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RABAH BOUSBACI

Les « Sciences du design » regroupent les disciplines universitaires


professionnelles qui partagent un dispositif pédagogique historique et
unique, celui de l’Atelier de design, dans lequel on dispense un ensei-
gnement appelé le « projet » de design. On y retrouve l’architecture, RABAH BOUSBACI
l’architecture de paysage, l’urbanisme, le design de produit, le design
d’intérieur, le design graphique, le design de jeux, etc. L’anthropologie
et l’épistémologie des sciences du design ont connu diverses muta-
tions au gré des traditions pédagogiques qui ont façonné leur struc-
ture académique. Quatre modèles anthropologiques se sont succédé

L'HOMME
pour concevoir et structurer les savoirs qui doivent être enseignés aux
futurs praticiens professionnels : le modèle romantique de l’École des

L'HOMME COMME UN « ÊTRE D'HABITUDE »


Beaux-Arts (le designer vu comme un artiste), le modèle triptyque du
Bauhaus (le designer alliant art, science et technique), le modèle de l’ac-
teur rationnel (le designer vu comme un « être de raison ») et le modèle
du praticien réflexif proposé par Donald Schön. COMME UN
« ÊTRE
Dans un essai intitulé Human Nature and Conduct, John Dewey
énonçait : « Man is a creature of habit, not of reason nor yet of instinct ».
Le présent ouvrage propose les grandes lignes d’une anthropologie et
d’une épistémologie fondées sur une vision du designer comme un
« être d’habitude ». Il s’agit de considérer les savoirs professionnels en
design comme des « habitudes acquises ». Ce modèle anthropologique
et l’épistémologie qui en découle trouvent leurs fondements dans les
D'HABITUDE »
écrits de plusieurs grands penseurs (Aristote, Charles S. Peirce, John
Dewey, Maurice Merleau-Ponty, Paul Guillaume ou Pierre Bourdieu)
appartenant à des champs disciplinaires divers comme l’éthique, le
pragmatisme, la phénoménologie, la psychologie et la sociologie.

RABAH BOUSBACI est professeur agrégé à l’École de design de l’Université de


Montréal. Architecte de formation, après une carrière professionnelle de quelques
Essai d'anthropologie
années, il a entamé des études supérieures de maîtrise et de doctorat en architec-
ture au terme desquelles il s’engage dans une carrière académique. Ses activités d’en- et d'épistémologie
seignement couvrent les théories du design et l’encadrement des projets d’atelier en
design d’intérieur. Ses recherches portent essentiellement sur la philosophie et l’épis-
témologie des Sciences du design ainsi que les fondements éthiques touchant les
pour les Sciences du design
pratiques du design.

Architecture/Design

Presses de l’Université Laval


pulaval.com

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Rabah Bousbaci

L’HOMME COMME UN
« ÊTRE D’HABITUDE »
Essai d’anthropologie
et d’épistémologie
pour les Sciences du design

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TABLE DES MATIÈRES

Remerciements XIII

Introduction générale 1
Le design dans l’université moderne 2
Modèles anthropologiques et épistémologiques en design 6
L’homme comme un être d’habitude 10
Une enquête sur l’habitude 12

Partie I
Histoire et vocabulaire du concept de l’habitude

Chapitre 1
HABITUDE ET PRÉJUGÉS COMMUNS 19

Chapitre 2
L’HABITUDE : PETITE HISTOIRE D’UNE ANTHROPOLOGIE 27
2.1 Aristote : habitude, ethos et éthique 28
2.2 Pragmatisme et renaissance de l’habitude : Peirce et Dewey 31
2.3 Une phénoménologie de l’habitude : Maurice Merleau-Ponty 33
2.4 La sociologie et l’habitude : Pierre Bourdieu 35

Chapitre 3
SITUATION CONCEPTUELLE DU PHÉNOMÈNE DE L’HABITUDE 39
3.1 Le vocabulaire de l’habitude 42
3.2 L’habitude est un fait anthropologique majeur 45
3.3 L’analogie du moyen terme 46

VII

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VIII L’HOMME COMME UN « ÊTRE D’HABITUDE »  ESSAI D’ANTHROPOLOGIE ET D’ÉPISTÉMOLOGIE

3.4 Répétitivité, routine et habitude 48


3.5 L’habitation : lieu familier de nos habitudes routinières 49
3.6 L’inconscience de l’habitude 50
3.7 Habitude et réflexivité 53
3.8 L’habitude comme vertu 53
3.9 Habitude et logique d’auto-engendrement 55
3.10 Une architecture conceptuelle du phénomène de l’habitude 57

Partie II
L’habitude, fabrique du mode d’existence brute
de l’homme
Introduction à la deuxième partie 67

Chapitre 4
LE MODE D’EXISTENCE BRUTE DE L’HOMME 71
Introduction 72
4.1 Habitude et rapport pratique au monde 74
4.2 Généralité et perception humaine 79
4.3 La continuité de l’existence habituelle 82

Chapitre 5 
LA FORMATION DES ROUTINES 85
Introduction 85
5.1 La formation d’une habitude comme acquisition d’un savoir 91
5.1.1 Le savoir-faire ou savoir-produire 96
5.1.2 Le savoir-agir 100
5.1.3 Le savoir-comprendre/connaître 103
5.2 La fabrication des routines 107
5.3 Les formes d’acquisition des routines primaires 109
5.4 Les formes d’acquisition des routines supérieures 111
5.5 Représentation ou, plutôt, compréhension de l’acte ? 119
5.6 Le rôle fondamental de la perception globale 125
5.7 Les conditions de formation des routines 131

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Table des matières IX

5.8 Les interférences d’habitudes 134


5.9 Formation des routines dans les sciences
du design 137

Chapitre 6
LES ROUTINES UNE FOIS FORMÉES ET STABILISÉES 139
Introduction 139
6.1 La routine, forme particulière de la famille
des habitudes 140
6.2 Exemples familiers de routines 143
6.3 L’habitation, lieu des routines constituant le soi et le chez-soi 144
6.4 Adjectifs qualificatifs des routines 146
6.5 Le caractère instrumental des routines 148
6.6 La fabrique du mode d’existence brute 153
6.7 La fabrique du doute 156
6.8 Les routines en design 158

Chapitre 7
LE CORPS HABITUEL ET L’ENVIRONNEMENT MATÉRIEL 161
7.1 Le concept de Schéma corporel 162
7.2 Habitudes primaires et habitudes complexes 165
7.3 Le concept de Monde acquis 166
7.4 L’incorporation des objets et de l’espace 167

Chapitre 8
LES CROYANCES, OU LES ROUTINES DE LA PENSÉE 173
8.1 L’habitude comme mode de fonctionnement
de la pensée 175
8.2 Habitude, pensée et action 179
8.3 Herméneutique et routines de la pensée 181
8.4 La pensée et ses mondes acquis 183
8.5 Habitudes de perception 185
8.6 Habitudes rigides et ouverture au changement 190

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X L’HOMME COMME UN « ÊTRE D’HABITUDE »  ESSAI D’ANTHROPOLOGIE ET D’ÉPISTÉMOLOGIE

Partie III
pratiques et habitudes intelligentes
Introduction à la troisième partie 193

Chapitre 9
DES DISPOSITIONS EN GÉNÉRAL 199
Introduction 200
9.1 Quelques exemples de dispositions 203
9.2 Distinction entre routines et dispositions 207
9.3 Formation des routines et formation des dispositions 209
9.4 Les dispositions sont des schèmes 212

Chapitre 10
DES HABITUDES DE PENSER : DESCARTES, ARISTOTE ET DEWEY 219
Introduction 219
10.1 La Méthode de René Descartes 222
10.2 La phronèsis d’Aristote 226
10.3 L’Enquête de John Dewey 239
10.3.1 Schème commun de l’Enquête de John Dewey 246
10.3.2 Problématisation et structuration préliminaires
de la situation 253

Chapitre 11
LE DESIGN THINKING : HABITUDE DE PENSER DES DESIGNERS 263
Introduction 263
11.1 Concepts de la 2 génération des méthodologies de design
e
264
11.2 Concepts de la 3e génération des méthodologies de design 268
11.3 Significations philosophiques des apports des sciences du design 287
11.3.1 Primat logique de l’activité de génération d’idées
et de solutions 289
11.3.2 Structuration de la situation et prise de position
du designer 304

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Table des matières XI

11.3.3 Déploiement par cycles d’activités intercalés


par des sauts créatifs 305
11.3.4 Deux usages pratiques de l’information
et de la connaissance 307
11.3.5 Cheminement de l’enquête vers le domaine
des solutions acceptables 308

Chapitre 12
DISPOSITIONS PARTICULIÈRES DANS LA FORMATION EN DESIGN 315
Introduction 315
12.1 Structure académique commune aux sciences du design 316
12.2 Exemples de dispositions en design d’intérieur 318
Conclusion 322

Chapitre 13
LES VERTUS : DISPOSITIONS EN VOIE D’EXCELLENCE 323
Introduction 324
13.1 Petite histoire de l’éthique des vertus 326
13.2 Aspiration de toute vertu à l’excellence 327
13.3 Dimension développementale et autonomie de l’acteur 329
13.4 Pratique et expérience dans le développement des vertus 333
13.5 Rôle de la pensée dans l’exercice concret d’une vertu 335
13.6 La phronèsis comme guide vers l’excellence 337
13.7 Re-construction du répertoire et de l’expérience 340

Chapitre 14
L’ETHOS : MAISON D’HABITATION DES HABITUDES HUMAINES 343
Introduction 344
14.1 Éléments de définition de l’ethos 345
14.2 Unité de l’ethos 347
14.3 Le vocabulaire de l’ethos 349
14.4 Divers types d’ethos 351
14.5 L’ethos professionnel du designer 353

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XII L’HOMME COMME UN « ÊTRE D’HABITUDE »  ESSAI D’ANTHROPOLOGIE ET D’ÉPISTÉMOLOGIE

Chapitre 15
L’HOMME COMME ÊTRE D’HABITUDE
IMPLICATIONS PRATIQUES POUR LES SCIENCES DU DESIGN 359
15.1 Formation de l’ethos professionnel du designer 360
15.1.1 Le segment des cours théoriques 362
15.1.2 Le segment des cours techniques 365
15.1.3 Le segment du projet d’atelier 367
15.2 Compréhension de l’ethos de l’usager des environnements matériels 369
15.3 Formation de l’ethos du chercheur en design 374

Annexe 381

Bibliographie 385

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INTRODUCTION GÉNÉRALE

Man is a creature of habit, not of reason nor yet of instinct.


(John Dewey, Human Nature and Conduct, p. 125)

L’homme n’a pas des habitudes, il est fait d’habitudes,


il n’est presque fait que d’habitudes
pour ce qui concerne la régulation de l’action.
(Jean-Claude Kaufmann, Ego. Pour une sociologie de l’individu, p. 158)

[…] ces quasi-natures que sont les habitus. Histoire incorporée,


faite nature, et par là oubliée en tant que telle, l’habitus est
la présence agissante de tout le passé dont il est le produit […].
(Pierre Bourdieu, Le sens pratique, p. 94)

[…] pédagogiquement, toute l’éducation consiste


dans la formation des habitudes ; […] moralement enfin,
on a pu définir la vertu [éthique] comme l’habitude du bien.
(Jacques Chevalier, L’habitude. Essai de métaphysique scientifique, p. 1)

La vertu morale [ou éthique] […] est le produit de l’habitude,


d’où lui est venu aussi son nom,
par une légère modification de ἔθος [ethos].
(Aristote, Éthique à Nicomaque, II, 1, 1103a, 10-20)

Ce livre propose, dans un même élan, une anthropologie et une épisté-


mologie visant à rendre compte des savoirs dans les sciences du design.
Par « anthropologie », nous désignons la conception philosophique1 que
l’on se fait de l’être humain. L’Homme2 vu comme un « être d’habitude »

1. Dans cet essai, le terme anthropologie est entendu au sens d’« anthropologie philo-
sophique », c’est-à-dire la branche de la philosophie qui étudie les conceptions (ou
visions) que l’on se fait de l’être humain.
2. Le genre masculin est utilisé dans cet essai d’une façon générique dans le seul but de
faciliter la lecture et n’a aucune intention discriminatoire.

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2 L’HOMME COMME UN « ÊTRE D’HABITUDE »  ESSAI D’ANTHROPOLOGIE ET D’ÉPISTÉMOLOGIE

ou l’Homme vu comme un « être rationnel » (être de raison) en sont des


exemples. Par « épistémologie », nous entendons la théorie admise dans
une discipline quelconque qui rend compte des savoirs et des connais-
sances construits sur la base d’une telle anthropologie ou conception
de l’être humain. Ces deux problématiques (celles de l’anthropologie
et de l’épistémologie) sont donc nécessairement solidaires et dépen-
dantes l’une de l’autre. Ce livre propose une assise philosophique pour
fonder les savoirs enseignés dans les sciences du design et conforter par
la même occasion les bases théoriques qui sous-tendent l’octroi d’un
diplôme comme celui de « docteur en philosophie du design » (ou Ph.D.
en design). Les « sciences du design » englobent l’ensemble des disci-
plines universitaires qui partagent un dispositif pédagogique historique
et unique, celui de l’Atelier de design, dans lequel on dispense un ensei-
gnement particulier appelé le projet de design. Parmi ces disciplines, on
trouve l’architecture, l’architecture de paysage, l’urbanisme, le design
urbain, le design de produits (design industriel), le design d’intérieur, le
design graphique, le design d’interaction, le design de jeu, etc.3

LE DESIGN DANS L’UNIVERSITÉ MODERNE


La question de l’épistémologie des sciences du design (et de l’anthropo-
logie qui lui serait sous-jacente) s’est invitée dans les débats au moment
où ces « sciences » ont été admises au sein de la communauté des disci-
plines que compte l’université moderne. Leur intégration à l’université
s’accompagnait d’une injonction implicite et contraignante à laquelle
elles devaient satisfaire rapidement : celle de jouer le « jeu » universi-
taire pour être reconnues comme disciplines. Selon l’épistémologie clas-
sique, qui établit la structure des savoirs universitaires, la feuille de route
impose à toute discipline les tâches suivantes : circonscrire et définir
son objet de savoir ; constituer ses propres méthodologies d’élabora-
tion de ces savoirs ; définir ses propres critères de validation des savoirs
produits (voir Le Moigne 2007). Pour les sciences du design, cela impli-
quait de (1) former des chercheurs en design, (2) produire des connais-
sances universitaires qui répondent aux critères établis et acceptés en
termes de rigueur, de vérité et d’enseignabilité, et (3) transmettre ces

3. À l’Université de Montréal, un grand nombre de ces disciplines sont regroupées sous


le même toit, celui de la Faculté de l’aménagement (https ://amenagement.umontreal.
ca/accueil/)

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Introduction générale 3

connaissances et savoirs au futurs professionnels du design dont la for-


mation serait sanctionnée par un diplôme universitaire (baccalauréat,
maîtrise ou doctorat en design).
Il n’y a pas si longtemps, voire encore de nos jours, l’idée d’user du terme
« science » pour désigner les disciplines du design aurait été qualifiée
de proposition douteuse ou prétentieuse, voire même scandaleuse à
certains égards. En effet, depuis les temps modernes, l’université s’est
constituée comme la maison d’habitation naturelle des sciences. Les
disciplines qui enseignaient les savoirs du design étaient alors hébergées
dans des écoles extérieures au système universitaire : écoles d’arts, d’arts
appliqués, d’arts et métiers (arts and crafts), ou tout simplement écoles
de formation dites professionnelles. D’ailleurs, un bon nombre d’écoles
de design dans le monde demeurent encore de nos jours extérieures
au système universitaire. Au Québec, l’urbanisme et l’architecture ont
célébré leur entrée dans l’université francophone4 au début des années
1960. Dans certains pays de tradition universitaire anglophone, l’archi-
tecture était, dès la fin du XIXe siècle, intégrée aux facultés d’engineering
jouissant alors d’un statut épistémologique plus ou moins hybride, entre
science appliquée et art.
Depuis la fin des années 1960, l’expression « sciences du design » a connu
une évolution appréciable et elle jouit même d’une certaine popula-
rité auprès de disciplines bien établies dans le système universitaire.
L’usage fréquent, qui frise parfois le phénomène de mode, de l’expression
design thinking au sein même de ces disciplines établies en dit long sur
cette évolution et les progrès accomplis par les sciences du design. La
célèbre maison d’édition des Presses universitaires de France (PUF)
avait accepté, en 2015, l’édition de la revue Sciences du design5 dont la
réputation est aujourd’hui bien établie. Également, la recherche univer-
sitaire en design n’a jamais connu autant d’activités et d’événements
scientifiques aussi bien disciplinaires que multidisciplinaires, et bien
des départements universitaires portant aujourd’hui le nom d’École
de design, et qui décernent des diplômes universitaires à tous les cycles
incluant l’expression « Sciences de… » (l’architecture, l’urbanisme, le
design, etc.) dans leurs intitulés, font maintenant partie des habitudes
courantes au sein des institutions universitaires.

4. C’est le cas de l’Université de Montréal.


5. Voir son site Internet (https ://www.puf.com/Collections/Sciences_du_design).

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4 L’HOMME COMME UN « ÊTRE D’HABITUDE »  ESSAI D’ANTHROPOLOGIE ET D’ÉPISTÉMOLOGIE

D’un point de vue étymologique (d’origine grecque), le terme épistémo-


logie désigne le « logos » de « l’épistémè », que l’on accepte de nos jours
par l’expression « théorie (logos) de la connaissance (épistémè) ». L’idée
de s’interroger sur l’épistémologie des sciences du design renvoie donc
à la question évidente : quelle est la théorie de la connaissance qui sous-
tend les savoirs produits et enseignés dans les disciplines du design ?
Quelle vision philosophique et méthodologique a-t-on du processus et
de la dynamique de leur production, c’est-à-dire de la recherche scien-
tifique en design et de ses fondements ? Étant principalement consti-
tuées comme des disciplines qui forment des professionnels praticiens
du design, les questions ci-dessus se convertissent naturellement en :
« quelle conception a-t-on des savoirs du praticiens en design ? » et, fina-
lement, « quelle vision ou conception philosophique (quelle anthropo-
logie) a-t-on du praticien lui-même en tant que personne ? » De ce fait,
l’entreprise d’élaborer un discours touchant les savoirs de ce profes-
sionnel du design implique inévitablement un exposé de la conception
que l’on se fait de la personne elle-même du professionnel du design, de
l’usager des produits du design et aussi… du chercheur en design.
L’anthropologie qui s’est largement diffusé dans les sciences établies au
sein de l’université moderne depuis le XIXe siècle est celle de l’homme
conçu comme un « être de raison » (un animal doué de raison comme
disaient les Grecs anciens). L’homme rationnel de René Descartes
incarne la version extrême, voire radicale, de cette vision de l’être
humain. À l’aide de sa Méthode (1637), l’homme de Descartes se donne
une « manière de conduire sa raison » et sa pensée lors de toute recherche
de la vérité dans les sciences. À force de pratiquer cette manière spéci-
fique de conduire sa raison, la Méthode finit par s’installer comme une
« habitude de penser », c’est-à-dire une manière habituelle de raisonner
dans les sciences. Certains philosophes du siècle des Lumières (le siècle
de la Raison), comme Kant et sa Critique de la raison pure (1781), ont
contribué à tempérer et critiquer les pouvoirs de la raison cartésienne.
Les arguments de Kant à ce sujet ont permis, plus tard au XIXe siècle,
de bien asseoir les principes de l’approche positiviste de la connaissance
rationnelle, notamment dans les sciences sociales et humaines.
D’un point de vue strictement rhétorique, l’homme des sciences
modernes est donc quelqu’un qui « persuade » son auditoire par un seul
mode de discours : le discours rationnel ou le logos. Pourtant, la rhéto-
rique classique, celle d’Aristote, établissait trois principaux modes de

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Introduction générale 5

persuasion : persuasion par le logos, incluant le registre rationnel et le


jugement du vrai ; persuasion par le pathos, incluant le registre des sen-
timents, des émotions et, d’une certaine manière, celui de l’esthétique
et du jugement du beau ; persuasion par l’ethos, incluant le registre de
l’éthique et le jugement du bien. Ces deux derniers registres ou modes
de persuasion sont exclus, pour ne pas dire bannis, de la rhétorique des
sciences modernes et des théories de l’action qui en découlent (à savoir
les théories de l’action rationnelle). Il serait pourtant inconcevable que
les sciences du design puissent restreindre leur épistémologie et, dans
son sillage, les modes de raisonnement, de jugement et de persuasion
des professionnels praticiens formés dans ces disciplines, au seul registre
du logos, sachant à quel point les deux autres registres (esthétique et
éthique) leurs ont toujours été structurants et dominants. Manifeste-
ment, l’épistémologie des sciences du design relève d’une autre contrée
et d’une autre nature que celle admise dans les « sciences classiques » qui
composent l’université moderne.
Les nombreuses épistémologies postcartésiennes (avec leurs anthropolo-
gies implicites), arrivées à partir de la seconde moitié du XIXe siècle, ont
grandement modéré (pour certaines d’entre elles), voire sévèrement cri-
tiqué et rejeté (pour d’autres), le modèle de l’homme rationnel proposé
par Descartes et par les épistémologies qui se sont inspirées de lui par
la suite. Les modèles anthropologiques qui sous-tendent des approches
comme la phénoménologie, l’herméneutique, le constructivisme, la psy-
chanalyse, le structuralisme, la systémique, le post-positivisme de Karl
Popper ou le pragmatisme appartiennent à ces dernières. L’anthropo-
logie que nous explorons et adoptons dans le présent essai pour étayer
et rendre compte des savoirs en design (l’épistémologie des sciences du
design) est, de ce fait, grandement inspirée d’abord par le pragmatisme
de John Dewey et Charles S. Peirce, et confortée par la phénoménologie
de Maurice Merleau-Ponty, la sociologie de Pierre Bourdieu et l’éthique
(ou philosophie morale) d’Aristote. En effet, l’homme des pragmatistes
est fondamentalement conçu comme un « être d’habitude », voire une
« créature » de l’habitude. Le concept de l’habitude permet de com-
prendre et de décrire, d’une manière unifiée, la diversité des compor-
tements humains, allant des habitudes motrices les plus élémentaires
aux habitudes langagières, jusqu’aux habitudes les plus complexes et les
plus raffinées (habitudes de raisonnement, habitudes de penser, habi-
tudes réflexives, évaluatives, appréciatives, émotionnelles, délibératives,

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6 L’HOMME COMME UN « ÊTRE D’HABITUDE »  ESSAI D’ANTHROPOLOGIE ET D’ÉPISTÉMOLOGIE

habitudes d’agir et habitudes de faire, etc.). « Contrairement à un usage


très répandu […], nous n’opposerons pas l’habitude […] à la réflexivité
ou à la conscience, mais parlerons d’habitudes corporelles, gestuelles,
sensori-motrices, etc., et d’habitudes réflexives, délibératives, ration-
nelles ou calculatrices » (Lahire 1998 : 89, cité dans Kaufmann 2001 :
172). Exprimé autrement, le concept de l’habitude permet de rendre
compte de l’ensemble des modes de raisonnement et de persuasion
structurant la pratique et les savoirs du professionnel en design, à savoir :
le raisonnement et le jugement du vrai (logos) ; le raisonnement et le
jugement du beau (pathos) et le raisonnement et le jugement du bien
(ethos).

MODÈLES ANTHROPOLOGIQUES ET ÉPISTÉMOLOGIQUES


EN DESIGN
Dans un article intitulé « L’éclipse de l’objet dans les théories du projet
en design », Alain Findeli et moi-même (Findeli et Bousbaci 2005) avons
tenté une esquisse qui avait pour ambition de retracer en quelque sorte
les diverses conceptions que l’on s’était faites de la personne du desi-
gner (et de celle de l’usager ou destinataire des produits du design) dans
la très longue histoire6 intellectuelle des disciplines du design. Quatre
modèles anthropologiques se sont tour à tour succédé pour concevoir et
structurer les savoirs que ces disciplines enseignent lors de la formation
des praticiens professionnels dans chacun de leur domaine spécifique :
le modèle romantique de l’École des Beaux-arts (le designer vu comme
un artiste), le modèle triptyque de l’École du Bauhaus (le designer alliant
art, science et technique), le modèle de l’acteur rationnel (le designer vu
comme un être de raison) et le modèle du praticien réflexif proposé par
Donald Schön.
Jusqu’au moment où les disciplines du design allaient entrer dans l’uni-
versité, la conception la plus répandue que l’on avait du designer était
celle véhiculée par le modèle de l’artiste disposant d’un savoir intuitif
grandement inspiré de l’idéal romantique qualifiant l’artiste-designer
d’un génie presque inaccessible à un discours rationnel. Ce modèle du
designer fut cultivé et promu tout au long de la tradition des Beaux-Arts,

6. Le premier traité théorique sur l’architecture remonte au 1er siècle avant J.C. : Vitruve,
De architectura (traduit en français sous le titre Les dix livres de l’architecture).

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Introduction générale 7

particulièrement en architecture (voir Conan 1990), jusqu’à l’avènement


quasi révolutionnaire du modèle pédagogique promu au sein de l’École
du Bauhaus à partir de 1919. Pour répondre aux besoins et aux impé-
ratifs de la société industrielle qui a pris son essor dès le XIXe siècle,
le modèle du Bauhaus avait alors imaginé une structure pédagogique
visant la formation du designer comme un praticien alliant à la fois art,
science et technique (Findeli 2005). Au début des années 1950 et durant
les années 1960, le modèle romantique de l’artiste ainsi que le modèle
original de l’École du Bauhaus ont connu un déclin significatif dans les
sphères intellectuelles en design dont la faveur inclinait désormais de
plus en plus vers le modèle du scientifique et l’acteur rationnel promu au
sein des départements universitaires. Le designer est sommé de devenir
un professionnel guidé essentiellement par la raison rationnelle et la
rigueur scientifique, agissant sur la base de connaissances de même
nature. Son action devait céder toute la place à la conduite rationnelle.
Bien que cette période rationaliste fût très courte (elle n’a duré que deux
décennies), elle a produit dans son sillage une des propositions épisté-
mologiques les plus remarquables à bien des égards. Il s’agit du célèbre
livre de Herbert A. Simon publié la première fois en 1969 sous le titre
The Sciences of the Artificial (Simon 1996).
Dans cet ouvrage, Simon établissait pour la première fois, de façon
magistrale, les prémisses philosophiques du programme épistémolo-
gique de ce qu’il appelle la « science du design ». Dans le chapitre 57, inti-
tulé The Science of Design : Creating the Artificial, Simon procède à une
délimitation des objets de savoir en distinguant, d’une part, les « sciences
de la nature » qui étudient les phénomènes « tels qu’ils sont » dans la
nature (et comment ils fonctionnent) et, d’autre part, les « sciences de
l’artificiel » qui s’intéressent aux phénomènes « tels qu’ils devraient
être » (avec quelles propriétés souhaitées et comment les concevoir).
Pour Simon, les sciences du design forment cette seconde catégorie, et
il y inclut l’ensemble des « savoirs professionnels » : ceux de l’architecte,
du médecin, de l’avocat, du gestionnaire, etc.
Historically and traditionally, it has been the task of the science
disciplines to teach about natural things : how they are and how
they work. It has been the task of engineering schools to teach

7. Chapitre 5 dans la 3e édition révisée et augmentée de 1996, chapitre 3 dans l’édition


originale de 1969.

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8 L’HOMME COMME UN « ÊTRE D’HABITUDE »  ESSAI D’ANTHROPOLOGIE ET D’ÉPISTÉMOLOGIE

about artificial things : how to make artifacts that have desired


properties and how to design. Engineers are not the only profes-
sional designers. Everyone designs who devises courses of action
aimed at changing existing situations into preferred ones. The intel-
lectual activity that produces material artifacts is no different fun-
damentally from the one that prescribes remedies for a sick patient
or the one that devises a new sales plan for a company or a social
welfare policy for a state. Design, so construed, is the core of all
professional training ; it is the principal mark that distinguishes
the professions from the sciences. Schools of engineering, as well
as schools of architecture, business, education, law, and medicine,
are all centrally concerned with the process of design. […]
The natural sciences are concerned with how things are. […]
Design, on the other hand, is concerned with how things ought to
be, with devising artifacts to attain goals.
(Simon 1996 : 111, 114, je souligne)

Il n’en demeure pas moins que, dans l’esprit de Simon, les pratiques
professionnelles et les modes de raisonnement de leurs praticiens sont
conçus foncièrement comme des activités rationnelles, bien confinées
à la sphère de la rationalité technique (instrumentale) : le professionnel
applique des connaissances scientifiques établies notamment par les
sciences fondamentales (physique, chimie, biologie, psychologie, etc.)
et choisit, en même temps, parmi les techniques et méthodes scienti-
fiques rationnelles disponibles celles qui conviennent le mieux pour
adapter des moyens en vue d’atteindre des fins, des buts, des objectifs
établis. Il est vrai que Simon n’adhère pas complètement au modèle de
l’acteur totalement rationnel promu par les théories rationalistes en éco-
nomie et en management (ainsi qu’en sociologie). Il suggère l’idée d’un
acteur rationnel mais agissant avec une « rationalité limitée » (bounded
rationality) (Bousbaci 2008). Cette théorie, il l’avait développée dans un
autre ouvrage aussi célèbre, intitulé « Administrative Behavior »8. C’est
précisément à cette vision instrumentale et positiviste du savoir pro-
fessionnel (conçu comme application de connaissances et de méthodes

8. « Administrative theory is peculiarly the theory of intended and bounded rationa-


lity – of the behavior of human beings who satisfice because they have not the wits
to maximize » (Simon 1957 : xxiv) ; voir aussi les chapitres 4 et 5, « Rationality in
Administrative Behavior » et « The Psychology of Administrative Decisions », qui
constituent le cœur de cet ouvrage.

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Introduction générale 9

scientifiques) que Donald Schön s’attaquera une décennie plus tard avec
The Reflective Practitioner (1983), où il tente d’extraire la vision du pro-
fessionnel du moule de l’acteur rationnel pour proposer un autre modèle
anthropologique : celui du « praticien réflexif ». La logique de travail et
de raisonnement du praticien réflexif ne consiste pas à appliquer à des
situations pratiques des connaissances théoriques et des méthodes issues
de sciences connexes. Le professionnel agit plutôt selon une logique
de dialogue qui prend la forme d’une « conversation réflexive avec les
matériaux d’une situation problématique » qui est à chaque fois unique.
Si les disciplines du design sont dorénavant bien installées dans le sys-
tème universitaire, la question et la problématique de leurs fondements
philosophiques (anthropologie et épistémologie) demeurent cependant
loin d’être résolues et encore moins explicitées. Les travaux de Simon
et ceux de Schön ont montré les grands principes à suivre pour paver la
route. En distinguant clairement la logique inhérente aux savoirs pro-
fessionnels de celle inhérente aux savoirs scientifiques (entendus au sens
classique), Simon a posé les fondations de la spécificité épistémologique
des sciences du design et des savoirs professionnels en général : « il a été
le premier à identifier le design comme une composante centrale de
la pratique professionnelle, et le premier à en appeler à une science du
design comme base fondamentale pour le savoir pratique » (Schön 1992 :
138, ma traduction).
Quant à Donald Schön, le grand mérite de son travail est, d’abord,
d’avoir extrait le savoir professionnel du dogme de la rationalité tech-
nique et instrumentale (celle des sciences appliquées) et, ensuite, de
révéler, développer et promouvoir une logique qui leur est propre : la
« logique pratique » qu’il nomme « réflexion-en-action » ou tout simple-
ment « pratique réflexive » (reflective practice). Cette logique met l’accent
sur l’idée que la pratique, loin d’être approchée simplement comme une
mise en application des connaissances théoriques et des méthodes pro-
duites par des sciences connexes, met en œuvre et engendre en même
temps des savoirs et des connaissances qui lui sont propres : des savoirs
pratiques. Le projet d’une épistémologie des sciences du design se doit
donc impérativement de rendre compte de ces savoirs engendrés par la
pratique, dans la pratique et sur la pratique, en design.
Le modèle anthropologique proposé par Schön aurait-il pour autant
ouvert toutes les impasses que soulève l’épistémologie des sciences du

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10 L’HOMME COMME UN « ÊTRE D’HABITUDE »  ESSAI D’ANTHROPOLOGIE ET D’ÉPISTÉMOLOGIE

design et du savoir professionnel en général ? Il serait judicieux d’abord


de mentionner que Donald Schön autant que Herbert Simon étaient des
lecteurs et, d’une certaine manière, des adeptes de la pensée pragma-
tiste ; ils ont été particulièrement influencés par les écrits de John Dewey.
Schön avait admis, dans un texte publié plus tard que son livre majeur de
1983, sa dette envers Dewey, et que sa théorie de la réflexion-en-action
ou de la pratique réflexive était en quelque sorte une version reformulée
de la théorie de l’enquête de John Dewey, Logique. Théorie de l’enquête
(1967), qui constituait le principal objet d’étude de sa thèse de doctorat.
Logic, which I took as the basis for my doctoral thesis, was the
book that changed my mind about Dewey. Some thirty years later,
in the midst of writing The Reflective Practitioner, I realized that
I was reworking that thesis, now on the basis of empirical stu-
dies of professional practice that would have been out of order
in the Harvard philosophy department of the mid-1950s. I was
attempting, in effect, to make my own version of Dewey’s theory
of inquiry, taking “reflective practice” as my version of Dewey’s
“reflective thought”.
(Schön 1992 : 123, italiques dans l’original)

Par-delà l’influence notable du pragmatisme sur sa pensée, il manque


cependant un ingrédient essentiel à la théorie de Schön, ingrédient
dont les écrits font rarement mention, à savoir que l’action autant que
la réflexion sur l’action sont des « habitudes acquises ». La nature de la
« pratique » autant que la nature de la « pensée » dans et sur la pratique
sont profondément habituelles, car dans l’esprit de John Dewey, rien de
ce qui est proprement humain n’échappe à l’influence de l’habitude :
« la pensée ne peut elle-même échapper à l’influence de l’habitude, pas
plus que tout autre phénomène humain. Si elle ne fait pas partie des
habitudes ordinaires, alors elle est une habitude distincte, une habitude
aux côtés d’autres habitudes […] » (Dewey 1922 : 69, ma traduction).

L’HOMME COMME UN ÊTRE D’HABITUDE


C’est de ce fait essentiel, celui de la nature habituelle qui caractérise les
nombreuses facettes de l’existence humaine, que le présent essai prend
acte pour proposer une anthropologie et une épistémologie pour les
sciences du design. À cet effet, il serait permis de dire que le concept

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Introduction générale 11

de l’habitude est un pur produit breveté par la philosophie pragmatiste,


même si ce concept philosophique existait depuis l’Antiquité grecque.
À son origine, le pragmatisme se présentait comme une philosophie qui
proposait une critique élaborée et assumée du modèle anthropologique
de l’homme rationnel dont la source moderne a été inaugurée par la
raison purifiée par la Méthode de Descartes. Dans son livre Human
Nature and Conduct, John Dewey propose un énoncé aussi assuré que
surprenant : « Man is a creature of habit, not of reason nor yet of ins-
tinct » (1922 : 125). Ce modèle, qui conçoit l’être humain comme un
être ou, encore, une « créature de l’habitude », nous permet d’imaginer
aussi bien les professionnels du design que les usagers des produits du
design comme des « êtres créés par l’habitude ». Considérant les préjugés
cultivés à l’endroit du phénomène de l’habitude, qui sont le plus sou-
vent de nature réductrice, voire résolument négative, une telle tentative
serait dès le départ qualifiée de vaine, scandaleuse et inappropriée. En
effet, la raison n’est-elle pas ce qu’il y a de plus noble dans la condi-
tion humaine ? Comment peut-on soutenir l’idée de réduire l’essence
de l’existence humaine à quelque chose d’aussi vain, ingrat et ordinaire,
voire insignifiant, que l’habitude ? À cet argument, comme nous l’avons
déjà signalé ci-dessus, John Dewey opposera une idée encore plus sur-
prenante : rien de ce qui est proprement humain n’échappe à l’influence
de l’habitude, y compris la pratique de la pensée et de la raison elles-
mêmes. Dans la mesure où une habitude est d’abord un savoir acquis à
la suite d’un apprentissage par un entraînement, la pratique de la raison
(à savoir l’activité de raisonner), de l’intelligence et de la pensée dans son
ensemble, sont toutes des habitudes acquises et contractées par l’exer-
cice. En d’autres termes, l’intelligence, la pensée et l’acte de raisonner
ne sont pas des facultés innées chez l’être humain ; elles sont acquises
et consistent donc en des habitudes. Ce modèle anthropologique nous
permet d’envisager l’acquisition des savoirs professionnels en design
comme des « acquisitions d’habitudes », à condition cependant de se
défaire, dès ce chapitre introductif, des préjugés réducteurs à son égard
et de l’assimilation (habituelle) du concept de l’habitude à l’idée de rou-
tine ou de quelque chose de vainement répétitif et mécanique. « L’habi-
tude est un fait anthropologique majeur (François Héran, 1987) qui n’est
pas sujet à une évaluation éthique. Le contenu de l’habitude peut l’être,
mais pas l’habitude » (Buhler 2012 : 135, je souligne).

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12 L’HOMME COMME UN « ÊTRE D’HABITUDE »  ESSAI D’ANTHROPOLOGIE ET D’ÉPISTÉMOLOGIE

Si on ne peut imaginer le phénomène de l’habitude cantonné ou réduit


aux seuls comportements répétitifs et mécaniques que sont les routines
– des comportements qui, par ailleurs, jouent un rôle essentiel et néces-
saire dans toute activité humaine –, il doit y avoir d’autres formes que
nos habitudes langagières ne dépeignent pas nécessairement par le terme
ou l’idée de l’habitude. Pourtant, depuis les écrits d’Aristote, on conçoit
bien les « vertus » comme des habitudes acquises par l’éducation, l’exer-
cice et l’entraînement. Il en est de même des diverses « dispositions » que
l’on cultive assidûment pour les amener au stade de l’excellence et qu’on
désigne très justement alors comme des vertus. Le concept « d’ethos »,
qui renvoie au caractère d’une personne, ne dépeint rien d’autre que l’en-
semble ou le système des dispositions propres à un individu. Il est donc
plus juste et plus approprié de parler de la « grande famille » des habi-
tudes humaines. Cette grande famille comporte donc (1) des routines,
(2) des dispositions, (3) des vertus et, au final, (4) un ethos, un caractère
ou encore un habitus, à former, à forger : « […] ce qui distingue le jeune
de l’adulte, c’est que le premier agit pour former son caractère [ethos],
alors que le second agit à partir de son caractère » (Vergnières 1995 : 102,
je souligne). Ces quatre formes sont donc toutes des habitudes acquises,
c’est-à-dire des produits, des créatures, de l’habitude.

UNE ENQUÊTE SUR L’HABITUDE


Ayant montré la pertinence de considérer le modèle anthropologique
de l’homme conçu comme un être d’habitude en vue de rendre compte
des savoirs dans les sciences du design, il serait maintenant nécessaire de
défricher les contours et la substance de ce phénomène que l’on désigne
par le terme « habitude ». Une telle tâche exige alors une véritable enquête
(inquiry) de notre part. Si l’habitude se présente comme un fait anthro-
pologique majeur, l’enquête, entendue comme manière de conduire sa
pensée et sa raison, est elle-même une « habitude majeure » chez l’être
humain. Précisément, elle est une disposition majeure, acquise au même
titre que toutes les habitudes humaines. Afin de bien saisir et circons-
crire ses implications pour une éventuelle épistémologie des sciences du
design, les analyses et les développements touchant spécifiquement la
« question anthropologique » occuperont donc une partie considérable
des contenus qui structurent cet essai.

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Introduction générale 13

Le concept de l’enquête, nous l’empruntons ici à John Dewey : « L’enquête


est la transformation contrôlée ou dirigée d’une situation indéterminée
en une situation qui est si déterminée en ses distinctions et relations
constitutives qu’elle convertit les éléments de la situation originelle en
un tout unifié » (1967 : 169). Pour John Dewey, le schème de déroule-
ment de l’enquête, entendue comme manière de conduire sa raison et sa
pensée, est commun aussi bien à ce qu’il appelle les « enquêtes de sens
commun » ayant une visée pratique, qu’aux « enquêtes scientifiques » qui
visent l’élaboration et la production des connaissances. L’enquête, c’est
une manière (un schème) de conduire sa pensée lorsque l’on fait face à
une situation jugée problématique, donc indéterminée. Le concept de
l’enquête nous permet donc de rendre compte aussi bien de l’activité du
praticien professionnel en design (c’est-à-dire son processus de design ou
sa démarche de projet) qui s’apparente à une enquête de sens commun,
que de l’activité de la recherche scientifique ou philosophique dans les
disciplines du design (enquête scientifique ou philosophique du cher-
cheur). Le présent essai consiste ainsi en une enquête philosophique qui
vise à aborder d’une manière conjointe deux situations problématiques
et indéterminées :
• la situation conceptuelle (intellectuelle) touchant le phénomène
lui-même de l’habitude ;
• la situation conceptuelle (intellectuelle) touchant l’anthropologie
et l’épistémologie des sciences du design.
La problématique conceptuelle soulevée par l’anthropologie et l’épis-
témologie des sciences du design a été décrite dans les sections précé-
dentes. Cependant, la situation conceptuelle (théorique) touchant le
phénomène lui-même de l’habitude demeure encore bien floue et indé-
terminée malgré les nombreux écrits philosophiques et scientifiques
qui en ont fait leur principal objet d’étude. Principalement, il manque-
rait une structure ou une « architecture » qui organiserait dans un Tout
cohérent les diverses manifestations du phénomène de l’habitude que
nous avons désignées ci-dessus par l’expression de la « grande famille »
des habitudes humaines.
L’enquête dont rend compte ce livre est structurée en trois parties. La
première est conçue de manière à amener le lecteur à se familiariser
d’abord avec le vocabulaire commun qui rend compte de l’habitude, et

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14 L’HOMME COMME UN « ÊTRE D’HABITUDE »  ESSAI D’ANTHROPOLOGIE ET D’ÉPISTÉMOLOGIE

l’histoire du concept même d’habitude. Nous tenterons dans un premier


temps d’exhumer les principaux préjugés véhiculés à l’endroit du phé-
nomène de l’habitude (chapitre 1) avant de passer en revue rapidement
l’histoire du concept « philosophique » de l’habitude (chapitre 2). La
situation intellectuelle (ou conceptuelle) actuelle du phénomène de l’ha-
bitude, jugée problématique et indéterminée, sera abordée par la suite
dans le chapitre 3 à la fin duquel nous proposerons une « architecture »
qui organiserait les diverses manifestations du phénomène de l’habi-
tude ; c’est-à-dire une structure pour la grande famille des habitudes
humaines. Cette architecture comporte trois principaux étages compo-
sant la « maison d’habitation » des habitudes humaines :
(1) les routines, qui constituent et façonnent en même temps le mode
d’existence brute de l’homme (sa nature brute). Ce mode d’exis-
tence s’apparente au niveau du sol qui est l’assise et la fondation de
cette maison ;
(2) les dispositions, qui sont les habitudes intelligentes (de John Dewey)
occupent le premier étage ;
(3) les vertus, qui sont des dispositions amenées au stade de l’excellence
(pour Aristote) occupent quant à elles le deuxième étage ;
(4) et l’ethos, qui renvoie à l’habitus (de Pierre Bourdieu), le caractère
global ou la manière d’être habituelle d’un individu (pour Aris-
tote). L’ethos incarne la « maison d’habitation » et de cohabitation
de toutes nos habitudes.
La deuxième partie est consacrée entièrement au compte rendu détaillé
du niveau du rez-de-chaussée, voire des fondations, de cette architec-
ture, à savoir le mode d’existence brute (la nature brute) de l’homme.
Le chapitre 4 dresse le portrait d’ensemble de ce mode d’existence brute,
bâti essentiellement sur la base de routines diverses (corporelles, com-
portementales, langagières, mentales, intellectuelles, etc.). Il constitue le
sol, le socle, le terrain et l’infrastructure sur lesquels se construisent nos
autres habitudes supérieures (les dispositions et les vertus) lors de nos
enquêtes notamment. Le mode d’existence brute est « l’état de repos » de
l’existence : il est à la fois un lieu et un moment de repos de l’existence
quand elle ne s’affaire pas à conduire des enquêtes, ou encore un lieu
de repos durant certains moments de l’enquête. Durant ces moments
de repos de notre existence, dans nos milieux de travail ou à la maison,
nous sommes cette « habitude que nous avons de nous-même », et nous

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Introduction générale 15

agissons alors sur la base de nos routines, auxquelles nous faisons


confiance jusqu’à ce qu’un obstacle, un doute ou un problème nous
surprenne. Dans le chapitre 5, nous nous attarderons spécifiquement
à la « formation » de ces habitudes particulières que nous désignons
comme des routines. Ces dernières ainsi que leurs « processus de forma-
tion » représentent en effet la fabrique même de l’existence brute. Nous
conclurons ce chapitre par un certain nombre d’implications pratiques
pour l’épistémologie du design. Dans le chapitre 6, nous aborderons
les caractéristiques, le rôle et le statut des routines « une fois formées
et stabilisées » ainsi que leurs rôles dans l’épistémologie du design. Les
deux chapitres suivants décriront deux des manifestations concrètes du
mode d’existence brute en évoquant leur capacité de rendre compte de
certaines facettes des sciences du design : les routines du corps, ou le
« corps habituel » et son environnement matériel (chapitre 7), ainsi que
les routines intellectuelles, les « routines de la pensée » – la pensée à l’état
de repos (chapitre 8).
La troisième partie sera consacrée entièrement aux deuxième et troi-
sième étages de la maison dans laquelle cohabitent nos habitudes : celui
des dispositions d’abord, puis celui des vertus. Dans le chapitre 9, nous
introduirons donc d’une façon générale les « dispositions », ou ce que
John Dewey appelle les « habitudes intelligentes », qui représentent de
véritables savoirs, notamment ceux des professionnels en design. À
l’opposé des routines, les dispositions (ou habitudes intelligentes) pos-
sèdent dans leur constitution même la faculté ou l’habitude de penser
(la réflexivité) qui les prémunit du danger de la déchéance dans la répé-
tition et l’automatisme routiniers. Le chapitre 10 abordera spécifique-
ment cette disposition « générique » cruciale que nous désignons dans
cet essai tout simplement par l’expression « l’habitude de penser » (ou
manière de conduire sa pensée). Elle est générique parce que la pensée,
comme faculté humaine, ne possède pas un objet particulier sur lequel
elle se penche. Ce chapitre dressera le portrait de trois formes célèbres
d’habitudes de penser qui ont marqué considérablement la philoso-
phie occidentale : la Méthode de René Descartes, la phronèsis d’Aristote
et l’Enquête de John Dewey. Dans le chapitre 11, nous découvrirons
une « autre » habitude de penser : celle développée et cultivée spécifi-
quement dans les sciences du design et qu’on appelle communément le
design thinking. Cette habitude de penser est précisément celle que l’étu-
diant(e) en design apprend dans le dispositif pédagogique de l’atelier :

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16 L’HOMME COMME UN « ÊTRE D’HABITUDE »  ESSAI D’ANTHROPOLOGIE ET D’ÉPISTÉMOLOGIE

l’enseignement du projet en design. Elle est la marque distinctive de


l’épistémologie des sciences du design. Le chapitre 12 exposera quelques
exemples de dispositions particulières (les savoirs) que l’on cultive dans
la formation professionnelle au sein des sciences du design. Nous dres-
serons par la suite, dans le chapitre 13, un portrait du troisième et der-
nier étage de la maison des habitudes : celui des vertus, qui ne sont rien
d’autre que des dispositions qui aspirent, cheminent ou qui ont atteint
un certain niveau d’excellence. Nous terminerons cette troisième partie
par un dernier compte rendu touchant le phénomène qui englobe toutes
nos habitudes : celui de l’ethos (chapitre 14). De par sa dimension uni-
fiante de l’existence entière d’un individu, l’ethos (caractère) symbolise
l’ensemble de la maison d’habitation des habitudes humaines. Dans ce
chapitre, nous nous attarderons donc un peu plus sur l’ethos des pro-
fessionnels et, d’une manière plus ciblée, sur l’ethos professionnel du
designer. Enfin, le chapitre 15 sera l’occasion de terminer cette enquête
en évoquant, conformément à la maxime pragmatiste9, les « effets pra-
tiques » que l’on peut esquisser et anticiper. En partant du concept de
l’ethos, nous soulignerons trois types d’implications pratiques pour
l’épistémologie des sciences du design : celles touchant (1) la formation
de l’ethos professionnel du designer, (2) la compréhension de l’ethos
de l’usager des environnements matériels et, enfin, (3) la formation de
l’ethos du chercheur en design.

9. « Considérer quels sont les effets pratiques que nous pensons pouvoir être produits
par l’objet de notre conception (c’est-à-dire notre pensée). La conception de tous ces
effets est la conception complète de l’objet » (Peirce 1878 : 6, ma traduction).

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