Vous êtes sur la page 1sur 9

LES CERCLES VICIEUX DE LA CORRUPTION EN ALGÉRIE

Cécile Jolly

IRIS éditions | « Revue internationale et stratégique »

2001/3 n° 43 | pages 112 à 119


ISSN 1287-1672
ISBN 213051832x
© IRIS éditions | Téléchargé le 19/10/2022 sur www.cairn.info via Doha Institute for Graduate Studies (IP: 78.100.18.158)

© IRIS éditions | Téléchargé le 19/10/2022 sur www.cairn.info via Doha Institute for Graduate Studies (IP: 78.100.18.158)
DOI 10.3917/ris.043.0112
Article disponible en ligne à l'adresse :
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
https://www.cairn.info/revue-internationale-et-strategique-2001-3-page-112.htm
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Distribution électronique Cairn.info pour IRIS éditions.


© IRIS éditions. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les
limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la
licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,
sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de
l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage
dans une base de données est également interdit.

Powered by TCPDF (www.tcpdf.org)


La revue internationale et stratégique, n° 43, automne 2001

Les cercles vicieux de la corruption


en Algérie
Cécile Jolly*

■ LA REVUE INTERNATIONALE ET STRATÉGIQUE


CÉCILE JOLLY ■

Les mécanismes de la corruption en Algérie font, depuis de nombreuses années,


l’objet de mises en accusation publiques. De la dénonciation de la Françafrique dans
l’affaire de l’« Angolagate », aux milliards de dollars de capitaux algériens placés à
l’extérieur, en passant par les protestations qui ont émaillé le pays au cours de
© IRIS éditions | Téléchargé le 19/10/2022 sur www.cairn.info via Doha Institute for Graduate Studies (IP: 78.100.18.158)

© IRIS éditions | Téléchargé le 19/10/2022 sur www.cairn.info via Doha Institute for Graduate Studies (IP: 78.100.18.158)
l’année 2000, la récurrence du phénomène n’a d’égale que la difficulté de sa définition
et de son identification. Elle englobe la « grande » et la « petite » corruption : des
commissions sur les grands contrats, à la rétribution illégale des fonctionnaires pour
obtenir un papier administratif ou passer une frontière sans payer de droit de
douane. Elle traverse le secteur public comme le secteur privé, et prend des formes
variées qui ne s’accompagnent pas nécessairement d’une contrepartie monétaire :
allant de l’extorsion de fonds au népotisme, en passant par la fraude et le trafic illi-
cite. Elle peut aussi se greffer sur des réseaux parallèles de distribution des biens1,
mais aussi de circulation des devises, permettant d’échapper au contrôle et à l’impôt.
Mais l’économie informelle, bien qu’elle se nourrisse du contournement des régle-
mentations, ne saurait néanmoins être assimilée à la corruption ou à l’économie
délinquante. En effet, l’absence de règles bien établies qui s’appliquent à tous et dont
les manquements peuvent être sanctionnés entretient une ambiguïté fondamentale sur
ce qui est légal et illégal, formel et informel. De ce fait, la frontière reste floue entre le
caractère frauduleux ou non d’un acte marchand, d’autant que certains mécanismes,
hérités de la gestion centralisée de l’économie, persistent en dépit du passage à l’éco-
nomie de marché. Ainsi, le commerce de cigarettes étrangères reste-t-il interdit en
Algérie aujourd’hui, pour favoriser la production locale. Ce n’est pourtant pas le fait
d’en vendre malgré tout qui caractérise la corruption, mais le fait de donner un bak-
chich au douanier pour faire pénétrer des marchandises illicites ou d’avoir bénéficié
de « protections » en haut lieu. La corruption peut dès lors être considérée comme
l’abus d’une position dominante ou monopolistique, la rétribution physique ou sym-
bolique de l’intervention. Elle nécessite qu’il y ait offre (le corrupteur) et demande (le
bénéficiaire).
De multiples articles de la presse algérienne ont ainsi montré et démonté les
mécanismes de corruption dans différents secteurs commerciaux et productifs algé-
riens : du marché du médicament à celui de l’armement, en passant par l’énorme
marché des hydrocarbures ; un journaliste a même consacré un ouvrage à ce sujet2.

* Spécialiste de la Méditerranée et du Maghreb.


1. Le fameux trabendo.
2. Djillali Hadjadj, Corruption et démocratie en Algérie, Paris, La Dispute, 2001 (rééd.) ; OCDE , « Dos-
sier spécial corruption », L’Observateur de l’ OCDE, no 220, avril 2000.
CÉCILE JOLLY ■ 113

L’histoire de l’Algérie contemporaine, de la fin de l’ère Boumediene à aujourd’hui,


est émaillée de mises en accusation publiques – et plus rarement judiciaires –
d’anciens dirigeants, voire de cadres d’entreprises publiques. Ces mises en accusa-
tion coïncident en général avec des changements de gouvernement ou des rivalités
de pouvoir. La mort de Houari Boumediene a permis de mettre au jour les méca-
nismes de corruption de son règne1, impliquant certains de ses proches dont l’actuel
président Abdelaziz Bouteflika. Les règlements de compte politiques ne sont pas
absents, et mettent en doute la légitimité et le bien-fondé d’accusations qui
n’impliquent pas l’ensemble du système, mais se focalisent sur quelques personnes
seulement. La fin de l’ère Chadli a fait resurgir un scénario comparable avec le pro-
cès du général Mustapha Belloucif, proche de l’ancien président démissionnaire.
Tandis que les accusations de corruption prononcées contre le général Betchine,
voire le procès de certains de ses proches, ont précédé de peu la mise à l’écart du
président Liamine Zéroual, dont il était le plus proche conseiller. La corruption est
ainsi une arme politique depuis longtemps utilisée pour délégitimer et discréditer
ceux qui ont perdu ou sont en passe de perdre une partie de leur pouvoir. Elle n’en
atteste pas moins la réalité d’un phénomène qui semble consubstantiel au fonction-
nement du système économique et politique algérien.
© IRIS éditions | Téléchargé le 19/10/2022 sur www.cairn.info via Doha Institute for Graduate Studies (IP: 78.100.18.158)

© IRIS éditions | Téléchargé le 19/10/2022 sur www.cairn.info via Doha Institute for Graduate Studies (IP: 78.100.18.158)
En dépit de l’ancienneté du phénomène, qui remonte pour une part à la période
coloniale elle-même2, la corruption en Algérie a connu deux évolutions majeures.
D’une part, elle s’est généralisée du bas en haut de l’échelle sociale, et touche non
seulement la nomenklatura3, mais aussi les cadres et fonctionnaires intermédiaires, et
tous ceux qui, d’une manière ou d’une autre, sont en mesure de monnayer une posi-
tion de pouvoir. D’autre part, elle est devenue une épithète accolée par les opposants
et les émeutiers, en 1988 comme en 2001, aux dirigeants. Elle est en quelque sorte le
symptôme des dysfonctionnements politiques et économiques du pays, dont elle se
nourrit. En un mot, elle est devenue systémique, minant l’ensemble des institutions,
et elle apparaît de moins en moins tolérée et tolérable politiquement et économi-
quement. Quelles sont, dès lors, les évolutions qui ont amené au cercle vicieux de la
corruption ?
Phénomène économique autant que politique, la corruption s’est nourrie d’un
mode de gestion centralisée de l’économie et d’un système politique autoritaire et
clientéliste. Généralisée sous l’ère Chadli, en dépit de l’amorce d’une libéralisation
économique et politique, elle s’est accentuée par la multiplication et l’immixtion
croissante des intérêts politiques et économiques, et l’absence d’institutions stables et
transparentes. L’irruption de la guerre civile, l’instabilité politique au sommet de
l’État en dépit de la durabilité du régime, l’appauvrissement de la population en
général, et des classes moyennes en particulier, ont encore aggravé le phénomène et
ont compliqué les rouages et les modes de fonctionnement.

1. Hanafi Taguemount, L’affaire Zeghar, déliquescence d’un État. L’Algérie sous Chadli, Paris, Publi-
sud, 1994.
2. Fatiha Talahite, « Économie administrée, corruption et engrenage de la violence en Algérie », Revue
Tiers-Monde, t. XLI, n o 161, janvier-mars 2000.
3. Composée traditionnellement de la grande bureaucratie d’État et des entrepreneurs formés à l’ombre
de la protection de l’État et de la hiérarchie militaire.
114 ■ LA REVUE INTERNATIONALE ET STRATÉGIQUE

LA CORRUPTION : UNE RECHERCHE DE RENTE QUI PERDURE

Transition économique et « accès privilégiés »

La corruption a été en premier lieu favorisée en Algérie par une gestion admi-
nistrée de l’économie, qui a multiplié le champ des interventions publiques et, par-
tant, les opportunités de monnayer une position dans l’État, conduisant à une
recherche de rente (rent seeking). L’option socialiste choisie au lendemain de
l’indépendance renforce le poids de l’État entrepreneur, alors même que la bour-
geoisie locale, au contraire de la Tunisie et du Maroc voisins, a été laminée par la
colonisation. De ce fait, l’investissement est essentiellement public, sans que des
mécanismes de contrôle adéquats soient mis en place, favorisant détournements de
fonds, surfacturation et commissions. Le monopole public sur le commerce extérieur
et l’encadrement des prix (subventions) et de la monnaie conduit à mettre en place
une économie de pénurie, et à alimenter une distorsion entre marché officiel et mar-
ché noir des biens et des devises. Ceux qui ont accès aux devises, au crédit pour
importer et aux biens subventionnés, sont alors en mesure de les revendre à un prix
© IRIS éditions | Téléchargé le 19/10/2022 sur www.cairn.info via Doha Institute for Graduate Studies (IP: 78.100.18.158)

© IRIS éditions | Téléchargé le 19/10/2022 sur www.cairn.info via Doha Institute for Graduate Studies (IP: 78.100.18.158)
bien plus élevé sur le marché parallèle. C’est l’accès à ces rentes spéculatives qui est
source de corruption1.
On aurait pu penser que la libéralisation du commerce et la transition vers
l’économie de marché2 auraient atténué les « opportunités » de recherche de rente et
fait diminuer progressivement la corruption, à tout le moins au plus haut niveau éco-
nomique et politique. Il n’en a rien été, bien au contraire. La concurrence et le trop-
plein de produits qui a succédé à l’économie de pénurie ont entraîné la multiplication
des intermédiaires. De fait, aujourd’hui, c’est l’intervention d’un « parrain » qui règle
la concurrence. Qui veut lancer une affaire doit être protégé tout au long de la chaîne
commerciale. Les autres doivent trouver des niches plus discrètes. Le monopole sur le
commerce extérieur a été en quelque sorte remplacé par des monopoles privés qui
jouissent d’un accès au crédit, et dont les protections garantissent une faible concur-
rence, au niveau des autres importateurs comme des producteurs locaux potentiels.
En effet, l’accès au crédit en devises reste limité. Le système bancaire, grevé par les
dettes des entreprises publiques et les créances douteuses ou irrécouvrables, ne joue
pas son rôle d’intermédiation financière. De ce fait, cet accès constitue une « rente »
potentielle susceptible d’être monnayée.

Des carences institutionnelles qui alimentent le phénomène


Parallèlement, l’inefficacité du système bancaire conduit à entretenir le phénomène
ancien de circulation parallèle des devises, alimentée en particulier par les travailleurs
émigrés et la distorsion entre le change officiel et le change au noir. Jusqu’en 1994, la
valeur du dinar était fixée par la banque centrale. Ce mécanisme entretenait un mar-
ché parallèle de devises très rémunérateur pour ceux qui avaient accès au change offi-
ciel et revendaient plus cher sur le marché noir. L’ouverture du marché officiel des
changes à tous les opérateurs économiques (permettant d’importer librement des
biens achetés à l’étranger), en 1994, et l’autorisation de bureaux de change, effective
depuis janvier 1997, n’a pas permis de résorber totalement la distorsion existant entre

1. Smaïl Goumeziane, Le mal algérien, économie politique d’une transition inachevée, 1962-1994, Alger,
ENAG, 1991.
2. Entamée à la fin des années 80 et poursuivie après l’accord stand-by signé avec le Fonds monétaire
international (FMI) en 1994.
CÉCILE JOLLY ■ 115

change officiel et change au noir. Les barrières d’accès aux banques locales et au cré-
dit ont en quelque sorte « remplacé » l’accès privilégié au change officiel comme
source de rente.
Au-delà, l’abandon du système de gestion centralisée de l’économie et le passage
à l’économie de marché ne se sont pas accompagnés de la mise en place
d’institutions pérennes et fiables. La justice, en particulier, n’assure pas son rôle
d’arbitre des différends. Non seulement elle reste dépendante du pouvoir politique,
s’exposant ainsi à tous les monnayages, mais elle ne dispose pas d’un corpus juri-
dique de règles qu’elle pourrait faire appliquer. C’est en particulier le cas du droit
de la propriété privée qui, bien qu’étant garantie par la constitution de 1989, ne
repose sur aucune règle fiable. Des droits de propriété concurrents, hérités de la
période ottomane, de la colonisation ou de la période récente se font face. Sans par-
ler de toute la période de l’indépendance à la fin des années 80 où les transactions
n’ont pas été enregistrées (la propriété privée n’étant pas reconnue), laissant place à
toutes les appropriations et spoliations de la part des détenteurs du pouvoir et de
leurs proches. Ces carences institutionnelles pèsent lourdement aujourd’hui dans
tous les domaines et favorisent la corruption, dans la mesure où il est plus facile et
plus sûr de monnayer son accès à tous les services publics que de faire respecter des
© IRIS éditions | Téléchargé le 19/10/2022 sur www.cairn.info via Doha Institute for Graduate Studies (IP: 78.100.18.158)

© IRIS éditions | Téléchargé le 19/10/2022 sur www.cairn.info via Doha Institute for Graduate Studies (IP: 78.100.18.158)
droits qui ne sont pas clairement établis.
Enfin, il n’est pas inutile de rappeler que la faible circulation des élites et leur
pérennité au pouvoir, attestée par la permanence des mêmes noms aux postes de
décision, est également un facteur favorable au népotisme. L’absence de sanction
politique par les citoyens favorise l’arbitraire et l’impunité. En ce sens, l’immobilisme
politique qui caractérise l’Algérie et son incapacité à se démocratiser constituent des
facteurs adjuvants de la corruption. En effet, la corruption, loin d’être un phénomène
uniquement économique, est aussi un phénomène éminemment politique. Les fac-
teurs institutionnels et politiques sont d’ailleurs pris de plus en plus souvent en
compte par les analyses économiques elles-mêmes, qu’il s’agisse de mauvaise « gou-
vernance », d’absence de transparence et de réformes1, voire même de système électo-
ral corrélé au degré de corruption2.

LIMITES ET PARADOXES D’UN SYSTÈME CORRUPTEUR

Au-delà de ces caractéristiques générales, les mécanismes politiques et sociaux qui


ont alimenté la corruption et contribué à sa généralisation et son caractère systé-
mique résident, en Algérie, dans les relations qu’entretiennent l’élite dirigeante, l’État
et la population. Sans qu’il soit possible d’établir une relation de cause à effet3, la
corruption se nourrit d’une gestion néopatrimoniale de l’État, où les détenteurs du
pouvoir considèrent les biens communs comme leurs biens propres, et d’un système
de redistribution clientéliste, étendu en période de prospérité et réduite aux clientèles
ou à la assabiyya4 dominante en période de crise.

1. George T. Abed and Hamid R. Davoodi, Corruption, Structural Reforms, and Economic Perfor-
mance in the Transition Economies, IMF Working Paper, July 2000.
2. Torsten Persson, Guido Tabellini, Francesco Trebbi, Electoral Rules and Corruption, Working
paper 8154, National bureau of economic research, Cambridge, mars 2001.
3. Fatiha Talahite, op. cit.
4. Groupe de solidarité ou esprit de corps, originellement à caractère tribal, aujourd’hui recomposé
autour de clans qui peuvent être à la fois régionaux, ethnico-confessionnels et militaires.
116 ■ LA REVUE INTERNATIONALE ET STRATÉGIQUE

Une gestion patrimoniale et une redistribution clientéliste

En premier lieu, le caractère autoritaire et centralisé du régime a autorisé une


mainmise de l’élite dirigeante sur les biens de l’État, à son profit et à celui de ses pro-
ches. L’exemple le plus manifeste est constitué par l’appropriation des biens vacants
laissés en déshérence par les colons au bénéfice des nouveaux détenteurs du pouvoir,
essentiellement issus de l’Armée de libération nationale ( ALN), au lendemain de
l’indépendance. Cette confusion entre bien public et bien privé, qui a gagné
l’ensemble des monopoles d’État1, se poursuit aujourd’hui en dépit de la libéralisa-
tion. Non seulement l’appropriation des biens coloniaux, achetés à des prix très infé-
rieurs à ceux du marché immobilier et parfois aussitôt revendus avec une plus-value
confortable, a perduré jusqu’à la fin des années 90, mais deux secteurs clés, sources
d’investissements publics importants, donc de commissions potentielles sur les grands
contrats, sont restés contrôlés par la nomenklatura, en particulier la hiérarchie mili-
taire : la défense et les hydrocarbures.
En second lieu, la corruption a été favorisée par le système clientéliste et clanique
qui caractérise l’Algérie. Le pouvoir politique qui s’est mis en place associe une élite
© IRIS éditions | Téléchargé le 19/10/2022 sur www.cairn.info via Doha Institute for Graduate Studies (IP: 78.100.18.158)

© IRIS éditions | Téléchargé le 19/10/2022 sur www.cairn.info via Doha Institute for Graduate Studies (IP: 78.100.18.158)
militaire, qui a constitué la colonne vertébrale du pays au lendemain de
l’indépendance, à la grande bureaucratie d’État qui doit sa place à la première, et à
un secteur privé construit dans les niches concédées par l’État. Ces trois groupes diri-
geants, dont le premier constitue bien évidemment le pivot, sont liés entre eux par des
stratégies matrimoniales quand ils ne sont pas issus du même moule2. Cette configu-
ration sociologique et politique, liée à la volonté du groupe dirigeant d’assurer son
maintien au pouvoir, entretient la confusion entre public et privé, et multiplie les
occasions de favoritisme, de népotisme et de prévarication. La cohésion du groupe
dirigeant est maintenue par une distribution relativement équitable, ou à tout le
moins négociée entre ses membres, des bénéfices économiques des « rentes spéculati-
ves ». Ce système clanique peut assurer une certaine stabilité politique. En ce sens, la
reconversion dans les affaires de militaires par la concession de monopoles publics, et
aujourd’hui de marchés d’importation, est aussi une manière douce de se débarrasser
d’alliés encombrants.
Ce système clanique est aussi clientéliste, dans la mesure où le groupe dirigeant
redistribue ensuite à ses alliés les bénéfices, y compris illicites, qu’il tire de sa posi-
tion. Ce système clientéliste dans lequel s’insère la corruption n’est pas exempt de
redistribution. Les bénéfices d’une position centrale dans l’État peuvent se faire sentir
très bas dans l’échelle sociale 3. Et cette redistribution peut s’étendre à l’échelle d’une
région. L’est algérien, par exemple, fut favorisé par l’arrivée de Boumediene au pou-
voir, tandis que l’élection de Bouteflika à la magistrature suprême assure une plus
grande visibilité à l’ouest du pays, dont il est originaire.

Remise en cause socio-économique

Plusieurs facteurs ont contribué à gripper le système et rendu la corruption endé-


mique et insupportable socialement. Les effets « redistributifs » de la corruption et du

1. Fatiha Talahite, op. cit.


2. Nombre de militaires se sont reconvertis dans les affaires, profitant de leur accès privilégié au crédit
et à l’administration, quand ils n’ont pas été nommés à la tête d’entreprises publiques.
3. Un oncle éloigné peut faire bénéficier un de ses lointains cousins, un de ses anciens camarades plus
défavorisé du statut envié d’enfant de martyr (chahid) de la guerre de libération, qui donne droit au verse-
ment d’une rente par l’État.
CÉCILE JOLLY ■ 117

système clientéliste se sont amenuisés avec la crise économique qu’a subi l’Algérie
suite au contre-choc pétrolier de 1986, conduisant à un déclin des ressources étati-
ques et des « niches » rentières. L’État, qui avait pu en quelque sorte « acheter » le
consensus social au moyen de subventions sur les produits de première nécessité et
surtout d’une politique d’emploi pléthorique dans le secteur public, n’est plus en
mesure de le faire. D’autant que la diminution de ses ressources s’accompagne de
l’arrivée sur le marché du travail des générations issues de l’explosion démographique
des années 60 et 70. Du fait de la raréfaction des ressources étatiques, l’attribution
des postes s’est de plus en plus opérée non au mérite, mais en fonction de la proxi-
mité à la nomenklatura, nécessitant une intervention en haut lieu. La faiblesse du
tissu productif et privé algérien, lié au modèle de développement et aux effets pervers
en termes de désindustrialisation (dutch disease) de la rente pétrolière, n’a pas permis
d’absorber les nouveaux diplômés issus des classes sociales moyennes ou modestes,
conduisant à une protestation dont le succès du FIS se nourrira en partie. Les inégali-
tés entre ceux qui bénéficient des « avantages » du système et les autres s’accroissent
et sont l’objet de contestation. Alors même que l’élite dirigeante est amenée à se
réserver, ainsi qu’à ses enfants, des bénéfices en diminution.
Crise économique, ajustement structurel aux conséquences sociales graves (licencie-
© IRIS éditions | Téléchargé le 19/10/2022 sur www.cairn.info via Doha Institute for Graduate Studies (IP: 78.100.18.158)

© IRIS éditions | Téléchargé le 19/10/2022 sur www.cairn.info via Doha Institute for Graduate Studies (IP: 78.100.18.158)
ments dans les entreprises publiques, inflation, contraction de la demande, etc.) et
conflit civil se sont ensuite conjugués pour conduire à l’appauvrissement de la popu-
lation1. L’ajustement économique a laminé les classes moyennes, en particulier dans
la fonction publique : les salaires nominaux stagnant, tandis que l’inflation galopait
et que le dinar était dévalué. Cette dégradation des conditions de vie incite à mon-
nayer toute position. Comme ailleurs dans le monde, la « petite » corruption est aussi
un signe d’appauvrissement et constitue, par exemple, un complément de revenu pour
un fonctionnaire mal payé.
Par ailleurs, le système clanique de pouvoir s’est infiniment complexifié depuis
Chadli, conduisant également à une généralisation de la corruption, non seulement
au sommet de l’État, mais aussi à tous les niveaux de responsabilité. La nécessité de
récompenser ses soutiens comme de se débarrasser des anciens alliés avait conduit
l’ancien président Chadli à multiplier les échelons administratifs, multipliant de ce
fait également les « opportunités » de corruption au sein de l’appareil d’État. Pouvoir
économique et politique se sont ensuite encore davantage imbriqués à la faveur de la
libéralisation, la confusion entre les deux s’aggravant à la fin de l’ère Chadli. La crise
politique qui s’en suivit nécessita un renforcement de la cohésion du groupe dirigeant
devant la contestation violente, mais également la recherche de nouvelles alliances.

Crise permanente

Aujourd’hui, l’instabilité politique au sommet 2 traduit non seulement la crise de


légitimité d’un régime confronté à une violence politique endémique, mais aussi un
mode de gestion « collégial » qui, pour assurer la cohésion du groupe dirigeant, n’en
conduit pas moins à l’immobilisme et à des recompositions perpétuelles d’alliances.
Cette instabilité est un facteur d’imprévisibilité qui rend la gestion de la corruption

1. Selon le Conseil économique et social, près de 23 % de la population, soit 7 millions de personnes,


vivent aujourd’hui en dessous du seuil de pauvreté. Lire également à ce sujet : Rabah Abdoun, « Ajuste-
ment, inégalités et pauvreté en Algérie », Recherches internationales, nos 56-57, 2/3, 1999, p. 161-173 ; Smaïl
Goumeziane, « Économie algérienne : enjeux et perspectives », Intervention au séminaire du CIPA ,
27 avril 2000.
2. Pas moins de quatre personnalités se sont succédé au sommet de l’État en moins de dix ans, contras-
tant avec la longévité de leurs prédécesseurs H. Boumediene et Chadli Bendjedid.
118 ■ LA REVUE INTERNATIONALE ET STRATÉGIQUE

plus complexe. Pour les acteurs économiques étrangers la conséquence est la diffi-
culté d’entrée, dans la mesure où cela suppose une connaissance des réseaux et de ce
qui peut les affecter. Pour ceux qui sont présents depuis longtemps, cela impose de
multiplier les alliances. Il en va de même des acteurs économiques locaux : il ne s’agit
plus, comme par le passé, de nouer une alliance avec un membre de l’establishment
militaire, mais de multiplier les alliances pour couvrir le risque de modification de la
coalition au pouvoir. Les arrestations de cadres d’entreprises publiques accusés de
corruption ont montré qu’un tel renversement d’alliance pouvait être très coûteux.
Mais une telle stratégie implique une imbrication toujours croissante de divers inté-
rêts, et la nécessité d’arbitrer entre eux s’avère plus complexe. Cette situation est sus-
ceptible en elle-même d’entretenir un processus de crise permanent, dans la mesure
où chaque décision politique en matière économique peut favoriser certains membres
de la nomenklatura et nuire à d’autres. D’où les tensions politiques très fortes qui
accompagnent toute velléité de réforme.
Enfin, la guerre civile depuis près de dix ans a accentué le phénomène de la cor-
ruption. La violence et le désinvestissement de l’État de régions entières, rurales en
particulier, a autorisé la mainmise de réseaux locaux sur ces espaces. Mainmise
assortie de prédations diverses, tant des groupes islamistes que des institutions mili-
© IRIS éditions | Téléchargé le 19/10/2022 sur www.cairn.info via Doha Institute for Graduate Studies (IP: 78.100.18.158)

© IRIS éditions | Téléchargé le 19/10/2022 sur www.cairn.info via Doha Institute for Graduate Studies (IP: 78.100.18.158)
taires ou paramilitaires armées par le pouvoir localement. Les émeutes en Kabylie,
déclenchées par la mort d’un jeune homme dans les locaux de la gendarmerie, ont été
l’occasion d’accuser celle-ci de mener un racket féroce et arbitraire sur les popula-
tions. Les accusations portées en Kabylie s’appliquent encore davantage aux milices
locales et aux gardes communales, qui se sont développées ou ont été créées par le
pouvoir central dans tout le territoire. Cette relocalisation du conflit1 autorise des
alliances parfois contre nature entre les notables locaux, les détenteurs de pouvoir et
les différents protagonistes du conflit, pour le partage des bénéfices économiques, au
minimum informels (commerce transfrontalier) au pire criminels (racket assorti de
violences).
Dans le champ économique, l’irruption de la violence et la multiplication des orga-
nes militaires ou paramilitaires sont venus s’immiscer, au-delà de l’économie de
guerre, dans la gestion des affaires. La corruption comme phénomène de distorsion
de concurrence peut, à l’occasion, s’accompagner de violences physiques sur des
concurrents malchanceux. On a pu également interpréter les massacres de
l’automne 1997 dans la Mitidja, comme un moyen de s’approprier à vil prix ces terres
non seulement fertiles, mais également proches des grands centres urbains de
l’Algérois.
Autre effet de la guerre civile favorable au développement de la corruption :
l’incertitude sur les lendemains dans une situation conflictuelle amenée à perdurer.
La violence qui menace les biens et les personnes incite d’autant moins à l’honnêteté
que celle-ci est peu récompensée, et finit même par être considérée non comme une
vertu, mais comme un défaut (quand tout le monde profite, pourquoi ne ferais-je
pas de même d’autant que je ne suis pas sûr de ce que demain me réserve ?). En ce
sens, la corruption manifeste un délitement du lien social, un dessaisissement de
l’État et un signe de la primauté des intérêts particuliers au détriment des intérêts
collectifs.

1. Liée également à l’ancrage local des groupes islamistes armés, qui prélèvent leur dîme sur les
populations.
CÉCILE JOLLY ■ 119

CONCLUSION

Le caractère endémique de la corruption qui mine l’Algérie est devenue un obstacle


au développement politique et économique du pays. Elle nuit tout d’abord à
l’innovation, et favorise les activités économiques immédiatement rentables et souvent
improductives (négoce) au détriment des investissements plus risqués. Mais en plus,
elle affaiblit l’efficacité de l’État et la crédibilité de l’économie pour les investisseurs,
étrangers en particulier. Politiquement, elle contribue à mêler intérêt économique et
politique, rendant les arbitrages difficiles et les efforts de réforme improbables.
Parce qu’elle est intégrée dans le comportement des agents économiques, publics et
privés, la corruption est cependant très difficile à éradiquer du bas en haut de
l’échelle sociale. Elle constitue une source de revenu immédiate et peu risquée dans
un environnement instable et violent. Le fait que ses causes les plus évidentes soient
situées au sommet de l’État ne favorise pas non plus l’adoption d’un comportement
« citoyen ». L’iniquité du système judiciaire, son manque de transparence et, d’une
manière générale, l’absence de règles tant en matière de propriété que de règles com-
merciales ou fiscales, n’incite pas davantage à rester honnête. Les campagnes anticor-
© IRIS éditions | Téléchargé le 19/10/2022 sur www.cairn.info via Doha Institute for Graduate Studies (IP: 78.100.18.158)

© IRIS éditions | Téléchargé le 19/10/2022 sur www.cairn.info via Doha Institute for Graduate Studies (IP: 78.100.18.158)
ruption menées ponctuellement ont dès lors du mal à se traduire dans les faits,
d’autant qu’elles touchent les bénéficiaires du système à l’intérieur même du régime.

Vous aimerez peut-être aussi