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« Un jour, la lumière s’est éteinte et les esprits sont revenus » 10/11/2022 11:14

lundimatin

NASTASSIAM

ÀL'ES
DES

RÊVE
RÉPONSESEVENAUXCRISES

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« UN JOUR, LA
LUMIÈRE S’EST IFG
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ÉTEINTE ET LES
DEPENS
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ESPRITS SONT
REVENUS »
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paru dans lundimatin#349 (5-septembre), le 7 septembre 2022

Lors du dernier enregistrement de lundisoir,


avec Barbara Glowczewski <
https://lundi.am/Qu-est-ce-que-l-esprit-de-la-terre>
, nous nous étonnions du fait que ces
derniers temps, nous avions invité
beaucoup plus d’anthropologues que
d’historiens ou de philosophes ou d’autres

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chercheurs en sciences sociales. Et nous


observions que cela disait quelque chose
sur l’époque. Un peu comme si
l’anthropologie était définitivement sortie
d’une posture exotique, un peu
réactionnaire, pour s’accaparer une
position politique extrêmement forte et
puissante – de remise en cause radicale de
la situation dans laquelle nous nous
trouvons. La note de lecture que nous
transmettent nos amis d’Antiopées à propos
du dernier livre de Nastassja Martin, qui
vient de paraître, nous en apporte une
confirmation supplémentaire.

In memoriam Maïté, une qui était partie [1]

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De la même auteure, nous avions lu


Les Âmes sauvages et Croire aux
fauves [2].On verra que j’avais beaucoup aimé
le premier en lisant la recension que j’en
avais donnée <
https://antiopees.noblogs.org/post/2016/04/27/nastassja-
martin-les-ames-sauvages/> peu après sa
publication [3]. C’est peu de dire que j’apprécie
celui qui vient de sortir…

Il présente les mêmes qualités que le


premier : clarté d’exposition qui n’empêche en
rien la profondeur de la réflexion, regard sans
complaisance et empathique sur son
« terrain » , comme on dit en sciences
sociales, et « retour » critique sur
l’anthropologie et le monde qui l’a inventée –
soit le mien et le vôtre, à vous qui me lisez –
l’Occident naguère colonisateur et aujourd’hui
« post » dont l’avidité et la cupidité exercent
partout leurs ravages, lesquels se font encore
plus sentir dans les vastes « marges »
habitées, entre autres, par les Gwich’in en

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Alaska et les Even au Kamtchatka. À ce


propos, et ce sera un de mes, sinon mon seul
bémol dans cette note, je regrette que l’éditeur
n’ait pas inséré une carte (comme cela avait
été fait dans les Âmes sauvages) qui situe le
lieu de l’action. Bon, il y a Internet, dont je ne
me suis pas privé afin de situer cette
péninsule de l’Extrême Orient ex-
soviétique [4]. Mais on n’y trouve pas localisés
certains des sites évoqués dans le livre. Et
puis aussi, une carte à plus grande échelle
aurait pu contribuer à mettre en perspective
les deux « terrains », Alaska et Kamtchatka.
Bref. Pourquoi le Kamtchatka ? Nastassja
Martin le raconte dans sa préface : un jour,
Dacho et Clint, deux Gwich’in, l’entraînent en
forêt dans une balade qui n’en est pas
vraiment une. Au bout d’une heure de marche
rendue pénible par les bourrasques de neige,
ielles débouchent dans une clairière au
milieu de laquelle trône un objet étrange, une
« sphère blanche et facettée d’un diamètre
imposant, juchée sur une structure métallique

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qui la tient suspendue en l’air ». Il s’agit d’un


radar comme il y en a semble-t-il des
dizaines dans la région, implantés au
moment de la guerre froide afin de surveiller
l’Union soviétique. Dacho regarde le radar
sans rien dire et Nastassja le questionne sur
ce qu’il pense. Chaque fois qu’il vient là,
répond-il, il se demande ce que pensent les
autres, de l’autre côté du détroit de Béring,
quand ils passent devant le même type de
radars, orientés, eux, vers les États-Unis… « Tu
crois qu’ils sont comme nous ? Qu’ils vivent
comme nous ? » l’interroge-t-il à son tour. Elle
ne sait pas. Mais : « Il y a parfois sur un
terrain – rarement – des moments qui sont
comme des fulgurances. Brèves, infimes. Des
points de détail. Qui se détachent pourtant du
flux de l’expérience. Et qui font prendre à
votre vie, à votre trajectoire de recherche, un
tournant décisif. Les yeux de Dacho posés sur
le radar américain qui regarde la Russie sont
de ceux-là. Ce fut à la fois beau et douloureux,
comme une évidence tue qui éclate enfin au

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jour : le monde que j’avais essayé de décrire


était désespérément plus ouvert, il débordait,
encore une fois, les pauvres limites que j’avais
tenté d’esquisser autour de lui pour mieux le
saisir. » Nastassja comprend alors qu’elle doit
élargir son « terrain » en allant voir de l’autre
côté du détroit comment les gens, là-bas, font
face à l’Occident et aux métamorphoses
environnementales.

De plus, autre chose l’a attirée vers le


Kamtchatka : le fait que, profitant de la crise
systémique de l’URSS à la fin des années
1980, de nombreux habitants des régions de
l’Arctique sibérien étaient « retournés » en
forêt – des chercheurs avaient observé la
reprise des pratiques traditionnelles de
chasse et même un « resurgissement du
chamanisme ». Ainsi, en compagnie d’un
autre anthropologue français, Charles
Stepanoff [5], Nastassja est-elle partie
« Chercher ceux qui sont partis » (titre de son
introduction).

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Ici, il faut rappeler que les Soviétiques,


progressistes s’il en fût, n’avaient pas voulu
laisser ces pauvres peuples semi-nomades,
éleveurs de rennes ou chasseurs cueilleurs,
moisir dans leur sous-développement (et
peut-être bien aussi, voire surtout ? échapper
à leur contrôle sans participer à l’édification
du socialisme). Ils avaient donc entrepris de
les regrouper en villages, d’envoyer leurs
enfants à l’école (souvent en pension à des
centaines de kilomètres de leurs parents) et
de rationaliser leurs activités en les
organisant en sovkhozes et kolkhozes. Les
Even auxquels s’est intéressée Nastassja
Martin étaient anciennement des nomades
qui suivaient leurs rennes là où l’herbe était
verte. Certains d’entre eux, venus de Sibérie
centrale, étaient arrivés jusqu’au Kamtchatka.
Alors, ils ne possédaient guère que quelques
rennes par famille, des bêtes qu’ils montaient,
auxquelles ils parlaient, comme aux
personnes douées d’une âme, telles qu’ils les
considéraient. Les planificateurs soviétiques
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mirent fin à ces aberrations et, une fois les


gens regroupés en villages, regroupèrent
aussi les rennes en troupeaux de milliers de
têtes anonymes, gardés par des bergers
devenus professionnels. En même temps que
leur mode de vie traditionnel, les Even
perdirent leur « arrière-monde », leur relation
aux esprits et aux « âmes sauvages ».
Cependant, les Soviétiques ne voulurent pas
laisser se perdre les formes de la culture
traditionnelle : et c’est pourquoi une grande
partie des indigènes du Kamtchatka sont
employés par l’industrie touristique. Ils font
partie de troupes de danseurs, ils donnent en
spectacle d’anciens rituels soigneusement
scénarisés par des professionnels venus de
Russie, d’Ukraine ou d’ailleurs, et il arrive
même qu’ils montent des rennes pour le
plaisir des yeux – et des appareils photos,
bien sûr – des touristes. Ils ont été
« folklorisés » à mort, comme toutes les
cultures de l’ex-URSS. Le folklore, c’est la
représentation d’une culture coupée de la

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praxis qui l’avait fait naître. Évidemment


Nastassja Martin ne voulait pas s’en tenir là,
à observer des « coutumes » détachées de leur
contexte et mises en scène de façon
totalement artificielle. Et elle a fini par réussir
à passer « de l’autre côté », à rejoindre un clan
familial Even dirigé par une femme, Daria,
avec laquelle elle est devenue très amie au fil
des mois et des années, au point de faire
désormais partie de la famille (ce qui, me
semble-t-il, est bien différent de ce qu’elle
avait vécu en Alaska, où elle s’était certes fait
des amis, mais pas une « famille » Gwich’in, et
qui donne une charge émotionnelle plus
grande à ce second opus [6]).

C’est elle, Daria, qui dit : « Un jour, en


1989, la lumière s’est éteinte et les esprits sont
revenus. » Le 3 novembre de cette année-là,
soit quelques jours seulement avant la chute
d’un mur qui fit du bruit en Occident, elle prit
ses cliques et ses claques, ses trois enfants en
bas âge et (re)partit s’installer en forêt, non
loin de sa mère Memme qui, elle, n’avait
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jamais voulu la quitter. D’autres membres du


clan familial étaient déjà partis et toutes et
tous s’étaient installés dans la région d’Icha,
près des berges de la rivière du même nom,
quelque part sous le volcan Ichinsky. Si vous
tapez « rivière Icha » sur Internet, vous ne
trouverez pas de photos des membres du clan
de Daria, mais des sites genre
planetflyfishing.com ou
lepoissonvoyageur.com affichant des photos
de fiers mâles blancs qui présentent à
l’objectif de superbes spécimens de saumons
et autres truites tout juste pêchés entre leur
aller et leur retour à Paris-Roissy ou ailleurs.
Je ne pense pas qu’il leur soit venu à l’idée
que des gens vivent là en permanence, tirant
leur subsistance de la rivière et de la
forêt… Les Even de la famille élargie de Daria
(si je comprends bien, une cinquantaine de
personnes dispersés sur des centaines, voire
des milliers de kilomètres carrés) vivent là en
chasseurs cueilleurs, eux qui étaient jadis
(avant la sédentarisation forcée) plutôt

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éleveurs de rennes. Daria a expliqué à Nastia,


comme on l’appelle affectueusement là-bas,
que les chamanes avaient disparu en même
temps que disparaissaient les anciens modes
de vie. Elle-même, qui était née dans la forêt
avant de vivre longtemps « en ville » (à Esso,
qui est plutôt un gros village – 2000 habitants
selon Wikipédia), avait été sauvée dans les
jours suivant sa naissance par le dernier
d’entre eux : en ses premiers jours, elle
n’arrêtait pas de pleurer et refusait de manger.
Le chamane, après avoir jeûné et rêvé pour
elle, avait expliqué à sa mère qu’elle avait
choisi un mauvais nom pour sa fille (elle
voulait l’appeler Ouliana) : elle devait
s’appeler Daria (prénom de sa grand-mère),
sinon elle mourrait. Aussitôt dit, aussitôt fait,
et le bébé s’arrêta de pleurer et s’alimenta
normalement. Elle était âgée de près de
soixante ans et était la cheffe du clan familial
lorsque Nastassja la rencontra. C’est avec elle,
surtout, que l’anthropologue a appris
comment vivent ces gens qui sont repartis

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dans la forêt quasiment sans bagage et en


ayant presque tout oublié des anciennes
coutumes, des anciens modes de faire et de
s’entretenir avec les esprits. Il n’y a plus de
chamanes pour les aider, alors Daria
improvise. Elle parle, elle chante, s’adressant
au feu, à la rivière, aux esprits de la forêt. Elle
(ré)apprend en marchant. Et rêve aussi.
Beaucoup. Et s’intéresse aux rêves de celles et
ceux qui dorment dans sa yourte. C’est que
souvent les âmes des animaux s’adressent à
eux, leur disant qu’ils s’offriront à eux
demain, à tel endroit, ou les prévenant de tel
ou tel aléa climatique.

« Un […] matin d’hiver, je me réveille,


j’avise les garçons et Matchilda, le beau-fils
de Daria, accoudé à la petite table près du
poêle. Je le fixe sans but, la tête vide, pensant
vaguement à la longue journée probablement
ennuyeuse qui m’attend. Elle est déjà partie,
me dit-il sans me regarder. Elle a dû rêver,
dit-il encore, ses traces partent vers la
rivière… Elle a rêvé c’est sûr. Il a l’air agacé,
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presque jaloux. Je m’habille à la hâte, enfile


mes bottes et sort dans l’air brillant. Avant
même que j’aie pu atteindre le bout du camp,
je vois la silhouette de Daria qui se découpe
au fond de la clairière sur le petit chemin de
neige qui remonte de la rivière. Je m’arrête, la
regarde s’approcher. Elle a le sourire aux
lèvres, elle est fière comme une gamine qui
aurait attrapé son premier papillon, sur son
épaule se balance un sac humide. Elle le
dépose à nos pieds, l’ouvre et me montre les
truites arc-en-ciel. Cette nuit je les ai vues,
elles m’ont parlé, elles m’ont dit l’endroit où
elles allaient être, dit-elle sans se départir de
son large sourire. J’ai su qu’elles allaient se
donner.je me suis dépêchée, je suis allée à
l’endroit que j’ai vu en rêve. Elles sont venues
presque tout de suite.

« Plus tard dans la journée, devant la


maison sur le petit banc, assises sous les
quelques rayons de soleil du jour, nous
pouffons de rire : Matchilda revient de la
rivière, bredouille. Tu es né hier ou quoi ? lui
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lance Daria. Tu sais que ça ne sert à rien d’y


aller, si tu n’as rien vu la nuit ! On peut
toujours essayer, marmonne Matchilda en
nous passant devant, l’air renfrogné. »

L’anthropologue observe comment


celles et ceux qui sont devenus sa famille
s’affrontent au changement climatique qui
leur apporte des catastrophes météo, modifie
les comportements des animaux, voire les fait
disparaître. Comment aussi ils et elles sont
bien obligés de passer des compromis avec la
civilisation afin de se procurer de l’argent et
surtout les produits indispensables (ou pas) à
la survie en climats extrêmes (comme par
exemple essence et pièces détachées pour les
motoneiges, ou cigarettes). Comment ils
vivent tous les petits détails (qui n’en sont
pas) de la vie quotidienne, loin de toute
facilité et de tout élément de confort « tout
fait ». C’est vraiment un très beau livre. De
plus elle entrelace à ces considérations une
sorte de cours d’anthropologie pour débutants
dans mon genre, parlant des mythes, des
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tricksters (ces êtres du passage, des limites,


de la transgression créatrice), des rêves et de
ce qu’elle nomme les « cosmogonies
accidentelles » – c’est-à-dire nées de
rencontres, de circonstances fortuites,
d’accidents en somme, et pas d’Un à
majuscule qui se ramène et proclame que la
lumière soit et la lumière fut etc., si vous
voyez ce que je veux dire. Lisez-le
absolument, c’est une grande leçon.

Bon, je vais trop vite, c’est entendu.


Mais l’idée est d’inciter à lire, non de faire
semblant d’avoir tout bien compris, tout bien
digéré et de vous le rapporter tel un oiseau
rapportant la becquée à ses petits. Pourtant, je
vais encore m’attarder sur la cinquième partie
du livre, intitulée « Tempête », et qui me
semble formuler des propositions que je
n’avais guère entendues jusqu’ici.

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Ça commence par une tempête, des


trombes d’eau puis le regel – qui tue des
dizaines d’animaux aux alentours, dont huit
des dix chevaux de la famille de Daria,
incapables de casser la couche de glace au-
dessus de la neige afin de trouver encore un
brin d’herbe dessous… Jusqu’ici les
anthropologues se sont peu intéressés aux
relations entretenues par les collectifs
indigènes aux flux géophysiques – d’abord
parce qu’eux-mêmes n’étaient pas encore
sensibilisés à la question des
bouleversements du climat, mais aussi pour
une autre raison, selon Nastassja Martin :
« Pour mieux saisir ce silence des
anthropologues, il faut d’abord comprendre
qu’ils n’ont pas seulement hérité du grand
partage entre culture et nature, même si
nombre d’entre eux se sont attachés à le
défaire ces dernières décennies. À un niveau
infra, ils sont porteurs de divisions plus
profondes encore : celle entre vivant et non-
vivant, en résonance avec la césure animé et
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inanimé, héritée de l’Antiquité et retravaillée


au début de la modernité. » Le milieu était vu
comme un environnement abiotique
(physique, chimique, géologique), soit un
donné inerte. Mais plus récemment,
« diverses disciplines scientifiques ont
montré que ces milieux étaient en réalité
construits par et pour les êtres vivants, et en
étaient donc une extension. » C’est, en gros,
l’effet de l’« hypothèse Gaïa », soit la Terre vue
comme organisme vivant.

Du point de vue Even, cela se traduit


par des adresses directes aux éléments. On l’a
dit, Daria s’adresse au feu, à la rivière. Mais
elle raconte aussi à Nastia ses souvenirs de
rituels exécutés par ses parents afin de faire
changer une météo défavorable. Elle-même
ne sait plus accomplir ces rituels ; par contre,
elle cherche toujours à parler, à communiquer
avec les éléments. Prendre Daria au sérieux,
c’est essayer de comprendre pourquoi elle le
fait, au nom de quelle vision du monde. C’est
un monde où tout n’est pas vivant, au sens
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biologique du terme, mais ou tout – humains,


animaux, pierres, vent, feu, eau – est traversé
par un « principe d’animation » que les Even
nomment Ivki. Comme dans d’autres cas – le
manitou, ou le Grand Esprit des Indiens
d’Amérique – les Blancs ont eu tendance à
assimiler ces notions au Dieu monothéiste.
« Pour sortir de [cette] affiliation notable mais
réductrice […], il me semble, dit Nastassja
Martin, que le fil conducteur n’est pas à
chercher dans l’idée partagée qu’il existerait
une force toute-puissante extérieure à ce
monde qui serait néanmoins à son origine.
Bien plutôt, il nous faut porter l’attention vers
ce qui est réputé être distribué chez tous les
êtres, éléments et entités qui composent ce
monde. Ce que toutes ses composantes
reçoivent en partage est une capacité de
métamorphose. » C’est l’auteure qui souligne.
Cela me paraît assez vertigineux : car cela
remet radicalement en question nos
conceptions occidentales – la politique,
l’économie, l’État, le Droit, etc., toutes fondées

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sur la notion d’Institution majuscule, soit


quelque chose censé être solide, robuste,
stable, en somme : immuable. Mais
poursuivons avec Nastassja Martin à propos
des éléments et d’Ivki : « Le feu, la rivière et
les conditions atmosphériques sont perçus
comme bougeant en amont des humains, des
animaux et des plantes, plus vite et plus fort
qu’eux ; ils n’en deviennent pas pour autant
des “personnes” ou des “gens” au même titre
que les animaux par exemple, puisqu’ils n’ont
pas d’âme individuelle ; ils pourraient
néanmoins être vus comme des méta-
personnes, traversant toutes choses,
traversées par toutes choses. Ce qui leur est
reconnu est une puissance propre, une
animation qui dépasse, en intensité, tout ce
que les animaux et les humains peuvent faire
ou dire, ainsi que leur manière de se
métamorphoser. Ivki, en relation avec
l’instabilité des formes de ces derniers, peut
être compris comme la capacité
métamorphique que manifestent ces

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éléments. Ivki n’est pas supérieur, nous dit


Daria, mais traverse toute chose. Cela veut
dire que même les entités réputées “animées”
au plus haut niveau, comme le feu, l’eau et les
conditions atmosphériques, sont elles-mêmes
traversées par un principe d’animation qui
tend, en quelque sorte, les relations entre tous
les êtres – un “vent” qui fait bouger les
branches des grands arbres et frémir les
toutes petites herbes. »

Pour conclure, je reprendrai un extrait


de la conclusion d’À l’est des rêves, tout aussi
belle et profonde que le reste du livre.

« Daria et sa famille ont, plusieurs fois,


tout perdu. Nous aussi, nous sommes à l’orée
d’une perte si abyssale que nous en restons
stupéfaits [7]. Alors ? Reposons la question :
vers quoi œuvrons-nous [8] ? Le maintien de
leurs formes et des nôtres ? Le maintien de
nos structures et des leurs ? À quel prix ? Les
Even d’Icha répondraient : au prix des
relations. Nos livres et toutes nos

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restitutions [9] sont-ils appelés à devenir


autant de musées où sont conservées les
formes stables – et donc rassurantes – des
traditions autochtones ? Si la réponse est
négative, alors leurs manières de vivre
recomposées, qui déboussolent les nôtres face
aux métamorphoses systémiques actuelles,
doivent être absolument repolitisées en
même temps que défolklorisées. Il faut
entendre les rencontres interspécifiques, les
mythes, les rêves et les adresses aux
éléments comme autant de façons de dire que
le monde pourrait être autre. »

Un grand livre, décidément.

franz himmelbauer, pour Antiopées <


https://antiopees.noblogs.org/> , le 4 septembre
2022

[1] Maïté, parisienne pur jus, était partie à la fin des


années 1960, comme beaucoup d’autres, s’installer
dans un coin reculé de la haute Ardèche, juste sous le
Gerbier-de-Jonc, afin d’y construire une vie plus
solidaire entre humains, plantes et animaux. Et elle
avait réussi. Comme Daria, dont parle Nastassja Martin

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dans son livre, et qui était repartie vivre en forêt en


1989, elle avait été longtemps cheffe de clan. À l’est des
rêves s’ouvre sur la mort de la mère de Daria et une
cérémonie émouvante de funérailles dans la forêt. Celle
qui a accompagné Maïté dans son dernier voyage, voici
quelques jours, fut aussi très belle.

[2] Les Âmes sauvages. Face à l’Occident, la résistance


d’un peuple d’Alaska, La Découverte, 2016 ; Croire aux
fauves, Verticales, 2019.

[3] J’avais aussi aimé Croire aux fauves, mais je pense


que je l’avais mal compris avant la lecture de À l’est des
rêves. En effet, il y avait un côté un peu
« sensationnel », rocambolesque, dans ce combat entre
une femme et un ours… Cet aspect me semblait
reléguer en arrière-plan le magnifique travail
d’ethnographie des Âmes sauvages. Or j’ai relu Croire
aux fauves après À l’est des rêves, et il m’est apparu
tout autrement, aussi comme un essai réflexif sur
l’anthropologie – sans parler de ses considérations
ethnographiques comparatives sur les systèmes de
soins russes et français…

[4] 1380 km de long sur 430 dans sa plus grande largeur,


270 000 km2, soit environ la moitié de la France, pour
une population de 330 000 habitants (dixit Wikipédia).
La péninsule est en quelque sorte « prolongée » vers le
sud par les îles Kouriles, qui forment un arc de cercle
très ouvert jusqu’à l’île japonaise d’Hokkaido. Les

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quatre îles proches de cette dernière sont l’enjeu d’un


conflit territorial entre Russie et Japon. Les Japonais
les nomment « Territoires du Nord » et les Russes
« Kouriles du Sud ». Suite à leur annexion par l’URSS à
la fin de la Seconde Guerre mondiale, le différend n’est
toujours pas réglé à ce jour, empêchant la signature
d’un traité de paix entre URSS, puis Russie, et Japon.
Celui-ci s’étant associé aux sanctions occidentales
contre la Russie après le déclenchement de la guerre en
Ukraine, la Russie a dénoncé son « attitude inamicale »
et abandonné la négociation de ce fameux traité…

[5] Même si le travail de Charles Stepanoff (du moins ce


que j’en ai lu) ne présente pas le côté très personnel, qui
touche à l’intimité du chercheur lui-même, que l’on
trouve chez Nastassja Martin, je m’en voudrais de ne
pas recommander ici Voyager dans l’invisible.
Techniques chamaniques de l’imagination, avec une
préface de Philippe Descola, La Découverte, coll. Les
Empêcheurs de penser en rond, 2019. C’est une très
belle étude sur le chamanisme, basée sur les enquêtes
de terrain de l’auteur et « l’ample littérature
ethnographique décrivant les traditions autochtones
du nord de l’Eurasie et de l’Amérique » (extrait de la
quatrième de couverture). Son très grand intérêt vient
de ce qu’elle met au jour des différences entre pratiques
chamaniques qui semblent traduire une sorte
d’évolution vers la spécialisation des praticiens et donc
une certaine hiérarchisation qui pourrait (c’est mon
commentaire) peut-être se retrouver au cours du

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développement de nombreuses religions, avec


l’apparition progressive d’une caste de prêtres, d’un
savoir réservé aux élites, etc. On peut aussi voir sur
Lundisoir un entretien avec Charles Stepanoff à propos
de son dernier livre L’Animal et la mort. Chasses,
modernité et crise du sauvage. C’est par ici <
https://lundi.am/L-animal-et-la-mort> .

[6] Ici, je ne peux pas ne pas penser à Barbara


Glowczewski qui, elle aussi, a été adoptée par une
famille aborigène en Australie. Voir
https://antiopees.noblogs.org/post/2015/10/22/barbara-
glowczewski-les-reveurs-du-desert-et-reves-en-
colere/ <
https://antiopees.noblogs.org/post/2015/10/22/barbara-
glowczewski-les-reveurs-du-desert-et-reves-en-colere/> et
aussi ce récent « lundisoir < https://lundi.am/Qu-est-ce-que-
l-esprit-de-la-terre>  ».

[7] Nastassja Martin en sait quelque chose, elle qui


habite, lorsqu’elle est en France, au pied de la Meije,
dans le massif des Écrins : elle qui est amoureuse de la
montagne voit l’effet du réchauffement climatique sur
le glacier du même nom, comme on peut l’observer à
travers toute la chaîne des Alpes.

[8] Nous : les anthropologues.

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[9] Nastassja Martin a aussi participé à la réalisation de


deux films documentaires : Kamtchatka, un hiver en
pays évène (2018) et Kamtchatka : un été en pays évène
(2020).

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