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RÉFLEXION PSYCHOLOGIQUE SUR L'ESPACE

Ces espaces qui construisent, révèlent, soignent et éduquent

Ludovic Varichon

Champ social | « Le sociographe »

2013/4 n° 44 | pages 83 à 90
ISSN 1297-6628
ISBN 9782918621171
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-le-sociographe-2013-4-page-83.htm
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Le sociographe, 44, 2013 / 83

Ludovic Varichon (*)

Réflexion psychologique
sur l’espace
Ces espaces qui construisent, révèlent, soignent
et éduquent
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Je ne crois pas que l’on puisse conce-
voir un sujet humain sans un espace
où il vivrait, un espace où il aurait
vécu son enfance. On ne peut disso-
cier un individu et ce qu’il produit
comme travail, comme pensée du lieu
où cela se passe.
Un individu humain sans ses espaces,
cela n’existe pas ; de la même façon que
Donald Woods Winnicott dit qu’un
nourrisson sans « maman », sans envi-
ronnement maternant, ça n’existe pas.
(*) Psychologue clinicien, formateur à l’IREIS de la Loire. Mail :
varichon.ludovic@ireis.org
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Et pourtant l’espace s’avère une question qui a été peu travaillée explicitement
dans la littérature psychologique. L’espace, la gestion de l’espace, que ce soit
pour le psychologue clinicien se questionnant sur l’usage que le patient fait de
l’espace du bureau, des objets qui y sont présents ou que ce soit pour l’édu-
cateur spécialisé en MEcS (Maison d'enfants à caractère social), ou l’assistant
de service social qui interviendrait au domicile de l’usager, sont des questions
récurrentes. Je vais essayer de proposer quatre pistes de réflexion qui pour-
raient constituer une approche psychologique de l’espace.

La maison de notre enfance La première piste de


réflexion qu'apporte la
psychologie, est de considérer que l’enfant, puis l’adulte qu’il devient, ne cesse
tout au long de son développement psychique d’intérioriser les espaces dans
lesquels il vit. À force d’interagir, de vivre dans un cadre physique et social (la
maison des parents, la chambre d’enfant), l’enfant en garde le souvenir et s’en
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fait une représentation mentale que l’on retrouve dans les rêves ou dans les
dessins. cet environnement premier imprègne fortement l’enfant ; il portera
à vie dans sa tête la maison de ses parents (Winnicott, 2010) au point d’en
rechercher les bruits, les textures, les couleurs et les odeurs plus tard. ces
premières maisons serviront de modèle, non seulement à ce qu’il recherchera
plus tard comme lieu contenant à habiter, mais ce sera un cadre interne, le
modèle de son paysage psychique, comme une maison dans la tête. Si on
pouvait voir dans la tête d’un sujet humain, on y verrait les maisons de son
enfance et on pourrait jouer et se promener dans les paysages de son enfance.
Bien évidemment du fait du travail organisateur de l’inconscient, ces mondes,
paysages et maisons intérieures ne sont pas identiques aux originaux, car il
s’opère des mélanges, des déformations, des recompositions entre ces objets
imaginaires. Ainsi à 38 ans, on peut rêver qu’on fait un cours de psychologie
à une promotion d’étudiants dans la salle à manger de l’appartement de ses
parents où on a vécu jusqu’à 18 ans, alors que celui-ci est maintenant vendu.
On rêve des espaces, on les met en soi pour servir de cadre interne pour les
pensées et les émotions, de contenant psychique (cf. Anzieu, 1992). Le monde
psychique d’un sujet peut être représenté comme une maison à plusieurs
étages (cf. Freud, 2010), avec une cave, un grenier, etc. chaque pièce conte-
nant telle pensée ou tel souvenir de papa, de maman, de jeux avec un frère ou
une sœur, comme un monde virtuel de jeu vidéo où les lieux et les événe-
ments qui s’y sont passés sont intriqués et interdépendants.
cette première piste d'approche psychologique de l'espace rappelle que nous
portons en nous (1) la trace et le souvenir des espaces qui nous ont consti-
(1) Stephen King (2005), utilise cette astuce en décrivant la quête de Roland le pistolero jus-
qu'à la tour sombre qui contient les pièces de son enfance, la chambre de ses parents à Gilead
où il a été élevé et éduqué.
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tués et dans lesquels nous avons vécu, surtout ceux qui nous ont le plus
marqués, ceux des trois premières années de la vie et ceux plus tard où nous
avons fait des expériences émotionnelles plaisantes ou déplaisantes fortes,
ceci renforcé par le fait que souvent on constitue des albums photos ou que
l’on conserve des morceaux ou objets provenant de ces lieux dont le contact
ou la vue à eux seuls ré-évoquent l’ensemble du vécu concerné. Nous
sommes constitués intérieurement à l’image de ces lieux. Si un individu qui a
un lieu traumatique dans la tête, à l’image de la famille-maison de cauchemar de
son enfance (cf. cyrulnik, 1995), est mis dans une maison contenante, on peut
espérer un processus réparateur qui va s’emmêler à la maison traumatique de
son enfance.
cet espace qui nous sert de matrice de développement, qui devient notre
espace à penser ou maison interne, est tissé de plusieurs composantes délica-
tes à distinguer. Quels sont ces premiers espaces d’enracinement et de quoi
sont constitués ces premiers espaces ? D’abord, il y a le corps de la mère, l’uté-
rus, puis les bras de la mère, puis les autres humains autour de la mère, la
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constellation maternelle (tous ceux, et les lieux où ils le font, qui concourent
de façon organisée, de façon continue et régulière au cours des trois premiè-
res années de la vie, et surtout la première, à fournir une réponse suffisante
aux besoins de l’enfant : le soigner, le nourrir, le porter, le cajoler, l’envelop-
per de parole, le caresser, l’endormir). cet espace premier, c’est cet être appelé
la mère suffisamment bonne : cet ensemble (un système) d’individus humains
et les lieux où sont exercés les soins primaires. Nous sommes constitués des
1001 lieux (lits et berceaux) où on a dormi et de ceux qui nous ont endormis,
des 1001 lieux où on nous a nourris (chaises hautes) et de ceux qui nous ont
donné à manger, des 1001 lieux où on nous a changés et de ceux qui nous ont
nettoyés. Notre espace interne est un assemblage composite de nombreux
lieux et personnes où prédomine clairement la mère ; autour de maman,
quelques nounous, un bout de crèche ou de halte-garderie, un fragment de
grand-mère, la chambre d’enfant environnée de fantômes (cf. Fraiberg, 2012).
Au-delà de la maison de notre enfance, de notre maman, de son corps, de ses
bras, cet espace premier est aussi constitué de notre corps. L’espace interne
mêle la maison, le visage de la mère et le corps propre (l’enfant dissocie peu
les trois dans les premiers dessins qu’il produit : une maison avec des volets-
yeux, et une porte-bouche). L’idée d’intervention est de penser qu’en four-
nissant des espaces organisés au sujet, on pourrait imaginer qu’en les intério-
risant, il puisse s’organiser à leur image : organiser l’espace de vie du sujet
pour organiser sa tête.

La deuxième
piste que propose
Le déploiement de soi dans l’espace
la psychologie, est de considérer que nous déployons notre espace interne
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(nos pensées et nos désirs) dans l’espace où nous vivons. Notre espace
imaginaire s’extériorise dans notre espace de vie, dans notre maison ; nous
l’organisons à l’image de notre imaginaire. Nous projetons autour de nous
ce que nous avons dans la tête. Si un tiers observait les espaces où nous
vivons, leur agencement et les objets que nous y avons déposés, il pourrait
en déduire ce que nous avons dans la tête. L’organisation et l’usage des lieux,
des pièces, la disposition des objets et leur rangement ou désordre supposé,
disent beaucoup de nous, de ceux qui vivent dans ces espaces. Un observa-
teur tiers, pris dans ces espaces, est pris dans les logiques de vie, les fantas-
mes et les angoisses et leurs modes de gestion et de régulation (mécanismes
de défense) de l’habitant du lieu. Un espace, un habitat, une chambre sont
investis par le sujet ; il aime ce lieu ou le déteste, l’utilise, le modèle à sa
convenance, le choisit, le transforme, le bâtit ou le décore et le meuble à son
goût. Au fil de ce processus d’appropriation d’un espace, à force d’y vivre et
d’y déployer ses angoisses et ses désirs, il y place des objets (meubles, affi-
ches, tableaux) témoins des moments de sa vie, objets incarnant ce à quoi il
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pense. Tous les objets du quotidien peuplent cet espace, chacun porteur d’un
souvenir ou témoin matériel d’un usage.
Pensons à la façon dont une personne âgée dépendante devant entrer en
maison de retraite va y transporter des objets, des photos pour reconstruire,
transporter son cadre de vie dans ce nouveau lieu. Pensons à la façon dont
un enfant hébergé en internat dans un IME (Institut médico-éducatif) ou une
MEcS va mettre des dessins au mur au-dessus de son lit. Pensons aux démé-
nagements où avant de déplacer les innombrables meubles, livres, jeux et
ustensiles il faut les mettre dans des cartons, les redécouvrir, les trier et parfois
les jeter. chaque objet, photo, lettre, marque-page, bague, vêtement, restes
d’années d’études, agenda, contient et est le support vivant d’expériences et
d’événements passés heureux, tristes, traumatiques. Une ceinture, une
montre, peuvent avoir été offertes par un être aimé avec qui on a vécu et dont
on s’est séparé, ils le représentent et en cela peuvent être conservés en
mémoire, en hommage, ou au contraire cachés, comme objets honteux ou
même détruits. Il en va de même quand un parent meurt et que la maison de
famille doit être vendue ; les enfants font un inventaire, se répartissent les
objets, les restes du mort, dans un processus de deuil.
Dans un autre contexte où un enfant héritier devient père, il photographiera
ses fils faisant leurs premiers pas là-même où il a lui-même fait ses premiers
pas sous les yeux de son père. Les lieux sont chargés d’histoire, ils peuvent
donc être envahissants, nous peser ou nous contenir (facteur d’affiliation).
Parfois, certains héritiers gardent en l’état le lieu de vie des parents morts et
ne peuvent se résoudre à en modifier la forme ou l’usage. Garder le lieu, c’est
garder le lien avec ceux qui y vivaient, c’est leur être loyal. Dans le cadre d’un
deuil ou d’une séparation, d’un divorce, on voit les personnes concernées
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maintenir vivant à tout prix le souvenir du lieu de vie idéalisé où avait lieu la
vie en commun. Parfois, certains s’adonnent à une sorte de pèlerinage sur un
lieu qui les a marqués (déportés, amoureux).
De façon un peu différente et dans le cadre de l’espace de soin du psychana-
lyste, Sigmund Freud, Mélanie Klein, et Donald Woods Winnicott ont
montré comment la façon dont le patient adulte ou l’enfant se saisit des
éléments ou objets du bureau de l’analyste est révélatrice de leur angoisse, des
liens qu’ils ont avec leurs parents, voire de leur enfance. Sigmund Freud
explique comment il est soucieux de la façon dont une patiente ferme ou non
la porte qui sépare le bureau de la salle d’attente ; Mélanie Klein (1959)
explique que l’enfant qui joue avec des objets mis à disposition (lavabo, verre)
sous le regard de l’analyste, dit quelque chose de lui, en actes, met en scène
ses fantasmes et ses objets internes ; Françoise Dolto (1985) montre
comment en séance Dominique modèle des formes avec la pâte à modeler,
et produit des dessins témoins métaphoriques, paroles matérialisées qu’elle
interprète. Donald Woods Winnicott (1989) explique son procédé du setting
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(situation établie) : il met à disposition en consultation mères-enfants, un
abaisse-langue brillant en métal sur son bureau et regarde comment l’enfant
s’en saisit, comment la mère réagit. Il en déduit que la relation mère-enfant se
déploie sous ses yeux et en repère ainsi les difficultés, selon que le nourrisson,
joue, saisit ou non l’objet mis à disposition.

La troi-
sième
Un espace pour soigner et accueillir la parole
piste que propose la psychologie concerne la question de savoir comment
bâtir ou créer un espace qui permette dans ses composantes (neutralité,
permanence, fiabilité, rythmicité) le déploiement de la parole et de la vie
imaginaire du sujet, ceci en vue de l’accueillir, pour ensuite en faire quelque
chose de thérapeutique, c’est-à-dire aider le sujet à se reconstruire, à se repré-
senter lui-même différemment, à réorganiser ses stratégies de vie et les moda-
lités de gestion de ses angoisses. Je vais m’intéresser spécifiquement à la ques-
tion de l’espace : y a-t-il des consignes, des principes dont l’application
rendrait possible ou favoriserait le processus thérapeutique, concernant l’or-
ganisation de cet espace, ses objets, sa taille, sa localisation ? Peut-on soigner
avec n’importe quel espace ou faut-il s’astreindre à quelques consignes
permettant l’émergence d’une reconstruction de soi ?
Je parlerai essentiellement de mon cadre d’intervention, à savoir un bureau de
psychologue clinicien au sein d’une institution (chRS Mères-Enfants - centre
d'hébergement et de réinsertion sociale). Tout d’abord l’espace doit être apai-
sant, pas trop de stimulations sonores ou visuelles extérieures, un espace clos
(avec une porte fermée et une fenêtre avec des stores). L’espace doit être
dédié de façon exclusive à cette fonction (cela doit être le bureau du psy, pour
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que l’on repère et identifie le lieu et que l’on puisse dire « ce qui est fait ou dit
ici, reste ici »).
cet espace est un morceau de l’institution (les mêmes lois et le même règle-
ment s’y appliquent) et pourtant il est spécifique. Les objets présents ou
produits dans le bureau (Playmobil, voitures Majorette, dessins, discours) ne
peuvent sortir du bureau, ne doivent pas être emportés (pour être à disposi-
tion des autres enfants ou adultes en consultation). L’enfant ne peut ni
toucher, ni voir ce que les autres enfants ont produit, la mère ne peut pas lire
les notes de séances concernant son enfant. Le référent de la famille ne peut
lire les notes. S’il est présent en entretien, c’est avec l’accord explicite de l’usa-
ger et il s’astreint aux mêmes règles d’usage de cet espace (ce qui est dit ici reste
ici, c’est la règle de confidentialité, il ne peut être pris de décision disciplinaire
ou rétorsive ni dans cet espace, ni à partir de ce qui a été dit dans cet espace).
Au-delà de ces bases évidentes, acquises au cours de la formation, la pratique
au fil des années révèle de nombreuses questions matérielles dérangeantes
que l’on a souvent l’habitude d’éluder. Quel mobilier choisir, comment dispo-
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ser le bureau, quels meubles de rangement, quel tapis de jeu ? Est-il utile
d’avoir une salle d’attente, faut-il une cloison avec une isolation phonique ?
Peut-on décider de la peinture, des luminaires, peut-on enlever un tableau mis
par le psychologue précédent, peut-on mettre un tableau qui nous plaît ?
comment contrôler la lumière et la température de la pièce (en cas de panne
électrique, l’hiver) ? Peut-on consulter hors du bureau ? Peut-on déplacer cet
espace ailleurs dans l’institution ?
Toutes ces questions m’amènent à dire que cet espace est un espace institu-
tionnel, en tant que tel il est dépendant irrémédiablement de l’évolution des
pratiques de l’institution. D’autre part, cet espace psychologique est régi par
ses propres lois spécifiques, et la personnalité de celui qui l’anime, influe
largement sur sa forme et les objets mis à disposition. Voici quels ont été mes
choix au fil de ma pratique (12 années) dans ce lieu :
- Oui, j’ai imposé aux mamans un tableau de la Joconde qui n’est pas neutre et
qui les regarde (du fait de la disposition de la chaise destinée à l’usager,
nouvelle chaise achetée cette année sur proposition de la direction de renou-
veler le mobilier). Deux mamans m’en ont parlé sans que cela ne semble les
gêner, par contre ce tableau fait partie du cadre, il devient surface de projec-
tion pour celui qui le regarde (la Joconde est-elle enceinte ? aime-t-elle en secret
le peintre Léonard De Vinci ?).
- Oui j’ai gardé des jouets achetés par l’ancien psy ainsi que son bureau, ses
meubles (certains de ces objets sont tellement dégradés qu’ils sont presque
hors d’usage, notamment une maison à 4 portes de 4 couleurs qui n’a plus
qu’une porte, une clé et 3 bonhommes fort utile, car à l’image de la maison
imaginaire des familles accueillies après des violences conjugales et/ou situa-
tion d’isolement et de précarité).
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certains des éléments composant cet espace sont choisis par moi, me plai-
sent, d’autres m’ont été imposés. Il est important pour que cet espace soit
fonctionnel que j’ai moi-même plaisir à y être. D’un autre côté une fois ici, ces
objets restent ici et sont consacrés à ce seul usage ; quel qu’ait été leur usage
antérieur, ils sont à disposition des usagers. Ma vie psychique est donc
présente dans cet espace modelé à mes goûts et convenances dans la limite
du cadre institutionnel et des missions qui me sont conférées.

La première piste montre que les


premiers espaces nous façonnent,
Un espace pour éduquer
que nous les intériorisons et qu'ils constituent le cadre et la matière de notre
vie psychique. La deuxième piste complète ce processus et le dialectise avec
l'idée que nous modelons les espaces où nous vivons à notre image, que nous
extériorisons notre vie psychique, nos fantasmes, nos rêves et nos peurs dans
l'espace qui s'en trouve modifié. Nos espaces de vie sont un révélateur de
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notre imaginaire. En cela, l'espace où nous vivons est intime. La troisième
piste de réflexion montre qu'un espace pour qu'il soit soignant doit être cons-
truit, aménagé de façon suffisamment neutre, mais qu'il doit tout autant être
investi et animé par le professionnel ; ceci pour que l'usager puisse s'en saisir
et y déployer son imaginaire. Qu'en est-il hors du bureau du psychologue,
dans le reste de l'établissement, dans un lieu d'hébergement (en chRS ou en
MEcS) ? comment cet espace doit-il être organisé pour favoriser et permettre
un processus éducatif d'aide à la reconstruction de soi, d'insertion et d'accès
à une autonomie relative ? cette question est épineuse et d'actualité, Paul
Fustier nous dit que ce lieu institutionnel doit être un espace transitionnel,
une maison où on vit, avec une sorte de vie de famille, avec des liens forts, et
en même temps cela doit rester une institution (ce n'est pas la famille, c'est un
lieu temporaire, de transition où la vie semi-collective est imposée pour partie,
et les éducateurs sont en posture de suppléance parentale en relais des parents
dans le cadre d'une MEcS et en posture « grand-parentale » ou de « suppléance
fratrique » en chRS). L'organisation des espaces, l'articulation de ceux-ci
(chambres, studios, buanderie, douches, couloirs, salle à manger, cuisines,
salles de jeux, différents bureaux éducatifs, du psychologue, parc) est à penser.
L'aménagement des espaces est important, ainsi que leur animation (ce que
l'on y fait et comment on le fait). cette gestion et construction des espaces
les rendent éducatifs, en support des éducateurs eux-mêmes qui les animent :
selon le principe que ce qui fait maison et famille pour un usager, c'est les
murs et les humains qui co-vivent dedans avec lui. Il s'agit d'un tout, et on
peut parler à ce titre de psychothérapie institutionnelle ou d'institution
soignante. comme l'avait écrit harold Searles, en psychiatrie les murs peuvent
rendre fou, ce qui est paradoxal ; mais en prenant conscience du processus,
les murs et les couloirs peuvent éduquer (cf. Fustier, 2008). Il s'agit d'une
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conception clinique de l'institution qui nécessite d'être vigilant à bâtir une


équipe (cf. Fustier, 2000), à se soucier d'entretenir en bon état l'appareil
psychique groupal d'équipe (cf. Kaës, 1993), à l'aide d'une pensée partagée
(transcrite dans un projet d'établissement vivant) et d'un accordage affectif.
ce souci de l'état éducatif d'une institution est l'affaire de chaque travailleur
social et surtout de l'équipe des cadres (direction, chef de service et psycho-
logue). Sachons réapprendre cette façon de travailler ensemble, l'entretenir
si nous voulons avoir des outils et dispositifs institutionnels en bon état
capables d'exercer une fonction éducative et de ne pas laisser péricliter nos
établissements en les rendant mortifères, enfermant, aliénant, en un mot
maltraitant (ce qui est la pente naturelle d'une institution transformée en
terrain vague).
La fonction éducative institutionnelle est portée par les individus humains qui
l'habitent et elle consiste à exercer comme un corps commun (en équipe
pluridisciplinaire) une quadruple fonction contenante : contenir les hébergés
dans l'espace et dans le temps (en instituant des rythmes et des usages source
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de repère, qui marquent l'écoulement du temps et organisent les lieux et leurs
usages), contenir les hébergés dans leur corps, pour qu'ils s'y sentent bien,

.
qu’ils reconstruisent une image de soi valorisante, et contenir par la parole en
nommant les événements, les lieux et les émotions ressenties. cela réinscrit
les usagers dans le champ humain au sein d'un contrat social et d'un vivre
ensemble plus supportables

Bibliographie King, Stephen, La tour sombre, tome 7, Paris : J’ai


lu, 2005.
Anzieu, Didier, Le Moi-peau, Paris : Dunod, 1992. Klein, Mélanie, La psychanalyse des enfants, Paris :
Cyrulnik, Boris, La naissance du sens, Paris : PUF, 1959.
Hachette, 1995. Roussillon, René, Logique et archéologique du
Dolto, Françoise, Le cas Dominique, Paris : Seuil, cadre psychanalytique, Paris : PUF, 1995.
1985. Sami-Ali, Mahmoud, L’espace imaginaire, Paris :
Fraiberg, Selma H., Fantômes dans la chambre Gallimard, 1974.
d’enfant, Paris : PUF, 2012.
Vonarburg, Élisabeth, La maison d’Oubli. Reine de
Freud, Sigmund, Cinq leçons sur la psychanalyse, Mémoire, Paris : Poche, 2007.
Paris : Payot, 2010.
Winnicott, Donald Woods, Jeu et réalité, l’espace
Fustier, Paul, Les corridors du quotidien, Paris :
potentiel, Paris : Gallimard, 1975.
Dunod, 2008.
Fustier, Paul, « Faire équipe », in Informations Winnicott, Donald Woods, De la pédiatrie à la
sociales, n°83, 2000, pp. 108-115. psychanalyse, Paris : Payot, 1989.
Kaës, René, Le groupe et le sujet du groupe, Paris : Winnicott, Donald Woods, La famille suffisamment
Dunod, 1993. bonne, Paris : Payot, 2010.

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