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2017
Carron, Samantha
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UNIVERSITY OF CALGARY
by
A THESIS
CALGARY, ALBERTA
SEPTEMBER, 2017
Avec l’écriture de ses tragédies chrétiennes Polyeucte (1643) et Théodore (1646), pièces
qui relèvent de la question très sensible qui est celle de la religion chrétienne au théâtre, Pierre
Corneille agite autant les gens de lettres que les hommes d’Église. En ajoutant le drame du
martyre à sa plume, il rassemble deux concepts ; le théâtre et la religion, tous deux en conflit
depuis des siècles déjà, ce qui pervertit rapidement la tragédie. À travers la combinaison de la
période romaine avec la croyance catholique, Corneille met le péché mortel au premier plan et
subvertit alors l’instruction morale au XVIIe siècle, bousculant la bienséance. Il ose donc
s’opposer aux règles du théâtre, à la morale sociale et religieuse, ainsi qu’à l’autorité royale en
traitant de sujets tels que la sexualité, les mœurs et le péché. C’est ainsi que ces deux tragédies
idéologique de Corneille.
ii
Remerciements
et à la grande patience de mon directeur, Dr Daniel Maher, ce travail a abouti. Pour cela, je lui en
suis à jamais reconnaissante. Je remercie aussi les professeurs du département qui m’ont fait
l’honneur de partager leurs expériences. Grâce à leurs conseils avisés et leurs intelligences
exemplaires, j’ai trouvé la force de persévérer. Une énorme pensée va vers ma famille et mes
amis qui, à travers leur soutien inconditionnel, ont été la bouffée d’oxygène qui me ressourçait
dans les moments difficiles. De tout cœur, merci. Grâce à mes parents qui m’ont tant donné et
tout appris, j’ai réussi à surmonter la peur que m’engendraient les maintes pages blanches devant
lesquelles je suis souvent restée tétanisée. Votre inspiration fait aussi partie de cette thèse. Et
vie, Dryssen. Sa présence et son soutien ont été les clés de la réussite de cette entreprise. Je n’y
serais jamais arrivé sans lui. Merci, Dryssen, ce succès est aussi le tien.
iii
À la mémoire de mon grand-père paternel.
iv
Table des matières
Résumé ................................................................................................................................ ii
Remerciements ................................................................................................................... iii
Dédicace ............................................................................................................................. iv
Table des matières................................................................................................................v
Introduction ........................................................................................................................14
Qu’est-ce que le martyre ? ............................................................................................15
Polyeucte .......................................................................................................................16
Théodore .......................................................................................................................17
Approche méthodique ...................................................................................................19
v
Le rejet de la vie des suppliciés ....................................................................................72
Conclusion du chapitre .................................................................................................79
Bibliographie....................................................................................................................116
I. Corpus étudié ...........................................................................................................116
II. Livres ......................................................................................................................116
III. Articles ..................................................................................................................123
vi
Remarques préliminaires
plus en plus sur l’évolution du théâtre en France. Tout au long de l’ère médiévale, l’Église et le
théâtre entretiennent des rapports on ne peut plus ambigus et conflictuels qui se transformeront
en ce qui deviendra au XVIIe siècle La Querelle de la moralité du théâtre1. Il est tout d’abord
certain qu’en cette période le théâtre s’épanouit sous l’encouragement du clergé avec,
principalement, la création du drame liturgique, des Mystères et des Miracles 2, entre autres 3.
Malgré tout, ces rapports difficiles remontent encore plus loin. Aussitôt qu’au cours de la
deuxième moitié du IIe siècle paraissent les premiers écrits chrétiens visant à la fois les
christianisme, jusqu’à Tertullien, écrivain de langue latine, en passant par bien d’autres, les
plumes des théologiens révèlent une unanimité quant au blâme qu’ils adressent au théâtre 5.
Aussitôt que les IIe et IIIe siècle, la scène est perçue comme étant une profonde dégradation
1
Pour de plus amples détails sur la Querelle de la moralité du théâtre, voir Nina Ekstein, “The conversion of
Polyeucte’s Felix: the problem of religion and theatre”, French Forum, vol. 34, n 1, 2009, p. 1.
2
Les Mystères et les Miracles seront définis ci-dessous.
3
Koster Loukovitch, L’Évolution de la tragédie religieuse classique en France, Genève, Slatkine Reprints, 1977, p.
8.
4
Jacques Goetschel, « Les pères de l’église : la tentation du théâtre », Études théologiques et religieuses, vol. 82, n
3, 2007, p. 393.
5
Ibid.
1
Comment du reste se fier à des acteurs qui, défigurés par le biais de masques et de cothurnes, ont choisi
de perdre leur identité dans une fausse apparence qui est une insulte au Créateur ? […] À défaut de
changer le cours des choses, ils [les hommes d’Église] rappellent aux communautés chrétiennes la nature
d’une vocation qui, par essence, les sépare du commun. Comment ceux dont la vie devrait être toute
tendue vers l’avènement de la Parousie peuvent-ils se compromettre avec un monde hanté par l’idolâtrie
et la dégradation morale ? Si le chrétien ne saurait faire abstraction de l’environnement dans lequel se
déroule son existence, il doit s’obliger à un discernement continuel 6.
Très rapidement, ce qui dépendait autrefois du pouvoir civil se voit petit à petit manipulé et
était-elle considérée comme appartenant à un monde d’idolâtrie, mais les interdits furent aussi
Cela dit, cette pseudo-ouverture ne mettait d’aucune manière en cause les sévères condamnations à
l’encontre des individus qui montaient sur scène et de leur mode de vie très proche de celui des
déclassés, des vagabonds et des prostituées. Sans avoir été clairement explicité, l’un des motifs, sans
doute le principal, aura été de les avoir comparés et même identifiés à des démons, à des représentants
incarnés de la puissance diabolique. Cette puissance était considérée comme maléfique autant que
tentatrice, capable de pénétrer l’âme humaine pour la posséder, y provoquer des troubles de la
personnalité dont le principal, déjà connu et reconnu chez les Anciens, était l’hystérie 7.
Il est donc clair que pour l’Église, jouer sur scène était un acte inhumain, immoral, et d’autant
Le rapport du corps à la scène, fait que l’animal parlant habite ce que nous appelons corps comme espace
de représentation […] habiter veut dire que l’homme réside en son corps comme si, le corps n’étant pas le
corps, la dimension du théâtre l’emportait de quelque manière sur la matérialité de la chose 8.
Goetschel pose la question suivante en relation avec ce passage de Legendre : « S’agit-il d’un
autre corps ou d’un corps devenu autre? »9. Il nous expose plus loin à sa théorie de la métaphore,
« ne signifiant pas le transport ou le passage d’un lieu ou d’un autre, mais, pour l’essentiel, bien
6
Simone de Reyff, l’Église et le théâtre, l’exemple de la France au XVIIe siècle, Paris, les éditions du Cerf, 1998, p.
17-22.
7
Jacques Goetschel, op.cit., p. 393-394.
8
Dans ses leçons, Legendre fait référence aux 900 conclusions philosophiques et théologiques publiées par Pic de la
Mirandole en 1486. Pierre Legendre, La 901e conclusion, Leçon 1 [1486], études sur le théâtre de la raison, Paris,
Fayard, 1998, p. 135.
9
Jacques Goetschel, op.cit., p. 394.
2
plutôt la métamorphose, la dépossession de soi, la transfiguration, l’extase »10. Voici sur quoi
personnalité en prêtant sa voix ainsi que son corps à une identité autre, falsifiant celle qu’il a
reçue de Dieu à sa création. Mais ce n’était pas tout. Les Pères de l’Église visaient, méprisaient
et condamnaient lourdement les femmes dans le monde du théâtre, rendant leur place sur scène
d’autant plus problématique. Comme l’explique Goetschel dans de plus grands détails :
Il y a de la culpabilité pour les chrétiens à assister à des spectacles destinés au plaisir où l’on sait que le
corps est l’enjeu. En effet, à leurs yeux, le théâtre développe un esprit de frivolité et constitue un lieu
propice à la concupiscence parce qu’il est le lieu d’où l’on regarde et où l’on prend plaisir à regarder11.
L’envie et la luxure faisant partie des sept péchés capitaux, la présence de la femme sur scène
était prohibée. De plus, rappelons que la société des premiers siècles, tant civile que religieuse,
se fondait sur le dogme selon lequel le mal serait entré dans le monde par la femme 12, renforçant
donc la discrimination. Au XVe siècle encore, les rôles religieux étaient tenus par des prêtres, et
les rôles féminins étaient joués par des hommes 13. A contrario, « l’attitude des acteurs ou du
public contrastait grandement avec celles des saints 14 » représentés dans les Mystères, laissant
l’Église perplexe. Bien que l’Église soit contre le théâtre en général et interdise formellement le
10
Ibid., p. 394.
11
Ibid., p. 395.
12
Ibid., p. 398.
13
Koster Loukovitch, op.cit., p. 15.
14
Raymond Lebègue, La Tragédie religieuse en France, les débuts (1514-1573), Paris, Librairie Ancienne Honoré
Champion, 1929, p. 52.
3
Les Miracles
Apparaissant vers la fin du XIIIe siècle, les Miracles retracent la vie d’un saint et dans la
plupart, la vie de la sainte Vierge Marie 15. Les mises en scènes simples et brèves, ainsi que
l’usage de l’octosyllabe, font des Miracles un genre théâtral unique en soi. Quoi qu’ils soient
tous différents, les Miracles semblent prévisibles, tant la structure dramatique ne change pas :
omniprésentes16. L’un des Miracles les plus célèbres est le Jeu de saint Nicolas par Jean Bodel,
Les Mystères
les Mystères sont présents lors de toute fête nationale ou religieuse. Bien que certains passages
soient écrits dans une langue savante, les Mystères sont généralement simples et naturels,
de la durée de leur représentation, les plus « courts » s’étalant sur plusieurs journées et
15
Dominique Bertrand, et al., Le Théâtre, Rosny, Éditions Bréal, 1996, p. 80.
16
Ibid.
17
Ibid., p. 81-82.
18
Raymond Lebègue, op.cit., p. 22-23.
4
comportant environ 2000 vers écrits (sans inclure les intermèdes et d’autres parties improvisées),
L’œuvre la plus célèbre est Le Mystère de la Passion d’Arnoul Gréban. Cette Passion
médiévale écrite vers 1450, se déroule sur quatre journées, retraçant l’histoire de la Rédemption,
depuis le procès au paradis de justice et miséricorde jusqu’au baiser de paix échangé après la
résurrection de Jésus20. Peu après la montée des Mystères, leur réception est entravée par les
Guerres de religion (1559-1598) ; huit guerres, entre catholiques et protestants, qui occuperont
presque quarante ans de l’histoire de France. Les Mystères demandant des préparatifs coûteux,
ainsi qu’une troupe de comédiens nombreuse pour tenir tous les rôles, ne se jouent alors que dans
Dès ses débuts, la tragédie religieuse se ramifie en deux genres : la tragédie biblique et la
tragédie chrétienne.
19
Dominique Bertrand, et al., op.cit., p. 16.
20
Ibid., p. 82.
21
Pour de plus amples détails sur les Guerres de religion en France, voir Michel Pernot, Les Guerres de religion en
France 1559-1598, Paris, Sedes, 1987.
5
La tragédie biblique
Pendant tout le XVIe siècle, l’écriture tragique religieuse est presque exclusivement
Testament et des Évangiles (décalquant même sur les Mystères), la tragédie biblique est marquée
en son temps par cinq noms entre 1547 et 1566 : Marguerite de Navarre, Théodore de Bèze,
Joachim de Coignac, Antoine de La Croix et Louis Des Masures23; tous les cinq étant soit des
protestants soit de puissantes influences lors de la Réforme. Alors que les premières tragédies
religieuses étaient écrites en latin, le XVIe siècle marque la première traduction en français d’une
pièce de l’Antiquité grecque, l’Electre de Sophocle par Lazare de Baïf en 1537 24. La première
tragédie écrite en français fut Abraham sacrifiant de Bèze, écrite, jouée et publiée en 1550 25.
La tragédie chrétienne
Ce n’est que vers la fin du XVIe siècle que la tragédie puise dans le Martyrologe, basée
sur la liste des martyrs, le Nouveau Testament et le calendrier des Saints. La tragédie chrétienne
commence donc à voir le jour pleinement. Rappelons que jusqu’en 1572, non seulement il
n’existe que trois tragédies de martyrs, mais elles sont en latin : Petrus (1556) et Catharina
22
Charles Mazouer, « La tragédie religieuse de la Renaissance et le Mystère médiéval : l’attirance d’un contre-
modèle », Seizième siècle, vol. 1, n 6, 2010, p. 95.
23
Ibid.
24
Raymond Lebègue, op.cit., p. 492.
25
Ibid., p. 496.
6
(1566) de Roillet, et Costis de Fauveau (1553) 26. La tragédie chrétienne éclot donc dans la
religion en France27.
Térence (où il s’agissait alors de « poème dramatique »), la tragédie du XVIe siècle (œuvre
théâtrale représentant une action humaine funeste souvent terminée par la mort) n’était très
souvent que des traductions 28. Influencé d’abord sur le plan formel et par la suite sur le plan
thématique, le XVIe siècle est la seule époque pendant laquelle les humanistes français eurent
écrit des drames d’inspiration biblique sur la mort du Christ 29, tel Christus Xylonicus (« le Christ
Alors que les Français commencent à apprécier la tragédie au XVIe siècle, ce n’est pas avant
l’âge classique que cette « forme tragique » prend le dessus30, faisant de l’ombre, dans l’histoire
tragédie irrégulière est représentée par les grands dramaturges du début du XVIIe siècle tels
26
Ibid., p. 257 et 443.
27
Koster Loukovitch, op.cit., p. 42.
28
Pour une définition complète ainsi que de plus amples détails sur la tragédie grecque, voir Ruth Scodel, An
Introduction to Greek tragedy, New York, Cambridge University Press, 2010, p. 1-14.
29
Raymond Lebègue, op.cit., p. 490-491.
30
Georges Forestier, Passions tragiques et règles classiques : essai sur la tragédie française, Paris, Presses
universitaires de France, 2003, p. 1.
7
qu’Alexandre Hardy31, entre autres : « Les tragédies des Alexandre Hardy, Nicolas Chrétien des
Croix, et de tant d’anonymes normands, n’apparaissent pas au fronton des gloires nationales,
même si l’on rappelle, parfois, que la tragédie « balbutiante » de cette époque a su intéresser
Corneille »32. Corneille s’inspire donc de la tragédie irrégulière, reflétant les troubles que
connaissait la France à cette époque. Comme l’explique Christian Delmas : « La violence des
temps et la dispersion des élites portent à des formes plus contrastées et expressionnistes […] »33.
siècle ? Bien que Lazare de Baïf soit l’un des premiers à définir la tragédie en 1537 dans sa
traduction de l’Électre de Sophocle, voyons plutôt la définition que donne l’abbé d’Aubignac,
auteur du premier, selon Georges Forestier, « véritable traité d’art dramatique34 » dans La
[…] Une chose magnifique, sérieuse, grave et convenable aux agitations et aux grands revers de la
fortune des Princes ; et qu’une Pièce de Théâtre porte ce nom de Tragédie seulement en considération des
Incidents et des personnes dont elle représente la vie, et non pas à raison de la Catastrophe 35.
Même si d’Aubignac insiste sur l’inutilité de la mort dans la tragédie, la plupart des pièces du
XVIIe siècle se terminent tout même par la mort du personnage éponyme. Corneille le dit lui-
même dans son Discours de l’utilité et des parties du Poème dramatique (1660) : « s’il ne s’y
rencontre point de péril de vie, de pertes d’États, ou de bannissements, je ne pense pas qu’il ait
31
Ce parallèle est d’autant plus intéressant puisqu’ Hardy a écrit plus de six cents pièces irrégulières, rattachées pour
la plupart à la violence et à la mort.
32
Christian Biet et. al., « L’écriture du crime dans le théâtre de la cruauté et les récits sanglants français de la fin du
XVIe au début du XVIIe siècle », Littératures Classiques, vol. 3, n 67, 2008, p. 233.
33
Christian Delmas, La Tragédie de l’âge classique 1553-1770, Paris, Éditions du Seuil, 1994, p. 12.
34
Georges Forestier, op.cit., p. 2.
35
François Hédelin Abbé d’Aubignac, La Pratique du théâtre [1657], éd. Hélène Baby, Paris, Champion Classiques,
2011, p. 211. Notons néanmoins que l’essentiel de l’ouvrage a été écrit dans les années 1640, selon Hélène Baby (p.
13).
8
droit de prendre un nom plus relevé que celui de comédie »36. Bien que chacun interprète la
définition de la tragédie de manières divergentes, nous pouvons tout de même admirer les
ressemblances avec celle d’Aristote ; définition principale qui continue d’influencer les
La tragédie est la représentation d’une action noble, menée jusqu’à son terme et ayant une certaine
étendue, au moyen d’un langage relevé d’assaisonnements d’espèces variées, utilisés séparément selon
les parties de l’œuvres ; la représentation est mise en œuvre par les personnages du drame et n’a pas
recours à la narration; et, en représentant la pitié et la frayeur, elle réalise une épuration de ce genre
d’émotions 37.
La plupart des règles du théâtre classique voient donc le jour grâce à la considération et à la
dévote qui conduira le théâtre français vers le moment le plus prestigieux de son histoire 38.
Armand Jean du Plessis de Richelieu, créé cardinal en 1622 et étant très proche du pouvoir,
transforme l’écriture dramatique en théâtre d’État 39, tendant à changer les règles de la tragédie
comme elle le deviendra à la fin du XVIIe siècle. D’autant plus, la création de l’Académie
française en 1635 jouera un rôle important dans l’établissement et la codification progressive des
règles de l’art dramatique, ainsi que l’accès aux belles lettres du théâtre classique, surtout basé
36
Pierre Corneille, Œuvres Complètes III, Discours de l’utilité et des parties du Poème, éd. Georges Couton, Paris,
Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1987, p. 450.
37
Aristote, La Poétique, éd. Roselyne Dupont-Roc et Jean Lallot, Paris, Éditions du Seuil, 1980, p. 53.
38
Simone de Reyff, op.cit., p. 49.
39
Dominique Bertrand, et al., op.cit., p. 226.
9
sur le prestige de l’alexandrin40. Avec la venue du cardinal, une quarantaine de pièces religieuses
françaises sont répertoriées avant 1643, et donc antérieures à Polyeucte41. De plus, grâce à lui,
tant les dramaturges que les troupes de comédiens regagnent petit à petit leurs places dans la
société. En effet, « Tandis qu’il [Richelieu] prend sous sa protection directe l’Hôtel de
comédiens »42. Richelieu va même encore plus loin en 1641 avec La Déclaration Royale du 16
avril, consacrant la « réhabilitation des comédiens »43. À son arrivée au pouvoir, vers 1624, le
cardinal forme un atelier d’écriture collective composé de cinq auteurs : Boisrobert, Colletet,
L’Éstoile, Rotrou et Corneille44. À travers cet atelier, Richelieu « passe commande d’œuvres sur
la base de canevas qu’il aurait, dit-on, écrits lui-même »45. Toutefois, en 1638 déjà
40
Ibid., p. 226-228.
41
Koster Loukovitch, op.cit., p. 89.
42
Simone de Reyff, op.cit., p. 40-41.
43
Dominique Bertrand, et al., op.cit., p. 229.
44
Ibid., p. 226.
45
Ibid.
46
Roger Le Brun, Corneille devant trois siècles [1906], Genève, Slatkine Reprints, 1971, notice p. xiv.
10
Le Grand Corneille domine la première moitié du XVIIe siècle
Auteur de plus d’une trentaine de pièces dans tous les genres, Pierre Corneille, aussi
connu sous le nom de « Grand Corneille » (1606-1684), fera couler beaucoup d’encre 47. Après
des débuts dans la comédie (entre autres Mélite (1629), La Veuve (1632) et La Galerie du Palais
(1633)), il connait par la suite le grand succès en 1636 avec sa pièce Le Cid. Après cette
importante réussite, Corneille se lance dans la veine tragique, avec entre autres, l’écriture de ce
que la critique appelle « les grandes tragédies de Corneille » : Le Cid (1636), Horace (1640),
la condition humaine. Ceci est d’autant plus important puisqu’entre 1871 et 1900, ces quatre
Le Cid sera la pièce la plus représentée, sa première datant du 7 janvier 1637 50. Neuf cent
47
Pierre Corneille a aussi un frère cadet (dix-neuf ans d’écart), Thomas Corneille (1625-1709). Bien que souvent
caché par l’ombre que lui fait le « Grand Corneille », le « Petit Corneille » est, toutefois, lui aussi dramaturge :
auteur de plus de quarante pièces. Julia Prest, « Thomas Corneille (1625-1709): Beyond the Triumvirate », French
Studies, vol. 63, n 3, 2009, p. 323-329.
48
Le héros traditionnel cornélien est « l’homme tel qu’il se rêve dans ses moments d’exaltation », « avant tout
motivé par la quête de l’honneur et de la gloire. » « C’est donc la réussite qui marque le héros et non pas une force
purement intérieure […] » Charles Taylor, Sources of the self. The making of the modern identity, Cambridge,
Mass., Harvard University Press, 1989, p. 153. Traduction par John D. Lyons, « Le mythe du héros cornélien »,
Revue d’histoire littéraire de la France, vol. 107, n 2, 2007, p. 433-434.
« Pour le héros cornélien, les passions dangereuses telles la faiblesse, la lâcheté, ou le manque d’orgueil, sont celles
qui menacent la maitrise » Norbert Sclippa, La Loi du père et les droits du cœur, essai sur les tragédies de Voltaire,
Genève, Librairie Droz, 1993, p. 29.
49
Ferdinand Brunetière, « Le répertoire de la Comédie-Française de 1680 à 1900 », Revue des deux mondes, vol. 4,
n 5, 1901, p. 957.
50
Pierre Corneille, Œuvres Complètes I, Notice de Cid, éd. Georges Couton, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la
Pléiade, 1980, p. 1450.
11
en 1680 jusqu’en 190051. La première d’Horace a lieu en mai 164052. Cette pièce sera
représentée cinq cent quatre-vingt-six fois à la Comédie-Française entre 1680 et 1900 53. La
première de Cinna a lieu en août 1642, fait assez rare puisque les premières ne prenaient
généralement pas place pendant l’été. Pourtant, tout laisse à croire que la pièce était faite pour
remplir la saison 1642-164354. Cinna est jouée à la Comédie-Française six cent dix-neuf fois
entre 1680 et 190055. Polyeucte a été, quant à elle, représentée quatre cent dix-huit fois à la
Comédie-Française durant la même période 56. Pour mémoire, Polyeucte est la pièce la moins
jouée des grandes tragédies de Corneille, avec des périodes sans aucune représentation, telle que
la moitié du XIXe siècle. Nous consacrons une partie de notre introduction à cette pièce avec de
parmi elles la plus célèbre qui est L’Imitation de Jésus Christ (vers 1651), et écrit deux pièces
chrétiennes : Polyeucte (1643) et Théodore (1646)57. L’écriture des pièces de Corneille s’exécute
pendant la transition entre ce qui seront considérées les périodes baroque et classique. Dans une
« baroque » sera associé à l’irrégulier, à l’extravagant, à l’obscur et au contraire des règles 58, et
51
Ferdinand Brunetière, op.cit., p. 957.
52
Pierre Corneille, Œuvres Complètes I, op.cit., Notice d’Horace, p. 1536.
53
Ferdinand Brunetière, op.cit., p. 957.
54
Pierre Corneille, Œuvres Complètes I, op.cit., Notice de Cinna, p. 1574.
55
Ferdinand Brunetière, op.cit., p. 957.
56
Ibid.
57
Nous consacrons une partie de notre introduction à l’explication de ces deux pièces.
58
Antoine Furetière définit le mot « baroque » tel que suivant : « Terme de joailler, qui ne se dit que des perles qui
ne sont pas parfaitement rondes » dans Antoine Furetière, Dictionnaire universel, contenant généralement tous les
mots françois, tant vieux que modernes, & les termes de toutes les sciences et les Arts : Tome premier A-E, Paris,
Arnout et Reinier Leers, 1690, p. 183.
12
précèdera donc la période classique qui ouvrira les portes vers la maturation d’œuvres
Polyeucte et Théodore contiennent toutes deux des personnages principaux chrétiens sous
l’empire romain, ce qui permet à Corneille de combiner des cultures différentes et plus
précisément le polythéisme avec le monothéisme. Il n’est donc pas étonnant que la représentation
du « martyre59 » dans les deux tragédies chrétiennes de Corneille fasse bientôt chemin vers une
nouvelle esthétique cornélienne à travers laquelle il reproduit fidèlement, bien que sans honte,
59
Voir notre introduction pour la définition du martyre.
60
Marty Laveaux, « De la langue de Corneille », Bibliothèque de l’École des chartes, vol. 2, n 5, 1861, p. 215.
13
Introduction
À une époque où le clergé domine la politique en France, le respect des règles du théâtre
et du désir de la Cour royale est fondamental au succès des dramaturges de ce « Grand Siècle ».
l’empire romain, Pierre Corneille bouleverse son public. Polyeucte martyr, tragédie chrétienne
(1643) est la toute première tragédie chrétienne dans la carrière de Corneille. Confrontés pour la
première fois par un héros de tragédie qui n’est pas amoureux, les critiques contemporains ont du
mal à réagir, laissant Corneille dans le doute et le malaise pendant un certain temps. Réconforté
par le grand succès rencontré auprès du public avec Polyeucte, il écrira Théodore, vierge et
martyre, tragédie chrétienne (1646), trois ans plus tard. Bien que ces deux tragédies soient
l’histoire de deux martyrs, Théodore amorce rapidement l’entrée de Corneille dans la « Querelle
de la moralité du théâtre »61 en grande partie à cause de ses sujets tant controversés tels la luxure,
la prostitution et les tentations de l’amour. De part ce fait, cette tragédie tombera vite dans
l’oubli.
de la Cour, ainsi que des règles établies du théâtre ? Nonobstant le fait que la pièce Polyeucte
révèle l’amorce de la rupture et le chemin vers la tragédie cornélienne nouvelle, de son côté, la
61
Marc Fumaroli, « La querelle de la moralité du théâtre avant Nicole et Bossuet », Revue d’Histoire littéraire de la
France, vol. 70, n 5-6, 1970, p. 1007-1030.
Non seulement cet article couvre-t-il la période de la Querelle, en incluant les principaux participants, mais il
mentionne aussi la position de Théodore dans cette même Querelle : « M. Couton a eu le mérite de suggérer que
cette première offensive [contre le théâtre] n’était peut-être pas sans rapport avec l’échec de la Théodore de
Corneille, et que les arguments qui seront repris contre Molière avaient déjà été mis au point dès 1646 par Nicole et
ses amis. » (p. 1007).
14
pièce Théodore illustre le tournant radical de la pensée de Corneille. Son vocabulaire se pervertit
à ses prérogatives particulières, lui permettant de traiter avec grande hardiesse les questions les
plus délicates 62. Cette pensée même aboutit à une idéologie à part tant le poète dérive des
attentes communes de la tragédie, telle que l’amour. Comment se remarque cette subversion dans
Le martyre vient du grec ancien « martus » qui signifie « témoin ». Le martyre est défini
par l’Académie française au XVIIe siècle de la manière suivante : « Les tourments et la mort
qu’on souffre pour la défense de la foi »63. L’amour envers Dieu est donc le leitmotiv de tout
martyre. Mais ce n’est pas tout. Dans l’Évangile selon Matthieu (ainsi que dans l’Évangile selon
Marc et l’Évangile selon Luc), Jésus dit : « Car celui qui voudra sauver sa vie la perdra ; mais
celui qui perdra sa vie à cause de moi la trouvera »64. D’après la Bible, l’acte du martyre
n’amène pas à la mort, mais plutôt à la vie éternelle, et plus encore, à une place au paradis auprès
de Dieu. Il y a une distinction à faire quant aux allusions à Dieu dans cette étude. Alors que le
martyr marche sur les traces du Christ (tel le martyr iconique mourant pour les péchés de
l’homme), il fait chemin vers Dieu le Père. De plus, du point de vue terminologique, il est
important de bien préciser les différents termes autour du mot « martyre ». Alors que
62
Marty Laveaux, op.cit., p. 215.
63
Académie française, Le Dictionnaire de l’Académie française, dédié au Roy, tome II, Paris, Jean-Baptiste
Coignard, 1694, p. 30.
64
La Bible : Nouveau Testament, Évangile selon Matthieu, XVI, 25, introduction par Jean Grosjean, trad. par Jean
Grosjean et Michel Leturmy, avec la collaboration de Paul Gros, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1971,
p. 56.
15
« le martyre », comme nous venons tout juste de le définir, renvoie au sacrifice de mise à mort
pour une cause religieuse, « le martyr » est le personnage masculin, alors que « la martyre » est
la personne féminine.
Polyeucte
alexandrins, et la première a lieu peu après. Une fois achevée, Corneille donne son œuvre à la
troupe du Théâtre du Marais, comme il l’a fait avec beaucoup d’autres de ses pièces 65. D’après
Ferdinand Brunetière, de 1680 à 1900, vingt-deux pièces de Corneille fournissaient quatre mille
sept cent dix-sept représentations théâtrales, ce qui est bien moins que pour ses deux rivaux dans
l’histoire du théâtre, Racine et Molière 66. Rappelons aussi que Polyeucte sera jouée 418 fois
baptiser en secret sous l’influence de son ami chrétien Néarque. À son retour du baptême, ils
vont tous deux perturber la célébration d’un sacrifice païen. Entre temps, Sévère, chevalier
romain et amoureux de Pauline passé pour mort depuis longtemps, arrive à Mélitène, afin
d’épouser cette dernière. Le récent mariage de Pauline l’oblige à refuser par devoir. De son côté,
ayant fait vœu de n’aimer que son Dieu, Polyeucte tente de donner sa femme à Sévère, agissant
envers le bonheur de Pauline. De plus, étant insensible aux menaces de Félix et aux pleurs de sa
65
Pierre Corneille, Œuvres Complètes I, op.cit., Notice de Polyeucte martyr, p. 1622.
66
Ferdinand Brunetière, op.cit., p. 955.
16
femme, Polyeucte veut mourir afin de se démontrer bon chrétien, espérant même entrainer son
entourage avec lui. Son exécution par les bourreaux du gouverneur baptise bientôt Pauline, sur
laquelle le sang de Polyeucte s’est éparpillé. Ayant fait de ce dernier un martyr, Félix se convertit
lui aussi au christianisme, et Sévère ne condamne ni le père ni la fille. Corneille finit la pièce en
prenant pour cause le retentissement du nom de Dieu. Il dédicacera cette tragédie à la reine
régente (Anne d’Autriche), « assuré de lui parler de ce qu’elle aime le mieux »67.
Théodore
tragédie chrétienne dans sa pièce Théodore vierge et martyre, tragédie chrétienne (1646). Cette
pièce en cinq actes et alexandrins possède la touche d’inspiration cornélienne à laquelle le public
est tant accoutumé ; ce qui est sans surprise l’amour interdit entre Placide et Théodore, tous deux
prince et princesse d’Antioche. Ceci étant, l’écriture de Théodore prend un tournant nouveau au
Ne pouvant établir la date de création de cette pièce par aucun témoignage précis, nous
savons tout de même que son privilège est du 17 avril 1646, et Corneille donne sa pièce au
première cette même saison, plus tard reprise par la troupe de l’Hôtel de Bourgogne ainsi que par
Pierre Corneille, Œuvres Complètes II, Notice de Théodore Vierge et martyre, éd. Georges Couton, Paris,
68
17
des troupes des provinces 69. Théodore est un échec à Paris, ne dépassant pas cinq
représentations 70. D’après André Georges, les contemporains allouent cette déconvenue à
« l’idée de prostitution » qui aurait choqué le public de ce Grand siècle 71. Il n’en est pas de même
contraire est arrivé de Théodore, que les Troupes de Paris n’y ont point rétablie depuis sa
disgrâce, mais que celles des provinces y ont fait assez passablement réussir »72. Dans la notice
de Théodore, Georges Couton explique le succès relatif de la pièce en province par la vitalité
gardée de la tradition des Mystères du XVIe siècle73. Il mentionne aussi la seule et unique reprise
de Théodore, à notre connaissance, depuis le XVIIe siècle, pour trois représentations en 1889,
avec très peu, voir aucuns détails attachés. La pièce est, de plus, représentée une douzaine de fois
à Lyon en 1980, par la compagnie du Lézard dramatique74. Après cet échec cuisant, aucun autre
dramaturge n’ose prendre la relève de Corneille et traiter de ces mêmes sujets controversés. En
effet, même si le génie de ce dramaturge reste à jamais gravé dans l’histoire, sa transgression
marquera elle aussi les esprits, tant il dénonce, d’après Marc Fumaroli, le machiavélisme de la
69
Ibid.
70
André Georges, « Pourquoi «Théodore» de Corneille échoua-t-elle ? Étude sur les personnages chrétiens de la
pièce », Revue- société d’histoire du théâtre, vol. 33, n 4, 1981, p. 389.
71
André Georges attribuerait l’échec à une autre cause : « […] l’unité d’inspiration fait totalement défaut dans
Théodore. Corneille a voulu écrire, comme l’indique le titre et le sous-titre de la pièce, une tragédie chrétienne ; en
réalité, il a composé une tragédie païenne, dont le sujet consiste essentiellement en un conflit entre une belle-mère et
son beau-fils. […] celle-ci [Marcelle] devient, en dépit d’elle, le protagoniste de la pièce […]. Or, Théodore est
chrétienne, et c’est sa qualité de chrétienne qui va servir de prétexte à sa perte. Et voilà ce qui condamne la pièce :
son ambiguïté. » dans André Georges, ibid., p. 410.
Par contre, Corneille lui-même, dans l’Examen de Théodore, préfère attribuer l’échec au fait que la pièce soit « mal
faite » dans Pierre Corneille, Œuvres Complètes II, op.cit., Examen de Théodore, p. 270.
72
Pierre Corneille, Œuvres Complètes II, op.cit., Examen de La Suite du menteur, p. 100.
73
Ibid., Théodore Vierge et martyre : Notice, p. 1312.
74
Ibid., p. 1314.
18
politique du « Grand Siècle » sous Richelieu 75. Non seulement se met-il les hommes d’état à dos,
mais il répugne le monde dévot pour lequel Théodore serait un « dégout » démontrant la
corruption du théâtre76.
Refusant d’épouser Flavie, la fille de Marcelle, Placide se voit bientôt puni pour sa
décision, et Théodore, de qui il est tant amoureux, en paye le prix pour lui. C’est avec l’espoir de
changer les croyances religieuses chrétiennes de Théodore tout en satisfaisant les vœux de
Marcelle, que Valens, gouverneur d’Antioche, condamne Théodore à la prostitution plutôt qu’à
la mort. Très vite, Didyme, lui aussi fort amoureux de la princesse, se presse de venir à son
secours en échangeant leurs vêtements respectifs. Semblant tous deux chercher la mort,
Théodore et Didyme accueillent l’acte meurtrier de Marcelle qui finit par les tuer à coup de
poignard dans la poitrine. Rapidement, Marcelle choisit de se suicider, à son tour, avec le même
poignard ensanglanté. Suite à cette série de morts tragiques, Placide décide lui aussi de mettre fin
à ses jours, par désespoir. Corneille finit sa pièce avec un total de cinq morts (incluant celle de
Approche méthodique
Cette étude a débuté par la mise en place d’un contexte historique théâtrale et religieux
dans lequel placer le théâtre cornélien. Ceci aidera, chemin faisant, à la compréhension des
75
Marc Fumaroli, « Classicisme français et culture italienne : Réflexions sur l’échec de Théodore », dans Mélanges
à la mémoire de Franco Simone : France et Italie dans la culture européenne, Paris, XVIIe et XVIIIe siècles, 1981,
p. 229.
76
Ibid., p. 230.
19
analyses. Ce travail se concentrera sur Polyeucte et Théodore pour explorer en profondeur la
façon dont Corneille met en crise la morale sociale du XVII e siècle à travers une écriture
performative de mise à l'écart. Une analyse approfondie de l’esthétique des deux pièces sera
donc faite, en regardant d’une part, les dimensions des personnages dans l’idéal religieux et la
façon dont ils reposent sur une profonde opposition morale dans Polyeucte, et d’autre part, la
représentation de la vertu imparfaite et sensuelle dans Théodore. Cette analyse, faite à travers le
dogme chrétien, considérera entre autres la Genèse, les Évangiles ainsi que quelques extraits des
Lévitiques.
par la versée de son sang sous la violence, suivie de sa mort, et finalement de son ascension au
Paradis. Chaque chapitre sera composé d’une double démarche, incluant une réflexion théorique
appuyée par une analyse lexicale à partir de fréquences de mots clés. Notre approche théorique
diversifiée, ainsi que les sources antiques multiples, aideront à mieux saisir la spécificité et la
complexité des concepts abordés. Ceci aboutira à une découverte de la subversion. Sommes-nous
Le premier chapitre portera sur la présence du sang dans les deux pièces. Sa connotation
biblique sera analysée et théorisée, puis sa signification présentée. Les théories grecques antiques
des quatre humeurs d’Hippocrate nous éclaireront également le chemin. Les différentes
acceptions du mot « sang » seront analysées et examinées d’après leur fréquence dans les deux
pervertissant, aux yeux de l’Église, les vertus de Théodore par la violence. Enfin, ce chapitre
20
dévoilera la différence de signification biblique du sang chez la martyre féminine dans Théodore,
Le deuxième chapitre posera la question de la mort reliée aux saints de l’ancien temps
mentionnés dans Théodore et dans Polyeucte. Cette partie sera donc une étude comparée entre
les deux pièces en question, regardant les différents types de mort violente (l’exécution,
l’assassinat, le suicide, entres autres). L’omniprésence de la mort dans les deux pièces sera mise
en avant grâce à une analyse lexicale détaillée. Une partie sera consacrée à l’étude de l’Éros et
Théodore, subvertissant par ce fait notre héroïne et l’entrainant vers des liaisons à hauts risques.
Le troisième et dernier chapitre portera sur l’accès à l’au-delà. Ce thème sera appuyé par
une comparaison entre Dieu et le Paradis, ainsi qu’une observation et une étude spatio-
sera mise en relief par une analyse lexicale des occurrences des mots « Dieu » et « dieux », entre
autres. C’est en grande partie due à la conversion que la subversion de ces deux univers se
dessinera de façon plus limpide. Cette analyse sera faite à partir des théories du temps et de
chapitres prennent un ordre bien spécifique dans ce travail ; Corneille valorise la mort d’un
martyre par le sang afin d’accéder au Paradis en bon chrétien dans Polyeucte, mais
paradoxalement souille ce même acte dans Théodore trois ans plus tard. Pourquoi ? Ces trois
chapitres, bien que faisant une analyse tout d’abord lexicale des œuvres, justifieront dans un
21
Chapitre I : La perception du sang du martyr : Le sacrifice
La doctrine cornélienne
Les écrits du « Grand Corneille » nous font nous égarer dans une Rome improbable et
rencontrer ses plus vaillants guerriers qui n’hésitent guère à déchainer la violence et verser le
sang. En vieillissant et vers le milieu de sa carrière d’écrivain, Corneille défait les stéréotypes et
se lance dans l’écriture religieuse, tout en s’en tenant à la tragédie qu’il maitrise depuis déjà une
dizaine d’années. Dès ses pièces les plus célèbres telles Horace, Le Cid, ou encore Cinna, entre
autres, la présence de sang est importante pour Corneille. Néanmoins, changer de cap avec ses
tragédies chrétiennes Polyeucte et Théodore ne veut pas pour autant dire changer de priorité
Définir le sang s’avère très complexe. Donner une approche significative du concept ne
sera pas aisé non plus. De ce fait, notre réponse à la question principale « qu’est-ce que le
sang ? » nous orientera dans deux directions distinctes. Bien que le sang puisse être, dans son
transgénérationnel77, la définition qui nous intéresse le plus ici pour étayer notre analyse est
plutôt celle du liquide biologique coulant dans les veines. Mis en circulation et puissamment
pompé par notre cœur, le sang est donc l’élément vital du système immunitaire de notre
organisme. En conséquence, notre analyse de la signification du sang prend donc deux directions
77
Pierre Giuliani, « Le sang classique entre histoire et littérature : hypothèses et propositions », Dix-septième siècle,
vol. 2, n 239, 2008, p. 227.
22
: la vie et la mort. Du point de vue médical, le sang qui circule dans les vaisseaux sanguins du
corps humain s’apparente à la vie tant et si bien que dès qu’il s’en échappe, il devient synonyme
significations. Dans un premier temps, nous allons aborder la signification du sang des
perspectives féminines et masculines. Ensuite, nous étudierons sa signification sur les plans
symbolique et biblique, avec l’aide de la théorie des quatre humeurs. Subséquemment, un survol
des deux pièces nous aidera à analyser le vocabulaire du sang grâce à la violence qu’il implique.
Finalement, tout en démontrant la foi divine du martyr, nous dévoilerons le secret caché potentiel
de Théodore.
Le sang au féminin
féminin, connu sous le nom de menstruations, est encore et toujours tabou. Même si
l’écoulement de sang à un jeune âge révèle à la femme qu’elle est prête à donner la vie, les
menstruations se répètent mois après mois, dévoilant une mort plus conceptuelle : la création
d’une vie n’a pas encore rompu le cycle de la femme. Dans l’ordre logique de la nature, la
femme saigne au minimum à quatre différentes occasions : de la ménarche (comme nous venons
de le décrire, la période des premières menstruations), en passant par la perte de virginité (ou
l’accouchement (évacuation du placenta) jusqu’à la fin des saignements normaux, étape signalée
par la ménopause.
23
Même si la grossesse était glorifiée par les femmes françaises sous Louis XIV et sous
Louis XV, elle demeurait « mal connue et généralement mal vécue »78. Il est d’autant plus
important de noter la difficulté ainsi que la dangerosité des accouchements pendant l’Ancien
Régime. Très souvent, l’accouchement posait problème quant au choix entre la vie de la mère et
celle du nouveau-né. Louis XIII lui-même aurait fait ce choix à la naissance tardive de Louis
XIV en disant à la sage-femme : « Je serai assez content si l’on peut sauver l’enfant ; vous aurez
lieu, Madame, de vous consoler de la mère »79. Choix, certes, mais avec un grand manque de
sensibilité et de délicatesse.
« En fin de cycle fécond, elle [la femme] est au seuil de la vieillesse, et garde souvent les
incurables séquelles des accouchements mal dirigés »80. Le vieillissement du corps de la femme
est donc un processus inévitable, d’autant plus défavorable pour cette dernière face aux
exigences et aux attentes de la société du XVIIe siècle. Ayant très peu d’éducation et ne pouvant
plus enfanter, la femme âgée, pour ainsi dire, perd de son utilité quant à ses fonctions sociales.
Le saignement de cette dernière représente donc naturellement le lien symbolique entre la vie et
la mort.
78
Mireille Laget, « La naissance aux siècles classiques : pratique des accouchements et attitudes collectives en
France au XVIIe et XVIIIe siècles », Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, vol. 32, n 5, 1977, p. 959-960.
79
Marie-Catherine Vignal Souleyreau, Anne d’Autriche : la jeunesse d’une souveraine, Paris, Flammarion, 2006, p.
179.
80
Mireille Laget, op.cit., p. 963.
24
Le sang au masculin
La nature a fait que l’homme ne saigne jamais de façon périodique normale. Il apparaît
pourtant clairement que tout comme celui de la femme, le sang au masculin a une signification
particulière. Il saigne, bien sûr et tout d’abord, en cas de blessure, et surtout de blessure noble au
combat. Que ce soit à la chasse (dans les sociétés primitives) ou bien au combat (au Moyen-Âge,
et plus tard), l’homme est prédisposé par sa société à verser son sang dans la gloire et l’honneur
Ce qui est valorisé alors par l’homme, du côté de l’homme, est sans doute qu’il peut faire couler son sang,
risquer sa vie, prendre celles des autres, par décision de son libre arbitre ; la femme « voit » couler son sang
hors de son corps […] et elle donne la vie (et meurt parfois ce faisant) sans nécessairement le vouloir ni
pouvoir l’empêcher. Là est peut-être le ressort fondamental de tout le travail symbolique greffé aux
origines sur le rapport des sexes81.
À travers les blessures corporelles de guerre, l’homme trouve sa virilité, même si cette dernière
n’est pas simplement dévoilée par le sang versé. En réalité, la signification principale qui nous
importe ici est la virilité de l’homme où le sang ne sort pas du corps. Effectivement, le flux de
sang dans les muscles du corps de l’homme, spécifiquement les organes reproductifs masculins,
dévoile l’érectilité de cet être. Grâce à l’apport sanguin dans les muscles en question, le système
81
Françoise Héritier, « Le sang du guerrier et le sang des femmes », Les cahiers du GRIF, vol. 1, n 29, 1984, p. 20.
25
Théories de la Grèce Antique
Alors que le corps de la femme extériorise son saignement, sans aucun contrôle, le corps
de l’homme, quant à lui, l’intériorise avec une domination plus ou moins appliquée. Cette
intériorisation place l’homme sur un piédestal en sexe « fort », et classifie la femme en un sexe
mineur82. C’est en créant des paires dualistes que la nature oppose le masculin au féminin, telles
sombre, le léger et le lourd, le chaud et le froid, le sec et l’humide, le supérieur et l’inférieur »83.
Basés sur ces combinaisons binaires, les philosophes de la Grèce antique ont formulé l’hypothèse
que le monde serait constitué des quatre éléments suivants : Le Feu, la Terre, l’Air et l’Eau 84.
C’est à partir de cette hypothèse qu’Hippocrate (460-370 av. J.-C.) émit la théorie des quatre
humeurs : le sang, la lymphe, la bile jaune et la bile noire. Ces humeurs sont, d’après ce médecin
grec, l’équilibre sur lequel repose la santé du corps et de l’esprit 85. La masculinité serait donc
associée au chaud et au sec, alors que la féminité serait associée au froid et à l’humide :
Dans l’ordre du corps, le chaud et l’humide sont du côté de la vie, de la joie, du confort, donc du positif, le
sec et le froid sont du côté de la mort, donc du négatif (les morts sont assoiffés). […] Si l’on vient à l’ordre
sexué, les femmes, corps vivants donc chauds et humides qui refroidissent et s’assèchent par les pertes des
menstrues, devraient donc être plus sèches que les hommes. Or, le mâle est chaud et sec, associé au feu et à
la valeur positive, le féminin est froid, humide, associé à l’eau et à la valeur négative86.
82
Ibid., p. 7.
83
Ibid., p. 12.
84
Claude Van den Broek, et al., Tempéraments d’Hippocrate en graphologie : typologie mythologique ou
planétaire, Paris, l’Harmattan, 2009, p. 7.
85
Ibid.
86
Françoise Héritier, op.cit., p. 13.
26
Mais ce n’est pas tout : l’air est aussi l’élément du sang (chaud et humide), signifiant la
respiration et donc la vie, représentant la jeunesse87. Comme Molière le fera remarquer dans
certaines de ces comédies, les théories de la Grèce antique sont encore contemporaines au XVIIe
siècle.
Le sang biblique
mais le clergé joue aussi une partie importante qui demeure en position d’influence. La première
pensée du sang biblique est évidemment le sang du Christ, celui qui a coulé lors de sa
crucifixion. D’après le texte du Nouveau Testament, le Christ est mort sur la croix « par nos
fautes »88, donnant sa vie, à travers la mort, pour nous. L’Évangile selon Jean renvoie à la parole
de Dieu lui-même : « Personne n’a de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis »89,
ou encore : « Personne n’a de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime ».
Ces quelques mots font aussi penser au sang des martyrs. Comme le soutiennent Jacques
Comme Tertullien le dit admirablement dans Le Scorpiace, les justes qu’il vient de citer, victimes de la
haine de leurs frères, prouvent aussi que, depuis les origines, « la foi est la débitrice du martyre ». C’est
parce qu’ils se savaient en possession de la Vérité qu’ils sont morts. Si leur souffrance a été féconde, c’est
qu’auprès de ces témoins et de leurs descendants elle a accrédité la Vérité. Dans l’ordre voulu par Dieu, la
Vérité ne peut être acceptée ni transmise sans le martyre […]. Bref, le sang est semence de chrétien »90.
87
Claude Van den Broek, et al., op.cit., p. 8.
88
La Bible : Nouveau Testament, op.cit., Paul, Épitre aux Romains, IV, 25, p. 477.
89
La Bible : Nouveau Testament, op.cit., Évangile selon Jean, XV, 13, p. 323.
90
Jacques Fontaine, Charles Pietri, Le Monde latin antique et la Bible, Paris, Éditions Beauchesne, 1985, p. 320,
citent Tertullien dans Le Scorpiace.
27
Le martyr saigne donc par amour pour Dieu. De plus, les premiers chrétiens étaient persuadés
que le baptême de sang effaçait définitivement leurs péchés ; le martyr porte ainsi à son
Dieu91. Le sang du martyr reflète donc la liberté. La raison théologique qui fonde la valeur du
baptême du sang est qu’il est une profession de foi, la plus personnelle, qui puisse engager
l’existence d’un homme, exprimant que « Jésus est Seigneur »92. Il est bien entendu que le
Comme nous venons de le voir, le sang de l’homme et de la femme est naturel. Pourtant,
l’Ancien Testament nous apprend que le naturel n’est pas pour autant pur. Comme il est dit dans
le Lévitique XV, 19 et Lévitique XV, 25, toute femme saignant soit pendant ses menstruations,
soit pour d’autres raisons (accouchement, fausse couche, etc.), est considérée comme impure:
Quand une femme éprouve un flux, son flux étant du sang qui est en son corps, elle sera sept jours dans sa
souillure […]. Et quand une femme éprouvera son flux de sang plusieurs jours en dehors du temps de sa
souillure ou quand elle éprouvera un flux au-delà [du temps] de sa souillure, tous les jours du flux de son
impureté elle sera impure comme aux jours de sa souillure 93.
Étrangement, bien que pendant très longtemps nul ne semblait comprendre la perte de sang d’une
femme, ce phénomène était pourtant associé à la perte de vie 94 : la mort étant donc l’opposé de la
91
Ibid.
92
Adalbert-G. Hamman, Études patristiques, méthodologie-liturgie, histoire-théologie, Paris, Éditions Beauchesne,
1991, p. 743.
93
La Bible : Ancien Testament- Tome I, Lévitiques XV, 19 et 25, trad. de l’hébreu par Édouard Dhorme, Antoine
Guillaumont et Frank Michaéli, édité par Édouard Dhorme, Paris, Bibliothèque de la Pléiade, 1956, p. 336-337.
94
Philip Tarja, Menstruation and childbirth in the Bible: Fertility and impurity, Washington, Peter Lang, 2006, p. 4.
95
Ibid.
28
Quant à l’homme, le flux de sang dévoilant son érectilité provoque tout aussi son
impureté, mais indirectement par la semence. Comme cela est décrit dans le Lévitique XV, 2 et
Lévitique XV, 16, « Tout homme qui éprouve un flux de son corps, son flux est impur
[…] l’homme dont s’échappe un épanchement de semence, il baignera tout son corps dans l’eau
et sera impur jusqu’au soir »96 ; contrairement à l’impureté de la femme, celle de l’homme est
moindre. La virilité de l’homme est donc menacée par la nature, qui elle, est menacée par la foi.
Mais ce n’est pas tout. La femme semble elle aussi pouvoir menacer la pureté de l’homme :
« Que si un homme couche alors avec elle et que sa souillure soit sur lui, il est impur sept jours et
toute couche sur laquelle il se couchera sera impure »97. De même que dans la Torah, la femme
est ainsi responsable, d’après la Bible, de tous les malheurs. Comme dans la tradition gréco-
romaine que nous avons vue un peu plus haut, le sang est associé à l’infériorité de la femme.
Pour nous tourner maintenant vers Corneille, nous entendons faire l’analyse du sang dans
Polyeucte et Théodore afin d’explorer ses différentes connotations, ainsi que sa signification
pour le martyr cornélien. C’est à travers les Saintes Écritures que nous allons par la suite dévoiler
la violence que dépeint le sang. Cette violence se fait bien différente dans les deux pièces, et cela
est exactement ce que nous nous apprêtons à démontrer, en relation avec la subversion de
96
La Bible : Ancien Testament- Tome I, op.cit., Lévitiques XV, 2 et 16, p. 337.
97
Ibid.
29
Corneille. La dernière partie de ce chapitre constituera à explorer la symbolique du sang, ainsi
Un survol préliminaire des deux pièces nous aide à affirmer d’ores et déjà que Théodore
est une pièce beaucoup plus sombre et beaucoup plus sanglante que Polyeucte.
Sang (+ Théodore 6 7 6 6 12 37
dérivés)i Polyeucte 3 3 5 6 8 25
Horreur Théodore 1 3 2 2 2 10
Polyeucte 1 1 2 0 1 5
Coupable Théodore 0 1 0 2 2 5
Polyeucte 0 0 1 0 0 1
i
Le détail des dérivés du mot « sang » se trouve dans notre Appendice I, 3 (Théodore) et notre Appendice II, 3
(Polyeucte).
30
Tableau I, ii : Théodore : Vocabulaire du sang et de la violence - par Personnages 98
Sang (+ 4 10 3 3 2 9
dérivés)
Horreur 3 2 0 1 0 2
Coupable 0 0 1 1 1 1
Sang (+ 5 4 2 1 10 0
dérivés)
Horreur 2 0 0 1 1 1
Coupable 1 0 0 0 0 0
En comparant rapidement le nombre d’occurrences du mot « horreur » dans les deux pièces, il
apparaît cinq fois dans Polyeucte, contre dix fois dans Théodore, le plus souvent usité par les
gouverneurs. Alors que Félix ne mentionne les « horreurs » de Polyeucte que deux fois dans la
pièce, c’est dès le deuxième acte de Théodore que Valens fait référence à la prostitution de
l’héroïne (trois fois au total). Fait des plus marquants, Théodore mentionne l’horreur elle-même
deux fois dans la pièce, alors que Polyeucte n’en fait jamais référence. Ceci démontre combien le
98
Les confidents Paulin et Stéphanie, ainsi que le capitaine Lycante ne figurent pas dans notre tableau puisque leur
prise de paroles est minimale.
99
Les domestiques Fabian et Cléon, ainsi que le confident Albin ne figurent pas dans notre tableau puisque leur
prise de paroles est minimale.
31
personnage éponyme féminin perçoit la violence dont elle est victime ; violence beaucoup moins
Subséquemment, puisque nos personnages principaux sont tous deux condamnés (à mort
pour Polyeucte et à la prostitution pour Théodore), arrêtons-nous un instant sur les occurrences
du mot « coupable ». Bien qu’il ne soit utilisé qu’une seule fois dans Polyeucte (par le
gouverneur Félix) et cinq fois dans Théodore (par Théodore, Didyme, Marcelle, Cléobule et
Paulin), ce mot reste tout de même crucial pour une compréhension plus profonde des pièces. En
effet, dans Polyeucte, le gouverneur est le seul à mentionner la culpabilité de Polyeucte, faisant
du crime de ce dernier (renversement des autels païens) un crime contre l’état, punissable
légitimement par la mort. De l’autre côté, dans Théodore, cinq personnages emploient le mot
« coupable », hormis le gouverneur, Valens. Ceci démontre l’innocence de Théodore aux yeux
De plus, bien que le concept du sang varie dans son contexte, le mot « sang » par lui-
même ainsi que ses différentes dérivés (telles « ensanglanté », « sanglante », « sanglant », etc.),
sont mentionnés trente-sept fois dans Théodore, et vingt-cinq fois dans Polyeucte. En comparant
l’abondance de sang à la fin des deux pièces, quatre personnages meurent dans Théodore
(Didyme, Théodore, Placide et Marcelle), alors que Polyeucte ne perd qu’un seul personnage
(Polyeucte), Néarque mourant aussi tôt que l’acte II. Les conversions de Pauline et de Valens à la
fin laissent cependant entrevoir d’autres martyres potentiels, selon la clémence de Sévère 100.
Alors que le « sang », tel une entité familiale, est mentionné dix fois dans la pièce
Théodore, avec une grande présence dans les trois premiers actes, le sang biologique, quant à lui,
100
Le concept de la mort sera discuté dans le chapitre qui suit.
32
est mentionné vingt-sept fois, réapparaissant douze fois dans le dernier acte seulement. Théodore
le mentionne neuf fois pour être exacte, faisant d’elle le deuxième personnage qui l’utilise le plus
souvent (après Placide). Aux vues de l’importance et du rôle du sang dans les deux derniers
actes, il nous apparaît évident que la mort de Théodore par le poignard rapproche son sacrifice à
celui du martyre du Christ ; la mort n’étant qu’un détail dans la pièce et non une fin en soi. Ne
subissant pas l’exécution d’état dont Corneille fait souvent usage dans ses tragédies, Théodore,
pourtant reconnue criminelle par le seul fait d’être chrétienne, est d’abord condamnée à la
prostitution. Placide lui offre alors de venir gouverner l’Égypte avec lui en guise d’échappatoire.
Par contre, ayant fait vœu de n’aimer que le Dieu des chrétiens, elle préfère être déshonorée par
l’infamie forcée sur son corps de vierge, plutôt que de risquer l’« adultère » symbolique du
Elle souhaite donc mourir en martyre afin de prouver que tromper son Dieu est un péché qu’elle
Quant à Polyeucte, alors que le sang est plus ou moins uniformément réparti à travers les
actes, le mot lui-même est répété le plus souvent (huit fois pour être exacte) lors du dernier acte.
De plus, au cinquième acte, la toute dernière scène est celle qui contient le plus d’évocations du
sang, essentiellement faisant référence au sang de Polyeucte qui couvre Pauline lors de son
exécution :
33
Le baptême de Pauline par le sang de Polyeucte est toute l’importance de la présence de sang
dans ce passage. Remarquons aussi qu’ici, Pauline, maintenant chrétienne, tutoie son père,
imposant donc son autorité sur la situation. Son personnage est utilisé de façon bien planifiée par
Corneille, puisqu’elle a un total de cinq cent vingt-cinq vers dans la pièce, étant présente dans
tous les actes, sans exception 101. Ceci la place ainsi au cœur même de l’intrigue : elle voit tout,
elle entend tout, elle sait tout. À travers le baptême de sang, Pauline signe probablement son arrêt
Bien qu’elle redoute la violence que son mari recherche activement, Pauline est le personnage
qui fait le plus usage du mot « sang » (neuf fois au total). Elle nous dévoile donc ses intentions
par son vocabulaire. Ayant pourtant reçu le baptême par le sang de Polyeucte, son propre
épanchement et sa mort prouveront ses nouvelles convictions chrétiennes, aux antipodes de ses
croyances précédentes.
101
Ceci fait de Pauline, de loin, le personnage de la pièce avec le plus de vers, suivie de Polyeucte avec trois cent
soixante et un, Félix avec trois cent vingt-deux, Sévère avec deux cent quarante et un, et Stratonice avec cent vingt-
trois (le reste des personnages ayant moins de cent vers).
Dans le cas de Théodore, Placide a le plus de vers avec un nombre de cinq cent cinq, suivi de Marcelle avec trois
cent cinquante-quatre, Théodore avec deux cent quatre-vingt-dix, Valens avec cent quatre-vingt-trois, Paulin avec
cent soixante-dix-neuf, Cléobule avec cent quarante-cinq, Didyme avec cent vingt-cinq, et le reste ayant moins de
cent vers.
34
La vision cornélienne : de la violence au sang
Le viol, l’acte sexuel consenti, et l’abus physique étaient tous trois des sujets très
courants à l’époque de Louis XIII, faisant pourtant violente opposition au dogme chrétien sur
lequel était fondée la monarchie. Corneille se sert de ces actions dans sa pièce Théodore afin de
subvertir les vertus du christianisme, et de par ce fait bouscule l’instruction morale, ou encore la
bienséance. Cette règle théâtrale étant, rappelons-le, une des nombreuses règles du théâtre basées
de choquer le grand public de l’époque 102. En faisant subir à son héroïne de terribles épreuves,
purgative ; ascèse mystique où l’âme éprouve une grande sécheresse, la crainte du péché et de
l’enfer, et un grand désir de pénitence 103. Valens, respectant le fait que Théodore soit femme,
à la prostitution. C’est en proposant de violer le corps et la pureté d’une personne déjà baptisée
que la subversion débute. Sans jamais citer les Saintes Écritures, Corneille nous fait réfléchir et
débattre de la réalité humaine qui prend, par ses mots, un arrière-goût de violence biblique. Dans
l’Ancien Testament, plus de six cents textes font référence à la violence humaine, et environ
mille autres dépeignent la violence divine 104. Il convient d’abord de comprendre la définition de
102
Aristote, op.cit., p. 85.
103
Marie-Odile Sweetser, « Corneille et la tragédie providentielle : la conversion », Cahiers de l’association
internationale des études françaises, vol. 37, n 1, 1985, p. 166.
104
Anton Van der Lingen, La Guerre et la violence dans la Bible, Paris, Éditions du cerf, 2016, p. 18.
35
Violence signifie le mal, la douleur, la répression, la destruction, le faux témoignage, l’injustice, le langage
préjudiciable, et les mécanismes sociaux néfastes. Les hommes sont aussi bien acteurs que victimes de cette
violence, et à l’origine de leur comportement asocial, se trouvent surtout la haine, la cupidité et
l’agressivité105.
Cette haine, ainsi que les comportements asociaux et néfastes, entre autres, qui constituent la
que le baroque repose sur l’irrégularité et l’incertitude obscure, directement mises en scène dans
À travers ces quelques vers, Valens décrit la violence de la vengeance humaine qui, dérivant sur
le surréalisme, pousse à la mort. De plus, dépeignant la violence, le baroque sert aussi de fil
Ici, Valens s’engage à faire souffrir non seulement Théodore à travers la prostitution, mais aussi
Placide à travers les maux d’amour. Les desseins du gouverneur deviennent lucides : en
« violant » Théodore, il l’oblige à perdre sa virginité, subvertit sa foi et de par ce fait lui interdit
105
Ibid.
36
le mariage. Théodore se trouve alors face à un dilemme impossible à solutionner. En outre,
Valens pense que l’abus mental dont Placide est victime le mènera à ne plus aimer Théodore. À
travers son contrôle sur les deux personnages, Valens teste donc les vertus de Théodore et ses
« combattue » qui affronte les soldats conduits par leur instinct premier ; la bestialité
masculine106. Si nous mettons en pratique la théorie des quatre humeurs de la Grèce Antique dont
nous avons parlé plus haut, les soldats païens sont dominés par ce qu’Hippocrate appelle « la bile
sec). Imposant cette force sur un être naturellement plus faible que lui, l’homme entre dans un
Dans Polyeucte, le sang du martyre est mentionné dès la première scène du premier acte,
par Néarque :
À travers ces quelques vers, Néarque fait écho à l’Évangile selon Luc XIV, 26 et 27 :
Si quelqu’un vient à moi et ne déteste pas son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères, ses sœurs et
jusqu’à sa vie, il ne peut pas être mon disciple. Quiconque ne porte pas sa croix à ma suite ne peut pas être
mon disciple107.
Devoir « exposer sa gloire et verser tout son sang » pour Dieu affirme la violence de la Bible et
le penchant extrémiste de la religion. Bien qu’il ait une présence très brève dans la pièce
puisqu’il ne participe qu’aux Actes I et II (sa mort est confirmée à l’acte III, scène 4, vers 957),
106
Chris Rauseo, « Théodore et Théodora : tragédie chrétienne et oratorio Haendelien », Dix-septième siècle, vol. 1,
n 225, 2004, p. 763.
107
La Bible : Nouveau Testament, op.cit., Évangile selon Luc, XIV, 26-27, p. 228.
37
Néarque tient tout de même une place fondamentale dans ces deux premiers actes. Non
seulement assiste-t-il au baptême de Polyeucte, mais c’est aussi par son influence que ce dernier
décide de se convertir, faisant de Néarque le créateur de ce que deviendra plus tard le martyre de
l’histoire. Polyeucte, chrétien fraîchement converti, veut mourir aussitôt que la scène 6 de l’acte
II, servant de miroir pour Néarque afin que ce dernier trouve le courage d’aller, lui aussi, jusqu’à
la mort, accentuant et subvertissant donc ainsi le tragique du martyre par la soudaine « révélation
Ici, Néarque se montre réticent au martyre. Pourtant, à peine une centaine de vers plus loin, il
À travers cette simple phrase, Néarque impose deux faits distincts : premièrement, sa vision de la
croyance divine, qui est celle de la souffrance, et qui est donc sacrificielle. Cette vision n'est en
aucun cas synonyme de bonheur, ni de joie ni de partage, du moins pas dans ce monde.
Deuxièmement, Néarque nous prouve, par la même occasion, son désir de convertir Polyeucte à
Nous découvrons que Polyeucte souhaite déjà se convertir, mais ne confirme sa foi qu’à l’Acte
II, scène quatre. En effet, certaines pratiques religieuses imposent à leurs adeptes de porter une
108
Liliane Picciola, Corneille et la dramaturgie espagnole, Tübingen, Gunter Narr Verlag, 2002, p. 402.
38
« glorieuse marque » rappelant le sacrifice du Christ telle le cilice et la flagellation, entres
autres ; toutes ces coutumes étant violentes et suggérant une religion de souffrance.
Prenant place lors de la persécution des chrétiens par l’empereur Décie, l’histoire de
changements violents de valeurs presque inhumaines. Dans l’acte II, Polyeucte et Néarque se
Le triomphe de leur Dieu 109 est ici synonyme de violente destruction de la célébration païenne.
C’est en prenant les paroles de Néarque (v. 705-706) au pied de la lettre que Polyeucte verse
bientôt son sang en martyre. Étant conscient que ses convictions et pratiques chrétiennes
dérangent la société romaine, il n’hésite pourtant pas à saigner, et le fait fièrement devant le
peuple ; la mise à mort d’un symbole telle la crucifixion du Christ. Les stances de Polyeucte à
l’acte IV démontrent, qui plus est, que la décision de ce dernier est non seulement publique mais
aussi irréversible. En passant de l’alexandrin et rimes plates aux octosyllabes aux rimes croisées
et embrassées, Corneille fait usage de cette forme marquée et rare, servant un but très spécifique.
Polyeucte ne porte, en effet, l’ombre d’aucun doute dans ses stances, renforçant, pour ainsi dire,
la confiance en soi :
109
La confrontation entre les mondes païen et chrétien sera analysée dans notre dernier chapitre.
39
Que comme un obstacle à mon bien. (Polyeucte, IV, ii, 1139-1144)
Ici, les stances servent à démontrer la certitude de Polyeucte envers sa position. La foi chrétienne
l’emmène sur un chemin qu’il doit emprunter seul ; l’abandon de l’amour terrestre pour l’amour
divin :
Polyeucte lève le voile sur les problèmes auxquels il fait face en tant que chrétien. Sans
hésitation dans son raisonnement, sa foi religieuse est, d’après lui, la solution.
Puisque les stances peignent en quelque sorte l’héroïsme du personnage en question, c’est
donc avec certitude que nous pouvons dire que Polyeucte est, d’après la définition traditionnelle
que nous avons fournie dans notre introduction, un héros cornélien. Car, Polyeucte provoque la
violence par sa propre agressivité en détruisant le temple païen, sans égard pour sa propre vie.
Son héroïsme actif le fait ressembler très fortement au héros cornélien tel que nous l’imaginons.
Comme Corneille le dit au sujet de Nicomède dans l’avis au Lecteur de Nicomède : « Ce héros
[Nicomède] de ma façon sort un peu des règles de la tragédie, en ce qu’il ne cherche point à faire
pitié par l’excès de ses malheurs […] »110. Polyeucte, agissant en toute conscience et refusant la
pitié de ses proches, ressemble donc au héros figurant dans la définition de Corneille.
De son côté, Théodore, quoi qu’héroïque tant son christianisme ne s’avère être ni une
faute, ni une faiblesse, mais plutôt toute sa force, ne désire être personne d’autre que la bonne
chrétienne qu’elle est déjà (en comparaison à Polyeucte qui se convertit au début de la pièce).
Comme le dit Liliane Picciola dans son ouvrage sur Corneille : « […] Il n’empêche que c’est
110
Pierre Corneille, Œuvres Complètes II, op.cit., Nicomède, au Lecteur, p. 641.
40
essentiellement l’action d’autrui qui rive Théodore à une réalité à laquelle elle veut échapper
»111. Donc, agressive dans sa passivité, elle ne laisse aucune torture infligée la dévier du chemin
dévot qu’elle emprunte. Toutefois, la passion qu’elle a pour Didyme dévoile un court instant
l’ombre d’une hésitation entre son Dieu et l’amour charnel. La relative passivité de Théodore
Pourtant, bien que différents, nos deux héros cornéliens sont chrétiens et souhaitent
devenir martyrs. Leur dévotion religieuse les mène à la mort (Polyeucte) et au viol (Théodore) ;
violence d’État au nom de l’empereur. Contrairement à Polyeucte dont les actions l’amènent
directement vers son but final (la mort), pour Théodore, le chemin est plus détourné. En effet,
Corneille subvertit la condamnation de Théodore (la prostitution), jamais vue dans la tragédie
auparavant, tant elle est peu conforme à la morale sociale, et encore moins à la morale
chrétienne. Notre dramaturge heurte donc ici la bienséance sur le plan théâtral.
Symbolique du sang
Comme nous l’avons rapidement mentionné plus haut, la pression de l’empereur sur le
gouverneur local pour persécuter les chrétiens se fait ressentir au plus haut point dans les deux
pièces. Assujettir Théodore à la prostitution sous les ordres du gouverneur est un acte de
subversion morale de la part de Corneille, certes, mais le viol ne peut la déshonorer tant il est
forcé, comme l’affirme Saint Augustin lui-même dans son ouvrage La Cité de Dieu :
111
Liliane Picciola, op.cit., p. 399.
41
Ce qui nous pourrait faire de la peine en cela [le viol] n’est ni la foi, ni la piété, ni même la chasteté (toutes
ces vertus sont à couvert dans la violence que l’on souffre dans le corps), mais la pudeur, qu’il semble que
nous devons satisfaire aussi bien que la raison car la pudeur a bien de la peine à se remettre de cette
violence, quoique la raison l’assure qu’il n’y a point de mal pour celui qui la souffre112.
La douleur forcée ne la rend pas pour autant impure puisqu’elle n’est pas volontaire, comme
Convaincue que sa foi n’est pas menacée par le viol, dès le début de l’acte III, et afin qu’elle
puisse mourir et garder sa pudeur ainsi que son honneur, Théodore demande à Placide de la
passer par le fil de son épée. Néanmoins, d’après Augustin, la femme devrait attendre qu’on
attente à sa chasteté avant de mettre fin à ses jours afin d’éviter une mort certaine pour un acte
incertain113 ; acte qui, d’après les critiques, n’arrivera jamais. Théodore se comporte donc plus
comme une « vierge païenne soucieuse de sauver son honneur et sa gloire que comme une vierge
chrétienne »114, la rendant ambiguë. Encore une fois, en regardant la théorie des quatre humeurs
d’Hippocrate, Théodore est dominée par « la bile noire » (froide et sèche), ce qui la revêt donc de
tristesse, de mélancolie et d’anxiété. À l’opposé, le personnage chrétien tel Polyeucte est dominé
par « la lymphe », représentant l’eau (froide et humide), ce qui fait de lui un personnage calme et
imperturbable. Il est apathique et se comporte avec sang-froid, se focalisant sur son but principal,
112
Augustin d’Hippone, La Cité de Dieu de Saint Augustin, traduite en français, nouvelle édition ; revue et corrigée
par deux hommes de lettres, tome premier, Bourges, Gilles libraire, 1818, p. 272.
113
Augustin d’Hippone, op.cit., p. 277.
114
André Georges, op.cit., p. 404.
42
Mais ce n’est pas tout. Théodore semble aussi cacher quelque chose de plus honteux, ce
qui nous laisse donc penser que Corneille utilise un personnage héroïque féminin pour débattre
au sujet du péché. Dans cette pièce que l’auteur intitule Théodore, Vierge et Martyre, tragédie
chrétienne, pour des raisons loin du hasard, il fait de Théodore une coupable étendant donc sa
réflexion au péché féminin. En effet, Théodore révèle son secret à Cléobule, son seul parent dans
la pièce :
À travers cette réplique, Théodore avoue son amour pour Didyme ; amour qu’elle essaie tant
bien que mal de repousser. Son amour, en risquant de briser ses vœux de chasteté et de loyauté
envers son Dieu, se transformerait alors en péché mortel. Ainsi, poignardée par Marcelle,
Théodore, devenue alors martyre, comme l’indique le titre, quitte ce monde baignant dans le
sang, restant ainsi fidèle à son Dieu, bien que potentiellement impure dans sa tentation
l’amour charnel réciproque que ressentent Théodore et Didyme l’un pour l’autre, il reste dans les
limites de la bienséance, tant Didyme lui-même affirme à Placide à l’acte IV qu’il n’a pas profité
de la vulnérabilité de Théodore :
43
Ni comme impie agent des fureurs de Marcelle […] (Didyme, IV, v, 1391-1392)
La chasteté de cette dernière serait donc encore intacte. De plus, Didyme explique plus loin :
Respectant le choix de Théodore, il abandonne l’espoir de gagner son cœur, affirmant son
En regardant l’envers de la médaille, Théodore est aussi, d’après le titre de la pièce, une
vierge. La présence de sang à sa mort pourrait donc être aussi une allusion symbolique biblique
au flux menstruel, gardant ainsi le personnage de Théodore loyal, désirant rester vierge. Bien
qu’elle ait des pensées impures face à Didyme, ses actions restent néanmoins vertueuses. De
plus, la présence de menstruation suggérerait qu’elle ne portait pas d’enfant lors de sa mort,
l’aidant ainsi à se faire pardonner son péché. En utilisant une femme comme martyre principale,
Corneille souille donc la valeur du « sang du martyr » par l’association avec un être considéré
inférieur.
Après avoir dévoilé le symbole du sang face à l’amour, dans la scène trois de l’acte IV,
l’acte sexuel symbolique est délicatement mentionné, bien que dans un récit incomplet qui sera
démenti par la suite. La présence de sang à la fin de la pièce ferait donc allusion au viol d’une
44
Dans ces répliques de Paulin à Placide, le viol de Théodore par ces trente soldats est donc
subtilement décrit en un « honteux supplice » imposé à Théodore à « main forte » (Paulin, IV, iii,
1220). La présence de sang pendant ce viol indiquerait donc, premièrement, la violence physique
infligée par la trentaine de soldats à qui Théodore est proposée. Paulin décrit ici cette dernière
n’étant plus digne de Placide, mais parle-t-il du viol (qui comme nous le savons maintenant, n’a
pas eu lieu, et même s’il avait eu lieu, n’aurait pas souillé la sainteté du corps de Théodore,
d’après Augustin) ou fait-il allusion à autre chose? L’ambiguïté de ses paroles ne manque pas à
l’appel. Il affirme ne pas avoir été témoin de l’acte imposé sur Théodore, quoi qu’il ait
supposément vu les gardes et Didyme. De plus, la rime que fait Corneille avec les mots
« tristesse » et « princesse » dessine la vulnérabilité et la conscience qu’a cette dernière d’un acte
qui non seulement souillerait son âme et son image chrétienne mais aussi son honneur quant à la
tradition païenne. Bien que Corneille soit on ne peut plus ambigu sur le viol potentiel de
Théodore, la violence de l’acte que Paulin ne peut regarder et qui cause tant de tristesse à
Malgré tout, Corneille mentionne bientôt l’acte sexuel symbolique entre Théodore et
Didyme :
Ce passage qui semble décrire, aux premiers abords, le viol de Théodore et le remords
subséquent de Didyme est trompeur. En effet, il se révèle après coup être l’acte héroïque de
Didyme sauvant la princesse. Du point de vue dramatique, Didyme paraît tel un rapprochement
45
au Deus Ex Machina115 de la pièce ; la grâce divine faisant apparition pour sauver Théodore. Cet
effet scénique est d’autant plus probable si nous faisons attention à la ressemblance entre cette
tragédie et le Mystère qui utilisait des « effets spéciaux » afin d’accentuer le côté religieux. Mais,
le côté divin est vite assombri par la réalité. Nous apprenons bientôt, en effet, que sous les
vêtements de Didyme se tient en réalité Théodore. Au-delà de la fuite des soldats, sur les plans
symbolique et personnel, elle désire s’échapper tant elle est « rouge » de honte et de remords par
l’adultère qu’elle voudrait bien commettre avec Didyme. En fait, comme nous l’avons déjà vu
dans l’acte II, Théodore est amoureuse de lui. Dans cette réplique, Corneille la décrit se cachant
l’attirance charnelle qu’elle ressent pour Didyme. Derrière ce que nous pensons être, à première
vue, le viol que commet Didyme sur Théodore se cache en réalité Théodore elle-même, éprise
entre la volonté de l’acte sexuel et la résistance de l’amour charnel. Nous voyons donc, dans ce
passage, l’opposition entre l’amour temporel et l’amour divin. Au demeurant, la subtilité avec
laquelle Corneille décrit l’acte sexuel symbolique, tant le viol que l’adultère, dans l’acte IV est
[…] Pour en exténuer l’horreur j’ai employé tout ce que l’art et l’expérience m’ont pu fournir de lumière ;
pouvant dire du quatrième acte de cette scène, que je ne crois pas en avoir fait aucun où les diverses
passions soient ménagées avec plus d’adresse et qui donne plus de lieu à faire voir tout le talent d’un
excellent auteur116.
Corneille considère que ses talents d’auteur lui ont permis d’utiliser une très grande finesse quant
à l’écriture de l’acte sexuel symbolique. Cette troisième scène de l’acte IV est la seule à contenir
115
Terme latin théâtral faisant référence à « l’intervention d’une autorité extérieure accidentelle, divine ou humaine,
qui permet de dénouer une situation » impossible. Dominique Bertrand et al., op.cit., p. 440.
116
Pierre Corneille, Œuvres Complètes II, op.cit., Examen de Théodore, p. 271.
46
autant de références à l’acte sexuel symbolique, nous dévoilant ainsi les crimes et les péchés qui
décrite sur scène se fait témoin de ce que la France subit. À la suite des Guerres de religion, les
troubles continuent : « Dans ces conditions, on ne sera pas étonné que prises d’armes et complots
de la noblesse […] persistent plus longtemps encore, jusqu’à la fin de la Fronde »117. Rappelons
que Polyeucte et Théodore sont écrites lors de la minorité de Louis XIV (1643-1661), et sous la
régence d’Anne d’Autriche. De plus, la Fronde (1648-1653) s’avère être juste à l’horizon. Nos
pièces cornéliennes fonctionnent donc comme « une disposition esthétique et spectaculaire des
transgressions possibles et s’interrogent elles-mêmes sur l’impact qu’elles produisent sur [l]es
spectateurs »118. Christian Biet et ses collègues discutent des transgressions morale, politique et
esthétique de la tragédie, couvrant une période approximative des années 1570 à 1620 :
[…] sidérer le spectateur par un éblouissement de violence, l’intéresser par la représentation des
mécanismes de la transgression (morale, politique, esthétique) et exprimer, au travers des contradictions
proposées par l’intrigue et les discours, un doute sur le monde pacifié, sur l’union mystique de l’État
apparemment réinstituée dans les scènes finales, sur la matière dont la famille et la loi fonctionnent ou
dysfonctionnent, mais aussi sur la façon dont le souverain […] est véritablement ou vraisemblablement
légitime […]119.
D’après nos auteurs, « les faits extraordinaires, les viols, les meurtres, les batailles et les suicides
propose[nt] des actions éblouissantes ou terrifiantes afin de fasciner et de faire réfléchir sur les
problèmes figurés »120. Polyeucte est donc moins transgressive que Théodore ; son succès étant
117
Michel Pernot, op.cit., p. 176.
118
Christian Biet et. al., op.cit., p. 235.
119
Ibid., p. 236.
120
Ibid.
47
Polyeucte et Néarque, Grecs d’origine, étaient officiers dans la douzième légion, Legio Fulminatrix,
cantonnée depuis longtemps à Mélitène. Un édit impérial venait de condamner au supplice les chrétiens de
l’armée qui refusaient de sacrifier aux dieux. L’un des deux officiers grecs, Polyeucte, exalté par un
songe où Dieu lui est apparu et l’a consacré comme un de ses élus, soutenu par Néarque, aux yeux de qui la
foi sincère suffit, même sans le baptême, pour assurer le salut, déchire l’édit impérial, renverse les idoles
qu’on portait au temple, reste insensible aux supplications de sa femme, de ses enfants, de son beau-père, et
est battu de verges, puis décapité, mais seul, sans entrainer Néarque dans sa perte 121.
En comparant la tragédie avec l’histoire originale de Saint Polyeucte de Mélitène (version qui est
plus brutale et bien plus sanglante), Polyeucte et Pauline ont des enfants, alors que Corneille
Ajoutant à cela la mention de leur mariage jeune de quinze jours, Corneille protège aussi le
accentuent le fait que Polyeucte puisse abandonner sans regret l’amour terrestre pour l’amour
divin. L’implication d’enfants rendrait, pour ainsi dire, la conversion de Polyeucte on ne peut
plus égoïste.
Théodore, quant à elle, est une pièce beaucoup plus ambiguë et complexe quant à sa
source. Pour commencer, en suivant le travail de Christian Biet, Corneille se serait inspiré des
auteurs italiens de la Contre-Réforme sur le plan esthétique et dramatique de la pièce, ainsi que
semble s’inspirer de plusieurs saintes, ou encore de plusieurs vierges historiques, afin de créer sa
Dans cette disgrâce j’ai de quoi congratuler à la pureté de notre scène, de voir qu’une histoire, qui fait le
plus bel ornement du second livre des Vierges de saint Ambroise, se trouve trop licencieuse pour y être
supportée122.
121
Félix Hémon, P. Corneille, Polyeucte tragédie, avec une instruction, des éclaircissements et des notes, Paris,
Coulommiers, 1891, p. 6.
122
Pierre Corneille, Œuvres Complètes II, op.cit., Examen de Théodore, p. 271.
48
Corneille avoue avoir emprunté l’histoire de saint Ambroise, on ne peut plus difficile à retracer
sans plus d’information. Mais voici ce que dit Christian Biet à ce sujet :
[…] Saint Ambroise est, on le sait, le devancier direct de saint Augustin, celui qui l’a baptisé : cela ne lui
confère-t-il pas une légitimité essentielle, et peut-être supérieure à celle de l’évêque d’Hippone ? Ensuite,
parce qu’au deuxième livre des Vierges il n’est pas question de Théodore, mais, comme le montre La
Légende dorée, d’une « vierge d’Antioche » sans nom, et qui subit bien les horreurs que Corneille
représente. Sainte Théodore, elle, apparaît dans La Légende dorée à partir non d’Ambroise, mais de
Métaphraste : c’est, selon la légende, une femme d’Alexandrie enflammée de concupiscence par le démon
jaloux […]123.
Donc, en plus d’avoir utilisé la vierge d’Antioche, il emprunte aussi Sainte Agnès 124, une jeune
chrétienne portant la couronne du martyre. Il est fascinant et déroutant de noter que la Théodore
de Corneille prenne vie grâce à plusieurs Saintes, toutes marquées par la prostitution. Par ce
simple fait, notre dramaturge renforce la subversion morale et religieuse de son héroïne et
moralité suspecte. Toutes ces saintes sont mortes dans d’horribles circonstances, renforçant la
Conclusion du chapitre
Incorrigible chrétien, Corneille ébahit son public, comme toujours. Il est notable que la
présence de sang dans ses deux tragédies religieuses soit toute aussi importante aux yeux de
l’auteur que choquante aux yeux de son public admirateur, surtout dans Théodore. En ayant
123
Christian Biet, « La sainte, la prostituée, l’actrice. L’impossible modèle religieux dans Théodore vierge et
martyre de Corneille », dans Gérard Ferreyrolles, Littérature et religion, Paris, Société de Littératures Classiques,
2000, p. 87.
124
Sainte Agnès sera présentée dans de plus amples détails au chapitre II.
49
classique de ce « Grand siècle », le sang se révèle être la clef du théâtre religieux cornélien quant
à la mort ; son abondance dans Théodore étant d’autant plus violente que dans Polyeucte.
mis en pairs, y compris l’homme et la femme. Sur cette base mythologique, la présence du sang
dans ces deux tragédies chrétiennes cornéliennes s’éclaircit. Alors que Théodore et Polyeucte
saignent tous les deux avant leur mort à la fin des pièces, l’échappement du sang de leur corps
diverge, installant une symbolique sexuelle complexe. Le choix de deux personnages éponymes
plus, bibliquement parlant, le sang a une grande importance, tel que nous pouvons le voir dans
les Lévitiques XIV, XV, XVI et XVII, entre autres. Dans ces derniers, non seulement le sang prend
une connotation de la pureté, tel le sacrifice, mais aussi une symbolique sexuelle, tels les contacts
Le martyre va main dans la main avec le sang. Corneille ne fait donc aucune exception à
la règle. Ceci étant dit, faire violence à une femme de manière si sanglante dans Théodore n’est
pas chose commune au théâtre cornélien. Non seulement salit-il les mains de la marâtre
(Marcelle) en lui faisant commettre un meurtre, mais il finit par voler la pureté de Théodore.
Ayant échappé de peu à la prostitution et à l’infamie du viol, elle est poignardée dans le « sein »,
Sans pour autant savoir qui est poignardé le premier, leurs sangs sont tout de même mélangés, ce
qui, selon la Bible, mènerait à l’impureté, comme nous le savons déjà. De plus, pouvons-nous
50
avancer que la pénétration du corps de Théodore par la lame du poignard, ajouté à l’hybridation
de leurs sangs, puisse être un moment phallique dans la pièce ? Encore une fois, certainement.
Polyeucte. Son sang s’éparpille sur sa femme, qui à son tour mourra en martyre.
religion « autre ». Les mots de Corneille reflètent donc le libre cours de sa pensée, et la
échappe-t-elle à la « prostitution » infligée par la Cour du XVIIe siècle, tout comme Théodore
échappe aux griffes de ses prédateurs envoyés sur elle par l’état romain ? Nous n’avons pour le
moment vu que le sommet de l’iceberg pour faire une conclusion certaine de ce fait. L’étape
suivante du parcours du martyre, qui est, après avoir versé son sang, la mort, continuera à
51
Chapitre II : La mise à mort du supplicié
Avant-propos
Jésus dit : « Car celui qui voudra sauver sa vie la perdra ; mais celui qui perdra sa vie à
cause de moi la trouvera »125. Atteindre le royaume du divin tout en versant son sang pour son
Alors que cette étude tend à nous faire voyager par la plume de Corneille sur les traces du
explorer ses derniers moments. Après avoir fait le lien indiscutable entre le martyr et le sang
dans l’œuvre de Corneille (pour effrayer le grand public ?), nous allons nous consacrer à présent
sur la conséquence inéluctable et violente à laquelle cette grande effusion de sang est associée :
la mort violente. Afin d’y parvenir, il nous faudra dans un premier temps étudier toutes ses
formes possibles incluant le suicide, sachant que cet acte était déjà condamné par l’église au
XVIIe siècle. Par la suite, nous étudierons de plus près le vocabulaire autour de la mort ; étude
qui éclaircira les divergences entre le souhait de la mort du martyr masculin et de la martyre
féminine. Ensuite, nous regarderons le thème de la mort et analyserons ce dernier à travers les
deux pièces avec l’aide des incontournables concepts de l’Éros et du Thanatos, du reconnu
philosophe grec Platon, repris par la suite par le célèbre Dr. Sigmund Freud. Finalement, et pour
Théodore et dans Polyeucte, faisant ainsi route vers notre ultime chapitre consacré au paradis.
125
La Bible : Nouveau Testament, op.cit., Évangile selon Matthieu, XI, 28-30, p. 56.
52
L’idéologie théâtrale de la mort
Comme nous l’avons déjà brièvement mentionné, la France est, durant la première moitié
du XVIIe siècle, encore chancelante à la suite des Guerres de religion. De plus, elle est affaiblie
par la Régence en place et par la minorité de Louis XIV après 1643. Non seulement souffre-t-
elle, mais la violence des tragédies baroques fait, sans surprise, écho à son histoire. Ces tragédies
semblent ainsi avoir beaucoup de choses à dire et de nombreuses questions à poser 126 quant à la
La mort semble a priori être le point d’orgue du tragique ainsi que la catastrophe qui
dénoue l’intrigue, après quoi tombe le rideau, plus ou moins rapidement. « Préméditée ou
longuement attendue, la mort tragique reste soudaine »127. Comme le dit Pierre de Laudun
d’Aigaliers : « Les choses ou la matière de la Tragédie sont les commandements des Rois, les
batailles, meurtres, violements de filles et de femmes, trahisons, exils, plaintes, pleurs, cris,
faussetés, et autres matières semblables […] »128. Bien que la mort ne soit pas obligatoire, elle
est tout de même le dénouement traditionnel : « Sa dignité [la tragédie] demande quelque grand
intérêt d’État, ou quelque passion plus noble et plus mâle que l’amour, telles que sont l’ambition
126
Christian Biet et. al., op.cit., p. 231.
127
Maurice Delcroix, « Les «Realia» macabres : un aspect de la mort tragique », dans Maurice Delcroix et. al.,
Thanatos classique : Cinq études sur la mort écrite, Tübingen, Gunter Narr Verlag, 1982, p. 60.
128
Pierre de Laudun d’Aigaliers, L’Art poétique français, [1597], éd. Jean-Charles Monferran, Paris, S.T.F.M, 2000,
p. 202.
129
Pierre Corneille, Œuvres Complètes III, op.cit., Discours de l’utilité et des parties du poème dramatique, p. 123-
124.
53
public130. Quelle qu’en soit sa nature, exécution, meurtre ou suicide, la mort reste violente avant
tout.
L’exécution
porter ombrage au pouvoir absolu pour se trouver coupable […] »131. Comme Christian Delmas
le définit avec exactitude, les personnages tragiques se retrouvent rapidement face à leurs
bourreaux s’ils remettent en cause la monarchie à travers les affaires d’état. Parmi les
nombreuses exécutions que nous trouvons dans la tragédie, la décapitation est, telle dans la
société du XVIIe siècle, généralement réservée aux nobles ; l’action de trancher la tête du
coupable. La mort par exécution d’état est généralement représentée par « une actualisation
sanglante en place publique à l’intérieur d’une cérémonie à la fois sacrée (le passage à la vie
éternelle du pêcheur contrit), sociale (la punition du coupable) et esthétique (le plaisir de la vue
du sang ou celui de voir bien mourir) »132. Dans les tragédies, la décapitation, en comparaison
avec le poison et la pendaison, entres autres, maximise la perte de sang, et ainsi, maximise de
même la satisfaction du public. Il nous est donc facile d’avancer que l’exécution d’état étanche la
soif de sang. Pour des raisons de bienséance, cette forme d’exécution ne prend pas place sur
130
Christian Biet et. al., op.cit., p. 232.
131
Christian Delmas, op.cit., p. 166.
132
Christian Biet et. al., op.cit., p. 238.
54
Le meurtre
Le meurtre est l’action intentionnelle de tuer une personne avec violence, pour de
quelconques motifs (jalousie, vengeance, colère, etc.). Nous pouvons le constater dans la Genèse,
où prend place le premier meurtre, d’autant plus sanglant, « criant du sol vers Iahvé » :
Il advint, au bout d’un certain temps, que Caïn apporta des fruits du sol en oblation à Iahvé. Abel, de son
côté, apporta les premiers-nés de son petit bétail, avec leur graisse. Or Iahvé eut égard à Abel et à son
oblation, mais à Caïn et à son oblation il n’eut pas égard. Caïn en éprouva une grande colère et son visage
fut abattu […]. Caïn dit à Abel, son frère : « Allons aux champs ! » et, comme ils étaient aux champs, Caïn
se leva contre Abel, son frère, et le tua133.
Comme il est dit dans les Saintes Écritures, Caïn et Abel étaient tous les deux fils d’Adam et
Ève. Pris par un élan de colère envers son frère, Caïn ne parvient pas à dominer « le Péché tapi à
la porte »134, et le tue. Bien que le meurtre puisse aussi se faire par le poison (souvent privilégié
pour le suicide et surtout celui des femmes), cet acte de sang-froid est souvent prémédité et
Le suicide
souvent réalisé dans l’espoir de mettre fin à quelques souffrances. Dans le contexte chrétien, qui
est évidemment celui auquel nous portons le plus d’intérêt, la Bible retrace le suicide de cinq
133
La Bible : Ancien Testament- Tome I, op.cit., Genèse, IV, 3-8, p. 13.
134
Ibid.
55
pécheurs : Judas : « Et il rejeta l’argent dans le sanctuaire, se retira et s’en alla se pendre »135,
Akhitophel : « Il vit que son conseil n’avait pas été suivi, il sella son âne, se leva et s’en alla dans
sa maison, dans sa ville : il mit ordre à sa maison, puis s’étrangla et mourut »136, Zimri : « Dès
qu’il vit que la ville allait être prise, Zimri entra dans le donjon de la Maison du roi, brûla sur lui
la Maison du roi par le feu et il mourut […] »137, Abimélech : « Tire ton épée et fais-moi mourir,
de peur qu’on dise de moi : une femme l’a tué ! »138, Saül : « Dégaine ton épée et m’en
moi. Mais son porteur d’armes ne voulut pas […] Saül prit donc l’épée et se jeta sur elle »139. Il
est intéressant de noter que dans les deux derniers cas, la personne implore la mort par la main
d’un tiers ; schéma aussi présent dans les tragédies de Corneille. Dans ses doctrines, le
christianisme et son clergé rejettent le suicide, étant considéré non seulement comme un meurtre
Dans les tragédies classiques, le comportement des héros équivaut souvent à un suicide
symbolique. Ils défient l’autorité de l’état tout en étant conscients de la mort que cela pourrait
engendrer. En outre, non seulement nos héros tragiques sont-ils conscients de l’épée de
Damoclès suspendue au-dessus de leur tête, mais de plus, ils la recherchent activement et
acceptent leur funeste sort (la mort) sans défaillir et sans regret.
135
La Bible : Nouveau Testament, op.cit., Évangile selon Matthieu, XXVII, 5, p. 94.
136
La Bible : Ancien Testament- Tome I, op.cit., II Samuel, XVII, 23, p. 988.
137
Ibid., I Rois, XVI, 18, p. 1102.
138
Ibid., Les Juges, IX, 54, p. 760.
139
Ibid., I Samuel, XXXI, 4-5, p. 922.
56
Éros et Thanatos : De Platon à Sigmund Freud
Éros (l’érotisme) et Thanatos (la mort), deux concepts définis, étudiés et utilisés à
humaines de nos personnages éponymes et comment ces pulsions sont entrelacées avec la mort
du martyr dans les deux pièces de Corneille. En raison de la longue liste de philosophes et de
savants qui ont travaillé ou qui continuent de travailler sur ces théories, nous n’utiliserons
seulement que la théorie de Platon, en passant rapidement par Anders Nygren, pour finir avec
l’Éros freudien.
Éros est, dans la mythologie grecque, le Dieu de l’amour et de la passion auquel nul ne
peut résister140. Bien que beaucoup de sources parlent de cette divinité, d’énormes lacunes et
d’incohérences prouvent que le mythe d’Éros est un « travail d’abstraction »141. Il serait
néanmoins fils de Poros (la richesse) et de Pénia (la pauvreté) puisque l’amour tirerait a priori
son origine du dénuement de l’homme et en même temps « de la faculté plus haute qui le met en
mesure d’aspirer au bonheur et de le posséder éternellement »142. C’est de cet être que Platon ne
considère pas comme un dieu mais plutôt comme un intermédiaire entre l’homme et la divinité
Platon (428- 348 av. J.-C.) introduit l’Éros à partir de son dialogue Le Banquet (écrit
vers 380 av. J.-C.), dissertant sur la nature et les qualités de l’amour. Dans sa quête idéologique
140
Jacques Desautels, Dieux et mythes de la Grèce ancienne : La mythologie gréco-romaine, Québec, Les Presses de
l’université Laval, 1988, p. 265.
141
Charles Daremberg et Edmond Saglio, Dictionnaire des antiquités grecques et romaines : d’après les textes et les
monuments, Paris, Librairie Hachette, 1873, p. 1595.
142
Ibid., p. 1596.
57
de ce concept, il ouvre les premières portes de sa théorie de l’Éros et le décrit de la manière
suivante :
Tout le monde sait bien qu’il n’y a pas d’Aphrodite sans Éros, Si donc il n’y avait qu’une seule Aphrodite,
il n’y aurait qu’un seul Éros ; mais, puisqu’il y a bien deux Aphrodites, il s’ensuit nécessairement qu’il y a
aussi deux Éros. […] Tout naturellement, la correction impose que l’Éros qui coopère avec l’une
[l’Aphrodite « vulgaire »] soit appelé le « Vulgaire » et que celui qui coopère avec l’autre [l’Aphrodite
« céleste »] soit appelé le « Céleste »143.
Donc, comme Catherine Zuckert le résume si parfaitement dans son analyse de la philosophie
The sense of one’s essential incompleteness, which gives rise, first, to the erotic yearning to be reunited
with another, is, as the description of their original nature indicates, at bottom a desire to be subject to no
constraint or superior power. It consists, fundamentally, in the desire to end all desires, to have no further
sense of wanting or lacking, to be complete in full 144.
[Le sens de l’incomplétude essentielle de l’un qui donne d’abord lieu à l’envie érotique d’être réuni avec
l’« autre », est, comme le décrit leur nature originelle, au fond un désir de n’être soumis à aucune
contrainte ou puissance supérieure. Il consiste, fondamentalement, au désir de mettre fin à tous les désirs,
de n’avoir plus d’envie ni de manque, d’être complet] 145.
Éros, ayant pour dérivé « érotisme », entre autres, vient du grec ancien qui signifie « amour ».
Dans la philosophie de Platon, Éros signifie aussi le désir ou le plaisir sexuel 146. C’est donc une
attirance physique pour cet « autre » ; l’être humain opposé, ou encore Dieu (attirance physique
Éros devient donc un concept platonicien servant de fonction structurante pour le désir et
l’union des opposés, ainsi qu’un trait d’union entre Dieu et les hommes. Une telle
compréhension de l’Éros réside, a fortiori, sur l’interprétation du plaisir comme une fin de
143
Platon, Le Banquet, trad. Luc Brisson, Paris, Flammarion, 1998, p. 101.
144
Catherine Zuckert, Plato’s Philosophers: the coherence of the dialogues, Chicago, The University of Chicago
Press, 2009, p. 293.
145
Ceci est notre propre traduction.
146
Cheryl Hall, The Trouble with Passion, political theory beyond the reign of reason, New York, Routledge, 2005,
p. 41.
58
douleur147. En reflétant cette relation opposée entre la divinité et l’être humain, Éros prend ainsi
une connotation biblique. C’est pourquoi Anders Nygren (1890-1978) oppose l’Éros à l’Agapè,
Nygren juxtapose l’amour humain, ou encore naturel (Éros) à l’amour de Dieu (Agapè), ou
The Eros that is here contrasted with Agape, stands for a quite specific conception of love, of which the
classical example is Plato’s “heavenly Eros”. This is a human love for the Divine, a love of man for God.
[…] But the love of man for God of which the New Testament speaks is of a quite different stamp. It means
a whole-hearted surrender to God, whereby man becomes God’s willing slave, content to be at His
disposal, having entire trust and confidence in Him, and desiring on that His will should be done. This love
is not, like Eros, a longing and striving after something man lacks and needs […] God’s love, Agape in the
fullest sense of the term, has neither the appetitive nature of Eros nor the responsive character of Faith […]
God loves because it is His nature to love, and His loving consists, not in getting, but in doing good 150.
[L'Éros qui est ici contrasté avec Agape, représente une conception assez spécifique de l'amour, dont
l'exemple classique est l'Eros céleste de Platon. C'est un amour humain pour le Divin, un amour de l'homme
pour Dieu. [...] Mais l'amour de l'homme pour Dieu dont parle le Nouveau Testament est un sujet assez
différent. Cela signifie s’abandonner à Dieu, acte par lequel l'homme devient l'esclave dévoué de Dieu, se
contentant d'être à sa disposition, ayant toute confiance en lui et désirant que sa volonté soit satisfaite. Cet
amour n'est pas, comme Éros, un désir et une envie de quelque chose dont l'homme manque et a besoin [...]
L'amour de Dieu, Agape au sens le plus complet du terme, n'est ni la nature appétissante d'Éros ni le
caractère réactif de la Foi [...] Dieu aime parce que c'est sa nature d’aimer, et son amour consiste à ne pas
obtenir, mais à faire le bien] 151.
L’Éros est donc pour Nygren proche de l’amour platonicien non sexualisé, et l’Agapè dévoile
147
Catherine Zuckert, op.cit., p. 294.
148
Anders Nygren, Agape & Eros [1930], translated by Philips S. Watson, Chicago, The University of Chicago
Press, 1982, p. 53-54.
149
Ibid.
150
Ibid., préface xvi-xvii.
151
Ceci est notre propre traduction.
59
le Thanatos. Dans la mythologie grecque, Thanatos est la personnification de la mort. Il est le
fils de Nux (la nuit), le frère jumeau d’Hypnos (le sommeil), de Moros (la fatalité), et des Kères
(les furies)152. Dans la théorie psychanalytique freudienne classique, la pulsion de la mort est
définie par la conduite humaine vers l’autodestruction et la mort. Mise à part la dualité d’Éros,
représentant la vie et donc d’après Freud la libido, et de Thanatos, représentant la mort, les deux
sont inséparables dans la théorie freudienne 153. En effet, la mort serait le véritable résultat, et
donc le but de la vie, alors que l’instinct sexuel serait la volonté de continuer la vie 154. Cette
affinité entre les êtres qu’est Éros se trouve donc en corrélation avec l’érotisme, un aspect
immédiat de l’expérience de besoin ou encore de manque que l’être humain ressent au plus
Sachant d’ores et déjà que, du moins en théorie, le chrétien ne doit en aucun cas craindre
la mort, il est maintenant temps de nous tourner vers Théodore et Polyeucte. Nous comptons
premièrement les morts de nos personnages principaux. Ensuite, nous regarderons le vocabulaire
bien distinct dont notre auteur fait usage, ainsi que le contexte dans lequel il place ses
personnages éponymes, et nous ferons une analyse détaillée de la mort dans les deux pièces en
152
Jacques Desautels, op.cit., p. 111-112.
153
Frédérique Malaval, Les Figures d’Éros et de Thanatos, Paris, l’Harmattan, 2003, p. 34-35.
154
Sigmund Freud, Beyond the pleasure principle [1920], trad. James Strachey, New York, W.W. Norton &
Company, 1989, p. 53-74.
155
Georges Bataille, L’Érotisme, Paris, Éditions de minuit, 1957, p. 33.
60
utilisant les Saintes Écritures. Pour finir, nous allons analyser le comportement de Théodore et
Polyeucte face à la mort, et regarderons de plus près l’érotisme autour du martyre féminin et
l’extase mortelle autour du martyr masculin. C’est à partir de ceci que nous serons capable
Avant de rentrer dans les détails de notre analyse de la mort dans Polyeucte et dans
Théodore, il est incontournable de brièvement focaliser notre attention sur le thème de la mort
qui encadre les deux pièces. Telle l’hypothèse d’Hippocrate dans notre premier chapitre, nous
faisons face, ici aussi, à une dualité entre Polyeucte et Théodore, l’exécution masculine et
féminine, la vie et la mort. Théodore avoue accepter la mort dès l’acte II quand elle apprend que
Théodore accepte la mort avec joie, certes, mais peut-être pas complètement. Bien qu’à première
vue elle semble agir telle une martyre, elle se trouve, en réalité, éprise dans une situation de
cause à effet, résultant à sa mort. Comme le titre complet de la pièce le laisse entrevoir, Théodore
vierge et martyre, tragédie chrétienne, Corneille insiste sur la dualité entre l’érotisme, ou encore
la sexualité (la vierge) et la mort (la martyre). Tant bien que mal, Théodore essaye de hâter son
61
Où me veut votre haine immoler à Flavie ?
Hâtez, hâtez, Seigneur, ces heureux châtiments
Qui feront mes plaisirs et vos contentements. (Théodore, II, v, 610-614)
Là encore, alors que son comportement est à priori signe du bonheur du martyr dans les
tourments les plus douloureux, cela semble changer aussitôt dans l’acte suivant, cette fois-ci
auprès de Placide :
crée l’érotisme dans la pièce, d’autant plus qu’elle est vierge ; l’être le plus désirable
sexuellement. Son désir de rester chaste ajoute à l’horreur du crime et à la douleur physique et
psychologique dont elle souffre. Théodore met Placide face à ses responsabilités ; en effet, son
amour pour elle l’a poussée à être « abandonnée à tout le peuple » (Valens, III, i, 706). Elle
réclame donc réparation et attend de lui qu’il la tue. Essaye-t-elle de se suicider symboliquement
par l’épée de Placide afin de réellement honorer son Dieu, ou tente-t-elle de se sauver du
supplice et donc de la prostitution ? La question reste importante puisque comme nous l’avons
brièvement déjà vu, cette dernière raison serait, d’après les Saintes Écritures, un péché contre le
remettant en question, ce qui serait outrageant pour le monde dévot contemporain, et une des
raisons pour laquelle la pièce aurait été mal accueillie. Mais ce n’est pas tout. Théodore se
62
À travers cette scène où Didyme et Théodore argumentent au sujet de la place du martyre, notre
héroïne défend son argumentation avec l’exemple de Sainte Agnès, qui était elle aussi une vierge
et martyre, décédée entre 304 et 305 (Théodore, V, v, 1639). Aujourd’hui la Sainte patronne des
fiancés, des jardiniers, des vierges, de la chasteté et des jeunes filles, Sainte Agnès est connue
pour avoir renoncé à l’alliance charnelle pour la couronne du martyre. N’ayant que douze ou
treize ans lorsqu’elle donna sa vie pour son Dieu, elle fut persécutée et condamnée à
rejeté le fils de « Symphrone préfet de Rome » qui souhaitait passionnément l’épouser. Elle fut
par la suite exécutée par le sang ; décapitée. Sainte Agnès est aujourd’hui principalement
représentée avec un agneau blanc, symbolisant sa chasteté, ainsi qu’une épée ou un poignard,
symbolisant sa mort156. C’est donc avec confiance que nous pouvons proposer la coïncidence
entre les symboles de Sainte Agnès avec la prostitution et la mort par le sang de Théodore.
et Didyme, ayant soif de vengeance contre eux deux pour la mort de sa fille, ce qui met
Marcelle les poignarde donc « dans le sein » (Stéphanie, V, viii, 1806), meurtre qui apporterait la
vie éternelle à ses victimes : « L’être humain doit rencontrer la mort afin de revivre. […] Dieu
doit tout autant être loué pour les créatures rayonnantes, par lui créées, que pour la mort qui n’est
Pour de plus amples détails sur l’histoire de Sainte Agnès, voir Dominique Bartolini, Actes du martyre de la très-
156
noble vierge romaine Sainte Agnès et du martyre des nobles Abdon et Sennen, trad. Abbé E-J. Materne, Paris,
Édition Levesque, 1864, p. 5-22.
63
qu’un moyen céleste et divin afin d’accéder au bonheur éternel »157. Ceci est exactement ce que
Et j’y cours,
Pour la cause de Dieu s’offrir en sacrifice,
C’est courir à la vie, et non pas au supplice. (Didyme, V, ii, 1547-1549)
D’après cette courte réplique, le sacrifice du martyre amène à la vie éternelle et non à la mort.
Comme nous l’avons vu dans notre définition du martyre, dans la religion chrétienne, la mort
n’est pas la fin mais plutôt l’accès au paradis et surtout l’union immortelle avec Dieu. Sur le plan
« bonheur éternel » n’est pas la raison exacte de la représentation dramatique de la mort de son
personnage éponyme :
Je l’ai sauvée de ce péril [Théodore de la prostitution], non seulement par une révélation de Dieu, qu’on se
contenterait de sa mort, mais encore par une raison assez vraisemblable, que Marcelle qui vient de voir
expirer sa fille unique entre ses bras, voudrait obstinément du sang pour sa vengeance. Mais avec toutes ces
précautions, je ne vois pas comment je pourrais justifier ici cette duplicité de péril [unité d’action mise en
question], après l’avoir condamnée dans l’Horace. La seule couleur qui pourrait y servir de prétexte, c’est
que la pièce ne serait pas achevée, si on ne savait ce que devient Théodore après être échappée de l’infamie,
et qu’il n’y a point de fin glorieuse, ni même raisonnable pour elle, que le martyre, qui est historique 158.
Excepté pour l’effet tragique dont Corneille avait besoin dans sa pièce, d’après l’auteur, devenir
martyre est la seule issue de secours pour Théodore, ce qui est une « fin glorieuse » comparée à
De son côté, Polyeucte est un saint et un martyr dont l’histoire se prête à merveille au
théâtre. Nous ne pouvons pas nous empêcher d’être en accord avec Liliane Picciola sur ce sujet :
Les vies de Saints les plus aptes à une dramatisation étaient évidemment les brusques conversions, superbes
de mouvement, encore plus belles- et tragiques- si elles se développaient en désir de retrait du monde ou en
157
Frédérique Malaval, op.cit., p. 14.
158
Pierre Corneille, Œuvres Complètes I, op.cit., Examen de Théodore, p. 273.
64
désir de martyre, qui plus est que toute vision ou visitation, apporte la preuve que le héros a acquis, pour
supporter sereinement l’idée de la mort et de la souffrance, une force surnaturelle 159.
la société romaine. Sa conversion, envisagée dès le début de la pièce, laisse prévoir sa principale
Il dit ici être prêt à accepter l’aide de Dieu afin de faire son devoir de fervent chrétien après sa
conversion. Aussitôt que dans l’Acte II, et même si Néarque tente de l’en empêcher, Polyeucte
Dans ce passage tout à fait dévot, Polyeucte avoue premièrement que s’offrir volontairement à la
mort est un acte plus prestigieux quant à l’accès du royaume du divin. Il dit aussi que s’y
précipiter est sa meilleure chance d’aller au Ciel, puisque ses « crimes » (passés ou potentiels)
159
Liliane Picciola, op.cit., p. 393.
65
Après avoir renversé les autels païens, Polyeucte n’est pas immédiatement condamné à
mort. Félix décide donc de faire condamner Néarque à la mort afin d’en faire un exemple dans
Le gouverneur ne semble pas encore savoir combien le martyr chérit la mort. Il l’apprendra dans
la même scène, une fois Néarque exécuté : « Loin d’en être abattu, son cœur en est plus haut »
(Albin, III, v, 999). Pressant encore plus sa mort, Polyeucte n’écoute ni les menaces de Félix, ni
les pleurs de sa femme Pauline. À la scène trois de l’Acte V, Polyeucte est enfin condamné à
mort et amené sur la place publique pour être exécuté. Comme nous le savons déjà, il meurt
décapité.
de suite remarquer que ce dernier se suicide indirectement en témoignage de son amour pour son
Dieu. Quant à Théodore, sa mort est forcée et subite, tant la violence sur sa virginité est une
atteinte à sa vertu. Finalement, alors qu’elle est désespérée de mourir, quelle que soit la façon,
Polyeucte, lui, n’est pas menacé d’horribles supplices, et qui plus est meurt en extase :
Dans le cas de notre personnage éponyme masculin, nous parlons d’extase telle une jouissance
extrême, et dans le cas du martyr, l’état mystique où l’âme s’unit directement avec Dieu.
66
La représentation de la mort- étude du vocabulaire
deux pièces nous laisse constater que Théodore renferme beaucoup plus de ce que l’on nomme
de nos jours, des dommages collatéraux. Premièrement, le texte même de Polyeucte inclut deux
Félix), toutes dans une certaine légitimité puisque sanctionnées par l’état. Non seulement l’état
(Félix) prononce-t-il l’arrêt de mort de Polyeucte, et qui plus est à contrecœur, mais Pauline et
Félix cherchent à le détourner de ses actions avant qu’il ne soit trop tard. De son côté, Théodore
est beaucoup plus désordonnée. Nous comptons cinq morts dans l’espace du texte : la mort
naturelle de Flavie, le meurtre de Théodore et de Didyme par la main de Marcelle, ainsi que les
« raisonnable » (d’état) dans cette pièce. Au contraire, pouvons-nous parler de cinq suicides,
Avec autant de morts dans Théodore, nous ne pouvons que réfléchir sur le niveau de la
dernière, bien qu’étant une femme, poursuivra activement les morts de Théodore et de Didyme
avant de se donner la mort (ce qui est plutôt rare dans le monde du théâtre). C’est en devançant la
justice qu’elle tue deux victimes de ses propres mains ; Valens est d’ailleurs mécontent de voir sa
femme usurper son autorité. En comparant les occurrences de certains mots de vocabulaire reliés
au concept de la mort dans les deux pièces, notre constat initial se confirme ; la haine et la
vengeance sont les causes principales de toutes les morts dans Théodore.
67
Tableau II, i : Théodore et Polyeucte : Vocabulaire de la mort - par Actes
Mort Théodore 3 10 9 8 36 66
(+ dérivés)ii Polyeucte 13 22 10 18 16 79
Vengeance Théodore 6 4 3 2 15 31
(+ dérivés)iii Polyeucte 2 1 1 2 3 9
Haine Théodore 5 9 4 2 4 24
Polyeucte 0 2 3 3 5 13
ii
Le détail des dérivés du mot « mort » se trouve dans notre Appendice I, 7 (Théodore) et notre Appendice II, 7
(Polyeucte).
iii
Le détail des dérivés du mot « vengeance » se trouve dans notre Appendice I, 6 (Théodore) et notre Appendice II,
6 (Polyeucte).
Vengeance 4 1 0 1 15 2
(+ dérivés)
Mort (+ 12 10 0 11 7 12
dérivés)
Haine 6 1 1 2 8 3
En regardant les occurrences du mot « vengeance » ainsi que de ses dérivés « venger » et
« vengée » entre autres, il apparaît trente et une fois dans Théodore contre seulement neuf fois
dans Polyeucte. Encore plus significatif est l’occurrence du mot « haine ». Il apparaît vingt-
quatre fois dans Théodore contre treize fois dans Polyeucte. Non seulement Marcelle est-elle le
160
Les confidents Paulin et Stéphanie, ainsi que le capitaine Lycante ne figurent pas dans notre tableau puisque leur
prise de paroles est minimale.
68
personnage catalyseur de la haine dans la pièce, mais elle est aussi le personnage faisant le plus
usage du mot (huit fois au total, dont quatre fois avec l’article possessif « ma »161) ; la majorité
de cet usage étant aux actes I et II lors de sa confrontation avec Théodore, entre autres. Cette
différence marquée de vocabulaire entre les deux pièces semble faire de Polyeucte une pièce
Alors que Polyeucte suit les traces de Néarque et crée de nouveaux martyrs potentiels
(Pauline et Félix) tout au long de la pièce, Théodore, quant à elle, est le catalyseur des morts de
Flavie, de Didyme, de Marcelle et de Placide. Nonobstant le fait qu’il y ait beaucoup plus de
morts, qui plus est reconnues condamnables pour le monde dévot, la mention de la mort est
moindre dans Théodore : le mot « mort » paraît quarante-six fois dans Polyeucte, contre vingt-
cinq fois dans Théodore. Dans cette dernière, si nous ajoutons les différents dérivés (tels
« morte », « morts », « mortel », « meurt », « meure », « mourant », « mourir »), nous arrivons à
soixante-six occurrences. La mort est un sujet très présent tout au long de la tragédie, mentionnée
pour la toute première fois dans la première scène de l’acte I, lorsqu’on évoque Flavie, fille de
Marcelle, mourante par amour pour Placide qui la rejette. Corneille utilise le personnage mourant
de Flavie pour mettre en scène ce qui va devenir l’intrigue de la pièce : la soif de Marcelle pour
le sang afin de venger la mort imminente de sa fille. Très rapidement, la présence de la mort
s’accroit dans le deuxième acte, étant mentionnée dix fois, mais elle change aussi de cap, ne se
focalisant maintenant qu’autour du personnage de Théodore. Dans cet acte, Théodore et Valens
161
Vers 466, vers 476, vers 490 et vers 1693.
69
mentionnent tous deux la mort trois fois, étant, par ailleurs, les seuls personnages à en parler 162.
Restant égale et constante tout au long du troisième acte, la mention de la mort redescend lors du
l’acte IV, ne faisant apparition que huit fois. Dans cet acte essentiel de la pièce où Lycante et
Il est aussi important de noter que dans ce court passage, Didyme nous avoue deux faits
principaux : l’un est de vouloir sauver Théodore par amour, l’autre est son christianisme avec
l’envie de devenir martyr afin d’honorer son Dieu. Nous savons dorénavant que deux martyrs
potentiels existent dans la pièce, et ils nous apparaissent en premier lieu de manière différente :
Théodore désire mourir a priori en partie afin de se délivrer de l’infamie dont elle est victime, et
Didyme afin de glorifier sa foi envers son Dieu. Finalement, au cinquième acte, le mot « mort »,
ainsi que ses dérivés, est omniprésent (trente-six fois contre trente occurrences des actes I à IV).
Dans ce dernier acte, aussi bien Théodore que Didyme aspirent au prestige de mourir en martyr
dans leur religion, symbolisant l’honneur de sacrifier sa vie pour son Dieu : « C’est le droit de
mourir, c’est l’honneur du Martyre » (Théodore, V, v, 1624). Nous trouvons un écho dans la
162
Dans la pièce, Valens et Théodore mentionnent le mot « mort » six fois, Didyme la mentionne cinq fois,
Marcelle, le catalyseur de l’ensemble des morts, la mentionne trois fois et Stéphanie deux fois. Lycante, Paulin et
Placide ne la mentionnent qu’une seule fois.
70
réplique de Didyme quelques vers plus loin : « Et le droit de mourir et l’honneur du Martyre »
Dans Polyeucte, alors que la mort entoure tout le monde, Polyeucte et Pauline sont les
deux personnages de la pièce qui la mentionnent le plus souvent (vingt et une fois et dix-huit fois
respectivement)164.
Vengeance 3 3 0 0 1 1
(+ dérivés)
Mort (+ 12 21 15 5 18 4
dérivés)
Haine 5 1 3 0 3 0
Le mot « mort » ainsi que ses différentes variantes telles « mortel(s) », « mourant », « mort(e)s »,
« meurent », entre autres, est mentionné soixante-dix-neuf fois dans la pièce. Il est tout d’abord
important de noter que ce mot apparaît sous toutes ses formes possibles, avec une première
propre mort :
163
Ce vers est repris avec une légère variation un peu plus loin dans la même scène : « Et l’honneur du martyre et le
droit de mourir » (Didyme, V, v, 1650).
164
Suivis de près par Sévère qui mentionne la mort quinze fois, Félix la mentionne douze fois, Néarque la
mentionne cinq fois et Stratonice quatre fois.
165
Les domestiques Fabian et Cléon, ainsi que le confident Albin ne figurent pas dans notre tableau puisque leur
prise de paroles est minimale.
71
Craint, et croit déjà voir ma mort qu’elle a songée […] (Polyeucte, I, i, 13-14)
La mort réapparait le plus souvent à l’acte II, étant mentionnée vingt-deux fois. Au quatrième
acte, Polyeucte lui-même mentionne la mort sept fois. Cela fait de lui le personnage qui la
Polyeucte utilise le vocabulaire de la mort trois fois dans cette même phrase, mettant l’accent sur
Tant dans Polyeucte que dans Théodore, le martyre s’avère être une preuve d’amour pour
son Dieu. Ils prennent donc tous deux cet amour à l’extrême ; amour qui penche rapidement du
côté de la mort violente. En utilisant le concept de l’Éros et du Thanatos que nous avons vu plus
haut, nous posons notre regard sur les différences de l’amour vis-à-vis de la mort dans nos deux
pièces chrétiennes.
Nous avons déjà vu dans le premier chapitre combien Théodore est prisonnière de l’état
(la prostitution) et d’elle-même (son attirance charnelle pour Didyme). Nous trouvons donc, dans
cette pièce, deux contextes érotiques différents (Éros) ; tous deux autour du personnage éponyme
féminin. À travers les limites de son corps humain, Théodore réalise rapidement qu’elle ne peut
ni lutter contre le viol des soldats, ni lutter contre ses pulsions désirantes pour Didyme. Elle se
tourne ainsi vers la mort (Thanatos) pour passer dans le royaume du divin, et de par ce fait, va à
72
Je me fais tant d’effort, lorsque je le [Didyme] méprise,
Que par mes propres sens je crains d’être surprise,
J’en crains une révolte, et que las d’obéir,
Comme je les trahis, ils ne m’osent trahir. (Théodore, II, ii, 399-402)
Malgré ses efforts de maîtrise de soi, Théodore craint d’être trahie par son corps. Elle préfère
alors renier ses pulsions naturelles plutôt que de se désavouer au regard de sa religion.
La première problématique érotique de Théodore dont nous allons discuter est le péché
de son amour envers Didyme animé par le désir sexuel, d’autant plus transgressif. Donc, afin
d’effacer cet ennui, d’après Claude Crépault dans son ouvrage Éros au féminin, Éros au
vers une attirance spirituelle pour Dieu, tout aussi satisfaisante sexuellement :
Théodore aspire à une relation plus « maritale » avec Dieu, espérant de surcroit que celle-ci ne se
limite pas au spirituel. Son attirance sexualisée transgresse donc les normes religieuses et
Des désirs indésirables […], c’est le repère des désirs réprimés et refoulés, des désirs qui sont susceptibles
de s’opposer au contenu conscient. […] Un retour du refoulé qui peut permettre la déconflictualisation et
l’accès à un mieux-être sexuel166.
Ceci est ce qu’appelle l’auteur « l’Éros inconscient ». Il dit : « L’Éros sera exclu de la conscience
s’il engendre une trop forte culpabilité, s’il perturbe trop l’équilibre psychoaffectif, bref, s’il est
trop dérangeant »167. L’attirance sexuelle de Théodore pour Didyme, puisque redirigée vers
166
Claude Crépault, Éros au féminin, Éros au masculin : Nouvelles explorations en sexoanalyse, Québec, Presses de
l’université du Québec, 2001, p. 19.
167
Ibid., p. 18.
73
La deuxième problématique érotique évoquée dans la pièce est la prostitution de
Théodore. Être face à cette infamie la positionne face à la fornication, qui est un péché mortel
pour notre chrétienne pratiquante. À ceci s’ajoute de plus l’adultère, si l’homme est marié, ce qui
est aussi un péché mortel168. Elle reste, malgré cela, « l’objet du désir agressif des hommes »169.
« prostituer » au XVIIe siècle : « Une personne, qui par autorité ou persuasion, engage une
femme ou une fille à s’abandonner à l’impudicité »170. Dans notre analyse, nous utilisons les
mots « prostitution » et « prostituer » puisque ce sont les mots exacts dont Corneille faisait
usage, désavouant l’Académie Française de cette époque, qui en parlait plutôt comme d’un viol
(d’autant plus collectif dans le cas de Théodore). Mais ce n’est pas tout. Dans son ouvrage
La femme dans les mains de celui qui l’assaille est dépossédée de son être. Elle perd, avec sa pudeur,
cette ferme barrière qui, la séparant d’autrui, la rendait impénétrable : brusquement elle s’ouvre à la
violence du jeu sexuel […]171.
Le récit du « jeu sexuel » auquel Théodore est soumise décrit une grande « animalité » :
Nous sommes dans un environnement dans lequel trente soldats se battent telles des bêtes pour
168
Le péché mortel implique le consentement et la pleine conscience de la gravité de l’acte.
169
Georges Bataille, op.cit., p. 144.
170
Académie française, op.cit., p. 505.
171
Georges Bataille, op.cit., p. 99-100.
74
Donc, puisque Théodore semble souffrir la violence physique et psychologique, ainsi que
l’interdit charnel, elle se tourne vers Dieu. Comme le dit Anders Nygren dans son ouvrage Agape
et Eros :
The doctrine of Eros is fundamentally a doctrine of salvation. […] This conception of the double nature of
man, of the Divine origin and quality of the soul, its liberation from the things of sense, and its ascent to its
original Divine home, is the common basis on which every theory of Eros rests 172.
[La doctrine de l’Éros est fondamentalement une doctrine du salut ou de la délivrance. […] Cette
conception de la double nature de l’homme, de l’origine Divine et de la qualité de l’âme, sa libération des
choses du sens et son ascension vers son foyer divin d’origine est la base commune sur laquelle repose
toute théorie de l’Éros]173.
Le retrait « au foyer divin d’origine » semble a priori être, pour Théodore, le seul et unique
chemin qui mette fin à ses douleurs. Cet acte du martyre va non seulement envers le bon
cheminement de la pièce, mais permet ainsi à Corneille de rester dans les limites du théâtre
classique, protégeant donc la bienséance. De plus, la mort serait pour Théodore une délivrance
de l’infamie ; apportant pour ainsi dire « une vie plus prospère », comme nous l’avons déjà vu
dans sa comparaison avec Sainte Agnès, qui revendiquait « courir à la mort comme allant [non à
la mort, mais] à l’immortalité »174. Le Thanatos libère donc l’Éros par le divin175.
Bien qu’immorales, il est tout de même intéressant de noter que l’Ancien Testament
contient de nombreuses prostituées, et certaines d’entre elles font même partie des grands noms
des Écritures : Tamar dans la Genèse176, et Rahab dans Josué177 qui font par ailleurs partie de la
généalogie de Jésus. Mais ce n’est pas tout. En nous référençant aux quatre évangiles du
172
Anders Nygren, op.cit., p. 163-164.
173
Ceci est notre propre traduction.
174
Louis Sébastien Le Nain de Tillemont, Mémoires pour servir à l’histoire ecclésiastique des six premiers siècles,
tome cinquième, Paris, Charles Robustel, 1691, p. 345.
175
Liliane Picciola, op.cit., p. 397.
176
La Bible : Ancien Testament- Tome I, op.cit., Genèse, XXXVIII, p. 128-132.
177
Ibid., Josué, II-XXIV, p. 628-714.
75
Nouveau Testament, nous nous apercevons que Marie Madeleine, une des femmes les plus
importantes des Saintes Écritures, était, elle aussi, une prostituée. Elle est décriée dans l’Évangile
selon Luc comme une femme de mauvaise vie : « Et voilà qu’une femme, une pécheresse de la
ville, sut qu’il était à table dans la maison du pharisien, elle apporta un flacon de parfum »178.
Bien qu’elle se soit convertie de la prostitution à la vie dévote, elle restera pour toujours extrême
dans le péché comme dans la grâce. Il est intéressant de remarquer cette opposition entre Marie
l’infamie à la dévotion, Théodore, quant à elle, est forcée de la dévotion vers l’infamie.
Sur le plan dramatique, Corneille avoue avoir fait de Théodore un personnage difficile à
[…] il y en a de traînants, qui ne peuvent avoir grand charme, ni grand feu sur le théâtre. Celui de
Théodore est entièrement froid. Elle n’a aucune passion qui l’agite, et là même où son zèle pour Dieu qui
occupe toute son âme devrait éclater le plus, c’est-à-dire dans sa contestation avec Didyme pour le martyre,
je lui ai donné si peu de chaleur, que cette scène bien que très courte ne laisse pas d’ennuyer 179.
Théodore reste donc mystérieuse. Bien que le fait qu’elle soit assujettie à l’érotisme reste
évident, ses motivations quant à son rejet de la vie persistent dans l’ambiguïté.
Contrairement à Théodore qui met l’emphase sur l’érotisme féminin, Polyeucte souligne
l’extase vers la mort. Théodore serait donc, à première vue, ce qu’appelle Platon l’Éros
[…] Il recherche les partenaires les moins bien pourvus d’intelligence qu’il soit possible de trouver, car il
n’a d’autre but que de parvenir à ses fins, sans se soucier de savoir si c’est de belle façon ou non. De là
vient évidemment qu’il fait l’amour au hasard, sans se demander si son action est bonne ou si c’est le
contraire. Cet Éros-là en effet se rattache à la déesse qui, des deux, est de beaucoup la plus jeune, et qui par
son origine participe à la fois de la femelle et du mâle. L’autre Éros, lui, se rattache à l’Aphrodite céleste.
Celle-ci, premier point, participe non pas de la femme, mais seulement du mâle, ce qui fait qu’elle
178
La Bible : Nouveau Testament, op.cit., Évangile selon Luc, VII, 37, p. 198.
179
Pierre Corneille, Œuvres Complètes II, op.cit., Examen de Théodore, p. 271-272.
76
s’adresse aux garçons ; second point, elle est la plus ancienne des deux, ce qui fait que l’insolence n’est
pas son lot180.
Faisant face à des pulsions et des situations sexuelles symboliques, le personnage de Théodore,
d’autant plus jeune, serait ainsi « vulgarisé ». Quant à lui, Polyeucte, étant un homme marié,
serait donc, d’après la définition de Platon, guidé par une détermination plus saine que Théodore.
En regard à l’attente sexuelle de Polyeucte, évoquée dès le tout début de la pièce, la plume de
Polyeucte avoue ouvertement à Néarque avoir enfin consommé les douceurs de son mariage avec
Pauline, et avoir aussi du mal à y renoncer pour l’amour de Dieu. De plus, il nous paraît impulsif,
tant il semble agir sans réfléchir, telle la destruction des autels païens. Il est donc clair que le
choix d’écriture de Corneille intervertit les rôles des personnages éponymes comparé à la théorie
de Platon.
Toujours est-il que la plume cornélienne ne se contente pas de jouer avec les mots.
Comme nous l’avons déjà remarqué dans le premier chapitre, Corneille ne respecte pas
l’influence de son ami Néarque, qui mourra bientôt en bon chrétien. Ceci permet donc
d’accroitre la présence du martyre chrétien et embellit l’héroïsme de Polyeucte puisque lui aussi
meurt sur les traces de son ami, refusant de renier son christianisme. En prenant en compte le
concept freudien d’Éros, la « pulsion de vie » donne à Polyeucte la satisfaction de soi, jusqu’à
180
Platon, op.cit., p. 101-102.
77
l’extase pour l’amour divin, le Thanatos. C’est grâce aux stances de Polyeucte à l’acte IV que
suivante :
En s’adressant aux tentations du monde, telles les « flatteuses voluptés » ou encore les « honteux
attachements de la chair », afin de les refuser, Polyeucte exprime son désir de dépasser les
limites corporelles afin d’accéder à l’amour divin. Il renforce le Thanatos à la fin de ses stances :
Le trépas qui l’attend est donc la mort, qu’il accueille avec grande fidélité et exaltation, dont
Pauline : Où le conduisez-vous ?
Félix : À la mort.
Polyeucte : À la gloire. (V, iii, 1679)
L’exécution d’état de Polyeucte, décapité, que Corneille prend bien soin de décalquer de
gloire. De plus, la présence de Pauline lors de l’exécution de son mari permet au Thanatos
d’engendrer à nouveau l’Éros à travers le sang de Polyeucte qui se projette sur sa femme. De part
78
ce fait, l’érectilité181 de Polyeucte est démontrée, rendant la cinquième scène du dernier acte
phallique.
Si nous prenons en compte ce qui dit Platon dans Le Banquet, l’Éros donne le courage de
mourir pour l’« autre », par amour : « Oui et mourir pour autrui, c’est en tout cas ce à quoi seuls
consentent ceux qui sont amoureux, et pas seulement les hommes, mais aussi les femmes »182.
Cet « autre », comme nous l’avons déjà conclu, s’avère être Dieu pour Polyeucte. Néanmoins,
baptisée par le sang de son mari, Pauline, devenue chrétienne, est maintenant une martyre
potentielle.
Conclusion du chapitre
Dans une France où la galanterie règne, la décapitation par l’ordre de l’état a un vecteur
bien différent du meurtre. Cette tendance sociétaire influence donc le théâtre contemporain, tant
les différents types de morts y sont représentés. De plus, dans une France très ecclésiastique, le
suicide était prohibé, accentuant ainsi le salut de Jésus. Rappelons que l’Église est encore
importante au XVIIe siècle quant aux décisions du théâtre. De par ce fait, les Pères de l’Église
avaient longtemps méprisé et condamné les femmes sur scène, tant elles provoquaient l’envie et
été en mesure d’examiner cette mort dans les tragédies chrétiennes cornéliennes ; la rencontre de
181
Déjà démontré dans le premier chapitre à l’aide de l’analyse du sang.
182
Platon, op.cit., p. 98.
79
nos martyrs avec la mort afin de revivre dans le monde divin. Mais, dans le cas du martyre
féminin, la mort s’avoue être ambiguë. Alors que le personnage de Théodore est entouré de
mort. En effet, bien que nos deux personnages éponymes soient restreints par les limites
corporelles de leurs existences charnelles, leurs corps agissent dans des situations bien
différentes. Alors que la sexualité du corps de Polyeucte aide à la conversion de sa femme, ce qui
le péché.
Condamnée à ses « propres sens » dont elle craint d’être surprise, Théodore refoule son
attirance charnelle pour son bien-aimé Didyme vers Dieu. Réduite à la brutalité de l’envie
sexuelle des trente soldats, Théodore fait face à la fornication et potentiellement à l’adultère ;
risquant le péché mortel. Telle une proie, elle ne peut lutter contre la décision de l’état, et une
fois entre les mains de ces « Tigres », elle ne pourra lutter contre la férocité de l’homme. Cette
À l’opposé de Polyeucte qui n’agit que par foi et amour de sa nouvelle religion, Théodore
utilise le sacrifice tel un subterfuge à sa salvation. L’acte du martyre serait donc une forme
déguisée de suicide. Sa délivrance est donc à priori vulgarisée par Corneille, alors que Polyeucte
est mis sur un piédestal céleste. La question qui se pose encore est la suivante : Nos deux
80
Chapitre III : La délivrance du martyr : chemin vers le paradis ou place auprès de Dieu ?
La Bible nous enseigne : « […] les injustes n’hériteront pas du règne de Dieu. Ne vous
exploiteurs, pas plus qu’ivrognes, insulteurs ou rapaces n’hériteront du règne de Dieu »183. Le
règne de Dieu semble ici avoir un aspect spatial inconnu. Évidemment, beaucoup d’obstacles se
dressent devant les fidèles, tels la tentation de la chair, menaçant ainsi l’accession des dévots à la
maison de Dieu : le paradis, où ils passeront l’éternité. Cet endroit divin a donc aussi un aspect
temporel.
Corneille positionne ses personnages chrétiens face au dilemme du plaisir et de ce qui est
juste, et garde le secret du martyre jusqu’à la fin des pièces. Ainsi, il met en place la
juxtaposition des lieux païens et chrétiens sous l’Empire romain dominant. À première vue, dans
Polyeucte tout comme dans Théodore, les chrétiens sont criminels, persécutés sous les ordres de
l’empereur, ce qui crée un contraste entre le monde présent dans lequel ils vivent (l’empire
romain) et le monde futur auquel ils aspirent (le paradis). Les chrétiens subissent donc la
Dans sa pièce Théodore, Corneille pervertit son personnage principal en lui faisant
endurer les pratiques païennes d’une sexualité débridée. Coupable de christianisme aux yeux de
l’empereur, Théodore se doit d’accepter la prostitution faute de renier sa religion. Il devient clair
183
La Bible : Nouveau Testament, op.cit., Ire aux Corinthiens, VI, 9-10, p. 540.
81
que le simple fait d’assassiner Théodore démontre l’échec du monde romain. En effet, la mort
pour un martyr est en soi une délivrance. Qui plus est, la suppliciée n’ayant subi aucune
Cependant, alors que Théodore subit, Polyeucte, quant à lui, fait subir. Il s’attaque
directement aux dieux païens (et de par ce fait s’attaque aussi aux croyances religieuses de la
société romaine) en détruisant les temples, ce qui le rend criminel aux yeux de la société, mais
légitime envers sa religion. De plus, Polyeucte convertit sa femme Pauline ainsi que son beau-
père Félix, faisant d’eux des cadeaux vers le dieu chrétien. Dans Polyeucte, Corneille fait ainsi
Cet ultime chapitre abordera donc une réflexion approfondie sur la représentation spatio-
temporelle de deux mondes qui s’opposent : les lieux païens et le monde chrétien. La
présentation de ce conflit entre les deux sera théorisée et la subversion politique révélée. Puisque
nous avons déjà retracé le douloureux voyage du martyre en commençant par le sacrifice par le
sang, jusqu’à la mort, cette analyse vise à étudier l’étape finale : le pas vers l’au-delà, et l’union
avec Dieu. Afin d’y parvenir, il est important de définir, premièrement, le paradis et d’explorer le
lien étroit entre ce lieu et Dieu chez Corneille. Par la suite, une étude du vocabulaire religieux
dans les pièces nous mettra sur la voie du martyr en chemin pour l’au-delà ; la montée au Paradis
pour s’unir avec Dieu dans le bonheur éternel. Finalement, un survol des théories du grand Plotin
et du Père de l’Église Saint Augustin nous aidera quant à la signification du temps et de l’éternité
pour le chrétien.
82
Le paradis : réflexions terminologiques
Le paradis a, comme nous le savons, différentes acceptions. Que nous parlions de paradis
terrestre, ou encore de paradis céleste, il nous sera difficile de les comprendre sans avoir une
base définissant le paradis biblique. Afin d’y parvenir, Ataa Denkha définit étymologiquement le
Le mot paradis est la transcription du grec paradeisos qui provient lui-même du terme perse zend,
pairidaêza indiquant une superficie entourée de palissades. Devenu en hébreu pardès, il signifie verger,
parc, jardin arrosé et planté d’arbres. Ce terme est plus ou moins synonyme de l’hébreu gan (jardin) et du
sumérien éden provenant d’une racine dont le sens équivaut à « steppe et délice » ou encore du terme
assyrien edinu qui signifie « steppe et plaine » […] Par la suite, à travers la Bible, cette notion du paradis
désigne l’espace sacré du jardin et de Dieu et s’inscrit dans le langage religieux 184.
Cette étymologie paraît à première vue faire du sens au commun des lecteurs, puisque nous
retrouvons les mots tels que « jardin » ou encore « arbres » qui rapprochent notre pensée du
paradis au jardin d’Éden dans la Genèse. De plus, le choix de mots d’Ataa Denkha, « une
superficie entourée de palissades », semble indiquer que le paradis soit un endroit inaccessible à
certains. Ce paradis est donc le paradis terrestre, étroitement relié avec l’écrit de l’Ancien
Testament.
Dans le Nouveau Testament, le Paradis n’est plus terrestre mais apparaît plutôt comme le
« séjour des communs de Dieu et des élus, c’est-à-dire du ciel, qui est le véritable séjour »185.
Telle est la principale différence entre le paradis terrestre tel que nous venons de le voir, comme
étant le premier « monde » de l’homme, et le paradis céleste, étant l’espérance d’un monde dans
184
Ataa Denkha, L’Imaginaire du paradis et le monde de l’au-delà dans le christianisme et dans l’islam, Paris,
l’Harmattan, 2014, p. 23.
185
Ibid., p. 51.
83
l’au-delà, auprès du Christ. Le paradis céleste est donc pour le chrétien un espace idéal qui, bien
qu’incertain, est celui dans lequel il a enfin accès à l’union tant attendue avec son Dieu. Ce
Nous lisons dans la Bible : « Puisqu’en effet c’est d’un homme qu’est venue la mort, c’est
aussi d’un homme qu’est venue la résurrection des morts. De même que tous meurent en Adam,
tous aussi reprendront vie dans le Christ »186. Ceci insinuerait que le corps humain est abandonné
pour un corps céleste. En principe, le détachement des biens terrestres ne doit pas poser de
Car dans notre abri, nous gémissons sous le fardeau, nous voulons non pas être dévêtus mais revêtus, pour
que ce qui est mortel soit englouti par la vie, ce pour quoi nous a formés ce Dieu qui nous donne les arrhes
de l’Esprit. Ainsi, toujours plein d’assurance et sachant qu’être là avec notre corps c’est être loin du
Seigneur, car notre démarche est de nous fier et non de voir, avec assurance, donc, nous préférerions être
loin du corps pour être près du Seigneur […] 187.
Ne craignant la séparation avec le monde terrestre, le chrétien trouve ainsi le bonheur éternel.
Seulement alors commence-t-il l’histoire de son union avec Dieu par l’intermédiaire de Jésus :
Il y a beaucoup de demeures dans la maison de mon Père, sinon je vous l’aurais dit, moi qui vais vous
préparer une place. Quand je serai allé vous préparer une place, je reviendrai vous prendre avec moi pour
que vous soyez où je suis 188.
Ce « cheminement » qu’est le Christ, mis en mouvement par la passion pour Dieu, mène à
186
La Bible : Nouveau Testament, op.cit., Ire aux Corinthiens, XV, 21-22, p. 563.
187
Ibid., IIe aux Corinthiens, V, 4-8, p. 583.
188
Ibid., Évangile selon Jean, XIV, 2-3, p. 321.
84
Le Temps et l’Éternité chez Plotin
fin. La question du temps et de l’éternité occupe donc bien des esprits, et les plus grands savants
grecs utiliseront tout leur génie afin de trouver une réponse adéquate à la question de l’existence.
Si Platon et Aristote ont proposé une théorie physique du temps, il faudra attendre Plotin et
Augustin pour en donner une théorie religieuse chrétienne. Cette théorie, par la suite, reprise
maintes fois par des philosophes modernes, nous n’essayerons pas de couvrir toute la recherche,
mais plutôt la pensée de Plotin et d’Augustin. Cette analyse sera utile à notre dessein, puisqu’elle
nous montrera, chemin faisant, une lumière sur l’union du chrétien avec Dieu dans l’au-delà.
Plotin, philosophe gréco-romain (205-270 apr. J.-C.) est connu pour sa seule et unique
œuvre, les Ennéades, qui sont une collection de traités du savant. Il existe aujourd’hui six
Ennéades, contenant chacune neuf livres. Les discours qui nous intéressent ici portent sur
l’éternité et le temps, ainsi que l’immortalité de l’âme, recueillis dans les troisième (livre sept) et
quatrième ennéades (livre huit). Dans sa tentative de définir l’éternité, Plotin se demande :
Faut-il faire consister l’éternité dans le repos de l’Essence intelligible, comme on fait ici-bas consister le
temps dans le mouvement ? dans ce cas, on peut demander si l’éternité est la même chose que le repos en
général, ou seulement que le repos propre à l’Essence intelligible. En effet, si l’on identifie l’éternité avec
le repos en général, nous ferons remarquer d’abord qu’on ne saurait dire que le repos est éternel, pas plus
que nous ne disons que l’éternité est éternelle, parce qu’on ne nomme éternel que ce qui participe
seulement à l’éternité […]189.
Sur les traces d’Aristote, Plotin numérise et quantifie le temps. En utilisant bien des nuances
Plotin, Les Ennéades, troisième ennéade, livre septième : de l’éternité et du temps, Tome deuxième, trad. M-N.
189
85
repos. Plotin dépasse néanmoins Aristote dans sa théorie et y incorpore l’âme. D’après lui, le
temps et l’éternité se définissent à travers l’âme, comme le résume très bien Jean Guitton :
Assurément la vie de l’âme ne peut s’arrêter, puisqu’elle n’est pas un acte immanent, mais une génération,
une production continuelle. Supposons néanmoins que l’âme fasse retour à l’éternité et à son immobile
permanence. Il n’y aurait plus ni antérieur, ni postérieur, et la sphère même serait abolie. Quand l’âme se
sépare ainsi du multiple et se consomme dans l’unité, le temps est anéanti : Il n’y a plus rien que l’éternité.
N’est-ce pas une preuve nouvelle que le temps est engendré par l’élan de l’âme vers les objets d’en bas et
par la vie qu’elle y puise190 ?
Le temps apparaît donc, d’après notre philosophe, avec l’âme. Cette dernière a donc la puissance
de dissiper le temps pour laisser ainsi place à l’éternité. Une fois l’âme entrelacée avec l’éternité,
manière dans l’Un […] »191. Avec ceci, Plotin introduit son concept de l’Un « absolu parce qu’il
est simple et premier 192 » qui fait partie des trois hypostases (à savoir l’Âme, l’Intelligence et
l’Un). L’âme plotinienne cherche donc son « père » qui est la plénitude dans l’unité du désir 193.
Cette union une fois faite, la béatitude une fois atteinte, l’émotion du désir est ce que Plotin
190
Jean Guitton, Le Temps et l’éternité chez Plotin et Saint Augustin [1933], Paris, Librairie philosophique J. Vrin,
2004, p. 60.
191
Jacques Chevalier, Histoire de la Pensée : d’Aristote à Plotin, Paris, Éditions Universitaires, 2012, p. 223.
192
Plotin, Les Ennéades, cinquième ennéade, livre quatrième : comment vient du premier ce qui est après le
premier, et sur l’Un, Tome troisième, trad. M-N. Bouillet, Paris, Librairie L. Hachette et C., 1860, p. 64.
193
Jacques Chevalier, Histoire de la Pensée : d’Aristote à Plotin, préface de Rémi Brague [1991], op.cit., p. 223.
194
Plotin entend par mystique « un sentiment de plénitude indubitable […], un retour au bonheur d’autrefois », relié
au concept de l’Un : « On sait en effet que ce n’est pas l’Un dans sa transcendance nue qui créé les intelligibles et la
pensée, c’est l’épanchement indéterminé de l’Un qui, fécondé par lui, se donne les idées et du même coup se fait
esprit. Possibilités, normes et essences jaillissent de l’Un en tant qu’immanent ou communiqué et de la tension qu’il
infuse en chacun vers lui-même » dans Jean Trouillard, « Valeur critique de la mystique plotinienne », Revue
Philosophique de Louvain, vol. 59, n 63, 1961, p. 433-444.
86
La quête de Dieu chez Augustin
Plotin inspire bien des philosophes, et même les Pères de l’Église. Saint Augustin,
philosophe et théologien chrétien (354- 430 apr. J.-C.), est envoûté par le problème de la
présence de Dieu dans le monde. Il continuera donc sur les traces de Plotin et écrira de
nombreuses œuvres telles La Cité de Dieu et ses Confessions (397-401 apr. J.-C.) dans lesquelles
il aborde la quête de Dieu, le temps, l’éternité et la mystique, entre autres. Il reprend donc pour
ainsi dire les théories de ses prédécesseurs, en y ajoutant sa pensée chrétienne. Sa plus grande
Que se passe-t-il donc en moi quand je vous cherche, ô mon Dieu ? En vous cherchant, c’est la vie
heureuse que je cherche. Je vous chercherai donc, afin que mon âme vive : car de même que mon âme est la
vie de mon corps, c’est vous, Seigneur, qui êtes la vie de mon âme 195.
Augustin lie son âme à Dieu après la mort. Bien qu’il cherche son dieu de son vivant, il avoue
pouvoir revivre tant son âme est animé par le Seigneur. Ensuite, Augustin définit la notion du
temps et de l’éternité :
Vos années ne sont pas comme les nôtres. Nos années vont, viennent et passent : les vôtres ne viennent ni
ne passent ; elles sont immobiles […] Elles [les années] existent toutes simultanément, au lieu que les
nôtres ne peuvent exister qu’en se succédant. […] Enfin, ô mon Dieu, vos années ne sont qu’un seul jour, et
votre jour n’est pas une suite, une réunion de plusieurs jours, parce que votre jour présent ne cède point sa
place à celui du lendemain, et n’a pas lui-même succédé à celui d’hier. Votre aujourd’hui, c’est
l’éternité196.
D’après Augustin, Dieu, une présence permanente, fige le temps tel un « coéternel » présent à
jamais dans « un seul jour », alors que l’être humain, éphémère, voyage à travers le temps
195
Augustin d’Hippone, Confessions, Livre X, chapitre XX, trad. M. de Saint-Victor, Paris, Charpentier, 1845, p.
286.
196
Ibid., Livre XI, chapitre XIV, p. 337.
87
temps réduit au mouvement, Augustin s’interroge maintenant sur l’itinéraire de l’âme vers Dieu,
ce qu’il traduit par le désir d’être heureux, et d’atteindre, là aussi, le bonheur éternel.
Puisque les penseurs grecs s’interrogent tant sur la présence du paradis, du chemin de
l’âme vers la cité de Dieu, ainsi que Sa présence dans le tout, nous considérons donc ce qu’en dit
qu’elles parlent du paradis en abondance ; ce lieu étant désigné comme l’endroit merveilleux
éternel. Ceci est une présomption erronée. Le terme « paradis » en tant que tel n’est pas
mentionné du tout dans l’Ancien Testament, et n’apparaît que trois fois dans le Nouveau
Testament. Il est premièrement usité par Jésus lui-même dans l’Évangile selon Luc : « et Jésus
lui dit [au larron] : Oui, je te le dis, aujourd’hui tu vas être avec moi au paradis »197. Ces paroles
sont prononcées lors des derniers moments de Jésus sur la croix. Sans pouvoir cerner la nature ni
même la présence du corps, Paul mentionne le mot pour la deuxième fois dans le IIe aux
Corinthiens : « […] Et je sais que cet homme-là, est-ce avec son corps, est-ce sans son corps, je
ne sais, Dieu le sait, a été enlevé vers le paradis […] »198. Ici, il en convient des visions de Paul.
La dernière mention est dans l’Apocalypse de Jean. Plus corporelle et donc liée au paradis
terrestre, cette mention inclut explicitement Dieu comme partie indispensable du paradis : « […]
197
La Bible : Nouveau Testament, op.cit., Évangile selon Luc, XXIII, 43, p. 258
198
Ibid., IIe aux Corinthiens, XII, 3-4, p. 595.
88
Le vainqueur, je lui donnerai à manger de l’arbre de vie qui est dans le paradis de Dieu »199. Jean
promet aux fidèles une place au paradis terrestre (le Jardin d’Éden contenant l’arbre de vie) près
de Dieu. Dans ces trois mentions, le lien entre le paradis mentionné et la présence de Dieu (le
Père et le Fils) est clair. En effet, avec la référence directe du Christ sur sa croix, Dieu est présent
quel que soit le discours, ne faisant qu’un avec le paradis. D’après la Bible, le Christ serait
directement relié à Dieu (le Père) après sa mort. Il aurait fait son ascension au ciel, donc au
paradis. Le ciel semble faire partie intégrante du Paradis200. De plus, faisant l’objet du désir
chrétien, le paradis ne serait qu’une forme abstraite de lieux mystérieux qui ne se résumeraient
Pour recentrer notre propos sur Corneille, nous entamons une étude spatio-temporelle de
Polyeucte et de Théodore. Ces deux pièces faisant trait au Paradis et à Dieu, nous découvrirons
ainsi les différentes facettes du vocabulaire religieux. Corneille ayant délibérément choisi
certains mots, nous expliquerons la signification du divin pour le martyre. Ensuite, nous mettrons
en relief les différences entre les mondes païen et chrétien, plus important encore, les rapports
conflictuels entre les défenseurs des dieux païens et ceux du Dieu unique chrétien. Nous nous
199
La Bible : Nouveau Testament, op.cit., Apocalypse de Jean, II, 7, p. 867.
200
Tant du Paradis chrétien que païen : « […] Vous qui ne craignez pas la colère des Cieux ? » (Théodore, III, iii,
799). Les païens regardent les Cieux, puisqu’ils représentent les Dieux vénérés. À leur tour, les chrétiens regardent
le Ciel qui représente Dieu. Ce parallèle sera tracé ci-dessous, dans notre analyse lexicale.
89
focaliserons en toute fin, grâce au génie de Plotin et à celui d’Augustin, sur l’union du chrétien
plume de Corneille ? Un examen approfondi des deux pièces chrétiennes révèle l’absence du mot
« paradis », ce qui apparaît comme surprenant vu leur contexte religieux. Théodore et Polyeucte
sont deux personnages éponymes qui vivent pour leur Dieu, et qui sont prêts à mourir pour le
prouver. Malgré leur quête incessante des portes de l’au-delà, qui leur semble être l’accès au
monde idéal, nos deux personnages principaux ne mentionnent pas une seule fois le paradis ;
endroit ou lieu mystérieux auquel ils planifient d’accéder par le sacrifice du martyre. Comment
cela est-il possible ? Premièrement, en écoutant ce que nous enseigne la Bible, ce lieu ne semble
pas physiquement exister : « On ne peut pas dire : Le voilà ici, où : là ; car voilà que le règne de
Dieu est au-dedans de vous »201. De leur vivant, Théodore et Polyeucte ont accès à ce paradis à
travers leur croyance et leur foi. C’est donc leur âme qui est témoin de cet endroit. Mais ce n’est
pas tout. Bien qu’ils ne mentionnent jamais la maison de Dieu tel que nous l’imaginons, ils
parlent tout de même de Lui comme but ultime. Donc, puisque le terme « paradis » ne paraît pas
dans les deux textes mais que l’endroit est si étroitement lié avec Dieu, au final, il nous semble
légitime de proposer que Dieu soit le Paradis : lien que nous voyons très clairement dans les
deux pièces. D’autre part, dans Théodore, Corneille insère la rime « lieu » avec « Dieu » quatre
201
La Bible : Nouveau Testament, op.cit., Évangile selon Luc, XVII, 21, p. 235
202
Les trois autres rimes sont aux vers suivants : vers 145-146, vers 1353-1354 et vers 1405-1406.
90
Cette indissociabilité du « lieu » et de « Dieu » est retrouvée une seule fois à la toute fin de
Polyeucte :
Nous pouvons donc voir, ici que le dernier mot de la pièce est « Dieu », ce qui se rapporte à
l’importance de sa présence générale dans Polyeucte. De plus, la rime avec « lieu » laisse
apercevoir combien Dieu et le paradis ne font qu’un, représentant un lieu sacré, digne de respect
et de tranquillité.
Nonobstant les maintes mentions de ce qui semble à priori être le paradis, il n’y a jamais
de description concrète de ce lieu idéal, qui reste donc abstrait et se résume à la simple présence
de Dieu. De plus, en se disputant avec Didyme pour la place du martyr, Théodore dit ne pas
vouloir le laisser « au ciel aller prendre [son] rang » (v. 1634). Elle démontre donc qu’aux yeux
du martyr, la place au côté de Dieu est la raison de leur sacrifice. Pour Théodore, Dieu est l’objet
de son désir, de ses « vœux », tel elle le considère « un puissant époux » (v. 869). Donc, le
martyr ne recherche pas le paradis, mais plutôt Dieu, puisqu’Il est le paradis Lui-même. Dieu est
donc attaché à ce lieu qu’il représente, faisant de cet endroit l’idéal pour le chrétien.
Ainsi, Dieu et le paradis formant une entité unique, nous observons dans Théodore le lien
Le choix de vocabulaire de Corneille dans cette pièce n’est d’aucun hasard, puisque nous le
91
Dans les deux tragédies, Dieu tout puissant est considéré comme supérieur dans l’ensemble de
Sachant maintenant que le terme « paradis » est absent et que Dieu représente le lieu
sacré par sa présence, nous pouvons tourner notre attention vers la perception, l’évocation et le
maintien de la divinité des pièces. À première vue, Théodore semble être beaucoup moins axée
sur le divin que Polyeucte. En analysant le vocabulaire dans les deux pièces, nous voyons d’ores
et déjà que le mot « divin » ainsi que la forme féminine « divine » ne sont jamais utilisés dans
Théodore comparé à quatre fois dans Polyeucte. Théodore, fervente chrétienne dès le début de la
pièce, ne semble pourtant pas glorieusement porter la divinité en elle, comparé à Polyeucte qui,
De plus, comme nous l’avons déjà établi, Corneille place ses personnages chrétiens dans
l’autorité dont fait usage l’Empereur dans les pièces imposent donc le contrôle des Romains sur
le monde. Il est important de s’arrêter un instant sur l’ampleur du contrôle de l’Empire romain au
moment de l’action des pièces. Étant premièrement une monarchie puis une république, Rome
devient un Empire sous le règne d’Auguste (63 av. J.-C- 14 apr. J.-C.), fils adoptif de Jules
s’étendre jusqu’aux grands fleuves majeurs de l’Europe de l’Est. Bien que bousculé par quelques
crises politiques au fils du temps, cette période d’apogée de l’Empire marque l’imaginaire du
92
XVIIe siècle comme étant l’empire le plus puissant que le monde ait jamais connu jusqu’alors 203.
Les histoires de Polyeucte et de Théodore prennent place sous les règnes des empereurs Dèce
(249 à 251)204 et Dioclétien (284-305)205 respectivement, régnant durant le milieu du IIIe siècle et
Antioche. La distance entre ces lieux et Rome ne fait que prouver l’étendue de l’Empire romain
et renforcer l’imaginaire du XVIIe siècle. L’influence de l’empereur dans les deux cas se fait bel
J’ai les Dieux et Décie ensemble à redouter. (Félix, III, iii, 932) 207
La puissance de l’Empereur s’égalise ici à celle des dieux païens. En outre, Félix semble
anticiper la réaction de l’Empereur et croit son statut politique menacé par l’arrivée soudaine et
imprévue de Sévère, « le favori de l’Empereur Décie » (v. 270) et ancien fiancé de Pauline, fille
de Félix. Dans ce passage, Félix annonce à sa fille Pauline la survie de son bien-aimé Sévère, et
Une crainte semblable est aussi présente dans le dialogue du gouverneur Valens dans Théodore :
203
Pour de plus amples détails sur l’histoire de l’Empire romain, de sa division, de sa chute et une étude sur les
différents ouvrages qui renferment différentes perspectives de l’histoire de cet empire, voir Frédéric Hurlet,
« (Re)penser l’Empire romain. Le défi de la comparaison historique », Dialogues d’histoire ancienne, vol. 1, n 5,
2011, p. 107-140.
204
Dans sa pièce Polyeucte, Corneille utilise la variante Décie du nom de l’empereur.
205
Bien que l’empereur Décie soit explicitement mentionné par son nom dans la pièce Polyeucte, ce n’est pas le cas
dans Théodore. Il a donc fallu aux chercheurs littéraires retracer les sources de Théodore (tel Sainte Agnès) afin de
placer la pièce dans son contexte historique approprié.
206
Pour en savoir davantage sur Dèce et Dioclétien et sur la chronologie des empereurs romains, spécialement
durant la persécution des chrétiens, voir Christiane Saulnier, « La persécution des chrétiens et la théologie du
pouvoir à Rome (Ier-IVe s.) », Revue des Sciences Religieuses, vol. 58, n 4, 1984, p. 251-279.
207
La crainte du gouverneur Félix envers l’empereur Décie se fait aussi ressentir dans les vers 1017 (Acte III, scène
v) et vers 1038 (Acte III, scène v).
93
Cette haute infamie où je veux la [Théodore] plonger
Est moins pour la punir, que pour la voir changer […]
En dépit de Flavie, en dépit de Marcelle,
Et je n’ai rien à craindre auprès de l’Empereur
Si ce cœur endurci renonce à son erreur.
Lui-même [l’Empereur] me louera d’avoir su l’y réduire (Valens, II, vii, 685-698)208
Ici, Valens espère pouvoir changer la religion de Théodore afin qu’il n’ait pas à l’exécuter pour
le seul fait d’être chrétienne. De même que dans Polyeucte, le gouverneur dans Théodore
ressentir au plus haut point. Nous sommes donc ici témoins de l’affrontement du monde païen
avec le monde chrétien, ou encore du monde polythéiste avec le monde monothéiste. Aussi bien
dans Polyeucte que dans Théodore, le chrétien (ou la chrétienne) se tient seul(e) dans un espace
dominé par la culture romaine. Néanmoins, bien que la persécution se fasse envers les chrétiens
dans les deux pièces, Théodore la subit, alors que Polyeucte la renvoie. Notre héroïne méprise les
Nous savons déjà que Théodore s’interdit d’entrer dans le temple païen. De plus, elle refuse de
renier sa religion chrétienne pour sauver son rang, sa dignité ou encore sa vie. Elle attaque donc
les païens, leurs dieux et leur morale verbalement ; le manque d’action physique étant une
son côté, gère-t-il la même situation ? Il se fait baptiser et, fervent chrétien dès sa conversion au
deuxième acte de la pièce, orchestre la destruction des temples païens aussi tôt que la scène six
208
La crainte du gouverneur Valens envers l’empereur est révélée, cependant moins explicitement, à l’Acte II, scène
vi, vers 665.
94
de ce même acte. Donc, Polyeucte, contrairement à Théodore, n’est pas coupable dans la pièce
par le seul fait d’être chrétien, mais plutôt par le crime contre la religion païenne, et donc le
crime contre l’État. Il agit activement selon un plan bien calculé et attaque physiquement la
Le vocabulaire de Polyeucte est donc bien plus violent, et son mépris pour les « faux dieux »
l’emmène à l’usage de la force en « renversant » et « terrassant » les temples. Très éloigné des
habitudes de l’auteur, Polyeucte, digne héros cornélien, conserve sa droiture, bien que ses
agissements le trahissent, et se refuse à faire couler le sang. En faisant tomber les autels païens,
acte de violence tout d’abord symbolique, Polyeucte heurte la foi des Romains. Après tout, il ne
s’attaque pas à la population elle-même, mais plutôt à sa croyance. Ensuite, faire saigner les
païens serait un meurtre non seulement condamnable par l’État, mais serait aussi un péché mortel
pour sa religion, la pire des condamnations pour le chrétien. N’affrontant que des pierres et du
marbre, Polyeucte incarne ici la subversion cornélienne dans toute sa définition. Finalement, en
s’attaquant aux dieux plutôt qu’aux hommes, Polyeucte en fait une guerre « des dieux » et non
Les actions de Polyeucte contrastent donc les deux mondes divins. Ceci est d’autant plus
flagrant quand nous regardons les occurrences des mots « cieux » et « ciel » dans les deux pièces
95
Tableau III, i : Polyeucte – Vocabulaire religieux- par Actes209
Ciel/ cieux 3 7 4 10 8 33
Dieu 3 8 3 16 11 41
Dieux 3 6 12 4 11 36
Chrétien (+ 5 4 15 10 20 54
dérivés)iv
iv
Le détail des dérivés du mot « chrétien » se trouve dans notre Appendice II, 10.
Ciel/ cieux 3 17 5 0 5 2
Dieu 3 25 4 5 1 3
Dieux 7 6 6 1 8 6
Chrétien (+ 13 16 6 3 10 4
dérivés)
Alors que les mots « ciel » et « cieux » sont répétés dix-huit fois dans Théodore (comme nous le
verrons plus loin), ils réapparaissent trente-trois fois exactement dans Polyeucte, soit presque le
double. Nous sommes donc témoins d’une véritable opposition entre les dieux païens et le Dieu
chrétien. C’est la mort de Polyeucte qui résoudra ce conflit. Tant la pièce débute dans une
209
Les mots « divin » et « païens » sont mentionnés dans le texte afin de soutenir l’argumentation, mais ne sont pas
pertinents dans notre tableau, faute de récurrences.
210
Les domestiques Fabian et Cléon, ainsi que le confident Albin ne figurent pas dans notre tableau puisque leur
prise de paroles est minimale.
96
atmosphère païenne opprimant le chrétien, le martyr quitte le monde qui lui est injuste. De par ce
fait, la religion chrétienne triomphe par la mort. Dans le contexte lexical, Polyeucte est le plus
loquace et est celui qui utilise le plus d’occurrences (soixante-quatre au total) du vocabulaire en
rapport avec le divin et le céleste211. En comparaison, les autres personnages n’en utilisent
qu’une à deux douzaines. Qui plus est, en opposant brièvement l’occurrence des mots
occurrence), nous pouvons proposer que le monde chrétien l’emporte, au moins au niveau du
discours.
Être le médiateur d’entre deux mondes n’est pas chose aisée, mais Dieu semble être
omniprésent tout au long de la pièce. Avant toute chose, le mot « Dieu » ainsi que son versant
païen sont mentionnés soixante-dix-sept fois dans Polyeucte. Le mot « dieu » faisant référence
au dieu chrétien est utilisé quarante et une fois tout au long de la pièce, alors que le mot « dieux »
faisant référence aux dieux païens est utilisé trente-six fois. L’utilisation de ces mots augmente
graduellement au fur et à mesure que la pièce évolue. Évidemment, puisque Polyeucte débute
avec un seul chrétien (Néarque), les mots « dieu » et « dieux » ne sont répétés que six fois dans
l’acte I (trois fois chacun). Cela double à l’acte II, une fois Polyeucte converti. Ce dernier est le
personnage qui utilise le mot « dieu » le plus souvent (vingt-cinq fois). À la scène quatre du
211
Suivi par Félix (vingt-six fois), Pauline (vingt-quatre fois), Sévère (vingt et une fois), Stratonice (quinze fois) et
Néarque (neuf fois).
97
Polyeucte se détache radicalement de la culture païenne à laquelle il appartenait encore quelques
heures plus tôt. De plus, dans cet acte qui est primordial au cheminement du reste de la pièce,
Néarque et Polyeucte discutent de la destruction des lieux païens. Dans cet échange entre nos
deux personnages dévots, le dieu des chrétiens est mentionné huit fois, dans la seule scène sept.
À l’acte III, Pauline se dispute avec son père Félix au sujet du sort de Polyeucte. À travers
quatre-vingt-onze vers d’argumentation, le dieu chrétien n’est pas mentionné une seule fois :
Bien qu’en défendant son mari, elle appelle la religion chrétienne une « secte »212. Au quatrième
acte, Polyeucte parle le plus de Dieu. Nous sommes en plein dans l’intrigue de la pièce, Pauline
essaie désespérément de convaincre son mari de renier sa religion (ou du moins de la cacher), et
finit par demander de l’aide à son amant de l’époque, Sévère. Bien que son nom indiquerait une
Non seulement Sévère va-t-il à l’encontre des ordres de son empereur Décie, qui souhaite abolir
Il n’est donc pas surprenant que Sévère discute de plus bel des dieux dans cette dernière scène de
l’acte IV. Cette « curiosité » qui amène Sévère à trahir la confiance de l’Empereur le positionne,
212
Le mot « secte » est plus tard répété par Stratonice (vers 257), Fabian (vers 1399), Sévère (vers 1412), et Félix
(vers 1476).
98
si nous pouvons le dire, comme candidat sur la liste des prochaines conversions chrétiennes.
Ainsi, Corneille subvertit politiquement Sévère, ce dernier étant supposément représentant des
Le mot « dieu » ainsi que ses deux dérivés se répètent le plus dans le dernier acte, avec un
total de vingt-deux fois. Ceci est important, puisqu’en se rapprochant de sa mort, Polyeucte
En vain, il utilise les dernières minutes de sa vie pour réciter une longue tirade dans laquelle il
mentionne le dieu des chrétiens quatre fois. Ce dernier passage est le plus biblique de la pièce :
À travers ces quelques mots, Polyeucte récite des fragments de la Bible, tel le Ier aux Corinthiens
(vu au début de ce chapitre) et Romains IV. Même si ses connaissances bibliques restent à douter,
sa conversion étant jeune de quelques heures seulement, sa passion fait violence à travers son
langage.
De son côté, bien que Théodore soit chrétienne dès l’ouverture de la pièce, son
99
Tableau III, iii : Théodore – vocabulaire religieux- par Actes 213
Ciel/ cieux 2 3 5 3 5 18
Dieu 1 3 9 4 8 25
Dieux 8 4 10 6 4 32
Chrétien (+ 1 10 5 4 4 24
dérivés)v
v
Le détail des dérivés du mot « chrétien » se trouve dans notre Appendice I, 10.
Ciel/ cieux 1 3 2 2 3 5
Dieu 0 4 1 5 2 11
Dieux 4 10 3 0 7 3
Chrétien (+ 6 2 2 2 4 5
dérivés)
Le terme « chrétienne » ainsi que ses dérivés tels « chrétiennes », « chrétien » et « chrétiens »
réapparaissent dans le texte vingt-quatre fois (dont seulement cinq de la part de Théodore elle-
même). La dévotion chrétienne de notre personnage éponyme féminin est donc moins explicite.
213
Les mots « divin » et « païens » sont mentionnés dans le texte afin de soutenir l’argumentation, mais ne sont pas
pertinents dans notre tableau, faute de récurrences.
214
Les confidents Paulin et Stéphanie, ainsi que le capitaine Lycante ne figurent pas dans notre tableau puisque leur
prise de paroles est minimale.
100
De plus, les mots « Dieu » et « dieux » sont mentionnés cinquante-sept fois dans le texte, ce qui
est moindre que dans Polyeucte. Le mot « dieu » désignant le Dieu chrétien est mentionné vingt-
cinq fois (dont onze mentions de Théodore, tout de même), mais le mot « dieux » faisant
référence aux dieux païens est plus fréquent, avec trente-deux mentions.
Polyeucte, l’utilisation de ce mot et de ses dérivés est aléatoire dans Théodore. Avec un total de
dix-neuf mentions, le troisième acte contient le plus de références à Dieu et aux dieux païens.
Théodore est, bien que sans surprise, le personnage qui le mentionne le plus souvent dans cet
acte (onze fois). Sa référence à la coutume et aux pratiques païennes est d’autant plus
intéressante :
Vers qui font écho à la défense de la foi chrétienne (comme nous l’avons déjà remarqué ci-
dessus). À l’encontre de Polyeucte, qui lui est condamné à mort, Théodore, quant à elle, est
promise à subir les pratiques païennes incluant, comme nous l’avons déjà maintes fois démontré,
des comportements immondes, allant jusqu’à la prostitution. C’est à l’acte II que Théodore
mentionne le mot « Dieu » pour la première fois dans la pièce. Bien que cet acte contienne le
moins de mention des dieux, il est pourtant intéressant d’en retenir le contenu. Pendant sa
101
Alors que notre personnage éponyme fait délibérément croire à son interlocutrice qu’elle parle de
Jupiter, le dieu suprême de la mythologie romaine, nous savons pourtant qu’elle parle en réalité
du dieu des chrétiens. Même si Théodore semble agir afin de faire la paix avec Marcelle,
l’induire en erreur accentue la froideur de notre héroïne quant à la fierté de sa religion et sa foi
envers son dieu. En effet, aussi tôt que la scène deux de l’Acte II, Cléobule dénonce
l’insensibilité de Théodore :
Ici, Théodore utilise son statut de princesse d’Antioche pour dépasser celui de Marcelle. En
utilisant un langage païen, elle se détache de son honneur religieux et se rapproche de son rang
sociétaire. Parce qu’elles cherchent toutes les deux à prouver leur statut au sein de la société,
ainsi que de protéger le Dieu et les dieux qu’elles vénèrent, l’argument entre nos deux
personnages féminins engendre un conflit bien plus important : la confrontation entre le monde
païen et le monde chrétien. La première confrontation de la pièce est donc entre Marcelle et
Théodore à la scène quatre du deuxième acte, au sujet de la religion. Dans ce conflit, Théodore
représente le monde chrétien alors que Marcelle représente le monde païen. Par les actions de
102
La quête du divin
suspicieuses. Néanmoins, il apparaît évident que le désir latent de notre personnage éponyme
féminin soit de s’unir avec son Dieu pour l’éternité. Mais qu’en est-il de Didyme ? Celui auquel
elle a tant de mal à résister ? Nous ne pouvons pas dénier que leur amour, étant présent de leur
vivant, doit certainement être aussi présent dans le monde de l’au-delà. Nous sommes donc en
accord avec Georges Couton affirmant l’union de nos deux amants par le poignard de Marcelle,
mélangeant ainsi leur sang 215. La continuité de leur amour à travers l’union des deux corps
célestes au paradis ajoute donc à la subversion de leur amour charnel terrestre déjà vue dans le
Mais qu’en est-il de cet amour envers Dieu pour lequel Théodore craint la prostitution et
souhaite la mort ? Nous avons déjà vu que Théodore refuse tout contact avec Didyme par amour
pour son Dieu. Suite à cela, Didyme, tout en respectant la décision de sa bien-aimée, abandonne
rapidement tout espoir. Pourtant, l’étymologie du prénom « Théodore » dit qu’il vient du grec
« theos » et « doron » qui signifient respectivement « Dieu » et « don ». Bien qu’à l’origine le
prénom « Théodore » peut se traduire par « don de Dieu », dans notre cas, nous pouvons le
traduire à l’inverse, tel « don pour Dieu ». Comme nous l’avons vu dans le deuxième chapitre,
Didyme renonce rapidement à Théodore une fois l’identité de son rival (Dieu) révélée. Au lieu
que Dieu fasse don de Théodore, Didyme semble faire don de Théodore à Dieu. N’acceptant pas
215
Pierre Corneille, Œuvres Complètes I, op.cit., Notice de Théodore vierge et martyre, p. 1326.
103
De son vivant, Théodore est dépendante de Dieu pour ses actions. Comme tout bon
chrétien, elle dit entendre la parole du Seigneur et agir sous ses instructions. Alors, explique-t-
elle à Placide :
Comme nous le savons, le suicide est au regard du christianisme un péché mortel. Il va donc de
soi que Théodore ne peut s’y résoudre. Afin d’éviter l’infamie de la prostitution, elle se voit
obligée d’implorer Placide de la tuer, étant convaincue que son Dieu attende d’elle le sacrifice
ultime. En effet, en tant que fervente chrétienne, elle ne peut ignorer les ordres de Dieu, même si
La raison semble se trouver dans les écrits d’Augustin où le Verbe et la parole font
autorité. Dans son onzième chapitre des Confessions, il dit que la parole de Dieu est éternelle,
Ainsi donc, votre Verbe, étant véritablement immortel et éternel, rien dans lui ne se passe, rien ne se
succède, tout est fixe, immuable. Oui, ô mon Dieu ! Il vous est coéternel, ce Verbe divin par lequel vous
vous dites à vous-même et de toute éternité, tout ce que vous vous dites […] Vous n’employez d’autre
moyen pour les [les êtres] créer, que votre parole ; et cependant toutes les choses que vous créez par votre
parole, ne sont point produites en même temps, et ne sont point de toute éternité 216.
Dans ce passage, Augustin mentionne avec justesse que la Création de Dieu est éphémère. Il
apparait que Dieu lui-même vive dans un temps « fixe », où tout est durable. Donc, Ses paroles,
si nous osons dire, font figure d’intermédiaire, ou encore de médiateur, entre le chrétien de son
216
Augustin d’Hippone, Confessions, op.cit., Livre XI, chapitre VII, p. 331-332.
104
vivant et Lui. Ce « Verbe » divin est le lien sacré de l’union entre Théodore et son Dieu, dans le
présent.
Si nous en savons assez sur son présent, Théodore est chrétienne et princesse d’Antioche.
Cléobule, son seul lien de parenté (sans pour autant connaître le degré) explique à Placide la
hauteur du rang de Théodore dans la société. L’information s’arrête ici. Néanmoins, au début de
la pièce, Théodore semble vivre paisiblement dans une société romaine qui n’approuve pas sa
religion. De plus, comme nous l’avons déjà établi, Corneille utilise plusieurs vierges historiques
afin de créer sa Théodore, ce qui rend notre assimilation de l’histoire vraie on ne peut plus
difficile. Le passé de Théodore est donc un mystère pour le public. Nous avançons donc main
Qui pourrait mesurer ou les temps passés, qui ne sont plus, ou les temps à venir, qui ne sont pas encore ?
Qui se hasarderait à dire que l’on peut mesurer ce qui n’est pas ? C’est donc seulement lorsqu’il passe que
le temps peut se sentir et se mesurer. Est-il passé ? On ne peut plus le mesurer puisqu’il n’est plus 217.
Puisque le temps semble être lui aussi éphémère, nous ne pouvons pas mesurer le passé de
Théodore, car ce dernier n’existe plus. Pourtant, à cause de l’amour présent de Placide pour la
princesse, le futur se dessine rapidement : Cet espace-temps ne nous est pas mystérieux.
Théodore veut échapper à la prostitution, et désire mettre sa foi à l’épreuve par le martyre afin de
s’unir à son Dieu. L’amour de Placide pour Théodore, bien que maintenant passé dans l’histoire,
provoque la colère de Marcelle, qui va donc s’en prendre à elle. Ce « passé » cause à effet du
Ibid., Livre XI, chapitre XVI, p. 341. Ces distinctions sur le temps seront reprises et développées par Paul Ricœur
217
105
« présent » (la condamnation à la prostitution), devient de manière inéluctable le « futur » (la
mort de Théodore et son alliance avec Dieu). De son vivant, et donc dans le présent, elle
considère Dieu comme son « époux ». Il le restera donc dans son futur, soit au Paradis :
« L’époux sans macule » est inévitablement Dieu, pour lequel elle souhaite rester « impollue »
ou encore, vierge. Son souhait dénonce donc sa prédisposition féminine dévote, mystique. Bien
[…] apprends d’abord que l’homme le meilleur est toujours celui qui se montre le plus modeste dans ses
rapports avec tous les dieux et avec les hommes, ensuite qu’on doit ne songer à sa dignité qu’avec mesure,
sans insolence, ne prétendre s’élever qu’au rang que la nature humaine peut atteindre, ne pas croire qu’il
n’y a pas de place auprès de la divinité pour tous les autres hommes, ne pas rêver follement qu’on peut seul
y arriver […]219.
plénitude et de bonheur indubitables que nous avons déjà vu ci-dessus, aux noces spirituelles ?
En effet, cette union maritale avec le divin, dans Théodore, s’élèverait au rang que la nature
humaine ne peut pas atteindre. Donc, l’éternité n’a pas d’être réel. Puisqu’on ne la mesure qu’en
percevant le moment où le temps s’écoule, Plotin affirme alors que le temps n’existe que dans
l’esprit, ou dans l’âme. Théodore désire donc quitter le Temps pour atteindre l’Éternité, dans
laquelle elle aura accès à l’union intime avec son Dieu, ou encore son époux.
218
Augustin mentionne aussi la mystique, en rapport avec la terre et la Genèse, élaborant sur le paradis terrestre.
Cette mention n’est donc pas en rapport direct avec la forme mystique présente dans cette analyse.
219
Plotin, Les Ennéades, deuxième ennéade, livre neuvième : contre les gnostiques, Tome premier, trad. M-N.
Bouillet, Paris, Librairie de L. Hachette et C., 1857, p. 175.
106
De son côté, Polyeucte aussi désire s’unir avec son dieu. Nous avons déjà démontré dans
le chapitre précédent que Polyeucte ne dévoile aucun signe d’hésitation, et est même prêt à
donner sa femme à un autre pour n’avoir aucun obstacle sur son chemin spirituel :
Il déclare vouloir permettre à un ancien amour entre sa femme et Sévère de revivre. Pauline, de
son côté :
Elle essaie ici de raisonner avec Polyeucte et de lui rappeler qu’il est marié, bien que l’hymen
païen semble ne plus lui importer. En l’espace de ces deux vers, Pauline tente de faire ressortir
les sentiments de son mari pour elle, en vain. Polyeucte choisit de renoncer à tout amour
physique humain (auquel il a néanmoins déjà goûté), et par la suite essaie de convertir sa femme
Je vous aime,
Beaucoup moins que mon Dieu, mais bien plus que moi-même.
[…]
Au nom de cet amour daignez suivre mes pas. (Polyeucte, IV, iii, 1279-1282)
Bien que plaçant Pauline dans une position inférieure au Dieu des chrétiens, il avoue l’aimer
d’un cœur honnête, juste et humble. Pourtant, cela ne suffit pas à convaincre Pauline de le suivre
au Paradis. Il évoque par la suite les « Célestes vérités » (IV, iii, 1286) et les « Éternelles
clartés » (IV, iii, 1288), avant de se rendre compte de la futilité de ses efforts et de conclure :
107
Comme nous le remarquons grâce à ce passage, Polyeucte abandonne l’idée de partir vers l’au-
delà à deux en l’espace d’une courte scène. En outre, rappelons que l’utilisation des termes
« ciel » et « cieux » est le double dans cette pièce, comparé à Théodore, ce qui peint la dévotion
passage trouve une prolongation chez Augustin. En parlant d’« Éternelles clartés », Polyeucte
décrit le Paradis Céleste, comme l’en décrit Augustin dans ses Confessions : « Car c’est vous, ô
mon Dieu ! qui éclairez nos ténèbres ; C’est vous qui nous revêtez de lumière, et qui donnez, à
nos ténèbres l’éclat du jour dans son midi »220. Mais voici ce qu’enseigne la Bible sur le paradis
céleste : « […] Ce que l’œil n’a pas vu et que l’oreille n’a pas entendu, ce qui n’est pas monté au
cœur de l’homme, c’est ce que Dieu a préparé pour ceux qui l’aiment »221. Donc, d’après cette
leçon, Polyeucte a entendu ces « Célestes vérités » et a vu ces « Éternelles clartés » grâce à ses
actions sacerdoces. Ceci se rapproche donc du comportement d’extase mystique, d’autant plus
que Polyeucte passe par l’expérience du baptême, preuve de générosité divine. Polyeucte est
L’acte du martyre n’est pas la fin de la vie. Certes, le corps humain est laissé pour mort,
mais l’âme s’élève vers un autre monde : l’éternité. Comme l’explique Plotin :
[…] On contemple l’éternité, on voit une vie qui est permanente dans son identité, qui possède toujours
toutes choses présentes, qui n’a pas successivement d’abord l’une, puis l’autre, mais tout à la fois ; qui n’est
pas tantôt d’une façon et tantôt d’une autre, mais qui possède une perfection accomplie et indivisible. Elle
contient donc toutes choses à la fois, comme en un seul point, sans qu’aucune d’elles s’écoule ; elle
demeure dans l’identité, c’est-à-dire en elle-même et ne subit aucun changement. Étant toujours dans le
présent, parce qu’elle n’a jamais rien perdu et qu’elle n’acquerra jamais rien, elle est toujours ce qu’elle est.
L’éternité n’est pas l’Être intelligible ; elle est la lumière qui rayonne de cet Être […]222.
220
Augustin d’Hippone, Confessions, op. cit., Livre XIII, chapitre VIII, p. 404.
221
La Bible : Nouveau Testament, op.cit., Ire aux Corinthiens, II, 9, p. 533.
222
Plotin, op.cit., troisième ennéade, livre septième : de l’éternité et du temps, Tome deuxième, p. 175.
108
Ici, Plotin aide à la compréhension de l’éternité et de ses manifestations face au chrétien. Il parle
d’une « perfection » qui « demeure dans l’identité », ancré dans le moment présent. C’est
Notre héros parle d’un « bonheur sans mesure et sans fin ». Il fait donc référence à l’opposition
entre le « temps » qui est mesurable, et l’éternité, qui ne l’est pas. Il souhaite avoir ce qu’il
appelle « une grandeur immortelle », qui est, encore une fois, la perfection de l’éternité qui ne
À travers ces quelques vers, il parle de « l’instant qui fuit », qui est évidemment, comme
Augustin le mentionne, le présent, et de l’incertitude de « celui qui suit », qui est logiquement le
futur.
De son vivant, Polyeucte est piégé dans la spirale du temps. Il est forcé de passer par le
passé. En effet, après son baptême, Polyeucte réfléchit et planifie la destruction des autels païens.
Cette action est donc future. Au moment où il attaque le Temple, son action est devenue
présente. Finalement, une fois l’attaque finie, Polyeucte ne montre aucun regret. Cette action
devient une pensée, et appartient maintenant au passé. Augustin l’explique dans ses propres
mots :
Je veux réciter un cantique que je sais de mémoire. Avant que je commence, mon attention s’étant à tout le
cantique. Ai-je commencé, tout ce que j’en ai récité entre dans le passé et devient l’objet de mon souvenir.
Alors, l’action que je fais a comme deux parties : l’une est souvenir à l’égard de ce que j’ai déjà récité,
109
l’autre est attente par rapport à ce qui me reste à dire. Mon attention, pourtant ne laisse pas de demeurer
toujours présente, et c’est devant elle que doit passer ce qui était futur pour devenir passé […]223.
Dès lors, les qualités temporelles en viennent donc à se situer dans l’âme, ne pouvant pas garder
Conclusion du chapitre
Dans l’imaginaire du XVIIe siècle, l’Empire romain est sur son piédestal dans les deux
pièces de Corneille. La crainte de l’Empereur, non seulement par le peuple mais aussi et surtout
par le gouverneur, aussi bien dans Polyeucte que dans Théodore est omniprésente, et l’amertume
de l’opposition religieuse entre le monde chrétien et le monde païen se fait ressentir. En peignant
ce contraste, Corneille subvertit les normes sociales et religieuses de la société du XVII e siècle à
aussi son propre théâtre, dont son plus fervent public a l’habitude, en pervertissant son
Mais ce monde romain est-il encore debout à la fin des pièces ? Dans Polyeucte, il
semble que la réponse penche vers le négatif, puisque les autels païens sont détruits et tous les
par contre, la réponse est beaucoup moins évidente. Alors que tous les chrétiens sont morts à la
fin de la pièce, le monde romain souffre aussi la perte de plusieurs païens. Le statut des
personnages chrétiens au début des pièces apporte donc à la différence fondamentale des deux
223
Augustin d’Hippone, Confessions, op.cit., Livre XI, chapitre XXVIII, p. 355.
110
fins : Théodore met sur scène la persécution d’une chrétienne qui n’a aucune influence sur son
entourage (et ce dès le début de la pièce), alors que Polyeucte peint une série de conversions. La
mort de Polyeucte sert donc dans un contexte plus large, et aide au renversement du monde
païen, alors que la mort de Théodore n’a, à première vue, aucune incidence sur la légitimité du
monde romain.
Représenter la confrontation des lieux païens avec le monde chrétien permet à notre
monde chrétien. Cette intermittence du temps dans le monde païen aide le chrétien à accéder au
paradis, mais plutôt la place auprès de Dieu qui leur est réservée, Corneille laisse sous-entendre
que dans son théâtre religieux, Dieu ne fait qu’un avec l’éternité du temps, et plus important
encore, il ne fait qu’un avec le paradis. Grâce à la théorie de Plotin et d’Augustin, l’étude de ce
chapitre a pu démontrer que l’âme du chrétien s’entrelace avec l’éternité pour s’unir à jamais
avec Dieu. Tel est le bonheur éternel pour nos deux héros cornéliens.
Principalement axée sur le triangle amoureux (Théodore, Didyme et Dieu) ainsi que sur
la persécution de Théodore à travers sa chasteté, la pièce Théodore est beaucoup moins divine
que Polyeucte ; ceci étant prouvé grâce à une analyse approfondie du vocabulaire des deux
pièces. En effet, les actions de Polyeucte nous laissent témoins d’un véritable crime contre l’état
et contre la religion païenne afin de ne pas renier ni de s’incriminer dans sa religion. De son côté,
le seul crime de Théodore étant d’être chrétienne, elle doit répondre de ses choix à travers le viol,
la torture et l’embarras. Toutefois, nos deux personnages principaux trouvent le réconfort dans la
111
Conclusion générale
Bien que faisant partie des grands noms du classicisme français, Corneille s’inspire de la
tragédie irrégulière, usant plus spécifiquement le style baroque du début du Grand siècle.
L’alexandrin ajoutera du prestige à son talent de dramaturge et fera briller son nom dans
l’histoire de la tragédie pour des siècles à venir. Mais ce n’est pas tout. Corneille se lance dans la
Mère. Il dédicace même, comme nous l’avons déjà noté, Polyeucte à Anne d’Autriche.
France, outrageant la pudeur religieuse. De par ce fait, l’église prohibe énormément sur scène
aussi tôt que l’ère médiévale. Elle soutient et même apprécie certains genres théâtraux tels les
Mystères ou encore les Miracles. Cependant, les comédiens se voient tout de même encore
méprisés par l’ordre religieux, et la montée du théâtre sera douloureusement difficile jusqu’à
Démarquant la politique du « Grand Siècle » sous Richelieu, Corneille marque les esprits
avec ses pièces religieuses, se mettant à l’écart des sentiers déjà battus de la tragédie profane.
Contenant une abondance de sang, les pièces Polyeucte et Théodore retracent le chemin du
martyr en question, devenant ainsi certaines des pièces les plus violentes du Grand Corneille.
sang de ces derniers avec le contexte biblique. De par le saignement de notre héroïne Théodore,
la subversion qui nous a tant intriguée tout au long de cette étude a donc débuté.
La subversion cornélienne s’inaugure sitôt les limites des vertus de Théodore testées par
Valens. Dès lors, la pureté de l’être chrétien compromise, nous faisons face à une véritable
112
subversion religieuse. Mais ce n’est pas tout. Le grand public ne sait comment réagir face à la
condamnation innommable de Théodore à la prostitution (et surtout au viol). Corneille brise donc
la bienséance en subvertissant la morale sociale du XVIIe siècle. La pièce prend un tournant des
plus intéressant quand Théodore reconnaît son amour pour Didyme. Fervente chrétienne, elle se
positionne donc face à un double dilemme érotique. Son attirance légitime vers Didyme va à
religion. Cependant, à des fins protectionnistes et pour préserver la bienséance, Corneille ne met
féminine. Il nous a donc semblé raisonnable de conclure que les deux antagonistes empruntent
des chemins différents vers l’au-delà, même dans le sacrifice. Les morts de nos personnages
éponymes, ou encore le Thanatos, bien que dans les deux cas violents, ne se manifestent pas de
la même façon. Alors que Polyeucte choisit de marcher aux côtés de la mort en détruisant les
autels païens (activement violent), Théodore, quant à elle, vit sans heurter les us et coutumes
romaines (violence passive). Polyeucte fait droit chemin vers le Thanatos, alors que Théodore,
malgré la froideur que note Corneille lui-même, dévie vers l’Éros, subvertissant de nouveau la
Théodore découvre ainsi l’érotisme, mais pas seulement : paradoxalement, elle en est
l’essence même. Cette subversion morale est tout aussi outrageante que la prostitution, puisque
Théodore envisage rapidement la mort comme une échappatoire. L’Éros, dans cette pièce, a
rendu le Thanatos ambigu. Polyeucte, de son côté, cherche activement la mort, provoquant
physiquement l’état. En poussant notre analyse plus loin, le sang de Polyeucte s’éparpillant sur
Pauline serait une scène phallique maritale, la marque de virilité de son mari la convertissant au
113
christianisme par l’Éros. Cependant, cette scène étant non explicite, Corneille préserve, une fois
encore, la bienséance. Par contre, nous ne pouvons pas en dire autant de l’Éros dans Théodore,
qui non seulement est omniprésent, mais de plus entache Dieu ; notre héroïne souhaitant une
relation maritale avec le divin. On ne peut plus transgressive, ici encore, la subversion morale
brise la bienséance.
Dieu est lui aussi omniprésent dans les deux pièces, à travers la foi des personnages
éponymes. Dans une société polythéiste romaine, les personnages chrétiens sont donc vus
comme subversifs aux yeux de la religion païenne, et sont rapidement persécutés sous les ordres
de l’Empereur. Les mondes païens et chrétiens deviennent donc deux espaces en conflits ; les
chrétiens subissant les persécutions païennes faute de renier leur religion. Mais ce n’est pas tout.
Alors que Théodore subit le supplice païen de la prostitution, Polyeucte, lui, est le catalyseur de
la confrontation à travers la destruction des autels. S’attaquer aux Temples païens sous simple
prétexte de vouloir servir de fervent exemple, le héros cornélien en Polyeucte est subverti.
Chemin faisant, cette étude a démontré que Polyeucte contient principalement une
monde païen, se montre clément aux chrétiens et trahit l’Empereur en s’intéressant à la religion
chrétienne. Théodore, quant à elle, est une pièce plus ambiguë ; une des raisons, selon la critique,
de son échec. Le plus grand taux de subversion est bel et bien moral, bousculant les règles
meurtre. Nous y trouvons aussi une subversion de la morale religieuse, tant la présence de la
sexualité transgresse les normes imposées par le clergé du XVIIe siècle. Trouvons-nous aussi une
subversion politique ? Évidemment, puisque le monde païen est représenté dans la pièce par
114
chrétien représenté par Théodore, ce conflit s’avère être en partie nourri par le souhait de
vengeance personnelle de Marcelle, créant ainsi une deuxième intrigue dans la pièce.
La subversion s’est donc manifestée sous différentes formes, bien que ce concept fût
principalement d’ordre moral dans notre analyse. Non seulement avons-nous été témoins d’une
romain), mais aussi d’une subversion politique, dévoilant les actions défavorables de l’état sous
Richelieu. Ayant écrit Théodore après les premières Querelles dont il eut été victime, Corneille
déciderait-t-il donc de présenter sa Théodore au public du Grand Siècle afin de faire miroir à son
115
Bibliographie
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127
Appendice I : Occurrences des différents termes dans Théodore
Sang (+ 6 7 6 6 12 37
dérivés)
Horreur 1 3 2 2 2 10
Coupable 0 1 0 2 2 5
Sang (+ 4 10 3 3 2 9
dérivés)
Horreur 3 2 0 1 0 2
Coupable 0 0 1 1 1 1
128
Tableau I, 3 : Théodore : Dérivés du mot « sang »
Sang 6 6 6 4 12 34
Sanglant 0 0 0 1 0 1
Sanglante 0 0 0 1 0 1
Ensanglanté 0 1 0 0 0 1
Mort (+ 3 10 9 8 36 66
dérivés)
Vengeance 6 4 3 2 15 31
(+ dérivés)
Haine 5 9 4 2 4 24
129
Tableau I, 5 : Théodore : Vocabulaire de la mort – par Personnages
Mort (+ 12 10 0 11 7 12
dérivés)
Haine 6 1 1 2 8 3
Vengeance 4 1 0 1 15 2
(+ dérivés)
Mort 1 6 4 3 11 25
Mourir 0 1 2 2 8 13
Morte 1 0 2 0 5 8
Morts 0 1 0 0 2 3
Meure 0 2 0 0 1 3
Mortel 0 0 0 1 1 2
Meurt 1 0 0 0 1 2
Meurs 0 0 0 0 2 2
Mourant 0 0 0 0 2 2
130
Mortels 0 0 0 0 1 1
Mourants 0 0 0 0 1 1
Mourrais 0 0 1 0 0 1
Mourra 0 0 0 1 0 1
Mourrai 0 0 0 1 0 1
Mourez 0 0 0 0 1 1
Venger 2 4 3 1 5 15
Vengeance 2 0 0 1 4 7
Vengé 1 0 0 0 3 4
Vengée 1 0 0 0 3 4
Vengeances 0 0 0 1 0 1
131
Tableau I, 8 : Théodore : Vocabulaire religieux- par Actes
Dieux 8 4 10 6 4 32
Dieu 1 3 9 4 8 25
Chrétien (+ 1 10 5 4 4 24
dérivés)
Ciel/ cieux 2 3 5 3 5 18
Dieu 0 4 1 5 2 11
Ciel/ cieux 1 3 2 2 3 5
Chrétien (+ 6 2 2 2 4 5
dérivés)
Dieux 4 10 3 0 7 3
132
Tableau I, 10 : Théodore : Dérivés du mot « chrétien »
Chrétienne 1 7 3 0 0 11
Chrétiens 0 3 2 1 2 8
Chrétien 0 0 0 3 2 5
133
Appendice II : Occurrences des différents termes dans Polyeucte
Sang (+ 3 3 5 6 8 25
dérivés)
Horreur 1 1 2 0 1 5
Coupable 0 0 1 0 0 1
Horreur 2 0 0 1 1 1
Sang (+ 5 4 2 1 10 0
dérivés)
Coupable 1 0 0 0 0 0
134
Tableau II, 3 : Polyeucte : Dérivés du mot « sang »
Sang 3 2 4 6 8 23
Sanglant 0 1 1 0 0 2
Mort (+ 13 22 10 18 16 79
dérivés)
Haine 0 2 3 3 5 13
Vengeance 2 1 1 2 3 9
(+ dérivés)
135
Tableau II, 5 : Polyeucte : Vocabulaire de la mort – par Personnages
Mort (+ 12 21 15 5 18 4
dérivés)
Vengeance 3 3 0 0 1 1
(+ dérivés)
Haine 5 1 3 0 3 0
Mort 7 12 6 11 10 46
Mourir 0 8 1 4 2 15
Morts 2 1 0 0 0 3
Meurs 0 0 0 0 2 2
Meurent 1 0 0 1 0 2
Mourez 0 0 0 1 1 2
Meurt 0 0 0 1 0 1
Morte 0 1 0 0 0 1
Mortel 1 1 0 0 0 1
136
Mortels 1 0 0 0 0 1
Mourrais 0 0 0 1 0 1
Mourrai 0 0 0 0 1 1
Mourra 0 0 1 0 0 1
Meure 0 0 1 0 0 1
Mourant 1 0 0 0 1 0
Vengeance 2 1 0 0 2 5
Venger 0 0 1 2 0 3
Vengera 0 0 0 0 1 1
137
Tableau II, 8 : Polyeucte : Vocabulaire religieux- par Actes
Chrétien (+ 5 4 15 10 20 54
dérivés)
Dieu 3 8 3 16 11 41
Dieux 3 6 12 4 11 36
Ciel/ cieux 3 7 4 10 8 32
Dieux 7 6 6 1 8 6
Dieu 3 25 4 5 1 3
Chrétien (+ 13 16 6 3 10 4
dérivés)
Ciel/ cieux 3 17 5 0 5 2
138
Tableau II, 10 : Polyeucte : Dérivés du mot « chrétien »
Chrétien 3 3 8 2 11 27
Chrétiens 2 1 7 7 6 23
Chrétienne 0 0 0 1 3 4
139