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Éditions de la Maison des sciences de l’homme 

Domestiquer l’histoire
Ethnologie des monuments historiques

Daniel Fabre (dir.)

DOI : 10.4000/books.editionsmsh.2861
Éditeur : Éditions de la Maison des sciences de l’homme, Ministère de la Culture
Lieu d’édition : Paris
Année d’édition : 2000
Date de mise en ligne : 28 janvier 2016
Collection : Ethnologie de la France
EAN électronique : 9782735118762

https://books.openedition.org

Édition imprimée
EAN (Édition imprimée) : 9782735108770
Nombre de pages : X-222

Ce document vous est offert par Bibliothèque Sainte-Barbe - Université Sorbonne Nouvelle Paris 3

Référence électronique
FABRE, Daniel (dir.). Domestiquer l’histoire : Ethnologie des monuments historiques. Nouvelle édition [en
ligne]. Paris : Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2000 (généré le 16 novembre 2022).
Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/editionsmsh/2861>. ISBN : 9782735118762.
DOI : https://doi.org/10.4000/books.editionsmsh.2861.

© Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2000


Licence OpenEdition Books
RÉSUMÉS
L’ethnologie s’est, jusqu’à présent, très peu intéressée au monument dans la mesure où celui-ci
témoignait d’une conception officielle de l’histoire. Érigé pour entretenir la mémoire, il énonce le
passé en le peuplant des figures que l’autorité souhaite immortaliser. Et la notion de «
monuments historiques » ne fait que prolonger cette définition première en choisissant après
coup, dans la masse des édifices et des ouvrages de l’art, ceux qui incarnent au mieux le destin
imaginé de la nation. Aujourd’hui, ces conditions originelles ont beaucoup perdu de leur force et
de leur sens. Pourtant l’intérêt pour les hauts lieux, loin de faiblir, n’a jamais été aussi intense et
jamais les débats à leur propos n’ont été aussi ardents. Ce livre tente d’en comprendre les
raisons. De la Sicile orientale au pays valencien, des châteaux privés à la cité de Carcassonne en
passant par les bourgs et les campagnes du Minervois, du bas Languedoc et du Périgord, il nous
fait voyager dans des territoires et des sociétés marqués par la conversion monumentale et
patrimoniale. L’attention ethnologique s’adresse ici, en priorité, aux habitants, aux visiteurs, à
tous ceux qui vivent au présent familier la majesté monumentale et en domestiquent, sur un
mode imprévu, les pouvoirs. Cet ouvrage est issu d’un séminaire organisé conjointement par la
mission du Patrimoine ethnologique, l’UMR 8555 (Centre d’anthropologie, Toulouse) et
l’ethnopôle GARAE à Carcassonne. Intitulé « Regards anthropologiques sur les monuments
historiques », réunissant ethnologues et professionnels des Monuments historiques, il s’est tenu
à Carcassonne, au mois de septembre 1997.
Mission du Patrimoine ethnologique
Collection Ethnologie de la France
CAHIER 15

Direction
de l'architecture
et du patrimoine
Sous la direction de
Daniel Fabre

DOMESTIQUER L’HISTOIRE
Ethnologie des
monuments historiques

Éditions de la Maison des sciences de l’homme, Paris


DOMESTIQUER L’HISTOIRE
CAHIER 15

Les CAHIERS de la collection Ethnologie de la France rassem-


blent des textes – synthèses des appels d’offres thématiques, actes
de colloques, répertoires, etc. – issus des activités de la mission
du Patrimoine ethnologique du ministère de la Culture et de la
Communication.

Dans les CAHIERS sont déjà parus :


Répertoire de l’ethnologie de la France 1990, XIV-403 p.
CAHIER 1 – Sociétés industrielles et urbaines contemporaines,
Séminaire des 2 et 3 décembre 1983, Centre culturel de la
Fondation Royaumont, 1985, XII-163 p.
CAHIER 2 – Les savoirs naturalistes populaires, Actes du Sémi-
naire de Sommières, 12 et 13 décembre 1983, 1985, X-94 p.
CAHIER 3 – Habitat et espace dans le monde rural, Stage de
Saint-Riquier, mai 1986, 1988, IV-117 p.
CAHIER 4 – Cultures du travail. Identités et savoirs industriels
dans la France contemporaine, Séminaire de Royaumont,
janvier 1987, 1989, VIII-272 p.
CAHIER 5 – Patrimoines en folie, Actes du Séminaire « Patri-
moines », 1987-1989, Collège international de philosophie,
sous la direction de Henri-Pierre Jeudy, 1990, X-300 p.
CAHIER 6 – Savoir faire et pouvoir transmettre. Transmission et
apprentissage des savoir-faire et des techniques, Rencontres
de Royaumont, 15-17 janvier 1990, sous la direction de
Denis Chevallier, 1991, XIII-265 p.
CAHIER 7 – Vers une ethnologie du présent, sous la direction
de Gérard Althabe, Daniel Fabre et Gérard Lenclud, 1992,
XII-257 p.
CAHIER 8 – Françoise Dubost, Vert patrimoine. La constitution
d’un nouveau domaine patrimonial, 1994, 172 p.
CAHIER 9 – Paysage au pluriel. Pour une approche ethnologique
des paysages, sous la direction de Claudie Voisenat, 1995,
XVII-241 p.
CAHIER 10 – L’Europe entre cultures et nations. Actes du col-
loque de Tours, décembre 1993, sous la direction de Daniel
Fabre, 1996, XI-344 p.
CAHIER 11 – Par écrit. Ethnologie des écritures quotidiennes,
sous la direction de Daniel Fabre, 1997, XIII-396 p.
CAHIER 12 – La fabrique des héros, sous la direction de Pierre
Centlivres, Daniel Fabre et Françoise Zonabend, 1999, XI-
319 p.
CAHIER 13 – Carrières d’objets. Innovations et relances, sous la
direction de Christian Bromberger et Denis Chevallier, 1999,
VII-224 p.
CAHIER 14 – En pays kanak, sous la direction de Alban Bensa
et Isabelle Leblic, 2000, XIII-368 p.
Mission du Patrimoine ethnologique
Collection Ethnologie de la France
CAHIER 15

Direction
de l'architecture
et du patrimoine

Sous la direction de
Daniel Fabre
Textes réunis par
Claudie Voisenat

DOMESTIQUER L’HISTOIRE
Ethnologie des monuments historiques

Éditions de la Maison des sciences de l’homme, Paris


Responsable de la collection
Christine Langlois
Mission du Patrimoine ethnologique

Conception graphique de la collection


Raymonde Arcier

Responsable de fabrication
Nathalie Fourrier

Relecture
Françoise Clausse

Première de couverture
Dessin collectif, classe de grande section et moyenne section
École maternelle Paul Lacombe, Carcassonne

Quatrième de couverture
Angélique Fort
École maternelle Paul Lacombe, Carcassonne

ISBN 2 7351 0877 5 ISSN 0758 5888


Copyright 2000
Ministère de la Culture et de la Communication
Mission du Patrimoine ethnologique
Imprimé en France
Sommaire

Les auteurs VII


Préface IX
FRANÇOIS BARRÉ
L’ethnologie devant le monument historique 1
DANIEL FABRE

I
Ethnographies

Poétique de l’histoire et de l’identité dans une ville de Sicile


orientale 33
BERARDINO PALUMBO
Un monument peut en cacher un autre : Rieux-Minervois et sa
rotonde 55
SYLVIE SAGNES
Châteaux de pierres, châteaux de bois : Maures et chrétiens à la
reconquête du monument 71
DOMINIQUE BLANC
Des châteaux privés s’ouvrent au public 85
ÉRIC MENSION-RIGAU
« Vous n’avez pas Biron », le patrimoine rural, monument minus-
cule ? 103
MARTINE BERGUES

II
Regards croisés : la cité de Carcassonne

La cité de Carcassonne entre patrimoine d’exception et tourisme


de masse 121
MARIE-GENEVIÈVE COLIN
VI SOMMAIRE

Détruire ou conserver ? L’émergence du monument (1800-1850) 129


JEAN-PIERRE PINIÈS
Les tisserands oubliés ou la mémoire des origines 147
CHRISTIANE AMIEL

III
Points de vue

Pour une histoire des monuments historiques 169


OLIVIER POISSON
Voyage au centre du patrimoine 181
JEAN-MICHEL LENIAUD
Préserver l’usage social du monument : les arènes de bouvine 189
CHRISTIAN JACQUELIN et ANDRÉ SIGNOLES
Ancienneté, altérité, autochtonie 195
DANIEL FABRE

Bibliographie 209
Les auteurs

CHRISTIANE AMIEL, ethnologue, GARAE, Carcassonne ; Centre d’anthropo-


logie, Toulouse.
FRANÇOIS BARRÉ, directeur de l’Architecture et du Patrimoine, Paris.
Martine BERGUES, doctorante en ethnologie, École des hautes études en
sciences sociales, Paris.
DOMINIQUE BLANC, ethnologue, Centre d’anthropologie, Toulouse.
MARIE-GENEVIÈVE COLIN, conservateur en chef du Patrimoine, adminis-
trateur de la cité de Carcassonne et de la forteresse de Salses.
DANIEL FABRE, ethnologue, École des hautes études en sciences sociales,
Paris ; Centre d’anthropologie, Toulouse.
CHRISTIAN JACQUELIN, ethnologue, Direction régionale des Affaires cultu-
relles de Languedoc-Roussillon.
JEAN-MICHEL LENIAUD, directeur d’études, École pratique des hautes
études, Paris.
ÉRIC MENSION-RIGAU, historien, université de Paris IV.
BERARDINO PALUMBO, ethnologue, université de Messine.
JEAN-PIERRE PINIÈS, ethnologue, GARAE, Carcassonne ; Centre d’anthro-
pologie, Toulouse.
OLIVIER POISSON, inspecteur général des Monuments historiques.
SYLVIE SAGNES, ethnologue, Toulouse.
ANDRÉ SIGNOLES, documentaliste, Conservation régionale des Monu-
ments historiques, Direction régionale des Affaires culturelles de Lan-
guedoc-Roussillon.
CLAUDIE VOISENAT, ethnologue, ministère de la Culture ; Centre
d’anthropologie, Toulouse.
Préface

Robert Musil dans un texte de ses Œuvres pré-posthumes donne,


avec humour, une recette pour assurer l’oubli collectif des grands
hommes, des hauts lieux, des dates historiques : leur consacrer un
monument. La présence envahissante de ces statues et de ces archi-
tectures se retourne, pour Musil, en son contraire. A force de tout
faire pour se faire voir, elles en deviennent invisibles !
Le paradoxe est stimulant mais il ne permet pas de saisir toute
la complexité de la monumentalité contemporaine qui, bien au-delà
des intentions commémoratives, a inclus dans la catégorie « monu-
ment » les traces les plus remarquables du passé et les bâtiments les
plus audacieux du présent. Le tout étant absorbé dans la catégorie
polymorphe de patrimoine.

La rencontre dont ce livre recueille l’essentiel a eu lieu en septembre


1997 à Carcassonne, au pied d’un monument historique qui fut, en
son temps, des plus controversés – n’est-il pas un haut lieu du débat
entre conservation et restauration – et qui est aujourd’hui l’un des
plus visités de France. L’inscription récente sur la liste du patrimoine
mondial par l’Unesco y est en ce moment vécue comme un redou-
table défi. Loin d’être effacé et oublié le monument est ici, depuis
qu’il a été reconnu, un foyer d’effervescence, une source continue
de débats qui prennent bien des formes, utilisent une grande diversité
d’arguments et intéressent toute la société.
C’est lorsque se produit cette conjonction hautement paradoxale
du monument et de l’événement que l’ethnologie retrouve ses terrains
de prédilection et peut proposer une autre façon de voir et de penser
la monumentalité.
C’est en tout cas le pari relevé par l’ethnopôle GARAE (Groupe-
ment audois de recherche et d’animation ethnographique), installé à
Carcassonne, à l’ombre de la cité et qui, en liaison avec l’UMR 8555
à Toulouse, a pris pour titre générique « Ethnologie du patrimoine et
X PRÉFACE

patrimoine de l’ethnologie ». Depuis 1996, une série de recherches


sur le monument en constitue l’un des volets les plus novateurs. Trois
déplacements de perspectives ou, du moins, trois accents particuliers
définissent ce programme de travail collectif.
Il s’agit d’abord d’examiner dans le contexte réel de leur énon-
ciation les catégories discursives qui fondent et justifient l’élection
monumentale. Seront ainsi passées au crible les notions d’histoire,
de mémoire, d’authenticité, de représentativité, d’urgence... qui nour-
rissent la rhétorique de la monumentalisation et fonctionnent comme
des arguments d’autorité dans les débats techniques, scientifiques et
sociaux.
Vient ensuite l’attention toute particulière portée à la réalité des
controverses, des contestations, des crises qui agitent l’univers de la
monumentalité sous toutes ses formes. Des soudaines « émotions
patrimoniales » qui surgissent autour du traitement d’un monument
on peut admettre qu’elles nous éclairent sur le rapport au passé et,
plus largement, au temps et à l’espace vécu.
Enfin, et c’est surtout cette facette qu’illustre ce livre, le monu-
ment ne prend quotidiennement sens qu’au regard de ceux qui le
reçoivent : ses voisins, ses visiteurs, ses habitants. Si le processus
de la sélection et de la protection des monuments a été bien étudié,
nos connaissances sur sa réception et ses usages sont encore très
lacunaires, d’autant qu’elles ne sauraient se limiter à une classique
« sociologie des publics ».

Il faut donc considérer cet ouvrage comme le premier volet d’un


chantier dont il est bon qu’il ait trouvé sa place dans une ville
– Carcassonne – et dans un département – l’Aude – qui offrent un
terrain exceptionnel à la toute neuve ethnologie du monument et à
l’anthropologie des façons de « domestiquer l’histoire ».

François Barré
Daniel Fabre
L’ethnologie devant le monument historique

Le thème de ce séminaire – « Ethnologie et Monuments historiques » –


a quelque chose d’assez insolite pour qu’une réflexion sur les cir-
constances de cette rencontre entre deux domaines a priori si distants
me semble la meilleure introduction possible aux débats 1. On pourrait
certes ramener la surprise à un constat immédiat : avec les monu-
ments – qui sont une des façons dont nos sociétés « domestiquent
l’histoire » en lui assignant un espace qui la concrétise et la repré-
sente – l’ethnologie est en train d’ouvrir un terrain nouveau. Mais,
en France, l’expression elle-même nous en dit beaucoup plus sur les
caractères de l’objet : les « Monuments Historiques » sont des
témoins de l’histoire qu’une volonté centrale a élus et imposés régle-
mentairement, et cette seconde dimension vient spécifier la première.
Nous n’avons donc pas simplement affaire à des bâtiments, des sites
et des objets conventionnellement marqués du sceau de l’Histoire
mais à un domaine administratif fondé, à partir de la monarchie de
Juillet, sur le pouvoir de l’État qui négocie nécessairement avec les
groupes locaux et les volontés particulières 2. De plus, l’administra-

1. Valérie Bonnet a pris au vol et transcrit des improvisations d’ouverture au sémi-


naire ; Christine Bellan, Jean-Pierre Piniès et Claudie Voisenat ont précisé, grâce
aux collections du GARAE en particulier, la plupart des références bibliogra-
phiques. Christian Jacquelin a bien voulu relire attentivement ce texte à la
lumière de sa longue expérience de conseiller sectoriel en ethnologie auprès de
la direction régionale des Affaires culturelles (DRAC) de Languedoc-Roussillon.
Je les remercie chaleureusement de leur si précieuse collaboration tout en assu-
mant les analyses ici avancées y compris dans leur caractère provisoire.
2. Pour une présentation commode de l’évolution administrative on se reportera au
« Que sais-je ? » de Jean-Pierre Bady (1998). Les travaux anciens de Frédéric
Rücker (1913) restent intéressants car exactement contemporains de la loi de
1913 qui fonde réglementairement le domaine. Ils sont renouvelés par Verdier
(1934), par les chapitres des Lieux de mémoire (Nora 1984-1992) écrits par
André Fermigier, Bruno Foucart et Dominique Poulot et surtout par l’ouvrage
de D. Poulot (1997).
2 D. FABRE

tion directe d’un certain nombre de biens et de lieux a généré des


savoirs complexes liés à la restauration, à la conservation et à la
pédagogie (ces monuments-là ne furent-ils pas des exempla de la
Nation ?), au point que l’on peut également parler d’une compétence
intellectuelle particulière, d’une quasi-discipline – du moins est-elle
parfois revendiquée comme telle – qui s’intitulerait « Monuments
Historiques » et qui fut longtemps le corollaire de l’histoire de l’art
et des styles architecturaux. Ajoutons enfin que certains ensembles
classés, particulièrement spectaculaires, font l’objet d’un engouement
toujours croissant, quelques-uns sont même la cible d’un tourisme de
masse qui transforme radicalement les usages sociaux antérieurs. Le
monument historique devient donc un objet pour l’ethnologie à l’ins-
tant où il se révèle doté, pour le moins, de quatre dimensions : il est
à la fois ensemble signifiant, territoire administré, foyer de savoirs
et pôle touristique. Or, cet intérêt récent et encore fragile n’a été
possible, c’est du moins mon hypothèse, qu’au moment où l’ethnolo-
gie de la France est sortie de ses terrains et de ses niches institu-
tionnelles de prédilection, son affirmation en tant que discipline
l’amenant à côtoyer et à cautionner, sans toujours le savoir, une tenta-
tive de redéfinition – intellectuelle, administrative et politique – du
monument historique. Parce que nous nous en sommes aujourd’hui
un peu éloignés il est utile de partir de ce geste initial qui a ouvert un
territoire dont nous commençons à peine à entrevoir les dimensions et
la complexité.

L’effet Patrimoine
1980. Retenons cette date ronde, devenue un incipit presque rituel.
Ce millésime fut, en effet, décrété « Année du Patrimoine » et l’on
créa au sein du ministère de la Culture une Direction de même inti-
tulé en regroupant quelques grands services de l’État – Monuments
Historiques, Archéologie, Inventaire – auxquels fut adjointe ou inté-
grée une constellation de « cellules » et de « missions » qui traitaient
de la photographie, du patrimoine industriel et, last but not least,
de l’ethnologie.
Ces voisinages répondaient à une intention et ne manquèrent pas
de produire des effets. Loin d’être une simple commodité administra-
tive ils témoignent d’une logique qui a parfois été déniée ou éclipsée,
générant, par la suite, maints projets de redécoupage, de réduction et
L’ETHNOLOGIE DEVANT LE MONUMENT HISTORIQUE 3

de simplification du Patrimoine 3 au sein de l’administration de la


culture. Tentatives qui se sont parfois appuyées sur l’évidence d’un
élargissement du fait patrimonial bien au-delà des limites que le
découpage administratif avait dessinées. Ne commence-t-on pas à
parler alors du « patrimoine muséal » ou du « patrimoine écrit » et
aujourd’hui du « patrimoine scientifique », englobant dans la notion
tout ce qui relève de la fonction de conservation qu’assurent les insti-
tutions ? Or, il y a tout de même un axe qui justifiait le regroupement
dans la direction du Patrimoine d’un certain nombre de sphères de
la connaissance et de l’action publique : toutes, de l’Archéologie à
l’Inventaire, avaient à faire avec des « choses », des objets témoi-
gnant de l’activité humaine passée et, surtout, des objets encore en
place pour la plupart, originairement fonctionnels et qui ne préten-
daient pas au statut si particulier de l’œuvre d’art. La remarque s’im-
pose pour l’archéologie qui s’est très tôt définie comme la science
du passé à partir de ses restes, de ses traces et de ses déchets ; les
plus précieux étant progressivement devenus ceux qui attestent des
activités les plus communes : produire sa nourriture, habiter, manger,
dormir, se reproduire, faire la guerre... L’Inventaire, pour sa part,
avait le plus souvent affaire à des objets de culte encore en situation
si ce n’est en fonction, à des décors toujours utilisés, à des demeures
habitées. Il en était de même pour les Monuments Historiques dont
les classements et les inscriptions, sur la base de l’« histoire natio-
nale », supposaient une attention à des bâtiments et à des lieux, véné-
rables certes mais le plus souvent inclus dans le tissu urbain vivant.
La création, en 1980, d’une cellule chargée de concevoir une poli-
tique du patrimoine industriel allait encore plus loin dans ce sens
puisqu’il s’agissait de traiter aussi bien des friches relativement
anciennes que des sites d’extraction et des usines qui venaient d’être
mortellement frappés par la crise des années 1970. Toutefois, parce
qu’ils en constituaient le noyau le plus ancien et le mieux établi, le
mieux doté aussi en fonctionnaires spécialisés et le mieux armé par
la loi, les Monuments Historiques apparurent légitimement comme
le socle du nouvel ensemble administratif, comme le cœur du

3. Les termes Patrimoine, Monuments Historiques, Archéologie, etc. seront dotés


de majuscules lorsqu’ils désigneront les services de l’État, les découpages de
l’administration ministérielle que l’on retrouve, à partir de 1977, dans les direc-
tions régionales des Affaires culturelles (DRAC). Sur l’implantation du ministère
de la Culture en région, voir Bodiguel 1999. Sauf précision explicite le terme
« monument » se réfère, dans cette introduction, au monument inscrit ou classé
comme « historique ».
4 D. FABRE

Patrimoine administré. Et c’est dans ce contexte, au sein de ces


puissances et de ces tendances, que l’ethnologie de la France fut
accueillie. Accueillie à sa demande tant était fort le souhait collectif
de s’émanciper quelque peu des musées – et singulièrement du musée
national des Arts et Traditions populaires – qui étaient encore, hors
de l’université et des rares laboratoires de recherche, son ancrage
habituel en France, de l’après-guerre à la fin des années 1960.
Mais l’ethnologie n’était pas l’intruse que certains ont, parfois,
stigmatisée ; la greffe était délibérément préparée par la définition du
patrimoine qui justifiait, en ces années-là, la naissance d’une Direc-
tion cohérente et autonome 4. Dans un texte fameux, d’abord publié
dans la Revue de l’Art en 1980, André Chastel, l’inspirateur de cette
politique, tentait, avec Jean-Pierre Babelon, de justifier conceptuelle-
ment le nouveau découpage du ministère. On retrouve alors sous ces
plumes des propos qui introduisent exactement nos débats :

Le fonds patrimonial, défini par un paysage historique semé de ruines


et de silhouettes médiévales, était pour le Romantisme un accès irremplaçable
à la conscience nationale. Un siècle et demi plus tard, il s’agit plutôt de
saisir au plus modeste niveau l’évolution de nos sociétés à travers les réalités
matérielles, les realia. La première définition appelait un approfondissement
historique à travers une sélection d’édifices remarquables qui n’a cessé de
s’étendre, la nouvelle demande une attention ethnologique qui ne peut rien
laisser hors de prise parmi les choses et les usages 5.

Cette définition, à propos de laquelle il est important de rappeler


que son auteur, André Chastel, est aussi le promoteur, en 1964, sous
le ministère d’André Malraux, de l’Inventaire des richesses artis-
tiques de la France, mérite un commentaire un peu serré dans la
mesure où elle pose les termes extrêmes d’une évolution qui corres-
pond à l’apparition, pour la première fois, de l’ethnologie comme
référence explicite d’une politique culturelle nationale.
Il me semble que l’expression « attention ethnologique » prend
acte de deux processus distincts mais convergents. Le premier
concerne la propagation de la qualité de « monument ». Le second la

4. L’adoption progressive, dans les années 1960-1970, du terme « patrimoine » au


sein de l’administration de la culture a été mise en évidence par André Desval-
lées (1995).
5. Babelon & Chastel 1980. Je cite l’édition de 1995, p. 93-94 ; un peu plus loin,
p. 105, André Chastel introduit une nuance en écartant les « témoins ethnolo-
giques » de la reconnaissance patrimoniale mais le contexte laisse entendre qu’il
s’agit de la conversion patrimoniale importée dans les pays du tiers-monde.
L’ETHNOLOGIE DEVANT LE MONUMENT HISTORIQUE 5

transformation des objets reconnus comme sources et comme pro-


blèmes intéressant la discipline historique. Ces deux mouvements
aboutissent après « un siècle et demi » à une mutation qualitative, à
une redéfinition essentielle de l’objet né de leur rencontre initiale :
le monument historique.
Le premier processus mériterait une approche très fine que
plusieurs des intervenants du séminaire permettent d’ores et déjà
d’ébaucher. Elle constate d’abord l’élargissement irréversible de la
qualification de monument. Alors que s’enrichit la notion de témoin
archéologique national, elle tend à s’appliquer à des espaces de plus
en plus nombreux et de plus en plus divers. A la cité de Carcassonne
– qui est l’exemple phare de notre réflexion puisque le séminaire se
déroule aux pieds de ses murs – on commence par s’intéresser à une
chapelle littéralement exhumée, puis à l’ancienne cathédrale, puis aux
remparts de la forteresse et enfin à la ville médiévale tout entière.
Traduisant une évolution dans la perception des témoins matériels
de l’histoire, cette extension donnera lieu à de multiples débats et
affrontements sur les frontières de la monumentalité et sur ses
garants, scientifiques, administratifs et politiques. De même, en s’in-
téressant à des objets, à des bâtiments, à des traces parfois très
humbles, mais également à de vastes ensembles témoignant de l’ur-
banisme d’hier, les services de l’Inventaire, en principe cantonnés au
repérage et à l’étude, ont contribué à élargir en pratique toujours
davantage le champ d’application de la valeur monumentale.
Cette expansion, dont la progression géométrique est souvent
commentée avec effroi – et que la loi de 1913 avait partiellement
organisée en distinguant les monuments classés et les monuments
inscrits, soit deux stades de reconnaissance, deux échelons de légiti-
mité – se double d’une autre qui n’est pas moins importante : il s’agit
de la tendance au déploiement de chaque monument dans un espace
qu’il contribue à qualifier 6. Sans doute ce phénomène était-il prévi-
sible dans la mesure où le monument, dans son acception romantique,
se trouvait lié à la notion de site et de paysage pittoresques. Comme
le rappelle Olivier Poisson (1994) et comme l’a montré la récente
exposition de Christiane Amiel et Jean-Pierre Piniès sur « La Cité
des images 7 », l’élection monumentale ne peut, au XIXe siècle, se
6. Lire aussi sur ce point le parcours historique retracé par Dominique Poulot
(1985).
7. Amiel & Piniès 1999, en particulier p. 26-31. Les documents de l’exposition qui
rendent compte de l’évolution des différents « regards » sur le monument seront
bientôt accessibles sur un site Internet du ministère de la Culture.
6 D. FABRE

concevoir sans son cortège d’images qui, émanant dans un premier


temps de paysagistes et de peintres de genre devenus des adeptes
de la lithographie, n’isolent pas le monument de son cadre, urbain
et naturel, et même de ses occupants, fussent-ils réduits à des
silhouettes. Même s’il devient, par intermittence, au terme d’un pro-
cessus qu’il reste à étudier, un objet en soi, détaché de tout
environnement, isolé et donc reproductible, décomposable et manipu-
lable, le monument historique est perçu, sinon pensé, comme la partie
la plus précieuse d’un tout. Il doit donc rester, en principe, dans
l’écrin que l’Histoire a sécrété autour de lui. Les différentes défini-
tions des « abords » du monument – imitées, dans un autre but, des
règlements militaires sur l’environnement immédiat des citadelles et
des dépôts d’armes 8 –, les notions de « site », de « secteur sauve-
gardé », de « parc naturel », de « charte paysagère », de « zone de
protection du patrimoine »... traduisent dans les réalités toujours
renouvelées de la protection et de la conservation ce qui fut sans
doute la perception première du monument comme sujet inséré dans
son cadre. Et n’oublions pas le rôle joué par la littérature, depuis le
Génie du christianisme de Chateaubriand (1802), dans la définition
et l’élection de « hauts lieux » qui témoignent d’une topographie spi-
rituelle, d’un climat, d’une atmosphère que seuls des ensembles pay-
sagers complexes sont susceptibles de contenir et de préserver. Si la
notion de « paysage national » n’a pas eu, en France, le succès qu’elle
a connu dans d’autres pays d’Europe, on peut suggérer qu’elle fut,
en quelque façon, suppléée par la perception et la définition environ-
nementale du monument – pensons à Carcassonne bien sûr, mais
aussi à Chartres ou au Mont-Saint-Michel 9. D’ailleurs, dès 1925,
Le Corbusier, en plaidant pour une politique d’extraction du monu-
ment de sa gangue d’alluvions historiques afin d’ouvrir les centres
urbains aux projets architecturaux modernes, réagissait consciemment
contre cette conception dominante du monument-paysage.
Multiplication et extension ont été accompagnées d’une progres-
sive mutation du savoir et du savoir-faire qui, elle aussi, mériterait
une étude approfondie. L’enjeu n’est pas mince, il s’agit, en effet,
de déterminer le sens prépondérant attribué par chaque époque à un
monument. Les changements sémantiques peuvent être révélés par
8. Voir ci-après J.-P. Piniès, p. 131.
9. Sur la notion de « paysage national » voir mon commentaire d’une page impor-
tante de Lamartine in L’atelier des héros (Fabre 1999a), les remarques d’Anne-
Marie Thiesse (1997 ; 1999 : 185-190). Une thèse sur ce thème en Europe, par
Reka Albert, est en cours à l’EHESS.
L’ETHNOLOGIE DEVANT LE MONUMENT HISTORIQUE 7

une question simple : quel est le contexte invoqué pour le faire « par-
ler », pour le faire accéder à la signification ? Et c’est à ce point
qu’apparaît clairement la transformation du deuxième terme de notre
diptyque, c’est-à-dire de la dimension proprement historique du
monument. L’histoire qui a présidé autour de 1840 à l’établissement,
en France, des premières listes de Monuments Historiques n’est plus
la même qui sous-tend, en 1980, la réflexion d’André Chastel sur le
patrimoine. Même si la fameuse « résurrection du passé » de Michelet
contenait le rêve d’une extension infinie et non hiérarchisée des terri-
toires du savoir historique, il faudra attendre le succès du programme
des Annales puis l’affirmation, dans les années 1960-1970 précisé-
ment, d’une histoire des grands nombres, d’une histoire vue d’en bas,
d’une histoire de la vie matérielle et d’une histoire des mentalités
qui fait sa place à la « culture populaire » pour que se produise un
remaniement profond. Trouvant un accueil public exceptionnel, cette
« nouvelle histoire » a contribué à transformer la sensibilité au passé
et à introduire des curiosités qui ne coïncident plus avec le modèle
téléologique de l’histoire de la Nation et de ses grands acteurs 10.
La refonte de la notion de monument historique proposée par
André Chastel prend acte, à sa manière, de ce double processus.
D’une part la définition et la perception du monument doivent bénéfi-
cier du renversement de la perspective historique en direction des
realia qui matérialisent des modes de vie et de pensée ordinaires.
D’autre part la notion de monument doit prendre en compte « les
choses et les usages » en visant la restitution d’une totalité synchro-
nique, que ce soit celle du fait social de Mauss ou, plus vraisembla-
blement, celle que Fernand Braudel assigne comme horizon à la
« nouvelle histoire » 11. Tel est le contenu que Chastel donne à « l’at-
tention ethnologique », elle traduit à la fois l’égale dignité des objets

10. On prendra une vue complète de cette révolution historiographique à la française


avec les trois volumes dirigés par Jacques Le Goff et Pierre Nora, Faire de
l’histoire (1974) et l’encyclopédie dirigée par Jacques Le Goff, Roger Chartier
et Jacques Revel, La nouvelle histoire (1978). A noter que ni l’une ni l’autre ne
font un sort particulier au monument. Il faut pour cela se reporter à l’important
article de Jacques Le Goff, « Documento/monumento » (1976). J’ai tenté d’éva-
luer le poids de ce contexte dans la phase de définition du « patrimoine ethnolo-
gique » : D. Fabre, « Le patrimoine, l’ethnologie » in Nora 1997.
11. Le « fait social total » de Mauss (1997 [1950], en particulier p. 274) me semble
en effet recouvert ici par la notion braudélienne d’« histoire totale » (Braudel
1949 et 1969), appliquée par Le Roy Ladurie à son chantier des Paysans de
Languedoc (1988) et par Jacques Le Goff et P. Toubert (1977) dans leur article
programme pour une « histoire totale du Moyen Âge ».
8 D. FABRE

du passé, lointain ou proche, et elle entérine l’absorption contextuelle


du monument non seulement par les espaces qui l’environnent mais,
aussi et surtout, par les façons de l’utiliser, de l’habiter, de le repré-
senter... Le contexte du monument est donc celui que dessine une
anthropologie historique attentive à la multiplicité évolutive des
usages sociaux et symboliques de cette « chose » qui a, plus ou moins
récemment, acquis valeur monumentale et historique 12. Comment un
tel remaniement conceptuel s’est-il traduit dans le dispositif adminis-
tratif et dans la relation des disciplines ?

Une ethnologie patrimoniale ?


L’installation, au sein de la direction du Patrimoine, d’une mission
et d’un Conseil du Patrimoine ethnologique – qui est immédiatement
doté d’un budget permettant de faire de vrais choix et de conduire
une action de moyenne durée – semble prendre acte de l’orientation
suggérée par André Chastel. Encore faudrait-il examiner de très près
comment la nouvelle configuration s’est réellement mise en place.
Contentons-nous de nous demander quels rapports l’ethnologie a
noués avec cette monumentalité théoriquement élargie – incluant le
commun à côté de l’exceptionnel, les façons de faire et les discours
à côté des objets – qui était proposée comme socle du nouvel
ensemble.
De fait, dès la mise en place, en 1979, de la commission de
préfiguration du Conseil du Patrimoine ethnologique, une tension très
forte traverse la définition que l’ethnologie de la France propose
d’elle-même à une administration qui ignore à peu près tout de ses
problématiques et de ses résultats. La distinction du matériel et de
l’immatériel est au cœur des débats. Pour se démarquer des musées
et pour ne pas être cantonnée à ce qui sera plus tard appelé le « petit
patrimoine ordinaire » resté encore en place sur les terroirs 13, l’ethno-

12. L’importance de la référence à l’histoire dans la période d’élaboration des dispo-


sitifs du patrimoine en général et du patrimoine ethnologique en particulier méri-
terait une analyse plus détaillée. Voir, à ce propos, mon article cité note 9 et
noter le rôle moteur des historiens dans la Société d’ethnologie française et dans
la revue du même nom dans les années 1970.
13. Cette proposition, élaborée par Marie-Claude Groshens et reprise, sans grand
effet, par le ministre de la Culture en 1993, témoigne d’une image réductrice de
la discipline au sein des institutions du Patrimoine. Elle gauchit l’attention réelle
L’ETHNOLOGIE DEVANT LE MONUMENT HISTORIQUE 9

logie, c’est-à-dire la majorité des ethnologues présents dans la


commission et dans le premier Conseil, insiste sur les dimensions
immatérielles de ses objets. Ce qui intéresse l’ethnologue, ne cesse-
t-on de rappeler, ce sont des institutions, des rites, des savoirs, des
représentations... D’ailleurs la majorité des recherches alors soute-
nues – qu’elles portent sur la parenté, la ville ou les savoirs natura-
listes populaires – s’écartent d’une conception étroitement matérielle
du domaine ou, du moins, affirment avec force la nécessité d’intégrer
l’objet dans une trame cognitive, symbolique et sociale où il prend
sens. Mais, d’autre part, l’équilibre des forces à l’intérieur de la direc-
tion du Patrimoine et le fait que le programme qui la fonde pose
comme terrain commun la totalité des realia invitent à accorder une
attention particulière aux bases concrètes de l’existence sociale que
l’ethnologie n’ignore pas puisque, parmi les sciences de la société,
elle est de celles qui en ont fait, depuis longtemps, un sujet de
prédilection.
C’est à Isac Chiva, initiateur, dès 1979, de cette politique de
l’ethnologie et président du Conseil du Patrimoine ethnologique de
1984 à 1988, qu’est le plus souvent revenue la tâche de resserrer les
liens avec le noyau du patrimoine administré. On doit à sa conscience
aiguë des rapports de force le souci de ménager, aux côtés d’une
ethnologie qui affirme sa spécificité disciplinaire et l’amplitude
conceptuelle de ses objets, la relation avec les pôles dominants que
sont les Monuments Historiques et l’Inventaire. C’est lui qui a ins-
tauré un dialogue et fait avancer des projets communs afin que la
collaboration entre disciplines et services descende de l’empyrée des
propositions générales. En novembre 1984, à la Salpêtrière, un
important colloque, présidé par André Chastel, ouvre le dossier des
« Monuments historiques demain » (voir Chiva 1987 : 17-50). La pre-
mière d’une série de tables rondes est, comme de juste, consacrée à
l’ethnologie. Isac Chiva l’a conçue comme un moment d’affirmation
de la convergence thématique entre le noyau dur de l’administration
patrimoniale et la discipline nouvelle venue. La rencontre se fait
autour d’un objet bien délimité : l’architecture rurale (Les monuments
historiques demain 1987 : 17-50). Le choix est judicieux dans la
mesure où les Monuments Historiques ont été, ici et là, saisis de
demandes d’inscription de bâtiments ruraux retenus localement

13. (suite) de l’ethnologie à l’égard des objets ordinaires. Christian Bromberger (1999)
a proposé une autre mise en situation du monument sans qualité dans sa contribu-
tion au volume dirigé par Régis Debray (1999).
10 D. FABRE

comme des emblèmes identitaires. En outre, l’ethnologie est en


avance sur ce terrain. La grande enquête, lancée par Georges-Henri
Rivière en 1940, est en cours de publication sous la forme d’un Cor-
pus d’architecture rurale par région et l’énorme savoir descriptif et
analytique engrangé peut répondre, pense-t-on, aux incertitudes qui
agitent l’administration des Monuments Historiques. Nous connais-
sons déjà l’angoissante question : où s’arrêter dans la progression
irrésistible des demandes d’inscription et de classement ? Chiva pro-
pose, avec l’habitat rural, une véritable démonstration de méthode :
la connaissance ethnologique préalable a permis de produire des
typologies complexes – non seulement morphologiques mais aussi
écologiques, fonctionnelles et sociales –, typologies qui peuvent fon-
der l’échantillonnage raisonné des ensembles à protéger. Sans l’affir-
mer tout de go il suggère mezza voce aux Monuments Historiques
de passer d’une pratique aléatoire et empirique – qui revient à juger
au cas par cas tout en faisant état d’une grande érudition monogra-
phique et de comparaisons intuitives – à une pratique raisonnée fon-
dée sur une enquête rigoureuse. Le succès aurait dû être assuré dans
la mesure où le Patrimoine industriel, l’Inventaire et, à un moindre
degré, l’Archéologie se posaient les mêmes questions touchant à la
sélection de leurs objets et de leurs interventions sur le territoire
national. Dans un domaine – celui des témoins de la vie rurale – où
la demande locale était en pleine progression, l’idée de construire des
choix éclairés faisait du savoir ethnologique l’intervenant préalable,
l’interlocuteur obligé et la justification ultime de toute décision.
D’ailleurs, quelques mois plus tard, un stage de la mission du Patri-
moine ethnologique, tenu à Saint-Riquier, faisait le point des connais-
sances sur l’architecture rurale 14 tandis qu’Isac Chiva était nommé
membre de la Commission nationale des Monuments Historiques, ce
qui traduisait une sorte de reconnaissance « au sommet » de l’ethno-
logie. L’année suivante, en 1985, sont créées les Commissions régio-
nales du Patrimoine historique, archéologique et ethnologique, les
COREPHAE. Dans ces assemblées qui, sous l’autorité du préfet de
région et du directeur régional des Affaires culturelles, sont chargées
de faire le tri parmi toutes les demandes d’inscription émanant d’une
région, l’ethnologie côtoie, avec une égale dignité, les grands services
du Patrimoine 15. Elle peut suggérer des méthodes de choix raisonné

14. Habitat et espace dans le monde rural, 1988.


15. Il faut croire que sa présence n’était cependant pas entrée dans la perception
commune du Patrimoine puisqu’un journaliste du Canard enchaîné avait, sans
L’ETHNOLOGIE DEVANT LE MONUMENT HISTORIQUE 11

et proposer au classement des « monuments » sélectionnés selon ses


propres critères. L’installation, alors en cours dans les directions
régionales, de Conseillers à l’ethnologie devait contribuer fortement
à assurer une présence de la discipline au plus près du terrain patri-
monial administré.
A considérer ces avancées des années 1984-1986 on serait porté
à croire qu’une autre définition du monument est en train d’entrer
dans les faits. On favorise, à tous les niveaux, une inflexion de la
notion et de l’institution patrimoniales en y introduisant l’« attention
ethnologique ». Or le constat que l’on peut faire, quinze ans après,
sur cette période est assez nuancé. Pour ce qui concerne les institu-
tions centrales l’échec est patent. Les propositions de typologie rai-
sonnée avancées par Isac Chiva, appuyées, comme nous l’avons vu,
sur une théorie de la description, de la représentativité, de l’authenti-
cité..., ne rencontrèrent qu’une indifférence polie. Les Monuments
Historiques étaient, nous dit Jean-Michel Leniaud, en témoin de la
période, sortis de ce modèle et je ne suis pas sûr qu’ils y soient
jamais entrés. Devant la difficulté à affronter la question même du
choix, le temps, commente Leniaud (1992 : 91), s’était imposé
comme le grand sélectionneur. C’est lui, le plus souvent, qui initie
les destructions et qui produit les conditions du sentiment d’urgence.
L’idée de s’asseoir autour d’une table et de réfléchir sur une sélection
analytiquement fondée des monuments à sauver et à mettre en valeur
contrariait la pratique quasi séculaire des professionnels. N’ont-ils
pas incorporé le fait que la décision de protéger est toujours le résul-
tat d’un processus complexe qui engage toute l’« histoire vécue » de
nos sociétés ? Laissant cette boîte noire à son obscurité, ils ont admis
une fois pour toutes que la rhétorique qui justifie un choix, et qui peut
abondamment puiser dans les connaissances positives accumulées par
l’histoire de l’art et de l’architecture, n’est jamais que l’habillage
d’un mouvement porté par d’autres passions et par d’autres enjeux,
incarnés dans des puissances et des individus. Aussi l’investissement
technique, scientifique et doctrinal des Monuments Historiques s’est-
il très tôt reporté vers les débats, très complexes mais mieux
contrôlés, qui concernent la conservation, la restauration, la législa-
tion et, plus récemment, les rapports au public. La même dissonance
m’a semblé aussi parfaitement illustrée à l’échelon régional, dans les
COREPHAE, dont il serait passionnant d’entreprendre, alors qu’elles

15. (suite) malice je crois, identifié sous le dernier E du sigle COREPHAE non « ethnolo-
gique » mais « étymologique » !
12 D. FABRE

changent d’intitulé et de forme 16, une étude anthropologique sérieuse.


Loin d’affirmer la rigueur d’une approche typologique qui n’est pas
entendue, l’ethnologie y est, parfois, sollicitée pour émettre un point
de vue sur les parties du bâtiment justifiant une inscription et, plus
rarement, sur son contexte social. Le plus souvent, l’ethnologue ne
peut déclencher un débat sur les choix et sur les principes du classe-
ment qu’en proposant lui-même des bâtiments à inscrire, rigoureuse-
ment sélectionnés. Il attire alors l’attention sur une autre logique
de la signification sociale qui, de fait, ébranle les habitudes et les
idées reçues. Christian Jacquelin et André Signoles donnent dans
ce volume, à propos des arènes de la bouvine languedocienne, un
exemple particulièrement saisissant de « démontage » pratique de la
notion de monument protégé (voir aussi Jacquelin & Saumade 1993).
Que certaines méthodes de l’ethnologie extensive n’aient pas reçu
l’accueil qui était escompté ne signifie pas que la collaboration avec
les Monuments Historiques se soit distendue. Bien au contraire. Sim-
plement la forme de la mise en commun a changé. D’abord d’autres
points de contact, plus limités et plus réalistes, ont été établis par
déplacement vers un autre moment du processus complexe – qui va
de la sélection de l’objet à sa présentation publique – que l’on a alors
proposé d’appeler la « chaîne patrimoniale 17 ». Dans les premiers
thèmes de recherche lancés par le Conseil du Patrimoine ethnologique
figuraient, dès 1980, les « savoirs techniques » qui, pendant des
années, sous l’impulsion de Denis Chevallier, allaient occuper une
position importante dans les préoccupations de la Mission. Tous ces
savoir-faire ne concernaient pas directement les sites, les bâtiments et
les objets protégés mais beaucoup, en tant que techniques devenues
rares, pouvaient entrer dans la panoplie des ressources de la restaura-
tion et de la conservation. Il y avait donc là un terrain qui plaçait
l’ethnologie en position de pourvoyeuse de connaissances pratiques,
immédiatement applicables. Les relations avec les Musées, les Conser-
vations départementales des Antiquités et Objets d’art, les Monuments
Historiques et l’Inventaire pouvaient se resserrer à partir de ce domaine
de recherche qui aurait pu passer, à première vue, pour marginal 18.

16. Le décret de février 1999 a en effet remplacé les COREPHAE par les CRPS
(Commissions régionales du Patrimoine et des Sites) dont les ethnologues ne
font plus partie.
17. L’expression, « inventée » par Christian Jacquelin, est calquée sur celle, proposée
par André Leroi-Gourhan, de « chaîne opératoire ».
18. Voir Calame (1984, 1987b, 1988a et b) et Chevallier (1987, 1991, 1993). Le
programme en cours sur les métiers d’art relève en partie du même esprit.
L’ETHNOLOGIE DEVANT LE MONUMENT HISTORIQUE 13

Mais un autre déplacement était déjà à l’œuvre. Dès son installa-


tion au sein de la direction du Patrimoine, l’ethnologie a été sollicitée
pour imaginer des formes de diffusion vers le public de travaux jugés
trop « confidentiels », selon la formule administrative convenue. Le
Patrimoine s’affirmait, en effet, comme un front avancé de la démo-
cratie culturelle puisque loin de séparer ses objets de leur contexte
présent, il visait à leur donner une place et un sens in situ, pour la
population du lieu et pour un public plus ample et plus divers que
celui, par exemple, des musées. Or la question de la « restitution »,
c’est-à-dire du retour vers la société dans laquelle l’ethnologue a tra-
vaillé du produit de sa recherche, occupait une place importante, et
critique, dans les réflexions de l’ethnologie de la France 19. Elles
étaient stimulées par le simple fait que les « informateurs » étaient
ici, forcément, des « interlocuteurs » capables de prendre une
connaissance directe des productions de l’ethnologue. Dans les pre-
mières années du Conseil du Patrimoine ethnologique des projets dits
« culturels », visant principalement à une présentation des acquis,
côtoyaient des projets de recherche stricto sensu, mais ces derniers
devaient obligatoirement consacrer un volet de leur programme à la
présentation des façons, si possible originales, de restituer leurs résul-
tats. A côté des publications, des films et des expositions ont alors
émergé d’autres modèles. Celui de l’« itinéraire culturel » mérite de
retenir l’attention. Il avait pour caractéristique de faire concrètement
le lien à propos d’un thème – le baroque en Savoie, la soie en
Cévennes – entre la discontinuité des sites, le semis des monuments
classés, inscrits ou inventoriés, les musées locaux, les paysages et les
sociétés villageoises du passé et du présent. Le tout étant destiné à
la fois aux gens du lieu, à leurs représentants politiques – en quête
d’une identité commune, si possible ancrée dans le temps long – et
à un public attiré par ce que l’on commence à appeler un « tourisme
culturel » 20. Le discours qui, dans quelques cas remarquables, s’af-
firma comme le plus englobant, le plus apte à articuler cette diversité
au nom de sa connaissance directe du « terrain » – que cette initiative
contribue à transformer en l’interprétant – fut l’ethnologie. Elle reçut,
en tout cas, mission d’imaginer des formes nouvelles de valorisation,
dernière phase de la « chaîne patrimoniale ».

19. Voir sur ce point l’article de Françoise Zonabend 1994 et sa bibliographie.


20. Sur la route de la soie en Cévennes, voir Piault 1987. Sur le tourisme culturel,
Garay 1981 et Origet du Cluzeau 1998.
14 D. FABRE

Ces insertions ponctuelles – auxquelles il faudrait ajouter la pré-


sence de l’ethnologie dans les Parcs naturels où elle collabore à une
sorte de monumentalisation de la nature domestiquée (voir Lamaison
1983 et Bouillon 1983) – ont servi de brouillons ou de bancs d’essai
à la politique plus générale et plus ambitieuse qu’expose le rapport
dirigé en 1994 par Isac Chiva sur « Une politique pour le patrimoine
culturel rural » (Chiva 1994, voir aussi Chiva 1997). Si l’on ajoute,
comme Chiva le propose alors, au bâti paysan, les paysages huma-
nisés qui l’englobent, les savoir-faire qui ont modelé cet ensemble et
les produits locaux dont le label plus ou moins récent entérine la
référence à des identités de pays, nous nous trouvons devant un objet
complexe qui, de fait, requiert la collaboration de tous les grands
services que la direction du Patrimoine a conjoints. Monuments His-
toriques, Inventaire, Patrimoine industriel et, pourquoi pas, Archéo-
logie sont invités à produire la connaissance du territoire que
l’ethnologie a vocation de coordonner. De plus, les politiques de
l’agriculture, de l’environnement et de l’aménagement du territoire
peuvent se retrouver dans un projet qui révèle le poids des référents
« culturels » – le sens administratif et le sens anthropologique du
terme se confondant – dans le développement local. Enfin, la muta-
tion irréversible que constitue la décentralisation ne met-elle pas, au
même moment, le regroupement et la valorisation multiple des terri-
toires au centre de la vie politique des régions et des départements ?
Un outil administratif comme les Zones de protection du patrimoine
architectural, urbain et paysager (ZPPAUP) a bien pour objet de resti-
tuer en partie l’initiative de la sélection et, surtout, de la mise en
valeur, aux puissances locales qui adoptent de plus en plus la réfé-
rence patrimoniale comme définition du champ de leur action écono-
mique 21. Un tel programme renverse le modèle précédemment
imaginé des rapports entre ethnologie et Monuments Historiques. La
nouvelle venue ne se propose plus de résoudre les apories de la sélec-
tion monumentale, d’inventorier les savoirs recyclables pour la res-
tauration ou d’imaginer des formes nouvelles de restitution, elle
dessine un chantier unifié pour le Patrimoine en général qui se trouve
lui-même embarqué dans un projet plus global par les acteurs écono-
miques, politiques et administratifs de l’aménagement. De servante
discrète l’ethnologie aspire donc à passer au rang de discipline phare,
capable d’orienter la connaissance et l’action sur un territoire au sein

21. Sur ce changement d’échelle dans la mise en œuvre de la notion de patrimoine


voir les remarques de Dominique Poulot (1992) et Yvon Lamy (1993).
L’ETHNOLOGIE DEVANT LE MONUMENT HISTORIQUE 15

duquel les objets canoniques du patrimoine doivent trouver une place


et un sens. L’échelle et le contexte d’appréhension des realia chan-
gent ici du tout au tout. La logique du monument national est bien
remplacée, selon le vœu de Chastel, par « une attention ethnologique
qui ne peut rien laisser hors de prise parmi les choses et les usages »,
mais ce renversement n’est réellement possible qu’en associant étroi-
tement l’ethnologie aux formes et aux techniques contemporaines de
« gouvernement de la société », techniques dont l’initiative et l’effica-
cité réelles se situent de moins en moins au niveau central de l’État 22.
Et cela Chastel ne l’avait sans doute ni prévu, ni souhaité, attaché
qu’il était à une forme d’autonomie du savoir, qui demande à l’État
les moyens d’une expansion rationnelle dont l’orientation reste, en
dernier ressort, gouvernée par la communauté des savants (voir Chas-
tel 1980).
Cette ambition avait des points d’appui solides, bien qu’assez
peu coordonnés, dans les diverses instances du Patrimoine ethnolo-
gique. A l’intérieur du Conseil et de la Mission le lancement, entre
1984 et 1994, de certains thèmes de recherche – sur les « pratiques
culturelles de l’identité », sur les « frontières culturelles », sur les
« relances » de produits ou de manifestations définis comme typiques,
etc. – donne, de façon non systématique et avec des fortunes diverses,
un premier contenu à cette perspective. Mais ce sont, logiquement,
des Conseillers à l’ethnologie dans les régions qui, habitués à la fré-
quentation quotidienne des divers services – non seulement du Patri-
moine mais du ministère de la Culture en général – et sollicités pour
la mise en place d’une action coordonnée et adaptée aux situations
régionales, militent pour ce que la mission a appelé « l’ethnologie
impliquée » 23. Le choix est en effet de promouvoir la discipline au
titre de sa vision plus concrète et plus globale des situations locales,
et pour cela de s’engager de façon déterminée dans les politiques
d’« aménagement culturel du territoire ».

22. Je reprends la notion de Michel Foucault, précieuse parce qu’elle contribue à


mettre l’accent sur la relation, dans les États contemporains, entre techniques de
gouvernement et élaboration par les sciences de la société de leurs objets et de
leurs approches. C’est un des points aveugles de l’histoire de l’ethnologie en
Europe où l’on se limite à saisir le phénomène dans les États totalitaires. Or il
est au moins aussi actif dans les États démocratiques, la « question patrimoniale »
me semble, entre autres, une parfaite illustration de cette interdépendance.
23. L’idée d’implication était empruntée, quoique employée dans un sens assez diffé-
rent, à René Lourau.
16 D. FABRE

Le retour au monument
En quelques années ont donc été définies et mises à l’épreuve deux
façons majeures de lier l’ethnologie aux Monuments Historiques et
aux grands services du Patrimoine. La première est d’en faire une
discipline clé de la chaîne patrimoniale – sélection, restauration,
conservation et valorisation du monument requérant ponctuellement
ses apports –, la seconde consiste à la présenter comme l’inspira-
trice et la référence possible d’une politique territorialisée du patri-
moine qui englobe les monuments dans un réseau beaucoup plus
riche « de choses et d’usages ». Elle est donc amenée à intervenir
pour répondre, dans le premier cas, à des missions attachées à la
gestion moderne du monument, et pour participer, dans le second,
à la recomposition des territoires locaux, un chantier politique et
administratif des plus sensibles en France. Notre séminaire ne pou-
vait ignorer ces propositions et ces expériences, il leur a donc fait
une place.
Mais n’y a-t-il pas encore d’autres façons de penser la relation
qui tiennent compte de l’état actuel des partenaires et de la réalité
des aspirations réciproques : c’est-à-dire, d’une part, des réflexions
de l’ethnologie en matière d’usage social du passé, de monumenta-
lité, de politique patrimoniale, et, d’autre part, de la révolution
silencieuse que vivent les Monuments Historiques amenés à passer,
par exemple, de l’univers des savoirs humanistes à celui de la
communication touristique et de la gestion des visites de masse ?
Les relations évoquées jusqu’à présent ont pour trait commun de
prendre l’opération de monumentalisation, le monument lui-même
et les usages qu’on peut en faire comme un donné dont on peut
améliorer le fonctionnement mais que l’on ne cherche guère à inter-
roger en tant que phénomène social vivant. Or nous assistons à une
mise en mouvement qui arrache aujourd’hui le monument histo-
rique, et le monument tout court, à l’immobilité sans histoire qu’il
tenait de sa définition même. Ce mouvement a pour effet paradoxal
de faire du monument et de la monumentalité un des points d’effer-
vescence vers lesquels l’ethnologie du temps présent et la réflexion
sur le patrimoine doivent se porter.
Cet intérêt et cette urgence ne m’ont jamais semblé aussi évi-
dents que lorsque j’ai participé, dès leur début, aux COREPHAE, à Tou-
louse et, surtout, à Montpellier. Le rôle de la Commission et son
mode de fonctionnement sont, en principe, parfaitement codifiés. Les
fonctionnaires spécialistes (Monuments Historiques, Inventaire,
L’ETHNOLOGIE DEVANT LE MONUMENT HISTORIQUE 17

Archéologie, Ethnologie) présentent des monuments, c’est-à-dire


qu’ils les décrivent dans leur réalité physique, qu’ils en évaluent les
qualités selon les grilles de leur discipline, qu’ils exposent des élé-
ments du contexte urbanistique et paysager, qu’ils définissent les
acteurs (propriétaires privés, collectivités) et leurs positions. Il arrive
assez souvent que des protagonistes soient appelés et entendus par
la Commission qui peut même se déplacer sur les lieux pour y tenir
des séances uniquement consacrées à l’information sur un site. Une
délibération plus ou moins longue s’engage ensuite et conclut à la
transmission ou au rejet de la demande d’inscription. Beaucoup de
dossiers peuvent ainsi défiler sans susciter le moindre débat, l’affaire
est déjà entendue et la Commission entérine. La curiosité ethnolo-
gique est davantage éveillée lorsque s’élèvent des discussions qui
peuvent être vives, passionnées, dramatiques même. Certaines relè-
vent de la controverse entre disciplines ou domaines administratifs
et donc entre sources de la définition légitime de la valeur monumen-
tale. On assiste en direct à des luttes sur la prééminence des critères
de classement, luttes dont l’aspect personnel ne doit pas cacher le
fait qu’elles expriment des tensions structurelles. Elles opposent, par
exemple, les Monuments Historiques, attachés à l’évidence architec-
turale, et l’Archéologie, attentive à la sauvegarde et à l’accessibilité
des traces enfouies ; des dissonances importantes sont aussi, comme
nous l’avons vu plus haut, introduites par l’intérêt de l’ethnologue
pour des « monuments » paradoxaux, exprimant l’attachement collec-
tif moins à un espace bâti qu’à une coutume, qu’à une manière d’être
ensemble. L’accord se fait, en général, par un jeu de convergences
partielles et de concessions réciproques. Par exemple on admettra
d’autant mieux l’inscription d’un site, jugé sans intérêt architectural,
comme « lieu de mémoire » que ses abords recèlent quelques élé-
ments anciens susceptibles d’une identification plus classique. Mais
le théâtre de la Commission ne se réduit pas à ce canevas. En fait
la société civile ne cesse d’imposer sa présence. Le poids des pou-
voirs locaux, des maires surtout, est indéniable. Il peut aller aussi
bien dans le sens d’une demande d’inscription très élargie – qui se
révèle un levier efficace pour certaines politiques urbaines – que
d’une résistance acharnée à ce qui est perçu comme le gel patrimonial
d’une partie de l’espace communal. Les particuliers font également
irruption : beaucoup d’entre eux sont en quête d’une onction monu-
mentale qu’ils pourront exhiber comme un quartier de noblesse. Mais
les grands moments dramatiques mettent en lumière les solidarités et
les contradictions au sein des groupes locaux. Et ici affleure dans
18 D. FABRE

toute sa complexité le « terrain », c’est-à-dire la société agissante 24.


J’ai en mémoire le cas de ce maire catalan qui s’opposait obstinément
au classement de son église et de celles des villages voisins, n’hési-
tant pas à affronter une association des Amis du monument, parce
que son beau-frère, entrepreneur de maçonnerie, aurait alors perdu le
marché de la réparation qui revenait, « depuis toujours », à sa famille.
Inversement tel autre maire plaidait avec flamme pour le classement
de « son » château, en partie loué à une communauté de néo-ruraux,
espérant utiliser la contrainte patrimoniale pour se débarrasser de ces
intrus devenus de dangereux opposants politiques. Et comment ne
pas mentionner aussi les effervescences soudaines autour d’un monu-
ment dont la présence avait été quasi oubliée. On voit alors des
Comités de défense adresser à la Commission des sortes de sup-
pliques au nom de l’intérêt désintéressé que suscite aujourd’hui le
patrimoine 25. Les cas que je retiens ici pour leur portée démonstrative
ne doivent pas donner l’impression que la sphère « interne » des
controverses de classement se distingue par essence de la sphère
« externe » des investissements sociaux et politiques et des engoue-
ments passionnels. En fait le langage de la monumentalité et de la
patrimonialisation est devenu un des registres majeurs de l’expression
collective et la Commission en est une des caisses de résonance.
Les monuments que nous considérerons au cours de ce séminaire
le seront donc comme des constructions sociales à connaître et à
interpréter en tant que telles. L’opération de sélection, de classement
et de protection en a fait des bâtiments minutieusement décrits – avec
leurs caractéristiques architectoniques et stylistiques –, figurés – dans
quantité de dessins, peintures et photographies – et écrits – avec les
différents niveaux d’érudition et de célébration qui les escortent ; ils
sont ainsi dotés d’une signification bien repérable même si elle évo-
lue. Mais la redéfinition du lieu, que le classement a un jour introduit,
n’a pas mis fin à la diversité de ses usages, elle a simplement contri-
bué à en renouveler la palette. Pour ceux qui l’habitent, qui le
côtoient ou qui, tout simplement, le visitent, le monument est une
présence signifiante, un objet de pensée, d’affection ou d’aversion.
Il ne cesse d’être un événement, il met en action un faisceau de
relations dans lequel l’ethnologue retrouve des situations de prédilec-
tion. Cette façon d’appréhender l’objet n’élimine pas les autres, en
particulier celles qui consistent à faire de l’ethnologie un instrument

24. Je transpose et modifie ci-après des situations réellement observées.


25. J’ai proposé quelques réflexions sur ces « émotions patrimoniales » (Fabre 1998).
L’ETHNOLOGIE DEVANT LE MONUMENT HISTORIQUE 19

de la « chaîne patrimoniale » ou de l’aménagement local, elle les


situe et doit même tenter de les inclure dans son interprétation du
fait monumental contemporain.

Des horizons qui s’ouvrent à une approche ethnologique du monu-


ment historique nous ne prétendons pas faire le tour. Ce séminaire
inaugural est la chambre d’écho d’une série de recherches récentes.
Certaines ont déjà fait porter leur attention sur la formation et la
transformation des symboliques nationales en Europe, plusieurs ont
été soutenues par un appel d’offres du Conseil du Patrimoine ethnolo-
gique sur les « Producteurs de l’histoire locale » 26, quelques-unes
vont donner lieu à une réflexion méditerranéenne sur « Le monument
habité », d’autres encore vont nourrir, sous la forme d’un prochain
séminaire, une réflexion collective sur « Les rhétoriques de l’authen-
ticité ». Leur développement coordonné devrait, en quelques années,
contribuer à fonder ce domaine en objet intellectuel pour l’anthropo-
logie de l’Europe tout en nourrissant une conscience critique du phé-
nomène chez les praticiens intéressés.
En effet, les échanges concrets avec les professionnels, qui
accompagnent, suivent et sollicitent ces travaux, mettent en évidence
l’insatisfaction que provoque la lecture de bien des textes qui tou-
chent aujourd’hui aux Monuments Historiques et au Patrimoine en
général. On peut en gros les répartir en deux catégories. La première
est riche d’études précises et bien localisées sur des pratiques et des
situations concrètes de la monumentalisation, elles émanent souvent
du corps des fonctionnaires immergés dans ces programmes et dont
nous avons vu que des ethnologues font aussi partie. Tout en déno-
tant un effort d’analyse souvent remarquable, elles n’échappent pas
à un effet de position dans le champ des acteurs patrimoniaux et c’est
lues à travers le prisme de ces antagonismes – qui reste encore à
construire dans le détail – qu’elles peuvent révéler la richesse de
leurs sous-entendus. A l’autre extrémité fleurit la catégorie des essais
sur le patrimoine, le monument (plus rarement) et la conversion, dans
notre société, de la conscience historique : fondée au XIXe siècle sur
le grand récit de la Nation et de la République, elle se mue aujour-
d’hui en appétit collectif pour les lieux de la mémoire et de la recon-
naissance identitaire au présent. On emprunte beaucoup au travail de

26. Voir Fabre 1996 (en particulier les interventions de Krzysztof Pomian et Chris-
tian Bromberger), Centlivres, Fabre & Zonabend 1999, et l’ouvrage Histoires
locales (Bensa & Fabre, à paraître).
20 D. FABRE

réflexion des historiens 27 et les références à « la société de spectacle »


et à l’incessante recomposition « postmoderne » des appartenances
servent trop souvent de liant à des mises en perspective dont les
intuitions ne peuvent toujours excuser la minceur documentaire. Dans
sa diversité, cette abondante littérature se révèle une source de grand
intérêt pour l’anthropologie mais sa lecture doit s’appuyer sur une
expérience d’un autre genre.
Les travaux ici proposés au débat voudraient contribuer à confor-
ter cet autre pôle du savoir et cette autre façon d’approcher l’objet.
Ils ont pour point commun de se fonder sur une connaissance de
longue durée du monde social dans lequel le monument est mis en
jeu. Et sur ce plan l’éloge de la lente familiarisation ethnographique
n’est plus à faire. Elle a d’ailleurs déjà porté ses fruits puisque plu-
sieurs travaux très remarquables ont, pour d’autres pays d’Europe,
placé la question du monument au centre de leur interprétation du
jeu des identités et des pouvoirs dans des sociétés locales ou natio-
nales 28. En un mot l’enquête – qu’elle soit conduite par un ethno-
logue ou un historien – sera ici privilégiée au risque d’ébranler, au
bout du compte, quelques idées trop simples. A ce propos je me
contenterai d’évoquer les quelques cas qui nous sont ici donnés à lire.
Berardino Palumbo montre, sur un exemple sicilien, combien la
valeur du monument et de l’œuvre d’art, même si elle est nécessaire-
ment garantie par une autorité extérieure, n’existe que si elle est
remise en jeu dans des manipulations concrètes au sein des confréries
et des paroisses et, surtout, dans des récits qui énoncent la conception
locale de l’histoire commune. Sylvie Sagnes découvre, en revanche,
sur son terrain languedocien, à propos d’un monument historique
depuis longtemps reconnu comme exceptionnel par « les Beaux-
Arts », combien ont été fortes et subtiles les stratégies d’effacement
ou de camouflage. Cette église, unique sur le plan architectural, n’est
adoptée que dans la stricte mesure où elle accueille des rites de pas-
sage sans éclat particulier mais qui ont l’avantage de concerner tout
le monde. Martine Bergues insiste plutôt sur la diversité voire l’anta-
gonisme entre les actuels habitants d’un canton périgourdin dès qu’il
s’agit de définir ce qui est patrimoine et monument. Les agriculteurs
du lieu, très attachés au modèle de la transmission patrimoniale de
27. En particulier à l’ensemble Les lieux de mémoire (Nora 1984-1992).
28. Je pense, en particulier, aux ouvrages de Ruth Behar (1986), Michael Herzfeld
(1991), James Faubion (1993), Richard Maddox (1993), Sarah Farmer (1994),
aux articles de Bernardino Palumbo cités dans la bibliographie finale et à l’expo-
sition déjà citée de Christiane Amiel et Jean-Pierre Piniès (1999).
L’ETHNOLOGIE DEVANT LE MONUMENT HISTORIQUE 21

leur exploitation, se heurtant aux résidents secondaires et aux retraités


de retour. Ceux-ci, acteurs de premier plan sur la scène patrimoniale
contemporaine, sont plus sensibles aux survivances matérielles du
pittoresque rural qui devient « leur » patrimoine, celui qui les identi-
fie comme les défenseurs du « pays ». Christiane Amiel, pour sa part,
met en question la culpabilité qui est de mise devant certains classe-
ments autoritaires du siècle passé, en montrant comment les actuels
habitants de la cité de Carcassonne pensent et racontent leur histoire
non comme celle de pauvres gens expulsés des maisons abusivement
bâties contre les remparts mais comme celles des manants qui ont
conquis la citadelle restaurée et qui survivent depuis, à l’intérieur,
dans un état de siège symbolique. Une autre oscillation est illustrée,
pour le pays valencien, par Dominique Blanc, qui analyse la manière
dont le simulacre de château construit puis démonté pour de somp-
tueuses fêtes annuelles a longtemps capté et concentré toutes les
manifestations de la continuité et de la grandeur locales. Mais la fête
est, parfois, en train d’investir le vrai château de pierre qui domine
le lieu. Elle le reconnaît enfin comme « monument » dans la mesure
où elle est aujourd’hui devenue le cadre obligé de tous les récits
possibles de l’histoire locale. Éric Mension-Rigau, en travaillant sur
les hobereaux devenus promoteurs touristiques de leur château de
famille, a choisi d’expliciter le pacte discret qui unit l’hôte et son
public. Il découvre alors combien le rapport au monument et à l’his-
toire se soutient ici de la mise en scène véritablement théâtrale d’une
visite privée dans un autre monde social, à tous égards paré des pres-
tiges du passé aristocratique qu’entretient, aujourd’hui plus que
jamais, la culture de masse.
En nous révélant le monument sous ces divers angles, ces
approches ethnographiques le situent au cœur de l’élaboration d’iden-
tités sociales qui l’adoptent, le détournent ou le dénient. Elles illus-
trent dans le détail le travail de la représentation, de la manipulation
et de la transfiguration. Elles attirent notre attention sur l’importance
que prend le monument comme référent dans les confrontations
rhétoriques autour du pouvoir. Elles éclairent la coexistence de
« communautés d’interprétation 29 » susceptibles de « faire avec » le
monument à partir de lectures bien distinctes et qui peuvent ne jamais
se rencontrer. Ce séminaire inaugural insiste donc sur les traitements
collectifs, toujours paradoxaux et inventifs, du monument historique

29. Je reprends ici une notion élaborée par les historiens et les sociologues de la
lecture.
22 D. FABRE

tel qu’il est reçu aujourd’hui, pourvu du classement qui le distingue


sans l’isoler. Mais ces démonstrations sur pièces ont aussi une autre
vertu, elles nous conduisent à interroger de façon concrète l’un des
grands récits fondateurs des sciences de l’homme, celui qui traite de
la rupture historique qui donna naissance à qu’il est convenu d’appe-
ler la modernité.

Des monuments de la modernité ?


Le monument historique s’impose, en effet, comme une des manifes-
tations les plus visibles de la manière dont l’Europe occidentale a
traité, depuis deux siècles, de son historicité. Le problème peut être
ainsi posé : à partir du moment où nos sociétés se sont situées dans
le seul temps de l’Histoire, c’est-à-dire du changement permanent,
imprévisible et irréversible, perçu comme une fin en soi, sur quoi
peut-on fonder la nécessaire permanence, par exemple des institu-
tions ? La Nation a été la première réponse. La Nation qui s’est forgé
une histoire pour démontrer sa propre nécessité. La Nation qui a pro-
duit son propre corps que les monuments, qu’ils soient commémora-
tifs, architecturaux ou historiques 30, exposent au regard et au contact
de tous. Quand on considère, sur l’une des plus anciennes places de
Rome, au voisinage immédiat de l’antique Capitole, l’Autel de la
Patrie, conçu et bâti entre 1882 et 1921, comment ne pas être saisi
par la démesure du monument qui énonce la nouvelle transcendance
qualifiée, explicitement ici, de « nationale » et de « moderne » 31 ? Le
monument, historique en particulier, serait donc un fait paradoxal, il
est une façon d’apprivoiser l’histoire au moment où s’impose l’idée
qu’elle est indéchiffrable quant à ses fins dernières tout en étant le
seul lieu du sens, au plan collectif et personnel. Mais il témoigne
surtout de la capacité d’auto-construction maintenant dévolue à la
cité des hommes qui se veut capable de choisir ouvertement ses
ancêtres et son passé et de leur inventer une forme de célébration.
L’une des preuves les plus directes de ce transfert de l’autorité
suprême d’une sphère « religieuse » à une sphère « civile » serait très
précisément dans le fait que parmi les premiers monuments classés

30. Cette distinction rejoint celle récemment proposée par Régis Debray (1999), elle
ajoute au monument commémoratif et historique ceux, signés, qui marquent l’es-
pace urbain d’un « geste » architectural exceptionnel. A l’épreuve des situations
locales ces catégories se révèlent souvent combinables.
31. Voir l’importante analyse de Catherine Brice (1998).
L’ETHNOLOGIE DEVANT LE MONUMENT HISTORIQUE 23

comme historiques dominent les édifices religieux anciens qui, tout


en conservant leur valeur et leur fonction premières, ont été transférés
dans la nouvelle cosmologie en se chargeant d’un autre sens. Sens
dont l’évidence est toujours justifiée par un discours érudit et ration-
nel qui refoule la « pensée sauvage » toujours à l’œuvre jusqu’au
cœur de la religion reçue et de son traitement de l’espace. En outre,
conformément à la structure de l’État moderne, cette opération donne
lieu à une décision qui doit descendre d’en haut (transcendance de
la Nation oblige) et qui est garantie et imposée à la fois par un corps
de spécialistes et par une élite d’amateurs qui donnent bientôt nais-
sance à un « champ » autonome articulant savoirs et pouvoirs.
Le lecteur aura reconnu dans ce parcours rapide quelques allu-
sions aux analyses les plus saillantes de notre modernité 32. J’ajouterai
simplement deux corollaires qui étayent cette mise en situation du
monument historique. Le premier souligne que ce schème se vérifie
point par point au fur et à mesure que le modèle national et étatique
devient, au XXe siècle, partout de règle dans le monde. Le second
voit dans le passage du « monument historique » au « patrimoine »,
la traduction du processus à l’œuvre dans les sociétés les plus écono-
miquement avancées : le patrimoine répondrait ici à un approfondis-
sement de la rupture – on s’éloigne, désormais, de la ruralité et de
la société industrielle – et à un recul de la transcendance nationale
au profit d’un pluralisme des référents (soit ici le monde entier, l’Eu-
rope et le « pays » 33).
Une telle insertion du monument historique dans le parcours de
la modernité, et donc dans la moyenne durée de l’histoire contempo-
raine, ouvre la possibilité d’une approche que synthétise le terme
« invention », choisi par Éric Hobsbawm. En intitulant, en 1983, The
Invention of Tradition un recueil d’essais, ce dernier a lancé, avec

32. Pour une solide et subtile présentation des principales élaborations théoriques
voir Danilo Martuccelli (1999). Sans avoir situé, sauf pour quelques auteurs, la
question de la modernité au centre de ses thèses, l’anthropologie ne cesse de s’y
référer en contrepoint. Aussi la typologie sociologique de Martuccelli aurait-elle
gagné à être enrichie de références à Robert Redfield, à Louis Dumont, à
Michael Herzfeld et, dans un autre registre, à Marcel Gauchet.
33. Ces diverses sources de la reconnaissance doivent être aujourd’hui cumulées
pour que le consensus autour des grands monuments ait une chance d’aboutir.
Le cas de la cité de Carcassonne serait ici emblématique : sa reconnaissance
européenne et mondiale ayant pour effet de la « dépayser », ce qui déclenche de
vives controverses. L’une d’elles n’est-elle pas née récemment autour de la pro-
priété de l’image de la cité : les vignerons du cru pouvaient-ils, sans négociation
préalable, la faire figurer sur leurs bouteilles ?
24 D. FABRE

un beau succès, l’opération critique salutaire qui consiste à arracher


à la nature, à l’immémorial et au sens commun des pratiques qui se
révèlent être des institutions c’est-à-dire, pour lui, des productions
sociales déterminées par un contexte de part en part historique. Le
même auteur a d’ailleurs défendu, avec d’autres, l’idée d’une inven-
tion de la Nation à partir des nationalismes du XIXe siècle 34. Il est
donc légitime, dans le cas qui nous intéresse, de faire une histoire
qui ne saurait séparer le monument historique de sa désignation en
tant que tel, de sa définition et de son institutionnalisation, même
si une approche plus généalogique permettra ensuite de déceler des
antécédents et de remplacer la notion trop brutalement inaugurale
d’invention par celle plus complexe de genèse 35.
Il semblerait donc que la place et la signification du monument
historique suscitent, sans toujours l’expliciter, un accord de fond : il
serait un effet, secondaire mais bien tangible, de l’entrée dans la
modernité. Ce qui, notons-le au passage, expliquerait que l’ethnologie
ait jusqu’à présent négligé cet objet, elle même se vouant à des
sociétés dites « traditionnelles » c’est-à-dire reposant, en principe,
sur un rapport à l’histoire exactement inverse, qui semble exclure
toute monumentalisation spécifique, officielle 36. Les débats dont ce
livre témoignent n’illustrent pas platement ces propositions mais,
bien au contraire, les questionnent. Très différents sont cependant les
points de vue exprimés ou mis en œuvre dans les interprétations
particulières.

Le premier, défendu avec pugnacité par Jean-Michel Leniaud, histo-


rien de l’architecture et partie prenante dans les débats récents sur le
patrimoine, revient à dire qu’au regard du monument il n’y a pas
de modernité. Aussi articuler, en France, l’histoire des monuments
historiques sur celle que la Révolution inaugure est une illusion.
Considérons, en effet, la définition dite « moderne » du monument
historique. Elle associe une identification locale, un statut juridique

34. J’ai tenté une mise en œuvre de ce type d’approche à propos d’un monument
historique (voir Fabre 1984).
35. Les travaux de Dominique Poulot (1993) et, pour la période récente, d’Yvon
Lamy (1996) explorent cette direction.
36. Sur cette relation de l’ethnologie aux traitements sociaux de l’histoire voir le
volume cité note 26, présenté par Alban Bensa et Daniel Fabre. Comme la
conscience de la « tradition », le monument serait un trait des « sociétés
chaudes », celles qui se pensent et se définissent dans et par l’histoire. Voir la
dernière mise au point de Claude Lévi-Strauss (1998) sur cette notion.
L’ETHNOLOGIE DEVANT LE MONUMENT HISTORIQUE 25

mixte (mettant souvent en cause la limite du privé et du public), un


traitement spécialisé (invention, restauration et conservation) et un
accompagnement de représentations, d’éloges et de visites. Or, tout
ceci, affirme Leniaud, existait à l’identique dans les cités grecques,
dans l’Empire romain et sans aucun doute ailleurs. Il y a donc, si
nous poussons à peine cette proposition, une présence anthropolo-
gique du monument dans l’exacte mesure où la monumentalité
échappe à toute historicité. Que le monument ait été qualifié d’histo-
rique, à un moment et en un lieu précis, n’est qu’une façon de dési-
gner la valeur que les sociétés humaines accordent à certaines traces
matérielles témoignant de leur origine et de leur continuité.
A première vue Olivier Poisson, inspecteur général des Monu-
ments Historiques, semble d’un avis proche puisqu’il propose de par-
tir d’une définition autochtone de la monumentalité et de la présence
quasi universelle de monuments identitaires. Mais il s’en démarque
très nettement pour défendre la thèse qu’il y a plusieurs modernités.
Elles correspondent, au fil de l’histoire occidentale, à des crises vio-
lentes, à des ruptures d’époques qui suscitent la conscience d’une fin
et d’un commencement. Alors entre en effervescence la sensibilité
au monument dans la mesure où celui-ci concilie idéalement les
contraires : la présence de l’œuvre humaine et son effacement, le
désir d’éternité et la fatalité de la ruine, la suite et la cassure du
temps. Dans cette perspective la chute de l’Empire romain avec l’avè-
nement du christianisme, les guerres de Religion, la Révolution fran-
çaise puis le triomphe de la ville industrielle s’imposent comme
autant de moments qui articulent une excitation de la conscience his-
torique, des affrontements qui prennent les monuments pour cible et
l’invention de la valeur d’antiquité. Olivier Poisson ne nous dit pas
si ces crises se répètent sur le mode de « l’éternel retour » ou si elles
marquent des paliers dans une histoire progressive. Je pencherais plu-
tôt pour cette seconde hypothèse puisque les temps forts retenus par
lui, à savoir l’irruption du monothéisme chrétien, l’avènement de la
Réforme et la révolution démocratique et économique, sont le plus
souvent considérés, par exemple par Max Weber ou Louis Dumont,
comme les étapes clés dans l’élaboration de la société et de l’idéolo-
gie modernes.
Que font les ethnologues de cette question majeure ? Je dirais
que, dans cet ouvrage, ils l’affrontent tous, explicitement ou non, et
d’une façon plutôt homogène. En premier lieu ils acceptent l’hypo-
thèse générale de la modernité. La gestion plus ou moins étatique et
bureaucratique de la monumentalité et du patrimoine culturel définis
26 D. FABRE

comme « catégories officielles » en sont, sur le terrain, des signes


révélateurs 37. Certes ils n’insistent pas d’une façon égale sur cette
dimension mais c’est par rapport à elle qu’ils construisent leur objet,
fût-ce dans la distance ou l’écart. Puis, en second lieu, tous renversent
l’ordre des raisons : ce n’est pas sur une théorie générale de la moder-
nité qu’ils se fondent mais sur ce que les sujets sociaux énoncent et
manifestent pratiquement de leur rapport au passé et à l’histoire. Ce
point de départ peut sembler assez mince, en fait il n’en est rien. Il
faut, en effet, admettre que tous les efforts de compréhension de la
modernité – créatrice au XIXe siècle puis sociale au XXe 38 – s’enraci-
nent dans la conscience que « quelque chose est en train de changer »
qui coupe définitivement le fil de l’histoire, situant les sujets sociaux
entre un monde qui se défait et un autre dont on pressent et perçoit
l’émergence. Les sciences sociales se sont efforcées de comprendre
ce basculement en inventant des couples de notions incertaines –
communauté et société, solidarité mécanique et solidarité organique,
folk et urban, tradition et modernité –, l’ethnographie nous montre
que les sociétés locales font les mêmes efforts et répondent à l’incer-
titude en élaborant des solutions, pratiques et discursives, pour traver-
ser ce même entre-deux. Simplement, et là est le renversement
heuristique, il n’est pas question ici de forces obscures ou d’une main
invisible qui dirigeraient une histoire séculaire forcément étrangère à
la conscience des sujets, mais bien de débats ouverts sur la situation
d’un groupe dans le temps dont la monumentalité, officielle ou non,
est une des incarnations. Et les solutions localement mises en jeu,
loin d’illustrer de façon monotone un scénario unique, peuvent être
sensiblement différentes. Cette dernière position peut donc être ainsi
résumée : il y a plusieurs façons de vivre la modernité 39.
Le traitement du monument historique, entendu ici au sens strict
du terme, en apporte la démonstration éclatante. Retenons, pour le
moins, trois postures. La première consiste à soumettre l’historicité

37. L’analyse, proposée par Pierre Bourdieu, de l’État moderne comme instance clas-
sificatrice déterminante trouve ici une application d’autant plus aisée que le voca-
bulaire et la pratique de la monumentalisation tournent autour du « classement ».
Mais il faut ajouter que, dès l’origine, le débat a fait rage sur l’arbitraire des
décisions émanant d’autorités chargées de produire aussi ouvertement un ordre
initialement vécu comme arbitraire.
38. Voir à ce propos les remarques de Hans-Robert Jauss (1974) et surtout Jacques
Le Goff (1976) qui constatent le déplacement de la notion de « modernité » du
domaine intellectuel et artistique au domaine de la société dans son ensemble.
39. Voir les ouvrages de Paul Rabinow (1989) et Marc Augé (1989, 1994).
L’ETHNOLOGIE DEVANT LE MONUMENT HISTORIQUE 27

exogène du monument aux figures locales de la continuité tempo-


relle. Elles sont à l’œuvre aussi bien dans le pays valencien des fêtes
de Maures et Chrétiens de Dominique Blanc, dans le Minervois de
Sylvie Sagnes, dans la Sicile de Berardino Palumbo. Leur instrument
d’intervention privilégié est le rite, véritable machine à mani-
puler le temps et moment de proclamation de la valeur et de la
hiérarchie autochtones des monuments. Mais, contrairement à ce
qu’on attendrait, ces manifestations n’exaltent pas un immobilisme
communautaire, elles incarnent plutôt des antagonismes stabilisés
dans des formes sociales et politiques que chaque conjoncture réac-
tive et recompose. Dans un deuxième ensemble de cas le classement,
la restauration ou tout autres actes de reconnaissance du monument
sont utilisés comme des événements qui singularisent le temps local.
A ce titre, la monumentalisation devient la référence, le point fixe
qui permet de penser symboliquement toutes les ruptures en promou-
vant une façon à soi de raconter non plus une histoire mais une ori-
gine. La cité de Carcassonne de Christiane Amiel et Jean-Pierre
Piniès et, à un moindre degré peut-être, les châteaux privés d’Éric
Mension-Rigau illustrent bien cette connexion du lieu valorisé et du
récit inaugural. Ici le groupe met plutôt en avant sa solidarité interne
et sa continuité lignagère que l’avènement monumental a produites
et qui sont le point de repère idéologique, le viatique collectif dans
un monde qui inexorablement change. Une troisième posture se des-
sine dans les marges de la plupart des cas et, plus centralement, dans
le canton périgourdin de Martine Bergues, c’est celle d’une résistance
délibérée à toute forme de hiérarchisation exogène de la monumenta-
lité locale. Elle peut se manifester par le refus pur et simple de tenir
compte du classement ou par la dénonciation de sa nocivité (« le
monument historique a ruiné le pays ») ou encore par la floraison
des tentatives pour produire un classement autochtone, ce qui
déclenche les affrontements attendus sur la légitimité de leurs promo-
teurs. Mais ce dernier cas est rare et le plus souvent « impur ». On
ne résiste pas au monument historique comme on a, victorieusement,
résisté au calendrier républicain. Le monument propose, en effet, une
manière d’être dans l’histoire qui n’édicte pas une posture précise,
un mode d’emploi obligé, il se révèle disponible pour des traitements
symboliques inédits.

Tout en posant des questions essentielles l’ensemble de ces contribu-


tions ne prétend pas couvrir, loin de là, l’ensemble du domaine ni
rendre justice à la richesse des travaux de chaque signataire. Ceux-
28 D. FABRE

ci ont simplement choisi de nous en présenter un aspect en acceptant


la règle commune : mettre en lumière les usages du monument histo-
rique dans les sociétés locales où il se trouve situé. Ce choix laisse
dans l’ombre des dimensions dont l’importance n’a échappé à per-
sonne et qui feront l’objet d’autres approfondissements et d’autres
rencontres. J’en évoquerai quelques-unes en m’appuyant une dernière
fois sur le cas si remarquable de Carcassonne.
Si l’on voit bien tout l’intérêt de mettre l’accent sur « le point
de vue indigène », il n’est pas question de l’abstraire des traitements
autorisés du monument, de son contrôle et de sa protection, d’autant
que ceux-ci trouvent dans toutes les sociétés locales des alliés, des
porte-parole ou des imitateurs. On attend donc une approche ethno-
graphique et historique qui traite concrètement de la relation sur place
entre les différentes versions et les divers échelons de la monumenta-
lisation. Jean-Pierre Piniès nous propose ici de remonter jusqu’à la
première moitié du XIXe siècle en montrant comment l’onction monu-
mentale administrée par Viollet-le-Duc a dû contredire la dévalorisa-
tion sociale qui planait sur la cité, territoire délaissé et stigmatisé.
Nous assistons, sur le vif, à l’affrontement entre conceptions du
monument, entre services de l’État, entre lieux du pouvoir et ceci à
une époque où le champ des Monuments Historiques et du Patri-
moine n’a pas acquis l’autonomie sociale, technique et administrative
qui est la sienne aujourd’hui. Cela nous reconduit au point de départ
de cette réflexion introductive et justifie l’intérêt d’une ethnographie
historique et contemporaine de l’institution que, de manière un peu
paradoxale, Jean-Michel Leniaud appelle aussi de ses vœux. D’autre
part, l’étude de Jean-Pierre Piniès met en place un modèle de la réha-
bilitation et du rachat – les deux termes sont à entendre dans le sens
technique, juridique et moral – dont on voit qu’elle met au service
de la construction romantique de l’histoire nationale un idéal phi-
lanthropique autoritaire. Aujourd’hui on peut, certes, noter la ten-
dance à un déplacement des univers de référence – l’inscription sur
la liste du Patrimoine de l’Humanité par l’Unesco apparaissant désor-
mais comme le couronnement suprême – mais comment ne pas voir
une certaine continuité des intentions ? En les inscrivant on « sauve »
des monuments, ici de l’abandon, là de la barbarie d’une guerre, chez
nous, espère-t-on, de la gestion anarchique qui les voue à une
consommation effrénée. Mais, aujourd’hui, les désigner à l’attention
universelle ne revient-il pas à décupler le risque de leur érosion ? Tel
est le débat qu’ouvre la présentation de la cité de Carcassonne par
Marie-Geneviève Colin qui en a la charge au nom de l’État. Un siècle
L’ETHNOLOGIE DEVANT LE MONUMENT HISTORIQUE 29

et demi après le début des grands travaux, faute d’avoir pu retenir


les résidents et d’avoir imaginé des usages publics modernes du
monument, l’essentiel de l’espace est finalement revenu, par le
simple jeu du marché, aux commerçants et aux restaurateurs. Mais la
plupart n’habitent plus la citadelle qui devient une « grande surface »
touristique. Les derniers à se rattacher à la « communauté » restaurée
par Viollet-le-Duc sont donc pris dans le flux des deux millions et
demi de visiteurs que le classement Unesco attire. L’impeccable
savoir archéologique et architectural des fonctionnaires des Monu-
ments Historiques, le savoir-faire politique des gestionnaires locaux
se trouvent confrontés à une situation immaîtrisable. Les consultants
affluent, les projets se multiplient, les controverses s’exaltent. Une
nouvelle « attention ethnologique » semble requise à l’instant où, une
fois encore, le monument cristallise – mais n’est-ce pas sa voca-
tion ? – une autre histoire.
I
Ethnographies
Berardino Palumbo
traduit de l’italien par Anna Iuso

Poétique de l’histoire et de l’identité


dans une ville de Sicile orientale*

« Arcipresbiteriale Matrice Chiesa S. Nicolò-SS. Salvatore, Église


mère de Saint-Nicolas-Saint-Sauveur ». Le visiteur qui entrerait par
hasard dans l’église de San Nicolò ne se rendrait sans doute même
pas compte qu’il piétine, juste sur le seuil de l’église, une dalle (en
sicilien balata), apposée en 1957, sur laquelle ces mots sont gravés
en lettres d’or. Du point de vue artistique ce détail est insignifiant
dans un bâtiment du début du XVIIIe siècle abritant dans ses cryptes
un musée d’art sacré. Il ne pourrait qu’échapper à l’ethnographe s’il
ne lui était expressément signalé par les Nicolini (ou Nicolesi),
paroissiens et partisans de l’église de San Nicolò, et par les Mariani
(ou Marianesi), tenants de l’église adverse, celle de Santa Maria della
Stella. Ici, en effet, les paroisses (parrocchie) ne sont pas seulement
des circonscriptions ecclésiastiques mais de véritables noyaux d’ap-
partenance, elles représentent un niveau essentiel de l’identité
sociale : à Catalfaro, à l’est de la Sicile, on « est d’une paroisse »
comme on est d’un parti ou d’une faction. Et cette appartenance s’in-
carne dans un lieu sacré, saturé de signes. Aussi, dans la vingtaine
d’églises de la ville, l’un ou l’autre des objets d’art conservés offrent-
ils l’occasion d’attentives, quoique partiales, exégèses historiques et
artistiques. En m’invitant à réfléchir sur leur disposition dans l’espace
de l’église, en me rappelant l’origine et les aventures de chacun
d’eux, ainsi que celles de certaines adjonctions bâties, en me racon-
tant les épisodes d’une histoire locale très emmêlée, mes guides
– toujours des hommes, actifs sur la scène religieuse et politique de la
collectivité – m’ont graduellement introduit à ce savoir qui constitue

* Je remercie, pour avoir lu ce texte, Vito Calabretta, Maria Minicuci, Luigi Pic-
cioni, Giovanni Pizza et Valeria Siniscalchi. J’ai vécu à Catalfaro entre mars
1995 et septembre 1997, grâce au soutien de l’Assessorato dei Beni Culturali e
Ambientali et de la Pubblica Istruzione della regione Siciliana. Catalfaro, 10 000
habitants, dans la région des Iblei, en Sicile sud-orientale, est un nom fictif.
34 B. PALUMBO

à la fois un capital symbolique et un bagage rhétorique nécessaires


pour se situer sur la scène locale. Mais cette ethnographie me menait,
du même coup, au cœur des débats théoriques les plus contempo-
rains. A travers quels opérateurs symboliques et quelles stratégies
rhétoriques, appliqués à l’espace architectural et monumental, peut-
on, dans une ville du sud de l’Italie, construire et manipuler le temps,
l’histoire et l’identité ? Quelles sont les représentations de la
mémoire, du monument et du patrimoine que ces opérations mettent
en jeu ? En interprétant les « politiques du temps » et les « poétiques
de l’identité » qui prennent pour matière des lieux de culte ou des
objets d’art, je souhaite montrer comment elles s’inscrivent dans un
« régime d’historicité » (Hartog 1995) en partie différent de celui qui
domine les actuels débats historiographiques et anthropologiques. En
effet, à l’analyse, les différentes façons de définir et d’utiliser un
monument apparaissent comme des pratiques non seulement sociales
mais essentiellement politiques, liées à des conceptions de l’Histoire,
de l’État et de la modernité. Ainsi, à l’arrière-plan des définitions
et des classifications en termes de « monument », d’« œuvre d’art »,
d’« objet patrimonial »... se tient toujours une conceptualisation des
rapports entre passé et présent, ancien et moderne, histoire et
mémoire 1. L’ethnographie permettait donc de voir à l’œuvre une idée
de la modernité assez particulière, s’écartant du sens commun comme
des discours savants – historiques et anthropologiques – de matrice
wébérienne. Cette façon décalée de dire et de faire la modernité n’en
est pas moins actuelle et d’autres enquêtes ethnologiques récentes
l’ont aussi mise en évidence ; elles ont nourri la comparaison 2. Res-
tait encore à expliciter le rapport entre l’interprétation fine d’un
contexte local et les débats contemporains sur les représentations de
la modernité 3.

1. De Certeau 1975 ; Yerushalmi 1985 ; Koselleck 1990 ; Le Goff 1988. En anthro-


pologie, à part les deux chapitres conclusifs de La pensée sauvage (Lévi-Strauss
1962), voir Appadurai 1981 ; Sahlins 1985 ; Bloch 1987 ; Connerton 1989. Sur
l’anthropologie du temps et la notion de « politique du temps », voir Rutz 1992 ;
Munn 1992 ; Minicuci 1995 ; Greenhouse 1996. Pour une définition de la notion
de poétique en anthropologie, voir Herzfeld 1997 : 142-148.
2. Herzfeld 1991, 1992, 1997 ; Bahloul 1992 ; Faubion 1993 ; Todorov 1995 ;
Fabian 1996 ; Shryock 1997.
3. Cf. Marcus & Fischer 1986 ; Clifford & Marcus 1986 ; Abélès & Rogers 1992 ;
Herzfeld 1992, 1997 ; Augé 1994a.
POÉTIQUE DE L’HISTOIRE ET DE L’IDENTITÉ 35

La balata de 1957
Antonio Libeccio a longtemps été un des protagonistes de San
Nicolò. Fort de son expérience de tailleur de pierre, il a contribué à
bâtir les locaux du musée, dans les cryptes, sous l’église. Au début
des années 1980, à la suite de querelles liées à cette construction et
à la détérioration des rapports de pouvoir internes à sa paroisse, il a
abandonné la scène publique. Il m’arrête dans la rue et me confie
que dans les locaux de San Nicolò on garde la vraie statue de la
Madonna della Stella 4 :
Ils la cachent. Le visage est exactement celui de la Madonna della Stella,
et même la posture, qu’on dirait qu’elle est en train de se lever de sa chaise.
Seulement, elle est plus ancienne. Eux (les Mariani) disent que la statue n’a
pas brûlé complètement dans l’incendie de 1617, mais qu’ils ont sauvé la
tête. Mais à qui ils veulent faire croire ça ! La statue a été emportée et cachée.
Et maintenant ils (les Nicolini) la gardent dans le musée 5.

J’ai dû attendre encore quelques mois pour être admis dans le


dépôt « secret » du musée où le gardien jaloux me montra une statue
qui rappelait en effet celle de la Madonna des Mariani. « C’est la
Vierge des Roses. Elle vient de l’église de Sant’Antonino », me dit-
il avec un sourire ironique. A cet instant se trouvaient avec moi,
dans le dépôt, trois personnes, toutes des Nicolini ; parmi elles Emilio
Carpentieri qui, quelques jours plus tard, s’adresse à moi dans la rue :

Mais, me dit-il, c’est laquelle de Madonna delle Rose ? Je m’en sou-


viens, moi, de la Madonna delle Rose, quand le père Laviti disait la messe
à Sant’Antonino. Elle était très différente. Celle-là ils l’ont trouvée dans une
soupente lorsqu’ils ont restauré l’église, et ils l’ont emmenée ici. Elle portait
les traces d’un incendie.

Qu’est-ce qui se cache derrière ce jeu de statues ? Quelles inten-


tions poursuivent les protagonistes de ces aventures, et à travers
quelles opérations rhétoriques les mettent-ils en œuvre ? Antonio
Libeccio veut discréditer les Mariani, en privant de valeur (c’est-

4. On dit que la « vraie statue » de la Madonna della Stella, celle qu’on porte en
procession le 8 septembre et que l’on garde jalousement dans l’église de Santa
Maria, a été réalisée en 1617.
5. Pour la version française, nous avons traduit l’ensemble des discours cités en
sicilien.
36 B. PALUMBO

à-dire d’authenticité historique et de qualité artistique) la statue de


leur Madonna. Il va donc jusqu’à prétendre qu’elle serait entre les
mains de leurs ennemis, les Nicolini, conservée dans le ventre de
leur église. En même temps il accuse ses compagnons d’antan de
garder de façon arbitraire un secret qui devrait, au contraire, être
révélé à tous. Eux, comprenant le sens du défi, jouent avec moi :
c’est peut-être oui ou non, vrai ou faux, la question reste ouverte. Au-
delà des manœuvres personnelles, quelle raison pousse ces hommes à
se servir d’objets-signes concrets, porteurs d’une référence active au
passé ? Pourquoi démonter et remonter l’histoire, en inscrivant ces
statues dans de complexes constructions de sens qui rendent possible
une compétition politique, religieuse et intellectuelle bien actuelle ?
Une dalle gravée des années 1950, quelques sculptures du XVIIe ou
du XVIIIe siècle et, pourrait-on ajouter, des tableaux du XVIIe, des sar-
cophages du XVe, des portails et des autels baroques, des tombeaux
du XVIIe et des cryptes-musées : autant d’objets-signes inscrits dans
un champ physique et métaphorique – l’église – et utilisés comme
éléments de stratégies rhétoriques à travers lesquelles, à Catalfaro, on
met en scène et on modèle le temps, la mémoire, l’histoire et l’identité.

Revenons maintenant à la balata de l’église San Nicolò et essayons


d’entrer grâce à elle dans cet univers symbolique et performatif.
Concetto Libeccio et Filippo Carucci sourient en me montrant la
balata et son inscription au seuil de l’église mère. Concetto et son
frère Antonio furent de ceux qui la réalisèrent matériellement, dans
les jours précédant la procession de la Madonna des Mariani.

On a tout fait en grand secret, me dit Concetto. On voulait faire une


surprise aux Mariani, et on a travaillé de nuit pendant une semaine entière.
Le soir du 7 septembre, on l’a amenée en cachette à l’église et on l’a mise
en place. Puis on a mis un tissu par-dessus. Nous voulions l’enlever le matin
suivant, et découvrir la balata et l’inscription juste au passage de la Vierge.
Mais ils l’ont su, je ne sais pas comment, et ils ont décidé qu’ils n’entreraient
pas dans l’église. Nous, on avait préparé un énorme feu d’artifice, on avait
mis au point un accueil de la Vierge comme on n’en avait jamais vu. Peut-
être que les Mariani ont eu peur de ça, d’avoir bonne mine avec tous ces
pétards, et ils ne sont pas venus ! Ils ne peuvent pas dire qu’ils se sont vexés
pour l’inscription de la balata. Il n’y a écrit que ce qui est écrit sur la cor-
niche, et qui, en plus, n’est rien d’autre que la vérité.

Dans l’autre camp, les yeux de Nello Campignone brillent encore


d’indignation au souvenir de ce qui s’est produit il y a quarante ans.
POÉTIQUE DE L’HISTOIRE ET DE L’IDENTITÉ 37

Tu la vois cette fenêtre ? C’est par là qu’ils se penchèrent pour cracher


sur la Vierge. Des voyous ! Maintenant ils vivent à Bologne et ne reviennent
plus, mais ce jour-là... Depuis quelque temps on disait que les Nicolini étaient
en train de préparer une surprise pour la Vierge, mais on ne pouvait rien
savoir. Nous savions qu’ils travaillaient la nuit, mais on ne savait pas à quoi.
On a fait des réunions et on a décidé d’envoyer quelqu’un pour épier. L’un
d’entre nous avait un parent qui habitait face à la porte de San Nicolò, et il
s’y est installé. Il est arrivé pour nous dire : « J’ai vu qu’ils sont en train de
travailler là, mais je n’ai pas pu voir qu’est-ce qu’ils sont en train de faire. »
On a fait une réunion dans la cour de Santa Maria. Il y avait beaucoup de
monde, nous étions tous très agités : mais qu’est-ce qu’ils veulent faire à la
Vierge ? Une blague, un attentat, une bombe ? Les chefs ont décidé que ce
jour-là la Vierge n’entrerait pas à San Nicolò.

A Catalfaro il y a deux fêtes patronales. La première, dans


l’ordre calendaire, est celle du San Salvatore, du Christ Sauveur –
dédicataire, depuis 1788, de l’église mère de San Nicolò ; elle tombe
aujourd’hui le 18 août. La deuxième, d’origine médiévale, est celle
de la Madonna della Stella, principale patronne de la ville ; elle est
célébrée le 8 septembre. Depuis la fin du XVIIe siècle les deux fêtes
constituent les moments rituels forts, à travers lesquels on représente,
dans des formes cérémonielles conflictuelles, les identités des deux
paroisses et des partis politico-religieux en qui elles se reconnaissent.
Le dualisme antagonique, cérémoniel et politique, est – et a été –
un trait important dans l’organisation sociale de plusieurs commu-
nautés de la région (Pitrè 1978). A Catalfaro elle est restée très
vivante, prenant des formes souvent éclatantes. Les premières attesta-
tions de l’antagonisme entre paroisses que j’ai pu repérer dans les
archives remontent à la fin du XVIe siècle. Les conflits – portant sur
le titre d’église mère et sur l’attribution du patronat à l’un ou l’autre
curé titulaire – s’étendaient à toute la société locale, suivant une
logique complexe de factions. Les paroisses se définissaient sur des
bases familiales et non territoriales ; entre le XVIIIe et le XXe siècle,
les plus importantes familles de l’élite locale ont été à la tête de l’un
ou de l’autre parti. En 1788 l’évêque de Syracuse supprima les deux
paroisses pour en créer une autre, celle de San Salvatore-San Nicolò,
dans l’église de San Nicolò ; il interdit les fêtes de la Madonna della
Stella et de San Nicolò et imposa le San Salvatore (le Christ Sauveur)
comme seul patron de la ville. Pourtant la fête de la Vierge sera
publiquement célébrée pendant tout le XIXe siècle. En 1874, grâce à
de fortes pressions politiques, on rouvrit la paroisse de Santa Maria.
La fête du San Salvatore, qui pendant presque un siècle fut la seule
38 B. PALUMBO

fête patronale officielle, est aujourd’hui la fête patronale des Nicolini


et un moment fort d’expression de l’identité de l’église mère et de
ses paroissiens. La fête de la Vierge est redevenue fête patronale,
soutenue par les représentants du parti des Mariani. La balata, par
son inscription, réaffirme pour San Nicolò le titre contesté d’église
mère, et cela précisément le jour de la fête de la Vierge, d’où son
caractère provocateur.
Ces formes cérémonielles, exubérantes, ont connu pendant les
deux derniers siècles des changements nombreux mais qui n’ont pas
altéré leur structure antagoniste typique. Les deux paroisses, les deux
partis, ont rivalisé et rivalisent encore, essayant d’affirmer leur supré-
matie à travers chaque phase du rituel. L’une d’entre elles, en particu-
lier, portait l’émotion au plus haut.
De 1874 à 1957, le jour de sa propre fête, chacune des deux
statues, portée à l’épaule par ses fidèles, rendait visite à l’autre,
s’avançant jusqu’à l’autel principal de l’église « ennemie ». C’était là
un hommage au cours duquel les fidèles des deux paroisses pouvaient
manifester publiquement des sentiments de dévotion au protecteur
« adverse ». Mais cet « échange de visites » constituait aussi un
moment de tension où l’agressivité et le conflit entre les deux
paroisses pouvaient s’exprimer. Une des manifestations de cet anta-
gonisme était – au début des années 1950 – la force des explosions
qui, le 18 août et le 8 septembre, saluaient la statue et son cortège
au moment où ils quittaient l’église d’accueil. Les deux comités riva-
lisaient en préparant des feux d’artifice, des bummi et des moschetta-
ria qui devaient surpasser ceux des autres 6.
Pour la visite de la Vierge, le 8 septembre 1957, les Nicolini
avaient préparé « un feu terrifiant » : « Nous voulions les terroriser,
ils devaient abandonner la Vierge sur place, toute seule », se rappelle
Concetto Libeccio, « c’est nous qui devions faire sortir la Vierge de
l’église ». Ce désir donne la mesure de l’opposition entre les deux
partis qui n’avait fait que s’amplifier au cours des années précé-
dentes. D’ailleurs, quelques jours avant ce 8 septembre, des images
imprimées de la Vierge avaient circulé, dans lesquelles la paroisse

6. Les feux, les bummi, étaient placés sur le toit, et on les faisait exploser sur le
toit, le clocher et l’intérieur de l’église, tandis que le parvis était recouvert de
plusieurs rangs de pétards (moschettaria). Les théories esthétiques locales du feu
d’artifice sont explicites. Même si je ne peux pas les examiner ici, il faut quand
même souligner combien l’esthétique des bummi fait partie intégrante d’un
champ plus vaste, incluant les jugements esthétiques sur l’action rituelle et sur
l’architecture des espaces sacrés.
POÉTIQUE DE L’HISTOIRE ET DE L’IDENTITÉ 39

de Santa Maria était déclarée « matrice », église mère, titre qui reve-
nait à l’église de San Nicolò et que les Mariani n’ont revendiqué, au
long des siècles, que dans les moments de forte tension. De leur côté,
les Nicolini avaient placardé pendant les journées de la fête de la
Vierge une affiche dans laquelle leur curé était qualifié de « recteur
de toutes les églises », titre qui n’avait eu cours que de 1788 à 1874,
période de fermeture de la paroisse ennemie.
A Catalfaro il n’est pas évident de reconstituer les événements
liés à l’antagonisme religieux – comme on peut s’y attendre, les opi-
nions et les interprétations sont structurellement discordantes –, ils
doivent être inscrits et lus au sein de la trame complexe des relations
sociales et politiques du moment. En 1957, la situation du clergé des
deux paroisses était plutôt confuse. Le curé de San Nicolò venait
d’arriver : il avait remplacé – trois ans auparavant et contre l’avis
des paroissiens qui voulaient un prêtre du lieu – l’archiprêtre Colo-
tusi, mort après plus de trente ans d’exercice. A Santa Maria il y
avait aussi un nouveau prêtre qui, lui, n’avait pas encore tout à fait
remplacé l’ancien. Ce dernier, premier curé investi après le siècle de
fermeture et appartenant à une importante famille de Mariani, était
une figure centrale de l’histoire de la paroisse. Si, à Santa Maria, la
cohabitation des deux prêtres provoquait des tensions continuelles, à
San Nicolò le souvenir du vieil archiprêtre constituait pour le jeune
curé un héritage encombrant. Dans les deux cas, la situation poussait
les nouveaux titulaires à souffler sur le feu de l’antagonisme pour
s’assurer l’adhésion consensuelle des paroissiens.
Le moment politique était tout aussi crucial. En 1955 les élec-
tions municipales avaient, pour la première fois, enregistré la victoire
de la démocratie chrétienne. On avait élu l’avocat Dalbanza, qui fai-
sait partie de l’élite des Mariani. Il l’avait emporté sur une liste
monarchiste conduite par le baron Majanora, chef d’une des plus
importantes familles du lieu, puissant homme politique de la région,
partisan – par tradition familiale – des intérêts de l’église de San
Nicolò. La paroisse et le clergé de Santa Maria – reprenant une tradi-
tion révolutionnaire et libérale qui s’était développée au cours du
e
XIX siècle – avaient apporté leur soutien inconditionnel au nouveau
parti de la démocratie chrétienne. San Nicolò, au contraire, restait lié
a une tradition politique de droite : bourbonienne dans la première
moitié du XIXe siècle, monarchiste et conservatrice après l’Unité, fas-
ciste pendant le ventennio – les deux décennies de la dictature musso-
linienne –, monarchiste dans les premières années de la République,
néo-fasciste jusqu’à nos jours. Le curé Colotusi avait soutenu et
40 B. PALUMBO

fortifié les traditions conservatrices de sa paroisse, ce qui avait mis,


en 1955, le nouveau curé Don Rossino dans une situation inconfor-
table : il n’était pas tout à fait accepté par ses paroissiens, étroitement
liés au vieux groupe dirigeant fasciste, et devait choisir entre un can-
didat traditionnel de la droite locale et le nouveau parti chrétien 7. Par
ailleurs, Don Rossino était soumis aux pressions des représentants
de la curie épiscopale qui insistaient pour que les curés fournissent
un soutien concret aux candidats démocrates-chrétiens. Dans ces
circonstances, il décida de respecter les ordres de sa hiérarchie et
organisa un accord anticommuniste entre quelques représentants de
sa paroisse et la jeune démocratie chrétienne, fortement connotée
comme liée aux Mariani. Pendant la campagne électorale « il fit une
tournée dans la ville » en compagnie de l’avocat Dalbanza, le candi-
dat démocrate-chrétien de la paroisse adverse, contribuant ainsi à la
défaite du candidat monarchiste autour duquel s’était regroupée la
droite des Nicolini. Ce fut un choix difficile, très critiqué par les
gens de San Nicolò, liés à leur tradition politique et à leurs chefs :
le curé fut sifflé au cours de sa tournée électorale, et pendant plu-
sieurs jours il ne put sortir de sa maison.
En relisant, après coup et de l’extérieur, les événements de cette
époque, on peut aujourd’hui faire l’hypothèse d’une connexion pré-
cise entre ce contexte politique et la recrudescence des affrontements
cérémoniels entre les deux paroisses. Les puissantes émotions susci-
tées à cette occasion parmi les fidèles constituent, encore aujourd’hui,
des mécanismes essentiels dans la diffusion des adhésions, dans la
production et la manipulation du consensus. Nous ne pouvons pas
savoir avec certitude s’il y eut un calcul politique précis ou si les
différents protagonistes agirent sur la base de leur implication pas-
sionnelle dans le jeu cérémoniel qui, à son tour, eut de précises
conséquences politiques, ou encore si, comme je suis porté à le
croire, il y eut un enchaînement complexe de conscience et d’habitus,
de manipulation stratégique des sentiments et de participation émo-
tive réelle (Comaroff & Comaroff 1992).
De cette intrication témoignent quelques faits bien établis. La
construction de la balata et son installation provocatrice au seuil de
l’église de San Nicolò, la veille de la fête de la Vierge, surviennent
à l’apogée d’une phase politique turbulente ; les concepteurs et les

7. Quant à la gauche, qui avait administré la ville de 1950 à 1954, elle sortait d’une
profonde crise locale ; ce qui n’empêchait pas le nouveau curé de considérer le
Parti communiste de Catalfaro comme un danger très sérieux.
POÉTIQUE DE L’HISTOIRE ET DE L’IDENTITÉ 41

réalisateurs de la balata étaient tous des représentants de la droite


des Nicolini ; le docteur Lonellugi, médecin municipal, fasciste, fon-
dateur du MSI local 8, et Concetto Libeccio étaient les conseillers de
la minorité, élus sur la liste monarchiste. Ils étaient très proches de
la famille du baron Majanora.
De toute façon, face à la bravade, les chefs de Santa Maria
avaient décidé : « La Vierge n’entrera pas à San Nicolò. »
On ne savait pas ce qu’ils voulaient faire à la Vierge, me dit Tano Rossi,
l’un des meneurs, alors on a décidé qu’on n’entrerait pas à San Nicolò. Il
pouvait y avoir une bombe, il aurait pu se créer de la confusion, et la statue
aurait pu être abîmée. Les Bazatini, les Campignoni, les cordonniers de Santa
Maria étaient armés de couteaux, de bâtons, de pistolets, ils étaient prêts à tout.

A la sortie de Santa Maria, le brancard avec la statue de la


Vierge fut posé directement sur un char où, avec le curé, il y avait
justement Tano. Derrière suivaient le maire Dalbanza avec son
écharpe tricolore, les adjoints démocrates-chrétiens, le comité de la
fête, les cordonniers qui travaillaient dans les boutiques de la place
de Santa Maria – véritable corps de défense de la Vierge – et tout
le peuple des Mariani.
Tout de suite après la sortie de la Vierge de l’église de Santa Maria, la
foule se rua vers la place Victor-Emmanuel et la rue P. Carrera pour assister
à tout ce que les paroissiens de l’église mère présentent de beau, chaque
année, en hommage à la Vierge [...]. Mais, comme si cela était fait intention-
nellement contre tous ces grands préparatifs, pour les rendre inutiles, par la
volonté de quelques agités fanatiques, la statue n’a pas été conduite à San
Nicolò, en violation de ce qui existait de plus noble entre les deux églises.
Le brancard de la Vierge était comme un bateau qui, après avoir levé l’ancre
dans le port ami de l’église de Santa Maria, traversait la mer agitée et tumul-
tueuse de la place Victor-Emmanuel pour aller vers la sauvegarde de San
Benedetto, où elle jetait l’ancre, ayant trouvé un peu d’abri.

C’est en ces termes que, quelques mois plus tard, un écrivain,


anonyme mais clairement affilié au parti des Nicolini, raconte les
événements dans une chronique. Après son passage précipité devant
l’église de San Nicolò, la procession fut accueillie par des sifflements
provenant des immeubles voisins et de l’escalier de l’église mère.
Dans le cortège – c’est du moins ce qu’on dit – on vit des mains se
lever et faire le signe des cornes à l’adresse des Nicolesi. D’autres

8. Il s’agit du Movimento Sociale Italiano, le parti fasciste.


42 B. PALUMBO

faisaient le geste de se griffer la figure, comme au cours de la pro-


fonde douleur de la lamentation funèbre, mais pour signifier ici le
plaisir qu’ils prenaient à la souffrance d’autrui. Quelqu’un – c’est
encore ce qu’on dit – cracha sur la statue ou bien, selon d’autres
versions, contre ceux qui l’entouraient. Le cortège se réfugia dans
l’église neutre de San Benedetto d’où, après avoir quitté leur Vierge,
les Mariani redescendirent en rangs serrés vers leur église. Des siffle-
ments, des cris, des menaces, des crachats et le geste des cornes
accompagnèrent aussi ce retour.
Les affrontements continuèrent dans l’après-midi. Des hommes,
qui étaient gamins à l’époque, se rappellent que leurs pères les
avaient laissés dans le café de la place pour aller se battre sous leurs
yeux. Le maire Dalbanza, après s’être enfermé dans la mairie, ôta son
écharpe et, me disent les Nicolini, répétait à ceux qui lui demandaient
d’intervenir pour calmer les esprits une phrase qui est devenue une
sorte de dicton : « Aujourd’hui je ne suis pas maire, je suis des
Mariani. » Les Nicolini, furieux, se lancèrent vers l’estrade où était
montée la fanfare, et la soulevèrent d’un coup pour l’emmener hors
de la place, vers l’église de Santa Maria. Seule l’intervention des
autorités réussit à apaiser une situation qui était sur le point de dégé-
nérer en affrontement armé.
Mais, tandis que les événements de cette journée semblent ne
pas avoir eu de conséquences politiques immédiates, l’épisode de la
balata, si étroitement lié au déroulement du rituel, a, par contre, eu
des effets directs et durables sur l’organisation du cérémonial. A
compter de ce jour le Saint Sauveur n’est plus allé rendre visite à la
Vierge, pas plus que celle-ci n’est revenue à San Nicolò. Chacune
des deux statues passe désormais à côté de l’église « adverse », les
portes restent ouvertes, les grosses cloches sonnent, mais les statues
n’entrent pas. Le passage du Saint Sacrement du Sauveur au bas de
l’escalier de Santa Maria, lorsque le brancard traverse la place, est
accompagné par des hurlements, des chants et des gestes de défi de
la part de ses porteurs. Le peuple de Santa Maria est aligné sur les
bords de la place, les chefs sont sur l’escalier et sur le parvis de
l’église, tendus, silencieux, assis ou appuyés aux murs, comme s’ils
voulaient faire corps avec leur édifice. De façon spéculaire, quand la
Vierge parvient au coin où, jusqu’en 1957, commençaient les prépa-
ratifs pour monter l’escalier de San Nicolò, un groupe de jeunes
Mariani forme un cercle et hurle trois fois une strophe qui n’est lan-
cée qu’en cette occasion. Les chefs de San Nicolò observent la scène,
imperturbables, depuis leur escalier.
POÉTIQUE DE L’HISTOIRE ET DE L’IDENTITÉ 43

Lieux de mémoire ?
Replacer ces événements dans leur contexte était indispensable pour
interpréter la stratification des significations qui se condensent au-
tour d’une chose aussi banale en apparence qu’une dalle de marbre
au seuil d’une église. Sans ce savoir il serait impossible de s’orienter
à l’intérieur du réseau de correspondances qui transforme la balata
en objet singulier. Placée à l’entrée de l’église San Nicolò, elle ren-
voie à une date bien précise – le 8 septembre 1957 – et à des événe-
ments qui sont gravés dans la mémoire de beaucoup d’habitants de
Catalfaro. Événements autour desquels on continue à discuter et à
agir : à certains moments de l’année – en été, entre juillet et sep-
tembre, lorsqu’on organise le cérémonial – ou bien dans des situa-
tions particulières – lorsque l’antagonisme religieux et la passion
qu’il suscite deviennent dans le discours un topos dominant, plaisant,
ironique ou agressif jusqu’à la violence. Cet objet-événement ne ré-
vèle donc sa nature que lorsqu’il est inscrit dans un espace discursif
bien déterminé, qui organise des secteurs de la mémoire collective
et qui ordonne des pratiques et des contextes divers. Il s’agit d’un
ordre du discours où l’objet apparaît lié – par des connexions symbo-
liques et performatives – à une double série d’objets-événements
analogues.
La première série regroupe des objets qui transforment l’espace
cultuel des églises en espace monumental, à la fois multidimension-
nel, mobile, traversé d’oppositions, saturé de points qui activent une
remémoration spécifique et continue. Par exemple deux petits car-
reaux, insérés dans le dallage de San Nicolò, figurent la longueur des
églises de Santa Maria et de San Benedetto ; ils attestent les dimen-
sions supérieures de l’église mère par rapport aux autres, et évoquent
les longues polémiques des premières décennies du XVIIIe siècle, alors
que les deux églises étaient encore en construction. Mais il y a aussi
les interminables discussions esthétiques sur la beauté de l’une ou de
l’autre église. Ou bien les disputes « philologiques » sur la réelle anti-
quité de la statue de la Madonna della Stella. Ou encore la présence
soulignée du grand retable en terre cuite d’Andrea della Robbia,
aujourd’hui placé sur un autel latéral de Santa Maria. Mentionnée
dans un cycle de narrations sur les marquis de Catalfaro, dans la
seconde moitié du XVe siècle, cette œuvre témoigne de l’existence
d’un lien très étroit entre Santa Maria et la famille des seigneurs ;
lien fondamental dans le savoir historiographique local, non parce
qu’il établit l’identité de l’artiste et fonde ainsi la qualité d’une œuvre
44 B. PALUMBO

importante, mais plutôt parce qu’il sert à énoncer la distinction entre


une église – Santa Maria – dite latine, église du château et des sei-
gneurs féodaux, et l’autre – San Nicolò – église du peuple, des
autochtones, des Grecs. Les sarcophages d’époque Renaissance,
conservés eux aussi à Santa Maria, où reposent quelques membres
de la famille seigneuriale, ont la même valeur et fournissent le même
point d’appui rhétorique. Ces objets d’art arrivèrent à l’église au
terme d’un long périple – passé sous silence par les Mariani, souligné
par les Nicolini – qui eut pour étapes, au fil des siècles, plusieurs
églises de Catalfaro. Pour l’« historiographie » des Mariani, leur pré-
sence certifie l’indissolubilité du lien entre les seigneurs latins et leur
église, tandis que l’epos narratif des Nicolini retient, au contraire, à
quel point ce rapport est contestable puisque inventé.
La deuxième série de signes dans laquelle s’insère la balata est
constituée par d’autres événements, concrétisés et rendus maniables
dans des objets, des discours, des narrations, des souvenirs. De tels
événements entrent dans la chaîne des moments exemplaires qui for-
ment l’histoire locale de l’antagonisme religieux. Lorsqu’on doit
expliquer à un étranger l’épisode de la balata ou encore dans les
anecdotes et les débats qui surgissent dès qu’on entre dans l’univers
narratif de la querelle religieuse, l’événement et l’objet matériel sont
toujours associés à ces multiples événements-signes, plus ou moins
proches dans le temps. Soit, ici, les images imprimées de la Vierge,
qu’on a fait circuler quelques jours avant le 8 septembre 1957, où le
titre d’église mère était attribué à l’église de Santa Maria, puis les
placards par lesquels ont répliqué les Nicolini, mais aussi une autre
plaque, apposée à Santa Maria en 1927, dans laquelle le curé s’attri-
bue, par bravade, le titre d’archiprêtre qui est réservé au titulaire de
la paroisse mère. Ces connexions proches se trouvent, en outre, asso-
ciées à une série d’événements exemplaires de bien plus longue
durée. Ceux du 8 septembre 1810, lorsque les partisans de la
Madonna della Stella ont célébré, malgré les interdictions bourbo-
niennes, la fête de leur patronne ; ceux de 1848, lorsque, profitant de
la Révolution, ils ouvrirent l’église, fermée en 1788, hissèrent le dra-
peau tricolore sur le clocher et administrèrent les sacrements ; ou
encore ceux de 1869, lorsque, pendant la fête de la Vierge, au cours
d’un affrontement entre paroisses, fut tué un jeune représentant de
l’élite des Mariani. Quand aujourd’hui on parle de la balata, il arrive
souvent que le discours convoque aussi des événements postérieurs,
qui agissent comme signes de l’antagonisme essentiel, le concrétisant
et le mettant en scène. Il suffira d’un exemple parmi beaucoup
POÉTIQUE DE L’HISTOIRE ET DE L’IDENTITÉ 45

d’autres possibles : l’actuelle place de Santa Maria est, tout comme


la balata de 1957, une conséquence et un emblème d’événements
liés à la « guerre » entre les factions.
En 1960, trois ans à peine après l’épisode qui nous occupe, le
maire Dalbanza mit en œuvre un projet d’agrandissement de la place
du XVIIIe siècle. Il fit abattre les anciennes loges qui la fermaient
de deux côtés, détruisit d’autres constructions appartenant au baron
Majanora, nivela le parvis de pierre sur lequel était dessinée une
grande étoile (la stella de la Vierge) pour construire une place de
béton, vaste et moderne. En réalisant un nouveau parvis, situé juste
sous les balcons du palais Majanora du XVIe siècle – parvis assez
grand pour accueillir la procession de la Vierge pendant l’Octave,
jour de conclusion de la fête – le maire voulait répondre aux provo-
cations infligées par les Nicolesi au cours des années précédentes.
Il voulait, surtout, réussir ce que les barons Majanora et tous les
chefs des Nicolini n’avaient pu mener à bien : depuis le XIXe siècle
tous avaient tenté, en vain, d’ouvrir face à l’entrée de leur église
une place sur laquelle pourrait se dérouler la procession de l’Octave
du Sauveur.
La balata, la place de Santa Maria, les sarcophages, les statues,
les églises, les événements exemplaires qui nourrissent l’histoire du
conflit sont donc des lieux-événements incompréhensibles au-delà
d’un régime d’historicité bien défini, qui règle, dans le contexte local,
les rapports entre mémoire et histoire. Il s’agit d’objets (lieux, événe-
ments) qui fixent le souvenir. Ils condensent des significations fer-
mées sur elles-mêmes mais, en même temps, ils ouvrent des espaces
symboliques doués du pouvoir de lier d’autres « objets » semblables
et donc de produire encore du sens. Il semblerait, à première vue,
qu’on puisse les considérer comme des lieux de mémoire, notion éla-
borée par Pierre Nora (1997c : 23-41). Nombreux et complexes sont,
d’après cet auteur, les traits qui définissent de tels lieux. D’abord, le
fait qu’ils « ne sont pas ce dont on se souvient, mais là où la mémoire
travaille ; non la tradition elle-même, mais son laboratoire » (1997b :
17-18). Il souligne ensuite leur caractère hybride et changeant, à la
fois matériel, symbolique et fonctionnel (1997c : 37-38), dérivant du
jeu particulier entre mémoire et histoire qui caractérise la situation
contemporaine. Enfin, il note le fait qu’ils sont le fruit d’une volonté
et d’un désir « de bloquer le travail de l’oubli, de fixer un état
des choses, d’immortaliser la mort, de matérialiser l’immatériel pour
(...) enfermer le maximum de sens dans le minimum de signes »
(ibid. : 38).
46 B. PALUMBO

Pourtant, à les considérer de près, les usages des objets symboliques et


la complexité des opérations rhétoriques mises en œuvre à Catalfaro
semblent échapper en partie aux notions récemment proposées par
diverses analyses. Tel semble être le cas pour le lieu de mémoire ou
encore pour la trace (Bertelli & Clemente 1994) qui renvoient, de
façon explicite ou implicite, à des conceptions rigides du signe et à
une vision naturalisée, moderne, du temps. Nora (1997c : 42) définit
ces lieux comme des signes qui « sont à eux-mêmes leur propre réfé-
rent, signes qui ne renvoient qu’à soi, signes à l’état pur ». L’idée
que des objets comme la balata – qui précisément nous apparaissent
comme les lieux d’une puissante condensation de sens – pourraient
être des signes sans valeur référentielle, « à l’état pur », ne me semble
pas complètement soutenable. Certes, tout comme pour les lieux de
mémoire, on peut, dans le cas de la balata de 1957, définir l’objet
par sa force signifiante : il cristallise le souvenir, il devient un signe
qui produit une mémoire par-delà toute référence à ce qui s’est réelle-
ment passé. Pourtant la balata, objet et événement, est, nous l’avons
vu, strictement liée, par des rapports de sens précis et des liens dis-
cursifs évidents, à d’autres objets-signes, à d’autres événements-
signes. La balata est un opérateur dynamique, elle ouvre un espace
performatif à travers lequel des connexions peuvent être activées et
parcourues. Sans la balata de 1957, ou l’inscription de 1954 qui rap-
pelle le couronnement de la Vierge, ou la pléthore de textes écrits,
d’images pieuses, de documents d’archives, d’actes de procès, d’écri-
tures quotidiennes, ou encore sans les traités historiographiques de
chacun des partis – dans lesquels on perpétue la série des provoca-
tions cérémonielles exprimées par les topoi de l’église mère, du
patronage et de la suprématie rituelle –, ou même sans les symboles
de l’une ou de l’autre faction que les garçons des deux groupes pei-
gnent dans certains lieux de la ville la veille des deux fêtes, l’objet
balata ne serait pas un signe. Hors de la chaîne d’événements exem-
plaires, tels que le Te Deum de 1810, pendant l’interdit bourbonien
de fêter la Vierge, ou le déploiement du drapeau italien en 1848 sur
l’église de Santa Maria renaissante, ou le meurtre du « patriote »
Laganà, un des Mariani, le 8 septembre 1869, ou la tentative des
Nicolini en 1910 de lyncher un évêque considéré comme pro-
Mariani, l’événement déclenché par la balata, et donc l’événement
balata tel qu’il est actif dans la mémoire et dans les narrations
locales, ne serait pas un événement. Dire que la balata et les autres
objets que j’ai considérés sont des signes « à l’état pur » revient, au
fond, à réduire les rapports entre mémoire et histoire à une interaction
POÉTIQUE DE L’HISTOIRE ET DE L’IDENTITÉ 47

mécanique entre surcroît et absence de sens, entre perte de la


mémoire et besoin de signification historique, entre passé et moder-
nité. Cette schématisation me semble impossible dans un contexte où
un objet, un événement, ne peut devenir lieu de remémoration qu’en
s’inscrivant dans un modèle bien particulier d’histoire, dans une réa-
lité où cette histoire, mise en forme et modulée, est elle-même his-
toire exemplaire, histoire-mémoire, histoire-signe.
Le régime d’historicité dans lequel s’inscrivent les lieux de
mémoire de Catalfaro est donc profondément différent de celui dont
traitent les Lieux de mémoire de Nora. Il s’agit, avant tout, d’un
régime d’historicité ritualisé : la balata est placée dans un lieu de
culte, dans un moment rituel bien précis, elle renvoie à l’expression
cérémonielle d’un antagonisme et est reliée à des moments de tension
analogues. Elle détermine surtout une série d’événements qui ont de
fortes incidences sur l’organisation ultérieure des rites : nous avons
vu qu’après 1957 le schéma du rituel change, les statues ne pénétrant
plus dans les églises « ennemies ». Et il ne s’agit pas d’un cas isolé.
Ainsi, jusqu’en 1970, les fidèles qui portaient la statue de la
Vierge prenaient le pas de course lorsqu’ils passaient devant la mai-
son des barons Majanora. Ils rappelaient par là le 8 septembre 1869,
jour où les Mariani, se mettant à courir, avaient réussi à ne pas s’arrê-
ter sous ces balcons où, selon la tradition, la Vierge aurait dû recevoir
les hommages du baron. Celui-ci, par vengeance, aurait fait tuer, dans
l’après-midi, Francesco Laganà, l’un des meneurs de Santa Maria.
Pendant un siècle, jusqu’au jour où les Majanora ont vendu le palais,
le rite a répété et rappelé cet événement. Les faits du passé sont donc
ici sélectionnés et liés entre eux à partir de formes ritualisées de la
mémoire. Ils sont revisités et réactualisés dans des contextes narratifs
(oraux ou écrits) et performatifs de type cérémoniel. Ils s’inscrivent,
en la modifiant, dans la trame du système rituel ; ils conditionnent et
dirigent, dans des contextes spécifiques, l’action présente. Ce régime
d’historicité est contrôlé, structuré, ritualisé, soumis à l’action mode-
lante du symbole et à celle, persuasive, de rhétoriques et de poétiques
du temps et de l’identité (Severi 1993). Pourtant, nous sommes tou-
jours à l’intérieur de l’histoire. Modelée par des rapports formels
entre événements et structure, entre action et sens, entre idéologie et
hégémonie, l’histoire exemplaire de l’antagonisme entre les factions
religieuses de Catalfaro est totalement nourrie de matériaux histo-
riques. Les événements, les accidents exemplaires, les cérémonies, et
aussi les actions provoquées par une sorte de contrainte rituelle à
répéter sont toujours des événements historiques, advenus et effectués
48 B. PALUMBO

dans le temps, mis en acte par des sujets concrets. Les objets, les
lieux de condensation de la mémoire – tableaux, dalles gravées,
autels, tombeaux – qui, par leur mise en relation, ouvrent des pas-
sages pour manipuler et réorganiser le temps n’existent jamais en
dehors du temps.
Ce que je viens de proposer nuance fortement une autre caracté-
ristique essentielle des lieux de mémoire de Nora : pour qu’il y ait
lieux de mémoire, écrit-il, il faut la volonté de se souvenir (1997c :
37-38). Considérer que des objets comme la balata ou le retable
d’Andrea della Robbia – au travers desquels s’effectue la production
de mémoire et de sens historique – sont les expressions d’une volonté
précise de fixer un souvenir n’est sans doute pas faux mais, à l’exa-
men, cela se révèle réducteur. A quelle volonté de mémoire corres-
pond la balata ? Certes, les auteurs matériels de la plaque et du geste
voulaient laisser un signe, une trace, ils voulaient témoigner de
quelques principes internes au langage du conflit cérémoniel, mais
les significations de ce signe sont-elles déjà préfigurées dans cet acte
volontaire ? Le fait de poser la balata n’a-t-il été que la réalisation
d’une volonté de mémoire ? Il s’agissait, comme nous l’avons vu,
d’une subtile stratégie politique ; ce fut aussi une provocation, une
action partiellement gratuite, un jeu, une plaisanterie. Mais, en même
temps, ce fut un geste cérémoniel, un acte rituel, en partie inévitable
et prévisible. On peut donc voir ce geste et cet objet aussi comme des
conduites incomplètement conscientes, liées à une chaîne d’actions
analogues, stratifiées dans le temps, qui dérivent presque automati-
quement d’un mécanisme rituel. A leur tour, elle déterminent, d’après
une logique de la praxis également prégnante, d’autres événements-
signes d’une histoire ritualisée. Des dimensions conscientes, idéolo-
giques ou stratégiques, et d’autres inconscientes, habituelles et
rituelles, convergent pour déterminer le sens ou, mieux, les valeurs
des actions et des objets en question.
Pouvons-nous donc assimiler à la volonté de mémoire la
complexité des rapports entre rite, mémoire, histoire et action pro-
duits par nos objets de remémoration ? Oui, mais à l’intérieur d’un
régime historiographique différent de celui dans lequel opèrent des
dichotomies analytiques qu’une anthropologie du présent ne peut
plus, aujourd’hui, soutenir. Dans le modèle de Nora l’avènement des
lieux de mémoire est lié, en fait, à la perte de la mémoire, de la
« vraie mémoire », de la « mémoire traditionnelle » (ibid. : 30-31).
Celle-ci, toujours attentive à réactualiser le passé dans le présent, à
faire œuvre de remémoration et de ritualisation, est remplacée par
POÉTIQUE DE L’HISTOIRE ET DE L’IDENTITÉ 49

l’Histoire, pour laquelle le passé est radicalement étranger, autre. His-


toire et mémoire, événement et structure, vérité et rhétorique, archive
et narration, historiens et historiographes s’opposent, dans ce modèle,
de façon par trop rigide. A la contraction de la vraie mémoire, conti-
nuellement resocialisée, ritualisée et jouée, correspondrait l’émer-
gence de « lieux » où les particules résiduelles de sens social stratifié
dans le temps sont condensées, accélérées et transformées en énergie
historiographique, prête à redonner un sens occasionnel à un monde
désenchanté. Mais contre ce régime historiographique du désenchan-
tement a récemment réagi Marc Augé (1994b : 10-41), qui met en
relation la critique d’une anthropologie enchantée et celle d’une his-
toriographie traversée par une idéologie du désenchantement : la pre-
mière n’est désormais capable que de constater la disparition de toute
altérité réelle, la deuxième ne peut que sonder les lieux, contrôlés et
institués par des pouvoirs forts, où se concentrent des excès de
mémoire et de valeur. En réfléchissant sur la notion de lieux de
mémoire, Augé (1992 : 41-52) insiste sur la perspective de cet
enchantement, de cette capacité à produire, conserver et forger du
sens, qui est propre à différents contextes locaux, et que les discours
sur la modernité et la postmodernité s’empressent de déclarer perdue.
Pour Augé la mémoire, la « vraie mémoire », et les espaces de pro-
duction de sens ne disparaissent pas, ne se retirent pas devant l’émer-
gence du contemporain ; elles se donnent d’autres formes, des cadres
d’expression différents, de nouvelles façons d’être activées et mani-
pulées. Mais les églises de Catalfaro, avec leurs objets-signes, ces
passages spatio-temporels qui ouvrent sur des enchaînements d’évé-
nements emblématiques et cérémoniels, ne sont pas pour autant les
non-lieux dont nous parle Augé. Ils sont, au contraire, des hyper-
lieux, à travers lesquels on produit et on transmet le sens de l’histoire,
de la mémoire et de l’identité. Il ne s’agit pas de survivances,
de traces ou de ruines (Simmel 1985) 9. L’analyse ethnographique
met en lumière les capacités d’adaptation et de résistance de formes
particulières d’organisation de l’anamnèse, la force de façons de dire
et de faire spécifiques de certaines poétiques de la mémoire et de
l’identité et de formes rhétoriques capables de leur donner du crédit.
Elle souligne le pouvoir créatif de ces rhétoriques – même dans des
contextes de forte adhésion à la modernité et à la postmodernité – et
nous fait comprendre qu’il n’y a pas qu’une seule façon d’être dans
l’histoire et dans le présent, qu’une seule façon d’être modernes.

9. Voir, entre autres, Herzfeld 1992 ; Fabian 1996 ; Taussig 1996 ; Shryock 1997.
50 B. PALUMBO

Le régime historiographique dans lequel opère l’œuvre éditée par


Nora, et sa récente réplique italienne éditée par Isnenghi (1997), dans
lequel s’inscrivent, comme nous le rappelle Augé, quelques lectures
déconstructionnistes, retiennent, au contraire, l’orientation unique et
homogène du processus de modernisation. Aux signes purs des lieux
de mémoire répondent en écho des significations rigides, idéolo-
gisées, immobilisées dans une Histoire qui semble courir le risque
– consciemment constaté par Nora (1997b : 21) – d’avoir comme
seuls référents la Nation et l’État 10.
Un texte de Faubion (1993 : 11-20) réagit contre de semblables
schématisations de la réalité historique en se situant à l’intérieur
d’une critique explicite de l’idée wébérienne de la modernité comme
désenchantement. En analysant les formes rhétoriques qui rendent
crédibles, donc efficaces, les opérations de représentation du passé,
de manipulation de la mémoire et de construction de l’histoire chez
les élites athéniennes du début des années 1980, Faubion (ibid. : 159)
souligne l’importance d’éléments, d’objets, de topoi narratifs particu-
liers, mais aussi d’événements et de façons de les représenter qu’il
propose de nommer concreta. Ce sont des « agglutinations de réfé-
rence et de sens. Ce ne sont pas des “ signes ” parce que leur signifi-
cation n’est pas donnée, ou bien parce qu’elle n’est présente qu’en
puissance » (ibid. : ixi). Ceux qui, dans une perspective sémiotique
et implicitement évolutionniste, peuvent être lus comme des lieux de
mémoire, comme des signes immobilisés et condensés, ou même
comme des signes à l’état pur, nous apparaissent ici dans toute la
complexité de leur dimension symbolique, mais aussi dynamisés, ren-
dus opérants. Les concreta sont des points d’appui éphémères et
inclus dans des horizons discursifs déterminés. Ils facilitent la mise
en œuvre des manipulations particulières de la mémoire et du temps.
Ce sont les tasseaux de ce « constructivisme historique », c’est-à-dire
de cette capacité d’unir et de réunir sans cesse, d’opérer un processus
continuel de condensation et de dissolution du sens, que Faubion
considère comme typique des élites athéniennes, dans leur façon de
mettre en scène leur identité en élaborant une version particulière de
la modernité. De plus, ces tasseaux ne se combinent ni en formes

10. En conclusion du deuxième tome de I luoghi di memoria, inspirés du modèle


français, Isnenghi (1997 : 517-518) affirme : « Mais c’est un devoir de l’historien
que d’insister, de s’attarder plus que les autres sur la limite, regarder en arrière,
de se souvenir. Dans une Italie sans mémoire, nous ici, en agissant dans un sens
opposé, nous voudrions exercer notre devoir spécifique de conservateurs d’un
bien culturel sui generis » (Ibid. : 522, c’est moi qui souligne).
POÉTIQUE DE L’HISTOIRE ET DE L’IDENTITÉ 51

fortuites ni à partir de logiques structurelles prédéterminées. Ils faci-


litent plutôt la mise en œuvre de quelques stratégies rhétoriques.
L’une d’elles, pour Faubion et dans mon analyse du cas sicilien, est
particulièrement intéressante : il s’agit de la métalepse, figure de rhé-
torique qui opère, dans ses différentes modalités, une redéfinition des
rapports entre passé et présent (ibid. : xxi-xxii ; 85). Des objets-signes
comme la balata, des événements exemplaires comme les affronte-
ments cérémoniels de la fête de la Vierge peuvent, à mon avis, être
rapprochés des concreta de Faubion. Comme eux, ils font toujours
partie d’un régime d’historicité qui implique des modalités spéci-
fiques de représentation et de narration de soi, de l’histoire et de la
mémoire. Comme les concreta, nos objets se caractérisent par leur
capacité à s’ouvrir continuellement à de multiples niveaux de sens
et d’action, renvoyant à d’autres objets-événements semblables, s’en-
chaînant à eux dans le temps. Si, pour finir, les concreta se rassem-
blent en un discours fondé sur la figure de la métalepse, de la même
façon les objets analysés semblent s’agglutiner en séries et en formes
qui bouleversent les vecteurs de la temporalité. Un retable du
e e
XV siècle se lie à une pierre tombale du milieu du XX , celle-ci ren-
e
voyant à des sarcophages du XVI qui à leur tour évoquent l’organisa-
tion de l’espace d’une place du XVIIIe et ses transformations du
e
XX siècle (Palumbo, à paraître). Il ne s’agit pas d’une annulation de
la dimension temporelle opérée par une mémoire qui déformerait
l’histoire en la ritualisant et en l’arasant. Nous nous trouvons face à
une façon particulière de modeler le processus historique, dans
laquelle est plutôt à l’œuvre une surexcitation du rapport entre le
présent et le passé. Dans ce régime d’historicité chaque objet, chaque
événement, chaque action peut ouvrir une faille vers un passé vertigi-
neusement profond qui, toutefois, doit être constamment évoqué,
remodelé et manipulé 11. Et ce passé ne se présente pas comme un
flux temporel qui se serait déroulé de façon linéaire en amont du
présent et qu’on pourrait parcourir à rebours. Un objet-signe comme
la balata de 1957 rend évident le fait qu’entrer dans une église de
Catalfaro signifie entrer dans une temporalité englobante, qu’on peut
explorer synoptiquement, dans toutes les directions, en suivant diffé-
rents axes. La mémoire ne s’immobilise pas face à une histoire que

11. Beaucoup des thèmes et des formes narratives identifiés ici sont centraux pour
la compréhension d’un processus complexe de manipulation et de re-signification
du passé mis en œuvre, au cours des dernières années, par des tenants de la
droite locale et régionale.
52 B. PALUMBO

l’on suppose « accélérée » jusqu’à une vitesse désormais incontrôlable


(Nora 1997b : 22-23) ; elle ne se volatilise pas du fait d’une perte
d’intérêt à son égard ou de la disparition des hommes et des femmes
qui peuvent se sentir héritiers d’un certain passé (Isnenghi 1997 :
523) ; elle ne cède pas la place à de nouveaux lieux de mémoire
qui, se superposant à une mémoire sociale antérieure, la dépasse-
raient en l’historicisant, en la réduisant à l’état de trace, de témoi-
gnage. A travers un rapport dynamique et complexe avec le passé,
et grâce à des opérateurs symboliques particuliers (les concreta), on
met en scène des poétiques de l’identité qui sont capables de ré-
sister, d’opposer leur opacité aux regards naturalisants et distanciés
de régimes d’historicité trop étroitement liés à des perspectives glo-
bales et externes. Mais ces poétiques sont aussi capables de s’adapter,
de transformer d’en bas la prétention des discours généralisants en
créant des espaces communs d’action, entre le global et le local.

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Sylvie Sagnes
Un monument peut en cacher un autre
Rieux-Minervois et sa rotonde

Ils sont là, à arpenter le village ou à siroter, à la terrasse du café, un


Coca salutaire en ces jours de canicule. On devrait pourtant les
remarquer, qui avec son chapeau, qui avec son caméscope. Même
sur ce groupe de VTTistes qui pique-niquent, installés sur les bancs
de la place, le regard glisse. Signe qu’ici les touristes font depuis
belle lurette partie du décor et de l’ambiance estivale. Ici ? Ils sont
à Rieux-Minervois, à une trentaine de kilomètres au nord-est de Car-
cassonne, et ils sont venus, encouragés par quelque dépliant touris-
tique, visiter l’église paroissiale.
Plus d’un vous dira qu’elle mérite le détour. Témoignage du
Second Âge roman (XIIe siècle), Sainte-Marie de Rieux appartient à
la catégorie des églises à plan centré. Cela pourrait suffire au ravisse-
ment du visiteur. Or il se trouve que cette originalité architecturale
se complique à Rieux d’heptagonalité, et qu’en fait de monument
exceptionnel, on a ici affaire à un monument tout simplement unique.
Au regard de cette double particularité, l’ornementation sculpturale
pourrait s’accommoder de médiocrité, ce qui est loin d’être le cas
puisque l’on s’accorde à reconnaître, dans l’exubérance des motifs
qui couvrent chapiteaux, piédroits et consoles, la facture du très
inventif Maître de Cabestany.
On conçoit dès lors aisément que cette église ait fait l’objet d’une
reconnaissance précoce de la part des milieux éclairés. Et l’on ne
croit pas si bien dire en parlant de précocité étant donné que cette
rotonde a été classée en 1838, avant même que ne soit constituée la
fameuse liste de 1840, considérée comme l’acte fondateur de l’insti-
tution alors naissante des Monuments Historiques. Mais l’on saisit
plus concrètement encore la portée de cette faveur accordée à l’église
de Rieux lorsque l’on sait que cette décision précède le classement
de la cité de Carcassonne... L’étonnement que cet édifice suscite
ne faiblit pas durant les décennies qui suivent le classement. La
régularité et le volume des publications qui lui sont consacrées en
56 S. SAGNES

témoignent. De Prosper Mérimée (1835) à Claire Péquignot (1993),


en passant par Paul Tournal (1842), Jouy de Veye (1868), Alphonse
Mahul (1872), de Lahondes (1906), Marcel Durliat (1973) et André
Bonnery (1994), il n’est pas une génération d’universitaires ou de
ces amateurs éclairés que recrutent les sociétés savantes qui ne se
soit laissé intriguer par l’église de Rieux. Ainsi, la notoriété de celle-
ci ne s’est-elle jamais démentie durant ces quelque cent soixante
années. Plus récemment, elle s’est même démocratisée, aidée en cela
par la parution d’un certain nombre de guides 1 et d’ouvrages de vul-
garisation sur l’art roman 2, tandis que la diffusion des dépliants édités
par les comités départementaux et régionaux du tourisme ont encore
élargi le cercle des admirateurs de la Rotonde.
Il en est néanmoins qui pour la mettre sur leur chemin n’ont nul
besoin de guides ou de dépliants. Les Riussanels vivent la Rotonde
au quotidien. Ils y assistent aux offices et/ou la traversent de part en
part, empruntant ce raccourci commode pour, dans un sens ou dans
l’autre, se rendre à la boucherie ou à la boulangerie. Une telle fami-
liarité avec le monument ne les empêche cependant pas de partager
la fascination des spécialistes et visiteurs d’un jour. C’est en tout cas
ce que semble signifier l’ouverture, au début de cette décennie, d’un
syndicat d’initiative. Depuis, bénévoles et hôtesses saisonnières diffu-
sent des dépliants vantant les beautés du monument, proposent des
visites guidées, organisent des conférences avec les spécialistes du
moment (André Bonnery, Pierre Clément) et prêtent leurs locaux à
des expositions temporaires de moulages ou de photographies,
manières de découvrir, autrement qu’in situ, les sculptures de l’Ano-
nyme de Cabestany. Cet enthousiasme toujours renouvelé se teinte
même de fierté si l’on en juge par l’usage systématique qui est fait de
l’image de la Rotonde. Les cartes postales, la couverture du bulletin
municipal, les étiquettes de bouteilles de vin, le cachet de la poste
reproduisent à l’envi la silhouette du monument.
Et c’est précisément cet attachement des Riussanels à leur église
qui nous occupera ici. Nous chercherons à en éprouver la sincérité,
à en définir la nature et à en mesurer la force. Sont-ils bien sur la
même longueur d’onde que les historiens, archéologues et archi-
tectes ? Naît-on vraiment historien de l’art en naissant Riussanel ?

1. On peut citer à titre d’exemple : Aude 1994 ; Richard 1990 ; Guide du Patrimoine
Languedoc-Roussillon 1996.
2. Voir Languedoc roman 1985 ; Les églises romanes oubliées du Bas-Languedoc
1993 ; Bonnery 1995.
UN MONUMENT PEUT EN CACHER UN AUTRE 57

Posée autrement et moins cavalièrement, la question est de savoir si


l’attachement de ceux qui vivent à l’ombre de ce monument est
réductible à une manifestation, parmi des milliers d’autres, de la
fureur patrimonialisante de cette fin de siècle. Et, quand bien même,
une chronologie de la sensibilité à la valeur historique et artistique
du monument suffit-elle réellement à rendre compte du rapport que
les Riussanels entretiennent avec leur église ?

Du vandalisme au tourisme
Les témoignages laissés par le XIXe siècle, notamment ceux contenus
dans le dossier 4T 246 aux Archives départementales de l’Aude, sem-
blent a priori attester l’ancienneté de l’intérêt des Riussanels pour
leur église. La correspondance des différents maires de Rieux avec
la préfecture, les courriers du conseil de fabrique, de même que les
délibérations du conseil municipal, abondent singulièrement dans
le sens des différents interlocuteurs, à savoir architectes, inspecteurs
des Monuments Historiques ou secrétaires d’État aux Beaux-Arts.
L’église y est présentée comme une « œuvre d’art 3 », « placée à juste
titre au rang des monuments historiques de la France 4 », et il semble
tomber sous le sens que le village ne peut que « s’associer à l’œuvre
de la restauration de l’église de Rieux comme monument histo-
rique 5 », eu égard aux « motifs d’art 6 » et à « l’intérêt de la conserva-
tion du monument 7 ».
Quelques précisions concernant cette restauration, dont la pers-
pective révèle chez nos Riussanels un sens du beau et de l’historique
alors peu commun, sont ici nécessaires. Dans la foulée du classement,
les responsables des Monuments Historiques n’ont alors de cesse
qu’ils ne rendent à l’édifice son plan primitif, déformé au cours des
siècles par l’adjonction de sept chapelles et deux sacristies, autant de
« constructions parasites », à en croire le conseil municipal en 1860,
« qui le dépravent si disgracieusement ». Un premier projet, élaboré
par l’architecte Champagne, consistait à détruire puis reconstruire

3. Délibération du conseil municipal, 1845.


4. Délibération du conseil municipal, 1860.
5. Délibération du conseil municipal, 1845.
6. Ibidem.
7. Lettre du conseil de fabrique, 1849.
58 S. SAGNES

toutes ces chapelles selon le même plan, dans un souci évident d’uni-
formité. Les Monuments Historiques, plus soucieux de vérité archéo-
logique, ne donnent pas suite aux propositions de Champagne et
confient le dossier à Questel. La suppression pure et simple des cha-
pelles et sacristies est alors envisagée et c’est plus particulièrement
dans ce débat que prennent place les considérations historico-
artistiques précitées des Riussanels.
Nul besoin de se donner la peine de lire entre les lignes pour
comprendre que leur adhésion au projet poursuit d’autres finalités
que « l’intérêt de la conservation du monument ». En reprenant à leur
compte les arguments des Monuments Historiques, les Riussanels
espèrent en fait accélérer la mise en œuvre du corollaire obligé de
l’élimination des chapelles, à savoir la construction d’une nouvelle
église. En dépit des chapelles, la Rotonde se révèle en effet trop
exiguë en ce XIXe siècle démographiquement galopant. Et le conseil
municipal, impatient de voir le projet aboutir, se trahit, estimant que
« le statu quo nous est plus longtemps impossible [...] l’église est
encore plus petite que jamais, vu la progression constante de la popu-
lation 8 ». Cependant, pas plus que « les motifs d’art », les diverses
initiatives prises par la municipalité de Rieux, à savoir la création
d’une imposition de 2,5 centimes sur cinq ans, le lancement d’une
souscription volontaire et la contraction d’un emprunt de 3 000 F
pour l’achat du terrain, ne suffiront à l’engagement des « secours »
nécessaires pour l’érection de la nouvelle église.
Sinon plus efficaces, du moins tout autant exploités, « les motifs
d’art » servent aussi de prétexte à l’amélioration des conditions de
l’exercice du culte. Qu’il s’agisse de « réparer les gouttières dans
l’intérêt de la santé des fidèles, puis pour éviter la désertion de beau-
coup de personnes qui ne venaient pas à l’église quand il pleuvait »,
ou qu’il faille refaire « la toiture du clocher vermoulue et pourrie
(qui) doit s’écrouler incessamment, entraînant à sa suite quelques
pans de mur », on assène inlassablement l’argument de la « conserva-
tion du monument », assorti d’un « surtout » un peu hypocrite mais
jamais de trop.
Le double jeu de nos Riussanels apparaît d’autant mieux si l’on
sait que vingt-cinq ans seulement avant de se gargariser de « motifs
d’art », ils ont eux-mêmes construit deux de ces chapelles qu’ils qua-
lifient de « parasites ». La dernière est d’ailleurs celle qui de toutes
les chapelles construites depuis le XVe siècle fait le plus injure au

8. Délibération du conseil municipal, 1860.


UN MONUMENT PEUT EN CACHER UN AUTRE 59

plan originel, puisque, résultant de l’obturation du porche de l’entrée


primitive, sa création a conduit au déplacement d’un certain nombre
d’éléments sculptés (piédroits, consoles) et à l’ouverture d’une nou-
velle porte.
Cette indifférence à l’égard de la dimension historique du monu-
ment n’a pas échappé à l’archéologue Paul Tournal qui s’en fait le
témoin dans l’introduction de l’article qu’il consacre à l’église en
1835 et qu’il fait paraître en 1842 dans la très éphémère revue
Mosaïque du Midi. Mais en lieu et place de la colère habituellement
de mise, cet allié des Beaux-Arts affiche une compréhension mêlée
de bienveillance pour ces « vandales » d’un nouveau genre, ces curés
inconscients de leurs forfaitures, et sans doute est-ce cette posture
plutôt inattendue, que sert un style où l’humour le dispute à l’autodé-
rision, qui rend son texte si attachant. Si bien que l’on résiste mal
au plaisir de le citer généreusement :
Il est bien entendu que toute description d’un monument historique doit
commencer par une sortie contre les vandales ; c’est un flon flon de rigueur,
un moyen connu et facile de glisser la période et de terminer harmonieuse-
ment la phrase. Le monument dont j’ai à vous entretenir me fournirait l’occa-
sion de renchérir sur tout ce qu’on a dit dans ce genre ; si les projets qui
ont été conçus à différentes époques avaient été menés à bonne ou mauvaise
fin, et si mes vandales, à moi, loin d’être sortis des sauvages forêts de la
Germanie, n’étaient tout bonnement de simples curés de village, paisiblement
élevés dans quelques séminaires du cru, et qui vivent dans la crainte de Dieu
et de leur évêque, en l’an de grâce 1835. Pas moyen d’ailleurs de se fâcher
avec un vandale de bonne compagnie, un vandale au petit-pied et de bonne
maison, qui donne un excellent déjeuner aux étrangers qui vont lui rendre
visite, et qui dit naïvement : « J’ai fait badigeonner mon église parce qu’elle
était trop sombre, je l’ai agrandie parce qu’elle était trop étroite ; puisque
cela est mal, je vous assure qu’à l’avenir il n’y sera pas enlevé un brin de
poussière que vous n’en soyez prévenu. » Vous le voyez : avec de tels
hommes, l’indignation de rigueur est impossible (Tournal 1842 : 18-23).

Tournal fait suivre ce morceau de bravoure d’une réflexion sur


les vertus régénératrices du vandalisme qu’il interrompt de l’injonc-
tion « Curés de l’an de grâce 1835, allez en paix, mais ne péchez
plus, les archéologues vous protégeront de leur silence ; ils vous en
garderont rancune, mais n’en diront rien ; allez en paix et soyez plus
sages à l’avenir », avant de jeter en pâture à la méditation de ses
contemporains : « S’il est vrai, dis-je, qu’il fallut alors abattre pour
fonder, aujourd’hui, au contraire, il est nécessaire de conserver
pour édifier. »
60 S. SAGNES

Cette sommation de l’archéologue n’aura toutefois pas raison de


la désinvolture des Riussanels puisque tout au long du XIXe siècle et
jusqu’au milieu du XXe, ils ne cesseront de modifier l’ordonnance-
ment de l’espace au sein de l’édifice et de surcharger l’ornementa-
tion. La construction d’une tribune métallique, la suspension au-
dessus de l’autel d’une statue de la Vierge de Lourdes, la pose de
bancs, l’installation d’un chemin de croix et enfin l’introduction d’un
buffet d’orgues constituent autant d’actes qui contrastent avec les
efforts par ailleurs fournis par les Monuments Historiques visant à
restituer à cette église sa sobriété romane... en attendant l’heure du
grand ménage qui sonnera en 1963.

Cette rapide plongée dans le temps ne ramène finalement à la surface


rien que de très banal et conforte notre impression première, à savoir
le caractère tout à fait récent de la conversion des Riussanels aux
principes des spécialistes. De ce point de vue, la création du syndicat
d’initiative peut être entendue comme l’indice le plus fort de ce chan-
gement d’attitude. Cependant l’on aurait tort de se fier à cette der-
nière évidence. Car en dépit de toutes les bonnes intentions d’usage
qui ont présidé à la naissance de l’association en 1990, l’église fait
davantage figure de prétexte que de bénéficiaire. L’initiative en
revient alors au maire Robert Alquié, fraîchement élu. Si l’on ne peut
l’accuser de faire de l’église un attrape-clients pour les commerçants
et artisans du village, reste que la conscience du caractère tout à fait
exceptionnel de l’édifice pèse bien moins dans la décision de ce
maire de droite que le souci d’en découdre avec ses adversaires en
dehors des campagnes électorales. Il s’agit en effet pour lui de mani-
fester sa différence politique au sein du SIVOM, traditionnellement et
majoritairement à gauche. « Le tourisme, c’est une idée qu’on aura
eue avant eux », explique-t-il alors avec un air entendu. Aussi, lors-
qu’il porte l’association sur les fonts baptismaux, la dote-t-il de sta-
tuts intercommunaux et l’installe-t-il dans les locaux réaménagés
d’une charcuterie devenus la « Maison du tourisme du Minervois ».
C’est là en fait le premier acte d’une dissidence qui au fil des ans
prend les allures d’un SIVOM parallèle, sous la houlette d’un maire
conforté dans son rôle de trouble-fête par un mandat de conseiller
général. Mais si, par exemple et en particulier, le problème du traite-
ment des ordures ménagères a permis de fédérer les quelques
communes de droite du canton autour de Rieux et de son choix de
recourir à une autre solution que celle retenue par le SIVOM, la ques-
tion du tourisme, elle, n’a jamais suscité l’adhésion de quelque
UN MONUMENT PEUT EN CACHER UN AUTRE 61

village que ce soit. Le syndicat d’initiative, intercommunal dans les


textes, communal dans les faits, est géré depuis lors par une poignée
de bénévoles dont la passion pour l’église ne parvient à se réaliser
que difficilement dans cette structure, et ce par manque de moyens.
Ce trop peu de subsides alloués à l’OTSI n’est que le reflet de l’ab-
sence, aussi bien en 1990 qu’aujourd’hui, de véritables ambitions tou-
ristiques, que ce soit du côté de la municipalité réélue entre-temps,
ou plus largement des Riussanels. Pour le dire avec les mots
d’Éliette, guide bénévole à temps quasiment plein et dont il sera
question plus loin :

Ils n’y comprennent rien, la mairie, rien, au boulot qu’on fait ! Et même
encore au village, les gens me disent : « Mais qu’est-ce que tu fais à
l’église ? ! »

Comme s’il n’allait pas de soi qu’Éliette fait visiter la Rotonde


et que celle-ci mérite d’être visitée...
Ainsi la relation des Riussanels à leur monument n’apparaît-elle
guère plus franche qu’au XIXe siècle, et à sonder les cœurs, certains
aveux finissent de nous plonger dans des abîmes de perplexité. Les
considérations d’Élise, grand-mère de l’une des hôtesses de l’OTSI
pour la saison 1997, sont à ranger parmi ceux-là :
Ah, moi, cette église, je la trouve pas jolie ! C’est triste là-dedans. C’est
noir comme dans une caverne... On peut pas dire qu’elle m’inspire une atti-
rance, non ! Ah bé, ils trouvent ça beau, ils la montent au pinacle, cette
église... Je veux dire, y a pas de quoi ! Enfin !

Les Riussanels ne « vivent » donc pas tout à fait, ou en tout cas


pas unanimement leur monument dans les termes qui sont ceux des
spécialistes. Et justement les mots, et en l’occurrence l’existence d’un
double système de dénomination des chapelles illustrent au mieux
cette divergence d’approche et de sensibilité à l’égard des vieilles
pierres. En effet, quand chercheurs et professionnels désignent ces
chapelles par les noms des instigateurs de leur édification (« des Sei-
gneurs », « des Pèlerins », « des Pénitents bleus »), le commun des
paroissiens utilise le vocable sous lequel la construction a été placée
(« du Sacré-Cœur », « Sainte-Thérèse », « Sainte-Jeanne-d’Arc »)...
62 S. SAGNES

Éclipses d’église
Les deux attitudes ne sont pourtant pas irréconciliables. Les « histo-
riens » locaux, parfaitement à l’aise avec le double système de déno-
mination des chapelles, réalisent, semble-t-il, cette synthèse. Leurs
productions font en effet apparaître une évolution difficilement
contestable en faveur d’une prépondérance de plus en plus marquée
de l’église dans le champ historiographique riussanel. Dans la Mono-
graphie de mon village qu’il rédige en 1873 et que son petit-fils
publie en 1932, Barthélemy Doumergue ne consacre que deux pages
à la Rotonde pour un texte qui en compte vingt-neuf. Aussi la publi-
cation d’Émile Gastou en 1984, Rieux-Minervois. L’église Sainte-
Marie, donne-t-elle tous les signes d’une manière de spécialisation
inspirée des historiens savants. Les pages de La Source, le bulletin
paroissial de Rieux, font montre de la même mutation. Dans la pre-
mière série publiée de 1929 à 1936 à l’initiative du curé alors desser-
vant, trois numéros seulement, sur les quarante-six qui comptent une
chronique d’histoire locale, se rapportent à l’église. Les numéros de
la seconde série, publiés de 1959 à 1962, renversent la tendance
puisque sur les dix-neuf articles d’histoire locale, douze sont
consacrés à l’église. Il n’est pas inutile de souligner ici le fait que
dans les pages de la première série, le sujet de l’église n’est abordé
qu’en second lieu, après plusieurs articles sur la chapelle Notre-
Dame-du-Bout-du-Pont 9 et les origines du Vœu 10, alors qu’en 1959,
la chronique d’histoire locale est inaugurée par un article intitulé
« Un peu d’histoire sur notre église ». On notera enfin la différence
notable de contenu d’une série à l’autre. Les articles parus en 1932
et tirés des notes d’un certain abbé Gisbert, originaire de Rieux, por-
tent sur les deux chapelles les plus récentes. L’église romane et ses
chapiteaux doivent attendre 1959 pour prendre leur revanche sous la
plume du prêtre, de l’abbé Giry, du chanoine Sarraute et de Valon.
L’on s’en tiendra pourtant ici à la monographie d’Émile Gastou.
Rééditée depuis 1984 pour être vendue au bureau de tabac et au syn-
dicat d’initiative, cette plaquette est toujours lue et relue alors que
les articles de La Source n’ont d’existence que dans le souvenir
confus de quelques « historiens ». De fait, force est de constater que
la mutation qui nous occupe est relative. En parcourant dans le détail

9. Ermitage du XVIe siècle.


10. Cérémonies religieuses qui se déroulent à Rieux tous les mardis de Pâques.
UN MONUMENT PEUT EN CACHER UN AUTRE 63

cette monographie, on se rend compte en effet que sur les dix-neuf


pages de texte (format A5), dix sont consacrées aux six cloches du
clocher (dimensions, dates d’installation, parrains, marraines, inscrip-
tions), à la chapelle souterraine creusée au XIVe siècle et à « ce qui
a disparu », à savoir les statues, la chaire, le banc du maire, la tribune,
le chemin de croix, soit à tout ce que l’histoire savante laisse de côté,
voire méprise au point d’en avoir débarrassé le monument dans les
années 1960. On pourrait se contenter de reconnaître dans une telle
exploitation des « restes » une manière de personnaliser le traitement
de cet objet et, de fait, le considérer comme un moyen parmi d’autres
de s’approprier pleinement et entièrement la paternité de son histoire.
On retrouve en réalité là la stratégie caractéristique des érudits locaux
qui consiste à disperser et en même temps à désarticuler le récit de
l’histoire. Laissant là cette rhétorique historiographique qui traverse
toute la production riussanelle d’histoire locale (Sagnes 1999), on
sera sensible au fait que, s’appliquant à la Rotonde, cet art de parler
pour ne rien dire nous conduit aux faîtes du paradoxe. Car si, dans
son principe, la monographie d’Émile Gastou équivaut à une recon-
naissance locale de l’église en tant que Monument Historique, sa
composition, ou plutôt sa « décomposition », et ses dix fameuses
pages – qui accordent une place somme toute disproportionnée à ce
qui, parce que tellement peu monumental et historique, a disparu –,
contredisent significativement la reddition affichée aux critères des
gens du métier.

D’ailleurs, cette manière des « historiens » locaux de faire de l’ombre


au monument sur le papier ne doit-elle pas nous amener à reconsidé-
rer justement ce qui tout à l’heure a été rangé peut-être un peu rapide-
ment au chapitre de l’indifférence ou de l’inconscience ? Revenons
sur nos pas et à la propension, si marquée aux XIXe et XXe siècles, de
démultiplier le mobilier. L’incompréhension, conjuguée à une piété
exacerbée, pourrait certes suffire à rendre compte de cette surenchère
d’ornements. Mais prenons l’exemple du chemin de croix. Jusqu’à
leur suppression en 1963, les tableaux accrochés juste au-dessus des
chapiteaux volaient ni plus ni moins le regard des paroissiens aux
sculptures du Maître de Cabestany.

J’avais jamais regardé les chapiteaux, j’avais jamais remarqué les


feuilles et les anges. Non, mais je te blague pas. Jamais, j’ai jamais rien vu.
« Jésus tombe pour la première fois » ; « Jésus rencontre sa très Sainte
Mère » ; sur la mandorle, c’était « Jésus est dépouillé de ses vêtements ».
64 S. SAGNES

Laisser ainsi détourner son attention n’implique-t-il pas moins


qu’une ignorance de la valeur historique et artistique de l’église un
déni collectivement assumé ?
Il n’est de pire sourd que celui qui ne veut pas entendre, et à y
regarder de près, on s’aperçoit que les Riussanels se sont dotés d’une
panoplie de moyens pour faire baisser, sinon faire taire, la voix des
pierres. La chapelle Notre-Dame-du-Bout-du-Pont, à laquelle l’his-
toire savante, pour sa part, n’accorde pas une once d’intérêt, figure
au nombre de ces moyens ou plus exactement les cartes postales qui
la représentent, les articles (Sicard 1926, 1930, 1931 11 ; Gastou 1991)
et la monographie (Anonyme 1975) 12 qui en retracent l’histoire. Tout
se passe alors comme si l’église se voyait empêchée de prétendre
seule à la monumentalité, comme si son caractère d’exception se
voyait relativisé, sinon nié. Ainsi nous donne-t-on à lire à la page 30
de la monographie consacrée à la Rotonde :

Chapelle du Bout du Pont. Rieux possède également une autre église 13,
dite la chapelle du Bout du Pont. Elle a un passé tellement riche et attachant,
pour les Riussanels, que nous avons cru préférable d’en écrire l’historique
séparément. Ce qui est fait.

On peut dès lors reconsidérer « l’empressement » – pour


reprendre l’expression de Cros, inspecteur divisionnaire aux Monu-
ments Historiques – des Riussanels du XIXe siècle s’agissant d’édifier
une autre église et s’autoriser à déceler à l’origine de cet enthou-
siasme une autre logique que la seule perspective de meilleures
conditions pour l’exercice du culte.
Tenir en respect l’historicité et la monumentalité de l’église,
c’est aussi reproduire le monument. Les Riussanels ont tout particu-
lièrement exploité cette possibilité en 1996 à l’occasion des premières
« Médiévales » 14. Usant de boîtes d’œufs, de fleurs de papier crépon
et d’armatures en fer, ils ont construit une « église » qui, après avoir

11. L’article de Germain Sicard a en effet été republié en plusieurs fois dans La
Source : en 1930, dans le no 4, p. 60-62 ; et en 1931, dans les no 3, p. 46-47 ;
no 4, p. 61-63 ; no 5, p. 78-79 ; no 6, p. 94 ; no 7, p. 110-111 ; no 8, p. 126-127 ;
no 9, p. 142-143.
12. La monographie n’est pas signée, mais il y a fort à parier que l’auteur en est
Émile Gastou.
13. C’est l’auteur qui souligne.
14. Cette journée de fête prend place le dernier dimanche de juillet et les figures
obligées en sont la « grand-messe », célébrée dans l’église, le marché médiéval,
le spectacle historique et le banquet médiéval.
UN MONUMENT PEUT EN CACHER UN AUTRE 65

été promenée sur un char lors de la cavalcade d’avril, a été installée


le jour des « Médiévales » devant son modèle. Certes une telle repro-
duction peut très légitimement être comprise en tant que modalité
d’appropriation du monument. Mais en l’espèce, il semble que la
fonction de détournement, voire d’occultation de l’original l’emporte
sur toute autre raison d’être. Il n’est d’ailleurs pas inutile de préciser
que depuis ce char a été brûlé et que, de même, l’église en sucre
réalisée pour les besoins du concours de vitrines par le pâtissier du
village a été détruite. La version officielle veut que celle-ci se soit
effondrée d’elle-même. On nous permettra néanmoins de douter de
la seule responsabilité de la fatalité, car à vouloir conserver un tel
« monument » on ne l’aurait pas transféré d’une vitrine qu’il
« encombrait » pour l’installer dans un local en plein travaux, entre
échelles et pinceaux. Selon toute évidence, il ne saurait être question
de s’embarrasser de nouveaux monuments et de se donner à gérer
leur existence...
Reste encore à inscrire au chapitre de cette concurrence organi-
sée l’action de la guide. Pour étonnant et paradoxal que cela puisse
paraître, celle qui, au quotidien, se charge de prêter sa voix aux
pierres participe bel et bien de cette logique. La soixantaine bien
sonnée, la voix forte, un français coloré mêlé d’occitan, quelques
notions d’allemand et d’espagnol, un humour à toute épreuve, une
disponibilité de retraitée qu’elle voue entièrement à l’église lui assu-
rent un succès jamais démenti auprès des touristes qui toujours en
redemandent. Quant à ses connaissances sur l’église, elles en laissent
plus d’un bouche bée. C’est qu’Éliette a lu et relu tout ce qui s’écrit
dans les milieux éclairés et notamment les productions d’André Bon-
nery dont elle a par ailleurs suivi les cours sur l’art roman dans le
cadre des formations de la chambre d’agriculture. Le Livre d’or du
syndicat d’initiative témoigne à toutes les pages de ce savoir et de
cette personnalité hors du commun :

– Merveilleuse présentation d’un bijou qu’Éliette sait dévoiler peu à peu


avec amour et prestance.
– Église surprenante. Guide passionnée.
– Quelle enrichissante visite éclairée par une guide passionnée et pas-
sionnante.
– Sans guide, nous avions la vue de ce joyau. Avec la guide, nous avons
eu la vie... et l’esprit de cette église.
– S’il y a des lieux exceptionnels, Rieux en est sans aucun doute un et
si vous pensez tout savoir, parlez-en avec Éliette, alors vous découvrirez l’in-
découvrable.
66 S. SAGNES

Mais il arrive souvent que, non revenus de l’éblouissement d’une


telle rencontre, les visiteurs en oublient l’église pour couvrir le cahier
d’éloges à la seule intention d’Éliette :
– Voici une guide qui sait et qui connaît. Punch et gentillesse.
– Ne changez pas de guide.
– Guide super.
– Un grand merci à notre guide si sympathique et si compétent au doux
nom d’Éliette.
– Éliette, merci ! Ne perdez surtout pas votre superbe enthousiasme.
– Chère Éliette, tu fais chanter l’histoire. Je reviendrai te voir.

En conclure qu’Éliette vole la vedette à l’église n’est guère exa-


géré. L’une des dédicaces résume la situation bien mieux qu’une
longue argumentation : « Il y a deux merveilles à Rieux : Éliette
et l’église ». On sera sensible à l’ordre d’apparition des deux
« merveilles ».

Archive de pierres
Une telle obstination à faire écran au monument, que ce soit par les
mots, les objets ou les gens, ne doit pas manquer de nous interroger.
A cet égard, il est tout à fait éclairant d’invoquer le parallèle qui
s’impose avec le traitement réservé aux archives, notamment en ce
qui concerne la reproduction. L’archive en effet disparaît sous les
strates des différentes copies et copies de copies auxquelles s’adon-
nent inlassablement les érudits à la faveur d’un interminable reco-
piage. Tout est mis en œuvre, semble-t-il, pour agrandir l’écart entre
la trace et son utilisateur, comme pour éviter « la brèche dans le tissu
des jours », « la mise à nu » dont parle avec tant de justesse Arlette
Farge (1989 : 13, 15) à propos de l’archive. Sceller de la sorte le
passé pour que rien, sinon une histoire déjà maîtrisée et neutralisée,
n’émerge à la surface du présent ressortit à une nécessité communau-
taire qu’il serait trop long d’expliciter 15.

15. Nous nous contenterons de donner ici un aperçu de la force de cet impératif.
Celle-ci est telle qu’Élisabeth, « la châtelaine », se garde bien de mentionner et
d’exposer au grand jour les découvertes archéologiques que des travaux de réno-
vation lui ont permis de faire dans la partie du château qu’elle a acquise en
1991. C’est avec tout autant de discrétion qu’elle a entamé une procédure de
classement et obtenu l’inscription du château de Rieux à l’inventaire supplémen-
taire. Et comme nul au village n’a l’idée de s’en inquiéter, le secret n’a pas
UN MONUMENT PEUT EN CACHER UN AUTRE 67

On ne saurait cependant en demeurer là de ce sentiment qu’ins-


pirent les traces et ramener celui-ci à la seule défiance. La mise à
distance en effet n’empêche pas un certain attachement d’autant plus
difficile à définir et qualifier qu’il semble ne concerner ces objets
que dans l’unique fait d’exister. L’intervention des archéologues et
autres spécialistes de la pierre en avril 1996 a permis de toucher du
doigt cette nécessité de garder. Entre affolement et émoi, la hantise
de voir disparaître un morceau de l’église a fait le jeu des rumeurs
les plus folles qu’on a dû démentir par voie de presse et à la messe.
Habitués de ce type de réactions, les spécialistes s’étaient amusés à
jeter de l’huile sur le feu, lançant de fausses informations parmi les-
quelles un projet de démantèlement et de déménagement de l’église
au Japon ! A vrai dire, la conservation des vestiges du passé telle que
l’entendent les Riussanels pose plus de questions qu’elle n’apporte de
réponses, à commencer par celle du sens et du contenu de l’historicité
du local. Que signifie produire une histoire et s’attacher à des traces
quand cette histoire n’a que faire du passé qu’incarnent ces traces ?
Au bout du compte à quelles histoires avons-nous affaire ?
Sans davantage pénétrer ces enjeux vers lesquels l’attachement
paradoxal des Riussanels nous fraye un chemin, il nous faut à présent
ajouter à la complexité des rapports entretenus avec la Rotonde la
préférence qu’on lui accorde au détriment de l’archive. N’a-t-on pas
choisi en 1996 de célébrer le neuf centième anniversaire de la
construction de l’église plutôt que les neuf cents ans de la première
mention écrite, et ce, en dépit de récents travaux qui établissent clai-
rement que l’édification est plus tardive 16 ? Une telle hiérarchisation
paraît résulter de la moindre menace qu’est supposé faire peser le
monument quant à une éventuelle révélation du passé. Moins
bavardes ou moins immédiatement compréhensibles, les pierres ren-
contrent une faveur à laquelle les archives communales sont loin de
pouvoir prétendre. Sans l’intervention des services des Archives

15. (suite) encore vraiment franchi les grilles du château. Certes l’on pourrait nous
opposer que le silence d’Élisabeth n’est que l’écho d’une personnalité à part,
qui d’ailleurs fait dire à Rieux que « la châtelaine, elle est un peu spéciale, eh ! »
Cependant, sachant que, préalable à la décision des Monuments Historiques, l’ac-
cord du maire a été requis et que la mesure de protection concerne tout le château
et par conséquent intéresse trois autres propriétaires, on ne peut que s’étonner
davantage du fait que cette reconnaissance fasse si peu parler d’elle.
16. « Aucun document ne nous indique explicitement à quelle date eut lieu la recons-
truction de l’église du village. Quelques indices historiques, cependant, pour-
raient confirmer ce que l’analyse révèle, à savoir que la nouvelle église fut
construite dans la seconde moitié du XIIe siècle » (Bonnery 1994 : 13-14).
68 S. SAGNES

départementales, compoix, registres des délibérations consulaires et


autres documents s’étaleraient encore à même le sol, dans le désordre
du grenier de la mairie, exposés à tous les dangers que peut faire
courir un local jamais fermé à clef et dont l’accès échappe à toute
surveillance. « Papièrs parlan, pèiras calan 17. »
Mais le comportement différencié des Riussanels ne nous auto-
rise pas qu’à revisiter le proverbe. On peut également attribuer cette
inégalité de traitement à la possibilité pour chacun de conjuguer le
monument au temps de sa propre histoire. Bien sûr aujourd’hui on
y vient moins qu’hier pour se recueillir, dire le chapelet, célébrer
l’eucharistie, ou fleurir les chapelles et cirer les bancs de bois. Il est
en effet loin le temps où les marguillières, parce que trop nom-
breuses, avaient dû instituer un tour de rôle. Néanmoins, elle demeure
le cadre privilégié des « grandes occasions », des moments clefs de
la vie familiale et individuelle. Quels souvenirs de baptême, de
communion ou de mariage sa pénombre n’enveloppe-t-elle pas ? Elle
est de fait de tous les albums photos et tous les films de famille.
Mais mieux qu’un décor dont on pourrait dire qu’il en vaut d’autres
en ces instants où l’on « passe » (au sens de Van Gennep), elle est
à Rieux le lieu où pour « bien passer » l’on doit forcément « passer ».
Plus d’un anticlérical convaincu pourrait témoigner du dilemme
auquel cette nécessité l’a confronté. Remarquons au passage que
l’aura de sacré qui entoure ce lieu n’exclut pas l’efficacité de cet
ailleurs, temporel et esthétique, que l’église instaure en plein cœur
de l’ici riussanel en vertu, justement, de sa qualité de monument his-
torique. Cependant c’est aussi parce que tous y « passent » que cha-
cun se doit d’y « passer ». Sous la voûte aux vingt-huit rangées de
pierres, dans ce lieu commun de toutes les destinées riussanelles,
se joue en effet quelque chose de l’autochtonie et de l’appartenance
de chacun à la communauté. L’archive, de son côté, n’est pas per-
méable à autant de temporalités sinon à celle de sa production et à
celle de son utilisation par l’historien. S’y investir, autrement dit la
lire, n’est jamais que le résultat d’une curiosité d’autant plus excep-
tionnelle que mal placée, riussanellement s’entend. Non-lieu d’une
expérience partagée, la liasse rivalise mal avec le bâtiment. En
somme, si la Rotonde finit par trouver une place dans la vie et le
cœur des Riussanels, c’est qu’elle se laisse penser et doter de sens

17. Nous démarquons ici le proverbe occitan « Papièrs parlan, barba cala » (« Les
papiers parlent, la barbe se tait »), équivalent du dicton français « Les paroles
s’envolent, les écrits restent ».
UN MONUMENT PEUT EN CACHER UN AUTRE 69

en dehors d’une démarche historienne ou bien que le passé et la


monumentalité qu’elle incarne servent d’autres fins que la reconstitu-
tion historique.
Assurer les conditions du passage, on vient de l’évoquer, est une
manière pour le monument d’exister communautairement et symboli-
quement. Dans le cas de l’église de Rieux, l’altérité se prête à un
second détournement. On rappellera ici que la Rotonde, du fait de
son plan heptagonal, constitue un phénomène architectural unique. Il
s’ensuit aux yeux des Riussanels que leur église est plus étrange
encore que le commun des monuments. Exploitant le filon de cette
« super-altérité », ils ont érigé le monument en emblème de leur dif-
férence, en symbole de cette singularité irréductible à laquelle toute
communauté prétend, et celle de Rieux comme les autres. Le cachet
de la poste n’est pas le seul à en faire foi.

On ne naît pas historien de l’art quand on naît riussanel, et ce pas


plus aujourd’hui qu’hier. Les rares qui, à l’ombre de la Rotonde, le
deviennent, développent une science bien particulière, une compé-
tence singulière à la faveur de laquelle l’église, archive de pierre, à
l’instar de ses consœurs de papier, est mise à distance, sinon dissimu-
lée. Localement, le monument fait toutefois sens, différemment bien
sûr de la manière dont on l’entend communément. Forte d’un passé
qui « fait passer », d’une originalité qui « fait » identité, la Rotonde
« fait » aussi la communauté.

Bibliographie
Anonyme. 1975. Notre-Dame des Douleurs ou du Bout du Pont-Rieux,
Carcassonne.
Aude. 1994. Paris, Bonneton.
Bonnery, A. 1994. « L’église de Rieux-Minervois. Dimension symbolique de
l’architecture. Sculpture », Cahiers de Saint-Michel de Cuxa, vol. XXV :
« Marie, l’art et la société des origines du culte au XIIIe siècle », p. 13-30.
– (dir). 1995. Minervois roman, Laure-Minervois, Minervois diapré.
Clément, P.A. 1993. Églises romanes oubliées du Bas-Languedoc, Montpel-
lier, Presses du Languedoc
Durliat, M. 1973. « L’église de Rieux-Minervois », in Congrès archéologique
de France, 131e session, pays de l’Aude, Paris, SFA.
Farge, A. 1989. Le goût de l’archive, Paris, Le Seuil.
Gastou, É. 1991. « La Chapelle du Bout du Pont », Histoire et généalogie
en Minervois, no 5, p. 9-13.
70 S. SAGNES

Guide du patrimoine Languedoc-Roussillon, 1996. Paris, Hachette/Éd. du


Patrimoine.
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société des arts et sciences de Carcassonne, 1re série, t. III, p. 329-370.
Lahondes (de), J. 1906. « Rieux-Minervois », Congrès archéologique de Car-
cassonne, p. 54-56.
Languedoc roman. 1985 (2e éd.). La Pierre-qui-Vire, Zodiaque.
Mahul, A. 1872. Cartulaire et archives de l’ancien diocèse de Carcassonne,
t. IV, Paris.
Mérimée, P. 1835. Notes d’un voyage dans le Midi de la France, Paris,
Librairie de Fournier.
Péquignot, Cl. 1993. « Les édifices à plan centré en France aux XIe et
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XII siècles », mémoire de DEA dir. par M. Pradalier-Schlumberger, Tou-
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Richard, Cl. 1990. Guide de l’Aude, Paris, La Manufacture.
Sagnes, S. 1999. « De l’oubli à la généalogie : le local et ses histoires »,
rapport à la mission du Patrimoine ethnologique dans le cadre de l’appel
d’offres « Producteurs, productions et enjeux contemporains de l’his-
toire locale ».
Sicard, G. 1926. « Notice sur la chapelle de Notre-Dame du Bout du Pont à
Rieux-Minervois », Bulletin de la Société d’études scientifique de
l’Aude, t. XXXII, p. 378-394.
Tournal, P. 1842. « L’église de Rieux-Minervois », Mosaïque du Midi,
p. 18-23.
Dominique Blanc
Châteaux de pierres, châteaux de bois
Maures et chrétiens à la reconquête du monument

Désirant présenter la petite ville andalouse d’Aracena, son objet


d’étude, l’anthropologue américain Richard Maddox n’a pas trouvé
meilleure introduction qu’une évocation du monument qui la sur-
plombe : el castillo, le château en ruine qui finira par donner son
nom à son livre (Maddox 1993). Pourquoi tant d’attention pour ces
quelques remparts démantelés ? Maddox explique fort bien comment
el castillo fait référence à un site archéologique et à un monument
historique bien identifiés tout en renvoyant à un ensemble plus vaste.
Cet ensemble comprend plusieurs artefacts monumentaux : les ruines
du château médiéval, l’église adjacente de Santa Maria, tout deux
construits au XIIIe siècle et fortifiés pour résister aux invasions maures
et portugaises. Divers ajouts y portent l’empreinte de l’Histoire :
notamment un beau campanile mudéjar et une élégante voûte
gothique mais « le château » inclut aussi un buste en bronze de don
Enrique, le notable le plus influent de la période franquiste, enchâssé
dans la muraille près du portail d’entrée. L’église dite « du château »
garde, elle, dans ses murs, l’image vénérée de la sainte patronne de
la ville, la Vierge de la Grande Douleur qu’à Aracena on n’hésite
pas à appeler la Virgen del castillo, la Vierge du château.
Le château c’est aussi el monte, la colline, le promontoire cou-
ronné par les vieilles murailles et qui domine la ville. Mais les
expressions el castillo ou el monte ne sauraient se réduire à la dési-
gnation de lieux précis. Ces termes se réfèrent à un ensemble histo-
rique et culturel plus vaste : el monte c’est le lieu par excellence de
la tradition, de l’Histoire, des rapports avec l’au-delà. El castillo
(incluant le château et l’église), c’est tout à la fois le lieu d’ancrage
de la « petite » histoire de la communauté locale dans l’Histoire
nationale et le lieu d’ancrage de la dévotion à la sainte patronne
locale dans l’Église universelle. « Monter au château », pour les habi-
tants d’Aracena, c’est parcourir un espace physique et symbolique
qui les rapproche du Pouvoir et du Sacré.
72 D. BLANC

Est-il besoin de souligner qu’il ne manque pas de châteaux en


Espagne ? Peut-être y en a-t-il plus qu’ailleurs si l’on songe aux dif-
férents royaumes qui se sont longtemps partagé la Péninsule, mais
aussi et surtout aux luttes incessantes entre Maures et chrétiens, aux
temps de l’Espagne musulmane, puis de sa reconquête par les souve-
rains catholiques. On peut donc supputer à bon droit qu’ils occupent
une place privilégiée dans les fêtes commémorant, aujourd’hui
encore, ces affrontements et leur issue victorieuse pour les chrétiens.
Dans le pays valencien notamment, où il existe près d’une centaine
de ces fêtes, toutes plus magnifiques les unes que les autres, on ima-
gine aisément ces innombrables châteaux couronnant la moindre
bourgade devenir pour un temps le centre et le point de mire des
mises en scène historiques. Or il n’en est rien. Ce qui frappe dès
l’abord l’observateur extérieur des fêtes de Moros y Cristianos c’est
le peu de cas que l’on y fait, dans la plupart d’entre elles, du château
historique qui devrait leur servir d’emblème. On lui substitue
communément un château de bois que l’on monte spécialement à
cette occasion et que l’on installe sur la place du village ou de la
petite ville. Conquis et investi par les Maures après une « ambas-
sade » et un simulacre de combat dans le premier temps de la fête,
il est repris, dans un deuxième temps, par les chrétiens qui commé-
morent ainsi, année après année, l’événement de la Reconquête.
Comment comprendre ce dédain relatif du château de pierre,
chargé d’histoire, et cet empressement à ressusciter chaque année un
artifice que l’on démonte aussitôt la fête achevée ? Au-delà du cas
particulier des fêtes de Moros y Cristianos, la réponse à cette ques-
tion contribuera peut-être à éclairer le statut du monument dans les
fêtes dites « historiques » 1.

Simulacres et allégories
D’où proviennent les châteaux de bois et quel est leur rapport avec
la représentation des batailles opposant Maures et chrétiens ? Enjeux
éphémères de combats simulés, ils sont presque aussi anciens que les
châteaux de pierre.

1. Si l’angle d’approche dû au thème spécifique traité ici est original, la plupart des
matériaux et des réflexions utilisés dans ce chapitre sont le fruit d’une recherche
collective sur « Des rites producteurs d’histoire. Fêtes et spectacles des pays
toulousains, basques et valenciens » financée principalement par la mission du
Patrimoine ethnologique du ministère de la Culture (Albert-Llorca et al. 1998).
CHÂTEAUX DE PIERRES, CHÂTEAUX DE BOIS 73

La prise de Grenade fut certes bien réelle, le 2 janvier 1492. Ce


jour-là, les autorités musulmanes remirent aux représentants des rois
très chrétiens les clés des portes de la ville. Nobles et prélats s’em-
pressèrent alors d’investir la plus haute tour de l’Alhambra. Ils bran-
dirent par trois fois l’emblème de la Croix, l’étendard de l’apôtre
saint Jacques et celui du roi Ferdinand pendant qu’un héraut s’excla-
mait du haut de la tour : « Santiago, Santiago, Santiago, Castilla,
Castilla, Castilla, Granada, Granada, Granada ! » Salves et canon-
nades éclatèrent alors dans le camp chrétien. Les jours suivants,
toutes les villes d’Espagne célébrèrent solennellement l’événement,
avec force processions et courses de taureaux. A Gérone, cette célé-
bration revêtit un éclat particulier. Le 30 janvier eut lieu une proces-
sion au cours de laquelle le clergé local se chargea de représenter
l’arrivée d’un légat apostolique venu de Rome pour couronner empe-
reurs le roi et la reine. Dans les jours suivants, on fit sortir, en plein
mois de février, la procession de la Fête-Dieu qui figura la prise de
Grenade sous la forme d’un château défendu par les Maures et
assiégé par les chrétiens 2. Quelques jours seulement après que l’évé-
nement se fut produit, la reconquête de la dernière forteresse encore
aux mains des musulmans était publiquement simulée.
Les habitants de Gérone étaient loin d’innover en célébrant de
cette façon la victoire ultime du camp chrétien. Diverses sources font
remonter au milieu du XIIe siècle le premier combat figuré entre
Maures et chrétiens. Cette première danza répertoriée aurait eu lieu
à l’occasion du mariage du comte de Barcelone avec l’infante d’Ara-
gon dans la ville de Lérida récemment reprise aux musulmans. Dans
les décennies qui suivent, la mention d’un château de bois apparaît
dans des célébrations du même type. Un inventaire rapide pour l’Es-
pagne des XIVe et XVe siècles (Brisset 1997) mentionne la présence à
Valence en 1373, à l’occasion des noces de l’infant d’Aragon avec
la princesse de France, d’un « combat entre deux galères et un châ-
teau » ; en 1414, à Saragosse, pour le couronnement du roi Ferdinand,
d’un « combat entre deux châteaux » simulant la prise de Balaguer
par les Aragonais ; et puis, en 1424, lors de la Fête-Dieu de Barce-
lone, saint Sébastien et sa garde de chevaux-jupons montent à l’as-
saut du château du Grand Turc (Amades 1966). Bien avant la prise
de Grenade, donc, et non loin des citadelles de pierre encore à
conquérir ou récemment conquises, les combats entre Maures et

2. Cf. Julian De Chia, La festividad del Corpus en Gerona, Gérone, 1883-1885 (in
Brisset 1995).
74 D. BLANC

chrétiens ont été mis en scène, avec, le plus souvent, un château


comme enjeu de la bataille simulée.
On sait comment les fêtes seigneuriales de la Renaissance ont
mis à profit ces représentations (Jacquot 1973). En guerre perma-
nente, quoique sporadique, contre les Turcs ottomans qui n’ont cessé
d’étendre leur empire depuis la prise de Constantinople, en 1453, les
souverains occidentaux ne manquent pas de manifester publiquement
leur engagement militaire pour la défense de la Chrétienté. Quelques
mois seulement après la défaite des armées chrétiennes d’Orient, la
cour des puissants ducs de Bourgogne s’est donné le spectacle de la
Chrétienté assiégée et de l’engagement des princes d’Occident dans
une nouvelle croisade qui, par ailleurs, restera un vœu pieux. Le ban-
quet médiéval dit « du Faisan » n’a rien à envier aux fêtes ultérieures.
Le clou des fastueuses réjouissances offertes à Lille le 17 février
1454 est un « entremets » ou « épisode » au cours duquel
... entra promptement un grand géant, plus haut d’un grand pied, sans
nul artifice, que tout autre qu’on ait jamais vu. Il était vêtu d’une longue
robe de soie verte, rayée en plusieurs endroits, et il avait sur la tête une
tresse à la manière d’un Sarrasin de Grenade, et à la main une grande et
grosse guiserme à l’ancienne façon ; de sa main droite, il tenait et menait un
éléphant couvert d’une housse de soie ; sur cet éléphant il y avait un château,
dans lequel une dame se tenait à la manière d’une religieuse. Cette dame
était vêtue d’une robe de satin blanc très simplement faite, pour montrer sa
haute naissance et le noble lieu d’où elle était venue, et, par-dessus cette
robe, un manteau de drap noir, dont elle était simplement couverte, signifiait
son deuil et son malheur. Sa tête était coiffée et ornée très légèrement d’un
blanc couvre-chef, à la manière d’une béguine ou d’une recluse. Aussitôt
qu’elle entra dans la salle, et qu’elle vit et aperçut la noble compagnie, elle
dit au géant [qu’elle voulait s’adresser aux seigneurs présents].

Commence alors la « complainte de Sainte-Église » que le chro-


niqueur décrypte pour nous en interprétant sa mise en scène :
Quand je vis l’apparence de l’entremets, à savoir l’Église et un château
sur une bête inhabituelle, je réfléchis en moi-même si je pouvais comprendre
ce que cela voulait dire, et je ne pus trouver d’autre explication que celle-
ci : cette bête, qui est étrangère et différente de celles de nos pays, avait été
amenée car elle signifie que Sainte-Église travaille et peine sur les divers
grands malheurs qui se déroulent à Constantinople et que nous connaissons.
Le château dans lequel elle était, si petit qu’on pouvait le porter d’un lieu à
l’autre, me sembla le château de Foi, qui est dans le cœur des pauvres créa-
tures, mais sous la sujétion et au service des infidèles ; elle n’a en ce monde
CHÂTEAUX DE PIERRES, CHÂTEAUX DE BOIS 75

pas d’autre demeure que ce château de Foi, qu’il faut cacher dans l’île de
Dévotion. Dans cet état, la dame était conduite et menée par le géant dont
nous avons parlé ci-devant, les armes à la main ; la signification m’en sembla
la suivante : elle sent et voit après elle une grande multitude de ses ennemis
munis de bâtons et armés, prêts à la chasser du monde, s’ils peuvent, et si
une prompte résistance ou providence n’y était faite par les bons et vrais
catholiques, ses enfants. Pour montrer le merveilleux danger et la crainte
dans lesquels elle est continuellement, elle avait la monture, la demeure et
le guide que j’ai dits 3.

Nous sommes là dans le domaine de l’allégorie, un domaine dont


les confins sont occupés par la Jérusalem céleste et la Jérusalem ter-
restre qu’il s’agit, depuis le XIIe siècle, de reconquérir. Ainsi, lors de
l’entrée du futur Charles Quint à Bruges :
Les mêmes Espagnols reprennent le thème de la Croisade, qui s’était
fait entendre à Bruges même au temps des ducs de Bourgogne. Un de leurs
tableaux montre trois anges aux portes de Jérusalem qui présentent au jeune
homme agenouillé parmi ses capitaines et gens d’armes le blason, la cou-
ronne et les clefs de la cité tandis que le premier chante ce qui jadis fut dit
par l’ange à Gédéon : « Notre seigneur est avec toi prince très puissant, Va
et en icelle puissance delivreras Hierusalem », puis que les trois ensemble
entonnent : « Fecit potentiam in brachio suo ». Un autre tableau, dont les
devises exhortent le prince à soumettre tous les ennemis de la foi, représente
une nef turque attaquée par deux galères chrétiennes. Ce combat simulé a
pour pendant l’assaut d’une tour, présenté par les Aragonais dont les feux
artificiels semèrent la panique dans le cortège (Jacquot 1960, II : 417).

L’évocation allégorique a certes un ancrage dans le réel. Ainsi,


lors du passage de l’empereur à Lille :

Siège et prise de la Goulette. Un château fort occupé par les Maures.


L’empereur y pénètre, conduit par Mars, tandis que Barberousse s’enfuit. Il
libère une captive enchaînée, Tunis, gardée par des démons et les Turcs, et
il rend sa couronne au roi Moulay. Au sommet de l’édifice : la Force (Jacquot
1960, II : 452).

Mais la représentation, même quand elle évoque un fait réel (ici


la prise de la Goulette, en Afrique du Nord) se réfère à un ailleurs,
dans le temps ou dans l’espace.

3. Chronique de Mathieu d’Escouchy, éditée en français moderne (Splendeurs


1995 : 1055-1059).
76 D. BLANC

Le château des fêtes


Les fêtes de Moros y Cristianos telles qu’elles se déroulent aujour-
d’hui dans le pays valencien peuvent certes être référées à la longue
histoire de ces représentations. Elles ne peuvent cependant pas être
simplement situées dans leur prolongement. En effet, ce sont presque
toutes des fêtes de création récente, qui ne remontent guère au-delà
du milieu du XIXe siècle, pour les plus « anciennes ». Quelques-unes
seulement sont attestées, quoique de façon souvent imprécise, dans
des périodes antérieures. La différence essentielle avec les simulacres
de combats que nous venons d’évoquer, c’est leur ancrage dans le
local. L’allégorie a laissé place à la commémoration et l’affrontement
représenté est censé avoir eu lieu à l’endroit même où il est commé-
moré. On comprend mieux alors la remarquable unité dans la drama-
turgie des fêtes actuelles : elle est due en grande partie à la place
centrale qu’y occupent les « ambassades », ces longs textes versifiés
récités alternativement par « l’ambassadeur » maure et « l’ambassa-
deur » chrétien, comme un défi à l’adversaire que l’on va déloger de
la forteresse à conquérir et comme une exaltation de la grandeur et
de la beauté du pays (ce pays bien réel où se déroule la fête). La
plupart de ces textes ont été composés au XIXe siècle. Largement dif-
fusés et soumis à de nombreux emprunts lors de la création de toute
nouvelle fête, ils structurent véritablement le rituel tout en inscrivant
l’événement local, présumé réel, dans l’Histoire nationale de la
Reconquête (Albert-Llorca et al. 1998). C’est cette « commémora-
tion » (les deux ambassades et les combats simulés qui s’ensuivent)
qui donne à la fête son sens historique, au-delà de la magnificence
des « entrées » (défilés costumés), toujours très valorisées par les
acteurs eux-mêmes (la grande majorité des habitants s’habillent riche-
ment en Maures ou en chrétiens) et de l’invocation du saint local
(ces fêtes sont aussi des fêtes patronales). Le schéma canonique peut
se dérouler de la manière suivante : le premier jour a lieu le défilé
costumé des deux « armées », le deuxième jour la fête du saint patron
descendu de son ermitage, le troisième au matin l’ambassade maure
et le soir l’ambassade chrétienne. Les cérémonies se terminent par le
retour du saint patron dans son sanctuaire habituel.
Ici, le château de bois n’est pas mobile, à la différence de la
plupart des artifices présentés dans les entrées royales, la Fête-Dieu
et les banquets évoqués plus haut. La scène dramatique qui s’y
déroule est, si l’on veut, un théâtre de place. En effet, le château des
fêtes est généralement installé sur la place centrale ou principale de
CHÂTEAUX DE PIERRES, CHÂTEAUX DE BOIS 77

la ville. Cette centralité ne lui vient pas forcément de sa position


géographique mais de la présence des principaux édifices de la cité.
Le plus souvent l’église et la mairie s’y font face. Le château de
bois est alors installé entre les deux. C’est devant lui que défilent les
interminables entrées costumées, devant lui que passe le saint descen-
dant vers l’église puis remontant vers son ermitage. C’est, bien sûr,
autour de lui et sur ses créneaux que s’affrontent et s’installent les
combattants maures ou chrétiens. Du haut de son promontoire, le
château de pierre semble hors jeu, du moins pour le temps de la fête.
Entre pouvoir civil et pouvoir religieux, c’est sur le château de bois
que vient s’ancrer la réitération d’un événement fondateur. L’Histoire
n’y est pas simplement évoquée ou illustrée, elle y est jouée, avec
tout ce que cela comporte d’engagement dans la représentation.
Il arrive que cette représentation soit théâtrale, au plein sens du
terme. Le château devient alors le lieu privilégié d’un espace scé-
nique. C’est le cas à Caudete où une Comedia Poética composée par
un médecin en 1588 a été jouée pour la première fois dans l’église
paroissiale en 1617. Appelée aussi « Autos de l’histoire de Notre
Dame de Gracia », elle se déroulait en deux « actes » de trois jour-
nées. On y voit un célèbre bandit converti par la Vierge de Gracia
rejoindre les combattants chrétiens. Lors de l’invasion musulmane,
la statue de la Vierge est enterrée par mesure de protection. Après
la reconquête de la ville, la Vierge apparaît à un berger et sa statue
est installée dans un sanctuaire où les fidèles se rendront désormais
pour la vénérer. La comedia passe de l’intérieur de l’église à la place
en 1791, la municipalité se chargeant de l’organisation du spectacle.
En 1814, elle est jouée pour la première fois sur un château de bois
installé au milieu de la place. Le texte, revu en 1854 et 1867, devient
celui des Episodios caudetanos (les « épisodes » de Caudete) tels que
nous les connaissons aujourd’hui. Adapté aux trois jours de fête de
Moros y Cristianos, il reprend la trame de l’ancienne comedia qu’il
intègre au rituel. L’argument dramatique est fractionné en fonction
du découpage désormais établi du rituel festif. L’aspect singulier de
Caudete tient au fait que la légende concernant la statue de la Vierge
(ailleurs : du saint) y est explicitement mise en scène et non simple-
ment « agie » par son déplacement en procession entre l’église et
l’ermitage.
Le drame sacré a donc été déplacé progressivement de l’intérieur
du temple vers le château de bois, accompagnant ainsi la naissance
et l’importance croissante des fêtes de Moros y Cristianos. Prenant
le relais des arquebusades qui accompagnaient les anciennes fêtes de
78 D. BLANC

la Vierge de Gracia, les fêtes ont occupé peu à peu tout l’espace
rituel tout en intégrant les formes antérieures. Le château des fêtes
n’est donc plus tout à fait un simple décor. Comment cet artefact
indispensable est-il traité par ceux qui l’utilisent ?
Dans la plupart des villes, il est démonté et rangé dans un local
municipal pour le reste de l’année. A Petrel, par exemple 4, les
planches en sont stockées dans les sous-sols de la maison du Comité
des fêtes. Il est monté et démonté dans les règles de l’art par un
fester (participant à la fête), charpentier de son état. Mais cette tâche
ne lui a sans doute pas été confiée en raison de ses seules compé-
tences techniques : il est aussi mayordomo de l’ermitage de Saint-
Boniface, l’un des patrons de la ville.
Le cas de la ville d’Alcoy est plus probant encore. La légende
locale assure que saint Georges s’est placé lui-même à la tête des
troupes chrétiennes, en 1276, afin de repousser les Maures loin de
la ville. Il est fait mention, au XVIIIe siècle, d’une apparition de saint
Georges entouré d’anges sur les remparts, à la fin des fêtes (attestées
depuis la fin du XVIIe siècle). A partir de 1882, le fait est avéré chaque
année. On ne sait pas s’il s’agissait, au départ, d’un homme adulte
ou d’un mannequin. Cependant, le rôle est bien vite confié à un
enfant. Un enfant de l’Assistance, tout d’abord, puis un fils de famille
aisée au fur et à mesure que le personnage prend de l’importance.
Ce Sant Jordiet (petit saint Georges), d’abord cantonné dans un rôle
mineur, est aujourd’hui omniprésent. C’est lui qui préside désormais
à la procession de la relique et il occupe une place d’honneur dans
toutes les cérémonies religieuses. Depuis 1940, il fait même sa pre-
mière communion, dans la cathédrale, au milieu de la fête. Chrétien
par excellence, il incarne le saint, sauveur de la ville, lors d’une
« apparition » nocturne, marquant ainsi l’apothéose et la fin du cycle
festif. Cet événement, tant attendu des Alcoyans, a lieu non plus sur
les murs de la ville mais sur les remparts crénelés du château de bois.
Cette mise en scène, même si on la pense en relation avec un rôle
religieux de plus en plus important, ne saurait à elle seule signaler un
déplacement de sacralité vers le château des fêtes. D’autres éléments
permettent cependant de s’interroger. Dans un numéro récent de la
« Revue des fêtes » de la ville (1993), on peut voir une photo, illus-
trant une étude historique sur l’excursionnisme entre 1900 et 1936,
ainsi légendée sans autre explication :

4. Je dois la plupart des informations concernant Petrel à Laure Heuzé qui en a


fait le terrain principal de sa thèse de doctorat.
CHÂTEAUX DE PIERRES, CHÂTEAUX DE BOIS 79

Explorateurs... Un groupe nombreux de jeunes figure sur cette photogra-


phie d’archives, sur la place principale, devant le château des fêtes sur lequel
on distingue un autel. Vient d’avoir lieu – ou va avoir lieu – la Sainte Messe
et sans doute la bénédiction des étendards.

L’on aperçoit, en effet, juchés sur le château de bois des années


1930, les ornements d’un autel et des candélabres et ce, juste devant
l’église cathédrale ! Tout aussi troublant et tout aussi explicite,
quoique sans commentaire, un autre document avait déjà été publié
dans la même revue, en 1967. On pouvait y voir une foule immense
agenouillée sur la place, devant le château des fêtes surmonté de
tentures d’apparat et sur lequel le prêtre était en train de célébrer
l’élévation. La légende dit : « Messe en plein air du début du siècle ».
Sans doute cette mention fait-elle allusion à la messe que l’on disait
au début des fêtes d’Alcoy en commémoration de l’office divin
célébré par le mythique père Torregrossa, lors de l’attaque des
Maures, six siècles plus tôt. Il est remarquable – outre le fait que
dans l’un et l’autre cas, il s’agit de partir « en campagne » – que le
château de bois soit, ici, non seulement le substitut du château de
pierre, mais aussi, pour le temps de la fête, le substitut de l’église
voisine. On peut penser que cette sacralisation momentanée souligne
et renforce l’appartenance religieuse d’un « monument » dont il ne
faut pas oublier qu’il est successivement occupé par les deux
« armées » : les chrétiens en seraient les seuls maîtres légitimes, le
simulacre de forteresse serait donc un château chrétien, ce qui justi-
fierait pleinement qu’il puisse être utilisé comme autel.
Un rapide examen de l’évolution de l’artefact de bois infirme
pourtant cette vision unilatérale. Les expositions de photographies
anciennes nous montrent parfois de vieux châteaux des fêtes : ils ont
souvent l’apparence de simples estrades closes faites de planches
grossièrement assemblées. Ce n’est plus le cas aujourd’hui pour les
fêtes récentes et ce n’est plus le cas depuis longtemps dans les villes
de quelque importance. A plus forte raison à Alcoy qui se considère
comme le berceau et le modèle des fêtes de Moros y Cristianos. Dès
1894, le vieux château ne faisait plus l’affaire et une souscription
– sous la forme d’une loterie dont le premier prix était une statue
équestre de saint Georges terrassant les Maures ! – a été ouverte afin
d’en construire un nouveau. Le peintre alcoyan Fernando Cabrera fut
chargé de le dessiner. Il prit cette tâche tellement à cœur qu’il se
plut désormais à incarner la norme esthétique en matière de Moros
y Cristianos. Non seulement il dessina lui-même les costumes de
80 D. BLANC

nouvelles compagnies participant à la fête mais il exigea que toutes


les demandes de création soient contrôlées par la Junta Directiva (Le
Comité de direction) de l’Association des fêtes dans laquelle il jouait
le rôle de conseiller artistique. La Junta se réunissait dans son atelier
dont il avait aménagé l’entrée en style mauresque. Sollicité plus tard
pour la rénovation de l’église Saint-Georges, il opta pour sa recons-
truction et se chargea lui-même d’en exécuter la décoration princi-
pale : une immense toile murale représentant la défense d’Alcoy par
des troupes chrétiennes emmenées par saint Georges sur son cheval
blanc. Grâce à sa « trilogie » célébrée par les Alcoyans : le château
(celui des fêtes), l’église et la fresque de la bataille de 1276, Fer-
nando Cabrera a fixé la norme d’excellence revendiquée par la ville
et condamné pour vulgarité ou anachronisme tout ce qui désormais
prétendrait s’en écarter.
Quant au château imaginé dans ce contexte, il revêt un aspect
curieux, un mélange de style « maure » et de style « chrétien ». Son
architecture générale rappelle les forteresses médiévales européennes,
du moins telles qu’elles sont généralement représentées dans les
livres d’histoire, alors que ses ouvertures ont toutes un style résolu-
ment « mauresque ». Ce trait marquant n’existait pas pour le château
précédent tel qu’il apparaît sur une photographie de 1895 : une
« boîte » carrée à deux étages sans style particulier. Château maure
ou château chrétien ? La création de Cabrera a indéniablement une
double identité, avec toutefois une insistance particulière sur la
présence des éléments maures : le portail d’entrée est orné d’une
inscription en caractères arabes : « Loué soit Dieu, seigneur du
monde ».
Pour comprendre cette dualité, cette mixité, ce balancement entre
deux identités en apparence antagonistes, il faut préciser que :

Les habitants des villes alicantines ne veulent manifestement pas (ou


plus) mettre en scène l’antagonisme entre chrétiens et Maures mais, au
contraire, l’unité de la cité [...]. La manière dont l’attaque du château est
conduite, à Castalla, est tout à fait emblématique du « pacifisme » de la guer-
rilla : les festers s’avancent vers lui en tirant, mais chaque compagnie se
déplace au rythme des marches et des paso doble joués par sa banda de
musica, ce qui suffit à ôter tout caractère guerrier à la scène ! La guerrilla,
il est vrai, comporte aussi, dans certaines localités, des duels à l’arme blanche
opposant les chefs des deux armées. Mais ces passes d’armes durent moins
d’une minute et, leur exhibition terminée, les duellistes se donnent ostensible-
ment l’accolade comme s’il fallait manifester que le combat qui les a opposés
était bien un jeu (Albert-Llorca et al. 1998 : 30).
CHÂTEAUX DE PIERRES, CHÂTEAUX DE BOIS 81

Si la remise à l’honneur des fêtes de Moros y Cristianos après


la guerre civile a pu avoir des relents de célébration de la croisade
franquiste contre les Rouges infidèles, il est manifeste que leur essor
durant les trois dernières décennies n’a plus rien à voir avec une
quelconque reconquête, si ce n’est la reconquête symbolique d’une
grandeur passée appelée à légitimer le présent. La représentation
actuelle de cette grandeur lie indissolublement la célébration de
l’éclat de la conquête chrétienne (militaire et religieuse) et la célébra-
tion de la magnificence maure. On « est » indifféremment maure ou
chrétien, dans les fêtes d’aujourd’hui. Plus encore : d’un point de
vue esthétique, « être maure » permet l’ostentation d’une plus grande
richesse. Ce renversement par rapport à la mise en scène des affronte-
ments des Maures et des chrétiens dans l’Europe moderne nous invite
à nous garder de conclure de l’utilisation d’un même argument dra-
matique – la conquête et la reconquête d’un château de bois – à une
identité de signification. Si le château des fêtes a pu être valorisé au
point d’être érigé en support scénique du drame sacré (à Caudete) et
même – en poussant cette logique de sacralisation jusqu’au bout –
en autel du sacrifice de la messe (à Alcoy), il le doit à la confusion,
dans un même rituel, de la fête religieuse patronale et de la célébra-
tion civique de la grandeur « historique » de la ville. Cette grandeur
est unique, mais elle est faite aujourd’hui d’une double richesse :
maure et chrétienne. Pourquoi le château « historique » n’aurait-il pas
vocation à incarner lui aussi cette grandeur ? La question se pose
avec une certaine acuité alors que les fêtes de Moros y Cristianos
s’institutionnalisent parallèlement à l’émergence d’une attention nou-
velle pour le patrimoine historique local.

Un patrimoine de pierre
En 1969, à Banyeres, l’année où les festers ont décidé d’introniser
une Reine des fêtes et sa cour d’honneur, sans oublier un hymne
officiel, il a été décidé aussi que le château de pierre réintégrerait le
paysage festif. Désormais, l’ambassade du matin aurait lieu sur le
château de pierre et l’ambassade du soir sur le château de bois.
On remarquera que la forteresse, bien que tenue, au départ, par les
chrétiens, arbore dès l’aube, ce jour-là, la bannière verte frappée
du croissant aux côtés de la bannière blanche frappée de la croix.
La justification donnée à cette nouvelle utilisation du château
82 D. BLANC

« historique » est l’achèvement de travaux de restauration entrepris


quelques années auparavant.
D’autre part, si la forteresse de pierre est souvent « oubliée »
pendant les réjouissances, elle est néanmoins présente dans les repré-
sentations, surtout quand il s’agit de défendre une souveraineté et
une grandeur que les fêtes, on l’a vu, rendent manifestes. Si l’on
prend l’exemple, réel, d’un hameau qui s’est émancipé de la tutelle
du bourg pour devenir à lui seul un village doté d’une municipalité
propre, il a deux façons de manifester sa pleine autonomie : tout
d’abord en organisant une fête de Moros y Cristianos pour son propre
compte, avec son propre château des fêtes ; ensuite, et parallèlement,
en lançant aux habitants de l’ancien chef-lieu, seuls propriétaires de
la forteresse historique qui leur était commune : « Ça y est, on a
acheté le château ! » Au-delà de ce trait d’humour, le château de
pierre est invoqué quand le conflit est plus profond et donc plus
sérieux.
Celui qui oppose Elda et Petrel est de ceux-là. Ces deux petites
villes industrielles sont concurrentes quoique siamoises : elles ne for-
ment plus depuis longtemps qu’une seule et même agglomération.
Or, Petrel (redevenue Petrer pour ses habitants) est valencienne et
l’on y parle le catalan alors qu’Elda est castillane et que l’on y parle
l’espagnol. Elles se disputent un même territoire, chacune accusant
l’autre d’avoir eu la meilleure part lors d’un lointain partage. Dans
ce contexte, évoquer leurs châteaux c’est évoquer la légitimité de
l’une et de l’autre. A Petrel on dit : « A Elda, ils n’ont pas de châ-
teau !... Ils ont pris les pierres du château pour faire des routes et des
maisons, ils n’ont plus que quelques pierres posées les unes sur les
autres », et l’on s’enorgueillit de la restauration de celui de Petrel,
commencée en 1974. De l’autre côté, à Elda, on raconte l’histoire,
donnée pour véridique, de la prise du château de Petrel. Les jeunes
de Elda se seraient mobilisés pour envahir leur rivale et planter leur
propre bannière sur le château qui domine, de fait, les deux villes.
Cette anecdote a un fond de vérité : des jeunes de la ville basse ont
bien suggéré d’aller conquérir le château de la ville voisine mais leur
expédition, largement arrosée, s’est terminée « à la frontière », le lieu
réel et mythique à la fois où est censée passer une invisible ligne de
démarcation, le lieu de tous les affrontements, parfois violents, entre
les gens de Elda et les gens de Petrel.
Ce dernier exemple suggère le déplacement, analysé par ailleurs
(Albert & Albert-Llorca 1995) de la frontière entre Maures et chré-
tiens vers des frontières plus actuelles, principalement, dans la zone
CHÂTEAUX DE PIERRES, CHÂTEAUX DE BOIS 83

concernée, celle qui sépare Valenciens et Castillans et qui ne


recouvre pas toujours les limites administratives et politiques. Les
jeux d’échanges et d’oppositions auxquels ces partitions donnent lieu
expliquent en partie la relative neutralisation de l’opposition histo-
rique (ethnique et religieuse) entre Maures et chrétiens dans les fêtes.
Cette neutralisation peut conduire à un renversement. A Petrel tou-
jours, lors des réjouissances qui ont lieu à la mi-année en prévision
de la fête (el mig-any fester), on joue depuis une douzaine d’années
une pièce de théâtre qui s’appuie directement sur le texte d’une chro-
nique royale concernant des événements précis et non plus sur une
vague référence à de pseudo-épisodes locaux de la Reconquête natio-
nale. Cette évocation historique est donnée devant la forteresse
médiévale. Son thème n’est pas indifférent : le pays valencien a été
reconquis parallèlement par la couronne d’Aragon et celle de Castille
qui rompaient ainsi le contrat sur le partage des territoires conclu
entre les deux royaumes. La pièce donnée à Petrel est l’occasion, sur
fond de révolte légitime des Maures récemment soumis, de manifes-
ter le caractère antipathique du vassal local du roi de Castille et le
sens de la justice du roi d’Aragon qui exalte la nécessaire fraternisa-
tion des autochtones (les « Sarrasins ») et de leurs nouveaux compa-
triotes, les chrétiens mus par un idéal d’amour et de charité ! (cité in
Albert-Llorca et al. 1998 : 30.)
Cette nouvelle lecture de l’histoire va de pair avec un mouve-
ment de patrimonialisation qui se manifeste essentiellement de deux
manières. Tout d’abord par l’installation dans un nombre de plus en
plus important de localités d’un « musée des Fêtes » qui est le lieu
d’expression d’une mémoire de la fête mais aussi, de par l’impor-
tance du rituel festif dans la représentation du passé de la commu-
nauté, le lieu de manifestation, en partant des fêtes de Moros y
Cristianos, de tous les aspects de l’histoire locale. L’autre effet de
ce mouvement est constitué par la reconquête du château de pierre,
autrement dit par la redécouverte du monument historique.
Sans doute cela va-t-il conduire à sa réappropriation dans le
cadre même de la fête, c’est déjà le cas « à moitié » à Banyeres
comme on l’a vu, et totalement dans une ville comme Villena, par
exemple, où depuis plusieurs années les deux ambassades ont lieu
devant le « vrai » château. Mais le recours exclusif au château de
pierre n’est sans doute qu’un cas extrême qui s’explique par des cir-
constances locales. Il faut plutôt s’attendre à un jeu subtil d’échanges
entre châteaux de pierre et châteaux de bois. En effet, la relative in-
différence des festers vis-à-vis des premiers, que nous avons signalée
84 D. BLANC

en commençant, est motivée par le statut différent des deux « monu-


ments ». Le château de pierre, le château « historique » apparaît
comme la référence ultime et permanente. Fût-il en ruines, il est le
garant de l’existence et de la continuité de la communauté locale
depuis des temps « immémoriaux ». Il n’est nul besoin de le mettre
en scène dans la fête historique. Il suffit la plupart du temps d’y
planter la ou les bannières (chrétiennes et musulmanes) signalant
l’événement le premier jour de la fête. Le château de bois, démonté
et remonté, est, quant à lui, le garant d’un autre type de continuité :
celle que la communauté locale manifeste non plus par une perma-
nence mais par une répétition périodique : celle du rite festif. Remis
en scène chaque année, il est le point d’ancrage de la transmission
de la tradition et le lieu d’affirmation au présent d’une grandeur tou-
jours à défendre. Toute approche ethnologique du monument histo-
rique sur ce terrain doit essayer de comprendre ensemble ces deux
types de monuments.

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Éric Mension-Rigau
Des châteaux privés s’ouvrent au public

Symbole de l’identité aristocratique et objet par excellence de la


transmission héréditaire, autrefois siège du pouvoir seigneurial et
centre de production, le château a vu son statut changer considérable-
ment au cours du XXe siècle, à mesure qu’a décliné sa fonction écono-
mique et que s’est affaibli le rôle social de son propriétaire dans les
campagnes. L’effondrement progressif de la rente foncière au cours
du XXe siècle, la réduction des exploitations agricoles ou forestières
au centre desquelles il se trouvait autrefois 1 ont contraint son pro-
priétaire à trouver d’autres sources de revenus que celles de la terre,
l’amenant à diversifier son capital et à entrer dans la vie profession-
nelle, souvent urbaine. Aujourd’hui, le château tend à devenir une
simple maison d’agrément dont l’entretien est ressenti comme un
poids de plus en plus lourd. Pourtant, lorsque la famille le possède
depuis plusieurs générations, persiste une conception lignagère du
patrimoine qui implique le devoir de conserver, puis de transmettre
intact l’héritage reçu. Afin de pouvoir garder le château et ne pas
rompre avec les valeurs familiales fondées sur le principe de la conti-
nuité, de nouvelles ressources pécuniaires doivent être recherchées,
contraignant les châtelains à un effort de fidélité inventive. L’une
de ses principales manifestations est l’ouverture au public, selon des

1. Sous l’Ancien Régime, en effet, la hiérarchie sociale reposait avant tout sur la
propriété foncière ; jusqu’au XIXe siècle, la fortune de la noblesse consistait sur-
tout en terres et ses revenus en fermages, même si une frange de la haute aristo-
cratie parisienne avait su, relativement tôt au cours de ce siècle, entreprendre et
réussir la reconversion de sa fortune dans la banque et dans l’industrie (Charle
1991 : 236-239). Adeline Daumard (1995 : 114) écrit qu’encore « dans la pre-
mière moitié du XIXe siècle, l’assise des fortunes nobiliaires, à Paris, était plus
foncière et plus rurale que celle de l’ensemble des fortunes parisiennes et la part
des valeurs boursières était plus faible dans les patrimoines de la noblesse riche
que dans ceux de l’aristocratie bourgeoise ».
86 É. MENSION-RIGAU

modalités variables 2, dans le but que le château « parvienne à vivre


sur lui-même 3 ».
Si certains propriétaires cultivent la discrétion, en particulier
lorsque le château est dans l’indivision ou géré par une association,
le caractère privé des lieux est néanmoins très souvent signalé dès
l’entrée. Une plaque apposée sur un mur indique que les propriétaires
sont heureux d’accueillir les visiteurs et les remercient, message
généralement répété par le guide au début de la visite. Parfois une
oriflamme aux armes de la famille (par exemple un épervier d’or en
plein vol sur fond d’azur à Breteuil, Yvelines) flotte au faîte du toit.
Le cahier de visite, la brochure en vente à la billetterie ou simplement
la notice publicitaire, en général rédigés par un membre de la famille,
insistent sur le caractère vivant du château.

Une présence familiale tangible :


le spectacle de l’intimité
De multiples détails s’unissent pour faire éprouver aux visiteurs
qu’ils ne se trouvent pas « dans un musée rigide, figé, derrière des
cordes qui ne bougent pas » (f, 1947), mais bien, selon la formule
consacrée, « dans une maison toujours habitée ».
La présence de « meubles, de fauteuils, de portraits qui ont tra-
versé quelques générations depuis le XVIIe siècle » (h, 1924) signe
l’appartenance du château à une même famille depuis de nombreuses
générations. La diversité des objets et des styles est décrite comme
l’apport naturel des générations successives, ce qu’explicite une
notice que l’on peut lire dans l’ancienne salle des gardes où
commence la visite du château de Bazoches (Nièvre) :

2. Selon l’arrêté du 1er mars 1966, est considéré comme ouvert au public tout
immeuble que le public est admis à visiter au minimum 40 jours du 1er juillet
au 30 septembre, qu’ils soient ou non fériés, ou 50 jours par an dont 25 jours
fériés ou dimanches, du 1er avril au 30 septembre. L’administration fiscale consi-
dère qu’une journée doit comporter au minimum six heures d’ouverture effective.
Une ouverture limitée à l’extérieur est suffisante pour que le propriétaire bénéfi-
cie des avantages qui y sont liés.
3. Tous les passages cités, sauf mention contraire, sont des extraits des entretiens
que j’ai eus avec des châtelains. En général, ils comportent l’indication du sexe
(h ou f) et de l’année de naissance de leur auteur. Ces indications ne figurent
pas lorsqu’il s’agit d’une expression ou d’une phrase brève récurrente dans de
nombreux témoignages et typique des valeurs, des pratiques ou du langage de
l’ensemble du groupe social ici étudié.
DES CHÂTEAUX PRIVÉS S’OUVRENT AU PUBLIC 87

Le château présente une suite de chambres, salons, galeries... où sont


exposés tableaux, meubles, tapisseries de différentes époques (du XVIe au XVIIIe
siècle principalement) donnant à cette demeure le côté vivant d’une habitation
familiale et non d’un musée figé sur une seule période de l’histoire.

Chacun à leur manière, les objets entretiennent une familiarité


avec la longue chaîne des ascendants, impossible dans un château
dont l’intérieur a été récemment meublé, au hasard d’achats dans des
salles de ventes ou chez des antiquaires. Même beau et intéressant,
un tel intérieur ne peut témoigner de la capillarité entre les époques
passées et les générations présentes, composante classique du dis-
cours nobiliaire qui assimile, volontairement, identité et lignage
(Mension-Rigau 1994). Les souvenirs de famille, au contraire, « veu-
lent dire quelque chose par eux-mêmes » (f, 1945) : non seulement
ils invitent le visiteur à découvrir l’histoire d’un château et un art de
vivre, mais ils donnent aussi à lire, à travers eux, des généalogies et
des parentés. Parfois, la présence de certains objets décoratifs, inhabi-
tuels dans un château, n’est justifiée que par les goûts personnels,
plus ou moins excentriques, des propriétaires actuels ou de leurs
ancêtres ; leur caractère « exotique » résulte, par exemple, de leur
attrait pour les voyages lointains. C’est ainsi que sont parfois expo-
sées des collections originales. Au château de Vendeuvre (Calvados),
les visiteurs admirent, depuis 1983, une collection de mobilier minia-
ture et de chefs-d’œuvre de maîtrise, qui dresse un panorama à
l’échelle réduite des arts décoratifs du XVIe siècle à nos jours ; dans
les anciennes écuries du château de Josselin (Morbihan), est aménagé
un musée de poupées anciennes, collection commencée vers 1880 par
l’arrière-grand-mère de l’actuel duc de Rohan ; au château de Gou-
laine (Loire-Atlantique), le marquis de Goulaine a créé, depuis 1984,
une volière de deux cents papillons tropicaux vivants, qui volettent
parmi des plantes et des fleurs ; à La Bussière (Loiret), décrit dans
sa notice publicitaire comme le « château des pêcheurs », on voit des
œuvres d’art ainsi que des objets très variés liés à la pêche en eau
douce. Certaines anecdotes, racontées par les guides, mettent en
exergue le lien étroit qui existe entre l’histoire du château et celle de
la famille : par exemple, au château de Goulaine (Loire-Atlantique),
l’une des tours est appelée « tour de Yolande » par référence à une
ancêtre glorieuse qui, pendant la guerre de Cent Ans, se trouvant
seule dans le château, galvanisa l’énergie des soldats qui voulaient
se rendre. Grâce à elle, le château résista aux Anglais. Aussi rappelle-
t-on aux visiteurs que ce prénom « est toujours donné à l’aînée des
88 É. MENSION-RIGAU

filles de la famille ». Enfin, dans la chapelle, sont parfois déposées


des stèles funéraires, restes d’anciennes sépultures familiales, ou
accrochée une plaque à la mémoire des membres de la famille morts
pour la France au cours des deux dernières guerres. Ainsi, dans la
chapelle du château de Pont Chevron (Loiret), on lit :

Souvenez-vous dans vos prières des enfants de Pont Chevron morts pour
la France (1914-1918) :
Lieutenant Guillaume d’Harcourt
Lt Jean Souverain jardinier
Élie Poucet valet de chambre
Joseph Blond valet de pied
Léon Bonheur valet de pied
Louis Gallois garde.

Parfois une collection de mémentos est exposée sous verre. Dans


le parc, on peut trouver quelques pierres tombales, une chapelle sépul-
crale, voire un véritable mausolée, comme à Brissac (Maine-et-Loire).
De nombreux détails visent à donner au château « un air habité »,
à suggérer la présence de maîtres de maison attentifs, soucieux
d’avoir « un intérieur impeccablement tenu », où la poussière est
absente sur les sols comme sur les meubles, où les vitres sont réguliè-
rement nettoyées, où les parquets dégagent une bonne odeur de cire.
Des artifices faciles, « une foule de sensations visuelles, auditives,
olfactives 4 », permettent d’éviter l’atmosphère « un peu glacée »
(f, 1947) d’un musée et apportent « une note de convivialité 5 », une
touche chaleureuse et familiale, qui « aident à faire travailler l’imagi-
naire du visiteur 6 ». Certains châtelains préfèrent prendre le risque
de voir les visiteurs s’approcher des meubles, les toucher, s’asseoir
sur les sièges, plutôt que de tendre systématiquement une corde en
travers des sièges ou au milieu des pièces, ou pire encore à l’entrée
de celles-ci, ce qui oblige alors les visiteurs à jeter un bref coup d’œil
sur l’ensemble du mobilier.

Chez nous, ce n’est pas un musée. Il n’y a pas de ficelle sur les fauteuils.
Il n’est pas écrit partout « ne pas toucher, ne pas marcher ». Ce n’est pas
une demeure nue et dépouillée (h, 1938).

4. La Demeure historique, « Les Comptes rendus de Formation », documents dactylo-


graphiés, 2e session : « Ouverture au public. Formalités, avantages et contraintes »,
19 octobre 1996, château de La Ferté-Saint-Aubin, p. 17.
5. Ibid.
6. Ibid.
DES CHÂTEAUX PRIVÉS S’OUVRENT AU PUBLIC 89

Plus fréquemment, ils évitent de disposer les chaises « comme


pour un enterrement » (f, 1930) et s’efforcent de réduire « l’isolement
ridicule » (f, 1941) d’une pièce de mobilier dans un espace trop vaste,
par exemple en installant, derrière un canapé qui trône au milieu d’un
salon, un bureau ou une table sur lesquels ils posent un livre, un
encrier et une plume, un sous-main armorié en maroquin, du papier
à lettres, un bouquet ou des photos. Les plantes vertes et les fleurs,
fréquentes au moins dans l’entrée ou dans les pièces de réception 7,
contribuent au charme intimiste : plantes en pots, grands bouquets
mélangés dont les couleurs sont en harmonie avec les tons dominants
de la pièce, petits bouquets ou « poufs de table » posés plus discrète-
ment sur de petits meubles, sur des dessertes ou sur la table dressée
de la salle à manger, fleurs fraîches à la belle saison (rose, lilas, iris,
tulipes, glaïeuls, hortensias le plus souvent, parfois du muguet au
début du mois de mai), fleurs artificielles en automne ou en hiver,
pot-pourri de fleurs séchées...

Il y avait toujours des fleurs à gauche de la cheminée, même en hiver,


je mettais du houx (f, 1930).
Les jours de visite, nous essayons d’avoir des fleurs partout. Quelque-
fois, par exemple pour les Journées du patrimoine, nous nous arrangeons
pour avoir un ou deux clavecinistes qui jouent en continu sur les clavecins
(h, 1921).

Comme l’exprime ce témoignage, l’atmosphère peut être rendue


plus chaleureuse par un fond musical dans l’une des pièces ou encore
par un feu allumé dans une cheminée 8. Quand il est éteint, des
bûches, parfois enrichies de grosses pommes de pin, sont disposées
sur les chenets ; un coffre à bois ouvert en laisse apparaître d’autres,
prêtes à être jetées dans l’âtre. De multiples détails sont destinés à
suggérer la vie : pendules à l’heure, partitions posées sur un clavecin,
chandeliers garnis de bougies. Sur la table de la salle à manger, on
peut apercevoir un menu récemment daté, une salière et une poivrière
en argent, une bouteille de vin (notamment si le château est produc-
teur), des rince-doigts, parfois assortis aux assiettes, remplis d’eau
parfumée où flotte une fleur. Des éclairages indirects mettent en
valeur les objets sans éblouir.

7. La Demeure historique recommande un bouquet de fleurs fraîches « au moins


dans la première et la dernière pièce visitée » (ibid.).
8. Recommandé par La Demeure historique (ibid.).
90 É. MENSION-RIGAU

Certains châtelains cultivent avec succès l’art de créer « un faux


désordre », « un désordre arrangé 9 ». Dans le vestibule, des cannes
de battue semblent attendre des chasseurs. Une pile de revues, des
livres, un jeu de société, un service à café, une boîte à cigares, une
cave à liqueurs dont on voit la carafe et les verres, une petite malle
de voyage, sont posés sur un guéridon ou une commode. Des objets
de petite taille des plus variés contribuent à donner vie aux pièces
visitées. Étant donné que « les visiteurs, ça “ piquote ” un peu » (f,
1930), ils sont protégés par une vitrine s’ils ont une certaine valeur.
Mais, s’ils ne sont « pas trop précieux », ils sont posés sur un meuble,
une table en marqueterie ou un guéridon recouvert d’un tapis de table
en cachemire, « un peu loin de la corde » (f, 1930). Ils paraissent
ainsi moins figés que dans une vitrine horizontale.

Il n’y a pas une vitrine dans le château. Il n’en est pas question. Dans
le château, il y a la vie (f, 1942).
On change les objets de place, la maison est vivante. Une maison que
l’on gèle pour en faire un musée n’est plus une maison (h, 1936).

Recommandée par la Demeure historique 10, la disposition de


photos, fréquentes, voire surabondantes dans certains intérieurs, et
parfois reproduites dans la brochure vendue à la boutique du château,
a une quadruple fonction. La première est de prouver aux visiteurs
– qui, disent les propriétaires, « aiment savoir qui habite » – qu’il
s’agit bien d’une demeure familiale. La seconde est d’exalter la
pérennité de la famille en montrant réunies les différentes générations
vivantes : grands-parents, parents, enfants, petits-enfants. La brochure
du château du Touvet (Isère), par exemple, s’achève sur une série de
trois photographies : un portrait assez sévère du marquis de Quinso-
nas, un autre plus décontracté de son fils qui porte une chemise dont
le col est ouvert, un troisième de son petit-fils, jeune enfant au sourire
rayonnant, tandis qu’on lit sous l’ensemble : « Ceux qui, aujourd’hui,
ont et auront la charge de maintenir la tradition » (Ganay s.d. : 16).
La troisième fonction des photographies exposées est de signaler le
maintien, dans le château, d’une vie sociale intense, en conformité
avec les traditions aristocratiques. Elle apparaît d’autant mieux que
ces photographies ont souvent été prises à l’occasion d’un grand évé-
nement familial, tel un mariage, et qu’elles sont exposées dans les

9. Ibid.
10. Ibid.
DES CHÂTEAUX PRIVÉS S’OUVRENT AU PUBLIC 91

pièces de réception, elles-mêmes souvent présentées « en situation »


avec, par exemple, le couvert dressé dans la salle à manger. Enfin,
lorsqu’elles sont celles de personnages célèbres (grands militaires,
membres de familles royales, acteurs...), elles attestent la notoriété
du château.
De plus en plus fréquemment sont ouvertes à la visite des pièces
à fonction utilitaire, comme la lingerie et surtout la cuisine, moins
fréquemment visibles dans les châteaux qui ne sont pas des propriétés
privées, et surtout des pièces qui sont encore habitées quotidienne-
ment par la famille, ce qui était impensable il y a quelques décennies.
Parfois le guide insiste sur le fait que « c’est habité et que ça vit »
en commentant avec une pointe d’humour la présence d’objets
anachroniques qui « servent au confort moderne de la famille », tels
un canapé contemporain agrémenté de coussins à fleurs, un téléphone
ou une boîte de disques compacts dans un salon dont le mobilier date
du XVIIIe ou du XIXe siècle, ou encore des œuvres d’art très modernes,
telles qu’une sculpture abstraite ou un portrait réalisé à partir de mor-
ceaux de carton peints (Menetou-Salon, Cher). Quelques précisions
sont données parfois par les guides sur le goût des propriétaires : la
salle à manger n’a pas de lustre car « madame la duchesse préfère
les éclairages indirects » (Dampierre, Yvelines) ; tel salon « est utilisé
par le prince pour l’apéritif » (Menetou-Salon, Cher) ; le « marché de
Noël » organisé dans le château « est une idée de la marquise qui est
d’origine hongroise » (Brissac, Maine-et-Loire) ; dans le « salon des
chasseurs » de Pont Chevron (Loiret), « une peinture sur feuilles a
été réalisée par une amie de la comtesse »... L’utilisation quotidienne
des pièces ouvertes au public est parfois rendue visible par la pré-
sence d’une coupe de fruits frais sur la table de la salle à manger,
par l’oubli plus ou moins volontaire d’une raquette de tennis ou d’un
appareil photo sur une console. Dans le hall d’entrée, on peut trouver
des parapluies, un chapeau de paille, voire un casque de moto. Un
ballon, une corde à sauter, une bicyclette, une poussette traînent dans
la cour, une balançoire est installée dans un coin du parc, des voitures
sont garées dans la cour des communs, une porte-fenêtre s’entrouvre
pour laisser sortir un labrador, tandis que le guide fait remarquer
que « les enfants croisés dans la cour sont deux des treize héri-
tiers » (Ainay-le-Vieil, Cher) : le visiteur sent que la maison abrite
une famille et qu’en été y séjournent des « palanquées d’enfants »
(h, 1928).
92 É. MENSION-RIGAU

Vendre du rêve
Lorsqu’il a réussi à chevaucher les siècles en restant dans la même
famille, et donc en conservant encore « une vie et une âme » selon
une formule récurrente dans les notices publicitaires, le château est
particulièrement propice à l’éclosion des rêves. Censé favoriser l’an-
crage du temps et préserver un équilibre entre le passé révolu et la
vie contemporaine, il cherche à offrir le spectacle de la durée, de
l’ancienneté revivifiée. Il tente de donner l’illusion du triomphe sur
la fuite du temps. Il se dresse en quelque sorte comme un symbole
d’éternelle durée, en apparence protégé par une sorte de grâce : « Le
propre des demeures familiales est de ne pas mourir 11 », lit-on dans
la brochure du château du Touvet (Isère), tandis que le marquis de
Léotoing d’Anjony, à propos du château d’Anjony (Cantal), parle
d’une vocation du château toujours habité à « perpétu[er] les résur-
gences d’autrefois », à « arrêt[er] un instant la course folle du temps »
et à procurer « un repos salutaire dans les traces d’un passé resté
vivant » 12. Revendiquant une capacité particulière à maintenir vi-
vantes des racines et des généalogies, il semble chargé d’une
double mission.
Le château s’érige d’abord en une sorte de contrepoids symbo-
lique à l’érosion d’un passé émietté par le déclin des traditions
et, plus largement, par ce que Henri Mendras (1988) a appelé la
« seconde révolution française », celle qui a définitivement détaché
la France de son socle historique rural. Se profile, à l’arrière-plan,
l’image du refuge, indissociable de l’histoire de tout château. Refuge
militaire à l’origine, quand il avait une vocation défensive. Refuge
politique quand, après 1830, la petite et moyenne noblesse provin-
ciale fut la terre de prédilection du légitimisme (voir notamment
Rémond 1965). Refuge identitaire quand, tout au long du XIXe siècle,
la noblesse s’appuyant sur son pouvoir local fut, comme le montre
Claude-Isabelle Brelot (1992 : 80), « la seule réalité sociale suscep-
tible de pérenniser l’idée provinciale », capable d’entretenir la nostal-
gie de l’identité régionale et le mythe de la petite patrie. Refuge
religieux, enfin, matérialisé par la présence d’un oratoire ou d’une
chapelle, toujours consacrée et encore utilisée pour les baptêmes
familiaux : parfois, sur la porte de la chapelle, est affichée l’« autori-
sation d’oratoire » signée par l’évêque. Ici ou là, des objets, telle une

11. Ibid. : 14.


12. Le château d’Anjony, s.d. : 13.
DES CHÂTEAUX PRIVÉS S’OUVRENT AU PUBLIC 93

photographie du pape Jean-Paul II embrassant l’un des enfants de la


famille à l’occasion d’un pèlerinage à Rome, signalent l’attachement
des propriétaires au chef de l’Église catholique et les « classent »
socialement, car la pratique religieuse obéit souvent à des motivations
autant théologiques que sociologiques. Lieu où palpite le temps passé,
le château donne à voir, à analyser, à comprendre. Il revendique d’être
considéré comme le dépositaire privilégié d’un patrimoine de pra-
tiques ancestrales, d’un fonds de civilisation et de culture qu’aspire
aujourd’hui à mieux connaître une fraction croissante de la population,
voire comme l’un de ses lieux de sauvetage. Outil pédagogique aidant
à connaître et à apprécier le patrimoine, il cherche à exploiter une
double matière : d’une part, il montre des lieux et des objets qui sont
spontanément associés, dans l’imaginaire collectif, à la vie de château
et aux mœurs aristocratiques ; d’autre part, il illustre un commun héri-
tage de pratiques et de traditions, en abritant par exemple un meuble
de maîtrise, une pièce de mobilier réalisée par un artisan local (une
rampe d’escalier, une boiserie, un imposant buffet,...), un travail à
l’aiguille exceptionnel (un couvre-lit en dentelle du Puy...), qui rappel-
lent les prouesses de patience et d’habileté dont savaient faire preuve
les hommes et les femmes d’autrefois.

Parler de la famille et des portraits d’ancêtres aux murs, cela embête


tout le monde. Parler de l’architecture, cela les barbe. Ceux qui sont cultivés
vont bien le voir dans les cahiers de visite. Nous privilégions la vie quoti-
dienne, les objets de fantaisie, le côté intimiste (f, 1942).
Ce qui leur plaît, c’est de voir comment nous vivons : ils ont envie de
voir comment vit un phénomène comme moi, aussi bizarre et fou pour habiter
une bicoque pareille, cette énorme chose avec des tas de tours ! (f, 1922.)
J’ai l’impression que les gens sont moins intéressés à l’heure actuelle
par les intérieurs. Ce qui les intéresse, c’est de voir comment on vit dans le
château. La mode est aux jardins et aux cuisines. Ouvrir la cuisine, c’est
parfait ! Nous avons aussi une petite basse-cour et nous faisons vivre nos
bêtes sur la pelouse : poules, coqs, dindes, oies. Cela touche les gens. Ils
viennent ici pour essayer de retrouver un peu ce qu’ils ont connu chez eux
(h, 1943).

Plus récemment intégrées dans les circuits de visite, les pièces


qui évoquent l’organisation domestique passée bénéficient aujour-
d’hui d’une attention croissante de la part des châtelains. La vie
quotidienne et le travail des « gens », paysans et domestiques, qui
vivaient autrefois dans le château et ses alentours, sont suggérés à
travers des objets très divers, présentés « en situation » dans la linge-
94 É. MENSION-RIGAU

rie, la cuisine, le garde-manger, le réfectoire des domestiques (à


Nuits, dans l’Yonne, on voit même leurs toilettes), ou encore dans
les communs (lavoir, fruitier, sellerie, écuries). Le visiteur peut ima-
giner la fonction, souvent bien définie, de chacun des domestiques
ainsi que leur hiérarchie. Dans les écuries sont souvent exposées
d’anciennes voitures hippomobiles, qui peuvent être, comme à Ville-
savin (Loir-et-Cher), d’une grande variété : grainetière, victoria,
coupé de ville, voiture de campagne, de chasse ou d’enfant... Des
notices, parfois bien rédigées, livrent d’intéressantes explications sur
la fabrication des véhicules, les accessoires nécessaires au harnache-
ment et à l’attelage des chevaux, le confort des voyageurs, les malles.
Progressivement depuis les années 1950, la simplification de la vie
familiale et la raréfaction des domestiques ont obligé la plupart des
châtelains à transformer l’office, au rez-de-chaussée près de la salle
à manger, en une cuisine moderne, ce qui leur permet d’étendre le
parcours de visite aux anciennes cuisines. Installées parfois dans de
belles salles voûtées, celles-ci contribuent à attirer les visiteurs,
notamment lorsqu’elles ont conservé leur structure d’origine, leur
cheminée monumentale au-dessus de laquelle sont encore accrochés
tournebroche et crémaillère, leur four, leur pétrin, leur pierre d’évier,
et qu’elles présentent de nombreux objets d’antan : une batterie de
cuisine en cuivre impeccablement nettoyée (casseroles, sauteuses,
daubières, moules à gâteau ou à tarte, bassines...), des pots en terre
cuite, des ustensiles très variés (louches, chaufferette de carrosse,
pince pour casser les pains de sucre, rat de cave...). Parfois dans la
salle à manger des domestiques, contiguë à la cuisine, le couvert est
mis, les casiers où chacun rangeait ses affaires personnelles sont
encore accrochés tandis que pendent les anciennes sonnettes.
Comme dans les pièces nobles du château, différents stratagèmes
aident à animer ces pièces utilitaires : une pile de torchons, une bou-
teille de vin, un panier à linge, une corbeille de fruits ou de légumes,
vrais ou artificiels, mais suffisamment beaux pour qu’on ne s’aper-
çoive pas immédiatement qu’ils sont faux... Parfois, ces pièces sont
rendues plus vivantes encore par l’installation, notamment dans l’an-
cienne lingerie ou dans la salle à manger des domestiques, de la
boutique du château, d’un audiovisuel ou d’une exposition temporaire
consacrée aux sujets les plus variés, tels que « les niches de chiens »
ou « l’éclairage au XVIIIe siècle » (f, 1942).
L’ouverture de ce type de pièces manifeste le souci des châte-
lains de participer à l’élargissement indéfini du champ muséo-
graphique et, en particulier, de contribuer à la conservation de la
DES CHÂTEAUX PRIVÉS S’OUVRENT AU PUBLIC 95

mémoire paysanne. C’est pourquoi se multiplient, dans les communs


des châteaux, les petits musées d’art et traditions populaires qui évo-
quent la vie quotidienne des paysans d’autrefois à travers non seule-
ment une cuisine traditionnelle et tous ses ustensiles et accessoires,
mais aussi des instruments agricoles (fléau, baratte, charrette à blé...),
des outils pour travailler le chanvre, du mobilier ou des ustensiles de
ferme. L’évocation de la vie quotidienne d’autrefois ne se limite
d’ailleurs pas seulement au monde rural. A Meillant (Cher), par
exemple, est installé dans les dépendances du château un « parcours
découverte » qui présente des décors miniatures illustrant la « vie
quotidienne du Moyen Âge à nos jours » : au pied d’un château fort
un village médiéval avec ses différentes échoppes, une ville Renais-
sance, les préparatifs d’un banquet, une imprimerie du temps de
Gutenberg, une cuisine et un salon XVIIIe siècle, une ville du
e
XIX siècle marquée par les débuts de l’ère industrielle... L’aménage-
ment de tels musées ou l’installation d’attraction diverses ont pour
but de satisfaire « la motivation événementielle » des touristes,
qu’elles contribuent à rendre « au minimum spectateurs, parfois
acteurs » (Protourisme 1996 : 32). L’ouverture des cuisines s’ex-
plique peut-être aussi par la prise de conscience d’un intérêt croissant
des Français pour la gastronomie (Mendras 1988 : 384), en particulier
pour celle « du temps de nos grands-mères » : le château répond aussi
à cette mode en vendant dans sa boutique des produits du terroir,
notamment du vin (en particulier s’il est producteur) ou du miel, des
produits artisanaux, tels des gâteaux ou des confitures « à l’an-
cienne ». Mais surtout l’exposition d’objets ordinaires et familiers, qui
assez fréquemment peuvent avoir été aperçus sous les combles pous-
siéreux d’un grenier familial ou chinés sur un marché aux puces, ou
qui simplement ravivent, en particulier chez les visiteurs les plus âgés,
des souvenirs personnels (en témoignent les exclamations fréquentes
des visiteurs devant un poêle 1900, des casseroles en cuivre, un encrier
ou des photographies jaunies...) peut amuser, voire attendrir.

La cuisine a été utilisée jusqu’en 1970. C’est moi qui l’ai arrêtée. Nous
l’avons restaurée il y a quatre ans. On y voit une très belle cheminé XVIIe et
un fourneau installé par ma grand-mère en 1902. Souvent c’est ce fourneau
qui amuse le plus les visiteurs, notamment les plus âgés, parce qu’il leur
rappelle leur grand-mère et la vie à la campagne (h, 1932).

Si, depuis quelques années, beaucoup de châtelains multiplient


les efforts pour ouvrir ces pièces au public et les rendre attrayantes,
96 É. MENSION-RIGAU

c’est sans doute aussi parce qu’y abondent les objets dont les détails
concrets peuvent capter facilement l’attention d’un large public,
enfants compris. Des informations pratiques, parfois précises et abon-
dantes, sont souvent données sur les aspects les plus divers de la vie
quotidienne : menus, modes de conservation des aliments en l’ab-
sence de réfrigération électrique, nettoyage de l’argenterie à l’aide
d’une peau de chamois recouverte de rouge à polir, utilisation d’us-
tensiles qui aujourd’hui paraissent singuliers, protection contre les
rats et les souris, éclairage, chauffage par bouche d’air installé au
e
XIX siècle, approvisionnement en eau...

Parmi les questions le plus souvent posées figure « Comment est-ce


chauffé ? » Cette question intéresse beaucoup les gens qui, aujourd’hui,
même à la campagne, sont surchauffés. Dans la salle à manger, il y avait
une niche destinée à recevoir un grand poêle en faïence, qui a été cassé par
les Allemands pendant la dernière guerre ; nous en avons fait refaire un chez
un merveilleux artisan à Florence. Dans les autres pièces, il y a des chemi-
nées. Nous montrons aussi une chaufferette d’appoint qui passionne le public.
Vous n’imaginez pas combien cela les intéresse, beaucoup plus que l’ancêtre
untel ou un portrait de Marie Leszczynska qu’ils peuvent aller voir à Ver-
sailles ! (f, 1942).

Certains châtelains s’efforcent même d’ajouter une note ludique


à la présentation des objets. Ainsi à Breteuil (Yvelines), même si,
comme l’avoue le guide, « le conteur n’est jamais venu au château,
l’ancêtre de l’actuel propriétaire s’étant contenté de le croiser à Ver-
sailles », un conte de Charles Perrault est associé à chaque pièce :
dans la cuisine La Belle au bois dormant, dans le fruitier Le Petit
Poucet, dans le lavoir Peau d’âne, dans les écuries Le Chat botté.
L’évocation de la vie seigneuriale d’autrefois, dans une forte-
resse d’allure médiévale ou dans une demeure de plaisance du
e
XVIII siècle, reste cependant le principal atout touristique des châ-
teaux qui, pour certains d’entre eux, possèdent des inventaires de
succession « qui placent et qualifient les meubles meublants et nom-
ment les appartements » (Cossé 1954 : 15). Source importante pour
les historiens qui s’intéressent au cadre de la vie privée de la
noblesse 13, ces inventaires aident à reconstituer, parfois assez fidèle-
ment, la structure et l’ameublement des intérieurs, en particulier des
pièces de réception, au rez-de-chaussée, piano nobile des châteaux.
Cadre principal de la vie aristocratique à partir du XVIIIe siècle, celles-

13. Voir, par exemple, Figeac 1996 : 148-190.


DES CHÂTEAUX PRIVÉS S’OUVRENT AU PUBLIC 97

ci sont précédées, le plus souvent, d’un vaste vestibule et parfois


d’une galerie, grande pièce traditionnelle de la demeure noble en
France avant la création au XVIIe siècle, sur le modèle italien, du salon
meublé et aménagé pour recevoir des visiteurs. Le vestibule introduit
déjà pleinement dans l’histoire des lieux en montrant par exemple
une grande tapisserie aux armes de la famille, un portrait en pied,
un buste ou une chaise à porteurs, et ainsi signale l’importance des
personnages qui autrefois logèrent au château :

Nous ouvrons la plus grande partie du rez-de-chaussée, c’est-à-dire les


pièces de réception. Cela commence par un grand vestibule d’honneur en
pierre, construit vers 1750, qui est très grand – c’est un très beau vestibule
presque trop grand, trop majestueux pour la maison – et ensuite on entre
dans une grande galerie qui marque manifestement l’importance de la maison
car je ne vous apprendrai pas que ces maisons qui, au XVIIIe siècle, avaient
une galerie uniquement réservée aux réceptions n’étaient quand même pas
très courantes : c’est une grande pièce qui fait onze ou douze mètres de long,
sur sept ou huit mètres de large (h, 1921).

Le salon, pièce d’apparat par excellence, est souvent un hymne


au bon goût français du XVIIIe siècle. Sa première fonction est de rap-
peler que le siècle des Lumières, qui cultivait la gaieté, l’éclat et l’in-
souciance, a porté à son apogée le raffinement des intérieurs. Cette
période, en effet, coïncide avec l’âge d’or du meuble français, en rai-
son de la qualité des ébénistes qui « rivalisèrent de goût et d’habileté »
et de celle de leur clientèle, « difficile à satisfaire, exigeante de beau,
souvent capable d’apprécier d’heureuses trouvailles techniques », qui
« les encourageait à se renouveler, à se surpasser » (Verlet 1956 : 3).
Aussi, dans cette pièce où la femme est reine, aperçoit-on toujours
quelques exemplaires de ces meubles volants, légers, aux fonctions
multiples, que des décorations de marqueterie transformèrent parfois
en chefs-d’œuvre d’ébénisterie : table à écrire, table à ouvrage ou
« tricoteuse », table-bouillotte ou table-rognon, bonheur-du-jour, chif-
fonnière, secrétaire... Parfois l’usage saisonnier du mobilier est sug-
géré par des sièges à garnitures mobiles. Assez souvent, une autre
pièce de réception, contiguë au salon, souligne les transformations que
connurent les châteaux au cours du XIXe siècle, telles que l’ajout d’un
mobilier plus volumineux ou l’aménagement d’un fumoir, signe d’une
vie sociale davantage marquée par la partition des sexes.

Le salon mandarine est très intime, avec un mobilier sympathique : c’est


vraiment la pièce qu’on appelait au XVIIIe siècle le salon de compagnie, où
98 É. MENSION-RIGAU

l’on se tenait et où l’on discutait. Il y a un seul tableau qui représente le duc


de Bourgogne par Largillière. C’est une pièce agréable, assez chaude.
Ensuite, on traverse un petit boudoir (h, 1921).
Dans le salon d’hiver, il y a beaucoup de choses à dire sur les Encyclo-
pédistes, le textile, la manufacture de Vincennes, la façon de vivre au XVIIIe
siècle... C’est un salon-désordre, parce que au XVIIIe siècle on avait beaucoup
d’activités dans cette pièce. Dans les grands châteaux on repoussait les
meubles contre les murs. Mais dans une maison plus petite comme celle-là,
on laissait les meubles comme ils étaient utilisés : il y a quatre tasses à thé
dans un coin, un service à café sur une table à jeu, un livre sur un fauteuil...
(h, 1936).
Autrefois, du temps de mes grands-parents, cette grande pièce était meu-
blée en salon Empire ce qui, dans une pièce plein XVIIIe siècle, était une
erreur épouvantable. Je l’ai vidée au maximum pour en faire la pièce de
réception la plus nue possible. Nous y avons mis des fauteuils Louis XIV,
récemment recouverts en velours rouge. Nous allons supprimer ces fauteuils
pour ne laisser que des grandes banquettes Louis XVI avec du velours rouge
comme à Versailles : nous copions ce qui se faisait à Versailles ou à Trianon.
Cela suffira largement. Cette pièce ne sera qu’une pièce de réception, rien
d’autre (h, 1921).

La seconde fonction du salon est de mettre en scène l’art du


plaisir élégant. Vaste et pourvu de nombreux sièges, il rappelle que
l’aristocratie est par essence conversationniste. La passion du jeu est
suggérée par la présence d’un jeu de cartes (nain jaune), d’un jeu de
dés (trictrac), d’un jeu de loto ou de pions en nacre, posés sur des
tables qu’entourent des chaises voyeuses. Des petits objets, telles des
jumelles de spectacle posées sur un guéridon, et dans quelques châ-
teaux, comme Cirey-sur-Blaise (Haute-Marne) ou Brissac (Maine-et-
Loire), un petit théâtre, rappellent le goût pour les représentations ;
un clavecin ou un piano-forte, parfois un fond musical, soulignent
qu’autrefois, dans les châteaux, la musique était un élément essentiel
des soirées familiales.

Que faisait-on dans un salon au XVIIIe siècle ? On lisait, éventuellement


on écrivait, surtout on jouait beaucoup ! D’où le thème des jeux dans le
salon, où l’on trouve une table de trictrac, une table de loto-dauphin et une
table de tri 14. Cela intéresse le public, croyez-moi ! Il y a des sièges pour
les jeux : une chaise ponteuse et une voyeuse à genoux, qui permettait aux
jeunes femmes d’assister à genoux aux jeux sans froisser leur robe. Dans le
petit salon d’angle, nous nous sommes cassé la tête pour trouver un thème.

14. Le tri est un jeu d’hombre (ancien jeu de cartes d’origine espagnole) où l’on
élimine les carreaux sauf le roi.
DES CHÂTEAUX PRIVÉS S’OUVRENT AU PUBLIC 99

Nous avions le pastel de *** qui est très joli. Aussi avons-nous choisi le
thème du pastel, car au XVIIIe siècle, beaucoup de portraits étaient ainsi réa-
lisés. Une boîte de pastelliste en marqueterie est ouverte à côté d’un pastel
posé sur un chevalet : on peut imaginer qu’il vient d’être exécuté (f, 1942).
Comme il n’y a jamais eu de très grands personnages qui ont vécu
à *** et que les portraits de famille n’ont pas d’intérêt pour le public, nous
avons acheté chez des brocs 15 des objets curieux, de peu de valeur mais
intéressants, qui nourrissent la visite par des anecdotes et qui ont un succès
énorme : par exemple, un batik, objet en bois dur venant d’Inde qui sert à
imprimer les étoffes en coton, les indiennes. Il est posé sur une travailleuse
et permet de parler des tissus que Marie-Antoinette faisait importer d’Inde.
Nous avons aussi une boule qui vient de Chine, une lanterne de bateau. Nous
avons ainsi constitué une sorte de cabinet de curiosités (f, 1938).

Un bureau ou une bibliothèque, censée conférer au lieu une


« touche nostalgique » et une « dimension presque spirituelle » 16,
témoignent de l’activité intellectuelle du château et de la culture de
ses habitants.

Dans le bureau, nous présentons des plumes d’oies posées sur le bureau.
On explique comment on écrivait à l’époque en montrant des documents
rédigés d’une écriture merveilleuse (f, 1942).

Quant à la salle à manger, elle donne l’occasion de rappeler que


la spécialisation d’une pièce pour les repas, inspirée du modèle
anglais, s’est diffusée dans la première moitié du XIXe siècle seule-
ment, en même temps que s’affinaient les manières de table 17 ; avant,
en effet, une planche posée sur des tréteaux était apportée dans un
salon (« d’où l’expression dresser la table » déclare classiquement le
guide) et enlevée sitôt le repas achevé. Le guide explique à quoi
servait une table à gibier ou une desserte. On y voit des objets qui
aujourd’hui n’ont qu’un usage décoratif, tel un rafraîchissoir, réci-
pient servant à rafraîchir les verres ou les vins, ou qui sont désuets
comme les rince-doigts ou les rince-bouche. L’exposition d’un ser-
vice de table, en général du XIXe siècle, permet de préciser la spécifi-
cité du couvert mis à la française (les verres sont placés devant

15. Brocanteurs.
16. Le château de Bazoches-du-Morvan. Texte intégral de la visite, s.d. : 30.
17. « L’heure du repas, autant que le régime et les manières de table, qui souvent
lui sont associés, entre dans la liste des clivages culturels dont l’affinement
constitue l’un des faits historiques majeurs du premier XIXe siècle », écrit Alain
Corbin (1991 : 10).
100 É. MENSION-RIGAU

l’assiette, alors que le couvert à l’anglaise les place à droite), l’usage


des verres (verres parfois sans pied pour l’eau, le plus gros verre
pour le vin de Bordeaux, celui de taille moyenne pour le bourgogne,
le petit pour le vin cuit autrefois servi à table). Parfois un ou deux
mannequins de cire portent la livrée familiale autrefois utilisée.

Dans la salle à manger, nous avons une nappe en damassé de lin du


e
XIX siècle, avec la façade arrière du château tissée dans la trame. Cette
nappe, qui va jusqu’au sol, avec le tissu se repliant sur le sol, est un sou-
venir familial, mais vous pouvez aller salle Drouot, il y a tout le linge de
Louis XIV qui passe en vente et ne coûte rien ! Mon mari et moi, qui avons
une démarche de collectionneurs, en sommes malades, nous voudrions tout
acheter ! Sur la table est dressé le grand service de ***, du début du
e
XIX siècle, en porcelaine de Paris, avec des fleurs différentes sur chaque
assiette. Nous y présentons aussi de jolis verres du XVIIIe siècle, de l’argente-
rie, des bougeoirs, bref une jolie table ! Les services de table intéressent
beaucoup les gens, parce que c’est la vie quotidienne. Nous avons aussi des
verrières 18 très intéressantes où l’on mettait les verres à rafraîchir (f, 1942).

Enfin, de plus en plus de châteaux s’efforcent d’ouvrir aussi une


chambre qui, d’un point de vue touristique, comporte plusieurs
atouts. Les meubles et les objets qui y sont exposés aident à relater
les progrès de l’intimité et du confort ainsi que l’évolution des
modes : lit à baldaquin, chaise percée « avec réservoir d’eau et poi-
gnée pour le jet de propreté » (Breteuil, Yvelines), table de toilette
ou coiffeuse sur lesquelles sont placés des boîtes à mouches ou à
parfum, un face-à-main, des perruques, des éventails ainsi que les
accessoires nécessaires aux opérations qui, aux XVIIe-XVIIIe siècles,
étaient indispensables avant de paraître en société (se farder, se pou-
drer, se moucheter, fixer des peignes dans ses cheveux...). Prompts
à éveiller la curiosité, ces objets sont prétexte à des anecdotes sur la
toilette sommaire d’autrefois, l’importance des parfums, les pratiques
vestimentaires, l’usage des coussins et la position assise au lit...
Dans la chambre d’honneur, nous avons deux garde-robes, où nous
expliquons comment étaient rangées toutes les affaires pour la toilette. Nous
avons sorti les objets que nous avions et les avons complétés : une table de
toilette, une baignoire, une petite table pour ranger les perruques. Il y a de
vrais objets du XVIIIe siècle : une boîte à poudre, une petite main pour gratter
le crâne sous la perruque en cas de démangeaison, une poire pour poudrer
les perruques... C’est le succès assuré auprès du public ! (f, 1942).

18. Sorte de panier à verres en faïence.


DES CHÂTEAUX PRIVÉS S’OUVRENT AU PUBLIC 101

En outre, quand la chambre n’est pas une pièce d’apparat, style


« chambre du roi », le propriétaire peut la concevoir comme une « pièce
délicieuse et charmante » (f, 1930). Plus qu’aucune autre, elle donne alors
au visiteur l’impression de pénétrer dans l’intimité des propriétaires :

Une chambre est très importante pour les visiteurs, car c’est vraiment
le rêve. Tout de suite l’imagination déborde. C’est le lieu d’intimité par
excellence, avec le cabinet de toilette et surtout le lit, endroit mythique :
qu’est-ce qui s’est passé dans ce lit ? avec qui ? comment ?... (h, 1921).
On fait visiter toute la maison : vingt-trois pièces pour vingt-cinq
francs ! Y compris les pièces que nous habitons : c’est ce que les gens veulent
voir. Ils veulent avoir l’impression d’être dans l’intimité des châtelains, à tel
point que si on a le dos tourné – c’est vite fait quand vous êtes au début de
la queue et qu’il y a quarante personnes qui vous suivent – vous les retrouvez
allongés sur le lit avec leurs godasses ! C’est pourquoi maintenant, dans les
chambres, on met des barrières ! Heureusement que c’est en visite guidée,
parce qu’on n’imagine pas ce qu’ils sont capables de faire... (f, 1946).
Quand les visiteurs passaient à côté du lit, dans ma chambre et dans
celle de mon mari, ils tiraient sur le couvre-lit pour voir s’il y avait des
draps. Il y en avait en général, mais parfois pas, quand nous n’étions pas là.
Aussi ai-je dit à la gardienne : « Mettez toujours des draps pour ne pas les
décevoir, même si nous ne sommes pas là pendant quinze jours » (f, 1930).

La visite de la chambre suscite d’autant plus un sentiment d’in-


trusion qu’elle renferme des objets qui datent de l’époque où elle
était encore utilisée : un crucifix accroché au-dessus du lit, un coffret
à bijoux, un livre ou une bible posés sur la table de chevet, des
vêtements sur le lit et des souliers. Parfois aussi est reconstituée une
salle de bains XIXe : des linges de coton sont disposés dans la bai-
gnoire en zinc, la porte entrouverte du poêle laisse apparaître du bois
et du papier prêts à brûler, une éponge, des serviettes de toilette nid-
d’abeilles sont disposées à côté de la cuvette et du broc. A l’étage,
on visite parfois une nursery : à Breteuil (Yvelines), le guide précise
que « le berceau, après avoir servi à quatre générations, a repris du
service pour les enfants de l’actuel propriétaire ».
Second atout du château habité : apparaître comme dépositaire
d’un savoir accumulé en matière de bon goût, domaine où l’aristocra-
tie revendique un œil averti.

Le seul signe durable de nos familles, c’est le sens esthétique. Le jour


où elles n’ont plus le sens esthétique, c’est terminé, même si elles restent
bien catholiques. Le goût des choses, de l’histoire, de la lignée et un sens
esthétique, voilà ce qui détermine l’aristocratie (h, 1936).
102 É. MENSION-RIGAU

Le château privé s’affirme comme le réceptable d’un art de vivre


à la française, né de la convergence de l’aisance matérielle et de la
recherche esthétique, et affiné au fil des siècles. Le talent à perpétuer
l’esprit d’un lieu, où la séduction du cadre et de l’architecture font
alliance avec le bon ton, peut devenir une véritable enseigne publici-
taire. Il se manifeste, certes, dans le luxe éclatant des pièces d’appa-
rat, qui témoignent d’un opulent train de vie. Il se traduit plus
subtilement par un art de faire et de vivre raffiné : son charme « vient
de ce qu’il est indéfinissable » (h, 1934) et son prestige réside dans
une pérennité qui de « savoir-vivre » l’a érigé en « savoir-être » (Bre-
lot 1997 : 40).

Bibliographie
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1814 à 1870 », Annales littéraires de l’université de Besançon, t. I.
– 1997. « Savoir-vivre, savoir-être : attitudes et pratiques de la noblesse
française au XIXe siècle », Romantisme, no 96.
Charle, Chr. 1991. Histoire sociale de la France au XIXe siècle, Paris, Le
Seuil.
Corbin, A. 1991. Le Temps, le désir et l’Horreur. Essais sur le XIXe siècle,
Paris, Aubier.
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Daumard, A. 1995. « Noblesses parisiennes et civilisation bourgeoise au XIXe
siècle », in Cl.-I. Brelot (dir.), Noblesses et villes (1780-1950). Actes du
colloque de Tours, 17-19 mars 1994, Tours, Université de Tours/Maison
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Figeac, M. 1996. Destins de la noblesse bordelaise (1170-183), Bordeaux,
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compte d’auteur.
Mendras, H. 1988. La seconde révolution française 1965-1984, Paris,
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Mension-Rigau, É. 1994. Aristocrates et grands bourgeois. Éducation, tradi-
tions, valeurs, Paris, Plon.
– 1999. La vie des châteaux. Mise en valeur et exploitation des châteaux
privés dans la France contemporaine. Stratégies d’adaptation et de
reconversion, Paris, Librairie académique Perrin.
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Cœur », rapport dactylographié.
Rémond, R. 1965. La vie politique en France, Paris, Armand Colin.
Verlet, P. 1956. Les meubles du XVIIIe siècle, t. I : Menuiserie, Paris, Presses
universitaires de France.
Martine Bergues
« Vous n’avez pas Biron* »
Le patrimoine rural, monument minuscule ?

En matière de monuments, de diverses époques et de diverses fac-


tures, le département de la Dordogne est sans doute l’un des mieux
lotis de France. Et les touristes répondent annuellement en masse
à cette injonction du monument et du passé qu’il représente 1. Le
département tirant pour plus d’un tiers de ses revenus de l’activité
touristique, celle-ci est devenue un enjeu considérable, encourageant
d’autant plus la création de nombreux projets de développement que
l’activité maîtresse du département, l’agriculture, souffre des remises
en cause des marchés et des politiques agricoles. Il s’ensuit une dimi-
nution constante de la population agricole, et dans une moindre
mesure de la population globale, que les politiques locales s’efforcent
à conjurer (Boisvert et al. 1993 : 409).
Encore faut-il que les élus se montrent volontaristes. C’est le cas
dans le canton de Beaumont (entre Lalinde et la limite nord du Lot-
et-Garonne) dont une des spécificités est d’avoir dès le début des
années 1960 substitué la structure intercommunale à la structure
communale pour la gestion des affaires publiques. Cette communauté
de communes dispose d’un savoir-faire indéniable en matière de
fabrication de projets. Tout d’abord d’ordre agricole, ceux-ci sont
aujourd’hui de nature patrimoniale. Ce savoir-faire est également
aisément repérable en matière d’obtentions de subventions et de

* Le château de Biron, situé à la lisière du Périgord et de l’Agenais, figure, après


Lascaux, au nombre des « sites d’exception » de la Dordogne. Monument parmi
les plus visités, il a vu son attrait récemment renforcé avec le tournage du film
Les visiteurs II. Siège de l’une des quatre baronnies du Périgord, cet édifice
monumental est marqué par l’architecture de différentes époques, du XIIe au
e e
XVIII siècle (donjon du XII , chapelle à double étage, appartements Renaissance,
cuisines voûtées, salle des États, etc.). C’est également à Biron que Jochen Gerz,
artiste né à Berlin mais vivant et travaillant en France, a construit le « Monument
vivant de Biron » pour remplacer l’ancien monument aux morts.
1. Sarlat, la vallée de la Dordogne de Domme à Beynat, la vallée de la Vézère et ses
sites préhistoriques, Périgueux et Brantôme en sont les principaux bénéficiaires.
104 M. BERGUES

financements divers, d’autant que les projets proposés s’inscrivent


dans la vogue patrimoniale propre aux années 1990.
« Vous n’avez pas Biron », par ces mots le conseiller en patri-
moine et en développement touristique à qui est confié le pilotage
d’un vaste projet patrimonial 2 fait remarquer qu’il va falloir, en ce
canton agricole, pallier le défaut de monument historique d’impor-
tance et de fait, faire preuve d’inventions.
Cela appelle quelques remarques. Tout d’abord, la suggestion du
consultant ne fait que répondre aux volontés politiques qui prônent
un développement local axé sur le patrimoine. Il en souligne cepen-
dant la nécessaire invention. « L’invention de la campagne » (Marié
1987) implique désormais le patrimoine. Du point de vue des élus,
le projet territorial, axé sur le tourisme, est surtout économique. Il
s’agit de produire du monument et du patrimoine, certes, mais de
façon à faire bénéficier le secteur des retombées socioéconomiques
qui devraient en découler. Cette manière d’envisager le patrimoine,
le vouant à une extériorité, n’est pas sans rappeler la représentation
courante des monuments voire des villages dits de caractère par la
plupart des habitants du canton, qui les vouent au tourisme ou tout
au plus aux visites du dimanche. Cela dit, les habitants y nouent
également d’autres relations, qui pour ne pas être toujours formulées,
n’en sont pas moins premières. Nous nous proposons de les explorer
ici, en élargissant aux différents lieux qui font sens pour les habi-
tants 3 – de patrimoine monumental, il n’y a pas ou peu sur ce sec-
teur –, car le projet intercommunal se propose d’investir dans la
patrimonialisation.
En cela, les orientations de la communauté de communes s’ins-
crivent pleinement dans le mouvement général et relativement récent
en faveur du patrimoine et de l’environnement. Fièvre patrimoniale
(Fabre 1996), patrimoines en folie (Jeudy 1990), les spécialistes
s’accordent pour constater l’actuel foisonnement patrimonial et l’élar-

2. Le programme du pôle Économie du Patrimoine (1,2 MF) comprend trois


études : un inventaire du patrimoine mené par les services de l’Inventaire de la
direction régionale des Affaires culturelles (DRAC) d’Aquitaine, une étude ethno-
logique financée par la mission du Patrimoine ethnologique du ministère de la
Culture – elle fournit de la matière à cet article –, une mission de valorisation
et animation confiée à un cabinet d’études. Le projet qui ressort de ce programme
est de fabriquer un vaste territoire patrimonial à l’échelle des enfants, impliquant
tous les secteurs de la vie locale.
3. Les « lieux anthropologiques » réunissent trois caractères : « identitaires, relation-
nels et historiques » (Augé 1992 : 69).
« VOUS N’AVEZ PAS BIRON » 105

gissement considérable de ce que la notion recouvre. Consacrant le


monument historique tout au long du XIXe et incarnant l’idée de
nation, le patrimoine englobe désormais « tous les témoins d’un site
ou d’une activité » (Bromberger 1996 : 17).
Si au XIXe siècle, sous l’influence des élites et des spécialistes,
le monument historique et le musée contribuent à construire un passé
à la nation, jusqu’à en devenir des lieux de culte (Pomian 1996 ;
Baeque & Mélonio 1998 : 270), l’intérêt actuel pour le patrimoine
semble plutôt relié à la crise qui affecte le sentiment national (Fabre
1996 : 3) tout en consacrant la diversité culturelle. Pourtant, comme
le font remarquer Isac Chiva (1987) et Françoise Dubost (1994 : 3),
l’architecture rurale par exemple ne bénéficie pas pour autant du
même traitement que le monument, ce qui traduirait de nouveau l’in-
térêt tout relatif de la culture savante pour la culture populaire.
On peut se demander quels effets produit la patrimonialisation
sur la construction du territoire et de sa mémoire à l’échelle locale.
Il convient alors de s’interroger sur les conditions de cette production
patrimoniale. N’est-elle pas toujours, à l’échelle du local, le fait de
groupes au capital culturel dominant ? Il s’agit de savoir si la culture
agricole qui inspire son entreprise est impliquée, représentée à son
image, ou entièrement refabriquée. Quoi qu’il en soit, le regard sur
les lieux est appelé à se modifier. Le patrimoine rural tend à être
produit comme monument, pour représenter des spécificités locales
qui s’étiolent ou pour servir des stratégies diverses.

En pays beaumontois, le secteur associatif, largement développé, est


particulièrement sollicité pour une mobilisation autour des projets à
vocation patrimoniale. Nombre de ces associations orientées sur le
patrimoine local sont portées par de nouveaux habitants, pour l’essen-
tiel retraités des catégories aisées de la population urbaine ou, plus
rarement, par des jeunes issus du milieu rural. L’investissement dans
ces associations, relais des sociétés savantes du XIXe siècle, apparaît
comme facteur d’intégration. Mais la vision historique, esthétique,
architecturale que le secteur associatif développe sur le patrimoine
ne rencontre pas forcément les représentations locales. Il s’agit là
d’une situation quelque peu paradoxale du fait que la problématique
patrimoniale des associations renvoie à une culture agraire dont les
acteurs autochtones sont en grande partie les héritiers mais qu’ils ne
promeuvent ni ne donnent précisément à voir.
Pourtant, sous l’influence des élus, avec les effets de la recompo-
sition sociale de la population et des nouvelles formes de sociabilité,
106 M. BERGUES

avec la présence de jeunes ruraux imprégnés du discours dominant


en terme d’écologie, de qualité paysagère, de valeur patrimoniale des
lieux, l’écart entre les manières de faire, de voir et d’investir les lieux
tend à se combler, ce qui témoigne bien de la force de la nouvelle
pensée patrimoniale.

Le sens des lieux


En milieu agricole, la connaissance relative à l’histoire des lieux, aux
marques de l’espace, à la mémoire des pierres et des édifices, s’an-
nonce toujours par les locutions : « Il se dit », « J’ai entendu dire »,
« Je me suis laissé dire ». Le dire, l’oralité, la communication et la
sociabilité sont à son principe. Dans cette micro-société où la pré-
gnance des pratiques d’entraide témoigne de celle du lien social, on
retient du passé ce qu’il en est transmis et véhiculé de l’un à l’autre.
Mais cette connaissance est bien éloignée du savoir, essentielle-
ment livresque, véhiculé par les nouveaux habitants, retraités et
investis dans les associations locales. Pour ces derniers, le patrimoine
fait d’abord référence au bâti, qu’il s’agisse d’édifices imposants ou
de petites structures issues de l’agriculture traditionnelle. Bien sûr,
les uns et les autres ne sont pas considérés de façon similaire. Le
petit patrimoine rural fait l’objet d’un investissement plus important
que le patrimoine monumental, estampillé et reconnu par des ins-
tances dépassant le cadre local. Délaissé par les institutions voire par
les propriétaires, ce petit patrimoine reste encore suffisamment vacant
pour se prêter à toutes les formes d’exploitation. Cette démarche
apparaît comme un mode d’appropriation symbolique du nouveau
cadre de vie et devient prétexte à de nouvelles relations sociales 4.
A l’inverse, c’est d’abord en termes d’héritage, de transmission
de biens meubles, immeubles et fonciers que les interlocuteurs ins-
crits dans le milieu agricole définissent le patrimoine. L’objet d’héri-
tage reste la maison d’habitation, l’exploitation agricole. Cette
conception classique du patrimoine marque bien l’importance accor-
dée à l’inscription de la lignée sur un espace, à la dimension familiale
qui lie l’individu à la terre comme à ses descendants. Elle représente
l’occasion de réitérer l’importance du lieu d’habitation et de travail.
Mais, de façon plus conforme à la préoccupation véhiculée par les

4. Des observations similaires sont effectuées en Haute-Provence, cf. Guyonnet


1998 : 139-163.
« VOUS N’AVEZ PAS BIRON » 107

médias, est également considéré comme patrimoine tout ce qui se


rapporte aux vieilles pierres.
Cependant, parler des vieilles pierres, c’est faire état de l’évolu-
tion du monde rural, « ici, dans sa commune ». Parce que ces vieilles
pierres parlent du travail des ancêtres et de la vie qu’ils ont menée.
Mentionner une fontaine, c’est décrire la manière dont l’arrière-
grand-mère portait l’eau quotidiennement jusqu’à la maison, décrire
un cimetière ou un château, c’est rapporter les histoires et les
légendes qui y sont associées, parler du parcellaire, c’est expliquer
comment les grands-parents bornaient ou limitaient, c’est faire men-
tion des conditions de vie socioéconomique passées et de leur évolu-
tion. En fait, c’est l’histoire familiale et locale, telle qu’elle existe
dans le souvenir, telle qu’elle a été racontée et transmise par les plus
anciens, telle qu’elle se projette sur les éléments de l’espace, qu’il
s’agit de retranscrire au travers du discours sur le patrimoine.

Ainsi, on dit ne pas prêter attention aux choses qui entourent tant
elles sont familières, tant elles font partie du décor quotidien. En fait,
cette notion d’habitude recouvre un rapport au temps qui ne saurait
être celui des autres catégories d’acteurs (touristes ou néo-résidents).
« J’y suis tous les jours » renvoie au temps d’une vie agricole entière-
ment passée sur le territoire où le quotidien se déroule avec son lot
d’événements. Dans cette relation de fusion avec le territoire, les
choses sont soumises au rythme des hommes. C’est ainsi qu’elles
font l’objet d’une vision totale qui ne sépare pas les lieux du rapport
que les hommes y nouent ou y ont noué. Vision qui unit la parenté
et la sociabilité, l’usage, la vocation religieuse ou économique, la
mémoire en un tout qui va de soi, tant qu’il ne nécessite pas de
discours singulier. Ainsi, on ne parle pas entre gens d’ici de ce que
sont les belles maisons du pays ou encore des moulins à grains ou
des pigeonniers. Il n’y a que peu d’intérêt pour l’objet en soi en
dehors de son existence parmi les autres éléments du cadre de vie,
en dehors de la relation qui lui donne du sens.
Le discours patrimonial, porté par les associations de néo-rési-
dents, valorise des ouvrages issus pour l’essentiel de la culture
agraire : murets, fontaines, lavoirs, pigeonniers, haies... Le discours
des agriculteurs est pourtant quasi unanime : il n’y a pas de raison
de maintenir ce qui n’a plus d’usage. Cependant, en vertu de la place
très importante du bricolage et de sa logique selon laquelle il ne faut
rien jeter, beaucoup d’infrastructures anciennes ont été conservées
malgré leur mauvais état. Celles qui ont disparu gênaient en fait le
108 M. BERGUES

bon déroulement du travail agricole. L’exploitation agricole, véritable


trait d’union entre les hommes et leurs terres, représente en effet le
point central et déterminant entre tous. Certaines personnes âgées
voient ainsi dans le paysage presque arasé par leurs descendants l’ex-
pression d’une réussite agricole qui aura permis le maintien de l’ex-
ploitation, de la vie familiale et sociale et favorisé un relatif confort
par rapport à une vie d’autrefois jugée dure, difficile, voire misérable.
La logique de « ce qui peut servir » à l’exploitation, cette logique du
service n’est pas seulement économique. Elle participe également des
rapports entre les êtres, entre hommes et femmes, entre aînés et plus
jeunes, etc. Chacun, dans ce cadre trouve sa place. Les mains, les
idées, les matériaux (anciens et modernes), les lieux et leurs poten-
tiels sont ainsi mis à contribution. Bien davantage que par respect
du patrimoine même entendu comme legs des ancêtres, si les caba-
nons, les pigeonniers, les resserres, les fours à pain sont restés, c’est
parce qu’on pensait pouvoir à un moment donné leur trouver une
vocation, les insérer de nouveau dans la logique du service. Mais
qu’ils entrent en concurrence avec ce qui peut servir ou ce qui est
nécessaire – comme l’agrandissement de la cour de ferme pour per-
mettre le passage des machines agricoles –, et ils seront arasés.
La remise en cause incessante des vocations fait partie du quoti-
dien des exploitations. Une exploitation n’est pas pensée comme fixe,
elle se situe toujours au contraire dans le cours des choses, entre
héritage et adaptation. Les exploitants se jaugent les uns les autres
dans leur rapport à cette dynamique. Les paysans qui « n’ont pas
évolué » (pour reprendre les catégories locales) sont aussi ceux qui
n’auront pas de successeurs. La fixité (ou ce qui lui ressemble) est
immanquablement associée à la mort, mort de la lignée et mort de
la maison. C’est donc dans le cours des choses que les espaces chan-
gent de vocation, que les cultures soient modifiées, que les savoir-
faire varient. Ainsi, la prise est assurée avec le monde, le monde
d’ailleurs et le monde d’autour, qui se transforme et édicte ses lois
(économiques, politiques...).
Lorsque les bâtiments de la propriété ou bien la maison d’habita-
tion elle-même sont l’objet de restaurations, il est rarement fait appel
à une entreprise spécialisée. L’aspect économique entre bien évidem-
ment en ligne de compte. Mais faire par soi-même, c’est aussi se
projeter dans les lieux et se les approprier. L’usage de matériaux
modernes (tôles, moellons...) et de matériaux récupérés (traverses de
chemin de fer...) influe sur l’aspect des ouvrages restaurés et peut être
diversement apprécié par les amateurs de patrimoine. Ces derniers,
« VOUS N’AVEZ PAS BIRON » 109

lorsqu’ils disposent d’une résidence secondaire ou principale sur le


territoire, ont à cœur de lui redonner l’aspect qu’ils imaginent être
celui d’une l’ancienne ferme ou demeure du siècle passé 5. Les arti-
sans locaux sont largement mis à contribution pour remplir ces condi-
tions, moyennant un coût que les personnes du milieu agricole trouvent
prohibitif.
Le fait que les fermes abandonnées aient pu échapper à la ruine
grâce à leur rachat par des nouveaux résidents, pour beaucoup étran-
gers, est perçu positivement par les autochtones. Mais dans le même
temps, la restauration apparaît pour beaucoup comme de la devan-
ture. La forme est recréée mais pas le fond, que résumait à lui seul
le sens traditionnel du mot maison : lieu d’une continuité entre
hommes et travail, lieu des êtres et des choses de la terre inséparable-
ment, cadre de relations de sociabilité et d’échange.
Cette présence des nouveaux habitants fait l’objet d’un discours,
récurrent, parfois pessimiste, sur la fin d’une époque, sur l’amoindris-
sement d’une sociabilité fondée en partie sur l’entraide et sur la perte
d’une identité adossée aux activités agricoles. Tandis qu’il n’a jamais
été autant question de patrimoines et de savoirs locaux, la société
néanmoins, par manque de cohésion, semble moins faire corps avec
son territoire.

Le regard sur les lieux


Que le regard quotidien soit enferré dans le prisme de l’habitude,
que la pratique des lieux soit soumise à l’usage n’empêche cependant
pas l’émergence, lorsqu’il est sollicité, d’un discours sur les lieux.
En fait, il existe plusieurs niveaux de lecture de l’espace et de son
contenu.
Certains lieux ont une vocation clairement touristique. On leur
reconnaît cette valeur qui confère aux monuments une dimension
esthétique et qui est susceptible d’apporter un débouché à la région.
On pense au château de Bannes, aux églises de Saint-Avit ou de
Beaumont, à la bastide de Molières ou au village de Montferrand.

5. Les critères des services de l’Inventaire tendent à éliminer les édifices ou


ouvrages trop modifiés par le bricolage, pour leur préférer ceux qui sont « dans
leur jus ». Mais sont éliminés également les habitations qui, à l’instar de nombre
de néorésidences, sont restaurées « à l’ancienne » sur une représentation idéalisée
de la vie rurale d’antan (entretien chargé d’études, service de l’Inventaire, DRAC
Aquitaine, 1997).
110 M. BERGUES

Lieux destinés aux touristes, mais qui sont considérés et représentés


autrement dans la logique locale : Montferrand et Saint-Avit servent
le plus souvent de prétexte à un discours sur le devenir incertain de
la vie sociale locale ; le château, lui, reste le lieu de la mémoire d’une
distribution foncière inégale. Par contre, il est d’autres lieux qui, pour
ne pas être des hauts lieux touristiques, n’en sont pas moins repérés
comme remarquables. C’est le cas de la petite chapelle aux peintures
murales à l’écart du village de Montferrand, ou de l’église de Sainte-
Croix dont l’usure des marches rappelle l’ancienneté. Ces lieux que
l’on extrait de l’ordinaire ont tous une résonance dans l’histoire d’ici.
Si les agriculteurs développent un point de vue singulier sur le
patrimoine et le paysage – dont la caractéristique est sans doute préci-
sément de ne pas les considérer en ces termes –, ils n’en disposent
pas moins, contrairement à ce qui est souvent avancé (Roger 1997 :
58), d’une grille de lecture esthétique. Ainsi, c’est moins l’architec-
ture elle-même que le mode de construction qui fait l’objet d’appré-
ciations et de commentaires, et c’est plus le savoir-faire inscrit sur
les murs que la valeur d’ensemble, architecturale ou historique, qui
se trouve retenu pour décrire « une belle maison » ou un « joli mur »
du château en ruine. La solidité apparaît donc comme l’un des cri-
tères essentiels de la beauté d’un édifice. Elle renvoie en effet à l’éco-
nomie domestique – les choses doivent durer et requérir le minimum
de travail et d’investissement – mais elle souligne également un cer-
tain rapport au temps, où s’exprime la pérennité de la lignée et l’em-
prise des hommes sur le milieu. Ainsi, le savoir-faire des anciens en
matière de bâti est repéré comme la marque d’une appartenance à une
entité géographique et culturelle, exprimée et revendiquée à maintes
occasions. Pays du torchis, pays de la pierre, et à l’intérieur de cette
entité, pierre jaune et pierre blanche, sont parmi les identifiants, les
marques d’un pays 6.
Il faut ici mentionner la vallée de la Couze. Cette vallée est à
plusieurs titres considérée comme le « fer de lance » des projets patri-
moniaux : elle est citée parmi les hauts lieux préhistoriques par les

6. « Il y a le Périgord noir qui est limité par la Couze et du côté de Beaumont,


c’est le Périgord blanc et ça part sur Issigeac, c’est la terre blanche, et en descen-
dant après. Vous voyez les maisons en pierre blanche, c’est pas joli, eh ; et
comme les pierres sont pas jolies, il y a très peu de murs, les granges, les mai-
sons, c’est tout plat. Tout ! Les murs ne sont pas hauts. Je veux dire : c’est le
manque de pierre là-haut ; alors ils bâtissaient le moins possible de murs » (agri-
culteur retraité, partie sarladaise, entretien de décembre 1998).
« VOUS N’AVEZ PAS BIRON » 111

érudits locaux, bien que tous les sites soient fermés à la visite ; répu-
tée pour son immobilisme, elle n’a, dit-on, « pas bougé depuis cent
ans » ; elle est parsemée de moulins désaffectés, ruinés ou trans-
formés en résidences de ces nouveaux habitants qui militent pour un
patrimoine local dont les « villages de caractère », à flanc de coteaux,
sont autant de vitrines. L’écart qui apparaît entre ces définitions et
les représentations locales est sans doute significatif. Localement, la
vallée de la Couze n’existe en effet pas comme entité, sinon par la
négative, pour signifier une frontière entre les deux voire trois terri-
toires qui composent le pays. C’est cette notion de frontière symbo-
lique qui lui confère sa valeur essentielle. Elle marque les différences
entre activités agricole dans sa partie haute (dite partie sarladaise) et
ouvrière à l’approche de son confluent avec la Dordogne (dite partie
bergeracoise). Dans le pays agricole surtout, elle distingue, entre rive
droite et rive gauche, une région de polyculture et tabaculture dite
sarladaise d’une partie dite agenaise, plateau « agri-agricole » où
dominent les productions fourragères et de pruneaux. Chacune de ces
zones est donc rapportée à des productions spécifiques, à des carac-
tères pédomorphologiques précis mais également à des réseaux de
relations, à des qualités architecturales (le pays de la pierre blanche,
des toits à faible pente, et celui de la pierre jaune, des toits en tuile
plate), linguistiques (« la Couze sert de limite entre le patois sarladais
et celui du bas pays ») ou même politiques (à Montferrand, on rap-
porte cette distribution singulière entre rouges et blancs de part et
d’autre de la rivière).
Peut-être est-ce cette valeur forte de frontière, cette constitution
de la vallée en non-lieu qui en aura permis la préservation, si pré-
cieuse aujourd’hui au regard des normes patrimoniales. On souhaite
ici un tourisme de qualité pour un paysage de qualité, ce qui marque
d’une tendance élitiste le discours des amateurs de patrimoine.
L’influence du discours intercommunal sur le développement
local, la présence de mesures agri-environnementales sur le secteur,
l’action des associations de néo-résidents qui militent pour un tou-
risme de qualité en vallée de Couze, puis de manière plus diffuse,
l’influence des médias commencent néanmoins à avoir prise sur les
représentations locales. Mais la position globale est plutôt attentiste,
comme si chacun demandait à voir comment un non-lieu peut se
transformer en haut lieu.

A l’inverse de celui de la vallée de la Couze, nous citerons un


exemple de ce qui pourrait être promu au rang de monument, si
112 M. BERGUES

l’entreprise de patrimonialisation se montrait plus attentive au rapport


des autochtones aux lieux. De la Pierre du Diable, aucune association
patrimoniale ne fait mention, il s’agit là d’une part souterraine de la
mémoire locale. Pourtant, selon la légende de la création du monde
qui y est associée, ce lieu est considéré comme le centre symbolique
du territoire beaumontois et au-delà même comme le centre du
monde. Cette vision autocentriste est commune dans le légendaire
européen mais elle est ici particulièrement significative du fait qu’elle
distribue et ordonne les trois petites régions qui composent le pays
beaumontois.
Un autre exemple pourrait être mentionné, extrait des différentes
études qui composent le programme du pôle d’Économie du Patri-
moine et illustrant un processus de patrimonialisation impulsé de
l’extérieur. Dans la partie « agri-agricole » du canton, réputée pauvre
en patrimoine comme en paysages, j’avais attiré l’attention sur la
présence d’un élément bâti autour duquel se cristallise le lien social
et une large part de l’activité de la communauté agricole. Il s’agit
d’une usine massive, construite entièrement par les villageois dans
les années 1960, où sont traitées et transformées les productions her-
bagères. Depuis lors, ce lieu symbolise non seulement l’activité éco-
nomique agricole, mais également les compétences des habitants en
matière d’autoconstruction et les liens sociaux qui y sont attachés.
Aujourd’hui, tandis que l’esplanade devant l’usine fait office de nou-
velle place publique, la vie sociale et festive est maintenue dans ce
secteur alors qu’elle se trouve considérablement amoindrie dans la
plupart des autres, pourtant réputés touristiques et patrimoniaux. La
mise en évidence de ces caractéristiques a finalement incité le service
de l’Inventaire à intégrer l’usine dans son étude bien que ses qualités
architecturales soient à l’opposé des critères habituels.
C’est donc l’histoire du lieu qui va déterminer si les bâtiments
de l’usine de Sainte-Sabine font ou non patrimoine – le geste qui
consiste, de l’extérieur, et dans le cadre d’un projet de développement
axé sur le patrimoine, à en pointer le sens lui restituant sa dimen-
sion monumentale.
Cela étant, le rapport aux lieux et au patrimoine bâti n’est pas
nécessairement révélé à partir d’un point de vue extérieur qui les
patrimonialise. Les événements, de même la recomposition sociale
de la population, opèrent en faveur de la transformation des regards.
« VOUS N’AVEZ PAS BIRON » 113

Réinvestissements
Près de la petite église de Born-les-Champs, est une fontaine cou-
verte, qui, pour être inventoriée comme petit patrimoine rural, n’en
est pas pour autant considérée comme le plus digne représentant.
Selon les spécialistes, ses qualités architecturales (fontaine couverte
sans voûte, mais avec marchepied) n’en font pas un exemple particu-
lièrement remarquable du savoir-faire constructeur local. Pourtant,
elle est devenue pour les habitants de Born, et en particulier pour
son maire, « la plus belle des fontaines » et le symbole le plus parfait
du village et de sa communauté. En fait, rien ne supposait, jusque
dans les années 1970, qu’elle puisse être investie de la sorte. Mais,
en 1971, la commune de Born fusionnait avec la commune de Sainte-
Sabine, sur décision de l’ancien maire et de son conseil. Cette dispa-
rition soudaine de l’entité communale a été mal ressentie par une
majorité des habitants de Born. Depuis, charge à l’église, à l’ancienne
école et à la fontaine de signifier l’existence réelle mais non plus
institutionnelle de Born-les-Champs. C’est donc à la disparition de
la commune qu’on doit l’émergence du patrimoine local, reconnu et
revendiqué comme tel. « Démolir la fontaine, ça serait comme démo-
lir l’église ! Vous iriez l’expliquer à Born-les-Champs ! » Les élé-
ments architecturaux, biens publics, sont dès lors soumis à une
mobilisation qui les investit d’un nouveau sens et d’un nouvel usage :
mobilisation pour un office mensuel à l’église, démarche pour une
transformation du bâtiment de l’école en maison d’habitation, restau-
ration du monument aux morts et de la fontaine du cimetière. Le cas
de la fontaine est intéressant car il ne fait pas l’unanimité parmi les
acteurs concernés : le nouveau conseil municipal (de Sainte-Sabine-
Born) n’y voit pas une priorité, quand le maire délégué de Born
milite pour sa restauration. Sous l’influence de ce dernier, les procé-
dures préconisées par la communauté de communes, en matière de
montage de dossiers pour subventions et restauration à l’identique,
sont partiellement contournées pour faire aboutir au plus vite le pro-
jet. La rénovation s’effectue donc au gré de cette logique locale qui
privilégie l’action immédiate (celle du maçon) plutôt que l’action
bureaucratique, et la restauration « qui fait propre » à la restauration
à l’identique.

L’histoire de l’abbaye de Saint-Avit-Sénieur est par ailleurs parti-


culièrement significative. Voilà un édifice assez remarquable pour
avoir retenu de longue date l’attention des instances patrimoniales.
114 M. BERGUES

L’abbaye du XIe siècle, remaniée au XIIe, est en effet classée au titre


des Monuments Historiques depuis 1862 ; quant aux vestiges de l’an-
cienne abbaye, ils ont fait l’objet d’un classement en 1964. Sur déci-
sion des Monuments Historiques et pour cause de risques, l’église se
trouve fermée au culte et à la visite depuis bientôt vingt ans. Du
coup, les Saint-Avitois ont fini par considérer les étaiements de la
voûte comme des échafaudages permanents et ils acceptent mal que
la restauration soit soumise à des normes architecturales dictées de
l’extérieur quand nombre d’artisans locaux sont jugés capables de
l’effectuer... et beaucoup plus rapidement 7.
Mais c’est surtout le fait de devoir assister aux messes dans la
salle capitulaire et de ne pas pouvoir enterrer ses morts sur la
commune qui a provoqué la colère des villageois, qui ont tendance
à incriminer les procédures de protection. Car le sens de l’église,
c’est avant tout d’être église, à savoir un lieu de culte et surtout de
sacrement. L’église représente le lieu témoin du passage de ceux de
la lignée, de ceux du village. L’église est toujours et avant tout sym-
bole de la commune et des habitants de la commune. La représenta-
tion locale de l’abbaye n’intègre que récemment les autres valeurs
patrimoniales de l’édifice. C’est au terme d’un processus d’échange
entre les érudits locaux et la population que peu à peu se font jour
les dimensions esthétiques et historiques de l’édifice. La vision tradi-
tionnelle retient d’abord sa valeur cultuelle, à tel point qu’on peut
entendre encore aujourd’hui que, depuis qu’elle est fermée, « la
grande église » n’est qu’un « tas de pierres ».
Depuis le classement, tout le périmètre du bourg se trouve pro-
tégé et c’est précisément à cette protection qu’est attribuée la mort
du village. Saint-Avit serait devenue ville morte pour cause de patri-
moine et cette explication tend à recouvrir les autres causes structu-
relles ayant signé la fin de la vie sociale à l’échelle du village.
L’ancien maire qui, dans les années 1980, avait engagé une procédure
de ZPPAUP (zone de protection du patrimoine architectural, urbain et
paysager) sans l’aval de ses administrés, fut destitué aux dernières
municipales, son initiative ayant été perçue comme une manière d’en-
tériner le blocage de la vie de village. Les manières d’envisager le
patrimoine sont donc divergentes et peuvent donner lieu à des conflits
d’appropriation. La partition établie entre « nous, gens d’ici » et

7. Ce qui est devenu le cas Saint-Avit est en passe d’être résolu, la première tranche
de la restauration ayant d’ores et déjà débuté.
« VOUS N’AVEZ PAS BIRON » 115

« ils » témoigne de ce clivage, « ils » recouvrant les instances natio-


nales, dont les autorités des Monuments Historiques, le bureau direc-
teur de la communauté de communes et les nouveaux habitants. Mais
cette partition sert bien plus à signifier une distance culturelle face
aux détenteurs du pouvoir culturel légitime qu’à marquer le bien-
fondé d’un enracinement.

Processus
Le regard sur le patrimoine, pour être différent au départ selon le
groupe et l’appartenance sociale, n’en est pas moins inscrit dans un
processus dynamique.
On prend ainsi de plus en plus en considération des lieux comme
l’église de Saint-Avit, la bastide de Molières, voire des fontaines et
des murets. Le rapport traditionnel aux lieux est appelé à se modifier,
confronté à d’autres regards, qui leur confèrent une nouvelle défini-
tion, un autre mode d’appropriation. Touristes mais surtout nouveaux
résidents inscrits dans le secteur associatif sont ainsi parmi les acteurs
de ce processus.
Cependant, le fait que le sens prêté à l’objet soit modifié n’en-
lève rien à son sens premier : ainsi en est-il de la « grande église »
de Saint-Avit ou de telle croix de rogations, qui une fois restaurée,
doit nécessairement être bénie par le prêtre pour bien marquer la
continuité de la pratique religieuse locale. On ne restaure pas pour
restaurer, il faut que la pratique ait un sens.
Mais la modification du rapport traditionnel aux lieux intervient
surtout lorsque le lieu devient le support d’un enjeu. Enjeu politique
et économique d’abord : l’entreprise de patrimonialisation, nouvel
outil de développement local, aura ainsi favorisé la transformation
du bourg de Molières en bastide ; dans ce registre de l’essor touris-
tique, les élus communaux jouent un grand rôle, à l’interface de la
population et des orientations de la communauté de communes. Enjeu
social ensuite : à Saint-Avit par exemple, les habitants ont résolu de
réagir à la « mort du bourg » et de réactiver la vie du village. Les
actions entreprises, qui réunissent anciens et nouveaux habitants,
témoignent d’une nouvelle forme de cohésion sociale. Or, par un
paradoxe qui n’est qu’apparent, elles relèvent également de processus
de patrimonialisation. Elles se cristallisent essentiellement autour de
manifestions festives (fête du Battage et des Moissons, journée de la
Truffe, veillées, etc.). Enjeu symbolique enfin, comme en témoigne
116 M. BERGUES

l’exemple de la fontaine de Born-les-Champs, où l’objet est chargé


de sauvegarder le sens de lieux affectés par un changement de statut.
Tout comme au XIXe siècle durant lequel l’élite et les spécialistes
triaient, restauraient selon certains critères, décidaient du monument
pour représenter la nation –, la production du patrimoine rural qui
tend à s’imposer émane d’une certaine catégorie de la population,
qui dispose du pouvoir politique ou culturel. Pour autant, l’échelle
du local permet des procédures de négociations, d’allers-retours entre
différentes conceptions. Dans un milieu agricole au devenir incertain,
toutes les nouvelles orientations paraissent en quelque sorte bonnes
à prendre, pour donner lieu à de nouvelles formes de liens sociaux
et assurer un devenir aux lieux. A cette nouvelle invention de la
campagne, le choix est posé d’intégrer ou non des pans entiers et
presque muets de la culture agricole.

Dans tous les cas, la transformation d’un objet ou d’un lieu en patri-
moine se traduit par un ajout de sens. Ainsi, le relatif désintérêt vis-
à-vis des démarches associatives trouve une explication. Dans leur
cadre, en effet, l’action patrimoniale se contente d’inventorier les
formes des édifices ayant servi à une vie traditionnelle idéelle sans
chercher à en pénétrer le sens. Cette approche tend à valoriser le
passé en faisant presque table rase de toutes formes contemporaines
du traitement de l’espace et des éléments qui le composent. « Ce qui
les intéresse, c’est que la pierre levée ne se couche pas » (abbé de
Beaumont, entretien du 9 septembre 1996). Mais « remettre debout
ce qui était tombé », pour le simple fait de le relever, apparaît comme
une entreprise formelle, presque vaine, parce qu’elle se passe du
contexte historique dans lequel les choses ont été érigées, ainsi que
des empilements successifs de sens qui les ont emplies.

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« VOUS N’AVEZ PAS BIRON » 117

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II
Regards croisés :
La cité de Carcassonne
Marie-Geneviève Colin
La cité de Carcassonne
entre patrimoine d’exception
et tourisme de masse

S’il fallait définir d’un mot la cité de Carcassonne, le plus approprié


serait sans doute celui de complexité. Complexité historique et archi-
tecturale de toute évidence, fruit d’une occupation humaine vieille
2 500 ans, elle a connu bien des évolutions avant de devenir le
monument historique que nous connaissons aujourd’hui. Complexité
domaniale ensuite si l’on considère que se juxtaposent ici, sur une
superficie d’à peine sept hectares, les domaines publics de l’État et
de la Ville d’une part, le domaine privé à usage commercial et d’ha-
bitation d’autre part. Complexité de gestion encore, dans la mesure
où les exigences liées à la conservation et à la mise en valeur d’un
patrimoine d’exception sont confrontées quotidiennement à un afflux
touristique de masse et aux nécessités qu’impose la vie urbaine
contemporaine. Complexité voire contradiction, enfin, dans les pers-
pectives de développement car, si cette fréquentation touristique
revêt une importance économique majeure dans un département où
le secteur industriel s’est beaucoup affaibli, elle porte également en
elle le risque évident de la perte d’identité culturelle et patrimoniale
du lieu.

La cité de Carcassonne est un ensemble architectural de qualité très


exceptionnelle, qui a été doté au cours des siècles d’un système
défensif particulièrement ample et élaboré : une première enceinte
urbaine construite aux IIIe et IVe siècles, doublée au XIIIe siècle et
complétée d’une enceinte propre au château. Cette importance des
fortifications est l’expression architecturale du rôle historique majeur
joué par la cité dans l’histoire du Languedoc au Moyen Âge, en parti-
culier dans le contexte de la politique royale française mise en œuvre
au XIIIe siècle dès les lendemains de la croisade contre les Albigeois.
Mais l’intérêt historique et archéologique de Carcassonne réside aussi
dans l’ancienneté de ses origines – avec l’établissement dès le
122 M.-G. COLIN

e
VI siècle avant J.-C. d’un oppidum protohistorique transformé par la
suite en ville romaine –, dans son développement urbain associant
au Moyen Âge ville haute et bastide ou ville basse, et dans la qualité
de sa restauration confiée au XIXe siècle à Eugène Viollet-le-Duc.

Aux origines, la situation géographique et la topographie de cet épe-


ron rocheux dominant le cours de l’Aude ont vraisemblablement joué
un rôle déterminant dans la fixation de l’habitat. Avec un sommet
culminant à 150 mètres d’altitude, le site offre une vue parfaitement
dégagée sur la plaine et les collines environnantes et, au-delà, sur les
Pyrénées et sur la Montagne noire. En outre, cette éminence occupe
un emplacement stratégique permettant de surveiller l’étroit passage
dit « isthme gaulois » constituant la plus courte liaison entre Atlan-
tique et Méditerranée.
La conquête de la région par les Romains en 118 av. J.-C. est à
l’origine d’une évolution profonde de l’agglomération qui commence
à s’étendre au-delà de la plateforme pour se développer en contrebas
au nord de la colline. Vers 27 av. J.-C., la ville figure dans la liste
des vingt cités de la province de Narbonnaise puis la colonie Julia
Carcaso est créée avec un territoire qui s’étend sur la partie occiden-
tale du bassin audois. D’importance nettement moindre que ses voi-
sines Narbonne et Toulouse, Carcassonne semble néanmoins avoir
été au cours du Haut Empire un centre urbain actif connu par de
nombreux vestiges archéologiques partiellement recensés sur tout le
pourtour de la cité.
Ici comme en d’autres cités de la Gaule romaine, la deuxième
moitié du IIIe et le IVe siècle sont teintés d’insécurité et marqués par
des invasions sporadiques. La surface habitée est alors réduite et la
ville désormais qualifiée de castellum est dotée sur un périmètre
d’environ 1 200 mètres d’une première enceinte urbaine dont d’impo-
sants vestiges sont encore visibles aujourd’hui sur les deux tiers du
rempart intérieur. Cette maçonnerie est faite d’un blocage revêtu d’un
parement de petits moellons réguliers entrecoupés de rangées de
briques, les tours étant en forme de fer à cheval, plates côté ville et
semi-circulaires côté extérieur.
Dans le premier quart du Ve siècle, les Wisigoths installés en
Aquitaine font la conquête du sud de la Gaule et d’une grande partie
de la péninsule Ibérique. Chassés d’Aquitaine par les Francs en 507,
ils conservent Carcassonne qui est infructueusement assiégée par Clo-
vis en 508 et devient pour deux siècles une ville frontière au nord
de la Septimanie wisigothique. Au VIIIe siècle, l’invasion sarrasine
LA CITÉ DE CARCASSONNE 123

met fin au royaume wisigoth d’Espagne mais l’occupation arabe de


Carcassonne cesse en 759 avec la conquête de la Septimanie par
Pépin le Bref.
Bien que la création d’un siège épiscopal remonte au VIe siècle,
la première mention d’une église cathédrale, dédiée aux saints
Nazaire et Celse, date de 925. La ville se développe et commence
progressivement à s’étendre extra-muros, une église Saint-Michel et
un bourg du même nom étant évoqués autour de l’an mil.
L’époque féodale voit l’émergence de la famille des vicomtes
Trencavel dont les possessions s’étendent de Carcassonne à Nîmes
et qui joue aux XIe et XIIe siècles un rôle important dans le Midi, dans
un contexte politique dominé par les deux principautés rivales de
Toulouse et de Barcelone. Sur le plan de la topographie urbaine, cette
période est marquée par le développement des faubourgs Saint-Michel
et Saint-Vincent accolés au rempart urbain et eux-mêmes protégés
de murs et de fossés, par la construction du château vicomtal et par
celle de la cathédrale dont les travaux débutent en 1096. Le château
des Trencavel, vraisemblablement construit au cours du deuxième
quart du XIIe siècle, prend appui sur la face ouest de la fortification
primitive et se compose d’un double corps de logis en L. Une cha-
pelle Sainte-Marie est construite vers 1150 au nord de ce premier
ensemble, le plan en équerre ainsi obtenu formant désormais un U
ouvert bordant sur trois côtés une cour que les textes nomment alors
atrium, suggérant la présence d’une clôture.
C’est dans cette physionomie que Carcassonne aborde le XIIIe
siècle, période particulièrement déterminante pour son histoire
comme pour son architecture. Son destin s’accélère en effet avec
l’appel à la croisade contre les Albigeois, lancé en 1208 par le pape
Innocent III face à l’influence grandissante de la religion cathare. En
août 1209, après le sac de Béziers, l’armée des Croisés porte le siège
devant Carcassonne qui capitule au bout de quinze jours. Nommé
vicomte de Carcassonne, Simon de Montfort poursuit la croisade jus-
qu’à sa mort en 1218 lors du siège de Toulouse. La vicomté est
définitivement annexée au domaine royal en 1226 et Carcassonne
devient le siège d’une sénéchaussée.
En septembre 1240, Raymond Trencavel II tente de reprendre
possession de la ville ; il entreprend le siège de la cité et bénéficie
de la complicité des faubourgs qui la bordent. Il bat en retraite un
mois plus tard avec l’arrivée des renforts royaux. Cet épisode aura
pour conséquence la destruction définitive des faubourgs Saint-
Michel et Saint-Vincent en 1244 sur ordre de Louis IX qui n’autori-
124
M.-G. COLIN

Plan cadastral de la cité de Carcassonne


LA CITÉ DE CARCASSONNE 125

sera que trois ans plus tard la construction d’une bastide sur l’autre
rive de l’Aude.
Cette succession d’événements est à l’origine d’importants tra-
vaux qui vont jalonner le XIIIe siècle et marquer considérablement
l’architecture de la cité de l’empreinte des architectes formés en Île-
de-France et dépêchés par le roi. Ces projets de grande ampleur
répondent à la volonté royale de rendre l’annexion de Carcassonne
définitive, d’affirmer la puissance capétienne dans un environnement
qui lui reste hostile et de moderniser les fortifications de la cité qui
devient l’élément majeur du dispositif de défense de la frontière
franco-aragonaise. Celle-ci est en effet l’objet, à cette époque, d’une
lutte politique majeure, les pouvoirs capétien et aragonais nourrissant
tous deux des ambitions expansionnistes, le premier sur la Catalogne,
la Cerdagne et le Roussillon, le second sur le Languedoc.

Dans ce contexte, trois principales campagnes de construction émail-


lent le XIIIe siècle et donnent finalement à Carcassonne la silhouette
de ville historique fortifiée qu’on lui connaît aujourd’hui.
Dès 1228, la construction d’une fortification propre au château
est entreprise, afin d’englober les corps de logis dans un vaste rec-
tangle dont les courtines crénelées sont flanquées de neuf tours
rondes, percées de deux portes puissamment défendues et précédées
d’un fossé. Parallèlement, l’édification d’une deuxième enceinte
urbaine précédée d’un fossé sec est décidée pour améliorer le disposi-
tif existant. Des lices sont créées afin d’obtenir un espace dégagé
relativement plat entre les deux lignes de fortification dont la desserte
et l’utilisation auraient été gênées par la pente naturelle.
Une deuxième campagne débute après le siège de 1240, avec
la reconstruction des éléments d’enceinte détruits lors de ce dernier.
Le château abritant désormais de manière permanente une garnison
royale, les corps de logis sont surélevés d’un étage, un bâtiment sup-
plémentaire est accolé à l’aile sud et une barbacane de défense avan-
cée est édifiée à l’est de l’enceinte castrale. La tour de la Vade,
ouvrage circulaire particulièrement imposant de 25 mètres de haut,
est construite à l’emplacement du faubourg Saint-Michel afin de
renforcer la défense du front est de la cité peu protégé par le relief
naturel.
Enfin, d’importants travaux marquent la fin du XIIIe siècle avec
la reconstruction d’une bonne part du rempart intérieur à l’initiative
des rois Philippe III le Hardi et Philippe IV le Bel. Il s’agit là encore
de moderniser les fortifications de Carcassonne en les faisant bénéfi-
126 M.-G. COLIN

cier de tous les progrès techniques alors enregistrés dans le domaine


de l’architecture militaire. L’objectif principal est, rappelons-le, de
renforcer la défense de la frontière pyrénéenne dont la cité est le
poste principal de gestion et de commandement. Au souci de l’effica-
cité militaire est associé celui de l’affirmation symbolique de la puis-
sance capétienne en Languedoc, en même temps que les notions
d’esthétique et de confort prennent une importance nouvelle dans les
édifices majeurs réalisés, telles les portes de ville Narbonnaise et
Saint-Nazaire ou les majestueuses tour carrée de l’Évêque et tour
du Tréseau.
A la faveur de ces travaux d’envergure, Carcassonne est devenue
à la fin du XIIIe siècle une place forte hors du commun, aux fortifica-
tions plus que dissuasives, servies par une garnison permanente et
un armement très conséquent. L’image qu’elle donne et la réputation
qu’elle acquiert lui vaudront de n’être plus jamais attaquée jusqu’à
ce que la signature du traité des Pyrénées, concrétisant en 1659 le
rattachement du Roussillon à la France, mette définitivement un
terme à sa carrière de pièce maîtresse du dispositif royal de contrôle
de la frontière franco-aragonaise. Dépouillée de toute importance
stratégique, elle assiste impuissante à son inexorable déclin et au
transfert inéluctable de tous les pouvoirs vers la bastide Saint-Louis,
devenue une ville active et prospère spécialisée dans le travail et le
commerce des draps et des étoffes.

La vieille cité devient successivement arsenal, entrepôt d’armes et de


vivres sous l’Ancien Régime et la Révolution. Un temps rayée des
places de guerre au début du XIXe siècle puis menacée de destruction,
elle est finalement classée monument historique en 1849, neuf ans
après la cathédrale Saint-Nazaire classée dès 1840. De 1846 à 1851,
Eugène Viollet-le-Duc étudie minutieusement l’ensemble des fortifi-
cations, puis les travaux de restauration proprement dits débutent
sous sa responsabilité en 1853 et se prolongent, après sa mort en
1879, jusqu’en 1910. Pendant plus de cinquante ans, c’est un consi-
dérable travail de réhabilitation qui est entrepris ici par la collectivité
nationale, initialement convaincue par les élites locales ; Carcassonne
illustre en cela parfaitement la notion alors toute nouvelle de patri-
moine monumental, dans laquelle les édifices du passé deviennent
des témoins chargés d’histoire.

La première moitié du XXe siècle voit le début des activités touris-


tiques et culturelles, notamment marquées par les fêtes du bimillé-
LA CITÉ DE CARCASSONNE 127

naire de la cité en 1928. Depuis la fin de la Seconde Guerre


mondiale, ce nouvel usage du monument connaît un développement
continu, les fortifications de Carcassonne permettant à chacun, de
l’écolier anonyme au cinéaste de renom, de donner corps à l’imagi-
naire médiéval collectif et individuel. On estime à deux millions et
demi de personnes la fréquentation annuelle de la cité, parmi les-
quelles on compte plus de 40 % de visiteurs étrangers. Il est d’ailleurs
à signaler que cette fréquentation touristique s’est encore accrue de
près de 15 % en 1998 et 1999, à la suite de l’inscription par l’Unesco,
en décembre 1997, de la ville historique fortifiée de Carcassonne sur
la liste du Patrimoine de l’Humanité.
Cette situation n’est évidemment pas sans poser de nombreux
problèmes en termes de conservation, de gestion, d’accueil du public
et de mise en valeur, l’objectif étant d’adapter sans le trahir ce patri-
moine à une consommation touristique massive aux forts enjeux éco-
nomiques. A cet égard, le quartier urbain qui occupe l’intérieur des
remparts cristallise toutes les difficultés. Là, aux côtés des parties
classées appartenant à l’État, les questions de voirie, d’aménagement,
de propreté, de stationnement, d’attribution des emplacements
commerciaux sur la voie publique relèvent de la responsabilité de la
mairie. Les maisons elles-mêmes appartiennent quant à elles à des
personnes privées, qui pour la plupart résident désormais hors de la
cité et ont implanté des commerces dans leurs anciennes résidences.
Cette imbrication étroite entre le patrimoine architectural et une
vie urbaine permanente est un des grands atouts de la cité de Carcas-
sonne, contrairement à des lieux tout aussi forts et chargés d’histoire
dont on ferme les portes le soir après la visite et qui ne sont plus
que des lieux de mémoire. Le monument est au cœur d’une ville qui
vit, mais cette animation urbaine est plus aujourd’hui le fruit d’une
intense activité touristique et commerciale que l’expression de l’iden-
tité propre d’un lieu qui a perdu la plus grande part de ses habitants
et a laissé beaucoup de son âme dans son adaptation à de nouveaux
usages. Il est un fait avéré que la cité s’est très largement transfor-
mée au cours des dernières décennies, offrant désormais l’image
d’une place de surenchère commerciale sans que personne ne s’in-
quiète des dérives que cela entraînait ou n’agisse à temps pour les
éviter. Toutes les personnes et institutions vivant ou travaillant à Car-
cassonne ont peu ou prou une part de responsabilité dans cet état
de fait :
– les commerçants eux-mêmes qui n’éprouvent sans doute pas
un respect suffisant à l’égard des lieux qui les font vivre ;
128 M.-G. COLIN

– la municipalité qui n’a pas suffisamment pris ses responsabi-


lités pour éviter les excès publicitaires et commerciaux, ou pour orga-
niser le stationnement des véhicules toujours plus nombreux qui
défigurent le site ;
– les services de l’État enfin, qui ont certes essayé de préserver
au mieux le domaine dont ils avaient la charge mais n’ont pas su
réagir à temps pour s’opposer aux dérives auxquelles ils assistaient
impuissants.
Le contraste est saisissant aujourd’hui, entre un patrimoine archi-
tectural et un lieu de mémoire d’une richesse historique extra-
ordinaire d’une part ; et d’autre part les enjeux économiques et
commerciaux que le développement du tourisme de masse engendre,
au risque de dégrader durablement la qualité du site.

La récente inscription de la ville historique fortifiée de Carcassonne


sur la liste du Patrimoine mondial de l’Unesco a fait prendre
conscience à beaucoup de l’intérêt non seulement exceptionnel mais
universel du monument et du site mais aussi de leur fragilité, non
pas tant en ce qui concerne la restauration des bâtiments eux-mêmes,
que l’État assume de manière satisfaisante, mais pour tout ce qui
touche à l’environnement immédiat du monument et lui donne vie.
Des améliorations importantes devraient s’ensuivre, notamment en ce
qui concerne le stationnement des véhicules et le traitement des
façades. En outre, les collectivités publiques (Ville, Département,
État) travaillent ensemble à la réalisation d’une structure commune
d’accueil et d’information des visiteurs, qui devrait être située immé-
diatement en amont de l’entrée orientale de la cité. Mais il est peu
probable que ces différentes réalisations, si réussies soient-elles,
redonnent à la cité son caractère d’autrefois, les mutations opérées
étant vraisemblablement trop profondes pour qu’il y ait un réel chan-
gement de cap. L’avenir de ce haut lieu patrimonial dépend en grande
partie désormais de la capacité qu’auront tous les partenaires publics
et privés concernés à concilier deux éléments apparemment contra-
dictoires : d’un côté la nécessaire reconversion économique d’une
région peu industrielle pour laquelle le développement touristique est
une grande chance, de l’autre les exigences à affirmer en matière de
qualité du contenu culturel et de respect de l’authenticité du monu-
ment.
Jean-Pierre Piniès
Détruire ou conserver ?
L’émergence du monument (1800-1850)

En 1804 Napoléon Ier décide de vendre aux enchères les pierres de


la cité de Carcassonne, fortification militaire obsolète. En 1853
Viollet-le-Duc entame un chantier de restauration qui fera de la cita-
delle le monument historique que l’on connaît aujourd’hui. Entre ces
dates l’évolution ne s’est pas faite sans à-coups et, durant ce demi-
siècle, les partisans de la destruction et ceux de la conservation se sont
affrontés en des combats incertains et souvent passionnés qui dessi-
nent pratiquement les contours de la définition dominante du « monu-
ment historique » et de sa progression polémique, contradictoire.

Une forteresse inutile


Sur le plan militaire la cité ne présente plus guère d’intérêt dès la
fin du XVIIIe siècle. Plusieurs facteurs se sont conjugués qui lui ont
fait perdre son rôle stratégique. Les progrès de l’artillerie ont rendu
caducs les anciens systèmes de défense et la paix des Pyrénées,
signée en 1659, a éloigné la menace de l’envahisseur espagnol en
reculant, notamment, les frontières du pays. La prestigieuse place
forte de jadis est maintenant devenue une lourde charge financière
inutile. Aussi, en 1790, le directoire départemental, alarmé par le fait
que des « ennemis de la République » se sont cachés dans des recoins
désaffectés de la citadelle, envisage de raser des pans entiers des
fortifications. Mais d’autres priorités vont empêcher, pour le moment,
la réalisation de l’opération. En 1804 la cité est rayée de la liste des
places fortes du territoire et le ministère de la Guerre abandonne une
part de ses prérogatives sur le lieu, ne conservant son autorité que
sur le château Comtal, et sur l’ensemble des ouvrages fortifiés de la
porte Narbonnaise.
Les nouveaux responsables civils se trouvent très embarrassés
par cette nouvelle situation : la mairie est inquiète des dépenses
130 J.-P. PINIÈS

d’entretien d’un tel ensemble et les autorités de l’État ont du mal à


lui trouver des fonctions utilitaires durables et significatives. Ils
essaient d’en faire une prison, mais, faute d’aménagements suffisants,
les prisonniers s’en évadent régulièrement. Le bourreau, à qui l’admi-
nistration judiciaire demande, pour le tenir à l’écart des maisons de
la Ville Basse de Carcassonne, d’habiter là-haut, sur la colline de
l’autre côté du fleuve, refuse. Un projet de « dépôt départemental de
mendicité » n’a pas davantage de succès, la seule relative réussite de
reconversion est l’installation d’un atelier de travaux publics dans le
château lui-même.
Outre la faible valeur d’usage de ses tours, de ses salles et de
ses murailles, la cité ne représente, pour la plupart des Carcassonnais
éclairés de l’époque, qu’un espace urbain désolé, isolé sur une butte
escarpée et éloigné du confort et de l’activité de la commerçante et
prospère Ville Basse. En effet, au moment où celle-ci est en pleine
rénovation et achève de faire éclater les remparts qui enserraient le
cœur de la vieille bastide pour aménager de larges boulevards et ave-
nues, la Ville Haute, close par une double enceinte et sillonnée de
ruelles étroites, sombres et humides, constitue la figure antinomique
de l’agglomération moderne idéale. Au fur et à mesure du déclin de
la forteresse, la plupart des autorités administratives et des bourgeois
qui y avaient une fonction ont déserté l’ancienne ville médiévale.
Elle est maintenant habitée surtout par une population pauvre qui,
attirée par la modicité des loyers, s’accommode par force de la
vétusté des lieux. Il y a ici beaucoup de tisserands, travaillant chez
eux, à la journée, pour le compte des fabricants de draps installés
dans la Ville Basse. Peu à peu les soldats les ont laissés occuper les
espaces qu’eux-mêmes abandonnaient puisqu’ils avaient perdu tout
intérêt stratégique. Ainsi, pour servir de logement à ces ouvriers ou
pour abriter leur basse-cour, de nombreuses petites maisons ou
baraques ont été construites dans les lices, entre les deux remparts
des enceintes extérieure et intérieure. Adossées sur elles, communi-
quant parfois avec les tours par des brèches aménagées plus ou moins
clandestinement dans l’épaisseur des murailles antiques, édifiées avec
des matériaux de récupération pris sur place et provenant, bien sûr,
des fortifications, entassées les unes à côté des autres, habitées par
des familles nombreuses et misérables, elles apparaissent comme le
symbole d’un double abandon, celui de la forteresse par les militaires
et celui du quartier par l’administration civile.
La politique d’embellissement menée par le conseil général et la
municipalité n’a jamais concerné la cité, celle-ci étant, depuis long-
DÉTRUIRE OU CONSERVER ? 131

temps, en dehors de l’essor économique et, de plus, soumise à l’em-


prise et aux réglementations particulières du ministère de la Guerre.
Un périmètre de servitude militaire régit toujours, en effet, ses abords
et impose de nombreuses contraintes aux paysans qui vivent aux
alentours. Pour cultiver un lopin de terre, pour faucher l’herbe des
talus, pour faire pacager un troupeau, il leur faut obtenir des autorisa-
tions préalables. Il ne leur est pas, non plus, possible de modifier,
sans avis, des bâtiments existants, et encore moins d’en construire
de nouveaux. Il y a aussi, tant à l’intérieur de la cité qu’à l’extérieur,
les risques d’écroulement de certaines parties des murailles et des
tours. En droit c’est l’armée qui devrait faire face aux travaux de
réfection, mais elle fuit souvent devant le coût des dépenses. En
1803, par exemple, le préfet intervient avec énergie auprès du génie
pour qu’il répare le corps de garde de la porte Narbonnaise dont les
pierres, prêtes à se détacher, menacent la sécurité des passants. Tous
les acteurs institutionnels sont prompts à signaler l’état de délabre-
ment des fortifications et à alerter les responsables du ministère de
la Guerre, mais ceux-ci n’ont visiblement pas les moyens d’agir.
Dans une telle situation, face à de tels bâtiments, inutiles, dange-
reux et coûteux à entretenir, il aurait semblé normal de voir chacun
des partenaires concernés par le territoire de la cité – mairie, conseil
général, ministère de l’Intérieur, armée – abandonner la pleine pro-
priété de la cité aux autres ou œuvrer à l’intérieur d’un consensus
pour défaire la collectivité d’un pareil héritage des siècles passés. Or
nous assistons, durant la première moitié du XIXe siècle, à des tracta-
tions incessantes pour s’assurer de la possession, fût-elle symbolique,
de la citadelle. En 1802 les services du ministère de la Guerre récla-
ment pour leur usage la prison du château, qu’ils avaient laissée à la
disposition de la mairie. Ils obtiennent le transfert en Ville Basse des
prisonniers et l’expulsion du concierge civil qui y habitait. En 1804,
un mois après la parution du décret de déclassement militaire, l’ar-
mée, alors qu’elle n’est plus officiellement maître de l’endroit, crai-
gnant que les galeries des courtines extérieures ne s’effondrent, prend
la décision de les faire raser. Comme elle ne dispose pas d’argent,
l’entrepreneur se paiera en récupérant une partie des pierres prove-
nant de la démolition. Le maire et le préfet protesteront, en vain
d’ailleurs, contre cette opération d’autant que le maçon en a profité
pour prendre bien plus que ce qui devait lui revenir. Condamnée à
abandonner la cité, incapable de faire face à son entretien, l’armée
cherche cependant à y maintenir son prestige et son pouvoir. Ainsi,
en 1803, refuse-t-elle de céder à la Ville le corps de garde à moitié
132 J.-P. PINIÈS

ruiné du château. En 1804, elle veille à ce que le décret de déclasse-


ment stipule qu’en cas de besoin, la place devrait lui revenir. Mais
il s’agit là d’une revendication dérisoire à côté des dispositions qui
ordonnent la remise des fortifications au ministère des Finances pour
qu’elles soient vendues comme bien nationaux. Les tours et les
murailles seront cédées au prix du matériau, l’évaluation se faisant
par simple cubage, comme si la valeur de la cité était tout entière
contenue dans le seul volume de ses pierres de taille que les maçons
locaux souhaitent réemployer pour les nombreux travaux en cours
dans la Ville Basse à cette époque.

Une carrière de pierres


Les Domaines ne se livrent cependant pas à une mise en adjudication
de la totalité de la forteresse et vont procéder au coup par coup, la
sauvant par là, même si c’est involontairement, d’une ruine défini-
tive. En 1806 le cléricat est ainsi adjugé à un acheteur qui, quelques
mois plus tard, acquiert également le bâtiment des engins. Toujours
la même année, le corps d’édifice qui surplombait la barbacane proté-
geant la porte Narbonnaise est démoli, nulle trace n’en subsiste
aujourd’hui. En 1807 la tour du Tréseau, ouvrage remarquable du
système de défense de la citadelle est, en partie, vendue à l’hospice
civil de Carcassonne qui se chargera des négociations pour la démoli-
tion et la récupération des pierres. Le sol lui-même sera l’objet de
tractations : en 1809, par exemple, plus de cinq hectares de fossés,
de terrains vides de toutes murailles quittent le domaine de l’État et
sont affermés à des particuliers qui en font des zones de pâture pour
les troupeaux des fermes voisines ou les transforment en jardins et
en champs. Quelques années après c’est la grande barbacane occiden-
tale, pointe avancée de la cité vers l’extérieur, située au pied de la
butte fortifiée, en bordure du quartier dit de « la Barbacane » qui est
entièrement détruite. La Ville en profite pour préempter et se porter
acheteuse du terrain « afin d’y former une promenade publique qui
sera très précieuse aux habitants de ce faubourg ». C’est sur cet
emplacement que, plus tard, Viollet-le-Duc, après avoir reculé devant
l’importance des travaux de reconstruction de l’ancienne barbacane,
édifiera une église moderne, Saint-Gimer, destinée aux paroissiens
de ce quartier.
Dans la plupart des cas les entrepreneurs, ravis d’une aubaine
qui leur procure des matériaux à un coût dérisoire par rapport à ceux
DÉTRUIRE OU CONSERVER ? 133

du marché habituel, encouragés peut-être par le laxisme des


Domaines qui bradent les pierres de la cité, prennent bien au-delà de
leur dû et attaquent les murailles en bon état qui normalement ne
font pas partie des lots de vente. Ils ne respectent pas non plus les
termes des contrats qui prévoient des ceinturages de consolidations
aux endroits où s’arrêtent les démolitions. On comprend pourquoi
puisque, outre l’économie de temps ainsi réalisée, les perspectives de
nouvelles détériorations des remparts sont pour eux synonymes de
prochaines bonnes affaires. Ponctuellement l’un d’entre eux est tenu
de refaire à ses frais une corniche indûment entamée, mais les
condamnations sont bien légères comparées aux profits en jeu.
En 1814 le baron Trouvé, alors préfet de l’Aude, paraît partagé
entre le désir de satisfaire les demandes des carriers locaux et celui
de préserver la citadelle. Il est, en effet, pris de scrupules après avoir
autorisé la vente du parapet de trois tours et demande un rapport à
l’architecte de la Ville, Mazières, qui, se rendant sur les lieux,
constate qu’encore une fois les adjudicataires ont outrepassé leur
droit et qu’aucune précaution n’a été prise pour protéger ce qui reste
des tours mutilées. Le ton de ce rapport est radicalement nouveau
car, délaissant les arguments strictement réglementaires, il évoque, à
titre d’impératif premier, une dimension de la vieille forteresse jus-
qu’à présent ignorée ou passée sous silence dans les textes officiels :

Si l’on considère les fortifications de la cité sous le rapport d’un monu-


ment d’antiquité précieuse à conserver, le soussigné pense que toutes les
parties qui dépendent de ce monument sont également précieuses et doivent,
par conséquent, être ménagées avec le même soin, pour que la masse de ce
monument conserve son antiquité et le genre d’architecture qui le caractérise.
Or, si l’on détruit de ce même monument le couronnement qui le termine,
dès lors on enlève l’effet de son caractère, il n’offre plus le même intérêt,
et le spectateur, pour peu qu’il soit pénétré de respect pour les monuments
antiques et de vénération pour ses ancêtres, cesse d’être satisfait d’un ouvrage
de cette nature, et il ne reste dans son esprit que la triste idée d’une ruine
(A.D.A. Q 1146).

Avec cette notion de monument précieux, et donc à préserver,


nous sommes loin des premières préoccupations utilitaristes qui son-
geaient à faire de la citadelle abandonnée une prison ou un dépôt de
mendicité avant de la rentabiliser en vendant ses pierres. Il est main-
tenant question de la sauvegarder en tant que « lieu de mémoire » et
par conséquent de dépenses à engager. Nous sommes passés d’un
enjeu uniquement matériel à un enjeu symbolique. Vouée, par sa
134 J.-P. PINIÈS

ruine et sa situation à l’écart de la moderne Carcassonne, à des


activités aux marges de la vie sociale, la cité, de par son antiquité
même, acquiert, maintenant et avant l’heure, un statut de monument
antique vénérable.
Mais ce rapport Mazières n’aura pas de suite, car il n’existe,
pour le moment, aucune structure institutionnelle qui puisse prendre
en considération ses conclusions. Le baron Trouvé est, semble-t-il,
gagné à la cause et s’efforce de suspendre le déroulement des démoli-
tions, mais son pouvoir est très limité. Le 21 mai 1816, le directeur
des Domaines répond aux réticences persistantes du préfet en lui rap-
pelant la disposition réglementaire qui stipule de « prescrire la des-
truction d’office de tous les organes de la fortification qui, en raison
de leur mauvais état de conservation, constituent un danger pour la
sécurité publique ». Et les ventes reprennent, justifiées par les risques
d’éboulement. Pour protéger le jardin du presbytère, le curé Pastre,
desservant de la cité, achète une partie des murs de la tour Saint-
Nazaire pour les faire abattre. Sont aussi vendues à des entrepreneurs
la tour Balthazar et la tour du Moulin du Roi, des lézardes ayant
provoqué des chutes de pierres dans les jardins avoisinants, ainsi que
des morceaux de la tour de la Vade et de la tour Mipadre qui, selon
les plaignants, « menaçaient ruine » alors que l’architecte départe-
mental consulté, mais non écouté, avait affirmé qu’elles étaient dans
un « état parfait de solidité ».
Dans sa Description générale et statistique du département de
l’Aude le baron Trouvé, préfet de l’Aude, rappelle le souci archéolo-
gique qui, pendant plusieurs années, a conduit l’armée à maintenir
en état l’antique forteresse :

Les dépenses que le gouvernement faisait pour la réparation des fortifi-


cations de la cité avaient principalement pour objet l’entretien d’un monu-
ment précieux qui présentait une citadelle conservée. La cité était considérée
et est encore considérée par les militaires et les ingénieurs comme une ville
classique, qu’ils ne contemplent qu’avec le plus vif intérêt (1818 : 176).

Avant que sa gestion ne leur échappe, les militaires auraient donc


été les premiers à percevoir la nécessité qu’il y avait à sauvegarder
la cité. Elle avait perdu toute fonction strictement stratégique, mais
elle ne leur semblait pas pour autant totalement inutile. N’est-ce pas,
somme toute, normal que ce soit des hommes du métier qui aient
d’abord été convaincus de l’intérêt que représentait pour l’histoire
l’architecture de cet ouvrage de défense ?
DÉTRUIRE OU CONSERVER ? 135

Le successeur du baron Trouvé s’inscrit, lui aussi, dans cette


ligne, d’autant plus qu’il va être saisi par diverses plaintes de citoyens
choqués par l’ampleur du démantèlement. En 1818 il écrit au maire :
J’ai pris la résolution de n’autoriser la démolition des remparts de la
cité qu’autant qu’il y aurait du danger pour les propriétaires des maisons
limitrophes ou que la sûreté publique serait compromise. Les dégradations
que l’on remarque dans la majeure partie des remparts sont plus le résultat
des entreprises de malfaiteurs que des ravages du temps. Veuillez donner les
ordres nécessaires aux gardes champêtres et autres, qui sont à votre disposi-
tion, de veiller à ce qu’il ne s’opère aucune démolition ni enlèvement de
pierres, sans que, préalablement vous n’ayez pris connaissance de l’autorisa-
tion que j’aurais accordée (A.D.A. 14 M 23, no 988).

Que la cité soit sous régime militaire ou civil, la politique de


l’État est ambiguë, ses représentants vendent la citadelle par mor-
ceaux, mais il ne s’agit que d’une conduite dictée par la contrainte.
S’ils le pouvaient ils préserveraient l’intégrité du monument. Ils don-
nent des autorisations pour le démolir mais, intellectuellement, ils
sont proches des gens qui s’y opposent dans la polémique qui est en
train de naître entre partisans de la conservation et du démantèlement.
Les mesures envisagées par les plus farouches de ces derniers ne
trouveront, heureusement pour la suite, pas grâce à leur yeux. C’est
ainsi que le rapport établi en 1819 par l’ingénieur de la Ville ne
sera suivi d’aucun effet. Il prévoyait, jugeant l’état de la citadelle
définitivement compromis, de mettre à bas les murs et tours de l’en-
ceinte extérieure jusqu’à 1,5 mètre au-dessus du sol des lices.
De 1804, date du déclassement de la cité en tant que place forte,
à 1821 où elle est reclassée dans un but manifestement conservatoire,
semble-t-il, l’armée ne cesse de jouer un rôle modérateur, tentant,
autant qu’il lui est possible, de limiter la destruction programmée des
remparts. En 1820, attendant la parution du décret réintégrant la cita-
delle dans son giron, elle s’active d’autant plus qu’une double
menace pèse sur les fortifications. L’hospice civil qui avait acquis,
en 1807, la tour du Tréseau, vient de prendre la décision d’en vendre
les pierres. Du point de vue de l’architecture militaire cette tour est
un des fleurons de la cité et le ministère de la Guerre s’emploie à
faire traîner le dossier et à convaincre les représentants de l’hospice
de renoncer à leur projet. Mais il faudra attendre 1825 pour qu’offi-
ciellement, la tour revienne dans le domaine public. En octobre 1820
une crue exceptionnelle de l’Aude a causé d’importants dommages
à plusieurs bâtiments, notamment industriels, établis à proximité des
136 J.-P. PINIÈS

berges du fleuve. Face à cette catastrophe les propriétaires réagissent


en demandant que, pour les indemniser et réparer à moindre frais les
dégâts, on fasse massivement appel aux pierres inutiles de la forte-
resse ruinée. Sans la ténacité de l’armée et l’imminence du décret
tant attendu de reclassement, il est probable que la direction des
Domaines, convaincue de l’absence d’avenir des fortifications de la
cité, aurait donné le feu vert aux démolisseurs.
Au terme d’un intermède de seize ans la cité revient à son
ancien statut. Cela veut-il dire qu’elle va retrouver des fonctions
stratégiques, jouer un rôle dans le dispositif de défense de la
nation ? La position de l’armée, à ce propos, ne peut se comprendre
qu’en référence à la nouvelle dimension de monument antique que
la cité est en train d’acquérir. En réinvestissant les lieux, les mili-
taires souhaitent, certes, tirer profit des quelques espaces encore
susceptibles d’abriter des secteurs de leur activité, mais il nous
semble qu’ils veulent surtout occuper le terrain pour ne pas laisser
détruire et échapper dans le domaine civil quelque chose qui, sans
que personne n’en ait encore une idée bien claire, commence à
apparaître comme un enjeu symbolique.

Un terrain archéologique
En 1830 Guizot, ministre de l’Intérieur, crée le service des Monu-
ments Historiques. L’initiative s’inscrit dans le mouvement d’idées
qui, depuis une vingtaine d’années, s’intéresse à l’étude et à la
conservation de tous les vestiges architecturaux et monumentaux.
Ludovic Vitet, le premier Inspecteur général en titre, est vite débordé
par la tâche et ne peut se rendre sur tous les sites. Carcassonne ne
figure pas sur la liste des priorités. Mais, en novembre 1834, son
successeur, Prosper Mérimée, vient à Carcassonne à l’occasion d’une
tournée dans le Midi de la France. En Ville Basse seules les deux
églises principales, Saint-Michel et Saint-Vincent, lui inspirent
quelques sobres remarques. Son attention est, par contre, retenue par
« la vieille ville » c’est-à-dire la cité. Il en décrit minutieusement les
enceintes et les tours, datant les différentes époques de construction,
et montrant tout ce qu’elles peuvent apprendre sur les techniques
militaires du Moyen Âge. Évoquant rapidement la légende de l’hé-
roïne du lieu, Dame Carcas, et celle du trésor du Grand Puits, il se
tourne ensuite vers l’architecture religieuse, détaillant longuement la
DÉTRUIRE OU CONSERVER ? 137

basilique Saint-Nazaire, édifice original puisque sa nef est romane


et son chœur gothique. A l’intérieur, il est aussi passionné par un
bas-relief représentant l’attaque d’une place forte. Cette visite de
Mérimée n’aura aucune conséquence pratique immédiate, car les
subsides dont dispose son service sont faibles eu égard au nombre
de monuments à sauvegarder. Mais la publication, dès l’année sui-
vante, de ses Notes de voyage aura un grand retentissement, attirant
de multiples visiteurs, savants, voyageurs et curieux. Carcassonne
commence à devenir une étape fréquentée par les amateurs
d’archéologie.
En 1836 la Ville de Carcassonne participe à ce mouvement de
découverte et de valorisation du passé et intervient auprès du préfet
pour que soit fondée une commission des Arts et Sciences chargée
d’étudier l’ensemble des richesses du département. Les centres d’in-
térêt de la commission sont très divers – numismatique, collection
de peinture, histoire naturelle, antiquités... –, reflétant une volonté
encyclopédique et un goût pour les « curiosités » propre à la plupart
des sociétés savantes de l’époque. L’archéologie, bien sûr, y tient
une place essentielle et le préfet est, dans sa réponse, sensible à cet
aspect des choses :

... il existe dans l’arrondissement de Carcassonne des monuments d’art,


des débris d’antiquités dont la recherche, la réunion, la conservation méritent
la sollicitude de l’administration comme celle des hommes éclairés
(A.D.A. 11J).

Les membres de la commission sont attirés par la période


romaine, riche en inscriptions, en mosaïques, en monnaies et vases,
et par le Moyen Âge. Certains offrent, pour le musée qu’ils projettent
de fonder dans la Ville Basse, des objets parmi lesquels un sceau et
un poids en bronze du temps de Philippe le Hardi. Mais très tôt, ils
abandonnent à l’un d’entre eux, Jean-Pierre Cros-Mayrevieille, le
soin de mener à bien les recherches et les acquisitions concernant la
période médiévale. Ainsi, en mai 1837, devenu secrétaire de la
société, il est mandaté pour aller à Perpignan acheter quelques objets
sculptés du XIIe siècle. Deux ans plus tard, il ramène d’expéditions
dans des villages des Corbières des médailles et des sceaux et même
un antique tombeau de pierre qui était utilisé comme auge. C’est lui,
enfin, qui négocie une plaque de pierre censée avoir servi de cou-
vercle au cercueil de Simon de Montfort durant les quelques mois
où celui-ci aurait reposé à Saint-Nazaire (A.D.A. 4T108).
138 J.-P. PINIÈS

Quelle vision avaient de la cité ses historiens locaux ? Comment la


percevaient-ils ? Les fortifications, pour bon nombre d’entre eux,
représentent moins un ensemble architectural digne d’attention qu’un
terrain fertile de découvertes archéologiques, poteries, monnaies,
armes, bijoux... En mai 1837, par exemple, l’un d’eux, M. Denisse,
« propose de demander au gouvernement des fonds pour que la
Commission fasse opérer des fouilles dans les tours de la cité de
Carcassonne et des lieux qui l’environnent » (A.D.A. 11J2). Les sub-
ventions ne sont pas immédiatement accordées mais Jean-Pierre
Cros-Mayrevieille peut annoncer à ses pairs que le représentant sur
place du ministère de la Guerre leur donne « la permission la plus
ample de visiter et de fouiller les tours de la cité ». Les objets recueil-
lis durant la campagne iront alimenter le musée. En juin 1837, au
cours d’une séance, des membres signalent l’existence de fragments
intéressants de sculpture repérés à la cité. Toujours pour le musée,
la commission achète trois bas-reliefs en albâtre qui auraient appar-
tenu à l’église Saint-Sernin de la cité ; elle reçoit aussi en don cinq
médailles trouvées dans le grand puits. En juillet elle songe à faire
transférer en Ville Basse deux sculptures appartenant à l’église
Saint-Nazaire :

Il sera écrit au Conseil Municipal de Carcassonne pour lui demander de


laisser déposer dans le musée le tombeau en marbre blanc d’un évêque situé
actuellement dans une armoire de la fabrique de la cité, à la gauche du chœur
de l’église Saint-Nazaire, ainsi qu’une pierre ornée de bas reliefs placée à
peu de distance du sol dans la première chapelle à gauche en entrant dans
la même église. Les deux objets ne sont pas exposés aux regards des fidèles,
ils sont négligés par la fabrique et leur enlèvement ne peut nullement détério-
rer les parties de l’église dans lesquelles ils sont placés (A.D.A. 4T108).

Nous ne connaissons pas l’aboutissement de cette tractation,


mais ce qui retient surtout notre attention, ici, c’est le centre d’intérêt
particulier que va représenter pour la société l’ancienne cathédrale
Saint-Nazaire. Celle-ci commence, en effet, à apparaître comme le
trésor architectural et archéologique le plus précieux de la cité. Pen-
dant plusieurs années c’est autour d’elle que vont se focaliser les
recherches et l’attention des érudits locaux.
DÉTRUIRE OU CONSERVER ? 139

Le monument religieux

Jusqu’à présent le principal souci avait été de collecter des objets


pour les réunir dans le musée installé en Ville Basse. Avec la décou-
verte des richesses de Saint-Nazaire une nouvelle démarche se des-
sine dont Jean-Pierre Cros-Mayrevieille, en 1838, se fait le rapporteur
dans un compte rendu d’une séance de la commission :
Il expose que dans l’église Saint-Nazaire une inscription et un tombeau
sont cachés par des armoires à l’usage des marguilliers, et qu’une dalle, en
marbre blanc, chargée de caractères gothiques est placée au milieu de la nef.
Il propose d’enlever les deux armoires et de faire relever la dalle (A.D.A.
4T108).

Il s’agit donc maintenant de mettre en valeur les choses sur le


site même, et la commission est amenée à préciser cette position vis-
à-vis de certains membres qui souhaiteraient toujours faire descendre
les vestiges d’art sacré au musée :
La Commission est chargée par l’article 10 de ses statuts de la conserva-
tion des monuments ; les objets d’art ne doivent être enlevés des édifices sur
lesquels ils sont fixés que lorsqu’en ces lieux la conservation est impossible ;
le bas-relief qui touche à la grande porte d’entrée de l’église Saint-Nazaire
ne pouvant être dérangé sans danger pour sa conservation, et étant l’un des
plus remarquables de la ville de Carcassonne, il conviendrait de l’exposer
aux regards du public dans le musée ; en conséquence le moulage pourrait
en être ordonné (A.D.A. 4T108).

L’on peut s’étonner aujourd’hui de ce désir d’effectuer un mou-


lage pour mettre à la portée du public un bas-relief qu’il pourrait
aller voir sur place dans l’église. Mais il faut se rappeler que, à
l’époque, la cité n’est pas pour les Carcassonnais un lieu familier.
Les voyageurs qui s’y rendent apparaissent comme des excentriques
et décrivent d’ailleurs souvent leur ascension à la Ville Haute comme
une véritable expédition dans un territoire sauvage et coupé de la vie
moderne. Dans ce contexte le vœu émis par la commission, le 5 juil-
let 1837, que Saint-Nazaire soit classé parmi les Monuments Histo-
riques de la France représente un véritable bouleversement dans les
habitudes de pensée des savants autochtones. Au-delà des œuvres
d’art qu’elle contient c’est la cathédrale dans son intégrité architectu-
rale qui est maintenant valorisée comme témoignage de la spiritua-
lité médiévale.
140 J.-P. PINIÈS

Le vœu n’aboutit cependant pas et, en 1838, seuls dans l’Aude


et à la demande cette fois du préfet, le cloître de l’abbaye de Saint-
Hilaire dans le village du même nom et l’église de Rieux-Minervois
sont effectivement classés. Pour autant le mouvement autour de
Saint-Nazaire ne s’arrête pas et va conduire à une importante et
décisive découverte. Jean-Pierre Cros-Mayrevieille avait été chargé
par la commission des Arts et Sciences de présenter, dans le cadre
du dossier de classement, une étude sur l’ancienne cathédrale.
Intrigué, lors de ses fréquentes visites, par la présence, contre le
mur d’une petite chapelle latérale, d’un bas-relief montrant le buste
d’un personnage coiffé d’une mitre, il eut l’idée d’y entreprendre,
en 1839, des fouilles. Elles permirent de dégager, dans un très bon
état de conservation grâce à sa gangue de terre, une statue de près
de deux mètres de haut qu’il identifia comme étant celle de
Radulphe, évêque du XIIIe siècle. Elle surmontait une corniche ser-
vant de couvercle à un tombeau de pierre, orné de bas-reliefs. Pour
la commission c’est un moment d’enthousiasme et d’encouragement
à poursuivre le travail. Le préfet s’engage à appuyer la requête de
classement. Saint-Nazaire possède maintenant un « trésor » archéo-
logique qui mérite le déplacement. Ainsi, en septembre 1839, Jean-
Pierre Cros-Mayrevieille accompagne-t-il sur place le duc et la
duchesse d’Orléans, de passage à Carcassonne, pour leur faire voir
le tombeau de Radulphe. Les deux personnalités emporteront un
dessin de cette œuvre d’art que leur remet le président de la
commission à qui ils assurent qu’ils soutiendront la demande de
classement de l’église.
La découverte du tombeau de Radulphe était un événement en
soi, mais, surtout, Jean-Pierre Cros-Mayrevieille sut la présenter
avec talent dans une notice publiée à Toulouse, dans les prestigieux
Mémoires de la Société archéologique du Midi. Après la description
archéologique détaillée, il mettait l’accent sur « les mutilations de
la République et les prétendues restaurations de nos badigeon-
neurs ». Ce genre de remarque était tout à fait en accord avec le
point de vue de l’Inspecteur général des Monuments Historiques,
Prosper Mérimée, qui, dans ses Notes de voyage et tout au long
de sa Correspondance, tempête régulièrement contre le vandalisme
révolutionnaire et l’incompétence des architectes officiels locaux
qui croient restaurer les monuments en les recouvrant d’épaisses
couches de plâtre ou de peinture. Il y avait là, dans l’invention de
cette très belle sculpture et dans l’expression d’une similitude de
sentiments, une conjonction favorable. Aussi n’est-il pas étonnant
DÉTRUIRE OU CONSERVER ? 141

qu’en 1840 l’église Saint-Nazaire soit classée et Jean-Pierre Cros-


Mayrevieille nommé Inspecteur des Monuments Historiques.
Dès l’annonce du succès des fouilles, le préfet avait alloué un
crédit pour remettre la chapelle de Radulphe en état, les travaux
devant s’effectuer sous la direction de l’architecte départemental
Champagne fils. La restauration de l’ancienne cathédrale débute
donc. En janvier 1841 Eugène Viollet-le-Duc présente, à Paris, à la
commission des Monuments Historiques, une série de croquis
d’études sur Saint-Nazaire (Bercé 2000). En 1842 il vient en tour-
née à Carcassonne, et le chantier initié par Champagne s’arrête.
Certainement parce que peu de temps avant, la commission des
Monuments Historiques a reçu un avis alarmant de Jean-Pierre
Cros-Mayrevieille disant que les travaux de restauration sont mal
conduits et que, notamment, le tombeau de Radulphe a été détérioré.
L’architecte local est donc mis à l’écart. Mérimée, nous l’avons vu,
était très irrité contre ce qu’il appelait l’incompétence des interve-
nants autochtones, mais il y avait aussi un autre problème, celui
d’un enjeu de pouvoir entre une administration centralisatrice et des
techniciens qui, recrutés sur place, pouvaient parfois faire preuve
d’une certaine autonomie. En 1844, Viollet-le-Duc, architecte
confirmé des Monuments Historiques depuis plusieurs années, est
nommé directeur des travaux de Saint-Nazaire (A.P. 284). Cette
désignation annonce bien le rôle que l’administration entend jouer
dès lors qu’elle accorde des crédits. Viollet-le-Duc ne répondra de
ses choix que devant elle, sans se soucier des susceptibilités et des
prétentions locales. L’État devient le maître intellectuel des bâti-
ments qu’il protège.
A la fin de l’année Viollet-le-Duc a établi un devis et rédigé
un premier rapport ; en mai 1845 le chantier reprend. Il durera, avec
des interruptions, vingt-trois ans, jusqu’en 1868, et concernera l’en-
semble de l’ancienne basilique. Jean-Pierre Cros-Mayrevieille est à
l’origine de ces premiers travaux de restauration à l’intérieur de la
cité. Il a réussi relativement facilement à faire classer la cathédrale,
mais il lui reste à parcourir un chemin plus ardu pour faire prendre
en compte l’intérêt des fortifications elles-mêmes. La notion d’art
religieux était quelque chose de reconnu, mais celle d’art militaire,
surtout à propos d’une forteresse encore occupée par l’armée, était
un sujet beaucoup moins à la mode.
142 J.-P. PINIÈS

Retour à la citadelle
Mérimée, lors de sa visite en 1834, avait déjà noté l’intérêt des
fortifications, les membres de la Commission des Arts et Sciences
se passionneront pour les trouvailles archéologiques que l’on peut
y faire, mais la question de la sauvegarde des murailles elles-mêmes
n’est pas vraiment à l’ordre du jour. La perspective des sommes
que cela nécessiterait décourage tout embryon de réflexion sur ce
sujet. Seule l’armée, intéressée au premier chef par leur conserva-
tion, a fait ce qu’elle a pu, pour réparer ponctuellement un secteur,
pour empêcher la démolition d’autres, mais elle ne dispose pas de
crédits à affecter à l’entretien de bâtiments inutiles à la défense du
territoire. La cité de Carcassonne est un monument embarrassant,
au statut encore mal déterminé, qui passe du ministère de la Guerre
au ministère de l’Intérieur, dont on vend les pierres en même temps
qu’on découvre sa valeur de témoin remarquable du passé.
Pour Jean-Pierre Cros-Mayrevieille, né dans le quartier de la
Trivalle, au pied de la cité, la perception du drame qui se jouait là
remonte au plus jeune âge, avant toute prise de conscience histo-
rique. Dans des « Notes biographiques » inédites, écrites en 1840,
il se souvient de son émotion à « la vue de la vieille barbacane que
l’on démolissait alors pour construire une filature ». Le spectacle,
dit-il, est toujours resté gravé dans son esprit, peut-être, en partie,
parce que l’antique citadelle était aussi un lieu attaché à la
mémoire familiale :

Mon père, quoique peu lettré, était un admirateur passionné des tours,
des remparts et de la vieille église dans laquelle il avait prié dans son jeune
âge. L’histoire ecclésiastique de Carcassonne, par le Père Augustin Bouges,
était sa lecture favorite, et quand il m’enseignait à lire, comme il n’osait
prendre ni Les Heures, ni L’Évangile, ni La vie des saints, qui formaient
toute sa bibliothèque, c’était dans le livre du Père Augustin qu’il me mon-
trait les lettres. Je conserve encore l’exemplaire que j’ai surchargé plus tard
de notes historiques.

Les remparts et la cathédrale sont, pour lui, un patrimoine indis-


sociable, ils font, ensemble, partie des trésors de l’enfance, de la
sienne et de celle de ses aïeux. Aussi, à l’âge adulte, va-t-il mener
de front la lutte pour la sauvegarde des deux, se distinguant en cela
de la plupart de ses confrères, essentiellement attachés à la restaura-
tion de Saint-Nazaire.
DÉTRUIRE OU CONSERVER ? 143

En 1835 il publie dans une revue régionale, L’Art en Province,


une étude consacrée au destin de la citadelle, « La Cité et la Ville
Basse ». L’année suivante il adresse au gouvernement une note sur
l’intérêt des fortifications. En 1837 il demande à la commission des
Arts et Sciences d’intervenir pour trouver une solution au délabre-
ment des tours de la porte Narbonnaise. C’est lui, également, qui
l’incite au moment où tout le monde ne parle que du classement
de Saint-Nazaire, à solliciter l’appui du duc d’Orléans pour faire
également classer la forteresse. A partir de 1840 son titre d’Inspec-
teur des Monuments Historiques va lui permettre de multiplier les
démarches. Ainsi en 1841 il obtient que Soult, ministre de la
Guerre, alloue des crédits pour faire face aux réparations les plus
urgentes. Sous son impulsion une collaboration se dessine entre les
deux ministères, celui de l’Intérieur et celui de la Guerre, concernés
par la cité. Dans son livre Monuments de la Cité et de la Ville Basse
de Carcassonne, Jean-Pierre Cros-Mayrevieille raconte, lui-même,
à la suite d’un exposé chronologique des événements de la cité, la
part qu’il prit dans les opérations de sauvegarde et dans le processus
qui allait conduire à son classement en tant que monument histo-
rique. Il se pense et se décrit comme un acteur essentiel de la restau-
ration dans un rôle qui le fait rentrer directement dans l’histoire
du monument :

Sur nos incessantes demandes les ministres de l’Intérieur et de la


Guerre se concertèrent, et décidèrent qu’un architecte du gouvernement
serait envoyé sur les lieux pour dresser un plan détaillé et un nivellement
complet de la cité de Carcassonne, afin que l’opération faite, il pût être
dressé par les soins de la Commission des monuments historiques un projet
de restauration générale qui serait soumis au comité des fortifications
(1876 : 32).

Ce « projet de restauration générale » met du temps à se mettre


en place et Jean-Pierre Cros-Mayrevieille est amené encore à
reprendre la plume pour alerter les autorités. En 1846 il écrit au
ministre de l’Intérieur pour l’inciter à reprendre le flambeau là où
l’ont laissé les responsables de l’armée :

L’un des plus curieux monuments militaires de la France, l’antique


cité de Carcassonne, où l’on voit encore plusieurs tours des Wisigoths, un
château fort du XIe siècle, des portes et des remparts élevés par Saint Louis
et Philippe III, réclame des réparations urgentes. Faut-il rester témoin
impassible des ravages rapides du temps, et parce que le Génie militaire,
144 J.-P. PINIÈS

en classant cette citadelle au nombre des fortifications du royaume, l’a sau-


vée de la sape des maçons qui, en 1816, démolirent la belle barbacane pour
construire une manufacture, doit-on aujourd’hui que les voûtes s’affaissent,
que les murs se lézardent, abandonner à la consigne le soin de veiller sur
des monuments d’autant plus précieux qu’ils sont plus rares ? (A.P. 284).

En mai 1846 la commission des Monuments Historiques charge


Viollet-le-Duc de faire, à l’occasion d’une de ses visites sur le chan-
tier de Saint-Nazaire, un rapport sur l’état de la porte Narbonnaise,
point focal, depuis longtemps, de toutes les demandes de crédits.
Ce n’est que trois ans plus tard, en 1849, que ce rapport sera
commenté au cours d’une séance de la commission. L’étude de
Viollet-le-Duc, très minutieuse, dépasse le cadre des seules tours de
l’entrée fortifiée de la cité. Elle prend en compte l’ensemble de la
citadelle, ce qui explique sûrement le laps de temps écoulé entre la
demande et la remise du travail. En première partie elle insiste sur
l’importance qu’il y aurait à acquérir et à remettre en état les
constructions de la porte Narbonnaise qui, par leur architecture
complexe, sont des exemples très significatifs de l’art des fortifica-
tions au Moyen Âge. De plus la dépense à engager serait relative-
ment minime :

La Porte Narbonnaise appartient au ministre de la Guerre qui n’en fait


aucun usage et qui l’entretient fort mal. Monsieur Viollet-le-Duc croit,
d’après l’assurance donnée par le général du Génie commandant la division
militaire, que l’administration de la guerre la céderait volontiers. Quelques
réparations peu coûteuses en assureraient pour longtemps la conservation
(A.P. 284).

Mais, en ce qui concerne le reste de la citadelle, les positions


sont plus réservées. La commission rejoint les vues des antiquaires
et des amateurs de « curiosités » du XVIIIe siècle pour qui il suffisait
« de sauver par l’image les objets promis à la destruction et d’en
offrir une description » (Choay 1996 : 74).
L’enceinte militaire de la cité de Carcassonne forme un ensemble de
constructions militaires du plus haut intérêt (...) Cet ensemble si curieux
pour l’histoire et pour l’art est condamné à une ruine plus ou moins rapide.
Le temps a déjà fort altéré l’enceinte, le Génie militaire a converti en bas-
tions quelques vieilles tours. Dans quelques années toutes les traces de l’an-
cienne ville auront disparu. Il est donc urgent de conserver par le dessin
ces ruines qui fournissent encore les renseignements les plus précis et qu’il
serait impossible de conserver. L’étendue de l’enceinte, la grande variété
DÉTRUIRE OU CONSERVER ? 145

des constructions, les détails très nombreux et très intéressants qu’elle pré-
sente, rendent le relevé exact une opération fort longue et assez difficile.
Il faut, en outre, pour que ce travail soit complet, faire en quelque points
des fouilles et des déblaiements. Ainsi on a tout lieu de croire qu’il existe
autour de la cité de Carcassonne, et entre les deux enceintes, de vastes
souterrains, peut-être un chemin de ronde continu. Toutes ces explorations
sont longues et coûteuses. Je les crois d’une grande utilité et je propose à
la Commission de les autoriser (A.P. 284).

Le projet, si en retrait par rapport à ses espérances, ne pouvait


trouver grâce aux yeux de Jean-Pierre Cros-Mayrevieille qui atten-
dait, depuis plus de quinze ans une restauration générale de l’en-
ceinte. Il ne pouvait non plus satisfaire Viollet-le-Duc qui avait fait
preuve à Vézelay et à Notre-Dame-de-Paris de la mesure de son
talent et qui souhaitait, depuis 1844, que l’on retire la cité au minis-
tère de la Guerre pour la confier au ministère de l’Intérieur et aux
Monuments Historiques. Mais ce choix illustre bien la politique
alors en vigueur aux Monuments Historiques. A quelques excep-
tions près, ils ont jusqu’à présent accordé la priorité aux édifices
religieux du Moyen Âge. Ils ont donc classé très vite Saint-Nazaire
mais en ce qui concerne les fortifications militaires de la cité ils
hésitent. Ils reconnaissent l’intérêt qu’il y aurait à les conserver
mais ne paraissent pas prêts à se lancer dans l’entreprise. Ils tergi-
versent, envisageant la restauration des seules tours Narbonnaises
et la sauvegarde par l’image de l’ensemble de la citadelle.

A la veille de 1850 la cité, forteresse inutile, a peu à peu acquis


la dimension symbolique du monument historique parmi les élites
et les administrations locales et nationales. Mais son statut reste
partiel. Seule la cathédrale est classée. Quelques tours sont suscep-
tibles d’être réparées. La question de la restauration générale de
l’enceinte, pourtant plusieurs fois soulevée officiellement, est loin
d’être à l’ordre du jour. Quelques années plus tard, pourtant,
Viollet-le-Duc entamera ici ce qui sera son plus long chantier et les
dessins qui étaient prévus pour servir de mémoire deviendront le sup-
port de la résurrection matérielle du monument. Le débat alors se
déplacera à l’intérieur du nouveau statut : l’alternative n’est plus seu-
lement entre détruire ou préserver ; mais entre la conservation des
ruines telles qu’elles sont, portant toutes les marques du temps ou le
rétablissement de la forteresse dans un hypothétique état de perfec-
tion. Mais ceci est une autre histoire.
146 J.-P. PINIÈS

Bibliographie
Bercé, Fr. 2000. Histoire du monument français du XVIII e siècle à nos jours,
Paris, Flammarion.
Choay, Fr. 1996 (1992). L’allégorie du patrimoine, Paris, Le Seuil.
Cros-Mayrevieille, J.-P. 1835. « La Cité et la Ville Basse de Carcassonne »,
L’Art en province, p. 152-169.
– 1846. Histoire du comté et de la vicomté de Carcassonne, t. I, Paris,
J.-B. Dumoulin.
– 1876. Monuments de la Cité et de la Ville Basse de Carcassonne, Car-
cassonne, Pomiès.
– 1896. Histoire du comté et de la vicomté de Carcassonne, t. II, Carcas-
sonne, Gabelle et Bonnafous.
Mérimée, P. 1835. Notes d’un voyage dans le Midi de la France, Paris,
Librairie de Fournier.
Poux, J. 1922-1938. La cité de Carcassonne. Histoire et description, Tou-
louse, Privat, 5 vol.
Trouvé, baron. 1818. Description générale et statistique du département de
l’Aude, Paris, Didot, 2 vol.
Viollet-le-Duc, E. 1844. « La cité de Carcassonne », Annales Archéologiques,
Paris, p. 448-458.

Les abréviations A.P. et A.D.A. renvoient à Archives du Patrimoine (Paris)


et Archives départementales de l’Aude (Carcassonne).
Christiane Amiel
Les tisserands oubliés
ou la mémoire des origines

Au moment de la restauration de la cité de Carcassonne, une grande


partie de la population dut quitter les lieux. A partir de là, on a géné-
ralement tendance à dire que la politique d’aménagement et de
conservation du site menée par les Monuments Historiques s’est faite
au détriment des habitants qui auraient, peu à peu, vu se restreindre
leurs prérogatives matérielles et symboliques sur les pierres et l’es-
pace du monument en train d’émerger. On pourrait donc s’attendre à
voir le temps de la restauration figurer dans les mémoires autochtones
comme la fin d’une époque où la cité appartenait aux Citadins et où
ils vivaient en totale intimité avec les vieilles pierres. Et, de même,
autour du double thème de l’appropriation et de la désappropriation,
on s’attendrait à entendre aujourd’hui un discours un peu convenu
sur les relations conflictuelles entre habitants et représentants des
Monuments Historiques. Mais l’enquête sur le terrain a, en fait,
révélé tout autre chose. Loin d’apparaître comme un épisode négatif
pour les habitants, le moment de l’émergence et de la mise en place
du monument est lu comme une étape essentielle et positive dans la
constitution de la communauté citadine.

Les maisons des lices


Dès l’ouverture en 1853 de la première campagne de restauration des
fortifications de la cité, une part des crédits fut consacrée au rachat
et à la démolition des maisons que l’armée, au fur et à mesure du
déclin stratégique de la forteresse, avait laissées s’installer dans les
lices, c’est-à-dire dans l’espace compris entre les deux enceintes.
Dans un rapport daté de 1851, en préalable donc aux futures opéra-
tions de sauvetage, Viollet-le-Duc avait longuement argumenté sur
les dangers que ces maisons faisaient courir au futur monument. Il
s’y livre à un véritable réquisitoire contre les habitants qui, dit-il,
148 C. AMIEL

dégradent chaque jour les vieilles murailles pour y accoler leurs


constructions parasites, se servent des tours pour y établir des caves
ou y entasser des immondices et considèrent la cité comme une car-
rière de pierres. Il conclut :
Le quartier des lices ne se compose que d’habitations insalubres où les
familles et les animaux domestiques vivent pêle-mêle ; l’enlèvement de ces
masures pourrait être considéré comme une mesure de salubrité (A.P. 284,
1846-1853).

Le rachat par l’État de toutes ces parcelles fut une opération


longue et compliquée qui dura autant que les grands travaux de res-
tauration, s’échelonnant, au rythme des nécessités du chantier et des
sommes allouées, jusqu’en 1911 où les trois dernières bâtisses « para-
sites » furent enfin démolies.
Le souvenir des « maisons dans les lices » est aujourd’hui, à la
cité, un topique des discours sur la vie d’autrefois. Entretenu par
l’existence de quelques vieilles cartes postales et photographies, il
perdure jusque chez les plus jeunes comme un trait saillant de la
mémoire collective. Tout le monde insiste sur le fait que « c’étaient
les pauvres qui habitaient là », et sur les photos la misère de la popu-
lation transparaît dans la vétusté et le désordre des bâtisses mais, ici
et là, un jardinet, une treille sur une façade, un figuier dans un coin
compensent un peu cette apparence et donnent aux lieux une paisible
atmosphère campagnarde. Sous la masse imposante des tours et des
remparts, qui dans certaines zones furent entièrement restaurés depuis
le haut sans qu’il y eût d’abord besoin de démolir les constructions
édifiées à leurs bases, les maisons, petites et basses, dégagent une
impression de vie villageoise blottie au pied des grands murs.
Mais la mémoire citadine ne va pas plus loin que ces images qui
portent témoignage de l’imbrication des murs de la forteresse et des
humbles habitations qui y étaient accolées. Des gens qui vécurent
dans les lices, de leurs ancêtres incontestablement, puisque nous
avons retrouvé dans les listes des recensements du XIXe siècle plu-
sieurs de leurs patronymes, les habitants actuels de la cité ignorent
presque tout si ce n’est qu’ils étaient pauvres et qu’ils abandonnèrent
leurs maisons au moment de la restauration. Ils savent, par contre,
reconnaître sur les murailles, noyées au sein des strates des remanie-
ments successifs, les traces laissées par l’occupation des maisons, par
exemple l’empreinte, à peine visible sur les vieilles pierres, d’un faî-
tage ou d’un escalier. Ce savoir se présente souvent comme un souve-
nir familial – « Je sais que mon grand-père y a habité dans les lices ».
LES TISSERANDS OUBLIÉS OU LA MÉMOIRE DES ORIGINES 149

Mais il se caractérise toujours par un flou – « Où elle était exacte-


ment ? Ah ça je sais pas » – qui nous a semblé le rattacher à une
sorte de mémoire communautaire officielle plutôt qu’à des traditions
strictement familiales.
Les maisons des lices semblent appartenir à un temps mythique
dont la fin seule est connue avec une relative précision grâce aux
témoignages oraux des membres les plus âgés du groupe qui disent
avoir vu, en ruine, mais encore debout, les trois dernières maisons,
abattues en 1911. Au début du XXe siècle donc, elles faisaient déjà
figure de vestiges d’un passé à jamais révolu. Aujourd’hui tout le
monde sait qu’elles ont existé, elles sont fréquemment mentionnées
dès que l’on parle de la cité d’autrefois, mais leur évocation n’en-
traîne aucun discours sur le passé de cet ancien « quartier des lices ».
Tout se passe comme si les souvenirs ne remontaient qu’au vécu des
générations encore présentes, comme s’il n’y avait eu, entre parents
et enfants, aucune transmission orale à propos de cette période.
Seules ces traces matérielles subsistent, ces photos et ces quelques
marques infimes sur les remparts.
Ceux qui se souviennent avoir vu les trois dernières maisons
sont perçus comme des ancêtres dépositaires d’un savoir primordial.
Et cela qu’ils soient nés à la cité ou qu’ils soient venus y habiter
juste avant leur démolition. Alors qu’habituellement les Citadins sont
très tatillons dès que l’on touche à la question de l’appartenance et
de l’identité citadine, le privilège de la naissance, habituellement pré-
senté comme une condition sine qua non, devient caduc face à ce
type de souvenir. Ainsi celle dont on dit aujourd’hui qu’elle est la
doyenne du groupe et que tout le monde reconnaît comme une
ancienne et authentique citadine est une vieille dame d’origine espa-
gnole dont la famille a emménagé à la cité au début du siècle, alors
qu’elle avait sept ou huit ans. Il y a, à la cité, d’autres familles d’ori-
gine espagnole, issues notamment de la vague d’émigration de 1936,
et leurs membres sont aujourd’hui parfaitement intégrés dans la popu-
lation, mais, au cours des discussions sur le thème de la vraie appar-
tenance, la distinction souvent est faite – « C’est pas quand même
une vieille famille, ils sont arrivés avant la guerre ». A propos de la
« doyenne » de la cité nous n’avons jamais rien entendu de sem-
blable, elle est, au contraire, pour tous, la figure type de l’autochtone.
Cela veut donc dire qu’être né à la cité ou y être arrivé avant la
disparition des ultimes maisons des lices confère la même légitimité.
Pas seulement à cause de l’âge et des nombreuses années de vie
passées à l’intérieur des murs mais plutôt parce le moment du déga-
150 C. AMIEL

gement des lices a marqué, pour la population autant que pour le


monument, un tournant qui a inscrit une rupture totale dans le temps
collectif. Ceux qui ont vu la ruine des vieilles masures abandonnées
apparaissent comme des témoins véritablement premiers, ayant
assisté, moins à la fin d’une époque, qu’au commencement d’une
autre, c’est-à-dire du temps actuel.
« Ma grand-mère maternelle est née derrière les tours », nous a
dit une des « anciennes » de la cité. Derrière les tours cela veut dire
dans les lices, de l’autre côté de la muraille de l’enceinte intérieure.
Et il nous semble que cette expression ne renvoie pas seulement à
une dimension spatiale mais qu’elle a aussi une remarquable connota-
tion d’antériorité chronologique, comme si la vie d’autrefois corres-
pondait à un arrière des tours, dans les lices donc, et le présent à
un devant, c’est-à-dire à l’intérieur de la petite ville.
La mémoire sur les maisons des lices est à la fois largement
partagée et très courte puisqu’elle est contenue tout entière dans son
seul énoncé. Loin d’ouvrir sur la vie des gens qui y habitèrent, elle
définit, au contraire, le seuil temporel où s’achève une époque loin-
taine et inconnue et où commence la chronique de la communauté
citadine actuelle. Le long déclin de la vieille forteresse militaire a
trouvé son achèvement dans l’émergence du monument historique.
Et là, dans cette césure qui articule la fin et le début, les habitants
du lieu se sont forgé une nouvelle identité qui renvoie leurs prédéces-
seurs, qu’ils aient habité le quartier des lices ou l’intérieur de la ville
fortifiée, au statut d’aïeux indistincts, fondus dans un même passé
indéterminé. Au-delà de ce seuil les anciens habitants de la cité sem-
blent totalement tombés dans les oubliettes du temps.
Dans ce lieu aujourd’hui voué à l’histoire et chez des gens qui
manifestent, par ailleurs, une attention aux choses du passé, cette
amnésie collective ne saurait être anodine et traduit certainement une
spécificité du fonctionnement de la mémoire commune. Nous allons
donc tenter de démêler le pourquoi et le comment de cet oubli remar-
quable et de dégager les motifs qui peuvent lui donner sens.

Les tisserands oubliés


Ce qui, à propos de la mémoire sur les maisons des lices, est vérita-
blement étonnant c’est que tout le monde ici (nous parlons des habi-
tants) ignore ce qui fut l’activité principale des gens qui y vivaient,
LES TISSERANDS OUBLIÉS OU LA MÉMOIRE DES ORIGINES 151

ignore même qu’il y eut une activité caractéristique. La période est,


bien sûr, connue des historiens et, parmi les plus âgés des Carcasson-
nais, nombreux sont ceux qui savent, au moins pour l’avoir vague-
ment entendu dire, que l’on tissait jadis à la cité. Au XIXe siècle, en
effet, la population était en très grande partie composée de tisserands,
travaillant soit en usine soit à domicile pour le compte de petits
patrons. Nous pensions donc retrouver leur trace dans la mémoire
citadine et recueillir à leur sujet des souvenirs, des anecdotes, des
récits à valeur emblématique. Mais nos questions débouchèrent tou-
jours sur le vide et la seule révélation que nous reçûmes est que les
tisserands avaient sombré dans un oubli si complet qu’il avait effacé
jusqu’à la simple image de leur existence. C’est moi qui appris à
mes informateurs que la cité, à peu près à l’époque de leurs arrière-
grands-parents, était un important lieu de tissage. Cette information
ne réveilla aucune réminiscence et je n’eus pas davantage de succès
en montrant une photo des années 1860, prise par Léopold Verguet
dans les fossés extérieurs des fortifications. On y voit au premier
plan une longue chaîne de tissage montée sur un rudimentaire appa-
reillage de piquets de bois, mais malgré mon insistance – « Ça c’est
la chaîne des tisserands » –, mes interlocuteurs n’y trouvèrent aucun
intérêt particulier, laissant clairement entendre que cet aspect du
passé leur était vraiment étranger. Je fus encore plus étonnée lorsque
j’appris, tout à fait incidemment, que le métier dont se servait dans
les années 1960 une tisserande d’art qui s’était installée dans la cité
provenait d’un grenier de la cité et avait appartenu au grand-père
d’une de mes informatrices. Celle-ci savait, à cause de ce métier jus-
tement, que son grand-père était tisserand mais ignorait qu’il s’agis-
sait d’une profession partagée par la quasi-totalité des Citadins
d’alors. Ce métier a été vu par de nombreux habitants dans l’atelier
de la tisserande mais, ni à l’époque ni aujourd’hui quand les gens
parlent d’elle, personne n’a jamais mis l’accent sur le fait qu’elle
tissait avec un authentique métier de la cité. Elle-même ne l’a jamais
fait non plus, cela aurait pourtant été un bon argument publicitaire
dans un lieu où, déjà, la vente de souvenirs était de règle. On peut,
à la rigueur, comprendre que l’histoire des tisserands ne fasse par
partie de la mémoire officielle et convenue du monument qui est
essentiellement tournée vers le Moyen Âge. Mais l’amnésie des habi-
tants reste plus difficile à expliquer. L’éloignement dans le temps,
un peu plus d’un siècle à peine, n’est pas une raison suffisante. Pour
en découvrir une autre, plus pertinente, nous allons examiner le
contexte dans lequel vécurent et disparurent les ouvriers tisserands.
152 C. AMIEL

Depuis la fin du Moyen Âge l’industrie textile est une compo-


sante essentielle de l’économie régionale, et la richesse de la Ville
Basse s’est développée grâce à la fabrication et au commerce de
draps réputés. Mais, dans les années 1850, il ne s’agit déjà plus que
d’un secteur d’activité moribond, qui résiste mal à la « révolution
industrielle », les tisserands sont durement frappés par la crise qui
fait alterner bas salaires et chômage. Par rapport aux autres secteurs
du monde ouvrier ce sont eux les plus mal payés. Les fabricants
reconnaissent que les rémunérations sont trop faibles mais refusent
de les augmenter en arguant que la concurrence des autres régions
les en empêche. En 1848, le docteur Villermé, effectuant une enquête
sur les conditions de vie des travailleurs, vient à Carcassonne et est
frappé par le dénuement et l’extrême misère des tisserands de la
cité :
Les logements d’ouvriers m’ont paru, en général, passables dans la ville
basse et les faubourgs, mais très mauvais dans l’ancienne ville, la ville haute
ou cité. On se ferait difficilement une idée, si on ne l’avait vue, de la misère
qui règne dans ce dernier quartier de Carcassonne, où sont réunis beaucoup
de tisserands et les autres ouvriers les plus pauvres de la fabrique. On n’y
voit que des rues étroites, tortueuses, des maisons mal bâties, sales dans leur
intérieur, à rez-de-chaussée souvent obscurs, humides, des logements mal
meublés, trop petits pour les habitants, et presque partout ceux-ci plongés
dans l’indigence (Cazals & Pech 1990 : 183-184).

Au XIXe siècle la cité est, depuis longtemps déjà, nommée la


« vieille ville » de Carcassonne. Au fur et à mesure qu’elle a perdu
son importance de place militaire, elle s’est progressivement vidée
d’une bonne part de l’élite de sa population descendue en Ville Basse
à l’occasion des transferts de sièges des autorités civiles, militaires
et ecclésiastiques. Située à l’écart, géographiquement et économique-
ment, de la Carcassonne moderne et bourgeoise, elle est petit à petit
devenue un lieu d’accueil pour les plus démunis. Dans ce quartier
presque abandonné il est relativement facile de trouver à se loger, et
à travailler puisque, depuis le temps de la prospérité drapière, plu-
sieurs usines sont établies sur la rive droite de l’Aude juste au pied
de la butte fortifiée.
Mais ce double mouvement de départs et d’arrivées ne s’est pas
fait de façon homogène dans l’espace. L’historien Philippe Satgé, en
se fondant sur un compoix de 1757, a mis en évidence la distinction
sociologique qui existe, au XVIIIe siècle, entre les habitants des lices
et ceux qui occupent l’intérieur même de l’enceinte fortifiée : les
LES TISSERANDS OUBLIÉS OU LA MÉMOIRE DES ORIGINES 153

premiers sont essentiellement des artisans alors que les seconds sont
plutôt des officiers royaux, des soldats, des membres de clergé. « La
noblesse et la richesse, ajoute-t-il, semblent absentes des lices »
(1991 : 53). Les parcelles des lices sont également plus petites et plus
bâties, les gens s’y entassent dans un espace restreint. A l’intérieur,
au contraire, il y a trop de places vides, pas assez d’habitants ainsi
qu’en témoigne l’existence d’exemptions fiscales qui avaient pour
but d’enrayer le départ des propriétaires vers la Ville Basse. Rompant
avec la tradition établie par Joseph Poux dans son Histoire de la Cité,
Philippe Satgé conclut donc que
... le peuplement des lices n’a pas résulté d’un débordement de l’inté-
rieur mais d’un apport de population active extérieure venue occuper à l’abri
des anciennes murailles un espace facile à aménager (ibid. : 54-55).

Il y aurait donc eu, à la cité, depuis l’époque de son déclin straté-


gique, deux territoires urbains distincts. Le premier, l’espace normal
de la ville fortifiée, occupé par une population légitime que les auto-
rités essayent de retenir en lui offrant des avantages fiscaux. Le
second, la zone annulaire entre les enceintes intérieure et extérieure,
normalement réservée à des usages militaires, et concédée aux habi-
tants, aux titres de contrats d’abord temporaires puis pérennes. Au
e
XVIII siècle les lices sont donc la banlieue pauvre de la cité. Mais
lorsque, au XIXe siècle, la cité tout entière est devenue la banlieue
pauvre de Carcassonne, le terre-plein entre les deux enceintes est
encore et toujours l’endroit le plus misérable du lieu. A l’aube de la
restauration, les maisons situées à l’intérieur de la vieille ville, pour
vétustes et délabrées qu’elles soient, sont de vraies maisons tandis
que celles des lices ne sont que de sommaires masures adossées aux
murailles de la forteresse comme à un rocher. Lorsque, en 1867,
Taine visite Carcassonne, les travaux de restauration battent leur
plein mais la démolition des maisons « parasitaires » prônée par
Viollet-le-Duc est à peine entamée. Consacrant, dans ses Carnets de
voyages, quelques lignes à la description de la cité habitée, il prend,
pour donner une idée de la décrépitude de la ville, de l’indigence et
de l’arriération de ses habitants, le quartier des lices pour seul et
meilleur exemple :

La vieille ville, forteresse escarpée du Moyen Âge, est presque abandon-


née ; il y reste dix-huit cents pauvres diables, tisserands pour la plupart, dans
de vieilles maisons de torchis. Tout le long des murailles rampent et s’accro-
chent des baraques informes, borgnes ou boiteuses, imprégnées de poussière
154 C. AMIEL

et de boue, et dans la ruelle étroite, parmi les ordures et les débris infects,
des enfants déguenillés, crasseux, vaquent, avec des nuées de mouches, sous
un soleil de plomb qui cuit et roussit toute cette moisissure humaine ; c’est
un ghetto du XIVe siècle (Deveau 1979 : 48).

En oubliant les tisserands les gens de la cité n’auraient-ils pas


surtout voulu oublier jusqu’au souvenir d’une misère si noire, d’une
existence aussi sinistre ? Un témoignage oral sur cette époque nous
est pourtant parvenu. Il a été recueilli, dans les années 1980, à l’occa-
sion d’une enquête sur la vie ouvrière au XIXe siècle, par Claude Mar-
quié, auprès d’une descendante d’anciens habitants de la cité n’y
ayant, elle-même, jamais vécu. Il n’est pas aussi imagé que la des-
cription de Taine mais raconte simplement la pauvreté et la dureté
de la vie dans quartier des lices :
Ma grand-mère était née le 12 juillet 1852 dans une vieille masure située
dans les Lices Hautes de la cité (côté gauche après le pont-levis). Ces
masures, dont quelques cartes nous montrent l’aspect misérable, s’adossaient
à la haute enceinte qui leur servait de mur. Il suffisait donc de bâtir en torchis
les deux murs des côtés mitoyens, de compléter la maison par une façade
avec deux ouvertures : une grande ouverture au rez-de-chaussée et une
fenêtre au premier étage ; enfin couvrir par une toiture de chaume. Là habi-
taient cinq personnes : les parents, Jean, cordonnier, appelé Janot et la mère
Antoinette (Touénon) qui allait chaque matin faire des ménages en ville, et
trois filles dont ma grand-mère était l’aînée. Le bas de la maison était réservé
à l’élevage de quelques poules, canards et lapins, au lavage du linge dans
un baquet de leur fabrication. Les bêtes vivaient surtout dehors pour barboter
dans l’eau du petit ruisseau qui coulait au milieu du chemin. Seule, dans ce
mélange, l’eau de la pluie était pure ! mais vite souillée. Habitant donc dans
la cité, près de la tour Narbonnaise, elle devait dès l’âge de sept ou huit ans,
partir de nuit avec quatre ou cinq compagnes par les rues sombres et arriver
à la porte d’Aude, endroit le plus redouté du chemin, car ces pauvres enfants,
sommairement vêtues, devaient affronter le froid, le vent, la pluie, la neige
et la glace du sol, dans l’obscurité totale pour descendre cette rude côte.
Aussi, elles chantaient très fort tout le long de leur route pour atteindre
l’usine qui se dressait sur les bords de l’Aude. Leur travail devait durer de
douze à quatorze heures. Qu’exigeait-on de ces enfants, si jeunes et illettrées,
dans une usine de drap ? Tout simplement rattacher les bouts de laine qui
s’étaient rompus afin de pouvoir les tisser dans d’autres ateliers. Elle nous
a parlé très rarement de cela (Marquié 1982 : 87-88).

Le désir d’oublier ce temps de misère apparaît très légitime, sur-


tout chez ceux-là mêmes qui l’ont vécu. Mais il ne semble cependant
pas suffisant pour justifier le phénomène d’amnésie totale et collec-
LES TISSERANDS OUBLIÉS OU LA MÉMOIRE DES ORIGINES 155

tive à propos des tisserands. Au début du XXe siècle la cité était


encore le quartier le plus défavorisé de Carcassonne et les Citadins
d’aujourd’hui revendiquent avec fierté la pauvreté de leurs pères. Ils
en ont même fait un élément fondateur de leur identité de groupe,
qui les distingue des « bourgeois » de la Ville Basse mais aussi de
tous les autres pauvres : « On était les plus pauvres des pauvres, parce
que même par rapport aux autres quartiers pauvres on était encore
loin derrière ! » Dès que l’on interroge les gens sur « la vie d’autre-
fois », la même première réponse fuse, telle une emblématique
antienne : « Ah ! La cité c’était pauvre avant ! » Et les anecdotes
abondent pour décrire et rappeler le dénuement de tous et les rapports
d’étroite solidarité qui les unissaient. Le malheur seul ne saurait donc
servir d’emblème à la communauté, et tout se passe ici comme s’il
y avait une misère positive, génératrice de valeurs, celle des Citadins
de la première moitié du XXe siècle, et une misère négative qui ne
laisse place à rien d’autre, celle des anciens habitants des lices.
La naissance de la communauté citadine, telle qu’elle se définit
elle-même aujourd’hui, remonterait au temps de la complète dispari-
tion de l’industrie textile, au temps de l’abolition de la misère la plus
noire, et, aussi et surtout au temps de la démolition des trois der-
nières masures, et donc au temps de la restauration du monument qui,
nous allons le voir, correspond également et de façon remarquable au
début d’un temps nouveau pour la population citadine.

La fin et le début
De 1853 à 1911 le « nettoyage » des lices s’étala sur plus d’un demi-
siècle. Entre les moments des premières et des dernières démolitions,
l’époque a changé. La vieille forteresse obsolète et ruinée est devenue
un monument historique et la situation économique et sociale de ses
habitants s’est quelque peu améliorée.
La cité en 1846 comptait 116 tisserands, 23 en 1891 et un seul en
1911. A cette date l’industrie textile carcassonnaise est définitivement
morte. Le mouvement ancien de dépeuplement s’est poursuivi, ampli-
fié par le dégagement des lices. De 1846 à 1911 la cité a ainsi perdu
45 % de ses habitants, passant de 1351 à 761 (Satgé 1991 : 97 et
90). Depuis les années 1870 des immigrés espagnols sont venus
compenser, en partie, ces départs : en 1911 ils représentent 12 % de
la population citadine (ibid. : 92). Avec la disparition de l’activité
textile les métiers se sont diversifiés, et si la pauvreté existe toujours
156 C. AMIEL

la misère est moins grande qu’au temps des tisserands. Travailleurs


agricoles, ouvriers du bâtiment, journaliers, petits artisans et commer-
çants, la cité en a fini avec l’époque noire du chômage et des plus
bas salaires. La vie du quartier a été également considérablement
améliorée par des travaux d’urbanisme, notamment, et surtout, en
matière d’alimentation en eau potable. En 1865 le mémoire d’un
ingénieur des Ponts et Chaussées insistait sur la « situation déplo-
rable » de la Vieille Ville et sur son manque d’hygiène publique,
alors que le reste de l’agglomération carcassonnaise voit ses besoins
en eau très largement satisfaits :

En tout temps, les habitants de la cité sont privés de l’eau pour le lavage
des rues. En hiver, ils n’en trouvent, pour les usages domestiques, qu’à l’une
des extrémités des remparts et, en été, ils sont obligés d’aller la chercher très
loin, soit à la Fount-grando, qui ne leur en fournit qu’avec parcimonie, soit
aux faubourgs inférieurs (Simonneau 1865 : 41).

En 1894, la cité est enfin, après plusieurs tentatives et tergiversa-


tions, correctement alimentée grâce à un réservoir qui, installé en haut
de la rue du Plô, au point culminant du site, dessert dix fontaines.
La longue période de la restauration du monument est donc, pour
les Citadins, un moment où le monde autour d’eux change radicale-
ment. Au-delà du seul fait que la vieille citadelle acquiert un nouveau
statut, il y a surtout, pour eux, la disparition d’un secteur économique
et d’importantes transformations de la structure de la population et
de ses lieux de vie. Les habitants sont moins nombreux, et, malgré
l’arrivée d’immigrés espagnols, ils composent un groupe social plus
homogène que jadis. Les classes aisées, attirées par le dynamisme et
la modernité de la Ville Basse, ayant définitivement quitté les lieux,
la majorité des Citadins est maintenant d’une condition, sinon égale,
du moins relativement similaire. Le misérable quartier des lices a été
rasé, il n’y a plus qu’un seul territoire urbain, celui de la ville médié-
vale à l’intérieur de la première enceinte.
Une explication possible de la perte de mémoire sur le temps
des maisons des lices pourrait être dans ce renouvellement de la
société, dans le jeu des départs et des arrivées, dans l’incontestable
conversion du lieu et des façons d’y vivre. Mais nous savons que
tous les habitants des lices n’ont pas quitté la cité, que le groupe
des immigrés est relativement peu important et, surtout, qu’il n’y a
pas eu de véritable rupture dans le temps communautaire puisque le
seuil du passage d’une époque à une autre court sur plusieurs années,
LES TISSERANDS OUBLIÉS OU LA MÉMOIRE DES ORIGINES 157

quasiment le temps d’une vie d’homme. La mémoire collective en a


pourtant décidé autrement en faisant du moment de la démolition des
trois dernières maisons des lices une date butoir des souvenirs. La
question de l’oubli ne saurait donc être posée en simples termes de
résultat obligé d’une situation. Il s’agit bien d’un choix que les gens
ont fait de ne garder du passé que des éléments ayant une valeur
positive pour le présent et l’avenir, et de laisser sombrer dans l’oubli
et dans l’anonymat d’un temps antérieur à la communauté tout ce
qui ne valait pas la peine qu’on s’en souvienne.
Ainsi, de la vie de leurs aïeux dans les maisons des lices, les
Citadins ont retenu l’idée d’une cohabitation intime, des hommes et
des pierres, des antiques murailles et des murs de torchis, au sein de
ce qui est maintenant devenu un monument historique. Ils cultivent
toujours aujourd’hui la légitimité symbolique que cette appropriation
ancestrale leur confère et la singularité du rapport qui les unit avec
cet espace dont ils sont aujourd’hui exclus. Mais, en même temps,
ils reconnaissent, par ailleurs et sincèrement, le bien-fondé de la poli-
tique menée par les Monuments Historiques : « C’est vrai qu’ils ont
bien fait de nous faire partir, parce que sinon il n’y aurait peut-être
plus de cité maintenant. » Au prix d’un léger paradoxe, ils sont à la
fois fiers d’avoir laissé leurs marques là et contents qu’on leur ait
fait quitter les lieux. Viollet-le-Duc, qui fut à l’origine de la décision,
ne fait l’objet d’aucune rancune tenace à ce sujet, une pointe d’amer-
tume affleure parfois mais, plus que comme un expulseur, l’architecte
est essentiellement perçu comme le restaurateur et le sauveur de la
cité :

Je sais qu’il y en a qui le critiquent, on en entend beaucoup qui disent


qu’il s’est trompé, qu’il a inventé des choses, que la cité n’était pas comme
ça, avant. Mais, moi, quand même, il me semble qu’il a bien travaillé, parce
que sinon on n’aurait que des ruines maintenant.

Les tractations entre habitants et représentants des Monuments


furent pourtant parfois épineuses, il y eut, de part et d’autre, diverses
tentatives visant à faire monter ou baisser les prix. Après avoir fait
signer des promesses de vente, les autorités tardaient à régulariser la
situation et à payer, ce qui mettait dans la gêne les propriétaires qui,
croyant le marché conclu et comptant sur cet argent pour se reloger,
avaient parfois déjà déménagé.
La longue durée de l’opération, les périodes de restriction
de crédits et donc de stagnation dans les achats durent rendre les
158 C. AMIEL

Citadins sceptiques quant au devenir du projet de dégagement total.


Viollet-le-Duc n’en vit pas la fin et, comme lui, certainement un bon
nombre de ceux dont il avait programmé le départ. En 1866 les habi-
tants des lices adressent à la municipalité une pétition demandant
que leur rue soit éclairée, ils obtiennent satisfaction et huit becs de
gaz sont installés dans les lices. Les Monuments Historiques les
feront disparaître quelques années plus tard. On comprend que cer-
tains propriétaires, voyant la lenteur et les hésitations de l’entreprise,
aient tardé à effectuer les démolitions dont, afin de pouvoir récupérer
les matériaux, ils avaient souvent la charge. Tant que la maison était
debout, elle pouvait encore servir d’abri ou d’entrepôt. D’autres, qui
trouvaient qu’ils s’étaient peut-être un peu pressés, réinstallaient une
cabane, un poulailler ou un potager sur la parcelle qu’ils avaient ven-
due. Toute la période est ainsi jalonnée de réclamations des uns, de
mises en demeure des autres, de discussions à propos de titres de
propriétés ou d’évaluation de prix.
Mais, aujourd’hui, tous ces conflits sont oubliés, du moins dans
leurs détails. Ce n’est pas qu’il n’en reste rien dans les esprits des
protagonistes. Les relations entre les habitants et les gestionnaires du
monument sont souvent encore régies par l’idée qu’ils ont des intérêts
et des points de vue opposés ; mais c’est là une généralité qui n’est
pas propre à la cité. Ce qui nous intéresse pour le moment c’est de
constater qu’au-delà des chamailleries administratives il a surtout été
retenu de l’époque de la restauration le fait que les maisons des lices
étaient une gêne pour le monument et qu’il fallait l’en débarrasser.
Personne aujourd’hui ne songe à contester cela ni à se plaindre
d’avoir été chassé. Les maisons furent d’ailleurs la plupart du temps
achetées et il n’y eut sur l’ensemble que trois expropriations. Pour
autant, tout le monde ne quitta pas la cité. Et dans la mémoire orale
aujourd’hui le départ des lices n’est pas nécessairement lu comme
une expulsion et une fin, bien au contraire :
Le grand-père de ma femme y a habité dans les lices, il avait une mai-
son. Il y avait les Cassignol, il y avait les Cadène, il y avait les Contié... Ils
avaient chacun une maison. Et, en 1900, on a fait partir tout le monde. Alors
pour les dédommager on leur a donné une maison dans la cité. Le père de
mon beau-père a eu cette maison ici, et celle d’en face... On les délogeait
de dedans les lices, alors on leur a donné des maisons ici, dedans. Et ça fait
qu’ici aussi ça a changé. Parce que cette impasse, là, avant elle donnait sur
le Grand Puits, c’était ouvert. Seulement les gens, à ce moment-là, ils s’en
sont appropriés. Il n’y avait pas de lois. Quand tout le monde est rentré, des
lices, quand tout le monde est rentré, chacun a pris son morceau.
LES TISSERANDS OUBLIÉS OU LA MÉMOIRE DES ORIGINES 159

Nous sommes ici, en l’an zéro du siècle, en plein âge mythique


des commencements, où il n’y a encore ni lois, ni argent. La vie
sociale s’organise autour du troc et du partage collectif du territoire,
on donne une maison contre une autre, chacun prend son morceau.
C’est le temps des origines de la communauté, « quand tout le monde
est rentré ». Et nous sommes au cœur de notre problématique sur la
mémoire des maisons des lices. Car ce que nous avions jusqu’à pré-
sent seulement pressenti est maintenant clairement exprimé : pour les
habitants de la cité, l’événement marquant de la période de la restau-
ration n’est pas le fait d’avoir été chassés des lices mais bien celui
d’être rentrés dans l’enceinte intérieure. Nous avons vu que la dispa-
rition des tisserands et de leurs misérables lieux de vie était, chrono-
logiquement, liée à l’apparition et à la mise en valeur du monument,
et que, là, entre cette fin et ce début, un temps nouveau s’était ouvert
pour la cité tout entière, pour ses pierres et pour ses hommes. Le
destin des uns et des autres se rencontra dans ce moment que l’on
aurait pu croire être celui d’une séparation et celui du renouveau de
la seule forteresse. Les habitants des lices en profitèrent pour rentrer
dans la cité. De la zone périphérique ils passèrent au centre, quittant
le quartier des pauvres pour rejoindre le cœur de la ville. Ils abandon-
naient des maisons délabrées pour en acquérir d’aussi vétustes, mais
celles-ci, situées dans l’espace normal du bourg fortifié, allaient leur
conférer un autre statut. Ils devenaient les occupants légitimes d’un
lieu sur les abords duquel ils n’avaient longtemps été que tolérés.
Après avoir vécu dans la ceinture, « dans la zone » des fortifications,
ils s’installaient au-dedans des doubles murailles, à l’abri des rem-
parts rendus à leur rôle premier.
D’autres partirent, et ce départ marqua simplement une fin. Aussi
leurs descendants purent-ils garder des souvenirs sur la vie des tisse-
rands. Mais, pour ceux qui sont restés, la démolition des der-
nières maisons des lices marque le début d’une nouvelle chronologie.
Viollet-le-Duc devient alors, non pas malgré mais justement à cause
de sa politique, une des figures fondatrices de l’identité citadine
moderne. C’est lui qui a fait rentrer les gens dans la cité, c’est lui
qui est à l’origine de sa physionomie actuelle, de l’image valorisée
du site qui leur sert maintenant de cadre de vie. Le quartier pauvre
de la ville, méprisé des Carcassonnais, est devenu un lieu prestigieux
qui attire, au début du siècle, des touristes admiratifs recrutés parmi
l’élite sociale de l’Europe entière.
160 C. AMIEL

Des regards transformés


Dans un guide touristique édité au début du XXe siècle par le syndicat
d’initiative, une phrase vient mettre l’accent sur ce qui constitue une
particularité remarquable du monument : « La cité de Carcassonne
n’est pas un simple château fort ; c’est une ville entière, fortifiée et
habitée » (Carcassonne et les pays d’Aude : 12). Il s’agit là d’un
thème récurrent maintes fois exploité dans les campagnes de promo-
tion, repris jusqu’à nos jours par de nombreux auteurs et que l’on
retrouve en tête d’une page d’Internet : « La cité est encore habitée
aujourd’hui. » Nous sommes donc loin de l’époque où le corps à
corps des habitants avec les pierres de la forteresse n’était entaché
que de valeurs négatives. Le passage d’une vision à l’autre ne s’est
pas fait en une fois et une fois pour toutes. L’image d’une population
vouée à dégrader le trésor archéologique et architectural qu’elle
côtoie sans le voir et qui gâche, par sa présence triviale, la beauté
du site persistera longtemps et est aujourd’hui toujours présente.
Mais, par-delà la divergence des façons personnelles de voir, on peut
lire dans les descriptions des visiteurs du XIXe siècle et du début du
e
XX un changement qui correspond autant à une évolution de la sensi-
bilité – il est souhaitable qu’un peu de couleur locale vienne donner
vie aux pierres – qu’aux effets du relatif « dégraissage » du quartier :
à la fin de la restauration la cité est moins peuplée et la misère
et la saleté y sont moins agressives. Nous prendrons pour exemple
deux textes écrits à vingt-sept ans d’écart. Le premier, paru en
1886, ne peut que choquer, par son caractère outré, le lecteur
d’aujourd’hui :

Pour aller de l’enceinte fortifiée à la cathédrale, il faut traverser quelque


chose comme une petite ville, sordide, gluante, humide, où se reproduisent
quinze ou seize cents êtres approximativement vivants, tisserands de leur état,
qui subsistent dans cette agglomération de masures comme les animaux
à sang froid grouillent au fond d’un puits. Ce qui leur tient lieu de voie
publique est un réseau de rues tortueuses, pentueuses, malpropres, ne
connaissant du soleil que sa lumière diffuse. Quelques-unes sont passées à
l’état de tunnels : les maisons qui se font vis-à-vis s’appuient l’une sur l’autre
comme deux ivrognes qui sortent de chez le liquoriste. Ces ruelles sont géné-
ralement désertes ; sauf le bruit des métiers qui battent, de l’aurore au couvre-
feu, elles demeurent silencieuses. De loin en loin, vous y croiserez quelques
passants moisis ; eux ou leur ombre, je ne sais ; mais, à peine rencontrés,
vous les verrez disparaître dans des trous noirs qui sont les portes de leurs
logis ; la seule approche de ces ombres visqueuses réveille les rhumatismes.
LES TISSERANDS OUBLIÉS OU LA MÉMOIRE DES ORIGINES 161

Cet amas de maçonneries délabrées et puantes, enchâssées dans cette ceinture


magnifique, ressemble à une ordure qu’on aurait, par mégarde, enfermée dans
un coffret d’or rehaussé de pierreries (Malo 1886).

Le second, publié en 1913 dans la revue L’Aude à Paris, tranche


complètement avec cette vision comme si les habitants avaient main-
tenant acquis droit de cité dans l’imaginaire de la ville médiévale :
C’est une chevauchée dans les âges de mystère pendant laquelle on
oublie notre époque [...]. Car la cité reste habitée comme autrefois : moyenâ-
geux entassement de bicoques aux ruelles tortueuses suivant les ondulations
du sol. On a reconstitué à grands frais des villages anciens ; il suffisait de
venir visiter cette cité de Carcassonne, avec ses maisons toutes de guingois,
leurs auvents couvrant les portes basses, les échoppes à peine modernisées,
les cabarets où l’on vante la blanquette de Limoux. C’est toujours le refuge
immense que les ponts-levis ne protègent plus contre l’assaut, où chante sans
cesse le vent. A peine habitués aux visiteurs, les gens vous regardent d’un
air curieux : il y a dans leur prunelle une sorte de joie et de fierté, les jours
de la domination seigneuriale sont loin ; ils se sentent les maîtres de ce prodi-
gieux castel qu’on vient admirer de tous les points du monde. [...] Ceux qui
parcoururent les lices et gravirent les cinquante tours ont oublié le pittoresque
du bourg enfermé dans ces enceintes, c’est un poème, une légende qui semble
trembler sur les lèvres des vieilles accagnardées aux rayons de soleil, gaieté
de leur seuil. Elles semblent redire quelque récit de troubadour ; car ils vin-
rent souvent les joueurs de mandore, précédant les piquiers aux pas lourds,
aux soirs des entrées triomphales (Viator 1913).

Cette transformation du regard, répétons-le, ne s’est pas faite de


façon linéaire et unanime. Mais, au moment où les habitants des lices
sont rentrés dans la cité, où ils figurent comme les habitants légitimes
de la forteresse, il existe un public préparé à voir en eux des descen-
dants directs du petit peuple médiéval. Dans un décor quelque peu
nettoyé maintenant des traces les plus infamantes de la misère, ils
acquièrent, aux yeux des visiteurs, un statut de personnages à la fois
pittoresques et historiques, comme s’ils étaient les survivants désuets
d’une antique civilisation.
Tant qu’ils occupaient des masures usurpées sur les antiques
ruines, ils ne pouvaient qu’évoquer la déchéance de la vieille cita-
delle et apparaître comme des déprédateurs et des parasites du monu-
ment. C’est ainsi que Viollet-le-Duc les a vus 1, et c’est ainsi qu’ils

1. L’opiniâtreté dont certains firent preuve au cours des négociations le fit plus
d’une fois fulminer contre « ceux qui se sont ainsi logés dans les monuments
162 C. AMIEL

vivaient, tâchant de profiter au mieux des refuges offerts par l’aban-


don militaire des fortifications. Quelle idée auraient-ils pu avoir de
la dimension de monument historique de l’endroit, alors que l’État,
lui-même, en vendait, il n’y a guère, les pierres pour servir à la
construction de modernes édifices ? La révélation leur en est venue
lorsqu’on leur a demandé de quitter les lieux, lorsqu’ils sont partis
des lices pour aller habiter, au cœur de la cité nouvellement restaurée,
l’espace de l’ancienne ville fortifiée. Dans ce mouvement ils ont
acquis la distance nécessaire pour voir ce qu’ils ignoraient et que
les premiers visiteurs admiraient et leur reprochaient de gâter. Pour
apprécier le monument en tant que tel, il leur a d’abord fallu cesser
d’y être dans la trop grande familiarité et promiscuité qui leur interdi-
sait tout regard éloigné, toute vision synthétique. Les murs de leurs
maisons se confondaient avec les obsolètes murailles défensives qui
menaçaient parfois de s’écrouler et que les autorités faisaient alors
écrêter pour éviter tout danger. Le sous-sol et le rez-de-chaussée des
tours servaient, lorsqu’ils étaient accessibles, d’entrepôt ou d’annexe
du logis. La double enceinte de remparts ne délimitait pas un terre-
plein propice aux combats guerriers ou aux tournois chevaleresques
mais deux rues populeuses – la « rue des lices hautes » et celle « des
lices basses » – ouvrières et campagnardes avec jardins et basses-
cours.
Une fois leurs anciennes maisons démolies, une fois rentrés dans
la cité, les habitants vont découvrir, depuis l’intérieur, le sens attaché
à la forteresse et l’intérêt qu’il peut y avoir à vivre dans ce lieu
singulier. Dans cet univers clos, cerné de remparts et perché sur une
butte à l’écart de la bourgeoise Ville Basse, de l’autre côté du fleuve,
ils vont s’ériger en isolat particulier. Depuis que les métiers à tisser
ont cessé de fonctionner, la cité, le matin, se vide de l’essentiel de
sa population active qui part travailler à l’extérieur. Le soir, dans
l’intimité de ce qu’ils vont désormais appeler le « village », le groupe
se reforme. Le passage du pont-levis marque, chaque jour, dans
la vie quotidienne, la frontière du territoire. A l’abri des hautes
murailles, qui délimitent le dehors et le dedans, le sentiment d’appar-
tenance à une communauté spécifique se développe et se renforce.
Ils ne sont toujours que d’humbles travailleurs, ouvriers, artisans et
paysans, mais ils sont aussi les occupants en titre d’un site réputé
que l’on vient voir du monde entier. Ils savent, depuis le début des

1. (suite) publics comme les rats et les oiseaux de proie » (A.D.A. WT 28, dossier
G. Azéma, lettre du 8 mai 1860).
LES TISSERANDS OUBLIÉS OU LA MÉMOIRE DES ORIGINES 163

travaux de restauration, la valeur de témoignage du passé accordée


aux vieilles pierres. Ils ont glané quelques bribes de savoir sur l’his-
toire ancienne du site et il leur arrive, parfois, de s’improviser guides
bénévoles auprès des touristes, ils sont fiers alors de les conduire
dans cet espace qui est celui de leur vie quotidienne et dont ils
connaissent tous les recoins, ils sont fiers de l’admiration et de l’at-
tention que ces gens portent à leur cité. Cependant, s’ils ont une
parfaite compétence en ce qui concerne l’espace des remparts, l’his-
toire n’est pas vraiment leur domaine. Ils peuvent s’amuser, pour se
conformer aux désir des visiteurs, à jouer aux descendants d’un
peuple archaïque, mais ils ne se sentent pas véritablement concernés
par les récits qu’il leur est donné d’entendre sur le passé antique de
la cité. Ils sont, eux, habitants de la forteresse rénovée, résolument
tournés vers le temps présent, la communauté est à l’aube et non au
crépuscule de son destin collectif.

Les façons de vivre des Citadins


La cité est devenue un monument historique. Pour les historiens et
pour le public cultivé sa valeur vient de sa dimension de témoignage
du passé, et tous s’accordent à y reconnaître un remarquable exemple
d’art militaire. Mais pour ses habitants, elle n’a rien perdu de son
sens originel, elle est toujours une citadelle guerrière, une ville forti-
fiée, pensée et construite pour soutenir des sièges. Viollet-le-Duc a
restauré la matérialité de l’œuvre des architectes antiques, les habi-
tants vont, eux, en réhabiliter l’esprit en retrouvant et réinventant, à
leur propre usage et dans la vie quotidienne, la justification première
des fortifications. Car ce sont eux, maintenant, que les remparts sécu-
laires isolent et protègent, marquant la limite matérielle entre les
Citadins et les autres, entre l’univers singulier de la vie au cœur de
la citadelle restaurée et le monde ordinaire de la Ville Basse et des
quartiers périphériques. L’espace de l’ancienne petite ville ne fait pas,
administrativement, partie du monument. Ses maisons n’ont quasi-
ment rien conservé des périodes anciennes, et, pour cette raison, les
mesures de classement n’ont jamais affecté cette zone. Mais, pour le
visiteur aussi bien que pour celui qui vit dans ce territoire entouré
de hautes murailles percées de poternes munies d’ingénieux systèmes
défensifs, la cité est un tout. Les remparts et les tours sont, depuis
les temps lointains de l’agglomération primitive où ils furent édifiés
pour la préserver des attaques, indissociables de la ville. Aujourd’hui
164 C. AMIEL

ses habitants savent qu’ils habitent un lieu que les autres nomment
un monument historique mais ce qui, à leurs yeux, les fonde en tant
que groupe particulier, les unit entre eux et les oppose aux autres
c’est bien plutôt le fait très concret de vivre à l’intérieur d’une forte-
resse. Il prennent exactement la cité pour ce qu’elle est, pour une
authentique et moderne – puisqu’ils y habitent et qu’elle a été entière-
ment restaurée – ville fortifiée. En rejoignant le cœur de son terri-
toire, ils sont aussi rentrés dans son univers guerrier symbolique. Là,
ils vont développer des façons de vivre originales qui découlent d’un
imaginaire ancré autant dans le passé historique que dans le présent
de la vie ordinaire. A l’intérieur des remparts, ils vivent à l’heure d’un
siège permanent et allégorique. Nous ne dirons pas qu’ils jouent en
permanence aux assiégés mais qu’ils adorent le faire lorsque l’occa-
sion leur en est donnée. Stimulés par l’exemple des générations précé-
dentes, les enfants de la cité s’adonnent inlassablement aux joies d’une
coutumière « petite guerre ». Assis sur une murette accolée au pont-
levis, le groupe des anciens montait jusqu’à il n’y a guère une garde
narquoise contrôlant l’entrée des « étrangers » dans la cité. Le soir du
14 Juillet la population tout entière se met en état d’alerte – « on
évacue les enfants et les chiens » – pour résister aux « bombes » du
feu d’artifice et célébrer, à sa manière, la prise emblématique de la
vieille forteresse : alors que les touristes et les Carcassonnais vont,
pour jouir du spectacle de la cité embrasée, se poster aux alentours
de la butte fortifiée, les habitants se massent dans la cour du château
ou se juchent sur les toits pour profiter au maximum du fracas assour-
dissant, des éclairs aveuglants, de la fumée qui les fait tousser, de la
crainte de voir tomber autour d’eux des morceaux tranchants de baké-
lite – « ça bombarde de partout », « on joue à se faire peur ». Aucun
souci de chronologie ne guide les Citadins lorsque, sur la scène gran-
deur nature de la cité, ils jouent au théâtre de la guerre. Seul le thème
les intéresse et, pour eux et dans ce lieu chargé d’une longue mémoire
de deux mille ans, la notion d’histoire, synonyme d’évolution et de
changements, s’efface devant celle d’une monumentalité aux vertus
fixatrices. Leur cité n’est ni romaine, ni médiévale, ni même une res-
tauration du XIXe siècle, elle est de tous les âges, éternelle et intempo-
relle, « La cité elle est toujours là ! Depuis le temps ! Et elle sera
toujours là, pareille ! Sans changer ! Elle bouge pas » 2.

2. Nous résumons brièvement ici les résultats de notre travail en cours sur la vie
quotidienne contemporaine dans la cité et les façons d’habiter un monument
historique.
LES TISSERANDS OUBLIÉS OU LA MÉMOIRE DES ORIGINES 165

Et c’est pourquoi, au XXe siècle et sans aucun anachronisme, les


modernes Citadins peuvent se penser comme des habitants aussi légi-
times que leurs prédécesseurs des temps historiques. Ils ne sont pas
des descendants des guerriers ou des serfs du Moyen Âge mais des
habitants authentiques d’une forteresse du temps présent. S’ils
devaient se croire les derniers représentants d’une civilisation dispa-
rue ce ne serait de toute façon pas celle de l’époque officielle, emblé-
matique, de la citadelle, mais bien plutôt celle des ouvriers de
l’industrie textile. Or, dans la perspective culturelle et patrimoniale
du moment, la réalité de leurs souvenirs sur la vie dans les lices,
leur filiation avec les tisserands des XVIIIe et XIXe siècles n’intéressent
personne. Ce sont des réminiscences d’un autre âge que le public
cultivé souhaite recueillir ici. Le temps de l’occupation des lices par
la population n’est qu’un épisode misérable de l’histoire noble du
site, une parenthèse que nul ne souhaite approfondir. Pour tous ceux
qui viennent voir ou étudier le monument, la seule cité digne d’intérêt
et de mémoire est romaine, wisigothe ou médiévale.
Les tisserands sont absents de la mémoire officielle du monu-
ment et la mémoire collective populaire a, elle aussi, choisi de les
oublier pour ancrer l’origine du temps communautaire au moment de
leur disparition, au moment de la démolition des trois dernières mai-
sons des lices, au moment de l’entrée des habitants dans le monu-
ment restauré.

Bibliographie
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Malo, L. 1886. « Une ville au Moyen Âge », Revue du Lyonnais, II, 5e série,
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166 C. AMIEL

Marquié, Cl. 1982. « A propos d’archéologie industrielle : le textile carcas-


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Piniès, J.-P. 1987. Reflets de mémoire. Les pionniers de la photographie.
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Simonneau, M. 1865. Établissement de fontaines publiques à la cité.
Mémoire à l’appui d’un avant-projet, Carcassonne, L. Pomiès imp.
Viator, R. 1913. « Carcassonne. La Ville. La cité (suite et fin) », in L’Aude
à Paris, novembre.

Les abréviations A.D.A. et A.P. renvoient à Archives départementales de


l’Aude et à Archives du Patrimoine.
III
Points de vue
Olivier Poisson
Pour une histoire des monuments historiques

Architectes ou conservateurs, il faut le rappeler, nos tâches quoti-


diennes ne prennent pas place dans une problématique de recherche
en sciences humaines, elles sont plus concrètes et plus immédiates,
au service d’un résultat qui seul importe : la sauvegarde matérielle
des vestiges du passé qui sont identifiés par la loi. Mais l’expérience
du travail au sein du Service des Monuments Historiques (depuis dix-
sept années en ce qui me concerne) provoque immanquablement des
interrogations, des réflexions ou des pistes de recherche. Il me paraît
naturel qu’au fil des missions que l’on remplit, au fil des monuments
que l’on côtoie, on soit amené à s’intéresser à ce qui est à la racine
de notre domaine d’activité, à l’histoire de notre service et de son
rapport à la culture et à la société. Ce sont ces réflexions, intuitives
et empiriques, que je voudrais évoquer ici.

Il semble bien aujourd’hui que le patrimoine soit devenu une réfé-


rence, sinon générale, du moins quasi générale dans la société
contemporaine. Ce n’était pas le cas il n’y a pas si longtemps. Avant
1980, la fameuse « Année du patrimoine », les Monuments Histo-
riques (l’emploi du mot patrimoine dans ce contexte n’était pas
encore très répandu) étaient encore un secteur un peu confidentiel,
sans beaucoup de résonance sur l’ensemble de la société, laquelle
ignorait – ou craignait, pour une part – les buts et les méthodes de
l’« administration des Beaux-Arts ». Aujourd’hui, le contraste est
très net et le champ patrimonial est revendiqué par un nombre crois-
sant d’acteurs sociaux. Ainsi, au printemps dernier, a-t-on vu fleurir,
à l’initiative des collectivités locales, de grandes banderoles sur cer-
tains ponts ou écluses du canal du Midi. Portant l’inscription
« Patrimoine mondial de l’Humanité », elles faisaient écho à la
décision de l’Unesco d’inscrire – à l’initiative du gouvernement fran-
çais – le canal sur la liste du Patrimoine de l’Humanité, dit aussi
Patrimoine mondial.
170 O. POISSON

Dès lors que l’on constate la nouveauté de cette résonance


sociale, la question que l’on peut légitimement se poser, en tant que
technicien du patrimoine, est celle de la nature même de ce patri-
moine mobilisateur. Quel est-il ? Quels critères le définissent ? Histo-
riquement, le principe de cohérence du patrimoine résidait dans
l’histoire de l’art elle-même : traditionnellement, le patrimoine (les
monuments historiques), pouvait se comprendre comme la collection
complète des objets de l’histoire de l’art, soigneusement rangés par
styles et par époques, avec les évidentes distinctions signalant les
plus grands chefs-d’œuvre. Mais en est-il de même pour la société
d’aujourd’hui ? Si le public du patrimoine s’est considérablement
dilaté, n’est-ce pas dans une vision autre, et avec d’autres critères ?
Ne représente-t-il pas autre chose ? Le patrimoine me paraît être
devenu le meilleur emblème de la nostalgie de notre époque, celle
de la société rurale dont on sait maintenant qu’elle est effectivement
et définitivement morte. Mais cela, bien sûr, ne suffit pas pour
répondre.

C’est à cause de cette interrogation encore pendante que l’histoire du


patrimoine attire notre curiosité. Une telle histoire est possible sous
bien des aspects. Le patrimoine institutionnalisé, organisé en tant que
domaine d’activité de l’État, a été souvent regardé sous l’angle de
l’histoire des doctrines de restauration, sous l’angle de la théorie de
l’architecture, sous l’angle de la question de l’authenticité. C’est un
débat sur lequel il y a eu beaucoup de littérature (ne serait-ce que sur
Ruskin ou Viollet-le-Duc), mais ce n’est pas celui qui nous intéresse
aujourd’hui, puisque c’est plutôt l’histoire de ce que la société fait
de ses monuments, après qu’elle les a reconnus. Ce qu’il faudrait
interroger ici, c’est plutôt le moment de la naissance, celui qui fait
qu’une société désigne, s’invente, à un moment donné, un patrimoine.
Quelle est donc l’histoire qui aboutit, en France, à la notion de
monuments historiques ? Nous connaissons bien le moment de
cette naissance, mais comment rendre compte de sa « pré-histoire » ?
Il me semble que l’on rencontre à peu près partout des sortes de
« monuments de base », des monuments vernaculaires si l’on veut,
des monuments qui sont les signes d’une communauté, de son appro-
priation d’un territoire. Quelques-uns peuvent être parfaitement
mythiques : on m’a raconté, en Cerdagne, qu’il y a quelque part sur
une montagne, fixé à un rocher, « l’anneau où l’on accrochait les
bateaux quand autrefois s’y étendait la mer ». Il y a donc, j’en suis
convaincu, des objets qui matérialisent les rapports entre une commu-
POUR UNE HISTOIRE DES MONUMENTS HISTORIQUES 171

nauté quelle qu’elle soit et son espace, la manière de s’y mouvoir, de


se l’approprier, de se le représenter ; objets singuliers, ils participent
également à la définition collective de l’identité de la communauté.
Dès qu’on les cherche, on trouve beaucoup d’exemples de ces monu-
ments vernaculaires. Il me semble que l’identification de ces monu-
ments provient souvent, au départ, de ce que l’on peut imaginer être
un étonnement collectif vis-à-vis de certains types d’édifices étran-
gers à la culture commune, ou de certains ouvrages d’art qui parais-
sent extraordinaires. Pour donner un exemple, je citerai la ville de
Céret (Pyrénées-Orientales), qui possède un très beau pont, du
e
XIV siècle, appelé le Pont du Diable. En raison de son envergure
considérable, il paraît, dans la société rurale traditionnelle, impossible
que ce pont ait été construit par des humains, et donc il faut bien
que ce soit quelqu’un d’autre qui l’ait construit, en l’occurrence le
Diable. Le thème est bien connu : la commune de Céret, qui a lancé
une enquête auprès de tous les services départementaux de l’Archi-
tecture et du Patrimoine (SDAP) pour recenser les « ponts du diable »,
en a trouvé plus de cent, dont certains ouvrages du XIXe, et le phéno-
mène ne se limite pas à la France. Autre exemple du même genre,
toujours puisé dans le fonds folklorique le plus connu, celui du châ-
teau aux soixante-dix ou quatre-vingt-dix fenêtres, dont l’une ne cor-
respond à aucun lieu qu’on puisse atteindre de l’intérieur, la chambre
maudite où le châtelain damné poursuit une partie de cartes avec le
Diable : là il s’agit encore, je pense, à la source, de l’étonnement
qu’on put avoir dans les campagnes devant les façades classiques
des châteaux... De même, on peut remarquer que dans l’espace rural
traditionnel, beaucoup d’édifices ou de structures très anciens – des
mégalithes, ou des enceintes proto-historiques en pierres sèches –,
mais aussi plus récents – des fortifications de terre médiévales par
exemple – qui ne pouvaient être reliés à l’espace construit et vécu
de la communauté, sont rejetés dans un autre temps de l’histoire, et
attribués par exemple à la présence des musulmans. Beaucoup de
ces structures sont des « châteaux des Maures », des « cimetières des
Sarrasins », etc. En résumé, il me semble qu’à la base il y a une
relation nécessaire entre toute collectivité et son territoire, et une
appropriation de ce territoire qui passe par un certain nombre de
points ou d’objets précis sur lesquels est projeté quelque chose qui
relève de l’expérience collective, de l’identité et de la culture de
la communauté. D’une certaine manière, c’est cela la première
strate, ou le socle, si l’on veut, de notre idée des monuments et
du patrimoine.
172 O. POISSON

Dans le même ordre d’idées, je voudrais noter la présence diffuse en


Europe, en tout cas en Europe méditerranéenne, depuis la fin de
l’Empire romain, des vestiges architecturaux et urbains de cet empire.
Eux aussi pouvaient susciter cet étonnement premier devant quelque
chose de visiblement construit, présent physiquement, mais en même
temps étranger, inaccessible, inappropriable. Or, à mon avis, la pré-
sence des vestiges de l’Antiquité joue un rôle très important dans
l’histoire technique et artistique de l’Europe (et, d’ailleurs, dans l’his-
toire tout court), non seulement à l’époque moderne, mais dès le haut
Moyen Âge. Il est vraisemblable que les édifices ou les morceaux
d’édifices antiques aient acquis une valeur d’exemplarité, une valeur
symbolique, aient été l’objet en quelque sorte d’une « récupération »
idéologique ou politique, bien avant de se voir conférer le statut de
monument. Nous sommes là bien en amont, je le rappelle, de la
notion moderne de monuments historiques. Ce phénomène mériterait
d’être mieux étudié, car la Renaissance est loin d’être la seule époque
où l’on s’intéresse aux vestiges antiques, elle est loin d’être le
moment privilégié et unique où, tout d’un coup, on en prendrait
conscience. Il faut plutôt penser qu’on n’avait jamais, en fait,
vraiment perdu le contact avec ces monuments qui ponctuaient le
territoire, et qui le marquaient d’une sorte d’absence-présence
permanente. Je dis absence parce que ces édifices étaient véritable-
ment dépourvus de sens concret, immédiat : ces temples n’étaient
plus des temples, ces amphithéâtres n’étaient plus des amphithéâtres,
on n’y donnait plus de spectacles de gladiateurs, je ne sais même pas
si l’on avait la moindre mémoire de ces spectacles. Ils n’étaient pas,
ne pouvaient pas être insérés en tant que tels dans le fonctionnement
de la société. Mais en même temps ils avaient une présence physique
formidable, et aussi bien à l’époque carolingienne, aussi bien au
e
XII siècle, ils ont déjà été une référence dominante, sinon un modèle,
pour l’architecture moderne de ces temps-là.
J’en viens d’ailleurs à me demander si cette double qualité,
absence-présence, quand elle est exacerbée, n’est pas justement une
de celles qui permettent, à un moment donné, de changer le regard
sur un objet, de le regarder comme un patrimoine. Nous n’aurons
jamais le moindre témoignage là-dessus, mais peut-on imaginer, par
exemple, ce qui s’est passé effectivement aux derniers temps de
l’Empire romain, quand tout cet immense apparat architectural s’est
trouvé plus ou moins rapidement privé de sens alors que les représen-
tations collectives qui faisaient de ces édifices un espace hiérarchisé
et valorisé disparaissaient elles aussi ? Que s’est-il passé le jour où
POUR UNE HISTOIRE DES MONUMENTS HISTORIQUES 173

l’on a fermé les temples de la religion antique ? Ce sont des dates


que l’histoire a conservées, ce fut une décision politique, on peut
penser que sa mise en œuvre fut relativement rapide, et générale dans
tout l’Empire. De même, quand la dislocation technique et écono-
mique du monde romain a interrompu le fonctionnement des théâtres
et des amphithéâtres, que s’est-il passé à ce moment-là dans les per-
ceptions collectives ? Comment les communautés humaines se sont-
elles réorientées dans ce bouleversement ? Est-ce que ce n’est pas
dans ces événements qu’a pu naître le souci de cette référence à l’An-
tiquité qui traverse toute l’histoire de l’Europe ? Est-ce que ce n’est
pas dans cette sorte de frustration originelle qu’aurait pu naître ce
sentiment d’une valeur symbolique des restes de la romanité ?
Quelques indices pourraient en être analysés à travers la probléma-
tique des remplois, lorsque les dépouilles des monuments antiques
sont intégrées dans des constructions nouvelles. Il me paraît clair que
pour tous les remplois que l’on pratique au IVe, au VIe, au IXe ou au
e
XII siècle, il y a certainement une volonté de citation, d’appropria-
tion, et sans doute aussi de réactualisation, celle en tout cas de repro-
poser une lecture, de redonner une actualité à des éléments venus du
passé. Il nous faudrait alors constater, nous qui nous sommes auto-
proclamés inventeurs de la notion de monuments historiques, de
patrimoine, depuis cent cinquante ans, que toute l’histoire de l’archi-
tecture européenne a été sous-tendue depuis bien plus longtemps par
cette notion de patrimoine, qui serait comme un deuil, durant des
siècles, de la cohérence perdue de la civilisation urbaine romaine.

En élargissant encore un peu, ne pourrait-on pas, d’ailleurs, aller jus-


qu’à se demander si, en définitive, l’histoire du patrimoine ne serait
pas l’histoire des crises majeures dans l’appropriation collective de
l’espace ? Entre une société et son territoire, entre une communauté
et les points de repère qui constituent la représentation collective de
son territoire, quand les rapports changent brutalement, quand les
valeurs qui permettaient l’appropriation sont bouleversées tout à
coup, il se produit des crises qui obligent à de nouvelles lectures de
l’espace, à une « nouvelle donne » dont le patrimoine est une des
clés. Regardons, pour tester cette hypothèse, ce qui se passe au
moment de la Réforme et des guerres de Religion en France. Entre
1550 et 1580, on assiste, en particulier en Languedoc, à un véritable
« collapsus » du sens conféré aux édifices religieux. On sait bien
l’importance du maillage que forment à ce moment (comme plus
tard) les églises, chapelles et oratoires, qui sont sans doute les points
174 O. POISSON

de repère essentiels de l’appropriation collective du territoire. Or en


quelques mois au plus, en tout cas pour la zone des Cévennes et du
Bas-Languedoc, la Réforme renverse les valeurs. Ce fut un phéno-
mène extrêmement rapide, une traînée de poudre. Des évêques, des
chapitres entiers, prennent brusquement parti pour la Réforme.
D’autre part, dans le conflit militaire et social qui va suivre, il est
évident que les édifices religieux deviennent les enjeux de cette révo-
lution et de cet affrontement 1. Mes collègues chargés du recensement
des monuments historiques dans le Gard et la Lozère savent bien
que, dans ce territoire, et sans doute dans bien d’autres, il n’existe
pratiquement aucun édifice religieux du Moyen Âge intact. Pourtant,
alors que beaucoup de grands édifices ont été systématiquement
détruits (cathédrales de Mende, d’Uzès, de Nîmes, de Saint-Pons,
abbatiale de Saint-Gilles, etc.), d’autres, curieusement, furent sauvés
contre rançon : des communautés non réformées, mais militairement
envahies ou dominées par les protestants, réussirent ainsi à racheter
la survie de l’édifice majeur de leur cité. Ce fut le cas de la cathédrale
de Bazas, dans le Bordelais, ou de celle de Condom, dans le Gers.
Autre témoignage de l’importance de l’enjeu, on voit, au sortir de
ces époques troublées, au début du XVIIe siècle, se mettre en place
un processus de restauration (au sens actuel de ce mot) très impor-
tant. Un grand nombre d’édifices ont ainsi, au début du XVIIe siècle,
été restaurés dans leurs formes premières d’édifices médiévaux. J’ai
eu ainsi l’occasion, il y a quelques mois, d’examiner dans le Gard,
près de Bagnols-sur-Cèze, une église romane d’apparence tout à fait
romane, avec une abside semi-circulaire, une frise de dents d’engre-
nage, etc., et dont des indices matériels irréfutables démontraient
qu’elle avait été rebâtie vers 1620, « com’erà, dov’erà » pourrait-on
dire en paraphrasant la reconstruction du clocher de Saint-Marc de
Venise, comme elle était, où elle était avant les ravages des guerres
de Religion. Ce fut également le cas, mieux connu, de la cathédrale
de Valence.

1. J’espère ne pas choquer en évoquant à ce propos la situation dont François


Chaslin a rendu compte, à propos de l’ex-Yougoslavie, aux derniers Entretiens
du Patrimoine (Chaslin 1997). Un des aspects de ces guerres civiles, c’est celui
du sens donné à la présence de certains édifices comme marquage du territoire,
comme signe manifeste de l’appropriation collective de celui-ci par une commu-
nauté ; entre communautés rivales sur un même sol, la guerre se mène justement
contre cette appropriation, et la destruction des édifices en est bien évidemment
un enjeu, l’une des marques de la victoire.
POUR UNE HISTOIRE DES MONUMENTS HISTORIQUES 175

Mais, quoi qu’il en soit, la grande crise, celle qui va fonder notre
notion moderne de patrimoine, une des crises majeures, dans l’his-
toire de l’appropriation d’un territoire par une société, est la Révolu-
tion française. Au moment de la Révolution française, la vacance des
édifices religieux va être totale : avec la nationalisation des biens du
clergé, on a mis à bas en quelques jours, en quelques mois à peine,
un système séculaire, et qui concernait la totalité des espaces du terri-
toire français. Je crois que l’on a beaucoup de mal à prendre la
mesure de ce qu’a été ce bouleversement absolument général, auquel
aucune ville, aucun village, n’a pu échapper, qui a concerné le terri-
toire et la société tout entiers. On a également du mal à se représenter
le maillage extraordinairement dense d’institutions religieuses, de
couvents en particulier, qui dominaient l’espace urbain et rural. Dans
toute la France, à cette époque, sont encore présentes toutes les
strates superposées de l’histoire du mouvement monastique, le vieux
fonds bénédictin, les cisterciens, les ordres mendiants du XIIe et du
e
XIV siècle, avec les scissions et les réformes successives, les apports
nouveaux après la Réforme, les Jésuites... En détruisant tout ce sys-
tème, en incorporant à l’État les biens de toutes ces familles reli-
gieuses, on interrompait de manière radicale tout un ensemble de
relations, qu’il s’agisse de relations concrètes de dépendance écono-
mique ou politique, ou de relations plus diffuses, liées au prestige ou
à la représentation que l’on avait de ces institutions. En outre, la
présence de ces édifices caractérisait le paysage. Ils étaient souvent
imposants : grandes nefs gothiques, tours, clochers – nos villes sont
« plates » aujourd’hui si on les compare à l’Ancien Régime –,
cloîtres, enceintes, édifices ornés... et leur présence ne pouvait pas
ne pas être constitutive de la représentation qu’avait la collectivité
tout entière de son espace et de son territoire. Et tout fut privé de
sens dans un espace de temps très court, et partout, et rien n’y
échappa. C’est, à mon avis, une des réelles révolutions qui ont eu
lieu au moment de la Révolution, une remise en cause radicale de la
perception que pouvaient avoir les Français de leur territoire. Et c’est
essentiellement cette révolution-là qui allait aboutir, par un processus
assez lent, en une trentaine d’années, à l’idée moderne de monuments
historiques, proposant une nouvelle perception collective du territoire,
une nouvelle clé de lecture des points de repères. Les enjeux écono-
miques jouent un rôle de premier plan dans ce phénomène. Cette
population immense d’édifices vidés en quelques jours, et qui seront
bientôt vendus, pose une question, toujours la même : qu’est-ce qu’on
peut en faire ? A quoi peuvent-ils servir ? C’est une question qui
176 O. POISSON

n’est pas posée sous l’angle idéologique, même pas, sans doute, sous
l’angle du vandalisme stigmatisé par Grégoire, mais bien plutôt sous
l’angle économique, d’autant plus qu’en vendant séparément les éta-
blissements religieux et leurs patrimoines fonciers, on a dissocié les
édifices des revenus qui permettaient de les entretenir. Alors, une
fois qu’on a transformé une église en halle ou en marché, une fois
qu’on a mis une prison ou une caserne dans un couvent ou deux,
que peut-on faire des six ou huit, ou plus, qui restent encore dans
chaque ville ? Or, dans l’économie de la société préindustrielle, la
valeur des matériaux qui composent un édifice est importante, et la
récupération, c’est-à-dire la démolition pour le remploi des maté-
riaux, est une opération rentable économiquement. Il s’ensuivra, dans
toutes les villes françaises, sans exception, une très large campagne
de destruction d’édifices religieux, moins liée à une quelconque idéo-
logie du « vandalisme » qu’à des enjeux financiers.
Il ne s’agit plus seulement ici de perte de sens, mais bien d’une
transformation physique du paysage bâti lui-même, dans lequel va
s’installer un élément-point de repère nouveau, la ruine. Ruine, parce
que la récupération des matériaux est progressive, que les grands édi-
fices qu’on abat sont, pourrait-on dire, vendus au détail. Le plus pré-
cieux, le plus mobile (matériaux de couverture en particulier) part en
premier, mais pour la récupération de la pierre, on ne démolit qu’au
fur et à mesure des besoins, et ainsi les édifices entrent dans une
sorte de longue agonie, perdant année après année tours, travées, cha-
pelles. Le plus spectaculaire exemple à citer est sans doute la dispari-
tion progressive de l’abbatiale de Cluny, la plus grande église de la
chrétienté, étalée sur une vingtaine d’années. Dans sa préface au
Génie du Christianisme (1802), Chateaubriand caractérise ainsi l’am-
biance de son temps : « Partout l’on voyait des restes d’églises ou de
monastères que l’on achevait de démolir ; c’était même devenu
comme un amusement que d’aller se promener dans ces ruines. »
Cette phrase caractérise d’un trait la nouvelle réalité du paysage bâti
à l’orée du XIXe siècle. Elle décrit aussi de nouveaux comportements
collectifs, que Chateaubriand nous laisse entrevoir, un peu rêveurs et
nostalgiques, bientôt romantiques.
Mais pour qu’une relecture soit possible, il était nécessaire
qu’elle soit collective. Si les écrivains ou les artistes ont joué un
certain rôle dans cette réappropriation par la société dans son
ensemble du paysage ainsi transformé, ce qui fut plus déterminant
encore fut la coïncidence, par un hasard sans doute de l’histoire des
techniques, avec une innovation décisive qui allait permettre la multi-
POUR UNE HISTOIRE DES MONUMENTS HISTORIQUES 177

plication et la diffusion des images de toute sorte : la lithographie.


Inventée en 1796, elle ne se répand en France, à cause du Blocus
continental, qu’à la fin de l’Empire, en 1815-1816. Elle va littérale-
ment mettre en scène et diffuser cet « amusement d’aller se promener
dans les ruines » pour reprendre l’expression de Chateaubriand. Et
c’est par l’image, je crois, que s’installe une perception vraiment col-
lective du nouveau paysage. Beaucoup de ces images largement dif-
fusées proposent en effet une vision du paysage : ce sont les
innombrables voyages pittoresques, dont le sujet même est la plupart
du temps un voyage monumental. Mais il ne s’agit pas de n’importe
quels monuments : ce sont l’église un peu ruinée, le château dont
les tours découronnées accueillent les corneilles, bref, une imagerie
récurrente des monuments déchus. Ce territoire parsemé de ruines,
d’édifices religieux récupérés ou mutilés, d’enceintes abattues,
devient l’objet d’une lecture qui se veut historique, désignant les édi-
fices du passé comme témoignages de l’histoire, comme monuments
historiques. La monarchie de Juillet entend en effet dépasser les cli-
vages idéologiques de la Révolution et de l’Empire, gommer la
double lecture antagoniste du même territoire, révélant pour les uns
les témoins manifestes du martyre subi par la noblesse et l’Église,
traduisant pour les autres la juste inscription spatiale de l’abolition
des privilèges. Le meilleur emblème de cette attitude nouvelle est
Versailles, transformé en musée dédié « à toutes les gloires de la
France » (dédicace placée sur la façade), devenu patrimoine commun
à la collectivité tout entière. C’est en 1830 que l’État, énonçant clai-
rement la notion de Monument historique comme un domaine de son
action, nomme le premier inspecteur général, Ludovic Vitet. Mais
cette mutation, cette nouvelle lecture des édifices comme témoins de
l’histoire nationale, se produit aussi à la faveur d’un changement de
valeurs esthétiques. Assez paradoxalement, sur le plan idéologique et
esthétique, la Révolution et l’Empire sont dans le droit fil de la fin
du XVIIIe siècle pour lequel la référence à l’Antiquité est absolument
exclusive. Cette culture imprègne profondément les élites intellec-
tuelles et administratives, et l’on voit bien, par exemple sous l’Em-
pire, qu’elle est un véritable « filtre » au travers duquel on juge et
on décide. C’est sous l’Empire que l’on continue de démolir l’abbaye
de Cluny, bien que quelques voix s’élèvent pour plaider en faveur
de sa préservation : il ne s’agit en effet que d’un monument « bar-
bare » du Moyen Âge ne méritant pas la considération accordée offi-
ciellement à ceux de l’Antiquité. Il faut attendre la défaite militaire
et l’effondrement de l’Empire pour que s’amorce un changement.
178 O. POISSON

Comme privé de ses bases, le goût néo-classique perd son hégémo-


nie, et la France médiévale émerge dans les références communes,
une fois évanoui le rêve néo-antique et impérial. Nous pouvons
presque saisir le moment où s’opère ce basculement, qui coïncide
avec la défaite de 1814 et la fermeture du musée Napoléon, soit le
Louvre, où s’étaient accumulées les œuvres d’art majeures de toute
l’Europe, saisies ou exigées depuis les guerres de la Révolution.

L’histoire des Monuments historiques depuis leur institution a déjà


été largement abordée, mais bien des pistes de recherche sont encore
aujourd’hui inexplorées. Je voudrais, pour terminer, en évoquer
quelques-unes.
L’une des premières concerne l’histoire des restaurations. Pour
le XIXe siècle, la définition de Viollet-le-Duc est remarquablement
claire : « Restaurer un édifice, ce n’est pas l’entretenir, le réparer ou
le refaire, c’est le rétablir dans un état complet qui peut n’avoir
jamais existé dans le passé. » Je souligne en passant que, si Viollet-
le-Duc est le rédacteur de cette définition, il n’est pas pour autant le
théoricien de ces pratiques de restauration dont on comprend bien
l’origine dans les « restaurations » néo-classiques des monuments
antiques. A bien des égards, dans sa carrière, et malgré bien des
ambiguïtés, il se montre respectueux de l’intégrité des monuments.
Dans cette conception, la valeur du monument restauré n’est que
celle de sa forme architecturale parfaite ; on comprend bien que cette
valeur s’oppose à celle de la fonctionnalité, de l’utilité, au nom de
laquelle on peut « entretenir, réparer, ou refaire ». L’Ancien Régime
conservait ou restaurait les fonctions, le XIXe siècle restaure les
formes, les types, les styles. De nos jours, car c’est une histoire à
poursuivre, maintenant que le XXe siècle est presque achevé, il semble
que l’on ait abandonné cette primauté de la forme, pour accorder
notre intérêt à la substance, à la matière dont se composent nos
monuments.
L’histoire des restaurations est certes importante pour
comprendre l’histoire du patrimoine, mais d’autres aspects mérite-
raient aussi d’être examinés, qui ont été à peu près complètement
négligés jusqu’ici. C’est le cas de l’histoire des responsabilités à
l’égard des monuments : qui les identifie, qui agit, qui paye ? A qui
appartiennent les monuments historiques ? On a souvent remarqué
que, si les premières listes de monuments identifiés apparaissent dès
1840, il n’y a de statut légal, de législation spécifique, qu’en 1887.
On a commencé par agir, avant de fixer le cadre dans lequel on
POUR UNE HISTOIRE DES MONUMENTS HISTORIQUES 179

agissait. L’histoire du financement n’a également jamais été esquis-


sée. J’ai, en ce qui me concerne, l’impression que les dossiers d’ar-
chives sont remplis de conflits portant sur le financement des
restaurations, de cas où l’on voit les communes propriétaires refuser
de participer, disant à l’État : « Vous l’avez classé, il est à vous,
débrouillez-vous », de situations allant parfois jusqu’à l’impasse, jus-
qu’à l’effondrement de l’édifice dépourvu de soins, comme ce fut le
cas du clocher roman d’Arles-sur-Tech en 1921.
Il y aurait aussi à faire une histoire de l’usage du patrimoine,
celle des monuments « vivants » encore en usage, ou bien « morts »
et que l’on se contente de conserver, une histoire des monuments et
des publics, de l’ouverture aux visites, du succès des monuments.
Un autre thème, plus spécifique du XXe siècle, serait l’histoire de
l’élargissement de la notion de patrimoine. Vers 1830, les Monu-
ments historiques sont une liste limitée – monuments antiques ou
principaux vestiges du tissu médiéval, religieux ou féodal – puis
l’élargissement se met en route, gagne des époques plus tardives, des
typologies plus larges, des édifices civils, urbains, des époques de
plus en plus proches de nous, jusqu’au patrimoine du XXe siècle, au
patrimoine industriel. Il est d’ailleurs à noter que le patrimoine rural
s’intègre encore mal à cet élargissement. On peut se demander s’il
ne faut pas y voir une sorte d’habitude de la monumentalité, qui
pousserait à prendre plus facilement en compte une grande nef en
béton qu’une bicoque en apparence mal fichue au détour d’un che-
min. Il reste aussi à faire, en prolongement, une histoire des attitudes
collectives à l’égard du ou des patrimoines...

Autant de pistes pour une histoire qui reste à faire, et que je crois
d’autant plus nécessaire qu’il s’agit d’un service installé au cœur de
l’État depuis plus de cent soixante ans, avec une apparence d’immuabi-
lité, alors qu’en fait les rapports de son objet même – le patrimoine –
avec la société ont considérablement varié dans le temps, justifiant
d’ailleurs les regards anthropologiques qui font l’objet de cet ouvrage.

Bibliographie
Chaslin, Fr. 1997. « Patrimoine yougoslave et purification ethnique », in J. Le
Goff (dir.), Patrimoine et passions identitaires. Actes des Entretiens du
Patrimoine, Théâtre national de Chaillot, Paris, les 6, 7 et 8 janvier
1997, Paris, Fayard/Éd. du Patrimoine, p. 337-347.
Jean-Michel Leniaud
Voyage au centre du patrimoine

L’utopie française (Leniaud 1992) s’était fixé entre autres objectifs


d’expliciter le mécanisme d’incorporation d’une œuvre, matérielle ou
non, au sein du patrimoine, ce qu’on a appelé la patrimonialisation.
J’avais alors insisté sur le rôle de ceux qui participent à cette opéra-
tion et fait observer que ce qu’on désignait par l’expression « nou-
veau patrimoine » ne résultait pas d’une conscience nouvelle, mais
de l’apparition de nouveaux médiateurs, associatifs, élus, provin-
ciaux, au détriment des habituels professionnels, les fonctionnaires
spécialisés. Qu’en somme, ce qui était nouveau dans les « nouveaux »
patrimoines n’était rien d’autre que leur prise en compte, pratique-
ment sans précédent, par les institutions patrimoniales.

Un bilan provisoire
Bientôt, ces dernières en vinrent à craindre l’inflation patrimoniale,
l’insuffisance des ressources budgétaires, la muséification du pays.
Cette inquiétude ne rendait pas compte de la réalité, car la France se
montre, par rapport à ses voisins européens, insuffisamment protégée,
mais exprimait un conflit de pouvoir entre les médiateurs institution-
nels et ceux qui émanent du corps social : comme l’exprimait déjà
Guizot dès la création du service des Monuments Historiques au
début de la monarchie de Juillet, le rôle de l’État consiste autant à
protéger ce qui le mérite qu’à empêcher que ne le soit ce qui, à ses
yeux, ne justifie pas de l’être. Au sein de l’État, autodésigné comme
régulateur des protections, le médiateur institutionnel intervient de ce
fait autant comme partie que comme arbitre.
En 1992, je m’étais félicité de la prolifération des nouveaux
médiateurs et des nouvelles prises de conscience patrimoniale qu’ils
ont suscitées, pensant que, quelle que fût la particularité de l’objet
182 J.-M. LENIAUD

qui en bénéficiait, l’essentiel consistait à favoriser l’intérêt pour le


passé et que cet intérêt pour les passés particuliers pourrait progressi-
vement conduire vers des sujets plus universels. Car j’exprimais aussi
qu’entre autres finalités, on devait assigner au patrimoine celle de
participer à l’unité du corps social.
J’avais, à cette époque, insuffisamment tenu compte d’une ques-
tion : les caractéristiques du corps social. En insistant sur le rôle de
l’État, j’en restais à la logique propre du ministère de la Culture,
logique étatiste, qui déconcentre pour ne pas décentraliser, et m’ins-
crivais de ce fait dans le courant qui, depuis la Révolution en passant
par la République des années 1880, a insisté sur l’unification au détri-
ment du respect de la diversité. Je le regrette aujourd’hui : on ne
peut, en effet, regarder qu’avec méfiance les tentatives de définition
de religion civique et avec inquiétude le dessein d’incorporer le patri-
moine au sein de celle-ci. La patrimonialisation d’État n’est pas inno-
cente : sous couleur de science, elle est toujours susceptible de créer
un unanimisme factice en contradiction possible avec la société.
J’avais donc corrigé mon point de vue dès 1993 en insistant dès lors
sur le droit à la mémoire, sur la diversité des identités et des histoires
liées aux « lieux », pour reprendre l’expression désormais consacrée
(Leniaud 1993). De cette diversité des histoires, j’ai fourni un
exemple caractéristique : le destin de l’abbatiale de Saint-Denis aux
e e
XIX et XX siècles, dont j’ai retracé les heurs et les malheurs depuis
la destruction de la nécropole royale pendant la Révolution jusqu’aux
conflits entre affectation culturelle et usage patrimonial, en passant
par les réalisations de Napoléon Ier, Louis XVIII, Louis-Philippe et
Napoléon III (Leniaud 1996). A quel titre omettre l’une ou la totalité
de ces strates au profit de l’Ancien Régime, de Saint Louis ou des
Mérovingiens ?
Il m’apparaissait de plus en plus clairement que, parmi les fac-
teurs à prendre en compte dans le processus d’incorporation d’une
œuvre au patrimoine, le comportement à son égard du groupe social
au cadre de vie duquel elle participe devait être considéré comme
essentiel. Christian Bromberger (1996) a cru devoir ultérieurement
condamner cette hypothèse de travail comme une manifestation de
« populisme méthodologique » et préconiser en substitution une épis-
témologie fondée sur une stricte taxinomie. Sans doute a-t-il raison
de rappeler que toute démarche scientifique se doit de répondre à des
critères externes que formulent et manient des spécialistes extérieurs
au champ de l’étude. Mais il commet probablement une grave erreur
en employant dans la discussion patrimoniale qui nous préoccupe un
VOYAGE AU CENTRE DU PATRIMOINE 183

de ces mots que véhiculent davantage les idéologies politiques que


les savants ; mot qui se trouve aujourd’hui frappé intrinsèquement
d’un interdit péjoratif. A vrai dire, on peut se demander pourquoi cet
ethnologue croit devoir laisser suggérer que l’intérêt que la popula-
tion prend au patrimoine, ainsi que le fait de valoriser cet intérêt,
aurait quelque chose à voir avec un comportement politique que,
disons-le clairement, la gauche française assimile à une forme de
fascisme rampant.
Pour ma part, j’estime, au contraire, que, peut-être plus encore
que les typologies qui servent à élaborer des sélections savantes, l’in-
térêt ou, à l’inverse, le sentiment de rejet qu’exprime ce groupe à
l’égard de l’œuvre considérée devrait se ranger au nombre de toutes
les premières études du médiateur institutionnel. J’ai donc suggéré
que l’on entreprenne des enquêtes ethnologiques à l’occasion des
classements parmi les monuments historiques qui permettraient
d’apprécier les mobiles conscients ou non qui dictent à une popula-
tion leur comportement à l’égard des œuvres (Leniaud 1994). Reste
aux ethnologues à définir leurs propres méthodes à cette fin : dès
1987, un article de la revue Terrain les incitait à agir en ce sens
(Ollivier 1987).
Remettre en évidence, à côté de celle des acteurs institutionnels,
l’action des populations dans la définition du patrimoine, voici désor-
mais un objectif de recherche dont la fécondité paraît sûre. On ne
peut plus se contenter d’une histoire périodisée en trois phases : la
prise de conscience révolutionnaire, l’œuvre fondatrice de Guizot, le
vote de la loi de 1913. En dehors de son caractère intégralement
franco-français, cette histoire-là s’en tient aux institutions et confond
l’histoire du patrimoine avec celle de sa socialisation, voire de sa
collectivisation telle qu’elle découle des nationalisations révolution-
naires. L’historien aujourd’hui, tout en attendant avec impatience une
explication institutionnelle, juridique et administrative des événe-
ments qui ont affecté depuis 1830 le service des Monuments Histo-
riques 1, doit aussi se fixer de nouvelles ambitions et chercher à
comprendre la formation de la conscience patrimoniale.

1. Un sujet de thèse vient d’être déposé sur ce sujet à l’École pratique des hautes
études sous ma direction.
184 J.-M. LENIAUD

Inquiétudes méthodologiques
On n’a pas fini d’explorer le contenu du concept de Patrimoine.
L’emploi du terme, au sens où nous l’entendons ici, paraît relative-
ment récent et se généralise dans les années 1970. Encore que cette
naissance tardive ne paraisse pas assurée : on trouve déjà sous la
plume de Guizot en 1823 l’usage du mot pour désigner le patrimoine
collectif ; mieux encore, sous celle de Puthod de Maisonrouge dès
1790. Il faudrait interroger le droit médiéval et le droit romain : on
y découvrirait de précieuses indications.
Sur le concept lui-même, on ne peut que constater qu’il ne cesse
d’évoluer, qu’il constitue une notion « en voie de formation », comme
disent les juristes. Avant d’essayer d’en entreprendre l’histoire, notons
en premier lieu qu’il ne peut être limité aux nouvelles sciences
humaines – c’est devenu clair aujourd’hui. Le patrimoine, en effet,
n’englobe pas seulement les œuvres de l’homme, mais celles de la
nature : l’environnement, considéré sous l’angle de la géographie phy-
sique et des sciences naturelles, en fait partie et les évolutions qui
l’affectent, les modifications, voire les destructions, influent sur les
sociétés et sur les comportements collectifs. De son côté, la biologie,
animale et humaine, pose le principe de l’hérédité comme antérieur à
celui de l’héritage. Ainsi, les sciences exactes, en intégrant au patri-
moine les données naturelles et génétiques, soulèvent la question de leur
articulation avec le patrimoine culturel. A cette question, le XIXe siècle
positiviste avait répondu en mettant en évidence cette trilogie que
Taine avait formulée mieux qu’un autre, en reliant milieu, race et
moment. Quelle que soit l’obsolescence de ce type d’interprétation, le
défi reste entier : comment articuler, sans tomber dans un positivisme
déterministe, ce triple faisceau de données, nature, génétique et culture ?
Ce constat fait du caractère englobant du concept de patrimoine,
il n’en reste pas moins qu’il paraît difficile d’en faire l’histoire. Je
propose qu’on adopte ici la méthode « rétrospective » qu’emploient
fréquemment les historiens du droit : retrouver, éventuellement
désignés sous un autre nom, les premières traces, les antécédents, les
embryons de paradigme d’une notion qui s’est ultérieurement consti-
tuée. Comment, par exemple, en partant du concept d’établissement
public, en retrouver l’origine dans la personne de mainmorte ecclé-
siastique (abbaye, chapitre, etc.) sous l’Ancien Régime ? Sous cet
angle, le risque d’anachronisme est faible et sans commune mesure
avec la fécondité d’une démarche qui permet de lier à travers le
temps des faits apparemment disjoints.
VOYAGE AU CENTRE DU PATRIMOINE 185

Mais pour ce faire, encore faut-il que la notion dont la « pré-


histoire » est mise à l’étude possède des caractéristiques précises, car
ce sont les indices de celle-ci que l’analyse historique s’emploiera à
mettre en évidence. Or, si, pour reprendre le précédent exemple, les
critères de l’établissement public sont aujourd’hui aisément identi-
fiables, il n’en va pas de même du Patrimoine, puisque celui-ci ne
possède pas de signification clairement formée. Quels critères privilé-
gier dès lors pour le reconnaître à coup sûr ?
En observant la situation actuelle, on établira l’hypothèse que le
concept de patrimoine peut s’articuler autour de quatre rubriques. La
première concerne le contenu : quelles sont les œuvres qui, selon les
époques, ont été jugées dignes d’être conservées ? Quelle est la
nature de ces œuvres, matérielles ou non, artistiques ou non ? La
deuxième touche aux motivations qui conduisent à accepter le passé
ou à le rejeter. La troisième s’intéresse aux modalités de conservation
et de transmission. La quatrième, enfin, regroupe les différents modes
d’usages, scientifique, touristique, utilitaire, etc. Bref, l’idéal serait
de s’astreindre à construire une sorte de système qui articulerait
toutes les acceptions qui peuvent être données au mot patrimoine
selon qu’on est anthropologue, sociologue, ethnologue, historien des
sociétés, des lettres ou des arts, conservateur. Puis de projeter ce
système dans le passé pour en trouver quelques traces et vérifier ainsi
la présence de fragments de conscience patrimoniale dans des
sociétés largement antérieures à la nôtre.

A titre d’exemple : interroger l’Antiquité


J’ai proposé, dans un texte publié en 1997 dans l’Encyclopaedia uni-
versalis sous le titre « Patrimoine », d’explorer quelques pistes du
côté de l’Antiquité. Textes et données archéologiques autorisent à
mettre l’accent sur le lien qui unit filiation, culte des morts et héritage
– qu’il s’agisse d’une filiation charnelle ou, comme c’est le cas des
sociétés issues du christianisme, d’une filiation spirituelle. Voyons-
y la manifestation, probablement la plus ancienne, de la conscience
patrimoniale. On peut y associer la transmission du nom, peut-être
du blason, en tout cas de la maison et formuler l’hypothèse qu’en
matière de transmission, le patrimoine est intrinsèquement lié à la
légitimité, qu’il constitue une preuve et une manifestation de cette
légitimité.
186 J.-M. LENIAUD

Si le patrimoine sert à démontrer la légitimité de la transmission,


si, en d’autres termes, il s’apprécie comme monument de cette légiti-
mité, c’est de celle-ci que relève son existence matérielle. C’est elle
qui va provoquer les opérations de tri et de désignification des
œuvres ; procéder à l’assomption, à la relégation, voire à la destruc-
tion de celles-ci ; ou encore en assurer avec négligence la conserva-
tion si elle ne se sent pas socialement ou politiquement mise en
cause.
Sous l’angle de ce qui vient d’être proposé, on appréciera de
façon nouvelle le fait que l’Ancien Régime ne s’est guère soucié de
formuler une politique patrimoniale au sens où on l’a entendu depuis
la Révolution française. Ce fait, en vérité, n’est guère contestable :
quels que soient les efforts entrepris au XVIe siècle par la Monarchie
en faveur des antiquités nîmoises ou les résultats de sa politique d’ac-
quisition de collections au profit de la Bibliothèque royale, il n’en
reste pas moins que les Valois et les Bourbons ont laissé et fait
détruire nombre d’édifices dont on regrette aujourd’hui la disparition.
On a cru voir là la preuve que la conscience patrimoniale était née
avec le XIXe siècle et, plus précisément, avec la Révolution : admet-
tons plutôt que dans un système politique et social fondé sur la légiti-
mité et dans un contexte où cette légitimité semblait incontestable,
la conservation du passé ne pouvait pas apparaître comme un souci
prioritaire. Pour reprendre la question sous l’angle de la filiation et
du culte des morts, observons que les Bourbons ne se sont préoccupés
de monumentaliser leur nécropole à Saint-Denis qu’à la fin du
règne de Louis XVI ; comme si auparavant la démarche paraissait
superflue.
Dans le même texte publié dans l’Encyclopaedia universalis, j’ai
également voulu faire observer que nombre de pratiques patrimo-
niales qui nous paraissent l’apanage de notre propre contemporanéité
existaient déjà pendant l’Antiquité. Ce n’est pas seulement aux
fouilles archéologiques, dont on trouve mention ici ou là dans les
textes, que je souhaite faire allusion, mais à la toute première liste
de « classement » du « patrimoine mondial » : les sept Merveilles du
monde – dont l’énumération apparaît en germe au Ve siècle avant
Jésus-Christ dans les Histoires d’Hérodote – expriment l’effort
d’Alexandre le Grand pour unir culturellement le monde barbare et
le monde grec, l’Europe et l’Asie. La définition de cette liste met en
outre en évidence « l’archéologie » des pratiques touristiques dans
le monde méditerranéen d’alors. Certaines cités, comme Athènes au
e
II siècle après Jésus-Christ, vont se spécialiser dans des fonctions
VOYAGE AU CENTRE DU PATRIMOINE 187

muséales ; d’autres, au contraire, telle Corinthe, semblent être perçues


par les voyageurs comme se consacrant avant tout aux activités de
commerce et d’industrie.
On note encore, dès l’Antiquité, des pratiques de restauration
monumentale : l’empereur Septime Sévère, par exemple, fait restaurer
celui des colosses de Memnon qui s’était fissuré à la suite d’un trem-
blement de terre. Nombre de visiteurs avaient jusqu’alors admiré le
prodige par lequel la statue, grâce à ses fissures et sous l’action d’un
phénomène physique mal déterminé, rendait le son de la voix
humaine. Une fois restauré, le colosse ne chanta plus et les voyageurs
durent aller chercher ailleurs d’autres pierres parlantes.
Enfin, les textes de l’Antiquité fourmillent d’indications sur le
commerce des œuvres d’art, l’activité des collectionneurs, le travail
des restaurateurs. On voit également les empereurs romains engager
l’autorité de l’État en faveur de la conservation des choses du passé,
mettre en place au début du Ier siècle après Jésus-Christ un dispositif
d’amendes pour préserver les villes italiennes de la spéculation fon-
cière et empêcher la destruction des monuments publics et de l’habi-
tat privé. De telles dispositions se multiplient sous la menace barbare,
lorsque des villes se vident progressivement de leurs habitants. On
note encore que les empereurs byzantins prescrivent des mesures
d’incitations fiscales pour encourager les « fouilleurs » occasionnels
à céder leurs découvertes à l’État.

De cette rapide évocation de l’Antiquité, on tire la conclusion qu’y


sont présentés les principaux aspects de ce qu’on appelle aujourd’hui
patrimoine : contenu historique, artistique, intellectuel, etc. ; motiva-
tions de conservation publiques et privées, religieuses, politiques et
civiles ; modalités de conservation et de sélection, qui peuvent être
définies et mises en œuvre par des mains privées comme par des
autorités politiques et religieuses. On pourrait poursuivre des analyses
complémentaires sur les collections, les collectionneurs et le marché
de l’art : elles mettraient en évidence, plus particulièrement du côté
du patrimoine mobilier, que les attitudes patrimoniales ne sont pas
récentes. Reste à perfectionner le système d’interrogations et à
l’étendre aux époques ultérieures : on disposerait alors de la première
histoire du patrimoine.
188 J.-M. LENIAUD

Bibliographie
Bromberger, Chr. 1996. « Ethnologies, patrimoine, identités. Y a-t-il une spé-
cificité de la situation française ? », in D. Fabre (dir.), L’Europe entre
cultures et nations. Actes du colloque de Tours, décembre 1993, Paris,
ministère de la Culture/Éd. de la Maison des sciences de l’homme.
Leniaud, J.-M. 1992. L’utopie française. Essai sur le patrimoine, Paris,
Mengès.
– 1993. « Le droit à la mémoire », Le Magazine littéraire, no 307, p. 40-47.
– 1994. « État, nation, patrimoine », Revue administrative, no 272,
p. 154-155.
– 1996. Saint-Denis de 1760 à nos jours, Paris, Gallimard.
Ollivier, E. 1987. « Les monuments historiques demain... », Terrain, no 9 :
« Habiter la maison », p. 124-127.
Christian Jacquelin et André Signoles
Préserver l’usage social du monument
Les arènes de bouvine

Le terme « bouvine » est la francisation de l’occitan bouvino qui


signifie espèce bovine et par extension métaphorique l’ensemble du
milieu taurin (raseteurs, manadiers, gardians, afeciounados) et l’aire
géographique de son élevage et des jeux taurins qui l’entourent. « Le
pays de bouvine » qui correspond à la Petite Camargue, – c’est-à-
dire l’est de l’Hérault et le sud du département du Gard – est marqué
par un véritable culte du taureau, la fé di biou, au point que des
taureaux vedettes – comme le célèbre « Sanglier » au Cailar – ont
été statufiés de leur vivant et enterrés dans des tombeaux ornés.
Contrairement à la corrida, d’origine andalouse, où le torero est
la vedette, ici le taureau est le héros. Il n’y a pas de mise à mort
dans la course camarguaise, sorte de corrida inversée, mais un jeu
avec l’animal consistant à enlever au cours du raset (rencontre en
pleine course avec le taureau) la cocarde et les attributs placés entre
les cornes du taureau au moyen d’un crochet.

Dans cette région du Bas-Languedoc oriental, chaque village ou


presque possède des arènes traditionnellement implantées sur la place
centrale. C’est là qu’étaient autrefois rassemblées et mises bout à
bout les charrettes des villageois délimitant ainsi une piste de fortune,
le « bouau », dans laquelle évoluaient taureaux et raseteurs amateurs.
Peu à peu, la tauromachie camarguaise se formalisant et se codifiant,
des arènes ont été construites au début du XXe siècle pour les unes,
dans les années 1930 ou 1950 pour les autres. Plus ou moins maçon-
nées, constituées généralement de tubulures et de planches qui en
assurent la structure, elles n’ont qu’une esthétique fonctionnelle, mais
leur emplacement dans le cœur du village, la forme irrégulière de
leur piste, l’ombre des platanes, la proximité des cafés font de cet
endroit consacré à la course un lieu de sociabilité, d’échanges, de
vie. Ainsi à Marsillargues (Hérault) et à Saint-Laurent-d’Aigouze
(Gard), la grand-place est équipée d’une piste de jeu et de gradins
190 C. JACQUELIN, A. SIGNOLES

encadrés par des cafés et des bâtiments publics (mairie, église inscrite
à l’inventaire supplémentaire des Monuments Historiques, château
classé monument historique).
Lorsqu’il n’y a pas de course, ces arènes sont ouvertes aux
badauds et autres joueurs de pétanque ; au fil du quotidien, les adoles-
cents s’y rencontrent et les enfants peuvent s’y adonner à leurs jeux
favoris en toute turbulence... Manifestement, l’infrastructure tauroma-
chique ne nuit pas à la fonctionnalité habituelle d’une place
publique : il semblerait même qu’elle en renforce le dynamisme en
valorisant, à l’instar de l’agora, la représentation de la vie collective.

Devant la menace – déjà mise à exécution dans certains cas – de


déplacement des arènes à l’extérieur des villages, mettant en péril le
caractère convivial des courses (et à court terme la course elle-même)
voire la sociabilité des villages, la direction régionale des Affaires
culturelles du Languedoc-Roussillon (services Monuments Histo-
riques et Ethnologie) a confié à Frédéric Saumade, ethnologue spé-
cialiste des pratiques tauromachiques, une étude sur « les arènes et
lieux de bouvine en Languedoc » en vue d’une protection. Le cher-
cheur a recensé pas moins de soixante-six arènes en activité sur les
seuls départements du Gard et de l’Hérault, ce qui est assez révélateur
de l’importance du phénomène.
Alors que les arènes de la corrida sont toujours circulaires, il
est frappant de constater l’absolue hétérogénéité des divers modèles
architectoniques des arènes de bouvine ; cette malléabilité formelle
est liée à la structure des différentes places publiques où elles sont
la plupart du temps installées. Celle-ci peut varier du rectangle au
losange en passant par l’ovale allongé, le carré, l’hexagone, l’octo-
gone voire le « patatoïde ». Les « bonnes pistes », dit-on, doivent
avoir des angles ou des coins. A cet endroit, les connaisseurs et les
professionnels de la bouvino développent d’ailleurs un système de
valeurs assez riche et complexe, selon lequel la morphologie de
chaque piste aurait des propriétés influant sur le déroulement de la
performance tauromachique : par exemple, ils disent que les arènes
de Marsillargues sont « bonnes pour les taureaux », que celles de
Beaucaire sont « difficiles pour les bêtes parce que les raseteurs sont
avantagés par la disposition des équipements de sécurité dans la
contrepiste », que celles du Cailar sont « faites pour les taureaux
jeunes », etc. Ici, la variabilité des espaces de jeu fait partie intégrante
des savoirs et pratiques, débouchant sur une sorte de « théorie relati-
viste » de la tauromachie locale. Des enjeux identitaires se focalisent
PRÉSERVER L’USAGE SOCIAL DU MONUMENT 191

autour de ce système de pensée : certains passionnés sont « fiers de


leur piste » comme un éleveur pourrait l’être de ses taureaux.
Plus qu’un simple inventaire descriptif de lieux, cette étude a
permis de dégager, sur des bases essentiellement sociologiques et
anthropologiques, une critériologie un peu inhabituelle, légitimant
une typologie et une sélection d’arènes représentatives. Ont ainsi été
retenus, quoique assez éloignés des habituels critères d’art et d’his-
toire qui fondent la loi de 1913 : la dimension de lieu de mémoire,
d’échanges et de sociabilité ; les interrelations avec l’extérieur ; la
valeur technique par rapport à la tauromachie locale...
Sur les 14 arènes représentatives d’un type – plans de théâtre,
arènes semi-ouvertes, arènes fermées – proposées, 7 protections ont
été accordées dont 2 plans de théâtre (Aubais et Aigues-Mortes) et
5 arènes (Aramon, Le Cailar, Lansargues, Marsillargues, Saint-
Laurent-d’Aigouze). Il fallu pas moins de deux séances de COREPHAE 1
thématiques présidées par le préfet de région en personne – l’une
à Marsillargues le 3 juillet 1992 (séance d’informations), l’autre à
Lansargues le 25 octobre 1992 (séance de décision) – pour parvenir
à l’issue d’un débat parfois houleux à ce résultat. L’analyse d’un
arrêté est d’ailleurs intéressante :

Considérant que les arènes de Lansargues présentent un intérêt ethnolo-


gique suffisant pour en rendre désirable la préservation en raison de la place
qu’elles occupent dans la tradition culturelle de la « Bouvine » en Bas-
Languedoc.
ARTICLE 1 : sont inscrites sur l’Inventaire supplémentaire des Monu-
ments Historiques les parties suivantes des arènes de Lansargues (Hérault) :
– le terrain d’assiette,
– les barrières délimitant la piste,
– le bâti structurant l’espace : toril, présidence, buvette,
situées sur la parcelle no 478 d’une contenance de 23 ares, 85 centiares
figurant au cadastre section A et appartenant à la commune depuis une date
antérieure au 1er janvier 1956.

Ainsi, plus que les gradins appelés à évoluer sans cesse, ce sont
les lieux eux-mêmes – terrain d’assiette et bâti qui le structure – qui
ont été proposés à la protection : en somme plus « d’immatériel que
de matériel » comme le soulignait le préfet de région en fin de
séance. C’est donc, comme l’a noté Denis Chevallier (1993 : 115),

1. CO.RE.PHAE : Commission régionale pour le patrimoine historique, archéolo-


gique et ethnologique.
192 C. JACQUELIN, A. SIGNOLES

« la Bouvine en tant que système culturel » qu’on a cherché à proté-


ger plus qu’un assemblage de tubes et de planches.
D’autre part, s’agissant d’un patrimoine en usage évolutif dont
la gestion est permanente, il ne fallait pas s’arrêter à l’acte juridique
mais il fallait imaginer une « protection active ». La direction régio-
nale des Affaires culturelles a mis en place un comité de suivi des
arènes qui réunit à la demande : architectes des Bâtiments de France,
ethnologues, agents de la Conservation régionale des monuments his-
toriques, maires et professionnels de la bouvine (raseteurs, mana-
diers...). Ce comité, un peu pesant et prenant, s’est réuni à plusieurs
reprises avec plus ou moins de succès, dans plusieurs communes du
Gard et de l’Hérault, pour décider de travaux d’urgence (notamment
de sécurité, barrières, garde-corps et de choix de couleurs) ou de
programmation (création d’un toril à Saint-Laurent-d’Aigouze).

Pour conclure, nous voudrions évoquer les résultats d’une petite


enquête, certes bien impressionniste et incomplète, menée en 1998
auprès de présidents de clubs taurins, afeciounados et élus, à l’occa-
sion des Journées du patrimoine (dont le thème cette année-là était
précisément les fêtes et les jeux). Des réponses à la question : « La
protection par les Monuments Historiques des arènes a-t-elle changé
quelque chose dans les pratiques et les représentations liées au monu-
ment ? » il ressortait globalement, après cinq ans de protection, que
les pratiques étaient restées les mêmes et que l’initiative de l’État avait
surtout servi à légitimer une forme culturelle. Citons ce président du
club taurin Lou Bandot de Saint-Laurent-d’Aigouze (Lou Bandot était
un taureau vedette de la manade Baroncelli dans les années 1920) :

... le classement 2 c’est important pour l’image que l’on donne, c’est
reconnaître nos traditions, notre culture. Conserver les arènes dans le cœur
du village avec les cafés, c’est maintenir l’agora.

Ou le président du club taurin Lou Garrot de Lansargues (le


Garrot c’est l’encolure du taureau et par extension la cocarde et les
rubans placés sur le garrot) :

... c’est un honneur pour les gens de bouvine. On éprouve un sentiment


de fierté parce que les arènes de Lansargues avec leurs platanes sont les
plus belles....

2. Il est à noter que généralement on dit « classé » quelle que soit la mesure de
protection...
PRÉSERVER L’USAGE SOCIAL DU MONUMENT 193

On notait cependant plus de scepticisme chez cet afeciounado


de Saint-Laurent-d’Aigouze, satisfait de la protection du plan, mais
qui regrettait que les arènes qui étaient autrefois démontées l’hiver
y soient à demeure aujourd’hui en raison de l’extension de la période
des courses, de mars à novembre et peut-être de la protection qui
« fige les choses ».
Vision plus pragmatique enfin chez cet adjoint de la municipalité
de Marsillargues :
Rien n’a changé pour la population ; en revanche, en tant qu’adjoint à
l’urbanisme, c’est un avantage pour gérer les aspects architecturaux du vil-
lage : délivrer les permis de construire, de modifications de façades... On
peut s’abriter derrière l’architecte des Bâtiments de France.

La protection des arènes de bouvine a donc préservé un usage


et l’acte administratif, rejoignant le fait social et culturel, a traduit
une volonté d’anticiper sur le mouvement de l’histoire. Enfin, et l’en-
quête tendrait à le prouver, si l’on peut contester l’adéquation de la
loi de 1913 au patrimoine ethnologique, par nature immatériel et
vivant, on ne peut réfuter son efficacité symbolique, sa puissance de
reconnaissance, d’authentification et de légitimation.

Bibliographie
Chevallier, D. 1993. « “ Conserver ” le patrimoine ethnologique », in Meubles
et immeubles. Actes des Entretiens du Patrimoine, Abbaye aux Dames
de Saintes, novembre 1992, Paris, Éd. du Patrimoine, p. 114-121.
Jacquelin, Chr. & Fr. Saumade. 1993. « La protection des arènes et lieux de
bouvino en Languedoc », Terrain, no 20 : « La mort », p. 158-162.
Saumade Fr. 1994. Des sauvages en Occident. Les cultures tauromachiques
en Camargue et en Andalousie, Paris, ministère de la Culture/Éd. de la
Maison des sciences de l’homme.
Daniel Fabre
Ancienneté, altérité, autochtonie

Le monument n’est pas un objet simple tant il est comme protégé


par son évidence. Il tient son caractère très particulier du fait d’être
toujours situé au carrefour : entre plusieurs formes, entre plusieurs
intentions, entre plusieurs réceptions. Aussi chaque monument, en
dépit de ses caractères dominants, est-il marqué d’une forte instabilité
classificatoire qui déroute l’analyse. Nous n’avons d’ailleurs pu, au
cours de ce séminaire, résister à l’appel de certaines affinités rassu-
rantes – celle de la collection, celle du musée... – ou à l’inclusion
dans la catégorie aujourd’hui la plus générique, celle du patrimoine.
Pourtant nous n’avons jamais perdu de vue le commun dénominateur
de la chose : un monument est une construction remarquable 1. Dans
le contexte où il se trouve, au moment où il est perçu, il s’impose à
l’attention en alertant une mémoire plus ou moins profonde. L’ori-
gine du mot fonde cette propriété : le latin monere signifie bien bâtir
ce qui doit rester en mémoire. Le monument est originairement un
tombeau, il assure que l’on n’oubliera pas les morts. En ce qu’il
manifeste la vénération des ancêtres il est l’édifice édifiant par excel-
lence. Mais j’ai toujours l’impression que sous le verbe latin se pro-
file l’adjectif grec qui pourrait désigner l’autre qualité du monument,
monos : le monument est remarquable parce qu’il est le seul,
l’unique. Il est d’autant mieux visible et impressionnant que, dans le
cadre où il se situe, il est une exception, un hapax. La plus petite
unité de mémoire attachée au monument n’est-elle pas constituée par
le nom propre qui, absolument, le singularise ?
On peut s’accorder sur une telle définition à condition de la plon-
ger immédiatement dans le bain des sociétés concrètes. Et là, incon-
testablement, la pratique monumentale et la qualité de monument se

1. Je laisse ici à part l’usage du terme – fréquent au XIXe siècle – pour désigner
les textes premiers de la langue, de l’histoire et de la littérature nationales. Voir
à ce propos Zumthor 1960 et Le Goff 1976.
196 D. FABRE

révèlent d’une telle labilité que, le plus souvent, l’enquête choisit de


réduire ses horizons : on traitera, par exemple, du monument poli-
tique ou de la monumentalisation de l’histoire ou encore de l’essor
de la monumentalité urbaine sans voir toujours que ces phénomènes
ne sont pas sans affinités ou même sans rapports directs. L’éclate-
ment de l’objet « monument » entre plusieurs histoires et plusieurs
anthropologies – celles de la construction nationale, celles de la sym-
bolique politique, celle de l’espace urbain – me semble donc un
moment que ce séminaire contribue à dépasser. De plus la notion de
« monument historique » que nous avons principalement interrogée
apparaît comme d’autant plus transversale qu’elle est elle-même le
résultat provisoire d’un traitement particulier du temps social. Encore
faut-il, pour tenter d’y voir plus clair dans cette pluralité instable des
usages, saisir un fil d’Ariane qui se trouve être à notre portée.

Temporalités
Une grande ombre a plané sur nos débats et il est maintenant temps
de l’évoquer. Alois Riegl est vraiment le père – avec William Morris
et, sur un tout autre plan, Eugène Viollet-le-Duc, John Ruskin et
Camillo Boito – de la réflexion moderne sur le monument historique.
Son opuscule sur Le culte moderne des monuments, paru à Vienne
en 1903, est un texte de circonstance qui a été redécouvert au début
des années 1980 2. Sans doute correspond-il à des questions si
actuelles qu’il est devenu, dans le cercle assez fermé des historiens
de l’architecture, de la conservation et de la restauration, une réfé-
rence rituelle. On a même pu parler un peu ironiquement d’un « culte
du Culte des monuments ». J’aurais, pour ma part, tendance à le
considérer comme la première contribution de l’anthropologie à
l’analyse de ce thème. Car Alois Riegl a quelque titre à faire valoir
dans notre domaine : il n’est pas seulement un spécialiste du Portrait
de groupe dans la peinture hollandaise et de la Grammaire histo-
rique de l’ornement, ou encore le savant conservateur du département

2. L’édition italienne est de 1981, l’américaine de 1982 (in « Monumentality »), les
deux traductions françaises sont de 1984. Françoise Choay (1996) s’est beaucoup
appuyée sur ce texte dont elle a présenté l’édition parue au Seuil (1984a : 7-20).
Une vue complète de la redécouverte de Riegl est proposée par Sandro Scarro-
chia, le meilleur spécialiste actuel du sujet, dans son édition du Denkmalkultus
(1981) et, surtout, dans sa fondamentale anthologie critique des textes de Riegl,
de ses élèves et de ses commentateurs (1995).
ANCIENNETÉ, ALTÉRITÉ, AUTOCHTONIE 197

des tissus au musée des Arts appliqués de Vienne, il est aussi, pour
nous ethnologues, l’un des tout premiers théoriciens des rapports
entre l’objet domestique et l’art populaire en Europe 3. Il faut croire,
en tout cas, que les responsables du gouvernement autrichien avaient
flairé les qualités de l’homme puisqu’elles lui confièrent le soin de
concevoir une réforme nationale de la tutelle des monuments. Riegl
n’a alors que quarante-cinq ans mais, outre sa formation initiale de
juriste, il a fait valoir son imagination institutionnelle lorsqu’il a tra-
vaillé, en tant que professeur de l’université de Vienne, à autonomiser
l’histoire de l’art au sein du monde académique autrichien. En accep-
tant, non sans hésitation, sa nouvelle mission, il poursuit une ambi-
tion du même genre : obtenir que soit reconnu pour la conservation
des monuments un contenu spécifique et pour le conservateur un sta-
tut identifié. Mais, pour ce faire, Riegl se refuse à utiliser les argu-
ments corporatistes habituels. Cette réforme est nécessaire parce que
s’est instauré, en Autriche et ailleurs, un autre rapport au monument,
parce que l’on peut parler légitimement de moderne Denkmalkultus,
d’un « culte moderne des monuments » qui exige un service public
d’un type nouveau.
Il faudrait s’arrêter sur le détail des propositions institutionnelles
de Riegl – qui, ne l’oublions pas, fourniront la base d’un texte de
loi –, je me contenterai de rappeler ici le cœur toujours vivant de
son analyse. Retenons en préalable qu’elle ne dépend pas seulement
de son expérience de chercheur et de muséographe, un climat intel-
lectuel et artistique a sans aucun doute stimulé cette pensée. Riegl est,
en effet, pleinement situé dans la Vienne fin-de-siècle et la monarchie
austro-hongroise – où se conjoignent un souci de l’histoire, comme
fondement contradictoire de l’Empire et des nations dominées, et une
modernité artistique qui fait à l’architecture une large part. Le dé-
montre la présence insistante de ce thème chez quelques contempo-
rains majeurs. Françoise Choay a justement relevé la métaphore
– monumentale et archéologique – qui permet à Freud de se repré-
senter l’inconscient et son exploration. On pourrait ajouter d’autres
références aussi éclairantes : à Wittgenstein, passionné par l’architec-
ture et lui-même concepteur de maisons ; à Musil qui fait de son
« homme sans qualités » l’ingénieur sceptique d’une commémoration
nationale ; à Kafka qui, dans Le Procès, en montrant Joseph K. (mili-
tant bénévole de la protection du patrimoine, ne l’oublions pas !)
errant dans le labyrinthe du Palais de justice, donne corps à un monu-

3. Voir A. Riegel 1894 et les autres titres dans la bibliographie générale.


198 D. FABRE

ment qui n’a d’autre sens que la transcendance inquestionnable de la


Loi – Orson Welles saura s’en souvenir 4. Le court traité de Riegl,
auquel il convient d’ajouter quelques notes rendues récemment acces-
sibles, est imprégné de ce climat. Il veut d’un seul élan s’extraire et
de la confusion conceptuelle et de la rigidité classificatoire qui
règnent dans le domaine. Il récuse la prééminence de la « qualité
artistique » comme seule raison d’être du monument : n’est-elle pas
éminemment historique, c’est-à-dire relative ? Il lui préfère une triple
définition non du monument mais de l’acte qui l’élève à la significa-
tion ou, pour rester fidèle à son vocabulaire, à la valeur.
Un premier ensemble de monuments est, selon lui, le résultat
d’une intention commémorative (Erinnerungswert), il est là pour
faire signe, pour fixer dans l’immobilité plus ou moins somptueuse
du bois, du verre, de la pierre et du métal le souvenir d’un person-
nage, d’un événement, d’une période. Le commanditaire du monu-
ment et son auteur partagent la même conception de l’effet qu’ils
visent à produire et ils puisent pour cela dans le répertoire des sujets,
des formes et des styles disponibles. Mais, en sus de son intention
première ou en l’ignorant tout à fait, on peut aussi reconnaître, après
coup, dans un édifice, le témoin d’une époque. On l’inscrit alors dans
un passé défini, on le situe dans une chronologie qui fut longtemps
dynastique avant de devenir nationale. Il devient le support d’une
valeur historique (historisches ou kunsthistorisches Wert). Cela n’est
pas un fait récent. Riegl penche pour une histoire longue de l’histori-
cisation des bâtiments et donc de leur conversion en monuments. Il
se réfère bien sûr à la Renaissance italienne et à son propre siècle
où, sans doute pour la première fois, fut officiellement codifiée l’at-
tribution de cette valeur. Le temps du monument intentionnel est pré-
cisément événementiel, celui du monument historique est d’une
chronologie plus ample, qui s’autonomise partiellement au XIXe siècle :
les grandes phases de l’histoire collective sont traduites en autant
d’époques de l’histoire des styles architecturaux et artistiques et
deviennent alors, par le biais de la diffusion scolaire, un des repères
les plus communs de la succession des temps. Mais l’apport le plus
révolutionnaire de Riegl est dans le repérage d’une troisième source
jusqu’alors inaperçue de la valeur monumentale, source qu’il qualifie
spécifiquement de « moderne ». Elle met en relief un autre rapport
au temps conçu non plus comme histoire scandée mais comme passé

4. Voir, outre les romans cités, Choay 1996 et la biographie de Wittgenstein par
Brian McGuinness (1991, en particulier : 256-257).
ANCIENNETÉ, ALTÉRITÉ, AUTOCHTONIE 199

vénéré en tant que tel, pour sa valeur d’ancienneté (Alterswert). Ainsi


le monument impose-t-il dans le présent inarrêtable la présence mas-
sive, compacte et fascinante du passé.
Intentionnalité commémorative, histoire, ancienneté, tels sont les
termes clés de la typologie de Riegl, ils ne décrivent pas platement
une évolution, ils proposent plutôt un modèle idéal typique. Max
Weber n’est pas loin. Outre sa méthode, librement interprétée, Riegl
partage sa référence discriminante aux valeurs et sa conception de la
science sociale comme instrument d’élucidation de la modernité.
Tout en repérant des dominances ou des intensifications qui appar-
tiennent à des époques définissables, le schéma historique de Riegl
est fondamentalement de type cumulatif, chaque fonction du monu-
ment s’ajoute ou se combine avec la précédente, conférant finalement
au « culte moderne » sa différence, son originalité. Donc, dans notre
présent, les trois raisons du monument coexistent dans des formes
particulières que l’on peut maintenant expliciter et commenter sur les
traces de Riegl.

L’intentionnalité n’est pas aujourd’hui effacée, loin de là. On conti-


nue à commémorer l’histoire et ses personnages dans la matière et
la forme, mais nous sommes sortis, en Europe occidentale, de la
« monumentomanie » d’État 5. Certes, il serait impensable d’éliminer
les édifices, les statues, les inscriptions commémoratives qui mar-
quent les villes et les villages – au moins par les monuments aux
morts – mais on tend de plus en plus à les traiter comme un legs du
e
XIX siècle et donc à les faire changer de catégorie. Les historiens de
la société, de la politique, de la sensibilité et de l’art ont, au cours
des deux dernières décennies, travaillé à transformer notre perception
de ces monuments-là. Leur valeur mémorielle est recouverte ou, du
moins, redoublée, par une lecture esthétique et historique qui substi-
tue à l’évidence perdue de l’intention un savoir sur les styles et les
contextes. La mémoire disciplinaire va relayer la mémoire sociale,
pour reprendre les notions de Stanford Anderson. A l’instar de la
visite guidée des cimetières, celle des monuments urbains de naguère
est une façon de leur rendre du sens 6. Quant aux monuments commé-
moratifs d’aujourd’hui, s’ils restent bien des « tombeaux » pour les

5. Deux articles de Maurice Agulhon (1975 ; 1978) ont fondé ce domaine.


6. La monographie par Michel Vovelle (1975) du monument de Joseph Sec, érigé
au XVIIIe siècle à Aix-en-Provence, est un bel exemple de ce travail de dessille-
ment.
200 D. FABRE

disparus, ils tendent à introduire dans leur conception et dans leurs


formes une distance critique qui en fait des anti-monuments. La
repentance et la dénonciation des crimes contre l’homme remplacent
la glorification des combattants ; il arrive aussi qu’un caractère provi-
soire, réitéré ou évolutif, se substitue ou s’ajoute au désir d’éternité
monumentale, le couple du commanditaire et de l’artiste se fondant
dans une collectivité d’auteurs devenus acteurs 7. Il est cependant un
domaine où la relation entre la forme, l’effet et le nom du donataire
demeure inentamée. On ne construit plus l’Arc de triomphe ou l’Au-
tel de la Patrie – qui, l’un et l’autre, sont devenus des « monuments
historiques » – on construit l’Arche de la Défense ou l’Hôtel de la
Région. Dans les grands travaux édilitaires dont la France a été ces
dernières années le théâtre, il ne s’agit plus de commémorer un
moment du passé mais subsiste le désir de s’inscrire dans la mémoire
future par un édifice aussi grandiose que saisissant. L’enjeu n’est pas
simplement de frapper le public par un « geste architectural » mais de
conférer une grandeur édifiante au service politique alors que celui-ci
a perdu son aura d’héroïsme.
La valeur historique est aujourd’hui, nous venons de le voir, le
garant de la monumentalité dans la mesure où elle tend à devenir
l’unité de conversion universelle. Tout édifice, qu’il soit extrait du
sol par l’archéologie, qu’il soit reconnu par l’histoire des arts, des
événements et des grands hommes, qu’il soit choisi par une mémoire
collective capable de l’imposer à l’attention de l’État, est susceptible
de rentrer dans le trésor toujours croissant de la protection officielle
qui reconnaît le monument à condition qu’il soit au moins un docu-
ment sur une époque, une activité, un mode de vie révolus. La crois-
sance du phénomène ne saurait cependant occulter la diversité des
appropriations auxquelles ce livre est presque entièrement consacré.
L’intention commémorative, la volonté de laisser trace et la valo-
risation historique ont un point commun évident : elle font de la
monumentalité une machine à manipuler le temps qui permet de
rendre présent le passé et de se rendre présents au futur. Or, cette
pratique qui nous est si familière qu’elle finit par sembler « natu-
relle » n’est, au regard de la diversité des façons collectives de faire

7. Voir sur ces points les réflexions de Jochen Gerz sur ses créations monumentales
(1996) et les pratiques commémoratives autour des victimes du sida (in Ethnolo-
gie française 1998-1). Sur la question inverse : « Que faire des monuments du
totalitarisme ? », voir Scarrochia 1989 et 1990.
ANCIENNETÉ, ALTÉRITÉ, AUTOCHTONIE 201

avec le temps, ni universelle ni homogène. Des traitements singuliers


de la temporalité ou des résistances aux modèles dominants ont d’ail-
leurs déjà fait l’objet de travaux décisifs. Je pense d’abord à la
réflexion de Yerushalmi sur le fonctionnement de la remémoration
dans le judaïsme 8. Même s’il part d’une autre question – pourquoi
le monde juif a-t-il mis tant de temps à accepter le discours historique
et l’histoire comme discipline ? – son analyse vaut, de manière plus
éclatante encore, pour le monument. Dans la tradition juive celui-ci
n’est pas le lieu de la mémoire collective et publique. L’injonction
du souvenir que l’impératif zakhor – souviens-toi – ne cesse de réité-
rer dans la Bible, n’est pleinement réalisée que dans la répétition
liturgique. Toutes les fêtes juives sont commémoration. Elles revien-
nent sur les grands épisodes de l’Histoire sainte dont ce que nous
nommons « histoire » n’est jamais, pour le peuple d’Israël, que le
retour puisque tout est déjà advenu. Ainsi, dans une fête comme Pou-
rim, qui rejoue un épisode de la persécution au cours de l’exil à
Babylone, prend place le récit circonstancié des persécutions
actuelles dont le sens est déjà là, porté par l’écriture. La mémoire
n’est donc pas figée dans l’éternité postulée du monument mais agie
dans le rite. On peut alors comprendre comment la catastrophe de la
Shoah, advenant dans un temps où l’historicisation et la laïcisation
de la mémoire juive étaient en marche, a suscité une palette très
ouverte d’actes mémoriels parmi lesquels le monument a trouvé
place. Mais une place qui se limite rarement à l’immobilité du bâti.
Outre de remarquables innovations formelles, le mémorial (terme qui
tend, en l’occurrence, à remplacer celui de monument) s’anime d’une
liturgie profane et d’actes rituels collectifs – comme celui de la lec-
ture des noms – signifiant la continuité vivante du souvenir 9. A mon
sens le « Souviens-toi » de la Shoah, par l’intensité des débats qui
ont émergé à son propos, a irréversiblement marqué, bien au-delà du
monde juif, le rapport à la remémoration intentionnelle. Ne voit-on
pas la mémoire des désastres – de l’esclavage, de l’exode, de l’émi-
gration massive, de la destruction atomique, des génocides et même,
désormais, des grandes guerres destructrices du XXe siècle – donner
lieu à un traitement paradoxal, ou du moins critique, de la notion

8. Voir Yerushalmi 1985. J’ai prolongé ailleurs les mêmes propositions dans un
essai à paraître sur le problème du récit autobiographique dans les sociétés juives.
9. Voir sur ce point les travaux de Jochen Gerz sur la mémoire : Jean-Pierre Salgas
1994, Jochen Gerz 1994 et 1996. Et les analyses de Langer 1991 ; Milton 1991 ;
Vidal-Naquet 1981 ; Young 1986, 1993.
202 D. FABRE

même de monument ? Mais, à ces formes revivifiées qui visent à


maintenir vivace l’émotion devant le scandale et à protéger le monu-
ment de la neutralisation « historique », s’oppose l’absence totale de
monument voire l’interdit explicite de la monumentalité. C’est
aujourd’hui le cas dans la société rom, étudiée par Patrick Williams.
Ici, celui qui disparaît doit s’effacer entièrement. On brûle la cara-
vane du défunt et « on n’en parle pas ». Le nomadisme, vécu comme
un état de diaspora essentiel, s’accompagne d’un refus de donner un
corps, physique ou verbal, à la mémoire et exclut donc toute possibi-
lité de patrimonialisation et, a fortiori, tout monument (Williams
1993).
Avec la valeur d’ancienneté Riegl identifie, sans aucun doute,
une dimension capitale mais difficile à cerner. Il le fait avec un grand
courage théorique puisqu’il désigne par là une qualité qui met à dis-
tance toute l’accumulation de savoir et de culture attachée à la
conservation monumentale. Car l’Alterswert de Riegl n’est pas l’an-
tico, la valeur d’antiquité reconnue depuis l’aube de la Renaissance
italienne comme la source des plus hautes émotions de l’art et du
savoir (voir par exemple Laurens & Pomian 1992). L’Alterswert est
la mise en relation, à travers un monument ou un objet, avec le passé
en tant que tel. La chose qui a souvent perdu sa fonction initiale et
sur laquelle le temps a matériellement laissé sa marque réalise une
sorte d’épiphanie du passé qui provoque chez les sujets modernes,
quelles que soient leur origine et leur formation, un trouble, une émo-
tion, une fascination, un plaisir. Riegl identifie parfaitement cette
expérience et il s’efforce d’en détailler les conditions matérielles. La
présentation du passé implique que la chose ancienne soit clairement
séparée de ce qui n’est pas elle, c’est-à-dire du neuf, du récent.
Certains visiteurs de la cité de Carcassonne, Taine au premier chef,
en la découvrant rebâtie par Viollet-le-Duc dans son état idéal du
e
XIII siècle, se récrient contre cette rénovation et la dénoncent comme
un attentat contre la ruine et donc un effacement de la valeur d’an-
cienneté. Inversement, la présence dans un bâtiment monumental
contemporain de la moindre marque du temps apparaîtrait comme
insoutenable. Que dirait-on devant des herbes folles dans les accès
du Stade de France ou des plaques de mousse sur les marches de
la BNF ?
On aura compris que le débat dépasse la controverse entre
conservation et restauration ou entre protection et projet. Il ne reste
pas confiné dans l’univers des spécialistes du monument puisque ses
ressorts émotionnels et passionnels sont largement partagés. J’en ai
ANCIENNETÉ, ALTÉRITÉ, AUTOCHTONIE 203

fait, il y a trois ans, l’étrange expérience. Je résidais alors à Nar-


bonne, tout près de la place de l’Hôtel-de-Ville où de gros travaux
de voirie avaient mis au jour un tronçon de l’antique Via Domitia.
Les techniciens municipaux et le maire auraient souhaité que l’on
enfouisse au plus vite ce témoin d’un passé romain dont la ville
s’enorgueillit spectaculairement par ailleurs. Mais la réaction de la
communauté savante locale fut immédiate et les arguments histo-
riques se sont très vite imposés. Il fut donc décidé de conserver
quelques mètres de la voie romaine et de l’offrir au public. Jusqu’ici
nous restons dans la logique du sauvetage, monumental et patrimo-
nial. Comme l’affaire avait fait grand bruit, le trou au milieu de la
place devint pendant les quelques semaines de la fouille un lieu de
promenade pour tous les Narbonnais. Je me suis à plusieurs reprises
trouvé là, à écouter les propos de visiteurs véritablement passionnés.
Il n’y avait pourtant pas grand-chose à voir : quelques grosses dalles
profondément marquées par les roues des chars, des accotements
bâtis, un replat indiquant l’emplacement d’une fontaine seulement
repérable par les connaisseurs. Un petit dialogue m’a, parmi d’autres,
beaucoup frappé. Une jeune mère, venu d’un quartier populaire, se
penche au-dessus de la fouille avec son fils d’une dizaine d’années
qui semble peu impressionné par ce qu’il voit et s’interroge sur cette
curiosité de la foule, incompréhensible à ses yeux : « Maman, c’est
quoi ça ? » La mère : « Mais tu vois pas, c’est des pierres d’avant. »
Elle était donc venue là, avec tant d’autres, pour regarder, montant
du sol, cette chose unique : « des pierres d’avant » visiblement amé-
nagées de la main de l’homme et qui portaient sur elles, bien visibles,
les sillons du temps qu’elles avaient traversé comme pour nous par-
venir.
Riegl affirme avec conviction le caractère moderne de la démo-
cratisation de ce sentiment mais sans en fournir une interprétation.
Le lieu n’est pas de le faire mais on peut au moins renvoyer à deux
analyses récentes qui éclairent, latéralement, cette promotion de la
valeur d’ancienneté. La première, celle du grand critique italien
Francesco Orlando, sur les « objets désuets », le bric-à-brac, les ruines
dans la littérature. Il démontre leur présence croissante à partir du
e
XVIII siècle, il met en place, sous forme de couples antithétiques,
les significations complexes qu’assument dans le texte poétique et
romanesque ces présences muettes et pourtant extraordinairement
parlantes. Le champ sémantique qu’il construit vaut, au détail près,
pour la sensibilité au passé monumental que désigne l’Alterswert de
Riegl, il en prolonge implicitement l’intuition et, surtout, démontre
204 D. FABRE

la forte présence de cette valeur dans tous les domaines de l’expres-


sion 10. Un autre livre, celui de Ian Hacking, traitant de l’histoire du
débat scientifique sur la mémoire et l’oubli, au XIXe siècle toujours,
ouvre une perspective de compréhension. Il démontre la place cen-
trale occupée par la mémoire, entendue comme l’organe psychique
qui maintient la relation au passé, dans les débats sur la nature de
l’esprit mais il désigne surtout l’enjeu de cette exploration : réécrire
l’âme, alors que le vide métaphysique s’instaure en Occident et que
le mystère du monde a été comme transféré à l’intérieur de chaque
sujet (Hacking 1998). Parallèlement et dans le monde visible, ai-je
envie d’ajouter, émergent des concrétions sensibles du passé aux-
quelles, par-delà l’injonction historique et nationale, une sorte de
« culte » émotionnel et intime est rendu. On peut donc entendre l’an-
cienneté, attachée de façon sensible à certains lieux, monuments ou
objets, comme une des formes de la valeur attribuée par principe à
ce qui a traversé le temps et qui s’en trouve exactement « animé »,
doué d’une âme.
Walter Benjamin, lecteur attentif de Riegl, a vu dans la possibi-
lité technique de reproduire des œuvres et donc de les offrir, de loin,
à la vue, la fin de l’aura qui émane de l’original, et reconnaît dans
cette perte le prix à payer pour entrer dans le temps du partage démo-
cratique de l’art (Benjamin 1971). Riegl, avec raison à mon sens, est
d’un avis inverse. Sa valeur d’ancienneté, qui n’est autre qu’une aura
monumentale dont il désigne la source reconnue, est au contraire
exaltée par la reconnaissance des foules et la multiplicité des images.
Et l’on sait bien aujourd’hui que l’image, pourtant largement repro-
duite, ne suffit plus. L’aura n’est donc pas éteinte puisque jamais,
au cours de l’histoire, le désir d’un contact direct avec ce que l’on
pense être la vérité de l’authentique n’a autant poussé sur les routes
du monde les visiteurs de monuments.

De la réception
Les propositions d’Alois Riegl conservent leur vertu d’éveil pour la
réflexion anthropologique dans la mesure où l’on considère, comme
j’ai tenté de le faire, que le point où elles trouvent leur cohérence

10. Orlando 1993 ; voir aussi le débat avec l’auteur dans « La memoria e le
cose » (1995).
ANCIENNETÉ, ALTÉRITÉ, AUTOCHTONIE 205

est le traitement social du temps. Nous avons vu qu’il n’y a pas


d’érection ou d’élection monumentales qui n’articulent à leur manière
présent, passé et futur. Cela dit, le mode de présentation de Riegl
induit une certaine confusion quant à la source de la valeur domi-
nante du monument : est-elle du côté du concepteur ou du récepteur ?
L’intentionnalité commémorative est la seule qui soit clairement
située du côté du premier. Le classement historique est un fait mixte :
ce sont les experts et le public d’aujourd’hui qui relèvent, au sens
propre, les plus dignes traces du passé ; même si celles-ci étaient
déjà, dans leur temps, des monuments, elles sont soumises à une
relecture actuelle ; c’est le cas, en particulier, des édifices religieux.
L’ancienneté, en revanche, se révèle comme un pur fait de réception.
On peut alors, sur la piste ouverte par Riegl, tenter de tracer, à ce
propos, quelques perspectives plus générales dans la mesure où la
vision, la visite, la représentation, l’usage, la manipulation du monu-
ment ont fourni la riche matière première de nos débats.
Le terme « réception » a pour premier mérite de mettre l’accent
sur une propriété générale de tout monument : il doit être effective-
ment reçu non seulement comme un message mais d’abord comme
un hôte, un étranger voire un intrus. On ne peut ignorer cette étran-
geté constitutive du monument. Il vient toujours d’ailleurs. D’un ail-
leurs exotique – songeons à l’importance de l’obélisque et de la
pyramide comme objets-formes signifiant l’Égypte, encore considé-
rée en Occident comme la patrie de la monumentalité, ou encore à
la colonne grecque et à l’arche romaine. D’un ailleurs historique qui,
comme nous l’avons vu, commence avec la désuétude qui transforme
le familier en insolite. D’un ailleurs social qui attire le public vers
les châteaux – publics ou privés – et les palais aujourd’hui récupérés
par les pouvoirs. D’un ailleurs esthétique, évidemment. Le monu-
ment, alors même qu’il prend place dans un espace quotidien qu’il
contribue à modeler et à orienter, se différencie toujours de ce qui
l’environne, il s’affirme comme d’un autre ordre, d’une autre
essence. Or, les approches allégorique, analytique et pédagogique ont
tendance a oublier complètement cette altérité qui, pourtant, n’en
continue pas moins à gouverner, pour l’essentiel, la réception ordi-
naire du monument.
Dans deux textes assez provocateurs Paul Veyne a attiré l’atten-
tion sur ce phénomène (1988, 1990). Le premier exemple qu’il traite,
la colonne Trajane à Rome, est particulièrement éclairant. Située à
peu de distance de l’ancien forum, elle culmine à trente-huit mètres,
dominant donc largement la plupart des monuments romains alentour,
206 D. FABRE

à l’exception du Colisée. L’artiste qui l’a conçue a, semble-t-il,


inventé ou, du moins perfectionné, une forme. La colonne est, en
effet, composée d’une spirale de pierre sur laquelle est sculpté un
récit : celui de la conquête de la Dacie – l’actuelle Roumanie – par
les légions de l’empereur Trajan. Or, comme l’ont remarqué plusieurs
commentateurs, il n’est vraiment possible de voir, à quelque hauteur
que l’on se trouve, que deux anneaux de la spirale. Les détails
sculptés, pourtant riches et minutieux, restent donc, en grande partie,
invisibles. Ils supposent une sorte de spectateur idéal qui ne peut
prendre connaissance de l’ensemble iconographique qu’à travers sa
reproduction par la gravure ou la photographie. Seul le livre peut
donc donner – à distance, par morceaux et à petite échelle – une idée
de la conception du monument. S’élève alors une question simple
mais jamais aussi directement formulée : que voyait dans la colonne
Trajane un Romain du IIe siècle ? Paul Veyne répond : la puissance
de Rome et de son empereur dont ce monument impose l’index
constamment érigé. Il en était exactement de même des cathédrales.
Pas plus que la colonne ne donne à voir la conquête de la Dacie elles
ne sauraient proposer une figuration pédagogique de la religion. Leur
détail iconographique reste invisible ou, du moins, peu compréhen-
sible, mais leur efficacité n’en reste pas moins entière puisqu’elles
rendent le croyant sensible à la gloire de Dieu. La « Bible des
illettrés », que voulait y voir Émile Mâle, serait, pour Paul Veyne,
une projection de clerc, d’historien de l’art.
Une fois la majesté impériale abolie, l’attraction ne s’est point
effacée, elle a changé de raison. La colonne Trajane, devenue une
sorte de curiosité, est restée dressée comme témoin de l’ancienne
gloire de Rome que le christianisme, en prenant la ville pour centre
et capitale, a ravivée. De même les cathédrales médiévales font-elles,
pour les plus prestigieuses d’entre elles, l’objet de visites qui s’adres-
sent exclusivement à leurs qualités esthétiques et à leur ancienneté
historique, conversion qui, cependant, n’abolit pas leur étrangeté.
Quant au spectateur d’aujourd’hui, son rapport au monument histo-
rique, qu’il est pourtant venu visiter, se nourrit rarement et superfi-
ciellement des savoirs qui justifient ce changement de catégorie. Son
regard est souvent rapide, distrait et pointilliste dans ses attentions.
Tout comme les contemporains de l’érection monumentale il fait
l’expérience d’une « mise en présence » mais comme celle-ci n’est
plus soutenue par une transcendance politique ou religieuse, elle
court toujours le risque de la déception. « Ce n’est que ça ! » dira-
t-on intérieurement devant le spectacle que l’on a tant attendu et que
ANCIENNETÉ, ALTÉRITÉ, AUTOCHTONIE 207

l’on a parfois péniblement atteint. Mais, par ailleurs, on peut se satis-


faire du simple fait de n’être pas le seul à être ainsi mis en présence
de l’indéfinissable valeur. La foule touristique, celle qui se presse à
Versailles, au Mont-Saint-Michel ou à la cité de Carcassonne, vit du
moins une communion dont les images que chacun emporte témoi-
gneront plus tard, dans l’espace de la monotonie quotidienne où on
les montre et les conserve. Espace dispersé qui est sans doute le
sanctuaire privé du « culte moderne des monuments ».
Mais, comme nous l’avons entendu au cours de ce séminaire, il
y a de multiples façons de recevoir un monument. J’ai parlé avec
une certaine insistance des visiteurs parce qu’ils sont depuis fort
longtemps les garants de la conversion monumentale. La notion de
monument historique réservé aux seuls indigènes me semble un para-
doxe, ou une utopie, difficiles à incarner. En effet, l’altérité jamais
complètement apprivoisée du monument se vérifie et se conforte
chaque jour par le fait que d’autres – savants, curieux et touristes –
viennent d’ailleurs, et si possible de très loin, pour éprouver sa pré-
sence. Ceux-ci rencontrent sur place ceux qui chaque jour côtoient
le monument comme un maître dont ils font le service, comme un
spectacle familier ou comme un territoire dont ils occupent une part.
Nous avons été attentifs à ces autochtones de la monumentalité. Nous
avons vu à quel point ils se distinguent du touriste, même s’ils l’ac-
cueillent avec intérêt. Nous avons appris combien il leur était prati-
quement impossible de rester neutres ou indifférents face à un cadre
de vie qui polarise tant d’attentions extérieures. La rencontre quoti-
dienne des visiteurs, le statut juridique très particulier de leur espace
de vie et le contrôle administratif qu’il implique leur rappellent quoti-
diennement qu’ils vivent dans un lieu marqué, dans un espace diffé-
rent. Mais leur existence n’est pas aussi pétrifiée que le monument
qui en est le décor, tout au contraire. Ils mettent en œuvre une « poé-
tique » de la manipulation, de la conquête, du marquage, de la tra-
duction. Plus fondamentalement peut-être, il font servir l’altérité
monumentale à la recréation et à la représentation de leur propre
autochtonie. L’autre et l’ailleurs, ici toujours présents dans cette
immobilité surplombante, servent encore à se définir et à se recon-
naître dans son unité, en jouant et en dominant ses antagonismes.
Plus les touristes sont envahissants, plus s’impose la référence à une
commune origine imaginée qui, en utilisant plus ou moins les maté-
riaux historiques importés avec la conversion monumentale, recom-
pose un temps à soi, fait du proche avec du lointain, de l’entre-soi
avec du mélange.
208 D. FABRE

Celui qui reçoit le monument l’innerve donc toujours d’un sens nou-
veau, l’actualise. Alors se trouvent pris à revers les discours qui ne
justifient la protection monumentale qu’en invoquant l’avenir, la
mémoire des descendants, le fantôme muet du futur. En réalité l’exis-
tence d’un monument ne prend quelque intensité que lorsque s’af-
frontent autour de lui des lectures et des usages, lorsque s’expriment
des passions, lorsque s’opposent les raisons que Riegl a voici presque
un siècle déclinées. Le monument n’est plus alors justifié par la rhé-
torique convenue du devoir de transmission, il devient un événement
à travers lequel remontent quelques contradictions essentielles – entre
le nous et la masse, le savoir et le simulacre, l’autorité et l’appropria-
tion... Et tout cela à propos d’un passé devenu œuvre.
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Achevé d’imprimer sur les presses de l’Imprimerie CHIRAT


42540 Saint-Just-la-Pendue
Dépôt légal Août 2000 No 9443
L’ethnologie s’est, jusqu’à présent, très peu intéressée au
monument dans la mesure où celui-ci témoignait d’une
conception officielle de l’histoire. Érigé pour entretenir la
mémoire, il énonce le passé en le peuplant des figures que
l’autorité souhaite immortaliser. Et la notion de « monuments
historiques » ne fait que prolonger cette définition première
en choisissant après coup, dans la masse des édifices et des
ouvrages de l’art, ceux qui incarnent au mieux le destin ima-
giné de la nation.
Aujourd’hui, ces conditions originelles ont beaucoup perdu
de leur force et de leur sens. Pourtant l’intérêt pour les hauts
lieux, loin de faiblir, n’a jamais été aussi intense et jamais
les débats à leur propos n’ont été aussi ardents. Ce livre tente
d’en comprendre les raisons. De la Sicile orientale au pays
valencien, des châteaux privés à la cité de Carcassonne en
passant par les bourgs et les campagnes du Minervois, du
bas Languedoc et du Périgord, il nous fait voyager dans des
territoires et des sociétés marqués par la conversion monu-
mentale et patrimoniale. L’attention ethnologique s’adresse
ici, en priorité, aux habitants, aux visiteurs, à tous ceux qui
vivent au présent familier la majesté monumentale et en
domestiquent, sur un mode imprévu, les pouvoirs.
Cet ouvrage est issu d’un séminaire organisé conjointement
par la mission du Patrimoine ethnologique, l’UMR 8555
(Centre d’anthropologie, Toulouse) et l’ethnopôle GARAE
à Carcassonne. Intitulé « Regards anthropologiques sur les
monuments historiques », réunissant ethnologues et pro-
fessionnels des Monuments historiques, il s’est tenu à
Carcassonne, au mois de septembre 1997.
Cet ouvrage rassemble des textes de
Chr. Amiel, F. Barré, M. Bergues, D. Blanc, M.-G. Colin, D. Fabre,
Chr. Jacquelin, J.-M. Leniaud, É. Mension-Rigau, B. Palumbo,
J.-P. Piniès, O. Poisson, S. Sagnes, A. Signoles
Ces textes ont été réunis par
Claudie Voisenat
sous la direction de
Daniel Fabre

ISBN 2 7351 0877 5 ISSN 0758 5888

130 F / 19,81 €

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