme un symbole
d’éternelle durée, en apparence protégé par une sorte de grâce : « Le
propre des demeures familiales est de ne pas mourir 11 », lit-on dans
la brochure du château du Touvet (Isère), tandis que le marquis de
Léotoing d’Anjony, à propos du château d’Anjony (Cantal), parle
d’une vocation du château toujours habité à « perpétu[er] les résur-
gences d’autrefois », à « arrêt[er] un instant la course folle du temps »
et à procurer « un repos salutaire dans les traces d’un passé resté
vivant » 12. Revendiquant une capacité particulière à maintenir vi-
vantes des racines et des généalogies, il semble chargé d’une
double mission.
Le château s’érige d’abord en une sorte de contrepoids symbo-
lique à l’érosion d’un passé émietté par le déclin des traditions
et, plus largement, par ce que Henri Mendras (1988) a appelé la
« seconde révolution française », celle qui a définitivement détaché
la France de son socle historique rural. Se profile, à l’arrière-plan,
l’image du refuge, indissociable de l’histoire de tout château. Refuge
militaire à l’origine, quand il avait une vocation défensive. Refuge
politique quand, après 1830, la petite et moyenne noblesse provin-
ciale fut la terre de prédilection du légitimisme (voir notamment
Rémond 1965). Refuge identitaire quand, tout au long du XIXe siècle,
la noblesse s’appuyant sur son pouvoir local fut, comme le montre
Claude-Isabelle Brelot (1992 : 80), « la seule réalité sociale suscep-
tible de pérenniser l’idée provinciale », capable d’entretenir la nostal-
gie de l’identité régionale et le mythe de la petite patrie. Refuge
religieux, enfin, matérialisé par la présence d’un oratoire ou d’une
chapelle, toujours consacrée et encore utilisée pour les baptêmes
familiaux : parfois, sur la porte de la chapelle, est affichée l’« autori-
sation d’oratoire » signée par l’évêque. Ici ou là, des objets, telle une
La cuisine a été utilisée jusqu’en 1970. C’est moi qui l’ai arrêtée. Nous
l’avons restaurée il y a quatre ans. On y voit une très belle cheminé XVIIe et
un fourneau installé par ma grand-mère en 1902. Souvent c’est ce fourneau
qui amuse le plus les visiteurs, notamment les plus âgés, parce qu’il leur
rappelle leur grand-mère et la vie à la campagne (h, 1932).
c’est sans doute aussi parce qu’y abondent les objets dont les détails
concrets peuvent capter facilement l’attention d’un large public,
enfants compris. Des informations pratiques, parfois précises et abon-
dantes, sont souvent données sur les aspects les plus divers de la vie
quotidienne : menus, modes de conservation des aliments en l’ab-
sence de réfrigération électrique, nettoyage de l’argenterie à l’aide
d’une peau de chamois recouverte de rouge à polir, utilisation d’us-
tensiles qui aujourd’hui paraissent singuliers, protection contre les
rats et les souris, éclairage, chauffage par bouche d’air installé au
e
XIX siècle, approvisionnement en eau...
14. Le tri est un jeu d’hombre (ancien jeu de cartes d’origine espagnole) où l’on
élimine les carreaux sauf le roi.
DES CHÂTEAUX PRIVÉS S’OUVRENT AU PUBLIC 99
Nous avions le pastel de *** qui est très joli. Aussi avons-nous choisi le
thème du pastel, car au XVIIIe siècle, beaucoup de portraits étaient ainsi réa-
lisés. Une boîte de pastelliste en marqueterie est ouverte à côté d’un pastel
posé sur un chevalet : on peut imaginer qu’il vient d’être exécuté (f, 1942).
Comme il n’y a jamais eu de très grands personnages qui ont vécu
à *** et que les portraits de famille n’ont pas d’intérêt pour le public, nous
avons acheté chez des brocs 15 des objets curieux, de peu de valeur mais
intéressants, qui nourrissent la visite par des anecdotes et qui ont un succès
énorme : par exemple, un batik, objet en bois dur venant d’Inde qui sert à
imprimer les étoffes en coton, les indiennes. Il est posé sur une travailleuse
et permet de parler des tissus que Marie-Antoinette faisait importer d’Inde.
Nous avons aussi une boule qui vient de Chine, une lanterne de bateau. Nous
avons ainsi constitué une sorte de cabinet de curiosités (f, 1938).
Dans le bureau, nous présentons des plumes d’oies posées sur le bureau.
On explique comment on écrivait à l’époque en montrant des documents
rédigés d’une écriture merveilleuse (f, 1942).
15. Brocanteurs.
16. Le château de Bazoches-du-Morvan. Texte intégral de la visite, s.d. : 30.
17. « L’heure du repas, autant que le régime et les manières de table, qui souvent
lui sont associés, entre dans la liste des clivages culturels dont l’affinement
constitue l’un des faits historiques majeurs du premier XIXe siècle », écrit Alain
Corbin (1991 : 10).
100 É. MENSION-RIGAU
Une chambre est très importante pour les visiteurs, car c’est vraiment
le rêve. Tout de suite l’imagination déborde. C’est le lieu d’intimité par
excellence, avec le cabinet de toilette et surtout le lit, endroit mythique :
qu’est-ce qui s’est passé dans ce lit ? avec qui ? comment ?... (h, 1921).
On fait visiter toute la maison : vingt-trois pièces pour vingt-cinq
francs ! Y compris les pièces que nous habitons : c’est ce que les gens veulent
voir. Ils veulent avoir l’impression d’être dans l’intimité des châtelains, à tel
point que si on a le dos tourné – c’est vite fait quand vous êtes au début de
la queue et qu’il y a quarante personnes qui vous suivent – vous les retrouvez
allongés sur le lit avec leurs godasses ! C’est pourquoi maintenant, dans les
chambres, on met des barrières ! Heureusement que c’est en visite guidée,
parce qu’on n’imagine pas ce qu’ils sont capables de faire... (f, 1946).
Quand les visiteurs passaient à côté du lit, dans ma chambre et dans
celle de mon mari, ils tiraient sur le couvre-lit pour voir s’il y avait des
draps. Il y en avait en général, mais parfois pas, quand nous n’étions pas là.
Aussi ai-je dit à la gardienne : « Mettez toujours des draps pour ne pas les
décevoir, même si nous ne sommes pas là pendant quinze jours » (f, 1930).
Bibliographie
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1814 à 1870 », Annales littéraires de l’université de Besançon, t. I.
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universitaires de France.
Martine Bergues
« Vous n’avez pas Biron* »
Le patrimoine rural, monument minuscule ?
Ainsi, on dit ne pas prêter attention aux choses qui entourent tant
elles sont familières, tant elles font partie du décor quotidien. En fait,
cette notion d’habitude recouvre un rapport au temps qui ne saurait
être celui des autres catégories d’acteurs (touristes ou néo-résidents).
« J’y suis tous les jours » renvoie au temps d’une vie agricole entière-
ment passée sur le territoire où le quotidien se déroule avec son lot
d’événements. Dans cette relation de fusion avec le territoire, les
choses sont soumises au rythme des hommes. C’est ainsi qu’elles
font l’objet d’une vision totale qui ne sépare pas les lieux du rapport
que les hommes y nouent ou y ont noué. Vision qui unit la parenté
et la sociabilité, l’usage, la vocation religieuse ou économique, la
mémoire en un tout qui va de soi, tant qu’il ne nécessite pas de
discours singulier. Ainsi, on ne parle pas entre gens d’ici de ce que
sont les belles maisons du pays ou encore des moulins à grains ou
des pigeonniers. Il n’y a que peu d’intérêt pour l’objet en soi en
dehors de son existence parmi les autres éléments du cadre de vie,
en dehors de la relation qui lui donne du sens.
Le discours patrimonial, porté par les associations de néo-rési-
dents, valorise des ouvrages issus pour l’essentiel de la culture
agraire : murets, fontaines, lavoirs, pigeonniers, haies... Le discours
des agriculteurs est pourtant quasi unanime : il n’y a pas de raison
de maintenir ce qui n’a plus d’usage. Cependant, en vertu de la place
très importante du bricolage et de sa logique selon laquelle il ne faut
rien jeter, beaucoup d’infrastructures anciennes ont été conservées
malgré leur mauvais état. Celles qui ont disparu gênaient en fait le
108 M. BERGUES
érudits locaux, bien que tous les sites soient fermés à la visite ; répu-
tée pour son immobilisme, elle n’a, dit-on, « pas bougé depuis cent
ans » ; elle est parsemée de moulins désaffectés, ruinés ou trans-
formés en résidences de ces nouveaux habitants qui militent pour un
patrimoine local dont les « villages de caractère », à flanc de coteaux,
sont autant de vitrines. L’écart qui apparaît entre ces définitions et
les représentations locales est sans doute significatif. Localement, la
vallée de la Couze n’existe en effet pas comme entité, sinon par la
négative, pour signifier une frontière entre les deux voire trois terri-
toires qui composent le pays. C’est cette notion de frontière symbo-
lique qui lui confère sa valeur essentielle. Elle marque les différences
entre activités agricole dans sa partie haute (dite partie sarladaise) et
ouvrière à l’approche de son confluent avec la Dordogne (dite partie
bergeracoise). Dans le pays agricole surtout, elle distingue, entre rive
droite et rive gauche, une région de polyculture et tabaculture dite
sarladaise d’une partie dite agenaise, plateau « agri-agricole » où
dominent les productions fourragères et de pruneaux. Chacune de ces
zones est donc rapportée à des productions spécifiques, à des carac-
tères pédomorphologiques précis mais également à des réseaux de
relations, à des qualités architecturales (le pays de la pierre blanche,
des toits à faible pente, et celui de la pierre jaune, des toits en tuile
plate), linguistiques (« la Couze sert de limite entre le patois sarladais
et celui du bas pays ») ou même politiques (à Montferrand, on rap-
porte cette distribution singulière entre rouges et blancs de part et
d’autre de la rivière).
Peut-être est-ce cette valeur forte de frontière, cette constitution
de la vallée en non-lieu qui en aura permis la préservation, si pré-
cieuse aujourd’hui au regard des normes patrimoniales. On souhaite
ici un tourisme de qualité pour un paysage de qualité, ce qui marque
d’une tendance élitiste le discours des amateurs de patrimoine.
L’influence du discours intercommunal sur le développement
local, la présence de mesures agri-environnementales sur le secteur,
l’action des associations de néo-résidents qui militent pour un tou-
risme de qualité en vallée de Couze, puis de manière plus diffuse,
l’influence des médias commencent néanmoins à avoir prise sur les
représentations locales. Mais la position globale est plutôt attentiste,
comme si chacun demandait à voir comment un non-lieu peut se
transformer en haut lieu.
Réinvestissements
Près de la petite église de Born-les-Champs, est une fontaine cou-
verte, qui, pour être inventoriée comme petit patrimoine rural, n’en
est pas pour autant considérée comme le plus digne représentant.
Selon les spécialistes, ses qualités architecturales (fontaine couverte
sans voûte, mais avec marchepied) n’en font pas un exemple particu-
lièrement remarquable du savoir-faire constructeur local. Pourtant,
elle est devenue pour les habitants de Born, et en particulier pour
son maire, « la plus belle des fontaines » et le symbole le plus parfait
du village et de sa communauté. En fait, rien ne supposait, jusque
dans les années 1970, qu’elle puisse être investie de la sorte. Mais,
en 1971, la commune de Born fusionnait avec la commune de Sainte-
Sabine, sur décision de l’ancien maire et de son conseil. Cette dispa-
rition soudaine de l’entité communale a été mal ressentie par une
majorité des habitants de Born. Depuis, charge à l’église, à l’ancienne
école et à la fontaine de signifier l’existence réelle mais non plus
institutionnelle de Born-les-Champs. C’est donc à la disparition de
la commune qu’on doit l’émergence du patrimoine local, reconnu et
revendiqué comme tel. « Démolir la fontaine, ça serait comme démo-
lir l’église ! Vous iriez l’expliquer à Born-les-Champs ! » Les élé-
ments architecturaux, biens publics, sont dès lors soumis à une
mobilisation qui les investit d’un nouveau sens et d’un nouvel usage :
mobilisation pour un office mensuel à l’église, démarche pour une
transformation du bâtiment de l’école en maison d’habitation, restau-
ration du monument aux morts et de la fontaine du cimetière. Le cas
de la fontaine est intéressant car il ne fait pas l’unanimité parmi les
acteurs concernés : le nouveau conseil municipal (de Sainte-Sabine-
Born) n’y voit pas une priorité, quand le maire délégué de Born
milite pour sa restauration. Sous l’influence de ce dernier, les procé-
dures préconisées par la communauté de communes, en matière de
montage de dossiers pour subventions et restauration à l’identique,
sont partiellement contournées pour faire aboutir au plus vite le pro-
jet. La rénovation s’effectue donc au gré de cette logique locale qui
privilégie l’action immédiate (celle du maçon) plutôt que l’action
bureaucratique, et la restauration « qui fait propre » à la restauration
à l’identique.
7. Ce qui est devenu le cas Saint-Avit est en passe d’être résolu, la première tranche
de la restauration ayant d’ores et déjà débuté.
« VOUS N’AVEZ PAS BIRON » 115
Processus
Le regard sur le patrimoine, pour être différent au départ selon le
groupe et l’appartenance sociale, n’en est pas moins inscrit dans un
processus dynamique.
On prend ainsi de plus en plus en considération des lieux comme
l’église de Saint-Avit, la bastide de Molières, voire des fontaines et
des murets. Le rapport traditionnel aux lieux est appelé à se modifier,
confronté à d’autres regards, qui leur confèrent une nouvelle défini-
tion, un autre mode d’appropriation. Touristes mais surtout nouveaux
résidents inscrits dans le secteur associatif sont ainsi parmi les acteurs
de ce processus.
Cependant, le fait que le sens prêté à l’objet soit modifié n’en-
lève rien à son sens premier : ainsi en est-il de la « grande église »
de Saint-Avit ou de telle croix de rogations, qui une fois restaurée,
doit nécessairement être bénie par le prêtre pour bien marquer la
continuité de la pratique religieuse locale. On ne restaure pas pour
restaurer, il faut que la pratique ait un sens.
Mais la modification du rapport traditionnel aux lieux intervient
surtout lorsque le lieu devient le support d’un enjeu. Enjeu politique
et économique d’abord : l’entreprise de patrimonialisation, nouvel
outil de développement local, aura ainsi favorisé la transformation
du bourg de Molières en bastide ; dans ce registre de l’essor touris-
tique, les élus communaux jouent un grand rôle, à l’interface de la
population et des orientations de la communauté de communes. Enjeu
social ensuite : à Saint-Avit par exemple, les habitants ont résolu de
réagir à la « mort du bourg » et de réactiver la vie du village. Les
actions entreprises, qui réunissent anciens et nouveaux habitants,
témoignent d’une nouvelle forme de cohésion sociale. Or, par un
paradoxe qui n’est qu’apparent, elles relèvent également de processus
de patrimonialisation. Elles se cristallisent essentiellement autour de
manifestions festives (fête du Battage et des Moissons, journée de la
Truffe, veillées, etc.). Enjeu symbolique enfin, comme en témoigne
116 M. BERGUES
Dans tous les cas, la transformation d’un objet ou d’un lieu en patri-
moine se traduit par un ajout de sens. Ainsi, le relatif désintérêt vis-
à-vis des démarches associatives trouve une explication. Dans leur
cadre, en effet, l’action patrimoniale se contente d’inventorier les
formes des édifices ayant servi à une vie traditionnelle idéelle sans
chercher à en pénétrer le sens. Cette approche tend à valoriser le
passé en faisant presque table rase de toutes formes contemporaines
du traitement de l’espace et des éléments qui le composent. « Ce qui
les intéresse, c’est que la pierre levée ne se couche pas » (abbé de
Beaumont, entretien du 9 septembre 1996). Mais « remettre debout
ce qui était tombé », pour le simple fait de le relever, apparaît comme
une entreprise formelle, presque vaine, parce qu’elle se passe du
contexte historique dans lequel les choses ont été érigées, ainsi que
des empilements successifs de sens qui les ont emplies.
Bibliographie
Augé, M. 1992. Non-lieux. Introduction à une anthropologie de la surmoder-
nité, Paris, Le Seuil.
Baeque (de), A. & Fr. Mélonio. 1998. « Lumières et liberté, les XVIIIe et
e
XIX siècles », t. III in J.-P. Rioux & J.-F. Sirinelli (dir.), Histoire cultu-
relle de la France, 4 vol., Paris, Le Seuil.
Bergues, M. 1998. « Les relations aux lieux en pays beaumontois », rapport
rendu à la mission du Patrimoine ethnologique et à la Communauté de
communes du pays beaumontois.
Boisvert, T. et al. 1993. Dordogne Périgord, Paris, Bonneton.
« VOUS N’AVEZ PAS BIRON » 117
e
VI siècle avant J.-C. d’un oppidum protohistorique transformé par la
suite en ville romaine –, dans son développement urbain associant
au Moyen Âge ville haute et bastide ou ville basse, et dans la qualité
de sa restauration confiée au XIXe siècle à Eugène Viollet-le-Duc.
sera que trois ans plus tard la construction d’une bastide sur l’autre
rive de l’Aude.
Cette succession d’événements est à l’origine d’importants tra-
vaux qui vont jalonner le XIIIe siècle et marquer considérablement
l’architecture de la cité de l’empreinte des architectes formés en Île-
de-France et dépêchés par le roi. Ces projets de grande ampleur
répondent à la volonté royale de rendre l’annexion de Carcassonne
définitive, d’affirmer la puissance capétienne dans un environnement
qui lui reste hostile et de moderniser les fortifications de la cité qui
devient l’élément majeur du dispositif de défense de la frontière
franco-aragonaise. Celle-ci est en effet l’objet, à cette époque, d’une
lutte politique majeure, les pouvoirs capétien et aragonais nourrissant
tous deux des ambitions expansionnistes, le premier sur la Catalogne,
la Cerdagne et le Roussillon, le second sur le Languedoc.
Un terrain archéologique
En 1830 Guizot, ministre de l’Intérieur, crée le service des Monu-
ments Historiques. L’initiative s’inscrit dans le mouvement d’idées
qui, depuis une vingtaine d’années, s’intéresse à l’étude et à la
conservation de tous les vestiges architecturaux et monumentaux.
Ludovic Vitet, le premier Inspecteur général en titre, est vite débordé
par la tâche et ne peut se rendre sur tous les sites. Carcassonne ne
figure pas sur la liste des priorités. Mais, en novembre 1834, son
successeur, Prosper Mérimée, vient à Carcassonne à l’occasion d’une
tournée dans le Midi de la France. En Ville Basse seules les deux
églises principales, Saint-Michel et Saint-Vincent, lui inspirent
quelques sobres remarques. Son attention est, par contre, retenue par
« la vieille ville » c’est-à-dire la cité. Il en décrit minutieusement les
enceintes et les tours, datant les différentes époques de construction,
et montrant tout ce qu’elles peuvent apprendre sur les techniques
militaires du Moyen Âge. Évoquant rapidement la légende de l’hé-
roïne du lieu, Dame Carcas, et celle du trésor du Grand Puits, il se
tourne ensuite vers l’architecture religieuse, détaillant longuement la
DÉTRUIRE OU CONSERVER ? 137
Le monument religieux
Retour à la citadelle
Mérimée, lors de sa visite en 1834, avait déjà noté l’intérêt des
fortifications, les membres de la Commission des Arts et Sciences
se passionneront pour les trouvailles archéologiques que l’on peut
y faire, mais la question de la sauvegarde des murailles elles-mêmes
n’est pas vraiment à l’ordre du jour. La perspective des sommes
que cela nécessiterait décourage tout embryon de réflexion sur ce
sujet. Seule l’armée, intéressée au premier chef par leur conserva-
tion, a fait ce qu’elle a pu, pour réparer ponctuellement un secteur,
pour empêcher la démolition d’autres, mais elle ne dispose pas de
crédits à affecter à l’entretien de bâtiments inutiles à la défense du
territoire. La cité de Carcassonne est un monument embarrassant,
au statut encore mal déterminé, qui passe du ministère de la Guerre
au ministère de l’Intérieur, dont on vend les pierres en même temps
qu’on découvre sa valeur de témoin remarquable du passé.
Pour Jean-Pierre Cros-Mayrevieille, né dans le quartier de la
Trivalle, au pied de la cité, la perception du drame qui se jouait là
remonte au plus jeune âge, avant toute prise de conscience histo-
rique. Dans des « Notes biographiques » inédites, écrites en 1840,
il se souvient de son émotion à « la vue de la vieille barbacane que
l’on démolissait alors pour construire une filature ». Le spectacle,
dit-il, est toujours resté gravé dans son esprit, peut-être, en partie,
parce que l’antique citadelle était aussi un lieu attaché à la
mémoire familiale :
Mon père, quoique peu lettré, était un admirateur passionné des tours,
des remparts et de la vieille église dans laquelle il avait prié dans son jeune
âge. L’histoire ecclésiastique de Carcassonne, par le Père Augustin Bouges,
était sa lecture favorite, et quand il m’enseignait à lire, comme il n’osait
prendre ni Les Heures, ni L’Évangile, ni La vie des saints, qui formaient
toute sa bibliothèque, c’était dans le livre du Père Augustin qu’il me mon-
trait les lettres. Je conserve encore l’exemplaire que j’ai surchargé plus tard
de notes historiques.
des constructions, les détails très nombreux et très intéressants qu’elle pré-
sente, rendent le relevé exact une opération fort longue et assez difficile.
Il faut, en outre, pour que ce travail soit complet, faire en quelque points
des fouilles et des déblaiements. Ainsi on a tout lieu de croire qu’il existe
autour de la cité de Carcassonne, et entre les deux enceintes, de vastes
souterrains, peut-être un chemin de ronde continu. Toutes ces explorations
sont longues et coûteuses. Je les crois d’une grande utilité et je propose à
la Commission de les autoriser (A.P. 284).
Bibliographie
Bercé, Fr. 2000. Histoire du monument français du XVIII e siècle à nos jours,
Paris, Flammarion.
Choay, Fr. 1996 (1992). L’allégorie du patrimoine, Paris, Le Seuil.
Cros-Mayrevieille, J.-P. 1835. « La Cité et la Ville Basse de Carcassonne »,
L’Art en province, p. 152-169.
– 1846. Histoire du comté et de la vicomté de Carcassonne, t. I, Paris,
J.-B. Dumoulin.
– 1876. Monuments de la Cité et de la Ville Basse de Carcassonne, Car-
cassonne, Pomiès.
– 1896. Histoire du comté et de la vicomté de Carcassonne, t. II, Carcas-
sonne, Gabelle et Bonnafous.
Mérimée, P. 1835. Notes d’un voyage dans le Midi de la France, Paris,
Librairie de Fournier.
Poux, J. 1922-1938. La cité de Carcassonne. Histoire et description, Tou-
louse, Privat, 5 vol.
Trouvé, baron. 1818. Description générale et statistique du département de
l’Aude, Paris, Didot, 2 vol.
Viollet-le-Duc, E. 1844. « La cité de Carcassonne », Annales Archéologiques,
Paris, p. 448-458.
premiers sont essentiellement des artisans alors que les seconds sont
plutôt des officiers royaux, des soldats, des membres de clergé. « La
noblesse et la richesse, ajoute-t-il, semblent absentes des lices »
(1991 : 53). Les parcelles des lices sont également plus petites et plus
bâties, les gens s’y entassent dans un espace restreint. A l’intérieur,
au contraire, il y a trop de places vides, pas assez d’habitants ainsi
qu’en témoigne l’existence d’exemptions fiscales qui avaient pour
but d’enrayer le départ des propriétaires vers la Ville Basse. Rompant
avec la tradition établie par Joseph Poux dans son Histoire de la Cité,
Philippe Satgé conclut donc que
... le peuplement des lices n’a pas résulté d’un débordement de l’inté-
rieur mais d’un apport de population active extérieure venue occuper à l’abri
des anciennes murailles un espace facile à aménager (ibid. : 54-55).
et de boue, et dans la ruelle étroite, parmi les ordures et les débris infects,
des enfants déguenillés, crasseux, vaquent, avec des nuées de mouches, sous
un soleil de plomb qui cuit et roussit toute cette moisissure humaine ; c’est
un ghetto du XIVe siècle (Deveau 1979 : 48).
La fin et le début
De 1853 à 1911 le « nettoyage » des lices s’étala sur plus d’un demi-
siècle. Entre les moments des premières et des dernières démolitions,
l’époque a changé. La vieille forteresse obsolète et ruinée est devenue
un monument historique et la situation économique et sociale de ses
habitants s’est quelque peu améliorée.
La cité en 1846 comptait 116 tisserands, 23 en 1891 et un seul en
1911. A cette date l’industrie textile carcassonnaise est définitivement
morte. Le mouvement ancien de dépeuplement s’est poursuivi, ampli-
fié par le dégagement des lices. De 1846 à 1911 la cité a ainsi perdu
45 % de ses habitants, passant de 1351 à 761 (Satgé 1991 : 97 et
90). Depuis les années 1870 des immigrés espagnols sont venus
compenser, en partie, ces départs : en 1911 ils représentent 12 % de
la population citadine (ibid. : 92). Avec la disparition de l’activité
textile les métiers se sont diversifiés, et si la pauvreté existe toujours
156 C. AMIEL
En tout temps, les habitants de la cité sont privés de l’eau pour le lavage
des rues. En hiver, ils n’en trouvent, pour les usages domestiques, qu’à l’une
des extrémités des remparts et, en été, ils sont obligés d’aller la chercher très
loin, soit à la Fount-grando, qui ne leur en fournit qu’avec parcimonie, soit
aux faubourgs inférieurs (Simonneau 1865 : 41).
1. L’opiniâtreté dont certains firent preuve au cours des négociations le fit plus
d’une fois fulminer contre « ceux qui se sont ainsi logés dans les monuments
162 C. AMIEL
1. (suite) publics comme les rats et les oiseaux de proie » (A.D.A. WT 28, dossier
G. Azéma, lettre du 8 mai 1860).
LES TISSERANDS OUBLIÉS OU LA MÉMOIRE DES ORIGINES 163
ses habitants savent qu’ils habitent un lieu que les autres nomment
un monument historique mais ce qui, à leurs yeux, les fonde en tant
que groupe particulier, les unit entre eux et les oppose aux autres
c’est bien plutôt le fait très concret de vivre à l’intérieur d’une forte-
resse. Il prennent exactement la cité pour ce qu’elle est, pour une
authentique et moderne – puisqu’ils y habitent et qu’elle a été entière-
ment restaurée – ville fortifiée. En rejoignant le cœur de son terri-
toire, ils sont aussi rentrés dans son univers guerrier symbolique. Là,
ils vont développer des façons de vivre originales qui découlent d’un
imaginaire ancré autant dans le passé historique que dans le présent
de la vie ordinaire. A l’intérieur des remparts, ils vivent à l’heure d’un
siège permanent et allégorique. Nous ne dirons pas qu’ils jouent en
permanence aux assiégés mais qu’ils adorent le faire lorsque l’occa-
sion leur en est donnée. Stimulés par l’exemple des générations précé-
dentes, les enfants de la cité s’adonnent inlassablement aux joies d’une
coutumière « petite guerre ». Assis sur une murette accolée au pont-
levis, le groupe des anciens montait jusqu’à il n’y a guère une garde
narquoise contrôlant l’entrée des « étrangers » dans la cité. Le soir du
14 Juillet la population tout entière se met en état d’alerte – « on
évacue les enfants et les chiens » – pour résister aux « bombes » du
feu d’artifice et célébrer, à sa manière, la prise emblématique de la
vieille forteresse : alors que les touristes et les Carcassonnais vont,
pour jouir du spectacle de la cité embrasée, se poster aux alentours
de la butte fortifiée, les habitants se massent dans la cour du château
ou se juchent sur les toits pour profiter au maximum du fracas assour-
dissant, des éclairs aveuglants, de la fumée qui les fait tousser, de la
crainte de voir tomber autour d’eux des morceaux tranchants de baké-
lite – « ça bombarde de partout », « on joue à se faire peur ». Aucun
souci de chronologie ne guide les Citadins lorsque, sur la scène gran-
deur nature de la cité, ils jouent au théâtre de la guerre. Seul le thème
les intéresse et, pour eux et dans ce lieu chargé d’une longue mémoire
de deux mille ans, la notion d’histoire, synonyme d’évolution et de
changements, s’efface devant celle d’une monumentalité aux vertus
fixatrices. Leur cité n’est ni romaine, ni médiévale, ni même une res-
tauration du XIXe siècle, elle est de tous les âges, éternelle et intempo-
relle, « La cité elle est toujours là ! Depuis le temps ! Et elle sera
toujours là, pareille ! Sans changer ! Elle bouge pas » 2.
2. Nous résumons brièvement ici les résultats de notre travail en cours sur la vie
quotidienne contemporaine dans la cité et les façons d’habiter un monument
historique.
LES TISSERANDS OUBLIÉS OU LA MÉMOIRE DES ORIGINES 165
Bibliographie
Amiel, Chr. & J.-P. Piniès. 1999. La cité des images. Voir, habiter, rêver,
catalogue d’exposition à la Maison des mémoires (juill.-sept.), Carcas-
sonne, GARAE/Hésiode.
Carcassonne et les pays d’Aude. 1909. Carcassonne, Syndicat d’initiative.
Cazals, R. & R. Pech. 1990 (1984). « L’entrée dans la modernité (1800-
1870) », in J. Guilaine & D. Fabre (dir.), Histoire de Carcassonne, Tou-
louse-Privat, p. 173-195.
Deveau, J.-M. 1979. L’Aude traversière. Récits de voyages du XVIIIe siècle à
nos jours, Villelongue-d’Aude, Atelier du Gué.
Fabre, D. 1990 (1984). « L’invention de la cité », in J. Guilaine & D. Fabre
(dir.), Histoire de Carcassonne, Toulouse-Privat, p. 242-259.
Malo, L. 1886. « Une ville au Moyen Âge », Revue du Lyonnais, II, 5e série,
p. 229 et suiv. (article dactylographié conservé à la Bibliothèque munici-
pale de Carcassonne).
166 C. AMIEL
Mais, quoi qu’il en soit, la grande crise, celle qui va fonder notre
notion moderne de patrimoine, une des crises majeures, dans l’his-
toire de l’appropriation d’un territoire par une société, est la Révolu-
tion française. Au moment de la Révolution française, la vacance des
édifices religieux va être totale : avec la nationalisation des biens du
clergé, on a mis à bas en quelques jours, en quelques mois à peine,
un système séculaire, et qui concernait la totalité des espaces du terri-
toire français. Je crois que l’on a beaucoup de mal à prendre la
mesure de ce qu’a été ce bouleversement absolument général, auquel
aucune ville, aucun village, n’a pu échapper, qui a concerné le terri-
toire et la société tout entiers. On a également du mal à se représenter
le maillage extraordinairement dense d’institutions religieuses, de
couvents en particulier, qui dominaient l’espace urbain et rural. Dans
toute la France, à cette époque, sont encore présentes toutes les
strates superposées de l’histoire du mouvement monastique, le vieux
fonds bénédictin, les cisterciens, les ordres mendiants du XIIe et du
e
XIV siècle, avec les scissions et les réformes successives, les apports
nouveaux après la Réforme, les Jésuites... En détruisant tout ce sys-
tème, en incorporant à l’État les biens de toutes ces familles reli-
gieuses, on interrompait de manière radicale tout un ensemble de
relations, qu’il s’agisse de relations concrètes de dépendance écono-
mique ou politique, ou de relations plus diffuses, liées au prestige ou
à la représentation que l’on avait de ces institutions. En outre, la
présence de ces édifices caractérisait le paysage. Ils étaient souvent
imposants : grandes nefs gothiques, tours, clochers – nos villes sont
« plates » aujourd’hui si on les compare à l’Ancien Régime –,
cloîtres, enceintes, édifices ornés... et leur présence ne pouvait pas
ne pas être constitutive de la représentation qu’avait la collectivité
tout entière de son espace et de son territoire. Et tout fut privé de
sens dans un espace de temps très court, et partout, et rien n’y
échappa. C’est, à mon avis, une des réelles révolutions qui ont eu
lieu au moment de la Révolution, une remise en cause radicale de la
perception que pouvaient avoir les Français de leur territoire. Et c’est
essentiellement cette révolution-là qui allait aboutir, par un processus
assez lent, en une trentaine d’années, à l’idée moderne de monuments
historiques, proposant une nouvelle perception collective du territoire,
une nouvelle clé de lecture des points de repères. Les enjeux écono-
miques jouent un rôle de premier plan dans ce phénomène. Cette
population immense d’édifices vidés en quelques jours, et qui seront
bientôt vendus, pose une question, toujours la même : qu’est-ce qu’on
peut en faire ? A quoi peuvent-ils servir ? C’est une question qui
176 O. POISSON
n’est pas posée sous l’angle idéologique, même pas, sans doute, sous
l’angle du vandalisme stigmatisé par Grégoire, mais bien plutôt sous
l’angle économique, d’autant plus qu’en vendant séparément les éta-
blissements religieux et leurs patrimoines fonciers, on a dissocié les
édifices des revenus qui permettaient de les entretenir. Alors, une
fois qu’on a transformé une église en halle ou en marché, une fois
qu’on a mis une prison ou une caserne dans un couvent ou deux,
que peut-on faire des six ou huit, ou plus, qui restent encore dans
chaque ville ? Or, dans l’économie de la société préindustrielle, la
valeur des matériaux qui composent un édifice est importante, et la
récupération, c’est-à-dire la démolition pour le remploi des maté-
riaux, est une opération rentable économiquement. Il s’ensuivra, dans
toutes les villes françaises, sans exception, une très large campagne
de destruction d’édifices religieux, moins liée à une quelconque idéo-
logie du « vandalisme » qu’à des enjeux financiers.
Il ne s’agit plus seulement ici de perte de sens, mais bien d’une
transformation physique du paysage bâti lui-même, dans lequel va
s’installer un élément-point de repère nouveau, la ruine. Ruine, parce
que la récupération des matériaux est progressive, que les grands édi-
fices qu’on abat sont, pourrait-on dire, vendus au détail. Le plus pré-
cieux, le plus mobile (matériaux de couverture en particulier) part en
premier, mais pour la récupération de la pierre, on ne démolit qu’au
fur et à mesure des besoins, et ainsi les édifices entrent dans une
sorte de longue agonie, perdant année après année tours, travées, cha-
pelles. Le plus spectaculaire exemple à citer est sans doute la dispari-
tion progressive de l’abbatiale de Cluny, la plus grande église de la
chrétienté, étalée sur une vingtaine d’années. Dans sa préface au
Génie du Christianisme (1802), Chateaubriand caractérise ainsi l’am-
biance de son temps : « Partout l’on voyait des restes d’églises ou de
monastères que l’on achevait de démolir ; c’était même devenu
comme un amusement que d’aller se promener dans ces ruines. »
Cette phrase caractérise d’un trait la nouvelle réalité du paysage bâti
à l’orée du XIXe siècle. Elle décrit aussi de nouveaux comportements
collectifs, que Chateaubriand nous laisse entrevoir, un peu rêveurs et
nostalgiques, bientôt romantiques.
Mais pour qu’une relecture soit possible, il était nécessaire
qu’elle soit collective. Si les écrivains ou les artistes ont joué un
certain rôle dans cette réappropriation par la société dans son
ensemble du paysage ainsi transformé, ce qui fut plus déterminant
encore fut la coïncidence, par un hasard sans doute de l’histoire des
techniques, avec une innovation décisive qui allait permettre la multi-
POUR UNE HISTOIRE DES MONUMENTS HISTORIQUES 177
Autant de pistes pour une histoire qui reste à faire, et que je crois
d’autant plus nécessaire qu’il s’agit d’un service installé au cœur de
l’État depuis plus de cent soixante ans, avec une apparence d’immuabi-
lité, alors qu’en fait les rapports de son objet même – le patrimoine –
avec la société ont considérablement varié dans le temps, justifiant
d’ailleurs les regards anthropologiques qui font l’objet de cet ouvrage.
Bibliographie
Chaslin, Fr. 1997. « Patrimoine yougoslave et purification ethnique », in J. Le
Goff (dir.), Patrimoine et passions identitaires. Actes des Entretiens du
Patrimoine, Théâtre national de Chaillot, Paris, les 6, 7 et 8 janvier
1997, Paris, Fayard/Éd. du Patrimoine, p. 337-347.
Jean-Michel Leniaud
Voyage au centre du patrimoine
Un bilan provisoire
Bientôt, ces dernières en vinrent à craindre l’inflation patrimoniale,
l’insuffisance des ressources budgétaires, la muséification du pays.
Cette inquiétude ne rendait pas compte de la réalité, car la France se
montre, par rapport à ses voisins européens, insuffisamment protégée,
mais exprimait un conflit de pouvoir entre les médiateurs institution-
nels et ceux qui émanent du corps social : comme l’exprimait déjà
Guizot dès la création du service des Monuments Historiques au
début de la monarchie de Juillet, le rôle de l’État consiste autant à
protéger ce qui le mérite qu’à empêcher que ne le soit ce qui, à ses
yeux, ne justifie pas de l’être. Au sein de l’État, autodésigné comme
régulateur des protections, le médiateur institutionnel intervient de ce
fait autant comme partie que comme arbitre.
En 1992, je m’étais félicité de la prolifération des nouveaux
médiateurs et des nouvelles prises de conscience patrimoniale qu’ils
ont suscitées, pensant que, quelle que fût la particularité de l’objet
182 J.-M. LENIAUD
1. Un sujet de thèse vient d’être déposé sur ce sujet à l’École pratique des hautes
études sous ma direction.
184 J.-M. LENIAUD
Inquiétudes méthodologiques
On n’a pas fini d’explorer le contenu du concept de Patrimoine.
L’emploi du terme, au sens où nous l’entendons ici, paraît relative-
ment récent et se généralise dans les années 1970. Encore que cette
naissance tardive ne paraisse pas assurée : on trouve déjà sous la
plume de Guizot en 1823 l’usage du mot pour désigner le patrimoine
collectif ; mieux encore, sous celle de Puthod de Maisonrouge dès
1790. Il faudrait interroger le droit médiéval et le droit romain : on
y découvrirait de précieuses indications.
Sur le concept lui-même, on ne peut que constater qu’il ne cesse
d’évoluer, qu’il constitue une notion « en voie de formation », comme
disent les juristes. Avant d’essayer d’en entreprendre l’histoire, notons
en premier lieu qu’il ne peut être limité aux nouvelles sciences
humaines – c’est devenu clair aujourd’hui. Le patrimoine, en effet,
n’englobe pas seulement les œuvres de l’homme, mais celles de la
nature : l’environnement, considéré sous l’angle de la géographie phy-
sique et des sciences naturelles, en fait partie et les évolutions qui
l’affectent, les modifications, voire les destructions, influent sur les
sociétés et sur les comportements collectifs. De son côté, la biologie,
animale et humaine, pose le principe de l’hérédité comme antérieur à
celui de l’héritage. Ainsi, les sciences exactes, en intégrant au patri-
moine les données naturelles et génétiques, soulèvent la question de leur
articulation avec le patrimoine culturel. A cette question, le XIXe siècle
positiviste avait répondu en mettant en évidence cette trilogie que
Taine avait formulée mieux qu’un autre, en reliant milieu, race et
moment. Quelle que soit l’obsolescence de ce type d’interprétation, le
défi reste entier : comment articuler, sans tomber dans un positivisme
déterministe, ce triple faisceau de données, nature, génétique et culture ?
Ce constat fait du caractère englobant du concept de patrimoine,
il n’en reste pas moins qu’il paraît difficile d’en faire l’histoire. Je
propose qu’on adopte ici la méthode « rétrospective » qu’emploient
fréquemment les historiens du droit : retrouver, éventuellement
désignés sous un autre nom, les premières traces, les antécédents, les
embryons de paradigme d’une notion qui s’est ultérieurement consti-
tuée. Comment, par exemple, en partant du concept d’établissement
public, en retrouver l’origine dans la personne de mainmorte ecclé-
siastique (abbaye, chapitre, etc.) sous l’Ancien Régime ? Sous cet
angle, le risque d’anachronisme est faible et sans commune mesure
avec la fécondité d’une démarche qui permet de lier à travers le
temps des faits apparemment disjoints.
VOYAGE AU CENTRE DU PATRIMOINE 185
Bibliographie
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Christian Jacquelin et André Signoles
Préserver l’usage social du monument
Les arènes de bouvine
encadrés par des cafés et des bâtiments publics (mairie, église inscrite
à l’inventaire supplémentaire des Monuments Historiques, château
classé monument historique).
Lorsqu’il n’y a pas de course, ces arènes sont ouvertes aux
badauds et autres joueurs de pétanque ; au fil du quotidien, les adoles-
cents s’y rencontrent et les enfants peuvent s’y adonner à leurs jeux
favoris en toute turbulence... Manifestement, l’infrastructure tauroma-
chique ne nuit pas à la fonctionnalité habituelle d’une place
publique : il semblerait même qu’elle en renforce le dynamisme en
valorisant, à l’instar de l’agora, la représentation de la vie collective.
Ainsi, plus que les gradins appelés à évoluer sans cesse, ce sont
les lieux eux-mêmes – terrain d’assiette et bâti qui le structure – qui
ont été proposés à la protection : en somme plus « d’immatériel que
de matériel » comme le soulignait le préfet de région en fin de
séance. C’est donc, comme l’a noté Denis Chevallier (1993 : 115),
... le classement 2 c’est important pour l’image que l’on donne, c’est
reconnaître nos traditions, notre culture. Conserver les arènes dans le cœur
du village avec les cafés, c’est maintenir l’agora.
2. Il est à noter que généralement on dit « classé » quelle que soit la mesure de
protection...
PRÉSERVER L’USAGE SOCIAL DU MONUMENT 193
Bibliographie
Chevallier, D. 1993. « “ Conserver ” le patrimoine ethnologique », in Meubles
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Daniel Fabre
Ancienneté, altérité, autochtonie
1. Je laisse ici à part l’usage du terme – fréquent au XIXe siècle – pour désigner
les textes premiers de la langue, de l’histoire et de la littérature nationales. Voir
à ce propos Zumthor 1960 et Le Goff 1976.
196 D. FABRE
Temporalités
Une grande ombre a plané sur nos débats et il est maintenant temps
de l’évoquer. Alois Riegl est vraiment le père – avec William Morris
et, sur un tout autre plan, Eugène Viollet-le-Duc, John Ruskin et
Camillo Boito – de la réflexion moderne sur le monument historique.
Son opuscule sur Le culte moderne des monuments, paru à Vienne
en 1903, est un texte de circonstance qui a été redécouvert au début
des années 1980 2. Sans doute correspond-il à des questions si
actuelles qu’il est devenu, dans le cercle assez fermé des historiens
de l’architecture, de la conservation et de la restauration, une réfé-
rence rituelle. On a même pu parler un peu ironiquement d’un « culte
du Culte des monuments ». J’aurais, pour ma part, tendance à le
considérer comme la première contribution de l’anthropologie à
l’analyse de ce thème. Car Alois Riegl a quelque titre à faire valoir
dans notre domaine : il n’est pas seulement un spécialiste du Portrait
de groupe dans la peinture hollandaise et de la Grammaire histo-
rique de l’ornement, ou encore le savant conservateur du département
2. L’édition italienne est de 1981, l’américaine de 1982 (in « Monumentality »), les
deux traductions françaises sont de 1984. Françoise Choay (1996) s’est beaucoup
appuyée sur ce texte dont elle a présenté l’édition parue au Seuil (1984a : 7-20).
Une vue complète de la redécouverte de Riegl est proposée par Sandro Scarro-
chia, le meilleur spécialiste actuel du sujet, dans son édition du Denkmalkultus
(1981) et, surtout, dans sa fondamentale anthologie critique des textes de Riegl,
de ses élèves et de ses commentateurs (1995).
ANCIENNETÉ, ALTÉRITÉ, AUTOCHTONIE 197
des tissus au musée des Arts appliqués de Vienne, il est aussi, pour
nous ethnologues, l’un des tout premiers théoriciens des rapports
entre l’objet domestique et l’art populaire en Europe 3. Il faut croire,
en tout cas, que les responsables du gouvernement autrichien avaient
flairé les qualités de l’homme puisqu’elles lui confièrent le soin de
concevoir une réforme nationale de la tutelle des monuments. Riegl
n’a alors que quarante-cinq ans mais, outre sa formation initiale de
juriste, il a fait valoir son imagination institutionnelle lorsqu’il a tra-
vaillé, en tant que professeur de l’université de Vienne, à autonomiser
l’histoire de l’art au sein du monde académique autrichien. En accep-
tant, non sans hésitation, sa nouvelle mission, il poursuit une ambi-
tion du même genre : obtenir que soit reconnu pour la conservation
des monuments un contenu spécifique et pour le conservateur un sta-
tut identifié. Mais, pour ce faire, Riegl se refuse à utiliser les argu-
ments corporatistes habituels. Cette réforme est nécessaire parce que
s’est instauré, en Autriche et ailleurs, un autre rapport au monument,
parce que l’on peut parler légitimement de moderne Denkmalkultus,
d’un « culte moderne des monuments » qui exige un service public
d’un type nouveau.
Il faudrait s’arrêter sur le détail des propositions institutionnelles
de Riegl – qui, ne l’oublions pas, fourniront la base d’un texte de
loi –, je me contenterai de rappeler ici le cœur toujours vivant de
son analyse. Retenons en préalable qu’elle ne dépend pas seulement
de son expérience de chercheur et de muséographe, un climat intel-
lectuel et artistique a sans aucun doute stimulé cette pensée. Riegl est,
en effet, pleinement situé dans la Vienne fin-de-siècle et la monarchie
austro-hongroise – où se conjoignent un souci de l’histoire, comme
fondement contradictoire de l’Empire et des nations dominées, et une
modernité artistique qui fait à l’architecture une large part. Le dé-
montre la présence insistante de ce thème chez quelques contempo-
rains majeurs. Françoise Choay a justement relevé la métaphore
– monumentale et archéologique – qui permet à Freud de se repré-
senter l’inconscient et son exploration. On pourrait ajouter d’autres
références aussi éclairantes : à Wittgenstein, passionné par l’architec-
ture et lui-même concepteur de maisons ; à Musil qui fait de son
« homme sans qualités » l’ingénieur sceptique d’une commémoration
nationale ; à Kafka qui, dans Le Procès, en montrant Joseph K. (mili-
tant bénévole de la protection du patrimoine, ne l’oublions pas !)
errant dans le labyrinthe du Palais de justice, donne corps à un monu-
4. Voir, outre les romans cités, Choay 1996 et la biographie de Wittgenstein par
Brian McGuinness (1991, en particulier : 256-257).
ANCIENNETÉ, ALTÉRITÉ, AUTOCHTONIE 199
7. Voir sur ces points les réflexions de Jochen Gerz sur ses créations monumentales
(1996) et les pratiques commémoratives autour des victimes du sida (in Ethnolo-
gie française 1998-1). Sur la question inverse : « Que faire des monuments du
totalitarisme ? », voir Scarrochia 1989 et 1990.
ANCIENNETÉ, ALTÉRITÉ, AUTOCHTONIE 201
8. Voir Yerushalmi 1985. J’ai prolongé ailleurs les mêmes propositions dans un
essai à paraître sur le problème du récit autobiographique dans les sociétés juives.
9. Voir sur ce point les travaux de Jochen Gerz sur la mémoire : Jean-Pierre Salgas
1994, Jochen Gerz 1994 et 1996. Et les analyses de Langer 1991 ; Milton 1991 ;
Vidal-Naquet 1981 ; Young 1986, 1993.
202 D. FABRE
De la réception
Les propositions d’Alois Riegl conservent leur vertu d’éveil pour la
réflexion anthropologique dans la mesure où l’on considère, comme
j’ai tenté de le faire, que le point où elles trouvent leur cohérence
10. Orlando 1993 ; voir aussi le débat avec l’auteur dans « La memoria e le
cose » (1995).
ANCIENNETÉ, ALTÉRITÉ, AUTOCHTONIE 205
Celui qui reçoit le monument l’innerve donc toujours d’un sens nou-
veau, l’actualise. Alors se trouvent pris à revers les discours qui ne
justifient la protection monumentale qu’en invoquant l’avenir, la
mémoire des descendants, le fantôme muet du futur. En réalité l’exis-
tence d’un monument ne prend quelque intensité que lorsque s’af-
frontent autour de lui des lectures et des usages, lorsque s’expriment
des passions, lorsque s’opposent les raisons que Riegl a voici presque
un siècle déclinées. Le monument n’est plus alors justifié par la rhé-
torique convenue du devoir de transmission, il devient un événement
à travers lequel remontent quelques contradictions essentielles – entre
le nous et la masse, le savoir et le simulacre, l’autorité et l’appropria-
tion... Et tout cela à propos d’un passé devenu œuvre.
Bibliographie générale
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220 BIBLIOGRAPHIE
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