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Jean-Paul RAYMOND

HARRY DICKSON

LA COMTESSE ROUGE
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-sommaire-

chapitre 1: l’hôtel Barbican.

chapitre 2: des coups dans le mur.

chapitre 3: la Comtesse Rouge.

chapitre 4: un jeune aristocrate.

chapitre 5: une officine à odeur de jasmin.

chapitre 6: le crime de Tom Wills.

chapitre 7: une geôle révolutionnaire.

chapitre 8: Jules Verdier, Commissaire de la République.

chapitre 9 : revenir.

chapitre 10: l’hôtel fantôme.

chapitre 11: deux disparitions insolites.

chapitre 12: le grand échec d’Harry Dickson.

chapitre 11: le dernier visage.


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Après des journées terribles, consacrées à la lutte contre le crime et ses


perfectionnements sans nombre, et à l’étude scientifique des problèmes du genre, Harry
Dickson se réfugiait dans le passé et dans les livres, comme dans un havre.

Jean RAY / Harry Dickson / Les Momies Évanouies (fascicule 169)


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1 / L’HOTEL BARBICAN

Il était plus de vingt et une heures lorsqu’Harry Dickson descendit de l’express.


Cette fois, cette nouvelle fois, il retrouvait Paris. Il était arrivé en France, Gare du Nord.
Tom Wills accompagnait Dickson. Le matin même, tous les deux avaient
débarqué. Oui mais, le pied à peine posé sur le glissant d’un quai, le Maître et son élève
se retrouvèrent perdus, brutalement enveloppés sous les volutes d’un brouillard gras.
– Toujours, du côté France, les horizons restent bouchés.
Un sourire se glissa sur le visage du détective. Tel fut, pour ce jour-là, leur tout
premier contact avec le Continent.

C’était un triste temps, et une misérable villégiature. Au cours de la soirée une


bruine déferlante était venue s’appesantir sur le dessus de la capitale française tandis
qu’un vent glacial balayait les avenues. Ces dernières, soigneusement rectilignes, se
rejoignaient pour enserrer la gare. C’étaient la rue de Dunkerque, la rue La Fayette, et la
rue du Faubourg Saint-Denis.
La foule restait nombreuse, mais les taxis bien rares. Un bon quart d’heure plus
tard, et tandis que les deux détectives se glaçaient sans plaisir, tandis qu’ils frappaient le
pavé avec le talon de leurs bottines, la chance vint leur sourire. Une voiture s’arrêta. Et
c’était un taxi !
Oh, libre, de surcroît !
Son conducteur, un homme barbu, ne semblait pas des plus bavard. Il ne se
complaisait que dans des onomatopées. Celles-là se révélèrent comme
incompréhensibles. L’homme usait d’un sabir qui restait fort cocasse.
– Hôtel Barbican ! Vous avez entendu ? s’époumonait Dickson dans le dos du
chauffeur. Cours de Vincennes ! C’est dans le huitième arrondissement !
– Oui Monsieur. Oui, Monsieur.
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Au moins, est-ce que leur driver comprenait ? Personne ne le savait. Tom Wills
se recroquevillait sur son siège. Il fixait, sans les voir, les multiples lumières qui
constellaient la ville.
Quand même, le fabuleux chauffeur connaissait son affaire. Il se glissa hors des
encombrements et puis il balança d’extravagants pieds de nez à chacun des feux-rouges.
Il prenait ses virages en limite d’équilibre si bien qu’Harry Dickson, et ce en
permanence, fut obligé de maintenir le plus gros de ses bagages, lesquels menaçaient de
basculer, de lui glisser sur les genoux.
– Oh Maître, si je puis me permettre... s’effarait son élève. Je souhaite… Que
cette course se termine ! Risquer ma vie, d’accord. Oui mais... Pas tous les jours !
– De la patience, my boy, lui répondit Dickson. Encore quelques instants et nous
allons arriver.
Quand même, dans le même temps, Tom Wills restait à cran, au contraire de son
Maître qui souriait, tranquille :
– Vous allez voir, my dear, poursuivit le détective. L’hôtel où nous allons est un
endroit charmant. À chacun de mes séjours... Ce fut un ravissement.
Puis Dickson, d’ajouter :
– Surtout que son atmosphère se compare à l’ambiance de notre vieille
Angleterre. Qu’à chaque instant, dans ses salons et dans son hall, on s’attend à croiser
un gentleman affable, celui-là nous saluant avec une déférence extrême ; ou bien alors,
que ce puisse être la silhouette d’une lady, offrant la grâce de son sourire.
– Oh Maître ! Ici vous me décrivez un programme enchanteur ! s’en extasia
Tom Wills. J’espère que vous dites vrai.
La course se terminait. Le taxi attaquait la rue des Pyrénées où la devanture de
l’hôtel rejoignait le mouillé des façades. Cette fois il n’y avait presque plus de lampes :
que deux ampoules jaunâtres qui encadraient une entrée sans éclat, cette dernière
perchée en haut d’une volée de marches.
– Nous verrons bien, lui répondit Harry Dickson. N’empêche, rappelez-vous
avec quelle promptitude notre voyage s’est décidé : sur un superbe coup de tête ! À
peine le temps de rédiger un télégramme bâclé, de boucler nos valises, et puis de nous
embarquer. Cela, en catastrophe !
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– Alors…
Le taxi se garait. Il se mit à klaxonner. Et Tom Wills se surprit. Il riait. Mais
l’éclat du garçon se brisa d’un seul coup car une sombre inquiétude, une oppression
étrange, vint s’inviter pour lui gagner la gorge et la poitrine.
Était-ce la nuit, la pluie, ou bien de se sentir perdu, hors des frontières de
l’Angleterre ? Tom Wills commença d’hésiter, aux limites d’un vertige. Cependant il
suffisait : cette mauvaise impression ne dura qu’un instant.
– Les bagages, mon garçon.
– Oh, oui.
Tom Wills empoigna ses valises, puis il baissa la tête à cause de la pluie rasante.
Les rafales redoublaient tandis que, sur le trottoir, Harry Dickson payait le chauffeur et
que ce dernier-là entreprenait de ponctuer son haut niveau de satisfaction (Un pourboire
honorable !) avec un tonitruant coup de klaxon dont les échos lugubres se glissèrent
entre les immeubles.
Cette fois, Dickson et son élève se retrouvaient au pied des marches. Ils
pénétrèrent à l’intérieur de l’hôtel et, tout de suite, ce fut pour y croiser Julien, le
deskman.
L’homme était galonné, et pire qu’un amiral. Son uniforme aux parements lui
concédait une silhouette élégante. Seulement… Qui pouvait en douter ? Dans cet hôtel
il se passait des choses ! Le visage du deskman s’allongeait sur trois pieds.
Se pouvait-il que ce soit une attitude française ?
L’employé agitait des mains molles tandis que, maladroitement, il se répandait
en excuses, comme en lamentations :
– Oh là, Monsieur Dickson… Monsieur… Une erreur épouvantable… Votre
télégramme... Il ne nous est arrivé que ce matin. Et alors… Et hélas… !
– Expliquez-vous, voyons !
Le détective se redressait, assez sec et tranchant. Il venait d’adopter une attitude
rigide, de quoi impressionner n’importe quel subalterne. Tom Wills, à ses cotés, avait
déposé ses valises.
À cause de l’heure tardive, le grand hall de l’hôtel, tout comme la dining room,
se retrouvaient déserts. Ne s’y alanguissaient qu’une brochette de ladies enrubannées de
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soie, lesquelles sirotaient leur sherry, et puis un militaire, un major solitaire, qui battait
un jeu de cartes en face de son verre vide.
– Gentlemen, reprit le deskman. Pardonnez-moi, je vous en prie. Mais pour ce
soir – hélas ! – nous ne pouvons pas vous recevoir. L’hôtel est entièrement complet,
et…
Harry Dickson se redressa :
– Mon brave, je vous arrête ! Êtes-vous en train de me dire que nous sommes
obligés de nous en retourner, contraints de nous fondre dans la nuit, ce pour nous
immerger dans les profondeurs glauques des ruelles parisiennes afin de nous choisir un
pont – même si c’est le meilleur de Paris ! – pour nous y installer en nous gelant les
os ?
Parfois, Dickson savait manier… L’humour à la française. Pour ce qui était de
Tom Wills, sur le moment penaud, lui contemplait la pluie qui claquait en hurlant par
derrière les fenêtres, tandis que près de lui Julien – l’employé galonné – se tordait à la
fois les mains et puis les lèvres. Sur son front se bousculaient un entrelacs de rides :
– Oh, Monsieur, Monsieur… Je suis vraiment désolé… Je suis…
Il balbutiait. Seulement, à l’opposé, Harry Dickson se mit à réagir :
– Inutile de pleurer sur le lait renversé, d’autant que nous sommes ici entre gens
raisonnables. (Et le détective de compresser l’épaule raidie de Tom Wills tandis que sa
voix vibrait, intensément chaleureuse, merveilleusement timbrée. À Julien :) Mon ami,
il nous serait tout à fait agréable si nous réserviez un endroit pour dormir. Nous ne
sommes pas difficiles... Ce pourrait être une soupente... Un couloir... Au moins pour y
attendre demain ; demain, où une chambre se libérera. Cela, n’en doutons pas.
Les paupières du deskman s’agitaient sans arrêt. Son teint virait au gris, tout
autant qu’au blanc sale tandis que juste après l’inattendu Julien se secouait pour réagir
avec une répugnance extrême :
– Je pourrais… Éventuellement… commença-t-il. Je pourrais vous proposer de
vous loger dans une annexe. C’est une dépendance écartée de l’hôtel. Elle donne sur un
jardin. Mais aussi... Mais surtout, il me faut obtenir un accord de votre part, que ce ne
sera que pour une nuit ! Exclusivement que pour une nuit ! Car demain…
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– Bravo, à la bonne heure ! s’exclama bruyamment Harry Dickson. Ainsi nous
se serons pas obligés de partir et de nous affronter avec la pluie, avec le vent.
Le ton était enjoué mais aussi – bizarrement – le deskman ne semblait plus
s’intéresser à la réponse du détective. Julien se détournait, en charge de rameuter le
premier des chasseurs.
– S’il vous plaît, Isidore, conduisez ces Messieurs au numéro 57.
Isidore était le groom. Mais aïe !... Il y eut la réaction du petit homme de service
– aux cheveux gris et au regard éteint – qui releva une paupière lourde :
– Vous avez bien dit… La 57 ?
Sur le coup, le dénommé Isidore marqua toute l’étendue de son ébahissement.
Un éclat lui naquit au fond de ses pupilles, ce qui fit Julien crut nécessaire de préciser,
au bénéfice commun du jeune Tom Wills et de son Maître :
– Nous ne louons jamais cet endroit.
Seulement, dans le même moment, Harry Dickson commençait à se lasser. Que
le galonné Julien leur ait trouvé une chambre ? Fort bien. L’incident était clos. La
conséquence en fut que le grand détective, maintenant agacé, pencha la tête pour
contempler l’enfilade propre au hall, pour en fixer l’entrée qui se trouvait déserte. Mais
non, pas complètement, car une jeune élégante en franchissait le seuil.
L’inconnue se déplaçait avec une aisance exceptionnelle. Vêtue d’une robe en
lamé argenté dont la simplicité ne savait qu’être le fruit d’un raffinement extrême, elle
jouait avec un collier de perles. Et si ces dernières étaient vraies, la toute nouvelle venue
ne manquait pas de disposer, dans le jeté de ses doigts, d’une véritable fortune !
D’un blond cendré très pâle, ses cheveux lui tombaient en petites boucles sur la
nuque, sans chignon, sans épingles, ainsi que les parisiennes aimaient à se montrer dans
ces années nouvelles, dans ces années plutôt folles d’après-guerre.
Et puis... Exceptionnel ! Entre le détective anglais et puis la jeune cliente il se
cristallisa une sorte d’attirance. Ils se retrouvèrent fascinés, l’un par l’autre. Étonnant !
Ils s’approchèrent. Ils se présentèrent. Ils se tendirent les mains :
– Monsieur Dickson, je présume ? Nous ne nous connaissons pas. Mon nom est
Agnès de Chastillon… Comtesse de Chastillon.
– Mes hommages, Madame.
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Harry Dickson se tenait droit. Du même coup, il venait d’adopter l’attitude
raffinée, à la fois respectueuse et compassée, qui sied si bien aux gentlemen qui se
présentent à une lady.
– Il est bien tard, ce soir, affirma la Comtesse. Mais nous nous reverrons. Nos
chemins se croiseront, à nouveau. Il est écrit…
La jeune femme s’éloigna sans rien ajouter d’autre, la bouche figée sous un
sourire plutôt escamoté, laissant Dickson et son élève dans une entière expectative. Sa
démarche… Elle avait tout d’une reine. Ses talons résonnaient. Ils claquaient sur les
dalles. Puis enfin la lady longea la porte d’un salon avant de disparaître. Tom Wills
interrogea son Maître :
– Qu’est-ce qu’elle a voulu dire ? Et puis d’abord : qui est-ce ?
– Il se peut que ce soit une dame de ce pays, une sorte d’aristocrate. Malgré leur
République, je crois qu’il en subsiste quelques unes, à Paris.
Mais Tom Wills ajouta, d’une remarque étonnée :
– Elle vous a reconnu.
Un sourire se glissa. Ce fut pour éclairer le visage de Dickson. Cependant le
détective se priva d’une réponse. Il préféra se détourner pour questionner Julien, lequel
lui répondit :
– Je ne connais pas cette lady, car elle n’est parmi nous que depuis ce matin.
C’est son premier séjour. Certains la disent fort riche.
Il était évident que la parenthèse Agnès de Chastillon était tombée au bon
moment, surtout pour arranger les affaires de Julien. Lui paraissait avoir récupéré une
partie de son calme. Cependant, à contrario, il restait Isidore. Sa grise mine persistait.
Le bonhomme se saisit nerveusement des valises abandonnées par les deux voyageurs,
puis il les précéda jusqu’au devant de l’ascenseur.
Mais avant que la porte se soit entièrement refermée, le deskman les rejoignit en
s’appuyant – maladroitement – le long des montants métalliques, et là ce fut pour
prononcer, en persistant avec son air pincé :
– Je vous souhaite une bonne nuit, Messieurs. Bien sincèrement.
Cette politesse soudaine pouvait être obséquieuse. La cabine s’éleva. Isidore se
livrait à de très étranges grimaces. Suite à une vague question que lui lança Dickson, le
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chasseur répondit qu’il était nouvellement embauché au Barbican, et qu’aujourd’hui
était son second jour.
Les uns suivant les autres ils enfilèrent un long couloir dont chaque mur suintait
d’humidité et dont les tapisseries, à demi décollées, pendaient, fort lamentables.
– Où est-ce que nous allons ? soliloqua Tom Wills.
Deux pas plus loin ils furent devant la porte de la fameuse chambre numéro 57.
Pour tout le monde il était évident que cette dépendance lointaine ne faisait pas partie de
l’hôtel. De plus, il avait fallu un malencontreux concours de circonstances pour que la
Direction du Barbican y fasse conduire Harry Dickson, ainsi que Tom Wills.
Isidore engagea une clé impressionnante à l’intérieur de la serrure. Et là, il dut
s’y reprendre à plusieurs fois tant ses mains frissonnaient : on aurait dit celles d’un
centenaire. Les yeux de l’employé virevoltaient, rapides, passant alternativement d’un
bord à l’autre de ses paupières.
Puis enfin, il ouvrit. Il découvrit une pièce sombre. Mais ensuite le chasseur –
comme pris de frénésie – poussa d’un seul coup les bagages. Et ce avec le pied ! Avant
de se reculer ! Violemment paniqué le brave Isidore bredouillait. Il bouscula Dickson.
Courant maladroitement, l’employé disparut vers le fond du couloir. L’affaire avait duré
un peu moins de dix secondes.
– Ah bien, ça par exemple ! s’exclama un Tom Wills qui s’en étranglait presque.
C’est bien la première fois que je rencontre ainsi... Un garçon d’étage... Qui ne réclame
aucun pourboire !
L’élève préféré du Maître en demeurait avec les bras ballants. Vrai : comme
deux ronds de pudding ! Quant à Harry Dickson, lui en avait profité pour s’avancer à
l’intérieur de l’étrange pièce, laquelle était restée obscure. Le détective chercha, puis il
se découvrit un chandelier et des bougies.
Lorsque la première flamme illumina le mur, la réaction des deux Anglais se
révéla brutale. Ils en restèrent... Littéralement suffoqués :
– Extraordinaire !
Le petit salon où ils venaient de pénétrer se révélait d’une grande richesse. Il
était décoré avec un luxe inouï. À n’en pas croire ses yeux !
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2 / DES COUPS DANS LE MUR

Les murs de la fameuse chambre 57 étaient recouverts avec une élégante et une
précieuse boiserie, assurément du bois de rose, de cette essence si prestigieuse que
savaient magnifier les ébénistes français dans les dernières années du Siècle des
Lumières(*). La délicatesse des sculptures, la douceur des patines, rien dans cette
perfection pour inciter à se comparer aux sécheresses dépouillées que prônait l’art
moderne.
Si bien que les deux détectives imaginèrent – sans déplaisir – qu’ils se trouvaient
plongés dans une ambiance d’arômes mêlés d’onguents et de parfums, qu’ils
virevoltaient dans un salon où se pressaient nombre d’invités, côtoyant d’adorables
marquises aux toilettes surchargées de nœuds et de dentelles, frôlant des mains poudrées
au touché aristocratique dont la moindre phalange était parée de bijoux.
Un somptueux miroir trônait sur le dessus d’une cheminée ornementée. Et puis il
y avait le mobilier, les bergères, les sofas, et un extraordinaire bureau à caissons, un
secrétaire… Le tout avait été doré, aussi teinté dans une nuance à vrai dire transparente,
délicieusement fanée, ne pouvant dégager qu’un effet fabuleux, et peut-être même
troublant.
– J’ignore où nous sommes tombés, commenta Harry Dickson avec lenteur.
Si bien que dans un réflexe certainement nerveux, le détective sortit une pipe
hors de sa poche, avant de constater que sa précieuse écume n’était même pas bourrée.
– Cette pièce est un musée. À présent je comprends mieux pourquoi notre bon
ami Julien ne me semblait guère enthousiaste.
– Mais aussi, qui pourrait expliquer l’appréhension bizarre qui s’est complue à
envahir le visage de notre homme ? Et ce, et juste au moment où cette étrange
Comtesse... Ou même avant. Oh oui !
(*)
le dix-huitième siècle.
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Tom Wills entreprit de poursuivre :
– Enfin, et là je vous ferai courtoisement remarquer, Maître, que le groom, que
le vieil Isidore ne nous a pas accompagné, et qu’il n’est pas entré. Alors là, pas du tout !
Qu’il nous a vertement planté, sans demander son reste. Notre gaillard n’a fait que de
tourner les talons, tout autant apeuré que s’il avait eu le Diable à ses trousses !
– Peut-être.
Mais là, d’un geste large, Harry Dickson tempéra son élève. Il restait envoûté
par le charme du décor. Le pas tranquille, le Maître poursuivit son exploration, en
disant :
– Ce minuscule salon... Il doit, obligatoirement, déboucher sur deux pièces –
deux chambres supplémentaires – dont la porte de chacune se découpe de part et d’autre
de cette console.
– Des passages qui seraient intégrés aux boiseries…
Tom Wills accompagna son Maître. À son tour, il alluma un chandelier. Ce fut
pour se laisser aller vers d’autres exclamations :
– Tout à fait incroyable ! Je n’aurais jamais imaginé que des lieux de cette sorte
puissent encore exister !
Ils allèrent plus avant. Les nouvelles chambres qu’ils découvrirent prolongeaient
le miracle. Chacune d’elles s’imposait par son luxe fabuleux tandis que le mobilier
n’était que délicatesse, que courbes et que reflets. Une teinte ivoire y dominait, et cela
jusqu’aux rideaux, aux arases. On se serait cru hors du temps, ou même : bien loin du
Paris d’après guerre !
Seulement… Et juste à ce moment-là… Lorsque Tom Wills franchit le seuil de
la seconde des pièces, le garçon se raidit. D’un coup il venait de subir une sorte
d’étourdissement. L’impression était telle qu’il se recula en hâte – avec le désir de
s’enfuir – car en dépit de la luxuriance à laquelle l’élève préféré du Maître se trouvait
confronté, Tom Wills se retrouvait comme un animal pris au piège, cette fois-ci étranglé
par une angoisse sans nom.
– Bon sang, qu’est-ce qui m’arrive ?
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Ce devenait inquiétant. Le garçon naviguait dans une espèce de flou, un peu
comme si une chape de tristesse avait brutalement surgi, ce pour lui recouvrir le dessus
de la tête, visant à s’infiltrer à l’intérieur de son cerveau.
– Ma chambre est tout à fait plaisante, assura dans le lointain la voix d’Harry
Dickson. Et la vôtre ?
Puis, et sans attendre une hypothétique réponse de la part de Tom Wills, le
Maître poursuivit :
– Pas une seule fois, nulle part, je n’ai jamais rencontré un hôtel aussi agréable.
– Un... Hôtel… Aussi… Agréable ?
Surtout que, pour le moment, Tom Wills se retrouvait au bord de la nausée avec,
en supplément, des idées qui se brouillaient. Le jeune garçon offrait une si drôle de
mine – si insolite et si cocasse – qu’Harry Dickson, revenu sur le seuil de la première
des chambres, en éclata de rire :
– Ne vous en faites pas, my boy ! Pour l’heure vous subissez la fatigue du
voyage. C’est une rude réalité. En attendant...
– Mais bon sang, Maître ! Il est rigoureusement impossible que vous ne soyez
pas... Enfin, de votre côté... Troublé de la même manière ! Souvenez-vous du deskman,
de Julien... De son air singulièrement perdu, et puis... Et puis de l’invraisemblable effroi
qui fut celui de notre chasseur ? Sans compter ce salon, et ces deux chambres à la
décoration tellement… Tellement déconcertante ?
Tom Wills s’excitait de plus en plus. Ce fut pour ajouter :
– C’est aberrant que vous ne sentiez rien ! Quand même... Cette oppression – à
ne pas en douter : sincèrement désagréable – qui s’est glissée autour de nous !
– Mais non. Mais non voyons, lui répondit Dickson. Ici, il n’y a rien. Du moins,
rien pour m’interpeller. Qu’une élégance tranquille. Enfin, pour dire les choses un peu
plus nettement, et si vous voulez mon avis : c’est votre imagination qui galope.
Le Maître souhaitait camper sur ses propres positions, si bien que baissant la
tête, Tom Wills se le tint pour dit, tandis qu’au fond de lui-même le garçon n’en
finissait plus de s’en laisser convaincre... Que des choses impossibles n’allaient pas
manquer de se passer, par ici ! Et que pendant ce temps-là... Harry Dickson regardait
ailleurs !
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Comme maintenant où le détective se reculait, où il s’en retournait par l’autre
porte en direction de sa propre chambre. Tom Wills l’entendit s’étonner :
– Ah oui, bien certainement…
Mais ici, je jeune élève s’exclama :
– Oh, ce n’est pas trop tôt !
– Une devinette ? soliloquait Dickson. Ce brave bougre d’Isidore, naturellement
qu’il avait peur. Mais de quoi ? Mais de qui, my God ?
Les oreilles aux aguets, Tom Wills se surprit à sourire. Car si le Maître
commençait à se poser quelques questions éparses, et s’il trouvait que la situation
pouvait apparaître un petit peu étrange, c’était que le mystère – et ici un mystère
assurément français ! – n’allait plus tarder... C’était écrit !... À venir les narguer !

Par là, le jeune élève ne fut – et absolument pas – déçu !

Tom Wills commença d’explorer les derniers yards de son domaine. Il poussa
une autre porte. Il déboucha dans un cabinet de toilette. Mais ici, pas de surprise, car
dans cette nouvelle pièce, rien qui puisse se trouver d’une facture moderne.
D’abord il n’existait aucun robinet, aucune arrivée d’eau, et pas davantage
d’écoulement ; qu’une ample vasque en porcelaine où une débauche d’amours à la
préciosité florentine se disputaient des grappes de fleurs ; que des serviettes multiples,
toutes plus douces et plus cotonneuses les unes que les autres. Et c’était sans compter
sur une débauche de crèmes, d’onguents et de parfums. L’ensemble était contenu dans
des flacons ciselés.
– Décidément, monologua Tom Wills, on peut certainement dire que nous avons
changé de siècle, que nous avons reculé, que quelques diablotins se soient – d’un seul
coup – ingéniés à nous projeter dans les tréfonds d’une histoire oubliée, du temps des
Rois et des palais.
Ah oui ? Car ce que le jeune garçon était loin de deviner, c’était que sa
remarque, tant soit peu fantaisiste, allait étroitement se combiner avec une réalité au
plus haut point tragique, et que cette perspective dramatique risquait de se mettre en
place... Et dans très peu de temps !
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Un peu ému, un peu nerveux aussi, Tom Wills entreprit de se rafraîchir. Il se
sentait maculé, et surtout fatigué. De plus il ne réussissait, pas davantage que ça, à
extirper hors de sa gorge l’importun de cette inquiétude si poisseuse qui ne l’avait plus
lâché depuis une demi-heure.
Il en était arrivé là, après s’être versé un peu d’eau dans la vasque… Lorsqu’il
entendit le premier coup !
Au départ, Tom Wills pensa que son Maître revenait, et que le détective en avait
terminé de faire son propre tour du propriétaire, qu’Harry Dickson s’impatientait. En
cela rien que de très normal, d’autant que les deux voyageurs se trouvaient affamés,
qu’ils n’avaient siroté qu’une petite tasse de thé depuis leurs premiers pas, en arpentant
le Continent.
Oh oui ! Et face à la dégringolade des chocs qui se succédaient par derrière la
cloison, Tom Wills finit par se reculer, et par abandonner le cabinet de toilette, sa propre
chambre. Il se retrouva dans le salon. Il cria :
– Maître, vous n’entendez pas ?
– Mais quoi donc, Tom ?
La voix de Dickson, distincte mais quelque peu lointaine, restait calme et posée,
à peine interrogative.
– Ce bruit ? réagit son élève. Ces coups à l’intérieur du mur. On aurait dit… Oh,
je ne sais pas !
– Pas du tout.
Ici, Tom Wills se figea. Il doutait de ses sens. Enfin, ce fut pour se rendre
compte que Dickson revenait, traversant l’autre pièce avant d’ouvrir la porte donnant
sur le palier. Il y eut plusieurs mots d’échangés. Oh oui, quelqu’un se trouvait là, par
derrière ! À les guetter ? Mais la conversation fut brève. Lorsque Dickson revint, le
détective fut presque acide :
–Vous étiez là à me surveiller ? My boy, vous vous comportez-là comme une
vieille femme curieuse.
Sous l’apostrophe désobligeante, Tom Wills se montra contrarié, et pire encore :
vexé. Mais aussitôt et les yeux par dessous, il se permit d’interroger :
– À qui parliez-vous donc, il y a un instant sur le palier, derrière la porte ?
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Harry Dickson pinça ses lèvres :
– C’était… Oh ! La Comtesse Agnès de Chastillon. Il semblerait qu’elle se soit
égarée, à son tour, dans les multiples couloirs de cet hôtel tarabiscoté. Je crois... Je lui ai
indiqué le bon chemin. Du moins… Pour ce que j’en savais.
– La Comtesse ! s’exclama Tom Wills.
Puis le garçon d’ajouter, rendu au bout de sa surprise :
– Oh, Maître ! Oh, ce n’est certainement pas le hasard qui l’a conduite à notre
porte, car elle était venue pour écouter, pour nous espionner. Ou même pire !
– Enfin, quelle est cette certitude ? Ce soir, cela suffit. Les interrogations, je me
les réserve pour demain.
Mais juste au même moment, les coups recommencèrent. Ils étaient si violents
qu’on aurait pu s’attendre à ce que la cloison se fendille. Aux murs, les tapisseries se
gondolèrent. Sur les étagères, les porcelaines s’entrechoquèrent. Harry Dickson releva
la tête, et des rides en surnombre vinrent lui hacher le front. Cette fois et pour Tom
Wills, ce fut un soulagement.
– Une pièce supplémentaire doit probablement exister, et celle-là par derrière,
annonça le détective. Il se peut que ce soient plusieurs clients nocturnes, assurément
fâcheux, qui rentrent du spectacle.
– Mais enfin, répliqua son élève, ont-ils un vrai besoin de se complaire ainsi, en
donnant des coups de pieds dans les murs ?
– Paris est une ville agréable où on aime s’amuser jusqu’à en perdre les sens. Si
bien qu’il faut se dire, un peu plus simplement, que ces braves gens de touristes ont
vraisemblablement trop abusé de Champagne. Que ces fêtards nous reviennent ivres.
Qu’ils n’arrivent plus à se maîtriser.
– Oui, mais enfin, Maître, croyez-vous sincèrement à vos explications ? Que ce
sont des… ?
– Honnêtement non, mon garçon. Seulement, comme je n’ai rien d’autre à
proposer... Quant à croire aux fantômes, surtout ici, et à Paris, l’affaire serait par trop…
Par trop... Extraordinaire !
Très vite le vacarme s’atténua, et les deux détectives se retrouvèrent l’un en face
de l’autre, à se fixer. Dickson crut bon de préciser :
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– Il est bien tard, cette fois. Mais peut-être pourrions-nous espérer un dîner ? Au
moins... Si les complaisants marmitons de cet hôtel français ne se sont pas tous
endormis... Au milieu de leurs casseroles !

Or, contre toute attente, le repas fut excellent. Une glace à la cannelle rehaussée
de fruits rouges fut le complément harmonieux de plusieurs gorgées de brandy. Tom
Wills avait allumé une cigarette opiacée, tandis qu’Harry Dickson tétait le bec étroit de
sa pipe des Highlands. Les deux amis ne se parlaient qu’à demi mot. Pour l’essentiel, ils
demeuraient plongés au fond de leurs pensées.
Il pouvait être onze heures pm – vingt-trois, comme disaient les Français –
précisément le bon moment où Julien s’approcha :
– Messieurs, si je puis me permettre, une dame souhaite vous inviter. Vous lui
feriez un grand honneur en acceptant de partager sa table.
Dickson tourna la tête. Logée au fond d’une salle presque entièrement déserte, la
très belle Comtesse de Chastillon achevait son dîner. Ne baissant pas les yeux,
supportant même crânement un regard appuyé, elle se fendit d’un sourire net. C’était
une invite convenable.
– Pourquoi pas ? Un plaisir…
Les deux détectives se levèrent. Puis, l’un comme l’autre, ils s’avancèrent en
direction de la Comtesse, cette dernière s’empressant avec un geste de bienvenue :
– Je vous remercie de me faire l’honneur… C’est toujours un peu triste, un repas
solitaire.
La voix de la jeune femme était agréablement rauque. Ses dents ressemblaient à
des perles. Elle savait en jouer. Ses lèvres, fort élégantes, s’ouvraient avec une grâce
extrême.
– Je goûte là mon plaisir, une délectation rare, de partager l’une de mes soirées
avec le très célèbre Harry Dickson.
– Je ne me savais pas autant connu, répondit le détective. Du moins, pas en
France.
– Et encore, reprit mystérieusement la Comtesse, complétons notre chance en
goûtant la présence de votre élève affable. J’ai nommé là : Monsieur Tom Wills. Surtout
Jean-Paul RAYMOND
HARRY DICKSON

LA COMTESSE ROUGE
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que lui et moi, nous nous sommes déjà rencontrés, et à de multiples reprises, encore !
N’est-il point vrai, mon jeune ami ?
– Quoi ? Mais je ne…
La surprise de Tom Wills fut un vrai monument. Il aurait pu s’attendre à
n’importe quoi. Mais à ça ? Bien sûr, il ne pouvait s’agir – ici – que d’une erreur. Ou
alors... Ou alors... Qu’est-ce que cherchait cette femme ?
Le Maître réagit à l’adresse de son élève :
– Décidément, my dear, depuis notre arrivée en France je crois que vous
multipliez nombre de cachotteries. Il y a d’abord eu ces étranges coups dans les murs.
Et à présent, vos relations… Secrètes !
Dickson se faisait goguenard. Il dévisageait le jeune Tom Wills avec un vague
sourire que ce dernier jugea plutôt désagréable, tandis que dans le même temps Agnès
de Chastillon se mettait en grands frais pour détendre l’atmosphère. Elle dit, laissant
traîner ses mots :
– Ah oui, ces coups dans les murs…
Le Maître la questionna :
– Dites-nous, à votre avis, il ne peut s’agir de fêtards, n’est-ce pas ?
– Certainement pas, je vous le confirme. Cet hôtel se veut respectable.
Curieux…
Les traits de Dickson se pincèrent, tandis que les yeux de Tom Wills
s’agrandissaient jusqu’à atteindre, chacun, la dimension d’un gros lorgnon. Alors, il
paraîtrait que je connais cette femme ? se disait le garçon. Oui mais... Tom Wills eut
beau fouiller jusqu’aux tréfonds de sa mémoire, il n’en gardait aucun souvenir. Que
cachait cette histoire ?
Alors que, fort disert, autrement accrocheur, Harry Dickson revenait vers les
frappes et sur les manifestations un petit peu surprenantes dont certains murs ornés
avaient été le théâtre :
– Je comprends mal, Madame, le sens de vos propos. Ces coups, ces chocs,
alors… Ils auraient été portés de manière délibérée. Mais par qui ? Vous semblez bien
connaître…
Jean-Paul RAYMOND
HARRY DICKSON

LA COMTESSE ROUGE
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– Cet hôtel, oui bien sûr. Et ceci par le biais de mes nombreux séjours, de ceux
qui se sont multipliés depuis nombre d’années... De très nombreuses années. Depuis
tellement longtemps que vous ne pourrez jamais me croire !

– Elle ment, se conforta Dickson. Elle ment, d’autant que Julien, il y a moins
d’une heure, vient juste de m’affirmer exactement le contraire… Comme quoi… Que
c’était une nouvelle cliente. Ou bien… Que notre ami le deskman fabule dans son
travail. Mais pourquoi ? Y aurait-il quelqu’un qui cherche à m’abuser ?

– Cette vérité, Madame, mais je ne demande qu’à l’entendre ! Et surtout, n’ayez


crainte. Dans ma carrière bien longue, j’ai très souvent reçu des confidences étranges.
Mais je vous le garantis : en toutes ces occasions je suis resté discret. Peut-être que vos
mots…
– Depuis de nombreuses années... répéta la Comtesse. Des siècles...
– Vous vous moquez. Ce que je crois…
– Tout à fait, mon ami. Tout à fait.
Et la Comtesse Agnès de Chastillon de se renverser la tête vers l’arrière, dans un
mouvement délié. Son rire fut silencieux.

– Le mensonge continue, conclut Harry Dickson. Mais alors là, c’est


extraordinaire.

Tom Wills, rendu timide et silencieux, se trouvait englué au milieu du fatras de


ses premières interrogations. Cependant ce fut pour essayer d’en savoir davantage :
– Que nous nous soyons déjà rencontrés… Auparavant. Mais à quelle occasion ?
J’ai peur de ne pas me souvenir.
– Oh ce fut... Il y a plusieurs décades ! Mais il n’empêche... Il apparaît... Vous
auriez oublié... Volontiers, je vous en excuse. Néanmoins…
Puis ici la Comtesse décida de conclure. Son visage se ferma :
– Alors ce sera de la haine ! Bien autre chose que votre vie même.
Jean-Paul RAYMOND
HARRY DICKSON

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Il y eut un autre moment où Dickson décida de relever les yeux. Cette
conversation décousue, vraiment sans queue ni tête, lui devenait pénible. Aussi son
regard se perdit-il en allant s’évader. Le long d’une porte vitrée ?
Était-ce, par là, l’entrée d’un minuscule fumoir ? Quand même… Il lui avait
semblé… Il venait de saisir... L’image d’une très jeune fille sur le point d’en franchir le
seuil… Oh, peut-être… Maintenant elle découvrait la présence de la Comtesse… Et
l’inconnue venait de se reculer.
Mais n’était-ce qu’un reflet ? Ou encore... Que le visage fugitif d’une
mystérieuse Miss subissant les effets d’une terreur effarante.
Que se passait-il donc, dans cet hôtel parisien ?

– Maître, je suis sidéré.


– Mon garçon, au risque de perdre auprès de vous le vague semblant de prestige
dont vous me faites bénéficier, je vous avouerai que ce soir je ne suis pas loin de
partager l’essentiel de vos sentiments… Sur les coups dans les murs… Sur la
personnalité équivoque notre gracieuse amie…
– Mais enfin cette... Cette Comtesse… Qui peut-elle être, en réalité ? D’autant
que cette jeune femme affirme me reconnaître, alors que de toute ma vie – et cela je
vous le jure, Maître ! – qu’en aucune occasion je ne l’ai jamais rencontrée ! Pas une
seule fois !
– Inutile de vous mettre dans des états pareils, my boy, lui répondit
tranquillement Dickson. Sachez que je vous crois. Oui mais, en attendant…
Le détective commença à bailler :
– Cette fois-ci, il est tard. Moi, je tombe de sommeil. Garçon, allons dormir.
Harry Dickson quitta Tom Wills après un court salut. Ensuite, le jeune élève du
Maître se retrouva dans le petit salon meublé en bois de rose.
Ce qui fit…
Ah oui ? Pour le moment, Tom Wills n’était peut-être pas dans son meilleur état.
À vrai dire…
… Tom Wills avait peur.
Jean-Paul RAYMOND
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Il hésitait. Il n’osait plus bouger. Même pas pour se caler sur les coussins d’un
des deux canapés. Nerveux, Tom Wills alluma une cigarette, puis il chercha un cendrier
qu’il finit par trouver sur une petite tablette. Dans l’intervalle, Dickson pouvait s’être
endormi. Était-ce donc, dans cette perspective, un gage de sécurité ? Ou de quiétude ?
Du moins, Tom Wills voulait y croire.
Il fit deux ou trois pas en direction de sa propre chambre. Et là, les coups dans le
mur se remirent à pleuvoir. Le bruit était tout à fait effroyable. De plus, il s’accélérait.
Tom Wills commença par se coller le dos contre le chambranle. Il tremblait comme une
feuille. De la sueur lui tombait dans le cou. Le garçon était paniqué, comme jamais.


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3 / LA COMTESSE ROUGE

Ce devenait évident. Il se passait des choses bien étranges, par ici. Autrement, le
deskman Julien n’aurait pas autant hésité avant de leur accorder l’entrée de cette
fameuse chambre, de ce numéro 57.
– Oh oui, soliloquait Tom Wills. Oh oui, je me souviens. Sa répugnance était
extrême.
Au mur, les coups s’alourdissaient et ils semblaient en venir de partout, comme
si le plâtre des cloisons n’allait plus tarder à se fendiller, pour après s’écrouler. Ce
pouvait être un roulement qui faisait même vibrer le lit.
Pourtant, et hormis le vacarme, il ne se passa rien d’autre, si bien que le jeune
garçon finit par se calmer. Du moins, en partie. Mais sans que ça dure trop, car juste
après il y eut vraiment de quoi s’affoler :

Avec l’apparition de la Comtesse Rouge !

Elle se tenait debout auprès du grand miroir. D’une taille plutôt avantageuse,
suprêmement élégante, son très précieux visage était mis en valeur par une perruque
poudrée qui se perdait sous une débauche de mèches disposées avec art.
Sa robe apparaissait d’une richesse extrême, d’un bleu pâli à reflets de lune,
rehaussée de pierreries comme de multiples nœuds recouvrant le tissu. Le vêtement
tombait jusqu’à terre. Son ampleur était telle que ses volants dévoraient l’espace. Des
bijoux scintillaient à son cou, à ses oreilles, à ses poignets.
C’était une vraie beauté, aux traits fins, aux manières élégantes.
Par contre, une auréole sanglante accompagnait le spectre. Mais en y regardant
de plus près, Tom Wills demeurait fasciné devant les lèvres un peu épaisses, en face des
yeux glacés, de même, à cause de la ressemblance :
Jean-Paul RAYMOND
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– Ce ne peut pas être elle... balbutia le garçon, les idées en déroute. Pas la
Comtesse…
Mais l’attirance était réelle. Tom Wills subissait là les effets d’un infernal
pouvoir. Il gémit :
– Si elle parle, moi je vais mourir.
Par bonheur, la Comtesse demeura silencieuse. Mais son parfum se glissait,
follement attirant, et pour tout dire : ensorcelé, comme si les effluves de cette femme
s’ancraient dans un espace étranger à ce monde.
Tom Wills se retrouvait incapable de bouger. Oui, il faisait un rêve. Il était un
serpent, alors que l’apparition – le spectre à l’auréole – s’efforçait de le dominer, ainsi
que certains charmeurs ont le don d’endormir la fureur des cobras dans l’Inde des
maharadjahs.
Le garçon se sentait au plus haut point tétanisé, à présent prisonnier, subissant
l’influence de cette Comtesse fantasmagorique, laquelle s’avançait sans ciller jusqu’à
effleurer Tom. Le jeune élève du Maître claquait cette fois des dents. L’apparition
releva les mains. De multiples bracelets lui roulèrent sur la peau. Elle souriait, mais ses
lèvres, tout autant que l’intérieur de sa bouche, se voulaient des plus sombres, de la
couleur d’un sang qui se serait séché. Oh oui, elle souriait ! Mais sans que ce soit
gracieux. Ce n’était plus qu’un masque, que le mufle d’une bête.

Et les mains de la Comtesse finirent par se rejoindre. Elles enserrèrent le cou


de Tom Wills !

Plus tard, et même en rameutant les plus incisifs de ses souvenirs, l’élève préféré
de Dickson eut du mal à cerner, au moins avec exactitude, la stricte vérité. Comment
s’en était-il sorti ? Oh, peut-être cria-t-il ? Un son perçant se fit entendre, et assez
vigoureux pour réveiller le Maître. La Comtesse se fendit d’une grimace déplaisante.
Après, elle disparut.
Harry Dickson était maintenant debout, à côté de son élève. Il le soutenait aux
épaules :
– Mais qu’est-ce qui s’est passé ?
Jean-Paul RAYMOND
HARRY DICKSON

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Tom Wills en sursauta. Il lui fallut un long moment avant de reprendre pied :
– J’ai fait un rêve ! C’était un cauchemar !
Mais dans le même moment le jeune garçon se rendit compte de la portée réelle
où voguait sa hantise… Qu’il y avait eu cette Comtesse de sang qui s’était retrouvée
devant lui, et follement réelle ! Elle s’était efforcée à lui presser le cou ! D’ailleurs, s’il
fallait avancer une première amorce de preuve, il resterait toujours ces longues traces
violacées, cette chair douloureuse, altérée, écrasée.
Dickson finit par affirmer :
– Étrange, oui. Probable que c’est la vérité. Mais quand même... Il faudrait que
quelqu’un se soit glissé, ici.
– Un intrus ? Un cambrioleur ?
Tom Wills bousculait ses souvenirs. Oh non ! Non, ce n’était pas ça. Personne
n’était venu, en dehors de la Comtesse... Harry Dickson restait songeur. Il allongea Tom
Wills sur un lit damassé et il lui tamponna délicatement le front, le cou, avec de l’eau
versée depuis une petite carafe qui laissait s’échapper des émanations entêtantes.
Le Maître se releva. Tom Wills avait fini par s’assoupir. Cette fois, plus de
coups dans les murs. Pas davantage d’ombres fantomatiques. Dickson retourna se
coucher, mais en laissant les portes ouvertes. Car, à vrai dire, le détective n’allait plus se
rendormir. Du moins, pas tout de suite.
Une seule bougie brûlait.

Du temps avait passé. Tom Wills venait de se réveiller. Mais à présent il


manquait d’air. Il suffoquait. Surtout que cette fois-ci l’élève préféré du Maître se
pénétrait exactement avec ce qui allait se passer. Qu’il allait retrouver le fantôme de la
Comtesse ! La Comtesse, devant lui. Oh oui !
Aucun bruit, dans les pièces. Aucun murmure, même pas ce bourdonnement qui
réussissait si bien à monter des avenues, cette rumeur habituelle propre aux demeures
des grandes cités. Tom Wills se redressa. Il était aux aguets.
Un nouveau chuchotement s’en vint le caresser. C’était un balbutiement dont les
mots rappelaient un français très ancien, datant des siècles passés. Une porte se referma,
et des pas se rapprochèrent.
Jean-Paul RAYMOND
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– Bientôt… Bientôt les temps viendront… répéta une voix dure, impérieuse et
cruelle, que Tom Wills reconnut comme étant celle de la Comtesse Rouge.
Mais cette fois le jeune garçon ne voyait pas l’apparition. À peine en devinait-il
un reflet, plutôt vague. En attendant, la peur congelait son sang, tandis que de nouveaux
tremblements le gagnaient jusqu’au cœur. Certes... Tom Wills aurait eu avantage à se
lever d’un bond, et à courir vers l’autre chambre pour y retrouver son Maître. Bien sûr !
À part que le garçon ne pouvait plus bouger !
Les chuchotis gagnaient en force, de même qu’en volubilité :
– Tu viens… Tu viens pour me rejoindre.
Avec les derniers mots, Tom Wills finit par distinguer… Bien sûr, c’était encore
la Comtesse Rouge logée au centre de son auréole. Elle se tenait debout, et elle regardait
fixement en direction de la porte. L’image restait épaisse. À l’opposé de sa beauté, la
Comtesse ressemblait à un chien prêt à mordre, glacé et immobile, vraisemblablement
satisfaite.
Ce fut à ce même moment que la porte du salon s’entrouvrit doucement. Tom
Wills en sursauta. Il lui sembla aussi que son cœur multipliait une succession de
battements. Tout à la fois, une suée plutôt glacée et une poussée de chaleur lui
gagnèrent chaque joue.
Que voyait-il, maintenant ? Que voyait-il apparaître ? Lui-même ! Mais pas ce
gentleman anglais, pas ce jeune londonien quelque peu élégant, détective à ses heures.
Pas l’élève de Dickson !
Non.

Car celui qui venait de surgir s’apparentait, en tous points, à ce que l’on
pouvait imaginer chez un aristocrate français.

Étonnamment, le visage du nouveau venu ressemblait à celui de Tom Wills.


Mais aussi, il était différent.
D’abord il y avait le port de tête, certainement plus impérieux, et infiniment plus
hautain. Et puis la forme du nez, plutôt rond et ourlé. Et la bouche… Elle était
méprisante, et toute empreinte de haine. Sans compter le costume : richement ouvragé.
Jean-Paul RAYMOND
HARRY DICKSON

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Une veste cintrée, marquée de broderies, recouvrait un gilet aux parements dorés. Les
culottes s’arrêtaient aux genoux pour découvrir des bas immaculés. De chaque côté, une
boucle en diamant enrichissait le ruban d’une jarretière.
L’habit se complétait par une chemise lavande, aussi par des pantoufles noires.
Un jabot de dentelle jaillissait hors du cou, retenu par un rubis aux mille éclats grenat.
Un foisonnement de broderies entourait ses poignets. L’étrange nouveau jeune homme
en jouait à chacun de ses gestes.

Ce garçon… Cet espèce de frère jumeau venu de n’importe où…

Les deux individus, Tom Wills et puis son double, se trouvaient séparés. Mais
pourtant… Mais aussi… L’apparition française possédait quelque chose du jeune
garçon anglais. L’inverse, de même, était réelle.

Car dans une autre époque Tom Wills avait été ce gentleman poudré ! Il avait
été cette créature !

Tom Wills regardait son passé. L’inconnu s’avança jusqu’au milieu de la


chambre.


Jean-Paul RAYMOND
HARRY DICKSON

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4 / UN JEUNE ARISTOCRATE

– Madame, dit-il lentement.


Justement, parce que l’apparition était tout à la fois Tom Wills et aussi parce que
le jeune élève de Dickson était dans le même temps l’aristocrate français, le garçon
connaissait, et bien mieux que quiconque, l’effort que faisait le nouveau venu pour
affermir sa voix. Le sang de Tom Wills charriait nombre d’aiguilles glacées, tandis que
son cœur battait avec une frénésie extrême.
La femme, la Comtesse Rouge, s’était à son tour avancée tout en levant les
doigts et jusqu’à effleurer les lèvres du jeune Français. Mais ce dernier se recula,
comme s’il s’était brûlé.
– Si je vous comprends bien, murmura doucement Agnès de Chastillon, vos
sentiments n’ont pas changé. Vous continuez à me haïr.
Le double de Tom Wills, l’apparition des anciens âges, ne sembla pas vouloir
répondre. Il n’y eut que ses yeux qui réagirent, des yeux par où se déversaient des
torrents de rancune. Mais ensuite la Comtesse laissa tomber ses mains. Elle s’accorda
un air timide :
– Vous oubliez, Monsieur, que j’ai sauvé votre père.
– Mais à quel prix, Madame, faut-il vous le rappeler ? Il y a eu ces innocents que
vous avez conduit aux marches de l’échafaud. Ils ont été nombreux.
Des relents de mépris grinçaient dans la réponse. Il n’empêchait ! Cette réaction
tomba à plat, surtout que la Comtesse s’esclaffait d’un grand rire. Elle se cassa pour
saluer. Son geste fut grotesque :
– Vous êtes cruel, Monsieur, et tout à fait injuste. C’est quand même grâce à moi
que toute votre famille s’est s’enfuie loin de France, qu’elle s’est mise à l’abri en
royaume d’Angleterre.
Jean-Paul RAYMOND
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– Mais pas Émeline d’Irgueval ! C’était ma fiancée, chère à mon cœur, plus que
ma vie. Selon vos ordonnances elle fut trahie, prise, engeôlée. Et puis guillotinée !
Des mots plutôt mordants avaient été lâchés. Les joues du jeune Français
s’empourprèrent davantage. Mais aussi, cette apparence aux frontières de la vie se fana
sans attendre car le gracieux aristocrate se redressa d’un coup, comme si une fascination
menaçait de l’étreindre. Oh oui, sauter à la gorge d’Agnès de Chastillon, pour
s’accorder le luxe de l’étrangler !
– C’est vous-même ! C’est vous-même qui avez manœuvré, usant de votre
entregent afin que les bourreaux se décident à la tuer ! Ce n’était qu’une enfant,
innocente et naïve. De quoi pouvait-on l’accuser ?
Les lèvres de la Comtesse se découvrirent alors. Son sourire était de sang. Ses
dents apparaissaient moins galantes, à présent. Elles jaillissaient à la manière de crocs :
– Je regrette sincèrement les tragédies passées, et surtout je déplore ce mur de
haine qui nous sépare. Si bien que, et même distinguée de naissance par mon titre de
Comtesse reconnu par le Roi, je me sens minuscule devant vous, et par vous. Chez moi,
c’est une situation qui se veut insupportable.
Puis, distillant l’horreur, l’apparition sanglante se mit à ajouter :
– Si vous aimiez cette Émeline, ma démarche se justifie : cette péronnelle devait
mourir ! Aussi j’ajouterai que le Tribunal Révolutionnaire a bien fait son travail !
– Ah oui ? Alors ne cherchez pas à ce que mes sentiments aillent en
s’adoucissant ! Dites-vous bien que jamais… Oh, vous me faites horreur !
Mais à présent, le jeune aristocrate apparaissait désemparé face à la luxuriante
Agnès de Chastillon, laquelle n’en finissait plus d’écraser le garçon sous l’affirmé de sa
prestance, de même par son mépris. Elle se crispait, en cruauté :
– Vous vous comportez en jeune fat ! Vous ne saurez jamais où se trouve le
salut. Voyez, je vous offre la vie. Plus encore : mon amour. Et vous le méprisez ! Vous
restez attaché au souvenir d’une jeune bécasse, laquelle ne possédait – en l’infini de sa
richesse – qu’un visage de lune fade. Ici, la belle affaire ! Persistez-donc, enfant !
Sachez que dès demain notre aimable guillotine va encore travailler !
Et la Comtesse se tut. Puis elle leva une nouvelle fois ses mains dans ce geste
familier qui faisait retomber de très mousseuses dentelles jusqu’à ses avant-bras.
Jean-Paul RAYMOND
HARRY DICKSON

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Ensuite elle s’approcha, jusqu’à toucher le jeune aristocrate. Et ce fut insoutenable,
d’autant que l’inconnu donnait l’impression de se vider. Même qu’il parut se dessécher.
Son visage se pinça. Il tomba à genoux, et presque jusqu’à baiser la robe de la
Comtesse.
L’auréole flamboyante, autour d’Agnès de Chastillon, parut lentement
s’obscurcir. La femme rit, à nouveau, et ce dans un silence qui se révéla grinçant. Alors
Tom Wills sentit qu’il ne pouvait s’agir – ici – que d’une affaire de mort.
– Donc, reprit la Comtesse, le Chevalier des Essards en arrive à fouler son
honneur, sa fierté. Il a peur pour son cou !
Il ne se distinguait plus le moindre ricanement dedans la voix du spectre tandis
que la Comtesse poursuivait :
– Vous avez trop tardé, mon très gentil Monsieur. Bien trop ! C’est votre amour
que je désirais. Mais un amour sincère et désintéressé. Pas votre avilissement.
Ce devenait définitif. Le Chevalier des Essards, celui qui ressemblait aussi fort à
Tom Wills, leva les yeux vers la Comtesse. Mais là ce fut pour répliquer, et ce avec
froideur :
– Vous avez bien raison, Madame. Nos aspirations se délitent. Si bien qu’il ne
vous reste plus qu’à me livrer à vos amis, à vos bourreaux et à la guillotine ! Mais dans
cette perspective je me dois d’affirmer : « Que ma haine à votre encontre nous survivra
jusqu’au détour des siècles, afin que nous puissions, et inlassablement, nous retrouver
en d’autres vies ». Car, à chaque occasion, et lorsque nos fantômes se croiseront à
nouveau, lorsqu’ils se heurteront, je vous prédis d’incomparables délices, des
épousailles sanglantes !
Les mots se pressaient en surnombre, au bord de la confusion, surtout que la
Comtesse continuait à se trémousser :
– Mais je gagnerai encore, comme je gagne aujourd’hui.
– Alors moi je reviendrai, assura le jeune homme. Et sans cesse, et encore.
Jusqu’à l’aboutissement, dans tous les cycles qui se répèteront. Et cela je vous le jure,
Madame. Oui, que la mort me guette ! Qu’elle se présente en face, parce que je vous
maudis. Que ce soit moi, ou alors mon fantôme. Dans cette pièce, vous resterez
enfermée jusqu’à ce que je renaisse ! Toujours et à jamais.
Jean-Paul RAYMOND
HARRY DICKSON

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Le Chevalier des Essards paraissait, cette fois-ci, retrouver les accents de sa
vigueur passée. Ses joues reprenaient du volume. Et plus encore, il parut disposer
d’assez de fermeté pour réussir à se redresser. Mais ce ne fut pas assez. Sous le déluge,
sous la malédiction, les mains de la Comtesse s’avancèrent vers son cou comme pour en
étouffer la teneur même des mots. Et la femme de serrer ! De serrer ! Les yeux du
Chevalier lui sortaient de la tête.
Son regard se vrillait. Il rencontrait les paupières de Tom Wills. À présent, et
pour la première fois, le jeune garçon anglais, et puis l’aristocrate français, se sentaient
l’un et l’autre fondus dans le même corps.
Tom Wills en chancela. Autour, tout devenait noir. Était-ce bien lui, Tom Wills,
qui subissait cette agression ? Ou autrement, est-ce que le jeune élève du Maître
renouvelait son rêve, car le fantôme à l’auréole ne semblait pas l’avoir touché ? Mais
oui : la Comtesse dominait le Chevalier des Essards. Lui seul… Tandis qu’à l’autre
extrémité de la pièce... Tom Wills ouvrit les yeux.

Les fantômes aient disparu. Par contre, le garçon s’étouffait avec une gorge si
comprimée qu’il respirait à peine. Des doigts forts et mortels s’incrustaient dans sa
chair.
Les doigts d’Harry Dickson !


Jean-Paul RAYMOND
HARRY DICKSON

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5 / UNE OFFICINE A ODEUR DE JASMIN

Un voile sombre s’agitait devant les yeux de Tom Wills. Le visage de son
Maître n’avait plus d’expression. Il ressemblait, et traits pour traits, à celui d’un mort
vivant. Et seuls, ses doigts apparaissaient vivants.
Oui mais, et tout autant, ce devenait évident : Harry Dickson commençait à
faiblir. Le Maître s’amollissait, tandis que son jeune élève réussissait à se dégager, que
sans trop de peine il repoussait le détective. Enfin ce fut pour retomber, pour se
recroqueviller sur la courtepointe d’un des lits. Harry Dickson était devenu flasque.
– Mais Maître… Enfin, qu’est-ce qui se passe ?
Tom Wills se caressait le cou. Harry Dickson ouvrit les yeux en dévoilant un
pauvre regard pantois. À ne pas en douter le Maître bataillait ferme afin retrouver la
clarté de son esprit. Ses paupières papillonnaient. Tom Wills lui affirma :
– En poussant plus avant, vous me brisiez la nuque.
– Je… Je ne le sais que trop, mon petit. Mais quand même, je me souviens…
Qu’une volonté impérieuse, qu’une puissance contre laquelle j’étais dans l’incapacité de
lutter, m’imposaient cette affaire... Assez désagréable... Celle de vous étrangler ! Je
devais vous tuer !
– Invraisemblable ! Vraiment ! Que vous-même et que moi, qu’ensemble tous
les deux... Que nous ayons partagé ce même rêve affolant... Ou, plus précisément : cet
identique cauchemar !
– Jureriez-vous, cette fois, que ce ne soit qu’un rêve ?
– Mais Maître, mais seulement... lui répondit Tom Wills en hésitant beaucoup.
Si c’était autre chose, qu’est-ce que ça pourrait être ?
Harry Dickson releva le menton. Ensuite il enchaîna plusieurs certitudes floues :
– Un retour du passé. Une loi propre au temps. Un châtiment plus fort que toutes
les formes de la raison. La force de la haine. L’absolu de l’amour. Nous sommes très
Jean-Paul RAYMOND
HARRY DICKSON

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ignorants du destin de ces gens. Ils ne sont pas réellement morts. Cela, oui je le crois !
Ils demeurent près de nous. Nous en sommes les témoins.
– Ou pire encore : leurs jouets !
– Peut-être bien, my dear. Cependant, en aucun cas, nous ne devons crouler sous
trop de sentiments. Que cherchent ces ombres, vraiment ? Est-ce d’abord nos vies ? Qui
pourrait le savoir ?
– Oh Maître, je croirais volontiers qu’il y a eu malédiction. Que cette Comtesse
de sang a usé de son pouvoir afin qu’une certaine Émeline d’Irgueval soit envoyée à
l’échafaud.
– Bien sûr, c’est une des vérités. Moi-même, j’ai cru le comprendre. Mais tout
autant, il se pourrait aussi que cet invraisemblable fatras ne cherche – et avant tout –
qu’à nous abuser, comme de la poudre aux yeux.
– Comment savoir, Maître ? Je porte encore au cou…
Tom Wills se passa, à nouveau, des doigts fort hésitants sur les traces incrustées
dans le tendre de sa peau. À chaque respiration, une douleur déplaisante faisait mine de
se réveiller. Un rêve ? disait le Maître. Harry Dickson crut bon de préciser :
– Nous venons de vivre ici quelque chose de pas ordinaire. Si bien qu’il est
indispensable que nous allions y voir de plus près.
Et le détective d’ajouter :
– Quelqu’un va nous aider, nous donner un coup de pouce. Avec ces nouvelles
armes nous franchirons l’ornière.
– Oh, Maître, comme vous détaillez-là une manière plaisante de bousculer les
choses !

La rue Basse-des-Ursins se situait en bordure de la Seine. En l’Ile de la Cité,


jouxtant le Quai-aux-Fleurs. Son nom s’apparentait à un certain Juvenal des Ursins qui
avait été Chancelier de France sous le Roi Charles VI.
– Un lieu chargé d’histoire, commenta doctement Harry Dickson. On raconte
que le dramaturge Jean Racine, au tout début de sa carrière, y aurait vivoté, durant ses
années les plus pauvres. On raconte également qu’un boulet de canon, tiré de la Place de
l’Hôtel-de-Ville pendant la Révolution française de 1848, aurait percé le mur d’un
Jean-Paul RAYMOND
HARRY DICKSON

LA COMTESSE ROUGE
33
atelier de menuiserie, pour atterrir au beau milieu d’une glace.
Il ajouta :
– On dit qu’il y est encore !
Les deux détectives débouchaient par la rue de la Colombe. Le temps s’était
remis au beau. Toutefois, un petit vent coriace faisait friser la surface de la Seine,
laquelle promenait ses eaux grises une dizaine de mètres en contrebas.
– Nous approchons. Je ne crois pas me tromper. C’est là !
Harry Dickson s’était arrêté devant une minuscule échoppe dont le bois de la
devanture semblait prêt à se fendre. On n’y distinguait plus les lettres de l’enseigne.
Mais autrement, le séduisant de la vitrine retenait le chaland avec sa propreté, aussi par
l’esthétique de sa décoration.
– Voici l’une des dernières maisons de ce Paris français où, pour un prix souvent
très raisonnable, nombre de collectionneurs peuvent espérer chiner un livre
exceptionnel. Ou le parchemin de leurs rêves !
Tom Wills fut moins lyrique :
– D’accord. Mais moi je ne vois là qu’une échoppe ordinaire. Qu’une de ces
officines où sommeille un vieillard... Plus qu’à moitié cacochyme !
Le Maître fronça le nez, puis il poussa la porte. Un grelot se déclencha. Une
ombre sortit des profondeurs, d’une sorte de couloir qui semblait fort étroit.
Et là... Le jeune élève en resta pour ses frais – ébranlé et confus – du fait que ce
fut une demoiselle. Celle qui lui apparut avait moins de trente ans. Elle était menue et
gracieuse. Son visage dégageait une fraîcheur d’enfance. Ses cheveux, couleur aile de
corbeau, lui retombaient en des boucles serrées jusqu’au dessus de la nuque. Elle
semblait vraiment mince, et puis sa robe unie se pinçait à la taille sous l’élégante
contrainte d’une ceinture brodée.
– Holà, le grand Harry Dickson ! s’exclama dans le même temps l’accorte
boutiquière. Mais Diable si je m’attendais ! Vous êtes donc à Paris ?
Un fin accent français couvait élégamment derrière un anglais scrupuleux, au
sein duquel se discernait l’intonation feutrée que les anciens d’Éton se plaisent à
entretenir.
– Elisabeth Morgan ! Miss Elisabeth ! Il nous faut, à tous deux, au moins que
Jean-Paul RAYMOND
HARRY DICKSON

LA COMTESSE ROUGE
34
l’Enfer s’ouvre afin que nos chemins décident, une bonne fois, à se rejoindre !
– C’est un fait, mon ami. C’est un fait. Mais prenez place. Je vous écoute. Car si
vous êtes venu c’est qu’il y a une histoire.
Au lieu de l’odeur des vieux papiers à laquelle on aurait pu s’attendre, l’officine
de Miss Elisabeth fleurait bon le jasmin. Les murs s’éclaircissaient. Les plafonds
s’élevaient. Des fenêtres se découpaient pour admirer la Seine, ses berges et ses courbes
lentes. Ils prirent tous trois leurs aises auprès d’une table basse, enfoncés jusqu’aux
yeux au creux de deux bergères.
– Ce sont des souvenirs passablement curieux, attaqua tout de go un Harry
Dickson volontaire. Ils trouvent leur origine il y a plus de cent-cinquante ans. Nous
sommes au beau milieu de la Révolution française. Des nobles guillotinés…
– Il y en a eu beaucoup.
– Mais ceux-là, on dirait… Que quelques-uns ont survécu.
– Cher ami, cette fois-ci, nos recherches se restreignent.
En répondant à Harry Dickson, Miss Elisabeth se modelait une attitude lointaine,
et peut-être amusée. Mais quand même, et tout en s’attachant au visage inflexible du
Maître, la jeune fille recouvra une bonne part de son sérieux :
– Survivre à la guillotine ! En voila une histoire !
– En quelque sorte ils se seraient… Échappés de leur corps !
– Terrible, Monsieur Dickson ! J’aurais du me souvenir que les banalités ne sont
jamais votre fait.
Le détective tâtait, tout au fond de sa poche, les courbes chaudes et douces d’une
pipe juste bourrée.
– Je ne dispose que de trois noms, avança-t-il lentement. Il me faudrait savoir ce
que ces personnes sont devenues.
– Presque facile, au demeurant. Des textes, des listes existent. En ces années
anciennes les ordres d’exécution, s’ils se trouvaient le fruit de vrais tissus d’horreur,
n’en demeuraient pas moins d’une scrupuleuse exactitude. Les documents dont on
dispose… De ceux explicitant les jugements... Dessus il s’y rencontre des noms, aussi
des qualités, tout comme les chefs d’accusation. Mais ce qu’il y a de remarquable, c’est
qu’une majorité de ces registres n’ont pas été détruits. Beaucoup restent consultables.
Jean-Paul RAYMOND
HARRY DICKSON

LA COMTESSE ROUGE
35
– Alors... commença Harry Dickson.
Seulement, et pour le détective, il ne lui fut pas donné de poursuivre plus avant
car le grelot de l’entrée choisit ce même moment. Un visiteur ? Miss Elisabeth se leva.
L’inconnue qui se tenait sur le seuil, à contre-jour, était petite et frêle. Elle
paraissait fort jeune. Peut-être moins de quinze ans. Son visage effaré disparaissait dans
l’ombre. Ses cheveux étaient torsadés tout autour de sa nuque en un chignon très
compliqué. Mais ce qui pétrifiait, c’était d’abord la tache sanglante qui s’élargissait
devant elle, cette auréole qui lui souillait le devant de sa robe.
– Oh ! s’exclama Tom Wills.
Mais le garçon était déjà debout. Il n’eut qu’à peine le temps de recueillir, dans
le creux de ses bras, le corps de la jeune fille. Cette dernière s’alourdit, complètement
évanouie. Ou pire encore : elle était morte !
– Maître, Maître ! gémit Tom Wills.
À son tour, Harry Dickson venait à la rescousse. À tous les deux ils allongèrent
le corps de la petite victime sur les lames du parquet, entre les rayonnages. Mais la
première horreur dont ils se rendirent compte, ce fut la sauvagerie offerte par la
blessure. Celle-là courait pour entourer le cou de l’inconnue, un peu comme si un
couteau lui avait déchiré les chairs en profondeur pour y sculpter un monstrueux collier.

Ou comme s’il s’était agi du fer d’une guillotine !

D’autant que cette jeune morte, Harry Dickson la connaissait. C’était


précisément la veille, ce reflet apparu sur les derrières d’une porte lorsqu’ils s’étaient
trouvés en compagnie de la Comtesse. Ce même soir-là... La gamine avait disparu !
Très vite. Et effrayée ?
L’hypothèse du moment... Mais ici, quelle idiotie dans la tête du détective !...
Que cette malheureuse enfant égorgée sur le trottoir... Elle avait tout pour être…
Émeline d’Irgueval, adolescente livrée, cruellement sacrifiée, montée sur l’échafaud en
l’an de grâce 1794 !
Mais non, fini de rêver ! Surtout que la pauvre petite, il fallait bien qu’elle soit
immanquablement... Quelqu’un d’autre !
Jean-Paul RAYMOND
HARRY DICKSON

LA COMTESSE ROUGE
36
– Nous devons le savoir, se résolut Dickson.
Miss Elisabeth décida :
– Je téléphone à la police. Le Commissaire de cet arrondissement est justement
l’un de mes amis.
Tom Wills restait agenouillé. Il contemplait le visage de la jeune morte. Il la
trouvait… Si belle !

– Mon nom est Harry Dickson, se présenta le détective.


– Et je me porte garante pour ces Messieurs, compléta Miss Elisabeth.
Un fourgon de la Sûreté stationnait dans la rue. Une bonne dizaine d’agents,
pèlerine et bâton blanc, trompaient leur lassitude autour de la librairie. Parfois, d’un
coup d’épaule, ils faisaient reculer les curieux.
Le Commissaire se nommait Jules Verdier. C’était un homme fluet qui portait en
avant un ventre prononcé. Avec grande élégance le policier arborait un monocle, au
demeurant fort large et retenu par un cordon. Il s’exprimait avec une voix douce :
– Cette fille, elle est arrivée d’un seul coup sur le seuil de votre boutique, et elle
s’est écroulée comme ça, sans prononcer un mot ?
– Tout à fait, Monsieur le Commissaire. Tout à fait.
– Mais c’est rigoureusement impossible !
– Enfin… Pourquoi ?
Le policier de la Sûreté fit un geste de la main en direction du brancard où ses
hommes s’empressaient d’allonger leur victime :
– Tout simplement à cause de sa blessure ! Vous ne vous en êtes peut-être pas
rendus compte, mais cette fille, avec sa veine jugulaire tranchée, eh bien… Elle n’aurait
plus été en état de marcher. Même pas d’un mètre ! Surtout toute seule !
Il ajouta :
– En êtes-vous sûrs, Messieurs, et vous, Mademoiselle ? Vous n’avez vu
personne qui la suivait ? Obligatoire que son meurtrier…
– Mais non, personne. Je vous assure. Elle était toute seule.
– Bizarre, vraiment bizarre. Et davantage que tout : rigoureusement anormal !
Jean-Paul RAYMOND
HARRY DICKSON

LA COMTESSE ROUGE
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Le Commissaire Verdier, le regard par en dessous, fixait les deux Anglais avec
un air de dogue. Surtout que le prestige d’Harry Dickson, si celui-ci restait flatteur dans
nombre de comtés britanniques, n’avait certainement pas, au sein de la capitale
française, la même aura qu’à Londres. Il s’en fallait de beaucoup !
– Nous allons commencer l’enquête, poursuivit le Commissaire. Mais je ne vais
pas vous cacher que notre travail sera ardu. Oh, pendant que j’y pense et en ce qui
concerne vos projets immédiats : inutile de quitter la ville. Du moins… Sans m’en
référer.

– Nous voila prisonniers, résuma amèrement Tom Wills.


– Pas tant que ça, my dear, lui rétorqua Harry Dickson. Dites-vous que ce brave
homme de policier ne fait que son travail. Et puis, s’il nous laisse libre d’aller où bon
nous semble, dans tous les quartiers de Paris, c’est davantage qu’il nous en faut.
– Mais pourquoi donc, Maître ?
– Pourquoi ? Mais parce que, et de notre côté, nous allons entamer une enquête
parallèle. Savoir qui est vraiment cette fille, surtout connaître la raison pour laquelle elle
nous est tombée, un peu trop facilement… Du ciel !
– Par où commencer ?
– Ah !
Le plus souvent, Harry Dickson aimait organiser l’insolite de ses coups de
théâtre. Aussi s’approcha-t-il d’une petite tablette. Il repoussa deux ou trois livres en
attente de reliure. Puis il plongea la main dans sa poche, et il en ressortit… Une facture
de teinturerie !
– Mais Maître, vous vous moquez.
– Pas tant que ça, garçon. Car avant l’arrivée de cet excellent Commissaire, j’ai
fureté un petit peu dans le sac de la fille. Il n’y avait pas grand-chose. Un poudrier, de la
monnaie, un mouchoir soigneusement plié, et… Ce ticket.
– Voyons…
Miss Elisabeth se montra, pour cette occasion, bien plus curieuse que la
moyenne. Elle manipula l’étroit petit carton recouvert d’une écriture déliée,
manifestement tracée à la plume. Pour détailler :
Jean-Paul RAYMOND
HARRY DICKSON

LA COMTESSE ROUGE
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– Maison Gramond et fils. Ce n’est pas loin d’ici : rue du Plat d’Étain, de l’autre
côté de la Seine.

La rue du Plat d’Étain était une petite artère qui débouchait, d’une part, sur la
rue des Déchargeurs, et d’autre part sur la rue des Lavandières de Sainte-Opportune.
Harry Dickson et Tom Wills y furent en moins d’une demi-heure. Ils marchaient du pas
ferme de sportsmen entraînés.
La devanture de la maison Gramond était très lumineuse, encadrée de panneaux
en faux marbre. Une grosse femme tenait la caisse, visiblement aimable. Elle sourit à
Dickson. Ce dernier expliqua :
– Ce n’est que par erreur que j’ai retrouvé cette facture. Peut-être pourriez-vous
me préciser à qui elle appartient ?
– D’autant qu’elle peut manquer, ajouta la caissière. Elle sert de preuve pour
retrouver ses vêtements. Donnez voir…
Elle examina le papier, quelques secondes à peine. Puis son visage, ses traits
lourds, s’éclairèrent :
– Je ne connais pas cette personne, mais je me souviens de quelqu’un qui
pourrait vous renseigner. Son amie. Elles sont la plupart du temps ensemble, toutes les
deux. Enfin, je crois... Depuis trois ou quatre jours.
– Et c’est ?
– La petite marchande de fleurs. Le kiosque au coin de la rue.
Effectivement, sur le trottoir et hélant les passants, une jeune fille proposait des
œillets et des roses délicates, toutes humides. Aussi des branches de mimosa. Certains
flâneurs ralentissaient. Ils tendaient une pièce de monnaie. D’autres faisaient un écart.
Quelques femmes s’attroupaient.
– Mesdames, Messieurs, lançait au vent la pétillante petite vendeuse, mes fleurs
et mes bouquets sont de première fraîcheur, cueillis de ce matin. Ils vous apporteront de
la joie, du bonheur et de la poésie. Ils sont des gages d’amour.
Harry Dickson venait de s’approcher, avec Tom Wills sur ses talons. Le grand
détective salua, deux doigts pour soulever légèrement son melon à la manière d’un
gentleman.
Jean-Paul RAYMOND
HARRY DICKSON

LA COMTESSE ROUGE
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– Et pour ces Messieurs, ce sera ? Un ensemble rose et mimosa ?
– Plutôt un renseignement.
Aussitôt, le visage de la fille se ferma. Elle avait le teint blanc, et ses cheveux de
jais se trouvaient rassemblés tout autour de sa nuque en plusieurs nattes, toutes très
serrées.
– Émeline… avança prudemment Dickson.
– Quoi, vous la connaissez ?
– C’est à vous de nous le dire, poursuivit le détective. C’est votre amie, n’est-ce
pas ?
– Amie est un mot trop précis. Plutôt une connaissance. Émeline, je n’ai fait que
de lui rendre service. Elle était sur un banc, ne sachant où dormir, depuis trois jours, au
moins. Alors, je l’ai hébergée. Le mieux : qu’elle soit au sec.
– Une mauvaise nouvelle…
– Elle est morte, n’est-ce pas ? Je n’en suis pas étonnée.
Mais des larmes piquantes se présentèrent très vite pour se glisser sous les
paupières de la petite fleuriste, tandis que la jeune fille paraissait de ne plus trop se
rendre compte de ce qui se passait autour d’elle. Plusieurs hommes, des clients, lui
tendirent des piécettes qu’elle refusa d’un geste.
– Pourquoi ne pas être surprise ?
Dickson poussa son avantage. Son instinct le chatouillait. Il flairait comme une
piste, un minuscule fragment sur lequel il n’allait manquer de tirer.
– C’était que cette enfant donnait l’impression d’avoir peur. Était-elle menacée ?
Il se pouvait aussi que ce soit une gamine arrivée de nulle part. Elle traînait son histoire.
Enfin, la petite vendeuse releva ses yeux brillants :
– Qui êtes-vous, après tout ? La police ? Oh non, des étrangers.
– De Londres.
– Oh, de si loin !
– Venez, il faut parler.
– Mais mon stand ? Et mes fleurs ?
– Cela suffira-t-il ?
Jean-Paul RAYMOND
HARRY DICKSON

LA COMTESSE ROUGE
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Dickson lui présenta un billet de vingt francs, tout neuf et tout craquant. Il y eut
comme un éclair. De joie, de convoitise :
– Vous êtes un vrai Seigneur.
Dans les minutes suivantes, ils se retrouvèrent au sixième étage d’un escalier
bien sombre, et qui tire-bouchonnait. Quelques chats faméliques les accompagnèrent un
moment, en courant sur les marches. À chaque palier se concentrait une forte odeur de
chou.
– Vous savez, elle ne m’a pas laissé grand-chose. Plutôt, elle ne possédait rien.
Qu’une poignée de linge sale, et aussi un cabas.
– Juste pour nous rendre compte, lui assura Dickson. Le plus petit indice, ou un
détail des plus futile, risquent de nous être utile. Toujours, en cherchant bien…
Et le grand détective laissa traîner ses mots, tandis que la gentille fleuriste
ouvrait avec grand soin la porte de sa chambre. Ils étaient arrivés.
– C’est ici.
Il y avait un lit, une table unique et puis une chaise, un broc d’eau et puis une
vasque comme cabinet de toilette. Au sol : un tapis usé jusqu’à la trame. Mais des fleurs
garnissaient la fenêtre qui s’ouvrait sur le toit.
– Elle n’aimait pas parler. Je ne sais pas. Serait-ce une impression ? Elle
employait des mots que je ne comprenais pas.
– Ses affaires, son cabas ?
– Oh oui. Oh, c’est cela.
Dickson fouillait déjà.
– Alors dites-moi, fit la marchande. Émeline, est-ce qu’elle est vraiment morte ?
– Hélas.
– Mais comment ?
– Égorgée.
Il y eut une longue hésitation entre les deux détectives et la petite fleuriste. Ils se
tenaient les uns en face des autres dans la chambre mansardée. Harry Dickson se
releva :
– J’ai trouvé quelque chose. Oh mais, c’est étonnant !
Jean-Paul RAYMOND
HARRY DICKSON

LA COMTESSE ROUGE
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Le papier était déchiré, mais parfaitement lisible. Il semblait détaché d’un très
ancien registre. En se penchant, à la lueur de la fenêtre :
– C’est un certificat de baptême.
Dickson lut :
– Aujourd’hui, vingt-huit juin de l’année de grâce mil sept cent soixante douze,
moi Régis Vigier curé de la paroisse de Saint-Germain a reçu… un enfant de sexe
féminin à qui il a été donné le prénom d’Emeline… déclare avoir officié selon les rites
de notre Sainte Mère l’Église….
– Seigneur ! s’exclama Tom Wills, sidéré.


Jean-Paul RAYMOND
HARRY DICKSON

LA COMTESSE ROUGE
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6 / LE CRIME DE TOM WILLS

– Donc, nous n’avons pas rêvé, poursuivit Tom Wills à l’adresse de son Maître
tandis que les deux détectives dévalaient les six étages de l’escalier avant de se
retrouver sur le trottoir.
– Certainement pas, my boy. Nous possédons, à présent, la preuve que cette
Émeline du vingtième siècle égorgée sous nos yeux, avait quelque chose à voir avec une
lointaine autre jeune personne dont l’existence fut écourtée sur l’échafaud, au cours de
cette désastreuse année 1794.
– Deux morts curieusement identiques, et à des âges semblables. Décidément, le
mystère s’assombrit !
– Mais peut-être allons-nous en savoir davantage. Je compte beaucoup sur les
recherches de notre amie, de Miss Elisabeth Morgan.
– Ah oui, dans la foulée, votre Miss Elisabeth. Celle-là, je l’avais oubliée.
La petite officine, rue Basse-des-Ursins, était toujours éclairée. Manifestement,
les deux détectives y étaient attendus par la plaisante libraire aux cheveux courts qui
dégustait, et cela avouons-le avec une certaine gourmandise, un bol de thé fumant
agrémenté de petits pains grillés, forts croustillants, au goût français :
– Alors ?
Point n’était coutume, mais ce fut Miss Elisabeth qui posa ses questions la
première. Dickson lui répondit :
– Ce devient évident. De plus en plus, nous nous retrouvons projetés jusqu’aux
frontières de cette époque abominable, lorsque la première Révolution française s’est
laissée emporter par un déluge de sang, et que de pauvres innocents ont eu le mauvais
goût d’avoir eu le cou tranché, impitoyablement immolés tels des moutons à l’abattoir.
Jean-Paul RAYMOND
HARRY DICKSON

LA COMTESSE ROUGE
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– Cependant nous avançons, car les recherches que vous m’avez confiées
prennent un chemin intéressant. Sachez que j’ai eu la chance de mettre la main sur
quelques bons registres. J’y ai isolé certains noms. Mais pas tous.
– Ah oui ?
– Plusieurs incertitudes demeurent. Mais commençons, si vous le voulez bien,
par ce qui est établi.
– Je vous en prie, invita Dickson.
En se pressant contre Tom Wills, le Maître s’installa confortablement. Et cette
fois, il osa ! Il alluma sa pipe. Miss Elisabeth l’y avait invité, usant de courtoisie, avec
un grand sourire. D’un boîtier en argent elle préleva elle-même une pincée de tabac
qu’elle se roula en cigarette. Tom Wills réagit de son côté, le briquet à la main.
– Il faut, commença la jeune femme, se replacer dans le contexte de cette
époque. Nous sommes durant l’été 1794, exactement entre le 10 juin et le 27 juillet. Le
Comité de Salut Public entraîne la bonne Ville de Paris dans un déferlement de cruauté
infernale. Il génère une peur affreuse, et il abreuve de sang les fers de sa guillotine.
Durant toute cette période qui sera par la suite qualifiée de Grande Terreur, 1285
condamnations à mort seront prononcées. En octobre de l’année précédente, la Reine
Marie-Antoinette avait été, elle aussi, conduite à l’échafaud.
Et Miss Elisabeth Morgan de reprendre sa respiration avant de poursuivre :
– Ce fut la période où les dirigeants d’alors, Robespierre, Saint-Just, Couthon…
perdent pied. Et définitivement ! Ils devient fanatiques. Ils réclament du sang, encore et
encore ! Toujours plus de sang ! Fouquier-Tinville, l’Accusateur Public, exhorte le
Tribunal révolutionnaire de battre le fer pendant qu’il est chaud et de faire
promptement passer sous le rasoir national les traîtres et les infâmes !
– Traîtres et infâmes, au nombre desquels nous nous devons de compter la jeune
Émeline d’Irgueval.
Ici, c’était Tom Wills qui avait décidé de s’immiscer dans la conversation.
Comme tout le monde, il se retrouvait passionné.
– Fort juste, lui répondit Miss Elisabeth. D’après ce que j’ai pu savoir, ce devait
être une gentille enfant. Mais pourtant elle fut arrêtée, et puis conduite devant le terrible
Jean-Paul RAYMOND
HARRY DICKSON

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Tribunal qui n’a, bien sûr pas, ni tenu compte de son désespoir, ni de ses larmes, ni de
sa jeunesse. Elle fut guillotinée le 13 juillet 1794.
– Affolant, tout à fait ! Nous nous replongeons-là dans les cloaques d’une
époque assombrie qui se voulut hallucinante, et pour le moins : maudite.
– Assurément. L’Histoire sait se ménager des épisodes barbares. Mais pour en
revenir à notre pauvre Émeline…
– Hé bien ?
– En supplément, il semblerait qu’un poids insupportable lui soit tombé sur les
épaules. Ce fut un travers affligeant. À savoir, et ici nous touchons au plus émouvant de
cette tragédie : le fait que la belle Émeline d’Irgueval se retrouvait aimée par le
Chevalier des Essards. Et que celui-ci…
– … Et que celui-ci… ?
– … Et que celui-ci était lui-même courtisé par une certaine Agnès de
Chastillon, cette éternelle diablesse qu’on surnommait déjà, à cette même époque : la
Comtesse Rouge !
– Enfin, nous y voilà ! lança brusquement Harry Dickson en laissant échapper
une fumée odorante depuis le foyer de sa pipe.
Miss Elizabeth Morgan lui sourit :
– Cette Agnès de Chastillon reste une personne curieuse, liée très étroitement
avec les révolutionnaires les plus jusqu’au-boutistes. Je précise : avec tous ces fous-
furieux qui demandaient sans cesse de nouvelles exécutions. J’ai dans l’esprit le
souvenir de nombre d’inconscients qui rédigeaient les pages incendiaires du journal le
Père Duchêne. Elle-même, notre Comtesse cruelle, elle se mêlait aux infâmes
tricoteuses, à ces femmes singulièrement odieuses qui accompagnaient les excès du
Tribunal révolutionnaire en commentant avec un enthousiasme démesuré chaque
nouvelle condamnation.
– Alors et si j’en juge par ce que vous nous apprenez, Agnès de Chastillon était
une Comtesse pour le moins surprenante, et assez peu recommandable, conclut Tom
Wills.
Jean-Paul RAYMOND
HARRY DICKSON

LA COMTESSE ROUGE
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– Surtout une intrigante qui a réussi à sauver sa tête lorsque Robespierre et sa
clique ont été renversés, lorsque les bourreaux d’hier ont eux-mêmes goûté sur leur
nuque le froid glacé de la guillotine.
– Pour nous, cela demande quelques explications, Mademoiselle, surtout que le
mystère s’épaissit, avança Harry Dickson.
– Exactement, lui répondit Miss Elisabeth. À partir du 27 juillet 1794, les
nouveaux Maîtres de la France ont cherché sans relâche où pouvaient se cacher leurs
accusateurs de la veille, ces insensés qui avaient orchestré la Grande Terreur. Ainsi
notre déplorable héroïne, Agnès de Chastillon, fut elle-même pourchassée. Oui mais, et
là…
– … Et là ?…
– Et là il est bien possible que cette femme affligeante – ô combien diabolique !
– ait été rattrapée, qu’on l’ait emprisonnée et qu’une terrible sentence de décapitation lui
soit tombée dessus, qu’à son tour, elle aussi, elle ait été promise au fer de l’échafaud !
Mais sur ce point, il n’empêche que tout ce que j’ai pu lire s’averre... Des plus
particuliers.
La gracieuse et souriante libraire laissa passer un temps, quelques instants d’un
silence écrasant où les deux détectives retenaient leur souffle court :
– Vous l’avez deviné ! poursuivit Miss Elisabeth toute empreinte de gaieté.
Agnès de Chastillon n’a jamais été exécutée ! Un jour, ou plutôt un matin, elle n’était
plus dans sa cellule ! Elle avait disparu. Personne n’a jamais su, et personne n’a jamais
compris ce qui pouvait s’être passé.
– Une évasion ? Quelques complices ?
– Peu probable. Les prisons de ce temps, surtout celles où l’on rassemblait les
condamnés, comme le Collège du Plessis ou alors Saint-Lazare, étaient soigneusement
gardées par des sans-culotte fanatiques, lesquels ne pouvaient pas avoir – dans leurs
gênes – la fruste cupidité de se laisser acheter. D’ailleurs, cette femme mystérieuse, elle
ne fut pas la seule...
– Ah oui ?
– Vous semblez oublier le petit Chevalier des Essards, celui autour duquel ce
drame épouvantable s’était cristallisé, ce misérable gamin perdu face à l’amour de la
Jean-Paul RAYMOND
HARRY DICKSON

LA COMTESSE ROUGE
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Comtesse, luttant contre les excès d’une jalousie morbide, mais qui n’eut pas le bonheur
de voir sa si précieuse Émeline échapper au fer du bourreau.
– Au fait, oui. Et que lui est-il donc arrivé, à notre jeune bellâtre ?
– Il a survécu à l’affaire ! On retrouve sa trace en Angleterre, et presque
quarante ans plus tard, au moment où on relève sa dépouille au fond d’une chambre
d’auberge, lui sauvagement étranglé !
– Quoi ? Et qu’est-ce qu’on en a dit ? Il y a quand même eu une enquête ?
– Vous savez, il ne faut tout de même pas rêver. Ces époques étaient troubles.
Alors, un mort de plus ou un mort de moins… Tout ce que j’ai pu apprendre était que ce
petit jeune homme, ou plutôt cet homme mûr car au moment de sa mort il devait avoir
plus de soixante ans, se cachait, comme s’il avait peur. Mais de qui, mais de quoi ? Il
avait abandonné toute sa famille, ses amis. Le jour de son assassinat, certains ont
rapporté qu’il avait reçu la visite d’une femme, très belle et très bien mise, d’une femme
visiblement fort riche, incomparablement élégante. D’une Française.
– La Comtesse ? Agnès de Chastillon perpétuant sa vengeance, malade de
jalousie ?
– Qui pourrait le savoir ?
Miss Elisabeth Morgan avait, cette fois, tout dit. Elle venait de rassembler un
grand nombre d’éléments. Elle avait contribué à structurer le drame, un drame où les
excès de l’amour ne débouchaient que sur la mort. Car, si le Chevalier des Essards
n’avait pas aimé Émeline, et si ce même Chevalier des Essards n’avait pas été aimé par
la Comtesse…
– Mais seulement, mais maintenant, que peut-on bien penser de ce qui nous est
arrivé dans notre propre époque, dans cette chambre au décor stupéfiant à la décoration
ancienne, de ces coups dans les murs, de ces apparitions si diaboliquement matérielles.
Et de ce meurtre d’une autre Émeline ? Juste devant nos yeux ?
– Qui peut savoir, garçon ? Nos personnages se mêlent en prolongeant leur
existence. Mais nous-mêmes, nous n’avons pas encore dit notre dernier mot. Notre
enquête se poursuit.
Tom Wills, aux ordres de son Maître, était déjà debout.
Jean-Paul RAYMOND
HARRY DICKSON

LA COMTESSE ROUGE
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Le commissariat du Premier arrondissement était situé place du Marché Saint-
Honoré. Il s’agissait d’un grand bâtiment en pierres grises respirant, à la fois, l’ennui et
la décrépitude. Sur le trottoir, Tom Wills et Harry Dickson levèrent la tête :
– Nous sommes bien loin, ici, des splendeurs architecturales propres à notre
Scotland Yard, avança le détective sans vrai enthousiasme. Mais puisqu’il le faut,
allons-y. Car c’est de ce bâtiment que notre ami le Commissaire Verdier coordonne son
enquête.
Une arroseuse municipale lançait ses généreux ruissellements jusque dans le
caniveau. Ceux-là en débordaient en plein sur le trottoir, et avec tant d’enthousiasme
que les deux détectives durent, précipitamment, se reculer. Des ouvriers passaient, tous
plus ou moins pressés, en tenue de travail, mains et vestes souillées. Ils côtoyaient des
hommes infiniment plus stricts, en redingote et en chapeau qui, eux, jouaient de leur
importance. En outre déambulaient quelques grisettes, quelques vendeuses se hâtant
vers les Grands Magasins.
– C’est Paris, mon garçon, cette odeur de poussière et cette cohue sur les
trottoirs, ces parfums de fleurs fraîches, la langueur de la Seine en contrebas des quais.
– Et aussi ces intrigues venues des temps anciens. Décidément, et si j’en juge
par ce que je continue à voir, l’exotisme débridé dont se pare le Continent continuera
longtemps à venir me surprendre.
– Pas tant que ça, my dear, se plut à répliquer Harry Dickson en modulant une
voix curieusement aérienne. Il faut se rappeler que des hommes travaillent pour nous :
les Inspecteurs de la Sûreté. Allons.
Ils franchirent la largeur de la place, où quelques maraîchers venaient
d’improviser un marché de quartier. Ils escaladèrent une dizaine de marches, un escalier
en pierres. Un agent au regard plutôt morne, mais apparemment obstiné, se présenta
pour leur barrer la route.
– Je suis Harry Dickson et je souhaiterai rencontrer le Commissaire Verdier.
C’est au sujet d’un meurtre. Le Commissaire est au courant.
L’agent releva les paupières. C’était que le bonhomme ne semblait guère
impressionné. Mais peut-être, mais aussi, qu’il n’avait jamais entendu parler d’Harry
Dickson ? Il avança la main :
Jean-Paul RAYMOND
HARRY DICKSON

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– Attendez-là, Messieurs.
Le couloir régurgitait une mauvaise odeur de désinfectant. Aucun siège pour
s’asseoir. Mais leur attente fut écourtée car un autre homme, entre deux âges,
vaguement sympathique, se présenta à eux. Il tendait une main sèche, mais aussi
vigoureuse :
– Je suis l’adjoint du Commissaire. Je me nomme Saint-Verland. Si vous voulez
vous donner la peine de passer dans mon bureau…
Le deux détectives, sans prononcer un mot, suivirent le policier français à
travers un dédale de couloirs qui débouchaient sur nombre d’escaliers borgnes, tout
autant que sur des culs-de sac. Enfin, il y eut une petite pièce qui ne prenait le jour que
par l’intermédiaire d’un vasistas logé dans un angle du toit. Une grosse lampe de bureau
trônait, majestueuse, allumée sur une table.
– Asseyez-vous, je vous en prie.
Ils n’eurent qu’à peine le temps : un homme en uniforme, le visage ravagé par
une excitation mal contenue, venait d’ouvrir la porte, et ceci sans s’être donné la peine
d’y frapper.
– Qu’est-ce que ?
– Monsieur Saint-Verland ! Un drame ! Une catastrophe ! Je ne saurais quoi
dire !
– Oh donc ? Parlez, voyons !
– On l’a assassiné ! lança l’autre dans un souffle. On a assassiné le
Commissaire ! On l’a lardé de coups de couteaux !
– Quoi ?
Dès lors, les choses allèrent très vite. Les bousculades se multiplièrent, tandis
qu’une kyrielle de cris ne cessaient plus de résonner. Il en venait de toutes les
directions. Aussi, Saint-Verland lâcha-t-il ses visiteurs en catastrophe avant de se saisir
de son manteau, de son chapeau et de sa cane :
– Vous autres, vous restez là. Je vais avoir à vous parler, dès mon retour.
Harry Dickson et Tom Wills se retrouvèrent en tête à tête. À part que, de l’autre
côté de la porte vitrée, un planton les guettait.
– Encore un mort, Maître. Encore un meurtre. Que se passe-t-il ?
Jean-Paul RAYMOND
HARRY DICKSON

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– Je ne peux rien en dire. Du moins, pas encore. Des éléments me manquent,
mais pourtant je perçois comme un soupçon de lumière. Ce Commissaire assassiné… Si
cela se confirme… Quelle pourrait être sa place au dedans de notre histoire ? À moins
que… Pourtant, j’en doute.
Harry Dickson se pinça les lèvres, un moment silencieux. Un très long moment,
même. Tom Wills se tenait immobile. Car, en aucune façon, il ne voulait troubler les
réflexions du Maître. Une pipe, deux pipes plus tard, une nouvelle agitation commença
à s’enfler, cette dernière s’étendant à tout le commissariat. Et Saint-Verland réapparut.
Il semblait, maintenant, avoir perdu son calme. Sa cravate pendait de travers, et son
faux-col restait ouvert. De la sueur lui perlait jusqu’aux ailettes du nez :
– Vous êtes restés là, et c’est bien. Oh !
Enfin, et comme s’il ne l’avait pas encore remarqué au cours de l’heure
précédente, il fixa étrangement Tom Wills, tandis que le jeune garçon lui renvoyait un
regard presque atone, dénué d’expression.
– Attendez ! fit brusquement Saint-Verland.
Il quitta son bureau, mais ce fut aussitôt pour réapparaître en compagnie d’un
gros bonhomme sanguin qui sentait son boucher d’une lieue. D’ailleurs, le nouveau
venu était entortillé dans un large tablier taché de sang au ventre.
– Vous le reconnaissez, n’est-ce pas ? interrogea Saint-Verland en désignant
Tom Wills.
Certes, le gros type plissa un œil malin, puis il se passa une main dure sur sa
barbe :
– Pour sûr que je le reconnais. C’est lui, sans aucun doute !
– Alors là ! lança étrangement Saint-Verland avec une voix de fausset. Mon
gaillard, votre compte est bon. Même si vous êtes Anglais !
– Quoi donc ? s’interposa Dickson.
– Il suffit. Quant à vous : direct en garde à vue. Mon témoin est formel.
D’ailleurs, je m’en doutais. C’est votre ami qui a tué, qui a massacré notre brave bête de
Commissaire. Pensez : huit coups de couteau en plein ventre ! Oh, notre pauvre Verdier,
il n’a eu aucune chance.
– Une folie !
Jean-Paul RAYMOND
HARRY DICKSON

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– Certes oui. Mais une folie qui mérite, et cent fois, la guillotine !
Quatre agents empoignèrent un Tom Wills totalement effondré, avant de lui
passer une paire de menottes aux mains, ainsi que des fers aux pieds, tandis que
Dickson, repoussé dans un coin mais lançant des phrases dures, essayait tant bien que
mal de s’opposer aux policiers qui entraînaient son jeune élève :
– Mon garçon, gardez confiance ! criait-il. Je suis peut-être le seul qui reste
persuadé que vous n’avez pas tué. Aussi, je n’en vais vous sortir de ce très mauvais pas.
Il nous suffira de quelques heures, de la patience. Au pire : de deux ou trois jours. Mais
je vais réussir… Ou je ne m’appelle plus Harry Dickson !


Jean-Paul RAYMOND
HARRY DICKSON

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7 / UNE GEOLE REVOLUTIONNAIRE

Harry Dickson fut incarcéré durant le restant de la journée dans une petite pièce
sans lumière qui sentait la poussière et le renfermé. Un fonctionnaire indifférent vint le
tirer de ce mauvais pas dans les dernières heures de l’après-midi, mais sans qu’il lui soit
donné une quelconque explication, et sans qu’il ait revu l’Inspecteur Saint-Verland.
– Pas banal. Vraiment, pas banal , soliloquait le Maître.
Enfin, et maintenant qu’il était libre, la préoccupation principale du détective se
trouvait être le sort de son élève : un sort malencontreux. De plus, Dickson se posait un
grand nombre de questions sur l’affaire et, plus précisément, sur les circonstances ayant
conduit au meurtre du Commissaire Verdier.
Dehors, sur la place du Marché Saint-Honoré, les maraîchers du matin s’étaient
envolés. Ils avaient fait place nette. Les premiers lampadaires s’allumaient. Ils
apportaient à l’ensemble du quartier cette luminosité si particulière, d’un jaune teinté de
rose, qu’on ne rencontre nulle part ailleurs que dans les rues de Paris. Un petit crieur de
journaux donnait de la voix, pas loin.
Avec le vague à l’âme, Harry Dickson eut une pensée émue pour un autre
poulbot, mais cette fois-ci à Londres. À savoir : le malicieux Joc. Autrement dit : John-
Meredith-Alexander. Ce garçon de Soho possédait le talent, ceci avec intelligence et
détermination, de seconder Dickson. Et il l’avait amplement prouvé dans nombre
d’affaires alambiquées, toutes plus dangereuses les unes que les autres !
Mais aujourd’hui et à Paris, Harry Dickson se sentait plutôt seul, sans l’un de
ces irréguliers, sans l’appui profitable du superintendant Goodfield, et sans les braves
bobbies qui oeuvraient, inlassables, en face du crime et de ses méfaits.
Ce soir, Tom Wills était emprisonné. Ce soir, Tom Wills était accusé de meurtre.
Et là, que pouvait donc tenter Dickson ? Pensif, le grand détective s’approcha du gamin.
Dickson lui tendit une pièce pour se rendre acquéreur du Petit Parisien : la dernière
Jean-Paul RAYMOND
HARRY DICKSON

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édition. Le papier sentait l’encre grasse, et puis le jeune vendeur lança un sourire à
Dickson, quelque peu effronté, vaguement impertinent. Mais le détective s’en moquait.
Il plia son journal. En cela, le Maître bridait son impatience. Il s’accorderait le temps
pour que ses idées se mettent en place. Enfin, qu’elles se maîtrisent.
Un restaurant de belle allure, le Royal Opéra, offrait sa devanture richement
éclairée. Dickson pénétra dans la salle. Ce soir, il avait faim. « En n’importe quelle
circonstance, avoir le ventre plein aide à la réflexion ». Le détective s’assit. Le
restaurant débordait de miroirs, de statuettes en plâtre et d’aquarelles aux murs. Un
garçon s’approcha, et Dickson commanda une crème de légumes suivie d’un filet de
bœuf. Et là, et ce ne fut qu’ensuite et en l’attente d’être servi, qu’il déploya les
premières feuilles de son journal.
Autour d’Harry Dickson, bien peu de monde dînait. Apparemment, il devait être
trop tôt. Il ne se morfondait que quelques vieux messieurs à rosette, en général fort
tristes et solitaires, et aussi des jeunes femmes, la plupart d’entre elles en toilette. Sous
un titre accrocheur, l’article s’étalait sur la moitié de la une :

« Un Commissaire de police assassiné ».


« Paris, 23 octobre ».

« Ce matin, à l’heure où il allait prendre son service, un receveur du nom de


Germain Tessodier découvre entre le banc et le réverbère qui se trouvaient là, juste à
l’intersection entre la rue du Cimetière Saint-Benoît et la rue Saint-Jacques, le corps
d’un homme qu’il prit d’abord pour un clochard, allongé comme il l’était sur le trottoir
et remuant faiblement.
« S’approchant et s’agenouillant, tout de suite il se rendit compte que ce n’était
pas le cas. L’homme avait du sang qui lui coulait sur le ventre et il agonisait. Le temps
de prévenir les secours, et le temps que ceux-ci arrivent, le malheureux blessé avait
cessé de vivre.
« L’identité de la victime fut rapidement établie. Il s’agissait du Commissaire
Jules Verdier rattaché à la Sûreté et en charge de la sécurité pour tout le Premier
Arrondissement.
Jean-Paul RAYMOND
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« Sous la direction effective de l’Inspecteur Saint-Verland, l’enquête fut
diligemment menée. Des témoins abondèrent, si bien qu’en ce moment où nous mettons
sous presse, un suspect a déjà été appréhendé. Il aurait été formellement reconnu.
« D’après les sources autorisées, il s’agirait d’un jeune Anglais… »

Harry Dickson replia calmement son journal, et il entreprit de se verser une


assiette de potage. Il se dit :
– Ces gens-là ne savent pas grand-chose. Même, l’ensemble de ces fantaisies
qu’ils aiment à baptiser leurs preuves ne me semblent guère solides. Un ou deux
témoignages… Ces derniers peuvent varier. Ouf, rien n’est encore perdu ! Mais ce sera
difficile.
Et le grand détective d’à nouveau se plonger dans les tréfonds de ses pensées. Il
fixait, sans la voir, la salle du restaurant en train de se remplir. Il en était à remarquer :
– Au coin de la rue du Cimetière Saint-Benoît ! Vraiment, assez curieux. Ce
serait à deux pas de l’ancien Collège du Plessis, ce bâtiment où l’on a emprisonné
quantité de condamnés au cours de la terrible année 1794, la prison d’Émeline d’Irgeval
et celle du Chevalier des Essards...

Les hommes étaient enfermés dans les caves, et les femmes sous les toits. Les
conditions de détention étaient abominables. Certaines désespérées se jetèrent par les
fenêtres pour s’écraser au sol.

Tom Wills ouvrit les yeux, ce qui fut étonnant car l’élève de Dickson ne
semblait pas avoir gardé le souvenir d’une quelconque somnolence. Quand même, le
jeune garçon tombait étrangement de fatigue. Autour de lui, sa cellule lui parut comme
vraiment dépouillée. Il n’y avait que quatre murs blanchis et un rabat en tôle pour servir
à la fois de siège, et de lit. Autrement : aucune chaise, aucune table, qu’une vieille
couverture puante, trouée et rapiécée.
– Je suis vraiment très mal, continuait à se dire, profondément désenchanté, le
jeune élève du Maître.
Jean-Paul RAYMOND
HARRY DICKSON

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Une chance que Dickson soit dehors ! Lui, il saura la manière afin que Tom
Wills soit libéré, que le garçon s’extirpe, et cela au plus tôt, de cette mauvaise histoire !
– Quelqu’un !
Tom Wills venait de s’en rendre compte. Il y avait des raclements, des pas dans
le couloir, des pas qui s’arrêtaient, une clé qui s’introduisait dans un mécanisme
bruyant, et puis la porte qui basculait.
L’homme en face du garçon, dans le clair-obscur de la cellule, avait une allure
fort étrange. Ses cheveux étaient à la fois longs, et raides, et dépeignés. Il était vêtu
d’une chemise sale, usée, et d’un pantalon effrangé qui se trouvait bien large et qui était
coupé en dessous des genoux. Quel excès d’élégance ! Quel uniforme seyant pour les
geôliers de la République ! Tom Wills n’en croyait pas ses yeux. L’homme s’avança,
avec un regard effronté. Et puis il se retourna vers une ombre indistincte, logée dans le
couloir :
– Je vous le laisse un moment. Ce soir, on le transférera.
Une femme était derrière. Sa robe était bien large. Elle tombait à ses pieds. Sa
chevelure se nichait sous un bonnet brodé. C’était une mise des plus modeste. Pourtant,
Tom Wills la reconnut, et sans aucune surprise. Il dit, à mots rentrés :
– Agnès de Chastillon.
Elle s’était avancée, tandis que le geôlier se reculait d’un pas avant de refermer
la porte. Tom Wills venait de se lever. Il lui semblait… Oh oui ! Il perdait la mémoire.
Il abandonnait sa conscience, mais sans que sa lucidité s’en trouvât altérée. Plusieurs
réminiscences, enfin de celles qui ne lui appartenaient pas, faisaient mine de forcer les
pans de ses souvenirs jusqu’à lui apparaître comme singulièrement vivaces. Tom savait.
Tom voyait.
Se retrouvait-il... Transformé ? Était-il quelqu’un d’autre ? Des mots se
modulaient depuis le fond de sa gorge :
– Vous êtes venue ici avec la certitude de me torturer ?
– Non pas, mon jeune ami. Juste vous faire renoncer.
– Oh mais à quoi, grand Dieu ? Ils vont me traîner, ils vont me tirer devant leur
tribunal. Et l’échafaud sera mon lot !
Jean-Paul RAYMOND
HARRY DICKSON

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La Comtesse en sourit. Elle se donna l’allure d’une aimable protectrice. Cette
auréole de sang qu’elle portait autour d’elle, semblait se renforcer. Certes, elle était
amour. Ou plutôt, à vrai dire, elle se trouvait empreinte d’une ferveur frelatée. Entre elle
et le Chevalier, il persistait toujours le corps misérable d’Émeline, supplicié, jeté au plus
profond d’une mauvaise fosse commune.
– Vous l’aimiez, n’est-ce pas ?
– Sûrement. Plus que ma vie. Et par delà la mort.
– Triste gamin naïf !
La Comtesse s’avança pour prendre entre ses doigts les deux mains jointes du
jeune élève. Le garçon réagit, mais sans se dégager. Il n’y eut que des larmes pour lui
couler des yeux, pour lui rouler sur le bombé des joues.
– Mais seulement, mais maintenant, il serait bien que vous m’aimiez. À peine,
vous fendre d’un petit effort, quémanda la Comtesse.
– Je ne sais pas. (Un sursaut :) Oh mais, qu’est-ce qui m’arrive ?
Le véritable Tom Wills reprenait le dessus. Par éclairs, par étapes, parfois… Il
réussissait à se désolidariser, à repousser le Chevalier des Essards.
– Surtout, enfant, conservez votre rêve.
La Comtesse le frôlait. Une odeur de violette, une sécheresse de poudre, vinrent
chatouiller, fugaces, les narines du garçon. Il s’évita de réagir, et même lorsque la
luxurieuse Agnès se pencha vers sa joue pour venir l’embrasser.
– Oh arrêtez ! Oh mais !
– Considérez ceci comme une plaisante avance gentiment consentie. En me
livrant votre amour vous sauveriez votre vie.
Avec ses derniers mots la femme – ou l’amoureuse ? – se retrouvait maîtresse
d’elle-même, altière au plus haut point. Et, oh combien : sérieuse.
– Je ne comprends rien à rien, lui répliqua Tom Wills.
– Quelques moments, un peu… Oh mais, rien qu’un instant... Ici, dans cette
prison, et même au Tribunal, beaucoup de patriotes trouvent mon action plaisante. Ils
savent ma haine des traîtres, des renégats voués aux intérêts des Princes. Ils m’écoutent.
Ils m’entourent. Je saurai vous sauver.
– Mais comment ?
Jean-Paul RAYMOND
HARRY DICKSON

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– En cassant leur jugement. Ou même, plus simplement, en vous faisant évader.
– Mais enfin, pour cela, comment pourrai-je vous remercier ? Et assumer toute
ma reconnaissance ?
Derrière la barre du temps, par les lèvres de Tom Wills, le Chevalier des Essards
se montrait réaliste. Agnès lui répondit :
– Je souhaite votre amour, entier, définitif, et jusqu’au renoncement, jusqu’au
mépris pour cette bernache d’Émeline, cette gamine guillotinée.
– Personne ne l’a sauvée.
– Elle est morte.
– Vous vivez.
– Mais pour combien de temps ? Je n’en peux plus, Madame. Des nausées se
bousculent. Partez, partez Comtesse, et laissez-moi pleurer.
– Idiot ! Jeune freluquet !
Tom Wills, en cette même occasion, comprenait davantage le Chevalier des
Essards. Il se pénétrait étrangement avec les motivations du jeune homme. De même, il
se fondait dans les étrangetés de cette époque où les nobles des vieux siècles usaient de
politesse en face de leurs ennemis, honorant les fâcheux qui orchestraient leur mort.
– Agnès de Chastillon, la Comtesse Rouge, la pourvoyeuse…
Le jeune élève du Maître se retrouvait inerte. En ses fibres, en ses os, il
ressentait toujours la présence forte du Chevalier. Mais ce dernier, lui-même rendu au
terme de sa propre résistance, ne faisait plus que d’assumer le désolant de son sort. Il
allait être décapité.
La Comtesse se détourna. Puis elle frappa contre la porte qui finit par s’ouvrir.
Tom Wills en resta seul. Non pas : le Chevalier restait. Tous deux cohabitaient. Ils
partageaient le même corps, mais sans que l’un ou l’autre réussisse à s’en détacher. Il y
eut encore du temps, au moins pour que le jour pénètre à travers une lucarne logée toute
en hauteur, vraiment inaccessible.
Des fois c’était le Chevalier, et à d’autres occasions ce pouvait être Tom Wills
qui revenait à la surface. L’impression se voulait tout à fait dérangeante. Elle
ressemblait à une alternance d’évanouissements, suivis par des retours vers un état de
pleine conscience.
Jean-Paul RAYMOND
HARRY DICKSON

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La cellule subissait, elle aussi, une sorte de mutation. Les murs, auparavant
recouverts d’une peinture assez terne et parfois boursouflée, avaient abandonné leur
parement ancien. Les pierres se trouvaient dépouillées, grises, poisseuses, rendues
glissantes de crasse et suintantes de salpêtre. Plus de bas-flanc au mur : il ne demeurait
plus qu’une mauvaise caisse en bois pourri.
Les vêtements de Tom Wills… Sa redingote s’était cintrée avec une teinte
adoucie qui cette fois s’approchait d’une dominante plus claire, entre la pêche et
l’abricot. Le garçon portait de longs bas et une culotte soyeuse. Des retombées de
dentelles lui jaillissaient du cou, tout comme elles cascadaient par-dessus ses poignets.
Mais le plus extraordinaire, c’était que l’élève du Maître ne s’étonnait en rien de
cette transformation, que tout naturellement il se sentait un autre, qu’il était pleinement
le Chevalier des Essards, qu’on allait venir le chercher et qu’il allait mourir.
La porte, une nouvelle fois, fut ouverte. Et la surprise, pour l’infortuné Tom
Wills, fut totale. Au lieu d’un geôlier anonyme, au lieu de n’importe lequel de ces
effroyables sans culotte, il apparut Julien, le deskman de l’hôtel ! Mais un Julien
quelque peu différent, attifé comme il aurait pu l’être si le brave employé avait vécu
cent-cinquante ans en arrière. De plus, l’ancien commis était dans un état prononcé de
saleté, avec de longues mèches, des cheveux emmêlés pour lui couvrir les oreilles.
– Mister, lui annonça Julien, on dirait que l’avenir est devenu bien sombre. Du
moins, en ce qui vous concerne.
Il ajouta :
– Cette misérable cellule, elle semble différente de votre chambre d’hier, de son
luxe, de son charme.
Seulement, face à ces phrases lâchées sans trop de consistance, Tom Wills ne se
tint plus. Il se redressa, nerveux. Et puis, en adoptant un ton qui se voulait acerbe, le
jeune garçon interrogea :
– Que m’est-il arrivé ?
– C’est une longue histoire.
– Nous avons tout le temps.
Sincèrement, Julien parut hésiter, puis il finit par se décider. Alors il s’assit, le
plus commodément possible, sur la vieille caisse pourrie :
Jean-Paul RAYMOND
HARRY DICKSON

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– Sachez, Mister, que l’hôtel Barbican était jadis la résidence d’une Comtesse
française, d’une très grande dame qui l’habitait du temps de la Révolution. J’ignore
comment et dans quelles circonstances, mais la vérité fut que cette dénommée Agnès de
Chastillon cultiva une solide amitié avec les plus sanglants des révolutionnaires. Ce
choix fut peut-être excellent, car la cruelle Comtesse survécut à la tourmente, tandis que
la fine fleur de la noblesse de son pays était envoyée à la guillotine.
Le deskman poursuivit :
– Je ne crois pas qu’il s’agissait de quelqu’un d’honorable. Jusqu’à ces dernières
années, de regrettables et de persistantes rumeurs nous l’ont désagréablement ternie,
comme quoi, et dans un rôle d’incitatrice, elle aurait siégé auprès du Tribunal
révolutionnaire afin de réclamer une multitude de peines de mort. Encore et encore !
– Mais nous ici, nous deux dans ce costume... Nous nous trouvons bien loin de
l’hôtel Barbican, fort éloigné de notre époque !
– Certainement. Car en moi cohabite un étranger nouveau. Peut-être est-ce mon
ancêtre ? Ou peut-être quelqu’un d’autre ? Celui-là est geôlier au Collège du Plessis.
Nous ne pouvons plus nous séparer. Nous oscillons entre deux mondes, tout comme
entre deux siècles. Vous de la même manière, Mister.
Enfin Julien de préciser, en guise d’explication qui n’en était pas une :
– C’est la malédiction. Nous devons la subir.
– Mais quelle malédiction ?
– Vos souvenirs se dispersent, alors que c’est vous-même... Vous qui, le premier
jour, nous l’avez proférée.
– Moi ? s’étonna Tom Wills.
– Enfin, presque. Par la bouche du Chevalier des Essards.
– Je ne m’en souviens plus.
– Pourtant, vous devriez. Car si vous aviez tenu votre langue une bonne fois...
Tous, nous aurions évité cette confusion désagréable. Attendez un instant, que je vous
replace vos idées. N’auriez-vous pas annoncé, un certain jour d’un siècle passé : « Que
ma haine vous survive à travers nombre d’années, afin que nous puissions, toujours et
plus encore, nous retrouver. Car, et lorsque nos fantômes se croiseront à nouveau, ou
plutôt lorsqu’ils se heurteront, je vous prédis des épousailles sanglantes ! »
Jean-Paul RAYMOND
HARRY DICKSON

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– Il ne peut s’agir là que d’une noce de sang ! Mais pour qui ?
– Mais pour vous, incontestablement. Sachez que la Comtesse reste une femme
puissante. Et loin d’être abattue !
À ce moment précis, Julien – le deskman – poussa un soupir à fendre l’âme. Il se
releva, tandis que son visage venait de se refermer. Il devenait cruel. Enfin, il accrocha
Tom Wills par le gras de l’épaule :
– Donne-moi tes poignets.
L’habituelle langue anglaise de Julien, aux circonvolutions châtiées, venait de
laisser la place à d’épais mots français, âprement vigoureux et à l’intonation blessante,
tandis que Tom Wills, en un tour de main, se retrouvait enchaîné par le biais de
menottes tout à fait contraignantes et, de surcroît, fort lourdes.
– J’ai ordre de te transférer.
– Mais où ?
– Dans les caves. Avec tes acolytes. Au frais, en compagnie des condamnés du
jour. Allez, marche !
L’un poussant l’autre, ils suivirent des couloirs qui le plus souvent se
transformaient en des boyaux et en des escaliers branlants. Enfin, ils s’arrêtèrent au
débouché d’une petite salle. Trois hommes, assis sur des tabourets bas, jouaient
ensemble aux cartes. À l’arrivée de Julien et de son prisonnier, l’un d’eux leva la tête.
Sans surprise Tom Wills reconnut Isidore, le chasseur de l’hôtel. Désormais, il
ne manquait plus qu’un nouvel avatar : la présence du chauffeur de taxi – comme la
doublure de ce gros bonhomme hilare qui parlait si mal le français – pour que la farce se
veuille complète.
Hé bien, elle y était ! À peine dissimulé, l’autre bonhomme patientait, tranquille
et immobile. Étonnant ! Même que, et depuis l’autre jour, il paraissait avoir grossi.


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8 / JULES VERDIER, COMMISSAIRE DE LA REPUBLIQUE

– Bienvenue. Enfin, si je puis dire.


À l’intérieur de la prison, une vingtaine d’hommes se retrouvaient vautrés, la
plupart assis sur le sol, quelques-uns allongés, d’autres adossés aux murs. Leurs rares
vêtements étaient en loques, mais on pouvait s’imaginer qu’en d’autres jours meilleurs,
ces tenues avaient été riches. Les regards de chacun apparaissaient éteints, comme
privés d’existence. Déjà…
– Je me présente. Je suis le Marquis de Trémouillis. À mon procès, j’ai été
qualifié d’individu abject, tout à fait abominable. Mais enfin, pour tout dire, on m’a jugé
comme traître, comme ennemi de la Nation, de la République, du Peuple et de la
Liberté. Ils ont été courtois. Ils ne m’ont condamné qu’à leur livrer ma tête. Ce matin, je
vais être guillotiné. Nous sommes douze, dans ce cas. Douze pour la même charrette !
Tom Wills tendit la main. Lui, comment devait-il se nommer ? Être le Chevalier
des Essards ? Il régnait, dans la cave, une odeur abominable. Il n’existait nulle part ce
qui pouvait ressembler à une fosse d’aisance.
– Je ne sais même pas, fit-il. Et sans que je me souvienne d’aucun tribunal.
– Alors, c’est que vous êtes mieux loti que la plupart d’entre nous. Que, peut-
être, vous allez bénéficier de deux jours de répit. De deux jours de survie, ou même de
trois. Tandis que nous…
Le Marquis de Trémouillis faisait peine. Ses yeux étaient injectés de sang, et des
rides verticales lui partageaient les joues. En y regardant de plus près, il ne paraissait
pas avoir dépassé les trente ans. Le prisonnier misérable ressemblait, tout à fait, à un
mort en sursis. Ses tous derniers espoirs l’avaient abandonné. Son seul éclat de joie : de
faire un pied de nez à ses bourreaux. Mourir avec honneur. Des recettes s’échangeaient,
et ce à voix posée. Les choses se voulaient très sérieuses.

Ils discutaient sur la manière de recevoir la mort, et sur les chances d’un
supplice plus ou moins long. Les uns voulaient tendre la tête, pour qu’elle tombât d’un
Jean-Paul RAYMOND
HARRY DICKSON

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coup. Les autres, enfin, tenir leurs mains derrière le dos afin de n’opposer aucune
résistance.

Une nouvelle fois, les verrous de la porte grincèrent. Les prisonniers, un peu
partout dans la pièce, et même ceux qui semblaient plongés dans leur sommeil, levèrent
la tête. Une visite, une incursion dans cette geôle, et ce ne pouvait être que la mort qui
entrait avec l’arrivée d’un sinistre oiseau noir arborant la cocarde tricolore sur son
chapeau crasseux, portant une liste en main…
… Une effroyable suite de noms, ceux des hommes désignés pour la prochaine
charrette, celle qui les conduirait Place de la Révolution où était érigée la sinistre
guillotine.
Le quidam qui se profila était élégamment sanglé dans une redingote en gros
drap. Par derrière lui se tenaient plusieurs gardes, tous puissamment armés. Le nouveau
venu laissa son regard errer sur les prisonniers avachis. Mais son visage restait fermé,
sans laisser transparaître la moindre trace d’émotion. Enfin il demanda, et ceci avec une
voix forte qui résonna longtemps sous les voûtes de la cave :
– Le ci-devant des Essards ?
Tom Wills se poussa en avant, mais ce n’était pas vraiment lui. C’était l’autre,
celui qui existait dans cette époque de sang, ce jeune homme qui tremblait avec ses
nerfs noués. Presque un enfant, vraiment. Un gentil Chevalier, en peine de domestiquer
les transes qui lui mordaient le ventre.
– C’est moi, fit-il en s’avançant.
– Alors, tu m’accompagnes.
L’homme à le redingote lança une main sèche jusqu’à l’épaule de Tom. Il s’y
appesantit pour tirer le garçon. Ils quittèrent la cellule, escortés par les gardes. Ils
enfilèrent de nouveaux couloirs. Dehors, il faisait beau : presque un matin d’été. À
contrario, les visages de la petite dizaine d’hommes qui attendaient Tom Wills ne
sacrifiaient ni à la rêverie, ni au lyrisme.
Ils se tenaient assis au long d’une table nue, et puis de part et d’autre d’un petit
homme au ventre proéminent, lequel se présenta comme étant Commissaire de la
République :
Jean-Paul RAYMOND
HARRY DICKSON

LA COMTESSE ROUGE
62
– Je suis le juge suprême. Saches que mes directives ne peuvent être discutées.
Je fais œuvre de mort pour la Patrie et pour la Liberté.
Tom Wills étouffa mal un sursaut d’étonnement :
– Jules Verdier !
C’était ce policier de la Sûreté parisienne que l’on avait retrouvé un beau jour de
l’automne au coin de la rue Saint-Jacques, lardé de coups de couteau ! Ce policier qui
avait été le point de départ de cette aventure incroyable, de laquelle le malheureux Tom
Wills ne réussissait plus à s’extirper ! Du moins, pas pour l’instant.
Un Jules Verdier à nouveau bien vivant, mais dont l’œil injecté reflétait une
cruauté déferlante, et qui trouvait son bon plaisir en submergeant de haine quantité de
malheureux suspects qui tous se présentaient affligés et tremblants.
La voix du Commissaire ressemblait étrangement à une crécelle grippée. Il
n’était pas bavard. Il se contentait d’annoncer le nom du prisonnier porté sur le registre
d’écrou, puis il consultait ses collègues d’un regard ou d’un geste, ou quelquefois : rien
que d’une mimique. Si le prisonnier était condamné, Verdier rugissait :
– À la Force !
Ou si, au contraire, ou si par quelque hasard inexplicable, le suspect était gracié,
le Commissaire lâchait :
– Qu’on l’élargisse !
Ainsi étaient tranchés les jugements de ce monstrueux Tribunal. Tom Wills se
tenait immobile, seul au centre de la cour. Sous ses semelles le sol poissait, grassement
recouvert de sang. On y avait étalé des fanes de blé déliées.
– Ton nom, citoyen ?
– Chevalier Arnaud des Essards.
Mais la voix du garçon restait des plus tremblante.
– Tu es accusé de trahison, et puis d’intelligence avec les armées de l’Étranger,
avec les escadrons des Rois et de Tyrans. Tu as conspiré contre la Patrie.
– Mais c’est faux !
– Nous possédons des preuves. L’une de nos informatrices, la citoyenne Agnès
de Chastillon, nous a spontanément éclairés sur tes actions de renégat. Dans ton cas, le
verdict du Tribunal ne subira aucune faiblesse.
Jean-Paul RAYMOND
HARRY DICKSON

LA COMTESSE ROUGE
63
Et le Commissaire Verdier de plisser deux lèvres molles juste avant de crier, tout
à fait satisfait, et puis tressautant sur son siège :
– À la Force !
Un long murmure d’approbation courut au long de la table. Puis l’un des
assesseurs se servit même à boire. Tom Wills restait figé. Il avait bien du mal à se
pénétrer en plein avec le tragique de son sort. Enfin, il était né dans les premières années
d’un lointain vingtième siècle. Et, de surcroît, en Angleterre, si bien qu’il n’avait que
faire des états déplorables de cette France déchirée, plongée dans les sursauts de cette
République un peu folle ; de plus : cent-cinquante ans plus tôt !
En tous cas – ici c’était évident – il venait d’être condamné à mort. Lui ? Mais
non ! Il s’agissait du Chevalier des Essards. Seulement, avec Tom Wills, comme ils se
partageaient le même corps... Situation des plus complexe.
Plusieurs gardes s’approchèrent du nouveau condamné. Ils étaient cinq ou six.
Chacun était armé de coutelas, de sabres, ou bien de piques emmanchées à l’extrémité
de bâtons. Ils empoignèrent Tom Wills, avec rudesse.
Mais là et brusquement, il se présenta un événement des plus extraordinaire, car
un cri s’éleva depuis les voûtes qui entouraient la cour, un cri d’une telle ampleur que
chacun des hommes se retourna. Ils étaient pétrifiés.
– Lâchez ce prisonnier, et vite !
Dans le même temps, un coup de feu retentit, et l’un des gardes tomba, d’abord
sur les genoux, pour ensuite ne plus se relever. Son crâne avait été traversé par une
balle. Il y eut un reflux. La table du Tribunal bascula. Les juges s’en protégèrent,
comme s’il s’était agi d’un rempart. Des commandements fusèrent :
– Saisissez-vous de lui ! Il est seul !
Tom Wills s’était retourné. Lui, il n’avait pas peur. Il savait. Il l’avait toujours
su. Le Maître venait à la rescousse. Un Harry Dickson surgissant à point nommé, juste
pour le délivrer. Effectivement, c’était le grand détective qui tiraillait à la manière d’un
forcené, et ce jusqu’à épuisement de ses balles.
Chacun de ses coups portait. Il faisait un carnage.
Jean-Paul RAYMOND
HARRY DICKSON

LA COMTESSE ROUGE
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9 / REVENIR

Harry Dickson se protégeait par derrière un pilier. Mais c’était, certainement,


une position solide car les armes de ce siècle n’étaient en rien précises. Il fallait aux
soldats, aux gardiens sans-culottes, un laps de temps impressionnant lorsqu’ils devaient
les recharger, tandis que le détective tenait en mains deux Mauser C-96 à chargeur de 20
coups. Et c’était sans compter sur une kyrielle de munitions suffisamment puissantes
pour perforer un char d’assaut !
Alors... La résistance des têtes et des poitrails de ces excités enivrés… ! Les
bougres refluaient. Ils laissaient sur le sol nombre de victimes agonisantes. Tom Wills,
déjà, se précipitait au pas de course en direction de son Maître :
– Victoire, vous arrivez ! Je ne vous espérais plus.
– Si vous croyez que ça a été facile !
Puis Harry Dickson, d’ajouter :
– Tenez, voici pour vous.
Le détective tendit deux excellents Smith & Wesson chargés jusqu’à la gueule,
dont Tom Wills se saisit, et ceci avec empressement :
– Maître, constata plaisamment le garçon, décidément, vous pensez à tout.
– N’est-il point vrai, my dear ?
En n’importe quelle circonstance Harry Dickson aimait à se rengorger. Pour dire
la vérité, il adorait les compliments. Et ce, et même comme maintenant, lorsqu’il se
faisait mitrailler !
D’autant que dans l’intervalle, et à l’autre extrémité de la cour, les gardes et les
geôliers semblaient se ressaisir. Ils s’étaient regroupés. Ils ajustaient plusieurs fusils, et
même qu’ils mettaient en batterie un sinistre canon monté sur un châssis.
– Holà, les grands moyens !
– Ce sont des fous furieux.
Jean-Paul RAYMOND
HARRY DICKSON

LA COMTESSE ROUGE
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– Oui mais, nous y avons pris la peine !
Harry Dickson se replaça en position. Non plus, il ne fallait pas laisser de côté
que le grand détective était un excellent tireur. La largeur de la cour n’était pas
gigantesque. Dix à douze mètres, au pire. Si bien qu’en moins de trois coups il brisa la
nuque et le front d’un moustachu très maigre qui s’affairait, un boulet dans chaque
main.
– Nous avons gagné un répit, au moins de deux minutes.
– Ils faut filer d’ici.
– Hélas ! Ils sont massés devant la porte !
Le ronflement des balles, l’éclatement des coups de feu, faisaient un vacarme
d’Enfer. De la fumée s’épaississait. Elle masquait les reliefs, les encoignures des murs.
Le piquant de la poudre, vraiment irrespirable, tirait des chemins de larmes qui se
mélangeaient à la suie. Et puis, à un moment :
– Aïe ! Bon sang !
Tom Wills roula au sol, un peu comme s’il avait reçu un coup de poing à
l’épaule. Harry Dickson se précipita :
– Vous êtes blessé ? Gravement ?
– Aucune raison pour vous alarmer, répondit son élève. (Tom Wills se
redressa :) Ce n’est qu’une égratignure. Ils ne m’ont éraflé que le muscle du bras.
– Bien, se rassura Dickson. Cette fois, ne perdons plus de temps.
Avec un geste fataliste, le Maître ramena devant lui une espèce de besace qu’il
portait au côté. Il y plongea la main. Il eut un sourire figé :
– Je ne voulais pas, vraiment. Oui mais, comment faire autrement ? Ce n’était
guère possible.
– Une grenade, Maître ! Ils vont être… Oh !
Harry Dickson lança. L’engin, après une courte trajectoire, alla rouler au beau
milieu du groupe qui s’était rassemblé autour de la principale issue. Rien, tout d’abord.
À peine un étonnement. Puis ce fut l’éclatement. Une gerbe de flammes et un souffle
puissant souleva un groupe d’hommes avant d’abattre le canon et de le coucher sur le
côté.
– En avant ! lança Dickson.
Jean-Paul RAYMOND
HARRY DICKSON

LA COMTESSE ROUGE
66
Les deux détectives bondirent. Il fallait profiter de l’instant, de l’abrutissement
et puis de la surprise dans lesquels se trouvaient plongés les soldats. Ces derniers
pouvaient être, et presque tous, blessés. Même que certains agonisaient. Plus un seul
pour tenir son fusil. Son fusil... à silex !(*)
D’ailleurs, lequel de ces pauvres bougres aurait eu la folie s’opposer à cette paire
de furieux bardés au plus haut point d’armes inimaginables, et des plus meurtrières ?
La fameuse table, qui depuis plusieurs jours avait servi de support au Tribunal
sanglant, était renversée sur son chant, et puis couverte d’éclats. Par bonheur, elle était
très épaisse ! Derrière, les juges s’y étaient réfugiés. Aucun d’entre eux n’était armé. Ils
s’y tenaient abasourdis, vaguement à l’abri.
Harry Dickson, et puis Tom Wills, couraient. Dans le silence qui se prolongea
après l’éclatement de la grenade, personne ne se sentait plus le courage de jouer au
héros. Ne pas se mettre en travers. À part…
À part l’ineffable Jules Verdier, lequel se redressa depuis sa petite taille avec le
ventre en avant, tel un coq en furie. Il tenait à la main un couteau offensif et il
manifestait le désir de s’en servir. Avec rage il se lança contre Tom Wills qui,
malencontreusement, se trouvait à portée. Le garçon trébucha, handicapé par sa
blessure. Mais très vite ce fut pour se reprendre. Tom Wills pressa la détente de son
arme. Enfer ! Le percuteur claqua à vide ! Le barillet était déchargé !
– Pas de chance !
Tom Wills allait être embroché ! Et Jules Verdier de se mettre à grimacer ! Le
Commissaire débordait de plaisir. Mais c’était sans compter sans la détermination de
l’élève de Dickson. Celui-ci se pencha, si bien que le coup de Verdier n’atteignit que le
vide tandis que la main de Tom cherchait avec fébrilité, n’importe quoi, en balayant le
sol, et elle se raffermit tout autour d’une pique.
Tom Wills se redressa. Il n’eut aucun effort à faire tant la rage et l’imprudence
de Verdier étaient grandes. Aïe ! Le gros Commissaire s’empala de lui-même, le fer de
l’arme ancienne lui traversant le ventre ! Il y porta la main, puis fléchit les genoux. Du
sang lui coulait par les lèvres.
(*)
authentique : les fusils de la période révolutionnaire et des guerres de l’Empire, que ce soient du côté
français ou anglais, étaient tous des fusils « à silex » ; le fameux « Chassepot » n’a fait son apparition
qu’à la moitié du XIX ième siècle.
Jean-Paul RAYMOND
HARRY DICKSON

LA COMTESSE ROUGE
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– Mais vous l’avez tué ! hurla un inconnu au teint couperosé, le torse sanglé
avec une large écharpe toute dégoûtante de sang.
Un boucher ? C’était ce malencontreux boucher qui avait formellement reconnu
Tom Wills comme étant le meurtrier du Commissaire ! Mais pour cela, il fallait se
replonger dans un tout autre temps. Oui, dans une autre époque.
– Vous l’avez tué ! répéta à son tour Dickson. Nous avons là, au moins, une
sorte d’explication pour ce qui s’est passé dans notre Paris du vingtième siècle !
– Seulement moi je n’en sais rien, Maître, lui répondit Tom Wills. (Il restait sous
le coup de son affrontement avec le Commissaire.) Heu, s’il vous plaît, qu’est-ce que
nous décidons ? Il faut nous échapper. Et le plus vite possible !
– Nous avons une chance ! compléta Harry Dickson.
Certainement. D’autant que les soldats ne semblaient plus vouloir s’opposer à
leur fuite. Ces derniers restaient là, pour l’essentiel sonnés, éberlués, rigoureusement
incapables d’esquisser le moindre geste, et chacun d’eux plus ou moins gravement
blessés. Ils grimaçaient de douleur.
Dickson, et puis Tom Wills, ne demandèrent pas leur reste. Ils enfilèrent des
couloirs obscurcis, la plupart mangés au salpêtre. Ils repoussèrent cinq ou six grilles,
puis ils se retrouvèrent dans la rue. Cette dernière était calme, et quasiment déserte.
Mais qui donc aurait pu soupçonner qu’à quatre pas d’ici un drame épouvantable était
en train de se jouer, que des dizaines d’hommes, que des femmes, attendaient une mort
horrible, pitoyables, délaissés ?
En fait, le Collège du Plessis faisait peur, et les parisiens, les voisins, passaient
toujours au large. Ils désertaient le quartier, à part un âne, une fille des rues et un gamin
aveugle.
– Ne perdons pas de temps, dut répéter Dickson.
– Où est-ce que nous allons, Maître ?
– Patience, mon garçon. Encore un peu d’attente et je répondrai à vos questions.
Ils coururent tout au long d’une dizaine de ruelles, usant d’une cadence
échevelée. Les furtifs citadins, du moins ceux qu’ils croisèrent, les regardèrent passer
avec un air atone, ou même interrogatif. Mais personne ne s’interposa. L’époque se
Jean-Paul RAYMOND
HARRY DICKSON

LA COMTESSE ROUGE
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voulait terrible. Chacun restait prudent. La vérité était qu’aucun des rares passants ne
souhaitait s’empêtrer dans une mauvaise affaire.
– C’est ici, annonça Dickson.
La maison possédait une bonne apparence. Les pierres de sa façade
apparaissaient comme neuves et une couverture en lierre montait jusqu’au premier
étage. Le détective poussa la porte. Entraînant son élève, il parcourut un haut couloir
voûté, au sol pavé. Un jardin s’étendait, en contrebas. Mais pas un jardin fleuri. C’était
presque un enclos qui ne renfermait que des herbes, toutes plus ou moins aromatiques.
Tom Wills n’était pas très féru. Cependant il reconnut, et cela à la volée,
plusieurs essences subtiles : de la stramoine (ou autrement : l’herbe du Diable), de
l’euphorbe, et peut-être même aussi : de la colchique (des feuilles tue-chien).(*)
– Mais nous sommes arrivés dans un potager… De nécromant !
– Évidemment, my dear. À quoi d’autre pensiez-vous ? D’autant qu’en premier
lieu il devenait obligatoire que je vienne vous chercher, surtout que vous étiez très-très
loin, plus loin que le bout du monde. Et ce n’étaient pas les réseaux de la British
Railways, ni même ceux de la Compagnie du Nord, qui auraient pu m’aider à accomplir
ce miracle. Enfin, me transporter…
– Ah... commenta Tom Wills.
Les deux détectives pénétrèrent dans une salle plutôt sombre, surtout que des
rideaux épais avaient été tirés par devant les fenêtres. Un feu odoriférant brûlait dans la
cheminée. Un homme assez massif se leva :
– Vous n’avez pas traîné, fit-il.
– Mon élève est blessé, lui annonça Dickson.
– Voyons voir, fit l’inconnu en se saisissant de Tom Wills dont l’épaule était
trempée de sang. Oh !
Il découvrit une plaie qui ne paraissait pas d’une gravité extrême. La balle
n’avait fait qu’entailler un petit morceau de chair :

(*)
stramoine, euphorbe et colchique, sont considérées comme appartenant à la famille des plantes
médicinales dangereuses ; respectivement, elles sont réputées pour leurs qualités antiasthmatique, pour
faire disparaître les verrues, ou comme médicament susceptible de lutter contre la goutte.
Jean-Paul RAYMOND
HARRY DICKSON

LA COMTESSE ROUGE
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– Après quelques compresses, mélangées avec de l’huile de millepertuis, il n’y
paraîtra plus. L’essentiel est de se soustraire à toute forme d’infection. Lorsque vous
serez retournés…
Puis l’homme se mit à prévenir :
– Nous allons entreprendre le voyage du retour. Si bien qu’il va falloir que vous
vous asseyez, aussi fermer les yeux. Surtout de ne pas m’opposer la moindre résistance.
Harry Dickson et Tom Wills obéirent. Alors il leur sembla que la puissance du
foyer redoublait, et que la fumée dégagée par les herbes s’épaississait, avec ampleur.
– Maître, je… J’étouffe !
– Taisez-vous, animal ! Rien n’est jamais facile. Voulez-vous vous morfondre,
ici, dans cette époque et dans ce pays déplorable ? Être repris comme condamné, et
terminer votre misérable existence entre les mains aveuglées d’un bourreau ?
– Heu non, certainement pas, Maître.
– Alors, un peu de courage, my boy.
Tom Wills suffoquait. De ses yeux s’écoulaient plusieurs torrents de larmes,
mais sans que le garçon éprouvât l’intention de relever ses paupières sur un monde de
magie auquel il n’appartenait déjà plus. De plus il y avait aussi la présence du Chevalier
des Essard, lequel – en aucun cas – ne semblait avoir l’envie de s’opposer à cette
affaire, et même qui trouvait grand plaisir à se retrouver libre, lui aussi, du même coup.
Par là il se trouvait deux aimables jeunes gens plutôt satisfaits de leur sort, en quelque
sorte.
Il s’en suivit un afflux de couleurs, et encore une spirale qui n’en finissait plus
de tourner sur elle-même. L’oppression s’épaississait et puis une fin se révéla, et cela
d’un seul coup. Plus de fumée, plus d’odeur. Qu’une tranquillité, peut-être étroitement
nocturne, simplement écorchée par le sifflement d’un bec de gaz, par le passage d’une
automobile.
Il était revenu ! Tom Wills était revenu !
Tous, ils se retrouvaient là.
Enfin, dans un endroit… Dans quel endroit ?
La pièce n’était plus la même que celle où le garçon venait de perdre
connaissance, asphyxié par les fumées et par les émanations des plantes. Mais aussi, la
Jean-Paul RAYMOND
HARRY DICKSON

LA COMTESSE ROUGE
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salle était curieusement pareille, avec de nouveaux murs à la couleur soutenue et des
fenêtres agréablement élargies, avec le bois d’un plancher patiné.
Près de son élève et à son tour reprenant conscience, souriait Harry Dickson. Lui
aussi émergeait. Une barre douloureuse marquait le front de Tom Wills. Ce dernier
tendit les mains :
– Maître, fit-il. Sommes-nous là ?
– C’est fini, mon garçon. Finie cette Révolution, ses prisons, et l’ombre
menaçante d’une guillotine assoiffée.
Dans la pièce, l’homme qu’ils avaient déjà vu attendait, dans un coin. C’était
celui qui les avait accompagnés depuis l’époque ancienne, et l’on comptait aussi Miss
Elisabeth Morgan, la jeune et souriante libraire. La soirée s’avançait. Ainsi et tout de
suite, sans attendre, Harry Dickson commença ses explications :
– Par Miss Elisabeth, j’ai su que vous n’alliez pas rester dans notre époque,
qu’en quelque sorte le transfert avait déjà commencé, et que cette accusation de meurtre
– cette ridicule démarche – n’en matérialisait que les prémices. La malédiction
prononcée par le Chevalier, donc par vous-même en l’occurrence, et puis le pouvoir que
s’était octroyé la Comtesse, avaient fait que votre corps se trouvait tiraillé, écartelé entre
les deux époques.
Le grand détective poursuivit :
– Il me fallait agir, et ceci sans tarder. Il me fallait prendre le même chemin,
faire en sorte que la vengeance de notre belle ennemie ne se réalise pas. Autrement dit :
que vous vous échappiez, et que vous vous mettiez hors de portée de ces patriotes
fâcheux, de ces bouchers révolutionnaires.
– Effectivement, compléta Miss Elisabeth. Nous étions tous plongés dans un
creuset magique. Il nous fallait de nouvelles armes. Je connaissais Michel. (Et la jeune
femme de présenter leur autre compagnon, le colosse qui restait en retrait.) Lui savait se
glisser dans les arcanes du temps, y transporter les corps.
– Mais vraiment, mais c’est…
Tom Wills avait un certain mal à retrouver ses mots :
– C’est extraordinaire !
Jean-Paul RAYMOND
HARRY DICKSON

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– Pas tant que ça, mon petit, lui asséna Dickson. Les brumes du vieux Paris ont
tout pour se comparer à nos brouillard de Londres. Il survit des vieilles pierres, des
initiés et des secrets qui trouvent leur origine dans les époques des cathédrales. Et peut-
être même... Avant… Du temps de ces compagnons qui ont construit les pyramides. Les
passants les côtoient, nous-même, n’importe qui. Oui mais, et seulement, personne ne
s’en rend compte. Tout reste là, à jamais immuable, ce pour survivre, éternellement.
Enfin Miss Elizabeth Morgan se mit à compléter, avec vigueur et sans passion :
– Désormais, redevenons pratiques. Nous allons détailler l’extrême fin de cette
histoire. Du moins, une bonne partie. Ainsi que je vous l’avais déjà précisé par ailleurs,
notre Chevalier des Essards – le vrai, pas vous : l’autre – n’a jamais été guillotiné. Il
s’est miraculeusement échappé. Ce qu’il a pu devenir ? Il s’est enfui en Angleterre. Il a
fini par y mourir. Ce fut peut-être un crime.
– Plus de cent ans se sont passés.
– Peut-être. Mais nous savons aussi que les années anciennes ne se révèlent
jamais comme un réel obstacle. Témoin vous-même, qui êtes vivant.
– Mais je ne suis pas le Chevalier ! se récria Tom Wills.
– Ça…
Harry Dickson souriait.
– Enfin, conclut le grand détective, il nous reste une ultime étape à franchir.
– Mais laquelle ? Surtout que nous sommes revenus en bonne forme, dans notre
vraie époque. Maintenant, qu’espérer ?
– Garçon, souvenez-vous. La Comtesse reste vivante. Nous l’avons vue. Elle
continue de nous chercher, et que si nous n’y prenons garde, elle nous retrouvera. Aussi
permettez-moi, s’il vous plaît, de succomber à un excès de faiblesse... Surtout que je
préfère me transformer en un chasseur... Plutôt que de rester gibier !
– Mais que faire ? Que tenter ? Commandez-moi, Maître.
– Retournons à l’hôtel. C’est là que cette affaire a commencé. Et c’est là,
obligatoirement, qu’elle trouvera son terme.
– Cette nuit ?
– Maintenant.
Jean-Paul RAYMOND
HARRY DICKSON

LA COMTESSE ROUGE
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10 / L’HOTEL FANTOME

Ils empruntèrent une voiture qui les mena Cours de Vincennes. Il pleuvait
doucement et le pavé luisait. Curieusement, toutes les lumières étaient éteintes. Plus de
lampadaires, plus de pendeloques à gaz tout autour de l’entrée. Le Barbican semblait
abandonné. Tom Wills constata :
– Il n’y a plus personne.
– Du moins, plus de clients. Plus de clients... Normaux.
– Oh Maître ! Oh, regardez !
Il avait semblé à Tom Wills que dans une encoignure il s’y dissimulait le driver
du taxi, celui qui les avait transportés depuis la gare du Nord. Mais aussi, le même qui
s’était retrouvé comme geôlier dans cette infâme prison du Collège du Plessis.
– Oui, je l’ai vu, confirma Harry Dickson. Mais l’homme va rester là. Il n’est
pas important car en aucune manière il ne saurait interférer dans les sillons de notre
histoire.
– Mais enfin… laissa traîner Tom Wills.
Pour autant, le jeune garçon ne se retrouvait pas comme des plus rassuré. Il se
retournait fréquemment. Enfin, l’homme ne bougeait pas. Le gros chauffeur ne faisait
que de les observer.
– Entrons, décida Dickson.
Le grand hall qu’il découvrirent leur apparut désert. Davantage, même : la
plupart des clients avaient emporté leurs bagages. Autour des détectives, il
s’appesantissait un silence minéral. On y voyait à peine, juste pour se diriger. Quel était
ce glissement ? Ce pouvait ressembler à l’approche d’un rongeur. Mais non, car apparut
Julien : Julien, le deskman. Tom Wills s’en étouffa :
– Mais vous n’êtes pas ? Vous n’êtes plus... ?
Jean-Paul RAYMOND
HARRY DICKSON

LA COMTESSE ROUGE
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– Non, certainement pas, Mister. J’ai suivi votre chemin. J’ai été aspiré, bien
obligé de me contenter d’un rôle plutôt compromettant, comme partager une
individualité dont je serai facilement passé. Auprès de vous, je me suis comporté à la
manière d’un adversaire. J’ai été votre geôlier. Oh, Mister, si vous pouviez me
pardonner ! Sachez que je n’étais plus moi-même. Ou davantage... Car nous étions…
Plusieurs.
– Mais là ce sont des choses que nous connaissons depuis longtemps ! coupa
brutalement Harry Dickson. Cette fois il faut aller plus loin. À force de discourir nous
perdons trop de temps ! Conduisez-nous, je vous prie, vers la chambre du fantôme,
votre fameuse chambre 57.
– Oh !
– Il le faut.
Le Maître devenait inflexible. Ainsi se retrouvèrent-ils dans le petit salon, celui
ième
meublé avec toute la richesse qu’avait pu générer le XVIII siècle français. Quand
même, une fois rendu, le deskman eut l’air de se détendre. Il se laissa aller à quelques
confidences. Il se mit à soliloquer :
– On raconte que la Comtesse a envoyé à la mort des dizaines et des dizaines de
pauvres gens. Des condamnés âgés, aussi beaucoup d’adolescents.
Et là Julien se retourna vers les splendeurs qui l’entouraient :
– Ces chambres et ce salon n’ont pas changé d’une miette depuis l’effroyable de
cette époque. Agnès de Chastillon vivait là. J’ajoute que plusieurs membres de notre
personnel ont eu l’extrême malchance de la croiser, ce à plusieurs reprises, nimbée
dedans son auréole.
Il ajouta :
– Lorsque j’ai été promu à la Direction de l’hôtel, j’ai fait comme tout le monde.
J’ai essayé de louer les fameuses pièces. Mais seulement... J’ai du finir par me rendre
compte que c’était impossible, parce que mes clients se plaignaient, qu’ils entendaient
des coups, dans les murs et ailleurs. Et puis, qu’ils avaient vu…
La suite s’averra plus confuse :
– Une sorte d’extralucide a même poussé l’affaire jusqu’à me raconter une scène
invraisemblable, comme quoi notre fantôme était en train d’étrangler un garçon !
Jean-Paul RAYMOND
HARRY DICKSON

LA COMTESSE ROUGE
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Arrivé là, Harry Dickson fit en sorte que Julien lui précise :
– Et avant ? Et est-ce qu’au cours de ces années passées, notre Comtesse
sanglante aurait agressé un client ?
– Non, Sir. Vous êtes ses premières victimes.
– Une chance !
– Mais ce n’est pas tout, continua le deskman. Mon médium clairvoyant m’a
remis un portrait, une miniature ouvragée datant de cette époque, l’image de cet
adolescent que la Comtesse semblait avoir tué. Hé bien…
Julien lança ses derniers mots tout en fixant Tom Wills, cela droit dans les
yeux :
– Ce jeune homme, sans trop de peine, il aurait pu être votre frère jumeau,
Mister. Il vous ressemblait, trait pour trait !

Harry Dickson et Tom Wills finirent par se retrouver seuls. La nuit était
profonde dans le petit salon. Unique, un modeste lumignon sortait la pièce de l’ombre.
Le visage des deux hommes apparaissait plus clair. Ils attendaient, lorsqu’on frappa à la
porte palière.
– Qui est-ce ? s’enquit Tom Wills.
– Je l’ignore, répondit Dickson en se levant. Pour le savoir, je vais ouvrir.
– Faites attention, Maître.
– Soyez sans crainte, garçon. Le plus souvent, je sais assez bien me défendre.
Les pas du détective craquèrent sur le parquet. Et même, peut-être sembla-t-il
que l’unique lumière – souffreteuse – allait en s’asphyxiant. Dickson libéra la serrure :
– Entrez-donc, Commissaire. Nous vous attendions.
C’était lui. C’était le ventripotent Verdier, à nouveau bien vivant. Le
Commissaire pénétra dans le salon. Il était tout sourire malgré le devant de son pantalon
déchiré, et en dépit de son ventre nappé de longues coulures épaisses, désagréablement
sanglantes :
– Tiens, fit-il faussement étonné, mais voilà mon ardent meurtrier ! Je devrais
plutôt dire : mon double meurtrier, car si je ne fais pas erreur vous m’avez bien tué,
Jean-Paul RAYMOND
HARRY DICKSON

LA COMTESSE ROUGE
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jeune homme, à votre époque d’abord, et puis dans cette cour sinistre où je présidais,
avec une fougue déplorable, l’une des cessions du Tribunal révolutionnaire ?
– Deux crimes ? réagit mal Tom Wills. Si vous le permettez, il y en a un de trop.
ième
Au XVIII siècle et dans la cour, moi je veux bien. Mais alors là : pas rue Saint-
Jacques !
– Alors c’est que vous n’avez rien compris ! lui répondit le Commissaire. Car si
je suis tué au cours de l’une de mes vies, par effet de symétrie je me dois de subir
exactement le même sort dans toutes mes autres époques. D’ailleurs, et en ce qui vous
concerne, il n’a pas manqué de se produire exactement le même phénomène. Du moins,
permettez-moi....
– Quoi ?
– Oh oui ! Rappelez-vous cette fameuse rue Saint-Jacques où un misérable
Commissaire de police a été poignardé. Là-bas, nous observons un crime. Oui mais...
Un crime sans assassin ! Un beau meurtre gratuit ! Et fort pratique ! Surtout que vous
n’avez même pas eu besoin de vous déplacer ! Du moins, pas physiquement. Mais le
revers de la médaille, ce fut la suite, lorsque vous vous êtes retrouvé empêtré dans une
situation... Comment dire ? Acrobatique. Intenable. Vous me suivez ?
– Heu, pour tout dire : pas très bien, lui répondit un Tom Wills qui, à présent,
pataugeait dans les grandes largeurs.
– Je m’en doute, mais ce n’est pas très grave. Restons dans les grandes lignes. Il
vous suffit de savoir que la même chose est arrivée à notre belle Émeline. Jugez donc :
au moment précis où elle s’est retrouvée sous le fer de la guillotine, son double de notre
époque s’est projeté exactement là où vous vous trouviez, c’est à dire à la porte du
magasin de votre amie, de Miss Elisabeth.
Le gros Commissaire compléta :
– La raison pour laquelle personne n’a jamais réussi à expliquer les
circonstances exactes de cet égorgement... Lequel, dans l’affaire, n’en était pas vraiment
un. Car, en réalité, ce ne fut qu’un modeste sursaut du temps, déclenché pile ! à la
première seconde de cette malencontreuse décapitation.
– Mais enfin, mais pourquoi nous aurait-elle rejoint, et justement... Nous ?
Vraiment, Tom Wills voulait savoir.
Jean-Paul RAYMOND
HARRY DICKSON

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– Tout simplement, reprit le Commissaire, parce que cette malheureuse enfant
vous aimait, et qu’au dernier moment de son existence terrestre, elle souhaita, à toutes
forces, venir vous retrouver.
– Moi ? Mais pourtant, nous ne nous étions jamais vus ! Pas une miette ! Et que
même, et à ce moment-là, j’ignorais totalement l’existence d’Émeline !
– Vous : peut-être bien. Mais elle : non, surtout que dans cette époque d’un futur
qualifiée de vingtième siècle, vous représentiez ce qui pouvait se rattacher – au plus près
– du beau Chevalier des Essards, de son amour perdu.
– Ah, lui ! finit par s’esclaffer Tom Wills. Ce gaillard-là m’est familier.
– Bon, coupa brusquement Dickson. À présent que vous vous êtes expliqués, si
nous parlions de nos affaires ?
– Justement, j’allais vous le proposer, lui répondit le Commissaire tout en
finissant de s’asseoir sur une bergère tendue de soie, et sans aucun regard pour son sang
qui continuait à s’écouler.
Les yeux ailleurs, Jules Verdier ajouta :
– En quelque sorte je me retrouve, cette fois-ci, dans le rôle ingrat du messager.
– Elle vous l’a demandé ? s’enquit précipitamment Dickson.
– En effet, reprit le Commissaire en se passant une main par-dessus ses
blessures. Elle est ici. Elle vous attend.
– Moi ?
– Et aussi le jeune garçon. Tous les deux.
Le Commissaire sourit. À présent, il ne paraissait plus souffrir. Son visage
retrouvait une quiétude oubliée. Sans rien ajouter d’autre, il se leva et il passa dans le
couloir. Avec soin, il referma la porte derrière lui. Tom Wills et Harry Dickson se
retrouvèrent à nouveau seuls.
– Nous sommes obligés de sortir. Il nous faut l’affronter. C’est Elle qui mène le
jeu. Espérons que, cette fois, nous serons les plus forts.
Harry Dickson donnait l’impression d’être amer. Il se souvenait que la veille –
ou bien était-ce le jour d’avant ? – il avait bien failli étrangler son élève, ne sachant
plus, ayant perdu jusqu’au contrôle de ses propres réflexes, subissant les effets de son
esprit embrumé.
Jean-Paul RAYMOND
HARRY DICKSON

LA COMTESSE ROUGE
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– Elle nous attend en bas, finit par ajouter le grand détective.
Ils se glissèrent le long du couloir pour rejoindre les autres pièces, celles
ordinairement réservées à l’hôtel. Ils n’y croisèrent personne. Il n’y avait aucun bruit,
aucun craquement. La lumière restait douce. Elle semblait venir de partout, ou de nulle
part, pour sourdre en une teinte émoussée qui lorgnait vers le rose. Tous les lustres se
trouvaient éteints. Les pas des détectives résonnaient sur les marches. L’instant suivant,
ils s’étouffaient au creux d’épais tapis.
– Un décor fantasmagorique, se plut à affirmer Tom Wills dont le cœur
s’emballait.
– Gardez votre calme, mon garçon. Le pire reste à venir.
– Le pire ? gémit Tom Wills.
C’était la vérité, car lorsqu’ils débouchèrent sur le premier palier, aux abords
d’un minuscule salon transformé en fumoir, ils furent mollement enveloppés par une
présence légère. Mais celle-là si rapide et si immatérielle qu’ils n’en reçurent, sur le
visage, que le souffle éthéré, qu’un nuage déplacé.
– Vous avez vu ?
– Oui. Ce ne pouvait être qu’Émeline d’Irgueval, notre gentille guillotinée.
– Elle vient pour nous aider. Elle sera présente à chaque instant.
Pour les deux détectives, les pièces qu’ils traversaient – une fois dégagées de ce
fourmillement commun à la plupart des hôtels de luxe – leur semblaient être immenses,
des plus impressionnantes.
Une lueur tremblotante, une poche de clarté, les accueillit au moment même où
ils débouchèrent dans la plus grande des salles. C’était la dining room. Cette dernière
comportait une vingtaine de tables, mais toutes vides, inoccupées. Sauf l’une d’elles,
cette dernière encaissée dans un angle et surchargée de plats. Deux chandeliers
monumentaux entouraient la dîneuse. Une dizaine de bougies libéraient un halo qui
pulsait doucement. Ce pouvait être, ici, une couronne écarlate.
– Agnès de Chastillon.
La Comtesse finissait de déguster un potage délicat, une gratinée aux pointes
d’asperges. Mais à l’approche des détectives elle posa sa cuillère et, sans marquer
Jean-Paul RAYMOND
HARRY DICKSON

LA COMTESSE ROUGE
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d’émoi, elle se saisit d’un porte-cigarettes. De l’onyx, de l’ivoire ? Elle s’alluma elle-
même, en penchant avec grâce l’une des bougies d’un chandelier.
– Vous êtes venus. Je vous attendais.
Sa voix était très lente, suprêmement ensorcelante. Harry Dickson, lui-même, en
ressentit les griffes.
– Mais vous allez mourir, affirma la Comtesse.
Le Maître lui répliqua :
– Est-ce là une certitude ?
– Naturellement, my dear. Il me suffit d’un geste et votre volonté ne sera plus
qu’un rêve. Vos mains... Plus rien ne vous appartiendra. Selon toute vraisemblance vous
étranglerez votre élève. Et ainsi, et définitivement, vous éliminerez ce gentil damoiseau,
ce freluquet que notre guillotine n’a pas su raccourcir.
Agnès resplendissait. Elle souriait, sûre de sa force, et assurée de son emprise.
Elle subjuguait les détectives. En lui-même, Tom Wills se disait :
– Dieu du ciel ! Qu’elle est belle ! Belle à couper le souffle ! Mais belle à la
manière d’une plante vénéneuse.
Cependant le garçon n’eut pas à se donner le temps de réfléchir car il sentit
Dickson se rapprocher de lui, mais un Harry Dickson avec un visage de folie ! Si bien
que le jeune élève – éperdu – fut-il obligé de se reculer, dans le même mouvement
s’affalant, pour se retrouver écrasé sous le poids de son Maître. Tom Wills se mit à
hurler :
– Mais vous allez me tuer ! Oh, Maître ! Maître !
Quand même, Harry Dickson réagissait. Il tentait de s’opposer à cette volonté
impérieuse qui l’obligeait à parachever un combat différent. Ce fut un engagement
contre lui-même ! Et pour cette dernière fois, il allait bien falloir que le grand détective
triomphe ! Ou autrement... Ou autrement le Maître et son élève ne manqueraient pas de
succomber !
Ainsi Harry Dickson se jeta-t-il sur le côté tout en faisant en sorte que Tom
Wills se libère, que le garçon roule sur lui-même, et puis qu’il se protége avant que le
détective se saisisse fiévreusement d’un minuscule objet, d’un sifflet métallique.
Jean-Paul RAYMOND
HARRY DICKSON

LA COMTESSE ROUGE
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Harry Dickson souffla. Du coup, le charme fut rompu. La Comtesse s’appuya
contre le plat de la table dont le plateau bascula, entraînant avec lui couverts et puis
vaisselle. Les bougies se renversèrent. Leurs flammes léchèrent le bas des nappes.
Plusieurs incendies s’allumèrent.
En cette ultime étape, Agnès de Chastillon n’était plus qu’une vieille femme,
piteusement égarée au milieu de la fumée, sans plus rien conserver de ses
ensorcellements. À présent, elle jurait sans discontinuer :
– Malédiction ! Sale… !
– Attention !
La menace s’éloignait. Tom Wills se précipita vers plusieurs des carafes qui
étaient à portée. Il éteignit les flammes. Du plus loin, vers le hall, il y eut de nouveaux
cris, aussi des bousculades. Une dizaine d’agents pénétraient dans la salle. C’étaient des
braves gens en uniforme, exécutant leurs ordres. Tous se massèrent autour de la
Comtesse dont ils réunirent les poignets entre les fers d’une paire de menottes.
– Enfin, nous l’avons prise.
Harry Dickson souriait à s’en décrocher la mâchoire. Le dernier épisode, le
moment angoissant où il avait failli étrangler son élève, semblait désormais oublié. Tom
Wills se tenait à l’écart. Il entendit son Maître qui indiquait à l’un des policiers :
– Je vous félicite, Inspecteur Saint-Verland. Vous êtes arrivé juste à temps.


Jean-Paul RAYMOND
HARRY DICKSON

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11 / DEUX DISPARITIONS INSOLITES

– Je savais exactement ce qui allait se passer dans cet hôtel de malheur, finit par
expliquer Harry Dickson, ceci à l’adresse de Tom Wills qui écoutait, tout ébahi. À
savoir : cette attaque pernicieuse, cette prise de possession sur le point de nous vaincre.
– Mais Maître, il s’en est fallu d’un cheveu. Vous alliez m’étrangler et ce, une
nouvelle fois. Vous vous en souvenez ?
– Bien sûr. Et c’est pourquoi j’ai cru indispensable de solliciter un renfort. Ici, je
dois avouer que notre ami l’Inspecteur Saint-Verland, s’est montré – dans l’affaire – des
plus compréhensif.
– En particulier dans la mesure où vous lui garantissiez la capture de la
Comtesse, de cette criminelle notoire recherchée par toutes les polices d’Europe, et dont
jamais personne n’avait eu l’occasion de mettre la main dessus !
– C’est un fait, approuva Harry Dickson. J’avais de bons arguments, et puis j’ai
eu affaire à un homme intelligent. Car notre excellent Saint-Verland se hisse au premier
rang des policiers français.
– Oh Maître paraîtrait-il que, au cours des temps anciens, nous leur avons brûlé
Jeanne d’Arc ?
– Une légende, my dear. Rien qu’une légende. S’il fallait ajouter foi à tous les
racontars !
– Enfin, conclut Tom Wills, notre Comtesse croupit, pour le moment, dans les
basses fosses de Saint-Lazare. Elle qui, du moins avec ce que j’en sais, aurait envoyé
des dizaines et des dizaines de pauvres gens à la guillotine. Maintenant, c’est son tour.
– Et compte-tenu des multiples crimes dont elle est accusée, un verdict de mort
me semble couru d’avance.
Harry Dickson et son élève devisaient tranquillement dans l’un des petits salons
qui faisaient l’agrément de l’hôtel Barbican. Le matin même, on les avait changés de
Jean-Paul RAYMOND
HARRY DICKSON

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chambre, ce qui se révéla – certainement ! – une chose excellente, avec tous ces
fantômes plus ou moins étrangleurs en train de se découvrir un très malin plaisir à
frapper dans les murs !
– Messieurs, il y a là… L’Inspecteur…
– Faites entrer, Julien. Faites entrer.
Comme si de rien n’était, le deskman avait repris son poste à la réception, de
même qu’Isidore le chasseur, et tous les autres employés. Eux ne se conservaient, de
leur récente et affolante aventure du temps de la Révolution, qu’un oeil passablement
éteint, un peu désincarné.
L’Inspecteur Saint-Verland paraissait exténué. Renseignements pris, le policier
n’avait pas réellement dormi depuis presque trois jours. La fin de l’épopée, l’arrestation
de la Comtesse, lui avaient pris son temps, comme ses heures de sommeil. Harry
Dickson s’avança :
– Mon ami, quel plaisir. Prenez place et goûtez, en notre compagnie, un
breakfast digne d’éloges.
Saint-Verland se laissa engloutir au fond d’un des fauteuils. Puis il se passa une
main lasse, sur les yeux :
– Enfin, nous arrivons au terme de notre traque. La bête est prisonnière. Elle
hurle sans arrêt. Mais mes hommes font bonne garde. Et cela jusqu’au procès, jusqu’à
sa condamnation.
– Cette Comtesse sanglante, cette soi-disante Agnès de Chastillon, était une
personne fort peu recommandable, compléta lentement Harry Dickson. Espionne durant
la guerre au profit du Kaiser, puis à la tête d’une bande qui trafiquait de l’or, des pierres
précieuses, et puis des œuvres d’art ; et qui tuait aussi – si le besoin s’en faisait sentir –
n’importe qui, en n’importe quelles circonstances, mais toujours avec cruauté.
– Elle était recherchée depuis plus de dix ans. Cent fois elle s’est jouée de nous,
se glissant par miracle entre les mailles de nos filets.
– Mais sa cavale vient de prendre fin, et c’est heureux !
– Son dernier crime aura été de poignarder le Commissaire Verdier. Du moins,
même si ce n’est pas tout à fait vrai… On écrira l’histoire de cette manière. Le
Commissaire était mon supérieur. Un bien brave homme, au demeurant.
Jean-Paul RAYMOND
HARRY DICKSON

LA COMTESSE ROUGE
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Tom Wills releva la tête, cette fois-ci satisfait, surtout que l’avenir se présentait
sous les meilleurs auspices, du moins pour lui. Le garçon n’était plus accusé. En la
personne de la Comtesse, les Français avaient trouvé mieux.
– Monsieur, s’il vous plaît…
Un agent, dans son uniforme poussiéreux, venait de passer la tête. Il semblait
très nerveux :
– Quoi ? Qu’y a-t-il ? interrogea Saint-Verland.
– Monsieur, on vous demande de toute urgence. À la morgue !
– À la morgue ? Mais enfin, qu’est-ce qui s’y passe ?
– Je suis désolé, Monsieur. Je ne sais pas. Moi, je ne fais que transmettre.
L’Inspecteur Saint-Verland eut un mouvement d’humeur. Enfin il se leva en
entraînant, avec une main complice, à la fois, Harry Dickson, et Tom Wills :
– Venez. Nous ne serons pas trop de trois.

Ce fut sur les bords de la Seine, en face de l’Ile Saint-Louis, qu’en 1860 le
Baron Haussmann décida la construction de la Morgue de Paris.
Nombre de témoins décriront : « Un flot perpétuel de vivants qui viennent
regarder les morts ». Tout était prévu pour le spectacle. Les corps étaient inclinés, et ils
étaient munis d’un oreiller pour conserver leur tête relevée.
La réfrigération des cadavres ne sera inventée que quelques années plus tard,
tout à fait à la fin du XIX ième siècle.

La fraîcheur propre aux lieux devint plus insistante lorsque les policiers furent
introduits dans une petite pièce chichement éclairée, à l’intérieur d’un mince réduit où
flottait une odeur insistante, assez désagréable, douceâtre.
Un employé en blouse ouvrit une espèce de casier d’où il tira une longue civière
aux longerons de bois. Ce brancard était vide. Il ne supportait plus qu’un grand drap,
qu’un vague linceul tir-bouchonné, teinté de sang. L’employé expliqua :
– Nous ne l’avons plus retrouvée, ce matin. Son corps a disparu.
– Pas possible ! s’exclama Saint-Verland. On vous l’aurait volé ! Quelque
potache, quelqu’étudiant morbide en mal de récréation ?
Jean-Paul RAYMOND
HARRY DICKSON

LA COMTESSE ROUGE
83
– Non ! Ce n’est guère possible, Monsieur, lui répliqua du tac au tac l’employé
en blouse grise avec un air pincé. Toutes les sorties du bâtiment sont étroitement
surveillées, et cela jour et nuit. Personne ne peut en franchir les portes sans que ses
passages soient notés. Et puis un cadavre tout entier, ça ne se dissimule pas dans une
poche de veston !
– Mais alors, il s’est passé quoi ?
– Je l’ignore tout comme vous, Messieurs.
– Cette fois, nous sommes bien avancés, fut obligé de conclure l’Inspecteur
Saint-Verland en se retournant vers Dickson.
Le détective s’était approché du drap ensanglanté. Il l’avait relevé avec une main
hésitante, mais sans que son visage se soit, et dans le même instant, assombri :
– Cette jeune fille a eu la tête presque complètement séparée du corps. Elle ne
pouvait pas partir seule !
– Mais non. Cette hypothèse acrobatique, on ne doit même pas l’envisager.
Tom Wills, d’ailleurs comme tous les autres, comprenait assez mal. Quelqu’un
avait volé le corps d’Émeline d’Irgueval, ce corps supplicié et sanglant qui venait d’être
confié aux bons soins de la Morgue de Paris !
– Je n’en sais pas davantage, leur assura l’employé, de plus en plus nerveux.
L’accident s’est produit entre hier soir dans la nuit et ce matin vers les huit heures.
– Enfin, avec des témoins de cette sorte on est bien avancés !
L’Inspecteur Saint-Verland titubait de fatigue. Mais ce n’était pas fini. Le coup
de grâce, ce fut lorsqu’Harry Dickson se pencha sur l’épaule du policier français, lui
conseillant, et avec fermeté :
– Je vous invite à retourner auprès de notre Comtesse, à Saint-Lazare, au moins
pour vérifier le bon état de sa cellule. Surtout que, là-bas, qu’entre ces murs, il se
pourrait fort bien qu’on nous prépare une vraie… Mauvaise surprise ! Oui, je le pense
vraiment. Un autre cycle s’est mis en marche.
– Vous… Vous ne croyez tout de même pas... ?
– Si !
Tous les trois se jetèrent dans le premier taxi. Puis ils se firent conduire rue du
Faubourg Saint-Denis, en face du portail principal s’ouvrant sur la prison. Ils
Jean-Paul RAYMOND
HARRY DICKSON

LA COMTESSE ROUGE
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débouchèrent en trombe. À l’intérieur, une forte agitation régnait. Plusieurs gardiens
couraient dans tous les sens. Certains criaient. Des gradés étaient pâles, les nerfs à fleur
de peau. On avoua l’incident. Oui, mais seulement... Du bout des lèvres :
– La… La Comtesse ! Elle s’est échappée !
Une chape de plomb tomba, à la fois sur les épaules de l’Inspecteur Saint-
Verland, sur celles d’Harry Dickson, sur la nuque Tom Wills.
Très vite l’enquête fut engagée, et ce tambour battant. À part que la visite de la
cellule ne donna pas grand-chose. Aucun barreau de scié, aucun passage dissimulé,
aucune serrure de forcée. Pas davantage d’objet détérioré, ni manquant.
– Une complicité ?
– Peut-être faut-il considérer les choses de cette manière, après tout.
Étrange… Oui mais, tout à la fin il y eut cette information étonnante comme
quoi un jeune gardien se serait laissé enfermer avec la Comtesse. Mais lui aussi, il avait
disparu. On fouilla. On chercha.
Renseignement pris, personne ne connaissait l’individu. C’était un nouveau. Il
avait été embauché sur la foi de certificats et de recommandations qui se révélèrent –
par la suite – totalement inventés. C’étaient des faux grossiers. Et son adresse ?
Impossible ! Il n’habitait tout de même pas au beau milieu d’un terrain vague ! Ou
même encore : au centre d’une décharge !
En désespoir de cause il y eut un dénommé Harry Dickson qui se mit à fouiller
dans la poche d’un vieil uniforme oublié, et qui en ramena un chiffon de papier très
ancien, déchiré et sali :
– Regardez ! Voici un ordre d’exécution, daté du 11 juillet 1794. Avec le nom
de la condamnée ! La ci-devant Émeline d’Irgueval ! Et signé en personne, par Saint-
Just !
– Impossible ! gémit Tom Wills en se laissant tomber sur le premier des bancs.
Cette damnée Révolution ! Elle n’en finit pas de s’interférer. Et avec tous ces
personnages, sanglants et sacrifiés, s’accrochant à nos basques, en se pressant, en
permanence !
Certes le Maître, pour sa part, n’en doutait pas d’une miette :
– Je suis persuadé que notre Comtesse reviendra. Elle va réapparaître.
Jean-Paul RAYMOND
HARRY DICKSON

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Et Dickson d’ajouter :
– Aujourd’hui, pas un mot, recommanda le détective, surtout face à la presse.
Cet homme, ce gardien inconnu, il a aidé notre Comtesse tout en lui ménageant une
porte de sortie, un confortable retour vers son passé sanglant. Sentez ces aromates, ces
odeurs sourdes et persistantes ! On a fait du feu, par ici. Et il y a eu de la fumée. Je ne
suis pas étonné. Souvenez-vous de ce phénomène, lorsque nous sommes revenus vers
notre propre époque.
– Oh certes, pensa Tom Wills. Je connais cette affaire. À moi, à moi aussi, le
magique de ces plantes m’a fait franchir le gouffre séparant plusieurs siècles.
Ici, le détective continua de préciser :
– Ne soyez pas désespérés surtout que, et si vous permettez, je prends l’affaire
en mains. Cette Comtesse de malheur, bien sûr qu’elle ne va pas renoncer. L’un de nous
deux mourra.
Tous étaient stupéfiés, tandis que le détective entraînait son élève, le crochant
sous le coude.

Mais là Harry Dickson ne fut pas des plus chanceux, si bien qu’il se retrouva
lamentable et confus : Agnès de Chastillon demeurait introuvable.

Ce qui fit que moins d’une semaine plus tard, avec le visage renfrogné et puis la
mort dans l’âme, le plus grand détective dont pouvait s’enorgueillir l’Angleterre décida
de lâcher pied.
En compagnie de Tom Wills, il reprit le train, puis le bateau, et à nouveau le
train pour s’en retourner à Londres. Apparemment, la Comtesse Agnès de Chastillon
venait de faire au détective un pied de nez désagréable. À ne pas en douter, et depuis
tous ces jours, elle dégustait le sel – oh combien savoureux ! – de sa profonde victoire :
un triomphe fastueux, et total.
Jean-Paul RAYMOND
HARRY DICKSON

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12 / LE GRAND ECHEC D’HARRY DICKSON

– Mais serait-il malade ? s’enquit l’excellente Mrs Crown.


La bonne dame déprimait, et cela en dépit d’une multitude d’efforts tout à fait
méritoires. Elle passait nombre d’heures à peaufiner une cuisine des plus sublimes. Ses
plats ressemblaient fort à une quintessence d’œuvres d’art. Oui mais seulement... Harry
Dickson y touchait à peine. Et même, pour dire la vérité, souvent il oubliait de paraître
aux repas.
Tom Wills, de son côté, semblait filer un même coton. Sa peau devenait grisâtre.
Il fumait sans arrêt. Le garçon se partageait entre des cigarettes danoises et certains
mélanges hollandais qu’il pressait hâtivement dans le fourneau de sa pipe.
– Il n’empêche, soliloquait l’élève préféré du Maître, nous sommes en plein
délire. Car malgré nos efforts, cette malencontreuse Comtesse a réussi à s’échapper. Et
ceci à jamais ! Oui, elle a disparu.
Et puis, sur le même ton, Tom Wills s’empressait d’ajouter, extirpant un aveu
qui était – peut-être bien – ce qui l’ulcérait le plus :
– Mais aussi... Mais le plus crispant... C’était qu’il y avait eu ces damnés de
Français qui se s’étaient copieusement moqués tout en nous affirmant que le soit-disant
et merveilleux Harry Dickson ne valait pas tripette ! Et que les plus obtus de tous les
matamores propres à leur République avaient les plus grandes chances de supplanter le
Maître sur son propre terrain ! Au moins de cent coudées !
Tom Wills reprenait souffle. Puis ce fut pour conclure, et cette fois à voix haute :
– Le comble voudrait que ces braves gens... Peuvent bien avoir raison !
Mrs Crown réagit :
– Mais comme vous y allez, mon garçon ? Douteriez-vous de notre excellent
Maître, en rejetant aux oubliettes chacune de ses capacités ? Ou serait-ce qu’un contact
Jean-Paul RAYMOND
HARRY DICKSON

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désagréable et persistant, qu’une assimilation pour le moins corruptrice avec la race
française, auraient dénaturé en vous le sens de la mesure ?
L’élève du détective se garda bien de répondre. Sans un mot, il entreprit de se
renfoncer au plus profond de son siège avec le visage buté, comme jamais. À ses pieds
et soufflant pour extirper hors de la pièce d’amples miasmes importuns, la cheminée
pétillait.
Ce fut à ce même moment que Dickson s’arracha en dehors de son antre. Son
visage se montrait chiffonné, comme jamais. À part que maintenant, qu’un tout nouvel
éclat était venu s’incruster au fond de son regard, et cela, c’était nouveau. Harry
Dickson devenait tout sourire :
– Mon garçon, voila ce que nous allons faire...
– Oh mais quoi donc, Maître ?
– Nous allons l’appâter. En quelque sorte, la forcer à quitter la quiétude de son
antre.
– Même si ce dernier refuge se retrouve au-delà d’une portée raisonnable ?
Même si notre excellente Agnès s’en est retournée vivre dans son ancienne époque ?
Dans ses années de malheur ! Au cœur de cette triste et – oh combien !– sanglante
Révolution française ?
– Même si, my dear. Même si.
– Alors là, je ne vous comprends plus.
– Une seconde. Écoutez-moi.
Dans le même moment Harry Dickson décida de s’asseoir, mais ce fut aussitôt
pour redresser la tête et pour lancer ses ordres en direction de Mrs Crown :
– Deux tasses de thé, je vous prie. Et puis vos meilleurs scones !
Oh ! Cette fois la brave dame ne se le fit pas dire deux fois. Elle fila à l’office,
tandis que le détective s’engageait plus avant dans les subtilités de son nouveau
raisonnement :
– Nous savons – et là c’est notre savante et jeune libraire, c’est Miss Elisabeth,
qui nous l’a précisé – que le Chevalier des Essards (le vrai, pas vous) aurait échappé à la
guillotine. Pour se mettre à l’abri, il a quitté la France. Il s’est expatrié. Il a rejoint
l’armée des émigrés. Mais, pour autant, sans combattre. En réalité, il a passé les toutes
Jean-Paul RAYMOND
HARRY DICKSON

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premières années de son exil auprès d’un sien cousin. Il s’y est désolé, en regrettant son
bel amour perdu, pleurant sur le sort terrible qui fut celui de la douce et de la gracieuse
Émeline. Enfin, pas tout à fait.
– Que voulez-vous dire par là, Maître ?
– J’ai reçu un courrier, ce matin. Toujours, Miss Elisabeth... Laquelle m’annonce
les résultats de ses ultimes recherches. Qu’elle a fini par mettre la main sur des pièces
rarissimes, des documents précieux, de ceux qui se dissimulent sous des couches de
poussière. Ce qu’elle a découvert – non mais ! – n’est pas vraiment banal !
De plus en plus, Harry Dickson s’enthousiasmait, et c’était bien la première fois
depuis leur retour en Angleterre ! En s’approchant avec un plateau, en apportant une
théière fumante, Mrs Crown leva haut les sourcils. Le Maître reprenait :
– Pas banal, ou plutôt... Les choses restent dans la logique : il y a eu l’usure du
temps. Pensez : le Chevalier des Essards restait un homme très jeune qui ne pouvait,
bien sûr pas, finir sa vie à se désoler, d’autant qu’à cette époque les jeunes Anglaises
étaient, du moins pour la plupart d’entre elles, aussi jolies que maintenant. Si bien que
notre Chevalier commença d’oublier, peu à peu, la belle guillotinée. Il se maria. Et puis,
comme on dit dans les contes : Ils furent heureux et ils eurent beaucoup d’enfants.
Trois, pour être précis. Le Chevalier mourut le 18 janvier 1831.
– Ah, oui ? ponctua Tom Wills qui ne voyait pas très bien où Harry Dickson
voulait en venir.
– Notre Chevalier, poursuivit Dickson, a été enterré auprès de son épouse –
l’Anglaise ! – dans un petit cimetière des Cornouailles, dans un village du nom de
Warbich. Je me suis renseigné. Le Pasteur de l’endroit…

Le Pasteur de Warbich était un grand bonhomme avec une peau à la fois


jaunâtre et sanguine, et à la voix tonitruante. Il accueillit les deux détectives avec un
enthousiasme fracassant :
– Ce n’est pas tous les jours qu’une paroisse comme la nôtre reçoit la visite d’un
hôte aussi prestigieux qu’Harry Dickson. Et de son élève !
Jean-Paul RAYMOND
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– Cependant, il se peut que nous soyons venus pour briser l’ancestrale
tranquillité de votre ministère. Allez-vous nous pardonner, par avance ? Agréer cette
initiative ?
– Oh, ce ne sera pas un mal ! rugit le géant au col rond. Car ici, dans ce village
perdu, il ne se passe jamais rien. Vraiment rien ! Que des rivalités à propos de moutons,
de clôtures déplacées. À en pleurer de misère !
– Alors là, et à l’issue de notre visite, j’ose espérer que vous allez être servi !
Harry Dickson s’en réjouissait par avance. Très vite il attaqua :
– Parlez-nous de la malédiction.
– La malédiction ? Mais ce n’est, même pas là, une véritable histoire ! Plutôt,
quelques ragots que rapportent nos vieilles femmes, de ces contes pour nourrices
qu’elles délayaient jadis en grillant des châtaignes. Car il n’y a, dans cette affaire, que
de très anciens serments d’amour.
Point de sang, point de haine. Ici, on n’était pas en France.
– Il se dit... Il se disait… poursuivit le Pasteur, que le Chevalier des Essards et
son épouse anglaise étaient demeurés aussi profondément unis au delà la mort qu’ils
l’étaient dans la vie. Mais aussi il est dit que celui qui détruira ce serment éternel
déclenchera une catastrophe que personne, à jamais, ne pourra contrôler.
– Et c’est tout ?
– Presque. On ajoute que nos deux tourtereaux, sur la fin de leur vie, ont émit le
souhait d’être enterrés ensemble, ce dans un même cercueil.
– Tiens ! Quelle idée ?
– Probablement pour que leurs corps restent étroitement en contact.
– Et si on décide de les séparer ?
– Alors là : je veux voir !
C’était dit. Car en aucune manière le Pasteur de Warbich ne semblait pas vouloir
s’opposer à cette exhumation singulière, et même que sa curiosité débordait, que le
bonhomme ne tenait plus en place. Vraiment, il était impatient de participer à la chose.
Si bien qu’avec Dickson et son élève, tous les trois négocièrent un commun rendez-vous
pour l’aube du lendemain, équipés de pied en cap.
Jean-Paul RAYMOND
HARRY DICKSON

LA COMTESSE ROUGE
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Il faisait une petite fraîcheur aux abords du cimetière situé le long d’une modeste
futaie. Le village de Warbich se recroquevillait posément, logé dans le repli d’une
rivière – la Plate – laquelle était un triste courant boueux qui serpentait jusqu’à la mer.
La côte, déchiquetée et sauvage, se distinguait à peine. Elle bordait l’horizon.
Les trois hommes marchaient d’un bon pas. Le Pasteur s’était muni d’un solide
pic en fer, tandis que Dickson et Tom Wills ployaient sous les burins, les marteaux et un
rouleau de corde.
– Nous arrivons. C’est par ici.
Un petit bois s’allongeait. Il venait enserrer les limites du cimetière. Des chênes
et des noisetiers se partageaient l’espace. Les arbres demeuraient sauvages, sans
branches coupées, sans discipline. Ils poussaient en s’entremêlant. Ils apportaient aux
sépultures cette pénombre complice propre au repos des morts.
La tombe, vers laquelle se dirigea le Pasteur, était logée presque en bordure. Si
on la comparait avec toutes ses voisines, elle pouvait apparaître d’une richesse
avantageuse. C’était presque une chapelle avec sa porte forgée et puis ses pendeloques
assombries par le temps. Des ronces obstruaient le passage.
– Personne n’y vient jamais, renseigna le Pasteur.
Son visage épanoui respirait dans le même temps une certaine bonne humeur,
ainsi qu’une franche excitation. Il était impatient, de même que les détectives. Une
petite pluie chaude s’était mise à tomber. Quelques rafales tournantes balayaient les
feuilles mortes.
– Allons-y. Il le faut.
Gros soupir, chez Dickson. Puis, avec son élève, tous deux introduisirent le bord
tranchant d’une pince dans l’interstice propre à la porte. Ils poussèrent. Le fer rouillé
gémit avant de se séparer en dehors du chambranle. Son raclement en fut sinistre. Il se
répercuta en multiples échos jusqu’à l’intérieur du sépulcre.
– Il me semble qu’il y a très longtemps que plus personne n’a pénétré à
l’intérieur, se mit à commenter Tom Wills.
– D’après ce que je sais... répondit le Pasteur. Il ne restait que de vagues
cousins... Mais c’était au siècle dernier. Car à présent, la lignée des Essards s’est
complètement éteinte.
Jean-Paul RAYMOND
HARRY DICKSON

LA COMTESSE ROUGE
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– Éteinte ? Ah bon ? s’interrogea Dickson en se retournant vers son élève.
Tous trois ils pénétrèrent à l’intérieur du mausolée, lequel n’était que poussière
et plâtras écaillé qui s’écrasait sous les semelles. L’obscurité gagnait. Elle devenait
humide, et tant que le Pasteur dut se forcer pour ne pas frissonner. Son sourire se figea,
tandis que ses paupières se plissaient :
– Le cercueil gît par en dessous.
Il y avait une trappe qui pouvait basculer lorsqu’on y glissait un levier. Dickson
tendit son pic. Tous, ils s’y appuyèrent. Et la dalle se mit à bouger. Elle se releva, tant
qu’en tirant ensemble ils réussirent à la disjoindre, à la reposer sur le côté. Un trou se
découpait, tout à fait sombre, débordant de mystère.
Ce n’était pas la première fois qu’Harry Dickson se livrait à une exhumation,
tout comme ce n’était pas la première fois qu’il forçait le repos d’un défunt des vieux
âges. Mais à chaque occasion il ne pouvait s’empêcher de ressentir – et cela lui mordait
le cœur – comme une appréhension confuse.
Le cercueil était de belle taille. Oh oui ! De dimensions inhabituelles.
– Cela semble évident : il y aurait donc deux corps que l’on a rassemblés par ici,
après leur mort. Ce fut un souhait d’amour.
– On peut le supposer.
Dickson descendit dans la fosse. Cette dernière apparaissait comme
étonnamment sèche. D’une main attentive, il repoussa les planches supérieures du
cercueil, lesquelles ne lui opposèrent qu’une faible résistance. Le détective s’éclairait
avec une torche électrique.
– Bon sang ! Mais…
L’homme et la femme – à savoir les morts découverts – lui apparurent comme
étonnamment sereins, comme s’ils avaient été enterrés de la veille. Ils conservaient un
teint tirant sur le vermeil, et des reflets rosés qui leur couraient sur les pommettes. Leurs
cheveux se mêlaient en une auréole frisottante. Cette dernière les nimbait sous un aspect
nacré. Les cadavres se montraient avec les yeux fermés. De plus leurs mains, de plus
leurs lèvres, se retrouvaient unies dans un immortel embrassement.
Harry Dickson se releva. Il se disait :
– Possédons-nous le droit de dénouer ce qui a longtemps été ?
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Mais enfin, fataliste, il finit par se décider :
– Allons-y.
Il repoussa les deux dépouilles. Celles-là se présentaient d’une souplesse
étonnante. D’abord il releva le corps du Chevalier. Tom Wills et le Pasteur l’aidèrent
sans rechigner, en tirant de leur mieux, en prenant le relais. Le mort crispa ses lèvres.
Ou cela ne pouvait-il être qu’une impression trompeuse ? Son visage, d’un seul coup,
respira la tristesse.
– Il est encore vivant !
– Au bout de presque cent ans ?
– Alors, c’est impossible.
À moitié rassurés, vaguement chamboulés, ils allongèrent le Chevalier sur une
couverture. Mais seulement, dans l’affaire, il leur fallut se forcer, vaincre une réticence
sourde.
– Il va se redresser !
– Non, mais !
Depuis le tout début, le Pasteur de Warbich exprimait une peur sourde. Les
mains de l’ecclésiastique se faisaient des plus moites. De plus il s’étonna lorsqu’il se
mit à distinguer, et cela aux lointains, une silhouette féminine :
– À une heure matinale... Jamais personne ne vient ici…
La femme était souriante. Elle sortait du brouillard qui s’accrochait à ses
épaules, à ses hanches. Elle était comme en deuil, vêtue de noir et surchargée de
parements jaunis. Sa robe s’arrondissait pour tomber jusqu’à terre ainsi que la mode
l’imposait dans les siècles passés. Sa coiffure, en boucles larges, se hissait haute et
lourde. Son maintien se voulait tout à fait conquérant. Peu à peu, son visage s’évadait
hors des brumes. Et Tom Wills, le premier, s’exclama. Quand même, ses mots restaient
confus :
– Agnès de Chastillon !
Tandis que, pour sa part, Harry Dickson se satisfaisait :
– Elle a choisi de revenir. Oui, j’avais donc raison.
– Messieurs, je vous souhaite le bonjour, fit la femme mystérieuse lorsqu’elle fut
à portée de voix.
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LA COMTESSE ROUGE
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Cette fois-ci le Pasteur – totalement interdit – avait laissé de côté l’essentiel de
sa curiosité. Il se tenait fort raide, avec une épaule relevée. La couleur de sa peau,
habituellement fleurie, s’appauvrissait pour se muer en une blancheur de craie.
– Madame, nous vous attendions, annonça le détective.
– Alors, c’est entendu, répliqua la Comtesse. Mais ce corps est à moi, fit-elle en
désignant la dépouille du Chevalier.
Seulement, à cet instant, Dickson se redressa pour s’opposer :
– Il n’en est pas question ! Si nous avons brisé les liens de cet amour qui
rattachaient le Chevalier à son épouse anglaise, ce n’était – bien sûr pas, et en aucune
manière – pour que vous en profitiez.
Puis le détective d’ajouter, cette fois-ci en usant d’une fermeté extrême et, pour
tout dire, fielleux :
– Il devenait évident que le Chevalier redevenu libre, détaché de tout lien conclu
par son mariage, ne manquerait surtout pas de vous attirer, Madame. Vous êtes tombée
dans le piège ! Nous en sommes satisfaits.
Mais ici la Comtesse fit un pas en avant. Elle se pencha pour effleurer la tête
décharnée du cadavre. Dickson s’interposa :
– Il nous est impossible de vous accorder cette permission. Ce malheureux
garçon ne sera jamais vôtre. Il ne vous appartient pas.
– Maudit ! jeta la femme.
Oh oui ! D’autant que la Comtesse était en train de s’en rendre compte... Qu’elle
n’avait aucune chance de prendre le meilleur ou, plus exactement, de neutraliser
Dickson. Ils se trouvaient tous deux dans un cimetière perdu, bien en dehors du luxe
offert par les salons propres à l’hôtel Barbican.
Du temps avait passé. Harry Dickson avait beaucoup appris. Cette fois, il
dominait le sort. Tous les sorts. Ce qui fit que, mortifiée, la Comtesse ne put que de se
retourner en direction de Tom Wills :
– Mais toi tu vas venir. Tu n’es pas protégé. Encore rien qu’un instant et tu vas
être à moi !
Jean-Paul RAYMOND
HARRY DICKSON

LA COMTESSE ROUGE
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Agnès se décidait. D’un mouvement saccadé, elle vint pour s’accrocher aux
épaules du garçon. Ce dernier ressentit, jusqu’au creux de ses os, comme une double
brûlure. Il gémit, sursautant :
– Oh Maître ! À mon secours !
C’était le bon moment, et Dickson réagit. Il tira de sa poche un précieux
médaillon dont l’anneau, large et plat, courait dans un ruban tissé en soie sauvage. Il
l’agita lentement par devant la Comtesse. Et puis enfin, très brusque...

Il entreprit de le lui passer... De chaque côté, autour du cou !

Étonnant, car sous l’agression la belle Agnès se mit à réagir. Elle se crispa avec
un accent de douleur. Une rage inhumaine vint déferler pour l’assaillir. Puis elle hurla.
Ses mains se désagrégèrent au contact du bijou :
– Le portait de cette fille ! Le visage de cette gueuse !
– Oh oui ! Nous avons disposé d’une miniature ancienne où se trouvait gravé le
visage d’Émeline. Ce qui fit que, de son côté, cette aimable demoiselle est simplement
revenue pour s’affronter au sort, qu’ici elle a usé jusqu’aux extrêmes de son pouvoir,
qu’en cet instant, confiante, elle tenait sa vengeance.
La Comtesse affolée n’écoutait plus Dickson. C’était qu’elle s’efforçait, et plus
que tout, à se défendre ! À préserver sa vie ! Le médaillon magique la digérait entière !
Il lui rongeait les chairs ! Il liquéfiait ses os !
Bientôt, Agnès de Chastillon ne se résuma plus qu’à une masse sur le sol,
répandue et fumante, agitée de tressautements. Ses cris, d’abord perçants, tendaient à se
réduire. Ils devenaient murmures.
Son corps se désagrégeait, transformé en une flaque que les mottes et la terre
entreprirent d’aspirer. Bientôt, il ne subsista plus que le bijou tombé dont Dickson se
saisit avant de l’essuyer avec le plat de la main :
– Émeline d’Irgueval ! Une pauvre fille malheureuse que nous n’avons jamais
connue, mais qui est restée vigilante, aux aguets, participant à notre histoire. Elle nous a
bien aidé. Elle s’est aidée elle-même. Mon seul regret demeure de ne pas l’avoir sauvée.
Du fond de sa réalité elle est restée lointaine, jamais à ma portée, ni hier, ni demain.
Jean-Paul RAYMOND
HARRY DICKSON

LA COMTESSE ROUGE
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Enfin, le visage sec du Maître se renferma dedans ses rides. Il s’éloigna sur
quelques pas. Tom Wills, qui connaissait Dickson beaucoup mieux que quiconque,
savait qu’une intense émotion était en train de le gagner, et qu’en aucune manière il ne
fallait l’importuner.
Si bien que le jeune élève fit-il signe au Pasteur. Tous deux, avec des gestes
lents et leurs pensées ailleurs, ils replacèrent le Chevalier au creux de son cercueil. Ils
refermèrent la tombe. C’était fini. La gentille Émeline allait rester toute seule, et cela
pour toujours.
Alors Harry Dickson, cette fois-ci apaisé, s’en retourna vers ses deux
compagnons tout en leur annonçant, avec une voix adoucie :
– Maintenant il est grand temps. Nous retournons à Londres.


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LA COMTESSE ROUGE
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13 / LE DERNIER VISAGE

– À vrai dire, est-elle tout à fait morte ? finit par s’inquiéter Tom Wills.
En compagnie de Dickson, le garçon terminait, avec un appétit certain, un
plantureux breakfast préparé par l’excellente Mrs Crown. Cette dernière se dandinait,
tous sourires attendris.
– Le saura-t-on un jour ? lui répondit son Maître avec une grimace en coin, mais
le regard malin. Considérant ces allez-retour entre plusieurs époques, notre aimable
Comtesse ne manque pas de refuges. Pour se cacher, à mon avis, elle n’a que l’embarras
du choix.
– Certainement, approuva Tom Wills. Certainement.
À part que… À part qu’Harry Dickson n’avait pas dit son dernier mot. Avec un
air par en dessous il sortit d’un dossier le portrait d’une lady au maintien solennel, et
peut-être même distant, vêtue comme on l’était en un lointain passé.
– Mais Maître, mais c’est… !
– Fort justement, my dear. Vous êtes sur le point de découvrir... Notre Comtesse,
une nouvelle fois rattrapée, du moins sur une peinture qui peut lui ressembler. N’est-ce
pas que l’on jurerait être en présence de sa sœur jumelle ? Je l’ai retrouvée, enfin !
Il ajouta :
– Cette grande dame, le jour de son supplice, s’approcha du bourreau et elle lui
annonça : « Il ne devrait pas y avoir trop de problème, car j’ai un cou fragile. Écoutez-
moi. Je serai connue dans l’Histoire comme étant : la Reine sans Tête ». Sa tombe
restera anonyme, reléguée, oubliée dans les profondeurs assombries de notre Tour de
Londres. Peut-être en la chapelle Saint-Peter ad Vincula ?
– Mais qui… ? Qui est vraiment cette femme ? Qui-donc ?
Tom Wills s’impatientait. Et là, Harry Dickson lança sa dernière flèche :
Jean-Paul RAYMOND
HARRY DICKSON

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– Cette femme ? Enfin, vous ne l’avez pas reconnue ? Mais c’est la divine Ann
Boleyn, la seconde épouse du Roi Henri VIII Tudor qui, accusée de trahison et
d’adultère, fut décapitée par l’épée… Le 19 mai 1536 !

FIN

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