Vous êtes sur la page 1sur 3

Document généré le 21 déc.

2022 11:56

Spirale
Arts • Lettres • Sciences humaines

Intime/extime
Quel autre? L’altérité en question. Sous la direction de Pierre
Ouellet et Simon Harel. VLB Éditeur, « Le soi et l’autre », 378 p.
Outland. Poétique et politique de l’extériorité de Pierre
Ouellet. Liber, 263 p.
Isabelle Décarie

Numéro 222, septembre–octobre 2008

URI : https://id.erudit.org/iderudit/16804ac

Aller au sommaire du numéro

Éditeur(s)
Spirale magazine culturel inc.

ISSN
0225-9044 (imprimé)
1923-3213 (numérique)

Découvrir la revue

Citer cet article


Décarie, I. (2008). Intime/extime / Quel autre? L’altérité en question. Sous la
direction de Pierre Ouellet et Simon Harel. VLB Éditeur, « Le soi et l’autre »,
378 p. / Outland. Poétique et politique de l’extériorité de Pierre Ouellet. Liber,
263 p. Spirale, (222), 38–39.

Tous droits réservés © Spirale, 2008 Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation des
services d’Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique
d’utilisation que vous pouvez consulter en ligne.
https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/

Cet article est diffusé et préservé par Érudit.


Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de
l’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à
Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche.
https://www.erudit.org/fr/
ESSAI

Intime/extime
QUEL AUTRE ? L'ALTERITE EN QUESTION OUTLAND. POETIQUE ET POLITIOUE
Sous la direction de Pierre Ouellet DE L'EXTÉRIORITÉ de Pierre Ouellet
et Simon Harel Liber, 263 p.
VLB Éditeur, « Le soi et l'autre », 378 p.

ce
<
u
-LU
a
Q u'est-ce que l'altérité?
Quelles sont les différences
entre l'autre du « grand
Dehors », de l'extériorité, celui qui se
profile à l'horizon du monde et
tue de l'altérité » (G. Asselin), que ce
« terrain mouvant » du soi et de l'au-
tre (J. C. Bailly), que l'envahissement
de notre monde par la figure de l'au-
tre et par une survalorisation du plu-
l'amitié chez Jacques Derrida) doit
être repensée d'abord à cause de « la
pénétration et de l'imprégnation de
plus en plus profondes et durables
des mondes de l'autre dans notre
litude » (G. Leroux), établie sur l'ab-
sence, la dette, un « vivre-avec »
basé sur ce qui manque : « C'esf l'al-
térité propre au manque qui me
pousse vers un autre, non pas pour
ui l'étranger en moi, qui fait corps avec ralisme, qui a eu pour effet de nous propre monde ». Il faut évidemment qu'il le comble mais pour qu'il
moi et que j'entends dans mon esprit, plonger dans un « tourisme de l'alté- prendre la mesure de ce métissage l'éprouve avec moi et fasse l'expé-
dans ma voix, ma pensée; comment rité » (É. Méchoulan), que cette des langues, des cultures et des tra- rience conjointe de cette altération
m différencier toutes ces données qui « notion polysémique et controver- ditions, et tenter d'en reconnaître les où l'on se croise non tant dans une
< sont et ne sont pas moi? Quel dia- sée » (P. Ouellet), difficile à saisir, effets sur le discours social. Mais identité commune que dans une alté-
logue possible entre cette altérité jamais entièrement comprise et pas plus que le repérage des marques rité vécue en commun. »
intime et l'autre, celle qui m'expose, toujours abordée avec toute la fi- que l'altérité comme " fait » a laissé
a. m'extériorise, cette autre, tout nesse et la prudence qu'elle mérite, sur notre culture, plus que la recon- À l'extrême de cette idée, l'autre
autre? Mais quel autre? Ce sont là aurait atteint une valorisation « par naissance d'un « thème » maintenant organisateur de ce collectif, Simon
les questions qui ont donné forme moments euphorique » (S. Harel). Par véhiculé ouvertement par la parole Harel, propose de repenser ce
aux nombreux débats, colloques, delà les critiques liminales que les commune, plus qu'une mise au jour manque dans ce qu'il a de plus tangi-
livres, ouvrages collectifs de l'équipe auteurs dirigent à la popularité gran- des mutations de l'altérité, il s'agit ble, de plus négativement tangible, à
de recherche Le soi et l'autre. Pen- dissante de l'altérité et aux déra- pour les participants de ce collectif savoir les disparus politiques. Harel
dant cinq ans, les nombreux mem- pages que cela implique, on peut lire de rappeler que l'altérité est aussi est excédé, et avec raison, par le dis-
bres du groupe, qui sont actifs au dans cette clôture des travaux un une « forme de vie », un ethos, une cours policé et bien-pensant sur l'al-
sein de plusieurs universités cana- « effort de théorisation », une « eluci- façon d'être au monde, dans un térité, un discours qui ne parle que
diennes et qui se sont associés à des dation critique », comme l'écrit Pierre monde qui « exige d'emblée une très peu « de manière concrète de
chercheurs internationaux comme Ouellet dans son introduction où il re- prise en compte de son altérité nos lieux de vie ». Et il poursuit : « Par
Jean-Christophe Bailly, Paul Audi et prend les grands points abordés par constitutive ». Pierre Ouellet avance souci de bien faire, nous répugnons à
Gérard Bûcher, ont tenté de répondre les équipes de recherche. Selon lui, de manière convaincante qu'« // faut promouvoir l'indifférence et faisons
à cette ultime question : quel soi? c'est l'échec des grands idéaux com- aujourd'hui faire l'effort d'imaginer preuve de lyrisme. L'étranger corres-
quel autre? Qui est cet autre dont on munautaires, politiques, sociaux et une communauté fondée non plus sur pond à une mise en scène projective
a beaucoup parlé au cours des trente religieux qui a mis à mal la notion un principe d'identité mais sur l'expé- où nous avons enfin la possibilité
dernières années? C'est en effet d'une identité rassembleuse et rience même de l'altérité la plus radi- d'être "autre". Mais cet imaginaire
l'heure des réponses et des bilans qui est à la base de l'étiolement cale qui met en cause jusqu'à notre (aussi généreux qu'il paraisse) ne
pour Le soi et l'autre, justement. Ce d'un « vivre-ensemble » prometteur. appartenance sociale et notre an- nous est pas utile dans les situations
collectif marque la fin d'un quinquen- L'identité collective comme fondation crage dans une histoire commune ». réelles de terreur et de trauma. À vrai
nat bien rempli si l'on en croit la d'une nation ou d'une communauté À l'envers du socius qui impose le dire, nous sommes inquiets tant la
longue liste de publications des (et dont les ramifications historico- partage de ce qu'une société peut culture nous semble représenter un
membres de l'équipe. Tout porte à politiques et philosophiques sont ex- avoir en commun, il faut penser un refuge, un espace protecteur. » Évi-
croire, d'ailleurs, à lire les contribu- plorées par Georges Leroux dans son « vivre-ensemble » « comme un appel demment, en écrivant cela, Harel
tions ici, que la question tant « débat- très beau texte sur l'hospitalité et fondé sur la reconnaissance de la so- plonge dans le débat qui oppose

1 AUTOUR DE VOUS_tête 29. tirage jet d'encre sur papier chiffon,

r 24 pouces x 84 pouces. Collection Bureau des affaires étrangères du Canada.


© Pascal Dufaux 2007.

38
esthétique et violence, réalité et Tremblay à propos des écrits de nale » où le cogito marque le début déplaçant quelque peu sur le terrain
métaphore. L'espace manque ici pour Klossowski : « L'étranger, c'est celui de l'adresse à l'autre, même si cet de l'histoire, de la politique et de la
parler de manière approfondie de cet qui me surprend, par sa manière de autre c'est d'abord et encore « Je ». langue. Il s'intéresse tout particu-
article provocateur, mais disons qu'il parler ou de penser, par sa manière Pour exemplifier cette idée, Bailly lièrement à la littérature moderne
vaut une lecture attentive... de dire, de faire ou d'arriver. Par sa cite le magnifique quatrain de et contemporaine ainsi qu'à l'art
manière d'être l'altérité. » Quand Fernando Pessoa qui cristallise à lui d'aujourd'hui comme terrain
cette surprise n'est pas contenue, seul cette altérité étrange et intime, d'étude pour tenter d'en révéler les
Altérité intime quand l'autre ne remplit pas le qui marque l'ouverture à soi puis à moments qui parlent d'un « à-pré-
et altérité extime contrat social, quand face à moi se l'autre, qui fonde le commencement sent », d'« éclats de temps », de
De manière plus générale, disons trouve plus que le néant, une indiffé- de l'altérité extime : « L'enfant « constellations de temps perdu ».
donc que les membres du collectif rence inexplicable, cet étonnement jouait/Avec une petite charrue/ll se Outland, c'est le lieu imaginaire
tentent d'identifier la place que l'au- des débuts se transforme en effroi ; sentit jouer/Et s'exclama : Je suis forgé à partir du néologisme que
tre occupe dans les objets du savoir angoisse devant l'autre qui ne me deux! » Deux, c'est « l'ouverture Melville a créé pour décrire sa pra-
qui leur sont propres et de montrer renvoie rien, qui ne me lance aucun initiale absolue », c'est ce qui tique d'écriture et dont parle Jean-
comment se définit l'altérité telle signe de reconnaissance. Gérard marque l'entrée dans l'altérité, le Pierre Sicre, cité par Ouellet : « Elle
qu'elle est exposée par Ouellet dans Bûcher montre ce « tour inquiétant » début de la reconnaissance. Du côté seule a le vrai goût de la mer, et
leur discipline respective. L'ouvrage a que les choses peuvent prendre dans de la mythologie grecque, c'est ceffe tonalité quasi musicale voulue
été découpé en trois grandes parties cette perspective (citant Giorgio Dionysos qui se rapproche le plus par Melville, cette âcreté sonore
(Philosophie, Esthétique et Éthique), Agamben) : « Lorsque la différence de cette dualité, de cette idée de qui lui faisait dire qu'il n'écrivait
mais le battement constant entre le s'efface (entre la nature et l'homme et l'étranger au cœur du soi, du mons- pas en anglais mais en outlan-
dehors et le dedans, entre l'altérité qu'ils] s'effondrent l'un sur l'autre — tre en soi, car il s'agit d'un dieu que dish... la langue du grand
en soi et le tout autre, configure aussi comme cela semble aujourd'hui se l'on ne connaît pas mais que l'on re- Ailleurs ! » Ouellet montre comment
les travaux des participants, faisant produire —[c'est] la différence entre connaît, parce qu'il est « né deux nous naissons dans le grand Dehors
voir un clignotement constant entre l'être et le rien, le licite et l'illicite, le fois » {dio-nysos), et que c'est lui et comment la langue nous vient,
l'intime et l'extime. divin et le diabolique [qui] disparaît qui se « livre à un jeu incessant de contrairement à ce que la pensée
[...] et à sa place, apparaît quelque voilement/dévoilement » (J.-Ph. populaire peut imaginer, d'un exté-
L'extérieur, cet Outland menaçant, chose pour lequel semblent nous Uzel), où la notion d'altérité est rieur qui est tout autre; il rappelle
parfois sauvage, dont parle Ouellet manquer jusqu'aux noms ». Une véhiculée par cet entrebâillement que nous naissons à notre langue
dans son plus récent essai (dont il réflexivité étrange naît de cette ren- constant entre la reconnaissance et peu à peu, à cette langue qu'on dit
sera question plus bas) est le lieu où contre inusitée qui peut aussi être l'étonnement. De plus, l'altérité qui maternelle mais que l'on doit appri-
l'altérité agit. Première altérité donc, celle entre l'animal et l'humain, un provient du chiffre deux est aussi voiser et qui nous vient d'abord et
cet autre qui est extérieur à moi et face-à-face dont émane une altérité celle qu'Anthony Wall analyse dans avant tout d'« Ailleurie », d'un lieu
qui vit outre moi. Ici, l'appartenance à qui « échappe à toute spécularité » son texte sur les portraits en pein- externe au soi et loin dans le temps
un même lieu n'est plus fondée sur la (G. Asselin), un moment de grâce ou ture qui donnent à voir un dialogue et dans l'histoire, mythiquement du
ressemblance, mais bien sur un écart, de torture où tout peut basculer dans muet entre deux personnages, où fond des temps. Outland s'intéresse
sur ce qui différencie : ce qui devient le monstrueux (Jean-Pierre Vidal). les gestes déployés et peints pour donc à « la portée sociale » d'un tel
commun, alors, c'est cette reconnais- bien entendre l'autre (main sous phénomène et montre avec poésie
sance ensemble de la différenciation. l'oreille) deviennent matière à comment il faut rester optimiste
Il y a de l'altérité, pourrait-on dire, Le monstre en soi synesthésie, où la vision devient quant à la possibilité prochaine
quand il y a * production de diffé- Mais l'altérité la plus monstrueuse, auditive et l'écoute visuelle, don- d'un « vivre-ensemble » où « la cité
rences » (S. Simon), quand il y a évé- la plus inquiétante, est sans doute nant à entendre/voir et à imaginer peut espérer renaître » grâce à une
nement hors-moi comme le montre celle de l'étonnement de l'enfant dans le même battement l'autre « réarticulation à vif de notre soli-
Éric Méchoulan : « l'autre est ce qui qui conjugue correctement les personnage qui se trouve à l'exté- tude intime [ . . J e t de notre finitude
arrive quand ce qui arrive fait événe- verbes qu'il emploie à la bonne per- rieur de la toile et ce, sans rien commune », entre le secret de ce
ment, le même est ce qui arrive sonne, cet instant miraculeux et savoir de lui sinon qu'il faut regar- que nous sommes au plus intime de
quand ce qui arrive est reproduit. » singulier où l'enfant dit finalement der le tableau pour l'écouter. Pour nous-mêmes et notre « être infini-
Cet événement doit être fondé sur la « Je » et s'en rend compte. Jean- finir, disons que Pierre Ouellet, pour ment exposé » dans l'horizon de
surprise, sur un double étonnement, Christophe Bailly s'intéresse préci- sa part, continue sa réflexion dans l'extime. S
ce que met de l'avant aussi Thierry sément à cette « scène pronomi- Outland sur ces questions en les

AUTOUR DE VOUS_tronc 15. tirage jet d'encre sur papier chiffon,


1 24 pouces x 93 pouces.

r © Pascal Dufaux 2007.

Vous aimerez peut-être aussi