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Analyse de la théorie du Système technicien de Jacques Ellul.

Implications en santé

Emmanuelle Laforêt
Docteur en étique médicale

Résumé

La technique est omniprésente en médecine aujourd’hui. Mais l’idée que l’homme maîtrise entièrement cette
technique doit être désormais mise de côté, et une réflexion sur la complexité et les enjeux de ce phénomène
technique au sein de la société dans son ensemble doit être mise en œuvre. Le Système technicien de Jacques
Ellul est un ouvrage qui analyse le phénomène technique en tant qu’il est constitué en un tout organisé unissant
l’ensemble des sous-systèmes de la société par des relations d’interdépendance. Il est caractérisé notamment par
une totale indépendance de la volonté humaine, et un autoaccroissement. Production et consommation tendent à
se confondre progressivement, tout est intégré au système technicien, y compris l’homme, qui devient lui-même
un objet de ce système en tant qu’il s’inscrit dans cette circulation permanente de relations d’interdépendances.
La question de la liberté de l’homme et de sa maîtrise des effets de la technique se pose alors dans ce contexte.
Les trois chapitre abordés sont les suivants : 1. Analyse du Système technicien ; 2. Modernité du Système
technicien ; 3. Société technicienne et implications en termes de santé.

La réflexion éthique en médecine s’élabore face à des pratiques ou des perspectives


qui mettent en concurrence des valeurs et des représentations contradictoires. Le respect de la
dignité humaine, le statut accordé à la personne et à son corps ou encore la volonté de ne pas
nuire sont toujours au cœur des problématiques qui sont posées. Toutefois, si l’éthique
médicale primitive est contemporaine d’Hippocrate, l’évolution de la médecine, et notamment
les développements techniques qui l’ont accompagnée et soutenue ont considérablement
orienté la nature des conflits de valeurs qui génèrent la réflexion éthique. La technique
augmente la puissance de l’homme, son pouvoir sur les êtres, les choses, les événements.
Mais il serait simpliste de penser aujourd’hui que la technique n’est qu’un outil dont l’homme
disposerait à sa guise, et qui serait entièrement soumise à la volonté de ses créateurs. La
complexité actuelle du phénomène technique a depuis longtemps dépassé le bon-vouloir de
l’homme, et une réflexion s’impose d’autant plus dans ce domaine que la technique
conditionne désormais la médecine toute entière – ses pratiques, ses recherches, mais aussi ses
représentations du corps, de la personne et de la santé. Les notions de responsabilité et de
liberté notamment se retrouvent donc remises en question dès lors que l’on suppose que la
technique n’est plus entièrement contrôlable.
A ce titre, Jacques Ellul nous livre une réflexion sur la technique particulièrement
éclairante, et d’une efficacité redoutable si l’on considère la tournure que prennent les
événements aujourd’hui. La lucidité doit à tout prix être de mise pour que la réflexion éthique
soit efficiente, et le Système technicien, à notre sens, permet d’en approcher.
Jacques Ellul est né à Bordeaux le 6 janvier 1912. Les événements majeurs du
vingtième siècle, et notamment les deux conflits mondiaux, la guerre d’Algérie, ou encore la
guerre des six jours en Israël, ont profondément marqué sa vie et influencé sa pensée.
Historien du droit de formation, il soutient sa thèse en 1936 et n’a de cesse dès lors
d’alimenter une œuvre prolifique.
La réputation de penseur inclassable qui a toujours collé à la peau de Jacques Ellul
n’est pas pour nous dissuader d’en approcher la réflexion. Bien au contraire. A contre-courant

Emmanuelle Laforêt, décembre 2009 © 1


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dans de nombreux domaines, il est aussi connu et étudié aux Etats-Unis qu’il demeure
confidentiel en France. A cela, plusieurs raisons. Jean-Luc Porquet explique dans la préface
de l’édition 2004 du Système technicien : « D’abord il a refusé de monter à Paris où,
centralisme et parisianisme aidant, se font les réputations. Il a choisi de rester à Bordeaux, sa
ville natale. Ensuite, il se dit volontiers anarchiste. Ça ne se fait pas. Ça n’est pas sérieux.
Mieux, il se déclare violemment anti-sartrien, alors que Sartre est l’intellectuel-phare de
l’époque, et radicalement anti-communiste, alors que le PC a dominé toute la pensée française
de l’après-guerre. Il se met ainsi à dos une bonne partie de la gauche. Et puis… c’est un
homme de foi. Il est protestant, et ne s’en cache pas. Cela le dessert auprès de ceux pour qui
toute croyance religieuse ne peut être qu’aliénante. »1
Ces éléments ont contribué à sa relative mise à l’écart de la scène intellectuelle de
l’époque, mais ce qui a probablement conforté ce désintérêt réside dans son œuvre elle-même,
particulièrement dans ses idées sur la technique. Ce que les Trente Glorieuses nomment
progrès et portent aux nues, Ellul le pointe du doigt et l’analyse comme une menace pour la
liberté de l’homme. Pour lui, chaque pan de ce qui constituait la vie sociale est désormais
dépendant d’une manière ou d’une autre à la technique. Par ailleurs, cette dépendance crée
une interdépendance de tous ces secteurs entre eux, d’où la notion de système, d’organisation.
Ce qui a pris corps au sein du milieu urbain s’est progressivement étendu à d’autres domaines.
La consommation de masse a influencé les techniques agricoles, qui bénéficient elles-mêmes
de nouvelles techniques pour augmenter les rendements, qu’il s’agisse de matériel, ou encore
de produits issus de l’industrie chimique ou pétrolière. Ces activités industrielles génèrent à
leur tour d’autres besoins, dont la solution est toujours recherchée du côté de la technique.
Bref, c’est un système entier qui se tient, et qui se détache petit à petit de la maîtrise humaine.
Néanmoins, cette pensée visionnaire ne prend pas, et place définitivement Ellul du côté de
mouvements intellectuels ou politiques aussi légitimes que minoritaires.
Pourtant, plus de trente ans après la publication du Système Technicien, l’une de ses
œuvres les plus abouties, la pertinence et l’actualité de ses réflexions laissent rêveur. Le
monde – la France ? – n’était-il pas prêt, alors, à entendre des vérités qui remettaient en cause
toute une organisation de l’économie, du travail, des ressources et des personnes ? Il semble
que non. Et la valeur prédictive d’un certain nombre de conclusions d’Ellul relativement à ces
questions ignorées à son époque souligne d’autant plus la qualité et la modernité de sa
contribution intellectuelle.
Cette modernité, la lecture et l’analyse de sa théorie du système technicien en
témoignent incontestablement. Néanmoins, si Ellul souligne déjà en 1977 l’importance de
l’informatique comme facteur de cohésion et d’unification du système, il ne peut encore à
l’époque soupçonner l’impact d’Internet sur le phénomène technique. Nous chercherons à
montrer que cette absence ne remet nullement en cause la validité de sa théorie, et qu’au
contraire, l’introduction du « facteur » Internet conforte les conclusions d’Ellul.
En outre, affirmer la modernité de la théorie du Système technicien constitue un
préalable indispensable pour lui conférer un intérêt en matière de réflexion éthique sur le
corps ou la santé. Or cet intérêt est bien réel, et il éclaire non seulement la réflexion en termes
de pratiques, mais aussi en termes de conceptions et de représentations métaphysiques et
philosophiques de l’homme et de la personne humaine.
C’est donc avec cette volonté de renouveler et d’alimenter la réflexion éthique et les
outils conceptuels qui la soutiennent que nous procédons ici à une synthèse et une analyse de
la théorie du Système technicien développée par Ellul.

1. Le Système technicien d’Ellul


1
Porquet J.L., « Préface, Ellul l’avait bien dit », in Ellul J., Le Système Technicien, Le Cherche Midi, Paris, 2004
(1977), p. 7.

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1.1. Qu’est-ce que la technique ?

Afin de justifier son choix de s’intéresser au « système technicien », Ellul part de deux
éléments : les définitions successives données par différents sociologues à propos de notre
société, et l’usage à cet égard du concept de société industrielle, ou d’industrialisme. Selon
Ellul, la technique et l’industrie ont été liées pendant un certain temps ; mais dès le début du
XXe siècle, elles se sont séparées pour adopter des dynamiques complètement opposées.
L’industrialisme repose sur un système centralisé de division du travail, au sein duquel
la hiérarchisation distribue tâches et statut à chacun des travailleurs. La croissance est linéaire,
fonctionne par reproduction constante.
La technique moderne, quant à elle, décentralise, elle redonne de la souplesse, conduit
à la suppression de la hiérarchie et de la division du travail ; en particulier, écrit Ellul, « la
Technique exige l’élimination de la séparation entre fonction d’exécution et de direction »2.
En réalité, ce qui produit la valeur n’est plus le travail humain soutenu par l’industrie mais
« l’invention scientifique et l’innovation technique »3. Le caractère répétitif de
l’industrialisme n’est plus opérationnel dans le système technicien, qui est ouvert et tourné
vers l’extérieur. Le développement de ce système technicien est alors étroitement lié à ce
qu’Ellul définit comme le développement universel des hommes. Plus précisément, c’est la
façon dont les hommes évoluent dans leurs structures sociales, culturelles, intellectuelles ou
historiques qui conditionne le développement du système technicien.
Pour justifier et illustrer cette thèse, Ellul reprend plusieurs définitions de notre société
données par des sociologues, qui la caractérisent tous de façon différente. Certains la
définissent par opposition avec la société industrielle, d’autres, comme Alain Touraine,
parlent de « société programmée », laquelle repose sur trois facteurs : l’apparition de
nouvelles classes sociales (techniciens, bureaucrates…), la prédominance de
l’ « organisation » au sein des entreprises, et le développement des loisirs. Le concept de
« société bureaucratique » est aussi avancé, qui met en avant la forme de pouvoir qu’une telle
société met en œuvre en direction de ses membres, notamment par l’intermédiaire de
techniques d’organisation. Des économistes parlent, eux, de société tertiaire ou société de
services, tandis que d’autres reprennent à leur compte l’un des grands slogans de l’année
1968 : la société de consommation. Enfin, d’autres concepts viennent alimenter les efforts de
théorisation et les modèles explicatifs en matière de sociologie : Mass media, information,
spectacle (au sens le plus large), ainsi que toutes sortes de néologismes qui, selon Ellul,
n’apportent rien de nouveau, et accompagnent seulement des descriptions certes fidèles à leur
objet, mais qui ne mettent rien d’autre en évidence que cette société technicienne dans ses
manifestations singulières.
Pour Ellul, aucun de ces théoriciens de la société ne se trompe, mais tous ne voient
qu’un fragment de la réalité. Le point commun de toutes ces conceptions tient au fait que
chaque critère de définition tire sa réalité et sa raison d’exister du phénomène technique. Leur
faiblesse vient de ce qu’ils n’ont pas su voir que la technique s’était muée en quelque chose
qui dépasse largement la simple machine, le simple fait industriel qui produit ses objets en
fonction de fins bien identifiées, grâce à des hommes dont la tâche s’inscrit dans un processus
immuable. Le système technicien « s’accomplit dans une circulation incessante de
« production-consommation ». Il faut toutefois prendre ces termes à tous les niveaux car il
s’agit de productions aussi bien de biens industriels que de symboles, d’individus (par
l’éducation), de loisirs, d’idéologies, de signes de services, d’informations »4. Production et

2
Ellul J., Le Système Technicien, Le Cherche Midi, Paris, 2004 (1977), p. 15.
3
Ellul J., Ibid., p.15.
4
Ellul J., Ibid., p.23.

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consommation tendent à se confondre progressivement, tout est intégré au système technicien,
y compris l’homme, qui devient lui-même un objet de ce système en tant qu’il s’inscrit dans
cette circulation permanente de relations d’interdépendances. Pour Ellul, le Système
technicien est à la fois un modèle théorique, mais aussi un compte-rendu de la réalité. En
aucun cas il n’envisage de s’en tenir à une énième théorisation de la nature de la société dans
laquelle il évolue. La question qui s’impose à lui est alors cruciale : la Société est-elle devenue
le système technicien ? A-t-elle atteint (ou est-elle en passe d’atteindre) le paroxysme de
technicisation dans tous les domaines et sous toutes ses formes, qui la fera se confondre avec
ce système technicien ?

1.2. Le phénomène technique

L’intérêt – et en même temps le danger de cette hypothèse – est lié aux caractéristiques
du système technicien. La première d’entre elles est l’autonomie du système, tant en matière
de politique, d’économie, que d’éthique ou de valeurs. Or admettre que le système technicien
est autonome revient à admettre que premièrement, la technique ne progresse pas en fonction
d’un idéal moral ; deuxièmement, elle ne supporte aucun jugement moral, et enfin, elle ne
tolère pas d’être arrêtée pour une raison morale. Ce qui est technique posséderait donc une
légitimité intrinsèque, non transcendante, et serait même, de ce fait, créateur de valeurs,
servirait de référence pour toute action ou événement qui s’établirait dans ce contexte.
La deuxième caractéristique du système technicien est son unité, c'est-à-dire le lien qui
unit les différentes techniques entre elles de façon à les rendre dépendantes les unes des
autres. L’une des conséquences majeures de cette unicité réside dans la nécessité d’associer
des techniques pour en obtenir de nouvelles, plus performantes, plus efficaces. Mais si elle
permet à la fois la progression rapide du système et son équilibre, elle peut aussi avérer une
fragilité du système : plus les différents éléments techniques qui le constituent sont unis,
interdépendants les uns des autres, et plus l’interruption du fonctionnement d’un seul élément
entraînera de conséquences sur l’ensemble des secteurs investis dans le système. La « panne »
est le pire des scénarii qui puisse être envisagé, paralysant considérablement le cours de la vie
quotidienne de la population ou de l’économie. De même, rien ne peut être remis en cause de
manière fondamentale sans remettre également en question le système lui-même. « Nous
sommes ainsi engagés dans une sorte de Tout ou Rien profondément inquiétant », écrit à ce
titre Jacques Ellul5.
La troisième caractéristique du système technicien est l’universalité. Elle correspond
au fait que la technique se rencontre partout et qu’elle s’étend à tous les domaines, ce de deux
façons : elle concerne d’une part l’environnement et les activités humaines et d’autre part, elle
s’étend géographiquement, pour envahir progressivement toutes les parties du monde. Cette
universalité se manifeste en outre par un accueil de la technique non plus comme un mal
nécessaire, mais comme un ensemble d’objets ou d’événements positifs, souhaitables. « A
l’appropriation manuelle ancienne du monde naturel se substitue une appropriation mentale,
par symbole et image du monde technicien »6. Selon Ellul, chaque objet ou activité fait l’objet
d’une mise en œuvre technique : les objets sont intégrés au système technicien de par leur
dépendance aux machines, mais les activités font également l’objet d’une réflexion tendant à
développer des techniques pour les réaliser de la façon la plus efficace ou la plus pertinente.
De la conduite d’une réunion à une interprétation musicale, tout doit pouvoir être appréhendé
par l’intermédiaire d’une technique éprouvée et validée. Sur le plan géographique, c’est
l’importation de la machine qui détermine la cooptation d’une région au système technicien :
soit la culture et le mode de vie sont trop éloignés du système et la machine ne sera pas
5
Ellul J., Ibid., p. 175.
6
Ellul J., Ibid., p. 177.

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utilisée, soit la machine est utilisée et dans ce cas, les individus et leur environnement vont
progressivement se retrouvés happés par le système, confortant ainsi le processus
d’universalisation.
Enfin, la dernière caractéristique du système technicien est la totalisation. Ellul
l’explique de la manière suivante : le système se compose d’une multitude de domaines
différents soutenus par des techniques diverses. La progression indéfinie du système suppose
que ces techniques se développent de façon continue ; or sans un principe de totalisation, ces
techniques se développeraient anarchiquement, dans toutes les directions et sans aucune
cohérence. Le système technicien est totalisant dans la mesure où il permet à ces techniques
de former un tout, qui excède largement les seuls champs d’application de celles-ci. On
aboutit à une unité qui répond parfaitement à l’idéal philosophique du Tout, de l’Un que
l’homme élabore depuis des siècles. Mais alors qu’en l’absence de connaissance du système
technicien, l’homme demeure persuadé d’œuvrer dans le domaine technique pour aboutir à
cette totalisation, c’est en réalité le système lui-même qui l’impose de par sa nature. « Tous
les éléments de la vie même sont associés à la technique (dans la mesure même où elle est
devenue un milieu) et sa Totalisation produit une véritable intégration de type nouveau de
tous les facteurs humains, sociaux, économiques, politiques, etc. », écrit Ellul7. L’homme se
trouve donc pris dans cette unité, et alors qu’il croyait donner l’impulsion idéaliste de cette
tension vers le Tout, il se trouve pris dans une dynamique sur laquelle d’une part, il n’a
aucune emprise, et d’autre part mais surtout, qui ne peut donner aucun sens. « La totalité
reconstituée est vide de signification »8.

1.3. Le progrès technique

Naturellement, Jacques Ellul en vient à considérer la dynamique du phénomène


technique, la façon dont il évolue, c'est-à-dire le progrès technique. Il développe là encore les
caractéristiques de celui-ci.
La première d’entre elles est l’autoaccroissement. Elle signifie que le système croît
inexorablement, sans qu’aucune volonté de l’homme n’en soit à l’origine. Ce dernier
contribue certes à la croissance du système de par ses activités, mais cela se réalise
indépendamment de tout désir de sa part. Le système transforme en facteurs techniques tous
les actes humains, entretenant ainsi automatiquement le progrès technique. Par ailleurs, « tous
les hommes de notre temps sont tellement passionnés par la technique, tellement formés par
elle, tellement assurés de sa supériorité, tellement enfoncés dans le milieu technique qu’ils
sont tous sans exception orientés vers le progrès technique, qu’ils y travaillent tous, dans
n’importe quel métier, chacun cherchant à mieux utiliser l’instrument qu’il a, ou à
perfectionner une méthode, un appareil… »9.
Toutefois, pour qu’il y ait autoaccroissement, il faut qu’un certain nombre de
conditions de possibilités existent. Par exemple, une désacralisation des moyens techniques
doit être opérée, pour que ceux-ci ne soient jugés non plus sur leur conformité au sacré, mais
sur leur efficience ou efficacité. D’autre part, l’autoaccroissement n’est possible que quand
l’expérimentation est possible elle aussi. A ce titre, les guerres servent le plus souvent de
« banc d’essai » pour tester sans contraintes de nouvelles techniques. Est nécessaire
également un enseignement technologique auprès des individus. L’autoaccroissement est une
réalité car la technique se dicte à elle-même ses propres besoins, et y apporte ses propres
réponses.

7
Ellul J., Ibid., p. 211.
8
Ellul J., Ibid., p. 211.
9
Ellul J., Ibid., p. 217.

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La seconde caractéristique du progrès technique est l’automatisme. Il ne s’agit pas
d’un automatisme au sens d’un fonctionnement répétitif, comme celui d’une machine, par
exemple. Cet automatisme porte sur « la direction technique, le choix entre les Techniques,
l’adaptation du milieu à la Technique et l’élimination des activités non techniques au profit
des autres »10. Premièrement, le système technicien est à l’origine de la direction prise par le
progrès technique. Ellul se défend de faire du système une entité anthropocentrique capable
d’autodétermination. Mais la direction prise par la technique se fait en fonction des
possibilités offertes par celle-ci. Deuxièmement, les choix faits par les hommes dans ces
domaines sont en réalité dictés par cet automatisme du système technicien, dans la mesure où,
comme le soutient Ellul, ces choix sont effectués en fonction des possibilités techniques. Il
suffit qu’un appareil ou un processus technique soient disponibles pour que l’homme les
utilise à un moment ou à un autre. Selon Ellul, l’homme ne renonce jamais à utiliser un objet
technique. Néanmoins, il ne peut rester complètement passif. Ellul introduit alors ici l’idée de
prévision : il est indispensable que l’homme prévoie la façon dont il pourra s’adapter à la
technique, de manière à ce que celle-ci n’entre pas en contradiction avec le social. Il y a donc
une certaine plasticité de la société, des mutations dans les formes d’organisation sociale,
destinées à lui permettre de s’adapter au progrès technique. Ellul développe l’exemple du
travail : avec la progression des techniques, les individus seront de plus en plus appelés à
changer de métier, de « technique », plusieurs fois au cours de leur carrière. Un recyclage
permanent est en passe d’être nécessaire. N’oublions pas qu’Ellul écrit au milieu des années
soixante-dix, et que ce qui n’est à cette époque encore qu’une intuition se trouve aujourd’hui
parfaitement réalisé. Enfin, on constate un abandon des activités non techniques au profit des
activités techniques : en effet, celui qui cherche à s’intégrer à la société technicienne sans en
adopter les outils techniques n’a pas les moyens de survivre ; il est soit condamné à mourir,
soit obligé de s’adapter et d’entrer dans le système technicien.
Ellul aborde ensuite le problème de la finalité. Le progrès technique poursuit-il une
fin ? Selon Ellul, la réponse est non. Certaines finalités viennent s’immiscer en cours de route
au sein des développements techniques, mais elles sont contingentes et n’apparaissent qu’en
réponse aux désirs de maîtrise de l’homme. Elles ne servent que de justifications a posteriori.
Si l’on s’interroge sur la finalité réelle du progrès technique, l’on se heurte à des lieux
communs vides de tout sens et de toute réflexion. Le « bonheur de l’Humanité », la
« réalisation de l’homme »… Pour l’auteur du Système technicien, aucune de ces réponses ne
témoigne d’une finalité ou d’un but suprême : aucune réflexion philosophique ou
anthropologique ne vient les étayer. Il existe bien des objectifs posés par les hommes, buts à
moyen terme, mais ils ne sont déterminés que par les limites du possible et de l’impossible,
l’objectif de la technique étant de parvenir à faire demain ce qui lui est impossible
aujourd’hui.
Ellul expose enfin la dernière caractéristique du progrès technique : le problème de
l’accélération du progrès. La croissance technique s’effectue de plus en plus vite, sur des
périodes de plus en plus courtes. Or cette accélération provoque des conséquences négatives.
D’une part, l’adaptation du milieu en matière d’économie, de politique, de compétences
humaines ne peut suivre cette accélération brutale. Les individus, notamment les plus âgés, se
retrouvent souvent et rapidement inadaptés et/ou incompétents. La malléabilité de la société
est relative ; l’idéal technicien vient se heurter de plein fouet aux réalités sociales, l’homme
lui-même peut donc s’avérer un frein décisif pour le progrès. Dans ce cas, c’est l’angoisse de
l’homme face à une progression trop rapide de la technique qui se trouve être le frein
principal du développement. Ellul rejoint en ceci la thèse de Hans Jonas concernant
l’heuristique de la peur, à propos de laquelle ce dernier affirme que c’est la peur pour les

10
Ellul J., Ibid., p. 240.

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générations futures qui doit convoquer la responsabilité des hommes face à leurs choix
techniques, dès lors que ceux-ci s’avèrent potentiellement nuisibles aux hommes ou à
l’environnement11. Par ailleurs, il est quasiment impossible que tous les domaines techniques
progressent à la même vitesse, si bien que lorsqu’un secteur réalise une forte expansion, les
secteurs associés et dépendants de celui-ci se retrouvent en difficulté ; le progrès réside alors
dans la capacité à dépasser les ralentissements et les déséquilibres provoqués pour retrouver
une cohérence d’ensemble avec une possible réorganisation des sous-systèmes. Malgré tout,
ces freins ne ralentiront pas forcément le développement de la technique, selon Ellul, mais ils
orienteront au contraire les progrès vers d’autres domaines d’activité, comme par exemple le
rétablissement des incohérences provoquées par la technique elle-même.

Ellul conclue son ouvrage par une interrogation : quel rapport l’homme entretient-il
avec la technique ? Peut-on conserver l’espoir qu’il dirige, maîtrise, choisisse et oriente la
technique en fonction de ses propres volontés, ou bien est-il destiné à rester le jouet, la
marionnette du système technicien ? Quelle compréhension doit-on avoir de la notion de
liberté dans ce contexte ? Pour Ellul, la « Technique augmente la liberté du technicien, c’est à
dire son pouvoir, sa puissance »12. L’homme est toujours capable de choix, d’orientations,
d’influences, mais ceux-ci n’ont d’emprise que sur ces phénomènes techniques, et n’ont
aucune prise sur le système dans son ensemble. « L’homme qui aujourd’hui se sert de la
technique est de ce fait même celui qui la sert. Et réciproquement seul l’homme qui sert la
technique est vraiment apte à se servir d’elle »13. La liberté de l’homme n’aurait donc de
réalité qu’à l’intérieur du système technicien.

2. Modernité du Système technicien

2.1. Clairvoyance et prédiction

Comment justifier l’intérêt d’un tel ouvrage aujourd’hui ? Ecrit dans les années
soixante-dix, à une époque où les possibilités techniques n’étaient, dans certains domaines tels
que l’informatique, qu’une esquisse de ce qu’elles sont à présent, peut-on transposer les
problématiques et analyses d’alors à l’époque et aux enjeux présents ? C’est que Le Système
technicien regorge de prédictions et d’intuitions, dont on ne peut que constater la réalité
aujourd’hui. Chaque argument est analysé, illustré, et anticipe sur l’évolution future des sujets
abordés. La concordance avec le système technicien tel qu’on pourrait le comprendre
actuellement en regard de la théorie d’Ellul permet ainsi de légitimer l’intérêt de ces analyses
pour la compréhension des problématiques qui se posent à nous. Le fait que nous puissions,
plus de trente ans après, constater qu’Ellul avait raison sur la plupart des points qu’il aborde,
justifie largement le crédit que l’on peut apporter à sa théorie.
L’un des exemples qui revient le plus fréquemment dans l’argumentation d’Ellul
concerne le développement de l’informatique. Dans quelle mesure Ellul a-t-il eu raison en
affirmant que l’informatique contribuait à la cohérence et à l’emprise du système technicien ?

2.2. Internet : paradigme du Système technicien ?

11
Jonas H., Le principe Responsabilité, Une éthique pour la civilisation technologique, Ed. Cerf, Paris, 1990
(1979 pour la première édition).
12
Ellul J., Ibid., p. 333.
13
Ellul J., Ibid., p. 334.

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Les développements conjoints de l’informatique et d’internet illustrent parfaitement
les analyses d’Ellul. On y retrouve les différentes caractéristiques du phénomène technique :
l’autonomie, qui évacue le problème moral des techniques considérées ; l’unité, qui lie les
différentes techniques, en l’occurrence l’informatique et internet, dans une relation
d’interdépendance ; l’universalité, dans la mesure où, d’une part, chaque domaine de
l’économie, de la politique, de la science, de la vie quotidienne, des relations humaines
participe de l’internet, et d’autre part, la pénétration de l’informatique et du web se fait de
plus en plus présente dans le monde : en 2009, près du quart de la population mondiale utilise
internet14 ; enfin, la totalisation se traduit dans l’évolution des relations interhumaines par
l’intermédiaire du web : celui-ci permet en effet de polariser toute la communication (réseaux
sociaux, sites de partage d’informations, forums de discussion, etc.) pour se rapprocher de cet
idéal d’unité, d’universalité d’une communication possible sans barrière, interactive et
présente à tous les niveaux des sociétés qui y ont accès.
En outre, l’évolution et les progrès dans le domaine de l’informatique comme pour
internet répondent également aux caractères du progrès technique développés par Ellul :
l’autoaccroissement est une réalité. Chaque parcelle de la vie quotidienne est envahie par
internet et l’informatique, si bien que tout ce qui n’y trouve pas une application paraît
immédiatement suspect. De fait, la plupart des actes de la vie quotidienne sont orientés d’une
façon ou d’une autre vers l’outil informatique et l’internet. L’automatisme est également
perceptible de façon très nette dans ces développements. Francis Pisani et Dominique Piotet
en témoignent à propos du développement fulgurant d’internet, et d’attitudes nouvelles encore
plus récentes de la part des utilisateurs, qui ne se contentent plus d’absorber passivement les
informations mais au contraire, participent à leur déploiement en contribuant au contenu des
sites, en proposant des services ou en discutant les informations disponibles : « La mutation
est profonde, mais elle est arrivée comme par surprise, sans que nous nous en rendions bien
compte »15. L’absence de finalité propre à ces développements informatiques ne peut faire de
doute, même si des finalités secondaires, contingentes et toujours élaborées a posteriori sont
identifiables. Enfin, l’accélération du développement d’internet et de l’informatique ces
dernières années est un élément central dans l’évolution d’une grande part des sociétés du
monde.
En outre, non seulement internet rassemble tous les critères du système mis en avant
par Ellul, mais on peut aussi analyser ce phénomène comme le paradigme même du système
technicien. Il correspond parfaitement à ce paradoxe d’une unité et d’un réseau tentaculaire
qui s’étend à toutes les sphères de l’activité humaine. Les individus l’utilisent, le font évoluer,
mais les volontés, individuelles ou collectives, n’ont aucune prise sur lui. Il opère désormais
comme une entité indépendante de la maîtrise humaine, il se suffit à lui-même et étend son
pouvoir en captant progressivement tous les sous-systèmes liés à l’activité humaine.
Sa fulgurance tient enfin à un autre principe, qui ne pouvait être aussi évident à
l’époque où écrivait Ellul : il abolit le temps. Toute communication, toute action se fait dans
l’instant. Les informations sont offertes en quelques centièmes de secondes, les échanges
entre individus exigent l’instantanéité. Cette compression de la dimension temporelle aiguise
davantage encore l’emprise du système sur l’être humain et le monde qui l’entoure. Non
seulement le phénomène internet est conforme à la théorie du système technicien, mais on
peut aller jusqu’à le considérer comme un véritable paradigme de celui-ci. Il porte le système
à son paroxysme, et la question ultime d’Ellul sur la liberté de l’homme garde une nouvelle
fois toute son acuité.

14
Pisani F., Piotet D., Comment le web change le monde. L’alchimie des multitudes, Pearson Education France,
2008.
15
Pisani F., Piotet D., Ibid., p. 3.

Emmanuelle Laforêt, décembre 2009 © 8


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En cas de citation celle-ci doit mentionner : l’auteur (Nom et prénom), le titre, la rubrique du Site Internet,
l’année, et l’adresse www.ethique.inserm.fr
Ces considérations nous permettent d’apprécier la légitimité de la théorie d’Ellul ici et
maintenant ; il nous revient à présent d’envisager les interprétations que rend possible cette
théorie. Comment cette conception de la société assimilée au système technicien permet-elle
d’interpréter et d’éclairer les représentations actuelles du corps et de la santé, ainsi que les
choix en matière de transplantations d’organes ?

3. Société technicienne et implications en termes de santé

3.1. La place du corps au sein de la société technicienne

Quelles sont les représentations du corps encore opérationnelles dans la société


technicienne telle qu’elle est conçue par Ellul ? La théorie du système technicien est
caractérisée par une malléabilité de la société qui doit s’adapter continuellement aux
évolutions techniques dont elle est le théâtre. Les individus sont donc eux aussi amenés à faire
évoluer en permanence leurs connaissances et leurs savoir-faire pour être en adéquation avec
le phénomène technique. En théorie, le corps de l’homme n’échappe pas à cette règle. Il doit
lui aussi évoluer et faire preuve d’adaptation à l’environnement fluctuant qui l’entoure. Il
devient forcément dépendant des domaines adjacents qui s’inscrivent dans une dynamique de
progrès technique : l’uniformisation des modes d’alimentation, les pollutions industrielles, les
moyens de transport dont le maillage se fait toujours plus efficace, les médicaments, ou
encore les moyens mis en œuvre pour correspondre aux standards esthétiques désirés (régimes
alimentaires, piercings, tatouages, etc.) sont autant de facteurs qui influencent et modèlent le
corps d’une façon inédite.
On peut donc supposer que les conceptions du corps, considérées comme les
conditions de possibilité anthropologiques d’accepter ou non un certain nombre de pratiques à
l’égard du corps, s’inscrivent elles aussi dans le système technicien, et en absorbent donc les
caractéristiques. Sans s’attarder sur le concept de corps en particulier, Ellul déclare que tout
ce qui n’est pas technique (le désir, l’amitié, l’amour…) est chassé par la technique. Selon lui,
le vide laissé par ces éléments est aussitôt comblé par la technique, mais celle-ci ne remplace
que les effets de ce qui manque : elle substitue à la convivialité d’une réunion des théories sur
la dynamique des groupes, au désir de l’amour charnel, des scénarios érotiques uniformisés.
Or la naturalité du corps le classe immanquablement dans la catégorie des choses
immatérielles et distinctes du phénomène technique. Le système technicien se charge alors
d’écarter ce « corps naturel » si éloigné des nécessités dictées par lui, et lui substitue un corps-
objet, en cohérence totale avec le système. On voit alors se dresser le rapport au corps qui
s’est peu à peu imposé pour dominer aujourd’hui, un rapport effectué sur le mode de l’avoir,
en opposition au rapport au corps sur le mode de l’être. Le fait que le corps soit désormais
considéré comme un objet malléable, maîtrisable, réceptacle de techniques constitue un
nouvel indicateur de l’emprise du système technicien sur l’ensemble de la société, et en
particulier sur le corps humain. Qu’en est-il par ailleurs de la compréhension de la santé dans
le contexte du système technicien ?

3.2. Le statut de la santé

Les conceptions de la santé et surtout, les pratiques autorisées par ces conceptions
n’échappent pas, elles non plus, à l’emprise du système technicien. Pourtant, le statut de la
santé est ambigu. Comme l’a montré Ellul, le progrès technique opère de façon automatique,
et indépendamment de toute fin déterminée à l’avance. Or la santé fait partie de ces objectifs

Emmanuelle Laforêt, décembre 2009 © 9


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que se pose l’homme, qui légitiment les avancées, les recherches et quelques fois même les
faux pas qui sont réalisés dans ce domaine. C’est au nom de la santé que l’on met en œuvre
toutes les techniques possibles pour traiter, prévenir, soulager, rétablir. La santé devient alors
un impératif, qui se construit, comme le montre Ellul, en fonction du possible et de
l’impossible. C’est l’impossible qui donne son orientation à l’ensemble des techniques mises
en œuvre dans le domaine de la santé. Pourtant, le système technicien est autonome, il
progresse sans aucune finalité, et la santé ne peut être considérée à ce titre que comme une
finalité contingente, secondaire, déclarée comme telle a posteriori par les hommes eux-
mêmes, qui ont besoin d’intégrer aux processus auxquels ils participent à la fois une finalité et
une volonté anthropologique.
Vers quelle compréhension des enjeux de la technique en matière de santé ces
considérations nous orientent-elles ? L’apport d’Ellul ici est de nous éclairer sur les vraies
raisons de nos choix en matière de santé. Il y a probablement une remise en question à
effectuer sur la maîtrise réelle des prises de décisions et d’orientations. Si la vision d’Ellul est
fortement teintée de pessimisme, qu’elle remet fondamentalement en cause la liberté de
l’homme et qu’elle n’envisage pas de réelle amélioration pour l’avenir, on peut toutefois
prendre acte positivement de sa théorie : cette dernière a l’avantage de rendre possible une
réflexion lucide sur ce qui oriente et dirige vraiment nos choix. Elle permet entre autre de
faire la part des choses entre ce qui est réellement bon pour l’homme maintenant en terme de
santé, mais aussi à long terme, pour la société toute entière, et ce qui ne relève que d’une fuite
en avant dictée par des impératifs dépassant le cadre de ce qui est éthiquement et strictement
nécessaire pour le bien des individus.

3.3. L’exemple des transplantations : quelles réflexions le Système technicien inspire-


t-il ?

Les pratiques de transplantations cristallisent particulièrement bien les enjeux qui se


jouent entre les représentations du corps et la compréhension de la notion de santé
appréhendées à l’aune du système technicien. Elles constituent à la fois une atteinte au corps
réalisée par l’entremise de moyens techniques ultrasophistiqués, et elle s’inscrivent dans une
vision de la santé qui autorise des entreprises transgressives au nom de ce droit qu’est
progressivement devenue la santé au fur et à mesure de la disponibilité des techniques
permettant d’y prétendre.
La réflexion ici doit prendre encore une fois la tournure d’une prise de conscience des
forces en jeu : la technique s’est progressivement introduite dans la sphère corporelle, pour
atteindre son paroxysme avec les pratiques de transplantation ; elle capte désormais le vivant
lui-même pour s’accomplir et poursuivre sa progression. Des garde-fous existent, afin
d’empêcher les dérives de ces techniques (principes de l’anonymat, de la gratuité et du
consentement présumé pour la France), mais le caractère universel du système technicien ne
se satisfait pas de ces limites : il ne peut que les outrepasser, ce dont on s’aperçoit par
exemple si l’on considère les interrogations et la recherche de solutions concernant la pénurie
d’organes. L’extension des critères de prélèvement, le marché noir, les donneurs vivants ou
les xénogreffes font partie des propositions ou des mises en œuvre destinées à pallier la
pénurie.
Mais considérer l’intérêt de la théorie d’Ellul permet aussi de s’interroger d’une autre
manière, et de remarquer que d’une part, il existe une pénurie, qui témoigne magistralement
de la résistance qu’offre l’être humain à la technique, que d’autre part, la technique recherche
le vivant – les organes – pour soigner, et qu’il s’agit là aussi d’une limite à sa toute-puissance
et à son intrusion, puisqu’elle n’a pas (pas encore ?) les objets qui lui permettraient de

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remplacer les éléments du corps défaillants, et qu’enfin, malgré une certaine forme
d’aliénation par la technique, l’homme vu par Ellul garde toute sa dignité d’être humain.
Avant de s’interroger sur la légitimité d’une entreprise pas encore réalisée, mais visée
par la technique car potentiellement réalisable, il est donc nécessaire de considérer ce qui fait
obstacle, ce qui constitue des freins ou des limites, afin d’évaluer les pratiques déjà mises en
œuvre. Une telle réflexion permettrait de dégager les principes qui sont mis en péril par
l’avancée de la technique, et de prendre des dispositions ultérieures pour limiter les
conséquences négatives et sauvegarder ces principes.

Conclusion

Le Système technicien d’Ellul, outre sa qualité théorique et sa clarté d’exposition, a


l’indéniable avantage de pouvoir être considéré comme un outil didactique et pédagogique
pour qui souhaite avoir une réflexion éthique lucide et responsable. Si Ellul remet en question
la liberté de l’homme, l’importance de lui accorder une dignité et de le considérer comme une
fin en soi et non comme un moyen est sous-jacente et implicite tout au long de son propos.
Les réflexions que peut induire la lecture d’un tel ouvrage ne sont donc pas forcément vouées
à un pessimisme et à un fatalisme passifs ; l’impératif de la permanence de l’homme de Jonas
s’applique aux réflexions d’Ellul et doivent orienter la réflexion éthique. La lucidité sur la
technique et la conviction de la possibilité pour l’homme d’exercer sa responsabilité sont les
conditions indispensables à l’exercice d’une réflexion éthique en accord avec l’existence du
système technicien mais aussi dans le respect de la nature humaine.

Bibliographie

Boltanski Luc, Chiapello Eve, Le nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, Coll. nrf Essais,
1999

Ellul Jacques, Le Système technicien, Le Cherche Midi, Paris, 2004 (1977)

Jonas Hans, Le principe Responsabilité, Une éthique pour la civilisation technologique, Ed.
Cerf, Paris, 1990 (1979 pour la première édition)

Laforêt Emmanuelle, Le corps greffé : représentations et vécus, Thèse d’Ethique médicale,


soutenue publiquement le 25 novembre 2008, www.ethique.inserm.fr

Pisani F., Piotet D., Comment le web change le monde. L’alchimie des multitudes, Pearson
Education France, 2008

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