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Implications en santé
Emmanuelle Laforêt
Docteur en étique médicale
Résumé
La technique est omniprésente en médecine aujourd’hui. Mais l’idée que l’homme maîtrise entièrement cette
technique doit être désormais mise de côté, et une réflexion sur la complexité et les enjeux de ce phénomène
technique au sein de la société dans son ensemble doit être mise en œuvre. Le Système technicien de Jacques
Ellul est un ouvrage qui analyse le phénomène technique en tant qu’il est constitué en un tout organisé unissant
l’ensemble des sous-systèmes de la société par des relations d’interdépendance. Il est caractérisé notamment par
une totale indépendance de la volonté humaine, et un autoaccroissement. Production et consommation tendent à
se confondre progressivement, tout est intégré au système technicien, y compris l’homme, qui devient lui-même
un objet de ce système en tant qu’il s’inscrit dans cette circulation permanente de relations d’interdépendances.
La question de la liberté de l’homme et de sa maîtrise des effets de la technique se pose alors dans ce contexte.
Les trois chapitre abordés sont les suivants : 1. Analyse du Système technicien ; 2. Modernité du Système
technicien ; 3. Société technicienne et implications en termes de santé.
Afin de justifier son choix de s’intéresser au « système technicien », Ellul part de deux
éléments : les définitions successives données par différents sociologues à propos de notre
société, et l’usage à cet égard du concept de société industrielle, ou d’industrialisme. Selon
Ellul, la technique et l’industrie ont été liées pendant un certain temps ; mais dès le début du
XXe siècle, elles se sont séparées pour adopter des dynamiques complètement opposées.
L’industrialisme repose sur un système centralisé de division du travail, au sein duquel
la hiérarchisation distribue tâches et statut à chacun des travailleurs. La croissance est linéaire,
fonctionne par reproduction constante.
La technique moderne, quant à elle, décentralise, elle redonne de la souplesse, conduit
à la suppression de la hiérarchie et de la division du travail ; en particulier, écrit Ellul, « la
Technique exige l’élimination de la séparation entre fonction d’exécution et de direction »2.
En réalité, ce qui produit la valeur n’est plus le travail humain soutenu par l’industrie mais
« l’invention scientifique et l’innovation technique »3. Le caractère répétitif de
l’industrialisme n’est plus opérationnel dans le système technicien, qui est ouvert et tourné
vers l’extérieur. Le développement de ce système technicien est alors étroitement lié à ce
qu’Ellul définit comme le développement universel des hommes. Plus précisément, c’est la
façon dont les hommes évoluent dans leurs structures sociales, culturelles, intellectuelles ou
historiques qui conditionne le développement du système technicien.
Pour justifier et illustrer cette thèse, Ellul reprend plusieurs définitions de notre société
données par des sociologues, qui la caractérisent tous de façon différente. Certains la
définissent par opposition avec la société industrielle, d’autres, comme Alain Touraine,
parlent de « société programmée », laquelle repose sur trois facteurs : l’apparition de
nouvelles classes sociales (techniciens, bureaucrates…), la prédominance de
l’ « organisation » au sein des entreprises, et le développement des loisirs. Le concept de
« société bureaucratique » est aussi avancé, qui met en avant la forme de pouvoir qu’une telle
société met en œuvre en direction de ses membres, notamment par l’intermédiaire de
techniques d’organisation. Des économistes parlent, eux, de société tertiaire ou société de
services, tandis que d’autres reprennent à leur compte l’un des grands slogans de l’année
1968 : la société de consommation. Enfin, d’autres concepts viennent alimenter les efforts de
théorisation et les modèles explicatifs en matière de sociologie : Mass media, information,
spectacle (au sens le plus large), ainsi que toutes sortes de néologismes qui, selon Ellul,
n’apportent rien de nouveau, et accompagnent seulement des descriptions certes fidèles à leur
objet, mais qui ne mettent rien d’autre en évidence que cette société technicienne dans ses
manifestations singulières.
Pour Ellul, aucun de ces théoriciens de la société ne se trompe, mais tous ne voient
qu’un fragment de la réalité. Le point commun de toutes ces conceptions tient au fait que
chaque critère de définition tire sa réalité et sa raison d’exister du phénomène technique. Leur
faiblesse vient de ce qu’ils n’ont pas su voir que la technique s’était muée en quelque chose
qui dépasse largement la simple machine, le simple fait industriel qui produit ses objets en
fonction de fins bien identifiées, grâce à des hommes dont la tâche s’inscrit dans un processus
immuable. Le système technicien « s’accomplit dans une circulation incessante de
« production-consommation ». Il faut toutefois prendre ces termes à tous les niveaux car il
s’agit de productions aussi bien de biens industriels que de symboles, d’individus (par
l’éducation), de loisirs, d’idéologies, de signes de services, d’informations »4. Production et
2
Ellul J., Le Système Technicien, Le Cherche Midi, Paris, 2004 (1977), p. 15.
3
Ellul J., Ibid., p.15.
4
Ellul J., Ibid., p.23.
L’intérêt – et en même temps le danger de cette hypothèse – est lié aux caractéristiques
du système technicien. La première d’entre elles est l’autonomie du système, tant en matière
de politique, d’économie, que d’éthique ou de valeurs. Or admettre que le système technicien
est autonome revient à admettre que premièrement, la technique ne progresse pas en fonction
d’un idéal moral ; deuxièmement, elle ne supporte aucun jugement moral, et enfin, elle ne
tolère pas d’être arrêtée pour une raison morale. Ce qui est technique posséderait donc une
légitimité intrinsèque, non transcendante, et serait même, de ce fait, créateur de valeurs,
servirait de référence pour toute action ou événement qui s’établirait dans ce contexte.
La deuxième caractéristique du système technicien est son unité, c'est-à-dire le lien qui
unit les différentes techniques entre elles de façon à les rendre dépendantes les unes des
autres. L’une des conséquences majeures de cette unicité réside dans la nécessité d’associer
des techniques pour en obtenir de nouvelles, plus performantes, plus efficaces. Mais si elle
permet à la fois la progression rapide du système et son équilibre, elle peut aussi avérer une
fragilité du système : plus les différents éléments techniques qui le constituent sont unis,
interdépendants les uns des autres, et plus l’interruption du fonctionnement d’un seul élément
entraînera de conséquences sur l’ensemble des secteurs investis dans le système. La « panne »
est le pire des scénarii qui puisse être envisagé, paralysant considérablement le cours de la vie
quotidienne de la population ou de l’économie. De même, rien ne peut être remis en cause de
manière fondamentale sans remettre également en question le système lui-même. « Nous
sommes ainsi engagés dans une sorte de Tout ou Rien profondément inquiétant », écrit à ce
titre Jacques Ellul5.
La troisième caractéristique du système technicien est l’universalité. Elle correspond
au fait que la technique se rencontre partout et qu’elle s’étend à tous les domaines, ce de deux
façons : elle concerne d’une part l’environnement et les activités humaines et d’autre part, elle
s’étend géographiquement, pour envahir progressivement toutes les parties du monde. Cette
universalité se manifeste en outre par un accueil de la technique non plus comme un mal
nécessaire, mais comme un ensemble d’objets ou d’événements positifs, souhaitables. « A
l’appropriation manuelle ancienne du monde naturel se substitue une appropriation mentale,
par symbole et image du monde technicien »6. Selon Ellul, chaque objet ou activité fait l’objet
d’une mise en œuvre technique : les objets sont intégrés au système technicien de par leur
dépendance aux machines, mais les activités font également l’objet d’une réflexion tendant à
développer des techniques pour les réaliser de la façon la plus efficace ou la plus pertinente.
De la conduite d’une réunion à une interprétation musicale, tout doit pouvoir être appréhendé
par l’intermédiaire d’une technique éprouvée et validée. Sur le plan géographique, c’est
l’importation de la machine qui détermine la cooptation d’une région au système technicien :
soit la culture et le mode de vie sont trop éloignés du système et la machine ne sera pas
5
Ellul J., Ibid., p. 175.
6
Ellul J., Ibid., p. 177.
7
Ellul J., Ibid., p. 211.
8
Ellul J., Ibid., p. 211.
9
Ellul J., Ibid., p. 217.
10
Ellul J., Ibid., p. 240.
Ellul conclue son ouvrage par une interrogation : quel rapport l’homme entretient-il
avec la technique ? Peut-on conserver l’espoir qu’il dirige, maîtrise, choisisse et oriente la
technique en fonction de ses propres volontés, ou bien est-il destiné à rester le jouet, la
marionnette du système technicien ? Quelle compréhension doit-on avoir de la notion de
liberté dans ce contexte ? Pour Ellul, la « Technique augmente la liberté du technicien, c’est à
dire son pouvoir, sa puissance »12. L’homme est toujours capable de choix, d’orientations,
d’influences, mais ceux-ci n’ont d’emprise que sur ces phénomènes techniques, et n’ont
aucune prise sur le système dans son ensemble. « L’homme qui aujourd’hui se sert de la
technique est de ce fait même celui qui la sert. Et réciproquement seul l’homme qui sert la
technique est vraiment apte à se servir d’elle »13. La liberté de l’homme n’aurait donc de
réalité qu’à l’intérieur du système technicien.
Comment justifier l’intérêt d’un tel ouvrage aujourd’hui ? Ecrit dans les années
soixante-dix, à une époque où les possibilités techniques n’étaient, dans certains domaines tels
que l’informatique, qu’une esquisse de ce qu’elles sont à présent, peut-on transposer les
problématiques et analyses d’alors à l’époque et aux enjeux présents ? C’est que Le Système
technicien regorge de prédictions et d’intuitions, dont on ne peut que constater la réalité
aujourd’hui. Chaque argument est analysé, illustré, et anticipe sur l’évolution future des sujets
abordés. La concordance avec le système technicien tel qu’on pourrait le comprendre
actuellement en regard de la théorie d’Ellul permet ainsi de légitimer l’intérêt de ces analyses
pour la compréhension des problématiques qui se posent à nous. Le fait que nous puissions,
plus de trente ans après, constater qu’Ellul avait raison sur la plupart des points qu’il aborde,
justifie largement le crédit que l’on peut apporter à sa théorie.
L’un des exemples qui revient le plus fréquemment dans l’argumentation d’Ellul
concerne le développement de l’informatique. Dans quelle mesure Ellul a-t-il eu raison en
affirmant que l’informatique contribuait à la cohérence et à l’emprise du système technicien ?
11
Jonas H., Le principe Responsabilité, Une éthique pour la civilisation technologique, Ed. Cerf, Paris, 1990
(1979 pour la première édition).
12
Ellul J., Ibid., p. 333.
13
Ellul J., Ibid., p. 334.
14
Pisani F., Piotet D., Comment le web change le monde. L’alchimie des multitudes, Pearson Education France,
2008.
15
Pisani F., Piotet D., Ibid., p. 3.
Les conceptions de la santé et surtout, les pratiques autorisées par ces conceptions
n’échappent pas, elles non plus, à l’emprise du système technicien. Pourtant, le statut de la
santé est ambigu. Comme l’a montré Ellul, le progrès technique opère de façon automatique,
et indépendamment de toute fin déterminée à l’avance. Or la santé fait partie de ces objectifs
Conclusion
Bibliographie
Boltanski Luc, Chiapello Eve, Le nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, Coll. nrf Essais,
1999
Jonas Hans, Le principe Responsabilité, Une éthique pour la civilisation technologique, Ed.
Cerf, Paris, 1990 (1979 pour la première édition)
Pisani F., Piotet D., Comment le web change le monde. L’alchimie des multitudes, Pearson
Education France, 2008