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Gabrielle Pirotte

Nolan on Bradbury by William F. Nolan

Les chroniques de la Baleine d’or

« Regardez !

— Oh !

— Ah ! »
Sur une plaine de Waukegan, Illinois, la foule souffle, s’essouffle, s’étouffe, les yeux ronds devant
l’image de la majestueuse fusée framboise élancée couleur de rêve, du tonnerre plein les oreilles,
la bouche et la langue roses, tout de glace et de feu, abasourdie par ce tintamarre d’orgue de foire
qui s’éloigne puis disparait au loin, très loin.
Envolée.

« Maman ! appelle un petit garçon à la tignasse en broussaille, le doigt tendu. Ils vont sur Mars,
dis ? C’est là qu’ils vont, juuuusqu’à Mars, hein, maman ?
— Oui, répond la mère. C’est bien là qu’ils vont, Timmy. Sur Mars, juuuusqu’à Mars.

— Ah ! » soupire la foule immense, doucement, sans détacher les yeux de la fusée foraine, qui
s’élève toujours plus haut vers les rapides et les profondeurs sans fond de l’Espace.
Le vaisseau s’appelle la Baleine d’or et c’est un bon vaisseau avec un bon équipage. Il vole droit et
vite et jamais ne ralentit. À bord, des prêtres irlandais, de simples ouvriers mexicains, de robustes
représentants en paratonnerres, des gueux en guenilles débarqués de Dublin, mais aussi, des
robots qui ressemblent à s’y méprendre à des prêtres irlandais, de simples ouvriers mexicains, de
robustes représentants en paratonnerres et des gueux en guenilles débarqués de Dublin. Et bien
sûr, l’équipage : de braves hommes appelés Coore, Grow, Puttey, Droy, Long, et Just.

« Bon…, dit le capitaine Icarus Montgolfier LeBoon. Bien, sourit-il. Savez-vous à quoi ressemble
notre bon vieux soleil vu d’ici ? » demande-t-il en regardant encore et toujours l’Espace par le
hublot framboise, les mains sagement croisées derrière le dos. « On dirait une énorme boule
d’onctueux sorbet citron, oui c’est ça, une énorme boule d’onctueux sorbet citron, décrit-il en
souriant encore et toujours au hublot framboise.

— Très juste, capitaine ! observe l’anthropologue Puttey. On dirait le sorbet préparé par maman et
l’oncle Ned, la montagne de sorbet qui nous attendait dans nos assiettes quand on revenait de
l’école, le front moite et les joues écarlates, et qui sentait la vanille fraiche et la pelouse tondue au
début de l’été.

— Et pourtant, il est chaud ! s’émerveille Grow. Chaud comme dix mille fournaises allumées toutes
en même temps qui jamais ne s’éteignent. Chaud comme dix mille barbecues allumés pour dix
mille pique-niques de plages.

— C’est tout à fait ça », confirme le bon capitaine. Il vérifie la température : Fahrenheit 451. « Ah ! »
soupire-t-il.
Immobiles, en silence, tous contemplent le soleil chaud, chaud…

« Fichtre, capitaine, vous savez… hésite le lieutenant Puttey. Ces derniers temps, j’ai beaucoup
pensé aux abîmes de l’hyperespace, je me suis dit qu’il faut vraiment être fou pour y aller, à des
millions d’années-lumière de la Terre…

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Gabrielle Pirotte

— Grands dieux ! s’écrit le capitaine d’un ton exaspéré, on n’est même pas près d’être aussi loin !
Je vous suggère de consulter les cartes du ciel avant de vous lancer dans des métaphores
astronomiques.
— Quoi qu’il en soit, s’obstine Puttey, il ne faut pas avoir toute sa tête pour s’envoler comme ça
face aux terreurs et aux dangers qui nous guettent. Croyez-moi, capitaine, l’espace, c’est le
cimetière des aliénés.
— Vous êtes grand, Puttey, lui rétorque-t-il. Vous serez à la hauteur. Nous le serons tous. Nous
formons une équipe, ici, dans le vide intersidéral.
— N’empêche qu’on meurt tout seul…
— Oui, et ce, où que l’on soit, fait remarquer le sagace capitaine, le nez penché sur ses baskets.
Que l’on soit sur Mars, sur un astéroïde au fin fond de l’univers, ou sur notre bonne vieille Terre,
la mort est toujours une opération solo. »
La Baleine d’or dérive vers Mars, telle une plume portée par des vents polaires glacés et d’immenses
vagues de vent lunaire et des vents de la couleur du vin ancien, au parfum de Temps et d’Éternité,
des vents qui jamais ne cessent de souffler. « Sonnez la corne de brume solaire, commande LeBoon.
Nous approchons de la planète rouge. Préparez-vous — il fait nerveusement craquer ses doigts —
pour le débarquement.

— Que les saints nous protègent ! » couine le père O’Foy, le vieux prêtre robot irlandais rouillé.
La Baleine d’or plonge et s’échappe suavement de l’espace. Elle flotte comme une colombe et se
pose comme un faucon, en équilibre sur une colonne de feu qui, de sa gueule grimaçante, grille la
poussière rouge de Mars. Le sas siffle comme un serpent de cirque et toute l’équipée descend dans
le désert qui attend.

« Z’avez pas une p’tite pièce, m’sieur ? » demande une vilaine vermine vêtue d’un simple pagne
noué autour des reins, le corps couvert d’illustrations chatoyantes animées d’une vie propre. À part
ça, un physique somme toute très banal.

« Mazerlipopette, s’exclame le lieutenant Grow. Un humanoïde !


— Écoute voir, explique la vilaine vermine du désert, pas d’sou, pas d’mirage. Mais dépose un écu
dans ma paluche et hop tagada, cabriole, galipette, dégringole tout en haut de ce talus et mets t’en
plein les mirettes, car aussi vrai que j’m’appelle Will Strange, tu verras Kubilaï Khan ou New York
ou Port D’Espagne. Pour un sou seulement !
— Je n’ai pas de monnaie, avoue le capitaine LeBoon. Mais j’ai une carte de crédit solaire, ou bien
prenez-vous les chèques ? »
Sans laisser à Strange le temps de répondre, le lieutenant Just tire sept dards mortels de son pistolet-
abeille. La vermine s’écroule sur le sable rouge, tressaille, halète, soupire et profère : « Diantre… ».

« Pas de jurons ! » proteste le père O’Foy. Après quoi, Will Strange meurt, ses illustrations aussi.
« Désolé capitaine, je n’avais pas le choix, dit le lieutenant Just d’un air penaud. Mais franchement,
un humanoïde ? Tss, je n’y crois pas une seconde. D’après moi, c’était plutôt un alien hideux,
horrible, ignoble, velu, visqueux, vert, difforme et dégoûtant qui nous a tous hypnotisés, embrouillé
le cerveau, mis des idées tordues dans la tête, tout ça pour nous piéger, nous faire baisser la garde
et nous détruire jusqu’au dernier.

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Gabrielle Pirotte

— C’est faux, Just ! se fâche le capitaine. Et pour être franc, vous commencez à m’agacer. Tuer ces
aliens n’est pas la solution. Je suis sûr qu’il y a d’autres moyens de les aborder, et je compte bien
les découvrir ! »
Just trifouille le sable du bout du pied. « Pfff…, argumente-t-il.
— Je ne veux pas de tête brûlée sur mon vaisseau, s’irrite LeBoon. N’oubliez pas que les aliens,
c’est nous, ici. »

Le bon capitaine contemple ses pieds en souriant. « Je suis bien content de porter mes baskets, se
réjouit-il. Mes pieds sont à l’aise dedans et ils ont la douce odeur de quand on rentre chez soi après
une séance de baseball. »
Tous les hommes contemplent les belles baskets noires du capitaine.

« Dieu soit loué ! souffle le lieutenant Puttey. Savez-vous où j’aimerais être en ce moment,
capitaine ? J’aimerais me trouver tout là-haut, en haut de la grande colline, un jour de vent, en train
de faire voler le vieux cerf-volant en papier que papa m’avait fabriqué quand j’avais 10 ans et que
je n’étais encore qu’un sale garnement.
— Moi, j’aimerais courir sans jamais m’arrêter, intervient Droy, sous les arbres des nuits vanillées
de l’été, quand la lune de l’Illinois flotte dans le ciel, telle une larme de cristal. »
Les autres s’y mettent, leurs voix se mêlent, vont et viennent. Voilà qu’on parle de lâchers de
lanternes, de bananes bien mûres jaune citron, de barres chocolatées et des grands cornets glacés
fondants achetés au marchand Ding-a-Ling qui passait en faisant sonner ses clochettes les soirs
d’été, à l’heure où la chaleur fraichit, quand les étoiles luisent comme autant de lampes qui
illuminent les porches le long de la rue, oui c’est ça, comme les lampes qui illuminent les porches.
Pendant qu’ils parlent, le capitaine LeBoon continue de sourire à ses baskets souples, il se
souvient… Juan La Noche surgit comme une ombre de la mécanique du vaisseau et prend place à
côté de lui. Il retire son large sombrero de paille tout maculé de sueur. « Maria, ma concubine, est
grosse, annonce-t-il. Elle m’honorera bientôt d’un beau garçon ou d’une misérable fille.
— C’est une bonne chose d’être père, approuve LeBoon. Chaque petit être représente un nouveau
maillon de la chaine cosmique universelle. Nous devons tous saisir la corde de la vie sans la laisser
nous échapper. Pourtant, nous n’osons guère la tenir trop fermement, de peur de nous brûler. Ce
qu’il faut donc faire, c’est la tenir un peu lâchement et ainsi nous ne… »
La Noche s’éclipse, il ne comprend rien et il s’ennuie. Ses yeux sont comme deux pièces mortes
dans son crâne couleur de bronze.

« Une ville ! Une ville ! s’écrit Billy Droy, le doigt pointé vers l’horizon. Hourra ! Hourra ! »
Le capitaine LeBoon déniche une longue longue-vue et scrute les lointaines collines framboise qui
ne sont pas sans rappeler la bosse d’une grande baleine blanche. « Cela pourrait bien être le mirage
de l’autre vermine, se méfie-t-il.

— Non, non ! Une ville, une ville ! insiste Droy. Tudieu, nous avons réussi !

— Un peu de foi, mes frères ! Et ne dites plus ces satanés jurons ! hurle le prêtre robot O’Foy.

— Du nerf, mes fidèles compagnons ! exhorte le capitaine. Nous allons bientôt savoir ce qu’il en
est. Allez hop ! Tricotez des gambettes ! »

L’équipage tricote des gambettes jusqu’à la ville. « Mon Dieu ! murmure Long. C’est, c’est…

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Gabrielle Pirotte

— Greenboil, Illinois, dimanche après-midi, 1928, achève Icarus LeBoon. Mais… c’est impossible ! »
Et pourtant. Sous leurs yeux, une rue bordée d’érables et de chênes où des chiens jaune pipi lèvent la patte
sur des bouches d’incendie d’un rouge flamboyant, comme un défi lancé aux hommes. Ici, des Bearcats
hurlantes remplies d’étudiants atones, des flasques au bout des doigts et des manteaux puants en raton laveur
sur les épaules. Là, d’immenses panneaux publicitaires pour des pilules laxatives ; de vieilles maisons rococo
en train de pourrir sur place dont les porches abritent des grand-mères séniles somnolant sur un rocking-
chair, de la bave au coin des lèvres ; des enfants au derrière crasseux qui jouent aux billes et renversent des
poubelles rances sur les pelouses étincelantes.

« Je n’aime pas beaucoup ça… », dit le capitaine à voix basse. Il fronce les sourcils d’un air sombre.

« Peut-être, suggère le lieutenant Puttey, qu’on a traversé une sorte de portail temporel et qu’on est revenu
en 1928, quand tout était propre et beau sauf le racisme, et que la bourse flambait. »
Trois mendiants irlandais s’approchent en traînant des pieds, tout de haillons vêtus et de bubons sertis.

« Laissez-nous y aller, supplient-ils. Si rien de grave ne nous arrive à O’Donnovan, Mike Fogarty et moi-
même, Jamie O’Hennessey, les pauvres mendiants, sales, ignares et aveugles de Dublin que nous sommes,
c’est que ça ne risque rien pour vous.
— Ce que bêlent ces pauvres mendiants sales et ignares me semble pertinent, déclare Long. Envoyons-les
dans la ville.

— Banco, Long ! accepte LeBoon. Va pour ces pauvres mendiants ! »


Malheureusement, avant qu’ils n’aient le temps de bouger un orteil, le lieutenant Just se précipite et, à l’aide
de son pistolet-abeille, il se met à arroser de dards mortels les enfants crasseux, les chiens pisseux, les grand-
mères baveuses et les étudiants galeux. Ils geignent, grognent, pleurnichent, agonisent et périssent tous, la
main sur la poitrine.
Le silence.

« Mmh. C’est bien ce que je craignais… soupire LeBoon. Le lieutenant Just semble avoir la gâchette
nerveuse. Ce n’est pas ainsi qu’on va se faire des amis ici, sur Mars. »

Just fait volte-face, le pistolet-abeille encore fumant. « Mais vous ne voyez donc pas, capitaine ? C’était un
piège ! Un maléfice terrible et perfide. Ils contrôlent notre esprit. Cette rue n’était pas là, enfin n’est pas là,
pas pour de vrai, enfin pas vraiment pour de vrai. C’était en fait…

— Lieutenant Just ! le coupe-t-il. Vous êtes en état d’arrestation spatiale. Allez vous claquemurer dans vos
appartements ! Foncez, et que ça saute ! »
Just fonce et saute jusqu’à la fusée, bougonne « flûte ! » et claque le sas derrière lui.
Le capitaine s’avance dans un silence de cathédrale le long de la rue encombrée de cadavres et tachée de
sang, à l’ombre des érables et des chênes : « Morbleu ! Quel fourbi ici !
— Hé ! » appelle Billy Droy, là-bas au loin, en secouant les bras d’un air excité, un grand sourire sur le visage.
« Venez voir par ici !

— Hop hop hop, mes joyeux compagnons ! » les presse le capitaine.


Là-bas au loin, ils s’arrêtent net, ébahis par ce qui se trouve sous leurs yeux : une rue pavée, des charrettes
branlantes tirées par des chevaux aux yeux éteints et à l’échine courbée ; des vieillards portant des casquettes
durcies par la crasse et d’épais cache-cols, des pipes en argile calées entre les gencives ; des vieilles chaumières
et des grandes églises en pierre ; des airs chantés par des Irlandais ivres, qui s’échappent des pubs telle une
fumée légère.

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Gabrielle Pirotte

« Dublin ! souffle le père O’Foy, en chair et en os ! »


Le capitaine LeBoon fronce les sourcils d’un air sombre. « C’est absurde, ça ne tient pas debout. »
Le lieutenant Puttey se précipite vers les portes battantes du Dooley’s Pub. « De la bière, s’extasie-t-il, du
whiskey irlandais ! Il passe la tête à l’intérieur. Peut-on y goûter, capitaine ? Je vous en prie !
— Du poison ! » rugit une voix familière derrière eux, celle du lieutenant Just… Il bouscule Puttey et
rebelote, il pulvérise le pub à coup de dards mortels. « Prenez ça, et ça ! »
Les chansons irlandaises s’interrompent. Le silence règne désormais à l’intérieur. Le silence du ravin illinois
profond, oh, si profond, sous la lune qui a la forme d’une citrouille givrée d’Halloween et la couleur d’un
sorbet orange, lorsque même les grillons ont tiré leur révérence. Exactement ce genre de silence là.
« Bon sang, Just ! s’indigne le capitaine LeBoon, n’étiez-vous pas en état d’arrestation spatiale et condamné
à vous claquemurer dans vos appartements ?
— Mais capitaine, il faut bien que quelqu’un vous protège ! Aussi ai-je choisi d’enfreindre vos ordres.
— Eh bien, vous êtes en état de double arrestation ! Maintenant, retournez à la Baleine, et fissa ! Allez hop,
sautez ! »
O’Foy s’avance vers LeBoon. « Une pauvre âme respire encore, là-dedans. Une bonne vieille femme et sa
harpe argentée comme l’aile d’un ange.
— Alors traînez-la dehors, qu’on la questionne, ordonne-t-il. Ah, et dites-lui qu’elle n’a rien craindre, nous
venons en paix.

— Tout de suite, capitaine ! »


Le père O’Foy ramène la vieille femme qui cligne des yeux à la lumière cendrée du jour. Elle tire une grande
harpe argentée derrière elle.
Elle éructe bruyamment. Elle recommence une deuxième fois, puis une troisième, et encore une quatrième.
« Je suis le capitaine Icarus Montgolfier LeBoon, et voici mes braves compagnons, nous venons de très loin,
de la planète Terre. Nous avons voyagé à bord d’un vaisseau spatial super chouette, le premier de nombreux
qui vont un jour s’abattre sur votre planète telle une nuée de sauterelles d’argent, oui c’est ça, une nuée de
sauterelles d’argent. Il hésite, un peu essoufflé. Mais qui êtes-vous exactement ?
— Mon p’tit nom c’est Molly Mallone, m’sieur, répond-elle.
— Profession ?
— J’gratouille ma harpe pour m’faire rincer l’gosier et piper une pincée d’tabac à un p’tit galopin. »
Sa main sèche et fripée s’envole, telle une colombe, et se pose sur les cordes de sa harpe argentée.
« De la pluie ! s’exclame le lieutenant Grow. Ma parole ! On dirait vraiment le son clair et doux de la pluie.
— On dirait, ajoute Tom Long, dix mille gouttes de cristal qui tombent sur dix mille maisons endormies.
Le chant de toute la pluie jamais tombée et qui tombera jamais. » Il éclate en sanglots.
« Oui… acquiesce le capitaine, les yeux fermés, et oui. »
La vieille femme sourit de toutes ses gencives tandis que, de ses doigts d’araignée, elle joue Limerick Is My
Town, The Lovely Isle of Innisfree, et Doin’ It in Dublin.
« Hé, la vieille ! Tu connais Laughin’ on the Liffey ? s’enquiert le lieutenant Puttey.
— Dame oui ! »

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Les notes s’élèvent de la harpe et frétillent dans l’air frais.


« Ah ! » soupire le capitaine LeBoon. Et lui aussi, il éclate en sanglots.
« Ah ! » soupirent Droy et Long, et aussi Just.
« Ah ! » soupirent Coore et Puttey.
Et tous d’éclater en sanglots. Et la joyeuse vieille de culbuter en avant et de s’écraser sur le pavé.
« Morte… Partie rejoindre les étoiles… Elle a été touchée par un des dards de ce fichu pistolet-abeille,
précise le père O’Foy, chaque note la rapprochait un peu plus de l’au-delà… Que Dieu bénisse son vieux
corps sec et fripé.
— Bigre, qu’est-ce que j’aime la bonne musique !
— Hé ! hèle Billy Droy depuis l’autre bout de la rue sordide de Dublin. Venez voir par là !
— Allez, les amis, encourage LeBoon. »
Ils courent. Ils s’arrêtent. Ils regardent, bouche bée.
« Oh mon Dieu ! trémule le bon capitaine.
— Maria ! s’émerveille Juan La Noche, à la vue de sa femme en sueur. Voyez ! Délectez-vous de cette vision.
Savourez ces images comme du vin d’été. Nous sommes chez nous !
— Aa-eeee ! » braille Maria en trottinant laborieusement vers eux, son châle serré autour des épaules. Un
remarquable poil noir frémissant pousse férocement dans sa narine gauche. Elle est grosse et ses cheveux
sont d’une couleur qu’on rencontre bien après minuit, lorsque les rues sont noires et remplies de choses
bien plus sombres que le vieux M. La Mort lui-même, mais quand même moins sombres que les grands
abîmes de l’Espace sans haut, ni bas, ni cotés. Elle éclate en sanglots. « Juan dit vrai, s’écrit-elle, c’est bien
notre patria, c’est Guadalajara ! Aa-eeeeeee ! »
Devant eux s’étalent des cahutes en terre, des rues pavées en adobe cuit noir, des murs de pierre sèche et
un cimetière blanc comme un gâteau de mariage. À côté du cimetière, les catacombes. Juan s’y précipite et
ouvre d’un coup sec la grande porte en bois enfoncée dans la riche terre.
Il recule, le souffle coupé. « Là en bas, dit-il doucement, les morts sont au garde-à-vous comme une armée
de soldats, attachés aux murs, la bouche ouverte d’horreur. Leurs cris sont silencieux, mais on les entend
quand même. Leurs orbites sont vides, et pourtant ils voient La Mort. Leurs doigts osseux griffent l’air
fétide. Les os de leurs jambes s’arquent et se tordent comme des gressins dans un four. Ayeeee ! Ce sont
ceux qui sont morts, les momies dressées de Guadalajara ! Que c’est bon d’être chez soi !
— Mmh, ça ne sent pas bon, capitaine… signale Tom Long.
— C’est la vérité, opine Maria en se pinçant le nez. Les muertos ne sentent pas la rosa. Nom de Quetzalcoatl,
Juan, ferme cette puerta ! »
La grande porte se referme dans un claquement de tambour : BAM !
« Il y a quelque chose que je ne comprends pas dans tout ça, considère LeBoon. Ce n’est pas — il cherche
le mot juste — normal ! »
À cet instant précis, un vieux gardien de nuit rabougri s’approche d’eux. « Je suis un vieux gardien de nuit
rabougri, et vous, fiston, vous allez arrêter de tuer les figurants et me débarrasser les planches.
— Figurants, planches…, cogite le capitaine LeBoon. Corbleu, je crois que je commence à comprendre ! »

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Gabrielle Pirotte

Les braves retiennent tous leur respiration, ils attendent que leur capitaine élucide le mystère. Soudain, la
lumière se fait. Il sautille, danse, pépie. « Oh, mes loyaux compagnons, ne voyez-vous pas ? Ne comprenez-
vous pas, chacun d’entre vous, la vérité pure et simple ? »
Ils secouent la tête, tous, retenant encore leur respiration. Le capitaine crie les mots, les mots importants,
les mots qui rendent tout pur et simple : « Mars c’est Hollywood !
— Bon, pas exactement, crachote le vieux gardien de nuit. Ici, c’est Television City. Moi, je l’appelle la prairie
du monde, mais ça, c’est parce que je suis un vieux gardien de nuit au cœur tendre. Hollywood, le vrai
Hollywood est à quelques kilomètres d’ici. J’vais vous dire, prenez Fairfax Street jusqu’à Sunset Boulevard,
tournez à droite, dépassez La Brea et ensuite…
— Sacrebleu, explose LeBoon, notre radiogoniomètre spatial incroyablement cher et complexe doit s’être
complètement détraqué. Camarades, nous avons réatterri sur la Terre, purement et simplement. »
Les braves recommencent à respirer, ils savent que leur capitaine a enfin élucidé le mystère. « Il n’y a rien
qu’un petit détail qui continue de me chiffonner… admet-il.
— Et quoi donc ?
— Qui était la vermine du désert qu’on a tué au début, près du vaisseau, ce type illustré qui vendait des
mirages ?
— Ah ça ! C’était un élément perturbateur, révèle le vieux gardien de nuit, et rien ni personne ne peut
expliquer un élément perturbateur. Ils sont insaisissables. »
LeBoon hoche la tête. Il fronce les sourcils d’un air sombre.

« Alors, capitaine ? On fait quoi maintenant ? » demande Billy Droy.


Le bon capitaine LeBoon se balance lentement dans ses belles baskets noires, en faisant craquer ses doigts
blancs, si blancs.
Le silence.
« Eh bien, je ne sais pas trop, confesse-t-il avec une moue de gamin. Quoique… J’ai toujours voulu être un
acteur, devenir une grande star, voir mon nom en tête d’affiche, porter la veste dorée d’Elvis et me faire
alpaguer par une horde d’adolescentes aux formes généreuses complètement survoltées. Il se tourne vers
son équipage. Alors, qu’en dites-vous, on joue ?
— Oui-da ! s’enthousiasme l’équipage, jouons ! »
Le vieux gardien de nuit bâille. « Le bureau de casting est quelques rues à l’ouest, les informe-t-il. Dites-leur
que c’est Ed Poe qui vous envoie. En plus, avec tous les figurants que votre aliéné a tués de son pistolet-
abeille, ils auront bien besoin de remplaçants.
— Hourra ! Hourra pour M. Poe ! » applaudit le père O’Foy.
Alors, Juan La Noche, Maria, les trois mendiants irlandais sales et ignares, Billy Droy, Tom Long et les
lieutenants Grow, Coore et Puttey, tous se mettent à hurler : « Hourra ! Hourra ! »
Ils tournent le dos à l’imposante fusée d’or et courent, bondissent, s’élancent en un courant, une marée, une
crue, une rivière cristalline, cap sur le bureau de casting !
Le vieux gardien rabougri les observe s’éloigner en secouant sa vieille tête rabougrie et peste « maudits
crétins » avant de cracher dans la poussière silencieuse.

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