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Vincent Amiel
© Éditions Esprit | Téléchargé le 24/12/2022 sur www.cairn.info via Université Paris 1 - Sorbonne (IP: 193.55.96.20)
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https://www.cairn.info/revue-esprit-2008-1-page-180.htm
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demain. » Quand Jean s’enthousiasme grands cinéastes, à quelques heures de
pour la lettre qu’elle a dictée à Agnès, distance, l’été dernier, fut l’occasion
elle murmure, accoudée à sa chemi- bien sûr de revenir sur leurs œuvres
née : « Comme vous l’aimez ! » et respectives, dans la presse et dans
retourne à son piano pour dérober ses quelques salles où l’on programme
larmes. Vulnérable, elle porte, dans ces encore un cinéma « de patrimoine ».
scènes d’intérieur, et d’intériorité, de Mais il serait aussi intéressant, semble-
longues robes gracieuses, accordées à t-il, de s’interroger sur ce que l’appa-
ses cheveux annelés. Inflexible, elle rition de leurs films majeurs, au tour-
arbore de longs manteaux, de vastes nant des années 1950-1960, a pu
manchons, une chevelure stricte sous représenter pour l’époque, en particu-
des toques de fourrure lors des luttes lier vis-à-vis de la notion de modernité,
décisives : rencontre au bois, décou- et en profiter pour évaluer la distance
verte d’Agnès portant des boucles qui nous en sépare aujourd’hui, qui
d’oreille, révélations lors du grand nous éloigne aussi, plus largement, de
mariage par elle organisé. ce principe de rupture qu’ont repré-
Nulle violence, même pour jouir de senté, en leur temps, leurs cinémas
sa vengeance, mais une constante respectifs.
intensité, minée et nourrie par la L’un et l’autre furent d’abord des
détresse. Maria Casarès, en intériori- cinéastes de la complexité, ouvrant au
sant son énergie passionnée, devint foisonnement des possibles et des non-
selon Bresson, « admirable de non-tra- dits ; aux silences et aux vides d’un
gédie17 ». Cet équilibre entre chaleur écran, surchargé par ailleurs de visible
et réserve annonce les Notes sur le ciné- et d’explicite (dans le cinéma holly-
matographe18 : woodien, aussi bien que dans le
Production de l’émotion obtenue par une « cinéma de qualité » européen). Dans
résistance à l’émotion. les films de la grande décennie nova-
trice de Bergman, entre 1960 et 1969,
17. Souvenirs recueillis par Les Nouvelles lit- le monde se creuse, se fragmente, et
téraires, 26 mai 1966.
18. Robert Bresson, Notes sur le cinémato- révèle l’insuffisance du regard que l’on
graphe, Paris, Gallimard, 1975. peut y jeter. Ce ne sont pas seulement
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les terres froides et les guerres dévas- que la mesure de nos frustrations, fluc-
tatrices qui s’imposent comme les tuant entre la chaleur d’un monde aux
signes de l’absence de Dieu, dont l’évi- contours de souvenirs d’enfance (Les
dence est hurlée dans Les communiants fraises sauvages, Cris et chuchotements,
et Le silence, et qui sera si souvent Fanny et Alexandre), ou d’échappées
associée à cette période aride de éphémères (Jeux d’été, Monika), et la
l’œuvre ; ce ne sont pas tellement les raideur des face-à-face dans lesquels
visages tranchants dont les regards les visages se dressent les uns contre
sombres accusent le monde, c’est une les autres, comme autant de forteresses
nouvelle façon de « raconter » le lien impénétrables, et pourtant si doulou-
des personnages, le lien des amants, le reusement conscientes.
lien des femmes à leurs enfants, celui À cette hétérogénéité des affections,
des hommes à leurs semblables. Des cet antagonisme des sensibilités,
relations constamment soulevées par la s’ajoute la mise en cause du média lui-
peur, le dégoût, la culpabilité. Comme même, et c’est bien entendu une
si chacun, se réveillant d’un rêve hon- dimension qui compte, en ces années
teux, s’apercevait avec humeur que le 1960 qui découvrent avec délice les
monde dans lequel il doit vivre, loin travaux des toutes jeunes « sciences de
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d’être une consolation possible, ou la communication » sur le métalangage.
même une réponse à ses doutes, lui est On ne va bientôt plus parler que de
totalement étranger. Il y a un bougon- « mise en abyme », et le cinéma
nement, comme une crispation qui sai- moderne y voit consacré l’un de ses
sit les corps et les mentalités des per- motifs récurrents. Ainsi la façon qu’a
sonnages de Bergman devant ce monde Bergman de mêler le spectacle à la vie
qui ne correspond en rien à l’interlo- (La nuit des forains, À travers le miroir,
cuteur qu’ils attendaient. Les senti- et tant d’autres) devient-elle un des cri-
ments ne se déclinent pas vraiment en tères de cette « modernité » dont il est
termes de jalousie, de haine, de res- l’un des fleurons, et qui, sur ce plan,
sentiment, ni les actions en termes de va chercher ses modèles… chez Sha-
trahison ou d’agression : ce sont avant kespeare. Mais il y a chez le cinéaste
tout des inadéquations, un dépit pro- suédois un caractère de nécessité dans
fond, et des douleurs sans fin. le motif du spectacle qui oblige à le
Au tout début de Persona, un jeune considérer autrement que comme un
garçon aperçoit le visage de sa mère et motif anecdotique ou complaisant. Ce
tend la main pour l’atteindre : il ne que disent ses films, petit à petit, et de
peut que toucher l’écran sur lequel le plus en plus frontalement pendant les
visage se projette. Quelques années années 1960, c’est l’incapacité de la
plus tôt, dans Le silence, le même gar- caméra à montrer autre chose que la
çon regardait le monde défiler derrière surface des visages. Son incapacité à
la vitre du train dans lequel il se trou- dépasser ce double mouvement du
vait, et le soleil ne le touchait qu’en regard devant l’autre, qui appelle le
se superposant à son reflet. Les regards désir et le frustre dans le même temps
donnent l’illusion d’un accès à l’alté- par sa nécessaire distance. Tant et si
caractère de ce rité, mais au lieu d’en être la première bien que les visages se confondent,
qui est autre
étape, ils en sont la dernière, la plus dans la célèbre scène de Persona où les
ambiguë, la plus déchirante, celle qui physionomies de Liv Ullmann et de
fait naître le désir tout en maintenant Bibi Andersson se superposent et ne
la distance. Peut-être le cinéma de font plus qu’une à l’écran. Cette inca-
Bergman n’aura-t-il été en définitive pacité proclamée de tout regard – y
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les années 1960-1970, les deux figures
miliation pour la fille de la virtuose : majeures du cinéma d’Antonioni sont
les champs/contrechamps sur Ingrid les plans longs (trop longs) et les répé-
Bergman et Liv Ullmann marquent titions de motifs (scènes, plans,
avec insistance l’inéluctable distance décors). Les premiers accompagnent
de deux êtres dont les visages ne peu- les déambulations de personnages dont
vent rien se dire.
les sensations « décrochent » petit à
Que le cinéma se désigne ainsi lui- petit de la perception commune : les
même dans son impuissance, manifes- couleurs du paysage industriel vu par
tant à la fois la hauteur de ses vues et Monica Viti dans Le désert rouge
l’opacité définitive du monde, voilà qui deviennent plus stridentes, la durée
fonde un programme de la modernité. vécue par les promeneurs de L’Avven-
Et les commentateurs feront vite le lien tura se détache du temps ordinaire. Les
avec ce fameux plan de Monika dans plans longs, loin d’épouser l’objectivité
lequel la jeune héroïne, en 1953, du réel comme chez Rossellini, ou chez
regarde fixement la caméra – et les Renoir vu par Bazin, tendent au
spectateurs, donc – au moment où elle contraire à déformer la réalité en la
s’apprête à changer radicalement le tirant vers la subjectivité du person-
cours de sa vie. La signification de ces nage qui centre le plan. La perception
yeux plantés dans ceux du spectateur de celui ou de celle qui traverse le
occupera bien des analyses, et il appa- monde en devient alors la seule
raît aujourd’hui comme le comble de la mesure, déformante et relative. Blow
fausse transparence, de cette vanité du Up et Zabriskie Point annoncent sur ce
regard en quête de vérité : les yeux de plan la vague de films américains qui,
Monika braqués sur nous ne disent-ils à partir des années 1970, font peser sur
pas plus sûrement que tout discours la réalité le soupçon du trompe-l’œil et
que nous n’y comprendrons de toute de la perspective déformante ; après
façon jamais rien ? Coppola et De Palma, ce sont aujour-
S’il y a une modernité de Bergman d’hui les Fight Club, Matrix, ou autres
dont nous ayons encore à vivre aujour- films sur la virtualité des images du
d’hui, et dont le cinéma ait à se nour- monde qui ont pris le relais, touchant
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et des situations classiques, mais les
Ainsi le cinéma de Michelangelo
traitant avec une violence et une éner-
Antonioni, aux accents si personnels,
gie nouvelles ; peut-être a-t-il été, avec
au scepticisme si élégant, et si difficile
Godard, l’un des grands « libérateurs »
parfois, soumet-il une explication plus
de la forme classique, en attaquant de
globale, et somme toute classique, au
front les conditions mêmes de son illu-
questionnement contemporain sur la
sion. Ils ont été en tout cas l’un et
représentation. Plus qu’au cinéma de
l’autre, indépendants de toute école,
Bergman, c’est bien à celui d’Alain
isolés, pour ne pas dire solitaires, les
Resnais qu’il peut être comparé sur ce
exemples d’un cinéma infiniment puis-
plan, jusque dans cette autre figure sty-
sant, subtil, à la fois profondément
listique qu’est la répétition, qu’ils asso-
ancré dans l’histoire de ses formes, et
cient tous deux à l’incertitude de la
aux capacités de renouvellement
mémoire, du témoignage, de la per-
constant.
ception : les épisodes et les gestes se
répètent, se reproduisent, les histoires Vincent Amiel
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