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© Nick Srnicek, 2017

Titre original: Platform Capitalism


Polity Press Ltd, Cambridge

© Lux Éditeur, 2018


www.luxediteur.com

Conception graphique de la couverture: David Drummond


Photo en couverture: yoh4nn/iStock

Dépôt légal: 3e trimestre 2018


Bibliothèque et Archives Canada
Bibliothèque et Archives nationales du Québec
ISBN (papier): 978-2-89596-280-9
ISBN (epub): 978-2-89596-746-0
ISBN (pdf): 978-2-89596-936-5

Ouvrage publié avec le concours du Programme de crédit d’impôt du gouvernement du Québec et de


la SODEC. Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada pour nos activités
d’édition, ainsi que du Programme national de traduction pour l’édition du livre, une initiative de la
Feuille de route pour les langues officielles du Canada 2013-2018: éducation, immigration,
communautés, pour nos activités de traduction.
Introduction

A INSI VIVRIONS-NOUS dans une époque de grandes transformations. Des


expressions comme l’«économie du partage» (sharing economy),
l’«économie de la pige» (gig economy) ou la «quatrième révolution
industrielle» sont brandies à tout propos, faisant miroiter les images
séduisantes de la flexibilité et de l’esprit d’entreprise. En tant que
travailleurs, nous serions libérés des contraintes propres à la permanence
d’une carrière et pourrions désormais choisir notre propre destin en vendant
les produits et services de notre choix. En tant que consommateurs, nous
sommes placés devant une profusion de services à la demande et la
promesse d’un réseau d’appareils connectés pouvant répondre à nos
moindres caprices. Cet ouvrage porte sur ce moment contemporain et ses
avatars des technologies émergentes: les plateformes, les métadonnées (big
data), la fabrication additive (additive manufacturing), la robotique de
pointe, l’apprentissage automatique (machine learning) et l’internet des
objets. Il ne s’agit manifestement pas du premier livre sur le sujet, mais son
approche est quelque peu différente. Certaines analyses mettent l’accent sur
les aspects politiques des technologies émergentes, insistant sur la vie
privée et la surveillance étatique, en laissant de côté tous les enjeux
économiques relatifs à la propriété et la rentabilité. D’autres se penchent sur
la manière dont les entreprises incarnent certaines idées et valeurs, puis
s’attachent à critiquer leur comportement inhumain, mais négligent, encore
une fois, le contexte économique et les exigences propres au système
capitaliste[1]. Quant aux chercheurs qui traitent de ces tendances
économiques émergentes, ils les présentent souvent comme des
phénomènes sui generis, détachés de leur histoire. Ils ne se demandent
jamais pourquoi on se retrouve avec cette économie, pas plus qu’ils ne
reconnaissent ce qui, en elle, s’est constitué en réponse aux problèmes du
passé. Enfin, un certain nombre d’études montrent à quel point l’économie
intelligente (smart economy) profite peu aux travailleurs et comment le
travail numérique (digital labour) bouleverse les rapports entre les
travailleurs et le capital, mais elles négligent la concurrence intercapitaliste
et les tendances économiques plus larges[2].
Cet ouvrage vise à compléter ces perspectives et livre ainsi une histoire
du capitalisme et des technologies numériques tout en reconnaissant la
diversité des formes économiques et les tensions concurrentielles propres à
l’économie contemporaine. Notre pari est simple: nous pouvons en
apprendre beaucoup sur les entreprises de haute technologie si on les
considère comme des actrices économiques au sein d’un mode de
production capitaliste. Une telle hypothèse de départ exige de faire
abstraction du fait qu’elles sont des actrices culturelles définies par les
valeurs de l’idéologie californienne ou encore des actrices politiques
cherchant à exercer un pouvoir. En revanche, si elles veulent écarter les
compétiteurs, il leur faut engranger des profits, ce qui délimite clairement
l’horizon des attentes plausibles et prévisibles de ce qui pourrait advenir.
Avant toute chose, le capitalisme exige des entreprises, pour générer des
profits, qu’elles cherchent sans relâche de nouvelles ouvertures, de
nouveaux marchés, de nouvelles marchandises et de nouvelles formes
d’exploitation. Pour certains, cette insistance sur le capital plutôt que sur le
travail peut relever d’un économisme vulgaire; mais dans un monde où le
mouvement ouvrier s’est considérablement affaibli, donner la priorité au
pouvoir d’action du capital ne fait que refléter la réalité.
Où devrait-on porter notre attention pour décrire les effets des
technologies numériques sur le capitalisme? Une hypothèse serait de se
tourner vers les technologies[3], mais ce secteur reste relativement modeste
par rapport au reste de l’économie. Aux États-Unis, il représente
actuellement 6,8 % de la valeur ajoutée issue du secteur privé et il emploie
environ 2,5 % de la main-d’œuvre[4]. En comparaison, le secteur industriel
compte quatre fois plus de salariés aux États-Unis, et ce, malgré la
désindustrialisation. Au Royaume-Uni, les industries emploient près de
trois fois plus de salariés que le secteur des technologies[5]. Cette réalité est
partiellement tributaire de la taille notoirement modeste des entreprises de
technologie. Google compte environ 60 000 salariés directs, contre 12 000
pour Facebook. WhatsApp comptait 55 employés lorsqu’il a été racheté par
Facebook pour 19 milliards de dollars, alors qu’Instagram n’en avait que 13
avant d’être vendu pour 1 milliard de dollars. À titre de comparaison, si l’on
remonte à 1962, les entreprises les plus importantes comptaient un bien plus
grand nombre de salariés: AT&T avait 564  000  employés, Exxon en
comptait 150  000, et 605  000  personnes travaillaient chez General
Motors[6]. Ainsi, lorsqu’il est question de l’économie numérique, il ne faut
jamais oublier qu’elle déborde largement le seul secteur des technologies,
tel que les catégories classiques le définissent.
En guise de définition préliminaire, nous dirons que l’économie
numérique désigne les entreprises dont les modèles de gestion reposent de
plus en plus sur les technologies de l’information, les données et internet.
Ce domaine traverse ainsi tous les secteurs traditionnels – les industries, les
services, les transports, le secteur minier et les télécommunications – et tend
graduellement à jouer un rôle essentiel au sein de l’économie
contemporaine. Ainsi comprise, l’économie numérique apparaît
significativement plus importante que ce que laisserait croire une simple
analyse sectorielle. En premier lieu, elle constitue de toute évidence le
secteur le plus dynamique de l’économie contemporaine – un domaine d’où
semble émerger une innovation constante et dont on croirait qu’il favorise
la croissance économique. L’économie numérique apparaît comme un phare
dans un contexte économique autrement stagnant. Ensuite, l’économie
numérique gagne systématiquement en importance, dans le monde de la
finance par exemple. Du fait de l’omniprésence grandissante de son
infrastructure dans l’économie actuelle, son effondrement aurait sans doute
des conséquences dramatiques. Enfin, en raison de son dynamisme,
l’économie numérique est perçue comme un modèle pouvant donner une
nouvelle légitimité au capitalisme actuel dans son ensemble. L’économie
numérique s’apprête à devenir hégémonique: on attend des villes qu’elles
deviennent intelligentes, des entreprises qu’elles soient révolutionnaires,
des travailleurs qu’ils soient flexibles et des gouvernements qu’ils soient
raisonnables et discrets. Dans cet environnement, ceux qui redoublent
d’ardeur devraient pouvoir tirer leur épingle du jeu et crier victoire. C’est
du moins ce qu’on nous dit.
La thèse de cet ouvrage est que le capitalisme, suivant le long déclin de
la rentabilité du secteur manufacturier, s’est tourné vers les données pour
assurer la croissance et la vitalité de l’économie face à la léthargie du
secteur industriel. Au XXIe  siècle, les nombreuses innovations dans les
technologies numériques ont accordé un rôle toujours plus central aux
données dans les entreprises et dans leurs relations avec leurs employés,
leurs clients et les autres capitalistes. La plateforme s’est vite imposée
comme un nouveau modèle d’entreprise capable d’extraire et de contrôler
des quantités extraordinaires de données; et dans le sillage de ce
basculement, nous avons assisté à l’essor de grandes entreprises
monopolistiques. Le capitalisme actuel des économies à revenu élevé et à
revenu intermédiaire est graduellement dominé par ces entreprises – une
tendance qui n’est pas près de s’atténuer si l’on se fie aux dynamiques
esquissées dans cet ouvrage. Nous voulons ici replacer ces plateformes dans
le contexte plus large de l’histoire économique, comprendre en quoi elles
représentent un moyen de dégager des profits et donner un aperçu de
certaines tendances qu’elles produisent.
Cet essai constitue en partie une synthèse de travaux déjà existants. Le
premier chapitre, qui fournit un aperçu des différentes crises ayant préparé
le terrain de celle de 2008, sera sans doute familier aux historiens de
l’économie. Il tente d’historiciser les technologies émergentes comme
résultant de tendances capitalistes plus profondes, afin de comprendre en
quoi elles sont partie prenante d’un système de concurrence, d’exploitation
et d’exclusion. Le chapitre 2 ne devrait pas surprendre ceux qui sont au fait
des actualités du monde des technologies. De plusieurs manières, il cherche
à clarifier les différents débats qui agitent actuellement ce domaine, en
présentant une typologie et une genèse des plateformes. En revanche, nous
espérons que le chapitre  3 proposera des idées nouvelles. Sur la base des
chapitres précédents, il esquisse un portrait des tendances probables et
dessine à grands traits quelques prédictions sur l’avenir du capitalisme de
plateforme. De tels pronostics prospectifs sont une part essentielle de tout
projet politique. Notre manière de conceptualiser le passé et l’avenir est
déterminante si l’on entend développer une pensée stratégique et des
tactiques politiques visant à transformer la société dès à présent. En somme,
considérer les technologies émergentes comme l’inauguration d’un nouveau
régime d’accumulation ou comme le simple prolongement des régimes
antérieurs ne revient pas au même. Cela peut influencer tant l’éventualité
d’une crise que le lieu d’où elle pourrait émerger, sans compter nos
conceptions de l’avenir du travail au sein du capitalisme. Selon un des
arguments de cet ouvrage, l’apparente nouveauté de la situation risque à
plus long terme de dissimuler la persistance de certaines tendances. Il est
donc impératif pour la gauche du XXIe  siècle de prendre la mesure des
importantes transformations en cours. En tout état de cause, comprendre
notre position à l’intérieur d’un contexte plus large est la première étape
pour créer des stratégies à même de le transformer.
Chapitre 1

La longue récession

P OUR COMPRENDRE LA SITUATION ACTUELLE, il faut voir en quoi elle


s’enracine dans celle qui l’a précédée. Des phénomènes qui
apparaissent comme des innovations radicales peuvent se révéler, à la
lumière de l’histoire, comme de simples prolongements du passé. Ce
premier chapitre tente de démontrer comment trois moments distincts de
l’histoire relativement récente du capitalisme s’avèrent particulièrement
pertinents pour aider à comprendre la conjoncture actuelle: la réaction vis-
à-vis de la récession des années 1970; le boom économique des années
1990 et son effondrement; et la réponse suscitée par la crise de 2008.
Chacun de ces moments a contribué à poser les jalons de l’économie
numérique et à déterminer la forme de son développement. Ces
phénomènes doivent être restitués dans le contexte plus large du
capitalisme, des exigences et des contraintes qu’il impose aux entreprises et
aux travailleurs. Si l’économie capitaliste reste un système incroyablement
flexible, elle porte également certains traits invariables qui fonctionnent
comme des paramètres généraux valant pour toutes les périodes historiques.
Afin de bien saisir les causes, les dynamiques et les conséquences de la
situation actuelle, il importe d’abord de comprendre la manière dont le
capitalisme opère.
Lorsqu’il s’agit de hausser les niveaux de productivité[1], l’économie
capitaliste connaît un succès sans commune mesure avec tous les autres
modes de production qui ont existé jusqu’à ce jour; ce qui explique son
incomparable puissance de croissance rapide et d’élévation du niveau de
vie. Mais qu’est-ce qui distingue au juste le capitalisme des autres modes de
production[2]? Manifestement, cette différence ne saurait s’expliquer par
des mécanismes psychologiques, comme si nous avions collectivement
décidé un jour de devenir plus avares ou plus efficaces dans la production
que ne l’étaient nos ancêtres. La croissance de la productivité dans le
capitalisme tient plutôt à une transformation des relations sociales, et en
particulier les rapports de propriété. Dans les sociétés précapitalistes, les
producteurs avaient un accès direct aux moyens de subsistance – des terres
pour se loger et se nourrir. Dans ces conditions, la survie ne dépendait pas
nécessairement de l’efficacité du mode de production. Suivant les aléas des
cycles naturels, si la récolte n’atteignait pas les niveaux escomptés une
certaine année, c’était à cause de contraintes purement contingentes, et non
pas systémiques. Il suffisait souvent de redoubler d’ardeur pour se procurer
les ressources nécessaires à la survie. Avec le capitalisme, ce n’est plus le
cas. Les acteurs économiques sont désormais séparés de leurs moyens de
subsistance. Pour se procurer les biens nécessaires à leur survie, ils doivent
maintenant se tourner vers le marché. Bien que les marchés existent depuis
des milliers d’années, l’arrivée du capitalisme a généralisé une dépendance
sans précédent des acteurs économiques envers le marché. La production a
fini par s’arrimer à ses exigences: il fallait vendre des marchandises pour
acquérir l’argent nécessaire à l’achat de biens de subsistance. Mais tandis
que de plus en plus de producteurs dépendaient de ce qu’ils parvenaient à
écouler sur le marché, ils étaient maintenant confrontés à la pression de la
concurrence. Des prix trop élevés risquaient de freiner la vente de leurs
produits et les mener vers la faillite. Ainsi, la dépendance généralisée vis-à-
vis du marché a débouché sur la nécessité systémique de réduire les coûts
de production par rapport au prix de vente. Cette opération peut être
accomplie de multiples manières, mais les méthodes les plus répandues sont
d’adopter de nouvelles technologies et des techniques de travail plus
efficaces, de développer une niche de spécialisation, ou encore de saboter
directement les compétiteurs. Ces différentes manières de faire face à la
concurrence ont fini par infléchir les tendances à moyen terme du
capitalisme: les prix se sont mis à chuter pour atteindre le niveau des coûts
de production, les profits entre les différents secteurs ont eu tendance à
atteindre les mêmes niveaux, jusqu’à ce que la croissance s’impose comme
la logique ultime du capitalisme. Cette logique de l’accumulation est
devenue un élément implicite et tenu pour acquis dans chaque décision
commerciale: qui embaucher, où investir, que construire, quoi produire, à
qui vendre, et ainsi de suite.
Une des conséquences majeures de ce modèle capitaliste est la nécessité
constante d’innover sur le plan technologique. Que ce soit pour diminuer
les coûts, éliminer la concurrence, contrôler les travailleurs, réduire le
temps de rotation des stocks ou mettre la main sur de nouvelles parts de
marché, les capitalistes sont perpétuellement poussés à transformer le
processus de production. L’obligation pour les entrepreneurs d’optimiser
leur productivité et de rivaliser d’ingéniosité pour générer des profits
constitue sans doute la source du formidable dynamisme du système
capitaliste. Néanmoins, d’autres causes – que nous allons examiner plus
loin – interviennent lorsqu’il s’agit d’expliquer la centralité de la
technologie dans le système capitaliste. Cette centralité a souvent eu pour
effet de déqualifier la main-d’œuvre et de saper le pouvoir des ouvriers
qualifiés (même s’il existe également une contre-tendance à la
requalification[3]). De fait, les technologies de déqualification permettent de
remplacer les travailleurs spécialisés par une main-d’œuvre plus docile et
bon marché, tout en confiant les tâches intellectuelles aux gestionnaires
plutôt qu’aux ouvriers sur le terrain. Or, ces transformations techniques
cachent une concurrence et une lutte féroces, tant entre les classes, qui
veulent acquérir du pouvoir aux dépens des autres, qu’entre les capitalistes,
qui veulent baisser leurs coûts de production sous la moyenne sociale. Ce
dernier phénomène jouera un rôle décisif dans les transformations dont
traite cet ouvrage. Mais avant de se pencher sur l’économie numérique elle-
même, il convient d’abord de jeter un œil sur la période qui l’a précédée.

La fin de l’exception d’après-guerre


Il est de plus en plus évident que nous vivons dans une époque qui doit
toujours composer avec l’éclatement du compromis historique issu de
l’après-guerre. Thomas Piketty a remarqué que la réduction des inégalités
après la Seconde Guerre mondiale constitue une rare exception à la règle
générale du capitalisme. De même, Robert Gordon considère que la
croissance phénoménale de la productivité au milieu du XXe  siècle
représente une exception à la norme historique, tandis qu’un certain nombre
d’intellectuels de gauche soutiennent depuis longtemps que la période de
gloire du capitalisme d’après-guerre ne pouvait simplement pas durer[4]. En
réalité, cette période exceptionnelle – qu’on définit généralement par
l’intégration du libéralisme à l’échelle internationale, le consensus social-
démocrate à l’échelle nationale et le fordisme sur le plan économique – n’a
cessé de se désagréger depuis les années 1970.
Qu’est-ce qui a caractérisé la situation d’après-guerre des économies à
revenu élevé? Sans être exhaustifs, deux éléments sont cruciaux pour étayer
notre propos: le modèle des entreprises et la structure de l’emploi. Après les
ravages de la Seconde Guerre mondiale, l’industrie américaine a tôt fait
d’imposer son hégémonie à l’échelle planétaire. Elle était alors marquée par
l’existence de vastes sites de production construits sur le modèle fordiste,
dont l’industrie automobile constitue le paradigme. Ces usines étaient
orientées vers une production de masse, une gestion centralisée et une
approche de la production «au cas où», exigeant une main-d’œuvre
supplémentaire et un surplus d’inventaires pour faire face à des flambées
imprévues de la demande. Le processus de production était modelé sur les
principes tayloristes, qui visent à décomposer le travail en une série de
tâches simples pouvant être remplies par des ouvriers non qualifiés, avant
de les réorganiser de la façon la plus efficace. Dans ce modèle, les
travailleurs étaient regroupés en masse dans une seule usine, ce qui a abouti
à l’émergence de la figure de l’ouvrier-masse, disposant d’une identité
collective fondée sur le partage de conditions de travail communes. À
l’époque, les ouvriers étaient représentés par des syndicats qui cherchaient à
atteindre un compromis entre le travail et le capital, quitte à réprimer les
initiatives plus radicales[5]. La négociation collective assurait que les
salaires augmentent à un rythme respectable, et les ouvriers étaient de plus
en plus regroupés dans des industries manufacturières où ils disposaient
d’emplois relativement permanents, de salaires élevés et de retraites
garanties. Pendant ce temps, l’État-providence subvenait aux besoins des
laissés pour compte du marché du travail.
Les industries américaines ont profité du fait que leurs concurrents
avaient été dévastés par la guerre pour se hisser au premier rang des
puissances industrielles[6]. Or le Japon et l’Allemagne avaient leurs propres
avantages comparatifs – ils disposaient notamment d’une main-d’œuvre
relativement moins onéreuse, d’un taux de change avantageux et (dans le
cas du Japon) d’une structure institutionnelle hautement favorable entre le
gouvernement, les banques et les grandes entreprises. De plus, le plan
Marshall a permis d’étendre les marchés d’exportation et d’augmenter les
investissements destinés à ces pays. Entre les années 1950 et 1960, la
productivité et le rendement du secteur industriel ont grimpé en flèche au
Japon et en Allemagne, en venant même – et c’est le plus important – à
disputer les parts détenues par les entreprises américaines, dans un contexte
où le marché international et la demande mondiale ne cessaient de croître.
Soudainement, plusieurs grandes firmes se sont mises à inonder le marché
mondial de leurs produits. En conséquence, l’industrie mondiale a atteint un
seuil de surproduction et de surcapacité, ce qui a fini par exercer une
pression à la baisse sur les prix des produits manufacturés. Au milieu des
années 1960, l’industrie américaine faisait désormais face à une
concurrence féroce de la part de ses rivaux allemands et japonais, qui
offraient des prix beaucoup plus bas, entraînant une crise de rentabilité
majeure. L’industrie américaine, dont les prix étaient fixés à des niveaux
relativement élevés, n’arrivait tout simplement plus à rivaliser avec la
concurrence internationale. Après une série de tentatives pour redresser le
taux de change, cette crise de la rentabilité s’est transportée au Japon et en
Allemagne, pavant la voie à la crise mondiale des années 1970.
Face à ce déclin de la rentabilité, les fabricants ont redoublé d’efforts
pour ramener leurs entreprises sur la bonne voie. Ils se sont d’abord tournés
vers leurs concurrents les plus prospères en tentant de les imiter. C’est ainsi
que le modèle américain du fordisme allait être supplanté par le modèle
japonais du toyotisme[7]. Le processus de production devait être rationalisé:
par l’entremise d’une sorte d’hypertaylorisme, on l’a décomposé en une
série de tâches élémentaires afin de réduire au strict minimum les entraves
et les temps d’arrêt dans la chaîne de production. Le processus de
production, dans son intégralité, a été restructuré et réduit à sa plus simple
expression. Les actionnaires et les consultants en gestion insistaient de plus
en plus pour que les entreprises se restreignent à leurs compétences de base,
licencient tous les travailleurs non essentiels et maintiennent leurs stocks au
minimum. Ce processus a été facilité par l’émergence de logiciels de plus
en plus sophistiqués pour gérer les chaînes d’approvisionnement et garantir
que les produits soient disponibles sur demande. Les entreprises ont aussi
graduellement réorienté leur production, jusqu’alors basée sur les biens
standardisés, vers des produits faits sur mesure pour répondre à la demande
des consommateurs. Malgré tout, ces efforts se sont butés aux ripostes
d’entreprises japonaises et allemandes pour augmenter leur propre
rentabilité ainsi qu’à l’émergence de nouveaux concurrents (la Corée,
Taïwan, Singapour et, enfin, la Chine). Cela s’est traduit par une
concurrence internationale soutenue, une surcapacité généralisée et une
pression à la baisse sur les prix.
La deuxième tentative majeure de rétablissement d’un niveau de
rentabilité satisfaisant s’est attaquée au pouvoir des syndicats. Partout en
Occident, ces derniers ont fait face à une offensive tous azimuts, à laquelle
ils ont fini par succomber. Les syndicats ouvriers ont dû composer avec
l’apparition de nouvelles barrières juridiques et la déréglementation de
plusieurs secteurs de l’économie, ce qui a ultimement réduit leurs membres
à peau de chagrin. Les entreprises en ont profité pour réduire les salaires et
faire de plus en plus appel à des sous-traitants. Au début, la sous-traitance
concernait surtout les emplois dont les produits pouvaient facilement être
expédiés (petits produits de consommation), et n’affectait pas encore les
services (administration) ou les biens non échangeables (habitation).
Néanmoins, dans les années 1990, l’essor des communications et des
technologies de l’information a permis de délocaliser un bon nombre de ces
services en distinguant ceux qui requièrent une présence physique (coiffure
ou soins) de ceux qui peuvent être offerts à distance (saisie de données,
services à la clientèle, radiologie, etc.)[8]. Les premiers étaient sous-traités
localement là où c’était possible, alors que les autres subissaient une
pression grandissante du marché mondial de l’emploi. L’hôtellerie fournit
un exemple particulièrement éclairant de cette tendance générale: aux États-
Unis, alors que les hôtels franchisés occupaient une part négligeable de
l’industrie hôtelière dans les années 1960, ils en représentaient plus de 76 %
en 2006. En parallèle, toutes les tâches liées à l’hôtellerie – nettoyage,
administration, entretien et conciergerie – ont graduellement été confiées à
des entrepreneurs externes[9]. Les responsables de ce virage voulaient
réduire le coût des avantages sociaux et de la responsabilité civile afin de
maintenir un haut niveau de rentabilité. Ces changements ont donné le coup
d’envoi des tendances générales actuelles, dont des emplois de plus en plus
précaires, mal payés et soumis aux pressions des gestionnaires.

La bulle du point-com et son éclatement


Les années 1970 ont ainsi inauguré un long marasme dans la rentabilité du
secteur industriel, annonçant le destin commun à toutes les économies
développées. Pendant un moment, après la dévaluation du dollar américain
issue de l’accord du Plaza (1985), le secteur industriel américain a donné
quelques signes de reprise. Mais l’industrie a repris sa chute lorsque le yen
et le mark ont été dévalués à leur tour, par crainte de l’effondrement de
l’industrie japonaise[10]. Par ailleurs, bien que la croissance économique ait
fini par surmonter la récession des années 1970, l’économie et la
productivité de tous les pays du G7 ont poursuivi leur courbe
descendante[11]. À une exception près: le boom du point-com dans les
années 1990 et sa frénésie généralisée face aux opportunités offertes par
internet. On ne peut s’empêcher de faire une analogie entre le boom des
années 1990 et la fascination actuelle pour l’économie du partage, l’internet
des objets et les autres entreprises «branchées». Nous verrons dans le
prochain chapitre si ces récents développements connaîtront nécessairement
le même destin catastrophique. Pour l’instant, nous pouvons à tout le moins
établir que les principales caractéristiques de la bulle des années 1990 et de
son éclatement sont d’avoir mis en place l’infrastructure de base de
l’économie numérique et d’avoir remédié à la crise en instaurant une
politique monétaire expansionniste.
Dans les faits, le seul boom des années 1990 a été celui de la
commercialisation fatidique d’internet, essentiellement non commercial
jusque-là. Cette époque a été caractérisée par une forte spéculation
financière, stimulée en retour par des quantités énormes de capital-risque et
exprimée par les niveaux élevés de valorisation boursière. Alors que
l’industrie américaine commençait à stagner en raison du renversement de
l’accord du Plaza, le secteur des télécommunications est devenu le
débouché favori du capital financier à la fin des années 1990. Poussés par
l’impératif du profit, tous ont compris l’opportunité offerte par ce vaste
nouveau secteur et la nécessité de brancher les individus et les entreprises
sur internet. À leur apogée, les investissements de capital-risque dans les
entreprises de technologie comptaient pour près de 1 % du produit intérieur
brut (PIB) des États-Unis, les transactions de capital-risque ayant quadruplé
entre 1996 et 2000[12]. Au total, plus de 50  000  entreprises ont été créées
pour commercialiser internet, grâce à des investissements de plus de
256 milliards de dollars[13]. Tandis que les investisseurs étaient à l’affût des
retombées potentielles de ce secteur, les entreprises ont adopté un modèle
de «la croissance avant les profits». Même si bon nombre de ces entreprises
manquaient de sources de revenus et que certaines ne dégageaient même
aucun profit, elles espéraient qu’une croissance fulgurante leur permettrait
de mettre la main sur des parts de marché par lesquelles elles domineraient
éventuellement ce qui était considéré comme un nouveau secteur
incontournable. Selon ce qui finira par devenir un trait caractéristique du
secteur numérique et qui subsiste encore aujourd’hui, ces entreprises
devaient aspirer à une position monopolistique. Dès le début, les
investisseurs se sont lancés avec enthousiasme dans une concurrence
acharnée, espérant miser sur l’éventuel gagnant de la course. Plusieurs
entreprises pouvaient même se passer de la contribution du capital-risque,
car les marchés boursiers étaient en pâmoison devant les titres des
entreprises de technologie. Alimentée par la baisse des coûts d’emprunt et
la hausse des bénéfices des sociétés[14], la bulle boursière a embrassé la
«nouvelle économie» promise par les entreprises branchées jusqu’à se
détacher complètement de l’économie réelle. À leur sommet, entre 1997 et
2000, la valeur des titres du secteur des technologies a bondi de 300 %, et
leur capitalisation boursière a atteint cinq billions de dollars[15].
L’enthousiasme suscité par cette nouvelle industrie s’est traduit par une
injection massive de capitaux dans les actifs immobilisés d’internet. Même
si le secteur de l’informatique et des technologies de l’information
bénéficiait d’investissements importants depuis des dizaines d’années, le
niveau qu’ils ont atteint entre 1995 et 2000 demeure inégalé jusqu’à ce jour.
En 1980, les sommes investies en informatique et dans les équipements
périphériques étaient de 50,1 milliards de dollars par année. En 1990, elles
se montaient à 154,6 milliards, avant d’atteindre, au sommet de la bulle en
2000, un record absolu de 412,8  milliards de dollars[16]. Cet engouement
était planétaire: dans les économies à faible revenu, au cours des années
1990, les télécommunications étaient le secteur qui attirait le plus
d’investissements étrangers, soit plus de 331  milliards de dollars[17]. Les
entreprises ont commencé à dépenser des sommes extraordinaires pour
moderniser leurs infrastructures informatiques, posant les jalons de la
diffusion massive d’internet dans les premières années du nouveau
millénaire – en conjonction avec une série de modifications réglementaires
introduites par le gouvernement des États-Unis[18]. Concrètement, ces
investissements ont permis de déployer des millions de kilomètres de câbles
de fibre optique souterrains et sous-marins, de réaliser des percées majeures
dans la conception de logiciels et de réseaux, et de multiplier les bases de
données et les serveurs. Par ailleurs, ce processus a contribué à accélérer la
tendance, visible depuis les années 1970, vers l’externalisation des coûts;
les frais de coordination ont notamment chuté au fur et à mesure qu’il
devenait plus facile de développer et d’administrer les chaînes
d’approvisionnement et les communications à l’échelle mondiale[19]. Dans
un contexte où les entreprises souhaitaient se départir toujours plus de leurs
composantes, Nike a fourni l’archétype de l’entreprise dite «allégée» (lean)
– où la conception et le design sont maintenus dans les pays à revenu élevé,
alors que la production et l’assemblage sont délocalisés vers des ateliers de
misère dans les pays à faible revenu. Tous ces éléments ont contribué à ce
que la bulle technologique des années 1990 pose les bases de l’économie
numérique à venir.
En 1998, alors que la crise économique faisait des ravages en Asie de
l’Est, l’économie américaine a elle aussi commencé à connaître des ratés.
L’éclatement de la bulle spéculative avait été repoussé par une série de
mesures d’urgence de la part de la Réserve fédérale des États-Unis pour
réduire les taux d’intérêt, inaugurant une longue période de politique
monétaire fortement expansionniste. L’objectif implicite était de laisser les
marchés boursiers continuer leur ascension, malgré leur «exubérance
irrationnelle[20]», dans un effort d’accroissement de la richesse nominale
tant des sociétés que des ménages et, par là, de leur propension à investir et
à consommer. Tandis que le gouvernement américain s’efforçait par tous les
moyens de réduire son déficit, il était hors de question de recourir à des
mesures de relance budgétaire. Face à l’impossibilité de compter sur le
secteur industriel en pleine léthargie, on a donc misé sur une sorte de
«keynésianisme financier» pour relancer l’économie sans risquer de déficit
budgétaire[21]. Cette opération a donné lieu à un remaniement en
profondeur de l’économie américaine: sans un regain du secteur industriel,
le capital aurait dû explorer d’autres secteurs plus rentables. Cette démarche
a porté ses fruits, du moins pendant un certain temps: elle a facilité les
investissements dans les nouvelles entreprises du point-com et contribué à
prolonger la bulle spéculative jusqu’en 2000, lorsque le marché boursier
(NASDAQ) a atteint un sommet. Cette politique monétaire accommodante
s’est poursuivie après le krach de 2001[22], notamment par la réduction des
taux d’intérêt et un nouvel apport de liquidités dans le sillage des attentats
du 11  septembre. Ces interventions de la Banque centrale ont eu comme
principale conséquence de baisser les taux hypothécaires, créant les
conditions propices à la formation d’une bulle immobilière. Par ailleurs,
cette réduction des taux d’intérêt a eu pour effet de compromettre la
rentabilité des placements financiers et de forcer la quête de nouveaux
investissements – quête qui finira par déboucher sur les rendements élevés
offerts par les prêts hypothécaires à risque (subprime mortgages), à
l’origine de la crise de 2008. Ainsi, les politiques monétaires laxistes – qui
perdurent encore aujourd’hui – constituent-elles sans aucun doute l’une des
conséquences majeures de la bulle de 1990.

La crise de 2008
En 2006, le prix de l’immobilier a atteint un tournant aux États-Unis et son
déclin a commencé à se répercuter sur le reste de l’économie, entraînant les
ménages dans sa chute. La consommation a donc décliné à son tour et les
défauts de paiement des prêts hypothécaires se sont multipliés. Le système
financier étant de plus en plus rattaché au marché hypothécaire, le déclin
des prix de l’immobilier devait inévitablement causer des ravages dans le
secteur financier. Les premiers signes de ce phénomène sont apparus en
2007, avec l’effondrement de deux fonds spéculatifs (hedge funds)
lourdement impliqués dans des titres adossés à des créances hypothécaires.
Toute la structure finit par céder en septembre 2008, lorsque la faillite de
Lehman Brothers laisse la crise éclater au grand jour.
Dans l’immédiat, la réponse a été rapide et massive. La Réserve fédérale
des États-Unis s’est empressée de renflouer les caisses des banques à
hauteur de 700  milliards de dollars, fournissant des liquidités d’urgence,
élargissant la portée des assurances dépôts et se constituant même comme
copropriétaire de certaines grandes banques. Avec ce sauvetage à coup de
renflouements, de mesures de soutien aux entreprises en difficulté, de
réductions fiscales d’urgence et d’une série de stabilisateurs automatiques,
les gouvernements ont pris sur leurs épaules le fardeau de la crise,
augmentant leur déficit pour conjurer la catastrophe. Le niveau élevé de
l’endettement des ménages avant la crise s’est donc transformé en une
imposante dette publique. Par la même occasion, les banques centrales sont
intervenues pour empêcher l’effondrement de l’ordre financier mondial. Les
États-Unis ont lancé un certain nombre de mesures de soutien à l’offre de
liquidités pour s’assurer que les vannes du crédit restent ouvertes. Ils ont
consenti des prêts d’urgence aux banques et ont élaboré des contrats
d’échange de devises (swaps) avec 14 pays différents pour que ces derniers
aient accès aux dollars nécessaires pour se tirer d’affaire. Mais la mesure la
plus importante a sans aucun doute été la chute précipitée des taux
directeurs à travers le monde entier: le taux cible des fonds fédéraux
américains est passé de 5,25 % en août 2007 à une cible de 0 à 0,25 % en
décembre 2008. La Banque d’Angleterre a également abaissé son taux
d’intérêt primaire de 5  % en octobre 2008 à 0,5  % en mars 2009. Avec
l’intensification de la crise en octobre 2008, six grandes banques centrales
ont procédé à une baisse concertée des taux d’intérêt à l’échelle mondiale.
En 2016, les autorités monétaires avaient fait chuter les taux d’intérêt à
637  reprises[23]. Cette approche s’est prolongée bien au-delà de la crise,
créant un environnement économique mondial marqué par les faibles taux
d’intérêt – un contexte nettement favorable à l’émergence de l’économie
numérique d’aujourd’hui.
Néanmoins, lorsque la menace d’un effondrement s’est un peu éloignée,
les gouvernements se sont soudainement retrouvés avec une facture
astronomique. Après des décennies de déficits budgétaires, la crise de 2008
a acculé plusieurs États à une situation encore plus précaire. Entre 2007 et
2009, le déficit des États-Unis a bondi de 160 millions à 1 412 millions de
dollars. À la fois par crainte des répercussions potentielles d’une dette
publique trop élevée, pour accumuler des ressources fiscales en prévision de
prochaines crises et par visée idéologique destinée à poursuivre la
privatisation et la réduction de la taille de l’État, l’austérité est devenue le
mot d’ordre de tous les pays capitalistes avancés: les gouvernements
devaient éliminer leurs déficits et réduire leurs dettes. Alors que d’autres
pays ont déjà été confrontés à des coupures des dépenses publiques encore
plus drastiques, les États-Unis n’ont pas échappé à l’hégémonie idéologique
de l’austérité. À la fin de 2012, le gouvernement américain a adopté une
série de hausses de taxes et de compressions budgétaires, alors même que
les baisses de taxes mises en place en réponse à la crise venaient à
échéance. Depuis 2011, le gouvernement américain a systématiquement
réduit son déficit chaque année. Toutefois, l’influence la plus notable de
l’idéologie de l’austérité aux États-Unis a été l’impossibilité politique de
procéder à toute nouvelle relance budgétaire. Malgré l’état passablement
vétuste des infrastructures à l’échelle du pays, les plaidoyers pour y injecter
de l’argent public font hausser les épaules. Ce positionnement politique
marque particulièrement les discours concernant le plafonnement de la dette
nationale. Ce plafond, approuvé par le Congrès, vise à limiter l’endettement
du Trésor américain; ce sera un point de discorde majeur entre ceux qui
estiment que la dette des États-Unis est trop élevée et ceux qui pensent
qu’on ne saurait se passer du recours aux dépenses publiques.
Étant donné le caractère politiquement inacceptable d’une relance
budgétaire, les gouvernements ne disposent plus que d’un seul mécanisme
pour espérer raviver leurs économies stagnantes: la politique monétaire.
D’où cette série d’interventions extraordinaires et sans précédent de la part
des banques centrales. Nous avons déjà évoqué la poursuite des politiques
visant à maintenir de faibles taux d’intérêt au-delà de la crise. Or, coincées à
la borne zéro, les autorités ont été forcées de se tourner vers des instruments
monétaires moins conventionnels[24]. Le plus important de ces instruments
a été sans conteste l’«assouplissement quantitatif» (quantitative easing), où
une banque centrale crée de l’argent dont elle se sert ensuite pour acheter
une série de produits aux banques (obligations d’État, obligations
d’entreprises, hypothèques, etc.). Les États-Unis ont été les premiers à
utiliser l’assouplissement quantitatif en novembre 2008, suivis par le
Royaume-Uni en mars 2009. La Banque centrale européenne (BCE) a
cependant tardé à emboîter le pas en raison de sa situation particulière de
banque centrale multinationale, même si plus tard, en janvier 2015, elle a
acheté des obligations d’État. Au début de l’année 2016, les banques
centrales du monde entier avaient acheté plus de 12,3 billions de dollars en
actifs[25]. Le principal argument en faveur de l’assouplissement quantitatif
soutient qu’il aurait pour effet de diminuer le rendement des autres actifs. Si
les politiques monétaires traditionnelles agissent surtout en modifiant le
taux d’intérêt à court terme, l’assouplissement quantitatif cherche à
infléchir les taux d’intérêt et les actifs alternatifs à long terme. Au cœur de
son dispositif, on retrouve l’idée du «canal de rééquilibrage du portefeuille»
(portfolio balance channel). Puisqu’on ne peut simplement substituer des
actifs à d’autres actifs (leur valeur, leur niveau de risque et leur rendement
peuvent différer), bloquer ou restreindre l’offre d’un actif devrait affecter la
demande pour d’autres actifs. Par exemple, une baisse de l’offre en
obligations d’État devrait faire augmenter la demande pour les autres actifs
financiers. Elle devrait du même coup diminuer le rendement des
obligations (la dette des entreprises), ce qui devrait assouplir le crédit et
faire monter le prix des actions (les capitaux propres), et créer
conséquemment un «effet de richesse» pouvant stimuler la consommation.
Bien que les résultats soient encore préliminaires, il semblerait que
l’assouplissement quantitatif ait bel et bien provoqué les effets escomptés:
les rendements des obligations de sociétés ont chuté tandis que les marchés
boursiers ont grimpé en flèche[26]. Il a sans doute également affecté les
secteurs non financiers de l’économie, en rendant la relance économique
dépendante en bonne partie des 4,7  billions de dollars de nouvelles
obligations de sociétés accumulées depuis 2007[27]. En ce qui concerne
notre propos, le plus important est le fait que la généralisation des faibles
taux d’intérêt créée par l’action des banques centrales ait diminué le taux de
rendement d’une large gamme d’actifs financiers. En conséquence, les
investisseurs à la recherche de meilleurs rendements ont dû se tourner vers
des actifs de plus en plus risqués – par exemple, en plaçant leur argent dans
des entreprises de technologie peu fiables et peu rentables.
Outre le laxisme en matière de politiques monétaires, ces dernières
années ont été le théâtre d’une hausse significative du recours à la
thésaurisation et aux paradis fiscaux par les entreprises. En janvier 2016, les
entreprises américaines avaient constitué des réserves d’investissement de
1,9  billion de dollars en espèces et quasi-espèces – c’est-à-dire en titres
liquides à bas taux d’intérêt[28]. Cela participe d’une tendance mondiale et
durable vers l’accumulation de vastes quantités de liquidités par les
entreprises[29]. Cette thésaurisation s’est accélérée avec la hausse des
bénéfices des sociétés après la crise. Au surplus, ce phénomène est
largement dominé par les entreprises de technologie – à quelques
exceptions près, dont General Motors. Étant donné que ces entreprises n’ont
qu’à transférer des propriétés intellectuelles (et non des usines entières) vers
d’autres juridictions fiscales, l’évasion fiscale leur est particulièrement
aisée. Le tableau  1.1 donne un aperçu des réserves[30] détenues par les
principales entreprises de technologie, ainsi que les montants conservés à
l’étranger par des filiales étrangères.
Ces chiffres sont énormes: le montant gardé en réserve par Google serait
suffisant pour acheter Uber ou Goldman Sachs, tandis qu’Apple pourrait
acquérir Samsung, Pfizer ou Shell. Cependant, pour bien comprendre ces
chiffres, quelques mises en garde s’imposent. Tout d’abord, ces statistiques
ne tiennent pas compte du passif et des dettes de ces entreprises. Et
pourtant, considérant leurs piètres performances en matière de rendement,
plusieurs entreprises préfèrent désormais contracter de nouvelles dettes
plutôt que de rapatrier des fonds hors frontières et les taxes qui s’ensuivent.
Dans leurs déclarations à la U.S.  Securities and Exchange Commission
(commission des valeurs mobilières des États-Unis, SEC), elles
mentionnent explicitement l’évitement fiscal pour justifier les quantités
impressionnantes de réserves qu’elles gardent à l’étranger. La relation que
ces entreprises entretiennent avec leurs dettes doit donc être replacée dans
le contexte d’une stratégie d’évitement fiscal, qui participe également d’une
tendance plus générale à utiliser les paradis fiscaux. Entre 2008 et 2014,
dans le sillage de la crise, la richesse hors frontières a augmenté de 25 %[31]
et on estime la richesse des ménages placée dans des paradis fiscaux à
7,6  billions de dollars[32]. Les conséquences de cette réalité sont doubles.
D’une part, l’évasion fiscale et la thésaurisation font en sorte que les
entreprises américaines – et particulièrement les entreprises de haute
technologie – se retrouvent avec des sommes imposantes de liquidités à
investir. Cet excédent d’épargne des entreprises a convergé, à la fois
directement et indirectement, avec les politiques monétaires
expansionnistes pour orienter les investissements vers des cibles de plus en
plus volatiles en vue d’obtenir de meilleurs rendements. D’autre part,
l’évasion fiscale implique par définition une saignée dans les revenus des
gouvernements, ce qui a pour effet d’exacerber l’austérité. L’immense
quantité d’argent imposable qui disparaît dans les paradis fiscaux doit être
compensée ailleurs. Il en résulte des obstacles supplémentaires à une
relance budgétaire et un plus grand besoin de recourir à des politiques
monétaires peu orthodoxes. L’évasion fiscale, l’austérité et les politiques
monétaires exceptionnelles se renforcent donc mutuellement.

Pour définir la conjoncture, il est également important de tenir compte de


la transformation du marché de l’emploi. L’effondrement du communisme a
donné lieu à une prolétarisation généralisée et à la formation de vastes
populations excédentaires[33]. Une grande partie de la population mondiale
actuelle tire ses revenus d’emplois informels et précaires, formant une sorte
d’armée de réserve qui a pris énormément d’importance après la crise de
2008. Le choc initial de la crise a provoqué un chômage de masse; aux
États-Unis, il est passé de 5 % à un pic de 10 %. Chez les sans-emploi, le
chômage de longue durée a grimpé de 17,4  % à 45,5  %, et aujourd’hui
encore, le chômage de longue durée reste plus élevé que les niveaux
observables avant la crise. Cela a eu pour effet de soumettre la population
active à une pression croissante – baisse des revenus hebdomadaires, de
l’épargne des ménages, et augmentation du niveau d’endettement. Aux
États-Unis, l’épargne personnelle a entamé une longue dégringolade,
passant de plus de 10  % dans les années 1970 à environ 5  % après la
crise[34]; tandis qu’au Royaume-Uni, l’épargne des ménages atteignait
3,8  % – un plancher record par rapport aux cinquante dernières années,
suivant une chute constante depuis les années 1990[35]. Dans ce contexte,
nombre de travailleurs ont été forcés d’accepter le premier emploi venu.

Conclusion
La conjoncture actuelle est donc le produit d’un certain nombre de
mouvements cycliques et de tendances durables. Nous vivons toujours dans
une société capitaliste où la concurrence et la quête de profits forment la
configuration générale de notre monde. Les années 1970 ont introduit un
changement de paradigme en remplaçant la sécurité de l’emploi au sein
d’imposants béhémoths industriels par le travail flexible et précaire dans
des entreprises allégées. Les années 1990 ont pavé la voie à une véritable
révolution technologique, alors que la bulle financière créée dans les
nouvelles entreprises d’internet a engendré des investissements massifs en
infrastructures. Ce phénomène a été le signe annonciateur d’un basculement
vers un nouveau modèle de croissance: les États-Unis abandonnaient
définitivement leur base industrielle pour embrasser l’option qui leur
semblait la plus viable, le keynésianisme financier. Ce nouveau modèle de
croissance a préparé le terrain pour la bulle immobilière du début du
XXIe  siècle et la riposte à la crise de 2008. Acculés au pied du mur par
l’inquiétude qui s’élevait partout dans le monde face à la dette publique, les
gouvernements se sont tournés vers les politiques monétaires comme
moyen de créer un environnement économique plus favorable. Cette
situation, conjointement avec l’augmentation de l’épargne des sociétés et le
recours croissant aux paradis fiscaux, a fini par libérer une abondance de
liquidités en quête de taux d’investissement avantageux dans un contexte de
faibles taux d’intérêt. Au bout du compte, ce sont les travailleurs qui ont le
plus souffert de cette crise, car ils ont dû supporter des conditions de travail
abusives pour gagner leur pain. La forme actuelle de l’économie trouve son
origine dans tout ce qui précède.
Chapitre 2

Le capitalisme de plateforme

Q UAND IL EST FRAPPÉ PAR UNE CRISE, le capitalisme tend à se


restructurer. On voit alors émerger de nouvelles technologies, de
nouvelles formes d’organisation, de nouveaux modes d’exploitation, de
nouveaux types d’emploi ou de nouveaux marchés pour que l’accumulation
du capital se poursuive. Comme nous l’avons vu avec la crise de
surcapacité dans les années 1970, les industries ont tenté de se relever en
lançant l’assaut contre les travailleurs et en se tournant vers des modèles
d’entreprise de plus en plus allégés. Après l’éclatement de la bulle des
années 1990, les entreprises de l’internet ont emprunté des formes qui leur
permettaient d’exploiter des ressources gracieusement mises à leur
disposition. Si l’effondrement du point-com a eu pour effet de couper court
à l’enthousiasme vis-à-vis des entreprises de l’internet, la décennie suivante
a donné lieu à une prodigieuse expansion de leur puissance et de leurs
capitaux. La crise de 2008 a-t-elle entraîné un tournant semblable? Dans les
sociétés capitalistes avancées, le discours dominant a beaucoup insisté sur
le changement. Les innovations technologiques ont ainsi connu un regain
d’intérêt, que ce soit pour l’automatisation, l’économie du partage,
l’«ubérisation» tous azimuts ou encore, depuis 2010, les professions de foi
sur l’internet des objets. McKinsey a qualifié ces nouveaux phénomènes de
véritable «changement de paradigme[1]», alors que le président exécutif du
Forum économique mondial y a vu le début d’une «quatrième révolution
industrielle», sans oublier certaines comparaisons loufoques avec la
Renaissance et les Lumières[2]. Nous assistons à l’émergence d’une pléiade
de nouveaux concepts: l’économie de la pige, l’économie du savoir,
l’économie à la demande (on-demand economy), la prochaine révolution
industrielle, l’économie de la surveillance, l’économie des applications,
l’économie de l’attention, etc. Ce chapitre tentera de dresser le bilan de ces
bouleversements.
Plusieurs commentateurs considèrent que ces transformations signifient
que nous vivons dans une économie cognitive, informationnelle,
immatérielle ou du savoir. Qu’est-ce que cela implique? Il existe de
nombreuses opinions – liées mais distinctes – à ce sujet. Selon la tradition
opéraïste italienne, elles concerneraient l’«intellect général» (general
intellect), où la coopération et le savoir collectifs deviennent sources de
valeur [3]. Par ailleurs, cet argument suppose une immatérialisation
croissante du processus de travail, qui s’oriente vers l’utilisation et la
manipulation de symboles et d’affects. De la même façon, la classe ouvrière
traditionnelle se voit de plus en plus remplacée par un «cognitariat» de
travailleurs du savoir. Dans le même temps, la désindustrialisation
généralisée des économies à revenu élevé fait en sorte que le produit du
travail tend lui-même à devenir immatériel: contenus culturels, savoirs,
affects, services. Cela comprend des contenus médiatiques, comme les
blogs ou YouTube, mais aussi la création de sites web, la participation à des
forums en ligne et la production de logiciels[4]. Selon un argument
similaire, les marchandises physiques renferment de plus en plus de savoirs
dont elles sont en quelque sorte la matérialisation. Le processus de
production des marchandises agricoles les plus simples, par exemple, en
vient à dépendre d’un large éventail de connaissances scientifiques et
techniques. À l’autre bout du spectre des relations de classes, certains
soutiennent que l’économie actuelle est de plus en plus dominée par une
nouvelle classe, qui n’est pas propriétaire des moyens de production, mais
possède l’information[5]. Cette idée est juste à certains égards, mais
l’argument ne tient plus quand il ajoute que cette classe n’a plus rien à voir
avec le capitalisme. Considérant combien les impératifs capitalistes valent
pour ces entreprises autant que pour toutes les autres, elles demeurent bel et
bien foncièrement capitalistes. Mais elles portent néanmoins quelque chose
de nouveau – et il n’est pas inutile de tenter de mettre le doigt sur ce dont il
s’agit.
Un des principaux arguments de ce chapitre est que le capitalisme avancé
se serait recentré au XXIe  siècle sur l’extraction et la mobilisation d’une
matière première très particulière: les données. Mais il est important de
clarifier tout d’abord en quoi consistent ces données. Commençons par
distinguer une donnée (information sur l’occurrence d’un événement) d’un
savoir (information sur les causes de cette occurrence). Les données
peuvent certes contenir des savoirs, mais ce n’est pas une condition
nécessaire à leur existence. Avant toute chose, les données impliquent un
enregistrement et, partant, un support physique quelconque. En tant
qu’entité enregistrée, toute donnée nécessite des capteurs pour l’enregistrer,
puis d’énormes systèmes d’entreposage pour la conserver. Les données ne
sont pas immatérielles: il suffit de jeter un coup d’œil sur la consommation
énergétique des centres de données pour s’en rendre compte (on estime
qu’internet est responsable d’environ 9,2  % de la consommation
d’électricité à l’échelle mondiale)[6]. Il faut également se méfier de l’idée
selon laquelle la collecte et l’analyse de données seraient des processus
automatisés et harmonieux. Avant d’être utilisables, la plupart des données
doivent d’abord être nettoyées et réorganisées selon des formats
standardisés. De même, pour générer un algorithme précis, il est souvent
nécessaire d’entrer manuellement les séquences d’apprentissage dans le
système. Cela veut dire que la collecte de données repose aujourd’hui sur
une vaste infrastructure pour capter, enregistrer et analyser ses contenus[7].
Pour le dire simplement, nous devrions considérer les données comme la
matière première à extraire, et les activités des usagers comme sa source
naturelle[8]. Tout comme le pétrole, les données sont une matière que l’on
peut extraire, raffiner et utiliser d’une multitude de manières. Et plus on
dispose de données, plus on peut en faire des usages variés.
Même si la disponibilité des données comme ressources ne date pas
d’hier, les anciens modèles d’entreprise n’y portaient pas autant d’attention
(sauf pour coordonner la logistique internationale de la production allégée).
Mais au XXIe  siècle, la technologie nécessaire à la transformation des
activités les plus banales en données enregistrées est devenue de plus en
plus abordable, et l’arrivée des technologies numériques a considérablement
simplifié le processus. Cela a ouvert tout un univers de données
potentielles, provoquant l’essor de nouvelles industries consacrées à leur
extraction, qui les ont ensuite utilisées pour optimiser les processus de
production, avoir un aperçu des préférences des consommateurs et contrôler
la main-d’œuvre, puis développer les bases d’une vaste gamme de
nouveaux produits et services (Google Maps, voitures autonomes, Siri,
etc.), et vendre ces données à des annonceurs. Si tous ces aspects ont déjà
existé à un moment ou à un autre de l’histoire du capitalisme, la principale
nouveauté de ce tournant technologique réside dans la quantité même de
données désormais disponibles. D’une dimension somme toute marginale
du monde des affaires, les données en sont devenues une ressource cruciale.
Pourtant, dans les premières années du nouveau millénaire, on ne
soupçonnait pas encore à quel point les données constitueraient la matière
brute qui bouleverserait le capitalisme de fond en comble[9]. À ses débuts,
Google utilisait les données simplement pour détourner ses revenus
publicitaires des médias traditionnels, comme les journaux et la télévision.
En œuvrant à l’organisation d’internet, Google a certes rendu de précieux
services, mais il est loin d’avoir révolutionné l’économie. En revanche,
avec le développement graduel d’internet et la dépendance croissante des
entreprises envers les communications numériques pour mener toutes leurs
opérations, les données sont bel et bien devenues une ressource
incontournable. Dans ce chapitre, nous tenterons de montrer comment les
données ont fini par assumer un certain nombre de fonctions centrales du
système capitaliste: elles nourrissent les algorithmes et leur donnent des
avantages concurrentiels, elles coordonnent la main-d’œuvre et permettent
souvent de l’externaliser, elles optimisent et flexibilisent les processus de
production, elles transforment des produits peu rentables en services
hautement profitables et, après leur analyse, elles donnent accès à toujours
plus de données – dans une sorte de cercle vertueux. Au vu des avantages
appréciables que procurent la cueillette et le recours aux données dans le
contexte de la concurrence capitaliste, il était sans doute inévitable que cette
matière première devienne une vaste nouvelle ressource à exploiter.
Une des difficultés majeures que vivent actuellement les entreprises
capitalistes vient du fait que les anciens modèles d’entreprise n’avaient pas
été conçus pour extraire et utiliser des données. Leur mode d’opération
consistait à produire une marchandise dans une usine où la majorité des
informations était perdue, puis à vendre cette marchandise, sans jamais
apprendre quoi que ce soit sur l’acheteur et son utilisation du produit. Si le
réseau logistique mondial issu de la production allégée a marqué de nettes
avancées dans ce domaine, son modèle laissait encore échapper une
quantité considérable d’informations. Pour que les entreprises capitalistes
puissent profiter pleinement de la chute du coût de l’enregistrement de
données, il leur fallait un nouveau modèle. Dans ce chapitre, nous verrons
comment cette nouvelle forme d’entreprise a mené à l’apparition d’un type
d’entreprise très puissant: la plateforme[10]. Souvent nées de besoins
internes pour la gestion des données, les plateformes se sont vite avérées la
manière la plus efficace de monopoliser, d’extraire, de répertorier,
d’analyser et d’utiliser des volumes de plus en plus conséquents de
données. Aujourd’hui, ce modèle a fini par s’immiscer dans les moindres
recoins de l’économie, de nombreux secteurs ayant intégré le mode de
fonctionnement des plateformes: de puissantes entreprises de technologie,
comme Google, Facebook et Amazon, des entreprises émergentes (start-
ups), comme Uber et Airbnb, des chefs de file industriels, comme General
Electric (GE) et Siemens, et même des géants de l’agriculture, comme John
Deere et Monsanto, pour ne nommer que celles-là.
En quoi consiste une plateforme[11]? De façon générale, les plateformes
désignent des infrastructures numériques qui permettent à deux ou à
plusieurs groupes d’interagir[12]. Elles agissent donc comme intermédiaires
entre différents usagers: clients, annonceurs publicitaires, prestataires de
services, producteurs, fournisseurs et même des objets physiques[13]. La
plupart du temps, les plateformes proposent une série d’outils qui donnent
la possibilité à leurs usagers de créer leurs propres produits, services et
marchés[14]. Le système d’exploitation Windows, conçu par Microsoft,
encourage les concepteurs à créer des logiciels adaptés à son système, pour
ensuite les vendre directement aux consommateurs; l’App Store d’Apple et
tout l’écosystème qui lui est associé (Xcode et le iOS SDK) permettent aux
développeurs d’inventer et de vendre de nouvelles applications aux usagers;
le moteur de recherche de Google propose une plateforme où les
annonceurs et les fournisseurs de contenu peuvent cibler les usagers qui
recherchent certaines informations; l’application de taxi Uber offre aux
chauffeurs et aux passagers d’échanger un trajet contre une somme
d’argent. Évitant de devoir créer un nouveau marché à partir de zéro, la
plateforme met à disposition l’infrastructure nécessaire pour servir de
médiateur entre différents groupes. D’où son avantage sur les modèles
traditionnels quant à la gestion de données: la plateforme se positionne à la
fois entre des usagers et comme le terrain même où se tiennent leurs
activités – ce qui lui donne un accès privilégié aux données issues de ces
activités. En tant que moteur de recherche, Google puise dans une vaste
quantité de données de recherche, qui expriment les désirs fluctuants des
individus. En tant que plateforme de taxi, Uber s’appuie sur les données
concernant la circulation et les activités de ses chauffeurs et de ses
passagers. En tant que plateforme de réseautage social, Facebook suscite
une myriade d’interactions sociales pouvant toutes être enregistrées. Et
chaque fois qu’un nouveau secteur déplace ses interactions sur internet
(Uber, par exemple, a transposé l’industrie du taxi sous une forme
numérique), de plus en plus d’entreprises deviennent dépendantes des
plateformes. Ces dernières représentent donc beaucoup plus que des
entreprises branchées ou technologiques: elles peuvent se transporter
partout où existent des interactions numériques.
La deuxième caractéristique essentielle des plateformes numériques
réside dans le fait qu’elles produisent et reposent sur des effets de réseau
(network effects): plus les utilisateurs d’une plateforme sont nombreux, plus
cette plateforme prend de la valeur aux yeux d’autres utilisateurs potentiels.
S’il est désormais évident que Facebook représente la plateforme de
réseautage social par défaut, c’est simplement en raison de la quantité de
ses usagers. Lorsque quelqu’un cherche à rejoindre une plateforme de
socialisation, il optera évidemment pour celle qui comprend déjà la majorité
de ses amis et de ses proches. De la même manière, plus les usagers qui
recherchent des informations grâce à Google sont nombreux, plus son
algorithme de recherche devient performant et plus Google devient
incontournable pour ses usagers. Il en résulte un cycle où les usagers
génèrent toujours plus d’usagers, de sorte que les plateformes portent une
tendance inhérente à la monopolisation. Ce phénomène les entraîne dans
une dynamique où elles ont accès à toujours plus d’activités et, partant, à de
nouvelles données. Par ailleurs, la possibilité de développer rapidement
plusieurs plateformes commerciales en s’appuyant sur les infrastructures
déjà disponibles et les coûts marginaux très faibles donnent lieu à une
croissance quasi illimitée. En l’occurrence, l’expansion phénoménale
d’Uber s’explique par le fait qu’il n’a pas à construire de nouvelles usines –
il lui suffit de louer plus de serveurs. Combiné aux effets de réseau, cette
réalité signifie que les plateformes peuvent prendre des proportions
énormes en très peu de temps.
Le rôle décisif des effets de réseau pousse les plateformes à déployer une
vaste gamme de tactiques pour s’assurer un afflux constant de nouveaux
utilisateurs. La plus répandue – et ceci constitue la troisième caractéristique
des plateformes – est le financement croisé (cross-subsidisation), qui
consiste à réduire le prix d’un produit ou d’un service (et à l’offrir parfois
même gratuitement) dans une certaine branche de l’entreprise, tout en
augmentant les tarifs dans une autre branche pour compenser les pertes. Il
faut noter que la structure de prix est hautement déterminante en ce qui
concerne le nombre d’usagers qui joignent les plateformes et la fréquence
de leur utilisation[15]. Par exemple, pour attirer de nouveaux usagers,
Google fournit gratuitement certains services, comme le courrier
électronique, mais il s’assure par ailleurs de se procurer des fonds par le
biais de sa branche publicitaire. Parce que les plateformes doivent attirer
une variété de clientèles, une partie de leurs activités consiste à trouver un
équilibre entre les services payants et les services gratuits, les fonds qui sont
subventionnés et ceux qui ne le sont pas. Cette approche est
considérablement différente de celle des entreprises allégées, qui ne visaient
qu’à conserver les compétences essentielles d’une société en se
débarrassant de tout ce qui n’était pas profitable[16].
En dernier lieu, les plateformes sont conçues en vue de séduire des
clientèles variées. Si elles se présentent souvent comme des espaces vacants
mis à la disposition du public pour y interagir, elles incarnent également
certaines postures politiques. Les règles qui encadrent le développement des
produits et des services ainsi que les mécanismes du marché sont
entièrement déterminées par les propriétaires des plateformes. Même si
Uber s’affiche comme un simple récipient qui accueillerait les forces du
marché, il revient à lui seul de déterminer la forme que prendra ce marché:
ses prix sont réglés en amont de la demande réelle, en fonction de
prédictions relatives à la provenance de la demande. Uber va parfois même
jusqu’à mettre en circulation des taxis fantômes pour donner l’illusion
d’une flotte plus importante[17]. En vertu de leur position d’intermédiaires,
les plateformes s’assurent non seulement l’accès à une plus grande quantité
de données, mais également le contrôle et la gouvernance des règles du jeu.
Néanmoins, bien que l’architecture fondamentale de leurs règles soit fixe,
elle relève elle aussi d’une fonction générative, puisque chacun est libre de
s’en servir pour développer de nouveaux services. L’architecture de
Facebook, en l’occurrence, permet aux développeurs d’inventer des
applications, aux entreprises de créer des pages et aux usagers de partager
des informations – ce qui a pour conséquence d’attirer de nouveaux
usagers. La même idée s’applique pour Apple, dont l’App Store a donné
lieu à la production d’une multitude de nouvelles applications toutes plus
utiles les unes que les autres, au point où les usagers et les développeurs de
logiciels sont devenus de plus en plus dépendants de son écosystème. Le
principal défi des plateformes consiste alors à réviser leurs relations de
financement croisé et leur réglementation afin de renouveler
continuellement l’intérêt des usagers. Si les effets de réseau offrent un point
d’appui considérable aux plateformes plus imposantes, leur position
dominante n’est cependant jamais complètement assurée. En somme, les
plateformes désignent une nouvelle sorte d’entreprise dont les principales
caractéristiques sont: fournir les infrastructures nécessaires pour conserver
une position d’intermédiaire entre différents groupes d’usagers, tendre au
monopole en se laissant porter par les effets de réseau, utiliser un
financement croisé pour attirer différents groupes d’utilisateurs et garder
une mainmise sur toutes les interactions en contrôlant leur architecture
fondamentale.
En retour, la propriété des plateformes revient essentiellement à la
propriété de logiciels (les 2 milliards de lignes de codes qui appartiennent à
Google ou les 20  millions de lignes de code de Facebook[18]) et
d’équipements informatiques (serveurs, centres de données, téléphones
intelligents, etc.) construits sur la base de codes sources libres (comme le
système de gestion de données Hadoop utilisé par Facebook)[19]. Toutes ces
caractéristiques font des plateformes le modèle par excellence d’extraction
et de contrôle des données. En offrant un espace numérique pour
l’interaction des usagers, les plateformes se placent dans une position d’où
elles peuvent aisément extraire des données concernant les processus
naturels (conditions météorologiques, cycles de cultures, etc.) et les
processus de production (chaînes de montage, production en flux continu,
etc.), sans oublier les données concernant les usagers et les autres
entreprises (pistage web, statistiques d’utilisation, etc.). En cela, les
plateformes restent d’abord et avant tout des dispositifs d’extraction de
données.
La suite de ce chapitre tentera de donner un aperçu du paysage qui se
dessine actuellement avec l’émergence des plateformes. Pour ce faire, il
dégagera cinq différents types de plateformes. Dans chacun de ces
domaines, l’élément important demeure que la classe capitaliste possède les
plateformes, sans pour autant produire quoi que ce soit de tangible. Le
premier type est la plateforme publicitaire (Google, Facebook, etc.), dont la
nature consiste à extraire l’information de ses usagers et en faire l’analyse,
pour ensuite utiliser le résultat de ce processus et vendre de l’espace
publicitaire. Le deuxième type est la plateforme nuagique (cloud platforms:
Amazon Web Services [AWS], Salesforce), dont le fonctionnement repose
sur la propriété d’équipements informatiques et de logiciels qui sont ensuite
loués aux entreprises selon leurs besoins. Le troisième type – la plateforme
industrielle (GE, Siemens, etc.) – se concentre sur la fabrication
d’équipements et de logiciels nécessaires pour transformer la production
industrielle traditionnelle en processus en ligne, ce qui implique de
transformer les biens en services tout en baissant considérablement les
coûts de production. Pour sa part, le quatrième type – la plateforme de
produits (Rolls Royce, Spotify, etc.) – utilise d’autres plateformes pour
transformer les marchandises traditionnelles en services sur lesquels elle
peut collecter des frais de location ou de souscription. Enfin, le cinquième
type – la plateforme allégée (Uber, Airbnb, etc.) – s’efforce plutôt de
réduire ses actifs à un strict minimum et de dégager des profits en baissant
le plus possible ses coûts de fonctionnement. Il faut noter que ces catégories
peuvent converger (et convergent souvent) au sein d’une même entreprise.
Par exemple, on considère souvent Amazon comme une simple entreprise
de commerce en ligne, mais il a vite pris les proportions d’une véritable
entreprise de logistique. Aujourd’hui, il s’aventure même dans le marché dit
«à la demande» avec son programme de services à domicile, établi en
partenariat avec TaskRabbit, et fait une incursion dans le monde du
stockage avec son service infonuagique AWS, en plus de son Mechanical
Turk, qui a déjà contribué à jeter les bases de l’économie de la pige.
Amazon recoupe donc presque toutes les catégories mentionnées plus haut.
Les plateformes publicitaires
Les plateformes publicitaires, en tant qu’aînées de cette nouvelle forme
d’entreprise, ont été à l’origine des premières tentatives de construction
d’une structure commerciale adaptée à l’ère numérique. Comme nous allons
le voir, elles ont directement et indirectement nourri l’émergence des
tendances récentes dans les hautes technologies – de l’économie du partage
à l’internet industriel des objets. Les plateformes publicitaires sont nées de
l’éclatement de la bulle spéculative du point-com, qui avait été gonflée par
l’accès facile au crédit. Les conséquences de cet éclatement ont été doubles.
D’un côté, un grand nombre de compétiteurs se sont littéralement effondrés,
laissant la voie libre aux entreprises restantes pour prendre le contrôle des
différentes sphères du monde des technologies. Alors que le capital-risque
était soudainement devenu réticent à l’idée de financer de nouvelles
aventures, l’arène de la concurrence s’est refermée sur elle-même. Cela n’a
fait que renforcer la tendance monopolistique déjà visible au début du boom
des nouvelles technologies, alors qu’une nouvelle série de puissantes
entreprises émergeait des cendres et s’installait pour de bon. L’autre
conséquence majeure de l’éclatement de la bulle du point-com a été
l’épuisement du capital-risque et du financement par actions, qui a obligé
les entreprises qui dépendaient d’internet à rivaliser d’ingéniosité pour
trouver des sources de revenus. En plein boom, aucune manière particulière
de générer un afflux constant de revenus ne semblait se démarquer des
autres – les entreprises se partageaient de manière relativement égale entre
les différentes méthodes[20]. Néanmoins, le rôle central du marketing dans
la stratégie de «la croissance avant les profits», chère au capital financier,
impliquait que les entreprises du point-com devaient axer leur modèle sur la
publicité et la quête de nouveaux usagers. En pourcentage des revenus, ces
entreprises – parmi les premières à acheter des espaces publicitaires en
ligne – dépensaient à l’époque trois ou quatre fois plus d’argent en publicité
que les autres secteurs[21]. Quand la bulle a fini par éclater, il était sans
doute inévitable que ces entreprises se tournent vers la publicité comme
principale source de revenus. Google et Facebook se sont vite démarqués,
formant l’avant-garde de cette aventure.
Créé en 1997, Google a bénéficié des largesses du capital-risque dès
1998, avant de recevoir un financement colossal de 25 millions de dollars
en 1999. À cette époque, Google collectait déjà les données issues des
recherches de ses usagers, les utilisant pour améliorer les résultats de son
moteur de recherche[22]. Son approche était exemplaire de la manière dont
le capitalisme traite les données: pour améliorer les services offerts à ses
clients. Mais il n’en résultait aucune valeur résiduelle pour générer des
revenus. Avec l’éclatement de la bulle du point-com, Google a dû
rapidement trouver des moyens de dégager des bénéfices, mais exiger un
prix pour ces services risquait de déplaire aux usagers qui avaient été à
l’origine de son succès. Il a donc fini par utiliser ses données de recherche,
ses cookies et ses autres bribes d’information pour vendre de l’espace
publicitaire ciblé à certains annonceurs, par l’entremise d’un système
d’enchères, qui sera peu à peu automatisé[23]. Après que l’indice du
NASDAQ a atteint un sommet historique, en mars 2000, Google a lancé
son système de référencement payant AdWords, en octobre 2000, ce qui a
donné le coup d’envoi à sa transformation en une entreprise capable de
générer des revenus. D’un simple moyen d’améliorer les services,
l’extraction de données est devenue sa principale source de revenus
publicitaires. À l’heure actuelle, Google et Facebook dépendent encore
presque entièrement de ces revenus: au cours du premier trimestre de 2016,
89  % des revenus de Google et 96,6  % de ceux de Facebook provenaient
des annonceurs publicitaires.
Ce phénomène est indissociable de l’apparition, dans les premières
années du nouveau millénaire, du Web 2.0, dont la structure était davantage
centrée sur les contenus générés par les utilisateurs et les interfaces
multimédias que sur les vitrines numériques et les textes statiques. Dans les
médias, on a célébré cette transformation en l’enrobant d’une rhétorique de
démocratisation des communications, où chacun serait en mesure de créer
et de partager des contenus en ligne et où l’expression dans l’espace public
ne passerait plus exclusivement par les journaux et autres médias de masse.
Pour les théoriciens du web plus critiques, cette rhétorique négligeait un
aspect sombre de ce nouveau modèle d’entreprise qui reposait sur
l’exploitation d’une «main-d’œuvre gratuite[24]». Dans cette perspective, il
est facile de comprendre comment Google et Facebook ont réussi à devenir
des entreprises hautement profitables: leurs usagers sont en réalité des
travailleurs non rémunérés qui produisent des marchandises (données et
contenus) que les entreprises vendent ensuite aux annonceurs et aux autres
tiers intéressés. Cette interprétation contient toutefois un certain nombre de
problèmes. D’abord, la théorie de la «main-d’œuvre gratuite» finit souvent
par verser dans les grandes affirmations métaphysiques. Dans un contexte
capitaliste, toutes les interactions sociales peuvent être considérées comme
le fruit d’un travail gratuit, au point où l’on peut se demander si quoi que ce
soit subsisterait hors du capitalisme. Le travail devient indissociable de ce
qui n’en est pas et certaines catégories très précises deviennent de vagues
banalités. Il importe néanmoins de distinguer les interactions qui ont lieu
sur les plateformes et celles qui se passent ailleurs, comme l’on devrait
différencier les interactions qui ont lieu sur des plateformes à but lucratif de
celles des autres plateformes[25]. Il est tout simplement faux de dire que
toutes nos interactions sont cooptées par un système qui vise à générer des
profits – ce n’est même pas vrai de la majorité d’entre elles. En réalité, le
fait que la plupart de nos interactions ne soient pas intégrées au procès de
valorisation est l’une des principales raisons pour lesquelles les entreprises
entrent dans une telle concurrence pour élaborer des plateformes. Si toutes
nos actions étaient déjà captées par la valorisation capitaliste, pourquoi
aurait-on besoin de créer ces dispositifs d’extraction que sont les
plateformes? D’un point de vue général, la «main-d’œuvre gratuite» ne
représente qu’une partie de la multitude de sources de données dont
dépendent des entreprises comme Google, qu’il s’agisse de transactions
économiques, de données recueillies par les capteurs de l’internet des
objets, de données provenant des entreprises ou de l’État (comme les
dossiers de crédit et les registres financiers) ou encore de la surveillance
privée et publique (comme les voitures de Google Maps[26]).
Même en limitant notre attention aux seules données générées par les
usagers, peuvent-elles vraiment être considérées comme le produit d’un
travail? Dans le cadre d’une grille d’analyse marxiste par exemple, le
travail désigne quelque chose de très particulier: une activité qui génère une
plus-value dans un marché du travail et un processus de production basé sur
l’échange. La question de savoir si les interactions sociales en ligne
participent de la production capitaliste n’est pas seulement un débat
sémantique entre universitaires: elle est surtout pertinente en regard de ses
conséquences. Si ces interactions sont capitalistes, alors elles sont
nécessairement soumises à la pression de tous les impératifs inhérents au
capitalisme: la rationalisation des processus de production, la diminution
des coûts, l’augmentation de la productivité et ainsi de suite. Si elles ne le
sont pas, alors ces exigences ne s’appliquent pas. À vrai dire, il est très
difficile de statuer sur le fait que l’activité d’un usager en ligne
représenterait un travail à proprement parler. Au-delà de la réticence que
beaucoup éprouvent spontanément à décrire le fait d’envoyer un SMS à un
ami comme un travail, l’idée même d’un temps de travail socialement
nécessaire – la norme implicite à partir de laquelle on compare les
processus de production – n’est pas prise en compte. C’est-à-dire qu’aucune
pression concurrentielle ne pousse les entreprises à encourager leurs usagers
à augmenter leur activité sur internet, malgré les pressions qui les poussent
à y consacrer toujours plus de temps. De manière générale, si nos
interactions en ligne constituent effectivement du travail gratuit, alors ces
entreprises représentent toutes une aubaine pour le capitalisme – ouvrant un
nouveau monde de main-d’œuvre à exploiter. En revanche, si elles ne sont
pas du travail gratuit, alors ces entreprises ne sont que des parasites,
vampirisant les industries qui génèrent une plus-value – et le capitalisme
mondial est dans une situation désespérée. Il suffit de jeter un coup d’œil à
la stagnation actuelle de l’économie mondiale pour se convaincre que la
seconde hypothèse est la plus probable.
Notre hypothèse, contrairement à celle de l’exploitation d’une main-
d’œuvre gratuite, consiste à dire que les plateformes publicitaires reposent
sur l’appropriation des données comme matière première. Une fois
enregistrées et transformées en données, les activités des internautes et des
institutions se transforment en une matière brute pouvant être raffinée et
utilisée de multiples manières. En particulier, les plateformes publicitaires
génèrent leurs revenus grâce à l’extraction et l’analyse des données issues
des activités de leurs usagers, qui servent ensuite à vendre des espaces
publicitaires aux annonceurs. Cela implique de mener à bien deux
processus. D’abord, les plateformes publicitaires doivent surveiller et
enregistrer les activités des internautes. Plus ces derniers utilisent un site,
plus ils fournissent des informations qui peuvent être collectées et utilisées
à différentes fins. De même, lorsqu’ils naviguent sur internet, les usagers
sont pistés – entre autres à l’aide de cookies – et génèrent des données
toujours plus nombreuses et précieuses pour les annonceurs. Dans le cadre
de l’économie numérique, la surveillance et le profit finissent par converger
– ce qui a mené certains commentateurs à évoquer un «capitalisme de la
surveillance[27]». En revanche, il faut rappeler que les revenus des
plateformes ne dépendent pas seulement de la collecte de données, mais
également de leur analyse. Les annonceurs s’intéressent moins aux données
pêle-mêle qu’à celles qui leur fournissent certains renseignements ou qui les
mettent en contact avec des consommateurs potentiels: c’est-à-dire des
données qui ont déjà été travaillées[28]. Ainsi, ce ne sont pas les données en
elles-mêmes que Google vend aux annonceurs (qui ne reçoivent pas de
données personnalisées), mais bien la promesse que les logiciels de Google
seront en mesure d’assortir un annonceur avec les bons usagers, en temps
voulu.
Si le modèle de l’extraction de données est devenu prédominant sur
internet, il a également migré hors ligne. Tesco, l’un des principaux
détaillants de la planète, est propriétaire de Dunnhumby, une entreprise
britannique d’analyse des habitudes de consommation, qui vaut environ
deux milliards de dollars (la branche américaine de la compagnie a
récemment été rachetée par Kroger, un des plus grands employeurs aux
États-Unis). Dunnhumby est spécialisé dans le pistage des activités des
consommateurs en ligne et hors ligne, informations qu’il vend à divers
clients, comme Coca-Cola, Macy’s ou Office Depot. Il a également tenté de
construire sa propre plateforme monopolistique, grâce à une carte de fidélité
qui dirige les consommateurs vers les magasins de Tesco en échange de
récompenses, et il récolte du même coup d’innombrables informations sur
les utilisateurs (au point de leur proposer de porter des produits
technovestimentaires pour suivre leur état de santé[29]). Certaines
entreprises qui n’ont rien à voir avec les technologies ont également
commencé à monter des bases de données sur leurs clients, qu’elles utilisent
pour mieux s’adapter aux tendances de consommation et améliorer leur
mise en marché. L’extraction de données est en voie de devenir une
méthode déterminante pour développer des plateformes monopolistiques et
siphonner les revenus des annonceurs.
À l’heure actuelle, les plateformes publicitaires sont celles qui ont connu
le plus de succès dans ce nouveau marché. Leurs revenus sont relativement
élevés, leurs profits sont considérables et elles font preuve d’un dynamisme
vigoureux. Mais que font-elles de tous ces revenus? Aux États-Unis, au
Royaume-Uni et en Allemagne, les niveaux d’investissement demeurent
relativement faibles, ce qui a pour effet de limiter la croissance du capital
fixe. Dans ce contexte, les plateformes publicitaires ont utilisé leur argent
de trois façons. L’une d’entre elles est l’épargne: les liquidités faramineuses
accumulées par les entreprises constituent l’un des phénomènes les plus
singuliers de l’ère post-2008. Comme nous l’avons vu dans le premier
chapitre, les entreprises de technologie ont mis la main sur une portion
disproportionnée de cette fortune. Les entreprises qui ont le plus souvent
recours à l’évasion fiscale évoluent toutes dans le secteur du numérique:
Google, Apple, Facebook, Amazon et Uber. Une autre façon d’utiliser leur
argent a été de procéder à des fusions et des acquisitions – un processus qui
a pour effet de centraliser les moyens existants, plutôt que d’en élaborer de
nouveaux. Parmi les grandes entreprises de haute technologie, Google a été
responsable du plus grand nombre de rachats au cours des cinq dernières
années (achetant en moyenne une entreprise par semaine[30]), alors que
Facebook a fait certaines des plus grosses acquisitions (l’achat, par
exemple, de WhatsApp pour 22 millions de dollars[31]). En 2015, la création
par Google de Alphabet Holding Company est indissociable de ce
processus qui lui permet de mettre la main sur des entreprises d’autres
secteurs tout en les maintenant distinctes du cœur de ses activités. Enfin,
ces sociétés ont investi dans les entreprises émergentes de technologie, pour
lesquelles les plateformes publicitaires constituent des investisseurs
majeurs. Comme nous allons le voir, ce sont ces mêmes plateformes qui ont
fixé les conditions du plus récent boom des technologies. En tout état de
cause, leur nouveau modèle d’entreprise – qui se transporte de plus en plus
vers les autres secteurs de l’économie – constitue sans doute leur apport le
plus important.
Les plateformes nuagiques
Si les plateformes publicitaires, comme Google et Facebook, ont mis en
place les conditions permettant d’extraire et d’utiliser d’énormes quantités
de données, les plateformes nuagiques ont fait un pas supplémentaire en
consolidant la plateforme comme modèle d’entreprise d’une puissance
incomparable. L’histoire de la location commerciale d’espaces nuagiques de
stockage a débuté avec l’essor du cybercommerce, dans les années 1990. À
la fin de cette décennie, les entreprises de cybercommerce croyaient
pouvoir confier tous les aspects matériels de leurs activités à des entreprises
externes. Mais cette pratique s’est vite révélée insuffisante, et elles ont fini
par devoir construire leurs propres entrepôts et réseaux logistiques, et
embaucher un grand nombre de salariés[32]. En 2016, Amazon a consacré
des investissements majeurs à la construction d’immenses centres de
données, comprenant des chariots de manutention robotisés et des systèmes
informatiques complexes. Il est également un pionnier dans l’utilisation de
drones de livraison et a récemment commencé à affréter des avions pour ses
services d’expédition[33]. Amazon est de loin le plus important employeur
de l’économie numérique, avec 230 000 salariés et des dizaines de milliers
de travailleurs saisonniers, dont la plupart occupent en entrepôt des emplois
pénibles et mal payés. Pour développer sa plateforme de commerce en
ligne, Amazon a cherché à attirer un maximum de clients grâce à un
financement croisé. Selon toute évidence, les commandes qui passent par le
service de livraison Amazon Prime sont systématiquement déficitaires,
alors que la liseuse de livres électroniques Kindle est vendue au prix de
revient[34]. Selon les critères habituels des entreprises allégées, ce
phénomène est aberrant: les aventures déficitaires devraient tout
simplement être éliminées. Et pourtant, c’est notamment grâce à la livraison
rapide et bon marché qu’Amazon parvient à attirer une clientèle sur sa
plateforme, pour dégager des profits ailleurs.
L’instance responsable de cette infrastructure logistique phénoménale,
AWS, avait initialement été développée comme une plateforme interne
visant à gérer le réseau logistique de plus en plus sophistiqué d’Amazon. De
fait, il est bien connu que les plateformes émergent souvent de besoins
internes aux entreprises. Amazon devait trouver une manière rapide de
mettre au point de nouveaux services et a donc construit une infrastructure
de base pour en faciliter le développement[35]. Il s’est vite rendu compte
qu’il pourrait louer cette infrastructure à d’autres firmes. AWS s’est donc
transformé en un service de location d’espace nuagique, incluant des
services de serveurs à la demande, de location d’espace de stockage et de
puissance de calcul, des outils de développement de logiciels et de systèmes
d’exploitation, ainsi que des applications prêtes à l’emploi[36]. Ainsi, les
entreprises locataires s’épargnent de dépenser temps et argent à bâtir leurs
propres équipements informatiques, outils de développement de logiciels ou
applications dédiées, se contentant de les louer au besoin. Par exemple, les
logiciels s’utilisent de plus en plus sur la base d’abonnements: Adobe,
Google et Microsoft ont tous commencé à incorporer cette pratique. De
même, les outils analytiques sophistiqués mis au point par Google sont
aujourd’hui offerts en location par l’entremise de son concurrent AWS[37].
Les entreprises peuvent désormais louer la faculté d’utiliser des algorithmes
de reconnaissance de tendances et des services de transcription audio.
Autrement dit, Google s’est mis à vendre ses processus d’apprentissage
automatique (et c’est précisément la raison pour laquelle Google dispose
d’une longueur d’avance considérable vis-à-vis de ses concurrents dans le
domaine des services infonuagiques). Pendant ce temps, Microsoft a
élaboré une plateforme d’intelligence artificielle qui met à la disposition des
entreprises les outils de développement de logiciels nécessaires pour
construire leurs propres robots. International Business Machines (IBM),
pour sa part, se prépare à faire de l’infonuagique quantique une réalité[38].
En fin de compte, les plateformes nuagiques permettent aux entreprises de
sous-traiter une bonne part de leur département des technologies de
l’information. Ce processus a pour effet de disqualifier les travailleurs du
savoir, dont le travail est graduellement automatisé. L’analyse de données,
le stockage des informations client, l’entretien des serveurs d’une
entreprise, tout cela peut fort bien être absorbé dans le nuage et justifier le
rôle de plus en plus incontournable de ces plateformes dans le capitalisme.
La logique sous-jacente aux plateformes s’apparente au mode de
fonctionnement des services. Jeff Bezos, le PDG d’Amazon, la compare à
l’approvisionnement en électricité: alors que les anciennes usines
possédaient chacune leur propre groupe électrogène, la production
d’électricité a été centralisée, puis louée «selon les besoins». Aujourd’hui,
tous les secteurs de l’économie sont de plus en plus intégrés à une
dimension numérique, ce qui place les propriétaires de cette infrastructure
cruciale pour le fonctionnement de tous les autres secteurs dans une
position de force considérablement avantageuse. De plus, le modèle locatif
permet aux plateformes nuagiques de collecter sans cesse de nouvelles
données – ce qui ne fait que renforcer leur caractère incontournable pour
l’extraction de données –, alors que l’ancien modèle commercial faisait en
sorte que les entreprises perdent leur accès aux données une fois qu’elles
étaient vendues comme produits. En déménageant leurs activités
commerciales sur des plateformes nuagiques, des sociétés comme Amazon
gagnent un accès direct à un nouvel ensemble de données (même si
certaines d’entre elles restent inaccessibles aux plateformes). Il n’est pas
surprenant, dès lors, qu’on estime actuellement la valeur d’AWS à plus ou
moins 70  milliards de dollars[39] et que des concurrents majeurs, comme
Microsoft, Google ou l’entreprise chinoise Alibaba, se lancent dans l’arène
à leur tour. AWS représente actuellement le département d’Amazon qui
connaît la croissance la plus fulgurante et la meilleure rentabilité, et dispose
de marges d’environ 30 % et de revenus de près de huit milliards de dollars
en 2015. Au premier trimestre de 2016, les profits générés par AWS ont
surpassé ceux de la plateforme de vente en ligne d’Amazon[40]. Si Google
et Facebook ont mis en place les premières plateformes d’extraction de
données, Amazon a été l’instigateur de la première grande plateforme
nuagique consacrée à louer aux entreprises les moyens de production dont
elles dépendent. En résumé, au lieu de simplement vendre leurs données
aux annonceurs publicitaires, les plateformes nuagiques ont préféré mettre
en place l’infrastructure fondamentale de l’économie numérique, de façon à
la louer à d’autres pour en tirer des profits, tout en collectant des données
pour leur propre usage.

Les plateformes industrielles


Au fur et à mesure que la récolte, le stockage et l’analyse de données
devenaient plus abordables, plusieurs entreprises ont tenté de transposer le
principe de la plateforme dans le secteur manufacturier traditionnel. La plus
importante de ces tentatives se nomme l’«internet industriel des objets», ou
simplement l’«internet industriel». À la base, l’internet industriel suppose
d’implanter des capteurs et des puces électroniques dans la chaîne de
production et d’introduire des dispositifs de traçabilité (tels que les puces
RFID) dans le processus logistique – tous ces appareils étant interconnectés
par l’entremise d’internet. En Allemagne, on a acclamé cette transformation
sous le nom de «industrie 4.0». L’idée est essentiellement de faire en sorte
que chaque composante du processus de production soit en mesure de
communiquer avec les autres composantes et les machines d’assemblage,
sans passer par la supervision de travailleurs ou de contremaîtres. Les
données concernant la position et l’état de ces composantes sont donc
partagées en temps réel avec les autres éléments de la chaîne de production.
Dans cette optique, les biens matériels deviennent indissociables de leurs
représentations informationnelles, ce qui aurait pour effet – selon les
promoteurs de l’internet industriel – d’optimiser considérablement le
processus de production. Selon eux, l’internet industriel pourrait réduire le
coût de la main-d’œuvre de 25  %, diminuer la consommation énergétique
de 20 % (les centres de données centralisés pourraient distribuer l’énergie à
l’endroit et au moment opportun), réduire les coûts d’entretien de 40 % (en
délivrant des alertes d’usure des pièces), minimiser les temps d’arrêt (en les
planifiant aux moments appropriés) et le risque d’erreurs, tout en
augmentant la qualité des produits[41]. L’internet industriel promet donc
d’améliorer l’efficacité de la production, principalement en faisant ce que la
concurrence avait déjà permis depuis un certain temps dans le secteur
manufacturier: la réduction des coûts et des temps d’arrêt. Il vise également
à lier plus étroitement les procédés de fabrication et de réalisation. Au lieu
de s’appuyer sur des sondages ou des groupes de discussion, les fabricants
souhaitent créer de nouveaux produits et de nouvelles fonctionnalités à
partir des données d’utilisation de leurs produits existants (quitte à utiliser
des méthodologies web, comme les tests A/B[42]). L’internet industriel
permet ainsi une personnalisation à grande échelle. Dans une usine d’essai
de BASF SE, le plus important fabricant de produits chimiques au monde,
la chaîne de montage est capable de personnaliser chacune des pièces qui la
parcourent: dès la réception de la commande d’un client, chaque bouteille
de savon peut automatiquement être remplie d’un parfum ou d’un savon
différent, avoir une couleur ou une étiquette différente[43]. Cette pratique
contribue à réduire drastiquement le cycle de vie des produits.
L’implantation de l’internet industriel dans les usines implique des défis
majeurs, dont la nécessité d’établir un protocole de communication
commun pour assurer l’interopérabilité des différentes composantes, tout
particulièrement dans le cas de pièces plus vétustes. C’est là
qu’interviennent les plateformes industrielles, qui proposent un cadre
général permettant de lier les capteurs aux actionneurs, les usines aux
fournisseurs, les producteurs aux consommateurs et les logiciels aux
équipements. En cela, elles deviennent les moteurs principaux du
développement industriel, du fait qu’elles conçoivent l’équipement et les
logiciels nécessaires pour que l’internet industriel puisse parcourir chaque
turbine, puits de pétrole, plancher d’usine, flotte de camions, etc. Comme
l’énonce un rapport, «les propriétaires de plateformes seront les grands
gagnants[44]» de l’internet industriel. Il n’est donc guère étonnant de voir les
puissances manufacturières traditionnelles, comme GE et Siemens,
mobiliser des moyens importants pour développer des plateformes de
l’internet industriel, aux côtés de géants des technologies, comme Intel et
Microsoft. Siemens a consacré plus de quatre milliards d’euros pour
augmenter ses capacités en matière de fabrication intelligente et pour
monter sa propre plateforme industrielle, MindSphere[45], alors que GE
s’est empressé d’emboîter le pas en mettant en place sa propre plateforme,
Predix. Pour l’instant, ce secteur a été largement dominé par ces entreprises
bien établies, sans connaître un afflux important d’entreprises émergentes.
Les entreprises émergentes de l’internet industriel sont même
majoritairement financées par cette vieille garde (quatre de ses cinq
principaux investisseurs), qui a maintenu des niveaux d’investissement
élevés dans le domaine en 2016, malgré le ralentissement généralisé des
entreprises émergentes d’autres secteurs[46]. Le passage aux plateformes
industrielles, principalement soutenu par l’Allemagne (puissance
industrielle traditionnelle représentée par Siemens) et les États-Unis
(puissance technologique représentée par GE) reflète également la
concurrence économique à l’échelle internationale. L’Allemagne a
embrassé cette mutation avec enthousiasme et a développé son propre
consortium pour la soutenir. De même pour les États-Unis, où des sociétés
comme GE, Intel, Cisco et IBM se sont jointes au gouvernement pour
former un consortium à but non lucratif consacré à la promotion de la
fabrication intelligente. Jusqu’à maintenant, le consortium allemand s’est
limité à sensibiliser la population et à soutenir le passage à l’internet
industriel, tandis que le consortium américain s’est lancé activement dans
une série d’expérimentations avec ces nouvelles technologies.
En dernière instance, la véritable course dans ce domaine concerne la
capacité de mettre en place une plateforme monopolistique consacrée au
secteur industriel. Comme le dit le responsable du service numérique de
GE, ici «le gagnant remportera toute la mise[47]». Autant Predix que
MindSphere offrent déjà des services d’infrastructure infonuagique, des
outils de développement et des applications pour faciliter la gestion de
l’internet industriel (notamment une boutique d’applications pour les
usines). Au lieu de laisser les entreprises développer elles-mêmes leurs
propres logiciels pour administrer leur intranet, ces plateformes leur louent
des licences qui leur permettent d’utiliser les outils administratifs dont elles
ont besoin. Évidemment, une certaine expertise est nécessaire pour gérer les
quantités énormes de données de l’internet industriel et développer des
outils d’analyse de certaines catégories particulières de données, notamment
celles qui concernent les séries temporelles ou les données géographiques.
À elle seule, la filière de gaz naturel liquéfié de GE récolte autant de
données que Facebook, ce qui exige une série d’outils adaptés pour
administrer cet afflux d’informations[48]. Il en va de même pour les logiciels
qui servent à récolter et à analyser les mégadonnées, à modéliser des
systèmes matériels ou à modifier le fonctionnement des usines ou des
centrales électriques. Les plateformes fournissent également l’équipement
indispensable au fonctionnement de l’internet industriel (serveurs, stockage,
etc.). Rivalisant avec les plateformes plus génériques (comme AWS), les
plateformes industrielles se targuent de disposer d’un accès privilégié aux
données sur les procédés de fabrication et disent posséder les moyens
nécessaires pour sécuriser ces systèmes. Comme les autres plateformes,
celles de l’internet industriel comptent sur l’avantage concurrentiel que ces
données leur procurent, soit celui d’offrir des services plus flexibles, rapides
et abordables. En s’immisçant comme intermédiaires entre usines,
consommateurs et développeurs d’applications, ces plateformes se
retrouvent dans une position idéale pour surveiller le fonctionnement du
secteur industriel à l’échelle mondiale, du plus petit mécanisme à l’usine la
plus vaste, et elles s’appuient sur ces données pour consolider leur position
de monopole. Par ailleurs, autant Siemens que GE sont parvenus, tout en
déployant une stratégie de plateforme classique, à conserver une certaine
ouverture par rapport aux usagers qui peuvent accéder à leur plateforme, à
l’emplacement de leurs espaces de stockage des données (sur place ou sur
le nuage) et aux développeurs qui peuvent élaborer des applications qui leur
sont utiles. Encore une fois, les effets de réseau jouent un rôle crucial pour
acquérir une position monopolistique, et cette ouverture permet aux
plateformes d’intégrer sans cesse de nouveaux usagers. Ces plateformes
représentent déjà des sources de revenus faramineuses pour leurs
propriétaires: Predix rapporte actuellement cinq milliards de dollars à GE,
et l’on s’attend à ce que ce revenu triple d’ici 2020[49]. On prédit également
que ce secteur atteindra une valeur totale de 225 milliards de dollars d’ici
2020 – ce qui serait supérieur à la fois à l’internet des objets de
consommation et aux entreprises de services infonuagiques[50]. Quoi qu’il
en soit, GE continue de compter sur AWS pour ses besoins internes – ce qui
témoigne une fois de plus de la puissance des monopoles[51].

Les plateformes de produits


L’effet le plus important de tous ces développements – l’internet des objets
et l’informatique en nuage plus particulièrement – est la création d’un
nouveau type de plateforme à la demande. La plateforme de produits et la
plateforme allégée sont deux modèles d’entreprises intimement liés, mais
pourtant distincts. Prenons par exemple Uber et Zipcar, deux plateformes
conçues pour les consommateurs qui désirent louer une ressource pour une
période donnée. Si les deux entreprises sont similaires à cet égard, leurs
modèles présentent des différences considérables. Zipcar reste propriétaire
des biens dont il fait la location – en l’occurrence, les voitures; ce qui n’est
pas le cas pour Uber. En cela, le premier est une plateforme de produits,
alors que le second est une plateforme allégée, dont la nature consiste à
externaliser un maximum de coûts. (Néanmoins, Uber souhaite diriger une
flotte de voitures autonomes, ce qui en ferait alors une plateforme de
produits.) En revanche, on pourrait considérer Zipcar comme une
plateforme offrant des «produits en tant que services».
Les plateformes de produits représentent sans doute l’un des principaux
moyens par lesquels les entreprises tentent de rentabiliser la tendance vers
un coût marginal nul pour certains produits. Le meilleur exemple est sans
aucun doute celui de la musique. À la fin des années 1990, il était devenu
aussi facile de télécharger de la musique gratuitement que d’installer un
logiciel. Le coup a été dur pour les maisons de disques, car les
consommateurs ont cessé d’acheter des CD et d’autres supports physiques
de musique. Pourtant, malgré sa mort annoncée, l’industrie de la musique a
connu un nouvel essor ces dernières années grâce à des plateformes
(Spotify, Pandora) qui sont parvenues à imposer des frais autant aux
mélomanes qu’aux maisons de disques et aux annonceurs publicitaires.
Entre 2010 et 2014, le nombre d’abonnés de ces services a bondi de
8 millions à 41 millions, et les frais d’abonnement sont maintenant en passe
de supplanter les revenus provenant des téléchargements comme source
principale de musique numérique[52]. Après des années de déclin, les
revenus de l’industrie de la musique devraient reprendre une pente
ascendante en 2016. Si le modèle de l’abonnement existe depuis des siècles,
notamment pour la presse écrite, il se propage actuellement dans de
nouveaux domaines: immobilier, automobiles, brosses à dents, rasoirs et
même jets privés. Cette éclosion des plateformes de produits s’explique
entre autres par la stagnation des salaires et la baisse de l’épargne, dont
nous avons traité plus haut. Moins il y a d’épargne, plus les achats
importants – comme des voitures ou des propriétés – semblent impossibles,
et plus les frais fixes, d’apparence moins coûteux, deviennent séduisants.
Au Royaume-Uni, par exemple, la propriété foncière n’a fait que décliner
depuis 2008, alors même que le nombre de locataires privés a monté en
flèche[53].
Les plateformes à la demande n’affectent pas seulement les logiciels et
les biens de consommation. L’une des premières opérations de l’économie à
la demande a été de s’en prendre aux produits manufacturés, tout
particulièrement aux biens durables. La plus importante manœuvre dans
cette direction a sans doute été la transformation de l’industrie des réacteurs
d’avion: d’abord commerce de vente de moteurs d’avion, elle est devenue
une entreprise de location de force de propulsion. Les trois principaux
fabricants – Rolls Royce, GE et Pratt & Whitney – ont tous basculé vers ce
modèle, après que Rolls Royce a donné le coup d’envoi à la fin des années
1990. Le modèle traditionnel, où l’on construisait des moteurs pour les
vendre à des compagnies aériennes, avait le défaut de produire des marges
bénéficiaires relativement faibles dans un contexte de forte concurrence.
Les dynamiques concurrentielles esquissées au premier chapitre prennent
ici tout leur sens. Dans les quarante dernières années, très peu de nouvelles
entreprises ont rejoint l’industrie aéronautique, et aucune n’a disparu du
paysage[54]. Les trois chefs de file de l’industrie se sont plutôt livrés une
concurrence acharnée, introduisant sans cesse des innovations
technologiques pour se démarquer. Cette course technologique est toujours
d’actualité, à l’heure où l’industrie aéronautique fait d’importantes percées
dans la fabrication additive. (Par exemple, le réacteur le plus populaire de
GE comprend un certain nombre de pièces produites par imprimante 3D, au
lieu d’être soudées à partir de pièces distinctes[55].) Mais la marge
bénéficiaire des réacteurs d’avion reste relativement basse, et la
concurrence est toujours aussi féroce. En revanche, leur entretien implique
des marges de profit considérablement plus élevées – sept fois supérieures,
selon les estimations[56]. L’entretien présente un défi important, puisqu’il
est relativement facile pour des concurrents extérieurs d’entrer sur le
marché et de rafler tous les profits. Cela a poussé Rolls Royce à introduire
le modèle du «produit en tant que service», où les compagnies aériennes ne
font plus l’acquisition de moteurs, mais paient un tarif horaire pour leur
utilisation. En retour, Rolls Royce prend en charge l’entretien et fournit les
pièces de rechange.
En tant que matière première, les données jouent un rôle aussi important
pour ce type de plateforme que pour les autres. Grâce aux capteurs placés
sur ses moteurs, chaque vol produit d’énormes quantités de données, qui
sont acheminées – avec les données météorologiques et les informations sur
le contrôle de la circulation aérienne – à son centre de commandement au
Royaume-Uni. Ce dernier en tire de précieux renseignements sur l’usure
des pièces et les problèmes potentiels, qu’il utilise pour planifier leur
entretien. Ces données sont une ressource inestimable lorsqu’il s’agit de
gagner un avantage concurrentiel sur les autres entreprises d’entretien de
pièces aéronautiques qui souhaitent percer le marché. Les données sur les
performances des moteurs jouent également un rôle décisif pour la
conception de nouveaux modèles: elles ont permis à Rolls Royce
d’améliorer la consommation de carburant et la durée de vie de ses moteurs,
ce qui lui a donné une longueur d’avance considérable sur ses compétiteurs.
Une fois de plus, la plateforme apparaît comme la forme optimale pour
extraire des données et les mettre à profit pour devancer la concurrence. Les
données et les effets de réseau générés par leur extraction expliquent
l’hégémonie de Rolls Royce dans son domaine.

Les plateformes allégées


Compte tenu de tout ce qui précède, il devient difficile de ne pas voir les
plateformes allégées comme une régression vers des phases antérieures de
l’économie numérique. Alors que toutes les plateformes dont nous avons
traité jusqu’ici ont développé des modèles capables de générer d’une
manière ou d’une autre des profits, les plateformes allégées d’aujourd’hui
sont revenues au modèle de «la croissance avant les profits» en vogue dans
les années 1990. Des entreprises comme Uber et Airbnb ont rapidement
intégré le langage courant et sont devenues les porte-étendards de ce
nouveau modèle. Parmi les plateformes allégées, on compte autant des
firmes qui se spécialisent dans certains services (nettoyage, médecins à
domicile, courses diverses, plomberie, etc.) que des interfaces marchandes
généralistes comme TaskRabbit et Mechanical Turk, qui offrent une vaste
gamme de services. Tous partagent néanmoins une même tendance à se
présenter comme la plateforme par excellence pour qu’usagers, clients et
travailleurs se rencontrent. Mais en quoi ces plateformes sont-elles
«allégées»? La réponse se trouve dans une observation assez courante:
«Uber, la plus grande entreprise de taxi au monde, ne possède aucun
véhicule […] et Airbnb, le plus grand fournisseur d’hébergement, ne
possède aucune propriété[57].» Il semble effectivement que ces entreprises
ne possèdent aucun bien; on pourrait autant les qualifier de «plateformes
virtuelles[58]». Néanmoins, elles restent propriétaires de l’élément le plus
essentiel: la plateforme de logiciels et d’analyse de données. Les
plateformes allégées fonctionnent selon un modèle d’hyperexternalisation,
dans lequel les travailleurs, le capital fixe, les coûts d’entretien et la
formation sont tous confiés à des sous-traitants. Ne reste que le minimum
nécessaire à l’extraction – le contrôle de la plateforme, qui permet de
percevoir une rente de monopole.
Ce qu’on connaît le mieux de ces sociétés est l’externalisation de la
main-d’œuvre. Aux États-Unis, ces plateformes définissent légalement leurs
travailleurs comme des «entrepreneurs indépendants», et non plus comme
des «employés». Cela leur permet de diminuer d’environ 30 % les coûts de
la main-d’œuvre, en s’épargnant de payer les avantages sociaux, les congés
de maladie, etc[59]. Elles peuvent également externaliser le coût des
formations, puisque seule la formation des employés doit être assumée par
les entreprises. On voit ainsi apparaître de nouvelles formes de contrôle de
la main-d’œuvre, grâce à des systèmes fondés sur l’indice de réputation qui
transmettent souvent les préjugés racistes et sexistes de la société ambiante.
Les travailleurs contractuels des plateformes allégées sont rétribués à la
tâche: une commission sur chaque trajet pour Uber, sur chaque réservation
pour Airbnb, sur chaque tâche accomplie pour Mechanical Turk.
Considérant l’économie des coûts de main-d’œuvre que permet cette
approche, il n’est guère étonnant que Marx ait pu écrire que «le salaire aux
pièces est la forme du salaire la plus convenable au mode de production
capitaliste[60]». Pourtant, nous l’avons vu, cette sous-traitance participe
d’une tendance plus générale à l’externalisation, visible depuis les années
1970. À l’origine, l’externalisation touchait surtout les emplois dans le
domaine des biens marchands, bientôt suivis par les services non
personnels. Dans les années 1990, Nike est devenu l’entreprise archétypale
de cette tendance, après avoir réussi à externaliser l’écrasante majorité de sa
main-d’œuvre. Au lieu de procéder à une intégration verticale, Nike s’est
appuyé sur un petit noyau de concepteurs et de designers et a sous-traité la
fabrication de ses marchandises à d’autres entreprises. En 1996, des voix
s’étaient déjà élevées, s’inquiétant de l’arrivée d’une ère du «juste-à-temps»
où les travailleurs deviendraient «jetables[61]». Mais ce phénomène est loin
de se limiter aux seules plateformes allégées. Apple, par exemple, emploie
moins de 10  % des travailleurs responsables de la fabrication de ses
produits[62]. Il suffit de jeter un coup d’œil au département du Travail des
États-Unis pour trouver quantité d’exemples hors Uber où les travailleurs
sont faussement qualifiés d’entrepreneurs indépendants: travailleurs de la
construction, gardes de sécurité, serveurs, plombiers et travailleurs de la
restauration, pour ne nommer qu’eux[63]. En réalité, le marché du travail
traditionnel qui s’apparente le plus au modèle de la plateforme allégée n’est
ni récent ni même axé sur la technologie: il s’agit du marché des travailleurs
journaliers – travailleurs agricoles, dockers et autres ouvriers sous-payés –,
où les ouvriers se présentent sur place au petit matin dans l’espoir de
décrocher un boulot pour la journée. De même, l’une des principales raisons
pour lesquelles les téléphones mobiles jouent désormais un rôle essentiel
dans les pays en voie de développement réside dans le fait qu’ils sont
devenus indispensables pour trouver un emploi sur le marché du travail
informel[64]. L’économie de la pige ne fait que déplacer les lieux
d’embauche des journaliers sur le web, en y ajoutant une couche
supplémentaire de surveillance intrusive. La Silicon Valley commercialise
ce qui est essentiellement un outil de survie en le présentant comme un outil
d’émancipation.
Cette tendance générale vers les emplois non conventionnels se reflète
également dans les statistiques économiques. En 2005[65], le Bureau of
Labour Statistics (bureau de la statistique sur le travail, BLS) a découvert
qu’aux États-Unis, près de 15  millions de travailleurs (soit 10,1  % de la
main-d’œuvre au pays) occupaient des emplois non conventionnels[66].
Cette catégorie inclut des employés embauchés par le biais d’arrangements
contractuels (sur appel, entrepreneurs indépendants) et d’autres employés
par des intermédiaires (agences de placement intérimaire, sous-traitants).
En 2015, cette catégorie comptait pour 15,8 % de la main-d’œuvre[67]. Près
de la moitié de cette augmentation de 2,5  % était imputable à la sous-
traitance qui a affecté le monde de l’éducation, les soins de santé et les
emplois dans l’administration. Le phénomène le plus frappant est sans
doute le fait que l’augmentation des emplois non conventionnels aux États-
Unis (9,4 millions) a dépassé le nombre total d’emplois créés entre 2005 et
2015 (9,1 millions). Cela signifie que l’augmentation nette des emplois aux
États-Unis depuis 2005 fut le seul fait de ces emplois souvent précaires[68].
On observe une tendance similaire dans le domaine du travail autonome.
S’il est vrai que de moins en moins de gens se définissent eux-mêmes
comme des travailleurs autonomes, le nombre d’individus ayant rempli le
formulaire d’impôt 1099 pour les travailleurs autonomes aux États-Unis ne
cesse de grimper[69]. Nous pouvons donc constater l’accélération d’une
tendance durable vers la précarisation de l’emploi, tout particulièrement
depuis 2008. Les mêmes tendances sont à l’œuvre au Royaume-Uni, où le
travail autonome est responsable de 66,5 % des emplois nets après 2008, et
représente sans doute la seule chose qui ait empêché le pays d’atteindre des
niveaux de chômage encore plus élevés[70].
Comment les plateformes allégées entrent-elles en jeu dans ce
phénomène? Le constat le plus évident est l’omniprésence des
entrepreneurs indépendants et des pigistes. Ce segment de la main-d’œuvre
a connu une hausse de 1,7  % (2,9  millions) entre 2005 et 2015[71], et la
majorité provenait du travail hors-ligne. Comme il n’existe à ce jour aucune
évaluation statistique spécifique à l’économie du partage, nous devons nous
fier aux sondages et autres indicateurs indirects. Presque toutes les
estimations suggèrent qu’environ 1  % de la main-d’œuvre américaine
travaille dans l’économie du partage en ligne par l’entremise des
plateformes allégées[72]. Ici encore, les chauffeurs d’Uber représentent fort
probablement la majorité de ces travailleurs[73]. Abstraction faite d’Uber,
l’économie du partage est un secteur relativement marginal. Moins
d’informations sont disponibles en ce qui concerne le Royaume-Uni, mais
les enquêtes les plus poussées menées jusqu’à présent suggèrent qu’un
nombre légèrement supérieur de travailleurs vendent aujourd’hui leur force
de travail en passant par les plateformes allégées. On estime qu’environ
1,3  million de travailleurs britanniques (soit 3,9  % de la main-d’œuvre)
trouvent du travail par l’entremise de ces plateformes au moins une fois par
semaine, et d’autres estimations avancent qu’entre 3 % et 6 % de la main-
d’œuvre au pays y ont recours[74]. Certains sondages avancent des chiffres
légèrement plus élevés, mais incluent une gamme beaucoup plus large
d’activités[75]. Nous pouvons néanmoins en déduire que l’économie du
partage ne représente que la pointe visible d’une tendance beaucoup plus
généralisée. Du reste, il s’agit d’un secteur relativement marginal, qui
s’appuie principalement sur l’explosion du chômage après la crise de 2008.
S’ajoutant à la précarisation du travail que nous avons observée plus haut,
la crise a eu pour effet de doubler le nombre de chômeurs aux États-Unis et
de tripler le nombre de chômeurs à long terme. En outre, la relance qui a
suivi la crise n’a pas entraîné la création de nouveaux emplois: la croissance
de l’emploi n’a pas suivi la relance de l’économie. En conséquence,
beaucoup de travailleurs ont été forcés d’accepter n’importe quoi pour
survivre. Dans ce contexte, le travail autonome n’est pas le fruit d’un choix
libre et éclairé, mais bien une imposition forcée – ce que semblent
confirmer les tendances démographiques observables dans les plateformes
allégées. Parmi les salariés de TaskRabbit, 70 % détiennent un diplôme de
premier cycle universitaire et 5 % ont terminé leur doctorat[76]. Selon une
enquête de l’Organisation internationale du travail (OIT), les individus qui
travaillent pour le Mechanical Turk d’Amazon ont généralement fait des
études supérieures, alors que le «sociotravail» (crowd work) représente
l’emploi principal de 37  % d’entre eux[77]. Pour sa part, Uber reconnaît
qu’environ le tiers de ses chauffeurs londoniens sont issus de quartiers où le
taux de chômage est supérieur à 10 %[78]. Dans une économie saine, où ces
individus auraient accès à des emplois de qualité, il n’y aurait aucune raison
pour eux de se consacrer à un travail à la microtâche (micro-tasking).
Tous les autres types de plateformes ont développé des éléments
novateurs, mais qu’en est-il des plateformes allégées? Si l’on garde à
l’esprit le contexte plus large dont nous venons de brosser le portrait, ces
plateformes se contentent de transposer des tendances plus larges sur de
nouveaux terrains. Là où l’externalisation se limitait principalement au
secteur industriel, à l’hôtellerie et à l’administration, elle s’étend désormais
à de nouvelles activités: taxis, coiffure, mode, tâches ménagères, plomberie,
déménagement, modération de contenus, etc. Elle est même en passe
d’envahir les emplois de cols blancs, comme la correction de textes, la
programmation et la gestion. Quant au marché du travail, les plateformes
allégées ont transformé ce qui était autrefois des services non marchands en
des services commercialisables, de manière à élargir leur banque de main-
d’œuvre sur une échelle quasi planétaire. Une multitude de nouvelles tâches
peuvent désormais être effectuées en ligne grâce au Mechanical Turk
d’Amazon et à d’autres plateformes similaires. Une fois de plus, cela
permet aux entreprises de réduire leurs coûts d’exploitation en utilisant une
main-d’œuvre bon marché issue des pays en voie de développement, ce qui
a évidemment pour effet de tirer les salaires vers le bas. Les plateformes
allégées ont également réussi à externaliser d’autres coûts d’une manière
remarquable (même si ce phénomène n’a rien de nouveau); leurs efforts
représentent sans doute la tentative la plus aboutie de création d’une
plateforme virtuelle. Néanmoins, elles sont par là même devenues
dépendantes des performances offertes par les plateformes nuagiques. Alors
que les entreprises devaient auparavant investir des sommes astronomiques
en équipements informatiques et pour développer leur expertise, les
entreprises émergentes d’aujourd’hui ont proliféré simplement en louant
leurs équipements et logiciels depuis les espaces nuagiques. Ainsi, Airbnb,
Slack, Uber et d’innombrables autres nouvelles entreprises utilisent
AWS[79]. Uber se fie à Google pour la cartographie, à Twilio pour ses SMS,
à SendGrip pour sa messagerie et à Braintree pour ses transactions: il s’agit
d’une plateforme allégée construite sur la base d’autres plateformes. Ces
entreprises ont également reporté certains frais de leurs bilans financiers sur
les épaules de leurs travailleurs, notamment les coûts d’investissement (les
logements d’Airbnb, les véhicules d’Uber et de Lyft), les coûts d’entretien,
les frais d’assurance et d’amortissement. Par ailleurs, des entreprises
comme Instacart (qui livre des courses à domicile) sous-traitent leurs frais
de livraison aux fournisseurs (comme Pepsi) et aux détaillants (comme
Whole Foods) en échange d’espace publicitaire[80]. Malgré ce soutien, 60 %
du commerce généré par Instacart reste déficitaire, sans même tenir compte
du coût relativement élevé de ses espaces de bureaux et des salaires de son
équipe centrale[81]. Comme on aurait pu s’y attendre, ce manque de
rentabilité a vite fait d’entraîner des compressions salariales – un
phénomène omniprésent dans le monde des plateformes allégées.
Cette situation a poussé les entreprises à rivaliser sur le terrain de
l’extraction de données – encore un autre processus optimisé par l’accès
aux plateformes. Uber constitue sans doute le meilleur exemple de cette
évolution, car il récolte des données sur tous ses trajets et ses chauffeurs,
même lorsqu’aucune transaction n’est impliquée[82]. Les données relatives
au comportement et à la conduite des chauffeurs sont utilisées de multiples
manières pour devancer les compétiteurs. Par exemple, Uber met ces
données à profit pour s’assurer que ses chauffeurs n’offrent pas leurs
services à d’autres plateformes de taxi, tandis que ses algorithmes de trajet
mobilisent les données de la circulation pour suggérer des parcours plus
efficaces. Les données alimentent également les algorithmes qui connectent
les passagers aux chauffeurs qui se retrouvent à proximité, ou encore pour
prévoir les zones où la demande serait susceptible d’augmenter. En Chine,
Uber va jusqu’à surveiller ses chauffeurs pour voir s’ils prennent part à des
manifestations. Du point de vue du passager, tout cela ne fait que contribuer
à améliorer la rapidité et l’efficacité des services d’Uber, ce qui les détourne
de compétiteurs potentiels. En somme, les données constituent l’un des
principaux moyens par lesquels les plateformes allégées s’efforcent d’être
concurrentielles.
Cela dit, ces entreprises ont encore du mal à être rentables et doivent
s’appuyer sur des sources de financement extérieur. Comme nous l’avons
vu, l’une des conséquences majeures de la crise de 2008 a été
l’intensification de politiques monétaires plus souples et une augmentation
de la fortune des entreprises. L’essor des plateformes allégées est
essentiellement un phénomène issu de la crise de 2008. Si l’on considère la
quantité de transactions parmi les entreprises émergentes, la croissance de
ce secteur ne fait aucun doute: depuis 2009, les ententes de capital-risque
ont triplé[83]. Même en excluant Uber (dont l’importance sur ce marché est
disproportionnée), les services mobiles à la demande ont engrangé
1,7 milliard de dollars en 2014 – une augmentation de 316 % par rapport à
2013[84]. Cette augmentation du nombre et du volume de transactions s’est
poursuivie en 2015. Mais il convient de contextualiser les sources de
financement des plateformes allégées. Lorsqu’on se penche sur les
plateformes allégées offrant des services mobiles à la demande, il est
principalement question d’Uber. En matière de financement, Uber a
devancé toutes les autres entreprises de services en 2014, par un ratio de
39  %[85]. En 2015, Uber, Airbnb et Didi Chuxing, le concurrent chinois
d’Uber, ont raflé ensemble 59  % du financement destiné aux entreprises
émergentes des services à la demande[86]. Mais tandis que l’enthousiasme
pour les nouvelles entreprises de technologie a atteint son paroxysme, en
2015 leur financement (59  milliards de dollars) est tout de même resté
nettement en deçà des pics de l’an 2000 (près de 100  milliards)[87]. D’où
viennent ces fonds? D’une manière générale, il s’agit de capitaux
excédentaires cherchant des opportunités de rendements élevés dans le
contexte de faibles taux d’intérêt. Ces derniers ont causé une baisse du
rendement des placements financiers conventionnels, forçant les
investisseurs à trouver de nouvelles ouvertures pour être rentables. Au lieu
d’un boom financier ou immobilier, il semblerait que le capital excédentaire
soit désormais en passe de provoquer un boom des technologies. La
pression est telle que même les investisseurs non conventionnels – fonds
communs de placement, fonds spéculatifs et banques d’investissement –
jouent un rôle décisif dans le boom actuel des technologies. De fait, la
majorité des investissements destinés au secteur des entreprises émergentes
de technologie provient de fonds spéculatifs et de fonds communs de
placement[88]. Certaines sociétés plus importantes sont également
impliquées, dont Google – l’un des principaux investisseurs de Homejoy,
qui a connu un destin catastrophique –, ou encore la firme de logistique
DHL, qui a créé son propre service à la demande (MyWays). Des
entreprises comme Intel et Google acquièrent également des titres dans de
multiples entreprises émergentes.
Uber, qui compte plus de 135  filiales à travers le monde, et d’autres
entreprises similaires utilisent également certaines méthodes d’évasion
fiscale[89]. Pourtant, à ce jour, la rentabilité des plateformes allégées reste à
prouver. Comme pour le boom du point-com, la croissance des plateformes
allégées se base sur la prévision de profits futurs, et non sur les profits
actuels. Uber espère que la faible rentabilité du secteur des taxis sera
éventuellement compensée lorsqu’il aura acquis une position de monopole.
Tant que ces sociétés ne détiendront pas de monopole (et peut-être même
après), leur rentabilité reposera sans doute exclusivement sur leur capacité à
comprimer les coûts et à diminuer les salaires, mais sans atteindre un niveau
conséquent.
En résumé, les plateformes allégées apparaissent comme le produit de
certaines tendances et de certains contextes: l’externalisation, le surplus
démographique, la numérisation généralisée de l’existence, la montée en
flèche du chômage et des politiques monétaires laxistes, après la crise de
2008, ainsi que la disponibilité de capitaux excédentaires et de plateformes
nuagiques auxquelles se greffer. Si le modèle des entreprises allégées a
suscité un certain effet de mode et, dans le cas d’Uber, un fort afflux de
capital-risque, il existe peu de raisons de croire qu’il transformera en
profondeur la structure des pays capitalistes avancés. En ce qui concerne
l’externalisation, le modèle allégé reste un joueur marginal dans une
tendance à plus long terme. De même, la rentabilité de la plupart des
modèles allégés s’avère minime et se limite à quelques tâches spécialisées.
Et là encore, les modèles allégés qui connaissent les meilleurs succès n’ont
survécu que grâce à l’apport de capital-risque, et non pas en générant leurs
propres revenus. Loin d’incarner l’avenir du travail ou de l’économie, il est
fort probable que ces modèles finissent par s’écrouler dans les années à
venir.

Conclusion
Nous avons ouvert ce chapitre en affirmant que le capitalisme du XXIe siècle
a mis au jour une inestimable nouvelle matière première qu’il pouvait
s’approprier: les données. Grâce à une série de développements, la
plateforme est devenue l’un de principaux modèles qui a permis aux
entreprises de monopoliser, d’extraire, d’analyser, d’utiliser et de vendre ces
données. Les anciens modèles d’entreprise de l’ère fordiste possédaient une
capacité limitée d’extraction de données du processus de production et des
activités des consommateurs. L’ère de la production allégée a quelque peu
transformé cette réalité, alors que les chaînes d’approvisionnement
planétaires, suivant le modèle du «juste-à-temps», exigeaient des
informations de plus en plus précises sur l’état des inventaires et la
localisation des stocks. Pourtant, les données extérieures au milieu des
entreprises sont restées largement hors de portée; et une grande part de leurs
activités internes n’a généralement pas été enregistrée. En revanche,
l’extraction de données fait partie de l’ADN même des plateformes: il s’agit
d’un modèle sur la base duquel d’autres biens, services et technologies
peuvent se greffer, qui exige toujours plus d’usagers pour susciter des effets
de réseau et qui agit comme support numérique servant à simplifier
l’enregistrement et l’entreposage de données. Toutes ces caractéristiques
font de la plateforme un modèle incontournable pour extraire la matière
première que sont les données, puis pour les utiliser de multiples manières
afin de générer des revenus. Pour des entreprises comme Google et
Facebook, les données peuvent servir à attirer des annonceurs publicitaires
et d’autres parties intéressées. Pour Rolls Royce ou Uber, elles constituent
le principal moyen de gagner un avantage sur la concurrence: elles leur
permettent d’améliorer leurs produits, de contrôler leurs employés et
d’optimiser leurs algorithmes pour devenir plus compétitifs. D’un autre
côté, les plateformes comme AWS et Predix s’affairent à construire (et à
breveter) les infrastructures fondamentales pour récolter, analyser et
partager les données, qu’elles louent ensuite aux autres entreprises en
échange d’un loyer. Dans tous les cas, la collecte d’énormes quantités de
données est au cœur de ce modèle d’entreprise: la plateforme est
l’instrument d’extraction par excellence.
Cette nouvelle forme d’entreprise a convergé avec une série de tendances
à long terme et certaines évolutions conjoncturelles. Le passage à la
production allégée et aux chaînes d’approvisionnement «juste-à-temps»
s’amorce dans les années 1970 et les plateformes numériques poursuivent et
accentuent le mouvement. Il en va de même pour la tendance généralisée à
la sous-traitance. Même les entreprises qui ne sont pas normalement
associées à l’externalisation finissent par y recourir. En l’occurrence, la
modération des contenus sur Google et Facebook est habituellement confiée
aux Philippines, où environ 100 000 travailleurs épluchent les contenus des
médias sociaux et des serveurs nuagiques[90]. Pour sa part, Amazon est
célèbre pour ses travailleurs d’entrepôt sous-payés et soumis à des systèmes
de surveillance et de contrôle extrêmement sophistiqués. En somme, ces
sociétés ne font que poursuivre la tendance lourde vers une sous-traitance
du travail non qualifié, à l’exception d’un noyau restreint de travailleurs
hautement qualifiés et bien rémunérés. Dans une perspective plus large,
tous les nouveaux emplois créés après la crise de 2008 aux États-Unis
entrent dans la catégorie non conventionnelle, comme les contractuels et les
travailleurs sur appel. Ce processus d’externalisation revêt une forme
extrême dans les entreprises allégées comme Uber, dont les profits reposent
sur une forme d’entreprise pratiquement dénuée d’actifs. Cependant,
comme nous l’avons vu, dans le sillage de la crise, ces entreprises ne sont
devenues rentables qu’au prix de compressions salariales. Même The
Economist est forcé d’admettre que depuis 2008, «si la part des revenus
intérieurs bruts issus des salaires devait remonter au niveau moyen des
années 1990, les profits des entreprises américaines chuteraient de 20  %
[91]». Une population excédentaire de plus en plus désespérée a ainsi fourni

une source importante de main-d’œuvre pour des emplois non qualifiés et


mal payés. Avec les faibles taux d’intérêt en trame de fond, ce corps de
travailleurs exploitables a fini par rejoindre la masse impressionnante de
capitaux excédentaires, alors même que l’évasion fiscale, l’épargne élevée
des entreprises et les politiques monétaires souples agissaient de concert
pour pousser ces capitaux à la recherche de débouchés plus rentables. Il
n’est donc pas étonnant que le financement des entreprises émergentes de
technologie ait explosé depuis 2010. Dans ce contexte, l’économie des
plateformes allégées apparaît en dernière instance comme un débouché
idéal pour les capitaux excédentaires, dans une ère où les taux d’intérêt sont
excessivement bas et les opportunités d’investissement rares. En revanche,
rien ne porte à croire que ces plateformes constitueraient une avant-garde
destinée à raviver le capitalisme.
Si les plateformes allégées ne représentent probablement qu’un
phénomène éphémère, les autres exemples esquissés dans ce chapitre sont
le signe d’une transformation décisive du mode de fonctionnement des
entreprises capitalistes. Grâce aux technologies numériques, les plateformes
apparaissent comme un nouveau moyen de diriger et contrôler les
industries. À leur apogée, elles prennent le pas sur les secteurs de la
fabrication, de la logistique et de la conception, du fait qu’elles fournissent
l’environnement même sur lequel repose le fonctionnement du reste de
l’industrie. Dans une multitude de secteurs, elles ont permis le passage de la
production de biens à la prestation de services – entraînant certains à
déclarer la fin de l’âge de la propriété. Mais soyons clairs: nous n’assistons
pas à la fin de la propriété mais bien à sa concentration. Les chantres de
«l’ère de l’accessibilité» ne servent que des paroles creuses qui occultent
une bonne partie de la réalité. Si les plateformes allégées tentent
effectivement de se dépouiller de tous leurs actifs, les plateformes majeures
s’affairent à construire des infrastructures imposantes et dépensent des
sommes astronomiques pour racheter d’autres entreprises et investir dans
leurs propres compétences. Loin d’être de simples propriétaires de
l’information, ces firmes deviennent peu à peu propriétaires de
l’infrastructure même de la société. D’où la nécessité de prendre toute la
mesure de leur inexorable tendance à la monopolisation, si l’on veut
comprendre les conséquences des plateformes sur l’économie en général.
Chapitre 3

La guerre des plateformes

S I LA PLATEFORME INCARNE le modèle d’entreprise propre à l’ère


numérique, quel est son rapport avec l’histoire du capitalisme en
général? Pour l’instant, nous avons négligé de mentionner l’un des
principaux moteurs du mode de production capitaliste: la concurrence
intercapitaliste. Dans le premier chapitre, nous avons décrit le contexte de la
grande récession qui a suivi les années 1970, lorsque l’économie mondiale
s’est retrouvée aux prises avec d’importants problèmes de surcapacité et de
surproduction dans le secteur industriel. Alors même que les entreprises
refusaient – et étaient en réalité incapables – de se débarrasser ou de
rediriger le capital fixe qu’elles avaient accumulé, la concurrence
internationale n’a fait qu’augmenter. Incapable de relancer son économie en
crise de surcapacité, le gouvernement américain a entrepris dans les années
1990 de stimuler son économie à l’aide d’un keynésianisme financier
consistant à baisser les taux d’intérêt et à monter le prix des actifs pour
créer un effet de richesse qui pourrait relancer la croissance. Cette approche
a débouché sur le boom du point-com des années 1990 et la bulle
immobilière du début des années 2000. Nous l’avons mentionné, le
keynésianisme financier est encore largement utilisé et constitue sans doute
l’une des causes de la frénésie actuelle à l’égard des nouvelles entreprises
de technologie. Mais derrière le lustre des innovations technologique et la
surface des écrans, quelles empreintes ces nouvelles entreprises laissent-
elles sur le capitalisme? Dans ce chapitre, nous reculerons d’un pas afin
d’analyser les tendances introduites par le capitalisme numérique dans une
économie marquée par la longue récession. Certains auteurs soutiennent
que le capitalisme est capable de se renouveler lui-même en créant et en
adoptant de nouveaux systèmes technologiques: vapeur et chemins de fer,
acier et industrie lourde, automobile et pétrochimie – et désormais les
technologies numériques[1]. Assistons-nous simplement aujourd’hui à une
transition vers une nouvelle infrastructure destinée à raviver la croissance
capitaliste? La concurrence saura-t-elle survivre à l’ère numérique ou
sommes-nous plutôt au seuil d’une nouvelle ère du capitalisme
monopolistique?
Les effets de réseau inscrivent la tendance au monopole dans l’ADN
même des plateformes: plus leurs utilisateurs sont nombreux, plus elles
prennent de la valeur à leurs yeux. Les effets de réseau cristallisent les
avantages que possèdent au départ certaines entreprises, qui se retrouvent
vite dans des positions hégémoniques. Les plateformes sont par ailleurs très
habiles pour lier et consolider les différents effets de réseau entre eux. Par
exemple, Uber bénéficie des effets de réseau d’un nombre de plus en plus
élevé de chauffeurs et de passagers[2]. Les grandes plateformes ont recours
à une multitude de stratégies pour accroître leur puissance. Le fait qu’elles
soient idéalement positionnées pour récolter des données implique qu’elles
sont en mesure d’accéder à un nombre toujours plus grand d’activités pour
extraire leurs données et en générer de la valeur – gagnant du même coup
l’accès à d’autres activités. La disponibilité d’une quantité impressionnante
de données sur la vie quotidienne des usagers permet aux plateformes
d’augmenter leur puissance de prédiction, ce qui accentue encore davantage
leur centralisation des données. Google a accès aux courriers électroniques,
aux calendriers, aux données de géolocalisation et aux historiques de
visionnement et de recherche de ses utilisateurs – de sorte que chaque
nouvelle information lui permet d’améliorer ses services de prédiction.
Selon la même logique, les plateformes tendent à faciliter le développement
de produits dérivés: les logiciels conçus pour Android entraînent un nouvel
afflux d’usagers sur Android, ce qui mène les développeurs à adapter leurs
outils pour Android, et ainsi de suite, dans un cercle vicieux. Les
plateformes consacrent aussi beaucoup d’efforts pour construire des
écosystèmes de biens et de services impénétrables à la concurrence. Se
multiplient ainsi des applications conçues pour Android ou des services qui
exigent de se connecter par l’entremise de Facebook. Tous ces phénomènes
contribuent à faire des plateformes de puissants monopoles disposant d’un
contrôle centralisé sur des quantités toujours plus nombreuses d’utilisateurs
et de données. Pour comprendre à quel point ce processus de
monopolisation est avancé, il suffit de jeter un coup d’œil sur les revenus
publicitaires: en 2016, Facebook, Google et Alibaba ont profité à eux seuls
de la moitié des publicités numériques dans le monde[3], alors qu’aux États-
Unis, Facebook et Google ont monopolisé 76  % des revenus publicitaires
sur le web et empoché 85  % de chaque nouveau dollar issu de la
publicité[4].
Si le capitalisme semble ainsi favoriser la formation de monopoles, il
n’en reste pas moins attaché à la concurrence. L’émergence de la forme
corporative, l’essor des grandes institutions financières et les vastes
ressources dont disposent les États prouvent que ces derniers sont capables
de créer de nouvelles industries et renverser des monopoles[5]. Il est aussi
important de noter que les plateformes numériques naissent souvent dans
les secteurs les plus affectés par la concurrence[6]. Dans cette perspective,
les monopoles devraient forcément être éphémères. Néanmoins, les
capitaux sont aujourd’hui largement insuffisants pour renverser les
monopoles; l’accès aux données, les effets de réseau et la dépendance au
chemin emprunté (path dependency) constituent des écueils majeurs pour
qui voudrait s’en prendre à un monopole comme Google. Pour autant, cela
ne signifie pas que la concurrence n’existe plus, mais simplement qu’elle a
changé de forme[7]. Elle tend notamment à ne plus être basée sur les prix,
du fait de la prolifération de services gratuits. Nous touchons ici à un point
essentiel. À la différence du secteur industriel, la concurrence entre les
plateformes ne se fonde pas seulement sur le critère de la différence
maximale entre les coûts et les prix; la récolte et l’analyse de données
jouent également un rôle central pour évaluer la compétitivité. Pour rester
concurrentielles, les plateformes doivent maximiser leurs efforts pour
extraire, analyser et contrôler les données, et investir leur capital fixe à cette
fin. Ainsi, alors même qu’elles tendent naturellement à devenir des
monopoles, les plateformes doivent actuellement affronter une concurrence
de plus en plus acharnée de la part de leurs rivales.
Tendances
Certaines tendances sont provoquées par les dynamiques concurrentielles
des plateformes, du fait qu’elles reposent sur l’extraction de données et les
effets de réseau: une course pour s’emparer des données, une convergence
des marchés et la création d’écosystèmes clos. Ensuite, ces phénomènes
tendent à se propager dans le reste de l’économie.
D’une certaine manière, les plateformes doivent leur croissance au
financement croisé des services qui attirent les usagers sur leur réseau. Si un
outil se révèle particulièrement efficace pour attirer des consommateurs ou
des fournisseurs, il se trouvera toujours une entreprise pour le développer.
En revanche, cette croissance ne repose pas seulement sur la demande des
usagers. La quête de nouvelles données joue également un rôle important.
Dans la mesure où l’extraction et l’analyse de données représentent la
principale source de revenus des plateformes, celles-ci doivent
nécessairement en collecter toujours davantage. Comme le note un rapport
en dressant un parallèle avec la colonisation: «Du point de vue de la
production des données, on peut considérer les activités comme des
territoires en attente d’être découverts. Les premiers qui les découvrent et se
les approprient ont droit à leurs ressources – dans ce cas, à leur trésor de
données[8].» Pour la plupart des plateformes, la qualité des données importe
moins que leur quantité et leur diversité[9]. Le moindre geste accompli par
un utilisateur contribue à reconfigurer les algorithmes et les processus
d’optimisation. Les données sont à ce point décisives que beaucoup
d’entreprises pourraient dévoiler le code source de leurs logiciels sans
compromettre leur position dominante, qui repose sur leurs données[10]. Dès
lors, il n’y a rien d’étonnant au fait que ces entreprises investissent autant
d’efforts pour acquérir et développer des moyens d’accéder à davantage
d’informations. Dans le domaine des mégadonnées, par exemple, les
fusions d’entreprises ont doublé entre 2008 et 2013[11], grâce au trésor
financier important qu’elles ont accumulé à l’aide des paradis fiscaux. Ce
surplus de capital inutilisé leur a permis de bâtir et de consolider une
infrastructure d’extraction de données phénoménale.
Ce phénomène explique les investissements massifs consacrés à
l’internet des objets de consommation, qui consiste à installer des capteurs
de données dans les biens de consommation et les foyers[12]. On comprend
mieux pourquoi Google a investi tant de moyens dans le système de
chauffage résidentiel Nest, et pourquoi Amazon a développé Echo, son
nouvel appareil domestique à connexion permanente, qui répond aux
commandes vocales des utilisateurs tout en enregistrant les activités
environnantes. Il n’est pas difficile de voir en quoi un tel dispositif peut
s’avérer très utile pour une entreprise qui cherche à comprendre les
préférences des consommateurs. Plusieurs téléphones incluent aujourd’hui
des applications similaires – Siri sur Apple, Google Now sur Android, sans
oublier les téléviseurs intelligents[13]. Les dispositifs technovestimentaires
constituent un autre élément majeur de l’internet des objets de
consommation. Nike les utilise notamment pour attirer des clients sur sa
plateforme et extraire leurs données. Ces appareils peuvent sans doute
intéresser les consommateurs, mais la demande ne suffit pas pour expliquer
la croissance fulgurante de l’internet des objets de consommation. Il s’agit
d’abord et avant tout d’une astuce visant à recueillir des données sur nos
activités quotidiennes les plus banales: notre conduite automobile, nos
trajets, nos activités physiques, nos conversations, etc. Il ne faut donc pas
s’étonner si l’une des dernières acquisitions de Facebook, le système de
réalité virtuelle Oculus Rift, a été conçue de manière à recueillir un
maximum de données sur ses utilisateurs, qui servent ensuite d’arguments
de vente pour les annonceurs publicitaires[14].
De toute évidence, cette prolifération de capteurs s’oppose à la tendance
vers des plateformes toujours plus allégées. Loin de se départir de
l’ensemble de leurs actifs, ces dernières injectent des milliards de dollars
pour acquérir des équipements et racheter d’autres entreprises. Il est surtout
important de voir que «lorsqu’on tient compte de cette [tendance], il devient
évident que réclamer de mettre la vie privée à l’abri de la surveillance
commerciale ou s’opposer à l’intrusion des entreprises sur internet serait
comme demander à Henry Ford de fabriquer chacun de ses Modèle T à la
main[15]». Les appels à la protection de la vie privée négligent le fait que la
suppression de la vie privée appartient à l’essence même des plateformes,
qui exercent une pression constante contre les limites de ce qui est
socialement ou légalement acceptable en termes de collecte de données. La
plupart du temps, les entreprises se contentent de quelques excuses après
avoir récolté des données trop délicates, quitte à abandonner certains
programmes si l’opposition est trop vive; mais il est très rare que les
usagers soient consultés en amont[16]. Voilà pourquoi les cris d’indignation
au sujet de l’utilisation de données à des fins commerciales ne sont pas près
de s’arrêter.
Si l’extraction de données constitue la principale tâche des plateformes,
l’analyse est son corollaire indispensable. La multiplication de dispositifs
de capture de données crée un vaste nouveau répertoire d’information, qui
nécessite des outils de stockage et d’analyse de plus en plus imposants et
sophistiqués – contribuant encore une fois à la centralisation des
plateformes[17]. Si leur compétitivité repose essentiellement sur leurs
données, ces entreprises doivent également développer les outils
analytiques nécessaires pour les traiter. Ainsi, les innovations
technologiques dans les bases de données et les infrastructures réseau
permettent d’augmenter la vitesse d’exécution et d’écarter la concurrence.
Par exemple, Google doit d’abord son succès à ces logiciels ingénieux qu’il
a créés pour répondre à des besoins internes et à ses innovations sur le plan
des architectures matérielles[18]. Il s’est démarqué, car il a conçu et
construit ses propres serveurs sur mesure au lieu de s’en procurer sur le
marché. Évidemment, cette pratique lui a donné un avantage indéniable sur
ses concurrents[19]. Et si Google laisse parfois fuiter certaines informations
sur ses protocoles opérationnels (que les autres entreprises s’empressent de
copier), il s’assure toujours d’avoir d’abord pris une longueur d’avance
confortable sur ses concurrents[20]. L’importance de l’analyse des données
explique pourquoi Google a consacré des investissements massifs au
secteur de l’intelligence artificielle, qui joue un rôle déterminant dans la
concurrence entre plateformes. Si Google représente le principal
investisseur dans ce domaine, Amazon, Salesforce, Facebook et Microsoft y
ont également investi des sommes conséquentes. Il ne suffit pas de
développer certains aspects du processus (gestion de données, outils
d’analyse, etc.), les entreprises sont aussi obligées de considérer la pile
d’exécution (stack) comme un tout[21]. Car le moindre goulot
d’étranglement dans la circulation de données entre les capteurs et les
marchandises contribue à entraver la production de valeur – d’où la
tendance à inscrire de plus en plus de fonctions (des équipements aux
logiciels) à l’intérieur même de la pile.
Ce phénomène est rejoint par une seconde tendance: la nécessité
d’occuper des positions clés dans l’écosystème entraîne les entreprises à s’y
développer autour d’un axe commercial central. Il ne s’agit donc ni d’une
concentration horizontale (fusion d’entreprises concurrentes), ni d’une
concentration verticale (fusion d’entreprises ayant la même chaîne
d’approvisionnement), ni d’une concentration conglomérale (fusion de
fournisseurs ayant des produits similaires ou complémentaires[22]).
Échappant aux catégories classiques, ce mode de propagation relève moins
d’une intégration verticale fordiste ou d’un allègement postfordiste que de
connexions rhizomatiques résultant d’efforts incessants pour occuper des
positions centrales. Prenons un premier exemple. Au fur et à mesure que
l’accès à internet passait des ordinateurs personnels aux téléphones
intelligents, le contrôle des plateformes de gestion des systèmes
d’exploitation a joué un rôle de plus en plus décisif. Les entreprises se sont
donc empressées de se tailler une place dans le marché des téléphones
intelligents: face au succès d’Apple, Google a vite emboîté le pas, bientôt
suivi par Amazon et Facebook. Google a utilisé la stratégie habituelle des
plateformes, le financement croisé, pour s’emparer du marché des systèmes
d’exploitation pour téléphones mobiles. Pour saper l’écosystème clos
d’Apple, il a fourni gratuitement le sien, Android, aux fabricants de
matériel informatique. Son pari a porté ses fruits: Android est aujourd’hui le
système d’exploitation qui compte le plus grand nombre d’utilisateurs et il
détient 80 % du marché[23].
Les mêmes dynamiques concurrentielles (et la même lutte pour
l’hégémonie) sont à l’œuvre dans le domaine des interfaces. En tant que
lieu privilégié des interactions entre plateformes et usagers, l’interface joue
un rôle décisif d’intermédiaire dans l’écosystème du web. Depuis une
dizaine d’années, le moteur de recherche de Google a constitué l’interface
principale pour accéder à internet, éclipsant toutes les autres tentatives. Les
autres plateformes ont dû contourner son hégémonie en explorant d’autres
pistes, notamment en intégrant des moteurs de recherche dans leurs
applications. Au lieu d’utiliser Google, les internautes peuvent maintenant
utiliser les moteurs de recherche intégrés dans les interfaces d’Amazon ou
de Facebook. Et chaque fois qu’ils délaissent son moteur de recherche, c’est
le modèle même de Google qui se trouve menacé.
D’un autre côté, toutes les grandes plateformes tentent actuellement
d’intégrer le marché des interfaces en langage naturel. En 2016, Facebook
s’est lancé avec vigueur dans les «robots conversationnels» (chatbots) – des
programmes d’intelligence artificielle relativement basiques, capables de
converser avec les usagers sur sa plateforme. Son pari est que ces agents
pourraient éventuellement devenir le moyen privilégié par les utilisateurs
pour interagir avec internet. Cette plateforme serait ouverte, mettant à
disposition les outils nécessaires pour que les entreprises développent leurs
propres agents et inventent des méthodes intuitives pour que les clients
fassent leurs courses, achètent leurs billets de train ou réservent une table au
restaurant[24]. Au lieu de recourir à des services par l’entremise d’une
application ou un site web, il suffirait d’utiliser la plateforme de Facebook,
dont le robot conversationnel deviendrait la principale interface pour les
transactions commerciales en ligne. Abandonnant l’idée de concurrencer le
moteur de Google ou le réseau logistique d’Amazon sur leur propre terrain,
Facebook semble vouloir dominer le commerce en ligne en prenant le
contrôle de son interface.
Que cette opération soit concluante ou pas, sa démarche consiste
manifestement à s’étendre de façon intelligible, c’est-à-dire en s’emparant
de positions centrales. Le même principe vaut pour les plateformes de
transactions financières élaborées par Apple, Google et Facebook, sur
lesquelles ils prévoient d’exiger des frais d’utilisation tout en s’emparant
des données. De même pour la cartographie, où les plateformes s’adonnent
à une concurrence acharnée: Google utilise les voitures de Google Maps
pour ses données de navigation, Apple s’est mis à élaborer son propre
service de navigation en 2012 et Uber a fait une offre d’achat pour une
agence de cartographie, en attendant d’être en mesure de concevoir ses
propres cartes. L’objectif reste toujours d’occuper une certaine position
dans la pile d’exécution, où les strates les plus profondes et les plus
déterminantes sont également celles qui sont les plus difficiles à atteindre et
à sécuriser – ce qui les rend particulièrement vulnérables au pouvoir des
monopoles. Néanmoins, les strates les plus profondes de la pile ne sont pas
nécessairement les plus puissantes. En l’occurrence, les fournisseurs de
réseaux qui gèrent l’infrastructure des télécommunications occupent une
position à marge faible dans l’écosystème des plateformes. Ils ont même
réclamé des tarifs préférentiels pour les transporteurs de données afin d’être
en mesure de dégager plus de revenus – ce qui impliquerait de mettre fin à
la «neutralité d’internet»[25]. L’importance stratégique des positions repose
donc davantage sur le contrôle des données des entreprises et des
consommateurs que sur le simple fait de se retrouver dans les échelons
inférieurs de la pile.
L’analyse de ces deux tendances de l’expansionnisme des plateformes
nous permet de constater que leur mode de croissance diffère radicalement
du modèle traditionnel basé sur l’intégration verticale, horizontale ou
conglomérale, du fait qu’il repose entièrement sur des données[26]. Ainsi,
les plateformes semblent se diriger vers ce qu’on pourrait appeler un
phénomène de convergence: à force d’empiéter sur les mêmes marchés et
les mêmes données, elles tendraient à se ressembler de plus en plus. Il
existe aujourd’hui différents types de plateformes, déterminés à la fois par
des contingences économiques et des décisions stratégiques liées aux
caractéristiques des différents secteurs[27]. La question de l’évolution de ces
formes dans l’avenir est cruciale. Vont-elles converger peu à peu jusqu’à
former une sorte de plateforme modèle? Ou vont-elles emprunter au
contraire des chemins différents et maintenir leur compétitivité grâce à leur
spécialisation? Considérant le fait qu’elles partagent une même tendance à
extraire toujours plus de données et à occuper des positions stratégiques, on
serait porté à croire qu’elles vont tendanciellement converger vers les
mêmes secteurs. Malgré leurs différences, des entreprises comme
Facebook, Google, Microsoft, Amazon, Alibaba, Uber et GE se font
concurrence sur le même terrain. Par exemple, IBM a fini par se lancer à
son tour dans le monde des plateformes en achetant l’entreprise de services
infonuagiques Softlayer et l’outil de développement de logiciels BlueMix.
La thèse de la convergence permet de comprendre pourquoi Google peut
collaborer avec Uber pour faire la promotion des voitures autonomes alors
qu’Amazon et Microsoft négocient un partenariat avec des constructeurs
automobiles allemands pour développer une plateforme nuagique dans le
même objectif[28]. Didi Chuxing a également bénéficié d’investissements
importants de la part d’Alibaba et Apple, dont la participation est
particulièrement stratégique du fait que le iPhone est la principale interface
de ce service de taxi chinois. Presque toutes les grandes plateformes font
également une incursion dans le domaine des données médicales. Notons
que cette convergence a pour effet de stimuler la concurrence à l’échelle
internationale: l’Inde et la Chine sont le théâtre de luttes acharnées pour la
domination du covoiturage (Uber, Didi, Lyft) et du commerce en ligne
(Amazon, Alibaba, Flipkart). Alibaba est à l’heure actuelle le plus grand
site de commerce en ligne sur la planète en matière de ventes[29] et on
évalue la valeur de Flipkart à environ 15 milliards de dollars. Considérant la
pression de la concurrence et la nécessité corrélative de s’étendre, on peut
s’attendre à ce que les plateformes achètent de plus en plus de nouvelles
entreprises. Même les plateformes secondaires comme Twitter et Yahoo
pourraient être rachetées par des plateformes plus grandes qui ont accumulé
une quantité impressionnante de liquidités. (En effet, tandis que j’écrivais
cet ouvrage, Microsoft a fait l’acquisition de LinkedIn pour 26 milliards de
dollars, gagnant l’accès aux données concernant les intérêts, les
compétences et les historiques d’emploi de millions de travailleurs.) Entre
la crise et 2015, les fusions et acquisitions ont bondi de 40  % à l’échelle
mondiale[30], et toutes les grandes plateformes ont acquis des ressources
énormes pour faire face à la concurrence. Somme toute, la convergence (et
donc la concurrence) est visible partout: téléphones intelligents, transactions
en ligne, voitures autonomes, drones, vidéoconférence, réalité virtuelle,
réseaux sociaux, interfaces, fourniture de services, moteurs de recherche,
etc. Et cela ne fait sans doute que commencer.
Une troisième tendance majeure consiste à canaliser l’extraction de
données dans des plateformes en silo. Quand l’expansion ne suffit plus pour
écarter la concurrence, cette approche permet de lier les usagers (et leurs
données) aux plateformes, que ce soit en les rendant dépendants d’un
service, incapables de trouver d’autres possibilités ou privés de données
mobiles. Apple est manifestement le chef de file de cette approche, vu sa
tendance à concevoir ses services et ses appareils de manière à ce qu’ils
soient hautement interdépendants et fermés à toute alternative (avec
l’exception notable de l’App Store, qui est semi-ouvert). Facebook fournit
un autre exemple frappant de ce phénomène. L’une des principales causes
de son succès est qu’au lieu de dominer internet en développant un moteur
de recherche, comme Google, il a été conçu d’emblée comme une
plateforme fermée, échappant ainsi à l’emprise de Google. L’objectif de
Facebook est que les usagers n’aient jamais à sortir de son écosystème:
actualités, vidéos, enregistrements audio, messagerie, courrier électronique
et même les achats de produits ont tous été peu à peu intégrés dans sa
plateforme. Cette clôture tend actuellement à devenir plus rigide, alors que
Facebook essaie de propager internet en Inde et dans d’autres pays grâce à
son programme Free Basics. Ce programme fournit gratuitement les
services de Facebook et oblige les autres services à passer par sa
plateforme, de sorte que l’intégralité du web passe par le silo de Mark
Zuckerberg[31]. L’Inde a fini par rejeter le service Free Basics, mais il reste
tout de même présent dans 37  pays et compte plus de 25  millions
d’utilisateurs[32].
Par ailleurs, la diminution de la demande pour les taxis conventionnels
entraîne celle de leur offre en chauffeurs, alors que de plus en plus de
services sont absorbés par Uber. Et alors qu’un nombre croissant de
passagers optent pour Uber, les autres chauffeurs de taxi sont désavantagés
et doivent se tourner vers Uber pour survivre. Il en va de même pour les
passagers: tandis que les taxis traditionnels disparaissent des rues, Uber
devient progressivement la seule option pour se déplacer. Le même
phénomène peut être observé du côté des plateformes industrielles: comme
Siemens et GE semblent incapables (et sans doute non désireux) de
communiquer entre eux, ils semblent nécessairement destinés à devenir des
enclos. Les manufacturiers s’enferment progressivement dans l’écosystème
qu’ils ont choisi. Cela entraîne de sérieuses conséquences pour la
concurrence intercapitaliste: alors que les entreprises traditionnelles sont
forcées de collaborer avec les plateformes pour survivre, le gouffre qui
sépare les deux groupes ne peut que s’approfondir. Les entreprises
traditionnelles font pression sur les plateformes pour qu’elles baissent leurs
prix, et ces dernières répliquent en augmentant les frais pour changer de
plateforme. Amazon tend également à devenir une plateforme fermée,
notamment face à Google. Au lieu de laisser les consommateurs utiliser les
moteurs de recherche pour faire leurs courses en ligne, Amazon tente de
faire en sorte qu’ils puissent comparer, acheter, retrouver et noter leurs
produits sans jamais sortir de sa plateforme.
Les plateformes sont aussi portées à quitter internet en général pour se
réfugier dans des applications fermées. La prolifération des téléphones
intelligents entraîne de plus en plus d’usagers à aller sur internet par le biais
d’applications au lieu de navigateurs, ce qui permet aux entreprises à la fois
d’étendre et de clôturer leur cueillette de données. Quand un nouvel usager
utilise une application, ses données sont collectées grâce à cette application
et deviennent hors de portée des autres plateformes. Ce phénomène entraîne
par ailleurs les entreprises concurrentes à se débarrasser de leur dépendance
vis-à-vis d’autres plateformes: Dropbox dépense des sommes importantes
pour se séparer d’AWS, tandis qu’Uber cherche désespérément à
s’émanciper de Google Maps. Dans les strates plus profondes de la pile
d’exécution, les plateformes se mettent également à construire leurs propres
infrastructures réseau. Google investit des moyens importants pour mettre
au point son propre réseau privé – navigateurs, systèmes d’exploitation,
réseaux de fibre optique et centres de données –, où l’information pourrait
contourner complètement les infrastructures publiques[33]. De même, le
réseau nuagique d’Amazon n’est rien de moins qu’un internet privé, alors
que Microsoft et Facebook collaborent pour installer leur propre câble de
fibre optique sous l’océan Atlantique[34]. En toute logique, cette tendance
devrait mener à la formation de plateformes spécialisées, qui délaisseraient
l’informatique en général pour se concentrer sur l’optimisation de services
particuliers sur lesquels elles pourraient percevoir des frais de location[35].
En définitive, la tendance selon laquelle les effets de réseau poussent les
plateformes à croître hors de toute proportion, combinée avec leur tendance
à converger vers des formes similaires, ne leur laisse guère le choix de
s’orienter vers des écosystèmes clos pour rester compétitives. Si cette
analyse est juste, alors la concurrence capitaliste risque fort bien de mener à
une fragmentation d’internet. Ce phénomène n’est toutefois pas inéluctable,
car il suffit d’une intervention politique pour le ralentir ou même le
renverser. Mais dans le cadre du capitalisme, les pressions qui poussent vers
cette conclusion sont extrêmement fortes.
Défis
Quoi qu’en disent ceux qui prétendent que nous aurions dépassé le
capitalisme vers un mode de production supérieur – rhétorique inhérente
autant aux auteurs «postindustrialistes» des années 1960 qu’aux disciples de
la «nouvelle économie» des années 1990 et aux chantres actuels, radicaux
et conservateurs confondus, de l’économie du partage –, nous sommes
encore et toujours enchaînés à un système qui repose essentiellement sur la
concurrence et la rentabilité. Les plateformes donnent certes naissance à de
nouvelles formes de concurrence et de contrôle, mais en dernière instance,
c’est la rentabilité seule qui détermine le succès d’une entreprise. En
gardant cette contrainte à l’esprit, il convient maintenant d’ouvrir les
plateformes sur le reste de l’économie. Revenons d’abord à l’époque de la
longue récession et de la crise de surcapacité dans le secteur industriel. À
l’heure actuelle, l’industrie américaine montre peu de signes de reprise.
Alors que le taux de croissance annuel de la production industrielle s’était
maintenu à 2,1 % entre 1999 et 2008, il a chuté depuis pour atteindre 1,3 %
[36]. On observe le même phénomène en ce qui concerne la productivité de

la main-d’œuvre, qui est passée d’un taux de croissance annuel relativement


vigoureux de 4,9 % entre 2009 et 2008 à un maigre 1,9 % après la crise[37].
Il fallait sans doute s’y attendre, considérant que l’économie américaine
repose depuis longtemps sur la croissance des secteurs non industriels. Mais
la situation ailleurs dans le monde ne semble guère plus reluisante. La
Chine se retrouve aux prises avec une surcapacité industrielle effarante. Elle
est désormais le premier pays producteur d’acier au monde, ayant produit
plus de la moitié de l’acier sur la planète en 2015[38]. La Chine requiert
actuellement environ 700  millions de tonnes d’acier pour ses besoins
domestiques et en exporte environ 100  millions de tonnes. Malgré ses
multiples tentatives de réduire sa production, on estime qu’en 2020 la Chine
pourrait se retrouver avec une capacité totale de 1,1  milliard de tonnes
d’acier[39]. La surcapacité et la surproduction ont entraîné le dumping de
quantités impressionnantes d’acier partout sur la planète, ce qui a pour effet
de baisser les prix dans les autres pays et de pousser les activités
britanniques d’une compagnie comme Tata Steel au bord du gouffre. En
Chine, le diagnostic est encore plus désastreux. On estime qu’il y aura
bientôt une capacité excédentaire de 3,3 milliards de tonnes de charbon en
Chine et que le raffinage du pétrole aura une surcapacité de 200 millions de
tonnes, alors même que l’industrie sidérurgique ne cesse de croître en dépit
du surplus mondial et que l’industrie chimique augmente continuellement
sa production malgré le manque criant de débouchés[40]. Dans ce contexte,
les manufacturiers placent beaucoup d’espoir dans l’internet industriel pour
renverser la situation. On le considère comme une opportunité inespérée
tant en Allemagne (comme moyen de maintenir sa position dominante dans
le secteur industriel à haute valeur ajoutée) qu’aux États-Unis (comme
opportunité de retrouver leur position dominante de l’après-guerre).
L’internet industriel agira sans doute comme un tremplin pour certaines
entreprises qui vont parvenir à dégager des profits pendant un certain
temps. Mais il importe surtout de savoir si cela sera suffisant pour
surmonter à long terme le déficit et la surcapacité du secteur industriel. Cela
paraît peu probable, car rien dans l’internet industriel ne semble transformer
le mode de production en profondeur, il se cantonne plutôt à réduire les
coûts et le temps de production. Au lieu d’améliorer la productivité ou de
développer de nouveaux marchés, l’internet industriel se contente d’exercer
encore une autre pression à la baisse sur les prix, augmentant ainsi la
concurrence pour les parts du marché et exacerbant l’un des principaux
obstacles à la reprise économique. Les propriétaires de plateformes
dépouillent les fabricants d’une part toujours plus grande des revenus qu’ils
génèrent. Pendant ce temps, l’austérité généralisée tend à diminuer la
demande globale, ce qui fait chuter la productivité: entre 1999 et 2006, la
productivité de la main-d’œuvre avait augmenté de 2,6 % par année, mais
depuis la crise la tendance s’est inversée vers une baisse de 2  %[41]. La
situation est encore pire lorsque l’on considère le facteur de la productivité
totale, qui a récemment atteint un plancher de croissance de 0  % – une
tendance observable dans presque toutes les économies développées[42].
Dans ce contexte – et compte tenu de la baisse des taux d’intérêt à court
et à long terme (qui versent même parfois dans le négatif) –, il n’y a rien
d’étonnant à ce que le capital excédentaire se soit mis à traquer de possibles
retombées un peu partout. Comme pour le boom du point-com,
l’engouement actuel pour les entreprises émergentes semble essentiellement
relever de ce phénomène: loin d’abandonner ses principes de base, il ne fait
que prolonger le keynésianisme financier. Mais d’autres facteurs empêchent
également les plateformes allégées de constituer une source fiable et
durable de dynamisme économique. La limite la plus importante est sans
doute la sous-traitance. La rentabilité des entreprises allégées étant pour le
moins discutable, les services basés sur des tâches occasionnelles (courses
diverses, nettoyage domestique, etc.) sont particulièrement vulnérables du
fait qu’ils ne génèrent pas de profits sur une base assez régulière pour
survivre. Uber constitue une exception à la règle, étant donné qu’il ne
manque jamais de clients. Tout semble indiquer que les travailleurs
hautement qualifiés ont peu de chances de trouver une place sur les
plateformes allégées, car ils exigent des formations (et donc un statut
d’employé permanent) et risquent de se lancer à leur propre compte
(s’émancipant de leur servitude vis-à-vis des plateformes). D’un autre côté,
les entrepreneurs indépendants dans l’entretien ménager peuvent facilement
dégager plus de revenus par eux-mêmes qu’en passant par des plateformes;
c’est ce qui a causé l’effondrement de Homejoy[43]. Le fait de sous-traiter
ces tâches à des amateurs risque de diminuer l’efficacité dont se targuent
souvent les grandes agences professionnelles[44]. Au lieu d’acheter sa
propre flotte de taxis, Uber a laissé ses chauffeurs acheter leur propre
véhicule, alors qu’Airbnb a confié les tâches de nettoyage domestique à une
multitude d’amateurs au lieu de s’en remettre à une agence de nettoyage
professionnelle. Ce type de procédé engendre souvent une augmentation
des dépenses globales, ce qui finit par hausser le coût des services en ligne,
réduisant la productivité par rapport aux concurrents. Certains services qui
ont recours à une main-d’œuvre internationale – par exemple les tâches
simples qui peuvent être exécutées sur le web: entrée de données, épuration
de contenus, microprogrammation, et ainsi de suite – sont relativement
épargnés par ce phénomène, car ils comptent sur des travailleurs
surexploités vivant dans des pays à faible revenu. Mais d’un point de vue
général, la sous-traitance généralisée risque de causer sa propre perte. La
riposte des travailleurs a d’ores et déjà commencé (on a même vu la
naissance de syndicats de chauffeurs chez Uber, avec quelques épisodes de
grèves), ce qui va inévitablement augmenter les coûts de fonctionnement de
ces plateformes. Selon les calculs établis par un groupe qui a intenté un
recours collectif contre Uber, si ses employés étaient considérés comme des
employés classiques, Uber devrait leur verser 852 millions de dollars (Uber
estime plutôt ce montant à 429 millions de dollars[45]). Bref, si le droit du
travail le plus fondamental était appliqué à ses employés, la viabilité
économique d’Uber serait compromise.
Malgré leurs avantages, la plupart de ces entreprises sont très peu
rentables. Beaucoup d’entre elles sont obligées de diminuer leurs coûts et
leurs salaires, ne serait-ce que pour envisager la possibilité de dégager
éventuellement des profits. Néanmoins, selon le modèle de «la croissance
avant le profit», les pertes de revenu peuvent faire partie intégrante d’une
stratégie commerciale. Suivant cette idée, Homejoy a surpris ses
concurrents en baissant subitement ses prix en deçà des coûts de
production; mais cela a vite causé sa perte[46]. Uber représente sans doute le
pire contrevenant à ce chapitre, lui qui aurait accepté de perdre un milliard
de dollars par année, seulement pour écarter une autre entreprise non
rentable, basée en Chine[47]. Peut-on vraiment considérer cette lutte
acharnée entre entreprises non rentables comme un symbole de la
renaissance du capitalisme? Uber dépense des sommes astronomiques en
lobbying et en marketing pour s’assurer une législation favorable et une
croissance continuelle de sa base d’utilisateurs. Son désespoir est tel
qu’Uber a parfois utilisé le sabotage pour ralentir ses concurrents: les taxis
conventionnels et les autres plateformes de covoiturage. Il a réservé des
trajets chez l’un de ses concurrents avant de les annuler peu après, pour
engorger le système de son rival[48]. Quand la concurrence par les données
ne suffit plus, les plateformes allégées n’hésitent pas à utiliser l’argent ou le
sabotage.
Cela nous amène à une dernière limite des plateformes, et non la
moindre: elles reposent entièrement sur une obsession pour les capitaux
excédentaires. Les investissements actuels dans les entreprises
technologiques émergentes ne représentent pas une alternative à la
centralité de la finance, bien au contraire. Comme lors du premier boom des
nouvelles technologies, l’emballement actuel a été initié et soutenu par une
politique monétaire expansionniste et l’existence d’une abondance de
capitaux excédentaires en quête de rendements plus élevés. S’il est
proprement impossible de prédire l’effondrement d’une bulle, certains
signes laissent croire que l’enthousiasme vis-à-vis de ce secteur touche déjà
à sa fin. En 2016, les titres des entreprises de technologie ont subi un recul
considérable[49], ce qui a mené à une importante vague de compressions
visant tout particulièrement les avantages sociaux de leurs salariés – finis
les bars ouverts et les apéritifs gratuits[50]. Aux États-Unis, le financement
des entreprises émergentes a chuté drastiquement de six milliards de dollars
lors du dernier trimestre de 2015. Compte tenu du déclin des
investissements du capital-risque, les entreprises doivent aujourd’hui
s’empresser de rentabiliser leurs activités. Pour tous les services dont les
marges sont normalement faibles, il n’y a qu’une seule alternative: soit
déclarer faillite, soit réduire les coûts et augmenter les prix. Il est hautement
probable que beaucoup de ces services fermeront boutique ces prochaines
années, alors que d’autres se transformeront en services de luxe à la
demande et au prix fort. Là où le boom des années 1990 avait contribué
malgré tout à poser les jalons de l’économie numérique, celui des années
2010 ne va sans doute léguer à la postérité qu’une poignée de services haut
de gamme pour les classes aisées.
Si la plupart des plateformes semblent avoir réussi à se hisser vers des
positions assez solides pour survivre aux chocs et crises économiques, les
plateformes publicitaires restent particulièrement précaires, car elles
dépendent financièrement des annonceurs (qui fournissent 89 % des recettes
de Google et 96,6 % de celles de Facebook). Il est également important de
rappeler le rôle majeur du financement croisé dans l’essor initial des
plateformes. Les services gratuits de Google et ses investissements dans les
hautes technologies ont intégralement été financés par ses revenus
publicitaires (pour lesquels son principal client demeure toujours le secteur
financier[51]). Dans le cadre du procès de valorisation capitaliste, la
publicité reste l’un des moyens les plus fiables pour s’assurer que la valeur
des marchandises reste déterminée par ses ventes. Or si la publicité est une
expression de la concurrence, elle ne produit aucun nouveau bien tangible.
Sans compter le fait qu’elle n’est pas à l’abri des crises économiques. Entre
2007 et 2012, l’argent dépensé en publicité a diminué de moitié en Grèce, et
du tiers en Espagne, entraînant une baisse de 1,1 % de toutes les dépenses
dans la zone euro[52]. Plusieurs chercheurs en économie suggèrent que la
publicité suit la croissance de l’économie dans son ensemble[53]. Ainsi, le
fait que les publicités numériques coûtent beaucoup moins cher que les
méthodes traditionnelles signifie que la publicité aurait pris un retard
considérable sur la croissance économique, tendance qui risque de
s’aggraver dans l’avenir[54]. L’espace publicitaire est tout simplement plus
abordable qu’il ne l’a jamais été auparavant[55]. Google, Facebook et les
autres entreprises qui dépendent de la publicité font face au même problème
de ralentissement dans le monde des publicités numériques, dont on prévoit
que la croissance, qui était de 14,7 % entre 2009 et 2014, passera à 9,5 %
entre 2014 et 2019[56]. Il est également très difficile de prévoir comment la
publicité pourra prospérer dans un monde rempli de pourriels, de bloqueurs
de pub et de robots générateurs de fausses statistiques de visionnement. À
l’échelle mondiale, l’utilisation des bloqueurs de publicité a augmenté de
41  % en 2014 (on estime qu’ils auraient bloqué environ 21,8  milliards de
dollars en revenus publicitaires) et de 96 % en 2015[57]. À titre comparatif,
les revenus publicitaires de Facebook en 2014 ont totalisé 11,5 milliards de
dollars – ce qui montre à quel point les bloqueurs de pubs constituent une
réelle menace pour l’industrie. À l’heure où les entreprises tentent
désespérément de lutter contre ces innovations technologiques, on est en
droit de se demander si cette course aux armements publicitaires est
vraiment une bonne manière de dépenser la fortune des sociétés. Pendant ce
temps, de nouveaux logiciels permettent aux citoyens de mieux contrôler
leurs données, et les gouvernements du monde entier commencent à
règlementer la collecte de données en ligne[58]. Dans cette perspective, la
publicité constitue un moyen relativement précaire de dégager des revenus.
Même l’économiste en chef de Google, Hal Varian, s’est dit préoccupé par
l’éventualité que la publicité perde son rôle central, ce qui contraindrait
Google à devenir une plateforme payante[59].
Dans l’éventualité d’un tel déclin de la publicité – par la convergence
d’une crise économique, de nouvelles réglementations et des bloqueurs de
pubs –, qu’adviendra-t-il des plateformes? D’un côté, cela pourrait accélérer
leur tendance à former des écosystèmes clos. Si les bloqueurs de publicités
sont efficaces sur internet, les applications permettraient de les contourner
et de garder le contrôle sur les publicités. Cependant, cette option ne
s’applique pas à une entreprise comme Google, en tant qu’interface d’accès
à internet. Cela lui laisse la deuxième option, suggérée par Varian: devenir
une plateforme payante, sur la base d’abonnements, de frais d’utilisation, de
micropaiements, etc. Les plateformes pourraient également se spécialiser et
offrir des services spécifiques aux autres secteurs: toucher des commissions
sur les transactions financières, vendre des licences aux constructeurs
automobiles pour utiliser la plateforme de voitures autonomes de Google,
récolter des frais d’abonnement pour des services infonuagiques offerts aux
entreprises, etc. Une autre possibilité serait de multiplier les
micropaiements, profitant du fait que l’internet des objets permet de
transformer tous les biens en services payables à l’utilisation: voitures,
ordinateurs, portes, réfrigérateurs, toilettes, etc.[60] Beaucoup d’entreprises
salivent déjà devant cette éventualité. Certaines, comme Rolls Royce, Uber
ou GE, donnent peut-être un avant-goût du destin des plateformes après le
déclin de la publicité. (Les journaux sont actuellement aux prises avec la
perte de leurs revenus publicitaires, au point où même le New York Times se
voit aujourd’hui forcé d’offrir des services, comme la livraison de repas,
pour dégager d’autres revenus[61].) Si l’on combine ce phénomène avec la
stagnation des salaires et la montée des inégalités, le monde qui s’ouvre
devant nous semble irrémédiablement divisé par un gouffre numérique de
plus en plus profond. Si le secteur publicitaire venait à s’effondrer, les
plateformes pourraient être forcées de mettre un terme à tous leurs
investissements dans des projets plus novateurs à long terme (drones, réalité
virtuelle, voitures autonomes, etc.) pour se concentrer sur leur noyau vital.
C’en serait fini du financement croisé de ces projets et, partant, de leur
capacité de concurrencer les autres plateformes. Dans tous les cas,
l’impératif capitaliste du profit va les contraindre soit à développer de
nouveaux moyens d’extraire un surplus à partir de l’économie existante,
soit à replier leurs monopoles expansifs sur des formes d’entreprises
beaucoup plus modestes.

À terme
Alors, que nous réserve l’avenir? Si les tendances esquissées dans cet
ouvrage se poursuivent, on peut s’attendre à un scénario en particulier. Les
plateformes se propagent de plus en plus dans toutes les sphères de
l’économie, alors même que la concurrence les entraîne à se refermer
graduellement sur elles-mêmes. Celles qui dépendent des revenus
publicitaires sont poussées à se transformer en services payants, tandis que
les plateformes allégées – dont la réussite repose sur l’externalisation des
coûts et les apports de capital-risque – doivent choisir entre la faillite et se
transformer en plateformes de produits (comme Uber tente de le faire avec
les voitures autonomes). En dernière analyse, il semble que le capitalisme
de plateforme tende inéluctablement à prendre la forme d’un échange d’une
rente contre un service (sous la forme de plateformes nuagiques, de
plateformes d’infrastructures ou de produits). En matière de rentabilité,
Amazon incarnerait donc l’avenir des plateformes bien plus que Google,
Facebook ou Uber. Selon ce scénario, on assisterait à la fin du financement
croisé sur lequel repose une bonne part de l’infrastructure publique
d’internet, tandis que les inégalités de revenu et de richesse se
transposeraient sur le plan de l’accessibilité. De plus, les plateformes en
viendraient à vampiriser des capitaux substantiels aux entreprises qui
dépendent d’elles pour leur fonctionnement.
Certains ont suggéré que les plateformes coopératives pourraient être un
bon moyen de lutter contre la tendance monopolistique des plateformes[62].
Mais cette tendance, combinée à l’hégémonie des effets de réseau et aux
ressources financières importantes des plateformes, pourrait aussi aggraver
les problèmes habituels des coopératives (comme l’auto-exploitation qui
finit souvent par s’installer sous la pression des relations capitalistes).
Même si tous ses logiciels étaient offerts en code source ouvert, cela ne
changerait rien au fait qu’une plateforme comme Facebook dispose d’une
quantité écrasante de données, d’effets de réseau favorables et de ressources
financières suffisantes pour terrasser toute coopérative qui oserait s’y
mesurer.
En revanche, l’État possède manifestement un pouvoir suffisant pour
contrôler les plateformes. Les lois antitrust peuvent briser des monopoles,
les règlements municipaux peuvent ralentir ou même bannir l’exploitation
qui a cours dans les plateformes allégées, les institutions gouvernementales
peuvent imposer des balises pour protéger la vie privée et certaines mesures
contre l’évasion fiscale peuvent rediriger l’argent vers le trésor public.
Toutes ces mesures sont sans doute nécessaires, mais force est d’admettre
qu’elles demeurent relativement minimales et manquent d’imagination.
Elles négligent également d’agir sur les conditions structurelles qui ont
favorisé l’essor des plateformes. Après la longue récession qui a frappé le
secteur industriel, les plateformes sont apparues comme une nouvelle
manière de détourner des revenus vers un secteur relativement dynamique,
fondé sur l’extraction de données.
Au lieu de se contenter de réguler le fonctionnement des plateformes
commerciales, ces efforts pourraient être consacrés à la construction de
plateformes publiques, dont la propriété et le contrôle seraient entre les
mains de la population (et dissociés – ce point est crucial – de l’appareil de
surveillance de l’État). Cela impliquerait de rediriger les ressources
substantielles de l’État vers l’acquisition des technologies nécessaires au
maintien de ces plateformes publiques. D’une façon plus radicale, on
pourrait concevoir des plateformes postcapitalistes qui mettraient leurs
données au service d’une meilleure redistribution des ressources, d’une plus
grande participation à la vie démocratique et de la promotion de
l’innovation technologique. Aujourd’hui, peut-être devrions-nous
collectiviser les plateformes.
Quoi qu’il en soit, toute proposition visant à transformer nos conditions
de vie doit prendre en compte l’importance des plateformes dans le monde
actuel. Il est indispensable de comprendre leur fonctionnement pour
concevoir des stratégies et des tactiques qui conviennent à notre époque. Si
les plateformes ne semblent pas vouloir surmonter les conditions
fondamentales qui ont provoqué la longue récession, elles cherchent bel et
bien à consolider un pouvoir proprement monopolistique, et accumulent du
même coup une grande quantité de richesses.
Plus les plateformes étendent leur contrôle sur notre infrastructure
numérique et plus la société en dépend, plus le fait de comprendre comment
elles fonctionnent devient vital. La construction d’un avenir meilleur
l’exige.
Remerciements

P LUSIEURS PERSONNES M’ONT PERMIS de mener à bien cet ouvrage. Je


remercie Laurent de Sutter pour avoir lancé le projet et l’équipe de
Polity – George Owers, Neil de Cort et Manuela Tecusan – pour l’avoir
concrétisé. L’assistance technique d’Alex Andrews m’a également été d’un
grand secours. Je remercie par ailleurs toutes les personnes qui ont parcouru
mes premiers brouillons – Diann Bauer, Suhail Malik, Benedict Singleton,
Keith Tilford et Alex Williams, sans oublier deux réviseurs anonymes.
Dernière, et non la moindre, je remercie Helen Hester pour son soutien et
pour ses critiques toujours pertinentes et stimulantes sur le plan intellectuel.
Bibliographie sélective

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Notes

Notes de l’introduction

[1] Evgeny Morozov, «The Taming of Tech Criticism», The Baffler, no 27, mars 2015, "site web".
[2] Ursula Huws, Labor in the Global Digital Economy: The Cybertariat Comes of Age, New York,
Monthly Review Press, 2014.
[3] Étant donné que l’expression «secteur des technologies» est souvent lancée sans plus de
précisions, nous tenterons ici de définir ce secteur en utilisant le Système de classification des
industries de l’Amérique du Nord (SCIAN) et les codes qui y sont associés. Selon ce système, le
secteur des technologies inclurait la fabrication de produits informatiques et électroniques (334), les
télécommunications (517), le traitement de données, l’hébergement de données et les services
connexes (518), les autres services d’information (519) et la conception de systèmes informatiques et
les services connexes (5415).
[4] Matthew Klein, «The US Tech Sector Is Really Small», Financial Times, 8  janvier 2016,
"site web".
[5] Office for National Statistics, «Employment by Industry», Office for National Statistics, 2016,
"site web".
[6] Jerry Davis, «Capital Markets and Job Creation in the 21st Century», Brookings Institution,
Washington, 2015, "site web".

Notes du chapitre 1

[1] Sauf indication contraire dans le texte, la «productivité» désigne dans cet ouvrage la productivité
du travail et non pas le facteur de la productivité totale.
[2] Le paragraphe qui suit résume les perspectives de Robert Brenner, «Property and Progress: Where
Adam Smith Went Wrong», dans Marxist History-Writing for the Twenty-First Century, Oxford,
Oxford University Press, 2007, p. 49-111.
[3] Harry Braverman, Travail et capitalisme monopoliste. La dégradation du travail au XXe  siècle,
Paris, Maspero, 1976.
[4] Thomas Piketty, Le Capital au XXIe siècle, Paris, Seuil, 2013; Robert Gordon, «Interpreting the
“One Big Wave” in US Long-Term Productivity Growth», NBER Working Paper, no 7752, National
Bureau of Economic Research, 2000, "site  web"; Andrew Glyn et al., «The Rise and Fall of the
Golden Age», dans Stephen Marglin et Juliet Schor (dir.), The Golden Age of Capitalism:
Reinterpreting the Postwar Experience, Oxford, Oxford University Press, 1990, p. 39-125.
[5] À plusieurs égards, cet équilibre a été le résultat de la défaite du mouvement ouvrier radical et de
l’agitation dans les ateliers, beaucoup plus que le reflet des réussites du mouvement ouvrier.
[6] Les trois paragraphes qui suivent sont largement tributaires des thèses de Robert Brenner, The
Economics of Global Turbulence, Londres, Verso, 2006.
[7] Nick Dyer-Witheford, Cyber-Proletariat: Global Labour in the Digital Vortex, Londres, Pluto,
2015, p. 49-50.
[8] Alan Blinder, «Offshoring: The Next Industrial Revolution?», Foreign Affairs, mars-avril 2016,
"site web"
[9] Noam Scheiber, «Growth in the “Gig Economy” Fuels Work Force Anxieties», The New York
Times, 12 juillet 2015, "site web".
[10] Robert Brenner, The Boom and the Bubble: The US in the World Economy, Londres, Verso,
2002, p. 59-78 et 128-133.
[11] Juan Antolin-Diaz, Thomas Drechsel et Ivan Petrella, «Following the Trend: Tracking GDP
When Long-Run Growth Is Uncertain», Fulcrum, 2015, "site web"; Antonin Bergeaud, Gilbert Cette
et Rémy Lecat, «Productivity Trends in Advanced Countries between 1890 and 2012», Review of
Income and Wealth, 2015, doi: 10.1111/roiw.12185.
[12] Carlota Perez, «The Double Bubble at the Turn of the Century: Technological Roots and
Structural Implications», Cambridge Journal of Economics, vol. 33, no  4, 2009, p.  779-805; Brent
Goldfarb, David Kirsch et David A. Miller, «Was There Too Little Entry During the Dot Com Era?»,
Journal of Financial Economics, vol. 86, no 1, 2007, p. 115.
[13] Brent Goldfarb, Michael Pfarrer et David Kirsch, «Searching for Ghosts: Business Survival,
Unmeasured Entrepreneurial Activity and Private Equity Investment in the Dotcom Era», RHS-06-
027, Social Science Research Network, Rochester, SSRN-id929845, 2015, "site web".
[14] Robert Brenner, «What Is Good for Goldman Sachs Is Good for America: The Origins of the
Present Crisis», E-Scholaship, Center for Social Theory and Comparative History, UCLA, 2 octobre
2009, p. 1-73, "site web".
[15] Perez, «The Double Bubble at the Turn of the Century», loc. cit.
[16] Federal Reserve Bank of St. Louis, «Private Fixed Investment: Nonresidential: Information
Processing Equipment and Software: Computers and Peripheral Equipment», Economic Research,
2016, "site web".
[17] «Comments of Verizon and Verizon Wireless», Department of Commerce, 6  décembre 2010,
"site web".
[18] Dan Schiller, Digital Depression: Information Technology and Economic Crisis, Chicago,
University of Illinois Press, 2014, p. 80.
[19] Dyer-Witheford, Cyber-Proletariat, op. cit., p. 82-84.
[20] Alan Greenspan, «The Challenge of Central Banking in a Democratic Society», discours
présenté au Annual Dinner and Francis Boyer Lecture of the American Enterprise, Institute for
Public Policy Research, Washington, 5 décembre 1996, "site web".
[21] Brenner, «What Is Good for Goldman Sachs Is Good for America», loc. cit., p. 23.
[22] Łukasz Rachel et Thomas Smith, «Secular Drivers of the Global Real Interest Rate», circulaire
571, Londres, Bank of England, 2015, "site web".
[23] Mehreen Khan, «Mapped: Negative Central Bank Interest Rates Now Herald New Danger for
the World», The Telegraph, 15 février 2016, "site web".
[24] La borne minimale de zéro ou le «piège des liquidités» laisse croire que les taux d’intérêt
nominaux ne pourraient pas tomber en deçà de zéro (faute de quoi les épargnants ne manqueraient
pas de retirer leur argent pour le mettre sous leur matelas, comme le dit l’expression populaire). Pour
cette raison, les autorités ne peuvent pas baisser leurs taux d’intérêt sous zéro. Pour en savoir plus,
voir Paul Krugman, «It’s Baaack: Japan’s Slump and the Return of the Liquidity Trap», Brookings
Papers on Economic Activity, vol. 29, no  2, 1998. Récemment, certains pays ont commencé à
imposer des taux négatifs sur les réserves de leurs banques centrales, bien que les effets de cette
opération semblent pour l’instant négligeables et même contraires aux résultats prévus, c’est-à-dire
une baisse des emprunts, et non pas une hausse.
[25] Khan, «Mapped», loc. cit.
[26] Micheal Joyce, Matthew Tong et Robert Woods, «The United Kingdom’s Quantitative Easing
Policy: Design, Operation and Impact», Quarterly Bulletin, Bank of England, 2011; Joseph Gagnon
et al., «The Financial Market Effects of the Federal Reserve’s Large-Scale Asset Purchases»,
International Journal of Central Banking, vol. 7, no 1, 2011; Ben Bernanke, «Monetary Policy since
the Onset of the Crisis», présentation à la Federal Reserve Bank of Kansas City Economic
Symposium, Jackson Hole, Wyoming, 31 août 2012, p. 7, "site web".
[27] James Manyika et al., «A Labor Market That Works: Connecting Talent with Opportunity in the
Digital Age», McKinsey Global Institute, juin 2015, p. 8, "site web".
[28] Jeff Spross, «Rich People Have Nowhere to Put Their Money: This Is a Serious Problem», The
Week, 22 janvier 2016, "site web".
[29] Loukas Karabarbounis et Brent Neiman, «Declining Labor Shares and the Global Rise of
Corporate Saving», NBER Working Paper, no  18154, juin 2012, National Bureau of Economic
Research, "site web"
[30] Les réserves désignent les avoirs en espèces, en équivalents d’espèces et en titres négociables.
[31] Gabriel Zucman, La richesse cachée des nations. Enquête sur les paradis fiscaux, Paris, Seuil,
2013.
[32] Ibid., p.  35. Il faut noter que cette estimation exclut les billets de banque (estimés à environ
400 milliards de dollars) et les actifs physiques, comme les œuvres d’art, les bijoux et les propriétés
foncières, qui sont également utilisés pour éviter les taxes.
[33] Nick Srnicek et Alex Williams, Accélérer le futur. Post-travail et post-capitalisme, Saint-
Étienne, Cité du design, 2017, chap. 5.
[34] Federal Reserve Bank of St. Louis, «Private fixed investment», loc. cit.
[35] Office for National Statistics, «Employment by Industry», loc. cit.

Notes du chapitre 2
[1] Markus Löffler et Andreas Tschiesner, «The Internet of Things and the Future of Manufacturing»,
McKinsey & Company, juin 2013, "site web".
[2] Izabella Kaminska, «Davos: Historians Dream of Fourth Industrial Revolutions», Financial
Times, 20 janvier 2016, "site web".
[3] Carlo Vercellone, «From Formal Subsumption to General Intellect: Elements for a Marxist
Reading of the Thesis of Cognitive Capitalism», Historical Materialism, vol. 15, no 1, 2007.
[4] Tiziana Terranova, «Free Labor: Producing Culture for the Digital Economy», Social Text, vol.
18, no 2, 2000.
[5] McKenzie Wark, Un manifeste hacker, Paris, Criticalsecret, 2006.
[6] Calcul de l’auteur, en se basant sur Anders Andrae et Peter Corcoran, «Emerging Trends in
Electricity Consumption for Consumer ICT», NUI Galway, 2013, "site  web" et sur US Energy
Information Administration, «International Energy Statistics: Electricity Consumption», "site web".
Pour en savoir plus, voir Richard Maxwell et Toby Miller, Greening the Media, Oxford, Oxford
University Press, 2012.
[7] Un exemple particulièrement éclairant de ce phénomène se trouve dans les sciences climatiques.
Voir Paul Edwards, A Vast Machine: Computer Models, Climate Data, and the Politics of Global
Warming, Cambridge, MIT Press, 2010.
[8] Je me base ici sur la définition que donne Marx de la matière première: «La terre (et sous ce
terme, au point de vue économique, on comprend aussi l’eau), de même qu’elle fournit à l’homme,
dès le début, des vivres tout préparés, est aussi l’objet universel de travail qui se trouve là sans son
fait. Toutes les choses que le travail ne fait que détacher de leur connexion immédiate avec la terre
sont des objets de travail de par la grâce de la nature. Il en est ainsi du poisson que la pêche arrache à
son élément de vie, l’eau; du bois abattu dans la forêt primitive; du minerai extrait de sa veine.
L’objet déjà filtré par un travail antérieur, par exemple, le minerai lavé, s’appelle matière première.
Toute matière première est objet de travail, mais tout objet de travail n’est point matière première; il
ne le devient qu’après avoir subi déjà une modification quelconque effectuée par le travail.» Karl
Marx, Le Capital, trad. de J. Roy révisée par l’auteur, livre 1, section 3, chap. 7, Paris, Librairie du
Progrès, 1872, p. 77. Nous soulignons.
[9] Il serait sans doute intéressant de lier cette idée au concept d’«intrants bon marché» (cheap
inputs) développé par Jason Moore, mais cela déborde notre objet d’étude. Voir Jason W.  Moore,
Capitalism in the Web of Life: Ecology and the Accumulation of Capital, Londres, Verso, 2015,
chap. 2.
[10] Apple est un exemple de grande entreprise exclue par cette perspective, car il demeure
principalement un fabricant de produits électroniques classiques, utilisant l’externalisation comme
une pratique désormais répandue dans le secteur manufacturier. Certains éléments du modèle
d’entreprise d’Apple s’apparentent aux plateformes (iTunes, App Store), mais ils ne sont
responsables que de 8 % de ses revenus, la vaste majorité d’entre eux étant redevables de la vente
d’iPhone. Apple partage plus d’affinités avec le modèle que Nike avait popularisé dans les années
1990 qu’avec celui développé par Google dans les années 2010.
[11] Pour d’autres interprétations intéressantes des plateformes, voir Benjamin Bratton, The Stack:
On Software and Sovereignty, Cambridge, MIT Press, 2015, chap. 9; ainsi que Jean-Charles Rochet
et Jean Tirole, «Platform Competition in Two-Sided Markets», Journal of the European Economic
Association, vol. 1, no 4, 2003.
[12] Les plateformes peuvent, d’un point de vue technique, exister sous des formes non numériques
(par exemple, un centre d’achats), mais le fait qu’il soit relativement facile d’enregistrer les activités
sur internet fait de la plateforme numérique le modèle idéal pour l’extraction de données dans le
contexte de l’économie actuelle.
[13] Dans les «usagers», nous incluons également les machines – un ajout important lorsqu’on pense
à l’internet des objets. Voir Bratton, The Stac, op. cit., p. 251-89.
[14] Annabelle Gawer, «Platform Dynamics and Strategies: From Products to Services», dans
Platforms, Markets and Innovation, Cheltenham, Edward Elgar, 2009, p. 54.
[15] Rochet et Tirole, «Platform Competition in Two-Sided Markets», op. cit.
[16] Izabella Kaminska, «On the Hypothetical Eventuality of No More Free Internet», Financial
Times, 10 février 2016, "site web".
[17] Tim Hwang et Madeleine Clare Elish, «The Mirage of the Marketplace: The Disingenuous Ways
Uber Hides Behind Its Algorithm», Slate, 27 juillet 2015, "site web".
[18] Cade Metz, «Google Is 2  Billion Lines of Code – And It’s All in One Place», Wired,
16 septembre 2015, "site web".
[19] Nous pourrions imaginer un scénario où une entreprise aurait la propriété du code d’une
plateforme, mais louerait tout de même ses outils de calcul à un service infonuagique. L’équipement
informatique n’est donc pas essentiel à la propriété d’une plateforme. Or, compte tenu des exigences
concurrentielles que nous décrirons plus loin, les plateformes les plus importantes ont toutes fini par
devenir propriétaires de leurs équipements. En d’autres mots, la propriété du capital fixe reste
importante pour ces firmes, sinon essentielle.
[20] Brent Goldfarb, David Kirsch et David A. Miller, «Was There Too Little Entry During the Dot
Com Era?», Journal of Financial Economics, vol. 86, no 1, 2007, p. 115.
[21] Matthew Crain, «Financial Markets and Online Advertising: Reevaluating the Dotcom
Investment Bubble», Information, Communication & Society, vol. 17, no 3, 2014, p. 371-384.
[22] Shoshana Zuboff, «Google as a Fortune Teller: The Secrets of Surveillance Capitalism»,
Frankfurter Allgemeine Zeitung, 5 mars 2016, "site web".
[23] Hal Varian, «Online Ad Auctions», American Economic Review, vol. 99, no 2, 2009.
[24] Terranova, «Free Labor», loc. cit.
[25] Andreas Wittel, «Digital Marx: Toward a Political Economy of Distributed Media», dans
Christian Fuchs et Vincent Mosco (dir.), Marx in the Age of Digital Capitalism, Leiden, Brill, 2016,
p. 86.
[26] Shoshana Zuboff, «Big Other: Surveillance Capitalism and the Prospects of an Information
Civilization», Journal of Information Technology, vol. 30, no 1, 2015, p. 78.
[27] Ibid.
[28] Pour un exemple de chaîne de valeurs des données, voir Edd Dumbill, «Understanding the Data
Value Chain», IBM Big Data & Analytics Hub, 10 novembre 2014, "site web".
[29] Matthew Finnegan, «Wearables Health Data “Massive Opportunity” for Retailers, Says
Dunnhumby CIO», Computerworld UK, 2 octobre 2014, "site web".
[30] Adam Davidson, «Why Are Corporations Hoarding Trillions?», The New York Times, 20 janvier
2016, "site web".
[31] Nikhil Krishnan, «Microsoft Races Ahead with M&A as Yahoo, Google and Others Pull Back»,
CB Insights, 4 mars 2016, "site web".
[32] Doug Henwood, After the New Economy, New York, The New Press, 2003, p. 30.
[33] Leslie Hook, «Amazon Leases 20 Boeing 767 Freight Jets for Air Cargo Programme», Financial
Times, 9 mars 2016, "site web".
[34] Meagan Clark et Angelo Young, «Amazon: Nearly 20  Years in Business and It Still Doesn’t
Make Money, but Investors Don’t Seem to Care», International Business Times, 18 décembre 2013,
"site web".
[35] Ingrid Burrington, «Why Amazon’s Data Centers Are Hidden in Spy Country», The Atlantic,
8 janvier 2016, "site web".
[36] Dans l’industrie, ces pratiques sont respectivement appelées l’«infrastructure comme service»
(infrastructure as a service, IaaS), la «plateforme comme service» (platform as a service, Paas) et le
«logiciel comme service» (software as a service, SaaS).
[37] Jack Clark, «Google Taps Machine Learning to Lure Companies to Its Cloud», Bloomberg
Technology, 23 mars 2016, "site web".
[38] Ron Miller, «IBM Launches Quantum Computing as a Cloud Service», TechCrunch, 3  mai
2016, "site web".
[39] Matt Asay, «Amazon’s Cloud Business Is Worth At Least $ 70 Billion», ReadWrite, 23 octobre
2015, "site web".
[40] Sarah McBride et Narottam Medhora, «Amazon Profit Crushes Estimates as Cloud-Service
Revenue Soars», Reuters, 28 avril 2016, "site web".
[41] Alex Webb, «Can Germany Beat the US to the Industrial Internet?», Bloomberg Businessweek,
18 septembre 2015, "site web"; Jacques Bughin, Michael Chui et James Manyika, «An Executive’s
Guide to the Internet of Things», McKinsey & Company, août 2015, "site web".
[42] Bughin, Chui et Manyika, «An Executive’s Guide to the Internet of Things», loc. cit.
[43] Christopher Alessi, «Germany Develops “Smart Factories” to Keep an Edge» MarketWatch,
27 octobre 2014, "site web".
[44] Forum économique mondial, «Industrial Internet of Things: Unleashing the Potential of
Connected Products and Services», New York, 2015, p. 4, "site web".
[45] Sara Zaske, «Germany’s Vision for Industrie  4.0: The Revolution Will Be Digitised», ZDNet,
23 février 2015, "site web"
[46] CB Insights, «The New Manufacturing: Funding to Industrial IoT Startups Jumps 83  % in
2015», 3 mars 2016, "site web".
[47] Richard Waters, «Microsoft’s Nadella Taps Potential of Industrial Internet of Things», Financial
Times, 22 avril 2016, "site web".
[48] Alan Murray, «Every Company Is a Technology Company», Fortune, 10 juin 2016, "site web".
[49] Ron Miller, «GE Predicts Predix Platform Will Generate $  6B in Revenue This Year»,
TechCrunch, 29 septembre 2015, "site web".
[50] Waters, «Microsoft’s Nadella Taps Potential of Industrial Internet of Things», loc. cit.
[51] Ron Miller, «GE Adds Infrastructure Services to Internet of Things Platform», TechCrunch,
4 août 2015, "site web".
[52] International Federation of the Phonographic Industry, IFPI Digital Music Report 2015:
Charting the Path to Sustainable Growth, Londres, 2015, p. 6-7, "site web".
[53] Office for National Statistics, «Economic Review: April 2016», Londres, 6  avril 2016,
"site web".
[54] Andrea Bonaccorsi et Paola Giuri, «Industry Life Cycle and the Evolution of an Industry
Network», LEM Working Papers Series, Laboratory of Economics and Management (LEM),
Sant’Anna School of Advanced Studies, Pise, p. 16-21, "site web".
[55] Lydia Dishman, «Thrust for Sale: Innovation Takes Flight», GE Digital, 10  juin 2015,
"site web".
[56] «Britain’s Lonely High-Flier», note de l’éditeur, The Economist, 8 janvier 2009, "site web".
[57] Tom Goodwin, «The Battle Is for the Customer Interface», TechCrunch, 3  mars 2015,
"site web".
[58] Incidemment, ils semblent appartenir à ce que McKenzie Wark appelle la «classe vectoraliste»
(vectoralist class). Voir Wark, Un manifeste hacker, op. cit.
[59] Adi Kamdar, «Why Some Gig Economy Startups Are Reclassifying Workers as Employees»,
On Labor, 19  février 2016, "site  web"; Maya Kosoff, «Uber’s Nightmare Scenario», Business
Insider, 19 juillet 2015, "site web".
[60] Karl Marx, Le Capital, trad. de J.  Roy révisée par l’auteur, livre 1, section 6, chap. 21, Paris,
Librairie du Progrès, 1872, p. 241.
[61] Anne Polivka, «Contingent and Alternative Work Arrangements, Defined», Monthly Labor
Review, vol. 119, no 10, 1996, p. 3.
[62] Noam Scheiber, «Growth in the “Gig Economy” Fuels Work Force Anxieties», The New York
Times, 12 juillet 2015, "site web".
[63] US Department of Labor, «Employee Misclassification as Independent Contractors»,
communiqué de presse, Wage and Hour Division, "site web".
[64] Nick Dyer-Witheford, Cyber-Proletariat: Global Labour in the Digital Vortex, Londres, Pluto,
2015, p. 112-114.
[65] Le BLS mesure l’évolution de l’économie de la pige de façon indirecte, à travers «l’emploi
contingent et alternatif», mais il a cessé cette pratique en 2005 par manque de financement. Quoi
qu’il en soit, il devrait conduire un nouveau sondage en 2017. Voir BLS Commissioner, «Why This
Counts: Measuring “Gig” Work», 3 mars 2016, "site web".
[66] US Department of Labor, «Contingent and Alternative Employment Arrangements, February
2005», BLS, Washington, 2005, p. 17, "site web".
[67] Cette estimation se base sur une tentative de reproduire au mieux les sondages du BLS. Voir
Lawrence Katz et Alan Krueger, «The Rise of Alternative Work Arrangements and the “Gig”
Economy», Scribd, 14 mars 2016, "site web"
[68] Ibid.
[69] Rob Wile, «There Are Probably Way More People in the “Gig Economy” Than We Realize»,
Splinter, 27 juillet 2015, "site web".
[70] Office for National Statistics, «Self-Employed Workers in the UK: 2014», Office for National
Statistics, Londres, 20 août 2014, p. 3, "site web".
[71] Katz et Krueger, «The Rise of Alternative Work Arrangements and the “Gig” Economy», loc.
cit.
[72] Parmi les différentes estimations, on retrouve: 0,5 % de la main-d’œuvre (Katz et Krueger, «The
Rise of Alternative Work Arrangements and the “Gig” Economy», loc. cit.); 0,4-1,3 % (Seth Harris et
Alan Krueger, «A Proposal for Modernizing Labor Laws for Twenty-First-Century Work: The
“Independent Worker”», The Hamilton Project, document de discussion 2015-10, décembre 2015,
p.  12, "site  web"); 1  % (James Manyika, Susan Lund et al., «A Labor Market That Works:
Connecting Talent with Opportunity in the Digital Age», McKinsey Global Institute, 2015,
"site web"); 2,0 % («Intuit Forecast: 7.6 Million People in On-Demand Economy by 2020», Business
Wire, 13  août 2015, "site  web"). Un sondage réalisé plus tôt par Burson-Marsteller avançait que
28,6 % de la main-d’œuvre aux États-Unis avait fourni des services par l’entremise de l’économie de
la pige (Burson-Marsteller, Aspen Institute et TIME, «The On-Demand Economy Survey», Burson-
Marsteller, 6 janvier 2016, "site web").
[73] Harris et Krueger, «A Proposal for Modernizing Labor Laws for Twenty-First-Century Work»,
loc. cit., p. 12.
[74] Les différentes estimations sont: 3 % de la main-d’œuvre (Diane Coyle, The Sharing Economy
in the UK, Londres, Sharing Economy UK, 2016, p. 7, "site web"); 3,9  % (Ursula Huws et Simon
Joyce, «Crowd Working Survey», University of Hertfordshire, février 2016, "site  web"); et 6  %
(«Intuit Forecast, loc. cit.). Voir également Jason Hesse, «6 per cent of Brits Use Sharing Economy to
Earn Extra Cash», Real Business, 15 septembre 2015, "site web".
[75] Un sondage de Nesta a dévoilé que 25  % des Britanniques ont participé à des activités
collaboratives en ligne, mais cette catégorie inclut également les consommateurs sur internet, et pas
seulement les travailleurs. Elle comprend aussi les gens qui donnent leurs biens en cadeaux ou
achètent des contenus de médias en ligne. Un sondage d’Intuit, d’autre part, aurait prétendument
découvert que 6  % de la population britannique travaille dans l’économie du partage, mais les
données ne semblent pas être disponibles. Voir Kathleen Stokes, Emma Clarence et al., Making Sense
of the UK Collaborative Economy, Londres, Nesta, 2014, "site web"; et Hesse, «6 per cent of Brits
Use Sharing Economy to Earn Extra Cash», loc. cit.
[76] Doug Henwood, «What the Sharing Economy Takes», The Nation, 27 janvier 2015, "site web".
[77] Janine Berg, «Highlights from an ILO Survey of Crowdworkers», document présenté au
«Workshop on the Measurement of Digital Work», Bruxelles, 18 février 2016, "site web".
[78] Sam Knight, «How Uber Conquered London», The Guardian, 27 avril 2016, "site web".
[79] Pour bien d’autres exemples, voir Amazon Web Services, «Tous les témoignages de réussites»,
2018, "site web".
[80] Ellen Huet, «Instacart Gets Red Bull and Doritos to Pay Your Delivery Fees», Bloomberg
Technology, 11 mars 2016, "site web".
[81] Ibid.
[82] Alors que la surveillance étatique fait souvent l’objet des préoccupations du public, la
surveillance menée par des entreprises constitue un phénomène tout aussi pernicieux. Voir Frank
Pasquale, «The Other Big Brother», The Atlantic, 21 septembre 2015, "site web".
[83] «Reinventing the Deal», The Economist, 24 octobre 2015, "site web".
[84] CB Insights, «The On-Demand Report», 2015, "site web".
[85] Ibid.
[86] CB Insights, «Just 3  Unicorn Startups Take the Majority of On-Demand Funding in 2015»,
3 mars 2016, "site web".
[87] National Venture Capital Association, Yearbook 2016, Arlington, 2016, p. 9, "site web"; Crain,
«Financial Markets and Online Advertising», loc. cit., p. 374.
[88] CB Insights, «Tech IPO Report», 2016, "site web".
[89] Brian O’Keefe et Marty Jones, «Uber’s Elaborate Tax Scheme Explained», Fortune, 22 octobre
2015, "site web".
[90] Adrian Chen, «The Laborers Who Keep Dick Pics and Beheadings Out of Your Facebook
Feed», Wired, 23 octobre 2014, "site web".
[91] «The Age of the Torporation», The Economist, 24 octobre 2015, "site web".

Notes du chapitre 3

[1] Carlota Perez, «The Double Bubble at the Turn of the Century: Technological Roots and
Structural Implications», Cambridge Journal of Economics, vol. 33, no 4, 2009, p. 782.
[2] MIT Technology Review Insights, «The Rise of Data Capital», MIT Technology Review, 2016,
"site web".
[3] Voir Burson-Marsteller, «Net Display Ad Revenues Worldwide, by Company, 2014-2016», 2016.
[4] Mary Meeker, Internet Trends 2016-Code Conference, Kleiner Perkins Caufield & Byers, 2016,
"site web"; John Herrman, «Media Websites Battle Faltering Ad Revenue and Traffic», The New York
Times, 17 avril 2016, "site web".
[5] Robert Brenner et Mark Glick, «L’approche en termes de régulation: théorie et histoire», Période,
4 mai 2015, "site web".
[6] C’est la justification fournie par la Chambre des lords du Royaume-Uni pour expliquer le fait
qu’elle ne considère pas les plateformes comme un objet de préoccupation majeure. Voir Select
Committee on European Union, Online Platforms and the Digital Single Market, Londres, House of
Lords, 20 avril 2016, "site web".
[7] Jane Wheelock, «Competition in the Marxist Tradition», Capital & Class, vol. 7, no 3, 1983; Paul
Baran et Paul Sweezy, Monopoly Capital: An Essay on the American Economic and Social Order,
Harmondsworth, Penguin, 1966, p. 76.
[8] MIT Technology Review Insights, «The Rise of Data Capital», loc. cit., p. 6.
[9] Shoshana Zuboff, «Big Other: Surveillance Capitalism and the Prospects of an Information
Civilization», Journal of Information Technology, vol. 30, no 1, p. 79.
[10] Maurice Stucke et Allen Grunes, Big Data and Competition Policy, Oxford, Oxford University
Press, 2016, p. 45.
[11] Ibid., p. 40.
[12] Curieusement, le premier prototype de l’«internet des objets» était un grille-pain connecté et
contrôlé sur internet, en 1989.
[13] Leo Kelion, «LG Investigates Smart TV “Unauthorised Spying” Claim», BBC News,
20 novembre 2013, "site web".
[14] Will Mason, «Oculus “Always On” Services and Privacy Policy May Be a Cause for Concern»,
UploadVR, 1er avril 2016, "site web".
[15] Shoshana Zuboff, «Google as a Fortune Teller: The Secrets of Surveillance Capitalism»,
Frankfurter Allgemeine Zeitung, 5 mars 2016, "site web".
[16] Zuboff, «Big Other», loc. cit., p. 79-80.
[17] Benjamin Bratton, The Stack: On Software and Sovereignty, Cambridge, MIT Press, 2015,
p. 116.
[18] Cade Metz, «If Xerox PARC Invented the PC, Google Invented the Internet», Wired, 8  août
2012, "site web".
[19] Stephen Shankland, «Google Uncloaks Once-Secret Server», CNET, 11  décembre 2009,
"site web".
[20] Metz, «If Xerox PARC Invented the PC, Google Invented the Internet», loc. cit.
[21] MIT Technology Review Insights, «The Rise of Data Capital», loc. cit., p. 8.
[22] Stucke et Grunes, Big Data and Competition Policy, op. cit., p. 127-128.
[23] Tim Bradshaw, «How Tiny Android Became a Giant in the Smartphone Galaxy», Financial
Times, 20 avril 2016, "site web".
[24] Cliff Kuang, «How Facebook’s Big Bet on Chatbots Might Remake the UX of the Web»,
Co.Design, 12 avril 2016, "site web".
[25] Dan Schiller, Digital Depression: Information Technology and Economic Crisis, Chicago,
University of Illinois Press, 2014, p. 91-93.
[26] Stucke et Grunes, Big Data and Competition Policy, op. cit., p. 106.
[27] Bratton, The Stack, op. cit., p. 142.
[28] Edward Taylor et Eric Auchard, «Amazon, Microsoft Look for Big Data Role in Self-Driving
Cars», Reuters, 1er avril 2016, "site web".
[29] Groupe de la Banque mondiale, «Rapport sur le développement dans le monde, 2016: les
dividendes du numérique», Washington, 2016, "site web".
[30] Luke Kawa, «Piles of Cash Mean the Biggest Companies Will Get Even Bigger», Bloomberg,
21 janvier 2016, "site web".
[31] Evgeny Morozov, «Socialize the Data Centres!», New Left Review, no 91, 2015, p. 56.
[32] Nellie Bowles, «Facebook’s “Colonial” Free Basics Reaches 25  Million People-Despite
Hiccups», The Guardian, 12 avril 2016, "site web".
[33] Bratton, The Stack, op. cit., p. 118.
[34] Frederic Lardinois, «Microsoft and Facebook Are Building the Fastest Trans-Atlantic Cable
Yet», TechCrunch, 26 mai 2016, "site web".
[35] Ibid., p. 119.
[36] US Department of Labor, «Databases, Tables and Calculators by Subject: Output», Bureau of
Labor Statistics, Washington, 2016, "site web".
[37] US Department of Labor, «Databases, Tables and Calculators by Subject: Output: Labor
Productivity», Bureau of Labor Statistics, Washington, "site web".
[38] World Steel Association, «March 2016 Crude Steel Production», Bruxelles, 2016, "site web".
[39] Tom Mitchell, «China Steel Overcapacity to Remain After Restructuring» Financial Times,
10 avril 2016, "site web".
[40] «Gluts for Punishment», The Economist, 9 avril 2016, "site web"
[41] The Conference Board, «Productivity Brief 2015: Global Productivity Growth Stuck in the Slow
Lane with No Signs of Recovery in Sight», The Conference Board, New York, 2015, p. 4, "site web".
[42] Ibid., p. 5.
[43] Christina Farr, «Homejoy at the Unicorn Glue Factory», Backchannel, 26  octobre 2015,
"site web".
[44] Izabella Kaminska, «Scaling, and Why Unicorns Can’t Survive Without It», Financial Times,
15 janvier 2016, "site web".
[45] Dan Levine et Heather Somerville, «Uber Drivers, if Employees, Owed $ 730 Million More: US
Court Papers», Reuters, 10 mai 2016, "site web".
[46] Farr, «Homejoy at the Unicorn Glue Factory», loc. cit.
[47] Adam Jourdan et John Ruwitch, «Uber Losing $  1  Billion a Year to Compete in China»,
Reuters, 18 février 2016, "site web"
[48] Sam Biddle, «Uber’s Dirty Trick Campaign Against NYC Competition Came From the Top»,
Valleywag, 24 janvier 2014, "site web".
[49] John Shinal, «Bye-Bye Internet Bubble 2.0», USA Today, 7 février 2016, "site web".
[50] Eugene Kim, «Dropbox Cut a Bunch of Perks and Told Employees to Save More as Silicon
Valley Startups Brace for the Cold», Business Insider, 7 mai 2016, "site web".
[51] WordStream, «What Industries Contributed the Most to Google’s Earnings?» WordStream Inc.,
2011, "site web".
[52] Tim Bradshaw, «European Advertising Spending Off Target», Financial Times, 19  juin 2012,
"site web".
[53] Tanzina Vega et Stuart Elliott. «After Two Slow Years, an Industry Rebound Begins», The New
York Times, 2 janvier 2011, "site web"
[54] John Philip Jones, «Is Total Advertising Going Up or Down?», International Journal of
Advertising, vol. 4, no 1, 1985; Byeng-Hee Chang et Sylvia M. Chan-Olmsted, «Relative Constancy
of Advertising Spending: A Cross-National Examination of Advertising Expenditures and Their
Determinants», International Communication Gazette, vol. 67, no  4, 2005; Richard van der Wurff,
Piet Bakker et Robert Picard, «Economic Growth and Advertising Expenditures in Different Media
in Different Countries», Journal of Media Economics, vol. 21, no 1, 2008.
[55] McKinsey & Company, Global Media Report, 2015: Global Industry Overview, 2015, p. 7-11,
"site web".
[56] Ibid., p. 17.
[57] «The Cost of Ad Blocking», PageFair and Adobe Report 2015, p.  3, "site  web"; Meeker,
Internet Trends 2016, op. cit.
[58] Lisa Pollack, «What Is the Price for Your Personal Digital Dataset?», Financial Times, 10 mai
2016, "site web".
[59] Hal Varian, «Big Data and Real-Time Economic Measurement», discours présenté à la
Stockholm School of Economics, séminaire externe de Stockholm, 7 septembre 2015, "site web".
[60] Evgeny Morozov, «Tech Titans Are Busy Privatising Our Data», The Guardian, 24 avril 2016,
"site web".
[61] Gerry Smith, «New York Times to Start Delivering Meal Kits to Your Home», Bloomberg
Technology, 5 mai 2016, "site web".
[62] Trebor Scholz, Platform Cooperativism: Challenging the Corporate Sharing Economy, New
York, Rosa Luxemburg Stiftung, 2015, "site web".
Table des matières

Introduction

1. La longue récession
La fin de l’exception d’après-guerre
La bulle du point-com et son éclatement
La crise de 2008
Conclusion

2. Le capitalisme de plateforme
Les plateformes publicitaires
Les plateformes nuagiques
Les plateformes industrielles
Les plateformes de produits
Les plateformes allégées
Conclusion

3. La guerre des plateformes


Tendances
Défis
À terme

Remerciements
Bibliographie sélective
Notes
DÉJÀ PARUS DANS LA COLLECTION «FUTUR PROCHE»

– Atossa Araxia Abrahamian, Citoyennetés à vendre. Enquête sur le marché


international des passeports
– Normand Baillargeon et Jean-Marc Piotte (dir.), Au bout de l’impasse, à
gauche. Récits de vie militante et perspectives d’avenir
– Franco «Bifo» Berardi, Tueries. Forcenés et suicidaires à l’ère du
capitalisme absolu
– Gaétan Breton, La dette. Règlement de comptes
– Gaétan Breton, Faire payer les pauvres. Éléments pour une fiscalité
progressiste
– Gaétan Breton, Tout doit disparaître. Partenariats public-privé et
liquidation des services publics
– Jean Bricmont, L’impérialisme humanitaire. Droit humanitaire, droit
d’ingérence, droit du plus fort?
– Pierre-Luc Brisson, L’âge des démagogues. Entretiens avec Chris Hedges
– Noam Chomsky, Comprendre le pouvoir
– Noam Chomsky, Futurs proches. Liberté, indépendance et impérialisme
au XXIe siècle
– Noam Chomsky, L’optimisme contre le désespoir. Entretiens avec
C.J. Polychroniou
– Gabriella Coleman, Anonymous. Hacker, activiste, faussaire, mouchard,
lanceur d’alerte
– Francis Dupuis-Déri (dir.), Québec en mouvements. Idées et pratiques
militantes contemporaines
– Chris Hedges, L’empire de l’illusion. La mort de la culture et le triomphe
du spectacle
– Chris Hedges, La mort de l’élite progressiste
– Edward S. Herman et David Peterson, Génocide et propagande.
L’instrumentalisation politique des massacres
– Institut de recherche et d’informations socio-économiques (IRIS),
Dépossession: une histoire économique du Québec contemporain. Tome
1: les ressources
– Razmig Keucheyan, Hémisphère gauche. Une cartographie des nouvelles
pensées critiques
– Naomi Klein, Dire non ne suffit plus. Contre la stratégie du choc de
Trump
– Naomi Klein, No logo. La tyrannie des marques
– Naomi Klein, Tout peut changer. Capitalisme et changement climatique
– Andrea Langlois et Frédéric Dubois (dir.), Médias autonomes. Nourrir la
résistance et la dissidence
– Linda McQuaig, Les milliardaires. Comment les ultra-riches nuisent à
l’économie
– Luc Rabouin, Démocratiser la ville. Le budget participatif: de Porto
Alegre à Montréal
– Sherene H. Razack, La chasse aux Musulmans. Évincer les Musulmans de
l’espace politique
– Jeremy Scahill et l’équipe de The Intercept, La machine à tuer. La guerre
des drones
– Jeremy Scahill, Le nouvel art de la guerre. Dirty Wars
– Tom Slee, Ce qui est à toi est à moi. Contre Airbnb, Uber et autres
avatars de l’«économie du partage»
– Astra Taylor, Démocratie.com. Pouvoir, culture et résistance à l’ère des
géants de la Silicon Valley
– Lesley W. Wood, Mater la meute. La militarisation de la gestion policière
des manifestations
La révision du texte
est de Laurence JOURDE

L’epub et la mise en page sont

de claudebergeron.com

Lux Éditeur

C.p. 60191

Montréal, Qc H2J 4E1

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