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Sans condition

Blanchot, la littérature, la philosophie


@ L'Harmattan, 2009
5-7, rue de l'Ecole polytechnique; 75005 Paris

http://www.librairieharmattan.com
diffusion.harmattan@wanadoo.fr
harmattanl@wanadoo.fr

ISBN: 978-2-296-08201-4
EAN:9782296082014
Olivier HARLINGUE

Sans condition
Blanchot, la littérature, la philosophie

L'Harmattan
NOUS, LES SANS-PHILOSOPHIE
Collection dirigée par Gilles Grelet et François Lamelle

L'appel constant à la philosophie, à sa défense, à sa dignité, ne peut faire


oublier qu'elle-même appelle les humains à se ranger à l'ordre du Monde, à se
rendre conformes à ses fins, bonheur, intelligence, dialogue et correction. Nous,
les sans-philosophie, ne participons pas de cette entreprise de mondanisation :
nous cherchons une discipline de rébellion à la philosophie et au monde dont la
philosophie est la forme étemitaire, pas un remaniement de plus ou un simple
doute sur leurs valeurs et leurs vérités. Nous sommes en attente d'une seule
régularisation: celle du « génie », par la méthode. Plutôt que les propriétaires
de la pensée, nous sommes les prolétaires de la théorie, en lutte avec la suffisance
des maîtres-philosophes. Qu'on la dise gnostique, matérialiste, non-philosophique,
théoriste, seule importe sa puissance de désaliénation, c'est-à-dire d'invention.
Il y a de la philosophie, mais la philosophie n'est pas (réelle). Nous, les sans-
philosophie, faisons acte d'ultimatum.

Dans la collection:

Jean-Luc Rannou, La Non-philosophie, simplement, 2005


Gilles Grelet (diL), Théorie-rébellion. Un ultimatum, 2005
François Lamelle (éd.), Homo ex machina, 2005
Jacques Fradin, La Voie pauvre de la rébellion, 2006
Jacques Fradin, La Science des pauvres. Traité de la richesse mortelle,
2006
François Lamelle (éd.), Fabriques de l'insécurité, 2007
François Lamelle, Mystique non-philosophique à l'usage des contem-
porains,2007
Patrick Fontaine, Platon autrement dit, 2007
Hugues Choplin, L'espace de la pensée française contemporaine. A
partir de Levinas et Laruelle, 2007
Patrice Guillamaud, Qu'est-ce que vivre? Renonciation et accomplis-
sement, 2008
A mes parents.

Je tiens à remercier François Lamelle dont les recherches n'ont cessé de


nourrir et de renouveler mon regard sur les œuvres et la pensée de M. Blanchot.
Merci aussi à F. Laruelle et à Gilles Grelet pour leur grande patience et pour
leur accueil dans leur collection «Nous, les sans-philosophie ».

Merci à Arnauld de Lépine, amateur plus qu'éclairé, qui n'a pas craint de
lire une version encore provisoire de mon texte.
Enfin, je ne remercierai jamais assez Hugues Choplin non seulement pour
sa relecture approfondie et avisée, mais aussi et surtout pour la discussion qui
en a découlé.
AVERTISSEMENT

Le présent ouvrage est la version remaniée de ma thèse de philosophie,


réalisée sous la direction de Catherine Malabou et soutenue en décembre 2005
à l'Université Paris-X Nanterre. Le titre de cette thèse était Maurice Blanchot
et la philosophie.
Si, grâce à sa généralité tout académique, ce titre disait bien alors
l'exigence de confronter l'œuvre critique et théorique de Blanchot à la
philosophie elle-même, il n'exprimait pourtant pas encore ce qui m'apparaît
désormais comme l'enjeu réel de tout mon travail: affirmer et penser l'écriture
comme rupture inconditionnelle ou radicale. C'est en effet essentiellement
autour de cette affirmation et de l'aplastie qui en est indissociable que Blanchot
non seulement bouleverse totalement la question du rapport de la littérature et
de la philosophie, mais aussi et surtout nous propose une image de la pensée
immédiatement désintégrée ou non-intégrable - soit l'exigence de la pensée
hors de tout programme ou de toute termino-logie littéraire et/ou
philosophique. Si, chez Blanchot, tout commence dans/par la littérature; si
c'est bien en fonction de l'examen du phénomène littéraire de l'écriture que
Blanchot nous amène à nouer un certain rapport «non-philosophique» avec la
philosophie - il n'en demeure pas moins qu'il y a aussi chez lui une
exacerbation sans réserve de l'écriture «au-delà» de tous les champs
théoriques possibles. Toute la «dynamique », toute l' « explosibilité» de sa
pensée et de son œuvre réside même dans l'intensification intransigeante de
cette exacerbation. Aujourd'hui, c'est précisément, pour ne pas dire
uniquement, sur cette intensification que se concentre mon attention, et ce
d'autant plus qu'elle seule nous donne la possibilité de penser ou de
«théoriser» la rupture réelle/radicale, c'est-à-dire (une) rupture réellement
irréductible/sans condition, réellement a-plastique et non-dialectique.
A la lumière de ces quelques remarques préalables il devient donc évident
que la publication de ma thèse nécessitait, pour commencer, l'invention d'un
nouveau titre qui, au-delà de tout académisme, puisse dire immédiatement et
dans sa radicalité même l'exigence et l'intransigeance de la rupture qui est au
cœur de toutes mes recherches sur Blanchot et la philosophie. Ce nouveau titre
(Sans condition, Blanchot, la littérature, la philosophie), que je dois à
l'attention et à l'amitié de Gilles Grelet, a donc valeur de manifeste ou de mot
d'ordre: il ne se contente pas d'exprimer un sujet mais est ce sujet même ou,
plus précisément encore, il en est l'action même. Sans condition: de la rupture,
il n'y a rien à penser - que son inconditionnalité; nul ne saurait penser en
fonction de la radicalité de la rupture sans se rendre - et donc sans rendre la
pensée, comme on rend les armes - à l'abîme de cette inconditionnalité.
A travers ce nouveau titre, il importait donc aussi, avant tout, de déclarer
sans aucun ménagement et de poser immédiatement l'inconditionnalité de la
rupture comme un ultimatum: ultimatum posé à tout ce qui nous interdit
d'exacerber réellement la rupture; ultimatum posé aussi à tout ce qui est et à
tous ceux qui sont susceptibles d'empêcher la découverte et l'intensification de
la rupture à même les textes de Blanchot.
Loin donc de toutes les perspectives historiographiques ou comparatistes, je
préfère donc et ne veux que me rendre à Blanchot lui-même, et ce d'autant plus
si cela seul permet d'en réveiller effectivement l'intransigeance irréductible.
Autrement dit, il y a chez Blanchot un certain sens de la terreur - non
seulement une théorie de la terreur mais une terreur de la théorie: un
«théorisme»? - que, aujourd'hui, bon nombre de ses commentateurs
« officiels» ne veulent plus du tout entendre ni faire résonner et c'est justement
ce sens que je veux au contraire (ré)affirmer par delà tous les travestissements
critiques possibles. Le parti pris ou, plus précisément encore, l'exigence de se
rendre à Blanchot lui-même est la source unique du caractère
fondamentalement «endogène» ou «monographique» de mon travail: se
rendre à Blanchot, cela consiste, pour l'essentiel, à le lire en lui-même et pour
lui-même, à s'y enfermer littéralement, et ce à seule fin de pouvoir réellement
(dé)montrer jusqu'à quel point - extrême - il défait et démonte l'exercice
même de tout penser. Se rendre à Blanchot implique donc, d'entrée de jeu,
d'être prêt à le considérer comme un absolu - défaisant tout rapport, «défait de
tout rapport, donc aussi de tout rapport pensable, qui le lierait à un [...] "autre
que lui" 1 » ! Je sais à quel point cette approche « intégriste» peut déplaire à ou
choquer certains de ceux qui prétendent se soucier non seulement de l' œuvre,
mais de l'avenir de Blanchot. En effet, on m'a déjà objecté que, en ne
contextualisant pas ses écrits, en ne les ouvrant pas assez sur autre chose
qu'eux-mêmes, je ne réussissais au mieux qu'à les fétichiser. Toujours selon
ces mêmes détracteurs, à trop vouloir « sauver» l' événementialité du neutre et
de Blanchot, je ne parviendrais, tout compte fait, qu'à les réduire, les
neutraliser, les figer ou les scléroser. Mais à bien y regarder et à bien y
réfléchir, je préfère de loin - en décidant résolument de considérer Blanchot
comme ab-solu - prendre le risque du fétichisme plutôt que de céder et de
contribuer au relativisme ambiant. A mes yeux, si danger de fétichisme il y a,
celui-ci reste toujours un moindre mal comparé à celui qui consiste à ne plus du
tout être capable de lire et de penser un auteur en lui-même et pour lui-même.
Si une «métaphore» certes un peu scabreuse m'était permise, j'affirmerais
donc que je préfère le fétichisme à l'échangisme qui est, selon moi, en passe de
devenir, si ce n'est déjà fait, l'idéologie -1'« idéosphère»? - dominante dans

I
Jean-Luc Marion, L'Idole et la distance, p. 185. Les références précises de tous les textes que
nous citons sont données, à la fin de notre ouvrage, dans la bibliographie; seuls les textes de
Blanchot cités ne sont pas précédés, en note en bas de page, du nom et du prénom de leur auteur.
10
tous les champs de la réalité et donc aussi, en particulier, dans le domaine des
études littéraires et philosophiques. Se rendre à Blanchot c'est donc aussi, en
définitive, s'efforcer de ne pas/plus l'échanger avec autre chose que lui-même.
N'est-ce pas là le seul et véritable moyen d'en évaluer réellement la portée
radicale? Au lecteur désormais d'en juger.
L'autre parti pris fondamental de ma lecture de Blanchot n'est autre que la
reconnaissance et l'affirmation, d'entrée de jeu, de l'hégémonie de la
philosophie. On ne peut en effet lire et comprendre mon approche de la pensée
et de l'écriture de Blanchot sans admettre d'emblée non seulement cette
hégémonie, mais aussi la toute puissance et la suffisance qui en sont
indissociables. Autrement dit, on ne peut, selon moi, réellement rendre compte
de tous les enjeux inhérents au dégagement de la question de l'écriture comme
rupture radicale sans admettre l'hégémonie de la philosophie en tant que
l'élément natif de ce même dégagement: la rupture de l'écriture est d'autant
plus radicale que la discursivité - le logos - philosophique est, de fait et de
droit, littéralement indépassable! Telle est bien la donnée apparemment
paradoxale qui ne cesse de déterminer essentiellement la pensée et l'écriture
ou, plus précisément encore, la pensée de l'écriture et l'écriture de la pensée,
chez Blanchot. Ce dernier est d'ailleurs lui-même parfaitement conscient de
l'importance et du poids irrécusables de cette détermination quand il affirme,
par exemple, et ce à plusieurs reprises, la toute puissance et l'indépassabilité du
système hégélien comme réalisation de la philosophie elle-même. Pour
commencer, j'invite donc tout lecteur à prendre effectivement au sérieux la
philosophie en tant que telle, c'est-à-dire à prendre au sérieux non seulement
son hégémonie (soit à admettre la philosophie comme déterminant toujours-
déjà l'exercice même de toute pensée et de toute écriture), mais aussi la place
de celle-ci dans ou à même les textes de Blanchot. C'est en effet en partant de
là qu'il deviendra peu à peu possible, en enchaînant les réductions aux
réductions, de penser l'écriture et la rupture non pas contre mais sans la
philosophie et donc aussi sans l'idée toujours et encore philosophique d'un
quelconque dépassement de la philosophie.
C'est grâce aux travaux de François Laruelle que j'ai pris effectivement
conscience de l'hégémonie de la philosophie et c'est la raison pour laquelle je
ne saurai enfin achever cet avertissement sans déclarer tout ce que je dois à ces
mêmes travaux, tout en soulignant aussi la distance qui m'en sépare.
Je leur dois avant tout l'idée même de la non-philosophie: non seulement
l'expression elle-même, mais l'usage de la philosophie qu'elle sous-entend. Il
me semble en effet que l'un des principaux apports de F. Laruelle est de nous
permettre d'envisager une « critique» de la philosophie qui échappe réellement
à toutes les modalités à travers lesquelles la philosophie elle-même n'a cessé et
ne cesse encore de se discuter - de s'auto-alimenter - en s'auto-critiquant, en
s'hétéro-critiquant ou, enfin, en se méta-critiquant. Plus précisément, la non-
philosophie laruellienne nous permet notamment de penser qu'il est possible de

11
déjouer le dernier avatar de la critique philosophique de la philosophie: la
déconstruction. Avec F. Laruelle nous pouvons en effet découvrir des
modalités de penser qui, en nous permettant d'accéder à un usage rien que non-
philosophique du tout de la philosophie, nous permettent aussi non seulement
d'identifier, mais d'échapper à l'amphibologie constitutive de toutes les
modalités déconstructrices de la philosophie. Et cette amphibologie n'est autre
que celle de la philosophie elle-même en tant que mixte ou jeu
inextricable/irréductible de philosophie et de non-philosophie; jeu donc où la
philosophie, en se déployant comme allées et venues indéfinies de l'une à
l'autre, prétend être effectivement toujours maîtresse à la fois du philosophique
(le Même) et du non-philosophique (l'Autre). Autrement dit, en rendant
possible la mise au jour des conditions d'une non-philosophie réelle, c'est-à-
dire qui n'est plus du tout l'autre face de la philosophie, F. Laruelle ouvre la
voie d'une «délimitation» radicale de l'Auseinandersetzung comme ultime
position encore philosophique de la critique de la philosophie; et, ce faisant, il
rend d'autant plus problématiques et discutables les prétentions non-
philosophiques de ses principales figures: Heidegger, Levinas, Derrida, Jean-
Luc Nanc/... La non-philosophie de F. Laruelle, par la pensée qu'elle rend
seule possible, m'a donc permis non seulement de prendre conscience de la
présence d'une exigence « non-philosophique» chez Blanchot, mais, aussi et
surtout, de poser la question de sa radicalité par rapport à toutes les figures
déconstructrices de la philosophie. Et c'est aussi précisément dans ce cadre que
je me réserve donc le droit, à certains moments (peu nombreux) de mon étude,
d'emprunter certaines perspectives de la non-philosophie laruellienne pour
interroger, à la lumière de ses propres exigences «non-philosophiques », le
rapport de Blanchot avec la philosophie. Cependant, il n'en demeure pas moins
que mes propres recherches sont malgré tout, en ce qui concerne un certain
nombre de points fondamentaux, absolument éloignées de la non-philosophie
de F. Laruelle. Mon travail à partir de Blanchot n'est pas un essai de non-
philosophie laruellienne. Non seulement il ne l'est pas, mais il ne peut pas
l'être, et ce du fait même du «principe» unique qui ordonne en dernière
instance toute la théorie de F. Laruelle. Chez ce dernier, la non-philosophie
n'est en effet possible qu'en fonction de l'Un compris comme immanence
radicale; ici seul l'Un détient donc la possibilité même de toute théorie non-
philosophique de la philosophie. Or, il en va tout autrement pour moi puisque
j'envisage, avec Blanchot, la possibilité d'une théorie« non-philosophique» de
la philosophie non pas selon l'Un, mais exclusivement en fonction de la
différence (du) neutre. Autrement dit, bien loin de F. Laruelle, c'est en
définitive à cette seule et unique question: une « non-philosophie» selon (le)
2 Dans les déconstructions, que chacune de ces figures déploie de façon propre, la philosophie
devient « une explication fondamentale» avec elle-même, soit « une Auseinandersetzung [...] :
[...] un débat ou [...] un démêlé pour s'impliquer et s'exclure réciproquement» (J.-L. Nancy, Le Partage
des voix, p. 14) par rapport au tout de la tradition philosophique.
12
neutre est-elle possible? que sont aussi essentiellement consacrées les pages
qui suivent.

Olivier Harlingue, Guyancourt, mars 2009.

13
INTRODUCTION

1. Littérature et philosophie: une conjonction inqualifiable

1.1. Le fait, la nécessité et la dissymétrie du rapport de la littérature et de


la philosophie chez Blanchot
Blanchot et la philosophie, Blanchot sans la philosophie? Un sujet
immense et bien trop large à en croire ceux qui se contentent d'exploiter
l'œuvre de Blanchot à travers la série de ses soi-disant thèmes. Un sujet aussi
inextricable pour qui n'entend que contextualiser ses écrits.
Or, même si ces derniers ne peuvent certes, en tant qu'écrits, échapper aux
analyses et aux découpages thématiques ou aux contextualisations de tous
ordres (historique, politique, éditoriaL..), on peut malgré tout se poser la
question suivante: la pensée dont ils témoignent ne mérite-t-elle pas un
meilleur traitement, meilleur tout d'abord en ce qu'il ne se réduirait plus à un
simple traitement thématique et contextualisant et nous conduirait, ce faisant, à
mettre en question tous les rapports à travers lesquels se noue d'ordinaire la
critique philosophique et/ou littéraire?
Il importerait donc, d'entrée de jeu, de ne pas considérer la philosophie
comme un thème particulier que nous pourrions isoler de la myriade des autres
thèmes susceptibles d'être extraits des textes de Blanchot. Ceux-ci ne sont pas
une mine où chacun, à partir du thème qu'il y a préalablement pioché et
prélevé, peut creuser sa propre galerie, son propre point de vue. La question de
la philosophie chez Blanchot, laquelle n'est autre que la question du rapport de
la littérature et de la philosophie, nous ne l'avons pas extraite, prélevée ni
détachée de ses écrits comme si elle pouvait, par un geste tout emprunt
d'extériorité, être mise à part, être abstraite. Une telle abstraction, toujours
artificielle et superficielle, entache nécessairement cela même qu'elle
distingue: alors nous étudierions certes l'œuvre de Blanchot du point de vue de
son rapport avec la philosophie, mais sans jamais échapper au risque de réduire
celui-ci à un simple aspect, particulier et non essentiel, voire secondaire ou
annexe, qui donc ne nous permettrait pas comme tel de toucher (à) la
spécificité de la pensée et de l'écriture blanchotiennes. Or la philosophie n'est
pas un détail, négligeable, de l'œuvre de Blanchot; bien au contraire, non
seulement toute cette œuvre s'ébauche, s'écrit et se détaille en se mêlant à ou
de la philosophie, mais en faisant cela elle répond aussi moins à un choix qu'à
une nécessité: celle qui lie indéfectiblement littérature et philosophie.
L'indéfectibilité de ce lien - le fait que la littérature et la philosophie ne
peuvent pas ne pas s'exposer l'une à l'autre - et l'abîme qu'il représente pour
la pensée et l'écriture sont en effet cela même que Blanchot ne cesse
d'interroger.
Mais pourquoi la littérature, dans sa pratique et sa pensée, devrait-elle se
confronter à la philosophie? Ne s'est-elle pas en grande partie développée,
écrite et pensée sans recourir à la tradition philosophique? La plupart des
écrivains n'écrivent-ils pas, de fait, dans la plus grande ignorance ou
indifférence à l'égard de cette tradition, ce qui ne nous empêche pourtant pas
de considérer leurs textes comme de la littérature? En fait c'est la possibilité
même de l'indifférence à l'égard de la philosophie qui doit être interrogée si
nous voulons avoir une chance de bien comprendre la nécessité objective qui
nous interdit de penser l'écriture et la littérature en faisant abstraction de la
philosophie.
Le « dialogue» entre littérature et philosophie dont l' œuvre de Blanchot est
l'incessant déplacement peut apparaître bien artificiel et superflu aux yeux de
ceux qui croient qu'il est possible de faire de la littérature ou de la penser sans
se préoccuper le moins du monde de philosophie, comme s'il suffisait, pour se
libérer ou se défaire de celle-ci, de la négliger purement et simplement. Mais,
Heidegger nous l'a assez répété, «on ne surmonte jamais l'essentiel en lui
tournant le dos et en s'en délivrant apparemment par un simple oubli [...] [, c]ar
l'essentiel revient toujours] », tout comme la philosophie qui n'est autre que
son appel et son recueillement. Ainsi on peut certes écrire en négligeant la
philosophie, mais cela ne peut en aucun cas suffire à faire de l'écriture et de la
pensée alors mises en œuvre une écriture et une pensée réellement sans
philosophie. Une telle indépendance est en réalité tout bonnement impossible
car la philosophie nous détermine de part en part : elle nous comprend et nous
tient toujours-déjà - à jamais? - par le langage dont elle est la logique même
en son auto-réflexion et en son auto-nomie. La philosophie recueille et
rassemble en effet toutes les ressources du langage et de la signification.
Autrement dit, nous n'avons pas d'autre langage que celui que parle et écrit la
philosophie. Tout le monde n'est pas effectivement philosophe mais quiconque
parle et/ou écrit appartient aussitôt à la philosophie ou ne peut pas ne pas la
présupposer comme la loi même de tout langage signifiant: la philosophie, en
tant que langage du langage, règne donc sans partage sur chacun d'entre nous.
Par le langage, la littérature est donc aussi, fatalement, encore de la
philosophie, encore sous l'emprise de sa législation: de son lexique, de sa
syntaxe et de sa grammaire. Cette domination ou hégémonie spontanée et
générale de la philosophie, non seulement Blanchot en a une conscience aiguë,
mais ilIa prend au sérieux notamment en en reconnaissant l'illimitation même:
loin de nous appartenir, le langage, parlé ou écrit, est le «sortilège» par
l'entremise duquel la philosophie nous possède encore et toujours; et cette
possession ne pourra être un tant soit peu exorcisée qu'au prix d'une véritable
lutte du langage contre lui-même. De par le langage, la littérature est donc

1 Heidegger, Schelling, p.18.

16
nécessairement avec la philosophie: du fait même du langage, qui constitue
rien de moins que leur être-en-commun, littérature et philosophie sont
d'emblée nécessairement exposées l'une à l'autre; et le langage est non
seulement l'origine irréductible de cette nécessité, mais le milieu ou l'élément
unique de cette exposition. C'est là en quelque sorte la seule présupposition
admise par Blanchot; et la refuser ou la négliger reviendrait à la fois à ne pas
vouloir lire ses textes et à ne pas pouvoir en évaluer la portée.
Enfin Blanchot ne se contente pas de reconnaître la nécessité de cette
conjonction qui toujours-déjà rapporte l'une à l'autre littérature et philosophie;
il en souligne aussi la dissymétrie foncière due essentiellement au caractère
législateur et hégémonique de la philosophie: celle-ci ne peut en effet se
rapporter ou être exposée à quoi que ce soit sans vouloir aussitôt se
subordonner ou maîtriser non seulement les modalités du rapport, mais ce avec
quoi elle est alors mise en relation. On comprend mieux dès lors pourquoi la
littérature, bien que pas au-delà du logos, ne peut pourtant pas se libérer
effectivement de la philosophie: susciter du « non-philosophique» au contact
même de la philosophie est donc le destin apparemment contradictoire de la
recherche littéraire blanchotienne. Mais ce destin cesse d'apparaître
contradictoire dès lors qu'on prend la peine de l'interpréter de la façon
suivante: « le passage au-delà de la philosophie ne consiste pas à tourner la
page de la philosophie, (ce qui revient le plus souvent à mal philosopher) mais
à continuer à lire d'une certaine manière les philosophes. 2 » Le rapport entre
littérature et philosophie, tel qu'il s'impose chez Blanchot ne peut donc que
nous conduire à «poser expressément et systématiquement le problème du
statut d'un discours empruntant à un héritage les ressources nécessaires à la dé-
construction de cet héritage lui-même3 ».

1.2. Le «pas au-delà» du logos et le maintien d'un rapport avec le capital


de la philosophie: une double exigence contradictoire?
Dès lors qu'on prend la peine d'embrasser, d'un seul regard, l'ensemble de
ses œuvres critiques et théoriques, on ne peut manquer de constater que le
recours à la philosophie constitue de fait un trait qui caractérise de part en part
les écrits de Blanchot. En effet, de Faux pas à L'Ecriture du désastre, en
passant par La Communauté inavouable, Blanchot «utilise» ou «dialogue
avec» la philosophie de façon plus ou moins intensive et, ce faisant, élabore sa
pensée de l'écriture à travers une véritable mise en jeu du tout de la
philosophie. Mais il apparaît aussi que cette mise en jeu est tout sauf simple:
non seulement Blanchot n'est pas et ne prétend pas être à proprement parler un
philosophe (au sens universitaire et professoral-professionnel du terme) mais,
aussi et surtout, il s'efforce explicitement de jouer avec ou de la philosophie
sans faire son jeu. En ce qui concerne la philosophie, Blanchot ne joue même
2 Derrida, L'Ecriture et la différence, p. 421-422.
3Ibid.,p.414.
17
en quelque sorte que pour perdre; ou, encore, il n'accorde place à la
philosophie que pour la dé-penser radicalement à même son lieu propre et,
ainsi, lui retirer la sûreté et la suffisance de toute position ou auto-position
assignable. Mais comment penser la possibilité même de ce jeu inouï avec la
philosophie où il s'agirait de miser afin de perdre toute mise et, par là même,
de rendre impossible le jeu lui-même? Un tel jeu n'est-il pas illusoire et
contradictoire, illusoire parce que contradictoire? L'une' des principales
ressources de la philosophie ne consiste-t-elle pas en effet à toujours nous
imposer en retour son propre jeu aussitôt que l'on prétend jouer avec elle ou se
jouer d'elle? Comment donc le jeu pourrait-il bien, sans se contredire, se
défaire de ce dont il joue ou le déjouer et, ainsi, ne plus en être fonction?
Arrêtons-nous quelques instants sur ces questions afin de rendre plus explicite
la contradiction qui les sous-tend toutes.
De Blanchot, on connaît surtout le souci de la littérature ou, plus
précisément, le souci de la littérature qui, réduite à «elle-même », n'a plus
d'autre tâche que celle de trouver son essence en affrontant indéfiniment
l'absence de toute essence qu'elle est devenue. Ainsi bon nombre de
commentateurs insistent-ils justement sur le fait que la radicalité de la pensée
de Blanchot consiste principalement à penser la littérature et l'œuvre littéraire
en elles-mêmes ou en tant que pure recherche non seulement de leur origine
mais de l'origine. Or pour penser ainsi la littérature en dehors de toutes
subordinations, il faut, d'une part, lui faire subir une épochè radicale et, d'autre
part, déployer un penser et une écriture qui soient vraiment fonction de cette
épochè. Autrement dit, si nous suivons à la lettre les descriptions courantes de
la démarche de Blanchot alors nous ne saurions penser la littérature réduite à
elle-même4 sans soumettre immédiatement la pensée en son entier à un
appauvrissementS aussi extrême que celui que la parole littéraire et/ou poétique
présuppose comme la condition unique de l'incondition de sa littérarité et/ou de
sa poéticité. Parvenir à une pensée qui ne serait, en tous ses mouvements, que
la «paupérisation» et l'affaiblissement extrêmes de la pensée; penser dans
l'oubli de toute pensée; s'efforcer de dégager les conditions d'une pensée
réellement sans condition, réellement hors discours, c'est-à-dire au plus haut
point désengagée et désencombrée de ses attributs, de sa fonction et de sa
suffisance - de sa maîtrise et de son pouvoir - philosophiques: tel est bien, en
effet, comme le remarquent la plupart des commentateurs, l'objectif principal

4
Soit la littérature devenue recherche infinie d'elle-même ou mouvement d'écrire, c'est-à-dire
« parole de rien» (L'Ecriture du désastre, p. 144) où le langage n'a d'autre tâche que celle de
« parler pauvrement, vainement, dans l'oubli, la défaillance, l'indigence - l'extinction du
souffle: seules marques de poésie» (ibid.).
5 La parole fragmentaire, que Blanchot met en œuvre d'abord dans L'Attente l'oubli puis dans Le
Pas au-delà et L'Ecriture du désastre, répond notamment à cette exigence d'appauvrissement de
la pensée.
18
de Blanchoë. Or, à la lumière de cet objectif qui, pris à la lettre, revient à
mettre en œuvre une pensée philosophiquement sans ressources, comment
comprendre ou ne serait-ce qu'admettre la persistance de la philosophie, de
matériaux philosophiques, au sein des textes de Blanchot? Ce dernier ne se
contredit-il pas en affirmant à la fois l'exigence d'un appauvrissement sans
limite de la pensée et la nécessité de recourir encore aux ressources ou au
capital de la philosophie? Un tel recours ne compromet-il pas d'emblée toute
idée d'appauvrissement de la pensée en condamnant le suspens du logos, qu'un
tel appauvrissement est censé accomplir, à appartenir encore et toujours au
logos? Appauvrir la pensée par l'intermédiaire d'un certain usage du capital
philosophique, comme semble le revendiquer et le faire Blanchot, n'est-ce pas
se condamner à ne mettre en œuvre qu'un appauvrissement relatif de la pensée
qui, comme tel, ne sera jamais qu'une nouvelle philosophie ou qu'un nouveau
mode de l'asservissement philosophique de la pensée? Ou, encore, comment
Blanchot peut-il, sans se contredire, accomplir le pas au-delà de la rationalité
et de la discursivité philosophiques tout en maintenant une certaine relation
avec celles-ci? A elles seules, ces questions et les deux exigences
apparemment contradictoires qui en sont indissociables montrent assez bien le
caractère éminemment problématique de la présence, au sein des textes
critiques et théoriques de Blanchot, d'un ensemble riche et diversifié de
matériaux philosophiques.
La contradiction qui sous-tend toutes les questions que nous venons de
poser peut sembler, dans un premier temps, être effectivement un trait
caractéristique de la pensée et de l'écriture de Blanchot. Lui-même semble
d'ailleurs souligner le caractère contradictoire de sa démarche lorsqu'il déclare
par exemple que cette contradiction ou « discordance [...] est une donnée [...]
[qui] existe comme problème, problème non pas frivole, mais à porter
difficilement, problème d'autant plus difficile que chacun des termes
discordants nous engage absolument et que leur discordance, en un sens, nous
engage aussi7 ». Mais ce caractère contradictoire n'est en fait qu'une apparence
et considérer qu'il est un trait objectif de l'œuvre de Blanchot témoigne tout au
plus d'une mésentente foncière de la subtilité même du rapport que celle-ci
noue avec la philosophie. Plus précisément, cela revient à ne pas pouvoir ni
vouloir voir que le rapport à la philosophie passe, chez Blanchot, par la
recherche incessante d'un non-rapport qui échapperait à toutes les logiques
traditionnelles - pour ne pas dire philosophiques - du rapport. Blanchot, en son
jeu même avec le tout de la philosophie, serait en effet éminemment
contradictoire s'il avait la prétention de se confronter à ou d'affronter la
philosophie, se plaçant, par là même, dans l'espace d'un rapport déjà
6
L'on peut aussi, comme Hugues Choplin (cf. son dernier ouvrage: L'espace de la pensée
française contemporaine, A partir de Lévinas et Laruelle), considérer que la pensée est, chez
Blanchot, sans pouvoir, c'est-à-dire ni forte ni faible (affaiblie ou appauvrie).
7 Blanchot, deuxième des cinq textes préparatoires de la « Revue internationale» publiés in
Lignes, nOlI (septembre 1990), p. 183.
19
philosophique. Autrement dit, il n'y aurait bien contradiction - entre l'exigence
d'un appauvrissement radicale de la pensée et la persistance du capital
philosophique - que si l'on se contentait, pour penser et mettre en œuvre un tel
appauvrissement, de chercher à dépasser la discursivité philosophique. Si tel
était le cas, si donc Blanchot se plaçait dans un rapport critique de négation, de
contestation de ou d'opposition à la philosophie - oubliant, ce faisant, la leçon
de Hegel8 : toute négation est négation de quelque chose qui, en retour, la
détermine et la limite de façon immanente - alors et seulement alors, nous
pourrions affirmer, en nous inspirant de Derrida, que la contestation
blanchotienne de la philosophie est comme telle encore et toujours relative
puisque la philosophie, qui ne cesserait de s'y échanger et de s'y entretenir
avec elle-même, demeurant ainsi toujours en réserve, y «conserve[rait alors
encore] la mise, reste[rait encore] maîtresse du jeu [...] [et] le limite[raitt ».
Or, tel n'est pas le cas.

1.3. Mise en question de la philosophie en tant que «se rapporter à» en


général ou de l'abandon de l'idée même de relation
En effet, Blanchot ne se rapporte pas à la philosophie sans avoir au
préalable examiné toutes les modalités (philosophiques) du rapport lui-même.
Qu'il soit rapport d'identité immédiate (rapport mystique ou de fusion) ou qu'il
soit rapport de différence médiatisée (rapport dialectique), dans tous les cas le
rapport n'est jamais qu'un échange entre deux termes réciproques et relatifs
l'un par rapport à l'autre et il ne vise qu'à s'achever lui-même comme identité
ou unité réalisée de ses deux termes. Tout rapport est donc essentiellement
subordonné à l'Un et à l'identité et, dans cette mesure, le sens unique et ultime
de tout rapport est qu'il n'y ait à proprement parler plus de rapport, qu'il n'y ait
plus aucune distance entre les termes mis préalablement en relation. En ce qui
concerne la philosophie, Blanchot tâchera donc toujours, avant tout, d'échapper
à toute dualité, à tout binarisme, et ce afin d'échapper à la logique du rapport
ou de la relation qui «attir[ e] toujours la pensée dans la commodité des
échangeslO ». Pour rendre compte de la place de la philosophie au sein de son
œuvre critique et théorique, il importe donc, pour commencer, de bien
comprendre que Blanchot ne se contredit pas en maintenant à la fois une
certaine présence de la philosophie et l'exigence du pas au-delà de la pensée et
de l'écriture philosophiques: c'est parce qu'il n'est ni épigone ni ennemi de la
philosophie qu'il se contredit d'autant moins et peut prétendre échapper à la
8 Hegel, Phénoménologie de l'Esprit, Préface, p. 67.
9 Derrida, L'Ecriture et la différence, p. 376.
10 « Jamais ou bien ou bien, logique simple, ni tous deux ensemble qui finissent toujours par
s'affirmer dialectiquement ou compulsivement (contrariété sans risque) ; toute dualité, tout
binarisme (opposition ou compossibilité, fût-ce comme in-compossible) attirent la pensée dans la
commodité des échanges: les comptes se feront. Eros Thanatos: deux puissances encore; Un
domine. La division ne suffit pas, dialectique inaccomplie. Il n'y a pas la pulsion de la mort, les
poussées de mort sont arrachements à l'unité, multitudes éperdues» (L'Ecriture du désastre, p. 78).
20
critique derridienne évoquée précédemment. De plus, il apparaît que Blanchot
s'entretient avec la philosophie avant tout en menant une recherche incessante
sur la mise en rapport ou en relation - par com-préhension présupposant une
distance et un affrontement toujours relatifs entre deux termes co-présents -
dont elle est le déploiement. Ainsi la question du pas au-delà du discours et de
la pensée philosophiques se joue essentiellement en tant que délimitation,
dégagement et neutralisation du religare ou du relegere philosophique ou, plus
précisément encore, comme recherche d'une pensée et d'une écriture
absolument a-religieuses et, par là même, non-philosophiques. C'est donc
parce qu'il s'efforce de penser et d'écrire selon ou dans la « pure déliaisonI1 »
que Blanchot ne peut manquer de s'entretenir avec la philosophie qui n'est
autre que la pensée rapportée à sa propre origine: « l'intimité ou la différence
intime [...] en tant que possibilité du se rapporter à en général12. »
Comment dé-lier radicalement la pensée d'elle-même, c'est-à-dire de l'art
même de lier et de rassembler qu'est la philosophie? Telle est la préoccupation
essentielle de Blanchot. La question la plus profonde, la question (du) neutre,
qui ne se pose pas, n'est autre que la question d'une pensée qui n'est plus ou ne
peut plus être rapport à ou relation à quoi que ce soit, qui n'est pas même
rapport à l'impossibilité de tout rapport et de toute relation - question donc
absolument sans terme, inassignable et irréductible, à laquelle aucune réponse
ne saurait succéder, qu'aucune réponse ne saurait clore. Penser et écrire hors de
tout rapport ou en faisant en sorte que la pensée et l'écriture ne soient plus
uniquement le mouvement plastique de la mise en forme de quelque rapport ou
relation que ce soit à un objet ou à un sujet - voilà bien l' « ambition» ou
l'obsession qui détermine intimement le «dialogue» de Blanchot avec la
philosophie.
Alors que le souci constitutif de la philosophie n'est autre que celui de nous
re-lier essentiellement au cœur des choses ou au fond même du réel et de nous
permettre, ce faisant, de nous le réapproprier comme notre propre fond, notre
vérité propre ou notre être authentique; alors que la philosophie cherche avant
tout à re-conduire l'homme à l'intimité même du réel tout en considérant que
c'est uniquement en élaborant une telle relation qu'il pourra de lui-même
accéder authentiquement à la propriété d'un soi; alors, donc, que la
philosophie ne cherche jamais qu'à re-lier (retourner) l'homme à (vers)
l'extériorité pour le re-lier (retourner) effectivement à (vers) lui-même -
Blanchot nous expose à une pensée et à une écriture qui ont abandonné ou
oublié l'idée même de relation. Et c'est dans l'abandon ou l'oubli de toute
relation qu'il s'astreint aussi à poser et à penser la question de la communauté.
Là réside son actualité incomparable. En effet, fidèle au trait fondamental de
notre temps - qui se caractérise par la déhiscence généralisée ou la
décomposition radicale de tous les liens et de toutes les relations possibles -,

Il
P. Lacoue-Labarthe, La Poésie comme expérience, p. 90.
12
Ibid., p. 95.

21
Blanchot ne cherche pas ou plus à nouer (penser) de nouveaux liens et, par là
même, il demeure au plus haut point contemporain puisqu'il n'hésite pas à
porter le trait même de notre temps à sa conséquence extrême: l'épuisement
irréversible de l'idée même de relation ou de rapport.
A la lumière de ces quelques remarques, il nous apparaît d'autant plus
important de souligner les limites de l'ouvrage de Marlène Zaraderl3. Dans
L'Etre et le neutre, M. Zarader aborde l'œuvre de Blanchot uniquement du
point de vue de son rapport à la philosophie et c'est la raison pour laquelle,
étant donné notre sujet d'étude, nous ne pouvons éviter de nous confronter à
cet ouvrage. Ce dernier, s'il a le mérite incontestable de poser la question du
rapport de Blanchot avec la philosophie, n'en demeure pas moins, en ce qui
concerne sa façon même de formuler et de répondre à cette question, des plus
problématiques. Il l'est d'autant plus que son auteur y aborde la question du
rapport de Blanchot avec la philosophie tout en faisant comme si celui-ci ne
s'était pas lui-même posé la question du caractère toujours-déjà philosophique
de tout rapport. Ainsi, M. Zarader non seulement ne voit la recherche de
Blanchot que comme l'achèvement (donc comme le prolongement extrême) de
la philosophie sous sa forme phénoménologique, mais aussi utilise, pour
décrire le rapport de Blanchot avec la philosophie, un rapport que lui-même
s'est efforcé de neutraliser. Ce rapport peut être rapidement décrit de la façon
suivante: après avoir tout d'abord affirmé qu'il y a une expérience absolument
initiale (celle de « la nuit») qui oriente toute la recherche de Blanchot, et ce
notamment dans son rapport à la philosophie; donc, après avoir dégagé et
identifié la source même de la pensée et de l'écriture blanchotiennes, M.
Zarader ne voit plus en celles-ci qu'un effort pour retourner à ou pour retrouver
la radicalité et la pureté de cette source, laquelle apparaît dès lors comme un
terme-origine; enfin, M. Zarader inscrit le rapport à la philosophie dans la
perspective unique du retour ou de la fidélité à l'expérience de la nuit et ainsi
Blanchot peut apparaître avant tout comme un critique de la phénoménologie.
Autrement dit, la nuit - « le rien en sa pure nullitë4 » - est, selon M. Zarader,
le terme inamovible que Blanchot voudrait résolument penser et dire et qu'il ne
peut penser et dire que contre la phénoménologie puisque la nuit n'est autre
que la possibilité même de l'impossibilité de toute phénoménologie. Toute
phénoménologie ne pouvant en tant que telle opérer le retour et être fidèle à la
nuit, celle-ci apparaît donc, dans L 'Etre et le neutre, comme le point de
concentration à partir duquel Blanchot se confronte aux différentes figures de
la phénoménologie. M. Zarader réduit donc le rapport de Blanchot à la
philosophie à un simple rapport de terme (<<la nuit ») à (contre) terme (<<la
phénoménologie ») et surtout, elle laisse aussi entendre que toute l'œuvre de
Blanchot obéirait à une logique unique: celle du mouvement de retour à la
pureté initiale d'un commencement identifiable comme tel. Or cette logique

13
M. Zarader, L'Etre et le neutre, A partir de M. Blanchot.
14
Ibid., p. 256.

22
d'un retour à un initial, à l'initialité d'un point-source, maintes fois mise en
œuvre en philosophie, peut difficilement être appliquée à l'œuvre de Blanchot.
En effet, celle-ci a en propre de ne se recueillir ou concentrer dans rien de
propre, pas même dans la propriété du rien ou de quelque inappropriable ou
impropre que ce soit. Ainsi, on ne saurait y privilégier «un point d'origine
propre »15- et cela que ce soit sous la forme d'une expérience ou d'une notion
- d'où partirait (dériverait) et vers lequel reviendrait tout le sens de l'écriture et
de la pensée, « point avec lequel, par conséquent, tout le sens [de celles-ci] se
confond[rait] »16. L'impossibilité de toute ultimité - laquelle, qu'elle soit de
départ (initiale) ou d'arrivée (finale), finit toujours par se donner et se
rassembler en la présence consistante et une d'un terme insigne toujours-déjà
susceptible de guider et de conférer maintien et tenue à la pensée - est
l'élément de la pensée de Blanchot, laquelle se déploie donc sans point de
départ ni point d'arrivée. Ce faisant, pensée et écriture sont radicalement a-
destinales - désœuvrées-désœuvrantes - et c'est la raison pour laquelle on ne
saurait, comme le fait M. Zarader, les réinscrire dans « le schéma dérivatif qui
gouverne [non seulement] la métaphysique» 17,mais la phénoménologie.
Parce qu'elle est avant tout le lieu incommensurable, toujours re-marqué et
re-tracé, d'« un incessant différé [de l'origine et] de la fin, [d'June
irréductibilité du mauvais infini18», l'œuvre critique et théorique de Blanchot
échappe au « fantasme de toute la métaphysique [qui] consiste à vouloir - sans
même le savoir - contrarier la pulsion voyageuse (la structure extatique de la
carte devançant tout départ), à mettre de l'ordre dans la course: savoir d'où
l'on part, où l'on va19». Autrement dit, les écrits de Blanchot, si jamais ils
« commencent », ne «commencent» qu'avec l'impossibilité d'un tel savoir,
c'est-à-dire avec l'impossibilité de tout commencement et la «dérive»
indéfinie de toute arrivée. Quand il s'entretient avec la philosophie, Blanchot
n'a donc pas l'intention ni la prétention (naïve) de dire mieux ou plus que la
philosophie. Il ne s'agit pas de revenir à un non-dit ou à un impensé dont nous
aurions été écartés et éloignés par la dérive philosophique. Ou, encore, il ne
s'agit pas de retourner la dérive qu'est la philosophie - c'est-à-dire dériver à
l'envers ou détourner le détour même de la dérive - afin de mettre au jour le
port d'attache, jusqu'alors dissimulé et passé sous silence, de toute philosophie.
Chez Blanchot, la littérature n'est à aucun moment considérée comme
détentrice du sens, de la vérité ou de l'origine de la philosophie et, plus
précisément encore, la littérature et la philosophie demeurent absolument
indérivables l'une de l'autre: on ne saurait donc, par exemple, jamais accéder à
l'une par J'intermédiaire de la critique de l'autre. Il serait donc des plus

15
J.-L. Nancy, Le Sens du monde, p. 33.
16
Ibid.
17 C. Malabou, La Contre-allée, p. 18.
18 Ibid., p. 188.
19 Ibid., p. 186.

23
dommageables de distinguer, d'une part, une réflexion sur la littérature et,
d'autre part, une réflexion sur la philosophie, tout en faisant de celles-ci deux
véritables blocs dont il s'agirait tout au plus d'organiser la confrontation et
l'afftontement. Tout ce que nous venons de dire précédemment nous interdit en
effet de recourir à une telle appréhension dualiste ou binaire. La littérature et la
philosophie sont bien présentes tout au long de l'œuvre de Blanchot, mais elles
ne sont co-présentes que dans la mesure inouïe où, exposées au sans-fin de
l'écriture, elles ne peuvent plus faire bloc (chacune à part soi ou en soi) en tant
que la littérature et la philosophie. Autrement dit, il est question de la
littérature avec la philosophie, de la philosophie avec la littérature, et ce alors
même que la question de l'être-avec ou de l'être-à est reposée et reprise
dégagée, déprise de tous les rapports possibles (lesquels ne sont jamais que des
rapports de possibilité, d'effectivité). Par conséquent, au cours de notre étude,
nous ne pourrons aussi éviter de nous questionner sur la nature de notre propre
rapport aux textes de Blanchot: comment en effet les aborder ou les approcher
(les étudier), eux qui s'ingénient - en un mouvement « sans dénouement, sans
perspective20» - à déjouer tout abord, toute approche, tout accès et toute
atteinte?
Qu'est-ce que Blanchot peut bien encore faire avec ou de la philosophie?
S'agit-il même encore de pouvoir faire quoi que ce soit avec ou de la
philosophie? Ce non-rapport que Blanchot nous presse d'inventer ne passe-t-il
pas notamment par l'élaboration d'un penser qui ne serait plus un pouvoir faire
(avec ou de) ? Ne plus exercer la pensée ni l'écriture, voir en l'écriture le
suspens même du pouvoir et de l'exercice de la pensée; voir en l'écriture cela
même qui - immanent à la pensée - l'expose toujours déjà au dehors, c'est-à-
dire à l'impossibilité de tout rapport (de soi) à soi; voir en l'écriture une
« circularité» qui neutralise toute réflexivité et, par là même, tout exercice,
lequel ne saurait être sans être un s'exercer, l'exercice d'un soi qui y éprouve et
comprend l'effectivité indissociable de son vouloir et de son pouvoir - telle est
l'exigence (diversement formulable) à laquelle nous devrons tenter de répondre
pour penser et dire ce rapport des plus paradoxaux, parce que sans rapport, à
travers lequel Blanchot touche à la philosophie, d'un toucher toujours multiple
qui la traverse littéralement et l'expose à être sans cesse à travers soi sans
qu'aucun soi (aucun propre) ne puisse plus arrêter l'emportement de cette
traversée.
Nous indiquions plus haut que nous ne pourrions réellement prendre la
mesure de la subtilité inouïe de son rapport à la philosophie sans considérer
tout d'abord qu'il n'y a, chez et pour Blanchot, absolument aucune
contradiction entre d'une part l'exigence d'un appauvrissement illimité de la
pensée et, d'autre part, la diversité et la richesse du capital philosophique
sollicité. On pourrait nous objecter que l'affirmation, d'entrée de jeu, de cette
non-contradiction est prématurée et surtout arbitraire. Or elle l'est d'autant

20
L'Attente l'oubli, p. 17.

24
moins que Blanchot non seulement la fait sienne mais la considère comme
étant l'un des traits essentiels de notre époque. En effet, dans un de ses textes
consacrés à la philosophie de Lévinas, Blanchot déclare d'emblée: « Il y a une
vingtaine d'années, Lévinas écrivait: "ce siècle aura donc été pour tous la fin
de la philosophie", mais terminait sa phrase par un point d'exclamation qui en
modulait le sens et peut-être le renversait. Cette adjonction ponctuelle était
particulièrement bien venue, puisque notre époque, destinée à porter en terre la
philosophie, s'inscrira peut-être comme l'une des plus riches en philosophes (si
le mot riche peut encore ici passer pour pertinent), marquée de part en part par
les recherches philosophiques, par une rivalité sans pareille entre sciences,
littérature, philosophie, celle-ci ayant nécessairement le dernier mot qui ne
réussit pas à être le dernier!. »Notre époque porte donc à l'extrême l'exigence
de la fin de la philosophie, mais elle porte aussi en elle un renouvellement et un
enrichissement historiques de la recherche philosophique. Notre époque
reconduit de façon radicale la philosophie à sa propre disparition tout en
assurant pourtant sa sur-vie par la démultiplication de ses formes et de ses
champs d'investigation. Du point de vue de la philosophie, notre temps
accomplit donc un double geste qui consiste, indissociablement, à
délimiter/défaire et à développer/redéployer la philosophie. Ce double geste
n'est pas seulement un trait objectif de la pensée de notre temps, il révèle aussi
objectivement la ressource infinie de la philosophie, c'est-à-dire ce pouvoir
qu'elle détient de toujours demeurer grâce au ou dans le mouvement même de
sa disparition ou finition. La philosophie vit de (son) mourir et notre époque
porte au plus haut point cette force contre-nature par laquelle la philosophie ne
cesse de se diversifier. La co-présence de l'exigence d'une tout autre pensée et
du capital du tout de la philosophie, loin d'être contradictoire, témoigne donc
plutôt du fait que Blanchot s'applique tout particulièrement à interroger la
philosophie à même sa propriété paradoxale: cette propriété, il s'agit non
seulement de la mettre au jour mais aussi et surtout de la mettre à l'épreuve en
tant qu'elle est encore une propriété et par là même une puissance et un
pouvoir. On pourrait dire que l' œuvre critique et théorique de Blanchot est
comme la scène d'un théâtre sur laquelle le jeu philosophique est re-joué afin
d'en exposer l'inappropriable et l'impouvoir et d'y exposer la pensée et son
écriture. S'il y a quelqu'un qui prend la philosophie au sérieux, c'est donc bien
Blanchot. Plus précisément encore, nous verrons, avec lui, que nous ne
parviendrons à nouer un rapport autre que tout rapport avec la philosophie
qu'en la prenant littéralement au mot. C'est à même l'in-finition de la
philosophie - in-finition que notre époque met effectivement au jour de façon
multiple - qu'il va donc nous falloir rechercher le rapport tout autre ou sans
rapport. Dans un premier temps il importera donc non seulement de saisir le
tout de la philosophie en l'illimitation même de l'in-finition qui ne cesse de le
(dé)constituer, mais aussi de comprendre ce qui malgré tout retient, restreint ou

21«Notre compagne clandestine », in Textes pour E. Lévinas, p. 79.

25
limite encore cette illimitation comme le philosophique en tant que tel. Dès
lors, toute la recherche consistera en quelque sorte à être absolument fidèle à la
philosophie, c'est-à-dire à l'être plus qu'elle ne l'est vis-à-vis d'elle-même, et
ce en ne retenant plus ou en généralisant l'in-finition qui lui est immanente.
C'est donc en jouant totalement son jeu que nous parviendrons à déjouer non-
philosophiquement, à même la philosophie, la philosophie en tant que telle.
Ceci étant dit, nous ne devons pas tomber dans la facilité qui consiste à
considérer que la littérature serait en son écriture même la détentrice d'une
vraie in-finition, c'est-à-dire d'une in-finition sans limite, qu'il suffirait
d'importer, de transposer ou de transverser dans la philosophie pour pouvoir en
libérer ou en déchaîner effectivement l'in-finition propre. Cette vision22 a ceci
de fâcheux qu'elle réduit l'écriture (littéraire) à un pur et simple moyen de
libération de la pensée philosophique et, ce faisant, dérive encore celle-ci de
celle-là: la littérature devient alors comme le secret, l'en-soi - et donc dans
une certaine mesure le propre - de la philosophie qui n'aurait donc plus qu'à
porter attention, comme en littérature, à l'écriture pour pouvoir exercer à
l'extrême sa force d'in-finition et être radicalement en-soi et pour-soi. Ce
schéma est d'un hégélianisme ou d'un marxisme (l'écriture comme
désaliénation de la philosophie) beaucoup trop facile et donc douteux pour que
nous puissions légitimement l'accepter. «La philosophie, fût-elle de rupture,
nous sollicite [encore et toujours] philosophiquement23. » Il ne suffit donc pas
de faire écrire la philosophie, de la rappeler à l'écriture ou de rappeler en elle
l'écriture, pour produire une tout autre pensée et une tout autre écriture de la
pensée, c'est-à-dire une pensée-écriture réellement non-philosophique ou sans-
philosophie. A travers ses textes critiques et théoriques, Blanchot en tout cas ne
se contente pas/jamais de réveiller - par le biais de la littérature - l'écriture
dans la philosophie afin de rendre celle-ci à sa démesure. Cette « démesure de
la philosophie »24 - dont l'écriture, en sa monstruosité littéraire et
révolutionnaire, serait comme le révélateur et le vecteur - n'est jamais, quoi
qu'on en dise, qu'un avatar de plus de la philosophie et, par conséquent, qu'une
démesure encore mesurée et mesurable. Autrement dit, nous ne devons pas voir
la littérature et la philosophie comme deux régimes distincts d'in-finition (in-
finition générale pour la première, restreinte pour la seconde) qu'un certain
approfondissement de l'écriture nous permettrait de ré-unir effectivement. Sans
dériver l'une de l'autre, sans privilégier l'une sur ou par rapport à l'autre,
Blanchot nous invite, dans la patience et l'affolement de l'écriture (ni
proprement littéraire ni proprement philosophique), à toucher l'indistinction
radicale et originelle de la littérature et de la philosophie, montrant par là même

22 On trouve une telle vision par exemple dans la dernière partie de l'ouvrage de Claude
Lévesque, L 'Etrangeté du texte, p. 259-275.
23« Notre compagne clandestine », in Textes pour E. Lévinas, p. 86.
24C. Lévesque, L 'Etrangeté du texte, p. 259-275.

26
que celles-ci ne diffèrent/divergent que sur le fondes) sans fondes) d'« une»
indifférence incalculable et immémoriale.
Jusqu'à maintenant nous nous sommes efforcés d'identifier les différentes
approches dont nous ne pouvons plus nous satisfaire pour poser la question des
rapports de Blanchot avec la philosophie. Ce faisant, il importait avant tout, et
ce d'entrée de jeu, de suspendre (ou de réduire au sens quasi
phénoménologique du terme) ces différentes attitudes de pensée susceptibles de
faire obstacle à la question des rapports avec la philosophie telle qu'elle se pose
à même les essais critiques et théoriques de Blanchot. Mais il s'agissait aussi,
en un geste donc pas seulement négatif, de bien mettre au jour la complexité
inouïe du « dialogue» que Blanchot entretient avec la philosophie. Grâce aux
pages précédentes nous espérons avoir suffisamment démontré l'extrême
problématicité de ce « dialogue» : face à cette problématicité, la pensée, en
son déploiement ou en son existence mêmes, se trouve rien de moins que
foncièrement désarmée. Et c'est à partir de là, là même où la pensée,
radicalement dénuée d'elle-même, ne peut plus s'assurer, s'exercer et se
(main)tenir - en un mot: être - en l'ouverture maîtrisée/maîtrisable d'aucun là
- c'est «à partir de là », donc, que nous devons d'emblée engager notre
recherche et tenter encore d'écrire et de penser.
Blanchot n'est donc pas un philosophe et pourtant il entretient et maintient
un rapport constant et approfondi avec quasiment tout le corpus occidental de
la philosophie, tout en tâchant, ce faisant, d'ouvrir la «possibilité» d'une
exposition-inscription, d'une écriture non-philosophique ou autre que
philosophique de la pensée. Le dégagement d'une telle «possibilité» - qui
revient à dégager-désengager la pensée de la philosophie et donc d'elle-même
- suppose que la philosophie soit au préalable effectivement et totalement
délimitée en tant que telle; on ne saurait en effet désolidariser la pensée de sa
maîtrise et de sa suffisance philosophiques sans avoir tout d'abord identifié
chacun des traits propres de celles-ci. Le rapport que Blanchot noue avec le
tout de la philosophie passe de fait par l'élaboration d'une telle délimitation du
discours et de la pensée philosophiques. Par ce geste même de la délimitation,
nous touchons à nouveau la philosophie en son cœur et en sa ressource mêmes,
mais, ce faisant, ne nous contentons-nous pas encore de reproduire une logique
proprement philosophique?
Le geste de la délimitation - qui consiste pour l'essentiel à reconduire, à
porter à son propre cela même qu'il s'agit de délimiter - est en effet un des
gestes, si ce n'est le geste, constitutif de la philosophie, par lequel celle-ci s'est
efforcée non seulement de s'auto-saisir mais de s'auto-dépasser. La
philosophie, dès et depuis son origine, n'a peut-être toujours été qu'auto-
délimitation d'elle-même. En tout cas, elle s'est explicitement affirmée et
déployée comme telle notamment à partir de la réflexion et du système
critiques de Kant. Après et au-delà de Kant, Hegel est celui qui a effectivement
identifié l'exercice de la philosophie avec le mouvement même de son auto-

27
développement comme auto-compréhension et auto-délimitation de soi, et ce
jusqu'à penser-réaliser l'achèvement même (absolu) de ce mouvement mondial
(de l'Absolu). Après Hegel, Nietzsche et Heidegger ont, selon des motifs et des
exigences différents, mis à l'épreuve la prétention (hégélienne) auto-
délimitante de la philosophie afin de porter la pensée au-delà (Nietzsche) ou en
deçà (Heidegger) du cercle métaphysique de sa propre clôture. Lévinas, enfin,
s'est appliqué à délimiter à la fois la délimitation hégélienne et la délimitation
heideggérienne, pour exposer la pensée au sans retour de l'épreuve dé-
constituante du Tout Autre. Or, non seulement Blanchot re-joue le geste
(philosophique) de la délimitation de la philosophie, mais il accorde aussi une
place privilégiée à Hegel, Nietzsche, Heidegger et Lévinas. La philosophie en
sa délimitation (finition) même se trouve donc doublement au cœur de sa
pensée et de son écriture.
Cependant, il ne se contente pas de reproduire le geste de la philosophie, il
ne se contente pas de délimiter une nouvelle fois - après, avec ou en fonction
de Hegel, Nietzsche, Heidegger et Lévinas - la philosophie pour l'achever
et/ou l'excéder à nouveaux frais. En fait nous verrons qu'il s'agit plutôt de
retourner sur lui-même le geste de la délimitation, de « délimiter» la
délimitation elle-même afin de montrer tout ce qui, en ce geste, nous rattache à
ou nous maintient encore dans la philosophie. Nous serons donc amenés, avec
Blanchot, à nous demander en quoi Hegel, Nietzsche, Heidegger et Lévinas
sont (restent) des philosophes bien qu'ils tentent chacun de façon propre
d'emporter la pensée et l'écriture « au-delà» de la philosophie: pourquoi
Hegel, Nietzsche, Heidegger et Lévinas tiennent-ils à ou sont-ils encore tenus
par la philosophie au cœur même du geste par lequel ils prétendent l'excéder?
C'est là l'une des questions essentielles qui travaille Blanchot lorsqu'il
s'entretient avec la philosophie, et c'est une question à laquelle nous devrons
tenter de répondre avec lui. Autrement dit, nous devrons montrer en quoi la
« délimitation» blanchotienne de la philosophie parvient à n'être pas/plus
proprement ou strictement philosophique, c'est-à-dire à n'être pas/plus
seulement une délimitation excédante. C'est donc aussi le geste même de
l'excéder - indissociable de la délimitation de la philosophie - qu'il nous
faudra interroger en tant qu'il comporte un trait en dernière instance
irrémédiablement philosophique, - trait par lequel, donc, la philosophie se joue
de nous en nous tenant toujours et encore sous son joug.
Ni affirmation, ni négation, ni dépassement, ni excès de la philosophie, le
rapport de Blanchot au tout de la philosophie est donc des plus difficiles à
déterminer ou à qualifier. Il nous oblige en tout cas à inventer un penser qui ne
soit plus - qui ne peut plus être - un mouvement de détermination ou de
qualification: « penser» qui bouleverse donc la position, le se-poser même, de
la pensée.

28
2. L'absence de « signifié transcendantal»
et la remise en cause du privilège de la présence

L'absence de tout maître mot, de tout concept central ou, pour reprendre
une expression derridienne, de tout « signifié transcendantal », est un des traits
essentiels de ce bouleversement mis en œuvre par Blanchot tout au long de ses
textes critiques et théoriques.
Si l'on nous demandait: « Mais quelle est donc la notion à partir de laquelle
vous allez construire une problématique vous permettant de soumettre le
corpus blanchotien à une certaine exposition révélatrice/éclairante quant à ses
rapports avec le tout de la philosophie? », à cette question donc, nous serions
bien incapables de répondre. Ou notre réponse consisterait à affirmer que la
logique d'une telle question manque, comme telle, le bouleversement qui est ici
tout l'enjeu de la pensée et de l'écriture. Une telle question se disqualifie
(d')elle-même dans la mesure où, dans sa formulation même, l'impossibilité de
toute exposition révélatrice ou éclairante est ce qu'elle ne peut jamais penser,
ce qu'elle ne peut admettre ni supporter. Ainsi cette question ne peut
absolument pas admettre, d'une part, que l'œuvre de Blanchot non seulement
ne (se) tient pas à une question, à une expérience, à un thème, à un terme ou à
une notion qui pourrait être privilégié( é) comme sa matrice ou sa clé et donc
comme son comme tel; et, d'autre part, que, ce faisant, elle ne peut plus être
considérée comme une exposition, c'est-à-dire comme une présentation ou une
pensée en vue de la révélation (l'expression) de la vérité, du sens propre et
authentique, d'une question, d'une expérience, d'un thème, d'un terme ou
d'une notion. Et cela n'est pas sans conséquences sur notre propre recherche.
La pensée et l'écriture de Blanchot ne sont donc, de fait, ordonnées,
subordonnées à aucune présence ou au comme tel d'aucun présent dont elles ne
seraient que le lieu passager et momentané de la parousie, d'autant plus
passager et momentané que cette parousie constituerait leur fin (raison) ultime
et unique. Derrida nous rappellé5 qu'il n'y a d'exposition - et donc
d'expression, de vouloir-dire - que de ce qui est ou peut être présent et que
toute maîtrise est de la présence. En s'appliquant à ne-ri en-vouloir-dire, en
pensant et en écrivant une parole non parlante, une parole nue, qu'aucune
présence ou qu'aucun (être- )présent ne retient, Blanchot interrompt donc aussi
radicalement la maîtrise de l'expression, laquelle repose de part en part sur le
privilège de la présence. Autrement dit, chez lui la pensée et l'écriture ne sont
plus de la présence26. Ce faisant, la logique même du commentaire explicatif
ou interprétatif se trouve purement et simplement suspendue ou disqualifiée. La
lecture de Blanchot que nous allons tenter passe donc aussi essentiellement par
25Derrida, Marges, p. 6 et p. 76.
26 On trouve aussi une telle contestation de l'hégémonie de la présence chez Heidegger, Lévinas
et Derrida. Mais si le fait de cette contestation rapproche bien Blanchot de ces trois auteurs, l'on
peut aussi affirmer que le traitement théorique qu'il tire de cette contestation diflère
essentiellement de celui mis en œuvre par chacun d'eux.
29
la recherche d'une lecture et d'un «commentaire» qui ne consistent plus
seulement à rendre présent ou explicite. Nous devrons par conséquent parvenir
à lire et à « commenter» les textes de Blanchot sans les réduire ou sans les
subordonner encore à la présence et cela ne deviendra possible que si nous
réussissons à répondre à la question suivante: que reste-t-il du sens chez
Blanchot, sachant que sa pensée et son écriture «sont» le mouvement
incessant d'« une» signifiance irréductible à tout sens présent ou à la présence
(ob-jective et une) d'un sens - d'une signification - déterminé et capital?
Blanchot affole donc ou fatigue radicalement la pensée en lui retirant la
condition même de son être-signifiant, laquelle n'est autre que la possibilité
effective du nom propre. Chez Blanchot il n'y a pas/plus de nom ou de mot
propre, plus de sens univoque susceptible d'arrêter ou de réduire la
dissémination polysémique. Ainsi nous touchons une nouvelle fois la
philosophie en plein cœur en ne répondant plus à l'idéal qui la commande. Cet
idéal, Derrida nous le rappelle, fut notamment établi par Aristote qui en fit rien
de moins que la condition - et donc le critère - même de la pensée et de
l'humanité: « [Selon Aristote, u]n nom est propre quand il n'a qu'un seul sens.
Mieux, c'est seulement dans ce cas qu'il est proprement un nom. L'univocité
est [donc] l'essence, ou mieux, le telos du langage. Cet idéal aristotélicien,
aucune philosophie, en tant que telle, n y a jamais renoncé. Il est la
philosophie [27]. [...] [Du point de vue de la philosophie, l]e langage n'est
[donc] ce qu'il est, langage, que pour autant qu'il peut [...] maîtriser et
analyser [- arrêter -] la polysémie. Sans reste. Une dissémination non
maîtrisable [- comme celle à laquelle Blanchot nous expose -] n'est [, aux
yeux de la philosophie,] même pas une polysémie, elle appartient au dehors du
langage. [... ] [Autrement dit, c]haque fois que la polysémie est irréductible,
quand aucune unité de sens ne lui est même promise, on est [, selon la
philosophie,] hors du langage. Par conséquent hors de l'humanité. Le propre de
l'homme, c'est sans doute de pouvoir faire des métaphores, mais pour vouloir
dire quelque chose, et seulement une. En ce sens, le philosophe, qui n'a jamais
qu'une chose à dire, est l'homme de l'homme. Celui qui ne soumet pas
l'équivocité à cette loi est déjà un peu moins qu'un homme: un sophiste, qui
en somme ne dit rien, rien qui puisse se résumer à un sens [...]. A la limite de
ce "ne-rien-vouloir-dire", on est [, selon Aristote,] à peine un animal, plutôt
une plante, un roseau et qui ne pense pas28». Librement décontextualisé, ce
texte de Derrida nous permet immédiatement de comprendre pourquoi la
pensée et l'écriture de Blanchot ne peuvent pas ne pas faire violence à l'un-
signifiance ou à la mono-signifiance de la philosophie: elles ne sont ou ne
cherchent à être que l'impossibilité de l'un-signifiance et, partant, de la
philosophie elle-même comme hégémonie du nom propre. Blanchot soumet
donc la philosophie à ce qui lui fait violence, à ce qu'elle ne peut s'empêcher

27
Nous soulignons.
28 Derrida, Marges. « La mythologie blanche », p. 295-296.

30
d'exclure violemment, à ce qu'elle croit pouvoir identifier et circonscrire
comme l'insignifiant et l'inhumain mêmes. Le «dialogue» avec la philosophie
que Blanchot maintient est donc un dialogue impossible, et ce parce qu'il
repose sur un différend irréductible, insurmontable, inapaisable, qui ne nous
permet plus de conserver le nœud philosophique qui a toujours lié l'être-propre
du langage et l'être-propre de l'homme. Blanchot défait radicalement ce nœud
de l'univocité du sens et de l'humanisme qui n'a cessé de sous-tendre le tout de
la philosophie. Ille défait, notamment, en reposant la question de l'insignifiant
et de l'inhumain par-delà ou en deçà de l'économie onto-théo-Iogique du sens
et de l'humanisme, par-delà ou en deçà de leur solidarité philosophique: sans
telos, sans nom propre, la pensée et l'écriture blanchotiennes nous
«confrontent à» de l'insignifiant qui n'est plus l'envers ou le contraire du sens
et à de l'inhumain qui n'est plus l'envers ou le contraire de l'humain. La
pensée et l'homme se retrouvent donc ici dépourvus de toute assise ou de leur
assise essentielle qui n'est autre que le langage. Par conséquent, les notions
utilisées par Blanchot, loin de se prêter à ou de susciter un traitement ou un
développement thématiques, sont bien plutôt irréductibles à tout thématisme :
la pensée ne peut plus y avancer, y progresser ou s'y développer. Les mots de
Blanchot ne sont donc pas des chemins sur lesquels nous pourrions cheminer à
notre guise et «déterminer notre question en toute confiance29» ; ainsi, les
notions atteignent - creusent ou minent - le cours, donc le dynamisme même
de la pensée en la dépossédant de sa puissance et de son pouvoir de
désignation. En d'autres termes, les mots « privilégiés» par Blanchot ne le sont
qu'en tant qu'ils sont des mots qui disent sans (rien) dire, qui nomment sans
(rien) nommer, - des «mots », donc, qui ne sont plus des mots, encore moins
des concepts.

Pour aborder la pensée et l'écriture de Blanchot et, ce faisant, ses rapports


avec la philosophie, nous nous retrouvons par conséquent dans une situation
d'emblée des plus inconfortables et des plus intenables. D'autant plus qu'il ne
s'agit même plus à proprement parler d'une situation d'où nous pourrions à la
fois embrasser et rassembler les écrits de Blanchot comme le tout d'une œuvre
et éclairer ces mêmes écrits en en dévoilant la logique et le sens (ou sujet)
propres. Ne pouvant d'emblée nous tenir à ou dans aucune situation
(pré)définie, nous n'avons donc plus aucun point de vue, plus aucune
perspective, qui puisse nous permettre de les pré-comprendre. Nous ne
pouvons pas les pré-voir ni prétendre les pré-entendre à travers l'établissement
préalable d'une problématique susceptible, comme telle, d'être médiatisée -
donc relevée ou résolue - par le développement d'un discours argumentatif
qui, tout entier, ne viserait qu'à nous mener à l'expression idoine de cela même
qui était dès le départ d'ores et déjà pré-vu et pré-entendu. Le «cercle
herméneutique» que la pensée philosophique ne peut pas ne pas présupposer et

29 Heidegger, Qu'est-ce que la philosophie ?, p. 14.

31
à travers lequel elle présuppose toujours-déjà son rapport à et son savoir de ce
qu'elle cherche à penser, ce cercle, donc, n'est plus de mise dès lors que l'on
tente de s'approcher de la pensée et de l'écriture de Blanchot.
Nous ne sommes donc absolument pas outillés pour aborder et comprendre
celles-ci. Et, en suspendant, à travers une recherche incessante et a-
téléologique, toutes les modalités de l'instrumentalité de la pensée, Blanchot
rend aussi d'autant plus impossible la problématisation/thématisation de son
« œuvre» et de son rapport avec la philosophie. Or, désormais, c'est cette
impossibilité que nous allons pourtant devoir tenter de « problématiser ».

3. La question absolue
ou la clé de la délimitation du geste philosophique de la délimitation

Ainsi nous devons d'emblée « problématiser» l'acte même, par excellence


philosophique, de la problématisation, ce qui revient à « questionner» la
question, l'être-questionnant, le « "se faire question,,30 » de la philosophie. Ce
faisant nous ne nous intéresserons donc pas à proprement parler aux questions
(diverses et particulières: régionales) de la philosophie, mais à la question de
la philosophie, c'est-à-dire à la philosophie comme question, à la philosophie
en tant qu'elle est essentiellement sa propre (mise en) question.
Or, dans la philosophie, la question, même en sa problématicité la plus
radicale, demeure toujours-déjà solidaire de la réponse; la question se pose en
quelque sorte initialement ou nativement depuis la réponse, promesse ou avenir
d'apaisement et de repos. Lors donc, la question philosophique est, en tant que
questionner de la réponse (laquelle n'est souvent qu'une réponse) ou réponse
(auto-)questionnante, une question d'entrée de jeu reposée ou qui se
« repause », soit une question-réponse à travers laquelle, en définitive, ne parle
que la pause et la position - pour ne pas dire l'hypostase - d'une réponse,
d'une proposition (pré)déterminée. Autrement dit, la philosophie n'est jamais
parvenue à appréhender une question absolue, c'est-à-dire une question
détachée ou désolidarisée de toutes les réponses et de tous les respondere
possibles: l'illimitation constitutive de la philosophie ne peut donc être
générale parce que, comme telle, elle ne pose pas de question sans réponse et
est, ce faisant, l'impossibilité même de toucher à la question sans réponse3].
Cette question sans réponse - que la philosophie ne peut pas se poser,
question à même laquelle la philosophie ne peut pas se poser, question qui
n'est rien que question - n'est autre, selon Blanchot, que question (du) neutre
qui ne se pose pas, qui, de ce fait, ne cesse de se reposer toujours et encore,

30
l-L. Nancy, L'Oubli de la philosophie, p. 58.
31 En problématisant la philosophie en tant que telle par le biais de la question de la question,
nous retrouvons peut-être l'une des perspectives essentielles de la problématologie développée
par Michel Meyer.
32
sans finalité, et affole la Setzung même de la pensée au cœur de sa décision
qu'elle rend indécidable. Blanchot ne s'entretient donc pas avec la philosophie
à travers l'élaboration d'une question particulière. Ou, plus précisément encore,
il met la pensée, en son fait même, en question: la pensée est la question, elle
est cela même qu'il s'agit de soumettre à la question par-delà le ou en deçà du
jeu traditionnel de la question et de la réponse. Chez Blanchot, la pensée,
coupée de la possibilité ou du pouvoir de la réponse (qui oriente toujours-déjà
la forme et le teneur de la question), est malgré tout encore sommée de
« répondre» : portée, poussée au plus loin d'elle-même, comme sans elle-
même, la pensée doit pourtant encore et toujours «répondre» et creuser
interminablement son indéfinition. «Ici» la pensée n'est donc plus qu'une
question sans réponse, sans sujet ni objet et toute recherche (critique ou
théorique) devient par conséquent comme le mouvement d'une question
inapaisable à même lequel la pensée est toujours déconcentrée, différée et, sans
horizon, espacée.
La question absolue, question sans réponse, est aussi essentiellement ce qui
va permettre à Blanchot de se démarquer à la fois de Heidegger et de Lévinas.
Précédemment nous avons souligné l'importance, chez Blanchot, de la
« délimitation» de la délimitation philosophique, tout en insistant sur son
caractère non-philosophique. Or on pourrait nous rétorquer qu'une telle
« délimitation» du geste philosophique de la délimitation est aussi et déjà à
l'œuvre chez Heidegger et chez Lévinas. Selon des motifs et des exigences
certes très différents, ceux-ci ne déploient-ils pas en effet un penser qui, à
même la philosophie rapportée au tout de son histoire, ne peut plus être
proprement qualifié de philosophie? La double exigence, d'une part du
maintien d'un rapport intime avec la philosophie en sa tradition même et,
d'autre part, de l'ouverture d'une pensée qui ne soit plus de la philosophie, ce
double geste, donc, n'est-il pas déjà présent chez Heidegger et chez Lévinas ?
On l'aura compris, c'est l'originalité et la singularité mêmes du rapport de
Blanchot à la philosophie qui sont contestées à travers ces questions. La
question de la question est par conséquent un des ressorts essentiels qui va
nous permettre de préciser les rapports que Blanchot entretient avec Heidegger
et Lévinas. Heidegger (avec la pensée questionnante de l'être inobjectivable) et
Lévinas (avec la pensée otage de la question de l'Autre, laquelle s'impose
toujours-déjà au-delà ou en deçà de tout répondre et de toute réponse possible)
ont indéniablement influencé Blanchot et nous devrons identifier et analyser
dans ses textes les traces de ce que nous pourrions appeler cette inspiration.
Cependant, nous verrons que c'est aussi à propos de la question de la question
que Blanchot s'éloigne radicalement de Heidegger et de Lévinas. Nous ne
pourrons comprendre cet éloignement et, par là, être fidèle à l'originalité de
Blanchot, que quand nous aurons effectivement montré que la question
heideggérienne de l'être et la question lévinassienne de l'Autre ne sont encore
que des questions relatives: l'être de Heidegger et l'Autre de Lévinas restent
des réponses qui dictent ou prescrivent la forme et la teneur de la question et
33
donc de la pensée. Chez Heidegger et chez Lévinas, la question resterait donc
dominée, orientée par (ou sous la dictée d') une réponse - Être ou Autre - qui
l'aurait toujours-déjà pré-formée et limitée; et c'est la raison pour laquelle ces
deux penseurs n'échapperaient donc pas au cercle de la présupposition
philosophique et, en définitive, la délimitation de la philosophie, elle-même
indélimitée, demeurerait, chez eux, encore et toujours philosophique.
La question absolue, question (du) neutre, n'est donc plus une «question
de », elle n'est plus liée à quelque génitif que ce soit (objectif et/ou subjectif) et
ne s'inscrit par conséquent dans aucune dépendance ou appartenance: question
donc sans provenance et aussi sans rien qui la prévienne. Aux yeux de
Blanchot, l'être heideggérien et l'Autre lévinassien sont en effet encore bien
trop prévenants et c'est la raison pour laquelle ils restent des philosophèmes :
ils appartiennent encore et toujours à la philosophie dans la mesure même où
ils demeurent attachés au schème ou à la logique de la pro/pré-venance. Nous
devrons donc, avec Blanchot, interroger cette double logique de la
provenance/prévenance telle qu'elle se déploie chez Heidegger et Lévinas ; ce
faisant, c'est le caractère proprement philosophique de cette logique, et donc
aussi des pensées de Heidegger et Lévinas, qu'il s'agira d'exposer. Autrement
dit, la question absolue, par la question de la question qu'elle soulève, nous
amènera aussi à examiner la pensée en son « être-interpellë2 ». L'appel et/ou
l'interpellation qui ouvrent la pensée et son dire seront donc aussi au cœur du
« dialogue» que Blanchot entretient avec Heidegger et Lévinas. Comment la
question absolue provoque-t-elle la pensée ou à penser? Telle pourrait être la
question à laquelle nous devrons répondre. Et sachant que la question sans
réponse provoque la pensée sans provenance ni prévenance, il y a fort à parier
que, pour ce faire, nous ne pourrons plus compter sur la logique de l'appel
et/ou de l'interpellation telle qu'elle se déploie chez Heidegger et chez
Lévinas33.
Sur bien des points il est donc purement et simplement présomptueux de
vouloir réduire la «délimitation» blanchotienne de la délimitation
philosophique et le rapport à la philosophie qui en est indissociable à la
délimitation de et aux rapports à la philosophie que
Heidegger et Lévinas élaborent. Une telle réduction (ou assimilation) est
d'autant plus présomptueuse et discutable que Heidegger et Lévinas,
contrairement à Blanchot, accordent peu ou pas de place à la littérature et à
l' écriture34. Chez ces derniers, il y a bien une délimitation de la philosophie,
mais celle-ci se fait sans aucun recours effectif à la littérature: chez l'un
comme chez l'autre, il n'y a pas de véritable détour par la littérature; l'un et

32Derrida, Points de suspension, p. 271.


33Contrairement à Marlène Zarader (cf. M. Zarader, L'être et le neutre, A partir de Blanchot, p. 239),
nous pensons donc que Blanchot cherche à échapper à la fois au trait de l'appel ontologique
(Heidegger) et au trait de l'appel éthique (Lévinas).
34 En ce qui concerne Lévinas et la littérature, cf. aussi les p. 153-154 de notre livre. En ce qui
concerne Heidegger et la littérature, cf. principalement la longue note n° 361, p. 172.
34
l'autre se détournent plutôt d'un tel détour. Telles quelles ces affirmations
pourraient sembler à l'emporte-pièce et nous ne manquerons pas, d'ailleurs, de
les nuancer quand cela sera nécessaire. Cependant, même en les nuançant, nous
ne pourrons pas ne pas constater que l'espace littéraire de l'écriture est, chez
Heidegger et Lévinas, impensé ou, pis encore, purement et simplement
dévalorisé: chez ceux-ci la relativité de la question s'accompagne, de fait, de
l'absence (ou quasi absence) d'une méditation approfondie de la littérature et
de l'écriture; pour Heidegger et pour Lévinas, ces deux dernières sont pour
ainsi dire hors de question. Or si la relativité de la question ne va pas sans
l'absence de la littérature, cela signifie que la littérature est le «biais» par
lequel la pensée doit nécessairement passer pour être exposée à la question
absolue (du) neutre. De là aux questions suivantes il n'y a qu'un pas: n'y
aurait-il pas de question absolue sans le détour par ou de la littérature? Ou,
encore, pourquoi nous faut-il passer par la littérature pour « délimiter» non-
philosophiquement la philosophie? Ne serait-ce pas parce que la littérature
n'est autre que la provocation (sans provenance ni prévenance) ou
« l'interrogation (hors question, hors réponsei5 » de la question absolue (du)
neutre, laquelle ne peut pas être à proprement parler une question? Toutes ces
interrogations concernent en fait la découverte principale de Blanchot: la
littérature n'est pas digne de question, elle est absolument hors-de-question ;
c'est« un mode non questionnant de la pensée36 ». Paradoxalement, Heidegger
et Lévinas, en ne questionnant pas la littérature, sont donc, sans le savoir et en
quelque sorte contre eux-mêmes, fidèles à la littérature. Autrement dit, chez
Blanchot lui-même il n'est pour ainsi dire pas question de littérature: la
littérature ne peut pas être « une question» et surtout pas la question sartrienne
(dont la naïveté métaphysique devient ici éclatante) «Qu'est-ce que la
littérature? ».
La question de la question ne pourra donc déboucher sur une
« délimitation» non-philosophique de la philosophie que si nous acceptons,
comme Blanchot, d'affronter la non-question ou la question im-posable de la
littérature.

4. Blanchot et le « tout de la philosophie»

Bien qu'il n'y ait pas à proprement parler de notions centrales ou de centre
thématique unique susceptibles, comme tels, d'une part de concentrer -
totaliser - tout le sens de la pensée et de l'écriture selon Blanchot et, d'autre
part, de nous permettre d'avoir une vision d'ensemble de tous ses textes, il est
cependant possible, à partir de ce que nous avons établi précédemment, de

35« Grâce (soit rendue) à Jacques Derrida », Revue Philosophique de la France et de l'Etranger,
n02, avril/juin 1990, p. 170.
36J.-L. Nancy, L'Expérience de la liberté, p. 208-209.

35
dégager un certain nombre de «lignes de force» grâce auxquelles nous
pourrons organiser notre étude. La mise au jour de ces «lignes de force»
requiert un certain retour en arrière par rapport à ce que nous avons dit jusqu'à
maintenant. Pour ce faire nous devons en effet éclaircir l'expression « tout de
la philosophie» que nous avons utilisée au début de notre introduction, sans
préciser alors ce qu'il s'agissait d'entendre.
Par cette expression pour le moins « pléonastique », nous voulons souligner
l'identité essentielle du tout et de la philosophie. « Tout de la philosophie» :
cela signifie non seulement le tout de la tradition philosophique mais aussi et
surtout le souci et l'exigence de totalité qui constituent la philosophie. Soit le
tout comme sujet-objet, comme exigence absolue, de la philosophie. On
pourrait en effet dire que la philosophie n'est rien d'autre que le rapport au
tout, soit cela même qui déploie le tout en tant que rapport. La philosophie est
cela même qui permet au tout de se relier à lui-même à même l'épreuve de sa
réalité (son être-écarté), de son exposition-extériorisation ou de son être délié.
Ainsi la philosophie, comme constitution du rapport à soi du tout, prétend-elle
démontrer le caractère relatif de l'éclatement ou de l'éparpillement du réel:
pour elle la différence, qui n'est jamais que l'état pour ainsi dire pré-
philosophique du réel, est toujours provisoire et surmontable et n'est donc
jamais absolue; la diversité des différences ne vaut ou n'a de sens qu'en tant
qu'exposition-extériorisation - ex-sistence ou ek-stase - du tout dont la
philosophie concentre le sens même en son entier. Tout se tient donc au Sens
du sens: la philosophie. Ou encore, rien de ce qui existe n'a de tenue sans la
philosophie. Non seulement la philosophie prétend (dé)tenir la totalité du sens,
mais elle est viscéralement convaincue que (le) tout se tient à elle37.Lors donc
pas de philosophie sans ce que François Lamelle a identifié et désigné comme
« le Principe de philosophie suffisante [...] [:] la philosophie suffit à tout, et
donc au réel supposé identique au Tout. [...] La philosophie est la prétention
illimitée, interminable, de suffire à tout, donc à la production du réel supposé
in-suffisanes ». Ainsi il ne saurait y avoir de philosophie qui n'ait foi en sa
toute-puissance: philosopher c'est d'abord ou d'emblée croire « qu'il suffit de
penser en vue de la totalité et en elle pour couvrir [- saisir -] réellement
"tout,,39». Par conséquent, du point de vue de la philosophie, rien de non-
philosophique n'existe ou rien n'existe sans-philosophie: point de salut hors de

37Ainsi s'exprime la suffisance du pouvoir de la philosophie: « philosopher suffit à tout c'est-à-


dire, conclut unitairement la philosophie, au réel, pour le faire advenir à ce qu'il est, pour le
manifester comme tel, comme ce qu'il est de manière absolue. La philosophie est le supplément
absolu ou dernier, le supplément d'Absolu dont toute chose a besoin pour enfin se suffire; qui
est exigible de tout homme qui est suffisamment un homme; qui est enfin toujours possible
ontologiquement et techniquement. [Et crest sur ce point surtout que le Principe de philosophie
suffisante se distingue de celui de Raison: il suffit à tout et au Tout, au réel en général et dans
son unité, tandis que la Raison suffit à chaque chose du seul point de vue de l'universalité du
savoir» (F. Lamelle, En tant qu'Un, p. 154).
38
Ibid., p. 163.
39
Ibid., fin de la p. 165.

36
la philosophie! Il n'y a pas d'en dehors de la philosophie. Ainsi la philosophie
n'est-elle que l'affirmation généralisée ou hégémonique du dedans, d'un
dedans unique qui prétend comprendre (intérioriser, intégrer, pacifier...) tout
dehors comme son dehors. Pour la philosophie, un dehors radical, c'est-à-dire
non subordonné à quelque dedans que ce soit, est donc purement et simplement
impossible ou irréel. En cela la philosophie n'est que la pensée (du) monde. Le
monde est l'impossibilité de toute rupture radicale et la philosophie n'est rien
de plus que l'exposition conceptuelle de cette impossibilité et de son
irréductibilité présupposée.
Dans l'aveuglement naïf de sa fidélité indéfinie au monde, la philosophie ne
cesse par conséquent de conditionner et de relativiser toute rupture: comme
auto-réflexion de la plastique du monde, la philosophie ne peut penser la
rupture qu'en tant que division transformatrice du monde même. D'après la
philosophie, il ne saurait donc exister de rupture qui ne soit toujours-déjà
fondamentalement - fatalement - déterminée. Et c'est la raison pour laquelle la
philosophie comme logique du monde ne peut pas penser de négation pure et
immédiate. Toute la « force» et le pouvoir de la dialectique hégélienne
reposent d'ailleurs sur une telle oblitération de la négation et, partant, de la
rupture radicale: ainsi, « [l]a négation de A a [toujours] un contenu positif ou
spécifiquement déterminé parce que c'est une négation de A, et non pas de M
ou de N par exemple, ou d'un X indéterminé quelconque. Ainsi, le "A" est
conservé dans le "non-A" ; ou, si l'on veut, il y est "supprimé-dialectiquement"
(aufgehoben). Et c'est pourquoi le non-A n'est pas Néant pur, mais une entité
tout aussi "positive", c'est-à-dire déterminée ou spécifique, voire identique à
elle-même, que le A qui y est nié: le non-A est tout ceci parce qu'il résulte de
la négation d'un A déterminé ou spécifique40» - tel est, selon Kojève, le
dogme hégélien de la négation déterminée censé former l'horizon indépassable
de toute rupture dans le monde! Le monde et la philosophie, comme
réductions de la rupture, présupposent donc essentiellement l'interchangeabilité
ou l'amphibologie du négatif et du positif, de la négation et de l'affirmation
comme composition - institution et intégration - d'un contenu déterminé
préexistant. Toutes les modalités philosophiques de la rupture transformatrice
nous enlèvent donc la radicalité de la rupture: dans tout rapport de
dépassement, de contestation ou d'opposition, dans tout rapport de
« destruction» (Heidegger) ou de « déconstruction» (Derrida), la rupture ne
peut être sans être encore effectivement du monde, c'est-à-dire sans être la
surrection - l'événement-avènement, l'apparition, le soulèvement ou la levée
et donc, en définitive, la réalisation ou la formation (l'ek-stase) plastique -
d'une nouvelle incarnation ou d'une autre figuration de soi du monde. Par
conséquent, dépasser, contester, s'opposer, « détruire» ou « déconstruire »,
cela revient toujours, quoi qu'on en dise, à ne pas pouvoir penser la rupture
autrement que comme une simple altération (transformation, déformation,

40 Kojève, Introduction à la lecture de Hegel, p. 477.

37
métamorphose...) du monde, soit à ne pas pouvoir penser de rupture en dehors
du schème philosophico-métamorphique de l'étrangement auto-insurrectionnel
du monde même.
Le réel se tient donc dans le tout et la philosophie n'est autre que le savoir
de son être-rassemblé. La philosophie: la saisie du réel en tant que totalité.
Employer l'expression «tout de la philosophie» revient donc à dire deux fois
la même chose: (le) tout est philosophique, la philosophie est (le) tout - l'être
pensé du tout. L'un ne va pas sans l'autre. Autrement dit, la philosophie
« pense toujours [.,,] à partir du tout et en direction du tout41». Elle est la
parole et la pensée fonction du tout: le discours ou le logos. La
problématisation/théorisation de la philosophie passe donc nécessairement par
une confrontation avec la totalité et avec la pulsion unifiante (totalisante) et
un(it)aire qui en est indissociable.
Dès La Part du feu, Blanchot place son rapport à la philosophie sous le
signe d'une telle confrontation. On peut en effet relire tout le texte intitulé « La
littérature et le droit à la mort42» en fonction de cette même confrontation qui
trouvera ensuite sa plus grande intensité tout d'abord dans L'Entretien irifini
puis dans Le Pas au-delà et L'Ecriture du désastre. En s'attaquant au « se
rapporter à» en général, Blanchot vise donc le maintien même de la totalité.
C'est en effet en tant qu'elle assure le «se rapporter à» en général que la
philosophie permet au tout de tenir à lui-même ou de se re-tenir en détenant -
concentrant - en soi et pour soi l'être - la valeur, la vérité, le sens... - de tout
étant. Viser le « se rapporter à » en général revient donc à mettre à l'épreuve le
tout au point même de sa technique, c'est-à-dire de sa constitution, de sa
construction ou de son ouvrage. Dans la philosophie, le tout se donne son
propre ouvrage ou se donne à soi en tant qu'à l'ouvrage. Or de l'ouvrage au
livre il n'y a qu'un pas! Autrement dit, la littérature est aussi un certain rapport
au tout ou à la totalité; la littérature est aussi une certaine mise à l'ouvrage du
tout. Reste à déterminer ce qui la distingue pourtant radicalement de la
philosophie. Mise à l'ouvrage par le désœuvrement, dans le désœuvrement,
c'est-à-dire mise à l'ouvrage sans œuvre: voilà où se situerait la différence de
la littérature.
Le tout est l'œuvre de la philosophie, on peut même dire qu'il est l'œuvre
de l'œuvre ou l'œuvre par excellence. La question de l'œuvre est donc encore
celle du tout et de sa logique: logique de l'ouvrage qui ne vise que l'effectivité
de la réalisation générale et finale du tout comme œuvre de soi pour soi, soit le
tout devenu à lui-même son propre chef-d'œuvre. Ce devenir nous fournit une
nouvelle définition de la philosophie que nous pouvons aussi compléter par la
suivante: la philosophie n'est autre que la techno-téléo-Iogie de la totalité.
Il ressort de tout ce que nous venons de dire que le « se rapporter à» en
général est le principe même de l'existence (ou du partage) de la totalité et, par

41
Heidegger, Schelling, p. 27.
42
La Part du feu, p. 293-331.

38
voie de conséquence, de l'être même43. Dans le « se rapporter à» en général,
Blanchot trouve donc le ressort même de toute ontologie, c'est-à-dire ce sans
quoi la philosophie ne peut pas être. En d'autres termes, chez Blanchot,
l'examen du « se rapporter à» en général constitue rien de moins que le levier
principal d'une véritable théorie de la philosophie dont il importe d'évaluer la
portée « non-philosophique» : il s'agit désormais non seulement de retirer à la
philosophie sa maîtrise ou sa suffisance théorique, mais aussi d'envisager la
littérature comme le ressort d'une tout autre théorie de la philosophie.
Cependant, de tous les ouvrages de Blanchot, aucun en particulier ne
contient ni ne détient à lui seul toute sa théorie de la philosophie. Celle-ci est,
de fait, essentiellement déconcentrée: elle n'a pas d'emplacement privilégié,
elle ne se recueille ni ne s'achève dans aucun des livres auxquels elle participe
pourtant à des degrés différents. Toujours différée, cette théorie est donc
soumise à une variabilité ou à une instabilité à tout le moins difficilement
maîtrisable. Par conséquent, nous nous retrouvons en face d'une pensée qui,
tout entière tournée vers sa déportation ou son déplacement, s'applique
constamment à brouiller toutes les périodisations possibles, à commencer par
celles qu'elle semble parfois se donner. Ainsi Blanchot travaille la question du
« se rapporter à » en général dans le tissu ou le tissage mêmes de chacun de ses
textes; et nous ne pouvons ici manquer de penser à Pénélope tissant le jour et
défaisant la nuit les fils de son ouvrage. Mais alors que Pénélope reconduit
encore la stricte alternance et donc la séparation du jour et de la nuit, les textes
de Blanchot sont marqués par l'envahissement du jour par la nuit ou, encore,
par la nuit à l'œuvre à même le jour: non pas le jour et/puis la nuit, mais la nuit
du jour où jour et nuit s'indéterminent44.
La théorie blanchotienne de la philosophie est donc en constante
réélaboration et nous devrons la ressaisir dans la pluralité de son
« dynamisme ». Dans ses mouvements mêmes, notre propre recherche devra
elle aussi se plier à ce « dynamisme» et, plus précisément encore, au différer
qui lui est immanent. Le plan de notre étude devra notamment trouver des

43
C'est là notamment le principe même ou le motif unique de bon nombre des ouvrages de Jean-Luc
Nancy.
44 Mais ainsi Blanchot s'éloigne-t-il vraiment de la philosophie? C'est en tout cas une question
que la caractérisation laruellienne du penser philosophique nous incite à poser. Posant la question
« comment pense-t-on en général quand on est philosophe? [Lamelle répond: o]n pense surtout
par unité des contraires, et il n'est pas nécessaire d'être hégélien pour cela. Tous les philosophes
travaillent toujours au sein de "dualités" et de couples contrariés en imaginant une réciprocité ou
une réversibilité d'un contraire l'autre, en la variant plus ou moins. On peut prendre pour
exemple, en dehors de la dialectique hégélienne, l'unité du jour et de la nuit chez Héraclite: ce
qu'il faut penser, ce n'est pas le jour, ce n'est pas la nuit, ni même leur simple opposition,
contradiction ou exclusion, mais il faut penser le jour-nuit. Chez Nietzsche ou Heidegger, il faut
penser ensemble l'être et l'apparaître, l'être et le devoir-être, le signifié et le signifiant, mais
jamais penser un terme séparé de l'autre. J'appelle cette méthode, qui a toujours deux termes,
mais seulement en vue de leur unité, "unitaire" » (F. Laruelle, En tant qu'Un, p. 217). Mais nous
savons que Blanchot ne recherche absolument pas l'unité et qu'il se méfie de tous les dualismes
ou binarismes un(it)aires.
39
modalités de « développement» capables de porter une telle « différance ». En
fait, c'est l'idée même et la possibilité du développement comme logique de la
philosophie et du tout45qui sont ici radicalement mises à mal. Nous ne saurions
donc étudier la théorie blanchotienne de la philosophie sans mettre
radicalement en question toute idée de développement. Nous trouvons en tout
cas une telle mise à la question tout au long des écrits de Blanchot.
A travers la « confrontation» de la littérature et de la philosophie, Blanchot
s'acharne donc sans relâche à contrecarrer toutes les figures et toutes les
ressources de la totalité et de la totalisation. Et c'est dans ce contexte qu'il
élabore une théorie de la philosophie qui s'ingénie à n'être ni une auto- ni une
hétéro- critique de la philosophie, ni non plus une méta-philosophie: une
théorie donc non-philosophique de la philosophie, soit une pensée où il n'est
certes question que de la philosophie mais où, cependant, la pensée n'est plus
du tout un fait - un acte - de philosophie; pensée qui n'est donc plus la
philosophie se posant elle-même ou qui n'est plus «un état de doublet, de
redoublement, de survol de soi46» de la philosophie. «Il appartient [en effet] à
l'essence de la philosophie de contenir et de produire au moins partiellement
les règles de son propre commentaire, de son interprétation, de son
développement et de son histoire - de sa reproduction - dans lesquelles sont
incluses et programmées des interventions de la facticité ou bien de l'''Autre''.
On peut dire que la philosophie est la pensée en tant qu'elle se décide et se
pose elle-même, qu'elle fait un cercle de décision et de position (de) soi;
qu'elle est le procédé général de l'auto-position - ou en tant qu'elle admet de
toute façon cette opération comme réelle, quitte à la défaire partiellement47. »
L'histoire de la philosophie est notamment l'une des modalités essentielles de
l'auto-position de la philosophie à travers laquelle, au-delà de ses différentes
figures, celle-ci parvient à se considérer, en tant qu'une tradition unique-
universelle, comme la philosophie. Le tout de la philosophie désigne donc
aussi la philosophie comme rapport à sa propre tradition considérée elle-même
comme une totalité à même laquelle elle se donne l'apparence de son existence
objective; et c'est autour de celle-ci que, au-delà de tous les conflits qui
peuvent les séparer et les déchirer, tous les philosophes finissent toujours par
s'entendre et se ré-unir. Le tout de la philosophie c'est donc aussi la tradition
philosophique en tant que « vocation de la philosophie à se "capitaliser" dans
une Apparence objective inerte48». Ainsi la philosophie s'apparaît à elle-même
comme un capital auquel tout philosophe est comme tel toujours-déjà attaché
ou sommé de répondre et que tout philosophe ne peut éviter d'exploiter aussitôt
qu'il pense - toute pensée philosophique n'étant jamais que cette exploitation

45 En effet, la conceptualisation et la conceptualité du tout ne sauraient être envisagées non


seulement sans l'idée générale du développement, mais aussi sans la chaîne des notions
(l'extériorisationll'intériorisation, la réalisation, l'achèvement...) qui en sont indissociables.
46F. Lamelle et collaborateurs, Dictionnaire de la non-philosophie, p. 29.
47F. Lamelle, En tant qu'Un, p. 189.
48
Ibid., p. 134.

40
même. Autrement dit, la philosophie, en tant que totalité de la tradition, n'est
qu'exploitation d'elle-même, qu'incessant retour à ou qu'indéfinie reprise
d'elle-même: la philosophie « n'a [donc] jamais travaillé qu'en elle-même et
sur elle-même, élargissant son cercle pour mieux le conserver; le faisant certes
imploser mais pour mieux le réaffirmer. [...] [N'allant jamais au-delà de la
tradition qui lui confère l'objectivité ou la factualité même de son existence, la
philosophie n'est par conséquent que] le souci de soi qui reste en soi, même
lorsqu'il est intéressé à l'Autre; qui jouit de soi-même lorsqu'il se livre à la
transversalité ; ou qui reste supposé incontournable lorsqu'il est fracturé ou
sollicité par l'Autre. De là son auto-enfouissement régulier dans ses textes, ses
œuvres, ses archives et son histoire, ses institutions, dans l'inconscient qu'elle
sécrète ou comme quoi elle se reproduil9 ». En philosophie, la pensée se
précède et se présuppose donc toujours elle-même en tant que tradition de sa
propre histoire. Par l'expression « tout de la philosophie» nous voulons donc
aussi essentiellement souligner le fait que la pensée philosophique ne saurait
être sans se retrouver aussitôt « précédée [...] d'une ombre gigantesque,
consolatrice et vigilante, d'un corps historico-systématique qui lui sert [en
quelque sorte] d' "inconscient", c'est-à-dire la philosophie-en-personne ou en-
tradition. [...] [1]1n'y a pas [en effet] de pratique philosophique [...] qui ne soit
accompagnée de ce phantasme d'une philosophie constituée, indéterminée et
tutélaire, fondement fantastique de la communauté philosophique. Il
correspond sinon au moteur, du moins au mobile - toujours immobile - de la
pratique. C'est là une réserve de savoir, un volant de décision dont
l'accumulation parait nécessaire à la [...] Décision philosophique: à sa
reproduction de toute façon, mais aussi, c'est peut-être le comble de
l'aliénation, à la production de toute pensée50»
En résumé, en nous inspirant de Heidegger définissant le système tel
qu'affirmé par l'idéalisme allemand, par l'expression « tout de la philosophie»
il s'agit avant tout de qualifier la philosophie par son trait fondamental, soit en
tant que volonté de « la totalité de l'être dans la totalité de sa vérité et de
l'histoire de la vérité5l ». On devine ici que le caractère non-philosophique de
la théorie blanchotienne de la philosophie passera principalement, pour ne pas
dire nécessairement, par l'interruption ou la neutralisation de l'auto-position
constitutive de la philosophie et cela ne pourra se faire sans un examen
approfondi de sa réflexivité ou de sa circularité foncière.

Détacher radicalement la parole et la pensée du cercle même de la


philosophie - traquer, épuiser le cercle où qu'il soit - : écrire selon Blanchot.
Ecrire: guerre et folie au cercle52!Ecrire: guerre et folie à la continuité de tous

49
Ibid., p. 131.
50
Ibid.
5l Heidegger, Schelling, p.91.
52
Guerre et folie dont la « guerre et folie au regard» de L'Entretien infini (cf. à ce sujet « Parler,
ce n'est pas voir », p. 35-45 et la p. 82) n'est qu'un des multiples épisodes.

41
les cercles philosophiquespour la discontinuité - sans solution de continuité -
de la rupture radicale! Pour en finir avec tous les semblants mondains et
philosophiques de la rupture, il n'y aurait donc qu'une chose à «faire»:
écrire! Telle est l'une des leçons qu'il faut retenir de Blanchot: il y a de la
rupture radicale parce qu'il y a de l'écriture; l'écriture, comme généralisation
immédiate et sans condition de la négation pure, est d'ores et déjà théorie et
exercice de la rupture radicalement désintégrée ou non-intégrable; ou, encore,
de par son inessence terroriste, l'écriture est don sans donation ou insistance
interminable de la rupture. Dans l'immédiateté de l'impouvoir terroriste de
l'écriture nous découvrirons donc: qu'il ne saurait y avoir de radicalité de la
rupture sans une certaine continuité de la discontinuité, c'est-à-dire sans une
discontinuité sans solution de continuité; que la rupture n'est radicale/sans
condition et donc réel qu'au prix de son incessance irréductible; enfin, que la
rupture radicale ne peut pas, en tant que telle, ne pas échapper toujours-déjà à
tous les avatars de la disruptivité onto-termino-Iogique qui structure et anime
essentiellement le monde et la philosophie. Autrement dit, « condition» pour
que la rupture soit sans condition, soit réelle-radicale: qu'elle soit le pur
différer de la différence sans terme, c'est-à-dire qu'elle soit (un) différer sans
différenciation, sans provenance ni destination, sans préalable ni résultat ou,
encore, sans référence termino-Iogique. Pas de radicalité de la rupture sans
l'indifférence irréductible de la différence répétitive qui n'est rien d'autre
qu'éternel retour d'elle-même - « elle-même» jamais la même ni le Même.
Toujours «différante» sans jamais se figer ou se poser - s'exposer et
s'imposer - comme altérité d'un autre ou de l'Autre, la différence de la rupture
radicale n'est autre que différence (du) neutre. Telle est l'autre leçon essentielle
de Maurice Blanchot. En un sens il n Ji a donc rien d'aussi pauvre, rien de plus
pauvre que la rupture radicale! Seule l'écriture qui n'a plus peur d'être de
nulle part nous donne cette pauvreté illimitée de la rupture sans condition.
Donc pas de radicalité de la rupture sans une écriture qui n'a plus peur d'elle-
même: qui n'a plus du tout peur d'être - au soir de toute plasticité -
immédiatement désintégrée. L'étude qui suit n'a donc, tout compte fait, qu'un
but: à partir, avec et aussi au-delà de Blanchot, couper court à toute discussion,
à tout compromis avec tous « ceux qui attendent que l'écueil les soulève, que le
but les franchisse, pour se définir53» et se risquer enfin à écrire: sans
condition!

5. La pensée de Blanchot selon ses trois devenirs

Le caractère problématique du rapport à la philosophie ou de la présence du


philosophique dans les textes de Blanchot étant posé, il nous reste encore à
indiquer le «chemin» que nous allons suivre pour, dépassant résolument

53
René Char, Commune présence, «A la santé du serpent », XIII, p. 301.
42
l'abstraction et l'immédiateté qui limitent fatalement toute introduction,
reposer et retravailler ce caractère problématique dans la diversité, la
complexité et, pourquoi pas, dans toute l'étendue de sa concrétude textuelle. Ce
« chemin» - à travers lequel il s'agira de faire corps avec les textes de
Blanchot et de délier/désaccorder tous les liens à même lesquels chacun d'entre
eux s'articule ou s'accorde avec tous les autres pour former ou composer
l'ensemble de son œuvre -, seule la mort nous l'a finalement donné. Blanchot
n'est plus, il n'est plus que ses textes et ses livres. Aujourd'hui, rien ne lui
ressemble donc plus que ses écrits qui ne ressemblent à rien d'autre qu'à eux-
mêmes. Or, Blanchot mort, ses écrits se sont aussi, fatalement, immédiatement
figés en une dépouille monumentale que d'aucun n'hésite plus à désigner
comme l'ensemble formant objectivement et définitivement le corpus de sa
pensée et de son écriture, pensée et écriture qui à la fois s'y réservent et s'y
réduisent une fois pour toutes. Tout de la personne vivante de Blanchot a donc
disparu mais, dans cette disparition même, nous n'osons dire grâce à elle, s'est
achevé et peut désormais apparaître, survivant à tout, le tout de son œuvre ou
son œuvre comme tout, soit son œuvre en l'intégralité de son déploiement54. Ce
dernier que nous pouvons maintenant détenir de part en part nous permet donc
aujourd'hui d'avoir une vue d'ensemble ou une appréhension synoptique de
l'œuvre de Blanchot et c'est dans une telle vue ou appréhension que s'indique
notre propre « chemin », ce « chemin» qui déterminera le mouvement général
du plan de notre étude.
Considérée en son ensemble, c'est-à-dire selon l'intégralité de son propre
rythme et de son propre déroulement, la pensée de Blanchot laisse apparaître
ses différents moments ou, plus précisément encore, les différences qui la
travaillent, l'articulent et la composent en un certain nombre de moments
distincts objectivement repérables. Et ce sont justement ces moments et surtout
les différences qui en sont indissociables qui vont orienter et organiser notre
propre étude.
D'un point de vue chronologique, les textes de Blanchot laissent en effet
apparaître, malgré la prolifération des thèmes ou la diversité des références
qu'ils contiennent, une distribution selon deux moments bien spécifiques. Le
premier moment, qui s'étend de Faux pas au Livre à venir, est principalement
consacré à la phénoménalité propre de la littérature ou encore à la littérature en
elle-même, c'est-à-dire en l'identité non médiatisée de sa présence: Blanchot

54
Cependant, intégralité d'un cheminement qui, aujourd'hui encore, n'est pas prêt de se
présenter objectivement comme tel dans des Œuvres complètes: comme le remarque en effet très
justement C. Bident, « [u]n tiers de l'œuvre [de Blanchot] demeure inaccessible en librairie: [...]
des centaines d'articles. [...] [Et il Y a aussi] la correspondance [largement méconnue et
indisponible]. Bref, ce qui manque, ce sont des Œuvres complètes. Dans les deux dernières
années de sa vie, en concertation avec Monique Antelme et Jacques Derrida, Blanchot y avait
pensé. Comme pour celles de Bataille, publiées dans la collection blanche de Gallimard, les
œuvres constitueraient douze volume de cinq à huit cents pages» (C. Bident, « La part de
l'autobiographie », Magazine littéraire, Dossier Blanchot, n° 424, oct. 2003, p. 26).
43
se fait alors essentiellement critique et théoricien de la littérature ou de
l'écriture en tant qu'expérience littéraire. Le second moment, qui se concentre
dans L'Entretien infini et qui s'étend dans Le Pas au-delà et dans L'Ecriture du
désastre, est double puisqu'il est non seulement le moment de la reprise
médiatisée du phénomène littéraire par le biais d'une problématisation générale
de la philosophie, mais aussi celui de l'exposition du fragmentaire comme
forme même de l'écriture désormais dégagée de la philosophie et de la
littérature. Dans L'Entretien infini, où il abandonne le registre de la critique et
de la théorie strictement littéraires, c'est en effet en affrontant explicitement la
philosophie en tant que telle que Blanchot en vient à découvrir et à affirmer le
fragmentaire comme forme même de l'écriture en deçà ou au-delà de tout
qualificatif littéraire ou philosophique. Puis, dans le prolongement de
L'Entretien irifini, c'est principalement, voire uniquement, cette forme
fragmentaire de l'écriture qui est finalement approfondie - indépendamment à
la fois de la discursivité de la critique/théorie littéraire et de celle de la
philosophie et de son dépassement - dans Le Pas au-delà et L'Ecriture du
désastre. Bien que composée de deux moments, la recherche blanchotienne se
déploie donc selon un rythme presque hégélien: tout commence par l'examen
et le dégagement de l'identité phénoménale de la littérature, puis il s'agit de
médiatiser la question de la littérature par le biais d'une problématisation et
d'une mise à l'épreuve de la philosophie, pour, enfin, ne plus penser que
l'écriture, et ce en dehors non seulement de la littérature mais de la
philosophie. A chacune des phases correspond donc aussi une exigence
particulière qui, elle-même, détermine un registre particulier: tout d'abord
l'exigence de penser 1'« identité» ou l' «essence» de la littérature et le
registre de la critique littéraire; ensuite l'examen de la philosophie et le
registre de la théorie de son dépassement; enfin, l'exigence et le registre de
l'écriture fragmentaire en dehors des catégories de la littérature et de la
philosophie.
Littéralement non unifiable, la pensée de Blanchot ne cesse donc de
différer55 d'elle-même et, ce faisant, de se différer elle-même ou d'être en
différend avec elle-même en la multiplicité de ses trois devenirs irréductibles.
C'est donc selon la succession de ses trois devenirs que nous allons nous
plonger dans le corpus des textes de Blanchot. Au-delà du trop simple
enchaînement chronologique de ces trois devenirs, il importera de s'interroger
sur ce qui, de l'un à l'autre, n'est pas explicitement formulé, c'est-à-dire sur ce

55
C'est la reconnaissance de l'irréductibilité de ce différer qui permet- par exemple à Gisèle
Berkman de faire le constat suivant: « Peut-être a-t-on trop vu, parfois, en Maurice Blanchot le
penseur exclusif de la "littérature", de I'''espace littéraire", négligeant du coup la lente et décisive
évolution de son œuvre, d'une pensée de la littérature à une pensée de l'écriture et de la trace,
puis à une pensée de la pensée, lorsque celle-ci se fait "pure figure de phrase", voire, dans
L'Ecriture du désastre, "non-pensée pensante, [...] réserve de la pensée qui ne se laisse pas
penser" » (Gisèle Berkman, « Le sacrifice suspendu à partir de L'Ecriture du désastre »,
Maurice Blanchot, récits critiques, sous la direction de C. Bident et P. Vilar, p. 357).
44
qui se passe entre chacun d'eux. Dans la première partie, nous interrogerons
donc tout d'abord l'espace littéraire et l'expérience qui en est indissociable tels
que Blanchot les présente dans le premier moment de sa recherche; ce faisant,
nous verrons que cette interrogation s'accompagne déjà d'un certain rapport à
la philosophie dont il nous faudra alors questionner le caractère encore non
déclaré et surtout non problématique. Après cette première partie et avant que
nous nous engagions dans l'étude du second moment, une incise nous
permettra de présenter de façon problématique la principale question qui se
pose à l'orée de L'Entretien infini. Puis, dans la seconde partie, nous étudierons
les deux principales phases du second moment en tant que réponses à cette
question et il s'agira alors à la fois de mettre objectivement à l'épreuve la
philosophie en tant que telle et de tenter de penser l'écriture ou le mouvement
d'écrire indépendamment de la philosophie et aussi de la littérature.

45
DELAPHENOMENOLOGm
A L'ONTOLOGm DU LITTERAIRE
A V ANT-PROPOS

De 1943 à 1959 - dans quatre ouvrages qui sont, dans l'ordre


chronologique, Faux pas (1943), La Part du feu (1949), L'Espace littéraire
(1955) et enfin Le Livre à venir (1959) -, c'est avant tout en tant que critique
littéraire et théoricien ou penseur de la littérature que Blanchot apparaît.
Cependant cela ne signifie pas pour autant que ces quatre livres forment un
bloc uniforme. A y regarder de plus près, tout lecteur attentif remarquera en
effet qu'il existe une certaine différence entre Faux pas/La Part du feu et
L'Espace littéraire/Le Livre à venir. Les deux premiers ne sont encore que des
recueils d'articles (déjà publiés dans des journaux ou des revues) qui, comme
tels, se contentent purement et simplement de juxtaposer des textes en eux-
mêmes distincts les uns des autres. Au contraire, les deux autres, même s'ils
reprennent eux aussi des articles, le font cette fois-ci en les organisant et
surtout en les intégrant vraiment en un essai à part entière. De Faux pas/La
Part du feu à L'Espace littéraire/Le Livre à venir nous passons donc d'une
certaine non organisation à l'élaboration d'une véritable discursivité
effectivement structurée et structurante. Le premier moment de la pensée de
Blanchot se déploie donc en deux temps. Dans le premier (Faux pas et La Part
dufeu), il s'agit encore de se chercher dans l'altérité ou les différences d'autres
textes et d'autres auteurs et cette prééminence et ce poids d'autrui (c'est-à-dire
de l'autre écrivain, de l'autre critique...) se traduisent par l'extériorité même de
la composition. Au contraire, dans le second, nous assistons à une véritable
prise de conscience de Blanchot lui-même, laquelle passe par la saisie du
littéraire en soi et pour soi, c'est-à-dire selon l'identité singulière de sa
phénoménalité et de son essence, d'où l'unification du questionnement dont
témoigne incontestablement l'organisation discursive de l'essai propre à
L'Espace littéraire et au Livre à venir.
Quoi qu'il en soit, au-delà de cette différence qui témoigne de la lente
maturation de la pensée dans le cours même de ce premier moment, il n'en
demeure pas moins que celui-ci est tout entier consacré à une seule et unique
question: qu'est-ce que la littérature ?1, question autour de laquelle il fait cette
fois-ci vraiment bloc. Autrement dit, l'examen exclusif du champ (du) littéraire
constitue, de fait, le terrain natif de la pensée de Blanchot: c'est sur ce terrain
et rien que sur lui que cette pensée commence. Et nous ne pouvons donc nous-
mêmes manquer de commencer par ce commencement dont l'élément
essentiel, sinon unique, n'est autre que le littéraire en soi et pour soi. Avant
même de nous interroger à la fois sur la présence de la philosophie dans les

1 Cependant, Blanchot n'aura aussi de cesse de montrer pourquoi la littérature échappe


radicalement à la détermination essentiellement (ou naïvement) ontologique de cette même
question.
quatre premiers ouvrages critiques et théoriques de Blanchot et sur le caractère
problématique du rapport à la philosophie qui est indissociable de cette
présence, nous devons donc, nous aussi, nous concentrer tout d'abord sur la
question de la littérature, et ce notamment en questionnant doublement sa
présence (c'est-à-dire non seulement l'être ou la présence du littéraire, mais
aussi l'être ou la présence dans le littéraire): phénoménalement et
transcendantalement. De là à qualifier ce premier moment de véritable
phénoménologie du littéraire, il n'y a qu'un pas que, pour notre part, nous
n'hésiterons pas à franchir. Le qualificatif de phénoménologie du littéraire pour
désigner le trait distinctif du premier moment de la pensée de Blanchot permet,
entre autres choses, de mieux comprendre ce qui se passe entre Faux pas/La
Part dufeu et L'Espace littéraire/Le Livre à venir.
Précédemment nous avons envisagé ce passage comme une prise de
conscience, peut-être s'agit-il plus exactement d'un passage du phénomène
(multiple) à l'essence (unifiante) : alors que Faux pas et La Part du feu seraient
encore pris dans l'extériorité et la diversité des phénomènes littéraires,
L'Espace littéraire et Le Livre à venir s'élèveraient plutôt jusqu'à l'essence de
ces phénomènes, essence seule à même de permettre de penser et de dire le
phénomène du littéraire. De ce point de vue, on pourrait peut-être considérer
que ces deux derniers ouvrages constituent implicitement la théorie et donc, à
proprement parler, le logos des deux premiers. C'est dans le passage du
phénomène à son logos que résiderait donc aussi la différence qui « sépare»
Faux pas/La Part du feu de L'Espace littéraire/Le Livre à venir; c'est aussi
par ce passage que le premier moment de la pensée de Blanchot se donnerait
non pas seulement comme une phénoméno(logie) ou, au contraire, comme une
(phénoméno )logie, mais bien plutôt comme une phénoméno-Iogie à part entière
du littéraire.
Plus concrètement, comment se manifeste objectivement ce caractère
phénoménologique? C'est tout d'abord par la primauté donnée à l'attention
aux textes ou aux œuvres littéraires que se manifeste ce caractère. Presque tous
les textes ici en question sont en effet des lectures de textes ou d'ouvrages
d'autres auteurs2. Blanchot commence donc toujours par être attentif à
l'existence phénoménale du littéraire telle qu'elle se présente matériellement
dans les livres des écrivains auxquels il s'intéresse. Et la multitude des
écrivains étudiés témoigne notamment du souci de rendre compte de la
diversité phénoménale de l'existence objective du littéraire. De là découle un
certain parti pris méthodologique: le parti pris descriptif. A travers ce que

2 En 1972, Françoise Collin soulignait déjà ce fait: « L'occasion à la faveur de laquelle


s'exprime la pensée de Blanchot, est, non pas toujours, mais souvent, celle d'une critique de livre
et plus précisément d'une critique littéraire» (F. Collin, M Blanchot et la question de l'écriture,
p. 17); ou encore, « l'œuvre si fortement originale de Blanchot, renvoie toujours un peu à celle
des autres et ce renvoi loin de l'estomper la rend unique» (ibid., p. 18).
3 Françoise Collin soulignait aussi déjà ce parti pris en 1972 (cf. ibid, p. 27-28).

50
nous appelons le «parti pris descriptif», nous cherchons à désigner et à
souligner le trait proprement phénoménologique du premier moment de la
pensée de Blanchot, c'est-à-dire le fait que sa pensée d'alors n'est pas, à
proprement parler, immédiatement (abstraitement) conceptuelle, mais
nativement descriptive. De Faux pas au Livre à venir, la description des
multiples aspects du phainestai littéraire - c'est-à-dire l'exigence de faire
apparaître l'apparaître du littéraire en sa propre factualité - est en effet
incontestablement l'exigence première. Par conséquent, le littéraire chez
Blanchot, loin d'être une pure idée détachée de toute réalité, s'ex-pose et
n'existe objectivement que dans la diversité des œuvres littéraires particulières
dont on ne saurait le distinguer a priori. Le parti pris descriptif, qui structure
tout le premier moment, implique donc aussi une relativité irréductible de la
pensée par rapport à ce dont il s'agit de décrire ou de faire apparaître
l'apparaître. Autrement dit, ici la pensée ne prétend pas maîtriser son objet ou
n'est plus face à un objet à maîtriser ou à saisir conceptuellement. Par le parti
pris descriptif, il s'agit donc non pas de plier le phénomène en question à
quelque concept que ce soit, mais d'amener la pensée à se mettre littéralement
à son service et, pour ce faire, celle-ci doit d'emblée accepter de se laisser aller
à une certaine passivité accueillante et attentive/ententive. Loin d'inventer son
objet en une sorte de création ex nihilo idéaliste, la pensée qui se soumet au
parti pris descriptif doit donc en quelque sorte se laisser maîtriser - posséder -
par le phénomène qu'elle cherche à décrire: elle ne peut en ex-poser l'ex-
position -l'existence propre - qu'à condition d'être de part en partfonction de
lui. On retrouve là toute la problématique phénoménologique et philosophique
liée à l'exigence de «laisser être la Chose même» comme condition de
possibilité de la mise au jour de son apparaître propre; et, envisagé d'un point
de vue strictement méthodologique, Blanchot est, en ce qui concerne son souci
du littéraire dans le premier moment de son questionnement, très proche d'une
telle problématique.
Cependant, dans le même temps, force est de constater aussi que Blanchot
ne s'arrête pas à la phénoménalité du littéraire ni à sa pure description. Même
si cette phénoménalité est incontestablement le point de départ et par
conséquent aussi la condition de possibilité de sa pensée, il n'en demeure pas
moins que Blanchot cherche aussi d'emblée, constamment, à la transcender, à
atteindre le point de vue transcendantal de son essence. Et c'est dans ce
transcender que se manifeste, cette fois-ci, le trait phénoménologique. C'est
d'ailleurs en se focalisant exclusivement sur ce dernier trait que certains en
sont venus à reprocher à la critique littéraire de Blanchot de ne partir des
phénomènes que pour dire et penser l'essence, voire même de ne pas même
partir des phénomènes et de ne s'intéresser finalement qu'à l'essence, en
d'autres termes de n'être tout compte fait qu'une critique
idéaliste/philosophique de la littérature. S'inscrivant dans cette critique,
Dominique Combe déclare par exemple: « dans le champ de la critique

51
d'après-guerre, il y a sans doute peu d'œuvre aussi indifférente aux formes de
la littérature que celle de Blanchot. On y chercherait vainement la moindre
"étude de style", le moindre commentaire formel. Blanchot arrive
manifestement après ce "moment grammatical de la littérature française" cerné
récemment par Gilles Philippe, pendant lequel les écrivains pouvaient se
passionner pour des questions aussi techniques que le style indirect libre ou
l'emploi de l'imparfait. A la différence d'un Thibaudet avant-guerre, ou de ses
contemporains poéticiens Barthes ou Genette, Blanchot "traverse" formes et
procédés de l'écriture, suivant l'expression de Sartre à propos de la prose, pour
atteindre directement au sens. Selon une formule à propos de Thibaudet,
justement, "il s'agit moins de trouver les raisons qui expliquent la formation
d'une œuvre que d'imaginer, en partant d'elle, les règles et les lois de l'esprit
créateur" : critique non pas des œuvres, encore moins des textes, mais bien du
processus de la création, c'est-à-dire du "sens par lequel l'expérience littéraire
se constitue", selon la préface à Lautréamont et Sade. Construit sur de grands
paradigmes philosophiques qui "surplombent" les textes, le discours critique de
Blanchot dénie avec constance le "matériau verbal" des œuvres pour s'installer
dans l'''intimité'' de l"'expérience" du créateur. [...] Donnant dans les faits-
sinon en théorie - une primauté absolue à la "pensée" sur l"'expression", [...]
Blanchot développe donc un discours de nature essentiellement philosophique
- métaphysique, même - sur la littérature4. » A défaut d'être subtile une telle
critique nous permet au moins de souligner objectivement l'existence de la
double dimension - phénoménale et transcendantale - de la critique littéraire
propre au premier moment de la pensée de Blanchot. C'est en effet l'existence
même de cette double dimension au sein des ouvrages qui composent ce
premier moment et, plus encore, les tensions ou les contradictions qui peuvent
en découler qui rendent seules possible cette critique dont Dominique Combe
nous fournit un cas exemplaire.
A part quelques exceptions, tous les textes, de Faux pas au Livre à venir,
sont des lectures de. .. et, de ce fait même, ils ne cessent d'entretenir un rapport
physique avec les pages des auteurs qu'ils explorent; la persistance de ce
rapport dont ils ne s'abstraient jamais nous interdit donc de ne voir en ces
textes que de l'idéalisme. Mais dès lors se pose la question suivante: comment
donc envisager le fait que Blanchot « élève» aussi constamment sa lecture vers
autre chose qu'une pure et simple physique ou rhétorique du littéraire sans
aussitôt considérer cette «élévation» comme la marque d'un idéalisme qui
comme tel serait toujours infidèle aux divers traits matériels des écrits qu'il
prétend pourtant lire? Pour éviter ce travers, il importe avant toute chose de ne
pas transformer la double dimension du premier moment critique de la pensée
de Blanchot en un pur et simple dualisme. C'est en effet principalement sur la

4
Dominique Combe, « Rhétorique de Blanchot », in M. Blanchot, Récits critiques, sous la
direction de C. Bident et P. Vilar, p. 271-272.
52
présupposition d'un tel dualisme que repose le texte de D. Combe que nous
venons de citer. On ne peut reprocher à la critique littéraire de Blanchot d'être
idéaliste que si l'on présuppose dès le départ qu'elle repose entièrement et
fondamentalement non seulement sur la différence, mais sur la séparation
radicale du phénomène et de l'essence du littéraire. Reprenant de façon
totalement caricaturale la distinction kantienne entre le phénomène et la chose
en soi, D. Combe, par exemple, n'a plus qu'à les opposer terme à terme pour
pouvoir ensuite d'un côté dénoncer l'absence du premier et de l'autre affirmer
l'omniprésence exclusive de la seconde au sein de la critique blanchotienne,
taxée dès lors d'idéalisme philosophique. Or, à notre connaissance, à aucun
moment Blanchot ne distingue explicitement le phénomène de l'essence du
littéraire; et cette distinction ne peut pas même être considérée comme une
détermination implicite ou inconsciente de sa critique puisque celle-ci, nous
l'avons déjà rappelé, entretient toujours un rapport physique avec un certain
nombre d' œuvres littéraires et d'auteurs particuliers. Cette distinction et le
reproche d'idéalisme qui ne manque pas d'en découler sont d'autant plus
intenables que Blanchot, qui est certes un critique/théoricien de la littérature,
est aussi essentiellement lui-même un écrivain à part entière: lui-même
pratique et vit le littéraire, il l'écrit et le lit et ce double rapport physique - par
l'écriture et la lecture - nourrit matériellement la pensée de ses textes critico-
théoriques. Si donc la critique blanchotienne était réellement un idéalisme
comme le dénonce D. Combe, alors elle pourrait se contenter de présenter
l'idée pure du littéraire sans recourir à aucune pratique ni à aucune œuvre
objective pré-données ou pré-existantes ; or, de fait, ce n'est absolument pas le
cas.
Par conséquent, plutôt que de prendre pour argent comptant la distinction
philosophique du phénomène et de l'essence et plutôt que d'opposer terme à
terme une approche réaliste (rhétorique) et une approche idéaliste
(métaphysique/philosophique) du littéraire, il serait peut-être plus judicieux et
bien plus intéressant et décisif de se demander si le littéraire ne bouleverserait
pas le rapport même ou la différence du phénomène et de l'essence et si, de
plus, ce bouleversement ne serait pas à l'origine de la teneur ni tout à fait
réaliste ni tout à fait idéaliste de la critique littéraire chez Blanchot. Nous
retombons là sur la nécessité d'interroger phénoménologiquement l'apparaître
et la présence du littéraire non seulement parce que cette interrogation s'impose
comme l'enjeu initial, mais, aussi et surtout, parce que ce n'est qu'à travers
cette interrogation que nous pourrons montrer ce qui arrive à la présence dans
la survenue du littéraire et comment cette arrivée bouleverse ou bouscule déjà
la présence générale de la philosophie, c'est-à-dire non seulement la présence
telle que l'a (toujours) pensée la philosophie, mais aussi la philosophie en tant
que présence même de la pensée.
Mais à tout cela on pourrait nous objecter que le terme « phénoménologie»
est un mot, un concept de la philosophie, et qu'il est même l'un de ses noms

53
privilégiés! Avec Hegel puis, selon des problématiques et des motifs
différents, avec Husserl et Heidegger, la philosophie s'est en effet pensée et
déployée essentiellement en tant que phénoménologie; dès lors on pourrait
donc nous adresser l'objection suivante: en parlant d'une phénoménologie du
littéraire chez Blanchot, ne risquez-vous pas, d'entrée de jeu, de surdéterminer
philosophiquement sa pensée et, ce faisant, de perdre toute chance de laisser
venir cette venue du littéraire qu'elle s'applique à décrire? Ou, encore,
comment donc parler d'une phénoménologie blanchotienne du littéraire sans
admettre aussitôt que celle-ci n'est finalement qu'une philosophie de plus de la
littérature ou de l'écriture littéraire? Par les problèmes qu'elle soulève, cette
objection, loin de nous arrêter, témoigne plutôt, certes sans le savoir, de ce qui
nous incite à utiliser le terme « phénoménologie» pour caractériser le premier
moment de la pensée de Blanchot. D'une part, grâce à ce terme nous désignons
de façon précise ce qui, conceptuellement, caractérise proprement ce premier
moment, c'est-à-dire l'examen du sens de la phénoménalité du littéraire. Et,
d'autre part, ce même terme nous permet aussi de désigner précisément le
problème en fonction duquel, dans le premier moment de son questionnement,
Blanchot va entrer en rapport avec la philosophie et ce problème n'est autre
que celui que pose la possibilité de dire et de penser le sens de l'écriture dès
lors que celle-ci se donne comme un phénomène qui échappe radicalement à la
possibilité de la phénoménologie, c'est-à-dire à la possibilité philosophique de
dire le sens ou l'essence de tout phénomène.

Dans la première partie, nous commencerons donc par examiner la tentative


de dégagement du sens du phénomène littéraire, et ce en tant qu'elle est
constitutive de la critique littéraire propre au premier moment de la pensée de
Blanchot; et, pour ce faire, nous nous concentrerons sur certaines des lectures
qui nous sont proposées de Faux pas au Livre à venir. Parmi ces multiples
lectures, notre attention se portera principalement, pour ne pas dire
uniquement, sur celles qui nous permettrons le mieux d'entrer dans la
profondeur de sens du phénomène et du concept d'écriture et d'établir ainsi les
principaux traits de l'expérience littéraire. Ce n'est qu'après avoir identifié et
approfondi ces traits propres au littéraire que nous pourrons ensuite, d'une
part, examiner leurs « échos philosophiques» et, d'autre part, interroger plus
précisément la teneur et le caractère problématique des rapports avec la
philosophie qui se nouent alors de Faux pas jusqu'au Livre à venir.
La première partie de notre étude se déroulera donc en deux temps: dans le
premier, nous tenterons, à partir de l'étude de certaines lectures littéraires de
Blanchot, d'établir les principaux traits du phénomène et de l'existence du
littéraire; puis, dans le second, il s'agira alors d'interroger directement
l'ontologie même qui est encore seulement présupposée par cette première
approche phénoménologique et existentielle du littéraire. Dans le cours de cette
première partie, où nous serons aussi amenés à identifier déjà une certaine

54
présence de la philosophie, c'est avant tout en interrogeant l'ontologie (du)
littéraire que nous pourrons réellement commencer à problématiser non
seulement cette présence, mais le rapport avec la philosophie qui en est
fonction. L'approfondissement de l'ontologie (du) littéraire nous permettra
donc de nous demander si la critique littéraire caractéristique du premier
moment de la pensée de Blanchot ne trouve pas sa propre limite dans les
limites mêmes du rapport à la philosophie qu'elle détermine et auquel elle
. nous
restreint encore et toujours.

55
I - PHENOMENOLOGIE DU LITTERAIRE

Pour réussir la délimitation du littéraire en soi et pour soi, nous devons


commencer par faire une expérience littéraire, soit une expérience du et avec le
littéraire. Citant Heidegger, Catherine Malabou nous rappelle que « "Faire une
expérience avec quoi que ce soit, cela veut dire qu'il vient sur nous, nous
[00']

atteint, nous tombe dessus, nous renverse et nous métamorphose"s ». De même


pour Blanchot, «une expérience [...] [est] un changement radical qu'il faut
suivre, un saut qu'il faut accomplir6 » Pas d'expérience, donc, sans transport,
sans déplacement, sans transformation: sans bouleversement ou changement
migratoire et métamorphique, sans aller vers un autre espace et une autre
forme. Pas d'expérience sans «aller au-delà ». Poser la question: en quoi
consiste l'expérience (du) littéraire? revient donc à se demander comment la
littérature nous trans-porte, nous porte au-delà. Or, du point de vue de la
question du « trans-port littéraire », on ne peut manquer de remarquer, au-delà
de son apparente diversité, que l'examen du littéraire ne cesse en fait, de Faux
pas au Livre à venir, de toujours revenir sur deux modalités particulières de
1'« aller au-delà », sur deux expériences qui, chacune à leur façon, finissent
donc par constituer objectivement les deux principaux traits du littéraire. Ces
deux traits, principaux en tant qu'ils traversent et tiennent littéralement tout le
premier moment de la pensée de Blanchot, sont le trans-port de la fin et le
trans-port de la négation. Et à chacun de ces deux trans-ports sont associés non
seulement le nom mais aussi l'œuvre d'un auteur particulier: Kafka est la
figure du littéraire en tant que trans-port de la fin ; Mallarmé est la figure du
littéraire en tant que trans-port de la négation. Deux trans-ports et deux noms
pour dire, décrire et penser une seule et même chose: l'écriture littéraire.

1. Kafka ou le trans-port de la fin

Nous plaçons donc Kafka en tête de notre description du phénomène ou de


l'expérience littéraire. En privilégiant ainsi l'œuvre de Kafka, nous
présupposons qu'elle a, pour Blanchot lui-même, une valeur et une importance
réellement inaugurale. Or rien dans le premier essai critique de Blanchot ne
nous autorise pourtant à accorder une telle place à Kafka et à soutenir une telle
présupposition. Bien au contraire, tout s'y oppose puisque Kafka est tout
simplement absent de Faux pas: dans cet ouvrage, la critique littéraire
s'inaugure en effet sans le moindre recours ou la moindre allusion à Kafka.
5
C. Malabou, Le Change Heidegger, Du fantastique en philosophie, p. 41-42.
6
Le Livre à venir, p. 122.

56
Mais il en va tout autrement en ce qui concerne les premières fictions de
Blanchot: pour tout lecteur familier de Kafka, la teneur et l'atmosphère de la
première version de Thomas l'obscur et, plus encore, celles de Aminadab
rappellent fortement les traits mêmes et l'étrangeté des compositions littéraires
de Kafka. L'article de Sartre sur Aminadab repose d'ailleurs tout entier sur le
constat et l'analyse de cette parenté. Cet article, éminemment contestable dans
sa façon et ses conclusions, a cependant au moins le mérite de pointer
l'importance de Kafka par rapport à l'inauguration même de la fiction
blanchotienne ; et cette importance, objectivement lisible dans certains aspects
de la première version de Thomas l'obscur et dans tout le déroulement de
Aminadab, est d'autant plus troublante que, comme le remarque Sartre,
«Blanchot affirme qu'il n'avait rien lu de Kafka, lorsqu'il écrivait
Aminadab7 ». Entrant en littérature, Blanchot rencontre donc l'œuvre de Kafka
sans même la connaître. C'est là pour le moins une rencontre inouïe et
apparemment miraculeuse qui mérite de notre part une attention particulière.
Récapitulons: premièrement, bien que n'ayant pas lu Kafka, Blanchot écrit
pourtant coup sur coup deux romans très proches de son univers;
deuxièmement, Kafka est absent du premier essai critique de Blanchot qui
datent de 1943 ; enfin, troisièmement, il n'apparaît vraiment chez Blanchot
qu'en 1949 avec la parution de La Part du feu qui regroupe trois textes8
exclusivement et directement consacrés à sa lecture9.
Par rapport à Faux pas, La Part du feu, avec ses trois textes sur Kafka,
témoigne donc de la découverte et de la reconnaissance objective et explicite
de l'expérience littéraire de Kafka comme origine, jusqu'alors insoupçonnée,
de la fiction qui se cherche et s'invente dans le premier Thomas l'obscur et
dans Aminadab. Autrement dit, en reprenant une terminologie hégélienne, nous
pourrions dire que tout se passe comme si l'expérience littéraire de Kafka
formait en quelque sorte l'en soi de la fiction blanchotienne, en soi dont La
Part du feu présenterait rien de moins que la reconnaissance objective et donc
l'accès au pour soi. Quoi qu'il en soit, il y a chez Kafka quelque chose
d'essentiel qui s'inaugure et qui engage originellement, en dehors de tout
choix, la propre naissance de la fiction chez Blanchot et, par extension, le
destin de la critique qui en est indissociable. En lisant Kafka, Blanchot accède à
l'intimité de sa propre fiction, c'est-à-dire à la fiction de sa fiction, comme à
l'origine de toute fiction littéraire - et c'est là, selon nous, une raison suffisante
pour placer Kafka en tête de notre exploration du littéraire. Absente de Faux
pas, la lecture de Kafka ne devient donc objectivement prégnante qu'à partir de

7
Sartre, « Aminadab ou du fantastique considéré comme un langage », Critiques littéraires, p. 114.
8 Tout d'abord, « La lecture de KatKa» (p. 9-19) ; puis « KatKa et la littérature» (p. 20-34) ; et,
enfin, « Le langage de la fiction» (p. 79-89).
9 Précisons tout de même que Blanchot semble faire sa tout première référence à KatKa dans un
article du Journal des Débats du 30 décembre 1941 (cf. à ce sujet Chroniques littéraires du
Journal des Débats, avril 1941-août 1944, p. 117).
57
1949 avec la publication de La Part du feu qui comprend pas moins de trois
textes qui lui sont directement et explicitement consacrés et, par la suite, on
retrouvera à nouveau Kafka à différents moments clés non seulement de
L'Espace littérairelO mais du Livre à venirll.
Si on considère successivement et selon la perspective qui leur est à chaque
fois propre les trois textes de La Part du feu sur Kafka, on remarque tout
d'abord que Blanchot, qui commence par aborder Kafka comme un cas
particulier de la littérature (<<La lecture de Kafka»), n'hésite pas ensuite (dans
« Kafka et la littérature» puis dans « Le langage de la fiction ») à généraliserl2
son expérience littéraire à la littérature en tant que telle. Quant à leur
perspective et leur contenu respectif, « La lecture de Kafka », « Kafka et la
littérature» et « Le langage de la fiction» abordent apparemment des aspects
différents: « La lecture de Kafka» tend à présenter quelques-unes des
difficultés inhérentes à la lecture de Kafka tout en les mettant en rapport avec
les propres attentes littéraires de ce dernier; «Kafka et la littérature» vise
principalement à formuler, en fonction de la généralisation de l'expérience dont
témoignent les œuvres de Kafka, le souci et les exigences constitutifs de la
littérature; enfin, «Le langage de la fiction» s'interroge sur la teneur des
fictions de Kafka qui sont dès lors considérées en tant qu'archétype du langage
littéraire. Mais au-delà de ces différences apparentes, qu'est-ce qui réunit
fondamentalement ces trois lectures? Qu'est-ce qui finit par y prédominer?
Dans certains passages de sa lecture de Aminadab, Sartre identifie
clairement ce qui unit Blanchot à Kafka et c'est justement cela qui prédomine
dans les lectures de Kafka présentes dans La Part du feu. Au milieu de sa
caricature de la fiction blanchotienne considérée comme une pure et simple
répétition mécanique de la fiction kafkaïenne, Sartre nous propose aussi parfois
des analyses qui touchent momentanément à l'essentiel. C'est ce qui arrive, par
exemple, dans le passage suivant où il est question du monde fantastique
propre à Kafka et Blanchot: « Le fantastique humain, c'est la révolte des
moyens contre les fins, soit que l'objet considéré s'affirme bruyamment
comme moyen et nous masque sa fin par la violence même de cette
affirmation, soit qu'il renvoie à un autre moyen, celui-ci à un autre et ainsi de
suite à l'infini sans que nous puissions jamais découvrir la fin suprême, soit
que quelque interférence de moyens appartenant à des séries indépendantes
nous laisse entrevoir une image composite et brouillée de fins contradictoires.
[...] Parlerai-je ici d'un monde "absurde", comme M. Camus dans son Etranger
? Mais l'absurde est la totale absence de fin. L'absurde fait l'objet d'une

10
Dans L'Espace littéraire, la lecture de Kafka occupe principalement les p. 63-101 et 109-116.
1\
Dans Le Livre à venir, Kafka est présent dans les p. 45, 133-134, 173-176,212-213,258-259,
271.
12
Cette généralisation est d'ailleurs un des gestes ou un des traits caractéristiques de la critique
littéraire blanchotienne et nous verrons que nous la retrouverons aussi au cœur de la lecture de
Mallarmé.
58
pensée claire et distincte, il appartient au monde "à l'endroit" comme la limite
de fait des pouvoirs humains. Dans le monde maniaque et hallucinant que nous
tentons de décrire, l'absurde serait une oasis, un répit, aussi n'y a-t-il pour lui
aucune place; je ne puis m'y arrêter un instant: tout moyen me renvoie sans
relâche au fantôme de fin qui le hante et toute fin, au moyen fantôme par quoi
je pourrais la réaliser. Je ne puis rien penser, sinon par notions glissantes et
chatoyantes qui se désagrègent sous mon regard13». Sartre fait aussi preuve de
la même clairvoyance momentanée quand il évoque, dans cet autre passage, la
« finalité» qui règne chez Kafka et Blanchot: «une finalité fuyante et
saugrenue [...] [,] de là ce labyrinthe de couloirs, de portes, d'escaliers qui ne
mènent à rien; de là ces poteaux indicateurs qui n'indiquent rien, ces
innombrables signes qui jalonnent les routes et ne signifient rien14». Sur quoi
ces deux citations de Sartre mettent-elles surtout l'accent? Sur rien d'autre que
le bouleversement radical de toute finalité. Or c'est bien. le thème et les
questions inhérentes à cette «finalité fuyante» qui prédominent dans les
lectures de Kafka qui se trouvent dans La Part du feu. Blanchot y décrit en
effet, avant tout, l'expérience de l'écriture littéraire comme but sans chemin et
chemin sans but ou, encore, comme mouvement sans départ ni arrivée.
Autrement dit, ce que Blanchot trouve et lit dans les œuvres de Kafka n'est
autre que la fiction de l'interminabilité essentielle de la littérature ou, encore, la
fiction de l'incessant en tant qu'essence de l'écriture littéraire.

1.1. « La lecture de Kafka» ou l'introduction de l'incessant


La Part du feu commence donc par un texte qui apparaît avant tout comme
une introduction à la lecture de Kafka. Mais, dans cette introduction, nous
remarquons aussitôt qu'il ne s'agit pas seulement de lire Kafka ou de nous en
proposer une nouvelle lecture. Le propos est bien plus subtil puisqu'il s'agit au
contraire de nous montrer qu'il y a dans tous les écrits de Kafka, c'est-à-dire
aussi bien dans les textes autobiographiques que de fiction, quelque chose qui
résiste à toute unification interprétative, quelque chose donc qui non seulement
les rend absolument irréductibles à toute lecture, mais qui bouleverse la
possibilité et le principe même de la lecture. Or c'est en montrant tout
particulièrement pourquoi Kafka échappe au principe unifiant de toute lecture
interprétative que Blanchot en vient implicitement à introduire à la fois le motif
et la problématique de l'incessant et de l'interminable.
Dans « La lecture de Kafka », cette interrogation initiale sur la possibilité de
lire Kafka, qui débouche finalement sur une mise en question de l'idée même
qu'il puisse y avoir effectivement une lecture de ses textes, se déroule en fait
en deux temps: dans le premier (p. 9-14), Blanchot, qui adopte alors une
approche principalement descriptive, s'attache surtout à rendre patente

13 Sartre, « Aminadab ou du fantastique considéré comme un langage », Critiques littéraires, p. 119-120.


14Ibid., p. 121.

59
l'irréductibilité des différents aspects constitutifs de l'expérience et des écrits
de Kafka; et c'est seulement dans le second (p. 14-19) qu'il tente vraiment non
plus seulement de décrire mais d'expliquer cette irréductibilité.
Blanchot commence donc tout d'abord par dénoncer implicitement ce qui
est certainement l'illusion la plus forte qui guette tout lecteur interprète: cette
illusion critique n'est autre que celle qui consiste à croire que l'on peut fonder
une lecture unique, unifiée et unitaire de Kafka en s'appuyant sur son propre
témoignage, c'est-à-dire sur son propre Journal. En écrivant son propre
journal, Kafka ne nous a-t-il pas fourni le mode d'emploi ou le sens
objectivement recueilli au jour le jour de tout ce qu'il a vécu et voulu écrire?
Telle est en quelque sorte la question implicite dont Blanchot cherche à
dénoncer les présupposés dans les pages 9-14 de La Part du feu. Et, une fois
ces présupposés mis au jour, c'est l'illusion même qui seule rend possible toute
lecture qui va se trouver dévoilée par la même occasion.
Pour pouvoir dénoncer l'illusion constitutive de la question énoncée à
l'instant, il suffit de se demander préalablement s'il existe un rapport précis et
définissable entre le Journal et les autres écrits de Kafka. Or, tout au long du
premier moment de« La lecture de Kafka », Blanchot insiste sur l'impossibilité
objective de définir et d'établir un tel rapport qui seul nous permettrait de lire
le Journal pour comprendre et éclairer les récits ou, inversement, de lire ceux-
ci pour saisir celui-là. L'existence d'un tel rapport de réciprocité
compréhensive présupposerait la distinction claire et distincte entre, d'un côté,
l'auto-biographique et, de l'autre, le fictif: la vie d'un côté, la fiction littéraire
de l'autre et, entre les deux, la logique et la réciprocité unifiantes de
l'expression et de la compréhension. Mais, selon Blanchot, rien chez Kafka
n'obéit à la simplicité de ce partage! L'impossibilité non seulement d'un tel
partage mais de la grille de lecture qui en est indissociable repose en fait
essentiellement sur l'indiscernabilité irréductible qui, chez Kafka, ne cesse de
brouiller la frontière entre la pensée (l'auto-bio-interprétation) et la fiction
littéraire. Blanchot voit notamment dans cette indiscernabilité l'origine même
des contradictions propres à certains lecteurs de Kafka: «Tous les
commentateurs nous supplient de chercher dans [...] [les] récits [de Kafka] des
récits: les événements ne signifient qu'eux-mêmes, l'arpenteur est bien un
arpenteur. Ne substituez pas "au déroulement des événements qui doit être pris
comme un récit réel des constructions dialectiques" (Claude-Edmonde Magny).
Mais quelques pages plus loin: on peut "trouver dans l'œuvre de Kafka une
théorie de la responsabilité, des vues sur la causalités, enfin une interprétation
d'ensemble de la destinée humaine, suffisamment cohérentes toutes trois et
assez indépendantes de leur forme romanesque pour supporter d'être
transposées en termes purement intellectuels,,15 ». Cette contradiction
interprétative, Blanchot ne la considère pas à proprement parler comme une

15
La Part du feu, p. 10.

60
erreur ou un contresens, mais comme le symptôme objectif du mouvement qui
tiraille de part en part l'existence et l'expérience littéraire de Kafka.
Dans le Journal que lisons-nous? Le plus souvent un commentaire dont le
« langage [...] s'enfonce dans la fiction et ne s'en distingue pas16». Et dans les
récits que lisons-nous? Des fictions littéraires dans lesquelles nous ne pouvons
nous empêcher de voir la pensée générale de Kafka sur tel ou tel thème.
Autrement dit, aucun de ces textes ne s'arrête au genre qu'il cherche pourtant
apparemment à incarner objectivement. Dès lors on voit mal comment les
commentateurs pourraient eux-mêmes produire et surtout flXer une lecture
cohérente du corpus et de l'expérience de Kafka. Cette impossibilité de tout
arrêt ou de tout achèvement est ce qui, selon Blanchot, anime foncièrement la
pensée et les récits de Kafka. La syntaxe même des pages 10-14 de La Part du
feu ne vise en fait qu'à retranscrire de façon descriptive cette impossibilité de
tout repos, de tout répit.
En effet, qu'il évoque 1'« oscillation» permanente de la pensée de Kafka
entre la généralité et l'uniqueI7; ou qu'il décrive non seulement le jeu
incessant de cette oscillation dans tous les textes de Kafka, mais ses effets sur
la lecturelS ; à chaque fois, donc, Blanchot souligne l'incessance du va-et-vient,
le balancement inextricable du ni. ..ni... ou, encore, le mouvement sans progrès
qui marque aussi bien la pensée que l'écriture de Kafka. Et nous comprenons
mieux dès lors pourquoi « [l]a vraie lecture [de Kafka, c'est-à-dire celle qui
rassemblerait et ordonnerait tous ses textes éparses autour d'un seul et unique

16
Ibid., p. 10.
17 «Le Journal est rempli de remarques qui semblent liées à un savoir théorique, facile à
reconnaître. Mais ces pensées restent étrangères à la généralité dont elles empruntent la forme:
elles y sont comme en exil, elles retombent dans un mode équivoque qui ne permet de les
entendre ni comme expression d'un événement unique ni comme l'explication d'une vérité
universelle. La pensée de Kafka ne se rapporte pas à une règle uniformément valable, mais elle
n'est pas davantage le simple repère d'un fait particulier à sa vie. Elle est une nage fuyante entre
ces deux eaux. [...] L'allégorie, le symbole, la fiction mythique dont ses œuvres nous présentent
les développements extraordinaires, sont rendus indispensables chez Kafka par le caractère de sa
méditation. Celle-ci oscille entre les deux pôles de la solitude et de la loi, du silence et du mot
commun. Elle ne peut atteindre ni l'un ni l'autre, et cette oscillation est aussi une tentative pour
sortir de l'oscillation. Sa pensée ne peut trouver le repos dans la généralité, mais quoiqu'elle se
plaigne parfois de sa folie et de son confinement, elle n'est pas non plus l'absolue solitude, car
elle parle de cette solitude; elle n'est pas le non-sens, car elle a pour sens ce non-sens; elle n'est
pas hors-la-loi, car c'est sa loi, ce bannissement qui déjà la réconcilie» (ibid., p. 10-12).
18«Ainsi, tous les textes de Kafka sont-ils condamnés à raconter quelque chose d'unique et à ne
paraître le raconter que pour en exprimer la signification générale. [Autrement dit, chez Kafka,
l]e récit, c'est la pensée devenue une suite d'événements injustifiables et incompréhensibles, et la
signification qui hante le récit, c'est la même pensée se poursuivant à travers l'incompréhensible
comme le sens commun qui le renverse. Celui qui en reste à l'histoire pénètre dans quelque
chose d'opaque dont il ne se rend pas compte, et celui qui s'en tient à la signification ne peut
rejoindre l'obscurité dont elle est la lumière dénonciatrice. Les deux lectures ne peuvent jamais
se rattraper, on est l'un, puis l'autre, on comprend toujours plus ou toujours moins qu'il faut» (ibid., p.
12).
61
sens considéré comme leur terme ultime,] reste impossiblel9 ». Elle reste
impossible parce que jamais rien ne l'arrête: rien dans les textes de Kafka ne
permet de s'arrêter à une lecture plutôt qu'à une autre, toute lecture - et donc la
possibilité même de la lecture - se trouve par conséquent irrémédiablement
suspendue, littéralement arrêtée! De là, aussi, la pluralité irréductible des
différents visages que les commentateurs prêtent à Kafka: « [A son propos,
l]es commentateurs ne sont pas même foncièrement en désaccord. Ils usent à
peu près des mêmes mots: l'absurde, la contingence, la volonté de se faire une
place dans le monde, l'impossibilité de s'y tenir, le désir de Dieu, l'absence de
Dieu, le désespoir, l'angoisse. Et cependant, de qui parlent-ils? Pour les uns,
c'est un penseur religieux qui croit en l'absolu, qui espère même en lui, qui en
tout cas lutte sans fin pour l'atteindre. Pour d'autres, c'est un humaniste qui vit
dans un monde sans recours et, pour ne pas en accroître le désordre, reste le
plus possible en repos. Selon Max Brod, Kafka a trouvé plusieurs issues vers
Dieu. Selon Mme Magny, Kafka trouve sa principale ressource dans
l'athéisme. Pour un autre, il y a bien un monde de l'au-delà, mais il est
inaccessible, peut-être mauvais, peut-être absurde. Pour un autre, il n'y a ni au-
delà, ni mouvement vers l'au-delà; nous sommes dans l'immanence, ce qui
compte, c'est le sentiment, toujours présent, de notre finitude et l'énigme
irrésolue à laquelle elle nous réduit. Jean Starobinski : "Un homme frappé d'un
mal étrange, tel nous apparaît Fr. Kafka... Un homme ici se voit dévorer." Et
Pierre Klossowski: "Le Journal de Kafka est... le journal d'un malade qui
désire la guérison. Il veut la santé... il croit donc à la santé." Et le même encore
: "Nous ne pouvons en aucun cas parler de lui comme s'il n'avait pas eu de
vision finale." Et Starobinski : "... il n'y a pas de dernier mot, il ne peut pas y
avoir de dernier mot,,20.»
Tout le premier moment de «La lecture de Kafka» (c'est-à-dire les p. 9-14
de La Part du feu) peut donc être considéré comme une description
phénoménale de l'illisibilité de Kafka: c'est en effet à travers la description
conjointe de la phénoménalité de sa pensée et de celle de ses fictions que
Blanchot met en évidence une certaine illisibilité non seulement de l'existence,
mais de l'expérience littéraire de Kafka. Cette illisibilité, que Blanchot perçoit
aussi bien dans 1'« essai auto-biographique» que dans les fictions ou les récits
et par laquelle il explique aussi la co-existence des interprétations
apparemment contradictoires de Kafka - cette illisibilité, donc, est avant tout
l'une des conséquences de la mobilité singulière qui agite l'existence, la pensée
et l'écriture de Kafka. Qu'il décrive le mouvement de la pensée et des récits
comme « une nage fuyante entre deux eaux» ou comme « une oscillation [qui,
toujours] entre [...] deux pôles [à la fois inséparables et inconciliables,] [...] ne
peut atteindre ni l'un ni l'autre », à chaque fois Blanchot met l'accent sur ce
que nous pourrions désigner comme la mobilité de l'incessant. A travers sa
19
Ibid., p. 12.
20
Ibid., p. 12-13.

62
lecture des textes de Kafka, Blanchot commence donc par mettre en place une
certaine description cinétique de l'écriture et de l'expérience qui en est
indissociable. Et s'il nous était permis de donner un titre au premier moment de
« La lecture de Kafka» ce serait par conséquent le suivant: cinétique de
l'expérience littéraire de Kafka ou de la mobilité de l'incessant.
Or, à ce stade de notre lecture que pouvons-nous d'ores et déjà dire de cette
mobilité? Tel qu'il nous apparaît dans cette première approche, le mouvement
de l'incessant se présente avant tout comme une mobilité sans terme effectif
susceptible de l'orienter et de l'unifier initialement ou terminalement. Cette
mobilité, que rien n'arrête ou qui ne peut parvenir à s'arrêter à quoi que ce soit,
implique donc nécessairement une remise en cause radicale de la progressivité
et de la téléologie propres à l'entente ordinaire du mouvement21. L'idée même
du mouvement en tant qu'avancée qualitative et/ou quantitative perd ici toute
pertinence: dans la mobilité de l'incessant, il y a bien encore du mouvement
mais celui-ci n'avance pas ou plus; il Y a bien encore déplacement et
transformation, mais pas de progrès. Nous sommes donc face à un mouvement
sans avancée, sans débouché, sans percée effective vers autre chose que la
répétition de ses oscillations, de ses allées et venues ou de ses allées et retours.
Autrement dit, impossible de quitter, d'interrompre la mobilité de l'incessant:
celle-ci est liée et nous lie à une fatalité irréductible. Dans la mobilité de
l'incessant, il se passe donc quelque chose qui ne passe pas, qui ne parvient pas
à être (du) passé et qui bouleverse par conséquent toute temporalité. Mais dès
lors comment qualifier ce passer indépassable qui est à l'origine de toutes les
ambiguïtés et de toutes les contradictions apparentes de Kafka? Par
l'ambiguïté et/ou la contradiction? Ne pourrions-nous pas en effet considérer
que le mouvement de l'incessant n'est jamais qu'un mouvement ambigu ou
contradictoire ou, plus précisément encore, qu'il n'est rien d'autre que la
mobilité même de l'ambiguïté ou de la contradiction? C'est par la réponse à
ces questions que s'achève implicitement le premier moment descriptif de « La
lecture de Kafka» : « l'ambiguïté ne [peut pas] nous satisfai[re car elle] [...]
est un subterfuge qui saisit la vérité sur le mode du glissement, du passage [...]
[; or, i]l n'est pas sûr qu'on comprenne mieux Kafka si à chaque affirmation on
oppose une affirmation qui la dérange, si on nuance infiniment les thèmes par
d'autres différemment orientés. [Et l]a contradiction [n'est pas plus
satisfaisante puisqu'elle] ne règne pas dans [...] [le] monde [de la pensée et de
l'écriture de Kafka] qui exclut la foi mais non la recherche de la foi, l'espoir
mais non l'espoir de l'espoir, la vérité ici-bas et au-delà mais non l'appel à une
vérité absolument demière22 ». Le passer de la mobilité de l'incessant ne repose
donc ni sur la logique ni sur la dynamique du double sens qui sont à l'œuvre
aussi bien dans l'ambiguïté et dans la contradiction: il y a, dans l'ambiguïté et

2]
Et, comme le remarque F. Collin (cf. M. Blanchot et la question de l'écriture, p. 183-184),
c'est notamment l'un des points sur lesquels Blanchot se sépare radicalement de Hegel.
22
Ibid., p. 13.

63
dans la contradiction, des jeux et des rapports de forces (d'un sens à l'autre du
double sens) qui sont, en tant que tels, encore indissociables d'une certaine
productivité signifiante, laquelle ne correspond absolument pas à la mobilité
dont témoignent les textes de Kafka. A travers ces derniers, à travers la
mobilité de l'incessant, Blanchot nous invite donc aussi à penser un
mouvement sans efficacité, sans dynamisme. Mais, même si l'ambiguïté et la
contradiction sont ici explicitement mises entre parenthèses, il reste encore à
savoir ce qu'il advient de la négativité dans la mobilité de l'incessant et cela
passe nécessairement par l'examen général de la dialectique même du langage
ou de l'essence dialectique du langage.

Mais avant même de nous lancer dans un tel examen, nous devons, au-delà
du constat purement descriptif de la mobilité de l'incessant, en interroger
l'origine. Cette interrogation est le sujet du second moment de « La lecture de
Kafka ». C'est en effet dans les pages 14-19 de La Part du feu que Blanchot
nous présente directement l'origine existentielle de la mobilité de l'incessant et,
ce faisant, de l'illisibilité des textes de Kafka.

Pour ce faire, Blanchot commence tout d'abord par souligner la radicalité


du manque qui est constitutif de ces textes. Or, à cette occasion, c'est tout le
jeu traditionnel de la présence et de l'absence qui va se trouver immédiatement
bouleversé.
Ce bouleversement, Blanchot l'énonce implicitement et d'une façon des
plus concentrées dans un seul et bref alinéa qui n'est autre que celui qui ouvre
le second moment de «La lecture de Kafka»: «Les principaux récits de
Kafka sont des fragments, l'ensemble de l'œuvre est un fragment. Ce manque
pourrait expliquer l'incertitude qui rend instables, sans en changer la direction,
la forme et le contenu de leur lecture. Mais ce manque n'est pas accidentel. Il
est incorporé au sens même qu'il mutile; il coïncide avec la représentation
d'une absence qui n'est ni tolérée ni rejetée. Les pages que nous lisons ont la
plus extrême plénitude, elles annoncent une œuvre à qui rien ne fait défaut, et
d'ailleurs toute l'œuvre est comme donnée dans ces développements minutieux
qui s'interrompent brusquement, comme s'il n'y avait plus rien à dire. Rien ne
leur manque, même pas ce manque qui est leur objet: ce n'est pas une lacune,
c'est le signe d'une impossibilité qui est partout présente et n'est jamais admise
- impossibilité de l'existence, impossibilité de la solitude, impossibilité de s'en
tenir à ces impossibilités23. » En caractérisant non seulement « les principaux
récits de Kafka» mais «l'ensemble de [...] [son] œuvre» comme «des
fragments », Blanchot met donc d'emblée l'accent sur leur inachèvement; de
plus, il lie immédiatement cet inachèvement à la notion de manque. Mais ce

23
Ibid., p. 14.

64
rapprochement conceptuel reste en lui-même sans grande pertinence si nous ne
lui adjoignons pas une réévaluation générale de la notion même de manque.
Blanchot remarque en effet, d'une part, que le «manque [des textes de
Kafka] n'est pas accidentel» et, d'autre part, que ces mêmes textes «ont la
plus extrême plénitude»: chez Kafka, le manque non seulement atteint
l'essence elle-même, mais n'est pas un manque - un vide - de présence;
autrement dit, nous sommes ici exposés à un manque absolument immanent à
et donc constitutif de la présence qu'il détennine de part en part. Or comment
entendre un tel manque qui contredit absolument l'idée courante du manque en
tant que « lacune », en tant qu'interruption de la présence ou vide susceptible
comme tel d'être finalement rempli, comblé et sunnonté? Impossible ici de ne
pas penser tout autrement le rapport de la présence et de l'absence et cela passe
pour commencer par la remise en cause radicale de l'idée commune du
manque.
Qu'il me manque quelque chose, que quelqu'un me manque, que je manque
de force, de patience ou bien encore d'argent... - dans tous ces cas courants, le
manque me détennine certes intérieurement mais jamais totalement. De plus,
dans chacun de ces exemples, le manque est un état ou un sentiment fonction
d'un tenne objectif ou positif présent en dehors de moi et, en tant que tel,
absent seulement provisoirement. Nous avons donc affaire ici à un manque qui
n'est jamais rien de plus que le symptôme ou l'expression d'une limite
déterminée de ma présence ou de mon être présent, limite par rapport à laquelle
je conserve toujours la possibilité effective de répondre en obtenant ou en
réalisant ce dont je manque, mettant par là même un tenne provisoire ou
définitif au manque en question. Autrement dit, dans l'expérience courante du
manque, la présence et le présent restent toujours, de fait et de droit, maîtres
non seulement du manque, mais de l'absence détenninée qu'il implique. Or,
c'est cette subordination initiale et finale du manque à la présence et donc aussi
sa secondarité et son extériorité par rapport à elle qu'il nous faut abandonner
pour pouvoir entendre le manque qui structure fragmentairement tous les écrits
de Kafka. Le manque kafkaïen, «signe d'une impossibilité qui est partout
présente et n'est jamais admise24», nous presse donc de penser une présence
qui n'a d'autre condition que - ou dont l'unique essence est - l'impossibilité
de l'effectivité de la présence, c'est-à-dire l'impossibilité irréductible de se
réaliser dans et de se tenir à la positivité d'une présence ou d'un présent
effectif. L'existence en tant que radicalement dépourvue non seulement du
présent d'une présence mais du présent d'une disparition est donc, ici, ce que
nous devons tenter de penser.
A travers tout le second moment de « La lecture de Kafka », Blanchot va
donc principalement tenter de dégager, à même la textualité des écrits de
Kafka, les fondements du manque qui les structure de part en part et nous

24
Ibid.
65
venons de voir que la radicalité de ce manque passe notamment par une sorte
d'inversion de l'ordre ordinaire du jeu de la présence et de l'absence. Le
manque ne peut plus être compris en tant qu'absence de la présence ou
présence absente, mais en tant que présence de l'absence. Et ce
bouleversement du jeu ordinaire de la présence et de l'absence doit aussi
certainement se doubler d'un bouleversement tout aussi radical du jeu de
l'affirmation et de la négation.
C'est en tout cas sur ce point précis que Blanchot poursuit sa lecture de
Kafka. L'alinéa qui suit immédiatement celui que nous venons d'étudier
concerne en effet directement ce dernier bouleversement. Plus précisément
encore, Blanchot voit dans ce bouleversement l'origine même de l'ambivalence
qui règne dans les écrits de Kafka. Après avoir souligner la radicalité du
manque constitutif de ces derniers, Blanchot passe immédiatement à leur
indiscernabilité qu'il envisage cette fois-ci en terme d'ambivalence: « Ce qui
rend angoissant notre effort pour lire [Kafka], ce n'est pas la coexistence
d'interprétations différentes, c'est, pour chaque thème, la possibilité
mystérieuse d'apparaître tantôt avec un sens négatif, tantôt avec un sens positif.
Ce monde est un monde d'espoir et un monde condamné, un univers à jamais
clos et un univers infini, celui de l'injustice et celui de la faute. [...] Peu de
textes sont plus sombres, et pourtant, même ceux dont le dénouement est sans
espoir, restent prêts à se renverser pour exprimer une possibilité ultime, un
triomphe ignoré, le rayonnement d'une prétention inaccessible. A force de
creuser le négatif, [... ] [Kafka] lui donne une chance de devenir positif, une
chance seulement, une chance qui ne se réalise jamais tout à fait et à travers
laquelle son contraire ne cesse de transparaître25 ». L'ambivalence des textes de
Kafka et l'instabilité ou l'indiscernabilité qui en sont indissociables sont donc
directement liées à une certaine prépondérance du négatif. Mais il convient tout
de suite de ne pas se méprendre au sujet de cette prépondérance. Blanchot
remarque en effet implicitement qu'il ne s'agit en aucun cas d'un règne
unilatéral ou absolu - voire nihiliste - du négatif, d'un négatif absolument
détaché de toute affirmation, de toute positivité. Le règne ou la prépondérance
du négatif chez Kafka, qui se caractérise comme un creusement, opère au
contraire dans le se présenter même de la présence. La négation - le
creusement du négatif - est devenue, chez Kafka, l'unique forme et l'unique
contenu de la présence, de la réalisation ou de l'affirmation de la présence. Or
que devient la présence qui n'a pas d'autre ressource pour s'affirmer ou se
présenter que de creuser le négatif? Qu'est-ce que peut bien donner un se
présenter qui n'est de part en en part que creusement du négatif? C'est avec la
notion de « chance» que Blanchot répond à cette question: la présence qui se
donne tout entière au creusement du négatif se condamne à ne plus pouvoir être
autre chose qu'une chance de présence, « une chance qui ne se réalise jamais

25
Ibid.
66
tout à fait et à travers laquelle son contraire ne cesse de transparaître ». A
travers la notion de chance c'est l'idée même d'une réalisation, d'un
achèvement qui est mise à mal: la chance est certes l'espoir d'une réalisation
mais d'une réalisation qui ne peut passer que par sa non-réalisation, soit une
« réalisation» sans pouvoir, sans décision, sans volonté, aussi volatile et
improbable qu'un miracle; la chance n'est donc rien d'autre que l'espoir de la
possibilité d'une réalisation là où il n'y a plus qu'impossibilité de toute
affirmation, de toute réalité ou présence achevée. «Toute l'œuvre de Kafka est
[donc] à la recherche d'une affirmation qu'elle voudrait gagner par la négation,
affirmation qui, dès qu'elle se profile, se dérobe, apparaît mensonge et ainsi
s'exclut de l'affirmation, rendant à nouveau l'affirmation possible. C'est pour
cette raison qu'il paraît si insolite de dire d'un tel monde qu'il ignore la
transcendance. La transcendance est justement cette affirmation qui ne peut
s'affirmer que par la négation. Du fait qu'elle est niée, elle existe; du fait
qu'elle n'est pas là, elle est présente26. » Chez Kafka, l'affirmation ne connaît
donc jamais la fermeté d'un achèvement effectif et reste condamnée à n'être
qu'une pure possibilité, qu'un pur projet, parce qu'elle passe intégralement par
la négation qui, elle, ne passe pas ou n'est jamais dépassée; passant
intégralement par la négation, par son infirmation, l'affirmation ne peut donc
exister qu'en tant qu'absente: elle ne peut plus exister que par l'absence.
Autrement dit, chez Kafka, l'absence envahit la présence et l'existence:
l'absence devient littéralement sur- ou omni-présente, elle ne peut pas quitter le
présent de l'existence et, ce faisant, elle ne peut plus du tout être comprise et
définie comme « [l]e fait de ne pas existe?? ».
Mais dès lors que devient la grande pourvoyeuse d'absence: la mort? A
partir de la page 15, c'est explicitement sur cette seule et unique question que
Blanchot non seulement concentre toute son analyse, mais multiplie les
exemples directement tirés des récits de Kafka. Dans le cours des pages 15-18,
Blanchot nous donne en effet plusieurs exemples qui ont tous affaire avec
l'absence comme fait de ne pas pouvoir ne pas exister. D'une part, tout en se
référant explicitement à La Muraille de Chine, au Bagne ou au Procès, il
remarque que Kafka nous confronte à des personnages qui « sont [...] des
vivants qui luttent, sans le comprendre, avec de grands ennemis morts, avec
quelque chose qui est fini et qui n'est pas fini, qu'ils font renaître en le
repoussant, qu'ils écartent lorsqu'ils le recherchenf8 ». D'autre part, il ajoute
que Kafka nous confronte aussi, comme dans Le Chasseur Gracchus, à des
personnages « morts qui achèvent vainement de mourir, des êtres dissous dans
on ne sait quelles eaux et que l'erreur de leur mort ancienne maintient, avec le
ricanement qui lui est propre mais aussi avec sa douceur, sa courtoisie infinie,

26
Ibid., p. 14-15.
27Le nouveau petit Robert, dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, 1998,
définition de l'absence, p. 9.
28La Part dufeu, p. 16.

67
dans le décor familier des choses évidentes29 ». Enfin, Blanchot remarque que
l'état de Grégoire, personnage principal de La Métamorphose, «est l'état
même de l'être qui ne peut pas quitter l'existence, pour qui exister c'est être
condamné à retomber toujours dans l'existence3o». Qu'est-ce qui fédère tous ces
exemples? Rien d'autre que l'impossibilité de tout achèvement, de toute fin, de
toute disparition. Chacun de ces exemples nous montre en effet que ce qui est
au cœur de l'expérience littéraire de Kafka n'est autre qu'une certaine
expérience de l'interminabilité de l'existence: chez Kafka, l'existence ne peut
absolument plus échapper à elle-même, l'existence ne possède plus la
possibilité ou le pouvoir mortel de disparaître purement et simplement ou,
encore, elle ne peut plus trouver dans la mort le moyen de s'achever et de se
libérer définitivement d'elle-même. Autrement dit, l'aspect contradictoire ou
l'ambivalence apparente des récits de Kafka provient principalement d'une
certaine «ambiguïté du négatif [...] liée à l'ambiguïté [- l'impossibilité -] de
la mort3l ». Le malheur tel que Kafka nous le décrit, c'est donc ne plus pouvoir
compter sur la mort et être plongé dans une existence incessante, absolument
sans issue: le« malheur, c'est l'impossibilité de la mort, c'est la dérision jetée
sur les grands subterfuges humains, la nuit, le néant, le silence. Il n'y a pas de
fin, il n'y a pas de possibilité d'en finir avec le jour, avec le sens des choses,
avec l'espoir32 ». L'impossibilité et donc le manque irréductible de la mort sont
par conséquent ce qui, chez Kafka, place en quelque sorte le manque ou
l'absence - soit l'ineffectivité - au cœur même du se présenter de l'existence.
De plus, en faisant du manque de la mort - donc du manque du manque -
l'essence même de l'existence, Kafka se distingue aussi radicalement de la
vision occidentale de l'immortalité: alors que cette dernière n'envisage
l'immortalité qu'au sortir de la vie, c'est-à-dire comme «une survivance
[ultime et bienfaisante] qui[, au-delà de la vie] compenserait la vie33», le geste
essentiel de Kafka consiste à généraliser la survivance à la vie même. Selon
Blanchot, Kafka bouleverse donc radicalement la logique ordinaire de la vie:
«Nous ne mourons pas, voilà la vérité, mais il en résulte que nous ne vivons
pas non plus, nous sommes morts de notre vivant, nous sommes
essentiellement des survivants34. » La mobilité de l'incessant constitutive des
textes de Kafka provient donc essentiellement de cette modalité survivante de
l'existence ou de l'expérience de l'existence en tant que survie, modalité ou
expérience indissociable de l'impossibilité de la mort: le terme de la mort n'est
pas en notre pouvoir, il n'y a pas de fin de la mort, nous n'avons donc pas le

29
Ibid.
30
Ibid., p. 17.
31
Ibid., p. 15.
32
Ibid.
33
Ibid.
34
Ibid., p. 16.

68
pouvoir de « sortir de l'existence, [...] [notre] existence n'est pas achevée, elle
ne peut être vécue pleinemenes ».
Ce qui nous empêche d'exister effectivement ou de vivre pleinement notre
existence, ce n'est donc pas, selon Kafka, un manque ou un défaut d'être, mais
c'est au contraire, pour ne pas dire paradoxalement, un trop plein ou un surplus
irréductible d'être, nous manquons du manque d'Ide ['être: l'être ne cesse
d'être, la mort est impossible, « [l]'existence est interminable, [...] n'est plus
qu'un indéterminë6» - telle est la leçon existentielle/littéraire de Kafka.
« Leçon» que Blanchot finit par condenser et prolonger en ces termes: « Si
chaque terme, chaque image, chaque récit [de Kafka] est capable de signifier
son contraire - et ce contraire aussi -, il faut donc en chercher la cause dans
cette transcendance de la mort qui la rend attirante, irréelle et impossible et qui
nous enlève le seul terme vraiment absolu, sans cependant nous enlever son
mirage. C'est la mort qui nous domine, mais elle nous domine de son
impossibilité, et cela veut dire que nous ne sommes pas nés ("Ma vie est
l'hésitation devant la naissance") mais aussi bien que nous sommes absents de
notre mort ("Sans cesse tu parles de mort et pourtant tu ne meurs pas"). Si la
nuit, soudain, est mise en doute, alors il n'y a plus ni jour ni n~it, il n'y a plus
qu'une lumière vague, crépusculaire, qui est tantôt souvenir du jour tantôt
regret de la nuit, fin du soleil et soleil de la fin. L'existence est interminable,
elle n'est plus qu'un indéterminé dont nous ne savons si nous en sommes
exclus (et c'est pourquoi nous y cherchons vainement des prises solides) ou à
jamais enfermés (et nous nous tournons désespérément vers le dehors). Cette
existence est un exil au sens le plus fort: nous n'y sommes pas, nous y sommes
ailleurs et jamais nous ne cesserons d'y être37.»

Dans « La lecture de Kafka », Blanchot ne se contente donc pas d'introduire


de façon descriptive le thème et le problème de la mobilité de l'incessant. Au
contraire, au-delà d'une lecture purement descriptive, nous venons de voir que,
en considérant l'origine de cette mobilité dans les écrits de Kafka, il met aussi
au jour le rapport essentiel qui, chez Kafka, lie foncièrement l'incessance des
textes littéraires à l'interminabilité même de l'existence (indissociable de
l'impossibilité de la mort). Mais, une fois ce rapport découvert, il n'en reste pas
moins que nous ne comprenons pas encore précisément ce qui, au-delà du cas
particulier de Kafka, noue essentiellement la littérature en tant que telle à
l'expérience existentielle que nous venons de décrire.
De fait, force est de constater que, sur ce point, Blanchot ne nous fournit
qu'une très brève allusion qui suit d'ailleurs immédiatement le long passage
que nous venons de citer quelques lignes plus haut: «Le thème de La
Métamorphose est une illustration de ce tourment de la littérature qui a son

35
Ibid.
36
Ibid., p. 17.
37
Ibid.
69
manque pour objet et qui entraîne le lecteur dans une giration où espoir et
détresse se répondent sans fin38.» A travers cette affIrmation, le rapport
kafkaïen à la mort et à l'existence est d'un coup - c'est-à-diresans autres
explications - généralisé à la littérature. Or pour qu'une telle généralisation
puisse être non seulement effective mais légitime, encore faudrait-il que
Blanchot fasse aussi ce qu'il ne fait pas dans «La lecture de Kafka» :
interroger réellement l'existence même de la littérature. Cette interrogation est
justement le sujet principal, voire unique, de « Kafka et la littérature ».

1.2. « Kafka et la littérature» ou l'incessant comme être contradictoire de la littérature


Alors que dans la lecture précédente, nous nous sommes intéressés
principalement, pour ne pas dire uniquement, aux traits particuliers non
seulement des textes mais de l'expérience existentielle de Kafka, il s'agit
désormais d'interroger à nouveau ces textes et cette expérience non plus
uniquement du point de vue de leurs particularités, mais du point de vue de leur
rapport à l'existence générale de la littérature. Sur ce point précis le titre du
second texte de La Part du feu consacré à Kafka est explicite: en préférant le
titre « Kafka et la littérature» à des titres comme, par exemple, « La littérature
de Kafka» ou «La littérature selon Kafka », Blanchot marque d'emblée son
exigence d'aborder désormais les œuvres de Kafka du point de vue de
l'existence propre de la littérature. Le titre «Kafka et la littérature» signifie
donc à la fois que l'expérience existentielle et littéraire décrite précédemment
nous met essentiellement en rapport avec l'existence même de la littérature et
que nous devons maintenant nous demander pourquoi et comment se noue ce
rapport. Quel est le rapport de Kafka avec la littérature? Telle est donc
désormais la question principale, question à laquelle nous ne saurions répondre
sans commencer aussi par répondre objectivement à cette autre question:
qu'est-ce que la littérature? Autrement dit, nous allons voir que c'est tout
d'abord en décrivant l'existence de Kafka en tant que vouée tout entière à la
littérature que Blanchot va ensuite être amené à nous présenter la littérature en
son existence même.
Dès les premières lignes de «Kafka et la littérature », on comprend que
toute la lecture va tourner autour de la question de l'engagement. Plus
précisément encore, force est de constater que la notion d'engagement est ce
qui détermine essentiellement non seulement l'ouverture mais le final de
« Kafka et la littérature ». En effet, après avoir commencé par y interroger le
caractère entier ou total de l'engagement littéraire de Kafka39, Blanchot choisit
aussi d'y clore sa lecture par une «définition» de l'engagement littéraire en
tant que teI40.« Kafka et la littérature» est donc traversé de part en part par la
notion et la question de l'engagement. Et c'est la raison pour laquelle il nous
38
Ibid.
39
Ibid., p. 20-24.
40
Ibid., p. 33.
70
semble légitime de faire de l'engagement le principal - pour ne pas dire
l'unique - levier conceptuel de notre propre lecture.
En combinant la notion d'engagement avec l'unique passage de« La lecture
de Kafka» dans lequel il est explicitement question de la littérature, nous
pouvons formuler la problématique de «Kafka et la littérature» de la façon
suivante: qu'advient-il de celui qui engage toute son existence dans la
littérature qui n'est autre qu'un« tourment [...] qui a son manque pour objet»
ou, encore, que devient celui qui se consacre totalement à cette « giration [de la
littérature] où espoir et détresse se répondent sans fin4\ » ? De la décomposition
de cette question nous pouvons aussi, en guise de préalable, d'ores et déjà tirer
quelques remarques qui nous aiderons à mieux cerner le déroulement de la
lecture que Blanchot nous propose dans «Kafka et la littérature». Tout
d'abord, s'engager en littérature présuppose nécessairement la croyance en son
existence; ensuite, la volonté résolue d'exister pour la littérature ne saurait être
décrite et pensée sans l'élucidation de l'existence de la littérature qu'elle
présuppose; et, enfin, ce n'est qu'au prix d'une telle élucidation que nous
pourrons aussi définir existentiellement l'engagement littéraire comme tel. Or
comment Blanchot procède pour nous engager toujours plus profondément
dans l'engagement pour/envers/dans la littérature? Justement en suivant la
logique du cheminement déductif qui lie essentiellement les trois remarques
que nous venons de faire. En effet, dans son deuxième texte de La Part du feu
consacré à Kafka, Blanchot commence tout d'abord - de la page 20 à la page
27 - par décrire l'existence de Kafka en tant qu'elle est et se veut tout entière
engagée dans la littérature. Puis il en vient - à partir de la seconde moitié de la
page 27 - à interroger explicitement le présupposé constitutif de cette
description, lequel n'est autre que l'existence même de la littérature en tant
qu'elle repose essentiellement sur la possibilité paradoxale du phénomène de
l'écriture. Et ce n'est qu'après nous avoir présenté ce phénomène - le
phénomène de la littérature - en sa possibilité paradoxale que Blanchot
s'autorise finalement - dans les deux dernières pages - à revenir sur
l'engagement littéraire pour, cette fois-ci, le caractériser ou le «définir»
objectivement comme tel.
Dans un premier temps Blanchot s'intéresse donc à l'engagement existentiel
proprement littéraire de Kafka et cela le conduit notamment à critiquer
sérieusement les analyses de certains des commentateurs précédemment cités
dans « La lecture de Kafka ».
L'examen du caractère proprement littéraire de l'engagement existentiel qui
détermina toute la vie de Kafka est, d'un point de vue théorique, essentiel:
comment en effet Kafka pourrait-il bien nous mettre en rapport avec l'existence
même de la littérature s'il ne s'était pas déjà lui-même, de façon objective et
explicite, totalement engagé en elle? Dans les pages 20-27 de La Part du feu,

41
Ibid., p. 17.

71
Blanchot s'applique donc en quelque sorte à recentrer l'existence de Kafka
autour de la littérature et des exigences qui en sont indissociables. Mais
pourquoi donc devons-nous procéder à un tel recentrage ou à une telle mise au
point avant d'en venir plus précisément à la question de l'existence même du
phénomène de la littérature? Pourquoi ne commençons-nous pas d'emblée par
celle-ci ? Avant tout parce que bon nombre des plus éminents commentateurs
d'alors de Kafka ont littéralement perdu de vue le caractère proprement
littéraire de l'engagement qui a - en un seul et même mouvement -
(dés)ordonné toute son existence et donc aussi tous ses écrits. Dès le début de
« Kafka et la littérature », Blanchot remarque en effet que « [pJour beaucoup
[...] [des] commentateurs, admirer Kafka, c'est d'abord le situer en dehors de
sa condition d'écrivain [:] [...] [i]l a su donner à l'œuvre littéraire un sens
religieux, dit Jean Starobinski [...] [;] [c]' est dans la catégorie de la sainteté et
non dans celle de la littérature qu'il faut ranger sa vie et son œuvre, dit Max
Brod [...] [;] [i]l n'a pas eu seulement à créer une œuvre, dit Pierre
Klossowski, mais à s'acquitter d'un message42 ». Un peu plus loin, toujours à
propos de ces mêmes commentateurs, Blanchot ajoute encore: en
« [a]dmettant que pour Kafka écrire ne soit pas une affaire d'esthétique, qu'il
ait en vue, non pas la création d'une œuvre littérairement valable, mais son
salut, l'accomplissement de ce message qui est dans sa vie [...] [,] [l]es
commentateurs [que nous venons d'évoquer] entendent séparer nettement les
préoccupations artistiques [et donc littéraires], considérées comme secondaires,
et les préoccupations intérieures, seules dignes d'être recherchées pour elles-
mêmes43 ». D'après ces commentateurs, l'écriture ne serait donc pour Kafka ni
une affaire d'esthétique ni une affaire littéraire, mais uniquement une affaire
religieuse ou morale, soit une affaire absolument extra- ou non-littéraire dans
laquelle la littérature ne serait tout au plus qu'un moyen toujours secondaire et
inessentiel. Autrement dit: selon ces commentateurs, il n'y a tout simplement
pas de littérature dans la « littérature» de Kafka; inutile donc d'y chercher
quoi que ce soit touchant à l'existence même de la littérature puisque celle-ci
n'y existe pas. Au-delà de leurs différences d'approches, Jean Starobinski, Max
Brod et Klossowski n'ont donc pas seulement en commun le fait d'être des
pionners de l'interprétation de Kafka: ils ont aussi essentiellement en commun
une seule et même entreprise d'occultation du littéraire dans sa vie et son
œuvre. Et les pages 20-27 de La Part du feu sont par conséquent une réponse
directe à cette occultation qui ne se pense jamais comme telle et qui nous coupe
non seulement de la vie et de l' œuvre de Kafka mais aussi de la littérature avec
laquelle il nous met en rapport. Face à Starobinski, Brod et Klossowski, il
s'agit donc en quelque sorte de revenir à la Chose même de l'existence et de
l' œuvre de Kafka: la littérature, rien que la littérature! On voit donc que, loin
de tout idéalisme théorique, il s'agit bel et bien de prendre position par rapport
42
Ibid., p. 20.
43
Ibid., p. 21.
72
à une certaine critique courante de Kafka qui tend à le sacraliser en l'abstrayant
doublement de la littérature: en affirmant, d'une part, qu'il ne serait animé que
par un souci religieux ou moral et, d'autre part, qu'il écrirait donc
indépendamment de toute délibération esthétique ou « sans considération de
ses moyens44 » artistiques et littéraires.
Dès le tout premier alinéa de « Kafka et la littérature », en multipliant les
citations dans lesquelles Kafka lui-même déclare ouvertement le caractère
intégralement littéraire de son engagement existentiel, Blanchot contredit déjà
objectivement l'aspect - affirmé par Starobinski, Brod et Klossowski - soi-
disant exclusivement religieux ou moral de son existence et de ses écrits.
Quand il nous parle de ce qui conditionne essentiellement son existence, Kafka
déclare, par exemple,« "Je ne suis que littérature et je ne peux ni ne veux être
rien d'autre" [...] [; ou, encore,] "Ma situation m'est insupportable parce
qu'elle contredit mon unique désir et mon unique vocation, la littérature." -
"Tout ce qui n'est pas littérature m'ennuie." - "Tout ce qui ne se rapporte pas à
la littérature, je le hais." - "Ma chance de pouvoir utiliser mes facultés et
chaque possibilité d'une manière quelconque est tout entière dans le domaine
littéraire,,45». Quant à la prétendue absence de considération esthétique qui
marquerait ses œuvres, rien de mieux, à nouveau, que la parole même de Kafka
pour la contredire: « "Ce qui me manque, écrit-il à Pollak, c'est la
discipline... Je veux travailler avec zèle, trois mois durant. Aujourd'hui je sais
surtout ceci: l'art a besoin du métier, plus que le métier de l'art. Je ne crois
naturellement pas que l'on puisse se contraindre à engendrer des enfants, mais
je crois, par contre, qu'on peut se contraindre à les éduquer." [Et Blanchot
d'ajouter :] Kafka a demandé à la littérature et obtenu d'elle plus que beaucoup
d'autres. Mais il a eu d'abord cette honnêteté de l'accepter sous toutes ses
formes, avec toutes ses servitudes, aussi bien comme métier que comme art,
comme tâche que comme activité privilégiée. Du moment qu'on écrit, pense-t-
il, l'on ne peut se passer de bien écrire46.»A travers ces quelques citations,
Blanchot nous montre donc - contrairement à ce que pouvaient laisser entendre
les lectures de Starobinski, Brod ou Klossowski - à quel point Kafka définit
littéralement toute sa vie par l'existence et la recherche de la littérature: pour
lui, tout est bel et bien affaire de littérature ou il n'y a d'affaire que littéraire!
Et la littérature en tant que telle est donc bien le sens même - « extrêmement
grave 47» - de toute son existence. Autrement dit,« [é]crire le fait exister [...]
[:] "... J'ai trouvé un sens, et ma vie, monotone, vide, fourvoyée, une vie de
célibataire, a sa justification... C'est le seul chemin qui puisse me conduire à
un progrès,,48».
44
Ibid.
45
Ibid., p. 20.
46
Ibid., p. 22.
47
Ibid., p. 24.
48
Ibid.
73
Devant la fermeté et l'entièreté de cette résolution ou de cet engagement
pour la littérature, comment dès lors comprendre l'instabilité et
l'indiscernabilité de l'expérience existentielle de Kafka décrite dans « La
lecture de Kafka»? La détermination sans réserve de Kafka pour l'écriture et
donc pour la littérature ne devrait-elle pas bien plutôt unifier et stabiliser
effectivement toute son existence et tous ses écrits? Pourquoi une telle
unification ou stabilisation est-elle, de fait et de droit, absolument impossible?
Pourquoi donc la fermeté de la résolution littéraire ne peut-elle
« déboucher sur» rien d'autre que l'absence généralisée de terme et l'exil
interminable de la mobilité de l'incessant? Après avoir redonné tout son poids
au caractère proprement littéraire de l'engagement existentiel de Kafka, c'est
en fait à toutes ces questions que, implicitement, Blanchot va désormais tenter
de répondre, et ce à partir de la page 25 de La Part dufeu. Et ce n'est que dans
le prolongement de ce questionnement que nous allons être amenés à
envisager, cette fois-ci explicitement, l'existence même de la littérature à
travers l'examen du « mystère49» indissociable de la possibilité de son
phénomène qui n'est autre que l'écriture. D'un côté, il y a donc la force d'une
résolution sans faille et sans réserve pour la littérature mais, d'un autre côté,
indissociable du premier, il y a aussi l'indiscernabilité, l'ambivalence et
l'inachèvement irréductibles. Or, quelle peut bien être l'origine de cette
déchirante contradiction qui traverse non seulement l'existence, mais toutes les
œuvres de Kafka?
Avant de se risquer à répondre à cette question, Blanchot prend tout d'abord
la peine, avec de nouvelles citations, de nous rappeler objectivement la
prégnance du second côté de cette même contradiction. En effet, alors que dans
les pages précédentes il ne s'était pour ainsi dire concentré que sur le côté de la
résolution, à partir du milieu de la page 25, force est de constater que l'accent
est soudainement mis sur celui de l'ineffectivité : « En temps normal, Kafka, à
s'exprimer, éprouve les difficultés les plus grandes à cause du contenu
nébuleux de sa conscience; mais, à présent, les difficultés passent tout ce qui
est possible. "Mes forces ne suffisent pas à la moindre phrase." - "Pas un mot
lorsque j'écris qui convienne à un autre... Mes doutes cement chaque mot
avant même que je le discerne, que dis-je, ce mot je l'invente !"so» Le milieu
de la page 25 représente donc un véritable tournant puisqu'il contribue au
rétablissement objectif de l'intégralité de la dualité ou de la contradiction
constitutive de l'existence et des textes de Kafka. A partir de maintenant, il
apparaît donc rétrospectivement que les six premières pages de « Kafka et la
littérature» n'ont en réalité pas d'autre but que de porter la contradiction de la
vie et des écrits de Kafka à son degré, à son intensité extrêmes.
Or, au point extrême de cette contradiction, qu'est-ce que Kafka éprouve?
De quoi fait-il donc l'épreuve? A cette question, Blanchot répond: « A ce
49
Ibid., p. 27.
50
Ibid., p. 25.

74
stade, ce qui importe, ce n'est pas la qualité des paroles mais la possibilité de
parler: c'est elle qui est enjeu, c'est elle qu'on éprouve5!.» A l'intersection de
la résolution et de l'ineffectivité, de la détermination et de l'interminabilité de
son existence, Kafka est donc confronté à une certaine épreuve ou expérience
non pas de tel ou tel aspect (particulier et secondaire) de la parole, mais de la
possibilité même de parler. Autrement dit, dans la dualité ou la contradiction
qui (dés)organise son existence et son œuvre littéraire, Kafka fait une
expérience fondamentale du langage: le sujet unique de sa parole, de sa
littérature n'est autre que la parole - et donc aussi par conséquent la littérature
- ramenée ou, plus radicalement encore, réduite au dépouillement de son
fondement ou de son origine. Kafka ne s'acharnerait donc à parler qu'à partir
de la pointe - blessante et insaisissable - de la possibilisation propre ou de
l'avènement de toute parole: il n'écrirait donc qu'enfonction de l'improbable
point phénoménologique de la venue de la parole. Or, l'expérience duale ou
contradictoire de Kafka nous montre aussi que parler en fonction de ou depuis
ce point revient à tenter de parler là où les « "[...] forces ne suffisent pas à la
moindre phrases" [...] [, où] "[p]as un mot [...] [ne] convien[t] à un autre
[...]." [Là donc] [...] où parler devient le plus difficile52 ».
De cette expérience, Blanchot tire alors l'ébauche d'une première
« définition» explicite de la littérature: avec Kafka, nous découvrons qu' « [i]l
semble que la littérature consiste à essayer de parler à l'instant où parler
devient le plus difficile, en s'orientant vers les moments où la confusion exclut
tout langage et par conséquent rend nécessaire le recours au langage le plus
précis, le plus conscient, le plus éloigné du vague et de la confusion, le langage
littéraire53 ». A partir de ces quelques lignes nous pouvons aussi énoncer trois
remarques essentielles qui conditionneront la suite de notre lecture.
Premièrement: il ressort de la lecture de Blanchot que l'épreuve kafkaïenne de
la possibilité de parler n'est autre que l'épreuve même - immanente à la parole
- du manque radical de la parole ou de toute parole effectivement possible.
Deuxièmement: généralisant cette expérience, Blanchot va jusqu'à « définir»
l'existence même de la littérature par cette épreuve de la possibilité - dans ou
de par l'impossibilité - de parler. Enfin, troisièmement: en « définissant» de
cette façon la littérature, Blanchot fait aussi de la contradiction existentielle de
Kafka la condition d'existence de la littérature en tant que telle; autrement dit,
à partir de la lecture de Kafka, c'est toute la littérature qui nous apparaît
comme un jeu incessant ou une tension interminable entre la résolution à parler
et le manque de la parole, entre la possibilité et l'impossibilité de parler.
Parler encore, avoir encore une confiance exceptionnelle dans la littérature
« au milieu de l'impossibilité générale54 » de la parole et donc de la littérature;

51
Ibid.
52
Ibid.
53
Ibid.
54
Ibid., p. 26.

75
s'engager résolument et fermement à parler là où parler ne veut/peut plus rien
dire, où manque absolument la fermeté et la sécurité de toute parole effective,
là où donc la possibilité de parler demeure encore et toujours en défaut dans sa
présence même - telle nous apparaît donc la littérature à partir de la page 25 de
La Part du feu. Les pages qui suivent sont logiquement consacrées presque
uniquement à l'approfondissement de cette appréhension de la littérature.
Plus précisément encore, c'est à partir du milieu de la page 27 que Blanchot
se lance de façon explicite dans une véritable analyse de l'acte sans lequel la
littérature ne saurait exister. Avant même de nous plonger dans cette analyse,
dont l'enjeu principal n'est autre que la présentation de la littérature en son
existence même, Blanchot nous prévient que « l'extraordinaire [ici] se situe au
niveau du langage55» : « il y a là quelque chose de mystérieux56 » qui est donc
immanent au langage lui-même et par conséquent aussi à l'écriture qui n'est
autre que le phénomène constitutif de la littérature. Mais quel est donc ce
mystère - mystère du langage en tant que tel - qui ne peut manquer de peser
sur nous dès qu'il y a écriture, dès que nous nous décidons à écrire? C'est à
travers l'analyse quasi phénoménologique d'un geste particulier d'écriture que
Blanchot va répondre précisément à cette question. Ce geste est introduit et .

formulé au milieu de la page 27 d'une façon pour le moins laconique: «Le


mystère est le suivant: je suis malheureux, je m'assieds à ma table et j'écris:
"Je suis malheureux." Comment cela est-ce possible57 ? » .
D'emblée nous sommes frappés par la banalité pesante du geste évoqué ici.
En fait, ce sentiment de profonde banalité se trouve indéniablement renforcé
par le laconisme, la sécheresse ou le dépouillement même de l'évocation.
Blanchot souligne aussi cette banalité par le caractère apparemment
tautologique de sa formulation: je suis malheureux, j'écris: «Je suis
malheureux. », apparemment donc rien d'exceptionnel ne se passe ici, rien ne
se passe ici si ce n'est le « passage» ou le saut d'un état d'existence à son
expression écrite idoine. Or si Blanchot souligne stylistiquement à ce point
l'apparente banalité du geste d'écriture dont il s'agit ici, c'est aussi
essentiellement pour intensifier d'entrée de jeu la tension qu'il y a entre d'une
part cette apparence et d'autre part la notion de mystère qui la qualifie pourtant.
Car ne l'oublions pas: ce « non-événement» d'un geste d'écriture est bel et
bien un « mystère », il est le signe objectif ou le trait d'une « possibilité [...]
étrange et, jusqu'à un certain point, scandaleuse58» ! A travers ce paradoxe et
la tension qui en est indissociable, qu'il condense en une seule et unique phrase
qui au premier abord ne laisse apparaître que la simplicité et l'évidence de sa
propre redondance, Blanchot cherche en fait avant tout à réveiller son lecteur.
Il s'agit, dans l'instantanéité même de cette phrase qui semble tout dire sans

55
Ibid., p. 27.
56
Ibid.
57
Ibid.
58
Ibid.
76
rien dire, de brusquer ou de choquer le lecteur afin de l'extraire de son sommeil
dogmatique, c'est-à-dire de ce sommeil qui d'ordinaire le contraint à la fois à
ne voir que banalité dans tout geste d'écriture et à ne pas pouvoir voir ainsi le
mystère qui s'y joue. Etre malheureux et l'écrire - la possibilité même de
passer du premier au second, loin de toute banalité ou évidence tautologique,
est au contraire, de fait et de droit, éminemment problématique. C'est en tout
cas sur la possibilité même de ce passage que porte l'essentiel de l'analyse.
Car, de fait, de l'état de malheur à son expression écrite il y a bien un passage,
c'est-à-dire un changement, voire même un saut qualitatif d'un état à un tout
autre état: «Mon état de malheur signifie épuisement de mes forces;
l'expression de mon malheur, surcroît de forces. Du côté de la douleur, il y a
impossibilité de tout, vivre, être, penser; du côté de l'écriture, possibilité de
tout, mots harmonieux, développements justes, images heureuses59.» Plus
précisément encore, l'expression écrite de mon état malheureux repose en fait
non pas seulement sur le passage de l'impossibilité (fonction du malheur) à la
possibilité (fonction du geste d'écriture) mais sur le fait pour la possibilité de
devenir elle-même l'élément de sa propre impossibilité. Autrement dit, en
exprimant de façon écrite mon état malheureux, aussitôt je possibilise
l'impossible, je fais être l'impossible dans/par la possibilité de l'écriture! Dans
cette simple phrase écrite: « Je suis malheureux. », l'impossible et le possible
sont donc absolument co-présents - l'un y est littéralement non seulement
avec, mais à même l'autre. Cependant, dans cette même phrase, le possible et
l'impossible, loin de se confondrent en une identité indistincte et indifférente,
s'entretiennent objectivement en leurs différences: Blanchot remarque en effet
qu'« en exprimant ma douleur, j'affirme ce qui est négation et pourtant, en
l'affirmant, je ne la transforme pas. Je fais porter par la plus grande chance la
plus complète disgrâce, et la disgrâce n'est pas atténuée. Plus j'ai de chance,
c'est-à-dire plus j'ai de dons pour rendre sensible mon malheur par
développements, enjolivures, images, plus la malchance que ce malheur
signifie est respectée60 ». A travers l'exemple de l'expression écrite de mon état
malheureux, je découvre donc que l'écriture échappe radicalement au principe
de contradiction: ce principe - selon lequel le possible et l'impossible, comme
la présence et le manque, ne sauraient être effectivement sans nécessairement
s'exclure l'un l'autre - n'est pas une loi de l'écriture. C'est précisément cette
suspension du principe de contradiction qui est au cœur de l'écriture que
Blanchot formule implicitement dans la remarque suivante: «C'est comme si
la possibilité que représente mon écriture avait pour essence de porter sa propre
impossibilité - l'impossibilité d'écrire qu'est ma douleur -, non pas seulement
de la mettre entre parenthèses ou de la recevoir en elle sans la détruire ni être

59
Ibid.
60
Ibid.
77
détruite par elle, mais de n'être vraiment possible que dans et à cause de son
impossibilitë. »
Dans l'exemple de l'état malheureux et de son expression écrite, nous
trouvons donc le complément qui manquait à « La lecture de Kafka », à savoir
la réponse à la question suivante: en quoi l'existence de la littérature est-elle
liée à l'expérience existentielle de Kafka? Nous savons désormais que
l'écriture n'a d'autre condition ou essence que sa propre impossibilité, que son
propre manque, et c'est bien là ce qui la lie intimement - et par extension ce
qui lie radicalement l'existence de la littérature - à l'expérience existentielle
décrite dans « La lecture de Kafka ». Dans « Kafka et la littérature », à la
(dé)structuration existentielle de la présence par le manque de « La lecture de
Kafka », répond donc directement la (dé)structuration de la possibilité de
l'écriture par sa propre impossibilité. De ce point de vue, la généralisation
explicite de l'expérience existentielle kafkaïenne à l'existence même du
langage est donc le principal apport de « Kafka et la littérature» par rapport à
« La lecture de Kafka ». Et c'est une telle généralisation que l'on trouve au
terme de l'analyse initiale de l'exemple de l'expression écrite de l'état
malheureux: « Si le langage et en particulier le langage littéraire ne s'élançait
constamment, par avance, vers sa mort, il ne serait pas possible, car c'est ce
mouvement vers son impossibilité qui est sa condition et qui le fonde; c'est ce
mouvement qui, en anticipant sur son néant, détermine sa possibilité qui est
d'être ce néant sans le réaliser. En d'autres termes, le langage est réel parce
qu'il peut se projeter vers un non-langage qu'il est et ne réalise pas62.»Comme
l'existence kafkaïenne, le langage en tant que tel- et par conséquent l'écriture
et la littérature - n'a donc d'autre condition ou essence que le mouvement de
l'incessant!
A travers sa deuxième lecture de Kafka, Blanchot nous montre donc que ce
n'est rien de moins que tout le langage - soit le langage en tant que tel- qui est
soumis à l'interminabilité de la mobilité de l'incessant. Dès lors la question qui
se pose est la suivante: comment la mobilité de l'incessant se manifeste-t-elle
à même le se présenter du langage? A travers l'exemple de l'état malheureux
et de son expression écrite, c'est toute la cinétique propre au langage qui finit
par apparaître: « le langage est réel parce qu'il peut se projeter vers un non-
langage qu'il est et ne réalise pas63» ; « le langage n'[est] [...] réel que dans la
perspective d'un état de non-langage qu'il ne peut réaliser: il est tension vers
un horizon dangereux où il cherche en vain à disparaître64 ». Autrement dit, le
langage est ce qu'il ne réalise pas ou il ne réalise pas ce qu'il est parce qu'il
passe intégralement par la projection vers un non-langage: le langage n'est en
quelque sorte que le projet de lui-même, il ne peut être que dans/par

61
Ibid., p. 27-28.
62
Ibid., p. 28.
63
Ibid.
64
Ibid., p. 30.
78
l'inconsistance, pour ne pas dire l'absence, de lui-même et, ce faisant, il est
donc toujours en chemin vers lui-même. L'expression «non-langage» utilisée
par Blanchot ne désigne que cela: l'inconsistance, l'absence, le manque en tant
que présence de la présence du langage. Rien ne saurait donc arrêter le trajet du
langage en sa propre projection: rien ne peut interrompre la tension projective
qui (dé)fait tout son être et le réduit à ne pouvoir être que l'épreuve
interminable de sa propre virtualité cheminante. Par le langage nous nous
retrouvons donc nous-mêmes projeter, comme dans l'expérience kafkaïenne de
l'existence, dans un mouvement qui ne connaît plus aucune inertie susceptible
de ralentir puis d'interrompre sa course: soumis à l'impossibilité de son
manque, le langage reste donc à tout jamais rien que possible, il n'est que le
cercle de sa propre possibilisation et, en tant que tel, il ne peut être
qu'interminable, - il est l'interminable, il ne peut se taire, il «ne peut se
réaliser65 » ! Nul point, nul dernier mot, nul silence ne sauraient donc mettre un
terme à l'être-cinétique du langage: «Dès que quelque chose est dit, quelque
chose d'autre a besoin d'être dit. Puis, à nouveau quelque chose de différent
doit encore se dire pour rattraper la tendance de tout ce qu'on dit à devenir
définitif, à glisser dans le monde imperturbable des choses. Il n'y a pas de
repos, il n'yen a ni au stade de la phrase, ni à celui de l'œuvre. Il n'yen a pas
au regard de la contestation qui ne peut s'affirmer sans se reprendre - et pas
davantage dans le silence. Le langage ne peut se réaliser [par quelque modalité
que ce soit, pas même] par le mutisme: se taire est une manière de s'exprimer
dont l'illégitimité nous relance dans la parole. De plus, c'est à l'intérieur des
mots que ce suicide des mots doit se tenter, suicide qui les hante mais ne peut
s'accomplir, qui les conduit à la tentation de la page blanche ou à la folie d'une
parole perdue dans l'insignifiance. Toutes ces solutions sont illusoires. La
cruauté du langage vient de ce que sans cesse il évoque sa mort sans pouvoir
mourir jamais66. » Comme l'existence kafkaïenne, le langage manque donc du
manque: comme elle, il repose tout entier, non pas sur une simple lacune ou
sur un vide assimilable à un terme-limite objectivable en dehors de lui, mais
sur le manque absolu qui n'est autre que le manque du manque -
l'impossibilité de la mort. De là, pour le langage, l'impossibilité non seulement
de s'achever (par une réalisation ou par une disparition), mais d'échapper à lui-
même ou de nous ouvrir à autre chose qu'à d'autres mots, d'autres phrases,
d'autres œuvres, soit encore et toujours du langage.
Incessance et fatalité de l'existence, incessance et fatalité du langage: c'est
tout un ! Par l'intermédiaire de ses deux premières lectures de Kafka, Blanchot
nous montre donc que la mobilité de l'incessant n'est autre que l'élément
commun de l'existence et du langage.

65lbid.
66lbid.

79
Or, comme précédemment à propos de l'existence, nous ne devons pas nous
méprendre sur le manque qui conditionne le se présenter du langage et, par
extension, le phénomène de la littérature qu'est l'écriture.
Nous venons de voir que l'être du langage n'est que tension entre être et
non-être; éternel projet de lui-même, le langage se trouve donc, de fait et de
droit, dans l'impossibilité de trancher ou de décider effectivement entre être et
non-être, il est dans une situation des plus paradoxales puisqu'il est en quelque,
sorte condamner à être sans pouvoir jamais disposer proprement non seulement
de son être mais de son non-être. Il n'y a donc pas, comme pourrait parfois le
laisser croire le célèbre article de Foucault sur « La pensée du dehors67», d'un
côté, le langage en la plénitude de son être et de son intériorité consistants et,
d'un autre côté, une absence ou un vide de langage, l'intériorité -l'être intime
- du langage n'étant dès lors contraint qu'après-coup et de l'extérieur, au
contact de cette absence ou de ce vide, à se projeter au dehors de soi. Bien au
contraire, c'est tout l'en soi du langage qui se trouve être toujours-déjà en
dehors de soi, entre être et non-être, possible et impossible: le langage tel qu'il
nous apparaît ici - c'est-à-dire en tant que mixte irréductible d'être et de non-
être, de présence et d'absence - remet donc en cause toute la topologie
inhérente à la distinction entre intériorité et extériorité, dedans et dehors. Avec
le langage, nous découvrons par conséquent un autre aspect de la mobilité de
l'incessant: celle-ci échappe à toutes les appréhensions topo-logiques, à toutes
les métaphores topo-graphiques traditionnellement indissociables de l'idée de
mouvement; radicalement a-topique, l'incessant nous presse donc de penser un
mouvement, un trajet, une projection, un déplacement littéralement sans espace
ou que l'idée d'espace ne permet absolument plus d'aborder et de
comprendre68.
Se décider à écrire, s'engager en littérature revient donc nécessairement à se
décider pour ou à s'engager dans l'indécidable - pour ou dans l'indécidabilité,
la mixité ambivalente de l'être et du non-être immanente au langage. On
comprend mieux dès lors pourquoi Blanchot prend la peine, tout au long de la
page 29 de La Part du/eu, de souligner l'originalité de « la grande découverte
de la première nouvelle importante [...] [que Kafka] ait écrite, Le Verdier» :
« le passage du Ich au Er, du Je au Il70.»C'est en effet par ce passage que
Kafka porte l'indécidabilité du langage au cœur même du sujet écrivant. Par le
passage du Je au Il, le sujet écrivant se retrouve réduit à ne plus pouvoir être ou
exister qu'entre être et non-être. Dans le Il, le Je « ne demeure ni ne disparaît et
dure sans possibilité de durer71» ; autrement dit, par le passage au Il, le Je se
67
M. Foucault,« La pensée du dehors », Critique, n0229, juin 1966, sur M. Blanchot, p. 523-546.
68
Plus précisément encore, le geste essentiel de Blanchot quant à l'espace consiste, avant tout, à
le libérer ou à le débarrasser de l'hégémonie philosophique du temps (cf. à ce sujet, par exemple,
F. Collin, M Blanchot et la question de l'écriture, p. 182-183).
69
La Part dufeu, p. 29.
70
Ibid.
71
Ibid.

80
dit sans pouvoir jamais se dire, il n'est qu'en s'« engag[eant] en un autre où
pourtant [...] [il ne se] retrouve plus72» et ne peut pas vraiment être. De ce
point de vue, écrire revient à mêler inextricablement engagement et
dégagement, à nouer intimement l'engagement à un dégagement absolu.
Contrairement à ce que pense Mme Magny, le Il n'est donc pas un simple
« "corrélat objectif,73 » du Je, du sujet écrivant, soit une sorte d'extériorisation
en laquelle ce dernier parviendrait à «une sorte d'anéantissement de soi [...]
non en vue d'un progrès intérieur, mais pour donner naissance à une œuvre
indépendante et complète74 ». Loin du dualisme bien trop simpliste présupposé
par une telle interprétation du principal geste littéraire de Kafka, Blanchot
remarque la persistance ou la survivance du sujet écrivant là même où
objectivement il n'est plus: « lorsque Kafka écrit Le Verdict ou Le Procès ou
La Métamorphose, il écrit des récits où il est question d'êtres dont l'histoire
n'appartient qu'à eux, mais en même temps il n'est question que de Kafka et de
sa propre histoire qui n'appartient qu'à lui. Tout se passe comme si, plus il
s'éloignait de lui-même, plus il devenait présent. Le récit de fiction met [donc],
à l'intérieur de celui qui écrit, une distance, un intervalle (fictiflui-même), sans
lequel il ne pourrait s'exprimer. [Et c]ette distance doit d'autant plus
s'approfondir que l'écrivain participe davantage à son récit. [Ainsi i]l se met en
cause, dans les deux sens ambigus du terme: c'est de lui qu'il est question et
c'est lui qui est en question - à la limite, supprimé75,»

La contradiction constitutive de l'existence et de l'œuvre de Kafka entre


l'engagement total dans/pour la littérature et l'ambivalence, l'instabilité ou
l'ineffectivité irréductibles qui l'accompagnent, nous a donc conduit à
examiner l'être du langage en tant que condition même de l'existence de la
littérature. A travers cet examen, nous avons découvert que le langage lui-
même portait la contradiction kafkaïenne à même son être ou, plus précisément
encore, que tout l'être du langage ne consistait qu'en la tension de cette
contradiction entre résolution et ineffectivité, plénitude de l'être et vacance du
non-être. La question du devenir du sujet dans l'écriture fictionnelle de Kafka,
nous a ensuite permis non seulement d'approfondir mais de déterminer cette
tension par le biais des notions d'engagement et de dégagement; il nous est
alors apparu que l'indissociabilité et, plus radicalement encore, l'indiscernabilité
inextricable de l'engagement et du dégagement étaient au cœur de cette tension
du langage, de l'écriture et de la littérature. Partis de l'engagement existentiel
de Kafka, nous sommes donc finalement (re)tombés sur la question de
l'engagement constitutif de la littérature.

72
Ibid., p. 29-30.
73
Ibid., p. 29.
74
Ibid.
75
Ibid., p. 29.
81
Tout ce cheminement, que nous venons de récapituler, est celui-là même
qui conduit inexorablement Blanchot à définir l'engagement propre à la
littérature par le dégagement. « Kafka et la littérature» se concIut en effet par
cette définition qui, en un seul et même geste, identifie littéralement
l'engagement à un dé(sen)gagement et le dé(sen)gagement à un engagement.
Pourquoi donc «[l]'écrivain le plus lié à la littérature est[-il] aussi le plus
entraîné à s'en délier76» ? Pourquoi, alors même que la littérature « lui est tout,
[...] [l'écrivain] ne peut[-il] ni s'en contenter ni s'y tenir77»? A ces deux
questions qui forment le sujet unique des trois dernières pages78 de « Kafka et
la littérature », Blanchot nous donne en définitive une réponse on ne peut plus
explicite: c'est parce que la littérature est en son existence même -l'écriture-
un mixte irréductible d'engagement et de dé(sen)gagement. Au terme de
« Kafka et la littérature », ce mixte apparaît donc en tant que trait propre de
l'écriture: «Ecrire, c'est s'engager; mais écrire c'est aussi se dégager,
s'engager sur le mode de l'irresponsabilité. Ecrire, c'est mettre en cause son
existence, le monde des valeurs et, dans une certaine mesure, condamner le
bien; mais écrire, c'est toujours chercher à bien écrire, chercher le bien. Et puis
écrire, c'est prendre en charge l'impossibilité d'écrire, c'est, comme le ciel,
être muet, "n'être écho que pour le muet"; mais écrire, c'est nommer le
silence, c'est écrire en s'empêchant d'écrire79. » L'activité ou l'action littéraire
n'étant que (dés)engagement, on comprend mieux dès lors pourquoi «[I]a
littérature [. ..] [ne peut être que] le lieu des contradictions et des
désaccords80 ».
En ce qui concerne les contradictions et les désaccords qui (dé)structurent
l'existence et l'œuvre de Kafka, «Kafka et la littérature» complète donc
indéniablement et de façon décisive «La lecture de Kafka» puisqu'il nous en
révèle l'origine même: l'écriture comme (dés )engagement. L'autre avancée
essentielle de « Kafka et la littérature» par rapport à « La lecture de Kafka»
réside dans l'appréhension explicite du langage qu'il nous propose: dans
«Kafka et la littérature» nous trouvons en effet ce que nous pouvons
considérer comme la première - peut-être la seule? - théorie blanchotienne du
langage, soit la pensée du langage en tant qu'il «compren[ d] dans son
existence son impossibilité et son irréalisation81 ». Mais quels peuvent bien être
les effets «sémiologiques» et «rhétoriques» de cette compréhension du
langage, compréhension par laquelle celui-ci se trouve toujours-déjà soumis à,
pris dans ou, encore, dé-fini par la mobilité de l'incessant? La réponse à cette

76
Ibid, p. 32.
77
Ibid.
78
Ibid., p. 32-34.
79
Ibid, p. 33-34.
80
Ibid, p. 32.
81
Ibid., p. 108.
82
question se trouve très précisément dans le troisième et dernier texte de La Part
dufeu consacré à Kafka: «Le langage de la fiction ».

1.3. « Le langage de la fiction» ou la non-sémiologie de l'incessant:


un tout autre symbolisme
Avant d'entamer l'étude approfondie du «Langage de la fiction », il nous
semble nécessaire de revenir un instant sur la théorie du langage apparue dans
«Kafka et la littérature ». Nous avons vu précédemment que ce texte contient
la théorie du langage qui non seulement manquait à « La lecture de Kafka »,
mais qui seule nous permet de décrire et de penser réellement l'existence de la
littérature en sa propre phénoménalité (l'écriture). Mais, à y regarder de plus
près, force est de constater aussi que l'appréhension du langage qui y est
proposée n'est en fait pas encore proprement littéraire: du point de vue de la
Chose même littéraire, toutes les formules de « Kafka et la littérature» ayant
trait au langage, et parce qu'elles ne désignent tout compte fait que le langage
en général, sont encore entachées d'une certaine impropriété phénoménologique.
Au terme de « Kafka et la littérature» nous pouvons donc légitimement nous
interroger sur ce qui distingue objectivement le langage littéraire du langage en
général: autrement dit, la spécificité du langage littéraire par rapport à toutes
les autres formes d'existence du langage demeure, ici encore, pour le moins
indéfinie et donc encore problématique!
Or le principal enjeu du « Langage de la fiction» consiste justement - et
cela le titre même l'indique déjà de façon explicite - à lever définitivement
cette indistinction et la problématique qui en est indissociable, et ce en
établissant effectivement le langage littéraire en sa propre spécificité
phénoménologique, c'est-à-dire en tant que langage de la fiction. Pour ce faire
nous devons avant tout parvenir à le distinguer objectivement et radicalement
de la généralité du langage commun; la question est donc la suivante: en quoi
le langage littéraire de la fiction se distingue-t-il absolument du langage
commun? C'est à nouveau l'existence même de la littérature qui est par
conséquent en jeu ici, car comment pourrions-nous bien décrire et penser celle-
ci sans préalablement pouvoir distinguer en tant que tel - c'est-à-dire en
l'identité de sa différence -le langage qui la conditionne de part en part. Dans
« Le langage de la fiction» Blanchot va donc s'appliquer à mettre en place un
dispositif dont le but essentiel, pour ne pas dire unique, est l'identification du
langage propre à la littérature. Et, dès le début, ce n'est autre que la différence
entre le langage littéraire et le langage commun qui forme la matrice de ce
dispositif d'identification.
Cette différence est en effet introduite dès les premières lignes: « On admet
que les mots d'un poème ne jouent pas le même rôle et n'entretiennent pas les
mêmes rapports que ceux du langage commun. Mais un récit écrit dans la prose
la plus simple suppose déjà dans la nature du langage un changement

83
important. [Et cJe changement est [mêmeJ impliqué dans la moindre phrase82 »
du récit en question. La prose d'un récit a beau être d'une extrême simplicité,
d'une simplicité qui la rapproche apparemment de celle du langage quotidien,
il n'en demeure pas moins qu'elle marque par rapport à ce langage - «le
langage commun» - un véritable «changement» qui entraîne des
modifications au moins aussi bouleversantes que celles immédiatement
visibles/lisibles d'un poème. Entre le langage commun et le langage de la
fiction, il y a donc le jeu d'un certain « change ». Et c'est précisément ce qui
s'échange dans/par l'écart même ouvert par celui-ci ou ce qui, de par lui,
s'échange et écarte-sépare-différencie d'autant plus langage commun et
langage de la fiction - c'est donc le « change» de cet échange qui occupe pour
commencer toute l'attention de Blanchot.
L'examen de ce(t) (é)change - qui seul différencie radicalement ou rend
absolument non interchangeables le langage commun et le langage (littéraire)
de la fiction - occupe de fait les quatre premières pages du « Langage de la
fiction », soit les pages 79-83 de La Part du feu. D'emblée, c'est à travers
l'étude de l'existence d'une affirmation unique et particulière que Blanchot
procède à cet examen; et le choix de cette affirmation est pour nous d'autant
plus important que c'est lui qui, littéralement, fai! du « Langage de la fiction»
un texte sur Kafka.
Cette phrase que nous pouvons aussi bien trouver dans l'exercice quotidien
du langage ou dans un récit de Kafka - qui n'est autre, dans le cas précis qui
nous intéresse, que Le Château83 - est la suivante: «"Le chef de bureau a
téléphoné,,84.» Après l'introduction de cette phrase, Blanchot remarque
d'emblée que, dans les deux occurrences (quotidienne/professionnelle et
fictive) de cette phrase, nous retrouvons « les mêmes termes [... J [auxquels
nous J donn[ onsJ le même sens85» et il poursuit: «Dans les deux cas, je ne
m'arrête pas aux mots, je les traverse, ils s'ouvrent au savoir qui leur est lié, de
sorte que je saisis directement sur mon registre, au lieu des mots qui y sont
écrits, le rapport qu'il me faudra faire au chef dont je suis le subordonné et,
dans le roman, l'existence encore obscure (nous sommes aux premières pages
du livre) d'une administration régionale avec laquelle les relations paraissent
malaisées86. » Par le biais de cette remarque préliminaire, nous comprenons
que ce n'est pas tant la signification des plus prosaïques de cette phrase qui va
nous intéresser, mais bien plutôt l'usage du langage qui lui permet d'exister
dans la vie quotidienne et dans la fiction d'un roman. L'extrême banalité de
cette phrase affirmative permet donc à Blanchot de souligner, dans un premier
temps, l'apparente ou l'illusoire communauté qui semble, au premier abord,

82
Ibid., p. 79.
83
Comme en témoignent la première moitié de la p. 79 et le début de la p. 81 de La Part dujèu.
84
Ibid., p. 79.
85
Ibid.
86
Ibid.

84
unir l'existence quotidienne et l'existence fictive de cette unique et simple
phrase: en effet, pour commencer nous ne voyons pas bien ce qui pourrait
effectivement différencier ces deux existences puisque, que ce soit dans la vie
ou dans la fiction, nous y retrouvons la même banalité, la même simplicité. Le
dépouillement prosaïque de l'affirmation choisie par Blanchot signifie aussi
implicitement que la singularité du langage littéraire ne repose pas
essentiellement, comme certains clichés peuvent le laisser penser, sur le choix
d'une terminologie et d'une thématique extraordinaires; et, de ce point de vue,
une des principales avancées du « Langage de la fiction» sera de nous montrer
à même la banalité d'une simple phrase tout l'extraordinaire, toute l'étrangeté-
tout le fantastique - du langage littéraire par rapport au langage commun.
Autrement dit, c'est dans « Le langage de la fiction» que nous allons trouver
une des premières formulations de l'un des principaux traits de la pensée
blanchotienne non seulement de la fiction mais de l'imaginaire qui en est
indissociable: le fantastique, entendu comme être de la fiction et de
l'imaginaire, peut être et même est littéralement sans avoir à être objectivement
« fantastique» (comme peut l'être par exemple un roman de Tolkien), sans
donc se réduire au genre particulier du « fantastique ». Ou, encore, la fiction
littéraire nous dépayse radicalement indépendamment de toutes les recettes et
de tout le bric-à-brac de ce que les anglo-saxons ont justement nommé la
« fantasy». Nous devinons là que nous allons ainsi aussi être conduits à
repenser de fond en comble le fantastique en tant que tel, c'est-à-dire non plus
seulement en tant qu'un genre particulier de la littérature mais en tant qu'être
de l'imaginaire et de lafiction littéraire.
Mais ne brûlons pas les étapes et revenons-en précisément à l'analyse de la
double existence - quotidienne, fictive - de la phrase: « Le chef de bureau a
téléphoné ». Après avoir initialement souligné l'apparente identité des deux
occurrences de cette phrase, Blanchot nous présente quasi immédiatement une
première différence qui pourtant ne cesse, de fait et de droit, de les séparer. Au-
delà de la banalité qui semblait pourtant les unir, l'existence quotidienne et
l'existence fictive de cette phrase ne nous engagent absolument pas dans les
mêmes relations. Plus précisément encore, les relations dans lesquelles elles
nous plongent n'ont en effet pas du tout la même teneur: «de la lecture de
mon registre à celle du roman, la différence est grande. Employé, je sais qui est
mon chef, je connais son bureau, je sais maintes choses, se rapportant à ce qu'il
est, à ce qu'il dit, à ce que les autres disent de lui, à ce qu'il veut, au caractère
difficile de nos rapports hiérarchiques, [...] etc., mon savoir est en quelque
sorte infini. Si novice que je sois, je suis pressé de toutes parts par la réalité et
partout je l'atteins et la rencontre. Au contraire, lecteur des premières pages
d'un récit, et quelle que soit la bonne volonté réaliste de l'auteur, je ne suis pas
seulement infiniment ignorant de tout ce qui se passe dans le monde qu'on
m'évoque, mais cette ignorance fait partie de la nature de ce monde, du
moment qu'objet d'un récit, il se présente comme monde irréel, avec lequel

85
j'entre en contact par la lecture et non par mon pouvoir de vivre. Rien de plus
pauvre qu'un tel univers. Qu'est-ce que ce chef de bureau? Même s'il m'était
minutieusement décrit, comme il arrive plus tard, même si je pénétrais à
merveille tout le mécanisme de l'administration du Château, je resterais
toujours plus ou moins conscient du peu que je sais, car cette pauvreté est
l'essence de la fiction qui est de me rendre présent ce qui la fait irréelle,
accessible à la seule lecture, inaccessible à mon existence; et nulle richesse
d'imagination, aucune exactitude d'observation ne saurait corriger une telle
indigence, si celle-ci est toujours impliquée par la fiction et toujours posée et
rattrapée par elle à travers le contenu le plus dense ou le plus proche du réel
qu'elle accepte de recevoir87 ». D'un côté, dans la vie quotidienne, la phrase se
trouve donc immédiatement investie et remplie par la profusion sans limite des
détails et des relations concrets qui composent la réalité même dans laquelle
elle se trouve toujours-déjà insérée et dont elle est par conséquent fonction. Au
contraire, de l'autre côté, dans la fiction du roman, la phrase ne dispose
absolument plus des ressources matérielles et objectives que lui offre
d'ordinaire la diversité concrète qu'est la réalité en tant que telle: dans la
fiction, la phrase n'est plus que l'ombre ou le trait d'un monde sans réalité
concrète; elle n'est plus que la présence d'un monde toujours-déjà encore
absent, d'un monde abstrait sans commune mesure avec le monde de notre
existence. Du côté de la vie quotidienne, nous sommes donc immergés dans la
consistance concrète du monde réel, alors que du côté de la fiction nous nous
retrouvons en quelque sorte suspendus dans l'abstraction ou la pauvreté de
l'irréel. La différence entre l'existence quotidienne et l'existence fictive de
notre phrase et, par extension, celle entre le langage commun et le langage
littéraire ne seraient donc que l'expression de la différence entre le caractère
éminemment concret du réel et l'abstraction de la fiction. C'est en tout cas,
pour l'instant, ce que Blanchot s'ingénie à nous faire croire.
Mais les choses sont-elles aussi évidentes et communes? N'est-il pas trop
simple - trop simpliste - d'attribuer la richesse et la consistance concrète au
langage commun et l'abstraction au seul domaine du langage littéraire? La
distinction conceptuelle entre le concret et l'abstrait telle que nous venons de la
mettre en œuvre est-elle vraiment assez subtile? Suffit-il en effet d'affinner
que le langage commun est riche de toute la positivité du monde et que le
langage littéraire en est au contraire totalement dépourvu pour, ce faisant,
exposer ce qui différencie profondément ces deux modes d'existence du
langage? A travers sa première façon de présenter la différence entre le
langage commun et le langage littéraire, ce sont en tout cas bel et bien à toutes
ces questions que Blanchot cherche implicitement à nous confronter. Or, à
travers l'approfondissement de son analyse, il va notamment nous montrer que
toutes ces questions témoignent en fait des limites mêmes inhérentes à cette
première façon d'aborder la différence entre langage commun et langage
87
Ibid., p. 79-80.

86
littéraire. A partir du milieu de la page 80 de La Part du feu, Blanchot va ainsi
procéder à un véritable renversement dont l'effet principal sera de montrer à
quel point cette première façon - qui, en fait, n'est autre que la façon (la plus)
commune, immédiate, pour ne pas dire naturelle - d'aborder la distinction entre
langage commun et langage littéraire n'est qu'une dissimulation de leurs
différences profondes. Tout le génie de l'analyse qui se déploie à partir de la
page 80 va dès lors consister, non pas à abandonner la distinction conceptuelle
du concret et de l'abstrait caractéristique de la première description de ce qui
différencie langage commun et langage littéraire, mais à en
renverser/inverser/retourner radicalement le jeu. Autrement dit, loin de changer
les tennes du jeu, il va bien plutôt s'agir de s'attaquer au jeu lui-même, à son
organisation, en en changeant absolument le sens. Nous allons donc voir
désonnais, en en « [r]even[ant] à notre phrase88» de départ, que le concret et
l'abstrait ne se trouvent pas là où nous le pensons.
Pour commencer, revenons-en tout d'abord à l'existence de notre phrase
dans le langage commun de l'existence quotidienne. Si dans ce langage, notre
phrase semble effectivement, du moins au premier abord, détenninée par
l'existence concrète de la réalité qu'elle désigne, cela ne veut pourtant
absolument pas dire qu'elle contient objectivement cette existence et qu'elle en
possède le caractère concret et positif. Plus précisément encore, le langage
commun ne peut absolument pas posséder un tel caractère - c'est-à-dire le
caractère de ce qui existe - parce qu'il n'est fondamentalement qu'un
mouvement d'abstraction. Dans le langage commun, les existants ne peuvent
être ou ne sont exprimés/signifiés qu'en tant qu'ils sont vidés ou séparés -
littéralement abstraits - de leurs existences concrètes; et le langage commun
n'est tout entier que le mouvement de cette abstraction qui seul pennet le
double mouvement de la communication et de la signification. Autrement dit,
« [d]ans l'existence courante, lire et entendre suppose que le langage, loin de
nous donner la plénitude des choses dans lesquelles nous vivons, soit coupé
d'elles, car c'est un langage de signes, dont la nature n'est pas d'être rempli de
ce qu'il vise, mais d'en être vide, ni de nous donner ce qu'il veut nous faire
atteindre, mais de nous le rendre inutile en le remplaçant, et ainsi d'éloigner de
nous les choses en tenant leur place et de tenir la place des choses, non en s'en
remplissant, mais en s'en abstenant. [Ainsi, l]a valeur, la dignité des mots de
chaque jour est d'être aussi près que possible de rien. Invisibles, ne faisant rien
voir, toujours au-delà d'eux-mêmes, toujours en deçà des choses, une pure
conscience les traverse et si discrètement qu'elle-même parfois peut faire
défaut. Tout alors est nullité. Et pourtant, la compréhension ne cesse de
s'accomplir, il semble même qu'elle atteigne son point de perfection89 ». Le
langage courant est par conséquent doublement dépourvu de tout caractère
concret. D'une part il ne peut avoir la consistance concrète des choses qu'il
88
Ibid., p. 80.
89
Ibid.

87
exprime puisqu'il n'a d'autre rôle que de substituer à celle-ci l'universalité
abstraite de la signification. D'autre part, la transmission ou la communication
de la signification, qui n'est autre que son telos, ne peut effectivement avoir
lieu sans une certaine dématérialisation des mots en tant que signes, le passage
du sens - la signification - ne pouvant en effet se faire que dans la mesure où
ce n'est absolument pas l'existence matérielle en tant que telle des mots qui
importe mais ce qui - de vous à moi - les traverse ou passe entre eux. Le
langage courant est donc avant tout un vide qui permet à chacun d'entre nous
de passer de la présence particulière des choses à leur universalité abstraite et,
de plus, c'est un langage qui n'a en quelque sorte rien d'autre à nous proposer
- à nous donner - que sa propre volatilité. Ce sont, en tout cas, tous ces traits
qui conduisent finalement Blanchot à considérer le bavardage comme
l'archétype même du langage courant: «Parler sans mots, se faire entendre
sans rien dire, réduire la lourdeur des choses à l'agilité des signes, la matérialité
des signes au mouvement de leur signification, c'est cet idéal d'une
communication pure qu'il y a au fond du bavardage universel, de cette manière
de parler si prodigieuse où, les gens parlant sans savoir ce qu'ils disent et
comprenant ce qu'ils n'écoutent pas, les mots, dans leur emploi anonyme, ne
sont plus que des fantômes, des absences de mots et font régner, par cela
même, au milieu du bruit le plus étourdissant, un silence qui est
vraisemblablement le seul dans lequel l'homme puisse se reposer, tant qu'il
viëo. » Dans le langage commun, s'il y a bien du vide ou du manque, force est
de constater aussi qu'il n'y est jamais premier: en effet, il n'y est jamais que le
moyen, comme tel intermédiaire et secondaire, de surmonter l'existence
donnée pour atteindre la volatilité (communicative/communicante) de
l'universalité abstraite. Autrement dit, dans un tel langage, le vide n'est pas
seulement secondaire, il y est aussi toujours subordonné à l'universalité
abstraite de la signification et par conséquent il ne s'y présente jamais en tant
que tel.
A ce stade de notre analyse, nous sommes donc bien obligés de réviser notre
vision du langage commun. Contrairement à ce que pouvait laisser penser la
façon courante d'envisager la différence entre ce langage et le langage
littéraire, son trait essentiel n'est absolument pas le concret mais le vide de
l'abstraction. Plus précisément encore, en lui, les éléments mêmes du langage
n'ont en soi absolument aucune consistance et ce n'est que de cette façon,
c'est-à-dire que dans la mesure où ils ne sont que le pur milieu de l'abstraction
généralisée, que peut justement se réaliser, à travers eux, la circulation ou la
communication infinie de la signification. De plus, de ce point de vue, c'est-à-
dire selon cette exigence et cette recherche de la circulation ou de la
communication infinie de la signification, le langage commun ne peut avoir
d'autre modèle que le bavardage, soit rien que l'oralité. Le propre du langage
commun est donc en quelque sorte la généralisation des traits de l'oralité à tout
90
Ibid., p. 81-82.

88
le langage. Le langage commun ne peut par conséquent jamais se satisfaire de
l'écriture, il ne peut être sans le déni profond de l'écriture censée, selon lui, le
couper de la transparence et de la volatilité de la parole vive. Le langage
commun nous apparaît donc principalement comme le fantasme d'un langage
qui pourrait être effectivement sans la matérialité ou la consistance de
l'écriture: il n'est, en définitive, que l'expression du règne unilatéral du
langage parlé; ou, encore, il est un langage qui ne peut absolument pas
s'assumer en tant que tel, c'est-à-dire qui ne peut pas assumer sa matérialité
linguistique et/ou graphologique.
En définissant le langage commun comme «un langage de signes91»,
Blanchot étend donc aussi son analyse du langage commun à toutes les
approches sémio-logiques du langage; en fait, c'est le principe même de
l'approche sémio-Iogique du langage qui est discutée à travers l'analyse du
langage commun. Or, une autre approche du langage est-elle. seulement
possible? Peut-on seulement penser le langage sans en faire un langage de
signes, donc sans le penser sémio-Iogiquement ? Nous ne pourrons répondre à
ces questions qu'en examinant désormais le langage littéraire de la fiction.
Blanchot nous a présenté le langage commun en tant que langage de signes
et, pour ce faire, il nous en a décrit les principaux traits. Ceux-ci, qui sont au
nombre de trois, sont les suivants:
premièrement, dans le langage de signes le vide est toujours secondaire, il
vient toujours après la réalité concrète dont il est l'expression ou la
représentation signifiante; autrement dit, les signes du langage commun, en
tant que dépouillement ou abstraction d'un présent, n'ont d'autre contenu que
ce présent vidé;
deuxièmement, les signes du langage commun ne sont jamais que les
doubles abstraits du monde réel qu'ils présupposent et ils ne peuvent donc être
sans prétendre le remplacer ou se substituer à lui pour mieux le signifier, mais,
en même temps, le monde réel demeure toujours en tant que tel comme leur
référence ou leur garantie objective;
enfin, troisièmement, pour pouvoir être effectivement l'expression d'un réel
pré-donné x et permettre ainsi le passage de la signification, les éléments du
langage commun sont en tant que tels dénués de toute consistance propre et, de
ce point de vue, il n'est autre qu'un langage qui (se) dissimule ou qui nie sa
propre matérialité ou, encore, qui s'abstrait de lui-même.
C'est par rapport à chacun de ces trois traits que Blanchot va précisément
nous montrer que le langage littéraire de la fiction diffère radicalement de la
sémio-Iogique du langage commun. Toute la description du langage littéraire
repose sur le leitmotiv suivant: le langage littéraire est sans préalable - c'est
un langage absolu!
« "Le chef de bureau a téléphoné lui-même, dit le fils du portier dans Le
Château: voilà qui est très gênant pour moi." Sans doute, ces mots aussi sont
9]
Ibid., p. 80.
89
des signes et agissent comme des signes. Mais, [remar~ue alors Blanchot,] ici,
nous ne partons pas d'une réalité donnée avec la nôtre 2. » Quand nous lisons
cette phrase dans la fiction de Kafka, nous n'avons alors pas d'autre moyen que
cette phrase elle-même, écrite noir sur blanc, pour entrer en relation avec le
monde imaginaire qu'elle incarne. Plus précisément encore, ce monde
imaginaire ne précède absolument pas ou n'existe pas en dehors du texte qui,
mots après mots, phrases après phrases, nous le dessine: le monde du Château
ne préexiste pas à son texte, toute son existence passe littéralement par la seule
et unique matérialité de ce texte. Autrement dit, contrairement au langage
commun qui part toujours d'une réalité concrète donnée pour ensuite s'en
abstraire, le langage littéraire est absolument inconditionné: immédiat, il part
de nulle part, de rien! Ici le vide ou le manque est donc premier: quand nous
lisons notre phrase dans le texte de Kafka, « [i]l s'agit, d'une part, d'un monde
qui a encore à se révéler et, d'autre part, d'un ensemble imaginé qui ne peut
cesser d'être irréel. Pour cette double raison, le sens des mots souffre d'un
manque primordial93 ». Mais ce manque n'est pas seulement au
commencement de la fiction, il la traverse aussi de part en part : il en est à la
fois la condition de possibilité et le seul sujet. Par conséquent, par rapport au
langage commun, tout, dans le langage littéraire, est en quelque sorte renversé
ou inversé: ce n'est plus la présence, mais c'est le vide du manque qui est
premier, c'est ce vide de l'imaginaire qui trouve dans la présence matérielle des
mots le moyen absolu de sa réalisation concrète immédiate; dans le langage
littéraire de la fiction, le manque maîtrise donc la présence, il est le seul et
unique sujet qui la constitue. A quoi sommes-nous donc confrontés quand nous
lisons une fiction littéraire? Non pas à une présence absente ou à l'absence
d'une présence, mais à une absence présente ou à la présence d'une absence.
Alors que le langage commun n'est que l'élément de l'abstraction qui permet
de séparer une réalité donnée de son existence concrète pour l'élever ensuite à
son universalité abstraite, le langage littéraire de la fiction « opère» lui tout
autrement. Loin d'abstraire - de vider ou de dépouiller - une présence qui lui
préexiste et qui n'a absolument pas besoin de lui pour exister réellement, il
donne présence au manque ou à l'absence qui le constitue et ne saurait exister
sans lui. Autrement dit, le langage d'une fiction littéraire nous met
immédiatement en relation non pas avec « un universel abstrait, mais [...]
[avec] un vide concret, un vide universel réalisë4 ». Du côté du langage
littéraire, il n'y a donc pas la moindre abstraction: les mots écrits qui
composent une fiction littéraire, loin de dématérialiser ce qui existe déjà
objectivement dans le monde qui nous entoure, matérialisent littéralement une
irréalité qui, en tant que telle, non seulement n'existe pas, mais ne peut pas
exister; et c'est bien en tant que réalisation ou matérialisation de l'irréel que le

92
Ibid., p. 8 I.
93
Ibid.
94
Ibid., p. 86.

90
langage littéraire possède aussi la densité physique qui fait absolument défaut
au langage commun. Dans la fiction littéraire, le fait de ne pouvoir donner
présence qu'au manque qui est l'essence même de l'imaginaire se double en
effet d'un renforcement radical de la consistance ou de la présence matérielle
du langage en tant que tel: « Dans la mesure où leur sens est moins garanti,
moins déterminé, où l'irréalité de la fiction les tient à l'écart des choses et les
place à la lisière d'un monde à jamais séparé, les mots [du langage littéraire] ne
peuvent plus se contenter de leur pure valeur de signe (comme s'il fallait toute
la réalité et la présence des objets et des êtres pour autoriser cette merveille de
nullité abstraite qu'est le bavardage de chaque jour), et à la fois prennent de
l'importance comme attirail verbal et rendent sensible, matérialisent ce qu'ils
signifient. [Dans le roman (de Kafka), l]e chef de bureau existe d'abord à partir
de ce nom qui ne se perd pas dans la signification d'un terme aussitôt évanoui,
il existe comme une entité verbale, et tout ce que je saurai de lui désormais sera
imprégné du caractère propre de ces mots, me le montrera particularisé, dessiné
par eux. Cela ne veut pas dire que, dans un roman, la manière d'écrire compte
plus que ce qu'on décrit, mais que les événements, les personnages, les actes et
les dialogues de ce monde irréel qu'est le roman, tendent à être évoqués, saisis
et réalisés dans des mots qui, pour les signifier, ont besoin de les représenter,
de les donner directement à voir et à comprendre dans leur propre réalité
verbale95. » Autrement dit, tous les événements, les personnages, les actes et les
dialogues d'un roman ne sont pas représentés mais bel et bien présentés par
l'existence même de chacun des mots qui les composent et cette présentation,
qui se joue à même la fiction littéraire, achève de rendre absolument impossible
toute confusion entre le langage littéraire et le langage commun: « la phrase du
récit nous met en rapport avec le monde de l'irréalité qui est l'essence de la
fiction et, comme telle, elle aspire à devenir plus réelle, à se constituer en un
langage physiquement et formellement valable, non pas pour devenir le signe
des êtres et des objets déjà absents puisque imaginés, mais plutôt pour nous les
présenter, pour nous les faire sentir et vivre à travers la consistance des mots,
leur lumineuse opacité de chose96.»
Au sein des pages 80-82 de La Part du feu, Blanchot nous a donc montré
que la différence qui sépare le langage commun et le langage littéraire se situe
essentiellement au niveau du rapport entre présence et absence que chacun
d'entre eux met en œuvre. Mais cela suffit-il réellement pour distinguer
radicalement ces deux langages? Ou, plus précisément encore, le changement
du rapport entre présence et absence tel que nous venons de l'envisager jusqu'à
maintenant nous suffit-il pour établir le caractère absolument non sémio-
logique du langage littéraire? Cela n'est pas si sûr! En effet il ne suffit pas de
dire que le mouvement de l'abstraction n'est pas constitutif du langage
littéraire pour faire aussitôt de celui-ci un langage absolument non sémio-
95
Ibid., p. 81.
96
Ibid., p. 82.
91
logique, - cela suffit d'autant moins que l'abstraction n'est pas l'unique
modalité de l'existence et du fonctionnement sémio-Iogiques du langage.
Au début de la page 83, Blanchot déclare subitement qu' « il [peut] arrive[r]
que dans [...] [un] récit le langage, au lieu d'être le sens abstrait qui nous
donne des choses concrètes (but de la parole courante), cherche à susciter un
monde de choses concrètes propre à représenter une pure signification97 ». Or,
ce faisant, Blanchot met justement le doigt sur cette autre modalité sémio-
logique du langage avec laquelle nous risquons encore de confondre le langage
littéraire: cette autre modalité, à laquelle il est fait ici implicitement référence,
n'est autre que celle qui assimile le langage à un système d'images ou de
signes exprimant ou représentant des idées. Au premier abord, cette façon
d'envisager le langage est très proche de notre description précédente du
langage littéraire: dans les deux cas, nous retrouvons en effet non seulement la
primauté d'une certaine immatérialité ou idéalité mais aussi le fait de donner
une présence matérielle - par l'intermédiaire des mots - à cette immatérialité
initiale. Mais si Blanchot en vient à examiner cette appréhension du langage ce
n'est pas seulement en raison de cette similitude, mais c'est aussi et surtout
parce qu'elle est le fondement même de la définition saussurienne - sémio-
logique - de la langue et de la linguistique98. Pour montrer qu'il ne saurait y
avoir de confusion possible entre le langage littéraire et le langage commun (le
langage de signes), nous devons donc aussi démontrer que le langage littéraire
n'est pas un système de signes exprimant des idées, qu'il n'est pas un système
d'images acoustiques matérialisant des concepts et donc qu'il échappe
absolument à la distinction du signifié et du signifiant constitutive de la
sémiologie et de la linguistique saussuriennes99 ! Tel est l'enjeu implicite des
pages 83-86 de La Part du feu. Plus précisément encore, dans ces mêmes
pages, c'est à travers la distinction de l'allégorie, du mythe et finalement du
symbole qu'il s'agit de démontrer l'irréductibilité du langage littéraire à toute
sémiologie.
Au début de la page 83, Blanchot remarque donc qu'« il arrive que dans
[. ..] [un] récit le langage [...] cherche à susciter un monde de choses concrètes
propre à représenter une pure signification. [Puis il précise aussitôt :] Nous en
venons [alors] à l'allégorie, au mythe et au symbole ». L'étude de l'allégorie,
du mythe et du symbole revient donc à examiner les trois principales façons
selon lesquelles la littérature « cherche à susciter un monde de choses concrètes
propres à représenter une pure signification»: l'allégorie, le mythe et le
symbole sont, pour la littérature, trois façons distinctes de se réaliser en tant

97
Ibid., p. 83.
98
Dans le Cours de linguistique générale (cf. la p. 33) de Ferdinand de Saussure, cette
appréhension est en effet le principe fondateur de la définition sémiologique de la langue et de la
linguistique.
99 Au sujet de cette distinction, cf. le Chap. I de la Première Partie du Cours de linguistique
générale.
92
que présentation de ce qui n'existe pas. Mais chacune de ces trois façons
permet-elle effectivement à la littérature de se réaliser en tant que telle, c'est-à-
dire de réaliser cette présentation d'un manque absolu qui la constitue en
propre? C'est essentiellement, pour ne pas dire uniquement, en fonction de la
réalisation de cette présentation que Blanchot va alors examiner
successivement l'allégorie, le mythe et enfin le symbole.
Blanchot commence donc sa typologie par l'allégorielOo et, à son propos, il
souligne immédiatement, d'une façon des plus expéditives (pas plus d'une
phrase ne lui est nécessaire pour cela), qu'elle repose essentiellement sur la
subordination de la fiction au principe sémiologique qui structure et détermine
le langage commun ou quotidien. Autrement dit, nous devons commencer par
exclure l'allégorie! Si celle-ci ne peut absolument pas nous servir pour penser
non seulement la fiction mais le langage de la fiction en tant que tel, c'est
principalement parce qu'elle n'est jamais que 1'« introd[ uction] dans la fiction
[de] l'idéal de la prose quotidienne: [un récit allégorique n'est rien d'autre
qu'une] "[...] histoire" [qui] nous renvoie à une idée, dont elle est le signe,
devant laquelle elle tend à disparaître, et qui, une fois posée, suffit à s'exprimer
et à s'affirmerlOl ». Avec l'allégorie nous ne quittons donc absolument pas la
logique du signe, du signifié et du signifiant constitutive du langage commun.
Blanchot passe alors au mythe auquel il consacre un peu plus d'une dizaine
de lignes et, d'emblée, il le distingue de l'allégorie: «contraire[ment à
l'allégorie], le mythe suppose entre les êtres de la fiction et leur sens, non pas
des rapports de signe à signifié, mais une véritable présencel02. » Si, avec le
mythe, le langage de la fiction commence effectivement à 's'éloigner de toute
sémio-Iogique, c'est donc essentiellement parce que le mythe s'offre tout entier
dans la présence du texte à même lequel il se donne à lire, à sentir, à penser. Le
mythe n'est pas une idée en deçà ou au-delà du texte de sa fiction, bien au
contraire il n'est proprement que ce texte et, par là même, il est bel et bien par
delà la séparation de la pensée et de l'expression de la pensée. A travers le
mythe, il importe donc de souligner l'immanence de la fiction et du langage
littéraires: au yeux de Blanchot la valeur littéraire du mythe réside
essentiellement dans sa capacité à échapper à la transcendance ou à la distance
interprétative constitutive de l'allégorie ou de l'appréhension sémiologique du
langage.
Mais c'est finalement le symbole qui va se révéler être le seul à pouvoir être
absolument dans l'absence ou l'impossibilité de cette distance, et donc aussi
dans l'absence ou l'impossibilité de toute sémiologie; seule cette propriété du
symbole explique d'ailleurs l'intérêt exceptionnel que Blanchot va lui porter
tout au long des pages 83-86 de La Part dufeu. L'enjeu principal de ces pages
consiste à nous montrer d'une part que le symbole diffère radicalement non

]00
]Q] La Part dufeu, p. 83.
Ibid.
102
Ibid.

93
seulement de l'allégorie mais du caractère sémiologique du langage commun
et, d'autre part, que le symbole est par conséquent le propre du langage
littéraire de la fiction. D'emblée, Blanchot commence par souligner ce qui
distingue essentiellement le symbole de toute allégorie: « le symbole n'est pas
l'allégorie, c'est-à-dire n'a pas pour tâche de signifier une idée particulière par
une fiction déterminée [...] [;] [autrement dit,] le sens symbolique ne peut être
qu'un sens global, qui n'est pas le sens de tel objet ou de telle conduite pris à
part, mais celui du monde dans son ensemble et de l'existence humaine dans
son ensemblelO3». Ce qui différencie en propre le symbole, ce n'est donc pas
seulement ce que nous pourrions appeler son caractère non significatif ou non
expressif, mais c'est essentiellement sa globalité, c'est-à-dire sa capacité à« rendre
présent [...] [le] sens global que la vie de chaque jour, étranglée dans ses
événements trop particuliers, nous permet rarement d'atteindre et que la
réflexion, qui n'en retient que l'aspect intemporel, ne nous permet pas
d'éprouverlo4 ». Le symbole repose donc essentiellement sur le dépassement de
toute particularité ou de toutes les particularités du monde existant: présenter
le monde indépendamment de tout ce qui pourrait le particulariser ou le
déterminer, présenter le monde dans/grâce à son absence même, c'est-à-dire
dans/grâce à l'absence même de toutes les particularités qui composent son
existence effective - telle est la principale propriété du symbole et du récit
symbolique. Or cette propriété n'est autre que le trait propre de l'imagination.
C'est en effet au milieu de la page 84 que Blanchot en vient à nous
présenter explicitement ce lien qui noue essentiellement le symbole et
l'imagination. Mais pourquoi donc l'imagination est-elle, en tant que telle,
l'origine même de la globalité du symbole? La globalité du symbole est
directement liée au caractère absolu de l'imagination. La compréhension du
symbole exige donc que nous parvenions à penser « la nature [absolue] de
l'imaginationlo5 ». Pour ce faire, nous devons avant tout ne pas nous laisser
abuser par l'appréhension traditionnelle de l'imagination et c'est en recourant
explicitement à Sartre que Blanchot va nous décrire celle-ci: «L'acte même
d'imaginer, comme l'a bien montré Sartre, suppose qu'on s'élève au-dessus
des objets réels particuliers et qu'on s'oriente vers la réalité prise dans son
ensemble, non, il est vrai, pour la concevoir et la vivre, mais pour l'écarter et,
dans cet écart, trouver le jeu sans lequel il n'y aurait ni image, ni imagination,
ni fiction. [Selon Sartre, l]'imagination repousse [donc] l'insistance des
présences de détail et fait surgir le sentiment de la présence totale, mais ne la
saisit que pour la suspendre et produire, derrière elle, des objets, des actions
imaginés, irréels. Cependant, [ajoute Blanchot,] l'imagination va plus loin. Elle
ne se contente pas de se donner, dans l'absence d'un objet en particulier, cet

103
Ibid.
104
Ibid., p. 84.
lOS
Ibid.
94
objet, c'est-à-dire son imagel06». Quelle est donc selon Blanchot la limite
inhérente à l'appréhension sartrienne de l'imagination? La relativité de
l'imagination par rapport à la réalité. Dans l'appréhension sartrienne, il y a bien
globalité de l'imagination, mais celle-ci n'est pas absolue puisqu'elle provient
d'un processus d'élévation au-dessus des objets réels particuliers. On retrouve
donc dans l'imagination sartrienne la logique de l'abstraction comme
négation/dépassement d'une réalité donnée préexistante, logique que nous
avons déjà décrite précédemment en tant que constitutive du langage commun.
Autrement dit, l'imagination demeure, chez Sartre, essentiellement
subordonnée en tant que reproduction dématérialisée ou figuration abstraite
d'existences ou de présences particulières. Sartre ne parvient donc absolument
pas à décrire et à penser l'imagination indépendamment «des présences de
détail» qui composent objectivement la réalité du monde; bien au contraire,
chez lui celles-ci forment toujours et encore le terrain initial à partir duquel
l'imagination prend son envol! Tout compte fait, la présence reste donc le
sujet unique de l'imagination sartrienne: sujet de départ qui oriente tout son
mouvement d'élévation, mais aussi sujet final puisque l'imagination n'a ici pas
d'autre objectif que de «produire [...] des objets, des actions [- donc des
présences -] imaginés, irréels107» ! Par le biais de sa référence à Sartre,
Blanchot cherche donc à nous faire comprendre le double bouleversement que
nous devons accomplir si nous voulons réussir à penser non sémiologiquement
le symbole: il nous faut avant tout penser non seulement l'imagination en
dehors de tout rapport à la réalité, mais aussi saisir l'absence générale de ce
rapport comme immédiate et inconditionnée!
Sur ce point, on peut d'ailleurs noter que Blanchot emploie un langage qui
n'est pas exactement à la mesure de ce qu'il cherche ici à formuler et à penser.
En effet, alors qu'il insiste à nouveau sur la primauté de l'absence et du vide
constitutifs de l'imagination et sur le fait que celle-ci n'est autre que le don
comme tel immédiat de l'absence ou du vide en tant que présent, c'est-à-dire
«l'existence de l'inexistence108 », Blanchot continue pourtant d'utiliser des
formules pour le moins ambiguës pour qualifier ce don lui-même: ce don « est
la négation, le renversement du monde réel dans son ensemblelo9» et il
«implique une absence absolue, un contre-monde qui serait comme la
réalisation, dans son ensemble, du fait d'être hors du réelllO». Ces deux
formules expriment bel et bien la radicalité et l'originalité de l'imagination,
mais elles le font encore avec la logique de la négation, du renversement du
monde, c'est-à-dire avec une logique où la présence du monde en ses multiples
particularités apparaît encore comme le génitif subjectif et objectif - de la

106
Ibid.
107
Ibid.
]08
Ibid.
]09
]
Ibid.
10
Ibid.
95
négation ou du renversement qui est au cœur - de l'imagination. Les
expressions de ces deux formules pourraient donc nous faire croire à une
certaine relativité de l'imagination par rapport au monde et pourtant, à travers
elle, nous pressentons aussi que la négation constitutive de l'imagination, loin
d'être relative, est bien plutôt une négation qui n'a absolument plus rien à voir
avec les négations déterminées du monde réel et du langage commun qui en est
fonction. A la fin de la page 84, c'est précisément, certes de façon encore
implicite, la non détermination de la négation propre à l'imagination qui
permet à Blanchot de souligner la non signifiance du symbole, c'est-à-dire son
irréductibilité à quelque sens déterminé que ce soit. Parce que l'imagination
«implique une absence absoluelll », qui est indissociable d'une négation
absolument non déterminée, alors un récit fictif ne peut être que le règne d'une
« négation perpétuellement active1l2 » ou d'une négation incessante ou, encore,
de l'exigence incessante d'une négation sans fin. Et« [i]l n'y a pas de symbole
sans une telle exigence et cette exigence, en action derrière tous les
mouvements du récit, l'empêche, par sa négation perpétuellement active, de
recevoir un sens déterminé, de devenir seulement significatif [...] [ ; autrement
dit, l]e symbole [- en tant que « produit» de l'imagination -] ne signifie rien, il
n'est même pas le sens en image d'une vérité qui autrement serait inaccessible,
il dépasse toujours toute vérité et tout sens, et ce qu'il nous présente, c'est ce
dépassement même qu'il saisit et rend sensible dans une fiction dont le thème
est l'effort impossible de la fiction pour se réaliser en tant que fictive1l3 ».
A travers l'appréhension du symbole et de l'imagination qui en est
indissociable, il devient donc possible de montrer que le caractère
essentiellement non sémiologique du langage littéraire provient d'une double
incessance : incessance du manque, de l'absence ou du vide et incessance de la
négation. Le principal apport du « Langage de la fiction» consiste donc non
seulement à nous présenter la double incessance à l'origine de la mobilité de
l'incessant, mais aussi et surtout à nous expliquer que c'est parce qu'il est
essentiellement fonction de cette double incessance et de la mobilité qui en est
indissociable que le langage de la fiction est dé-lié de toute détermination
sémiologique et qu'il peut, ce faisant, être effectivement distingué du langage
commun. Enfin, à travers la double incessance de l'imagination symbolique,
Blanchot peut aussi à nouveau témoigner de la complexité et de l'instabilité de
la condition de l'écrivain: «Hegel dit de l'art symbolique que son principal
défaut est l' Unangemessenheit : l'extériorité de l'image et son contenu spirituel
n'arrivent pas à coïncider pleinement, le symbole reste inadéquat. Sans doute,
mais ce défaut est l'essence du symbole, et il a pour rôle de nous renvoyer sans
cesse à ce manque qui est l'une des voies par lesquelles il voudrait nous faire
vivre le manque en général, le vide dans son ensemble. Le symbole est toujours

111
Ibid.
112
Ibid.
113
Ibid., p. 84-85.

96
une expérience du néant, la recherche d'un absolu négatif, mais c'est une
recherche qui n'aboutit pas, une expérience qui échoue, sans que pourtant cet
échec puisse recevoir une valeur positive. Un écrivain qui accepte de
s'exprimer dans le symbole, quel que soit le thème de ses méditations, ne
pourra finalement qu'exprimer l'exigence du symbole et se mesurer avec le
malheur d'une négation contradictoire, cherchant à dépasser toute négation
particulière et à s'affirmer comme négation universelle, et non comme un
universel abstrait, mais comme un vide concret, un vide universel réalisé. Et de
même, tout écrivain qui est aux prises avec l'expérience de la mort comme
transcendance, ne pourra que tomber dans l'épreuve du symbole, épreuve [de
l'incessant] qu'il ne peut ni surmonter ni écarter1l4.» C'est aussi par cette
dernière précision sur l'indissociabilité de l'expérience de la mort comme
transcendance et de l'épreuve du symbole que Blanchot achève de lier
essentiellement Kafka à l'imagination symbolique.

1.4. Bilan
Dans la phénoménologie blanchotienne du littéraire, en ce qui concerne la
mobilité de l'incessant, tout commence donc chez Kafka et c'est la raison pour
laquelle nous avons jusqu'à maintenant accordé autant de place à sa lecture. Si
les trois textes de La Part du feu consacrés à Kafka nous sont objectivement
apparus comme une seule et même lecture, c'est parce que nous avons pu y
trouvons une seule et même affirmation: celle d'un manque non seulement
absolu mais constitutif de la présence. Nous avons vu aussi que Blanchot, loin
de se contenter de décrire et de penser ce manque en tant que constitutif de
l'existence et de l'œuvre de Kafka, le décrit et le pense en tant que
phénoménologiquement constitutif de la littérature. Plus précisément encore,
dans l'expérience et l'œuvre de Kafka, nous avons trouvé un moyen objectif de
montrer que c'est essentiellement la primauté du manque en tant que constitutif
de la présence qui engage phénoménologiquement la littérature dans la
mobilité interminable de l'incessant.
Le principal effet de cette interminabilité de la mobilité de l'incessant n'est
autre que le « trans-port de la fin » : une « crise» ou une neutralisation radicale
de tout finalisme et donc de toute téléologie. Autrement dit, avec Kafka,
Blanchot nous a montré comment et pourquoi l'idée et la possibilité même du
développement - comme réalisation effective d'un passage ou d'un
changement ordonné et progressif d'un terme à un autre - ne peuvent que se
trouver suspendues dans l'expérience de la littérature. Or cela implique que
nous repensions le mouvement même du langage puisque celui-ci, tel qu'il
nous apparaît à travers la description blanchotienne de l'expérience kafkaïenne,
n'obéit plus du tout à la discursivité traditionnelle, laquelle repose tout entière

114
Ibid., p. 86.

97
non seulement sur l'expression d'une présence effective, mais sur la
subordination de la négation à l'affirmation de cette même présence.
Avec la lecture de Kafka nous avons donc aussi entrevu la possibilité d'un
autre rapport à la présence, soit un rapport qui ne passe plus du tout par une
négation dont l'unique horizon est l'effectivité et l'affirmation d'un présent ou
d'un existant pré-donné. La mobilité de l'incessant, que Blanchot introduit
grâce à ses lectures de Kafka, repose sur une autre pensée de la négation; ou,
encore, la mobilité de l'incessant présuppose une négation elle-même
incessante, inconditionnée et indéterminée - une négation, donc, qui ne saurait
être arrêtée par quelque présence ou affirmation que ce soit.
Après l'avoir rencontrée dans l'existence et les fictions de Kafka, c'est
précisément ce trans-port de la négation et l'idée d'une négation sans
prédétermination qui en est indissociable que nous allons désormais étudier en
tant que tels chez Mallarmé.

2. Mallarmé ou le trans-port de la négation:


la littérature comme langage de rien

Avec la lecture de Kafka, nous avons découvert la mobilité de l'incessant


non seulement en tant que telle, mais aussi et surtout en tant que phénoméno-
logiquement constitutive de la littérature. Cependant, au terme de cette lecture,
force est de constater que nous n'avons encore qu'une appréhension partielle
de la mobilité de la littérature. Si, tout au long de sa lecture de Kafka, Blanchot
s'applique bien à décrire et à penser le manque absolu qui est à l'origine de la
mobilité de l'incessant, il n'en demeure pas moins que les implications de ce
manque sur la «négativité» constitutive du langage littéraire y sont, elles, non
pas expliquées mais purement et simplement évoquées. Autrement dit, à travers
certains passages de la lecture de Kafka, on pressent bien que le manque absolu
dont est fonction la mobilité de l'incessant est aussi essentiellement
indissociable d'une certaine modalité de la négation qui n'a plus rien à voir
avec la logique ordinaire, pour ne pas dire hégélienne, de la négation
déterminéeI15. Mais, en même temps, ces passages, qui la plupart du temps
n'abordent que certains effets de cette négation non déterminée, ne nous
permettent pas encore de la penser en tant que telle.
Ainsi dans « La lecture de Kafka », à propos de la transcendance qui est à
l'œuvre dans les textes de Kafka, Blanchot déclare: «La transcendance [qui
agite Kafka] est [...] cette affirmation qui ne peut s'affirmer que par la

ilS « [D]ans la pensée concevante, [...] le négatif appartient au contenu lui-même, et [...] il est,
aussi bien comme détermination et mouvement immanents de ce contenu, que comme tout de
ceux-ci, le positif. Pris comme résultat, il est le négatif issu de ce mouvement, le négatif
déterminé, et par là même, tout aussi bien, un contenu positif» (Hegel, Phénoménologie de
l'Esprit, Préface, p. 67).
98
négation. Du fait qu'elle est niée, elle existe; du fait qu'elle n'est pas là, elle
est présente. »116
Dans « Kafka et la littérature », Blanchot évoque implicitement la négation
généralisée qui agite le langage de Kafka: « le langage ici semble épuiser ses
ressources et n'avoir d'autre but que de se poursuivre, coûte que coûte. Il paraît
confondu avec sa possibilité la plus vide, et c'est pourquoi il nous paraît aussi
d'une plénitude si tragique, car cette possibilité, c'est le langage frustré de tout
et ne se réalisant que par le mouvement d'une contestation qui ne trouve plus
rien à contester1I7. »
Mais c'est dans «Le langage de la fiction» que Blanchot se fait le plus
précis et le plus insistant: il parle de la « négation perpétuellement activel18 »
qui agite le récit symbolique; décrivant le symbole en tant que négation, il
déclare que « [l]e symbole est un récit, la négation de ce récit, le récit de cette
négation [...] et [que] la négation, elle-même, apparaît [alors] tantôt comme la
condition de toute activité d'art et de fiction et, par conséquent, celle de ce
récit, tantôt comme la sentence qui en prononce l'échec et l'impossibilité, car
elle n'accepte pas de se réaliser dans un acte particulier d'imagination, dans la
forme singulière d'un récit achevéI19» ; la négation propre au symbole est
enfin définie comme «une expérience du néant, [comme] la recherche d'un
absolu négatif [. ..] [ou, encore, comme] le malheur d'une négation
contradictoire, cherchant à dépasser toute négation particulière et à s'affirmer
comme négation universelle, et non comme un universel abstrait, mais comme
un vide concret, un vide universel réalisë20 ».
Dans chacune de ces citations, il n'est question que du caractère négatif ou,
plus précisément encore, du caractère même de la négation qui dé-finit le
langage littéraire en tant que tel, c'est-à-dire en tant qu'il se distingue
radicalement de l'usage quotidien du langage commun. Nous avons vu
précédemment que c'est aussi en fonction de ce caractère que Blanchot nous
propose une de ses premières théories de l'imaginaire. L'approfondissement
phénoméno-Iogique du trait négatif propre à la littérature est par conséquent
d'autant plus important pour nous qu'il va nous permettre de poursuivre à la
fois le processus d'identification du langage littéraire et l'examen de la pensée
de l'imaginaire. Cette double poursuite et l'approfondissement du négatif
littéraire qui en est indissociable sont justement les principaux enjeux de la
lecture de Mallarmé.

116
La Part du/eu, p. 15.
117
Ibid., p. 32.
118
Ibid., p. 84.
119
Ibid., p. 85.
120
Ibid., p. 86.

99
Contrairement à Kafka, Mallarmé est une référence constante121 : de Faux
pas à La Part du feu, puis dans L'Espace littéraire et Le Livre à venir, il est
bien présent dans chacun de ces ouvrages qui comgosent le premier moment -
de critique littéraire - de la pensée de Blanchot 22. Mais nous n'allons pas
entrer dans le détail de toutes ces références implicites ou explicites à
Mallarmé. Loin de nous plonger dans une analyse détaillée, linéaire et
chronologique, de tous ces textes, nous allons plutôt nous efforcer de lire cette
lecture en fonction de tout ce que la lecture de Kafka nous a déjà permis de
découvrir; ce faisant, nous n'aurons donc d'autre but que de montrer pourquoi
Mallarmé complète essentiellement Kafka. Autrement dit, c'est en nous
concentrant sur ce supplément mallarméen par rapport à Kafka que nous lirons
la lecture de Mallarmé que Blanchot nous propose.
Si Mallarmé complète effectivement Kafka, alors c'est qu'il doit manquer
une chose essentielle à la lecture de Kafka. De fait, nous venons de montrer
que, avec Kafka, Blanchot ne dit pas vraiment tout ce qu'il pourrait dire; plus
précisément encore, dans ses lectures de Kafka, il n'aborde pas de façon
précise la question du rapport de la littérature avec la négation là même où,
pourtant, la découverte du manque constitutif du langage littéraire rend cette
même question d'autant plus nécessaire et inévitable. Par rapport à Kafka,
Mallarmé va donc nous apporter la négation de la littérature, et ce au double
sens du génitif: la littérature va nous apparaître à la fois en tant que mise en
œuvre - sujet - de la négation et aussi comme objet de négation. A travers
l'étude de la lecture de Mallarmé, nous allons donc nous confronter non
seulement au trait proprement négatif de la littérature, mais aussi et surtout à la
question de la littérature comme question de la négation en tant que telle.

2.1. Première ébauche de la négation et de la matière littéraires


La lecture de Kafka présuppose une certaine appréhension de la négation et
il y a peu nous avons cité les quelques passages de cette lecture qui évoquent
de façon encore limitée cette négation de la littérature indissociable de la
mobilité de l'incessant. Or, bien avant La Part du feu, Blanchot avait déjà
abordé la question de cette négation, et ce en des termes des plus clairs. En
effet, dans le tout premier texte de Faux pas - c'est-à-dire dans le texte123sans
titre qui inaugure la première série de textes intitulée « De l'angoisse au
langage» - Blanchot nous donne déjà de façon explicite une première
description de la négation littéraire présupposée par sa future lecture de Kafka.
]2]
Ainsi, dans le Journal des Débats du 16 avril 1941, la première chronique littéraire de
Blanchot comporte déjà une référence à Mallarmé (cf. les p. 13-14 des Chroniques littéraires du
Journal des Débats. avril 1941-août 1944).
122Dans Faux pas, la lecture de Mallarmé occupe les p. 117-131, 189-196; dans La Part dufeu,
Mallarmé est présent dans les p. 35-48, 68-71, 312, 321 ; dans L'Espace littéraire, ce sont les p. 37-52,
135-150, 207-208 qui sont principalement consacrées à Mallarmé; et dans Le Livre à venir,
Blanchot fait explicitement référence à Mallarmé dans les p. 79-80, 303-332.
123
Il s'agit des p. 9-23 de Fauxpas.
100
Le sujet principal de ce premier texte de Faux pas n'est autre que la
condition solitaire et angoissée de l'écrivain et c'est avant tout en interrogeant
l'origine même de ce caractère solitaire et angoissé de l'existence de l'écrivain
que Blanchot en vient notamment à mettre en relation l'exercice de la
littérature avec une certaine modalité de la négation ou, plus précisément
encore, avec une certaine modalité du non: «Tant [...] [que l'écrivain] n'est
pas seul, il écrit ou n'écrit pas; il ne sent que comme une nécessité de métier,
d'agrément ou d'inspiration les heures qu'il passe à rechercher et peser les
mots; il se dupe lorsqu'il parle d'une exigence irrésistible. Mais s'il tombe au
point extrême de la solitude, là où disparaissent les considérations extérieures
de public, d'art, de connaissance, il n'a plus la liberté d'être autre chose que ce
que sa situation et l'infini dégoût qu'il éprouve voudraient absolument
l'empêcher d'être. [Après ce premier constat, Blanchot déclare alors dans
l'alinéa qui suit:] L'écrivain se trouve dans cette condition de plus en plus
comique de n'avoir rien à écrire, de n'avoir aucun moyen de l'écrire et d'être
contraint par une nécessité extrême de toujours l'écrire. N'avoir rien à
exprimer doit être pris dans le sens le plus simple. Quoi qu'il veuille dire, ce
n'est rien. Le monde, les choses, le savoir ne lui sont que des points de repères
à travers le vide. Et lui-même est déjà réduit à rien. Le rien est sa matière. Il
rejette les formes par lesquelles elle s'offre à lui comme étant quelque chose. Il
veut la saisir non dans une allusion mais dans sa vérité propre. Il la recherche
comme le non qui n'est pas non à ceci, à cela, à tout, mais le non pur et simple.
Du reste, il ne la recherche pas; elle est à l'écart de toute investigation; elle ne
peut être prise pour une fin ; on ne peut proposer comme but à la volonté ce qui
prend possession de la volonté en l'anéantissant: elle n'est pas, voilà tout; le
"Je n'ai rien à dire" de l'écrivain, comme celui de l'accusé, enferme tout le
secret de sa condition solitaire [et angoissée]124».
Ce qui nous frappe tout d'abord dans ce passage du tout premier texte de
Faux pas, c'est le processus de réduction - au sens quasi phénoménologique du
terme - dont il témoigne. La matière de l'expérience littéraire n'y apparaît
vraiment que quand la condition ou la situation existentielle de l'écrivain
devient d'elle-même envisageable en soi et pour soi; or cette venue ou cet
accès de soi à soi de la condition de l'écrivain passe par la réduction des
« considérations extérieures» auxquelles, d'ordinaire, cette même condition se
trouve subordonnée. Autrement dit, c'est seulement quand il est réduit à rien
d'autre qu'à sa propre condition, c'est-à-dire quand il parvient à s'envisager
absolument ou sans recourir à ces expédients que sont le « public », 1'« art » ou
la «connaissance»; ce n'est qu'au prix d'un dégagement absolu (Blanchot
parle même de disparition) de chacun de ces expédients qui dissimulent
quotidiennement et objectivement la réalité de sa condition - ce n'est donc
qu'au prix d'une telle réduction que l'écrivain peut, « au point extrême de sa
solitude », découvrir la réalité nue de sa matière. Pour accéder à la matière qui
124
Ibid, p. Il.
101
détermine essentiellement la condition de l'écrivain, nous devons donc, nous
aussi, nous défaire de tous les traits sociaux, esthétiques ou épistémologiques
qui, si souvent, nous donnent l'illusion de pouvoir dessiner aisément le portrait
fidèle de la figure de l'écrivain. Sans plus recourir à aucun de ces traits non-
littéraires, qui ne sont jamais que des artifices qui nous évitent d'interroger
réellement - en soi et pour soi - sa condition, nous devons penser l'écrivain et
sa condition comme un absolu! C'est en tout cas à cette pensée que Blanchot
nous invite dans un premier temps et ce n'est qu'après avoir objectivement
souligné la réduction qui seule rend possible cette pensée que, dans un second
temps, il aborde explicitement non seulement la question de la matière, mais
celle de la négation propre à la condition de l'écrivain.
Mais que découvre l'écrivain réduit à la nudité de son essence ou de son
identité? Et nous-mêmes, si nous opérons une telle réduction, que découvrons-
nous alors de lui? Il découvre, nous découvrons la nudité ou le dénuement
intégral qu'est son essence, son identité et donc sa condition: nous découvrons
que la condition de l'écrivain est d'être nu ou d'être selon un dénuement absolu
ou, encore, que sa condition est d'être littéralement sans condition aucune! Et
nous découvrons aussi que cette incondition de sa condition ne tient qu'au fait
d'être sans matière de sa matière.
Dans le second moment du passage du premier texte de Faux pas ici en
question, tout le propos de Blanchot consiste en effet à souligner l'absence de
matière qui est toute la matière de l'écrivain et qui « explique» l'incondition
fondamentale de sa condition. On reconnaît là, déjà, l'ébauche implicite de
cette logique du manque que l'on retrouvera plus tard, dans La Part du feu,
décrite et pensée à travers la lecture de Kafka. Dans la réduction qui le conduit
à la vérité de sa condition, l'écrivain découvre donc que sa condition n'est rien
d'autre que la réduction de toute condition ou une réduction généralisée: seul
avec lui-même, l'écrivain « est [...] réduit à rien 125» ; autrement dit, être réduit
à rien est la seule condition, est l'être propre de l'écrivain. La définition de
l'écrivain que l'on trouve ici consiste donc principalement à ne définir cette
condition que par sa propre absence ou par son propre manque. Ce faisant, ce
n'est rien de moins que l'impossibilité pure et simple de la définition courante
de l'écrivain qui se trouve placée au cœur même de la définition de sa
condition. Contrairement à sa définition courante qui le caractérise
essentiellement comme celui qui a réellement quelque chose à exprimer par
l'écriture ou, encore, comme celui qui ne saurait être sans la logique de
l'expressivité d'un vouloir dire/écrire quelque chose; contre tout cela, donc,
Blanchot affirme que l'absence de tout vouloir dire/écrire est le trait propre de
la condition de l'écrivain. Or, on ne peut affirmer une telle absence sans
aussitôt toucher, d'une part, à la question de sa matière et, d'autre part, à celle
de la négation qui en est indissociable. En effet, il est clair que Blanchot pense
ici - certain, peut-être, dirait plutôt: présuppose - qu'il n'y a pas de vouloir
125
Ibid.
102
dire/écrire qui ne soit en tant que tel, donc nécessairement, un vouloir
dire/écrire quelque chose: pas de vouloir dire/écrire, pas d'expressivité sans
une matière, sans un contenu, c'est-à-dire sans l'objectivité ou la positivité
initiale d'un pré-donné déterminé/déterminable à dire/à écrire. Quand l'écrivain
se retrouve au point extrême de sa solitude, il découvre justement que sa
condition ne dépend absolument pas d'un tel pré-donné, il découvre que sa
matière ne peut absolument pas être assimilée à un quelque chose à exprimer:
il découvre donc que sa matière échappe radicalement à toute détermination.
En fait, même s'il ne le précise pas explicitement, Blanchot évoque ici
l'expérience littéraire du langage. En effet, si le rien est la matière de
l'écrivain, c'est avant tout parce qu'il est la matière du langage littéraire ou,
plus précisément encore, parce que l'expérience littéraire consiste
essentiellement à faire l'épreuve de l'être sans matière du langage:
l'incondition de la condition de l'écrivain est l'incondition même du langage!
Et cette incondition se double nécessairement de l'incondition de la négation:
la négation littéraire est elle-même sans préalable, sans détermination aucune,
elle n'est pas négation de quelque chose, soit une négation limitée qui finirait
toujours par se retourner pour devenir l'affirmation d'un contenu déterminé
fonction du quelque chose initialement nié. Sans matière, sans contenu, la
négation littéraire est donc une négation qui ne se médiatise ou ne (se) compose
avec rien. On retrouve là l'idée que la fiction littéraire n'est pas une
recomposition abstraite et seconde de quelque réalité préexistante du monde
réel; bien au contraire, telle que l'on peut la dégager de ce passage du premier
texte de Faux pas, la fiction littéraire est le fruit d'une négation immédiate et
globale, immédiate et globale parce qu'elle n'a d'autre condition que l'absence
pure et simple de tout.
Or c'est précisément non seulement cette absence en tant que seule origine
ou seul élément du langage, mais aussi la négation sans retenue qui en est
indissociable que Blanchot tente de décrire et de penser à travers sa lecture de
Mallarmé. Autrement dit, dans ce passage du tout premier texte de Faux pas,
on trouve en fait déjà tous les principaux aspects de la lecture de Mallarmé à
vemr.

2.2. De la négation et de la matière littéraires


en tant que thèmes et enjeux essentiels de la lecture de Mallarmé

2.2.1. Panorama de la lecture de Mallarmé dans La Part du/eu


En effet, à partir de La Part du feu, Mallarmé apparaît dans la critique
littéraire de Blanchot comme l'écrivain qui a non seulement mis au jour le vide
constitutif du langage, mais fait de l'exploration de ce vide l'expérience unique
du langage littéraire. Et, c'est précisément dans cette perspective, que Blanchot
lie essentiellement Mallarmé à la question de la négation.

103
Précédemment nous avons vu, à travers la lecture d'un passage du tout
premier texte de Faux pas, que Blanchot caractérise la condition de l'écrivain
par la vacuité de sa matière et par une négation absolue. Or, dans La Part du
feu, c'est justement cette double caractérisation qui est poursuivie à travers la
lecture de Mallarmé. En effet, foree est de constater que les principaux
passages de La Part du feu, qui concernent explicitement ou implicitement
l'expérience littéraire de Mallarmé, reprennent tous cette double
caractérisation.
Dans « Le mythe de Mallarmé126», Blanchot déclare par exemple à propos
de l'expérience mallarméenne du langage et de son rapport avec le silence:
« Dans Igitur, Elbehnon dit "Je profère la parole, pour la replonger dans son
inanité." Quand on a découvert dans le langage un pouvoir exceptionnel
d'absence et de contestation, la tentation vient de considérer l'absence même
de langage comme enveloppée dans son essence et le silence comme la
possibilité ultime de la parole. Chacun sait que ce silence a hanté [...]
[Mallarmé]. Ce que l'on a quelquefois oublié, c'est que ce silence ne marque
pas pour lui l'échec de ses rêves, pas plus qu'il ne signifie un acquiescement à
l'ineffable, une trahison du langage, un à quoi bon jeté à des ressources
poétiques trop inférieures à l'idéal. Le silence est sans doute toujours présent
comme la seule exigence qui vaille. Mais, [chez Mallarmé,] loin d'apparaître
l'opposé des mots, il est au contraire supposé par les mots, et comme leur parti
pris, leur intention secrète, plus encore la condition de 'la parole, si parler c'est
remplacer une présence par une absence et, à travers des présences de plus en
plus fragiles, poursuivre une absence de plus en plus suffisante. Le silence n'a
tant de dignité [chez Mallarmé] que parce qu'il est le plus haut degré de cette
absence qui est toute la vertu de parler (qui est elle-même notre pouvoir de
donner un sens, de nous séparer des choses pour les signifier)127». Quelques
lignes plus loin, toujours dans « Le mythe de Mallarmé », mais cette fois-ci à
propos de la question du Livre, Blanchot nous explique que «le Livre,
équivalent du monde, explication orphique de la Terre, n'est pas tant le Grand
Œuvre, destiné à résumer l'univers, microcosme où tiendrait le tout, mais le
creux de cette totalité, son envers, son absence réalisée, c'est-à-dire le pouvoir
de tout exprimer, par conséquent un pouvoir qui est lui-même soustrait à tout et
exprimé par rien [...] (Le livre, "remplace tout faute de tout", dit [...] encore
[Mallarmé]: cela suppose donc que d'abord tout doive manquer). [Puis
Blanchot ajoute que, q]uand [...] [Mallarmé] déclare: "Je me figure, par un
indéracinable sans doute préjugé d'écrivain, que rien ne demeurera sans être
proféré", on pourrait juger cette prétention assez naïve. Mais tout dire, c'est
aussi tout réduire à rien, et ainsi, à l'intersection de l'existence et du néant,
s'affirme une sorte de foree énigmatique, capable, pendant qu'elle résume tout
"en une vierge absence éparse", de persister encore pour achever sa tâche, puis
126
La Part du feu, «Le mythe de Mallarmé », p, 35-48.
127
Ibid, p. 41-42.

104
de se résorber elle-même dans le vide qu'elle a appelë28 ». Trois pages plus
loin, toujours dans le même texte, après une longue citation de Mallarmé,
Blanchot commente aussitôt celle-ci en faisant alors de l'expérience littéraire
mallarméenne l'expérience même de la littérature: «A quoi tend l'écriture? A
nous libérer de ce qui est. Et ce qui est, c'est tout, mais c'est d'abord la
présence des "choses solides et prépondérantes", tout ce qui pour nous marque
le domaine du monde objectif. Cette libération s'accomplit grâce à l'étrange
possibilité que nous avons de créer du vide autour de nous, de mettre une
distance entre nous et les choses. Cette possibilité [...] répond exactement à la
fonction de l'écriture dont le rôle est de substituer à la chose son absence, à
l'objet sa "disparition vibratoire". La littérature a pour loi ce mouvement vers
autre chose, vers un au-delà qui pourtant nous échappe, puisqu'il ne peut être,
et dont nous ne saisissons "chez nous" que "le conscient manque". C'est donc
ce manque, ce vide, cet espace vacant qui est l'objet et la création propre du
langage129». Enfin, au début de la page 47, Blanchot voit en Mallarmé celui
qui a découvert « la singularité et le prodige du langage [qui est] de donner une
valeur de création, une puissance de foudre à rien, au vide pur, au néant dont il
s'approche, s'il ne l'atteint, comme de sa limite et de ses conditions130».
Juste après «Le mythe de Mallarmé », dans «Le mystère dans les
lettres13l» où Blanchot nous propose une lecture des Fleurs de Tarbes de Jean
Paulhan, on trouve cette autre allusion à Mallarmé: «Notons que si l'on
accepte les observations de Mallarmé, pour qui écrire ce n'est pas évoquer une
chose, mais une absence de chose, on se trouve devant cette situation: les mots
s'évanouissent de la scène pour y faire entrer la chose, mais comme cette chose
n'est elle-même plus qu'une absence, ce qui se montre sur le théâtre, c'est une
absence de mots et une absence de chose, un vide simultané, rien soutenu par
rien132.»
Dans «Le paradoxe d'Aytré133» où il aborde la question du rapport du
langage avec le silence, Blanchot revient explicitement sur «le mythe de
Mallarmé» et, à cette occasion, il évoque à nouveau son rapport avec le
silence: Mallarmé «trouve ce silence dès l'opération la plus simple du
langage: dans cette absence que tout mot comporte et qui est liée à son pouvoir
de donner un sens, d'éloigner la chose pour la signifier ("pour qu'en émane",
comme il le dit dans son vocabulaire, "sans la gêne d'un proche ou concret
rappel, la notion pure"). De la sorte, le silence est fort loin d'être l'opposé de la
langue, il n'y a, au contraire, langage que dans le silence qui est à la fois la
condition, l'intention et la vertu de la parole. Je parle, mais du moment que ce

128
Ibid., p. 43.
129
Ibid., p. 46.
130
Ibid., p. 47.
131
Ibid., p. 49-65.
132
Ibid., p. 55.
133
Ibid., p. 66-78.

105
que je dis crée autour de la chose que je désigne un vide qui la rend absente, je
me tais, je désigne aussi l'absence lointaine où tout s'immergera, même ma
parole134». Mais, c'est surtout la fin du texte sur « Le paradoxe d'Aytré » qui
est la plus frappante puisque nous pouvons y lire comme le concentré des
citations précédentes, et ce alors même que ce passage ne concerne pas
explicitement Mallarmé: «De là cet effort de la poésie pour devenir la
réalisation d'une irréalisation totale, et telle qu'achevée, s'affirmerait en elle
[...] l'absence première sur laquelle se lèvent tous nos gestes, tous nos actes et
la possibilité même de nos paroles, absence où la poésie disparaîtrait elle-
même par le fait qu'elle la réaliserait. C'est pourquoi l'on peut bien voir dans la
recherche du silence l'un de ses soucis les plus obsédants, mais il faut
remarquer que ce nom de silence ne convient guère ici: il n'y a à proprement
parler silence que dans la vie quotidienne, dans ce que M. Merleau-Ponty
appelle "la parole parlée", où nous sommes à ce point plongés dans les mots
que les mots deviennent inutiles. Au contraire, le silence du langage créateur,
ce silence qui nous fait parler, n'est pas seulement une absence de parole, mais
une absence tout court, cette distance que nous mettons entre les choses et
nous, et en nous-mêmes, et dans les mots, et qui fait que le langage le plus
plein est aussi le plus poreux, le plus transparent, le plus nul, comme s'il
voulait laisser fuir infiniment le creux même qu'il enferme, sorte de petit
alcarazas du vide135».
Enfin nous ne pouvons achever ce panorama sans citer « La littérature et le
droit à la mort136». Ce dernier texte de La Part du feu associe en effet
explicitement Mallarmé non seulement à l'approfondissement du lien essentiel
qui noue le langage et la négation (la mort), mais aussi à la découverte du vide
en tant qu'origine du langage: «Holderlin, Mallarmé et, en général, tous ceux
dont la poésie a pour thème l'essence de la poésie ont vu dans l'acte de
nommer une merveille inquiétante137» ; ils ont découvert que « [l]e langage ne
commence qu'avec le vide; [que] nulle plénitude, nulle certitude ne parle;
[que,] à qui s'exprime, quelque chose d'essentiel fait défaut. [Autrement dit, ils
ont découvert que l]a négation est liée au langage. Au point de départ, je ne
parle pas pour dire quelque chose, mais c'est un rien qui demande à parler, rien
ne parle, rien trouve son être dans la parole et l'être de la parole n'est rien.
[Telle est la formule essentielle que, selon Blanchot, nous pouvons tirer de
l'expérience littéraire de Holderlin et, surtout, de Mallarmé. Et c]ette formule
explique pourquoi l'idéal de la littérature a pu être celui-ci: ne rien dire, parler
pour ne rien dire. Ce n'est pas là la rêverie d'un nihilisme de luxe. Le langage
aperçoit qu'il doit son sens, non à ce qui existe, mais à son recul devant
l'existence, et il subit la tentation de s'en tenir à ce recul, de vouloir atteindre la

134
Ibid., p. 71.
135
Ibid, p. 77-78.
136
Ibid, p. 293-331.
137
Ibid, p. 312.
106
négation en elle-même et de faire de rien tout. Si des choses on ne parle qu'en
disant d'elles ce par quoi elles ne sont rien, eh bien, ne rien dire [...] [devient
dès lors] le seul espoir d'en tout dire138».
Toutes ces citations démontrent que, dans La Part du feu, Mallarmé est
considéré comme l'écrivain qui a, de façon privilégiée, placé au cœur même de
l'expérience littéraire du langage non seulement une matière qui n'est autre que
le vide, mais une négation généralisée et absolue. Toutes ces citations, par leur
teneur même, mettent donc bel et bien Mallarmé en rapport avec la description
de l'origine de la condition solitaire et angoissée de l'écrivain que l'on trouve
au tout début de Faux pas. Mais ce constat étant fait, il nous reste à penser ce
lien du vide et de la négation pure et simple qui, d'après Blanchot lecteur de
Mallarmé, engage toute l'expérience littéraire du langage.

2.2.2. De la négation sans matière du langage


A partir de tous les passages de La Part du feu que nous venons de citer, il
nous apparaît donc que la découverte et l'approfondissement du rapport
essentiel du langage avec la négation sont les principaux traits du Mallarmé de
Blanchot. Et c'est précisément sur le caractère essentiel de ce rapport que nous
devons, d'entrée de jeu, mettre l'accent.
D'emblée, force est de constater que la lecture de Mallarmé dont
témoignent ces différents extraits de La Part du feu n'a, à strictement parler,
plus grand chose à voir avec certains aspects heideggériens de cette même
lecture que l'on trouve dans Faux pas. Dans cet ouvrage, Blanchot nous
propose en effet deux descriptions du langage poétique selon Mallarmé qui
sont indubitablement d'inspiration heideggérienne. Plus précisément encore, à
la page 129139et à la page 191140de Faux pas, il n'hésite pas à reprendre
quasiment mot à mot, sans pourtant la citer explicitement, la conférence de

138
Ibid., p. 314.
139« [D]ans l'acte poétique, le langage cesse d'être un instrument et il se montre dans son
essence qui est de fonder un monde, de rendre possible le dialogue authentique que nous sommes
nous-mêmes et, comme dit Holderlin, de nommer les dieux. En d'autres termes, le langage n'est
pas seulement un moyen accidentel de l'expression, une ombre qui laisse voir le corps invisible,
il est aussi ce qui existe en soi-même comme ensemble de sons, de cadencés, de nombres et, à ce
titre, par l'enchaînement des forces qu'il figure, il se révèle comme le fondement des choses et
de la réalité humaine}) (Faux pas, p. 129).
140« Le langage est ce qui fonde la réalité humaine et l'univers. L'homme qui se révèle dans un
dialogue où il trouve son événement fondamental, le monde qui se met en paroles par un acte qui
est sa profonde origine, expriment la nature et la dignité du langage. L'erreur est de croire que le
langage soit un instrument dont l'homme dispose pour agir ou pour se manifester dans le
monde; le langage, en réalité, dispose de l'homme en ce qu'il lui garantit l'existence du monde
et son existence dans le monde. Nommer les dieux, faire que l'univers devienne discours, cela
seul fonde le dialogue authentique qu'est la réalité humaine et cela aussi fournit la trame de ce
discours, sa brillante et mystérieuse figure, sa forme et sa constellation, loin des vocables et des
règles en usage dans la vie pratique}) (ibid., p. 191).
107
Heidegger sur «Holderlin et l'essence de la poésie141», et ce à seule fin de
souligner alors objectivement le pouvoir fondateur - non seulement quant à
l'être des choses, mais aussi quant à l'être de l'homme - qui, selon Mallarmé,
distinguerait proprement le langage poétique en tant que tel. En décrivant ainsi
l'expérience mallarméenne du langage poétique, nous sommes donc alors
invités à penser que Mallarmé, comme Heidegger, considère que seul le
pouvoir d'instaurer et de garantir un rapport authentique à l'être distingue
l'expérience poétique et littéraire du langage. Autrement dit, si l'on s'en tenait
à la teneur des pages 129 et 191 de Faux pas, on pourrait alors croire que
Blanchot ne lit (et donc ne va lire) Mallarmé que pour démontrer la consistance
et la positivité ontologiques du langage poétique et littéraire: d'après les pages
129 et 191 de Faux pas, Mallarmé nous permettrait principalement de définir
ontologique ment le langage poétique et littéraire.
Or, que constate-t-on dans les différents passages de La Part du feu cités
précédemment? Rien d'autre que l'absence pure et simple non seulement de
cette définition ou détermination ontologique, mais de la référence à Heidegger
qui en est indissociable! Dans La Part du feu, Blanchot nous propose une
lecture de Mallarmé qui diffère essentiellement de celle qu'il nous a proposée à
la page 129 et à la page 191 de Faux pas: de fait, le Mallarmé de La Part du
feu n'est plus déterminé ontologiquement. Bien au contraire, il a «perdu»
l'assurance ou la garantie de la présence de l'être, de l'être de la présence ou,
encore, de l'être comme présence de la présence. Et si l'on doit envisager cette
perte en tant que constitutive du langage littéraire, c'est avant tout parce que le
langage entretient un rapport essentiel avec la négation.
Quand, dans La Part du feu, Blanchot, avec Mallarmé, affirme le rapport
essentiel du langage avec la négation, il affirme d'a1;>ordl'essence même du
langage en tant que négative et cela a nécessairement plusieurs conséquences.

141Les deux passages de Faux pas cités dans les deux notes précédentes démontrent en effet que
Blanchot non seulement a lu, mais reprend à son compte des thèmes développés par Heidegger
dans sa conférence sur « Hôlderlin et l'essence de la poésie ». Plus précisément encore, dans
Faux pas, l'emploi de la notion de « réalité humaine» (expression par laquelle H. Corbin traduit
la notion heideggérienne de Dasein) témoigne du fait que Blanchot a lu le recueil de textes de
Heidegger traduits et rassemblés par Henry Corbin: ce recueil, publié en 1937 et intitulé Qu'est-
ce que la métaphysique ?, comprenait le texte de la conférence « H61derlin et l'essence de la
poésie» et « par ailleurs quelques extraits de Sein un Zeit (notamment les ~ 46-53 et 72-76) et de
Kant et le problème de la métaphysique (les ~ 42-45) ainsi que le texte intégral de Qu'est-ce que
la métaphysique? et de Ce qui fait l'être-essentiel d'un fondement ou "raison"» (Leslie Hill,
« "Ein Gesprach": Blanchot depuis Heidegger jusqu'à Hôlderlin », Revue des Sciences
Humaines, n0253, 1/1999, p. 189). Mais Blanchot n'a en fait pas attendu la publication de ce
recueil pour découvrir et lire Heidegger; en effet, dès 1927 ou 1928, et ce grâce à Lévinas, il
découvrait et lisait déjà dans le texte Sein und Zeit: « Grâce à Emmanuel Lévinas, sans qui, dès
1927 ou 1928, je n'aurais pu commencer à entendre Sein und Zeit, c'est un véritable choc
intellectuel que la lecture de ce livre provoqua en moi. Un événement de première grandeur
venait de se produire: impossible de l'atténuer, même aujourd'hui, même dans mon souvenir»
(Lettre à Catherine David, « Penser l'apocalypse », 10 novembre 1987, publiée dans Le Nouvel
Observateur, 22janv. 1988, p. 79; citée par C. Bident, M Blanchot, partenaire invisible, p. 44).
108
La plus importante de toutes concerne le bouleversement, que cette essence
négative implique, du rapport du langage avec l'être du monde existant. En
effet, dans La Part du feu, à travers la lecture de Mallarmé, c'est bien ce
rapport du langage avec le monde existant ou avec le monde de l'existence qui
est radicalement interrogé; plus précisément encore, c'est non seulement la
possibilité mais la réalité même d'un tel rapport en tant que constitutif du
langage qui vont être ici mises en cause. Autrement dit, si l'essence du langage
est négative, cela signifie principalement que le langage a un rapport
essentiellement négatif avec le monde de l'existence: Mallarmé permet donc à
Blanchot de présenter le rapport du langage avec le monde comme un non-
rapport ou comme un rapport sans rapport; l'absence intégrale du monde réel
informe tout le rapport du langage « avec» le monde. Avec le Mallarmé de La
Part du feu, nous découvrons donc que l'existence du langage ne tient
absolument pas à la positivité et à la consistance riches et diversifiées du
monde existant: ce dernier ne constitue ni l'origine ou la condition de
possibilité ni le contenu du langage de l'expérience littéraire. Bien au contraire,
l'expérience littéraire du langage passe par une mise à distance généralisée de
tout ce qui fait la consistance et la prépondérance matérielles, pour ne pas dire
ontologiques, de la présence du monde existant. Mais nous ne devons pas nous
méprendre sur cette mise à distance en la considérant, par exemple, comme un
pur et simple processus d'abstraction initialement subordonné aux
déterminations du monde existant. Dans un tel processus, le monde présent ou
existant serait encore l'origine matérielle en fonction de laquelle aurait lieu le
dépassement accompli par le langage. Le langage ne serait donc, dans un tel
processus, que le vecteur de l'élévation du monde réel à son idée et il
n'accomplirait cette élévation que par la négation progressive des différents
aspects déterminés de la présence matérielle de ce même monde, et ce jusqu'à
parvenir à sa pure signifiance ou à son sens idéal. Ainsi, la mise à distance
produite par le langage serait encore essentiellement et doublement fonction du
ou subordonnée à l'être du monde existant: non seulement parce qu'elle ne
s'appuierait encore initialement ou nativement que sur lui, mais aussi parce
qu'elle ne viserait qu'à en exprimer le sens abstrait. Autrement dit, dès lors que
l'on envisage le langage et donc en particulier le langage littéraire uniquement
comme un tel processus d'abstraction, c'est-à-dire uniquement comme
l'expression du sens - abstrait - du monde existant, on ne peut aussitôt éviter
de recourir au dogme hégélien de la négation déterminée: selon Hegel, « le
négatif appartient [en effet] au contenu lui-même, et [...] il est [donc], aussi
bien comme détermination et mouvement de ce contenu, que comme tout de
ceux-ci, le positif. Pris comme résultat, il est le négatif issu de ce mouvement,
le négatif déterminé, et par là même, tout aussi bien, un contenu positif42 ».
Avec ce dogme, sans lequel nous ne pouvons pas penser le processus que nous
venons de décrire, nous ne cessons en fait de relativiser la négation, d'une part
142Hegel, Phénoménologie de l'Esprit, Préface, p. 67.

109
en ne la considérant jamais en et pour elle-même mais seulement comme un
moyen d'accéder à une vérité ou à un sens déterminé du monde existant et,
d'autre part, en ne pouvant donc la penser qu'en tant que temporaire
puisqu'elle ne peut pas ne pas s'achever - se retourner - en l'affirmation ou la
position déterminée de la vérité ou du sens du monde existant. Dans le cadre
hégélien de la négation déterminée, c'est donc, du début à la fin, le monde réel
et rien que lui qui maîtrise et ordonne la négation. Or, dans La Part du feu, la
mise à distance qui est au cœur de l'expérience mallarméenne du langage
échappe justement à la fois à ce dogme de la négation déterminée et à la
logique du processus d'abstraction qui en est indissociable. Dans La Part du
feu, au contact de Mallarmé, nous découvrons en effet que le langage, loin
d'être une mise à distance progressive - et qui procéderait - du monde existant
et déterminé, est, de fait, toujours-déjà « là » de par la mise à distance réalisée
de l'existence et de l'être de ce même monde. Dès qu'il y a langage, «dès
l'opération la plus simple du langage143», nous sommes d'emblée littéralement
séparés, détachés ou encore dégagés de toute détermination existentielle ou
mondaine; et c'est très précisément par l'immédiateté de cette séparation, de
ce détachement ou de ce dégagement que, selon Blanchot, Mallarmé
caractérise essentiellement l'expérience littéraire du langage. Contrairement à
Hegel, il s'agit donc d'affirmer que le langage repose essentiellement et
immédiatement non pas sur la primauté de la détermination existante ou de
l'existence déterminée, mais sur l'absence de toute détermination, absence qui
n'est autre que l'absence même de tout ce qui fait la présence physique et
ontologique du monde réel. Dans le langage, tout commence donc sans la
réalité physique ou sans la constitution ontologique du monde existant, tout
commence avec ou de rien, ou encore tout «ne commence qu'avec le
videl44» ! Dans La Part du feu, Blanchot s'applique donc, avec Mallarmé, à
nous montrer que le monde existant ne peut absolument pas être considéré
comme une référence du langage et de la fiction littéraires. Pour exister, le
langage et la fiction littéraires n'ont pas besoin du monde existant ou, plus
radicalement encore, n'ont pas besoin de la présence du monde réel ou de la
présence ontologiquement constituée de quoi que ce soit de ce monde; le
langage et la fiction littéraires ne tiennent tout simplement pas à ce qui existe, à
ce qui est. Par conséquent, ils ne peuvent en aucun cas être assimilés ou réduits
à une simple représentation ou reproduction imaginaire de ce qui existe ou de
ce qui est déjà dans le monde réel.
De ce point de vue, le Mallarmé que Blanchot nous présente dans La Part
du feu est bien l'écrivain qui fait explicitement et directement l'expérience ou
l'épreuve de cette vacuité de la matière littéraire qui, au tout début de Faux
pas, nous est apparue comme l'origine même de la condition solitaire et
angoissée de l'écrivain. Et nous pouvons même dire que, dans Faux pas, toute
143
La Part du/eu, p. 71.
144
Ibid., p. 314.

110
la thématique de la solitude et de l'angoisse n'est là que pour désigner et
souligner, déjà, ce détachement radical vis-à-vis du - ou le non-rapport au -
monde existant à partir duquel le littéraire vient à exister et qui est, selon
Blanchot, le sujet et le contenu de l'expérience mallarméenne du littéraire. La
solitude et l'angoisse désignent en effet avant tout cette façon étrange d'être ou
d'exister dans le monde réel sans être effectivement de ce monde. Or, c'est
précisément l'ambiguïté de cette façon d'être que, dans La Part du feu,
Mallarmé nous permet désormais d'envisager en tant que trait essentiel de
l'existence de la fiction littéraire. A travers cet approfondissement non
seulement de l'être inconditionné du langage littéraire mais de «la façon
d'être» qui en est indissociable, nous pouvons aussi, rétrospectivement, mieux
comprendre l'instabilité et l'ambivalence de l'existence et des écrits de Kafka.
Le Mallarmé de La Part du feu peut aussi être considéré comme la clé non
seulement de la critique du réalisme qui se trouve dans Faux pas, mais de celle
du journal intime ou autobiographique présente dans L'Espace littéraire145et
Le Livre à venirl46. L'être sans ancrage objectif ou ontologique du langage et
de la fiction littéraires, qui est dans La Part du feu au centre de la lecture de
Mallarmé, ne peut en effet que nous conduire à de telles critiques. Ce faisant,
nous ne pouvons en effet que dénoncer l'illusion constitutive du réalisme et du
Journal, laquelle consiste à croire que la fiction littéraire peut effectivement
reproduire fidèlement et donc posséder la consistance et la prépondérance
propre à la présence objective de ce qui existe ou est dans le monde réel. Le
réalisme ou le recours au Journal témoignent ainsi d'une volonté qui ne veut
pas, qui ne peut pas rompre avec le monde de l'existence quotidienne alors
même que tout rapport avec ce monde est toujours-déjà rompu du fait de
l'écriture ou du langage littéraire. Ce qui doit être dénoncé dans le réalisme ou
le Journal, c'est par conséquent l'incapacité à considérer le dénuement objectif
ou l'incondition de l'écriture et de la littérature ou, encore, c'est la tentative de
se mettre à l'abri du dégagement existentiel qu'est l'écriture et la fiction
littéraires. Grâce au Mallarmé de La Part du feu, nous comprenons donc que
c'est non seulement l'obstination à instituer un rapport au monde qui n'a plus
lieu d'être, mais aussi et surtout l'infidélité à la Chose même littéraire qui en
résulte, que Blanchot dénonce dans le réalisme et le Journal. Autrement dit,
Mallarmé nous permet de comprendre comment et pourquoi l'écrivain finit
nécessairement, dans le réalisme ou dans le Journal, par nier purement et
simplement l'incondition de sa condition: en pensant pouvoir «se protéger de
l'écriture en la soumettant à [ou en l'enracinant dans la] [...] régularité147» et
la vraisemblance du monde de l'existence quotidienne, en recourant au
réalisme ou au Journal, l'écrivain ne peut pas ne pas nier ou (se) dissimuler la
réalité de sa propre condition, soit le fait que sa matière (n')est rien.

145
Cf. L'Espace littéraire, p. 24-25.
]46
Cf. Le Livre à venir, p. 252-259.
]47
Ibid., p. 252.

111
2.2.3. La question de la provenance de la littérature
Si nous devions établir un premier bilan de la lecture de Mallarmé que nous
trouvons dans La Part du feu et qui s'étend jusqu'au Livre à venir, il
concernerait donc principalement la question de la présence littéraire en sa
provenance même. De tout ce que nous venons de dire, il ressort en effet que,
pour Blanchot, le principal apport de Mallarmé n'est autre que l'examen de la
provenance du fait ou de la présence littéraire; et à travers cet examen, à
travers l'approfondissement quasi phénoménologique du « seul acte d'écrire»
ou du seul « fait d'écrire », nous nous heurtons à la présence littéraire en tant
qu'elle n'a pas de provenance présente ou objective, en tant qu'elle vient
littéralement de rien. Grâce à Mallarmé, Blanchot fait donc apparaître toute
l'ambiguïté et le caractère foncièrement atypique de la présence littéraire, et ce
au point même de sa venue, de son apparition ou de son entrée en présence.
Autrement dit, plongés au cœur de l'apparition du littéraire et par là même au
cœur de la question de la possibilité et de la présence du langage, nous nous
retrouvons confrontés à une présence - celle du langage et de la fiction
littéraires - qui, non seulement ne (pro)vient pas, mais ne peut pas (pro)venir
du monde présent ou du monde de la présence. Nous sommes par conséquent
sommés de penser ce point improbable où la présence (du) littéraire fait
littéralement cercle avec elle-même en l'immédiateté irréductible de l'absence
de sa venue ou de son apparition sans provenance, toujours-déjà à distance de
toute présence.
Nous allons désormais tenter de nous placer au point même - atypique, a-
topique ou non-topo-Iogique - de l'apparition de la présence littéraire ou au
point de sa non-provenance originelle, de son origine sans origine; ce faisant,
nous allons comprendre pourquoi l'être sans provenance ou sans origine de la
présence littéraire tient essentiellement à la primauté indépassable de la
négation, négation non plus déterminée, mais globale et immédiate.
Mettons-nous donc un instant, comme nous invite à le faire le Mallarmé de
Blanchot, dans la peau d'un écrivain qui interrogerait sa propre origine ou qui
«cherche[rait] à exprimer le langage tel que le lui a découvert "le seul acte
d'écrire,,148». Autrement dit, tentons de décrire phénoménologiquement « le
seul acte d'écrire» ou« le [seul] fait d'écrire149» au point même de son origine
ou de son apparition.

148
L'Espace littéraire, p. 38.
149
Ibid., p. 37.

112
2.3. Phénoménologie de l'acte d'écrire
ou les sources hégéliennes de la lecture de Mallarmé

2.3.1. Que peut un auteur? Ou de la liberté absolue de l'écriture


De quoi avons-nous besoin pour écrire un poème, un roman, une
nouvelle... ? Tout au plus d'un stylo et de quelques feuilles de papier ou, pour
les mieux équipés, d'un traitement de texte. Ce sont là les conditions
matérielles minimums et suffisantes pour que nous puissions écrire. Mais, en
réalité, ces conditions ne sont pas pour l'acte d'écrire aussi essentielles que
peuvent l'être la terre pour un céramiste, la matière (marbre, métal, bois...)
pour un sculpteur, les couleurs pour un peintre, les végétaux et l'environnement
pour un paysagiste... Dans tous ces cas, différents à plus d'un titre, l'acte de
création en question est pourtant à chaque fois intimement lié à une matière
extérieure dont il est de part en part fonction et qui, donc, détermine la totalité
du processus de son exécution. L'acte propre à chacun de ces cas est en effet
toujours soumis à une matière préexistante ou pré-donnée qui, par ses qualités
et sa résistance propres, le détermine et le définit toujours-déjà. Mais l'acte
d'écrire, au-delà de ses conditions matérielles minimums et suffisantes, est-il
lui aussi, comme les autres arts que nous venons d'évoquer, tributaire, en sa
performativité même, d'une matière extérieure? A cette question nous ne
pouvons répondre que négativement: nous aurons beau chercher, nous ne
trouverons pas une telle matière dès lors que nous considérons l'acte d'écrire
en tant que tel ou en soi et pour soi. Et c'est justement cette absence de matière
dont je fais l'expérience lorsque je n'arrive pas à écrire ce que pourtant je
cherche à écrire et qui ne saurait exister avant que je ne l'écrive; alors je ne
trouve face à moi que le vide de la page blanche! Ce vide n'est pas seulement
la métaphore ou la représentation symbolique du détachement matériel ou
existentiel constitutif de l'acte d'écrire, il en est la réalité même - il est toute la
réalité ou le seul état de cet acte. Ainsi, même privé de toutes ressources, si ce
n'est bien sûr celle de la vie, rien ne peut totalement ou définitivement
m'empêcher d'écrire. L'acte d'écrire n'a donc pas besoin d'une autre condition
que lui-même pour pouvoir advenir: il ne peut compter que sur lui ou, plus
exactement, il ne peut compter que sur les ressources tout intérieures de
l'imagination et du langage - voilà bien ses deux seules matières! Mais peut-
on, ici encore, parler de «matière»? Quelle pourrait bien être en effet la
matière de la liberté absolue? Car, tout compte fait, c'est bien avec la liberté
absolue que l'acte d'écrire nous met en rapport ou, plus précisément encore,
c'est avec la liberté absolue, en tant que vérité ou origine de l'imaginaire et du
langage, que l'acte ou le fait d'écrire nous met directement en rapport. Or, ce
sont les implications essentielles de cette liberté absolue - qui est au cœur de
l'acte d'écrire et avec laquelle je peux donc potentiellement tout dire/écrire -
que Mallarmé nous permet de découvrir objectivement. C'est précisément dans
le dernier texte de La Part du feu, intitulé «La littérature et le droit à la

113
mort150», que Blanchot non seulement met en rapport l'acte d'écrire avec la
liberté absolue, mais aussi lie explicitement Mallarmé à la découverte et à
l'approfondissement de ce rapport.
Dans « La littérature et le droit à la mort », c'est en répondant à la question:
«Que peut un auteur151?» que Blanchot en vient effectivement à faire
apparaître la liberté absolue en tant qu'essence de l'acte d'écrire et, par
extension, du langage comme tel. Pour répondre à la question: « Que peut un
auteur? », Blanchot commence par nous décrire une situation existentielle des
plus extrêmes: la situation carcérale d'un prisonnier. Dans cette situation
apparemment à mille lieues de la littérature se trouve la condition
phénoménologique de l'écrivain et de l'acte d'écrire. Enfermé dans sa cellule,
le prisonnier ne connaît plus qu'un champ d'action extrêmement limité; de fait
et de droit, nous pouvons même dire qu'il n'a plus aucun champ d'action
effectif! Sa cellule, devenue l'unique espace de son existence, lui rappelle et
lui impose objectivement et quotidiennement la privation pure et simple de
tous les champs d'action possibles qui s'offraient à lui dans le monde extérieur.
Ainsi, le prisonnier se voit-il privé non pas de son pouvoir d'agir, mais de tous
les éléments objectifs susceptibles de permettre l'extériorisation de ce pouvoir
et, ce faisant, l'expression positive et matérielle de la liberté qui en est
indissociable. Placé à l'écart de l'extériorité du monde, le prisonnier, réduit à la
fermeté et à la fermeture d'un seul et unique dedans objectivement et
irrémédiablement clos, ne connaît donc plus de son pouvoir et de sa liberté
d'agir que la pure possibilité, pure possibilité comme telle détachée de ou
absoute de tout contenu objectif. Dès lors nous pourrions penser que le
prisonnier se retrouve, en tant que tel, plongé dans l'inaction la plus complète
ou, plus radicalement encore, dans l'impossibilité de toute action ou de tout
agir. Or, ce serait là une erreur de notre part puisque, dans l'isolement et la
solitude de sa cellule, il lui reste encore une ultime possibilité d'action qui n'est
autre que l'écriture. Imaginons donc un auteur au fond de sa cellule, « il est
dans les fers, l'esclavage le presse, mais qu'il trouve, pour écrire, quelques
instants de liberté, et le voici libre de créer un monde sans esclave, un monde
où l'esclave, devenu maître, fonde la loi nouvelle; ainsi écrivant, I'homme
enchaîné obtient immédiatement la liberté pour lui et pour le monde; il nie tout
ce qu'il est pour devenir tout ce qu'il n'est pas. En ce sens, son œuvre est une
action prodigieuse, la plus grande et la plus importante qui soit152». Dans le
vide de sa cellule, le prisonnier découvre donc que l'acte d'écrire est
absolument sans condition et l'on pourrait même dire que le vide ou le
dénuement de sa cellule matérialise l'incondition ou l'être sans condition de
cette dernière possibilité d'action qu'est l'écriture et qui demeure là même ou
tout est objectivement impossible. Autrement dit, à même l'impossibilité de

150
La Part dufeu, p. 293-331.
151
Ibid, p. 306.
152
Ibid.

114
toute réalisation effective de sa liberté, le prisonnier découvre malgré tout qu'il
a toujours et encore en son pouvoir la possibilité de tout dire, il découvre donc
qu'il possède le pouvoir de la possibilité du/de tout: par l'écriture, le
.. .
pnsonmer se l".laIt ou est « maItre de tout 153 ». D ans Ia vacance et Ie
~

désœuvrement de son enfermement, il touche donc à un rapport essentiel pour


nous: le rapport qui lie essentiellement la possibilité et donc la venue de
l'écriture à la possibilité du tout. A travers sa description d'une
situation carcérale, Blanchot parvient donc à nous montrer que cette possibilité
du tout n'est autre que la condition phénoménologique de l'être sans condition
de l'écriture et donc du langage et de la fictions littéraires. Autrement dit, la
vacance ou la vacuité de l'existence carcérale d'un prisonnier nous permet de
rendre patente l'irréalité du tout en tant qu'origine même de l'écriture: la
situation carcérale nous permet en effet de comprendre que l'écriture vient « à
partir du tout, à partir de l'absence de tout, c'est-à-dire de rienl54 ». Ceci étant
dit, il convient donc de réévaluer radicalement la portée de l'acte ou de l'action
d'écrire: « Pour autant [...] [que notre prisonnier-auteur] se donne
immédiatement la liberté qu'il n'a pas, il néglige les conditions vraies de son
affranchissement, il néglige ce qui doit être fait de réel pour que l'idée abstraite
de liberté se réalise. Sa négation à lui [- c'est-à-dire la négation à l'origine de
son acte d'écriture -] est globale. Elle ne nie pas seulement sa situation
d'homme muré, mais elle passe par-dessus le temps qui dans ce mur doit ouvrir
les brèches, elle nie la négation du temps, elle nie la négation des limites. C'est
pourquoi, en fin de compte, elle ne nie rien et l' œuvre où elle se réalise n'est
pas elle-même une action réellement négative, destructrice et transformatrice,
mais réalise plutôt l'impuissance à nier, le refus d'intervenir dans le monde et
transforme la liberté qu'il faudrait incarner dans les choses selon les voies du
temps en un idéal au-dessus du temps, vide et inaccessiblel55 ».
Autrement dit, si l'acte d'écrire est dénué de toute effectivité, c'est
principalement en raison de la négation qui est à son origine et qui le lie
essentiellement à rien d'autre qu'à l'irréalité du tout. L'acte d'écrire ne
provient pas d'une somme de négations ou d'une succession de négations
particulières à travers lesquelles les déterminités du monde existant seraient
peu à peu ou progressivement dépassées. Bien au contraire, l'exemple de
l'écriture en situation carcérale nous permet de comprendre que la négation
constitutive de l'acte d'écrire est d'un seul coup, est tout de suite sans rapport
avec tout ce qui fait la richesse et la diversité du monde existant. La négation
propre à l'acte d'écrire « ne se propage [donc] pas d'abord comme un incendie
d'une chose à une autre [de la réalité], pour la consumer, mais en unefoisl56» :

153
Ibid.
154
Ibid., p. 307.
155
Ibid., p. 306.
156Heidegger cité par M. Haar, «Le temps vide et l'indifférence à l'être », Exercices de la
patience, Effets de neutre (2), n07, 1986, p. 28.
115
à même la négation propre à l'acte d'écrire, nous sommes donc en unefois, une
fois pour toutes libérés de toute chose. La globalité de la négation littéraire
tient essentiellement à cette immédiateté radicale et au rapport au temps qui en
est indissociable. A travers l'exemple de l'écriture en situation carcérale,
Blanchot nous montre en effet que l'acte d'écrire échappe en tant que tel à« la
patience et [... ) [au) travail du négatif 57» si chers à Hegel ou, encore, il nous
montre que l'écriture repose sur une négation qui n'a plus, contrairement à la
négation hégélienne, le temps de la patience et du travail. Autrement dit, l'acte
d'écrire nous confronte à une négation dépourvue de toute extension ou de
toute temporisation. Négation sans délai, sans différé, la négation de l'écriture
nie donc « la négation du temps» : elle nie non pas tel ou tel moment mais la
temporalité même du temps ou, plus précisément encore, elle échappe à la
logique de la négativité comme extension, expansion de la temporalité même
du temps à même l'existence. Pour penser la négation de l'écriture, nous
devons donc parvenir à penser une négation qui ne passe plus par le temps, et
qui échappe donc à toute processualité ou à toute exposition. Si l'auteur peut
«[t)out, d'abord tout158», c'est donc parce que la négation littéraire est
l'absence de temps, l'absence même du temps, c'est-à-dire l'absence ou
l'impossibilité de la négativité comprise comme « activité de différenciation et
de position de l'existencel59 ». Dans la négation littéraire, Blanchot nous invite
donc à dénoncer l'identification de la négation avec toutes les modalités
laborieuses et déterminées de la mobilité du monde. Selon cette identification,
que l'on trouve notamment chez Hegel, la négativité de la négation est la
motricité même du réel et, en tant que telle, elle anime littéralement tous les
mouvements, tous les développements, tous les changements, tous les
dépassements, tout le travail de la totalité du réel. Ainsi, la négation est la
condition essentielle de l'agitation et de l'activité - donc aussi de la puissance
- plastiques de tout ce qui est. Si l'absolu ne peut être, selon Hegel, sans
devenir un résultat, s'il lui faut passer par le lent et fastidieux travail de
l'histoire pour se réaliser effectivement, c'est parce que la négation l'écarte,
l'espace, le partage, l'étire et en quelque sorte le diffère pour mieux le
différencier en la totalité de ses déterminités. Autrement dit, si l'absolu selon
Hegel est plastique, c'est parce qu'il tient nativement à la motricité de la
négation, c'est-à-dire à la négativité immanente qui l'a toujours-déjà ouvert à la
durée, à l'endurance ou au progrès de ses différences. Chez Hegel, on ne
saurait donc envisager le négatif en dehors du positif. Au contraire, loin de
cette logique qui confond négation et affirmation (ou position), négatif et
positif 60, l'acte d'écrire nous confronte à une négation fondamentalement

157
Hegel,Phénoménologiede l'Esprit, Préface,p. 38.
158La Part dufeu, p. 306.
159Hegel, Phénoménologie de l'Esprit, Préface, p. 6 I.
160Logique de la négation déterminée qui constitue la logique même de la Logique hégélienne:
«L'unique chose pour gagner le procès scientifique, c'est la connaissance de la proposition

116
impatiente, ineffective et qui n'est amortie ou définie par rien d'objectif, par
rien de fini. Par conséquent, si, grâce à cette négation, l'écrivain possède « ce
privilège d'être maître de tout [...] [,] il n'est [aussi, à cause d'elle,] maître que
de tout, il ne possède que l'infini, le fini lui manque, la limite lui échappe. Or,
on n'agit pas dans l'infini, on n'accomplit rien dans l'illimité, de sorte que, si
l'écrivain agit bien réellement en produisant cette chose réelle qui s'appelle un
livre, il discrédite aussi, par cette action, toute action, en substituant au monde
des choses déterminées et du travail défini un monde où tout est tout de suite
donné et rien n'est à faire qu'à en jouir par la lecturel61 ». Autrement dit,
« l'œuvre qui a son origine dans [..,] [le seul acte d'écrire] se montre comme
une affirmation tout à fait différente des œuvres qui ont leur mesure dans le
travail, les valeurs et les échanges, différente, mais non pas contraire: [...] [la
négation propre à l'acte d'écrire] ne nie pas le monde moderne, ni celui de la
technique, ni l'effort de libération et de transformation qui prend appui sur
cette technique [et sa négation déterminée], mais [...] [elle] exprime et peut-
être accomplit des rapports qui précèdent tout accomplissement objectif et
. 162
tec h mque ».
Dans l'acte d'écrire, nous découvrons donc la négation en tant qu'elle ne
collabore pas ou plus au développement différencié et progressif du monde. La
négation littéraire ne peut pas être du monde parce qu'elle est - « sans effort,
sans travail163», avant tout espacement, avant toute dilatation temporelle - don
de la totalité du monde, soit rien de moins que « le monde, saisi et réalisé dans
son ensemble par la négation globale de toutes les réalités particulières qui s'y
trouvent, par leur mise hors de jeu, leur absence, par la réalisation de cette
absence elle_même164». Autrement dit, dans l'absence généralisée ou totale de
la réalité du monde, absence d'où provient la fiction littéraire et qui seule nous
donne la présence de l'irréel en tant que présence de « toute la réalité165», dans
le seul acte d'écrire donc, nous nous retrouvons essentiellement confrontés à

logique que le négatif est tout aussi bien positif, ou que ce qui se contredit ne se dissout pas en
zéro, dans le néant abstrait, mais essentiellement dans la seule négation de son contenu
particulier, ou encore qu'une telle négation n'est pas toute négation, mais la négation de la
Chose déterminée qui se dissout, et donc est négation déterminée; que donc dans le résultat est
contenu essentiellement ce dont il résulte; - ce qui à proprement parler est une tautologie, car
autrement il serait un immédiat, non un résultat. En tant que ce qui résulte, la négation est
négation déterminée, elle a un contenu. Elle est un concept nouveau, mais qui est le concept plus
élevé que le précédent, plus riche que lui; car, en vertu de la négation de ce concept, en vertu de
ce qui est op-posé à ce concept, elle est devenue plus riche; elle le contient donc, mais aussi plus
que lui, et est l'unité de lui et de son op-posé. - C'est donc aussi par ce chemin que doit se
former le système des concepts» (Hegel, Science de la Logique, Premier tome - Premier livre,
L'Être, édition de 1812, Introduction, p. 25-26).
161La Part dufeu, p. 306-307.
162Le Livre à venir, p. 268.
163La Part dufeu, p. 309.
164
Ibid., p. 307.
165
Ibid.

117
une négation radicale, d'autant plus radicale parce qu'elle n'est pas « partielle,
limitée [...] [ou] dérobée par l'affirmation de [quoi que ce soit] [...] qui
s'accompli[rait] grâce à elle [...] [, ni] étirée dans le temps, compensée par le
temps [...] [ou, encore, parce qu']elle [n']est [pas] le temps même qui édifie
par ses ruines!66».
Or, cette négation sans négativité!67, cette négation foncièrement
improductive et inefficace, impuissante et comme hors du temps, est aussi, en
tant que telle, rapport à la mort, à une mort qui n'est plus ou qui ne peut plus
être en notre pouvoir.

2.3.2. Le littérature et la mort


La négation de l'acte d'écrire nous expose en effet non pas à cette mort qui
est en notre pouvoir ou qui n'est que notre pouvoir de (dé)faire objectivement
toutes choses, mais à «une mort qui n'embrasse rien et n'est remplie
intérieurement par rien!68». Dans l'immédiateté et la globalité de la négation
qui est à l'origine de l'acte d'écrire, c'est aussi ce que Hegel a désigné comme
« la mort la plus froide, la plus triviale, qui n'a pas plus d'importance que
l'étêtage d'un chou ou qu'une gorgée d'eau!69 », c'est aussi «la mort sans
signification, la pure terreur du négatif qui n'a en lui rien de positif, rien de
remplissant!70 », qui, en dernière instance, se révèle donc comme l'unique
condition (de l'incondition) de l'écriture et de la littérature. C'est parce qu'elles
sont essentiellement, pour ne pas dire uniquement, fonction de cette mort que
l'écriture et la littérature ne peuvent que nous plonger dans l'ineffectivité et
1'« horreur de l'existence privée d'être!7! ». De plus, cette mort qui est au cœur
de l'acte d'écrire et qu'aucune force ne peut convertir en la positivité ou la
réalité singulière de quelque pouvoir être que ce soit, cette mort qui n'est que
l'impossibilité du pouvoir de la mort, l'impossibilité du travail et de la patience
du négatif, cette mort, donc, est enfin ce qui lie intimement la littérature à la
Terreur révolutionnaire. C'est en effet en décrivant tout d'abord ce lien que
Blanchot nous propose une première description du rapport de la littérature et
donc de l'acte d'écrire avec la mort. Si Blanchot peut à ce point, en s'inspirant
librement de Hegel, mettre en rapport la littérature et la Terreur
révolutionnaire172, c'est parce qu'il trouve, dans l'acte d'écrire et dans la

166
L'Entretien infini, p. 85-86.
167
Au sujet de cette négation sans négativité grâce à laquelle Blanchot se démarque radicalement
du différer hégélien, cf. aussi, par exemple, F. Collin, M Blanchot et la question de l'écriture, p. 45,
197,201-205 ou, enfin, 220-221.
168Hegel, Phénoménologie de l'Esprit, p. 394.
169
Ibid.
170Ibid., p. 397.
]7]
La Part dufeu, p. 322.
l72 En affirmant, par exemple: «L'écrivain se reconnaît dans la Révolution. Elle l'attire parce
qu'elle est le temps où la littérature se fait histoire. Elle est sa vérité. Tout écrivain qui, par le fait
même d'écrire, n'est pas conduit à penser: je suis la révolution, seule la liberté me fait écrire, en

118
Terreur révolutionnaire, une seule et même immédiateté, une seule et même
globalité de la négation et, ce faisant, une seule et même modalité de la mort.
Dans la littérature, dans la Terreur révolutionnaire, la mort « sans importance et
[. ..] sans profondeur173» - le «"mourir" [qui] est pure insignifiance,
événement sans réalité concrète, qui a perdu toute valeur de drame personnel et
intérieur, car il n'y a plus d'intérieur174 »- est toujours-déjà l'élément même
de la présence, d'une présence qui ne peut plus être que le différé de toute
présence effective.
L'incondition de l'acte d'écrire et de la littérature dépend donc non
seulement de l'immédiateté et de la globalité de la négation, mais aussi d'une
certaine primauté de la mort à même la présence du langage: si le langage ne
nous permet d'être maître que de tout, c'est parce qu'il n'est, dans sa présence
même, que la présence généralisée de l'absence absolue, de la mort. Et, selon
Blanchot, Mallarmé est justement l'un des principaux écrivains qui a
littéralement mis au jour cette primauté ou cette prééminence - pour ne pas dire
cette omniprésence - de la mort à même la présence ou la venue du langage; et
c'est la raison pour laquelle Blanchot, juste après avoir souligné l'identité de la
littérature et de la Terreur révolutionnaire, associe explicitement Mallarmé à la
mise au jour de ce rapport essentiel qui noue indissolublement le langage et le
mort.
Cette association, qui intervient précisément à la page 312 de La Part du
feu, se caractérise d'emblée par son inspiration explicitement hégélienne. C'est
en effet en lisant Mallarmé d'une façon hégélienne que Blanchot nous présente
ici la mort en tant que condition de possibilité de l'existence même du langage.
Précédemment, la description de la situation carcérale d'un prisonnier écrivain
nous a permis d'accéder à l'incondition ou au détachement existentiel de l'acte
d'écrire et, ce faisant, en envisageant cet acte en tant que liberté absolue, nous
avons pu marquer« le privilège majeur du langage, qui n'est pas d'exprimer un
sens, mais de le créer175». Or, à partir de la page 312 de La Part du feu, il
s'agit de mieux comprendre pourquoi « cette naissance apparaît plutôt [non pas
comme le triomphe positif de quelque génie créatif, mais] comme une mort et
l'approche de l'absence définitive [...] [: pourquoi donc,] du fait que l'homme
parle et, par la parole, donne un sens nouveau au monde, l'homme est[-il aussi
toujours- ]déjà mort, est[-il], du moins, en instance de mourir et, par le silence
qui lui permet de parler, tenté à chaque instant de faire défaut à lui-même et à

réalité n'écrit pas » (ibid., p. 311) ; ou encore: « La littérature se regarde dans la révolution, elle
s'y justifie, et si on l'a appelé Terreur, c'est qu'elle a bien pour idéal ce moment historique, où
"la vie porte la mort et se maintient dans la mort même" pour obtenir d'elle la possibilité et la
vérité de la parole. C'est là la "question" qui cherche à s'accomplir dans la littérature et qui est
son être» (ibid., p. 311).
173 .
Ibid., p. 310.
174
Ibid.
175
Ibid., p. 47.

119
toutes choses176» ? Telle est la question. Pour y répondre, nous devons avant
tout interroger l'acte même du langage dans la phénoménalité de sa propre
venue, et ce en nous demandant: comment un acte de langage est-il vraiment
possible? ou, encore, que doit-il arriver pour qu'il puisse y avoir acte de
langage, acte de nomination, acte d'écriture? Autrement dit, quelle est donc
cette « merveille inquiétante177» que « Hôlderlin, Mallarmé et, en général, tous
ceux dont la poésie a pour thème l'essence de la poésie ont vu dans l'acte de
nommer178» ? Qu'arrive-t-il donc précisément quand, par exemple, « [j]e dis:
cette femme179 » ?
« Pour que je puisse dire: cette femme, il faut que d'une manière ou d'une
autre je lui retire sa réalité d'os et de chair, la rende absente et l'anéantisse. Le
mot me donne l'être, mais il me le donne privé d'être. Il est l'absence de cet
être, son néant, ce qui demeure de lui lorsqu'il a perdu l'être, c'est-à-dire le
seul fait qu'il n'est pas180.» Loin de nous donner cette femme même en sa
présence physique ou en sa présence vivante, le langage ne peut donc en
quelque sorte la nommer que depuis ou grâce à son absence ou à sa disparition.
Plus précisément encore, le langage ne provient pas seulement de l'absence de
ce qu'il nomme, il ne nous donne aussi rien d'autre que cette absence: en lui-
même et par lui-même, le langage ne nous présente, ne peut nous présenter, ne
peut réaliser que cette absence. Je ne puis donc dire: «cette femme» que
depuis l'anéantissement de son existence singulière, que depuis sa mort même.
Par conséquent, s'il peut effectivement y avoir nomination, acte de langage,
c'est uniquement parce que la mort est déjà là : dans le langage tout est comme
déjà mort et il ne reste de la femme nommée qu'une présence générale et
cadavérique, qu'une dépouille immobile et pétrifiée, c'est-à-dire rien que
quelques mots. La possibilité de la mort ou de la destruction de ce qu'il nomme
est donc la condition même de l'advenue du langage et, de ce point de vue, les
mots sont pareils à des « pierre[s] tombale[s] pesant sur le vide181». Dans tout
acte de langage, nous faisons donc l'épreuve et/ou l'expérience de la mort.
Cette appréhension du langage n'est pas sans rappeler celle déjà développée
par Hegel. A ce propos Blanchot cite notamment une phrase - « "Le premier
acte, par lequel Adam se rendit maître des animaux, fut de leur imposer un
nom, c'est-à-dire qu'il les anéantit dans leur existence (en tant
qu'existants),,182 »- tirée des « Essais réunis sous le nom de Système de 1803-
180i83 ». Mais il aurait pu tout aussi bien citer le passage de la
Phénoménologie de l'Esprit consacré à l'inaccessibilité du ceci sensible au

176
Ibid.
177
Ibid., p. 312.
178
Ibid.
179
Ibid.
180
Ibid.
181
Ibid., p. 313.
182
Ibid., p. 312.
183
Ibid., n01, p. 312.

120
langage. C'est implicitement chose faite lorsqu'il est fait allusion, dans la note
1 de la page 312 de La Part dufeu, à un passage de l'Introduction à la lecture
de Hegel de A. Kojève où celui-ci «montre d'une manière remarquable
comment pour H ege Il a compre' h enSlOneqUlvaut a un meurtre 184 ».
""

Mais pourquoi est-il nécessaire d'accomplir un tel détour par Hegel pour
lire Mallarmé? A la fin de la page 372 de l'Introduction à la lecture de Hegel,
A. Kojève déclare: «Tant que le Sens (ou l'Essence, le Concept, le Logos,
l'Idée, etc.) est incarné dans une entité existant empiriquement, ce Sens ou
cette Essence, ainsi que cette entité, - vivent. Tant que, par exemple, le Sens
(ou l'Essence) « chien» est incarné dans une entité sensible, ce Sens (Essence)
vit: c'est le chien réel, le chien vivant qui court, boit et mange. Mais lorsque le
Sens (l'Essence) «chien» passe dans le mot «chien », c'est-à-dire devient
Concept abstrait qui est différent de la réalité sensible qu'il révèle par son
Sens, le Sens (l'Essence) meurt: le mot « chien» ne court pas, ne boit pas et ne
mange pas; en lui le Sens (l'Essence) cesse de vivre; c'est-à-dire qu'elle
meurt. Et c'est pourquoi la compréhension conceptuelle de la réalité empirique
équivaut à un meurtre. » Ce trait meurtrier de la compréhension n'est autre que
le trait même ou la condition de possibilité du langage en tant que tel. Dans de
nombreux passages de La Part du feu, c'est aussi principalement par ce trait
que Blanchot caractérise l'expérience mallarméenne du langage. Or, au-delà
des similitudes extérieures qui nous permettent de les rapprocher, qu'est-ce qui
(re)lie intimement Kojève, Blanchot et Mallarmé, qu'est-ce qui permet
effectivement à Blanchot de lire Mallarmé par le biais de la lecture kojévienne
de Hegel? C'est dans la Phénoménologie que se trouve ce lien. En effet, quand
Kojève caractérise la compréhension comme un meurtre ou quand, comme le
remarque Blanchot, Mallarmé « apprécie [...] [le caractère universel et abstrait
du langage] comme sa valeur principale et la condition même de la forme [et
de la création] poétique[s]185», dans ces deux cas, donc, nous retrouvons une
seule et même présupposition qui n'est autre que celle de l'inaccessibilité au
langage du ceci sensible, laquelle est explicitement mise au jour par Hegel à la
fin de la partie de la Phénoménologie de l'Esprit consacrée à «La certitude
sensible18 ».
Nous allons voir désormais pourquoi l'union du langage et de la mort - qui
est au cœur de l'expérience littéraire de Mallarmé - tient, de fait, tout entière
dans cet unique passage de la Phénoménologie de l'Esprit consacré non
seulement à la contradiction, mais à l'impossibilité de la certitude sensiblel87.
La certitude sensible repose essentiellement sur un parti pris réaliste: elle
prétend non seulement pouvoir saisir immédiatement la présence singulière de
tout être extérieur, mais aussi pouvoir la communiquer en tant que telle; plus

184
Ibid.
185
Ibid., p. 38.
186
Cf. Hegel, Phénoménologie de l'Esprit, p. 91-101.
187
Cf. aussi à ce sujet G. Agamben, Le Langage et la mort, p. 33-41.

121
précisément encore, cette double prétention n'est pas seulement une simple
exigence qui, à côté d'autres traits, caractériserait la certitude sensible, mais
elle doit être considérée comme sa condition de possibilité. Toute la démarche
de Hegel va donc consister à interroger cette condition de possibilité dont
dépend essentiellement l'être même de toute certitude sensible. Mais venons-en
donc précisément à la double prétention qui en est constitutive. On ne peut
croire pouvoir dire la présence immédiate de n'importe quel être sans
présupposer aussitôt que le langage peut, comme tel, contenir, accueillir ou
recueillir sans aucun changement cette présence elle-même, et ce en ses
moindres détails. Le trait caractéristique de la certitude sensible consiste donc à
croire que le langage est, de fait, identique à l'être existant qu'il nomme ou
décrit par l'intermédiaire des mots: les mots, selon la certitude sensible, nous
donneraient et préserveraient donc la réalité et l'existence singulières de ce
qu'ils nomment. Or, Hegel nous montre qu'il en va tout autrement, et ce dans
la mesure où la possibilité même du langage repose essentiellement et
immédiatement sur le dépassement de la singularité de toute existence ou de
toute présence objective: le langage est l'impossibilité même de la prétention
réaliste constitutive de la certitude sensible. Ainsi, quand « on ne dit de quelque
chose rien de plus que: "c'est une chose effective, un objet extérieur", cette
chose n'est alors énoncée que comme la plus universelle d'entre toutes, et en
disant cela c'est bien plutôt son identité avec tout le reste, que la différence,
qu'on énonce. Quand je dis une chose singulière, je la dis au contraire, tout
aussi bien, comme chose tout à fait universelle, car toutes les choses sont chose
singulière; et pareillement, cette chose-ci est tout ce qu'on voudra. Si nous la
décrivons précisément, comme ce morceau de papier-ci, toute espèce et tout
bout de papier est un ce morceau de papier-ci, et je n'ai toujours rien fait que
dire l'universel188 ». Du point de vue du langage, la certitude sensible est donc
tout simplement impossible. Si elle ne parle pas, elle est alors dénuée de toute
existence objective; si elle parle, elle ne peut pas être non plus puisqu'elle perd
alors aussitôt cela même qu'elle voulait dire en ne disant, en ne pouvant dire
que l'universel, soit l'autre de la présence singulière. Autrement dit, que ce soit
dans le silence ou dans le langage, la certitude sensible ne peut pas, en tant que
tel, être. Le langage introduit donc une différence irréductible entre nous-
mêmes et ce qui existe et nous pouvons même dire qu'il n'a, tout compte fait,
pas même besoin de l'existence réelle, propre et singulière, de telle ou telle
femme, par exemple, pour dire « cette femme ». Mais alors que nous donne-t-il
donc? Rien d'autre que de l'absence faite mots, soit de la présence sans
existants, c'est-à-dire tout le contraire de ce que voulait dire la certitude
sensible. Hegel nous dévoile donc que «[l]e sens de la parole exige [...],
comme préface à toute parole, une sorte d'immense hécatombe, un déluge
préalable, plongeant dans une mer complète toute la création189». Autrement
188Hegel, Phénoménologie de l'Esprit, p. 100.
189
La Part dufeu, p. 312-313.

122
dit, le langage ne peut être que de par la mort de ce qu'il nomme: il n'est lui-
même que mise en œuvre d'une mise à mort générale. C'est donc aussi parce
qu'il y a langage que, toujours-déjà, la mort occupe la présence et le présent de
l'existence ou de la vie: «quand je dis "cette femme", la mort réelle est
annoncée et déjà présente dans mon langage; mon langage veut dire que cette
personne-ci, qui est là, maintenant, peut être détachée d'elle-même, soustraite à
son existence et à sa présence et plongée soudain dans un néant d'existence et
de présence; mon langage signifie essentiellement la possibilité de cette
destruction; il est, à tout moment, une allusion résolue à un tel événement. [...]
[Autrement dit,] quand je parle: la mort parle en moi. Ma parole est
l'avertissement que la mort est, en ce moment même, lâchée dans le monde,
qu'entre moi qui parle et l'être que j'interpelle elle a brusquement surgi: elle
est entre nous comme la distance qui nous sépare, mais cette distance est aussi
ce qui nous empêche d'être séparés, car en elle est la condition de toute
entente. Seule, la mort me permet de saisir ce ~ue je veux atteindre; elle est
dans les mots la seule possibilité de leur sensl 0 ». Parlant, je ne peux donc
aussi éviter de me séparer de moi-même, de faire surgir à même moi la
différence ou la distance de la mort: la mort qui parle en moi est aussi
inévitablement mort de ma propre ipséité. Pour comprendre cela, il convient de
revenir un instant sur l'impossibilité de la certitude sensible: elle est
impossible parce qu'elle ne peut pas se dire, parce qu'elle ne peut pas dire ce
qu'elle a « en têtel91»; le langage rend purement et simplement impossible
toute identité entre le point de vue intime de la certitude sensible et l'existence
particulière de ce qu'elle cherche à dire; la certitude sensible ne peut donc
parler que dans la mesure où elle manque toujours à sa présence.
L'impossibilité de me dire ou de dire ce que j'ai en tête signifie donc aussi
« qu'en moi le pouvoir de parler est lié à mon absence d'êtrel92 ». Parler, user
du langage, ne m'expose donc pas seulement à la possibilité présente de la
disparition ou de la destruction de celui ou de ce dont je parle; bien au
contraire, parlant, je m'expose aussi immédiatement à la possibilité présente de
ma propre disparition. Quand je «me nomme, [par exemple,] c'est comme sije
prononçais mon chant funèbre: je me sépare de moi-même, je ne suis plus ma
présence ni ma réalité, mais une présence objective, impersonnelle, celle de
mon nom, qui me dépasse et dont l'immobilité pétrifiée fait exactement pour
moi l'office d'une pierre tombale pesant sur le vide. Quand je parle, je nie
l'existence de ce que je dis, mais je nie aussi l'existence de celui qui le dit: ma
parole, si elle révèle l'être dans son inexistence, affirme de cette révélation
qu'elle se fait à partir de l'inexistence de celui qui la fait, 'de son pouvoir de
s'éloigner de soi, d'être autre que son être. C'est pourquoi, pour que le langage
vrai conimence, il faut que la vie qui va porter ce langage ait fait l'expérience

190
Ibid., p. 313.
191
Hegel, Phénoménologie de l'Esprit, p. 100.
192
La Partdufeu, p. 313.

123
de son néant, qu'elle ait "tremblé dans les profondeurs et que tout ce qui en elle
était fixe et stable ait vacillé". Le langage ne commence [donc] qu'avec le
vide193».

2.3.3. De l'écriture comme langage qui garde la mort


ou quand le langage s'expose au retrait irréductible de son origine
Si nous avons choisi de faire un détour par la mise au jour hégélienne de
l'impossibilité de la certitude sensible, c'est parce qu'elle est, pour Blanchot, la
matrice textuelle à la fois de sa lecture de Mallarmé et de l'appréhension du
langage qui en est indissociable; l'expérience littéraire de Mallarmé telle que
nous venons de la décrire peut même être considérée comme l'hypostase du
moment hégélien de l'impossibilité de la certitude sensible. En effet, toute la
lecture de Mallarmé que Blanchot nous propose tend à nous montrer que
l'expérience littéraire de l'écriture consiste essentiellement à ne pas sortir de ce
moment, c'est-à-dire à rester fidèle à la vacuité originelle du langage qui s'y
révèle. Ainsi, Mallarmé ne s'est-il pas contenté de découvrir dans le langage
«un pouvoir exceptionnel d'absence et de contestation194», il a aussi
essentiellement cherché à faire de cette absence la teneur même de l'écriture.
Autrement dit, loin de chercher à surmonter la distance par rapport à ce qui
existe dont le langage est le surgissement - loin donc de faire, comme chez
Hegel, entrer le langage en travail, en dialectique pour surmonter la différence
qui rend impossible le point de vue de la certitude sensible -, Mallarmé nous
invite bien plutôt à faire de cette distance elle-même le sujet unique de
l'écriture. A travers sa lecture hégélienne de Mallarmé, Blanchot cherche donc
avant tout à nous montrer pourquoi l'écriture constitutive de la littérature ne
consiste pas ou ne peut pas consister à « [g]arder la vie, [à] s'y maintenir, [à]
travailler, [à] différer [...] [, à] limiter la mise enjeu, [c'est-à-dire, tout compte
fait, à] tenir la mort en respect au moment même où on la regarde enface195 ».
Bien au contraire, le Mallarmé de Blanchot nous permet essentiellement de
découvrir l'écriture comme fidélité à l'origine du langage, c'est-à-dire comme
langage qui garde la mort, l'absence ou le silence.
Cette « définition» de l'écriture est pour nous doublement importante: en
effet, d'une part elle ne peut que nous conduire à affiner notre pensée de la
différence entre le langage courant et le langage littéraire et surtout, d'autre
part, elle seule nous permet vraiment de comprendre pourquoi l'expérience
littéraire n'est possible que dans l'épreuve ou le tourment de sa propre
impossibilité.
En ce qui concerne tout d'abord la différence entre le langage courant et le
langage littéraire, il nous apparaît désormais que cette différence ne peut pas
être pensée comme une différence d'origine. Cela est d'autant plus impossible
193
Ibid., p. 313-314.
194
Ibid., p. 41.
195
J. Derrida, L'Ecriture et la différence, p. 375.
124
que « la littérature, comme la parole commune, commence avec lafinl96 ». S'il
y a bien différence entre le langage courant et le langage littéraire, celle-ci ne
se situe donc pas essentiellement à même l'origine, mais bien plutôt dans le
rapport à cette origine que chacun d'eux entretient. C'est en effet du point de
vue de ce rapport que le langage courant et le langage littéraire diffèrent
absolument. Si, dans le langage courant, le langage en tant que tel en vient en
quelque sorte à se volatiliser (à se taire) et à n'être que l'élément de la
circulation et de la communication du sensl97, c'est parce que le langage
courant repose essentiellement sur le refoulement, sur l'oubli du silence ou de
l'absence qui est à l'origine de tout langage. Le langage courant est un langage
qui n'entretient pas de rapport avec son origine ou, encor~, c'est un langage
dans lequel l'origine de tout langage se tait au profit de l' effectivité du monde
et, de ce point de vue, il ne peut garder l'origine, il ne peut pas ne pas aboutir
« à la bruyante fièvre des tâchesl98 ». Au contraire, l'écriture et le langage qui
en est indissociable sont doublement en rapport avec leur origine: non
seulement ils en viennent mais ils ne cessent d'y retournerl99 ! Nul donc n'écrit
qui ne tente de retourner ou de replier le langage sur le dénuement de son
origine: nul n'écrit qui ne tente de garder le ou de faire silence avec des mots.
Or, pour répondre à cette exigence de garder le silence, de faire silence avec
des mots, nous ne pouvons éviter de rendre d'autant plus présent ou de
densifier physiquement le langage. L'« échec» de Mallarmé repose tout entier
sur cet unique paradoxe qui témoigne de la contradiction constitutive de
l'écriture: «au moment même où le langage nous environne d'une absence
universelle et nous délivre de l'obsession de la présence du monde, voici que le
silence, pour s'exprimer, fait appel à quelque chose de matériel, se rend présent
d'une manière qui ruine l'orgueilleux édifice élevé sur le vide et lui, l'absence
même, n'a, pour s'introduire dans le monde des valeurs signifiés et abstraites,
d'autre ressource que de se réaliser comme une chose20o.» Autrement dit, « [l]a
densité, l'épaisseur sonore [...] sont nécessaires [au langage] pour dégager le
silence qu'il enferme et qui est la part de néant sans laquelle il ne ferait jamais
naître un sens nouveau. Ainsi lui faut-il être infiniment. pour produire le
sentiment d'une absence - et devenir semblable aux choses pour rompre nos
rapports naturels avec elles201». Garder, grâce au langage seul, le silence,
l'absence, le manque, la mort à l'origine de tout langage - écrire - nous expose
donc à une tâche difficile, sinon impossible. Comment en effet la littérature
pourrait-elle bien mettre fin au langage avec sa présence même? Sachant que
]96
La Part dufeu, p. 324.
]97
D'un sens qui est toujours «d'usage, usuel, utile [...] [; d'un sens donc par lequel] nous
sommes [toujours] au monde, [...] [toujours] renvoyés à la vie du monde, là où parlent les buts et
s'impose
] le souci d'en finir» (L'Espace littéraire, p. 39).
98
Ibid.
199
Ibid., p. 38.
200
La Part dufeu, p. 44.
20]
Ibid.

125
le langage ne tient immédiatement sa présence que de la fin, comment dès lors
pourrait-il bien être possible de mettre fin avec des mots non seulement à la
présence dans, mais à la présence même du langage afin de garder le silence?
Tout le paradoxe consiste donc à demander à la présence non pas seulement de
susciter mais d'être objectivement l'absence dont elle résulte. Or, que le
langage commence par la fin, cela implique aussi nécessairement - fatalement
- qu'il ne puisse jamais plus la connaître effectivement comme sa fin, comme
son résultat: le commencement par la fin enlève toute fin au langage, signifie
donc aussi essentiellement pour lui l'impossibilité irréductible de finir, de
s'achever, de s'absenter ou d'en finir avec lui-même. Autrement dit, l'origine
du langage est cela même qui en quelque sorte lui enlève le pouvoir de la
garder ou de réaliser effectivement l'exigence d'une telle garde. Ainsi «le
silence, grâce auquel nous parlons, nous ramène [toujours] au langage, à un
nouveau langage qui n'est jamais le dernie.-2°2». Le silence grâce auquel nous
parlons nous ramène toujours à du sens présent, à de nouveaux mots. Du vide
de son origine, le langage ne peut donc pas ne pas faire une présence, toute sa
présence ne tient même que dans ce retournement du vide en une présence...
de mots. Dès lors on ne saurait écrire sans tenter l'impossible, c'est-à-dire sans
tenter cette gageure de retourner ce retournement avec cela même qui pourtant
n'existe ou ne peut être que grâce à lui. Ecrire implique donc à la fois que l'on
s'en remette totalement au langage et que l'on ne puisse jamais s'en satisfaire.
Toute la poésie de Mallarmé est, selon Blanchot, non seulement la mise au
jour, mais l'approfondissement de cette tension. Aussitôt que nous essayons
d'écrire, «[n]ous sommes [donc] comme traqués par cette règle de l'absence
qui ne peut se passer d'un support et qui pourtant ne peut tolérer la présence de
ce que signifie le support, au point qu'à la fin nous ne devrions plus être en
face de choses ni de formes ni d'images, mais d'un poème [ou d'un texte] qui,
comme succession, reposerait sur les mots, leur rythme, leur liaison, mais,
comme ensemble, comme totalité, ne reposerait sur rien, serait la suppression
réciproque de tout "terme", de tout point où s'arrêter, et constituerait, par la
plénitude du langage, l'absence pure et, par conséquent, l'absence même de ce
langage203 ».
Nul donc n'écrit qui ne cherche, malgré la présence et la fixité des mots, à
exposer le langage à la mobilité de l'incessant. Au terme de notre lecture de
Mallarmé, l' incessance du retrait de l'origine du langage nous apparaît comme
l'origine même de la mobilité de l'incessant. Autrement dit, par rapport à
Kafka, la lecture de Mallarmé nous permet de découvrir l'origine de
l'incessance de la littérature: nous savons désormais que si la littérature est
essentiellement liée à la mobilité de l'incessant, c'est parce qu'elle porte -
garde -l'origine du langage et qu'elle ne peut pas, ce faisant, ne pas s'exposer
à l'incessance irréductible de son retrait.
202
Ibid., p. 47.
203
Ibid., p. 69.
126
2.4. Bilan
Grâce à la description de la matière littéraire et de la négation qu'elle rend
possible, la lecture de Mallarmé nous a donc principalement permis
d'interroger le rapport de la littérature avec la présence, et ce doublement. En
effet, nous avons vu que, avec Mallarmé, Blanchot interrogeait la littérature
non seulement du point de vue de son rapport avec la présence objective du
monde, mais aussi du point de vue de son rapport avec sa propre présence. Or,
dans ces deux cas, il nous est apparu que la littérature ne pouvait pas ne pas
être à chaque fois fonction de l'absence et d'un certain non-rapport.
Au point même de leur origine, l'apparition et la présence de la littérature
nous sont tout d'abord apparues comme dépendant essentiellement non pas de
la présence consistante et déterminée du monde, mais bien plutôt de sa non-
présence globale et immédiate. Ensuite, à travers l'approfondissement
phénoménologique du langage et de l'écriture, l'impossibilité ou l'absence de
tout être présent nous est apparue comme la seule et unique condition de
possibilité de la présence de la littérature et, ce faisant, comme le seul et unique
élément du rapport qu'elle peut entretenir avec sa présence. Que ce soit par
rapport au monde existant ou par rapport à elle-même, force est donc de
constater, désormais, que la littérature n'accède jamais à une présence pleine et
entière, pleine et entière parce que abstraite de toute absence; bien au
contraire, elle ne peut connaître qu'une présence mêlée d'absence.
Autrement dit, à travers Mallarmé, nous n'avons cessé d'être confrontés à
l'existence de la littérature en tant que mixte de présence et d'absence. Ainsi,
Blanchot achève donc de démontrer que, pour décrire et penser le phénomène
de la littérature, il nous faut avant toute chose abandonner la logique ordinaire
de la distinction ou du dualisme de la présence et de l'absence: dans la
littérature, la présence en tant que telle et l'absence en tant que telle n'existent
plus à proprement parler et ne peuvent donc plus du tout être séparées et
surtout opposées terme à terme. S'il y avait une leçon à tirer de la lecture de
Mallarmé, ce serait par conséquent la suivante: le phénomène de la littérature
repose essentiellement sur une certaine confusion ou indistinction irréductible
de la présence et de l'absence; en d'autres termes, il nous apparaît désormais
que la littérature ne peut pas ne pas (nous) « plonge[r] dans ce fond d'existence
qui n'est ni être ni néant et où l'espoir de rien faire est radicalement
supprimé204 ».

204
Ibid., p. 327.

127
3. De la phénoménologie à l'ontologie de l'incessant

Grâce à la lecture de Kafka et de Mallanné, nous avons pu découvrir tout ce


qui lie essentiellement le phénomène et l'expérience de la littérature à une
incessance irréductible. De plus, que ce soit chez Kafka ou chez Mallanné,
cette incessance nous est apparue comme essentiellement liée à l'irréductibilité
d'un double manque: le manque conjoint de la présence et de l'absence; ainsi,
à l'origine de l'ambivalence kafkaïenne ou de l'impossibilité mallannéenne de
la littérature, il y a une expérience commune de l'écriture qui n'est autre que
l'expérience/épreuve du langage en tant qu'il nous met en rapport avec de la
présence sans présent ou de l'absence jamais absente.
Au tenne de notre examen phénoménologique de l'existence de la
littérature, nous nous heurtons donc à la question de l'être telle que la pose la
littérature. Ce dont témoignent Kafka et Mallanné, c'est de la littérature en tant
qu'elle nous met en rapport avec de l'être qui ne peut être que ce fond
d'existence qui n'est ni être ni néant: la littérature est la question de l'être qui,
toujours entre être et néant, ne peut plus se (re)poser ou se recueillir en tenne
d'être ou en tenne de néant; la question de l'être que pose la littérature passe
donc par l'abandon non seulement du tenne de l'être mais du tenne du néant.
Autrement dit, la littérature pose la question de la possibilité d'une ontologie
qui ne serait plus tennino-Iogique et cette possibilité n'est pensable qu'à
condition de penser l'intenninabilité même de l'être, soit l'être comme
l'incessant ou l'incessant comme l'être de l'être! Cela implique que nous
procédions à une généralisation de l'incessant à l'ontologie elle-même.
Mais sans les tennes de l'être et du néant, sans leur solidarité et leur
interchangeabilité tennino( onto )logiques, que pouvons-nous bien encore penser
de l'être, y a-t-il même encore de l'être à penser? La question littéraire de
l'être ne se pose pas sans ces questions et c'est à celles-ci que nous allons
maintenant tenter de répondre avec L'Espace littéraire et Le Livre à venir.
Après avoir décrit phénoménologiquement le littéraire à travers l'étude de
deux des principales lectures littéraires de Blanchot, il nous reste désonnais à le
penser phénoménologiquement. Cela passe par la pensée ou la théorisation de
la question de l'être qui est indissociable du phénomène du littéraire: cette
pensée ou cette théorisation est, par rapport à Faux pas et La Part du feu, la
marque propre à la fois de L'Espace littéraire et du Livre à venir. En effet,
dans ces deux ouvrages, Blanchot pose explicitement la question littéraire de
l'être et, par là même, la question non pas seulement de l'ontologie du
littéraire, mais de la possibilité d'une ontologie littéraire, c'est-à-dire d'une
ontologie qui ne serait plus une tennino-Iogie de l'être, mais un logos de son
intenninabilité ou de son incessance. La lecture de L'Espace littéraire et du
Livre à venir, nous pennettra donc notamment de poser et de répondre à la
question suivante: pourquoi la graphologie blanchotienne est-elle essentiellement
liée à l'ontologie de l'incessant, au logos de l'intenninabilité de l'être et, ce

128
faisant, à un certain bouleversement de la possibilité même - unitaire et
unifiante - de toute ontologie?

129
II - L'ONTOLOGIE LITTERAIRE OU
LA QUESTION LITTERAIRE DE L'ETRE

Précédemment, nous avons tenté de décrire non seulement le phénomène,


mais l'expérience de la littérature tels que Blanchot nous les présente, dans ses
deux premiers ouvrages de critiques littéraires, à travers sa lecture de Kafka et
de Mallarmé. Nous avons alors découvert, sous différents aspects,
l'interminabilité ou l'incessance qui dé-finit non seulement l'existence, mais
l'être de la littérature. Mais, ce faisant, nous n'avons à aucun moment vraiment
pris la peine de penser le rapport de l'incessance littéraire avec la question
générale de l'être. De fait, la lecture blanchotienne de Kafka et de Mallarmé
présuppose une ontologie à part entière que nous n'avons pas pensée en tant
que telle. Au cours de notre approche phénoménologique de la littérature, nous
ne nous sommes donc pas demandés comment et pourquoi l'incessance
littéraire pouvait concerner directement l'être en général. A aucun moment de
notre lecture de la lecture de Kafka et de Mallarmé, nous ne nous sommes
demandés comment l' incessance littéraire nous donnait à penser l'être, se
donnait comme pensée de l'être. Bref, nous n'avons pas réellement pensé ce
que la littérature nous donnait à penser non pas seulement de tel ou tel aspect
particulier de ce qui est, mais de l'être en tant que tel.
Or, la nouvelle organisation discursive qui distingue L'Espace littéraire et
Le Livre à venir provient principalement de cette exigence phénoménologique
de penser ce que la littérature nous donne à penser de l'être. Plus précisément
encore, nous pouvons dire que c'est bel et bien autour du motif de l'entente ou
de l'approche littéraire de l'être que s'organise la discursivité qui, par rapport à
Faux pas et La Part du feu, caractérise en propre L'Espace littéraire et Le
Livre à venir. Mais cette discursivité commune ne doit pas pour autant nous
masquer l'existence d'une certaine différence entre ces deux mêmes ouvrages.
En effet, du point de vue de la question et du motif de l'entente littéraire de
l'être, on ne peut manquer de remarquer aussi la prééminence théorique de
L'Espace littéraire. Dans cet ouvrage, Blanchot ne cesse de fait d'interroger
l'entente littéraire de l'être à travers l'examen approfondi de la littérature et de
l'écriture littéraire en tant que question de l'origine et de l'être de l'œuvre.
L'intensification non plus seulement critique mais théorique, dont témoigne
L'Espace littéraire, est donc double puisqu'elle est à la fois ontologique et
esthétique; dans cet ouvrage, on ne peut, de fait et de droit, dissocier
l'ontologie littéraire d'une certaine esthétique de l'art littéraire. De plus, cette
théorisation ontologique et esthétique du littéraire se traduit objectivement par
l'apparition et l'élaboration d'un grand nombre de nouvelles notions
déterminantes pour l'avenir de la pensée de Blanchot. Par rapport à tous ces

130
aspects, la teneur et le contenu du Livre à venir sont indéniablement plus
modestes et apparemment moins déterminants: tout d'abord parce qu'ils ne
possèdent pas l'intensité théorique de L'Espace littéraire; ensuite parce qu'ils
nous replongent dans une critique littéraire qui n'est pas sans rappeler celle des
deux premiers ouvrages de Blanchot et qui le plus souvent se contente de
reprendre tel ou tel motif de L'Espace littéraire. Mais dès lors comment
comprendre la parution du Livre à venir après celle de L'Espace littéraire?
Comment éviter la caricature qui consisterait à affirmer tout de go que « la
montagne (L'Espace littéraire) a accouché d'une souris (Le Livre à venir)>>?
Tout simplement en ne négligeant pas la complémentarité qui unit
essentiellement ces deux ouvrages: si le laboratoire théorique (ontologique et
esthétique) se situe indéniablement dans L'Espace littéraire, Le Livre à venir
n'en demeure pas moins important dès lors que l'on prend la peine de le
considérer en tant que tel, c'est-à-dire comme une tentative d'écrire cette
nouvelle critique littéraire que ne peut manquer d'appeler l'esthétique
ontologique du littéraire dont L'Espace littéraire marque l'avènement.
Dans l'analyse qui va suivre, nous concentrerons donc notre attention
principalement sur L'Espace littéraire. C'est en effet avant tout sur cet ouvrage
que nous nous appuierons pour dégager l'ontologie et l'esthétique littéraires
qui manquaient à Faux pas et à La Part dufeu et aussi, par conséquent, à notre
lecture de Kafka et de Mallarmé. Et de la même façon que Blanchot a complété
L'Espace littéraire par Le Livre à venir, nous n'hésiterons pas, quand cela sera
nécessaire, à enrichir notre étude de celui-là par le recours à certains textes de
celui-ci. Pour penser la littérature en tant que question de l'être, nous
commencerons tout d'abord par examiner les conditions mêmes historiques de
l'avènement de la question littéraire de l'être. Puis nous interrogerons
directement l'être en question dans la question littéraire de l'être, et ce afin de
tracer les grandes lignes de l'ontologie littéraire qui en est indissociable. Enfin,
nous tenterons d'établir les principales limites d'une telle ontologie.

1. L'époque de la question littéraire de l'être

Pour commencer nous allons nous intéresser à la fin commune de L'Espace


littéraire et du Livre à venir: au terme de ces deux ouvrages, il est en effet
question d'une certaine fin qui, en matière littéraire, à la fois met fin à tout et
n'achève rien ou, encore, il est question de cette fin sans laquelle la littérature
comme question de l'être ne saurait objectivement venir. Quelle est donc cette
fin d'où ne peut pas ne pas venir la question littéraire de l'être? Et cette fin
elle-même, que nous dit-elle déjà de ce qui s'y «prépare », c'est-à-dire de
l'être de la littérature ou de la littérature en tant qu'ontologie? Bien que
différant l'un de l'autre par leurs teneurs et leurs contenus, L'Espace littéraire
et Le Livre à venir suivent pourtant un même cheminement qui repose sur un

131
seul et même constat objectif, pour ne pas dire historique: en effet, dans l'un et
l'autre, la dernière partie apparaît comme une reprise des thèmes essentiels des
parties précédentes à partir de ou enfonction du constat de lafin de l'art.
Ainsi, alors que dans Faux pas et La Part du feu la description du
phénomène et d~ l'expérience littéraires est historiquement décontextualisée,
au contraire, dans L'Espace littéraire et dans Le Livre à venir, le phénomène et
l'expérience de la littérature sont non seulement décrits, mais pensés en tant
que conséquences ou exigences objectives de notre temps ou, encore, en tant
que traits essentiels de notre époque, laquelle n'est autre que l'époque de la fin
de l'art. Que ce soit à la fin de L'Espace littéraire205 ou à la fin du Livre à
veni?06, nous découvrons donc non seulement que la fin de l'art est un des
traits essentiels de notre temps, mais que la littérature telle que nous l'avons
décrite jusqu'à maintenant ne saurait être pensée sans que nous pensions les
implications même de cette fin de l'art. Nous découvrons aussi que c'est
principalement, pour ne pas dire uniquement, à travers une certaine lecture de
Hegel que Blanchot en vient à chaque fois à penser la fin de l'art et la
littérature qui en est fonction. . 208
E n e f ~let, que ce SOIt
...
. dans L '17r-space IItterazre 207 . ,
ou dans L e L Ivre a vemr ,
Blanchot reprend à son compte et commente de la même façon le constat qui
ouvre l'Esthétique de Hegel: désormais « l'art est et demeure du point de vue
de sa plus haute destination[209]quelque chose de passé. Il a [...] perdu pour
nous sa vérité et sa vitalité authentiques, et il est relégué dans notre
représentation au lieu que sa nécessité d'autrefois soit maintenue dans la réalité
et qu'il occupe sa place la plus élevée. Ce que les œuvres d'art provoquent
maintenant en nous, ce n'est pas seulement du plaisir immédiat, mais aussi un
jugement, car nous soumettons à notre méditation le contenu et les moyens de
la manifestation de l'œuvre d'art, ainsi que leur adéquation ou inadéquation
mutuelle. La science de l'art [- l'Esthétique -] est donc à notre époque un
besoin bien plus fort qu'aux temps où l'art avait le privilège de satisfaire
pleinement par lui_même210». Ainsi, l'achèvement hégélien de la
philosophie211nous enseigne aussi que, à partir de ce moment, c'est-à-dire « à
partir du jour où l'absolu est devenu consciemment travail de l'histoire212 »,
« l'art n'est plus capable de satisfaire le besoin d'absolu: relégué en nous, il a

205
Cf L'Espace littéraire, p. 279-292.
206Cf Le Livre à venir, p. 265-274.
207Cf L'Espace littéraire, p. 284.
208Cf. Le Livre à venir, p. 265.
209
C'est-à-dire en tant que «mode particulier, [...] manière propre de révéler à la conscience et
d'exprimer le Divin, les intérêts les pJus profonds de l'homme et les vérités les plus vastes de
l'esprit» (Hegel, Esthétique, Tome I, « Introduction », p. 57).
210
Ibid., p. 62.
211Achèvement qui n'est autre que J'avènement du savoir spéculatif de soi de l'absolu à même le
développement devenu de son objectivité et de son historicité.
212L'Espace littéraire, p. 284.

132
perdu sa réalité et sa nécessité; tout ce qu'il avait d'authentiquement vrai et
vivant appartient maintenant au monde et au travail réel dans le monde213».
Lecteur de la Phénoménologie de l'Esprit et de l'Esthétique de Hegel, Blanchot
pense donc que nous appartenons à un temps qui se caractérise essentiellement
par le fait que toutes les figures de l'absolu ont littéralement déserté ou quitté
l'art. Autrement dit, notre temps est l'époque de la réduction radicale ou de la
fin de l'art, et ce dans la mesure même où l'art n'y est plus et ne peut plus y
être un élément de 1'« advenir à lui_même214» ou de « la médiation [- qui]
n'est rien d'autre que l'identité à soi-même en mouvemenfl5» - qu'est
l'absolu. Que ce soit dans L'Espace littéraire ou dans Le Livre à venir,
Blanchot souligne donc le fait que nous appartenons désormais à un temps où
l'art non seulement a perdu tout rapport avec le mouvement même de la
médiation absolue, mais a, par là même, perdu tout pouvoir effectif de
médiation: l'art est désormais hors ou à côté du « processus absolu [de l'Esprit
qui n'est autre que] [...] médiation de lui-même avec lui-même et par lui-
même216». De par notre temps, nous sommes donc condamnés à un art et à des
œuvres qui, hors de toute médiation, n'ont plus rien à présenter, à faire venir ou
à mettre à découvert, si ce n'est le fait brut et nu qu'ils sont: déserté par le
travail et l'effectivité de la médiation, l'art de notre temps « ne fait qu'être tout
simplement217» et n'est plus par là même que règne de « l'immédiateté
abstraite21S». Désormais, « l'œuvre - l'œuvre d'art, l'œuvre littéraire - n'est
[donc] ni achevée ni inachevée: elle est. Ce qu'elle dit, c'est exclusivement
cela: qu'elle est - et rien de plus. En dehors de cela, elle n'est rien. Qui veut
lui faire exprimer davantage, ne trouve rien, trouve qu'elle n'exprime rien. [...]
[L'œuvre de l'art de la fin de l'art] est [par conséquent] sans preuve, de même
qu'elle est sans usage. Elle ne se vérifie pas, la vérité peut la saisir, la
renommée l'éclaire: cette existence ne la concerne pas, cette évidence ne la
rend ni sûre ni réelle, ne la rend pas manifeste219». Autrement dit, en tant
qu'art de la fin de l'art, la littérature, désormais, ne peut pas ne pas « retirer le
langage du cours du monde [...] [ou] le dessaisir de ce qui fait de lui un
pouvoir par lequel, si je parle, c'est le monde qui se parle [et qui s'entend],
c'est le jour qui s'édifie par le travail, l'action et le temps220».
De par notre temps, la littérature, en tant qu'art de la fin de l'art, se retrouve
donc dans une situation pour le moins paradoxale qui n'est pas sans nous
rappeler celle que nous avons rencontrée chez Kafka et chez Mallarmé, La
littérature est désormais condamnée à être sans jamais pouvoir s'affirmer ou se

213
Ibid.
214Hegel, Phénoménologie de l'Esprit, Préface, p. 39.
215Ibid.
2]6
Hegel, La Raison dans l'histoire, p. 97.
217Hegel, Phénoménologie de l'Esprit, Préface, p. 49.
218
Ibid.
219
L'Espace littéraire, p. 14-15.
220Ibid., p. 21.

133
(re)poser dans la limite ferme d'aucune étance déterminée. La littérature nous
confronte à de l'être qui ne peut pas être-étant. Elle nous soumet donc à de
l'être qui n'est plus ou qui ne peut plus être dissimulé par quelqu'être-étant que
ce soit et, ce faisant, elle nous révèle aussi ce reste irréductible d'être qui
demeure toujours à même l'absence de tout être-étant. La fin de l'art,
indissociable de l'affirmation hégélienne de l'achèvement de la philosophie,
plonge donc la littérature dans une existence sans existant et c'est précisément
cette modalité non-existante de l'existence de la littérature que Blanchot
souligne, dans L'Espace littéraire, en reprenant sa lecture de Mallarmé:
« L' œuvre d'art se réduit [désormais] à l'être. C'est là sa tâche, être, rendre
présent "ce mot même: c'est "... "tout le mystère est là"[...]. Mais, en même
temps, l'on ne peut pas dire que l'œuvre appartienne à l'être, qu'elle existe. Au
contraire, ce qu'il faut dire, c'est qu'elle n'existe jamais à la manière d'une
chose ou d'un être en général. Ce qu'il faut dire, [...] c'est [par conséquent]
que la littérature n'existe pas ou encore que si elle a lieu, c'est comme quelque
chose "n'ayant pas lieu en tant que d'aucun objet qui existe,,221». Cette
nécessité d'être sans pouvoir être-étant, qui n'est autre que le destin de la
littérature en tant qu'art de la fin de l'art, revient aussi, en définitive, à affirmer
l'insaisissabilité irréductible de la littérature: la non-littérature en tant
qu'insaisissabilité de la littérature est désormais la seule façon d'être ou
d'exister de « la » littérature; « la» littérature est désormais, en son être ou en
son existence, rigoureusement incompréhensible et in(dé)terminable.
Mais, sur ce point précis, Blanchot n'exagère-t-il pas? N'est-il pas en effet
possible de lui objecter qu'il ne considère pas ici l'existence objective et
publique des œuvres littéraires et que c'est justement cette négligence qui seule
lui permet d'affirmer si radicalement l'insaisissabilité et la non-signifiance de
la littérature? L'insaisissabilité du processus de la création littéraire n'est-elle
pas en partie, voire totalement, compensée et dépassée par la rencontre de
l'œuvre non seulement avec un public, mais aussi et surtout avec son public de
lecteurs? Ce public n'est-il pas à l'origine d'une certaine réintroduction ou
d'un certain réinvestissement des œuvres de la littérature dans l'économie
objective du sens ou dans la terminologie d'un sens à part entière qui, comme
tel, est-étant? Bref: le destin publique et culturel que connaissent désormais
les œuvres littéraires ne sauve-t-il pas celles-ci en les sortant partiellement
et/ou totalement de l'enfermement de leur propre incompréhensibilité ou de la
non-étance de leur être?
Ces questions et l'objection qui en est indissociable ne peuvent en fait être
posées que si nous présupposons que le public existe effectivement comme une
entité à part entière ou, mieux encore, comme un individu réel capable, en tant
que tel, de par son existence et sa résolution déterminées, non seulement de
lire, mais de comprendre les œuvres littéraires qui viennent à sa rencontre. Seul
un tel public pourrait en effet éventuellement permettre à l'écrivain de
221
Ibid., p. 44.

134
retrouver l'assise d'un certain être-étant en lui ouvrant la voie et la possibilité
d'une compréhension réellement objective et partagée de son œuvre et de son
écriture. Mais avant de pouvoir ne serait-ce qu'envisager la possibilité d'une
telle compréhension qui lèverait après-coup l'insaisissabilité native de la
littérature, encore faut-il déjà se demander tout simplement si ce public que
nous venons d'évoquer existe un tant soit peu! Blanchot réEond explicitement
à cette question dans les dernières pages du Livre à veni? 2 : la question non
seulement de l'existence du public, mais de l'existence publique est en effet au
cœur de ces pages; et ces pages sont d'autant plus importantes qu'elles vont
nous permettre d'identifier à la fois un autre trait de notre époque et une autre
source philosophique de la pensée blanchotienne de cette même époque.
Dans les pages 333-340 du Livre à venir, Blanchot précise en effet sa
pensée de notre temps: celui-ci n'est pas seulement l'époque de la fin de l'art,
il est aussi le règne sans limite de l'existence et de l'entente publiques.
Désormais, l'écrivain n'est ou n'existe objectivement qu'en tant que publié,
c'est-à-dire que dans la mesure où il se soumet non seulement à la
reconnaissance du public, mais à « la publicité223» qui seule « éveille le public,
lequel procure la valeur224». Mais à qui, à quoi se soumet l'écrivain qui se
place sous le regard du public? Est-il possible de considérer le public dont il
est question ici comme un moyen objectif de réintroduire l'existence de
l'écrivain et l'existence de son œuvre écrite dans la fermeté et l'assise d'une
certaine compréhension et, par là même, d'un certain être-étant? C'est en nous
présentant l'insaisissabilité et donc la non-étance radicale du public, que
Blanchot va répondre à ces questions.
Dès qu'il accepte d'être publié, l'écrivain se soumet à l'existence du public
mais, ce faisant, il se soumet non pas à un être déterminé ou à une personne
particulière susceptible d'être isolée et identifiée, mais à « la force attractive
d'une présence toujours là, ni proche, ni lointaine, ni familière, ni étrangère,
privée de centre, sorte d'espace qui assimile tout et ne garde rien225» et qui
n'est autre que l'espace même dont nos grandes villes sont le lieu. Notre temps,
époque de la fin de l'art, est donc aussi le temps de « l'homme quelconque des
grandes villes, l'homme interchangeable, qui n'est rien et n'a l'air de rien, le
"On" quotidien, l'individu qui n'est plus un particulier, mais se confond avec la
vérité glaçante de l'existence impersonnelle226» ou publique. Dans le public
qui règne désormais - qui, toujours déjà là, a toujours déjà tout entendu sans
jamais rien distinguer ni retenir; qui, ne privilégiant et n'approfondissant rien,
s'intéresse à tout et n'importe quoi -, « l'ami n'a pas sa place [...] [, i]l n'y a
de place pour aucune personne déterminée, et pas davantage pour des

222
Cf. Le Livre à venir, p. 333-340.
223
Ibid., p. 334.
224
Ibid.
225
Ibid., p. 336.
226
Ibid., p. 192.

135
structures sociales déterminées, famille, groupe, classe, nation. Personne n'en
fait partie, et tout le monde lui appartient, et non seulement le monde humain,
mais tous les mondes, toutes choses et nulle chose: les autres227.» Dans
l'existence et l'entente publiques, nul donc - pas même l'auteur - ne peut
trouver un moyen ferme et défini pour surmonter l'insaisissabilité non
seulement de l'acte d'écrire mais de l'œuvre littéraire qui en découle, et cela
est d'autant moins possible que le public échappe comme tel à toute réification
ou à toute objectivation. Dans le public qui caractérise désormais notre temps,
temps de la fin de l'art, on ne saurait donc rechercher ni trouver aucun point de
repère objectif, et ce dans la mesure où il n'est qu'« ouverture infinie,
compréhension flairante et pressentante où tout le monde est toujours au
courant [de ce qui va arriver et] de ce qui est arrivé et a déjà décidé sur tout,
tout en ruinant tout jugement de valeu~28 ». Autrement dit, le temps de la fin
de l'art est aussi essentiellement l'époque d'une certaine disparition de
l'existence et de la figure individuelles du lecteur: notre temps est, selon
Blanchot, un temps où il est devenu purement et simplement difficile, voire
impossible, de trouver la reconnaissance et la compréhension d'un lecteur.
A travers cette appréhension du public et de l'existence qui en est fonction,
Blanchot non seulement complète la description de notre temps, mais aussi et
surtout procède implicitement à une certaine lecture de Heidegger. Bon nombre
des principaux traits blanchotiens du public et de l'existence publique semblent
en effet directement provenir ou dériver de la description heideggérienne de
l'empire du «nous_on229» ou de l'existence quotidienne du Dasein. Quand on
lit les pages du Livre à venir consacrées au public et à l'existence publique, on
ne peut, de fait, s'empêcher de penser aux pages de Être et Temps qui traitent
de l'existence quotidienne ou de la factivité du Dasein. Dans ces pages,
Heidegger s'applique à décrire la situation existentielle immédiate du Dasein,
soit le Dasein en tant qu'immergé non seulement dans le « monde-commun où
règne la préoccupation du monde ambianf30 », mais «dans l'être-avec par
rapports aux autres231». Or il est uappant de constater à quel point les
principales caractéristiques de l'existence publique selon Blanchot -
indissociable d'une certaine généralisation ou prolifération de l'existence
urbaine - sont pour le moins très proches des caractéristiques de l'être
quotidien du Dasein selon Heidegger; et cette proximité est telle que l'on peut
légitimement affirmer que celui-là pense, avec celui-ci, que notre temps, temps
de la fin de l'art, n'est autre que l'époque du dévalement ou« de l'être-perdu
dans la publicité du on232». Autrement dit, la description et la pensée

227
Ibid., p. 334.
228
Ibid., p. 337.
229Heidegger, Être et Temps, 27, p. 172.
230Ibid., *
~ 26, p. 168.
231
Ibid.
232Ibid., 38, « Le dévalement et l'être-jeté », p. 223.
*
136
blanchotiennes du public et de l'existence publique reprennent implicitement
les trois traits essentiels du dévalement selon Heidegger: dans le public ou
l'existence publique, « [l]e on-dit[, d'une part,] découvre [...] [à chacun] l'être
ententif à l'égard de son monde, des autres et de soi-même, mais le fait si bien
que cet être à l'égard de... a le mode d'un survol planant dans le vidé33»;
dans le public ou l'existence publique, « [l]a curiosité[, d'autre part,] découvre
tout et chaque chose mais de telle sorte que l'être-au soit partout et nulle
patf34»; enfin, dans le public ou l'existence publique, «[l]'équivoque ne
cache rien à l'entente [...] [de chacun], mais pour d'autant mieux contenir
l'être-au-monde dans le partout et nulle part où il est coupé de toute racine235».
Dans le survol planant dans le vide et dans l'être partout et nulle part qui sont
propres au dévalement heideggérien décrit dans Être et Temps, on retrouve
donc la même indétermination et la même volatilité que dans le public et
l'existence publique selon Blanchot; et c'est bien cette proximité, certes
implicite, qui nous incite à penser que les pages 333-340 du Livre à venir nous
fournissent une autre version du dévalement heideggérien.

Que ce soit avec Hegel pour caractériser notre temps comme époque de la
fin de l'art ou que ce soit avec Heidegger pour caractériser notre temps comme
époque du public et de l'existence publique, dans les deux cas, c'est une seule
et même absence objective d'assise qui est soulignée: dans les deux cas, le
phénomène et l'expérience littéraires se voient purement et simplement retiré
(de) toute assise ou (de) toute substance. Notre temps, en son trait hégélien et
son trait heideggérien, est donc à l'origine d'une certaine réduction ou d'un
certain retrait de l'être à même l'être de la littérature. Autrement dit, à travers
sa caractérisation de notre temps, Blanchot nous permet de mieux comprendre
que la littérature ne pose la question de l'être qu'au moment même où elle se
retrouve en quelque sorte radicalement privée ou retirée de tout être. A travers
l'établissement des principaux traits de notre temps, nous sommes par
conséquent invités à considérer que la littérature, telle que nous l'avons
découverte chez Kafka et Mallarmé, non seulement provient essentiellement
d'une réduction ontologique radicale, mais ne peut plus être sans être « elle-
même» une telle réduction.
Désormais la littérature ne saurait être sans poser non seulement la question
de son être, mais celle de l'être en fonction de la réduction de tout être. Plus
précisément encore, désormais la réduction de tout être n'est autre que l'être de
la littérature: de par la fin de l'art et l'existence publique constitutives de notre
temps, la littérature est donc portée à n'être plus qu'une ontologie de l'être sans
(1') être!

233
Ibid., p. 224.
234
Ibid.
235
Ibid.
137
2. L'être de la littérature

Après avoir établi la situation objective en fonction de laquelle la littérature


en vient à poser la question de l'être, il nous reste maintenant à affronter
directement cette question elle-même en sa spécificité littéraire. Car c'est bien
l'affirmation de cette spécificité, c'est-à-dire d'un questionnement de l'être
spécifiquement ou proprement littéraire, qui forme l'un des principaux enjeux à
la fois de L'Espace littéraire et du Livre à venir.
Un premier constat, tout d'abord, en guise de préalable. Selon Blanchot, qui
n'en est pas à son premier paradoxe, la spécificité de l'ontologie littéraire
n'apparaît et ne devient pensable qu'au moment où la littérature a, de fait et de
droit, définitivement perdu toute possibilité de se spécifier, de se distinguer ou
de se particulariser dans une étance et donc dans un pouvoir-être propre; la
venue de la question proprement littéraire de l'être est donc inséparable de
l'épreuve de l'impossibilité du propre ou de toute Eigentlichkeit. En posant,
avec Blanchot, la question de l'approche proprement littéraire de l'être, nous
nous exposons par conséquent aussitôt à cette gageure qui consiste à vouloir
distinguer là où cesse la possibilité élective constitutive de toute distinction. Et
il y a fort à parier que ce paradoxe n'est autre que le paradoxe de l'être de la
littérature: si l'établissement de la question proprement littéraire de l'être est
aussi paradoxale, c'est peut-être parce que l'être de la littérature échappe
justement à la distinction du propre et de l'impropre ou, encore, parce que
l'être littéraire n'a plus rien d'insigne ou est sans distinction, sans élection. Un
second constat, ensuite, pour prolonger et en finir avec ce préalable. Ce qui,
selon Blanchot, est en jeu dans la question littéraire de l'être, ce n'est peut-être
rien d'autre que la distinction de l'être, soit l'identité ou la synonymie
fondamentale de la distinction et de l'être, identité ou synonymie qui par
ailleurs est au cœur de la philosophie236. Deux constats, donc, pour poser ou
formuler d'entrée de jeu les principales pistes de recherche qui vont orienter
notre étude de la question littéraire de l'être.
Cette étude se déroulera en deux phases. Pour commencer, un premier texte
de L'Espace littéraire nous permettra de mettre en rapport la question de la
distinction de l'être avec l'ontologie littéraire, et ce notamment en nous
fournissant un moyen de présenter celle-ci comme une problématisation de
celle-là; et cette problématisation nous permettra alors à la fois de tracer une
première esquisse de l'être de la littérature et d'identifier les principales
références philosophiques sur lesquelles Blanchot s'appuie lui-même pour
décrire et penser cet être. Puis nous préciserons cette esquisse en examinant la
pensée du temps et de l'espace qui en est indissociable.

236Hegel: identité de l'identité et de la différence; Heidegger: l'avènement de l'être ne saurait


être sans la surrection ou l'élection du Dasein à même la ponctualité tranchante ou l'ouverture de
sa décision, de sa résolution ou de sa possibilisation la plus propre; ou, plus proche de nous,
Jean-Luc Nancy: l'être n'est que partage, ex-position, ex-cription, espacement de l'être
138
2.1. Les deux versions non-unifiables de l'être sans être:
négativité et dissimulation
Il y a peu, à travers deux des principaux traits de notre temps, nous avons vu
que la littérature était désormais soumise à une réduction ontologique radicale
et que, ayant perdu toute assise substantielle, elle ne pouvait plus qu'être sans
être. Par conséquent, s'il y a bien une question de l'être spécifiquement
littéraire, ce n'est précisément que dans le rapport à l'être sans être - auquel la
littérature se trouve donc désormais réduite ou abandonnée - que nous
pourrons la penser et, ce faisant, que nous pourrons nous-mêmes entrer en
rapport avec son être. Autrement dit, ici, tout dépend de l'entente de « l'être
sans être ». Or, nous allons voir comment, dans L'Espace littéraire, Blanchot
problématise cette entente en la mettant justement en rapport avec la distinction
de l'être. C'est précisément dans la première des quatre annexes qui
achèvent/prolongent les sept parties qui composent L'Espace littéraire que se
trouve cette problématisation.
Dès son titre: « La solitude essentielle et la solitude dans le monde237», la
première des quatre annexes de L'Espace littéraire, loin de toute
compréhension unaire ou unitaire de la solitude, affirme d'entrée de jeu qu'il y
a deux ententes distinctes de la solitude. Dès lors, tout le propos va consister à
établir « ontologiquement » la duplicité irréductible de cette double entente en
montrant, notamment, qu'elle repose sur la duplicité de l'être sans être. Mais ne
brûlons pas les étapes et revenons-en au texte même de cette première annexe
de L'Espace littéraire.
D'emblée, c'est-à-dire dès le premier alinéa, Blanchot s'ingénie à brouiller
l'entente courante de la solitude en nous donnant une première description
implicite de la solitude essentielle. A y regarder de plus près, cette première
description n'est pas seulement implicite mais aussi et surtout négative. Dans le
premier alinéa, nous commençons en effet par trouver une liste de phénomènes
qui ne sont pas constitutifs de cette solitude que nous désignerons bientôt
comme solitude essentielle: «Quandje suis seul, ce n'est pas moi qui suis là et
ce n'est pas de toi que je reste loin, ni des autres, ni du monde. Je ne suis pas le
sujet à qui arriverait cette impression de solitude, ce sentiment de mes limites,
cet ennui d'être moi-même. Quand je suis seul, je ne suis pas là238.» La
solitude dont il est ici question n'est plus essentiellement liée à ou fonction de
la possibilité du quant à soi constitutive du sujet en son être à soi. D'entrée de
jeu nous sommes donc contraints d'abandonner toute entente qui ne verrait
dans la solitude que l'expérience d'un sujet s'auto-affectant/apparaissant dans
l'isolement ou l'aparté de l'intimité tout intérieure de son propre soi.
Contrairement à toutes les idées reçues, Blanchot commence donc par affirmer
que la solitude n'a rien à voir avec le fait d'être un sujet ou avec l'être-là de

237
L'Espace littéraire, p. 337-340.
238Ibid., p. 337.

139
quelque sujet que ce soit. Dès lors, on pourrait être tenté de penser que la
solitude ici en question, qui ne dépend certes plus de l'existence isolée d'un
sujet, doit au moins avoir encore partie liée avec sa disparition, son
évanouissement ou son effacement. Mais même cela, Blanchot nous invite
aussitôt à ne plus le penser: «Quand je suis seul, je ne suis pas là. Cela ne
signifie pas un état psychologique, indiquant l'évanouissement, l'effacement de
ce droit à éprouver ce que j'éprouve à partir de moi comme d'un centre. Ce qui
vient à ma rencontre, ce n'est pas que je sois un peu moins moi-même, c'est ce
qu'il y a "derrière moi", ce que moi dissimule pour être à soi239.» Autrement
dit, il ne faut pas chercher l'affirmation ou la disparition de la subjectivité ou
de l'ipséité d'un sujet, mais bien plutôt ce que cette subjectivité ou cette ipséité,
en son propre pouvoir être, ne peut éviter de dissimuler. Le premier alinéa de la
première annexe de L'Espace littéraire ne se contente donc pas de décrire
négativement la solitude essentielle, mais il nous indique aussi que le pouvoir
être du sujet ne saurait être sans la dissimulation de ce avec quoi elle nous met
en rapport.
Dès lors il ne nous reste plus qu'à examiner le fait d'être un sujet afin de
préciser la teneur de cette dissimulation. Nous trouvons un tel examen à partir
du deuxième alinéa, et ce jusqu'au milieu de la page 339. A la description du
« Quand je suis seul» succède donc aussitôt la mise en question du « Quand je
suis, au niveau du monde240». Or, contrairement à la description du premier
alinéa où il n'est pas fait référence à l'être, la question de la possibilité du sujet
ou du «je suis» est ici immédiatement mise en rapport avec la question non
pas seulement de l'être mais de la dissimulation de l'être: « Quand je suis, au
niveau du monde, là où sont aussi les choses et les êtres, l'être est
profondément dissimulé (ainsi que Heidegger nous invite à en accueillir la
pensée). [Et c]ette dissimulation peut devenir travail, négation. "Je suis" (dans
le monde) tend à signifier que je suis, seulement si je puis me séparer de l'être:
nous nions l'être - ou, pour l'éclairer par un cas particulier, nous nions, nous
transformons la nature - et, dans cette négation qui est le travail et qui est le
temps, les êtres s'accomplissent et les hommes se dressent dans la liberté du
"Je suis". Ce qui me fait moi est cette décision d'être en tant que séparé de
l'être, d'être sans être, d'être cela qui ne doit rien à l'être, qui tient son pouvoir
du refus d'être, l'absolument "dénaturé", l'absolument séparé, c'est-à-dire
l'absolument absolu24J.»Loin de tenir à l'être, l'existence effective du sujet
repose donc bien plutôt sur un détachement radical à l'égard de tout être: le
«je suis» (dans le monde) n'est pas attaché à l'être et encore moins à sa
révélation, et ce dans la mesure même où tout son pouvoir être consiste
uniquement en l'absence de toute substance ontologique. La dissimulation de
l'être qui se produit avec le «je suis» (dans le monde) tient donc

239
Ibid.
240
Ibid.
241
Ibid.
140
principalement à l'inconsistance ontologique de celui-ci. Le sujet, l'homme,
n'est pas, il n'est que l'interruption de tout être, de toute nature ou de toute
substance et, ainsi, il a tout à être, tout à devenir ou, encore, tout à réaliser; et
ce devenir à même lequel le sujet ne cesse de se développer, de se renouveler,
rejetant tout donné, ne passe que par le travail ou l'activité de la négation.
Autrement dit, la subjectivité ou l'ipséité qui caractérise notre existence
mondaine ne saurait se déployer non seulement sans être toujours déjà comme
isolée de l'être mais, aussi et surtout, sans présupposer toujours déjà la
possibilité effective d'un tel isolement. C'est précisément cette présupposition
que Blanchot désigne quand il déclare que « [c]e qui me fait moi est cette
décision d'être en tant que séparé de l'être, d'être sans être, d'être cela qui ne
doit rien à l'être242». Or c'est bien cette présupposition et l'entente de l'être
sans être qui en est indissociable qu'il importe de mettre en question pour nous
introduire dans la solitude essentielle. En s'inspirant largement de la lecture
kojévienne de Hegee43, Blanchot, dans les quelques lignes que nous venons de
citer, nous révèle donc que la dynamique et le pouvoir du sujet, soit la
dynamique et le pouvoir de la négativité, tiennent tout entier à la possibilité
d'une interruption effective de tout être: pas de sujet, pas de négativité sans la
possibilité réelle d'arrêter l'être! Pas de sujet, pas de négativité sans coupure,
rupture ou partage de l'être! Autrement dit, nous ne saurions être des sujets
sans croire immédiatement que nous pouvons réellement défaire - ou nous
défaire de - l'être. La croyance dans le fait qu'il puisse effectivement ne plus
rien rester de l'être est l'élément unique de toute subjectivité ou de toute ipséité
et, par là même, la condition de possibilité de toute négativité. Dans le monde,
nous ne pouvons pas, par conséquent, ne pas croire à la pure nullité du rien ou
du néant, soit au rien ou au néant en tant qu'« absent de l' être244». Et cette
présupposition du rien ou du néant sans être - ou, encore, d'un manque d'être
qui n'a plus rien à voir avec (de) l'être - détermine aussi une certaine entente

242
Ibid., p. 337-338.
243
Dans de nombreux passages de son Introduction à la lecture de Hegel, Alexandre Kojève
définit en effet la liberté et l'action de l'homme comme une possibilité ou comme le pouvoir
d'être sans demeurer attaché à l'être: « Être homme c'est n'être retenu par aucune existence
déterminée. L'homme a la possibilité de nier la Nature, et sa propre nature, quelle qu'elle soit. Il
peut nier sa nature animale empirique, il peut vouloir sa mort, risquer sa vie. Tel est son être
négatif (négateur: Negativitat) : réaliser la possibilité de nier, et transcender, en la niant, sa
réalité donnée, être plus et autre que l'être seulement vivant» (p. 52) ; « L'homme est (existe)
seulement dans la mesure où il "supprime dialectiquement" le Sein, l'Être-donné» (p. 227);
« L'Homme est [...] Nicht-sein, Non-être, Néant. Opposer le Temps à l'Être, c'est dire que le
temps est néant. Et il n'y a pas de doute que le Temps doit effectivement être compris comme un
anéantissement de l'Être ou de l'Espace. Mais si l'Homme est Temps, il est lui-même Néant ou
anéantissement de l'Être spatial. Et nous savons que pour Hegel c'est précisément en cet
anéantissement de l'Être que consiste la Négativité qui est l'Homme, qui est l'Action de la Lutte
et du Travail par laquelle l'Homme se maintient dans l'Être spatial en le détruisant, c'est-à-dire
en le transformant par la création de nouveautés inédites» (p. 431).
244L'Espace littéraire, p. 338.

141
ou modalité de la solitude tout entière axée sur l'idée de la séparation. En effet,
que ce soit dans l'orgueil de sa propre maîtrise ou que ce soit dans l'angoisse,
c'est-à-dire dans les deux modalités de la solitude dans le monde, le sujet ne
fait jamais que l'expérience de sa séparation ou de sa propre « sécession245»
vis à vis des êtres et/ou de l'être. Dans le monde, la solitude n'est donc jamais,
pour le sujet, qu'une façon paroxystique d'éprouver sa propre distinction vis à
vis de l'être ou de s'éprouver comme pouvoir de rompre radicalement le cours
à la fois des êtres et de l'être. Cependant, la solitude dans le monde ne nous
donne en fait à voir qu'un des traits essentiels du sujet: le fait d'être un vide
d'être ou un sans être. Or, cela nous « dérobe l'essentiel. Que je ne sois rien,
cela dit certes que "je me retiens à l'intérieur du néant", cela est sombre et
angoissant, mais cela dit aussi cette merveille que le néant est mon pouvoir,
que je puis ne pas être: de là vient liberté, maîtrise et avenir pour
l'homme246 ». L'homme en tant que sujet ne repose donc pas seulement sur un
vide sans être (ce que nous révèle la solitude dans le monde), mais il est aussi
essentiellement mise en œuvre ou mise au travail de ce vide, de ce manque
d'être: l'homme ne peut exister en tant que tel, en tant que sujet, sans convertir
l'être sans être dans le pouvoir ou l'activité de la négativité. Autrement dit,
quand je suis au niveau du monde, non seulement je présuppose comme mon
essence même l'existence d'un manque d'être sans rapport aucun avec l'être,
mais je présuppose aussi que ce manque, aussi radical qu'il soit, reste pourtant
en mon entière disposition puisqu'il est la possibilisation même de mon
pouvoir de faire ou de défaire toute chose. L'homme ne saurait donc se passer
du manque de l'être dont il ne peut s'empêcher de faire quelque chose ou avec
lequel il ne peut s'empêcher de multiplier les êtres: l'être sans être devient ici
l'origine même de la diversité des êtres ou de la complexification généralisée
du monde; avec l'homme, l'être sans être n'est par conséquent rien d'autre que
la source intarissable d'une démultiplication intensive et extensive des êtres.
Cela« Hegel [l']a montré. "Avec la mort commence la vie de l'esprit." Quand
la mort devient pouvoir, commence l'homme, et ce commencement dit que,
pour qu'il y ait le monde, pour qu'il y ait des êtres, il faut que l'être
manque247». Au niveau du monde, l'être sans être n'est finalement qu'un
subterfuge grâce auquel l'homme s'impose comme maître à la fois de tous les
êtres et de tout l'être.
Mais cette inconsistance ontologique, cette absence d'être qui ne doit rien à
l'être, n'est-elle pas aussi au cœur de la littérature désormais fonction de la fin
de l'art? La réduction ontologique à laquelle la littérature est maintenant
soumise, de par la généralisation (ou la mondialisation) du travail de la
négation et de par la fin de l'art qui en est indissociable, cette réduction, donc,
n'importe-t-elle pas l'absence d'être de l'homme au sein même de la

245
Ibid., p. 339.
246
Ibid., p. 338-339.
247
Ibid., p. 339.
142
littérature? On pourrait en effet nous objecter que ce que nous venons d'établir
à propos de l'être sans être de l'homme dans le monde est strictement identique
à l'être sans être de la littérature soumise à la fin de l'art; et, ce faisant, il
deviendrait finalement possible de contester toute possibilité d'établir une
réel1e distinction entre l'être sans être du monde et celui de la littérature ou,
encore, entre la solitude dans le monde et la solitude essentiel1e. On ne peut
effectivement pas échapper à une tel1e objection dès lors que l'on prend le parti
de ne pas mettre en lumière les questions que, justement, l'homme dans le
monde ne peut pas poser ou penser quant à l'absence de l'être. Or, c'est
précisément en mettant l'accent sur ces questions que Blanchot parvient non
seulement à marquer la limite de l'homme et de la solitude dans le monde, mais
aussi à en distinguer la littérature et la solitude essentiel1e.
Dans « la communauté de tous, dans le mouvement commun du travail et du
travail du temps248», dans «le monde qui est toujours réalisation du
monde249», l'homme n'a d'autre condition de possibilité ou de pouvoir être
que le manque d'être en tant qu'il ne doit rien à l'être. Autrement dit, dans le
monde je ne suis que dans la mesure où il m'est impossible d'envisager le
manque d'être comme devant encore quelque chose à l'être. Quand je suis au
niveau du monde, je ne peux donc pas éviter de ne pas poser les questions
suivantes: «[certes q]uand l'être manque, quand le néant devient pouvoir,
l'homme est pleinement historique [...] [; m]ais quand l'être manque, l'être
manque-t-il ? Quand l'être manque, cela signifie-t-il que ce manque ne doive
rien à l'être ou bien ne serait-il pas l'être qui est au fond de l'absence d'être, ce
qu'il y a encore d'être quand il n'y a rien ?250». Autrement dit, quand je suis au
niveau du monde, je ne puis envisager qu'il reste la moindre parcel1e d'être
dans le manque d'être et, ainsi, il m'est purement et simplement impossible de
rencontrer ce que cette absence rend présent. Et c'est bien sur l'impossibilité ou
la possibilité de cette rencontre que se distinguent radicalement la solitude dans
le monde et la solitude essentiel1e, l'être sans être au niveau du monde et l'être
sans être de la littérature.
C'est à la page 339 de L'Espace littéraire que Blanchot nous présente la
rencontre de l'être dont la solitude essentiel1e est l'expérience et, ce faisant,
finit par caractériser explicitement la question de l'être tel1e que la pose la
littérature: «Quand l'être manque, l'être n'est encore que profondément
dissimulé. Pour celui qui s'approche de ce manque, tel qu'il est présent dans
"la solitude essentiel1e", ce qui vient à sa rencontre, c'est l'être que l'absence
d'être rend présent, non plus l'être dissimulé, mais l'être en tant que dissimulé:
la dissimulation elle-même251.» La solitude essentiel1e nous met pour ainsi dire
directement en rapport avec la dissimulation qu'est l'absence ou le manque de

248
Ibid., p. 338.
249
Ibid.
250
Ibid., p. 339.
251
Ibid.
143
l'être et c'est précisément cette mise en rapport qui fait défaut à la solitude
dans le monde; plus précisément encore, la solitude essentielle nous met en
rapport non seulement avec la dissimulation, mais aussi et surtout avec sa
teneur ontologique! Dans la solitude essentielle, la dissimulation ne se
distingue absolument plus de l'être et elle ne peut donc plus être pensée comme
un mouvement qui lui serait extérieur et dont le seul effet consisterait à nous
couper ou à nous éloigner de son instance. Autrement dit, dans la solitude
essentielle, ce n'est autre que l'expérience de l'identité de l'être et de la
dissimulation qui nous est donnée et cela revient essentiellement à découvrir et
à éprouver l'indissociabilité irréductible du manque et de la présence de l'être.
Dans la solitude essentielle, la dissimulation, loin de ne rien devoir à l'être, doit
donc au contraire être envisagée en tant qu'apparition même de l'être. Dès lors,
reste à savoir ce que la dissimulation de la solitude essentielle - soit « non plus
l'être dissimulé, mais l'être en tant que dissimulé252» - nous dit de l'être et,
surtout, en quoi cette entente se distingue de celle qui règne dans le monde.
Avant d'aborder explicitement l'entente de l'être qui est au cœur de la
dissimulation avec laquelle la solitude essentielle nous met en rapport,
Blanchot prend la peine de tracer la typologie des différents destins de la
dissimulation: «Dans la tranquillité de la vie courante, la dissimulation se
dissimule. Dans l'action, l'action véritable, celle qui est travail de l'histoire, la
dissimulation tend à devenir négation (le négatif est notre tâche et cette tâche
est tâche de vérité). Mais dans ce que nous appelons solitude essentielle, la
dissimulation tend à apparaîtré53. » Pour que la dissimulation apparaisse en
tant que telle à même la solitude essentielle, il ne suffit donc pas de quitter la
quotidienneté de la vie courante, mais il faut aussi et surtout s'abstraire de
l'effectivité de l'action afin de suspendre la transformation de la dissimulation
en négation. Par rapport à la vie courante qui laisse en quelque sorte intacte la
dissimulation en n'y touchant pas, l'action au niveau du monde est donc le
principal, pour ne pas dire l'unique obstacle qui bloque vraiment l'apparition
de la dissimulation, et ce par le biais de sa mise au service de la négation.
Autrement dit, à travers la typologie des trois destins de la dissimulation, il
devient évident que l'apparition de celle-ci, que rend seule possible la solitude
essentielle, est indissociable d'une certaine mise en question de la primauté et
de la prééminence de la négation qui est au cœur de la dialectique hégélienne.
De plus, les trois destins de la dissimulation nous permettent aussi,
rétrospectivement, de mieux comprendre la fin de l'art dont est désormais
fonction la littérature: la fin de l'art est ce qui noue la littérature à la solitude
essentielle en l'abstrayant de toute mise au travail. La fin de l'art désigne donc
ce moment où la littérature, enfin absoute de tout travail ou de toute négation
dialectique, devient l'élément de l'apparition de l'être en tant que dissimulation

252
Ibid.
253
Ibid., p. 339-340.
144
et, ce faisant, de l'apparition d'une entente de l'être sans être qui n'a plus rien à
voir avec celle du monde.
Qu'arrive-t-il donc, dans la solitude essentielle de la littérature, quand la
dissimulation apparaît? En répondant à cette question nous allons enfin mieux
cerner ce qui différencie radicalement l'entente littéraire de l'être sans être de
celle du monde où règne la négativité du sujet ou de l'homme historique. Et
c'est dans le dernier alinéa de « La solitude essentielle et de la solitude dans le
monde» qu'éclate cette différence: «Quand les êtres manquent, l'être apparaît
comme la profondeur de la dissimulation dans laquelle il se fait manque.
Quand [, dans la solitude essentielle,] la dissimulation apparaît, la
dissimulation, devenue apparence, fait "tout disparaître", mais de ce ''tout a
disparu" fait encore une apparence, fait que l'apparence a désormais son point
de départ dans "tout a disparu". "Tout a disparu" apparaît. Ce qu'on appelle
apparition est cela même: est le "tout a disparu" devenu à son tour apparence.
Et l'apparition dit précisément que quand tout a disparu, il y a encore quelque
chose: lorsque tout manque, le manque fait apparaître l'essence de l'être qui
est d'être encore là où il manque, d'être en tant que dissimulé54... » Dans
l'apparition de la dissimulation, nous découvrons donc que le manque d'être a
toujours partie liée avec l'être; nous découvrons la persistance irréductible de
l'être; nous découvrons que l'être ne connaît pas de terme ou, plus précisément
encore, nous entrons en rapport, à même le manque d'être, avec l'incessance
même de l'être! Seule la solitude essentielle, en laissant apparaître la
dissimulation, laisse donc apparaître que l'être est incessant, que l'être n'est
rien d'autre que l'incessant! Dans la solitude essentielle, dans la littérature,
nous rencontrons donc l'être en tant que l'interminable: nous découvrons que
l'essence de l'être n'est autre que le manque ou l'impossibilité du manque de
l'être tel que le présuppose le sujet ou l'homme au niveau du monde. En deçà
de ou avant toute négation, loin de toute possibilité d'interrompre
effectivement l'être, l'être sans être de la solitude essentielle et de la littérature
nous révèle donc la continuité insécable et irrémissible de l'être.

Le tournant ontologique qui - par rapport à Faux pas et La Part du feu -


caractérise L'Espace littéraire et Le Livre à venir repose donc essentiellement
non seulement sur l'introduction, mais sur l'approfondissement de la notion de
dissimulation: c'est en effet en recourant à cette notion toute nouvelle255que,
dans L'Espace littéraire, Blanchot parvient effectivement à assimiler
l'incessance littéraire à l'incessance même de l'être et, ce faisant, à dégager
une véritable ontologie littéraire.

254
Ibid., 340.
255Plus précisément encore, c'est au bas de la p. 31 de L'Espace littéraire que Blanchot introduit
pour la première fois cette notion de la dissimulation que l'on retrouve ensuite aux p. 117, 137,
258, 265, 319, 328, 339-340 et, enfin, dans la note 1 de la p. 355.
145
Autrement dit, grâce à la lecture de la première des quatre annexes de
L'Espace littéraire, nous découvrons que la dissimulation est la notion qui
permet de passer de la fatalité de l'existence décrite dans La Part du feu à
l'interminabilité de l'être: la dissimulation est «le levier conceptuel» qui
permet d'élever la description existentielle de l'incessant constitutive de La
Part du feu à sa pensée ontologique. L'entente de l'être sans être que nous
venons d'ébaucher doit donc être considérée comme la version ontologique de
cette interminabilité de l'existence que Blanchot nous a permis de découvrir
précédemment à travers sa lecture de Kafka. En effet, que ce soit dans «La
lecture de Kafka256»ou, plus précisément encore, dans «La littérature et le
droit à la mort257» -, à chaque fois, nous trouvons déjà cette interminabilité
que L'Espace littéraire et Le Livre à venir s'appliquent à traduire ou à penser
ontologiquement. L'interminabilité de l'incessant est donc bien ce qui relie
directement la description existentiel1e de Faux pas/La Part du feu à
l'ontologie de L'Espace littéraire/Le Livre à venir. L'une et l'autre ne sauraient
donc être dissociées. D'ailleurs, dès La Part du feu Blanchot soulignait déjà,
certes de façon encore implicite, la nécessité d'un tel lien en faisant al1usion - à
travers deux références explicites à De l'existence à l'existant de Lévinas258- à
l'ontologie présupposée par sa description de l'incessance existentiel1e.
256« Si la nuit, soudain, est mise en doute, alors il n'y a plus ni jour ni nuit, il n'y a plus qu'une
lumière vague, crépusculaire, qui est tantôt souvenir du jour tantôt regret de la nuit, fin du soleil
et soleil de la fin. L'existence est interminable, elle n'est plus qu'un indéterminé dont nous ne
savons si nous en sommes exclus [...] ou à jamais enfermés [...]. Cette existence est un exil au
sens le plus fort: nous n'y sommes pas, nous y sommes ailleurs et jamais nous ne cessons d'y
être» (La Part dufeu, p. 17).
257« En niant le jour, la littérature reconstruit le jour comme fatalité; en affirmant la nuit, elle
trouve le nuit comme l'impossibilité de la nuit. C'est là sa découverte. [...] [Ce faisant, elle nous
révèle que] le jour est ce à quoi on n'échappe pas: en lui nous sommes libres, mais lui-même est
fatalité, et le jour comme fatalité est l'être de ce qu'il y a avant le jour, l'existence dont il faut se
détourner pour parler et pour comprendre» (ibid., p. 318) ; « la littérature, aveugle vigilance qui,
en voulant échapper à soi, s'enfonce toujours plus dans sa propre obsession, est la seule
traduction de l'obsession de l'existence, si celle-ci est l'impossibilité même de sortir de
l'existence, l'être qui est toujours rejeté à l'être, ce qui dans la profondeur sans fond est déjà au
fond, abîme qui est encore fondement de l'abîme, recours contre quoi il n'y a pas de recours»
(ibid., p. 320); « Il y a de l'être - c'est-à-dire une vérité logique et exprimable - et il y a un
monde, parce que nous pouvons détruire les choses et suspendre l'existence. C'est en cela qu'on
peut dire qu'il y a de l'être parce qu'il y a du néant: la mort est la possibilité de l'homme, elle
est sa chance, c'est par elle que nous reste l'avenir d'un monde achevé; la mort est le plus grand
espoir des hommes, leur seul espoir d'être hommes. C'est pourquoi l'existence est leur seule
véritable angoisse, comme l'a bien montré Emmanuel Lévinas [...] ; l'existence leur fait peur,
non à cause de la mort qui pourrait y mettre un terme, mais parce qu'elle exclut la mort, parce
qu'en dessous de la mort elle est encore là, présence au fond de l'absence, jour inexorable sur
lequel se lèvent et se couchent tous les jours» (ibid., p. 324).
258Au bas de la page 320 de La Part du feu, alors qu'il vient de «définir» la littérature comme
«la seule traduction de l'obsession de l'existence [...] [ou de] l'impossibilité même de sortir de
l'existence », Blanchot prend en effet la peine d'ajouter en bas de page la note suivante: «Dans
son livre De l'existence à l'existant, Emmanuel Lévinas a mis en "lumière" sous le nom d'Il y a
ce courant anonyme et impersonnel de l'être qui précède tout être, l'être qui au sein de la
146
La lecture de la première des quatre annexes de L'Espace littéraire nous a
donc permis un certain nombre d'avancées. Premièrement: la question
littéraire de l'être nous est apparue en tant que question du «résidu
inéliminable de l'être259» qui précède toujours-déjà toute négation et, à cette
occasion, la dissimulation s'est révélée comme une notion charnière.
Deuxièmement: nous avons pu constater que l'introduction de la dissimulation
- qui nous permet désormais de penser l' incessance de la littérature en fonction
de son rapport essentiel avec « le résidu inéliminable de l'être260» qui n'a plus
rien à voir avec quelque « étant résiduel261» que ce soit - se fait
principalement au carrefour des trois grandes figures de la philosophie que sont
Hegel, Heidegger et Lévinas. Enfin, troisièmement: l'ébauche de l'ontologie
littéraire, en nous permettant rétrospectivement d'identifier, au sein de La Part
du feu, la présence déjà présupposée de l'interminabilité de l'être, nous a alors
aussi permis de distinguer Lévinas comme le « découvreur» même262de cette
interminabilité. Or, cette distinction nous laisse entrevoir l'existence d'une
véritable communauté ou identité de pensée entre De l'existence à l'existant et
L'Espace littérairelLe Livre à venir, communauté ou identité de pensée qu'il
va nous falloir évaluer - non seulement en elle-même, mais aussi par rapport à
la place de Hegel et de Heidegger - ou délimiter de façon bien plus précise.

2.2. L'ontologie littéraire de la dissimulation


Avec la lecture de la première des quatre annexes de L'Espace littéraire
nous avons donc pu découvrir l'être de la littérature, être sans être à même
« lequel », en deçà ou au-delà de toute négation, la dissimulation - le « "tout a
disparu,,263»- apparaît comme l'apparaître même de l'incessance irréductible
de l'être. Désormais, après avoir seulement posé cette incessance, il nous reste
encore à tenter de la penser et donc à en écrire l'ontologie proprement littéraire.
Pour cela nous procéderons en deux temps. Premièrement, nous commencerons
par revenir sur sa source lévinassienne en montrant notamment ce que
L'Espace littéraire doit à De l'existence à l'existant. Puis, deuxièmement, nous

disparition est déjà présent, qui au fond de l'anéantissement retourne encore à l'être, l'être
comme la fatalité de l'être, le néant comme l'existence: quand il n'y a rien, il y a de l'être»
(ibid., nOI, p. 320). Et l'on ne peut manquer d'associer cette référence à la citation de De
l'existence à l'existant que Blanchot fait quatre pages plus loin à propos de l'angoisse comme
« horreur de l'être» (ibid., nOI, p. 324 ; dans cette note, Blanchot cite, sans donner les références
précises, la p. 20 de De L'existence à l'existant). Dans ces deux références à De l'existence à
l'existant, non seulement Blanchot touche donc déjà à cette ontologie littéraire à venir qui
caractérisera L'Espace littéraire et Le Livre à venir, mais il témoigne aussi de l'importance
essentielle de Lévinas pour la mise au jour et l'élaboration de cette même ontologie.
259
L'Espace littéraire, p. 342.
260
Ibid.
261Lévinas, De l'existence à l'existant, p. 103.
262« [S]ous le nom d'II y a» (La Part dufeu, nOI, p. 320), notion essentielle de De l'existence à
l'existant.
263L'Espace littéraire, p. 340.

147
nous concentrerons essentiellement sur son contenu à travers l'étude des trois
« métamorphoses» - du sujet, du temps et de l'espace - dont elle est
explicitement indissociable; et, à cette occasion, nous serons amener à voir
pourquoi cette triple «métamorphose» présuppose aussi un certain rapport
déjà critique non seulement avec Lévinas, Hegel et Heidegger, mais avec la
philosophie.

2.2.1. Lévinas comme origine de l'ontologie littéraire


L'ontologie littéraire de L'Espace littéraire est directement liée à
l'ontologie que Lévinas nous propose dans De l'existence à l'existanr64. En
effet, si l'on prend la peine de considérer plus particulièrement les nombreux
passages de L'Espace littéraire qui évoquent explicitement l'être, alors force
est de constater qu'ils ne sont pas sans rappeler certains passages de De
l'existence à l'existant: l'il y a lévinassien265 constitue, de fait et de droit, la
matrice philosophique de l'interminabilité blanchotienne de l'être. Tous les
traits de l'il y a se retrouvent en effet dans l'être de la littérature: dans les deux
cas, on retrouve la même impossibilité d'en finir, le même anonymat, la même
indétermination ou, mieux encore, la même neutralité! A côté de l'apparition
de la notion de dissimulation, nous devons d'ailleurs souligner que L'Espace
littéraire se caractérise aussi essentiellement par l'introduction et l'utilisation
explicites de la notion de neutraliti66 pour qualifier la présence de l'être
comme présence de l'incessant. Autrement dit, dans la description et la pensée
de l'il y a, Blanchot a donc pu trouver à la fois une formulation ontologico-
philosophique de cette incessance constitutive de la littérature et aussi une
certaine ébauche de ce qui lui apparaîtra ultérieurement sous la forme non plus
seulement d'un qualificatif (la neutralité de...) mais d'un substantif à part
entière (le neutre).
Blanchot reprend donc à Lévinas l'idée que l'on ne peut absolument pas
réduire totalement ou se séparer intégralement de l'être. Pour l'un, comme pour
l'autre, il reste en effet toujours un reste ou un résidu absolument irréductible
d'être qui, paradoxalement, ne se révèle qu'au prix d'une réduction radicale.
Ce n'est autre que cette réduction - à laquelle la littérature se trouve soumise
de part la fin de l'art - que Lévinas évoque justement lorsqu'il déclare, à la
page 95 de De l'existence à l'existant, «La disparition de toute chose et la
disparition du moi, ramènent à ce qui ne peut disparaître, au fait même de l'être
auquel on participe, bon gré mal gré, sans en avoir pris l'initiative,

264
Sur la question du rapport entre Blanchot et Lévinas, cf. aussi F. Collin, M Blanchot et la
question de l'écriture, p. 83-119 ou M. Zarader, L'être et le neutre, A partir de M Blanchot, p. 184-200,
231-246.
265
En ce qui concerne l'il y a, cf. De l'existence à l'existant, préface à la deuxième édition et p. 20-21,
26,92,93-105, 110-112
266
A propos de cette neutralité, cf. L'Espace littéraire, p. 29, 30, 56, 128, 156, 324, 349 ; et Le
Livre à venir, p. 202, 272, 282, 285, 293, 294, 322, 335, 337, 339.

148
anonymement. [...] [Dans « le retour au néant de tous les êtres: choses et
personnes267», dans la «"consumation" impersonnelle268», l]'être demeure
[toujours] comme un champ de force, comme une lourde ambiance
n'appartenant à personne, mais comme universel, retournant au sein même de
la négation qui l'écarte, et à tous les degrés de cette négation ». Blanchot,
comme Lévinas, nous interdit absolument de penser ce reste inéliminable de
l'être comme «un étant résiduee69 ». L'incessance de l'être signifie
notamment que l'être ne peut plus être pensé en tant que tel, c'est-à-dire
comme un substantif auquel il serait encore possible d'attribuer telle ou telle
qualité. L'incessance résiduelle de l'être, qui implique nécessairement
l'impossibilité de toute réification ou de toute objectivation, signifie donc qu'il
ne peut plus être une instance de référence de/pour quelque pensée que ce soit.
Plus rien - pas même « l'être» - ne peut donc se recueillir ou se rassembler
grâce à ou à partir de l'être incessant. L'être incessant ne se singularise - ne
s'arrête ni ne se concentre - en aucune stance, en aucune stase, en aucune
forme. Autrement dit, il n'y a pas de position d'être de l'incessance de l'être:
aucun comme tel n'est donc en mesure de (la) manifester, de (la) présenter ou
de (la) rendre visible. En une formule apparemment tautologique, nous
devrions donc dire que l'incessance de l'être, et ce que ce soit chez Blanchot ou
chez Lévinas, n'est qu'incessance de l'incessance, soit «un» mouvement (ou
« une» mobilité) foncièrement improductif, sans effectivité, sans affirmation ni
négation, sans sujet ni objet, sans centre ni périphérie, sans intériorité ni
extériorité, sans commencement ni fin, sans forme ni sens - mouvement, donc,
foncièrement dépolarisé et désordonné ou, encore, mobilité qui ne débouche
sur rien d'autre que sur sa réitération, son retour ou sa répétition.
Autrement dit, l'être de la littérature, qui peut être envisagé comme une
radicalisation de l'il Y a lévinassien, échappe ou résiste à toute compréhension,
à toute saisie conceptuelle comme à toute figuration. Je ne peux donc pas
même dire que «je pense l'être incessant» et prétendre ainsi qu'il me laisserait
encore la possibilité et le pouvoir de me recueillir dans la position et l'unité
déterminées de mon ipséité ou de ma subjectivité pensante d'où il me serait
possible de lui donner (une) forme: non seulement l'être incessant suspend
toute ipséité, mais il la dilate ou la dissémine sans fin. A aucun moment, il
n'est ou ne peut donc être question de penser l'être incessant, cela est
rigoureusement impossible: nous ne pouvons tout au plus que tenter de penser
en fonction de son incessance, c'est-à-dire «passer du Je au Il, de sorte que ce
qui m'arrive n'arrive à personne, est anonyme par le fait que cela me concerne,
se répète dans un éparpillement infini270». C'est au point de ce passage,
insaisissable et immaîtrisable - d'autant plus insaisissable et immaîtrisable

267Lévinas, De l'existence à l'existant, p. 93.


268
Ibid., p. 93.
269
Ibid., p. 103.
270
L'Espace littéraire, p. 31.

149
qu'il échappe à tout pouvoir ou à tout acte de décision - que réside tout le
mystère de l'écriture et de la fiction littéraires. En reprenant un passage de De
l'existence à l'existant, nous pouvons donc dire que, dans l'incessance de
l'être, «on est exposé271», c'est-à-dire soumis à une passivité sans réserve,
d'autant plus sans réserve que rien ne permet plus de la convertir ou de la
transformer en pouvoir: autrement dit, toujours en des termes lévinassiens,
l'expérience blanchotienne de l'écriture littéraire, « [a]u lieu de servir à notre
accession à l'être, [...] nous livre à l' être272». Par conséquent, du point de vue
strictement théorique, l'être de la littérature, tel que L'Espace littéraire nous le
révèle, ne peut tout simplement pas donner lieu à ou être exprimé par une
pensée processive/progressive, c'est-à-dire par une pensée qui procéderait
essentiellement par un développement dont elle conserverait à chaque instant la
maîtrise dynamique intégrale. Et cette impossibilité, qui implique aussi une
certaine impossibilité de l'Aujhebung hégélienne, «explique» le caractère
quelque peu tautologique ou paraphrastique des énoncés de Blanchot
concernant l'incessance de l'être: de celle-ci, de l'être de la littérature, il n'y a
à proprement parler rien à dire, à exprimer ou à expliciter; on peut tout au plus
en répéter l'incessance inextricable et tenter, ce faisant, d'en décrire les
multiples « effets» de pensée ou d'écriture.

2.2.2. Des « effets d'incessance » de l'être littéraire

2.2.2.J. La« métamorphose» littérairedu sujet


Le premier de ces « effets d'incessance », déjà entraperçu dans le passage
du Je au Il, n'est autre que la neutralisation de la subjectivité ou de l'ipséité du
sujet273.Or, cette neutralisation - ou cette impossibilité de la position du soi -
est pour nous d'autant plus importante qu'elle va nous permettre de démarquer
l'ontologie littéraire non seulement de sa source lévinassienne, mais aussi de
certains aspects de la pensée de Hegel et de Heidegger.
Si Blanchot reconnaît bien en Lévinas le découvreur de l'incessance et de la
neutralité de l'être, nous autorisant par là même à considérer De l'existence à
l'existant comme la matrice philosophique de son ontologie littéraire, il n'en
demeure pas moins qu'il ne partage pas intégralement le projet et l'orientation
ultimes de cet ouvrage et de son auteur. Les similitudes qui relient
indéniablement l'être incessant à l'il Y a ne doivent pas, en effet, nous faire
oublier l'objectif essentiel de Lévinas dans De l'existence à l'existant: à partir
du constat phénoménologique du fait de la neutralité de l'il y a, il s'agit ensuite
de dégager et d'établir les conditions qui seules permettront de « surmonter74 »

271Lévinas, De l'existence à l'existant, p. 96.


272Ibid.
273Cf. aussi, à ce sujet, F. Collin, M Blanchot et la question de l'écriture, p. 83-119.
274Lévinas, De l'existence à l'existant, Préface à la deuxième édition, deuxième alinéa.

150
effectivement cette «inhumaine neutraliti75 ». Dans De ['existence à
l'existant, au-delà du constat initial de l'incessance et de la fatalité de
l'existence, Lévinas ne cherche qu'à dé-neutralise,J76 ou «déchirer
[effectivement] l'envahissant, l'inévitable et l'anonyme bruissemenr77» de
l'être. Autrement dit, ['interruption effective de l'être incessant est le te[os
ultime et unique de De ['existence à ['existant. En reprenant la duplicité de
l'être sans être qui structure la première des quatre annexes de L'Espace
littéraire, nous pourrions donc décrire le cheminement de Lévinas de la façon
suivante: loin de se contenter de et d'approfondir la dissimulation (continuité
insécable de l'être) - en allant donc, comme le titre de son ouvrage l'indique,
de l'existence neutre et incessante à la position de l'existant -, Lévinas ne
cherche tout compte fait qu'à nous sortir ou à nous séparer de la neutralité de
l'être, il ne cherche qu'.à s'assurer de la possibilité d'une distinction ou
d'une « hypostase» effective des êtres, des étants ou des existants.
Or, ce n'est autre justement que le sujet, en la surrection même de sa
position, qui nous fournit l'archétype même de cette possibilité. Lévinas ne
s'arrête certes pas à l'hypostase du sujet: le risque de « [l]'enchaînement à
soi278» ou de l'impossibilité de se défaire de soi-même guette toujours le sujet
en tant que tel et, de ce fait même, il y a donc aussi une «fatalité de
l'hypostasé79 ». Mais, malgré cette fatalité, il n'en demeure pas moins que le
sujet, en son hypostase même, demeure à ses yeux la condition de possibilité
de l'apparition du rapport à autrui et, ce faisant, de cette «assymétrie de la
relation intersubjective280» seule susceptible de vraiment interrompre ou
transcender la pesante continuité et neutralité de l'existence et de l'être. Et c'est
justement sur cette importance non seulement du sujet mais de la relation qui
l'accompagne que s'achève le dernier chapitre de De l'existence à ['existant:
« L'intersubjectivité assymétrique est le lieu d'une transcendance où le sujet,
tout en conservant sa structure de szdet[281],a la possibilité [à la fois] de ne pas
retourner fatalement à lui_même282»et d'échapper au poids de l'i! y a.
Autrement dit, pour penser l'interruption de l'i! y a, Lévinas ne peut se
passer du motif du sujet. Dans De ['existence à ['existant, le constat initial de la
neutralité de l'être n'est donc, tout compte fait, qu'un préalable à la mise au
jour de la ressource termina-logique et intersubjective du sujet. Au-delà de la
neutralité de l'être, Lévinas ne se soucie donc que de la présence du sujet et
c'est d'ailleurs aussi ce qui l'amène, entre toutes les extases temporelles, à ne
privilégier que l'instant présent ou que l'instantanéité du présent.

275
Ibid.
276
Cf. ibid., troisième alinéa.
277
Ibid., p. 109.
278
Ibid., p. 150.
279
Ibid.
280
Ibid., p. 163.
281
Nous soulignons.
282
Lévinas, De ['existence à ['existant, p. 165.

151
Dans De ['existence à l'existant, si l'hypostase du sujet peut rompre la
neutralité du fait général de l'être, c'est avant tout en raison de son irruptivité
même et celle-ci est indissociable de l'instantanéité du présent. Plus
précisément encore, l'énergie éminemment disruptive propre à l'irruption de la
subjectivité n'est autre que celle de l'instant présent. Selon Lévinas, l'instant
présent est en effet la seule façon d'être du sujet. La subjectivité du sujet n'a
d'autre façon d'être présente que celle de l'instant: «[l]a position est
l'événement même de l'instant comme présent. Si on aborde le présent dans le
temps, il apparaît, conformément à une tradition philosophique déjà ancienne,
comme l'évanescence même de l'être. Mais on peut se demander si
l'évanescence du présent n'est pas la seule possibilité pour un sujet de surgir
dans l'être anonyme et d'être susceptible de temps. [...] En effet, l'instant du
temps, dans sa production, peut ne pas venir d'une série infinie qu'il faudrait
parcourir, mais montrer de l'indifférence à cette série; il peut sans dénouer le
nœud gordien du temps, le trancher. Etre à partir de lui-même. Cette façon pour
l'instant d'être, c'est être présent. Le présent est une ignorance de l'histoire. En
lui, l'infini du temps ou de l'éternité est interrompu et recommence. Le présent
est donc une situation dans l'être où il n'y a pas seulement de l'être en général,
mais où il y a un être, un sujet. Parce que le présent ne se réfère qu'à soi, part
de soi, il est réfractaire à l'avenir. Son évanescence, sa pâmoison rentrent dans
sa notion. S'il durait, il se léguerait. Il aurait déjà tiré son être d'un héritage et
non point de soi-même. Il ne peut donc avoir aucune continuité. Son
évanescence est la rançon de sa subjectivité, c'est-à-dire de la transmutation au
sein du pur événement d'être, de l'événement en substantif, de l'hypostase283 ».
Lors donc, « [1J'instant présent constitue le sujet qui se pose à la fois, comme
maître du temps et comme impliqué dans le temps. Le présent, c'est le
commencement d'un être. [...] La vraie substantialité du sujet consiste en sa
substantivité: dans le fait qu'il n'y a pas seulement anonymement de l'être en
général, mais qu'il y des êtres susceptibles de noms. L'instant rompt
l'anonymat de l'être en général. Il est l'événement par lequel, dans le jeu de
l'être qui se joue sans joueurs, surgissent des joueurs, dans l'existence - des
existants ayant l'être à titre d'attribut; d'attribut exceptionnel, certes, mais
d'attribut. Autrement dit, le présent est le fait même qu'il y a un existant. Le
présent introduit dans l'existence, la précellence, la maîtrise et la virilité même
du substantif. Non pas celles que suggère la notion de liberté. Quel que soit
l'obstacle que l'existence offre à l'existant et l'impuissance de l'existant,
l'existant est maître de son existence, comme le sujet est maître de l'attribut.
Dans l'instant, l'existant domine [donc effectivement] l' existence284» et la
neutralité de l' i[ Y a.
Par conséquent, Lévinas est certes le découvreur de la neutralité de l'être,
mais il ne lui reste pas fidèle. Il lui est d'autant moins fidèle qu'il tend
283
Ibid., p. 124-125.
284
Ibid., p. 169-170.
152
finalement à envisager cette neutralité comme un simple élément à même
lequel le sujet finit toujours, mystérieusement, par surgir ou par faire
irruption. Au terme de De l'existence à l'existant, il devient en effet
extrêmement difficile, voire même impossible, de considérer la neutralité de
l'être autrement que comme le simple support de cette irruption disruptive de la
subjectivité. Plus précisément encore, c'est, semble-t-il, en raison même de son
indifférence ou de sa neutralité, que, selon Lévinas, l'être en général nous
apparaît finalement comme ne pouvant pas ne pas laisser venir la surprise
même de cette irruption. Chez Lévinas, l'être incessant et neutre est donc
« absolument soluble dans la transcendance285 », dans une transcendance dont
le modèle n'est autre que la disruptivité du sujet. Or, cette solubilité dans/par la
transcendance -laquelle trouve sa condition de possibilité dans l'apparition du
sujet pensé en tant que pur lancer de soi - touche non seulement l'être
incessant, mais aussi la littérature comme telle.
En ne cherchant qu'à nous arracher à la neutralité de l'être, il apparaît en
effet que Lévinas tend aussi, implicitement, à nous éloigner essentiellement de
la littérature. Lorsqu'il en vient précisément à décrire le caractère
«"fantastique", "hallucinan[t]"286 » de l'il y a, c'est-à-dire de 1'« existence sans
monde287» ou encore de 1'« existence sans existani88 », dont il importe de
s'arracher ou qu'il s'agit de dissoudre dans la transcendance, force est de
constater que Lévinas recourt alors surtout à des exemples tirés de la
littérature: que ce soit chez Rimbaud, Huysmans, Zola, Maupassant,
Shakespeare ou même chez Blanchoi89, Lévinas trouve à chaque fois une seule
et même obsession de «l'universalité de l'existence jusque dans son
anéantissemeni90 ». Mais justement comment comprendre cette place
privilégiée accordée à la littérature au moment précis où il s'agit de décrire l'il
y a? Pourquoi Lévinas choisit-il précisément ce moment pour recourir à la
littérature? Quelle peut bien être pour nous la signification implicite d'un tel
parti pris? Nous ne pouvons comprendre celui-ci sans aussitôt associer
essentiellement la littérature comme telle au fait de l'il y a. Plus précisément
encore, ce qui s'affirme implicitement à travers cet accent mis sur la littérature,
c'est l'incessance et la neutralité de l'il y a en tant qu'origine ontologique de
l'imaginaire ou du fantastique constitutif de la littérature. L'étrangeté de la
-.
littérature - qu'elle soit poème, roman ou pièce de théâtre - tient
essentiellement à l'expérience ontologique de l'interminabilité de l'existence
ou de l'incessance de l'être. Et seule la présupposition de cet attachemen't

285
C. Malabou, La Plasticité au soir de l'écriture, Dialectique, destruction, déconstruction, p. 77.
286
Lévinas, De l'existence à l'existant, p. 97.
287
Ibid., p. 81.
288
Ibid., p. 93.
289 La présence de tous ces écrivains au sein des p. 96-103 de De l'existence à l'existant
témoigne implicitement du lien qui, selon Lévinas, relie essentiellement la littérature à
l'expérience de l'il y a.
290
Ibid., p. 100.

153
ontologique de la littérature à l'interminabilité de l'existence ou à l'incessance
de l'être peut expliquer cette soudaine attention de Lévinas pour « la chose
littéraire» au moment précis où il ne s'applique qu'à décrire l'il y a. Par
conséquent, chez Lévinas, dissoudre l'interminabilité de l'être revient aussi
nécessairement à dissoudre ce qui y est ontologiquement attaché. La solubilité
de l'il y a dans la transcendance ne saurait donc être sans la solubilité de la
littérature ou de l'étrangeté littéraire dans cette même transcendance. En
cherchant à nous arracher à l'être incessant, Lévinas tend donc aussi,
inévitablement, à nous arracher à la littérature et, ce faisant, à ce qu'il désigne
plus généralement comme l'exotisme de l'art291.
Si Blanchot et Lévinas partagent bien la même entente de l'incessance de
l'être, il n'en demeure pas moins, pour toutes les raisons que nous venons
d'évoquer, que le projet de l'un reste absolument étranger à celui de l'autre. De
l'existence à l'existant non seulement présuppose mais cherche à mettre en
œuvre la dissolution - dans/par la transcendance - de l'ontologie littéraire
propre à L'Espace littéraire. Au-delà d'une certaine communauté de pensée, il
y a donc, entre Blanchot et Lévinas, une incompatibilité, une différence ou
même un différend d'ordre philosophique et théorique qui reste absolument
irréductible, et ce dès L'Espace littéraire. Telle qu'elle apparaît dans cet
ouvrage, la littérature, loin de nous arracher à l'être incessant, est bien plutôt ce
qui nous y plonge littéralement et ontologiquement. Lire L'Espace littéraire,
entrer dans son ontologie, revient donc toujours, en quelque sorte, à lire à
l'envers De l'existence à l'existant et cette inversion est même, selon nous, une
des conditions théoriques (pour ne pas dire philosophiques) de l'entente de
l'ontologie de la littérature ou de l'écriture littéraire. Autrement dit, chez
Blanchot, l'ontologie de la littérature, de l'écriture ne se pense et ne s'écrit
qu'à rebours ou dans le dos de toute transcendance, c'est-à-dire à rebours ou
dans le dos de toute disruptivité du sujet! Et, d'un certain point de vue, on
peut même dire que, dans L'Espace littéraire, c'est essentiellement en raison
de leur attachement à cette disruptivité que Blanchot entretient des rapports
critiques avec Hegel, Heidegger et Lévinas.

A travers notre lecture de De l'existence à l'existant, nous avons été amenés


à formuler une certaine critique de la pensée et du projet de Lévinas et nous
avons montré pourquoi l'ontologie littéraire était indissociable de cette même
critique. Après cela, il nous reste, maintenant encore, à revenir plus
précisément sur la place de Hegel et de Heidegger.

Quant à la disruptivité du sujet, Hegel est, dans L'Espace littéraire, de fait


et de droit, le cas le plus patent et nous pouvons même affirmer qu'il fournit à
Blanchot le modèle philosophique de cette disruptivité. Plus précisément
encore, dans L'Espace littéraire, c'est en poursuivant implicitement cette
291Exotisme auquel sont consacrées les p. 83-92 de De ['existence à ['existant.

154
lecture kojévienne de Hegel qu'il avait déjà entamée dans le dernier texte de La
Part du feu que Blanchot en vient à envisager Hegel en tant que héraut de la
disruptivité du sujet et, par là même, du travail dans et pour le monde; et c'est
cette lecture que nous avons déjà rencontrée précédemment dans la première
des quatre annexes de L'Espace littéraire. Or, à la lumière de ce que nous
venons d' étab lir à partir de De l'existence à l'existant, il nous apparaît
désormais que ce qui caractérise essentiellement l'existence du sujet - du «je»
- dans et pour le monde n'est autre ~ue sa capacité ou son énergie disruptive et
c'est justement le Hegel de Kojève29 qui permet ici à Blanchot de distinguer et
d'identifier le caractère radicalement disruptif de la négation en tant que
fondement ou principe ontologique de la plasticité du sujet. Si Blanchot ne peut
pas suivre le projet de Lévinas, c'est donc aussi, dans une certaine mesure,
parce qu'il lui reproche implicitement de rester encore lié au schéma hégélien-
kojévien de la disruptivité inhérente à la négation dialectique.
En ce qui concerne Heidegger, les choses sont, au premier abord, bien
moins évidentes. Pour commencer, nous avons vu précédemment, au cours de
notre lecture de la première des quatre annexes de L'Espace littéraire, qu'il est
fait explicitement référence à Heidegger au sujet de la dissimulation de
l'être au niveau du monde: «Quand je suis, au niveau du monde, là où sont
aussi les choses et les êtres, l'être est profondément dissimulé (ainsi que
Heidegger nous invite à en accueillir la pensée )293.» Ensuite, quand nous avons
évoqué l'époque de l'apparition de la question littéraire de l'être, la description
heideggérienne de l'existence quotidienne dans le nous-on nous est alors
apparue comme la matrice de la pensée blanchotienne de l'existence publique.
Enfin, comme le remarque justement Catherine Malabou, «Heidegger n'est
pas un penseur de la transcendance [...]. Il n'y a pas [...] d' "autrement
qu'être" chez Heidegger. Il n'y a pas non plus, en conséquence, d'au-delà de
l'essence. Les frontières de l'être sont [donc] d'une certaine façon
intransgressibles294 ». Sur ces trois points précis - la dissimulation, l'existence
publique, l'indépassabilité de l'être -, Heidegger semble donc dans une
certaine proximité de pensée avec Blanchot. Or, cette proximité, comme celle
de Blanchot avec Lévinas, est en réalité toute relative, et ce d'autant plus que
l'ontologie littéraire de L'Espace littéraire présuppose aussi une critique

292On retrouveen effet à la page 337 de L'Espace littéraire«( "Je suis" (dans le monde)tend à
signifier que je suis, seulement si je puis me séparer de l'être: nous nions l'être - ou, pour
l'éclairer par un cas particulier, nous nions, nous transformons la nature - et, dans cette négation
qui est le travail et qui est le temps, les êtres s'accomplissent et les hommes se dressent dans la
liberté du "Je suis". Ce qui me fait moi est cette décision d'être en tant que séparé de l'être,
d'être sans être, d'être cela qui ne doit rien à l'être, qui tient son pouvoir du refus d'être,
l'absolument "dénaturé", l'absolument séparé, c'est-à-dire l'absolument absolu. ») une description du
sujet libre à tout le moins très proche de celle développée par Kojève dans son Introduction à la
lecture de Hegel (cf., à ce sujet, notre note en bas de page n0243, p. 141).
293L'Espace littéraire, p. 337.
294C. Malabou, La Plasticité au soir de l'écriture, dialectique, destruction, déconstruction, p. 77.

155
implicite non seulement de cette proximité apparente, malS de la pensée
heideggérienne du Dasein.
Si, avec la dissimulation, qu'il ne pense pas sans l'existence quotidienne
dans le nous-on, Heidegger - à l'image de Lévinas et de son constat initial de
la neutralité de l'il y a - a en effet pu fournir à Blanchot une première approche
de cette neutralité qui est au cœur de la littérature, il n'en demeure pas moins
que, comme Lévinas, il ne s'est absolument pas arrêté à cette neutralité. De
fait, chez lui, la neutralité n'est jamais que la teneur ou la tonalité générale
propre à l'existence quotidienne du Dasein ; la neutralité n'est pour lui que le
trait du dévalement - initial et provisoire - du Dasein. Or, justement, ce qui,
dans Être et Temps, n'a pu manquer de frapper Blanchot, c'est le fait que, après
le constat initial de cette neutralité de l'existence quotidienne et celui de la
dissimulation de l'être qui en est indissociable, le projet de Heidegger n'est
autre que de mettre au jour les conditions existentiales de la sortie ou de la
percée du Dasein hors de son existence en déval, cette sortie ou percée étant le
préalable de l'entente fondamentale de l'être. Autrement dit, nous trouvons
dans Être et Temps un cheminement comparable à celui de De l'existence à
l'existant: dans ces deux ouvrages, pourtant si éloignés l'un de l'autre, après le
constat et la description initiale d'une certaine neutralité, on nous invite et on
nous engage aussitôt à la quitter ou à nous en arracher. Au-delà de tout ce qui
les sépare effectivement, Heidegger et Lévinas se rejoignent donc sur la
possibilité, pour eux nécessaire (ontologiquement pour le premier;
éthiquement pour le second), d'une interruption effective de la neutralité.
Et chez Heidegger, c'est très précisément l'expérience de l'angoisse295 qui
prépare et rend possible l'accomplissement de cette interruption. Or, à y
regarder de plus près, l'expérience de l'angoisse qui permet tout uniment au
Dasein d'interrompre la neutralité du dévalement, de se saisir en la résolution
même de sa propre possibilisation et de dévoiler l'être - cette expérience donc,
qui seule permet à la fois la surrection du Dasein et la surrection de l'être, n'est
pas sans nous rappeler la disruptivité du sujet que nous avons rencontrée chez
Lévinas et chez Hegel! Même s'il ne s'agit pas et s'il ne peut s'agir, chez
Heidegger, de transcender l'être, on retrouve pourtant encore un certain recours
à une certaine transcendance dans l'issue ou la percée existentiale qui finit
(toujours) par interrompre l'angoisse. Cette issue, c'est-à-dire la surrection du
Dasein et celle de l'être à même lui, par l'éclat de son tranchant, nous arrache,
comme le sujet chez Lévinas ou chez Hegel, à toute neutralité. Ainsi, pour
penser la surrection du Dasein en tant que percée ou ouverture de l'être, on ne
peut pas éviter de faire encore et toujours appel à une logique disruptive ou à la
logique de la disruptivité, c'est-à-dire qu'on ne peut pas éviter de privilégier à
nouveau la possibilité de trancher littéralement non seulement la neutralité de
l'existence quotidienne, mais toute forme de neutralité. Et nous savons
295
Cf. Heidegger, Être et Temps, ~ 40, « La disponibilité fondamentale de l'angoisse: une
insigne ouverture du Oasein », p. 233-240.

156
désormais quel est le prix de cette volonté de trancher toute neutralité: une
méconnaissance pure et simple de l'incessance de la littérature et donc de
l'incessance qui est au cœur de l'ontologie constitutive de L'Espace littéraire.

Au-delà de toutes leurs différences et de tous leurs différends, l'esprit


hégélien, le Dasein heideggérien et l'existant lévinassien possèdent donc un
trait commun: ils ne peuvent pas être sans un certain éclat, c'est-à-dire sans
briser toute neutralité. L'esprit hégélien, le Dasein heideggérien, l'existant
lévinassien n'apparaissent, ne se manifestent ou ne se présentent en tant que
tels qu'en se démarquant ou qu'en se distinguant radicalement de la neutralité.
Pour penser, avec Blanchot, le passage «du Je au n296» non seulement
comme un des principaux effets d'incessance de l'être littéraire, mais comme
l'effet d'incessance qui atteint le sujet dans l'intimité même de sa constitution,
de sa position ou de sa pro-jection, nous ne pouvons donc faire l'économie
d'un débat ou d'un dialogue critique avec Hegel, Heidegger et Lévinas.
L'ontologie littéraire, constitutive de L'Espace littéraire, implique un
bouleversement de toute subjectivité qui passe nécessairement par un certain
rapport critique, autour des questions de l'apparition et de la présence du sujet,
avec Hegel, Heidegger et Lévinas. Dans les pages qui précèdent, c'est très
précisément cette lecture critique et le débat qui en est indissociable, lecture et
débat sur lesquels Blanchot s'appuie implicitement dans L'Espace littéraire,
que nous avons tenté de reconstituer.
Cette reconstitution nous a permis non seulement de mettre en évidence la
nécessité du recours à une certaine disruptivité (d'ordre dialectique,
ontologique ou éthique) chez Hegel, Heidegger et Lévinas, mais, aussi et
surtout, d'identifier et de délimiter en tant que tel cet usage ou cette logique de
la disruptivité comme étant le principal obstacle philosophique qui dissimule la
dissimulation ou l'être incessant et neutre qui est au cœur de l'ontologie
littéraire. Autrement dit, pour penser l'expérience de l'écriture comme rapport
à l'être incessant297, pour penser l'ontologie de l'écriture littéraire et, aussi,
pour pouvoir accompagner l'écriture de cette ontologie éminemment atypique
- pour tout cela, donc, Blanchot, d'emblée, nous invite implicitement à nous
défaire ou à abandonner cette disruptivité qui fait l'éclat philosophique de la
négation et de la dialectique hégéliennes, du Dasein heideggérien et de son
entente de l'être et, enfin, du sujet et de l'autre lévinassiens. Mais, plus
important encore, en nous appelant implicitement à un tel abandon dans
L'Espace littéraire, Blanchot nous invite aussi à considérer que cette logique
de la disruptivité - qui est, selon lui, commune à Hegel, Heidegger et Lévinas -

296L'Espace littéraire, p. 31.


297Pensée à laquelle, d'ailleurs, Blanchot nous engage dès le début de L'Espace littéraire en
déclarant: «Ecrire est l'interminable, l'incessant. [...] écrire, c'est se livrer à l'interminable»
(ibid., p. 21); ou encore, «écrire, c'est découvrir l'interminable» (ibid., p. 23).
157
n'est autre que le trait même de la philosophie en tant que telle298.L'originalité
de L'Espace littéraire ne réside donc pas seulement dans la pensée et l'écriture
explicites de cette ontologie qui fait encore défaut à Faux pas et à La Part du
feu. Bien au contraire, elle réside aussi et surtout dans cette nouvelle
perspective, dont il marque l'ouverture implicite, d'une délimitation possible
de la philosophie: c'est bel et bien avec l'ontologie littéraire de L'Espace
littéraire, donc bien avant L'Entretien infini, que Blanchot commence
réellement à lier essentiellement la littérature et l'écriture littéraire à une
certaine délimitation du logos philosophique!
L'étude de l'effet d'incessance de l'être littéraire sur la possibilité même du
sujet nous a donc permis de souligner le caractère essentiellement non-disruptif
de l'ontologie littéraire. Et c'est ce caractère que nous allons désormais tenter
d'approfondir en interrogeant non seulement le temps mais l'espace qui en sont
indissociables. En effet, dans L'Espace littéraire, la «transformation299»
littéraire du sujet que nous venons d'examiner n'est explicitement pas
envisagée et pensée sans une autre double « métamorphose» : celle du temps
et de l'espace.

2.2.2.2.La « métamorphose» littérairedu temps et de l'espace


Comment donc penser le temps et l'espace fonction de l'être littéraire alors
que nous savons désormais que celui-ci est sans éclat, sans l'éclat, le tranchant
ou le caractère insigne de la différance, de cette différance qui fait la
différence, qui fait toute différence, qui fait qu'il y a non seulement des
différences, mais des différents présents et remarquables en tant que tels?
Dans ce qui suit, nous allons voir que la temporalité et la spatialité de la
littérature et donc de l'être littéraire ne peuvent être pensées qu'à une seule
condition: nous devons les envisager indépendamment de toute disruptivité,
c'est-à-dire sans recourir à cette logique - philosophique - de la transcendance
disruptive que nous avons découvert chez Lévinas, Hegel et Heidegger. Or cela
requiert, à nouveau, une mise en question radicale, voire un abandon pur et
simple, de la présence du présent. Si dans L'Espace littéraire, la question du
temps et celle de l'espace sont indissociables, c'est en effet avant tout parce
qu'ils nous enlèvent tout présent! Et c'est précisément cette enlèvement du
présent - commun à la temporalité et à la spatialité littéraires -, et donc
l'impossibilité que se lève un présent digne de ce nom à travers le mouvement
de l'écriture, que nous allons désormais étudier.
Parce que l'importance et la primauté de la question de l'espace sont
d'emblée explicitement soulignées par le titre même L'Espace littéraire, nous
pourrions, dans un premier temps, croire que cette même question est
298Avec, après et au-delà de Blanchot, le destin - de Platon jusqu'à Badiou - de cette logique de
la disruptivité (ou de la rupture transfonnatrice) en tant qu'invariant de la philosophie reste,
aujourd'hui encore, à penser et à écrire.
299L'Espace Littéraire, p. 21.

158
effectivement envisageable indépendamment de celle du temps. Mais ce serait
là ne pas porter attention au déroulement même de L'Espace littéraire. En
effet, force est de constater que, dans « La solitude essentielle300», c'est-à-dire
dès le premier texte qui ouvre cet ouvrage tout en en condensant les principaux
enjeux, c'est non pas à proprement parler l'espace littéraire qui est directement
abordé, mais le temps littéraire qui sert déjà d'introduction à la spatialité de la
littérature. Autrement dit, dès le début, Blanchot insiste donc implicitement sur
une certaine « primauté» de la question du temps: dès les pages 25-28, nous
savons que la spatialité propre à la littérature - « où l'espace est le vertige de
l'espacemene01 » - ne saurait être pensée sans que nous ayons préalablement
non seulement posé la question du temps littéraire, mais aussi, ce faisant, pensé
«la fascination de l'absence de temps302» qui en est indissociable.
Contrairement à ce que pourrait nous laisser croire la simplicité du titre
L'Espace littéraire, Blanchot noue donc d'emblée le thème de l'espace à celui
d'une certaine temporalité: l'espace littéraire est essentiellement la
spatialisation d'une certaine temporalité. L'expérience de l'espace constitutive
de la littérature est avant tout une expérience spatiale d'une tout autre
temporalité, l'une ne va pas sans l'autre; et, de ce point de vue, nous pouvons
même légitimement modifier et compléter le titre que Blanchot a donné à son
ouvrage en passant de l'espace littéraire à l'espace - du temps - littéraire. La
théorisation ontologique du littéraire, qui s'accomplit dans L'Espace littéraire,
repose donc aussi essentiellement, et ce d'entrée de jeu, sur une théorisation
approfondie et explicite non seulement de l'espace mais du temps littéraires.
Et, d'ailleurs, si cet ouvrage peut être considéré comme un véritable tournant
dans le parcours de Blanchot, c'est aussi en raison même de ce traitement
explicite de la temporalité et de la spatialité de la littérature: L'Espace
littéraire n'est autre que le premier ouvrage où celles-ci sont interrogées
directement de façon aussi explicite.
Comment donc l'être incessant se temporalise-t-il et se spatialise-t-il ? C'est
tout d'abord en revenant à notre analyse précédente de l'appréhension
lévinassienne de la temporalité du sujet que nous pourrons commencer à
entrevoir comment Blanchot répond à cette question dans L'Espace littéraire.
Plus précisément encore, nous allons voir comment, autour de la question du
temps de la littérature, Blanchot poursuit implicitement sa lecture critique de
De l'existence à l'existant.
Nous avons vu précédemment non seulement que l'hypostase du sujet était
directement liée à la disruptivité de sa temporalité, mais que cette disruptivité
ne pouvait pas être envisagée et admise sans privilégier le présent: selon
Lévinas, si le sujet détient le pouvoir d'interrompre la neutralité et l'incessance
de l'être, c'est avant tout parce qu'il n'a pas d'autre façon de surgir dans

300
Cf. ibid., p. 13-32.
30l
Ibid., p. 28.
302
Ibid., p. 25.
159
l'existence que celle de l'instant présent. Le tranchant ontologique du sujet
tient littéralement au caractère tranchant de l'instantanéité du présent; donc pas
de transcendance disruptive sans un point de rupture ou d'arrêt du temps, sans
la ponctualité inhérente à l'instant présent ou à la présence du présent. Or, si
l'incessance de l'être - à laquelle la littérature nous expose - enlève au sujet sa
force disruptive, c'est justement parce qu'elle atteint sa ponctualité même et
donc sa temporalité: «Métamorphose du temps, [...] [l'expérience du temps
imaginaire] métamorphose d'abord le présent où elle semble se produire,
l'attirant dans la profondeur indéfinie où le "présent" recommence le "passé",
mais où le passé s'ouvre à l'avenir qu'il répète, pour que ce qui vient, toujours
revienne, et à nouveau, à nouveau303». Et c'est très précisément cette
« métamorphose », qui touche d'abord et avant tout le présent, qu'il nous faut
absolument penser si nous voulons ne serait-ce que comprendre les effets
d'incessance de la littérature sur le temps et l'espace.
En ce qui concerne le temps de la littérature, nous devons d'emblée ne pas
nous contenter de cette notion de métamorphose, et ce malgré l'usage que
Blanchot peut en faire. Aussi radicale qu'elle puisse être, la « métamorphose»
n'exclut jamais, en tant que telle, la possibilité d'une certaine conservation
minimum de cela même qui s'y reforme ou s'y déforme et, dans cette mesure,
elle ne signifie jamais la disparition totale de l'essence de l'être qui y est en
jeu. Autrement dit, de l'être qui se métamorphose il reste toujours quelque
chose d'avant la métamorphose, celle-ci présuppose donc toujours la
persistance d'une certaine continuité de l'être qui se métamorphose, et c'est
d'ailleurs la constance de cette continuité qui rend encore possible la
reconnaissance du métamorphosé en tant que tel; dans la métamorphose, la
présence initiale n'est, par conséquent, pas totalement ou intégralement
transformée. La notion de métamorphose est donc, de ce point de vue, très
limitée car si elle peut bien être une transformation, une modification ou une
déformation, elle ne peut en aucun cas être la perte ou l'explosion pure et
simple de toute forme, ou elle ne pourrait l'être qu'en se perdant aussitôt elle-
même tout en nous enlevant irrémédiablement l'être qu'elle était censée
transformer ou modifier. Si l'expérience du temps imaginaire ne consistait
qu'en une métamorphose du présent, comme pourrait le laisser croire le
passage du Livre à venir que nous venons de citer, alors, d'après ce que nous
venons de dire, nous ne pourrions donc pas nous empêcher de penser qu'il y a
effectivement encore du présent dans le temps littéraire: dans la métamorphose
du présent, le présent reste toujours un tant soit peu encore présenr°.J !

303
Le Livre à venir, p. 27.
304 Cet attachement au ou cette conservation du présent, qui limite essentiellement toute
métamorphose, est aussi la limite même de toute plasticité et c'est la raison pour laquelle la
plasticité elle-même (si chère à C. Malabou) n'est jamais qu'un nouveau masque de l'Aujhebung
hégélienne.

160
Or, dans quasiment tous les passages de L'Espace littéraire305 qui
concernent explicitement la temporalité littéraire, c'est justement cette
relativité de la métamorphose vis à vis du présent et, par conséquent, l'idée
même de la métamorphose qui sont totalement remises en cause. La
temporalité de la littérature ne peut pas être une simple métamorphose du
présent parce qu'elle est « l'abîme du temps présent, le règne d'un temps sans
présent, sans ce point juste qu'est l'instable équilibre de l'instant par quoi tout
est de niveau306». Autrement dit, contrairement à ce que pouvait laisser croire
l'idée de la métamorphose du présent, la temporalité littéraire, fonction de
l'être incessant, ne garde pas le présent, ne garde rien du présent et, ce faisant,
nous oblige à répondre aux questions suivantes: que reste-t-il du temps s'il n'y
a plus de présent? Est-il même possible de penser un temps sans l'extase
temporelle du présent? Et en l'absence du présent, que peuvent bien devenir le
passé et l'avenir, y a-t-il même encore un passé et un avenir? A travers ces
quelques questions, nous comprenons donc que, en nous enlevant tout présent,
la littérature touche aussi et surtout à la possibilité même du temps!
Et c'est précisément ce bouleversement radical du temps en sa possibilité
même que Blanchot désigne et tente de penser à travers ce qu'il nomme le
temps de l'absence de temps - temps de la littérature qui n'est rien d'autre que
Ie temps de l' incessant.
Cette question de la temporalité littéraire de l'absence de temps est
introduite dès le premier texte de L'Espace littéraire. C'est en effet au sein de
« La solitude essentielle» que, de façon explicite, Blanchot aborde pour la
première fois la temporalité de l'absence de temps en tant que constitutive de la
littérature: dès « La solitude essentielle », c'est non seulement la littérature,
mais « l'extrême de la littérature307» qui sont explicitement définis comme « le
règne fascinant de l'absence de temps308». Et c'est très précisément dans la
partie de « La solitude essentielle» intitulée « La fascination de l'absence de
temps309» que nous est proposée la tout première description pensante de ce
règne où seul apparaît « le fait que rien n'apparaît, l'être qui est au fond de
l'absence d'être, qui est quand il n'y a rien, qui n'est déjà plus quand il y a
quelque chose31O». Autrement dit, c'est donc aussi dès « La solitude
essentielle» que Blanchot noue essentiellement la dissimulation et l'incessance
de l'être à une certaine temporalité qui n'est autre que celle de l'absence de
temps.
Mais comment donc l'incessance de l'être se traduit-elle temporellement
dans le temps de l'absence de temps? Pour répondre à cette question, Blanchot
305
Dans L'Espace littéraire, le temps de l'absence de temps est au cœur des p. 25-27, 67, 148,
202, 324, 326.
306
Ibid, p. 148.
307
Ibid., p. 25.
308
Ibid
309
Cf ibid, p. 25-28.
310
Ibid, p. 26.
161
commence par distinguer implicitement le temps de l'absence de temps du
temps qui règne dans le monde: «L'absence de temps n'est pas un mode
purement négatif. C'est le temps où rien ne commence, où l'initiative n'est pas
possible, où, avant l'affirmation, il y a déjà le retour de l'affirmation. Plutôt
qu'un mode purement négatif, c'est au contraire un temps sans négation, sans
décision, quand ici est aussi bien nulle part, que chaque chose se retire en son
image et que le "Je" que nous sommes se reconnaît en s'abîmant dans la
neutralité d'un "Il" sans figure31!». Si le temps de l'absence de temps n'a rien
à voir avec le temps du monde ou avec la temporalité de l'action et du travail
du sujet au niveau du monde, c'est donc avant tout parce qu'il ne repose plus
du tout sur la transcendance disruptive de quelque négation que ce soit.
L'absence de temps est un temps à même lequel plus aucune négation ne vient
partager ou rythmer l'être. Dans l'absence de temps, le temps est de fait
désolidarisé de toute négation et ne peut plus, dès lors, être considéré comme
l'extériorisation ou l'expression objective de cette élasticité plastique qui, au
niveau du monde, ne cesse d'écarter l'être de l'être. Séparé radicalement de
l'énergie disruptive de la négation, le temps, dans l'absence de temps, n'est
donc plus un effet de la négation, il n'est plus et ne peut plus être pensé comme
l'effet positif et secondaire de cette «agitation inquiète3!2 », de cette
« différenciation313 » qui, dans le monde, ek-siste ou écarte toujours tout être au
cœur même de son être. L'absence de temps est donc un temps sans partage, un
temps qui ne se partage pas entre un avant, un pendant et un après, temps donc
qui ne saurait être encadré par ou contenu dans - et donc rassemblé ou totalisé
par - aucune mesure, qui ne s'étend pas ou, encore, qui ne s'étire plus - ne
dure plus - grâce à ou à même la successivité de ses propres ruptures ou auto-
négations.
Contrairement au «temps acti:f!4 », c'est-à-dire contrairement au « temps
tel qu'il s'exprime dans l'activité de notre travail habituee!5 », temps qui
repose intégralement sur le tranchant de l'instane16, - le temps littéraire de
l'absence de temps « [n']est [donc pas] un temps qui tranche, qui nie [...] [et
c'est la raison pour laquelle il n'est plus pensable comme] passage hâtif du
mouvement entre des points qui ne doivent pas le retenir3!7». Et cette
irréductibilité du temps littéraire au temps du monde tient essentiellement à
l'absence du présent qui le caractérise: «Le temps de l'absence de temps [-
qui est aussi le temps de l'absence de négation -] est sans présent, sans
présence3!8. » Or ce « "sans présent,,3!9» du temps de la littérature ne saurait

311
Ibid., p. 25-26.
312 Hegel, Phénoménologie de l'Esprit, Préface, p. 56.
313
Ibid.
314
L'Espace littéraire, p. 22.
315
Ibid., p. 161.
316
Cf. ibid., p. 22.
317
Ibid., p. 161.
318
Ibid., p. 26.

162
être pensé sans un bouleversement radical du jeu traditionnel des trois extases
temporelles constitutives de la temporalité mondaine. Dans «La solitude
essentielle », c'est en interrogeant l'existence même du passé que Blanchot
nous donne à penser ce bouleversement: le « "sans présent" [de la temporalité
littéraire] ne renvoie cependant pas à un passé. Autrefois a eu la dignité, la
force agissante de maintenant; de cette force agissante, le souvenir témoigne
encore, lui qui me libère de ce qui autrement me rappellerait, m'en libère en me
donnant le moyen de l'appeler librement, d'en disposer selon mon intention
présente. Le souvenir est la liberté du passé. Mais ce qui est sans présent
n'accepte pas non plus le présent d'un souvenir. Le souvenir dit de
l'événement: cela a été une fois, et maintenant jamais plus. De ce qui est sans
présent, de ce qui n'est même pas là comme ayant été, le caractère irrémédiable
dit: cela n'a jamais eu lieu, jamais une première fois, et pourtant cela
recommence, à nouveau, à nouveau, infiniment. C'est sans fin, sans
. 320
commencement. C ' est sans avemr ». A travers ce passage, nous comprenons
que le temps littéraire échappe radicalement au privilège ou à la primauté du
présent qui structure et organise essentiellement le temps au niveau du
monde. En effet au niveau de celui-ci, il y a certes trois extases du temps
apparemment distinctes, mais cette différenciation ou cette partition ternaire du
temps n'est en réalité qu'une illusion et c'est très précisément cette dernière
que Blanchot dénonce implicitement dans le passage que nous venons de citer.
Dans le temps du monde, tout - le passé comme l'avenir - tient au présent;
dans le temps du monde, le présent surdétermine et unifie essentiellement le
passé et l'avenir. Autrement dit, dans le temps du monde, le passé n'est jamais
que du présent ayant été et l'avenir n'est rien de plus que du présent à venir.
De ce point de vue, en prolongeant l'analyse de Blanchot, nous pourrions dire
que, au niveau du monde, le temps n'est constitué que d'une seule et unique
extase qui n'est autre que le présent: dans le monde, il ne vient que du présent
et le présent est la seule et unique vérité, le seul et unique sens du temps! Le
temps du monde n'est donc, en définitive, que le règne unaire et unilatéral du
présent: dans le monde, le présent est la seule instance du temps! Mais si nous
voulons réellement saisir le lien qui relie essentiellement l'absence du présent à
l'absence de temps, nous devons aussi considérer qu'il n'y a à proprement
parler pas d'autre temps que celui du monde. A travers toute son analyse,
Blanchot présuppose en effet, et ce de façon implicite, que le temps du monde
n'est autre que le temps par excellence et ce n'est qu'en fonction de cette
présupposition qu'il peut justement penser l'absence du présent non pas
comme une simple absence de telle ou telle forme particulière de temps, mais
comme l'absence du temps. Dans le sans présent de la littérature, c'est le temps
en tant que tel qui s'est en quelque sorte évaporé et c'est la raison pour laquelle
le temps de la littérature n'est autre que le temps de l'absence de temps. Et, sur
3]9
Ibid.
320
Ibid.
163
ce point, Blanchot touche d'ailleurs à ses propres limites puisqu'il nous invite,
à travers l'absence de temps indissociable de l'absence du présent, à penser un
«temps» qui n'a plus rien à voir avec le temps, à dire un «temps» qui récuse
le concept - le mot même - du temps. Dans l'absence de temps du temps
littéraire, Blanchot nous presse donc de faire l'expérience de ce dont, au sens
strict, il ne peut plus y avoir d'expérience si, comme Derrida nous invite à le
penser321,il n'y a d'expérience que de ce qui est présent. Et, par conséquent,
dans l'absence de temps indissociable de l'absence du présent, c'est-à-dire dans
l'impossibilité de toute chrono-Iogie, ce sont à la fois la possibilité de la
phénoménologie et celle de l'ontologie qui deviennent aussi radicalement
impossibles! Ce faisant, c'est le projet même, constitutif de L'Espace
littéraire, d'une ontologie phénoménologique de l'être incessant et donc du
littéraire qui trouve là une de ses limites - pour ne pas dire sa limite -
essentielles.
Dans le temps littéraire de l'absence de temps, sans négation et sans présent,
c'est donc la possibilité même de l'expérience qui n'est plus possible: non
seulement nous ne pouvons plus y être présent à quelque expérience que ce
soit, mais l'expérience même en tant qu'elle est toujours de la présence y est
radicalement impossible. Le temps littéraire de l'absence de temps est donc un
temps où toutes les extases temporelles sont toujours-déjà mises en instances,
ajournées ou différées. Dans la temporalité littéraire, il n'existe donc aucun
repère, aucun point d'arrêt du temps susceptible de nous fournir un point
d'appui - un point ou un centre de présence - d'où nous pourrions
effectivement embrasser et comprendre le cours du temps: autrement dit, le
temps de l'absence de temps nous prive essentiellement de toute possibilité de
« voir venir» - dans l'absence de temps, nul ne peut rien voir venir puisque
tout, toujours-déjà, revient. La revenance du retour - comme présence
irrémédiable de « l'impossibilité de réaliser une présence322» - est en effet le
principal effet temporel de l'incessant: « Dans l'absence de temps, ce qui est
nouveau ne renouvelle rien; ce qui est présent est inactuel; ce qui est présent
ne présente rien, se représente, appartient d'ores et déjà et de tout temps au
retour. Cela n'est pas, mais revient, vient comme déjà et toujours passé, de
sorte que je ne le connais pas, mais le reconnais, et cette reconnaissance ruine
en moi le pouvoir de connaître, le droit de saisir, de l'insaisissable fait aussi
l'indessaisissable, l'inaccessible que je ne puis cesser d'atteindre, ce que je ne
puis prendre, mais seulement reprendre, - et jamais lâcher323.» La fatalité du
retour est donc ce à quoi nous soumet le temps littéraire de l'absence de temps;
et dans cette fatalité du retour, seul apparaît l'être en tant que «ce qui ne
permet jamais [au venir] d'arriver [...], l'en deçà où, de l'être, il n'est jamais

321
«"Expérience" a toujours désigné le rapport à une présence, que ce rapport ait ou non la
forme de la conscience» (Derrida, De la grammatologie, p. 89).
322L'Espace littéraire, p. 27.
323
Ibid.

164
rien fait, en quoi rien ne s'accomplit, la profondeur du désœuvrement de
l'être324». Dans la fatalité du retour du temps littéraire, l'être apparaît donc
comme « l'irrémissible325 », « l'irrémédiable326 » : la littérature nous révèle que
la répétition est l'être de l'être; autrement dit, «ce qui est premier, ce n'est
pas le commencement, mais le recommencement, et l'être, c'est précisément
l'impossibilité d'être une première fois327». Telle est la révélation
«ontologique» du temps sans présent de l'absence de temps dans lequel nous
plonge l'écriture littéraire: l'être est incessant, interminable parce qu'il ne
cesse de venir sans arriver, parce qu'il « n'arrive pas à venir, n'arrive pas dès
lors qu' [il] [...] vient, ou n'arrive pas au venir, ni à ce qui vient dans le
venir328» ; l'être n'est que retour ou répétition de sa non-arrivée, de son non-
avènement - de son a-vènement.
La pensée de la temporalité littéraire n'est donc pas envisageable sans une
dilatation, une indéfinition ou une infinition du temps. A travers L'Espace
littéraire, nous découvrons en effet que le temps littéraire - de l'absence de
temps, de l'absence de présent - n'est autre que le mouvement ana-chronique,
u-chronique et anarchique du « n'en pas finir de finir329». Mais ceci étant dit,
nous devons aussitôt ajouter que, en nous interdisant tout recours au présent,
Blanchot rend d'autant plus difficile la pensée de ce temps in(dé)fini de la
littérature: l'indéfinition ou l'infinition de la temporalité du littéraire n'a en
effet rigoureusement rien à voir avec une extension infinie du présent ou de la
présence. Autrement dit, le temps de l'absence de temps ne saurait être
confondu avec les trois principales conceptions philosophiques de l'infinitude
du temps330.Le temps littéraire est sans commune mesure avec la sempitemité
du temps naturel, qui n'est autre que la sempitemité du passage de maintenant
en maintenant, passage qui ne cesse de passer ou qui continu indéfiniment sans
jamais connaître d'ultime maintenant susceptible d'en faire un passé. Il est
aussi sans commune mesure avec un nunc stans, avec un maintenant, un
présent figé, immobile et indéfiniment étant. Mais plus important encore pour
nous, il est absolument sans commune mesure avec la présence infinie
constitutive de la conception hégélienne de la temporalité de l'absolu, sans
rapport avec le présent absolu ou total de l'absolu hégélien à même lequel
passé et présent demeurent toujours coprésents, à même lequel le passé en tant
que moment de l'absolu n'est jamais définitivement passé mais toujours
conservé et présent au sein même du savoir de soi de l'absolu. La question de

324
Ibid., p. 49.
325
Ibid., p. 326.
326
Ibid., p. 327.
327
Ibid.
328
Derrida, Parages, « Pas », p. 62-63.
329
Lévinas, Sur Maurice Blanchot, p. 16.
330
Cf., au sujet de ces trois conceptions philosophiques, Christophe Bouton, « Etemité et présent
selon Hegel », Revue philosophique de la France et de l'étranger, nOl,janvier-mars 1998, p. 49-70.

165
l'infinitude du temps littéraire fournit donc à Blanchot l'occasion de poursuivre
implicitement son dialogue critique avec Hegel.
Or à travers ce dialogue critique avec Hegel, Blanchot témoigne aussi
implicitement de sa lecture de Heidegger: nous ne pouvons en effet penser
l'infinitude du temps littéraire sans la dégager, avec Heidegger, de cette
infinitude de la conception courante du temps - c'est-à-dire le temps du
maintenant - qui règne encore dans et limite donc toujours le système
dialectique hégélien. Mais nous ne devons surtout pas nous laisser abuser par
cet accord apparent avec Heidegger puisque Blanchot échappe aussi
radicalement à sa pensée de «la temporellité originale et propre331» de
Dasein: l'a-vènement absolu du temps littéraire de l'absence de temps
implique en effet l'impossibilité pure et simple de cet « à veni?32 » qui, selon
Heidegger, définit proprement l'existentialité temporelle ou historiale du
Dasein. En nous privant de tout présent, en venant sans arriver, en venant sans
arriver à venir, sans arriver au venir, le temps littéraire nous retire aussi
nécessairement (de) tout à venir et, par conséquent, prive radicalement le
Dasein de sa venue ou de son «avènement à soi qui [...] est le phénomène
original de l'avenir333». Autrement dit, le temps de l'absence de temps
implique aussi essentiellement l'impossibilité de « la résolution en marche [...] [, de]
l'être envers l'insigne pouvoir-être le plus propre334» et, par conséquent, dans
la littérature, ce n'est rien de moins que « le D a sei n en général [qui ne] peut
[plus], en sa possibilité la plus propre, s'en venir jusqu'à lui-même et en s'en
venant-ainsi-jusqu'à-Iui-même soutenir la possibilité comme possibilité, c'est-
à-dire exister335». Dans L'Espace littéraire et Le Livre à venir, c'est donc non
seulement avec Lévinas et Hegel, mais aussi avec Heidegger que Blanchot
s'entretient de façon critique afin de décrire et penser le temps - littéraire - de
l'être incessant comme temps de l'absence de temps: l'absence de temps,
temps de la répétition ou du retour, est un temps radicalement dégagé de la
présence de l'instant lévinassien, de la coprésence hégélienne du présent et du
passé et, enfin, de l'avenir heideggérien.

Après avoir mis en lumière ce triple dégagement indissociable de la


temporalité littéraire, il ne nous reste plus qu'à interroger l'espace qui en est
fonction.

Au temps de l'absence de temps, dans lequel nul ne peut rigoureusement


distinguer de - ou se tenir à un - moment privilégié, ne peut répondre qu'un

331Heidegger, Être et Temps, p. 389.


332Ibid., p. 385.
333
Ibid.
334Ibid.
335Ibid.

166
espace dans lequel nous ne sommes «jamais "ici,,336». L'espace du temps de
l'absence de temps est un espace «où manquent les conditions d'un séjour
véritable33?» ou « d'un ici décisif38 » ; et cet espace - qui n'est qu'absence ou
impossibilité de tout séjour, de tout ici et donc de tout habiter au sens
heideggérien du terme339- n'est autre que le désert ou l'espace de l'erreur.
L'espace littéraire du désert ou de l'erreur implique avant tout la remise en
cause radicale du partage traditionnel - entre l'intérieur et l'extérieur - qui
structure essentiellement la topologie de tout espace au niveau du monde. Dans
le monde, c'est en effet toujours à partir de la stabilité et de la sécurité d'un
dedans effectivement limité et identifiable comme tel que nous pouvons ensuite
nous exposer temporairement au dehors. Et cette exposition est d'autant plus
temporaire et relative que, au niveau du monde, nous sommes toujours en
mesure de sortir effectivement du dehors soit en retournant à notre point de
départ (notre lieu de séjour initial), soit en y aménageant - en en établissant par
exemple la cartographie - un nouveau séjour. Au niveau du monde, le dehors
n'est donc jamais totalement au dehors ou en dehors puisqu'il ne peut pas ne
pas être effectivement du ou dans le monde. Aussi, dans le monde, tout dehors
n'est-il jamais qu'un dedans en puissance, c'est-à-dire qu'un lieu dont la seule
nouveauté consiste uniquement à renouveler temporairement nos repères
topologiques ou topographiques. Toute la topologie, toute la géographie du
monde dépend donc essentiellement de la convertibilité, pour ne pas dire de
l'amphibologie, du dedans et du dehors, voire même de la primauté irréductible
du dedans sur le dehors. La spatialité du monde, qui n'est autre que celle du
sujet qui y surgit-travaille, ne saurait donc être envisagée et conçue sans la
possibilité de toujours trouver une issue effective au dehors et la persistance de
cette possibilité, à même tous les lieux du monde, ne marque aussi que
l'impossibilité - constitutive de ce même monde - d'échapper à la suprématie
unilatérale et à la limite du dedans!
Or, c'est précisément cette suprématie que l'espace du temps de l'absence
de temps suspend radicalement: «Le désert, ce n'est encore ni le temps, ni
l'espace, mais un espace sans lieu et un temps sans engendrement. Là, [à même
la littérature,] on peut seulement errer, et le temps qui passe ne laisse rien
derrière soi, est un temps sans passé, sans présent, temps d'une promesse qui
n'est réelle que dans le vide du ciel et la stérilité d'une terre nue où l'homme
n'est jamais là, mais toujours au-dehors. Le désert, [l'espace littéraire,] c'est
[donc] ce dehors, où l'on ne peut demeurer, puisque y être c'est être toujours
déjà au-dehors340». L'espace littéraire du désert nous soumet donc à un dehors
336
L'Espace littéraire, p. 92.
337
Ibid.
338
Ibid., p. 319.
339 Dans l'espace blanchotien du temps de l'absence de temps, il ne peut plus du tout être
question de « [s]éjoumer en accoutumance dans les domaines dans lesquels l'être humain a à
appartenir» (Heidegger, Achèvement de la métaphysique et poésie, p. 105).
340Le Livre à venir, p. 111.

167
sans ou absous de tout dedans, à un dehors qui n'est plus l'extériorisation de
quelque dedans que ce soit - dehors donc absolument illimité et sans issue,
illimité parce que sans aucune issue possible. L'in(dé)finité du dehors, qui tient
essentiellement à cet « être sans issue », n'est donc pas à proprement parler liée
à une étendue physico-spatiale donnée. Blanchot remarque en effet que « tout
lieu absolument sans issue devient infini341». Le dehors peut donc envahir,
toucher, bouleverser n'importe quel lieu, non seulement les plus vastes (une
ville), mais aussi ceux qui sont apparemment les plus restreints et que l'on
opposent traditionnellement - comme abri - à tout dehors (une demeure, un
appartement, voire même une simple chambre342). Indifférent à la qualité
physique et spatiale de tout lieu défini, absolument sans échelle, le dehors nous
confronte donc à une in(dé)finité qui ne tient plus du tout à l'idée d'ouverture
mais à celle de l'enfennement. Et, sur ce point précis, nous pouvons même
affinner que Blanchot renouvelle de façon radicale notre appréhension de
l'in(dé)fini puisqu'il nous oblige à ne plus le penser qu'à travers l'identité de
deux traits apparemment contradictoires qui sont l'être-jamais-donné ou l'être-
toujours-en-expansion et la finitude irréductible de l'enfennement. Autrement
dit, le dehors ou le désert n'a pas à proprement parler de consistance physique,
consistance qui seule nous pennettrait de le situer ou de dire où il se trouve (ici,
là-bas, près de..., avant..., après...). Il n'est même pas un lieu atypique. Il
n'est que ce mouvement - mouvement ou mouvance de la littérature - qui, à
même la finitude de tout lieu, lui retire toute possibilité d'être effectivement
donné, d'être effectivement fini, - retrait donc du fini à même le fini.
La littérature nous « attir[ e donc] en un espace où la vérité manque, où les
limites ont disparu, où nous sommes livrés à la démesure, et c'est là pourtant
[...] [que l'écriture nous] impos[e] de maintenir [encore] une démarche343».
Or, quelle démarche pouvons-nous bien encore maintenir en cet espace de la
littérature où tous « les pas [...] ne mènent nulle parf44 », où nous sommes
« en chemin sans pouvoir [nous] [...] arrêter345» ? Est-il même encore possible
de penser une démarche, un cheminement ou un déplacement à même l'espace
désertique? Comment, en effet, pourrions-nous ne serait-ce qu'envisager de
pouvoir encore cheminer ou nous déplacer et donc, par là même, nous situer et
nous orienter au sein d'un espace -l'espace littéraire - indivisible, sans lieu ou
sans territoire, qui, loin de nous accueillir, nous soumet toujours-déjà à une
déterritorialisation incessante? Comment donc encore aller et venir en un
espace que nous ne pouvons plus du tout penser comme un là, c'est-à-dire
comme l'avoir lieu d'un lieu digne de ce nom?

341
Ibid., p. BI.
342
Ici, on ne peut éviter de penser à ces appartements, à ces chambres qui sont 1'« espace» des
récits de Blanchot!
343
L'Espace littéraire, p. 243.
344Ibid., p. 127.
345
Le Livre à venir, p. BI.

168
Pour répondre à ces questions, nous devons parvenir à penser une
démarche, un déplacement ou un transport non-linéaire, non-homogène, non-
uniforme et a-téléologique; autrement dit, il nous faut penser la démarche, le
déplacement ou le transport fonction du retour et de la répétition indissociables
du temps de l'absence de temps. C'est, en tout cas, à une telle pensée que
Blanchot nous invite lorsqu'il interroge l'égarement ou le mouvement de
l'erreur qui est, que ce soit dans L'Espace littéraire ou dans Le Livre à venir,
toujours associé à l'espace du désert: celui-ci est en effet «terre de
l'erreur346 », il est l'espace où «on peut seulement errer347». L'in(dé)finition
de l'espace désertique tient donc aussi essentiellement à l'incessance de
« l'égaremenë48 » auquel il nous soumet: le désert littéraire n'est que « [l]e
lieu de l' égarement349» et ce n'est qu'en tentant de penser la mobilité ou la
mouvance de cet égarement incessant que nous pourrons penser la démarche, le
déplacement ou le transport littéraire.
Dans L'Espace littéraire, c'est au contact des œuvres de Kafka que
Blanchot en vient pour la première fois à envisager explicitement cette
démarche littéraire de l'erreur: «[ n]ous savons que, de cette démarche,
l'histoire de l'arpenteur [du Château de Kafka] nous représente l'image la plus
impressionnante. Dès le commencement, ce héros de l'obstination inflexible
nous est décrit comme ayant renoncé à jamais à son monde, son pays natal, la
vie où il y a femme et enfants. Dès le commencement, il est donc hors du salut,
il appartient à l'exil, ce lieu où non seulement il n'est pas chez lui, mais où il
est hors de lui, dans le dehors même, une région privée absolument d'intimité,
où les êtres semblent absents, où tout ce qu'on croit saisir se dérobe. La
difficulté tragique de l'entreprise, c'est que dans ce monde de l'exclusion et de
la séparation radicale, tout est faux et inauthentique dès qu'on s'y arrête, tout
vous manque dès qu'on s'y appuie, mais que cependant le fond de cette
absence est toujours donné à nouveau comme une présence indubitable,
absolue, et le mot absolu est ici à sa place, qui signifie séparé, comme si la
séparation, éprouvée dans toute sa rigueur, pouvait se renverser dans
l'absolument absolu350». Et, c'est à nouveau Kafka qui nous révèle que
« [l]'impatience au sein de l'erreur est la faute essentielle, parce qu'elle
méconnaît la vérité même de l'erreur qui impose, comme une loi, de ne jamais
croire que le but est proche, ni que l'on s'en rapproche: il ne faut jamais en
finir avec l'indéfini; il ne faut jamais saisir comme l'immédiat, comme le déjà
présent, la profondeur de l'absence inépuisable351». A travers la pensée de
l'espace désertique et de la mobilité de l'erreur qui en est indissociable,

346
L'Espace littéraire, p. 92.
347Le Livre à venir, p. Ill.
348Ibid., p. 131.
349Ibid.
350
L'Espace littéraire, p. 92-93.
351Ibid., p. 95.

169
Blanchot non seulement poursuit donc cette description de l'incessance
découverte chez Kafka, mais, aussi et surtout, témoigne implicitement du fait
que c'est essentiellement, voire uniquement, la question de cette incessance
qui, de La Part du feu au Livre à venir, dirige littéralement toute sa pensée de
la littérature. Mais refermons là cette digression sur la continuité de la lecture
blanchotienne de Kafka et revenons-en précisément à la mobilité, à la
mouvance de l'erreur qui règne dans l'espace désertique de la littérature.
A travers ce que Blanchot désigne comme le mouvement de l'erreur, il
s'agit donc de décrire et de penser la démarche, le déplacement fonction de
l'espace désertique. Et, d'emblée, de la même façon que le désert est le dehors
sans dedans, il nous faut penser l'erreur indépendamment de toute vérité: pour
penser l'errance, c'est-à-dire l'erreur en tant que mobilité au sein de l'espace
désertique, nous devons en effet tout d'abord prendre la meSUI:ede sa résistance
démesurée à toute vérité. Rien, aucune vérité ne vient jamais la corriger et la
relever: l'incessance de l'erreur tient à l'irréductibilité de son incorrection ou
de son incorrigibilité, incorrection ou incorrigibilité à laquelle aucun telos,
aucun sens, aucune vérité, aucun Heimat ne vient jamais mettre un terme. Dans
le mouvement de l'erreur, Blanchot s'applique donc à désigner, nous n'osons
dire à définir, le désert comme in(dé)finition de l'exil: l'erreur est un exil sans
fin, c'est-à-dire sans espoir de salut que ce soit sur terre (la terre est stérile et
nue) comme au ciel (le ciel est vide) !
De ce point de vue, l'erreur se démarque radicalement de l'appréhension
heideggérienne de l'erreur comprise comme auto-dissimulation ou réserve (de
la vérité ou du sens) de l'être. Alors que, chez Heidegger, l'erreur n'est en
aucun cas considérée en elle-même, mais toujours pensée en fonction du
rapport à l'être, c'est-à-dire en tant que modalité ou « sauvegarde de l'Être
authentique dans le retraie52 », en tant que «mode particulier de [la]
manifesteté353» de cela même qui permet à toute chose de venir à sa propre
présence; au contraire, au sein du désert blanchotien, nous découvrons une
errance qui ne recouvre absolument plus rien. L'errance n'y est plus
subordonnée à quelque instance que ce soit dont elle ne serait que le masque, la
déformation, le change ou la dérive provisoire et relative. Autrement dit, de
l'errance, nul ne peut effectivement revenir! L'errance qui règne dans l'espace
désertique de la littérature n'a donc absolument plus rien à voir avec toutes les
modalités de déplacement qui se contentent juste de nous éloi~er d'une
«sédentarité originaire [qui, toujours, leur] [...] préexiste 54». Plus
précisément encore, dans l'erreur littéraire, ce n'est rien de moins que la
sédentarité de la métaphysique et « le schéma dérivatif 55» qui en est

352
Heidegger, Les Hymnes de Holderlin, p. 117.
353Ibid.
354C. Malabou, La Contre-allée, p. 22.
355 L'erreur blanchotienne « consiste à inquiéter le schéma dérivatif qui gouverne la
métaphysique et prescrit du même coup au voyage le sens de sa marche. Qu'il s'agisse de la
170
indissociable qui se trouvent radicalement remis en cause. Comme le désert,
l'erreur est donc sans issue. Migration ou exil sans terre natale, sans patrie ni
pays356, sans terre promise, elle est une démarche ou un déplacement sans
progrès, sans avancée. Et dans ce mouvement de l'erreur - de L'Espace
littéraire et du Livre à venir - qui littéralement n'avance à rien, d'où rien ne
vient si ce n'est le retour de l'exil et de l'errance, nous pouvons déjà deviner
toute l'ambiguïté du pas du Pas au_delà357.
L'espace désertique, comme terre de l'erreur ou « lieu de l' égarement[,]
ignore [donc] la ligne droite; on n'y va jamais d'un point à un autre; on ne
part pas d'ici pour aller là; nul point de départ et nul commencement à la
marche. Avant d'avoir commencé, déjà on recommence; avant d'avoir
accompli, on ressasse, et cette sorte d'absurdité consistant à revenir sans être
jamais parti, ou à commencer par recommencer, est le secret de la "mauvaise"
éternité, correspondant à la "mauvaise" infinité, qui l'un et l'autre recèlent
peut-être le sens du devenir358». Dans l'espace désertique de l'erreur, où ne
règne que le temps de l'absence de temps, «ce qui arrive n'a [donc] pas
l'action claire de l'événement à partir de quoi quelque chose de ferme pourrait
être fait, et, par conséquent, ce qui arrive n'arrive pas, mais non plus ne passe
pas, n'est jamais dépassé, arrive et revient sans cesse, est l'horreur et la
confusion et l'incertitude du ressassement éternel359». Et de la même façon que
le temps de l'absence de temps impliquait l'impossibilité de la temporellité
originale du Dasein, l'espace du désert implique aussi essentiellement
l'impossibilité même du da du Dasein. Comme l'a justement remarqué F.
Wybrands, l'espace littéraire est, en effet, un «espace [qui] n'offre plus de
lieux ouverts à l'établissement d'une demeure [..,] [; espace, donc, où il n'y a
p]lus de point focal à partir duquel les dimensions de l'espace se rassemblent et
ménagent un site où habiter [. ..] [;] [dans le désert blanchotien, l]es dimensions

dérive entendue comme mouvement réglé d'éloignement à partir d'une origine ou qu'il s'agisse
au contraire de la dérive entendue comme procès incontrôlé, dans les deux cas, le mot désigne
un trajet trop continu loin des rives, toujours assuré de frontières indivisibles, toujours
susceptible d'être réparé ou compensé en retour. La dérive ne peut permettre la venue de l'autre
sans le reconduire aussitôt à lafrontière du même» (ibid., p. 18).
356Dans l'espace désertique de l'erreur littéraire, nous sommes littéralement sans appartenance et
sans tenue, sans cette appartenance et cette tenue que nous donne et auxquelles nous lie le pays
(<<le pays se manifeste comme ce qui relève d'une appartenance, mais d'une appartenance telle
qu'elle ne peut venir que de celui qui "appartient" en tant que et parce que il se rapporte à cela
qu'il appelle "pays". "Appartenir", c'est "tenir à", aussi bien au sens d"'être attaché à" qu'au
sens d"'avoir un rapport juste, pertinent". "Mon pays", c'est ce qui relève pour moi de la tenue
U'y tiens, il me tient, ça tient ensemble) et de la pertinence (ça correspond, ça répond, ça fait sens
tout au moins comme résonance). C'est pourquoi "mon pays" peut être en même temps et sans
aucune contradiction un village et une nation, une région, un quartier, une ville. On dit aussi "une
terre" dans un sens proche. Le pays, c'est le coin de terre auquel on tient, par lequel on est tenu»
(J.-L. Nancy, Aufond des images, p. 104-105)).
357Que nous évoquerons à la fin de la seconde partie de notre étude.
358Le Livre à venir, p. 131.
359L'Espace littéraire, p. 319.

171
de l'espace s'écartent infiniment, le lieu se distend, perd son unité: ici est nulle
part, nulle part n'est cependant pas situé ailleurs que là oùje suis [...] [et] tout
ici [...] se voit multiplié en tous sens et empêche tout lien de se former. Ici est
déjà ailleurs, le proche n'est pas proche. L'espace s'espace, n'est que cet
espacement sans limite qui ruine, disloque et distancie toute présence36o»;
ainsi, l'espace littéraire «frapp[ e] d'inanité ou d'impossibilité [...] le da du
. . 361
D asem, Ie y etre
' d u 1f ya ».

3. L'être littéraire au-delà de toute ontologie et de toute critique

De l'étude des « effets d'incessance » de la littérature sur le sujet, le temps


et l'espace, il ressort avant tout que l'être que la littérature nous donne à penser
«est ce qui ne peut "vraiment" être362». L'être auquel nous confronte la
littérature nous enlève donc tout point de référence ontologique! Si l'ontologie
du littéraire n'a rigoureusement plus grand chose à voir avec l'ontologie
philosophique, c'est donc surtout parce que l'être n'y est plus, ne peut plus y

360
F. Wybrands, « La rencontre, l'excès: Heidegger - Blanchot », Exercices de la patience, n02,
p.83.
361Ibid. L'écriture comme expérience de l'espace littéraire nous expose donc à un langage qui ne
peut plus être «cet avènement (Ereignis) qui lui-même dispose de la suprême possibilité de
l'être de l'homme» (Heidegger, « Holderlin et l'essence de la poésie », Approche de Holderlin,
p. 48). Dans la littérature selon Blanchot, il ne peut donc plus du tout être question de se
rapporter à la parole (ou au langage) en tant que « site le plus propre de [...] [notre] manière
d'être le là» (Heidegger, « Le déploiement de la parole », Acheminement vers la parole, p. 143).
Le temps de l'absence de temps et l'espace désertique de l'erreur ne peuvent donc que nous
conduire à distinguer radicalement l'écriture littéraire et/ou poétique selon Blanchot et la parole
parlante de la poésie selon Heidegger: la littérature ou la poésie selon Blanchot, c'est-à-dire le
mouvement de l'écriture comme expérience de l'absence de temps et de l'espace de l'erreur, n'a
plus rien à voir avec« [l]e dire [heideggérien] du poète [qui] est fondation non seulement au sens
d'une libre donation, mais également en ce sens qu'il assied et assure sur sa base l'être-là de
l'homme» (Heidegger, «Holderlin et l'essence de la poésie », Approche de Holderlin, p. 53) en
lui ouvrant l'entente de l'être. Dans le mouvement littéraire de l'écriture, tel que Blanchot nous
invite à le penser, c'est par conséquent rien de moins que l'essence même de la poésie selon
Heidegger qui devient impossible: écrire selon Blanchot, c'est ne plus pouvoir« habiter le parler
propre de la langue» (Heidegger, Qu 'appelle-t-on penser ?, p. 134); l'écriture nous presse donc
d'abandonner toute idée d'une parole ontologiquement privilégiée parce qu'elle nous mettrait
essentiellement en rapport, à même son parler, avec l'essence du langage, c'est-à-dire avec le
langage comme déploiement même de l'événement-avènement de l'être. Autrement dit, l'idée
même du langage comme pur avoir lieu de l'entente appropriante du Dasein et de l'être - c'est-à-
dire l'idée même qui seule permet à Heidegger de distinguer la poésie comme telle en la
différenciant radicalement de la littérature (en effet, selon Heidegger, la poésie comme « dire et
[..,] parler originel du langage» (Ibid., bas de la p. 234)« est essentiellement plus riche que ce
qui entre dans les formes audibles et visibles de la formulation parlée pour se taire ensuite en tant
que tel dans les formules écrites» (Ibid., fin de la p. 257) ou dans l'objectivation littéraire) -,
cette idée, donc, ne peut plus du tout nous servir pour penser l'espace et le langage de la
littérature et de la poésie selon Blanchot!
362L'Espace littéraire, p. 362.

172
être un référent, un point de repère ou un centre de référence à partir duquel
pourraient toujours se rassembler, se concentrer ou se totaliser, de façon
exemplaire, tout le sens et toute la vérité non seulement de ce qui est, mais de
ce qui n'est pas.
Dans la présence littéraire de l'être incessant, «présence étrangère au
présent du temps et à la présence dans l'espace363», nous avons par conséquent
perdu toute forme, toute instance ontologique d'effectivité et de présence. Dans
la littérature, l'être, qui n'est qu'a-vènement de l'être, n'est plus l'origine ou le
modèle d'aucun être, d'aucun présent ou existant. L'être incessant n'est plus,
ne peut plus être le fondement, le principe discriminant ou le critère privilégié à
partir duquel nous pourrions - comme dans l'ontologie philosophique - non
seulement juger et organiser le réel tel qu'il est, mais aussi distinguer à même
lui le vrai du faux, l'effectif de l'ineffectif ou du fictif, la réalité de l'imaginaire
ou, encore, l'original de la copie.
Autrement dit, à travers son ontologie littéraire de l'être incessant, Blanchot
nous expose aussi (à) l'absoluité de l'imaginaire constitutif de la littérature: le
règne littéraire de l'imaginaire est sans modèle préexistant; sans original, il n'a
plus rien à voir avec l'ordre et la logique de la mimesis, c'est-à-dire avec une
imitation qui, en tant que telle, dérive toujours d'une réalité - donc d'une vérité
et d'un sens effectifs - donnée. L'être incessant - « l'absence de temps, la
menace du dehors où manque le monde364» - n'est autre, en définitive, que
l'imaginaire en tant que «règne [de] la pure ressemblance [...] [ : t]out y est
semblant, chaque figure en est une autre, est semblable à l'autre et encore à une
autre, celle-ci à une autre [00'] [ ; o]n cherche le modèle originaire, on voudrait
être renvoyé à un point de départ, à une révélation initiale, mais il n'yen a pas:
[...] [pareil au] rêver, l'être incessant de l'imaginaire n']est [rien que] le
semblable qui renvoie éternellement au semblable365». En explorant les
principaux «effets» de l'être incessant, nous découvrons donc que la
littérature, l'écriture littéraire nous exposent à une image sans mimesis, à une
image« qui n'imite rien, [H'] [à] un double qui ne redouble aucun simple, que
rien ne prévient, rien qui ne soit en tous cas déjà un double. [Dans l'espace
littéraire de l'imaginaire, il n'y a donc à proprement parler a]ucune référence
simple. C'est pourquoi [. 00][l'écriture littéraire] fait allusion, mais allusion à
rien, allusion sans briser la glace, sans au-delà du miroir366».
L'ontologie du littéraire est par conséquent indissociable d'une remise en
cause radicale non seulement de «la discernabilité absolue entre l'imité et
l'imitant, [H'] [mais de] l'antériorité de celui-là sur celui-ce67 », lesquelles sont

363
Ibid., p. 29.
364
Ibid., p. 361.
365
Ibid., p. 362.
366
Derrida, La Dissémination, p. 234.
367
Ibid., p. 218.

173
constitutives de ce mimétologisme368 propre à tout système métaphysique ou à
toute ontologie philosophique. En nous enlevant ce que Derrida a si justement
nommé « le leurre du référent présent369», l'ontologie littéraire nous dégage
donc aussi du «motif de la dernière instance [. ..] inséparable de la
métaphysique comme recherche de l'arkhè, de l'eskhaton et du teloi70». Or,
dans ce dégagement même et dans la délimitation de la métaphysique qui en est
indissociable, l'ontologie littéraire non seulement se heurte à l'impossibilité de
sa propre possibilité ontologique371, mais nous retire aussi « la possibilité du
décidable [o..] [ou le] xpiVEW372 » constitutif de « la critique en générae73 » et
donc de la critique littéraire en particulier.
Dès lors se dessine le «résultat» ou 1'« avenir» paradoxal de L'Espace
littéraire et du Livre à venir: l'abandon de l'ontologie et de la critique!

368
Ibid., p. 276.
369
Ibid., p. 248.
370
Ibid., p. 236.
371
Possibilité de l'ontologique que Derrida décrit en ces tennes :« la possibilité présumée d'un
discours sur ce qui est, d'un logos décidant et décidable de ou sur l'on (étant-présent). Ce qui est,
l'étant-présent (fonne matricielle de la substance, de la réalité, des oppositions de la fonne et de
la matière, de l'essence et de l'existence, de l'objectivité et de la subjectivité, etc.) se distingue
de l'apparence, de l'image, du phénomène, etc., c'est-à-dire de ce qui, le présentant comme
étant-présent, le redouble, le re-présente et dès lors le remplace et le dé-présente. [Selon
l'ontologique, i]l y a donc le 1 et le 2, le simple et le double. Le double vient après le simple, il
le multiplie par suite. Il s'ensuit [...] que l'image survient à la réalité, la représentation au
présent en présentation, l'imitation à la chose, l'imitant à l'imité. [Dans l'ordre ontologique, i]l y
a [donc] d'abord ce qui est, la "réalité", la chose même, en chair et en os, comme disent les
phénoménologues, puis, l'imitant, il y a la peinture, le portrait, le zographème, l'inscription ou
transcription de la chose même. La discemabilité, au moins numérique, entre l'imitant et l'imité,
tel est l'ordre [ontologique). Et comme il va de soi, selon la "logique" même, selon une
synonymie profonde, l'imité est plus réel, plus essentiel, plus vrai, etc., que l'imitant. Il lui est
antérieur et supérieur» (Derrida, ibid., p. 217-218).
372
Ibid., p. 267.
373
Ibid.

174
CONCLUSION

Chez Blanchot, la découverte de l'interminabilité de l'incessant et


l'approfondissement de la pensée qui en est fonction déterminent donc de part
en part tout le premier moment - critique et théorique - de la description et de
la pensée de la littérature. En effet, c'est notamment et essentiellement autour
de la question de l'interminabilité de l'incessant que ce premier moment se
partage ou se distribue effectivement en une phénoménologie (la critique
littéraire de Faux pas et de La Part dufeu) et une ontologie (la théorie
.
littéraire
de L'Espace littéraire et du Livre à venir).
De plus, ce n'est autre que ce partage ou cette distribution - pour ne pas dire
ce dédoublement - fonction de l'incessance de l'incessant qui forme aussi
nécessairement l'enjeu principal, voire même unique, de ce premier moment,
enjeu que nous pouvons désormais (re)formuler de la façon suivante: passer
d'une approche existentielle, descriptive, phénoménologique à la pensée de
l'ontologie de l'incessance littéraire. En d'autres termes, de Faux pas au Livre
à venir l'enjeu essentiel n'est autre que ce passage lui-même, c'est-à-dire
l' ontologisation de l'expérience existentielle de l' incessance découverte
initialement à travers la lecture de Kafka et de Mallarmé.
Enfin, il nous est apparu que c'était principalement à même la réalisation de
ce passage, c'est-à-dire à même l'ontologisation simultanée de l'incessant et de
la littérature, que, à partir de L'Espace littéraire, Blanchot ouvrait de façon
implicite un premier dialogue déjà critique avec trois grandes figures (Hegel,
Heidegger et Lévinas) de la philosophie. En effet, la présence neutre et l'a-
vènement de l'être incessant, tels que la littérature nous les révèle, ne peuvent
plus du tout être pensés avec ou selon l'économie de l'énergie disruptive
propre à la négation hégélienne, à I'hypostase lévinassienne du sujet et, enfin, à
1'« avenance374» heideggérienne du Dasein et de l'être. Dans L'Espace
littéraire et Le Livre à venir, à travers son dialogue critique avec Hegel,
Heidegger et Lévinas, Blanchot nous propose donc aussi implicitement
l'ébauche d'une première délimitation de la philosophie. L'appréhension des
principaux «effets d'incessance» de l'être littéraire nous a en effet permis
d'identifier l'exigence du référent présent ou de dernière instance - seul à
même d'assurer effectivement la disruptivité en sa ponctualité même - non
seulement comme un trait commun à la pensée de Hegel, Heidegger et Lévinas,
mais, aussi et surtout, comme le trait même de l'ontologie philosophique ou de
la philosophie en tant que telle. Mais nous avons vu aussi que, dans cette
délimitation même de l'ontologique ou du philosophique, nous ne pouvons pas

374
Heidegger, Achèvement de la métaphysique et poésie, n03, p. Il.
175
éviter de toucher aussitôt aux limites mêmes - ontologiques, philosophiques -
de l'ontologisation de l'incessance littéraire!
A travers cette ontologisation, Blanchot en vient donc à penser de l'être qui
n'a plus rien à voir avec la distinction et 1'« avenance» philosophiques de
l'être. Et c'est la raison pour laquelle l'ontologie de la littérature ne peut, tout
compte fait, déboucher que sur le constat suivant: de la présence neutre ou de
la neutralité de l'être incessant, il ne peut, au sens strict, y avoir d'ontologie;
l'ontologique n'est pas, ne peut pas être le trait ou la marque non seulement de
l'être littéraire, mais de l'écriture et de la pensée qui en sont fonction!
Autrement dit, l'être littéraire requiert implicitement l'abandon pur et simple
du signifié transcendantal « être» : l'être littéraire appelle non pas une autre
idée ou pensée de l'être, mais la pensée de l'autre que l'être!
Or, c'est très précisément le pas vers cette pensée de l'autre que l'être qui
est toujours empêché par la conservation du philosophème «être» qui
caractérise et limite encore essentiellement L'Espace littéraire et Le Livre à
venir. Dans le premier moment critique et théorique de sa pensée, si Blanchot
non seulement n'a pas mis, mais, aussi et surtout, ne peut toujours pas mettre
explicitement en question la philosophie en tant que telle, c'est donc parce qu'il
ne s'est pas encore dégagé ou défait de 1'« être» et donc de l'idiome
ontologique de la philosophie. Et, au sein de L'Espace littéraire et du Livre à
venir, dans l'attribution de la neutralité à l'être ou dans le fait que la neutralité
ne soit toujours qu'une simple qualification de l'être, nous ne trouvons rien
d'autre que le symptôme de cet attachement ontologique à la philosophie qui
limite encore la pensée de Blanchot tout au long de sa première phase critique
et théorique.
Bref, l'ontologisation de la littérature, c'est-à-dire la pensée de l'incessance
littéraire en tant que présence neutre ou neutralité de l'être, ne nous permet pas
encore de penser la neutralité - qui « ne se rend à aucune ontologie375» et donc .
à aucune philosophie - du neutre.

375
L'Entretien infini, p. 67.

176
INCISE
LA LITTERATURE AU SOIR DE LA DIFFERENCE?

L'« être» ne permet pas de penser proprement la littérature et l'écriture


littéraire, 1'« être» dissimule encore et toujours la neutralité de l'incessance
littéraire. Tel est le résultat ou le constat d'échec - c'est tout un! - qui achève
le premier moment de notre étude.
Mais ceci étant dit, avons-nous vraiment tout dit de ce qui se joue entre
Faux paSlLa Part du feUIL'Espace littéraire/Le Livre à venir et L'Entretien
infini? Ou, plus précisément encore, quels peuvent bien être les problèmes ou
les questions qui restent littéralement en suspens non seulement au terme du
premier moment de la pensée de Blanchot, mais aussi et surtout entre ce
premier moment « phénoméno-onto-logique » et la délimitation de
l'ontologique et du philosophique ouverte par L'Entretien infini?
Au terme de l'examen « phénoméno-onto-logique » du littéraire et donc de
l'identité de la littérature, ce n'est autre que la différence de la littérature qui
reste d'autant plus problématique!
En effet, si l'examen « phénoméno-onto-logique » du littéraire nous a bel et
bien amenés à ne penser la différence littéraire qu'en fonction de l'incessance
de l'incessant, il nous a aussi, ce faisant, retiré de fait et de droit toute
possibilité non seulement de penser la disruptivité de cette différence, mais de
penser cette différence selon un mode disruptif. La différence littéraire, la
différence de l'incessant nous presse en effet de penser « une» différence,
« un » différer, « une» différance qui, loin de tout régime disruptif, ne rompt,
n'interrompt, ne change rien. La différence littéraire n'a plus aucun rapport
avec l'ordre et le pouvoir disruptifs de la rupture transformatrice! Autrement
dit, elle est indifférente à la différence, elle n'a en quelque sorte rien à voir
avec la différence. Si, comme nous l'avons vu précédemment, rien n'arrive à
même la littérature, alors la différence non seulement ne peut même pas y
arriver, mais ne peut même plus y être penser comme « ce qui arrive] » ! Bref,
la différence littéraire n'arrive pas à la différence! Dans la littérature, la
différence ne peut donc plus être pensée comme la mobilité de ce qui change
ou comme mouvance de quelque change que ce soit. Incessante, et donc
absolument inchangée/inchangeable, la différence littéraire ne peut à
proprement parler rien changer - rien n y change si ce n'est le change même
de toute différence qui ne peut plus rien y changer ni rien y échanger.
Le premier moment de notre étude, s'il nous contraint à identifier la
différence et l'interminabilité de l'incessant, laisse donc littéralement en

1
C. Malabou, La Plasticité au soir de l'écriture, Dialectique, destruction, déconstruction, p. 45.
suspens tous les problèmes posés par une telle identité apparemment
contradictoire: comment en eifet penser cette identité qui semble lier
essentiellement des inconciliables? Comment penser la différence - synonyme
de rupture, d'interruption, de changement, de transformation et donc, en
définitive, de nouveauté - à même l'incessance, la répétition ou le retour de
l'incessant? Comment penser la différence neutre et répétitive de la
littérature? Ou, encore, comment penser, à même la différence, la neutralité et
la répétitivité fonction de l'incessant sans perdre toute différence, sans se
retrouver donc au soir de toute différence?

Désormais, il nous reste donc à répondre à cette question qui n'est autre
que la question de la différence littéraire: est-il possible de penser la
neutralité, la répétition, le retour, c'est-à-dire l'incessance de la littérature
autrement qu'au soir de la différence, autrement que comme «le vide
inconditionné de l'égalité uniforme du pur et simple "toujours de nouveau,,2 »,
autrement que comme «la vide "itération" du cercle vide3 » ou, encore,
autrement que « comme monotonie, sans dépassement possible, abandonnée à
elle-même, de ce qui a [toujours-]déjà eu lieu, anhistorialement,
chosiquement1» ?
Telle est la question essentielle qui agite Blanchot à l'orée de L'Entretien
infini. Et, pour nous, la réponse à cette question est d'autant plus urgente pour
penser l'interminabilité de l'incessance littéraire autrement que comme
l'invariance ou la monotonie même de la pensée et de l'écriture
blanc ho tiennes.

2 Heidegger, Achèvement de la métaphysique et poésie, p. 176.


3
Ibid., p. 178.
4
Ibid., p. 178-179.

180
LA DIFFERENCE (DU) NEUTRE
AVANT-PROPOS

Nous voilà donc devant un véritable tournant de la pensée blanchotienne où


il s'agit surtout de ne plus du tout penser la neutralité de l'incessance littéraire
comme neutralité de l'être.
Et Blanchot lui-même sait que la substantivation du neutre n'est pas, à elle
seule, un moyen suffisant pour réellement dé-lier/différencier la neutralité
littéraire de l'hégémonie philosophique de l'être. Ille sait d'autant plus qu'il a
lui-même fait l'expérience de cette insuffisance de la substantivation du neutre.
En effet, dans un article édité dans un numéro de la Nouvelle N.R.F. datant
de 19581 - donc entre L'Espace littéraire et Le Livre à venir, soit très
exactement dix ans avant le vaste chantier de L'Entretien infini -, Blanchot
introduit pour la première fois, de façon on ne peut plus explicite, le neutre
comme substantif pour penser l'étrangeté radicale dont la littérature est
l'expérience. Or, quel fut alors le résultat de ce geste inaugural et déterminant?
Rien de plus qu'un nouveau retour à/de l'être: la littérature est certes
«expérience de l'étrangeté3 », l'étrangeté est certes « le règne du neutre4 »,
mais l'étrangeté elle-même et donc le neutre ne sont aussi encore que «de
l'être qui s'affirme en se dérobant, qui apparaît en disparaissant, de l'être qui
n'est jamais un être ni une pure absence d'être, et non pas même de l'être qui
ne serait ni ceci ni cela, c'est-à-dire neutre, mais la neutralité de l'être ou la
neutralité comme être5 ». Autrement dit, dans cet article de 1958, Blanchot est
directement confronté au fait qu'il ne suffit pas de dire « le neutre» pour ne
plus dire « l'être»; c'est même toute la logique de la dissimulation, qui se
trouve dans L'Espace littéraire et à laquelle le passage que nous venons de
citer fait expressément référence, qui trouve là sa limite ontologique en ce
qu'elle ne nous permet de dire et de penser «le neutre» que comme un
nouveau ou un autre masque de «l'être ». Il est frappant de constater ainsi
comment la première apparition du neutre reste encore sous le joug ontologique
et philosophique de l'être; et, d'ailleurs, la persistance de ce joug est peut-être
bien ce qui explique pourquoi Blanchot n'a jamais pris la peine, après sa
première parution en revue, de re-publier dans aucun autre de ses
ouvrages l'article ici incriminé: comment aurait-il pu en être autrement d'un
texte où le neutre apparaît immédiatement mort-né?

1 « L'Etrange et l'étranger », NNRF, n070, Gallimard, 1er oct. 1958, p. 673-683.


2 Cf. ibid., nOI, p. 681 et p. 682.
3 Ibid., p. 683.
4 Ibid., p. 682.
5 Ibid., p. 681 ; nous soulignons.
Si L'Entretien infini n'est donc pas à proprement parler le texte où Blanchot
introduit le neutre, il n'en demeure pas moins qu'il est intimement lié à cet
échec ou à l'occasion manquée que représente la toute première substantivation
de la neutralité littéraire: L'Entretien infini - dans son projet et ses exigences
mêmes - est bel et bien né de/dans cet échec de 1958 dont il n'aura de cesse de
nous détourner; ou, encore, L'Entretien infini, nous apporte l'élaboration qui
manquait encore à la toute première apparition du neutre. L'ampleur de
L'Entretien infini est par conséquent à la mesure de l'échec dont il doit nous
détourner et du défi qui en est indissociable: penser la neutralité non-
oIJtalQgiJjuedu neutre,_p~nser le neutre sans plus aucun recours à l'être de la
philosophie! Si L'Entretien infini -fait fittéralemenT événemenf, c'est donc
parce que Blanchot y tente une véritable mobilisation générale/intégrale de la
pensée et de l'écriture pour le neutre ou en-neutre.
La généralisation et l'intensité de cette mobilisation se traduisent d'abord
matériellement par l'ampleur même du volume que forme L'Entretien infini,
mais elles se traduisent aussi et surtout par la diversité apparemment sans
limite des multiples registres qui le composent. Tous les registres de pensée et
d'écriture sont en effet mobilisés et mêlés dans un ballet monumental où l'essai
théorique succède aux fragments de fiction, où la fiction elle-même devient
dialogue ou essai, où l'essai - loin de la discursivité traditionnelle - devient
fragmentaire... Enfin, et ce d'entrée de jeu, cette mobilisation est aussi une
mobilisation totale6 de la pensée elle-même ou de la pensée en tant que telle,
c'est-à-dire de la philosophie.
Tous ces traits concourent donc apparemment à faire de L'Entretien infini le
maître livre ou le chef-d'œuvre théorique et littéraire et, tant que nous y
sommes, «philosophique» de Blanchot; dans nul autre de ses ouvrages ce
dernier n'atteint en effet une telle prodigalité, une telle prolixité, - une telle
richesse! Tout, apparemment, concourrait donc à faire de L'Entretien infini un
véritable prodige littéraire; et ce prodige a d'ailleurs, aux yeux de certains, tôt
fait de devenir une vraie manne où se seraient en quelque sorte littéralement
capitalisées toute la pensée et toute l'écriture de Blanchot. Mais tout cela pour
le neutre, grâce au neutre? Tant d'éclats, tant de créativité, tant de virtuosité et
de profusion pour le neutre/grâce au neutre? L'Entretien infini: monument
pour le neutre, chef-d'œuvre grâce au neutre? Comment comprendre et ne
serait-ce qu'admettre que l'approfondissement du neutre «en tant que tel»
donne lieu, par l'intensification et la démultiplication de la pensée et de
l'écriture, à un livre magistral? N'est-il pas contradictoire de penser que le
neutre puisse produire un tel événement théorique et littéraire? Nous sommes
là en effet devant un paradoxe puisque c'est au moment même où il expose la
pensée et l'écriture à rien d'autre qu'à l'im-pouvoir, l'in-différence et l'a-
venance du neutre que Blanchot fait preuve de son plus grand génie! Bref:
6
Dès la première section de la première partie de L'Entretien infini, Blanchot mobilise en effet
toute l'histoire de la philosophie!
184
l'ampleur et la profusion incontestables de L'Entretien infini ne contredisent-
elles pas la modestie, la discrétion, voire plus radicalement encore la pauvreté
et le dénuement auxquels le neutre devrait nous soumettre?
Or, que présupposent au juste toutes ces questions et le paradoxe qui en est
indissociable? En fait, ils ne peuvent se poser qu'à une seule et unique
condition qui n'est autre que le maintien du neutre à l'écart de toute différence.
Il n'y aurait en effet bel et bien contradiction que si et seulement si Blanchot y
affirmait effectivement l'indifférence irréductible du neutre à la différence, soit
le neutre comme séparé non seulement de toute différence, mais de la
différence elle-même. La profusion ou la riche diversité de L'Entretien infini
ne serait donc effectivement paradoxale que si et seulement si elle reposait
essentiellement sur l'affirmation que le neutre ne fait pas/jamais la différence
ou qu'il ne saurait y avoir de différence qui se fasse au neutre. Autrement dit,
la différenciation extrême qui, dans L'Entretien infini, touche la pensée et
l'écriture ne peut être contradictoire sans la réduction du neutre au grand soir
de la différence ou à cette « nuit où toutes les vaches sont grises» ! Il ne saurait
donc, en définitive, y avoir de paradoxe que si nous nous refusions à mettre en
rapport le neutre et la différence, c'est-à-dire que si nous assimilions le neutre à
rien d'autre qu'à la morne platitude, qu'à la monotonie indifférente du« rien en
sa pure nullité? » !
Mais l'événementialité et l'originalité de L'Entretien infini consistent
précisément à affirmer et à penser le neutre autrement que comme la « pure
nullité du rien ». En effet, l'importance de L'Entretien infini ne tient pas
seulement à la simple substantivation du neutre, elle tient aussi essentiellement,
pour ne pas dire uniquement, à l'affirmation et à la pensée qu'il y a (une)
différence (du) neutre, que le neutre non seulement fait la différence mais fait
toute la différence et que cette différence neutre est même plus différante, plus
différentielle que toute autre différence! La différenciation sans borne de la
pensée et de l'écriture dans L'Entretien infini, loin donc de contredire le neutre,
répond au contraire directement à sa différence sans réserve ou à
l'insubordination radicale du différer auquel il nous expose. Et, pour penser
cette différence (du) neutre, nous devons «"[...] d'abord exclure les formes
sous lesquelles, par la tradition, nous sommes le plus tentés de nous en
approcher: objectivité d'une connaissance,. homogénéité d'un milieu,.
interchangeabilité d'éléments,. ou encore indifférence fondamentale, là où
l'absence de fond et l'absence de différence vont l'une avec l'autre"S ». Par
rapport à tous les ouvrages qui l'ont précédé, L'Entretien infini marque donc
aussi la véritable entrée en scène de la question de la différence littéraire car le
neutre y apparaît et y est pensé non seulement comme la différence - « le
neutre [...] est [...] la différence même, ce qui (ne) se différencie en rien9 » -,

7
M. Zarader, L'être et le neutre, A partir de Maurice Blanchot, p. 256.
8 p, 447.
L'Entretien infini,
9
Ibid., p. 297.

185
mais comme «cette différence qui toujours écritlO». Pas de pensée de la
différence littéraire sans mettre la pensée elle-même à l'épreuve de la
différence (du) neutre - tel est désormais le leitmotiv.
De plus, c'est aussi à travers cette co-affirmation du neutre et de la
différence que Blanchot procède pour la première fois, et ce de façon explicite,
à une véritable différenciation entre la littérature/l'écriture littéraire et la
philosophie. En effet, si L'Entretien infini se différencie essentiellement des
ouvrages qui l'ont précédé, c'est-à-dire de tout examen phénoméno-onto-
logique, c'est aussi parce que nous n'y faisons pas/plus l'économie d'une
véritable explication avec la philosophie; cette explication constitue d'ailleurs
l'entrée en matière de L'Entretien Ùifini et s'institue d'emblée autour de la
question de la discontinuité ou, plus précisément encore, autour de la différence
entre la discontinuité philosophique et la discontinuité littéraire. Dès le début
de L'Entretien infini, Blanchot prend donc la peine de souligner que nous ne
saurions penser la neutralité du neutre et donc sa différence sans nous dégager
de l'image philosophique de la différence unifiante-unificatrice ou un-
différente.
Désormais tout tourne donc autour de la différence, tout est question de
différence et toute différence - la philosophique plus que tout autre en tant
qu'elle prétend faire toute la différence ou en tant qu'elle se donne comme
vérité, comme sens de la différence - est mise en question. Par conséquent,
L'Entretien infini est pour nous d'autant plus important que Blanchot y déclare
ouvertement, en fonction de la problématisation de la différence (du) neutre,
son rapport avec la philosophie et, ce faisant, en vient à confronter
explicitement la littérature et la philosophie.
Mais pouvons-nous encore vraiment parler ici d'une confrontation entre
littérature et philosophie? Un tel rapport de confrontation - qui, en tant que tel,
présuppose toujours la position ferme et distincte de termes différents
susceptibles comme tels de se mettre l'un en face de l'autre pour, grâce à la
distance qui les sépare, s'exposer l'un à l'autre - peut-il encore vraiment nous
permettre de penser en fonction de la différence (du) neutre non seulement le
rapport de Blanchot à la philosophie, mais le rapport entre littérature et
philosophie qui en est indissociable? Si le neutre comme différence est ce par
quoi ou en fonction de quoi la littérature ne peut que différer/diverger
radicalement de la philosophie, alors il y a fort à parier qu'il va être aussi très
certainement, comme différence qui jamais ne se pose, ce par quoi ou en
fonction de quoi la littérature et l'écriture vont toujours-déjà différer de la
philosophie sans jamais s'en différencier selon tous les sens philosophiques
possibles du terme. En effet, dans L'Entretien infini, Blanchot ne se contente
pas de substantiver le neutre, il ne cesse aussi d'y déclarer que le neutre n'est
pas un neutre, qu'il n'est pas un concept, un terme, une thèse ou un thème: le

10
L'Entretien infini, p. 253. Nous soulignons.

186
«neutre n'est pas seulement une question de vocabulaire Il »; «mot
apparemment fermé mais fissuré, qualificatif sans qualité, élevé (selon l'un des
usages du temps) au rang de substantif sans subsistance ni substance, terme où
se ramasserait sans s Jisituer l'interminable12 », (le) « neutre est ce qui ne se
distribue dans aucun genre: le non-général, le non-générique, comme le non-
particulier. Il refuse l'appartenance aussi bien à la catégorie de l'objet qu'à
celle du sujet. Et cela ne veut pas seulement dire qu'il est encore indétenniné et
comme hésitant entre les deux, cela veut dire qu'il suppose une relation autre,
ne relevant ni des conditions objectives, ni des dispositions subjectives13 ».
Même substantivés, le neutre et la différence qui en est fonction échappent
donc à toute position; le neutre et sa différence sont en quelque sorte non
seulement extra-positionnels, mais extra-propositionnels; par conséquent, ils
ne peuvent pas ne pas échapper à la position métaphysique, c'est-à-dire à la
position de la philosophie comme totalité de toutes les positions - et donc de
tous les rapports - possibles. Autrement dit, si le neutre jamais ne se pose, alors
il ne peut y avoir à proprement parler de confrontation - c'est-à-dire, par
exemple, de rapport de contestation, de négation, d'opposition ou de
contradiction - entre la neutralité et la différence littéraires et la discursivité
philosophique. L'un des plus grands paradoxes de L'Entretien infini consiste
en effet à nous pennettre de délimiter la philosophie comme telle et d'en
différencier radicalement la littérature et l'écriture, tout en rendant en même
temps impossible toute pensée de la littérature et de l'écriture comme simple
dépassement de la philosophie. Parce qu'elle ne se pose pas, la différence (du)
neutre nous interdit par exemple de penser la littérature comme l'autre de la
philosophie ou comme survenue d'une vraie différence - c'est-à-dire d'une
différence absolue qui, en tant que telle, ferait enfin vraiment toute la
différence - au milieu de la philosophie comprise comme totalité un(it)aire de
différences relatives ou comme totalité un-différante.
Dans les pages qui suivent, il s'agira donc de poser la différence entre
littérature et philosophie sans la poser dans quelque rapport que ce soit, c'est-à-
dire qu'il nous faudra tenter de la poser comme (un) rapport-sans-rapport,
comme (un) rapport qui récuse tous les rapports posés possibles ou toutes les
positions possibles de rapport; et, pour cela, il nous faudra avant tout tenter de
penser comment le neutre et sa différence s'im-posent ou s'a-posent toujours-
déjà à même l'écriture. Pour ce faire, nous commencerons par étudier la
délimitation de la philosophie qui ouvre L'Entretien infini et, comme Blanchot,
nous nous servirons d'elle comme d'un préalable à la problématisation de la
question de la différence (du) neutre. Après cette délimitation préalable de la
philosophie, qui nous pennettra principalement d'établir la relativité de la
différence philosophique, il s'agira alors de tenter de répondre à la question

11
Ibid., p. 439.
12
Ibid., p. 449.
13
Ibid., p. 440.

187
suivante: une tout autre pensée de la différence - c'est-à-dire la pensée d'une
différence sans rapport avec toutes les positions philosophiques de la différence
- est-elle possible? Et, à cette occasion, nous tenterons de comprendre
pourquoi Blanchot ne peut pas non seulement poser, mais répondre à cette
question - qui n'est autre que la question du neutre comme différence - sans
Lévinas. Enfin, en nous concentrant à la fois sur la dernière partie et sur la
lecture de Nietzsche qui est au cœur de la seconde partie de L'Entretien infini,
nous verrons comment, en fonction de la différence (du) neutre, Blanchot en
vient, pour la première fois, à penser l'écriture au soir de la littérature; le
neutre s'imposera alors à nous comme la condition non plus de la littérature
mais de l'écriture « elle-même », c'est-à-dire comme la condition d'une pensée
de l'écriture radicalement intransitive et dégagée non seulement (de l'idée) de
la philosophie, mais aussi et surtout (de l'idée) de la littérature.

188
I - V UN-DIFFERENCE DE LA DISCONTINUITE

Bien que L'Entretien infini soit principalement, pour ne pas dire


uniquement, consacré à la différence (du) neutre, nous pouvons tout de même y
distinguer formellement deux façons de l'aborder. A travers la première,
essentiellement négative, il s'agit surtout de dénoncer, de délimiter et donc, en
définitive, de réduire toutes les modalités de la différence qui précisément,
parce qu'elles ne sont pas au neutre, ne cessent de nous dissimuler le neutre
comme différence. Au contraire, à travers la seconde, c'est l'exigence
«positive» de penser au neutre ou en fonction de la différence (du) neutre qui
s'impose. Ces deux façons d'aborder la différence (du) neutre sont les deux
principaux courants qui (sup )portent de part en part la pensée et l'écriture de
L'Entretien infini. Et c'est en nous plongeant nous-mêmes dans ces derniers et
donc en affrontant l'apparente dualité qui en est indissociable que nous allons
nous-mêmes tenter de traverser cet ouvrage.
Même si, au sein de L'Entretien infini, ces deux courants ne sont pas
toujours réellement distincts l'un de l'autre, nous avons tout de même pris le
parti - le pari heuristique - d'étudier chacun d'eux en lui-même. Ainsi
commencerons-nous par nous intéresser à toutes les modalités de la différence
qui sont immédiatement à notre disposition en nous demandant pourquoi elles
ne peuvent nous servir à dire et à penser le neutre. Puis, après nous être
dégagés de toutes ces images de la différence, nous tenterons de savoir non
seulement s'il est possible de dire et de penser autrement la différence, mais si
Blanchot parvient lui-même à un tel dire et à un tel penser, soit au dire et au
penser de la différence (du) neutre. Ce faisant, en étudiant chacun de ces deux
courants à part soi, donc en renforçant l'apparente dualité de L'Entretien infini,
nous espérons aussi rendre d'autant plus patents toutes les contradictions et
tous les tiraillements théoriques inhérents à cet ouvrage monumental.

1. Du rapport avec ce que l'on ne peut pas connaître

La première des différences examinées n'est autre que celle qui est censée,
de fait et de droit, séparer la pensée de ce qu'elle pense ou le savoir de ce qu'il
y a à savoir: la différence épistémologique est la première des différences dont
se charge Blanchot; et il y a fort à parier que s'il choisit de commencer par
celle-ci, c'est avant tout parce que, dans sa logique même, elle va peut-être
déterminer notre abord immédiat de toute différence.
La première des différences qu'il importe de problématiser est donc celle
qui structure fondamentalement toute épistémologie, soit celle qui est au cœur

189
de la logique même du savoir ou de la pensée. La différence est tout d'abord ce
qui provoque ou suscite, en leur mouvement propre, non seulement
l'élaboration du savoir et de la pensée, mais leur communication ou leur
enseignement. En effet, s'il nous était donné, par la grâce d'une intuition totale
et absolue, de posséder immédiatement le savoir ou la pensée de toute chose,
alors c'est en fin de compte la dynamique même de tout savoir et de toute
pensée qui n'aurait purement et simplement plus lieu d'être: tout savoir
implique nécessairement qu'il n'y a à proprement parler plus rien à savoir, à
penser ou, encore, qu'il n'y a pas/plus de devenir du savoir ou de la pensée
puisque l'identité avec tout ce qu'il y a «à» savoir est d'ores et déjà
immédiatement donnée. Or la réalité du savoir et de la pensée est tout autre.
Loin de commencer par l'identité avec ce qu'il y a à savoir ou à penser, savoir
et pensée sont, bien au contraire, initialement suscités, provoqués par l'absence
de cette identité, par le fait qu'ils ne sont pas ce qu'ils veulent savoir ou penser
et c'est justement en raison de cette non identité initiale qu'il y a effectivement
encore quelque chose à savoir, à penser. Dans leur effectuation même, le savoir
et la pensée ont donc nativement toujours besoin d'une certaine différence ou
distance herméneutique. La curiosité ou l'intérêt qui me portent à vouloir
découvrir et connaître telle ou telle personne, telle ou telle chose, telle ou telle
discipline, tiennent essentiellement à la part d'ombre par laquelle cette
personne, cette chose ou cette discipline échappent et résistent encore à ma
compréhension; ainsi ne saurait-il y avoir de savoir et de pensée qui ne soient
au départ ignorants et donc à l'écart de tout ou partie de son sujet ou de son
objet! L'épreuve de cette ignorance, de cet écart et de la différence qui en est
indissociable n'est autre que la condition même de possibilité de l'apparition et
du devenir du savoir et de la pensée. Autrement dit, la possibilité et
l'effectuation du savoir et de la pensée dépendent fondamentalement d'une
certaine discontinuité. Or c'est justement à l'occasion de l'examen de ce
rapport qui lie essentiellement savoir et pensée à la discontinuité que nous
trouvons une première délimitation non seulement de la différence un-
différente, mais de la philosophie. Tel est en effet le double enjeu implicite de
la première section de la première partie de L'Entretien infini, première section
intitulée «La pensée et l'exigence de discontinuitél4 ». Comment la pensée
«va[-t-elle] à la rencontre de ce qu'elle cherchels »? Comment s'élance-t-elle
vers ce qu'elle ne sait pas encore? C'est en répondant à ces questions que,
dans cette première section, Blanchot entame son examen de la différence et de
l'interruption qui sont au cœur de la pensée qui veut savoir.
D'emblée Blanchot remarque que l'on ne peut répondre à ces questions sans
interroger les formes mêmes que la pensée s'est donnée tout au long de son
propre devenir historique. Et cela implique avant tout que l'on brise l'identité
immédiate et impensée de la pensée avec sa propre tradition. En effet, alors
14
Cf. L'Entretien infini, p. 1-11.
15
Ibid., p. 2.

190
que « [l]a poésie a une forme [...] [, que] le roman a une forme16», alors donc
que poésie et roman ne sauraient être sans questionner non seulement leurs
propres formes, mais la forme même du langage, « la recherche, celle où est en
jeu le mouvement de toute recherche [et donc de toute pensée], semble au
contraire ignorer qu'elle n'en n'a pas ou, ce qui est pis, refuse de s'interroger
sur celle qu'elle emprunte à la tradition17 ». La pensée se laisserait donc aller,
sans même y penser, à la forme que lui donnerait sa propre tradition. Il y aurait
donc un état de la pensée à même lequel celle-ci ne déciderait pas vraiment, pas
intégralement de sa forme, pis encore, cette indécision serait même l'état
général de la pensée. Cet état général ne serait autre que la tradition elle-même
s'imposant comme la forme présupposée de toute pensée et donc de toute
recherche; état général en fonction duquel «"[p]enser" [...] équivaut à parler
sans savoir dans quelle langue on parle ni de quelle rhétorique on se sert, sans
pressentir même la signification que la forme de ce langage et de cette
rhétorique substitue à celle dont la "pensé" voudrait déciderls ». Nous ne
saurions donc mener à bien l'examen du devenir de la pensée, c'est-à-dire du
mouvement de la recherche, sans les rappeler aux formes ou à la forme que
I'histoire leur a finalement données et imposées.
Mais, quelles formes la tradition - comme tout de l'histoire de la pensée -
a-t-elle donc données et imposées à la recherche? Pour répondre à cette
question nous ne pouvons pas ne pas mobiliser toute I'histoire de la
philosophie - de Héraclite à Heidegger. Même si, dans « le premier langage
grec, y compris celui des dialogues19 », la pensée s'efforce avant tout de
«décri[re] le mouvement même d'une recherche, recherche qui lie pensée et
existence en une expérience fondamentale, cette recherche étant celle d'un
cheminement, c'est-à-dire d'une méthode, et cette méthode étant la conduite, le
mode de se tenir et d'avancer de quelqu'un qui s'interroge20 » ; c'est pourtant
la forme de l'exposé - dont « [I]a dissertation scolaire et universitaire est le
modèle21 »- qui s'est peu à peu imposée. Au sein de la tradition philosophique,
se distinguent donc objectivement deux formes différentes de la recherche et
donc de la pensée. La première - celle du « premier langage grec », celle aussi
de Montaigne, Pascal, Descartes, Spinoza, Rousseau, Kierkegaard et
Nietzsche22 - pourrait être dite «libre », alors que la seconde - celle
d'Aristote23, saint Thomas24, Kant, Hegel et même Heidegger25 - ne serait que

16
Ibid., p. 1.
17
Ibid.
18
Ibid.
19
Ibid.
20
Ibid., p. 2.
21
Ibid., p. 1.
22
Cf. ibid., p. 2-3
23
Cf. ibid., p. 7.
24
Cf. ibid., p. 1-2.
25
Cf. ibid., p. 3-4.
191
le résultat ou le symptôme de la lente institutionnalisation universitaire de la
philosophie. De plus, la première ne serait jamais que l'exception qui confirme
la règle, et donc aussi I'hégémonie de la seconde. Enfin, la seconde témoigne
aussi essentiellement de l'accomplissement de la philosophie non seulement
comme institution, mais comme enseignement: la forme de 1'« exposé continu
et développé26 » est en effet fondamentalement liée au devenir académique ou à
la professionnalisation de l'enseignement de la philosophie, devenir et
professionnalisation eux-mêmes indissociables de l'apparition et du
développement de l'Université en tant qu'institution à part entière.
Mais au-delà du simple constat historiographique de cette dualité formelle
qui traverse toute l'histoire philosophique de la pensée, c'est avant tout en se
concentrant sur l'examen «[des] relations anciennes et constantes de la
philosophie et de l'enseignement27» que Blanchot va s'appliquer non
seulement à aborder, mais à problématiser la discontinuité dont la pensée, en
tant que mouvement de la recherche, dépend essentiellement.
C'est précisément à partir de la page 4 de L'Entretien infini que Blanchot
entame cet examen de l'enseignement en en exposant la « structure originale,
celle du rapport maître/disciple ». L'originalité de cette structure tient
essentiellement à la façon dont le rapport maître/disciple « affect[ e
radicalement] [...] l'espace interrelationnel28 ».
Or, si nous nous contentons de la vision ordinaire du rapport
maître/disciple, nous ne comprenons pas vraiment où peut bien se situer cette
originalité; et nous comprenons encore moins comment cette structure pourrait
bien atteindre ou bouleverser l'espace interrelationnel. En effet, au premier
abord, le rapport maître/disciple ne semble nous confronter qu'à un simple
rapport binaire dont la différence principale, pour ne pas dire unique, n'est
autre que celle qui sépare objectivement les deux termes distincts que sont
celui qui sait (le maître) et celui qui ne sait pas encore (le disciple). Mais, si
l'on s'en tient strictement à une telle analyse du rapport maître/disciple, alors
force est de constater que l'on se retrouve aussitôt face à une expérience de la
différence rien moins qu'absolue: en tant que rapport entre un terme qui sait et
un terme qui ne sait pas encore, le rapport maître/disciple ne repose jamais que
sur une différence relative et temporaire, relative parce que temporaire
puisqu'elle n'existe réellement que le temps que le disciple acquière et
intériorise effectivement le contenu positif ou la teneur du savoir que le maître
est censé lui transmettre grâce à la médiation de sa parole enseignante. La
différence n'est ainsi que la mesure de l'écart ou du délai qui reste encore à
surmonter par le disciple pour passer de son état d'ignorance ou de savoir en
puissance au savoir en acte de son maître. Tout ici n'est donc, tout compte fait,
qu'une pure et simple affaire d'échanges réciproques tant du point de vue du

26
Ibid., p. 3.
27
Ibid., p. 4.
28
Ibid., p. 4.

192
maître que de celui du disciple29. Autrement dit, dans l'espace et l'économie
interrelationnels du rapport maître/disciple, tel que nous le donne à penser la
vision courante, la discontinuité entre le savoir de l'un et l'ignorance de l'autre
est, de fait et de droit, toujours réductible, c'est-à-dire surmontable grâce à la
transmission même du savoir rendue possible par la conjonction de
l'enseignement du maître et de l'entente du disciple. La discontinuité n'est
donc ici que le milieu même au sein duquel peut se réaliser l'unité effective du
disciple et du maître comme communauté de ceux qui savent. Dans
l'appréhension courante ou ordinaire du rapport maître/disciple, il y a donc
toujours une certaine égalité ou, mieux encore, une certaine identité possibles
du maître et du disciple, égalité ou identité non seulement terminales mais
natives3o.Après une telle analyse qui assimile en définitive le rapport
maître/disciple à un pur et simple échange de données entre deux termes (entre
deux raisons aux capacités égales), on se demande non seulement en quoi au
juste pourrait bien consister l'originalité d'un tel rapport, mais aussi et surtout
comment elle pourrait un tant soit peu affecter significativement la structure
même de l'espace interrelationnel.
En fait, nous ne pouvons prendre la mesure de l'originalité du rapport
maître/disciple, tel que Blanchot nous le donne à penser, qu'à la condition de le
penser non plus en termes de discontinuité ou de discours, mais en termes de
discontinuité ou de discours et, pour ce faire, il est nécessaire de repenser de
fond en comble l'interruption qui à la fois met en rapport et sépare maître et
disciple. Cette réévaluation de l'interruption passe avant tout par la
radicalisation de l'altérité ou de l'étrangeté du maître: c'est en effet en
affirmant que le maître n'a, en tant que tel, absolument rien à voir avec le
disciple que Blanchot parvient à nous proposer une tout autre vision du rapport
maître/disciple. Précédemment, nous avons envisagé le rapport maître/disciple
certes comme une dualité, mais aussi et surtout comme une dualité nativement
déterminée par une exigence d'unité et, ce faisant, nous n'avons envisagé le
rapport maître/disciple que comme un échange de connaissance; or, désormais,
il s'agit précisément de penser le rapport maître/disciple sans le te/os un(it)aire
indissociable d'un tel échange! C'est à cette autre façon de penser le rapport
maître/disciple qu'est consacrée la page 5 de L'Entretien infini.
Pour affirmer l'altérité absolue du maître, nous devons tout d'abord cesser
de ne le penser qu'en tant que « celui qui enseigne ce qu'il sait3l » ou, encore,
qu'en tant que modèle de vie du disciple. Autrement dit, l'importance du

29 Grâce au disciple, le maître échange l'intimité tout intérieure de son savoir pour l'objectivité
d'un savoir effectivement ou réellement partagé; grâce à l'activité enseignante du maître, le
disciple échange son ignorance pour un savoir en acte.
30 Comment, en effet, le maître pourrait-il bien atteindre réellement le disciple s'il n'appartenait
pas d'emblée, de par son savoir même, au même espace-temps - au même monde - que celui-ci et,
inversement, comment le disciple pourrait-il bien lui-même se tourner vers le maître et entendre
sa parole s'il ne les (re)connaissait pas d'ores et déjà avant même d'en savoir le savoir?
31
Ibid., p. 4-5.

193
maître ne tient ni à la consistance de quelque savoir positif que ce soit, ni à la
consistance de sa vie même qu'il donnerait en exemple. En fait, le maître, tel
que Blanchot tente de le penser, ne donne à proprement parler rien d'objectif,
rien d'objectivable à savoir: il n'est qu'altérité, altérité qui toujours diffère,
altérité donc avec laquelle plus aucun rapport d'identité ou d'égalité ne peut
être institué. Avec le maître, survient donc une différence insurmontable et in-
compréhensible: « Le maître représente une région absolument autre de
l'espace et du temps; cela signifie qu'il y a, de par sa présence, une
dissymétrie dans les rapports de communication; c'est-à-dire que, là où il est,
le champ des rapports cesse d'être uni et présente une distorsion excluant toute
relation droite et même la réversibilité des relations32. » Ici on ne peut donc
absolument plus envisager que le disciple puisse jamais faire nombre avec le
maître. Avec le maître radicalement autre, l'interruption n'est donc plus
seulement l'élément du rapport, mais elle devient littéralement sa teneur
même: le rapport n'a plus d'autre contenu que la suspension de tous les
rapports possibles, c'est-à-dire de tous ces rapports toujours-déjà ordonnés à la
réalisation d'une unité à même laquelle toutes les différences sont finalement
relevées! L'altérité irréductible du maître nous plonge donc dans « un rapport
d'irifinitë3 », c'est-à-dire dans un rapport qui ne nous met en rapport qu'avec
sa propre impossibilité: rapport donc où l'interruption est incessante, où la
différence ne cesse de (se) distendre. Dans cette perspective, « [l]e maître n'est
donc pas destiné à aplanir le champs des relations, mais à le bouleverser; non
pas à faciliter les chemins du savoir, mais d'abord à les rendre non seulement
plus difficiles, mais proprement infrayables ; ce que la tradition orientale de la
maîtrise montre assez bien. [Autrement dit, l]e maître ne donne rien à connaître
qui ne reste déterminé par l'''inconnu'' indéterminable qu'il représente, inconnu
qui ne s'affirme pas par le mystère, le prestige, l'érudition de celui qui
enseigne, mais par la distance irifinie entre [...] [lui et le disciple ]34».
A travers la radicalisation du rapport maître/disciple, qui passe
principalement par l'affirmation de l'altérité irréductible ou de la différence
infinie du maître, nous sommes donc contraints avant tout de penser la
possibilité d'un « se rapporter à » à même une interruption interminable, c'est-
à-dire à même l'impossibilité de tout « se rapporter à» effectif. Le rapport
maître/disciple, tel que nous venons de le décrire avec Blanchot, est un « se
rapporter à [...] par l'expérience même de l'interruption des rapports35 » ou,
plus précisément encore, il n'est autre que « le rapport même de la parole,
lorsqu'en celle-ci l'incommensurable se fait mesure et l'irrelation,
rapport36 ». Le « rapport maître/disciple, pour autant qu'il symbolise le rapport

32
Ibid., p. 5.
33
Ibid.
34
Ibid.
35
Ibid.
36
Ibid.
194
en jeu dans la recherche[,] [...] est [donc] tel qu'il inclut l'absence de
commune mesure, l'absence de dénominateur commun et donc, en quelque
manière, l'absence de rapport entre les termes37». Il s'agit donc ici, en
présentant le rapport maître/disciple comme un «rapport exorbitant38 », de
penser un rapport qui maintienne radicalement la continuité, la persistance ou
l'incessance de la différence qui l'a suscité, soit un rapport qui ne peut jamais
se résorber en une synthèse, en un rassemblement ou en une totalité - rapport
donc selon une discontinuité sans solution!
Mais comment donner forme à un tel rapport sans rapport? A quelles
conditions la parole, le langage peuvent-ils donner forme à ce rapport selon
l'inconnu? Peut-il même être encore question de donner (une) forme, par la
parole ou le langage, à un rapport qui, comme «rapport d'infinitë9 », est
toujours-déjà dégagé de toute forme et donc de toute plasticité? C'est à toutes
ces questions que Blanchot tente de répondre à partir de la page 6 de
L'Entretien infini. Quelles sont donc les « solutions» que la tradition littéraire
et philosophique nous a d'ores et déjà proposées pour répondre au problème
que posent ces questions?
Blanchot remarque d'emblée « que les solutions sont cherchées dans deux
directions opposées. L'unel40j comporte l'exigence d'une continuité absolue et
d'un langage qu'on pourrait dire sphérique (comme Parménide le premier en
proposa la formule). L'autrel41J comporte l'exigence d'une discontinuité plus
ou moins radicale, celle d'une littérature de fragment (elle prédomine aussi
bien chez les penseurs chinois que chez Héraclite, et les dialogues de Platon s'y
réfèrent aussi; Pascal, Nietzsche, Georges Bataille, René Char en montrent la
persistance essentielle; davantage, la décision qui s'y prépare)42 ». Pour donner
forme à un rapport susceptible de nous mettre en relation avec ce qui
transcende tout rapport, tout Mitsein, il suffirait donc soit de privilégier
exclusivement la continuité, soit de privilégier exclusivement la discontinuité.
Mais aussitôt après avoir distingué ces deux tendances qui apparemment
divisent objectivement la tradition non seulement littéraire mais philosophique,
Blanchot remarque aussi que nous ne pouvons pas nous laisser aller à la
simplicité de la « solution» unilatérale que chacune d'elles nous propose: en
ce qui concerne la première, « la continuité risque [en effet] d'être seulement
celle d'un développement simple, supprimant l'irrégularité de la
"courbure"43» ; quant à la seconde, « la discontinuité risque d'être la simple

37
Ibid., p. 6-7.
38
Ibid., p. 7.
39
Ibid., p. 6.
40 Qui se caractérise par « le souci de marquer [...] la densité et la plénitude du champ résultant
de la différence et de la tension» (ibid., p. 7).
41 Qui se caractérise au contraire par « le souci de marquer [...] l'interruption ou la rupture» (ibid.).
42 Ibid., p. 6.
43 Ibid., p. 7.

195
juxtaposition de tennes indifférents44 ». Dans un cas, « [l]a continuité [risque
donc de n'être] [...] jamais assez continue, n'étant que de surface, non de
volume, et [, dans l'autre cas,] la discontinuité [risque de n'être] [...] jamais
assez discontinue, ne parvenant qu'à une discordance momentanée et non pas à
une divergence ou différence essentielles45 ». Autrement dit, il ne suffit
absolument pas de jouer soit la continuité contre la discontinuité, soit la
discontinuité contre la continuité, pour donner fonne au rapport selon
l'inconnu.
Dès lors, la solution ne pourrait-elle pas consister à mêler essentiellement
continuité et discontinuité? N'est-ce pas là la solution dialectique que Hegel
nous propose? Même si « [c]' est avec Aristote que le langage de la continuité
devient le langage officiel de la philosophie », ce n'est pourtant qu'avec « la
dialectique hégélienne46 » que, selon Blanchot, la philosophie est parvenue non
seulement à forger le concept d'une continuité ou d'une totalité plastique, mais
aussi et surtout à se penser en tant que telle. Or, si « la parole dialectique47 » de
Hegel a pu réaliser effectivement une telle continuité ou totalité plastique de la
philosophie et du réel, c'est essentiellement parce qu'elle n'a pas exclu, « mais
cherch[é] à inclure le moment de la discontinuité48 ». Au-delà de la« continuité
[aristotélicienne qui n']est [encore que] celle d'une cohérence logique réduite
aux trois principes d'identité, de non-contradiction et du tiers exclu (cohérence
par conséquent à détennination simple) », au-delà de cette continuité qui
« n'est ni réellement continue, ni simplement cohérente, dans la mesure où le
Corpus du savoir qu'Aristote institue n'est qu'un ensemble mal unifié, une
somme disparate d'exposés assemblés49 »; au-delà donc de toute continuité
purement fonnelle, Hegel est celui qui, en pensant la discontinuité en tant que
pouvoir même ou possibilité de la continuité, a pennis à cette dernière de « se
constitue[r] comme une totalité en mouvement, finie et illimitée50 ». La
réalisation hégélienne de la philosophie nous pennettrait donc, en pensant
l'identité dialectique - et donc dynamique - de la discontinuité et de la
continuité, de les concilier l'une à même l'autre: dans la parole dialectique de
Hegel, nous trouverions donc une fonne qui nous pennettrait effectivement de
maintenir et de sauvegarder tout uniment à la fois l'exigence de continuité et
l'exigence de discontinuité. C'est en tout cas, dans un premier temps, ce que
peut nous laisser croire l'analyse de Blanchot. Mais, tout en reconnaissant
l'immense portée du geste philosophique de Hegel- qui consiste à penser une
continuité qui a essentiellement intériorisé la discontinuité -, Blanchot ne se
prive pas aussi d'interroger directement le prix de cette intériorisation. En effet,
44
Ibid.
45
Ibid.
46
Ibid.
47
Ibid.
48
Ibid.
49
Ibid.
50
Ibid.
196
la condition de possibilité - donc aussi le prix - de cette intériorisation, qui fait
toute l'originalité de Hegel, n'est autre que la réduction de la discontinuité au
profit de la continuité: chez Hegel, il y a certes de la discontinuité, mais celle-
ci n'est jamais qu'une fonction de la continuité ou, encore, elle n'est rien de
plus que son énergie même. La parole dialectique ne saurait donc envisager une
discontinuité radicale, c'est-à-dire une interruption ou une différence qui ne se
mettrait pas au service de la totalisation de la continuité ou de la totalité. Dans
la philosophie de Hegel, la discontinuité est donc, de fait et de droit, toujours
soluble dans la continuité et cette solubilité est même constitutive de la logique
spéculative indissociable de la dialectique. C'est en tous cas ce que Blanchot
nous invite à penser lorsqu'il déclare à propos de la forme hégélienne de la
pensée: «la part de la discontinuité s'y révèle insuffisante. Deux opposés,
parce qu'ils ne sont qu'opposés, sont encore trop proches l'un de l'autre; la
contradiction ne représente pas [non plus] une séparation décisive; deux
ennemis sont déjà engagés dans un rapport d'unité, alors que la différence entre
l' "inconnu" et le familier est infinie. De là que, dans la forme dialectique, le
moment de la synthèse et de la réconciliation finisse toujours par prédominer.
Formellement, cette mise hors jeu de la discontinuité se traduit par la
monotonie du développement à trois temps (remplaçant la rhétorique classique
des trois parties du discours), tandis qu'institutionnellement elle aboutit à
l'identification de la Raison et de l'Etat et à la coïncidence de la Sagesse et de
l'Universitë1. »
Ni l'affirmation unilatérale de la discontinuité, ni l'affirmation unilatérale
de la continuité, ni même l'identité dialectique de l'une et de l'autre ne nous
permettent donc d'appréhender le rapport sans rapport auquel le rapport selon
l'inconnu - que la radicalisation du rapport maître/disciple nous a permis de
découvrir - nous expose. Loin de pouvoir nous contenter d'une discontinuité
sans continuité, d'une continuité sans discontinuité ou, encore, d'une continuité
ayant intégré/maîtrisé la discontinuité, nous devons désormais bien plutôt
tenter de penser la continuité de la discontinuité, soit la discontinuité sans
solution de continuité, c'est-à-dire la continuité comme interminabilité,
incessance de la différence, de l'interruption selon l'inconnu. Et pour ce faire,
il nous faudra répondre aux questions suivantes: «Comment parler de telle
sorte que la parole soit essentiellement plurielle? Comment peut s'affirmer la
recherche d'une parole plurielle, fondée non plus sur l'égalité et l'inégalité, non
plus sur la prédominance et la subordination, non pas sur la mutualité
réciproque, mais sur la dissymétrie et l'irréversibilité, de telle manière que,
entre deux paroles, un rapport d'infinité soit toujours impliqué comme le
mouvement de la signification même? Ou bien encore comment écrire de telle
sorte que la continuité du mouvement de l'écriture puisse laisser intervenir
fondamentalement l'interruption comme sens et la rupture comme forme52?»
51
Ibid., p. 8.
52
Ibid., p. 9.

197
Autrement dit, comment donc l'écriture peut-elle, dans le cours même de son
déploiement, laisser venir la discontinuité sans solution? Telle est la question
essentielle dont «La pensée et l'exigence de discontinuité» est comme le
dégagement initial. Et d'ailleurs Blanchot va même plus loin que cette question
puisqu'il finit par affirmer l'existence d'un rapport essentiel entre l'écriture en
tant que telle et la discontinuité sans solution. C'est en effet à la dernière page
de «La pensée et l'exigence de discontinuité53» que la réalité de ce lien
apparaît explicitement: «pourquoi l'homme, en supposant que le discontinu
lui soit propre et soit son œuvre, ne révélerait-il pas que le fond des choses
auquel il faut bien qu'en quelque façon il appartienne, n'a pas moins affaire à
l'exigence de discontinuité qu'à celle de l'unité? Conclusion troublante,
trouble aussi et que dès maintenant nous chercherons à préciser en ajoutant:
quand on parle de l'homme comme d'une possibilité non unitaire, cela ne veut
pas dire que demeureraient en lui quelque existence brute, quelque obscure
nature, irréductible à l'unité et au travail dialectique: cela est ici hors
problème. Cela veut dire que, par l'homme, c'est-à-dire non par lui, mais par le
savoir qu'il porte et d'abord par l'exigence de la parole toujours déjà
préalablement écrite[54],il se pourrait que s'annonce un rapport tout autre qui
mette en cause l'être comme continuité, unité ou rassemblement de l'être, soit
un rapport qui s'excepterait de la problématique de l'être et poserait une
question qui ne soit pas question de l'être. Ainsi nous interrogeant là-dessus,
sortirions-nous de la dialectique, mais aussi de l'ontologie55 ».

Le premier texte de la première partie de L'Entretien infini, bien qu'il ne


comporte aucune référence directe au neutre ou à la différence neutre, nous
permet pourtant, et ce d'entrée de jeu, de comprendre comment la question et le
problème du neutre vont s'imposer à la pensée. En effet, si Blanchot place la
question de la recherche et de l'enseignement - et donc aussi celle de la
possibilité de la connaissance et du savoir - au début de son propos, c'est avant
tout pour signifier et souligner, d'emblée, le caractère essentiellement
épistémologique ou gnoséologique de la question et du problème du neutre.
Autrement dit, grâce au premier texte de la première partie de L'Entretien
infini, nous savons que nous ne pourrons exposer la pensée au neutre ou à la
différence neutre sans examiner et, surtout, sans remettre radicalement en cause
les prétentions et la constitution épistémologiques ou gnoséologiques de la
pensée, c'est-à-dire sans mettre en question la possibilité même pour la pensée
de se poser objectivement en tant que connaissance ou savoir. D'ailleurs, la
problématisation et la théorisation de l'impossibilité de cette possibilité ne sont
autres que le double enjeu principal de la première partie de L'Entretien infini.

53
Cf. ibid., p. Il.
54
Nous soulignons.
55 Ibid., p. Il.

198
Si, dans le premier texte de la première partie de L'Entretien infini, à travers
la radicalisation du rapport maître/disciple, Blanchot nous a d'ores et déjà
donné une première approche d'un rapport infini qui comme tel met en éclats
tous les rapports possibles, ce n'est pourtant qu'à partir du deuxième texte de
cette même première partie que l'infinité de ce rapport va nous apparaître
explicitement comme étant fonction du neutre. En effet, nous allons voir
désormais que le rapport infini fonction de l'inconnu - qui est au cœur de « La
pensée et l'exigence de discontinuité» - est en réalité l'ébauche même du
rapport singulier auquel le neutre comme question ne peut manquer de nous
exposer.

2. La question (du) neutre

Le neutre comme question n'apparaît objectivement que dans « La question


la plus profonde56 », c'est-à-dire dans le deuxième texte de la première partie
de L'Entretien irifini. Or, tout le propos de ce même texte consiste à nous
montrer pourquoi le neutre comme question - ou, mieux encore, la question
(du) neutre - ne peut « se poser» que comme question de la question. Dans
« La question la plus profonde », le neutre n'est en effet que mise en question
radicale de la possibilité et de la position de toute question et, ce faisant, de
toute différence entre la position d'une question et la détermination de sa
réponse. A travers notre lecture de « La question la plus profonde », c'est-à-
dire en envisageant le neutre comme question de la question, nous allons donc
pouvoir non seulement approfondir le rapport infini introduit dès le premier
texte de la première partie de L'Entretien infini, mais aussi et surtout
poursuivre une certaine délimitation de la philosophie en tant que pouvoir ou
position même de la question. Comment se pose donc la question (du) neutre?
Quelle question le neutre pose-t-il à la pensée et, ce faisant, à la philosophie?
Telles sont les interrogations auxquelles nous allons donc tenter de répondre en
étudiant « La question la plus profonde ».
La « question la plus profonde [...] ou la question du neutre57 » n'est autre
que « la question qui ne se pose pas58 ». La question (du) neutre ne saurait
donc, par quelque position déterminée que ce soit, nous donner le neutre
comme un terme objectivable et saisissable: la connaissance ou le savoir du
neutre, c'est-à-dire le neutre posé et donc déterminé, identifié comme un
contenu objectif que n'importe quel sujet pensant et connaissant serait
susceptible de comprendre et d'enseigner, cette connaissance et ce savoir ne
peuvent absolument pas être la réponse à la question (du) neutre. Autrement
dit, l'affirmation « la question (du) neutre ne se pose pas» nous retire d'emblée

56
Cf. ibid., p. 12-34.
57
Ibid., p. 21.
58
Ibid., p. 20.

199
toutes les modalités traditionnelles de questionnement qui structurent la pensée
en son propre déploiement. Plus radicalement encore, ce sont toutes les figures
de la question qui auraient pu nous permettre d'interroger et de préciser - en
l'unité d'une formulation -la question (du) neutre qui nous sont enlevées. Si la
question (du) neutre est la question qui ne se pose pas, alors elle ne saurait se
poser comme n'importe quelle autre question: elle ne peut être que la question
de l'impossibilité de tout questionner. Or à quoi tient cette impossibilité qui fait
toute la complexité, toute l'insaisissabilité de la question (du) neutre? Elle tient
essentiellement à l' interminabilité du neutre, c'est-à-dire à son irréductibilité à
toute terminologie! En effet, même s'il ne l'affirme que bien plus loin dans le
cours de L'Entretien infini, Blanchot présuppose déjà, dès « La question la plus
profonde », la caractère non-terminologique du neutre: la question du neutre
ne se pose pas parce que « le neutre» n'est pas un mot comme les autres, parce
qu'il est un « mot [certes] apparemment fermé mais fissuré, qualificatif sans
qualité, élevé [...] au rang de substantif sans subsistance ni substance, terme
[donc] où se ramasserait sans s y situer l'interminable59 ». Si la question (du)
neutre est la question qui ne se pose pas, c'est par conséquent parce que le
neutre n'est jamais à proprement parler le ou un neutre: la question (du) neutre
ne se pose pas parce qu'elle est sans terme! Elle est une question qui n'a à
proprement parler rien, aucun terme à questionner ou en laquelle rien ne se met
en question si ce n'est le pouvoir même non seulement de questionner, mais de
répondre. La question (du) neutre, question la plus profonde, du fait de
l'interminabilité ou du caractère non-terminologique du neutre, ne peut dès lors
que bouleverser de fond en comble le jeu traditionnel - nous n'osons dire
philosophique - de la question et de la réponse.
La relativité native de la question par rapport à la réponse est l'un des
principaux traits de ce jeu. En effet, selon sa logique, la question ne vaut jamais
en elle-même et ce d'autant plus qu'elle n'est jamais que le moyen de préparer
et d'orienter la formulation même de la réponse: la question n'est ici qu'un
moyen préalable et provisoire dont la seule fonction consiste à nous permettre
de cheminer vers ou de saisir la chose même qui est en question afin que nous
puissions finalement la rendre présente dans la position objective d'une
réponse définie. Autrement dit, dans le jeu traditionnel de la question et de la
réponse, la question ne saurait être, de fait et de droit, sans d'ores et déjà
connaître un tant soit peu la réponse: ici la question présuppose d'emblée une
certaine intimité avec ce qui est questionné, elle est toujours-déjà plus ou moins
entente positive de cela qui est en question. A travers le jeu traditionnel de la
question et de la réponse, je ne puis donc questionner que l'insigne, c'est-à-dire
que ce qui m'a en quelque sorte toujours-déjà désigné ou appelé à répondre
objectivement. Ici, la différence de la question et de la réponse est par
conséquent des plus relatives puisque le questionnant ne saurait être sans
posséder d'entrée de jeu un rapport ou un contact privilégié avec le
59
Ibid., p. 449.

200
questionné; ici le sujet questionnant et l'être questionné s'appartiennent donc
toujours-déjà réciproquement ou sont essentiellement co-déterminés,
littéralement unifiés par l'identité originelle d'une entente commune. Tout le
jeu traditionnel de la question et de la réponse repose donc essentiellement sur
ce que J. Rolland a désigné comme «l'aller-ensemble6o» ou «la co-
appartenance du questionnant et du questionnë1 » et cet aller-ensemble ou
cette co-appartenance ne sauraient être sans une certaine circularité
herméneutique de la pensée et de l'être.
Or, ce n'est très précisément qu'en brisant la présupposition de ce cercle de
la pensée et de l'être, du questionnant et du questionné que nous pourrons non
seulement «poser» la question qui ne se pose pas, mais en tirer toutes les
conséquences quant à la position même de la pensée.
L'impossibilité de se poser, indissociable de la question (du) neutre, se
double donc de l'impossibilité d'être en rapport avec ce qui est en question à
même le neutre. La question (du) neutre est une question avec laquelle nous
n'avons ni même ne pouvons avoir aucun rapport privilégié et nous pouvons
même dire que cette question ne nous met en rapport qu'avec l'impossibilité
même de tous les rapports possibles. La question (du) neutre n'a donc pas
d'autre contenu, pas d'autre teneur que l'impossibilité d'être objectivement
avec, à même le neutre! Autrement dit, la question la plus profonde, comme
question (du) neutre, nous soumet à un rapport qui ne se résorbe jamais en
quelque identité, en quelque unité que ce soit: avec cette question, rien ne se
pose, ne s'impose à nous si ce n'est un rapport non-unifiable qui échappe à tout
rapport comme à toute entente; la question (du) neutre ne porte que la distance
incommensurable, l'interruption infinie du rapport sans rapport. A travers le
deuxième texte de la première partie de L'Entretien infini, le neutre nous
apparaît donc tout d'abord comme l'expérience impossible d'.une question dont
« [1]'un des traits caractéristiques [...] est de ne pouvoir être assumée, comme
sujet à la première personne, par celui à qui elle arrive et de ne s'accomplir
qu'en introduisant dans le champ de sa réalisation l'impossibilité de son
accomplissement. [La question (du) neutre n'est donc qu'une e]xpérience qui,
tout en échappant à toute possibilité dialectique, ne se refuse pas moins de
tomber sous quelque évidence, sous quelque saisie immédiate, comme elle
ignore toute participation mystique. Expérience donc où les démêlés du médiat
et de l'immédiat, du sujet et de l'objet, de la connaissance intuitive et de la
connaissance discursive, de la relation cognitive et de la relation amoureuse,
sont, non pas dépassés, mais laissés de côté. [Autrement dit, l]a question la plus
profonde est cette expérience du détournement sur le mode d'un
questionnement antérieur ou étranger ou postérieur à toute question [...] [ : elle

601. Rolland, « Pour une approche du neutre », Exercices de la patience, n02, p. 19.
61
Ibid.

201
est ce par quoi l]'homme [...] est tourné vers cela qui détourne - et se
détourne62 ».
Ce sont aussi par tous ces traits que la question (du) neutre se distingue
radicalement non seulement de la question hégélienne du tout, mais de la
question heideggérienne de l'être.
En effet, au sein du deuxième texte de la première partie de L'Entretien
infini, l'introduction du neutre comme question qui ne se pose pas nous fournit
aussi l'occasion de procéder à une double délimitation de la philosophie, c'est-
à-dire à une délimitation non seulement de sa réalisation hégélienne, mais de
son affirmation heideggérienne. Bien que cette double délimitation
indissociable de la question (du) neutre ne soit vraiment explicite 2ue dans la
longue note en bas de page qui clôt « La question la plus profonde 3 », il n'en
demeure pas moins qu'elle traverse et soutient l'intégralité de ce même texte.
Et d'ailleurs, à la lecture de ce dernier, nous ne pouvons manquer de remarquer
que Blanchot est, d'un certain point de vue, bien moins critique à l'égard de
Hegel qu'à l'égard de Heidegger.
Si, à travers la figure de Hegel, Blanchot délimite bien la philosophie en
tant que « question de tout64», c'est-à-dire en tant que « totalité de mouvement
et mouvement de tout65», il n'en demeure pas moins que, contrairement à
Heidegger, Hegel lui permet aussi de penser la provenance de la question (du)
neutre en tant que question qui ne se pose pas. Dans « La question la plus
profonde », Blanchot ne se contente pas, en effet, de délimiter la réalisation
hégélienne de la philosophie pour en distinguer la question (du) neutre, mais il
nous montre aussi pourquoi nous ne pouvons penser l'apparition même de cette
question sans l'avènement hégélien de la dialecti2ue comme mouvement de
« la question centrale ou [de] la question de tout 6 ». Si la question la plus
profonde, la question (du) neutre n'a à proprement parler plus rien à voir avec
le mouvement hégélien de la dialectique67, cela ne doit pourtant pas nous
empêcher de considérer la généralisation ou la mondialisation du mouvement
dialectique comme la condition objective du surgissement de la question (du)
neutre en son caractère radicalement non-positionnel ou a-positionne1. La
dialectique hégélienne, en tant que mouvement de la question du tout, est
devenue la vérité unique ou le sens même de notre temps, de notre monde. Et
c'est très précisément cette extension généralisée de la dialectique au tout de la
réalité ou à toute la réalité que Blanchot souligne, en tant que trait essentiel de
notre époque, quand il déclare: « lorsque nous nous interrogeons sur notre

62
L'Entretien infini, p. 32.
63
Cf. ibid., nOl, p. 32-34.
64
Ibid., p. 13.
65
Ibid.
66
Ibid.
67
Où il n'est jamais question que du tout, où toute question n'est jamais que l'auto-
questionnement, que l'auto-position ou, encore, que l'auto-affirmation unaire du tout en la
particularité de l'un de ses moments ou de l'une de ses déterminités.

202
temps, interrogés en lui et par lui, nous éprouvons l'impossibilité de nous en
tenir, en commençant, à une question particulière. Toute question, aujourd'hui,
est déjà la question de tout. Cette question d'ensemble qui ne laisse rien en
dehors et qui nous confronte constamment avec tout, nous obligeant à nous
intéresser à tout et seulement à tout, dans une épuisante passion abstraite, est
présente pour nous en toutes choses, elle est la seule présence, elle se substitue
à tout ce qui est présent. Nous ne voyons plus des hommes, nous ne manions
plus des choses, nous ne parlons pas par mots particuliers ou par figures
singulières: là où nous voyons des hommes, c'est la question d'ensemble qui
nous dévisage; c'est elle que nous manions et qui nous manie; c'est elle qui
nous atteint dans chaque parole, nous faisant parler pour mettre en question
tout le langage et ne nous laissant rien dire que pour tout dire et tout
ensemble68. »Avec Hegel, la philosophie comme mouvement de la dialectique,
c'est-à-dire comme mouvement de la question non seulement de tout mais du
tout, est donc devenue toute la réalité du réel: ainsi, la réalisation hégélienne
de la philosophie n'a-t-elle pas seulement consisté à achever la
conceptualisation de la philosophie, mais aussi et surtout à penser cette
conceptualisation elle-même en tant que mouvement total du réel. A travers le
constat de l'extension généralisée de la dialectique, ce sont donc l'immense
pouvoir et l'hégémonie de la réalisation hégélienne de la philosophie qui se
trouvent implicitement affirmés: avec la dialectique de Hegel, la philosophie
ne se contente plus de n'être que l'idéalisation du monde, mais s'affirme
désormais comme sa teneur même. Par conséquent, selon Blanchot, qui prend
ici en quelque sorte à la lettre les prétentions totalisantes ou totalisatrices de
Hegel, la dialectique nous a littéralement enlevé toute possibilité de poser une
autre question que celle du tout: la dialectique présuppose essentiellement
l'impossibilité d'être en dehors d'elle, c'est-à-dire l'impossibilité de poser une
question susceptible de la contester radicalement. Autrement dit, aujourd'hui
« toute possibilité passe par l'exigence dialectique et ne passe que par elle69» !
Si, comme le remarque Blanchot en s'inspirant du titre d'un livre de Sartre70,la
question de la dialectique, c'est-à-dire la « critique de la raison dialectique »,
est désormais celle à laquelle «nous nous heurtons en premier lieu », c'est
donc parce que la dialectique elle-même est, en tant que telle, illimitée ou, plus
précisément encore, indépassable71 : «en effet, [elle] n'a pas à être justifiée, de
même qu'elle ne permet pas qu'on lui fasse seulement une part: tout vient à
elle, elle est cette venue du tout. Injustifiée donc, en ce sens qu'étant le
mouvement par lequel elle s'engendre en dissolvant toute justification
68
L'Entretien infini, p. 19.
69
Ibid., p. 20.
70
Cf. ibid., p. 19.
71 Selon Blanchot, «la totalité ne peut être posée, que ce soit dans le savoir, que ce soit dans
l'action, que si le sujet qui la pose est mouvement vers la "totalité" et déjà lui-même une forme
du tout» (ibid., n02, p. 197). Autrement dit, toute contestation de la totalité est toujours et encore
une nouvelle position ou une autre forme du tout!
203
particulière, toute exigence d'intelligibilité théorique ou immédiate, la
dialectique s'affirme comme la mise en question de tout, qui ne saurait être
mise en question, puisque tout ce qui la conteste vient d'elle-même et revient à
l'intérieur de cette contestation dont elle est le mouvement qui s'accomplit:
indépassable dépassement72. »
«Mais, [...] qu'en est-il alors de la question la plus profonde73?» C'est très
précisément en répondant à cette question que, au-delà d'une simple approche
critique, Blanchot nous (dé)montre l'importance de l'hégémonie et de
1'« omnipotence74» de la dialectique pour le caractère radicalement non-
positionnel de la question la plus profonde. En retirant toute possibilité de se
poser à toute autre question qu'elle-même, la dialectique est cela même qui
permet à la question la plus profonde de « se poser» en tant que question qui
ne se pose pas. En effet, contrairement à ce que nous pourrions penser au
premier abord, la question la plus profonde, la question (du) neutre, «n'est
nullement gênée par [...] [l']omnipotence [de la dialectique]. Il lui est même
nécessaire que la dialectique ait pris possession de tout, car elle est au plus près
d'elle-même lorsque tout lui est retiré pour s'affirmer. [Alors seulement e]lle
est la question qui ne se pose pas. Quand la dialectique règne, rassemblant
toutes choses dans l'unique question d'ensemble, quand, par son
accomplissement, tout s'est fait question, alors se pose la question qui ne se
pose pas. D'un côté, celle-ci n'est que l'ombre de la question de tout, une
ombre de question, l'illusion qu'il reste encore à questionner lorsqu'il n'y a
plus de question, en ce sens la plus superficielle, la plus trompeuse, d'un autre
côté la plus profonde, parce qu'elle ne semble pouvoir être pensée et formulée
que si nous faisons toujours un pas en arrière, vers cela qui demande à être
encore pensé, même lorsque tout, le tout, est pensé75». Autrement dit, la
question (du) neutre « est toujours réservée: maintenue en réserve jusqu'à ce
tournant du temps où [, avec la dialectique de Hegel,] l'époque tombe et
s'achève le discours76 ». Ce n'est donc qu'« aujourd'hui où la dialectique prend
possession de tout77», prend possession de la totalité des positions possibles
que peut se lever une question radicalement non-positionnelle telle que celle du
neutre. Par conséquent, si la question (du) neutre se distingue bien de la
question du tout, il n'en demeure pas moins que Blanchot pense explicitement
son apparition en fonction de l'avènement et de l'achèvement hégélien non
seulement du tout, mais de la philosophie. Contrairement à ce que nous aurions
pu penser, ce n'est donc pas l'affaiblissement de la philosophie qui nous
permet de dégager le neutre comme question qui ne se pose pas, mais c'est bien

72
L'Entretien infini, p. 20.
73
Ibid.
74
Ibid.
75
Ibid.
76
Ibid.
77
Ibid., p. 21.

204
au contraire l'affirmation sans réserve de son pouvoir sans limite, affirmation
pour laquelle nous ne pouvons absolument pas nous passer de Hegel!
Autrement dit, dans le deuxième texte de la première partie de L'Entretien
infini, en reformulant ce qu'il avait en quelque sorte déjà énoncé en pensant la
littérature comme art de la fin de l'art, Blanchot souligne une nouvelle fois
l'importance de Hegel pour sa pensée de la littérature et de l'écriture. C'est en
effet grâce à Hegel, qu'il parvient finalement à envisager un « dépassement»
de la philosophie qui ne passe plus du tout par quelque contestation, critique ou
négation que ce soit de la philosophie elle-même. Hegel a donc, pour Blanchot
comme pour nous, un rôle positif de premier ordre puisqu'il est le penseur qui
nous permet de penser l'indépassabilité ou l'indélimitation de la philosophie
comme la condition unique de son « dépassement» radical! Et l'on ne saurait
mettre la pensée à l'épreuve de la question (du) neutre sans penser un tel
« dépassement» de la philosophie de par son indépassabilité elle-même.
Mais si Hegel nous permet de penser les conditions d'apparition de la
question (du) neutre, il nous reste encore à en préciser l'entente en posant
notamment les questions suivantes: qu'est-ce que peut bien nous donner à
entendre une question qui ne se pose pas? Une telle question peut-elle même
être encore entendue? La question (du) neutre, la question qui ne se pose pas
ne signifie-t-elle pas la fin ou l'impossibilité de toute entente ou, plus
précisément encore, de la proximité sans laquelle aucune entente ne saurait être
seulement possible?
Dans « La question la plus profonde », pour répondre à toutes ces questions,
Blanchot s'appuie en fait implicitement sur une lecture critique de la pensée de
Heidegger. Quand, par exemple, il déclare que la question la plus profonde
« nous prend à partie sans nous concerner. Nous la portons, nous qui sommes
par excellence les porteurs de la question, et elle fait en sorte qu'elle ne nous
importe pas. C'est comme si, dans la question même, nous étions aux prises
avec ce qui est autre que toute question; comme si, ne venant que de nous, elle
nous exposait à tout autre que nous. Interrogation[, donc,] qui n'interroge pas,
ne veut pas de réponse et semble nous attirer dans l'irresponsabilité et l'esquive
d'une fuite tranquille78»; ou quand il affirme que «[l]a question la plus
profonde est telle qu'elle ne permet pas qu'on l'entende; on peut seulement la
répéter, la réfléchir sur un plan où elle n'est pas résolue, mais dissoute,
renvoyée aÜ vide d'où elle a surgi »79; à chaque fois Blanchot vise
implicitement la condition fondamentale qui seule rend possible « [l]a question
[heideggérienne] du sens de être80».
Dans l'introduction de Être et Temps, Heidegger souligne tout
particulièrement cette condition qui n'est autre que le fait que « [l]e sens de
être [...] [est] déjà d'une certaine manière à notre disposition [...] [ou, encore,

78
Ibid., p. 17.
79
Ibid., p. 22.
80
Heidegger, Etre
' et Temps, p. 28.
205
que] nous nous mouvons toujours déjà dans une entente de l'être8! » ; et la
présupposition de cette entente n'est pas un simple fait contingent ou
secondaire puisqu'elle constitue elle-même rien de moins qu'« une
détermination d'être du Dasein ». La possibilité d'être « bel et bien le haut lieu
de l'entente de l'être82 », possibilité qui distingue radicalement l'homme de
tout autre être vivant, est donc un don qui possède et que possède
immédiatement tout homme en tant que Dasein. Selon Heidegger, nous ne
pouvons donc poser la question de l'être ou du sens de (l')être que parce que
nous possédons toujours-déjà un rapport privilégié ou insigne - en lequel il y
va de notre être même - avec lui-même: l'être lui-même nous a en quelque
sorte toujours-déjà destinés ou appelés à lui, c'est-à-dire à être, en notre pensée
et en notre parole mêmes, sa propre éclaircie. Autrement dit, si l'homme
détient le pouvoir de poser et d'ouvrir effectivement la question de l'être, c'est
avant tout parce qu'il «est cet étant dont l'être comme ek-sistence consiste
[essentiellement] en ceci qu'il habite [toujours-déjà] dans la proximité de l'Être
[...] [, étant par là même] le voisin de l'Être83 ». La question heideggérienne de
l'être repose donc sur un cercle herméneutique qui - avant toute recherche, tout
questionnement ou toute interrogation - garantit d'emblée à la fois la co-
appartenance native de l'homme et de l'Être et la mêmeté de leur éclaircie.
C'est précisément cette co-appartenance et cette mêmeté - c'est-à-dire «la
correspondance [présupposée] du Sein et du Dasein [...] [ou] le fait
providentiel qu'être et compréhension de l'être vont ensemble84» - et, ce
faisant, le cercle herméneutique qui en est indissociable, que Blanchot dénonce
implicitement tout au long du deuxième texte de la première partie de
L'Entretien infini. Si la question de l'être telle que la pose Heidegger ne peut
en aucun cas nous aider à poser la question (du) neutre qui ne se pose pas, c'est
donc essentiellement parce que, comme l'a remarqué Lévinas dans Totalité et
Infini, Heidegger «n'a [...] [tout compte fait] soutenu qu'une seule thèse:
l'être est inséparable de la compréhension de l'être [...], l'être est [toujours-
]déjà appel à la subjectivité85 » !
Tel est le trait principal de l'ontologie de Heidegger que Blanchot dénonce
implicitement dans « La question la plus profonde» en montrant que le neutre
n'est à proprement parler jamais digne de question. Tout au long du deuxième
texte de la première partie de L'Entretien infini, il apparaît en effet que le
neutre n'a en aucun cas l'importance, la valeur ou la dignité non seulement de
l'être, mais de la co-appartenance originelle de l'être et de la pensée de l'être
dont le don est, selon Heidegger, « le plus digne de question »86.Loin d'être

81
Ibid., p. 29.
82
Ibid., note b., p. 32.
83 Heidegger, Questions III et IV, « Lettre sur J'humanisme », p. 102.
84
L'Entretien infini, n02, p. 441.
85 Lévinas, Totalité et Infini, p. 36.
86 Heidegger, Qu 'appelle-t-on penser ?, p. 226.

206
une chance pour la pensée, cette dignité est, bien au contraire, le principal
obstacle qui gêne la question (du) neutre puisqu'elle ne témoigne jamais que de
l'incapacité propre à la pensée « [d']accueillir [...] [le neutre sans aussitôt] le
sublim[er]87 ». Autrement dit, et c'est là la principale « leçon» que nous
devons retenir du deuxième texte de la première partie de L'Entretien infini,
« [s]i la dignité est un trait de l'être qui ne nous dispose pas à la recherche [ou à
la question] du neutre, il faut peut-être alors penser le neutre, non certes
massivement comme l'indigne, mais comme l'in-digne, le sans-dignité ou le
hors-dignité. Proposition en apparence banale, mais qui découvre peut-être un
des traits décisifs de [... ] [la] recherche [et de la question] du neutre. Penser
[ou parler selon] le neutre serait [donc] soumis à cette exigence singulière, non
de questionner le Plus-digne, mais précisément le sans-dignité et, en ce sens,
l'inapparent - ou encore serait astreint à penser sans majuscule. Mais, à
l'inverse, serait sans cesse menacé de la tentation de placer sous majuscule ce
qu'elle tente de penser, d'en faire le Digne et déjà le Plus-Digne et, en ce sens,
de ne l'accueillir "qu'en le sublimant,,88 ». S'il faut donc entendre la
philosophie heideggérienne « comme un nouveau retrait devant ce que la
pensée ne paraît pouvoir accueillir qu'en le sublimant89 », c'est donc
notamment en raison de « la dignité qui [y] est accordée à l'être dans l'appel
qui nous viendrait de lui90».
Chez Heidegger, c'est donc de par le don même de l'être que la pensée
possède toujours déjà la possibilité non seulement de se donner à l'être, mais
de se donner son être propre à même cette donation elle-même: l'être et la
pensée sont ici toujours-déjà unis à même une seule et même donation, à même
un seul et même « se-donner [...] [ou] es gibt91». Autrement dit, malgré toutes
les différences qui la séparent de la dialectique hégélienne, c'est-à-dire de « la
question du tout [...] qui porte tout92», l'ontologie de Heidegger, comme le
système dialectique, reste en définitive essentiellement, pour ne pas dire
indéfectiblement, soumise à l'Un ou au Même. Au terme du deuxième texte de
la première partie de L'Entretien infini, Blanchot prend d'ailleurs la peine de
consacrer une très longue note à cette soumission qui est constitutive de la
pensée ontologique de Heidegger. Cette longue note - qui s'étend du bas de la
page 32 à la page 34 de L'Entretien infini - revient explicitement sur la
primauté de l'entente et de l'entendre qui ne cesse de déterminer
essentiellement l'ontologie heideggérienne et, ce faisant, en vient aussi à mettre
au jour un autre aspect de la pensée de Heidegger que nous n'avions pas encore
envisagé jusqu'à maintenant.

87
L'Entretien infini, p. 441.
88 J. Rolland, « Pour une approche du neutre », Exercices de la patience, n02, p. 18.
89
L'Entretien infini, p. 441.
90 Ibid., n02, p. 441
91 J. Rolland, « Pour une approche du neutre », Exercices de la patience, n02, p. 20.
92
L'Entretien infini, nOI, p. 32.

207
En effet, dans cette longue note qui clôt « La question la plus profonde », à
côté des aspects que nous avons déjà évoqués, Blanchot dénonce avant tout ce
que nous pourrions désigner comme le caractère fondamentalement sensible de
la pensée chez Heidegger. Après avoir souli~né chez lui la relativité de la
question elle-même par rapport à l'entente9 , c'est en posant la question
suivante: « Mais que faut-il entendre par entente?» que Blanchot met
précisément au jour ce caractère pour le moins sensible de toute la pensée
heideggérienne: « Entendre, horen, ouïr, c'est aussi horing sein, obéir.
L'entente est soumission à ce qui est accordé selon ce qui est. Dans Le Principe
de raison, Heidegger dit: l'homme ne parle que lorsqu'il répond au langage
selon ce qui est dispensé. Mais, dans le même ouvrage, il dit q~'entendre, c'est
saisir par la vue, entrer dans le voir; "dire dans la pensée grecque signifie
amener à paraître, faire apparaître une chose dans la figure qui lui est propre, la
montrer dans la manière dont elle nous regarde et c'est pourquoi, la disant,
nous voyons clair en elle". (Cf. cette formulation: la pensée est une saisie par
l'ouïe qui saisit par le regard; cf. aussi le commentaire de Gœthe: si I 'œil
n'était pas parent du soleil, et Heidegger nie le caractère métaphorique de cet
appel au voir, pour cette raison qu'il n'y a métaphore que là où il y a distinction
du sensible et du non-sensible, c'est-à-dire dans la métaphysique.) Cela
correspond à l'idée que "l'être est luisance". D'où le privilège démesuré
attribué à la vue: privilège qui est originellement et implicitement supposé non
seulement par toute métaphysique, mais par toute ontologie (et, inutile de
l'ajouter, toute phénoménologie) et selon lequel tout ce qui se pense, tout ce
qui se dit a pour mesure la lumière ou l'absence de lumière. [...] Cette entente
qui regarde, ce jeu de l'entente et du voir est jeu où se joue "ce qu'il y a de plus
haut et de plus profond": L'Un94 ». C'est donc par cette entente même de
l'entente que Heidegger se soumet essentiellement « à l'Un comme référence
ultime et unique95». Plus précisément encore, c'est très précisément la
détermination de l'être et de la pensée par le registre et la logique de la vision
qui, chez Heidegger, achève de nouer la question et la pensée de l'être à
l'entente exclusive de l'Un; ou, encore, c'est parce que Heidegger ne pense
l'être que comme le visible par excellence et la pensée comme le voir par
93« La pensée qui s'interroge sur l'être, c'est-à-dire sur la différence de l'être et de l'étant, celle
donc qui porte la toute première question, renonce à questionner. Heidegger dit d'abord:
"l'interrogation est la piété de la pensée", puis il reprend son affirmation et, plus tard, y
substitue cette autre: l'interrogation n'est pas ce qui porte authentiquement la pensée; seule est
authentique l'entente, le fait d'entendre le dire où s'annonce cela qui doit venir en question.
Remarque décisive. Elle signifie: a) la question de l'être n'est pas authentique, du moins n'est
pas la plus authentique pour autant qu'elle est encore question; b) de quelque manière que nous
questionnions l'être, il faut que cette question se soit annoncée à nous comme parole et que la
parole se soit annoncée, mandée elle-même à nous-mêmes dans la voix; c) seule l'entente est
authentique et non pas l'interrogation. Nous commençons par entendre; la piété n'est plus de
questionner,mais d'entendre: la piété, ce qui répond à l'exigence première» (L'Entretien infini,p. 33).
94
Ibid., nOI, p. 33-34.
95 Ibid., p. 34.

208
excellence que « [l]a question de l'être [...] s'éteint comme question [...] dans
l'entente de l'Un96 ».
Autrement dit, à travers l'ontologie de Heidegger, il s'agit aussi de
dénoncer essentiellement non seulement la limite de la vision comme
détermination de la pensée, mais aussi et surtout la différence qui en est
indissociable entre la vue et le visible; et cela, nous ne pouvons vraiment le
comprendre qu'en lisant le troisième texte de la première partie de L'Entretien
infini.
En effet, ce n'est qu'en lisant ce texte intitulé «Parler, ce n'est pas voir»
que nous pouvons vraiment comprendre pourquoi tout ce qui reste déterminé
par le regard est intimement lié à l'Un. L'acte de voir et, par extension, toute
entente comprise comme une vision présupposent essentiellement, par rapport
à cela même qui est à voir, une différence ou une distance des plus relatives. En
effet, la distance qui seule permet de voir n'est jamais que dans la mesure où
elle peut toujours se faire oublier en tant que telle, rendant ainsi possible une
vision effective, c'est -à-dire l'acte de saisir « immédiatement à distance [...] et
par la distance97 ». D'emblée, la distance qui est l'élément même de toute
vision nous ofue donc toujours la possibilité d'être littéralement présent d'un
bout à l'autre d'elle-même98. Et c'est la raison pour laquelle le voyant n'a, en
tant que tel, affaire qu'à « une séparation mesurée et mesurable [...] [, à une]
distance [qui, toujours,] nous ren[d] ce qu'elle nous enlève [...] [; dans l'acte
de voir, la] privation [...], [l']absence [...] [est cela même] grâce à [quoi] [...]
précisément s'accomplit le contact. L'intervalle n'empêche [donc] pas ici et, au
contraire, permet le rapport direct. [Autrement dit, t]oute relation de lumière
est relation immédiate99 ». Tout rapport «selon la mesure de l'œil1oo» ne
saurait donc être sans une distance ou une séparation dont on peut toujours-déjà
« se servir [...], non pas comme médiatrice, mais comme un moyen
d'immédiation, comme im-médiatrice. [Et c'est précisément e]n ce sens aussi,
[que] voir, c'est faire l'expérience du continu, et célébrer le soleil, c'est-à-dire,
par-delà le soleil: l'UnlOl ». Et cette soumission à l'unité ou à l'identité de l'Un

96
Ibid.
97
Ibid., p. 39.
98 Toute vision présuppose donc une distance qui, toujours-déjà, sait se faire oublier! Et c'est
toujours et encore cette suspension de la distance qui est au cœur de l'acte de voir que Blanchot
réaffirme dans L'Amitié : « Un tableau, en principe, fait appel à ce sens de droiture qu'est la vue.
Sans doute, ce qu'on voit dans le monde et, à plus forte raison, par l'art plastique, on ne le voit
qu'à distance, par la distance et à condition de ne pas le toucher: l'intact -l'inaccessible - seul
est visible [...]. Mais, en compensation, ce que je vois, rut-ce au loin, rut-ce la lointaine étoile, je
le vois immédiatement; la lumière qui suppose un vide entre l'œil et l'objet et n'éclaire que par
ce vide, étant ce vide même éclairé, le supprime, aussi, instantanément (instantanéité que
Descartes avait raison, philosophiquement, d'ériger en loi physique). Ne se laisse voir que ce qui
est, quoique à distance, dans un rapport direct et sans médiation» (L'Amitié, p. 194-195).
99
L'Entretien infini, p. 39.
100Ibid., p. 38.
101Ibid.

209
est, dans l'ordre de la lumière et du visible, d'autant plus ~régnante que, quand
nous voyons, et ce même si «nous ne voyons pas tout! 2 », nous ne voyons
«jamais seulement une chose, ni même deux ou plusieurs, mais un ensemble:
toute vue est vue d'ensemble!03 ». Enfin, Blanchot remarque que la possibilité
d'accomplir l'unité ou le rassemblement d'un tel ensemble présuppose elle-
même la possibilité d'un certain enracinement, c'est-à-dire d'un séjour effectif
à même l'espace du visible. En effet, la vue n'est jamais que l'instauration d'un
lien privilégié entre deux termes relatifs, d'autant plus relatifs qu'ils sont l'un
par l'autre localisés-Iocalisables: pas de vision sans l'instauration d'un lien
réciproque entre le point ou la station propice au voir et «les limites d'un
horizonJ04»; la position même et l'acuité particulière de celui qui voit ne
sauraient être sans la configuration définie de l'espace qui les environne ou les
contient. L'acte de voir implique donc que nous nous soumettions à ou que
nous privilégions un point de vue, un lieu particulier de l'espace, à partir
duquel, en nous y tenant et en nous y assurant une certaine stabilité, nous
pouvons d'autant mieux non seulement voir mais montrer ce qui est à voir.
Autrement dit, toute vision est, en tant que telle, « la sagesse enracinée dans le
sol, dressée vers l'ouverture: elle est paysanne au sens propre, fichée en terre
et formant lien entre la borne immobile et l'horizon apparemment sans borne -
pacte sûr d'où vient la paixl05 ». A travers la lecture conjointe du deuxième et
du troisième texte de la première partie de L'Entretien infini, il apparaît donc
que l'affirmation du caractère non-positionnel de la question (du) neutre ne
peut se faire sans la délimitation non seulement de ce que nous pourrions
désigner comme le trait essentiellement «photogénétique» ou optique de
l'ontologie heideggérienne, mais aussi de la sédentarité fondamentale qui en est
indissociable. Dans le troisième texte de la première partie de L'Entretien
infini, Blanchot va même plus loin que cette double délimitation puisqu'il
affirme aussi que nous ne pourrons parler et penser selon le neutre sans lutter
radicalement contre cette détermination « photogénétique » ou optique - dont
Heidegger est le modèle impliciteJ06- de la parole et de la pensée. En effet, au-

102
Ibid., p. 39.
103
Ibid., p. 40.
104
Ibid.
105
Ibid.
106Selon Blanchot, c'est notamment en raison de cette détermination «photogénétique» ou
optique que la pensée de Heidegger appartient encore et toujours essentiellement à la tradition
occidentale de la philosophie: « le postulat sous lequel se tient implicitement toute la pensée
occidentale [.. .], c'est que la connaissance du visible-invisible est la connaissance même; que la
lumière et l'absence de lumière doivent fournir toutes les métaphores par rapport auxquelles la
pensée va au-devant de ce qu'elle se propose de penser; que nous ne pouvons "viser" (encore
une image empruntée à l'expérience optique) que ce qui vient à nous dans la présence de
l'éclairement, et comme toute vue est vue d'ensemble, comme l'expérience de la vue est une
expérience de la continuité panoramique, qu'il nous faut toujours soumettre, non seulement la
compréhension et la connaissance, mais toute forme de rapport, à une perspective d'ensemble»
(ibid., p. 443). Le primat « photogénétique » ou optique est aussi, selon Blanchot, ce qui rattache
210
delà de toute exigence optique, de toute relation de lumière, au-delà du visible
et de l'invisible, le neutre, qui ne se pose pas, qui ne (se) donne pas à voir, nous
presse aussi de penser une « parole [qui] est guerre et folie au regard» 107!
A travers la critique implicite du trait « photogénétique» ou optique de
l'ontologie heideggérienne, nous sommes donc, en définitive, invités à penser
«- [Qu'i]l y aurait une parole par où les choses seraient dites, sans, du fait de
ce dire, venir au jour [...] [ / ] - Sans se lever dans le lieu où il y a toujours
lieu d'apparaître ou, à défaut, de se refuser à l'apparence. Une parole telle que
parler, ce ne serait plus dévoiler par la lumière. Ce qui n'implique pas qu'on
voudrait rechercher le bonheur, l'horreur de l'absence de jour: tout au
contraire, atteindre un mode de "manifestation", mais qui ne serait pas celui du
dévoilement-voilement. Ici, ce qui se révèle ne se livre pas à la vue, tout en ne
se réfugiant pas dans la simple invisibilitéJ08 ». Et Blanchot d'ajouter aussitôt:
« - Je crains que révéler, ce mot ne soit impropre. Révéler, ôter le voile,
exposer directement à la vue. [ / ] - Révéler suppose, en effet, que se montre
quelque chose qui ne se montrait pas. La parole (celle du moins dont nous
tentons l'approche: l'écriture) met à nu, sans même retirer le voile et parfois au
contraire (dangereusement) en revoilant - d'une manière qui ne couvre ni ne
découvreJ09 ».

Que ce soit à travers la radicalisation du rapport maître/disciple, à travers


l'affirmation du caractère non-positionnel de la question (du) neutre ou, enfin,
à travers la dénonciation de la subordination à l'Un constitutive de toute vision
ou de toute entente optique de la pensée - à chaque fois, donc, c'est
l'insaisissabilité irréductible du neutre qui est affirmée. En effet, tel qu'il
ressort des trois premiers textes de la première partie de L'Entretien infini, le
neutre ne se range à aucun savoir, à aucune vision] 10et donc à aucun ordre ou à

essentiellement la phénoménologie à la tradition occidentale de la philosophie: «La


phénoménologie maintient [...] le primat du sujet: il y a une origine. Cette origine est lumière,
lumière toujours plus originelle à partir d'une primauté lumineuse qui fait briller en tout sens le
rappel d'une première lumière de sens (comme le dit si magnifiquement Emmanuel Levinas). La
phénoménologie accomplit ainsi le destin singulier de toute pensée occidentale selon laquelle
c'est en termes de lumière que l'être, la connaissance (regard et intuition) et le logos doivent être
considérés» (ibid., p. 375 ; cf. aussi la p. 376 pour «tous les lieux communs [optiques] que la
phénoménologie transmet à toute réflexion, fût-elle orientée différemment »). On pourra aussi se
reporter aux p. 243-244 de L'Entretien infini, pour savoir comment, selon Blanchot, la lumière
« se joue de nous» ! A travers ces différents passages Blanchot dénonce donc, comme Derrida,
la constitution « photo logique » (Derrida, L'Ecriture et la différence, p. 45) de la philosophie!
107
L'Entretien infini, p. 40.
108Ibid., p. 41.
109
Ibid.
]]0
« Se rapporter à l'inconnu sans le dévoiler, par une relation de non-présence qui ne serait pas
une découverte. Cela signifie très précisément que l'inconnu au neutre n'appartient pas à la
lumière, qu'il appartient à une "région" étrangère à cette découverte qui s'accomplit dans et par
la lumière. L'inconnu ne tombe pas sous le regard, sans être cependant caché au regard: ni

211
aucune économie. Au terme des trois premiers textes de la première partie de
L'Entretien infini, force est donc de constater que nous ne sommes absolument
pas capables du neutre: le neutre n'est pas en notre pouvoir ou, encore, le
neutre n'est pas, ne peut pas être une des possibilités qui sont en notre
pouvoir! L'insaisissabilité du neutre ne peut donc que perturber radicalement
la possibilité qui détermine notre être même en tant qu'hommelll. En fonction
du neutre, nous sommes par conséquent contraints de penser non seulement
l'impossible, mais l'impossibilité de la possibilité qui détermine proprement
tout notre être; le neutre est l'impossibilité de l'impossible, « non-pouvoir qui
ne serait pas la simple négation du pouvoirl12 ». Et le neutre est pour nous
d'autant plus impossible, non seulement parce que nous ne pouvons nous-
mêmes nous le donner, mais parce qu'il est « lui-même» sans donation: sa
seule façon d'être est de ne pas se donner, de ne pas s'échanger par
l'intermédiaire de quelque donation effective que ce soit. L'infinité du rapport
auquel nous expose le neutre est d'ailleurs essentiellement fonction de cette
impossibilité ou de cette suspension de tout se donner: c'est parce qu'il ne se
donne pas, ne se pose pas ou ne se médiatise pas, que le neutre nous confronte
à la présence de l'immédiat « excluant tout immédiat, comme toute
médiation 113». Il n'est autre que « la présence immédiate[,] [...] présence de ce
qui ne saurait être présent, présence du non-accessible, présence excluant ou
débordant tout présent. Cela revient à dire: [le neutre,] l'immédiat, débordant
infiniment toute possibilité présente de par sa présence même, est présence
infinie de ce qui reste , radicalement, absent, présence toujours infiniment autre
dans sa presence, presence de l autre dans son a Itente:
. , non-presence
, 114
».
' '
Présence qui ne se donne donc (à) aucun présent, le neutre ne nous permet plus
du tout de choisir simplement « entre [... ] [la] parole dialectique [hégélienne]
(qui refuse l'immédiat pour se confier à la seule force médiatrice) et [... ] [la]
vision [heideggérienne] (une parole de vision, visionnaire aussi, qui ne parle
qu'autant qu'on voit, entrant par la parole dans la vue et, par la vue,
immédiatement attirée dans l'être qui serait ouverture de lumière)1I5 ». Si,
comme l'a remarqué Lévinas, « [l]'idée du contact ne représente pas le mode

visible, ni invisible ou plus justement se détournant de tout visible et de tout invisible»


(L'Entretien infini, 443).
III A la page 59 de L'Entretien infini, Blanchot décrit notre rapport essentiel à la possibilité en
ces termes: « La possibilité [...] est plus que la réalité: c'est être, plus le pouvoir de l'être. La
possibilité établit la réalité et la fonde: on est ce qu'on est, seulement si on a le pouvoir de l'être.
Ici, nous voyons aussitôt que l'homme n'a pas seulement des possibilités, mais est sa possibilité;
nous ne sommes jamais purement et simplement, nous ne sommes qu'à partir et au regard des
possibilités que nous sommes; c'est l'une de nos dimensions essentielles ». Or c'est très
précisément cette dimension qui nous est littéralement enlevée par la question et le rapport
neutres!
112
Ibid., p. 62.
113
Ibid., p. 54.
114
Ibid.
ll5
Ibid., p. 53.

212
originel de l'immédiatl16 », c'est donc parce que l'immédiat est le neutre. Et si
le neutre n'est autre que l'immédiat, que la « présence de ce qui, débordant,
excluant tout présent, est infiniment absent, [alors] le seul rapport avec [...] [lui
ne peut être qu']un rapport réservant une absence infinie, intervalle qui
cependant ne médiatis[e] pas [...] [ou ne fait] jamais [...] office
d'intermédiairell7 ».
Autrement dit, pour penser et parler selon la question (du) neutre, nous
devons désormais tenter de penser ou de nous tourner « vers le rapport du
troisième genre dont [...] [, pour l'instant, nous pouvons] seulement dire: il ne
tend pas à l'unité, il n'est pas rapport en vue de l'unité, rapport d'unification
[...] [; I]'Un n'est pas [son] [...] horizon ultime (fût-il au-delà de tout
horizon), et pas davantage l'Être toujours pensé - même dans son retrait -
comme la continuité, le rassemblement ou l'unité de l'être118».

116
Lévinas, Totalité et Infini, p. 44.
117
L'Entretien infini, p. 54.
118
Ibid, p. 95.

213
II - LA DISCONTINUITE DE LA DIFFERENCE (DU) NEUTRE
OU LES DIFFERENTES VERSIONS DE L'AFFECTION NEUTRE

Nous venons de voir non seulement les principales modalités de la


différence, mais aussi tous les rapports qui en sont indissociables, que le neutre
nous presse d'abandonner et d'exclure. Mais nous ne pouvons pas nous
contenter d'une telle réduction, d'une telle appréhension purement négative qui
consiste pour l'essentiel à ne dire, à ne penser que les différer qui ne sont pas
du neutre ou au neutre. Si cela nous a certes permis de délimiter la philosophie
en tant que telle comme pensée même de ces différer, il n'en demeure pas
moins que cela ne nous a toujours pas permis d'affi"onter directement le
problème et la question de la différence (du) neutre. C'est à cette tâche,
éminemment contradictoire, que nous allons désormais nous consacrer en
tentant de cerner ce que nous pouvons bien dire et penser, et donc affirmer de
cette différence (du) neutre qui échappe à la négation et à l'affirmation, à la
transcendance et à l'immanence. Autrement dit, nous tenterons désormais de
répondre à la question suivante: la pensée de la différence (du) neutre peut-elle
avoir une autre teneur que sa propre impossibilité? Ou encore est-elle autre
chose que la rumination incessante de sa propre impossibilité à se dire?

Nous avons vu précédemment, à travers une approche purement négative,


que nous ne pouvons absolument pas arrêter ou fixer le neutre dans quelque
terminologie que ce soit et cela rend d'autant plus difficile sa théorisation
positive. L'idée même d'une théorisation possible du neutre est d'ailleurs, de
fait et de droit, contradictoire, pour ne pas dire impossible: une telle théorie ne
pourrait être possible que si nous pouvions effectivement montrer le neutre en
tant que tel, c'est-à-dire que si nous pouvions en établir un concept à part
entière, concept qui seul nous permettrait alors de développer l'ensemble
unifié-unifiant d'un discours sur lui. Mais nous savons désormais que le neutre
ne se range ni aux présupposés optiques d'un tel procédé heuristique, ni à
l'exigence d'unité ou de rassemblement qui en est indissociable. Il ne saurait
donc y avoir d'approche direct ou positive du neutre, et ce d'autant plus qu'il
met à mal le pouvoir ou la Setzung de la pensée. Cependant, cette affirmation
ne signifie pas pour autant que le neutre implique purementei simplement la
disparition de toute pensée: en effet, même si nous pouvons le désigner
comme « l'impossiblel19 », il « n'est pas là pour faire capituler la pensée, mais
., 120 l21
pour Ia Ialsser s annoncer se Ion une autre mesure que ce Ile du pouvo.r
" » .

119
L'Entretien irifini, p. 62.
120
Ibid.

214
Or, si nous ne pouvons pas approcher directement ou positivement le neutre
lui-même, si le neutre est inobjectivable, peut-être pourrions-nous alors nous
contenter de cette « autre mesure» afin de dire, certes indirectement, mais non
plus seulement négativement, comment il touche réellement la pensée sans pour
autant que celle-ci s'en empare en retour. Autrement dit, si, comme le laisse
entendre ici Blanchot, le neutre ne s'indique réellement que dans une certaine
« transformation de » la pensée, et ce sans jamais se constituer comme un objet
de cette pensée, alors il ne nous reste au mieux qu'à tenter de considérer la
pensée en tant qu'objet ou, mieux encore, en tant que matériau subissant
« l'efficaceI22» du neutre. Cessons donc de vouloir penser le neutre puisque
nous ne le pouvons pas, mais tentons de le prendre « comme point de vue pour
[...] [la] pensée qui ne peut émaner ou procéder de lui, alors [...] [la] pensée
[. ..] [sera] posée après [...] [lui] comme à la fois son matériau et ce qui a déjà
supporté [...] [son] efficace 123» ! La pensée ne peut absolument pas affecter le
neutre, alors tentons de penser comment le neutre affecte objectivement la
pensée elle-même: examinons ce que devient la pensée qui ne peut plus être
que la patiente du neutre! Ou encore, tentons d'établir non pas l'étiologie mais
rien que la symptomatologie de cette menace, de ce scandale, de cette radicale
et discrète « mutation» qui affecte toute pensée selon le neutre: « Le neutre est
une menace et un scandale pour la pensée. Le neutre, si nous le pensions,
libérerait la pensée de la fascination de l'unité (que celle-ci soit logique,
dialectique, intuitive, mystique), nous livrant à une exigence tout autre, capable
de faire échec et de se dérober à toute unification. [...] Ecrire sous la pression
du neutre: écrire comme en direction de l'inconnu. Cela ne signifie pas dire
l'indicible, raconter l'inénarrable, faire mémoire de l'immémorable, mais
préparer le langage à une radicale et discrète mutation124».
Au-delà de la profusion de L'Entretien infini, laquelle tient essentiellement
au caractère non-terminologique du neutre - c'est-à-dire au fait qu'il est tout
simplement impossible de le recueillir dans une formulation, dans un concept,
dans un mot ou, encore dans un seul et même discours -, nous allons donc
rechercher comment Blanchot parvient malgré tout à formuler« positivement»
cette autre mesure que celle du pouvoir, autre mesure par laquelle le neutre est
censé affecter, provoquer et bouleverser quasi pathologiquement la pensée.
Désormais nous ne chercherons donc plus à penser le neutre, mais uniquement
à en décrire et à en penser les effets. Autrement dit, nous allons tenter d'établir

121
C'est d'ailleurs parce que Blanchot tente de dégager la pensée de tout pouvoir que Hugues
Choplin lui donne une place tout à fait unique - en partie déjà hors de ce qu'il définit comme
l'espace de la pensée française contemporaine - dans son dernier ouvrage publié: L'espace de la
pensée française contemporaine, A partir de Lévinas et Laruelle.
122François Lamelle et collaborateurs, Dictionnaire de la non-philosophie, p. 50.
123
Ibid
124
L'Amitié, p. 250-251. Nous soulignons.

215
les principaux traits de l'affection neutre en nous concentrant sur ses versions
« pathétique[ s] 125» et sur sa version lévinassienne.

1. Les versions pathétiques de l'affection neutre

Qu'arrive-t-il quand «l'absolu de la séparation [...] prend corps, tout en


restant la profondeur et le détour de l'intervalleI26?» C'est pour répondre
implicitement à cette question que, à différents moments de L'Entretien infini,
nous trouvons une véritable pathologie (du) neutre. En effet, à travers de
nombreux passages de L'Entretien infini, Blanchot nous montre que des effets
(de) neutre ne cessent déjà de s'indiquer physiquement, pour ne pas dire
charnellement, à travers certains états corporels de l'homme: il y aurait donc
des « situations» où l'homme vivrait et sentirait non pas le neutre, mais au
neutre! Mais en quoi peuvent bien consister ces différentes « situations» qui
plongeraient charnellement le corps de l'homme dans la passivité (du) neutre?
Dans quels «états» l'homme se trouve-t-il intimement, donc intégralement
envahi par l'affection neutre, ne pouvant glus se vivre ou s'éprouver que
comme « action d'inaction, effet de non-effet 27» ?

1.1. La fatigue
Dès que l'on prend la peine de suivre simplement le déroulement linéaire
des textes qui composent L'Entretien infini, on ne peut manquer, tout d'abord,
de constater que la question de ces « situations» ou « états» forme quasiment
le commencement même de ce même ouvrage. En effet, au début de
L'Entretien infini, avant même la première partie, nous pouvons lire vingt et
une pages qui comprennent deux textes distincts: le premier, intitulé « Note »,
occupe les pages VI à VIII; le second, sans titre, les pages IX à XXVI. Or,
c'est ce dernier qui, ici, va nous intéresser tout particulièrement puisqu'il est
tout entier consacré à l'une des modalités de l'affection neutre.
Mais avant de nous plonger dans ce texte, trois remarques s'imposent. La
première concerne la situation du texte qui nous préoccupe ici: bien que placé
au début de L'Entretien infini, le texte des pages IX à XXVI, comme d'ailleurs
la note qui le précède, est pour ainsi dire à la fois dans et hors de ce même
ouvrage; et ce lien sans appartenance - déjà un rapport sans rapport! - est
souligné, d'une part, par l'utilisation de deux paginations distinctes (celle,
romaine, de la «Note» et du texte ici en question et celle, arabe, des trois
parties qui forment à proprement dit l'essai intitulé L'Entretien infini) et,
d'autre part, par le fait que les pages VI à XXVI n'apparaissent pas dans la
table des matières qui occupent les pages 638-640. La deuxième concerne
125
L'Entretien infini, p. 63.
126
Ibid., p. 280.
127
Ibid., p. 449.

216
l'absence de tout titre pour désigner ce texte: à travers cette absence, c'est la
possibilité même de le désigner, de le qualifier et, ce faisant, d'en établir le
genre précisément qui se trouve d'emblée suspendue. La troisième, enfin, qui
redouble la deuxième, concerne la nature de ce texte: loin de la linéarité
progressive/progressante de toute discursivité, nous sommes face à un texte qui
nous frappe d'emblée par sa forme indéfinissable, forme littéralement en éclats,
d'autant plus en éclats qu'elle n'est composée que de fragments de ce qui nous
semble être un hypothétique dialogue entre deux interlocuteurs sans figure et
sans nom, ou peut-être même ne s'agit-il que de la fiction d'un dialogue
intérieur. Par tous ces traits128,le texte des pages IX à XXVI semble donc écrit
pour déstabiliser, d'entrée de jeu, la compréhension de tout lecteur. En fait,
tous ces traits, qui concourent à former le caractère extra-ordinaire de ce texte,
tiennent essentiellement à sa teneur même, c'est-à-dire à l'affection neutre dont
il forme comme une sorte d'« introduction initiatique» sans aucun préalable,
sans aucune explication ou justification. Et cette affection neutre n'est autre
que la fatigue.
Le dialogue fragmentaire des pages IX à XXVI nous confronte en effet non
seulement à la neutralité de la fatigue, c'est-à-dire à la fatigue comme affection
neutre, mais aussi et surtout à la difficulté de dire ce qui arrive par une telle
affection. Autrement dit, tout ce dialogue, qui n'a à proprement parler ni
commencement ni fin, se heurte avant tout à la difficulté d'aborder, de se dire
et de dire à autrui ce dont la fatigue est l'approche: « Crois-tu vraiment que tu
puisses t'approcher du neutre par la fatigue et, par le neutre de la fatigue,
mieux entendre ce qu'il arrive, quand parler, ce n'est pas voir? Je ne le crois
pas, en eifet,. je ne l'affirme pas non plus,. je suis trop fatigué pour cela ,.
quelqu'un, seulement, le dit près de moi, que je ne connais pas ,. je le laisse
dire, c'est un murmure qui ne tire pas à conséquence129.»
La fatigue dont on nous parle ici nous frappe tout d'abord par son absence
de cause et par son apparente légèreté. Loin de répondre précisément à un
effort ou à un travail objectif particulier, tel que nous pouvons en trouver dans
le monde, elle semble pour le moins superflue et sans raison et, par là même,
absolument sans limite. Elle s'empare de la vie même tout en la séparant
d'elle-même. La fatigue, bien que «sans mesure130», «ne gêne pas le
travaill3l », elle ne saurait donc être sans aussi entretenir une certaine
indifférence à elle-même et au monde qu'elle réduit sans nous l'enlever
totalement; ou, encore, m'envahissant, elle m'abstrait de toutes les tâches
mondaines sans jamais m'en détacher totalement. «- "Être fatigué, être

128Auxquels nous devons aussi ajouter l'utilisation typographique de l'italique, l'utilisation d'un
étrange signe (fait de plus et de moins) pour marquer chaque fragment et, enfin, l'utilisation ou
non des guillemets.
129
Ibid., p. XXII.
\30
Ibid., p. XVI.
131
Ibid.

217
indifférent, c'est sans doute la même chose. " - "L'indifférence serait donc
comme le sens de la fatigue. " - "Sa vérité. " - "Sa vérité fatiguée. " 132»
Apparemment sans poids, la fatigue ne cesse pourtant de peser sur celui qui la
vit, et ce sans jamais le concerner vraiment: «La fatigue monte
insensiblement; c'est insensible; nulle preuve, nul signe tout à fait sûr; à
chaque instant, elle semble avoir atteint son point le plus haut - mais, bien
. , 133 S . .
enten d u, c 'est un Ieurre, une promesse qUI n est pas tenue.» ans Jamais
être effectivement en notre pouvoir, la fatigue nous fatigue, nous suspend dans
une sorte de flottement indéfini sans que nous puissions jamais décider d'elle;
jamais je ne se fatigue alors même que celle-ci ne cesse de l'affecter. La fatigue
n'est donc ni une action ni une réaction d'un sujet qui, toujours et encore en
pleine possession de sa souveraineté, aurait tout simplement atteint
temporairement ses propres limites physiques; elle n'est pas le fruit de l'effort
d'une subjectivité identifiable comme telle. Elle ne permet donc plus à celui
qui la vit de renouveler son pouvoir de sujet, sa force de travail et de penser. Et
c'est bien de là que vient tout son mystère: « La fatigue est le plus modeste des
malheurs, le plus neutre des neutres, une expérience que, si l'on pouvait
choisir, personne ne choisirait par vanité. 0 neutre, libère-moi de ma fatigue,
conduis-moi vers cela qui, quoique me préoccupant au point d'occuper toute la
place, ne me concerne pas. - Mais c'est cela, la fatigue, un état qui n'est pas
possessif, qui absorbe sans mettre en question134.» A travers la fatigue, nous
sommes donc confrontés à une « causalité », à une « efficace », à une « force»
pour le moins atypique qui nous met en rapport avec la «causalité »,
l' «efficace» ou la« force» (du) neutre: il y a bien ici une réelle affection du
corps, de la pensée et de la parole, mais elle est sans cause, sans origine
donnée; et elle n'est pas seulement sans cause ou origine définie puisqu'il
apparaît aussi qu'elle ne s'objective ou ne se manifeste jamais dans des effets
identifiables en tant que tels. Nous sommes par conséquent face à une
« causalité» qui échappe radicalement à tout déterminisme. Autrement dit, nul
ne peut effectivement savoir comment vivre une affection neutre comme la
fatigue: face à elle, il n'y a à proprement parler pas de réponse, pas de
(ré)action possible; « Vivre (avec) cela qui ne concerne pas. Il y a diverses
manières de répondre à cette situation. Les uns disent: il faut vivre comme si
vivre ne nous concernait pas. D'autres disent: puisque cela ne concerne pas, il
faut vivre sans rien changer à la vie. Mais alors d'autres: vous changez, vous
vivez le non-changement comme la trace et la marque de cela qui, ne
concernant pas, ne saurait vous changer135.» La fatigue change donc tout à
force de ne rien changer et, ce faisant, elle nous plonge dans la fatalité d'une
circularité où nous ne pouvons plus nous comprendre: « [...] [le cercle de la

132
Ibid., p. XVI-XVII.
133
Ibid., p. XX.
134
Ibid., p. XXI.
135
Ibid., p. XXIII-XXIV.

218
fatigue] : plutôt une absence de cercle, la rupture de cette vaste circonférence
d'où viennent les jours et les nuits. De cet autre cercle, il sait seulement qu'il
n y est pas enfermé et, en tout cas, qu'il n y est pas enfermé avec lui-même. Au
contraire, le cercle qui se trace [...] ne lui permet pas de s y comprendre.
C'est une ligne ininterrompue et qui s'inscrit en s'interrompant. [...] Que ce
cercle - l'absence de cercle - soit tracé par l'écriture ou par la fatigue, la
fatigue ne lui permet pas d'en décider, même si c'est seulement en écrivant
qu'il se découvre fatÏfué, entrant dans le cercle de la fatigue, dans la fatigue
comme en un cerclel3 ».
L'engourdissement, le flottement, le mouvement immobile ou sans
développement des pages IX-XXVI de L'Entretien infini, en suspendant
l'exigence compréhensive ou discursive qui est au cœur de la possibilité même
de toute lecture, nous permettent donc, à nous lecteur, d'éprouver en quelque
sorte l'affection neutre qu'est la fatigue. C'est comme si le dialogue
fragmentaire des pages IX-XXVI, par tous ses traits, n'avait donc d'autre but
que de nous faire immédiatement sentir, indépendamment de toute théorisation
discursive, l' « état» dont lui-même cherche à faire état sans jamais y parvenir,
ne réussissant finalement qu'à nous laisser des impressions des plus diffuses.
Mais, de ce caractère très diffus, nous pouvons malgré tout tirer l'un des
principaux traits de l'affection neutre: il ressort de la fatigue que l'affection
neutre est, avant tout, l'état d'un sujet qui ne peut plus, dans sa vie ou son
existence même, se vivre comme un sujet à part entière. En effet, dans la
fatigue, le sujet se trouve dans une situation paradoxale où il ne peut ni
disparaître - se perdre totalement et définitivement - ni non plus se réaliser en
tant que tel; fatigué, le sujet se trouve comme délié de son ipséité et de sa
souveraineté dont, pourtant, il ne peut se détacher137.En termes lévinassiens :
la fatigue nous met en présence d'une affection qui rend impossible « l'œuvre

136
Ibid., p. XVII-XVIII.
137Blanchot exprime ce paradoxe de la fatigue entre autres par la phrase suivante: « Toute la vie
a changé, la vie cependant intacte» (ibid., p. XXIV). Même s'il ne la pense que dans un certain
rapport dialectiqueavec l'effort inhérent au travail, et même s'il voit en elle une des clés de « l'avènement
de la conscience» (Lévinas, De l'existence à l'existant, p. 43) et donc de l'apparition d'un
existant à même l'il Y a de l'existence - donc malgré une approche très différente de celle de
Blanchot, Lévinas nous donne parfois certaines descriptions de la fatigue qui sont pourtant très
proches de la fatigue blanchotienne : « L'engourdissement de la fatigue est bien caractéristique.
Il est une impossibilité de suivre, décalage constant et croissant de l'être par rapport à ce à quoi il
reste attaché, comme une main qui lâche peu à peu ce à quoi elle tient, qui lâche dans l'instant
même où elle tient encore. Mieux qu'une cause de ce relâchement, la fatigue est ce relâchement
même. Elle est cela, dans la mesure où elle ne se loge pas simplement dans une main qui lâche le
poids qu'elle soulève avec fatigue, mais dans une main qui tient à ce qu'elle lâche» (ibid., 42) ;
ou, encore, « Mais si la fatigue est une condamnation à l'être, elle est aussi un raidissement, un
dessèchement, une rupture avec les sources vives. La main ne lâche pas le poids qu'elle soulève,
mais elle est comme abandonnée à elle-même. Abandon sui generis. Ce n'est pas la solitude d'un
être délaissé par le monde dont il ne suit plus la marche, mais, si l'on peut dire, d'un être qui ne
se suit plus, qui désarticulé de soi, - dans une luxation du moi par rapport à soi - ne se rejoint pas
dans l'instant où il est cependant engagé à jamais » (ibid., 50).
219
même de l'identité138 » du sujet, c'est-à-dire « un départ de soi et un retour à
soi139» ; l'affection neutre bloque en quelque sorte ou interrompt, sans pour
autant le détruire totalement, le cercle de ce départ/retour qui conditionne
l'ipséité de tout sujet. Or, à quoi sommes-nous confrontés là si ce n'est de
nouveau à ce que nous avons désigné précédemmentl40 comme l'un des
principaux effets d'incessance !
Cette (dé)constitution du sujet indissociable de la fatigue est aussi le
principal trait des deux autres formes pathétiques de l'affection neutre: la
souffrance et le malheur.

1.2. La souffrance ou le malheur


Même si fatigue, souffrance et malheur peuvent être réunis comme les trois
formes pathétiques non seulement de l'affection neutre, mais du neutrel4l, nous
ne pouvons pas cependant les confondre totalement. D'une part, la souffrance
et le malheur sont, du point de vue de la (dé)constitution du sujet, bien plus
bouleversantes, pour ne pas dire plus extrêmes, que la fatigue dont elles
forment comme la radicalisation. D'autre part, s'il est possible d'aborder la
fatigue en elle-même, c'est-à-dire indépendamment de la souffrance et du
malheur, nous ne pouvons pas, au contraire, faire de réelle différence entre ces
deux dernières formes de l'affection neutre, et cela est d'autant.plus impossible
que « [l]e malheur [...] a la même essence que la souffrance [...], dont il est
inséparablel42 ».
Plus radicalement encore que la fatigue, la souffrance et le malheur
«use[nt] [...] le pouvoir de se confierl43 », ils sont la vie même de l'homme
qui a perdu toute possibilité de se recueillir, de s'abriter ou de se reposer dans
l'essence même de sa propre humanité: dans la souffrance et le malheur,
l'homme est intégralement exposé à l'impossibilité de son humanité, c'est-à-
dire à « la possibilité inhumaine qui [lui] appartient mystérieusementl44 » ! Par
rapport à la fatigue, la souffrance et le malheur nous permettent donc de penser
l'affection neutre, non plus seulement - pour ne pas dire abstraitement -
comme (dé)constitution du sujet, mais comme bouleversement radical de
l'humanité même de l'homme. Et c'est avant tout à travers une lecture du
témoignage de Robert Antelme sur l'existence concentrationnaire que Blanchot

138Lévinas, Le Temps et "Autre, p. 31.


\39
Ibid
140On retrouve là en effet une autre version du passage du Je au Il évoqué précédemment.
141
C'est précisément et uniquement à la page III de L'Entretien infini que Blanchot désigne
explicitement «la fatigue, [...] la douleur [...] [et] [le] malheur [...] [comme des] formes du
neutre» ! Mais dès la p. XXIV de L'Entretien infini, Blanchot associe déjà explicitement la
fatigue et la douleur d'une façon pour le moins laconique: «Interruption: une douleur, une
fatigue. »
142
Ibid, p. 174.
143
Ibid, p. XVI.
144
Ibid, p. 293.

220
tente de dire ce bouleversement de la souffrance et du malheur comme
existence humaine totalement déshumanisée. C'est en effet dans le livre de
Robert Antelme: L'Espèce humaine, auquel est entièrement consacré le
dialogue qui occupe les pages 191-200 de L'Entretien infini, que Blanchot
trouve un témoignage des conditions et des effets extrêmes du malheur et donc
de la souffrance.
Qu'arrive-t-il donc dans le malheur et la souffrance indicibles de l'existence
concentrationnaire? Qu'arrive-t-il à l'homme qui n'a plus d'autre choix que de
subir l'insupportable? Ou, encore, que reste-t-il de l'homme dès lors que celui-
ci est condamné à ne plus pouvoir être proprement un homme? Dans leur
formulation même, ces questions disent déjà l'essentiel du malheur et de la
souffrance: la réduction sans borne de tout ce à quoi tient 1'humanité de
l'homme. Dans le malheur extrême de l'existence concentrationnaire, c'est tout
ce qui fait un homme, tout son monde qui se trouve purement et simplement
balayé par l'irrationalité d'une haine aveugle et sans limite: « Dans le malheur
[...], l'homme, frappé par les hommes, est radicalement altéré, il n'existe plus
dans son identité personnelle, non seulement tombé au-dessous de la personne,
mais au-dessous de toute classe et de tout rapport collectif réel, en ce sens déjà
hors du monde, être sans horizon. Et il n'est pas une chose: une chose, même
inutile, est précieuse; le déporté n'est pas la chose du SS ; quand il travaille
encore en travailleur, son travail lui rend quelque peu le prix d'un homme
exploité; mais le déporté essentiel, celui qui n'a plus ni figure ni parole, le
travail qu'on lui impose n'est destiné qu'à exténuer son pouvoir de vivre et à le
livrer à l'insécurité démesurée des éléments; plus de recours nulle part: au
dehors le froid, en lui la faim, partout une violence indéterminée145». Plus rien
« ici» ne permet donc à l'homme de se rassembler ou de se recueillir en l'être
propre de son humanité; l'existence de l'homme déporté n'est plus que
« l'expérience [d'une violence acharnée] [...] qui ne se laisse plus soustraire et
n'accorde ni retrait ni recul146». Dans la réduction sans réserve indissociable
du malheur, c'est donc le pouvoir-être qui est retiré à tout homme: le malheur
interrompt radicalement l'identité ontologique et dialectique de l'homme et du
pouvoir; le malheur enlève à l'homme le pouvoir d'être présent en tant que tel.
Autrement dit, non seulement le malheur nous retire le pouvoir de la présence,
mais, ce faisant, il nous retire aussi le pouvoir du présent - il nous enlève le
présent comme pouvoir même du temps. En effet, à plusieurs reprisesl47,
Blanchot lie essentiellement le malheur et la souffrance à ce que nous avons
désigné et analysé précédemment comme le temps de l'absence de temps; plus
précisément encore, le malheur et la souffrance nous soumettent à l'incessance
de l'arrêt-sans-clôture du temps: «La souffrance est souffrance, lorsqu'on ne

145
Ibid., p. 193.
146
Ibid., p. 65.
147En ce qui concerne le temps de la souffrance ou du malheur comme temps de l'absence de
temps ou comme abîme du présent, cf. les p. 64-65, 174, 176 et, enfin, la p. 257 de L'Entretien infini.
221
peut plus la souffrir et, à cause de cela, en ce non-pouvoir, on ne peut cesser de
la souffrir [148]. Situation singulière [qui nous enlève la temporalité même du
temps]. Le temps est comme à l'arrêt, confondu avec son intervalle. Le présent
y est sans fin, séparé de tout autre présent par un infini inépuisable et vide,
l'infini même de la souffrance, et ainsi destitué de tout avenir: présent sans fin
et cependant impossible comme présent; le présent [malheureux] de la
souffrance est l'abîme du présent, indéfiniment creusé et, en ce creusement,
indéfiniment gonflé, extérieur radicalement à la possibilité qu'on y soit présent
par la maîtrise de la présence. Qu'est-il arrivé? La souffrance a simplement
perdu le temps et nous l'a fait perdre. Serions-nous donc en cet état libérés de
toute perspective temporelle et rachetés, sauvés, du temps qui passe?
Nullement: livrés à un autre temps - le temps comme autre, comme absence et
neutralité -, qui précisément ne peut plus nous racheter, ne constitue pas un
recours, temps sans événement, sans projet, sans possibilité, perpétuité instable,
et non pas ce pur instant immobile, l'étincelle des mystiques, mais dans ce
temps arrêté, incapable de permanence, ne demeurant pas et n'accordant pas la
simplicité d'une demeurel49. » Exposés à l'impuissance et à l'absence de temps
du malheur et de la souffrance, « privés du pouvoir de dire "Je", privés aussi du
monde, nous ne serions [donc] plus que cet Autre que nous ne sommes pas1S0».
Mais, face à cette appréhension extrême du malheur et de la souffrance,
nous pourrions alors être tentés de croire que le déporté pourrait toujours,
malgré tout, conserver son humanité et son pouvoir-être par la résistance,
l'opposition ou la lutte contre ses oppresseurs ou ses bourreaux: même perdue
d'avance, une telle résistance, opposition ou lutte ne permettrait-elle pas en
effet l'affirmation dialectique de la subjectivité singulière de l'oppressé face à
l'oppresseur? Cela ne pourrait être possible que si la dialectique hégélienne de
la reconnaissance, dont l'archétype n'est autre que la dialectique du maître et
de l'esclave1S!, était toujours effective au sein même de l'existence
concentrationnaire. Or, ce principe même de la dialectique, qui constitue aux
yeux de Hegel le moteur même de toute l'histoire comme phénoménologie de

148Pour Blanchot, il y a donc une certaine incessance ou irrémissibilité de la soufITance : la


soufITance n'est en quelque sorte qu'impossibilité de mettre un terme, par quelque pouvoir que
ce soit, à elle-même. Or, nous retrouvons là l'un des principaux traits de la souffrance selon
Lévinas: «la souffrance physique, à tous ses degrés, est une impossibilité de se détacher de
l'instant de l'existence. Elle est l'irrémissibilité même de l'être. Le contenu de la souffrance se
confond avec l'impossibilité de se détacher de la souffrance. Et ce n'est pas définir la soufITance
par la souffrance, mais insister sur l'implication sui generis qui en constitue l'essence. Il y a dans
la soufITance une absence de tout refuge. Elle est le fait d'être directement exposé à l'être. Elle
est faite de l'impossibilité de fuir et de reculer. Toute l'acuité de la soufITance est dans cette
impossibilité de recul. Elle est le fait d'être acculé à la vie et à l'être [là même ou la vie et l'être
ne sont plus en notre pouvoir]. Dans ce sens, la souffrance est l'impossibilité du néant»
(Lévinas, Le Temps et l'autre, p. 55-56).
149
L'Entretien infini, p. 63.
150
Ibid., p. 192.
151
Cf. Hegel, Phénoménologie de l'Esprit, p. 153-158.

222
la liberté de l'esprit, est, dans le malheur et la souffrance de l'existence
concentrationnaire, purement et simplement impossible! « L'homme des
camps est au plus près de l'impuissance. Tout le pouvoir humain est en dehors
de lui, comme est en dehors de lui l'existence en première personne, la
souveraineté individuelle, la parole qui dit "Je". C'est vraiment comme s'il n'y
avait plus d'autre Moi que celui des dominateurs auxquels il est livré sans
appel, comme si donc son propre moi, l'ayant déserté et trahi, régnait là-bas
parmi les prédominants, le laissant à une présence anonyme sans parole et sans
dignité152.» Réduit à rien, le déporté ne possède donc plus la moindre parcelle
de cette subjectivité qui lui aurait permis d'entrer dans quelque rapport
dialectique que ce soit avec le Moi oppresseur pour y affirmer encore et
toujours sa liberté de sujet. Et c'est précisément à la page 259 de L'Entretien
infini que Blanchot nous présente, en tant que telle, cette interruption de la
dialectique qui est au cœur du malheur et de la souffrance: « L'homme
souffrant et I'homme malheureux ou soumis à la misère sont devenus étrangers
aux rapports maître-esclave qui constituent, au regard de leur situation, un
statut presque prometteur. L'esclave a cette chance d'avoir un maître; le maître
est aujourd'hui ce qu'il sert, il sera demain ce contre quoi il pourra se dresser.
Il y a des esclaves sans maître, dont l'esclavage est tel qu'ils ont perdu tout
maître, tout rapport avec le maître, tout espoir donc d'affranchissement, comme
toute possibilité de révolte. Quand le maître est perdu, parce qu'il est devenu
sans nom, un pur pouvoir irresponsable, introuvable, c'est déjà une situation
extrêmement difficile, mais les puissances abstraites peuvent encore être
nommées, le plus lointain et le plus insaisissable s'appelle un jour Dieu, et la
toute-puissance de Dieu finit par offrir prise à un combat décisif. Bien plus
grave est l'esclavage qui est l'absence de l'esclave, la servitude des ombres,
elle-même apparemment aussi légère qu'une ombre, là où le destin est sans
poids et sans réalité. "Je me révolte, donc nous sommes", a dit Albert Camus
dans une parole où il a mis toute la décision d'un espoir solidaire. Mais
[l'esclavage sans esclave indissociable de l'existence concentrationnaire nous a
montré que] celui qui a perdu le pouvoir de dire "Je" est exclu de cette parole
et de cet espoirJ53.»
Dans le malheur et la souffrance, nous sommes donc radicalement
dépouillés de tous les rapports qui, dans le monde, nous permettent de nous
présenter comme tel: nous sommes exclus de tout rapport à soi (que ce soit
notre propre soi ou un alter ego), de tout rapport au temps de la présence et de
tout rapport dialectique (que ce soit par le travail, par la révolte ou la
résistance). Le malheur et la souffrance nous condamnent donc à une présence
déliée de tous les rapports possibles sans lesquels l'humanité de l'homme ne
saurait être effectivement présente: la présence malheureuse, qui « ruine [...]

152
L'Entretien infini, p. 194.
153
Ibid., p. 259.

223
toute possibilité d'arrêt dans un présent154», n'est que «[p]résence sans
présent, sans contenu déterminable, sans terme assignable, qui cependant n'est
pas une forme, présence neutre ou vide ou infinie: l'immédiat comme non-
présence, c'est-à-dire l'immédiatement autre155».Et c'est précisément par cette
réduction de tout présent, réduction dont le malheur et la souffrance sont
comme la réalisation incessante, que peut s'affirmer l'étrangeté radicale de la
présence infinie de l'homme: dans le dénuement absolu du malheur et de la
souffrance, là où il n'y a plus que « le rapport nu à l'existence nue156»,
l'homme, « réduit à l'irréductible157 », s'éclipse dans l'altérité irréductible de
l'Autre, dans « la présence de l'Autre comme celle d'Autrui158 ». Le malheur et
la souffrance nous permettent donc, en définitive, de lier l'affection du neutre à
l'altérité de l'homme: dans l'affection neutre, «déchu de moi, étranger à moi-
même, ce qui s'affirme à ma place, c'est l'étrangeté d'autrui - l'homme
comme absolument autre, étranger et inconnu, le dépossédé et l'errant ou,
comme le dit René Char, l'homme inimaginable - par la présence duquel passe
l'affirmation d'une exigence infinie159». Autrement dit, dans l'affection neutre,
l'homme se heurte à l'incessance inqualifiable de son irréductible
(in)humanité, par-delà ou en deçà de tout humanisme théologique ou athée16o.
A travers les trois formes pathétiques de l'affection neutre que sont la
fatigue, la souffrance et le malheur, s'impose donc à nous, une nouvelle fois, le
fait que nous ne saurions avoir de rapport avec le neutre sans nous « met[tre
nous-mêmes] en présence de cette région adverse au regard de laquelle les
pensées humaines où parle le pouvoir du logos, ne sont pas rejetées de la
154
Ibid., n02, p. 66.
155
Ibid.
156
Ibid., p. 196.
157
Ibid.
158
Ibid., p. 195.
159
Ibid.
160
C'est plus particulièrement dans les p. 377-383 de L'Entretien infini que Blanchot met au jour
l'identité essentielle de l'humanisme théologique et de l'humanisme athée: « L'homme porteur
de sens: réduit à l'idée du sens qui est lumière. (Homère déjà choisissait pour nommer l'homme
le nom même de lumière.) La connaissance: le regard. Le langage: milieu où le sens reste
idéalement proposé à la lecture immédiate d'un regard; voilà les traits qui perpétuent dans
l'athéisme l'essentiel du logos divin. L'athéisme, à ce niveau, reste de pure prétention. On se dit
athée, on dit qu'on pense l'homme, mais c'est toujours Dieu comme lumière et comme unité
qu'on continue à reconnaître. L'un des problèmes serait donc: quelles sont les conditions d'un
véritable athéisme? Ce qui revient peut-être à exclure toute réponse en première personne. Je
puis bien me dire et me croire, par une forte conviction, étranger à toute forme d'affirmation où
interviendrait le nom ou l'idée de Dieu; "je" ne suis jamais athée; l'ego, dans son autonomie, se
retient ou se constitue par le pur projet théologique; le moi comme centre qui dit: "je suis", dit
son rapport à un "Je suis" d'altitude qui toujours est» (ibid., p. 377). « En ce sens, là où il y a
"je", l'identité d'un moi, "Dieu n'est pas mort". C'est pourquoi aussi la contestation décisive de
Nietzsche porte sur la "conscience" ou sur l'identité du "je" » (ibid., nOl, p. 377). Nul doute que
l'affection neutre, comme fatigue, souffrance ou malheur, rompt radicalement cette
détermination réciproque du théologique et de l'athéisme et nous presse donc de penser un tout
autre humanisme: l 'humanisme de l'autre homme si cher à Lévinas ?
224
"réalité", mais entrent dans l'impossibilité161 ». La fatigue, la souffrance et le
malheur nous ont en quelque sorte mis en rapport avec «une région - une
expérience - où l'essence de l'homme est l'impossible, où, s'il pouvait
pénétrer, fût-ce par une certaine parole, il découvrirait qu'il échappe à la
possibilité et où la parole se découvrirait elle-même comme ce qui met à nu
cette limite de l'homme qui n'est plus un pouvoir, qui n'est pas encore un
pouvoir. Espace où ce qu'on appelle l'homme a comme par avance toujours
déjà disparu162».
Or, c'est justement cette région ou cette expérience et, surtout, le rapport
qui en est indissociable qui se trouvent au cœur de l'un des ouvrages les plus
importants de Lévinas : Totalité et Infini. Dans L'Entretien infini, c'est en effet
en lisant ce même ouvrage que Blanchot tente non plus seulement de décrire,
mais de penser le rapport fonction de l'affection neutre, rapport qui n'est autre
qu' « un rapport étranger à toute exigence d'identité et d'unité, voire de
présence163 ».

2. La version lévinassienne de l'affection neutre

Les versions pathétiques de l'affection neutre sont donc indissociables d'un


rapport exorbitant qui bouleverse de fond en comble non seulement la structure
et la constitution du sujet, mais tous les rapports du sujet avec n'importe quel
être (sujet ou objet) : au sein du rapport fonction de l'affection neutre, tout sujet
se trouve radicalement séparé de ce qu'il peut. Or, dans Totalité et Infini, ce qui
intéresse Blanchot, c'est précisément la version ou, mieux encore, la
découverte de cette (dé)constitution radicale du sujet de par un rapport infini.
Dans L'Entretien infini, ce dialogue de Blanchot avec Lévinas se concentre
essentiellement dans les sections V164,VI165 et VII166de la première partie.
Force est de constater aussi que ce dialogue se déroule en deux temps: si dans
le premier, qui correspond à la section V, Blanchot se contente pour ainsi dire
de nous présenter de façon quasi objective l'originalité et la teneur même de la
pensée de Lévinas dans Totalité et Infini, au contraire, dans le second, qui
occupe les sections VI-VII, il nous expose sa propre version des découvertes de
ce dernier. En parcourant les sections V à VII, nous nous intéresserons donc
avant tout non pas à ce qui réunit, mais à ce qui sépare Blanchot et Lévinas sur
la question du rapport infini: en quoi la différence (du) neutre se distingue-t-

161
Ibid., p. 273.
162
Ibid.
163
Ibid., p. 443.
164
Cf. ibid., p. 70-83.
165
Cf. ibid., p. 84-93.
166
Cf. ibid., p. 94-105.

225
elle radicalement de l'altérité de l'Autre? Telle est la question à laquelle nous
tenterons donc de répondre.
Depuis le début de notre étude de L'Entretien infini, nous n'avons cessé
d'être confrontés à la transcendance du neutre et, ce faisant, à l'impossibilité de
l'aborder directement comme n'importe quel autre objet ou thème de la pensée.
Nous ne saurions pourtant nous contenter d'un tel constat qui risque au mieux,
en nous faisant tomber dans une sorte d'ultime réaction de résistance face à
l'irréductibilité du neutre, de nous conduire à le rejeter en tant que l'indicible:
pourquoi en effet devrions-nous nous épuiser et épuiser la pensée à dire ce dont
nous ne pouvons parler? Réduit à l'indicible, indéterminable et indéterminant,
le neutre et, ce faisant, toute la pensée de Blanchot risquent donc, à tout
moment, de tomber sous le couperet définitif et péremptoire de la
condamnation suivante: « Ce dont on ne peut parler, il faut le taire»!
Blanchot n'aurait-il pas mieux fait de se taire purement et simplement pour être
absolument fidèle à l'indicibilité du neutre? Autrement dit, nous nous
retrouvons à un moment où nous risquons nous-mêmes de douter littéralement
de la portée de sa pensée et donc aussi de la nôtre; et la tentation de ce doute
est d'autant plus forte que nous sommes arrivés à un point où ilne nous semble
absolument plus possible d'avancer ou de progresser puisque le neutre déjoue
toujours-déjà toutes nos tentatives d'approche. Mais qu'est-ce qui pourrait bien
nous permettre encore de ne pas perdre la patience interminable du neutre?
Pour ce faire, ne pourrions-nous pas envisager qu'il y a une réalité
incontestable du neutre, réalité que nous avons déjà pressentie avec la fatigue,
la souffrance et le malheur? En quoi consiste l'existence du neutre? Telle
serait dès lors la question essentielle à laquelle nous devrions répondre pour
révéler la densité objective du neutre, densité qui, seule, nous interdirait de le
passer purement et simplement sous silence. Si, dans L'Entretien infini,
Blanchot prend la peine de faire une place à Totalité et Irifini de Lévinas, c'est
justement, avant tout, pour nous introduire à cette densité ou à cette
matérialité; et nous allons voir pourquoi cette introduction ne peut se faire
qu'au prix d'une certaine « transformation» ou «réforme» de la pensée de
Lévinas !

C'est donc à partir de la section V de L'Entretien infini, intitulée


« Connaissance de l'inconnu », que Blanchot place Totalité et Infini au cœur de
sa pensée de l' « efficace» du neutre.
En fait, avec Totalité et Infini, Lévinas offre à Blanchot une possibilité
philosophique de repenser le rapport sans rapport déjà ébauché précédemment
à travers la radicalisation de la relation maître/disciple. Avec Lévinas, il s'agit
donc de se demander s'il est possible de transformer la philosophie elle-même
afin d'y donner voie à l'infinité d'un rapport qui, pourtant, défie absolument
tous les rapports sur lesquels repose essentiellement la possibilité même de
toute philosophie. Selon Blanchot, Totalité et Infini est donc d'une importance

226
capitale puisqu'il s'agit, dans un seul et même geste apparemment
contradictoire, de tenter d'y ouvrir la philosophie elle-même à ce qu'elle ne
peut penser et de créer, ce faisant, une tout autre image de la pensée. Totalité et
Infini affirmerait donc l'espoir d'une tout autre philosophie dans l'abandon ou
la remise en cause radicale de tout ce qui a fait jusqu'à maintenant la
philosophie en tant que telle. Autrement dit, si Blanchot accorde une place
privilégiée à Totalité et Infini, c'est notamment parce qu'il y pressent la
possibilité de faire sortir la philosophie de sa propre histoire ou tradition -
histoire ou tradition en laquelle, « [e]n une simplification évidemment abusive,
[. ..] [nous pouvons] reconnaître [.. .] un effort soit pour acclimater et
domestiquer le "neutre" en y substituant la loi impersonnelle et le règne de
l'universel, soit pour récuser le neutre en affirmant la primauté éthique du Moi-
Sujet, l'aspiration mystique à l'Unique singulier!67».
En lisant Totalité et Infini, nous nous plaçons donc à un véritable tournant
de la philosophie. Dans cet ouvrage, « [i]l y a [...] [en effet] un nouveau départ
de la philosophie et un saut qu'elle et nous-mêmes serions exhortés à
accomplir!68 ». Et Blanchot va même jusqu'à affirmer que la philosophie de
Totalité et Infini - en nous « engage[ant] dans la dénonciation de tous les
systèmes dialectiques, et aussi bien de l'ontologie, et même de presque toutes
les philosophies occidentales, de celles du moins qui subordonnent la justice à
la vérité ou ne tiennent pour juste que la réciprocité des relations!69 » - que
« cette philosophie [, donc,] pourrait bien, à son tour, signifier la fin de la
philosophie!70 ». En une dernière formulation des plus paradoxales, nous
pourrions donc dire que Totalité et Infini représente l'ultime tentative de la
philosophie pour penser autrement que philosophiquement. Autrement dit,
Totalité et Infini dessine la possibilité d'un exercice non-philosophique de la
philosophie dont il importe de savoir s'il ne pourrait pas être effectivement la
pensée même du neutre. L'enjeu principal des sections V, VI et VIII de
L'Entretien infini consiste donc, implicitement, à estimer la réelle portée, pour
la pensée du neutre, du caractère non-philosophique de la philosophie de
Lévinas : alors que le succès de Lévinas signifierait que nous pourrions avoir
encore besoin de la philosophie pour appréhender le neutre, au contraire, son
échec, ne pourrait que nous contraindre à lui dire définitivement adieu!
Mais sur quoi au juste repose le renouveau lévinassien de la philosophie?
Avant tout sur la primauté et l'irréductibilité de la transcendance de l'Autre.
L'originalité essentielle de Lévinas réside en effet dans le privilège qu'il a
accordé à« l'idée de l'Autre, c'est-à-dire [à] la relation avec autrui!7! ». Et, à la
lecture de la section V de la première partie de L'Entretien Infini, ce qui nous

167
Ibid., p. 441.
168
Ibid., p. 74.
169
Ibid., p. 83.
170
Ibid.
171
Ibid., p. 74.

227
frappe d'emblée, c'est l'apparente communauté ou identité entre la
transcendance de l'Autre et l'insaisissabilité du neutre. Quand, par exemple,
Blanchot déclare que «par l'enseignement de Lévinas, c'est devant une
expérience radicale que nous sommes conduits. Autrui, c'est le tout Autre;
l'autre, c'est ce qui me dépasse absolument; la relation avec l'autre qu'est
autrui est une relation transcendante, ce qui veut dire qu'il y a une distance
infinie et, en un sens, infranchissable entre moi et l'autre, lequel appartient à
l'autre rive, n'a pas avec moi de patrie commune et ne peut, en aucune façon,
prendre rang dans un même concept, un même ensemble, constituer un tout ou
faire nombre avec l'individu que je suis172». Ou quand Blanchot affirme - pour
montrer que «la philosophie [lévinassienne] de la séparation173» n'est pas
«une sorte de solipsisme174» - que, selon cette philosophie, non seulement
« [j]e suis décidément séparé d'autrui, si autrui doit être considéré comme ce
qui est essentiellement autre que moi; mais aussi, [que] c'est par cette
séparation que le rapport avec l'autre s'impose à moi comme me débordant
infiniment: un rapport qui me rapporte à ce qui me dépasse et m'échappe dans
la mesure même où, dans ce rapport, je suis et reste séparë75 ». Ou, enfin,
quand Blanchot remarque «que la manière dont autrui se présente dans
l'expérience du visage, [que] cette présence du dehors même (Levinas dit, de
l'extériorité) n'est pas celle d'une forme apparaissant dans la lumière ou son
simple retrait dans l'absence de lumière: ni voilée, ni dévoilée176». A chaque
fois, donc, Blanchot nous semble retrouver tous les traits qui nous ont permis
d'affirmer l'insaisissabilité et l'indicibilité non seulement du neutre, mais du
rapport qui en est indissociable. Et nous pourrions même aller jusqu'à dire que
si le neutre nous expose à l'inconnu, l'impossible ou l'improbable, c'est avant
tout parce que, comme l'Autre, il «est autre d'une altérité qui n'est pas
formelle, d'une altérité qui n'est pas un simple envers de l'identité, ni d'une
altérité faite de résistance au Même, mais d'une altérité antérieure à toute
initiative, à tout impérialisme du Même. [...] Autre [, donc,] d'une altérité qui
ne limite pas le Même, car, limitant le Même, [...] [il] ne serait pas
rigoureusement Autre: par la communauté de la frontière, il serait, à l'intérieur
, 177 . .
du systeme, encore 1e M eme ». A utrement d It, dans un premIer temps, tout
~

nous inviterait donc à penser que l'Autre pourrait bel et bien constituer
l'archétype même ou la matrice du neutre: le neutre bouleverserait donc la
pensée de la même façon que l'Autre nous interpelle.
Mais, si tel était le cas, alors c'est aussi tout le questionnement du neutre qui
pourrait être réinscrit au cœur même de la métaphysique: dans Totalité et

172
Ibid.
173
Ibid., p. 75.
174
Ibid.
175
Ibid.
176
Ibid., p. 78.
m Lévinas, Totalité et Infini, p. 28.

228
Infini, «la métaphysique [n']est [autre que] la relation transcendante avec
autruil78» ; en tentant de penser la survenue du tout autre comme « relation
sans relation, désir inassouvissable ou proximité de l'Infinil79 », Lévinas
cherche en effet essentiellement à rappeler la philosophie à sa propre vérité
métaphysique ou, plus précisément encore, à accomplir la philosophie en tant
que métaphysique, c'est-à-dire en tant que «désir métaphysique qui [- au-delà
de ou avant toute ontologie -] tend vers tout autre chose, vers l'absolument
autrel80» ; nous ne saurions donc identifier le neutre à l'Autre sans aussitôt le
lier à cette exigence métaphysique par laquelle Lévinas tente de renouveler
toute la philosophie!
Or, dans la section V de la première partie de L'Entretien infini, au-delà de
l'apparente similitude que nous venons de souligner, il existe aussi une certaine
différence entre Blanchot et Lévinas quant au rôle de la parole comme
interpellation du moi par la transcendance de l'Autre.
Après avoir évoqué l'idée de l'Infini, le Désir et le visage tels que Lévinas
tente de les penser dans Totalité et Infini, Blanchot se concentre finalement sur
le rôle essentiel de la parole pour le rapport avec l'Autre: «La révélation
d'autrui qui ne se produit pas dans l'espace éclairé des formes est tout entière
parole. Autrui s'exprime et, dans cette parole, il se propose comme autre. S'il y
a un rapport où l'autre et le même, tout en se tenant en rapport, s'absolvent de
ce rapport, termes qui demeurent ainsi absolus dans la relation même, comme
le dit fortement Lévinas, ce rapport, c'est le langage. Quant je parle à l'autre,
j'en appelle à lui. Avant tout, la parole est cette interpellation, cette invocation
où l'invoqué est hors d'atteinte, est, même injurié, respecté, même sommé de
se taire, appelé à la présence de la parole, et non pas réduit à ce que je dis de
lui, thème de discours ou sujet de conversation, mais celui qui est toujours au-
delà et en dehors de moi, me dépassant et me surplombant, puisque je le prie,
inconnu, de se tourner vers moi et, étranger, de m'entendre. Dans la parole,
c'est le Dehors qui parle en donnant lieu à la parole et en permettant de
parlerl8l.» Selon Lévinas, l'origine et la possibilité même de la parole
tiendraient donc essentiellement à l'hétérogénéité de l'Autre. C'est par la
parole que tout sujet serait toujours-déjà à la fois séparé d'autrui et, dans cette
séparation même, en mouvement vers autrui. Le langage comme parole
assurerait donc en quelque sorte la primauté irréductible de l'altérité de l'Autre.
Et c'est précisément ce rapport privilégié du langage et de l'Autre, soit le
langage comme l'incessance même de la venue d'autrui, que Blanchot souligne
lorsqu'il déclare: « Il y a langage, parce qu'il n'y a rien de "commun" entre
ceux qui s'expriment, séparation qui est supposée - non surmontée, mais
confirmée - dans toute vraie parole. Si nous n'avions rien à nous dire de

178
L'Entretien infini, p 78.
179
Lévinas, Le Temps et l'Autre, p. 13.
180
Lévinas, Totalité et Infini, p. 21.
181
L'Entretien infini, p. 79.

229
nouveau, si par le discours ne me venait pas quelque chose d'étranger, capable
de m'instruire, il ne serait pas question de parler. C'est pourquoi, dans le
monde où ne régnerait plus que la loi du Même (l'avenir de l'accomplissement
dialecti~ue), l'homme - on peut le supposer - perdrait et son visage et son
langage 82.» Par la possibilité même de la parole, nous ne pourrions donc
éviter d'entrer en rapport avec ce qui n'a pas de rapport avec nous, avec ce que
nous ne saurions contenir. Le mouvement même de la parole ne saurait donc
être sans nous jeter dans le face à face irréductible avec le tout Autre.
Cependant, il importe alors de remarquer al,lssitôt « qu'il ne s'agit pas [ici] de
n'importe quelle langue, [mais] seulement de cette parole où j'entre en rapport
avec l'Autre, dans sa dimension de hauteur, quand autrui se présente de face,
soustrait à mes pouvoirs, présent à sa parole qui est sa présence et, dans cette
présence, infini, par là m'enseignant, et m'enseignant ce qui me dépasse
absolument: la pensée de l'infini183». Mais, plus précisément encore, de quel
genre de parole s'agit-il ici? En fait, il ne peut s'agir ici que du «discours
ora1184» ou du «langage parlé185». En effet, pour Lévinas, c'est
essentiellement, voire uniquement, dans la présence de la parole vive,
irréductible à tout donné, que se trouve le modèle de toute relation avec
l'Autre: seul le dialogue vivant - où chacun ne se donne à l'autre que dans une
présence qui tout, à la fois, ne tient qu'à lui et ne cesse de se reprendre toujours
à nouveau d'instant en instant - maintient et dit vraiment l'hétérogénéité
d'autrui. Autrement dit, si Lévinas privilégie le langage parlé, c'est avant tout
parce que, le manifesté ne pouvant y être séparé du manifestant qui seul « porte
secours» à sa parole, le manifesté y conserve l'altérité du manifestant. Ainsi, la
(sur)venue hétérogène de l'Autre, le fait qu'il soit absolument « à part, non-
englobable186» dans sa venue même, est indissociable de cette « expression où
il peut "porter secours" à sa propre manifestation187»; seule cette
expression188, seule « [l]'actualité unique de la parole [vive]189» est donc à
même, en permettant un «dégagement à l'égard de toute objectivité190»
présente et donnée une fois pour toutes, de révéler le visage d'autrui ou l'Autre
en tant qu'autre.
Or, c'est précisément dans ce privilège accordé au langage parlé que
Blanchot voit une des principales limites de la pensée de Lévinas ! En effet, il
182
Ibid.
183
Ibid., p. 79-80.
184
Ibid., p. 80.
185
Ibid., p. 81.
186Lévinas, Totalité et Infini, p. 332.
187
Ibid.
188
Où le « présent n'est pas fait d'instants mystérieusement immobilisés dans la durée, mais
d'une reprise incessante des instants qui s'écoulent par une présence qui leur porte secours, qui y
répond[,] [...] [c]omme si la présence de celui qui parle inversait le mouvement inévitable qui
conduit le mot proféré vers le passé [et la fixité] du mot écrit» (ibid., seconde moitié de la p. 65).
189
Ibid.
190Ibid., p. 67.

230
n'est pas possible d'admettre un tel privilège sans « demander à l'intériorité de
[. ..] [nous] fournir un dénominateur commun entre Moi et Autrui [...] [et sans]
chercher [à nouveau] dans la présence (subjective) du "Je" auprès de sa parole
ce qui ferait du langage une manifestation hors pair191». Contrairement à ce
que pense Lévinas, nous ne pourrions donc privilégier le discours oral sans
aussitôt rétablir une certaine réciprocité ou symétrie et, par là même, une
certaine égalité, identité ou unité entre l'Autre et moi: le discours oral, loin
d'entretenir ou de maintenir l'interruption entre l'Autre et moi, ne peut, en tant
que tel, que rétablir la continuité de moi à l'Autre et contribue ainsi à affaiblir
l'altérité de l'Autre en l'assimilant à nouveau à un autre moi. Le discours oral
interrompt donc la transcendance de l'Autre en la réduisant à l'altérité toute
relative d'un simple alter ego! Autrement dit, le langage parlé, qui ne saurait
donc être envisagé autrement que comme une relation d'un« homme à un autre
homme192», rend inévitable «1'équivoque193» suivante: «cette parole de
hauteur, qui me parle de très loin, de très haut (ou de très bas), parole de
quelqu'un qui ne parle pas à égalité avec moi et où il ne m'est pas possible de
m'adresser à autrui comme s'il était un autre Moi-même, tout à coup [, avec le
privilège accordé au langage parlé,] elle redevient la tranquille parole
humaniste et socratique qui nous rend proche celui qui parle, puisque nous
faisant connaître, en toute familiarité, qui il est et de quel pays il est, selon le
vœu de Socrate194.» En fait, ce n'est autre que la structure même du face à
face, dont le langage parlé est comme l'hypostase, qui rend la pensée de
Lévinas d'autant plus problématique: il ne saurait, en effet, y avoir de face à
face qu'entre deux termes objectivement constitués en tant que tels; pas de
face à face, donc, sans la position ferme et déterminée de ceux qui s'y
confrontent. En ne pensant le rapport à l'Autre que par le biais du langage
parlé, nous risquons donc, à tout moment, de réifier l'Autre, c'est-à-dire de le
réduire à l'unicité d'un terme absolu - soit un terme qui est certes, en tant
qu'absolu, séparé ou « excendan[t]195», mais qui, en tant qu'un terme, n'est
pas « toujours autrel96 ». Par conséquent, c'est aussi en raison du privilège que
Lévinas accorde au langage parlé - et donc à la structure même du face à face
qui en est indissociable et qui constitue la forme par excellence du dialogue197

191
L'Entretien infini, p. 81-82.
192
Ibid., p. 81.
193
Ibid.
194
Ibid.
195
Lévinas, De l'évasion, p. 98.
196
L'Entretien infini, p. 34.
197Selon Blanchot, tout dans le dialogue parlé récuse donc le rapport sans rapport: « le dialogue
est fondé sur la réciprocité des paroles et l'égalité des parlants; seuls deux "Je" peuvent établir
une relation dialogale ; chacun reconnaît au second le même pouvoir de parler qu'à soi, chacun
se dit égal à l'autre et ne voit dans l'autre rien d'autre qu'un autre "Moi" » (ibid., p. 114); ou,
encore, « [d]ans l'espace interrelationnel, le dialogue et l'égalité supposé par le dialogue ne
tendent à rien d'autre qu'à augmenter l'entropie, de même que la communication dialectique, si
elle exige deux pôles antagonistes, chargés de paroles contraires et provoquant par cette
231
- que Blanchot peut effectivement reprocher à la critique lévinassienne de
l'ontologie ce qu'il reproche aussi essentiellement à la dialectique et à
l'ontologie: «la dialectique [hégélienne], l'ontologie [heideggérienne] et la
critique [lévinassienne] de l'ontologie ont [, en définitive,] le même postulat:
toutes trois s'en remettent à l'Un, soit que l'Un s'accomplisse comme tout, soit
qu'il entende l'être comme rassemblement, lumière et unité de l'être, soit que,
par-delà et au-dessus de l'être, il s'affirme comme l'Absolu198 ». L'affirmation
théologique ou religieuse de l'altérité de l'Autre comme absoluité de Dieu,
affirmation qui est aussi présente dans Totalité et Infinil99, n'est d'ailleurs
qu'un autre avatar du caractère essentiellement termino-lo~ique du langage
parlé; et c'est la raison pour laquelle, à plusieurs reprises20 , Blanchot prend
aussi la peine de souligner que cette exigence théologique et religieuse qui
traverse la pensée de Lévinas n'est compatible ni avec le neutre ni avec le
rapport sans rapport qui en est indissociable.
L'accomplissement métaphysique de la philosophie, que Lévinas nous
propose dans Totalité et Infini, serait donc essentiellement limité par son
caractère encore humain, trop humain! Toute la section V de la première partie
de L'Entretien infini nous invite donc, implicitement, à poser la question de
l'étrangeté de l'homme et du rapport à autrui en la dégageant radicalement de
tout rapport humain et donc, en définitive, de toute humanité: l'Autre au
neutre - comme la fatigue, la souffrance ou le malheur - expose l'homme à la
déhiscence de sa propre humanité ou, encore, de sa propre individualité
humaine. Et c'est précisément l'affirmation de l'homme au neutre, c'est-à-dire
de I'homme sans humanité ou en deçà de toute humanité qui est au cœur des
sections VI et VII de la première partie de L'Entretien infini. Après la
présentation de la découverte originale de Lévinas: l'homme en tant que
porteur unique du rapport sans rapport, il s'agit donc de radicaliser cette
découverte en l'affirmant indépendamment de l'humanisme théologique qui la
limite encore et toujours en la tenant sous la rigueur unifiée/unifiante du
langage parlé.

contrariété un courant commun, se destine, elle aussi, après de beaux éclats, à s'éteindre dans
l'identité entropique. Le dialogue, c'est la géométrie plane, là où les relations sont droites et
restent idéalement symétriques» (ibid., p. 115).
198Ibid., p. 34.
199En effet, selon Lévinas, « Autrui est le lieu même de la vérité métaphysique et indispensable à
mon rapport avec Dieu. Il ne joue point le rôle de médiateur. Autrui n'est pas l'incarnation de
Dieu, mais précisément par son visage, où il est désincarné, la manifestation de la hauteur où
Dieu se révèle» (Lévinas, Totalité et Infini, p. 77). .
200
Au début de la p. 77 de L'Entretien infini, Blanchot déclare par exemple: « il se pourrait que
tout ce qui peut s'affirmer du rapport de transcendance - rapport de Dieu à la créature - doive
d'abord Ge dirais pour ma part: seulement) s'entendre du rapport social. » Un peu plus loin, à la
p. 80, alors qu'il vient de préciser ce qui est décisif dans l'affirmation lévinassienne du rapport
sans rapport, Blanchot ajoute qu'il « faudra maintenir [cette affirmation] indépendamment du
contexte théologique dans lequel [...] [elle] se présente ».
232
Les sections VI et VII de la première partie de L'Entretien infini nous
exposent donc à une exigence des plus paradoxales puisqu'il s'agit d'y affirmer
non seulement que le rapport fonction du neutre est en quelque sorte la marque
propre de la présence immédiate de I'homme, mais, aussi et surtout, que le
rapport neutre signifie l'absence de l'être-homme lui-même! D'un côté, donc,
Blanchot nous invite à penser que I'homme doit être considéré objectivement
comme la présence réelle du neutre en son étrangeté radicale: « Seul, l'homme
m'est absolument étranger, seul il est l'inconnu, seul l'autre, et il serait en cela
présence: tel est l'homme. (Présence qui ne s'appuie ni sur l'être ni sur
l'avoir; présence qu'on pourrait dire immédiate, si médiat et immédiat
n'étaient ici des mots sans convenance.) Chaque fois que nous rejetons sur un
être non humain l'étrangeté, ou lorsque nous reportons sur l'univers le
mouvement de l'inconnu, nous nous déchargeons [donc] du poids de l'homme.
Il nous arrive d'imaginer pauvrement, dans le ciel des planètes et des étoiles,
notre rencontre effrayée avec un être différent et supérieur, et nous nous
demandons [alors] : que se passerait-il? A quoi nous pouvons bien répondre,
car cet être est là depuis toujours: c'est l'homme par la présence de qui toute
mesure de l'étrangeté nous est donnée201»; autrement dit, l'étrangeté du
rapport sans rapport fonction du neutre est indissociable du « rapport, non pas
de fiction ou d'hypothèse, mais toujours en jeu, quoique détourné et
compromis dans les rapports (réels) des hommes entre eux, lorsqu'ils parlent et
se rencontrenf02 ». Mais, de l'autre côté, Blanchot nous invite aussi, en même
temps, à penser que cette étrangeté foncière et immédiate de l'homme récuse
toute existence personnelle et n'est donc jamais à proprement parler celle
d'aucun homme: « la véritable extériorité n'est pas celle de l'objet ou de
l'indifférente nature ou de l'immense univers [H.] ; [et] ce n'est pas non plus
cette extériorité personnelle qui distingue les hommes en les tenant pour
inéchangeables[203], mais les tient aussi l'un à l'égard de l'autre sous le
201
Ibid., p. 85.
202
Ibid., p. 96.
203
Et nous ne saurions, avec Blanchot, exclure « cette extériorité personnelle qui distingue les
hommes en les tenant pour inéchangeables» sans aussi exclure immédiatement l'envers de cette
extériorité, à savoir: la transcendance irréductible de cette intimité que tout homme est en soi et
pour soi et qui fait que tout homme reste toujours un étranger pour les autres hommes. Ce
faisant, Blanchot critique implicitement ce recours à l'intimité - soit le recours à l'intériorité
libre du sujet - qui, chez Lévinas, détermine encore essentiellement l'étrangeté de l'homme,
recours dont, par exemple, nous trouvons la marque dans le passage suivant de Totalité et Infini:
« il n'y a que l'homme qui puisse m'être absolument étranger - réfractaire à toute typologie, à
tout genre, à toute caractérologie, à toute classification - et, par conséquent, terme d'une
"connaissance" enfin pénétrant au-delà de l'objet. L'étrangeté d'autrui, sa liberté même! Seuls
les êtres libres peuvent être étrangers les uns aux autres. La liberté qui leur est "commune" est
précisément ce qui les sépare. La "connaissance pure", le langage, consiste dans le rapport avec
un être qui dans un certain sens, n'est pas par rapport à moi; ou, si l'on veut, qui n'est en rapport
avec moi que dans la mesure où il est entièrement par rapport à soi, KaWaU-tOêtre qui se place
par-delà tout attribut, lequel aurait précisément pour effet de le qualifier, c'est-à-dire de le
réduire à ce qui lui est commun avec d'autres êtres» (Lévinas, Totalité et Infini, p. 71).
233
jugement - la jonction - de communes valeurs204>>; ou, encore, « [a]utrui ne
saurait être une désignation de nature, une caractérisation d'être ou un trait
d'essence [...] [; et c'est la raison pour laquelle] autrui n'est pas un certain
type d'homme205 ».
Au terme de sa lecture de Totalité et Infini, Blanchot en vient donc, en
fonction de l'insaisissabilité du neutre, à penser la présence même de l'homme
comme absence radicale de l'homme: le neutre est ce par quoi l'homme
manque toujours à sa présence et ne se range donc à aucun présent
déterminable comme tel! « L'Autre [au neutre] : la présence de l'homme en
ceci même que celui-ci manque toujours à sa présence, comme il manque à son
lieu206.»

3. Bilan

En tentant de décrire et de penser ce que nous avons désigné comme


l'efficace du neutre ou l'affection neutre, non seulement dans ses versions
pathétiques, mais aussi dans sa version d'inspiration lévinassienne, nous
n'avons cessé, à nouveau, d'être confrontés à l'impossibilité de dire
directement le neutre ou d'en parler autrement que négativement. Par
conséquent, depuis le début de notre étude de L'Entretien infini, nous n'avons à
proprement parler pas avancé! Ainsi n'avons-nous cessé, avec Blanchot,
d'enchaîner les réductions aux réductions pour nous retrouver maintenant dans
un dénuement qui semble sans limite.
Aurions-nous donc échoué? Pas si sûr!
Car ce dénuement, dont L'Entretien infini est comme le manifeste, ne doit
justement pas être compris seulement négativement comme un pur et simple
échec, mais, au contraire, comme l'exigence « positive» d'une
« transformation» radicale de la pensée et du langage. Pressentie comme
incessance de l'être dans la première partie de notre étude, l'incessance comme
interminabilité du neutre ne se révèle désormais, dans L'Entretien infini, qu'en
tant qu'elle ne se donne réellement que dans l'appauvrissement sans réserve de
la pensée et du langage, appauvrissement où ceux-ci ne peuvent être que
dégagés de toute ultimité. Autrement dit, nous réalisons désormais que l'enjeu
essentiel de L'Entretien infini consiste à nous faire en quelque sorte
comprendre que, même si le neutre et sa différence ne peuvent absolument pas
se donner à nous comme des termes objectivables et saisissables en tant que
tels, il n'en demeure pas moins que la pensée et le langage sont pourtant en

204
L'Entretien irifini, p. 98.
205
Ibid., p. 100.
206
Ibid., p. 101.

234
quelque sorte «à même» non pas de les nommer, mais d'y répondre207.Et le
dénuement de la pensée et du langage, qui constitue comme le leitmotiv de
L'Entretien infini, doit être considéré comme la forme sans forme de cette
réponse au neutre. Pour répondre au caractère radicalement non-
terminologique du neutre, il nous faut donc chercher à quelles conditions la
pensée et le langage pourraient bel et bien esquisser une forme qui ne serait pas
l'apprésentation du neutre, mais seulement l'écho incessant de son
interminabilité. Il nous faut trouver une forme à la mesure de la non-
terminologie du neutre - une forme, donc, qui, au-delà ou en-deçà de la figure
déterminée et unitaire de toute forme, laisserait venir résonner en elle
l'incessance de la différence neutre.
En quoi pourraient bien consister un penser et un parler au neutre? Telle est
donc l'autre question essentielle de L'Entretien infini à laquelle nous allons
finalement tenter de répondre.

207« Tel est le partage secret de toute parole essentielle en nous: nommant le possible, répondant
à l'impossible. Partage qui toutefois ne doit pas donner lieu à une sorte de répartition: comme si
nous avions, à notre choix, une parole pour nommer et une parole pour répondre, comme si,
enfin, entre la possibilité et l'impossibilité, il y avait une frontière peut-être mouvante, mais
toujours déterminable selon l"'essence" de l'une et de l'autre» (ibid, p. 68-69). Au sujet du
répondre, on peut se poser la question suivante (que nous a suggérée Hugues Choplin) : sachant
qu'il ne saurait y avoir de répondre sans au préalable un certain appel (par exemple celui de la
question de l'être chez Heidegger) ou une certaine interpellation (par exemple celle de l'Autre
chez Lévinas), Blanchot, dès lors qu'i! affirme l'exigence de répondre à l'impossible, ne reste-toi!pas,
tout compte fait, essentiellement soumis à la logique (heideggérienne) de l'appel ou à celle
(lévinassienne) de l'interpellation? Cf. aussi à ce propos, M. Zarader, L'être et le neutre, A partir
de M Blanchot, p. 239.
235
III - PENSER ET PARLER AU NEUTRE:
COMMENT DONNER FORME A LA DIFFERENCE (DU) NEUTRE ?

Si, dans L'Entretien infini, Blanchot ne cesse de réduire tous les types de
rapport et de terme qui déterminent philosophiquement la pensée et le langage,
allant même jusqu'à nous enlever la figure de l'homme, force est de constater
aussi que c'est pourtant à l'extrémité de toutes ces réductions - là donc où nous
devrions affirmer purement et simplement l'incapacité et l'indisponibilité de la
pensée et du langage - qu'il réaffirme malgré tout non seulement qu'il existe
un rapport privilégié entre la parole d'écriture et la différence (du) neutre, mais
aussi et surtout qu'il «revien[t] à [...] [cette] parole, non pas de [...] réduire
[cette différence], ni de s'en détourner en la déclarant indicible, mais de la
présenter, c'est-à-dire (tout de même) de lui donner forme208 ». Au-delà de
toutes les réductions que nous avons accomplies, il existerait donc encore la
possibilité d'une certaine inscription plastique du neutre en sa différence
« même », inscription plastique dont l'écriture serait à elle seule le secret!
Mais comment peut-il être encore un tant soit peu envisageable que nous
puissions donner forme et présenter la différence (du) neutre alors que nous
n'avons cessé jusqu'à maintenant, à travers toutes les réductions que nous
avons accomplies, de montrer que cette différence, prise au sens strict, n'est la
différenciation ou la donation d'aucune forme déterminée en tant que telle et
qu'elle ne se range donc sous l'unité effective d'aucune configuration distincte
qui, seule, la rendrait identifiable et reconnaissable en tant que telle?
Autrement dit, comment peut-il être possible de donner forme sans donner une
forme à la différence (du) neutre? L'inscription plastique de la différence (du)
neutre ne saurait être pensée sans que nous relevions le défi de cette possibilité
apparemment contradictoire, possibilité qui n'est autre que celle-là même de
l'écriture au soir non seulement de la philosophie, mais aussi de la littérature:
« non plus l'écriture qui s'est toujours mise (par une nécessité nullement
évitable) au service de la parole ou de la pensée dite idéaliste, c'est-à-dire
moralisante, mais l'écriture qui, par sa force propre lentement libérée (force
aléatoire d'absence), semble ne se consacrer qu'à elle-même qui reste sans
identité et, peu à peu, dégage des possibilités tout autres, une façon anonyme,
distraite, différée et dispersée d'être en rapport par laquelle tout est mis en
cause, et d'abord l'idée de Dieu, du Moi, du Sujet, puis de la Vérité et de l'Un,
puis l'idée du Livre et de l'Œuvre, en sorte que cette écriture (entendue dans sa
rigueur énigmatique), loin d'avoir pour but le Livre, en marquerait plutôt la
fin: écriture qu'on pourrait [donc] dire hors discours, hors langage209.»
208
L'Entretien infini, p. 115. Nous soulignons.
209Ibid., « Note », p. VII.

236
Jusqu'à maintenant, nous pourrions être tenter de ne retenir de L'Entretien
infini que la délimitation de la philosophie comme pensée et parole soumises
essentiellement à l'exigence unitaire de l'Un; l'affirmation explicite de cette
soumission et de la délimitation qui en est indissociable constitue en effet l'un
des aspects les plus importants et, surtout, les plus orignaux de cet ouvrage:
c'est notamment par cette examen objectif de la philosophie en sa propre
possibilité que cet ouvrage se démarque résolument de ceux qui l'ont précédé.
Mais en ne retenant que cet aspect, nous passerions encore à côté de l'essentiel,
c'est-à-dire de ce qui fait vraiment l'originalité de L'Entretien infini par rapport
à Faux pas/La Part du feu et L'Espace littéraire/Le Livre à venir: la
délimitation de tout ce qui détermine la littérature en tant que telle. En effet,
dans L'Entretien infini, on ne trouve pas seulement une délimitation de la
philosophie, mais aussi et surtout une délimitation de la littérature en tant que
telle: il ne s'agit pas seulement de dégager l'écriture ou l'exigence d'écrire de
l'unité de la philosophie, mais aussi de tous les traits qui forment et
déterminent la présence unitaire/unifiante de ce que nous désignons comme la
littérature. Et ce n'est qu'au prix de cette suspension de l'exigence unitaire non
seulement sous sa forme philosophique, mais sous sa forme littéraire que
Blanchot en vient à affirmer l'écriture comme forme sans forme de la
différence (du) neutre.
Afin d'examiner la possibilité de donner forme sans donner une forme à la
différence (du) neutre, nous commencerons donc préalablement par étudier
comment s'exprime, dans L'Entretien infini, la nécessité de dégager l'écriture
de l'idée ou de la forme même de la littérature. Puis nous serons conduits à
montrer que c'est à travers une certaine lecture de Nietzsche que Blanchot
semble aussi parvenir à distinguer la forme «même », non-unitaire, de
l'écriture. Enfin, le dégagement nietzschéen de cette forme, nous amènera à
considérer Le Pas au-delà et L'Ecriture du désastre comme de véritables
extensions de L'Entretien infini.

1. L'écriture au soir de la littérature

Contrairement à Faux pas/La Part du feu et L'Espace littéraire/LeLivre à


venir où la littérature, dans son identité ou sa spécificité même, restait, de fait
et de droit, ce qui seule nous permettait de découvrir phénoménologiquement et
ontologiquement l'incessance qui toujours-déjà (dé)constitue le langage
comme écriture, la différence (du) neutre, dont L'Entretien infini est
l'affirmation, ne peut plus nous permettre d'identifier la littérature comme
telle. Comment en effet pourrions-nous, sans aussitôt nous contredire, penser le
caractère extra-positionnel ou non-terminologique du neutre comme différence
tout en admettant que cette différence neutre, différence qui jamais ne se pose
ou qui ne se différencie en rien, pourrait encore bel et bien assurer la

237
différenciation propre de l'instance spécifiquement constituée de la littérature?
Avec la différence (du) neutre, c'est la possibilité même d'une telle
différenciation et de l'identité différenciée qui en est indissociable qui n'est
plus tenable! Et cette impossibilité est la marque de l'un des principaux défis
de L'Entretien infini: nous enlever aussi cela même - la littérature - qui nous a
donné le pressentiment de la différence (du) neutre!
Si, bien que dégagée de la philosophie, l'écriture était encore comprise
comme le propre de la littérature et donc comme langage spécifiquement
littéraire alors cela présupposerait que nous pourrions en quelque sorte tout
simplement particulariser ou déterminer un domaine précis appartenant
proprement à la différence (du) neutre. Mais, ce faisant, nous perdrions aussitôt
tout ce qui fait la différence de cette différence, à savoir le fait qu'elle ne se
pose pas et qu'elle ne peut donc absolument pas être qualifiée. Autrement dit,
nous ne pouvons absolument pas réduire la différence (du) neutre à une
particularité de la littérature et nous ne pouvons donc y répondre qu'en
généralisant l'écriture ou l'exigence d'écrire, et ce au point de la délier non
seulement du cadre de la philosophie, mais aussi de celui de la littérature. C'est
la raison pour laquelle il ne peut plus être question, dans L'Entretien infini, du
livre à venir mais seulement de l'absence de livre!
Cette nouvelle exigence de l'absence de livre - qui donne son titre à la
troisième partie de L'Entretien infini et qui est aussi le thème unique du dernier
texte de cette ultime partie210- marque une véritable rupture par rapport à la
phénoménologie et à l'ontologie de la littérature qui caractérisent la première
phase de la pensée de Blanchot: si, au terme de celle-ci, il s'agissait encore de
penser la venue d'un nouveau livre où pourrait effectivement se présenter
l'incessance même du mouvement de l'écriture, au contraire, il s'agit
désormais de se défaire de l'idée même du livre en tant qu'elle nous rattache
encore et toujours non seulement à l'idée du développement, mais aussi et
surtout à l'exigence d'unité et de rassemblement.
Plus précisément encore, c'est dans le texte intitulé « A rose is a rose211... »
que - bien avant le dernier texte: «L'absence de livre» de la troisième et
dernière partie de L'Entretien infini - Blanchot prend la peine de revenir sur
l'idéologie du développement en tant qu'elle ne peut absolument pas répondre
à la différence (du) neutre. La principale limite de tout développement consiste
avant tout à nous rattacher à la fois à l'idée du commencement et à celle de la
fin. Tout développement n'est jamais que la mise en œuvre «d'un continuum
logiquement organisé (selon une logique tenue pour la seule juste l2 » entre un
terme initial et un terme final; dans la continuité même de sa progressivité,
tout développement présuppose donc aussi d'emblée l'identité de son

210
«L'absence de livre» est en effet à la fois le titre de la troisième et dernière partie (p. 419) de
L'Entretien infini et le titre (p. 620) de la dernière section de cette même partie.
211Cf. ibid., p. 498-505.
212
Ibid., p. 500.

238
commencement et de sa fin puisque celle-ci n'y est jamais que la position
objective et déterminée de celui-là en son sens même. Dans l'unité linéaire ou
progressive de sa propre chronologie, tout développement est donc
essentiellement soumis à un sens défini - « un ensemble ordonné de paroles,
d'expériences et de principes213» - dont l'unicité même permet à la pensée de
ne jamais se perdre réellement: dans un développement, «la pensée se
transforme [donc] en restant [toujours] la même21 ». Autrement dit, tout
développement n'est jamais que le mouvement d'une réponse sans question,
mouvement donc sans surprise grâce auquel une réponse non seulement nous
est effectivement donnée et imposée, mais demeure pour nous toujours
disponible dans la venue même de sa présence objective (développée). Nous ne
saurions donc penser par développement sans admettre aussitôt la possibilité
d'accumulation et de conservation qui en est indissociable: tout
développement est essentiellement conservateur puisqu'il ne saurait perdre ou
oublier ce qu'il change; tout développement est sa propre mémoire; tout dans
le développement est par conséquent soumis à un temps unique qui n'est autre
que celui du présent; de par le présent de la continuité conservatrice du
développement, tout moment de celui-ci peut, en définitive, toujours à
nouveau, être encore présent. Ici, c'est donc exclusivement le présent qui a
toujours le dernier mot! Et c'est précisément en cela que l'idée et la possibilité
du développement sont aussi essentiellement liées à l'identité de l'humanisme
et de la culture. En effet, «l'idée que l'homme doit se reconnaître
naturellement dans ses œuvres et qu'il n'est vraiment jamais séparé de lui-
même, qu'il y a un mouvement constant de progrès, une continuité impossible
à interrompre qui assure la jonction de l'ancien et du nouveau, culture et
accumulation allant de pair215» - cette idée, donc, présuppose toujours-déjà
l'idée et la possibilité du développement telle que nous venons de la délimiter!
Or, en tant qu'elle ne se pose pas, la différence (du) neutre nous retire
immédiatement toute possibilité de recourir à cette idée pour la penser. La
forme du développement ne peut pas donner forme à la différence (du) neutre
parce que celle-ci, de par son caractère extra-positionnel ou non-
terminologique, ne se donne jamais et, ce faisant, ne se conserve pas
positivement dans une position présente que nous pourrions alors enchaîner ou
intégrer progressivement à d'autres positions jusqu'au point de créer entre elles
l'unité d'un ensemble qui se donnerait finalement comme la co-présence
unique et développée - donc comme la conservation ou la mémoire - de toutes
ces positions. La différence (du) neutre, loin de se présenter en tant que telle
dans tel ou tel différent par l'intermédiaire duquel elle serait toujours
susceptible d'être réinscrite ou comprise dans un développement donné, n'est
donc que l'insistance de l'incessant ou d'« un» différer incessant, d'une

213
Ibid., p. 498.
214
Ibid.
215
Ibid., p. 511.

239
différence toujours en instance « entre être et néanr16 » : différence donc de la
différence ou « différence répétitive217». Nous ne saurions donc répondre à la
différence (du) neutre, «[é]crire sans développer18 », sans subordonner la
parole et la pensée au «développement linéaire d'une succession
temporelle219», qu'en faisant de la répétition la forme « même» de la parole et
de la pensée. Autrement dit, si la différence (du) neutre lie «la parole au
mouvement neutre de ce qui n'a ni commencement ni fin, l'incessant,
l'interminable220 », alors la forme sans forme de cette différence ne pourra
consister que dans le retour de la répétition: dans la forme sans forme de la
différence (du) neutre, «ce qui a été dit une fois non seulement ne cesse[ra
donc] de se dire, mais toujours recommence [ra], et non seulement
recommence[ra], mais nous impose[ra] l'idée que cela n'a vraiment jamais
commencé, ayant dès le commencement commencé par recommencer, par là
détruisant le mythe de l'initial ou de l'originel (auquel nous restons
inconsidérément soumis)22I ».
Mais en nous enlevant toute possibilité de recourir à l'idée et à la possibilité
du développement, la différence (du) neutre nous retire aussi nécessairement la
possibilité même du livre. Dès le début de la dernière section de L'Entretien
infini entièrement consacrée, comme son titre l'indique, à «L'absence de
livre », Blanchot remarque en effet «que le livre inclut le savoir comme la
présence de quelque chose de virtuellement présent, et toujours immédiatement
accessible, fût-ce à l'aide de médiations et de relais. Quelque chose est là, que
le livre présente en se présentant et que la lecture anime, .rétablit, par son
animation, dans la vie d'une présence. Quelque chose qui est, au plus bas
niveau, la présence d'un contenu ou d'un signifié, puis, au plus haut, celle
d'une forme, d'un signifiant ou d'une opération, plus haut encore, le devenir
d'un système de relations toujours déjà là, fût-ce comme une possibilité à
venir. Le livre enroule, déroule le temps et détient ce déroulement comme la
continuité d'une présence où s'actualisent présent, passé, avenir222».
Autrement dit, le livre est, de par sa loi propre - c'est-à-dire en tant que totalité
objectivement donnée d'une parole qui ne peut que s'y montrer dans
l'ensemble de son déroulement - essentiellement soumis à la successivité et à
la continuité constitutives de tout développement. Dans sa plus simple
existence matérielle, le livre est donc toujours-déjà cette « unité amortie d'un
repos223» vers laquelle tend tout développement: il est donc, en sa structure
même, la réalisation même de l'idée de développement que nous venons de

216
Ibid., p. 503.
217
Ibid., p. 416.
218
Ibid., p. 502.
219
Ibid.
220
Ibid., p. 503.
221
Ibid.
222
Ibid., p. 621-622.
223
L'Espace littéraire, p. 300.

240
délimiter ou, encore, l'idée de développement est l'essence même ou le sens du
livre!
Par conséquent, si l'exigence d'écrire passe par une pensée et une parole qui
ne développent pas, alors elle ne peut aussi que nous conduire à tenter de sortir
de ou d'abandonner « la loi du livre224». Dans sa forme « même », l'écriture
qui répond à la différence (du) neutre ne pourra donc plus être comprise dans
« un système de relations qui ordonne225», elle ne pourra plus être entendue
comme «une mémoire qui transmet226» et, ainsi, elle ne pourra plus «se
rassemble[r] dans la substance d'une trace que la lecture [aurait pu] regarde[r]
à la lumière d'un sens (la rapportant à une origine dont la trace serait le
signei27 ». Contrairement au Livre à venir, où il s'agissait encore de penser,
avec Mallarmé, la possibilité d'un nouveau livre228,la fin de L'Entretien infini
nous presse donc de penser une écriture désormais détachée non seulement de
l'unité objective, mais de l'idée et de la tradition mêmes du livre. Ce faisant,
Blanchot nous invite aussi inévitablement à penser l'écriture en dehors de toute
instance littéraire donnée! Désormais, il s'agit donc, à travers l'exigence de
l'absence de livre, d'écrire non pas avec ou contre229,mais sans la littérature,
c'est-à-dire « en rupture avec tout langage de parole et d'écriture et dès lors
renon[cer] aussi bien à l'idéal de l'Œuvre belle qu'à la richesse de la culture
transmise et à la validité du savoir certain du vrai230». Et, ainsi, pourrons-nous
alors peut-être faire du livre la ruse « même» de l'absence de livre231.
Pour donner forme à la différence (du) neutre, nous ne saurions donc nous
en remettre à une forme procédant par développement et se soumettant, par là
même, à l'unité discursive du livre. Et nous devrions même dire que, au-delà
de la successivité - qui, en tant que telle, réintroduit toute interruption dans la
chronologie d'un continuum défini - du développement et du livre, c'est en
définitive la successivité même qui, toujours-déjà, structure syntaxiquement et
grammaticalement le langage que Blanchot cherche en quelque sorte à
contourner ou à détourner, et ce afin de donner voie à l'incessance de la
différence (du) neutre. En nous invitant à abandonner l'idée de développement
et la loi du livre qui en est indissociable, Blanchot nous invite aussi à nous

224
L'Entretien infini, p. 625.
225
Ibid.
226
Ibid.
227
Ibid.
228Cf Le Livre à venir, p. 303-332.
229 Si, comme l'affirme Blanchot, « le négatif ne saurait [en aucun cas] conduire à l'absence
d'œuvre» (L'Entretien infini, p. 626) ou à l'absence de livre, alors l'exigence d'écrire ne se
réduit pas à une simple contestation du livre comme sens de la littérature: il ne suffit pas de
défaire la littérature pour faire l'absence de livre!
230
Ibid., p. 391.
231« [O]n n'écrit pas pour le livre. Le livre: ruse par laquelle l'écriture va vers l'absence de
livre» (ibid., p. 623) tout en risquant toujours de s'en détourner!
241
défaire non seulement de l'idée traditionnelle de forme232,mais aussi de l'idée
traditionnelle de contenu233qui en est inséparable: l'écriture comme forme de
la différence (du) neutre, c'est-à-dire comme forme d'un différer qui ne se
convertit jamais en un contenu donné - cette écriture, donc, n'a, en définitive,
plus rien d'une forme puisqu'elle n'a à proprement parler plus rien à former!
Mais en quoi pourrait bien consister cette forme qui n'aurait plus rien à voir
avec la forme de toute forme ou avec la forme comme tout? Blanchot lui-
même répond-il précisément à cette question? Nous allons voir que c'est en
accordant une place privilégiée à Nietzsche que Blanchot tente de répondre à la
question de la forme sans forme de la différence (du) neutre.

2. L'expérience nietzschéenne de la différence

C'est en effet au sein de L'Entretien infini que, pour la première fois234,


Blanchot accorde une place privilégiée à la lecture de Nietzsche, et ce avant
tout pour répondre à la question de la forme sans forme de la différence (du)
neutre. Plus précisément encore, dans la section Vf35 et dans la seconde moitié
de la section xm236 de la deuxième partie de L'Entretien infini, Nietzsche nous
est présenté non seulement comme le penseur des conditions objectives de
l'apparition de cette question de la forme de la différence (du) neutre, mais
aussi et surtout comme le penseur de cette forme elle-même: il est celui qui -
en pensant les implications essentielles du nihilisme - nous permet de penser
une tout autre forme ou une forme non-unitaire de la différence!

2.1. Du caractère non-unitaire de la pensée de Nietzsche


Dans le premier texte de la section VI237 de la deuxième partie de
L'Entretien infini, Blanchot commence d'emblée par dégager la pensée de
Nietzsche du principe même unitaire de toute lecture philosophique. Est-il donc
possible de lire et d'interpréter Nietzsche en se contentant de « le repla[cer]
232
C'est-à-dire de la forme en tant que simple présentation ou expression objective d'un contenu
particulier.
233Contenu d'autant plus présent, visible et lisible, parce qu'il serait effectivement donné dans
l'extériorité plastique d'une forme à part entière.
234 Avant L'Entretien infini, en dehors de quelques références à Nietzsche dans L'Espace
littéraire(p.1l9, 125, 147, 151, 154, 155-156) à propos de la question de la mort et de quelques
allusions dans Le Livre à venir (p. 49, 170 (nOI, où Nietzsche est pour la première fois
explicitement associé à la pensée de l'éternel retour), 189-190), Blanchot ne consacre qu'un seul
et unique texte à Nietzsche dans La Part du feu (p. 278-289). Blanchot fait tout de même
plusieurs autres références à Nietzsche dans quelques-unes de ses chroniques littéraires du
Journal des Débats, cf., à ce sujet, Chroniques littéraires du Journal des Débats, avril 1941-août
1943,p.210,212,220,288,513,516.
235
Cf. L'Entretien infini, p. 201-255.
236
Cf. ibid., p. 405-418.
237
Cf. ibid., p. 201-215.

242
dans [...] [la] tradition [philosophique] du discours logique - issu du logos -,
de la pensée comme pensée d'ensemble et de la parole comme rapport d'unité,
rapport ~ui ne saurait avoir d'autre mesure que la lumière ou l'absence de
lumière23 »? Telle est la question essentielle que Blanchot pose tout au long
des pages 201-215 et à laquelle il répond principalement en dénonçant le fait
que La Volonté de Puissance puisse être un livre de Nietzsche. De l'examen de
La Volonté de Puissance, qui s'étend précisément de la page 201 à la page 212,
il importe tout d'abord de retenir que Blanchot ne lit pas seulement Nietzsche
dans le texte239, mais qu'il prend aussi la peine de lire les travaux de ses
principaux commentateurs240. En ce qui concerne précisément La Volonté de
Puissance, on remarquera que Blanchot ne la condamne pas seulement de fait,
mais aussi et surtout de droit. De fait, il s'avère que ce livre n'a pas été
composé et compilé du vivant de Nietzsche et qu'il ne peut dès lors être
objectivement considéré comme l'un de ses ouvrages; mais, Blanchot note
aussi que le projet même qui sous-tend La Volonté de Puissance, c'est-à-dire le
projet de concentrer et d'accomplir toute la pensée ou tout le système de
Nietzsche en un seul et unique ouvrage est, de droit ou d'un point de vue
strictement théorique, absolument anti-nietzschéen! Parmi les œuvres de
Nietzsche, il n'y a en effet «rien qui soit au centre [...] [ou, encore, il n'y a
p]as d'ouvrage central, nul Hauptwer1C41 ». Par conséquent, si La Volonté de
Puissance doit être purement et simplement exclue comme n'étant pas un
ouvrage de Nietzsche, c'est non seulement du fait de son origine, mais aussi et
surtout parce qu'elle contredit radicalement la cohérence singulière de sa
pensée et de son écriture. La Volonté de Puissance, en son projet même,
238
Ibid., p. 226.
239
Ce qu'i! faisait déjà au moins depuis La Part dufeu. On trouve en effet dans les p. 278-289 de
cet ouvrage un certain nombre de citations provenant entre autres de Humain, trop humain, Le
Gai savoir, Ainsi parlait Zarathoustra, Par-delà le bien et le mal ou encore Ecce homo. Et, dans
L'Entretien infini, à ces références Blanchot ajoute désormais aussi l'ensemble des fragments
posthumes de Nietzsche.
240 Parmi les commentateurs auxquels Blanchot fait explicitement référence, on trouve, par
exemple, « Jaspers, Heidegger, Lukàcs, Karl Lowith, Bataille, Jean Wahl, [...] Fink [...], [...]
Foucault, Deleuze [...] [et] Klossowski» (L'Entretien infini, p. 201). En ce qui concerne plus
particulièrement la lecture heideggérienne de Nietzsche, Blanchot témoigne explicitement, dans
une longue note (ibid., nOI, p. 208-210), de sa lecture des deux volumes du Nietzsche de
Heidegger (publiés en 1961 chez Gallimard) qui reprennent la « série de conférences sur
Nietzsche prononcées partiellement [par Heidegger] de 1936 à 1939» (ibid., nOI, p. 208). De
plus, à la fin de la p. 222 et au début de la p. 223 de L'Entretien infini, Blanchot cite
implicitement une remarque de Heidegger que l'on trouve, entre autres, dans la note qui, dans
Essais et conférences, ferme la conférence intitulée « Qui est le Zarathoustra de Nietzsche? » :
en effet, à la fin de la p. 222 et au début de la p. 223 de L'Entretien infini, Blanchot présente
rapidement les apparences de l'éternel retour qui ont le plus gêné les commentateurs; or ces
apparences sont justement celles qui sont dénoncées par Heidegger - dans Essais et conférences,
« Note sur le Retour Eternel de l'identique », p. 146-147; et dans Qu 'appelle-t-onpenser ?, p. 83-84-
en tant qu'échappatoires qui permettent seulement d'esquiver l'obscurité de l'affirmation et de la
pensée nietzschéennes du Retour Eternel.
241
L'Entretien infini, p. 210.

243
contredit radicalement «[l]a force incomparablement instructive de cette
pensée [qui] est précisément de nous éveiller à une cohérence qui ne soit pas
systématique, mais telle que tout ce qui s'y apparente semble se presser de tous
côtés afin d'y ressembler en en différanr42 ». En d'autres termes, nous ne
saurions lire et interpréter les écrits et la pensée de Nietzsche à la lumière du
système ou du tout de La Volonté de puissance. Ce système ou ce tout
logiquement constitué et organisé ne peut pas, comme tel, nous permettre de
penser ce « tout» - auquel nous exposent non seulement les ouvrages publiés
de Nietzsche, mais tous les textes qu'il «a laissé[s] derrière lui sans le[s]
243
publ 1er»
' - qUI., « n est pas un concept, nI., un systeme 244 ». Le systeme
' ou Ie
tout de La Volonté de Puissance, parce qu'il prétend nous donner effectivement
comme un présent définitivement et directement disponible le tout de la pensée
de Nietzsche, nous éloigne donc radicalement de ce « tout au-delà de tout, [...]
[tout] jamais atteint, mais sans cesse supposé et interrogé245» par Nietzsche en
chacun de ses écrits.
La condamnation de La Volonté de Puissance fournit donc à Blanchot
l'occasion de faire apparaître la pluralité irréductible des écrits et de la pensée
de Nietzsche comme l'expression incessante d'une nouvelle ou tout autre
exigence du tout: celle, apparemment contradictoire, d'un «tout non
unitaire246», c'est-à-dire d' «un» tout que nous ne pouvons «jamais
concevoir [...] comme un système, mais comme une question et comme la
passion de la recherche dans l'élan du vrai, unie à la critique de tout ce qui a pu
être acquis au cours de la recherche247». Autrement dit, l'originalité essentielle
de Nietzsche réside dans la découverte de cette modalité extra-philosophique
du tout qui, on le pressent déjà, présuppose de penser la différence
indépendamment de toute exigence unitaire.

2.2. Le nihilisme ou la version nietzschéenne de la fin de l'histoire


Après l'affirmation du caractère extra-philosophique des écrits et de la
pensée de Nietzsche, Blanchot s'intéresse tout particulièrement, pour ne pas
dire uniquement, à la question du nihilisme248.
Blanchot commence par souligner que l'avènement du nihilisme, tel que
Nietzsche nous le donne à penser, est le trait même de notre temps et c'est la
raison pour laquelle il importe avant tout de le comprendre comme «un
événement qui s'accomplit dans l'histoire et qui est comme une mue de

242
Ibid., p. 210-211.
243
Ibid., nOl, p. 209.
244
Ibid., p. 210.
245
Ibid.
246
Ibid., p. 211.
247
Ibid.
248 Dans les p. 216-226 de L'Entretien infini, c'est en effet la question et la pensée du nihilisme
qui sont au centre de sa lecture de Nietzsche.

244
l'histoire, le moment où elle tourne249». Blanchot souligne alors non seulement
le « trait négatif50 », mais aussi le « trait positif51 » de cet événement: d'une
part, et c'est là le trait négatif de l'avènement historique et objectif du
nihilisme, désormais « les valeurs n'ont par elles-mêmes plus de valeur252» ;
d'autre part, et c'est là le trait positif du nihilisme, «ce mouvement d'infinie
négation qui nous retire toute base ferme [... ] [ouvre] l'espace soudain illimité
de la connaissance253». Autrement dit, les deux principaux aspects de notre
temps - qui n'est autre que l'époque de l'avènement mondial du nihilisme - ne
sont autres que la mort de Dieu comme disparition de toute valeur ou référence
ultime254 et le «"[t]out est permis" [...] [ou la permission] de tout
connaître255», c'est-à-dire la soumission de tout au mouvement illimité de
l'examen scientifique.
Après avoir exposé le double caractère de l'avènement historique du
nihilisme, Blanchot se concentre sur ses deux principales conséquences: la
première a trait à l'essence même de la science; la seconde, à l'état de
l'homme. En ce qui concerne la science, nous venons de voir que Nietzsche
nous amène à considérer que le nihilisme, en tant que mouvement infini de
négation et de suspension de toutes les valeurs, n'est autre que l'origine même
ou le principe de l'illimitation de la science moderne. Nietzsche nous permet en
effet de mettre au jour le lien fondamental qui unit la science et le nihilisme:
«la science ne peut être que nihiliste, elle est le sens [ou «la maîtrise

249
Ibid., p. 218.
250
Ibid.
251
Ibid.
252
Ibid.
253
Ibid.
254« Dieu est mort: Dieu, cela veut dire Dieu, mais aussi tout ce qui, par un rapide mouvement,
a cherché à occuper sa place, l'idéal, la conscience, la raison, la certitude du progrès, le bonheur
des masses, la culture; tout cela qui n'est pas sans valeur n'a cependant aucune valeur propre;
rien sur quoi l'homme puisse s'appuyer, rien qui vaille autrement que par le sens, à la fin
suspendu, qu'on lui donne» (ibid., p. 217). Dans le seul texte de La Part du feu consacré à
Nietzsche et, plus précisément encore, à l'affirmation nietzschéenne de la mort de Dieu,
Blanchot affirmait déjà: « La mort de Dieu est moins une négation visant l'infini qu'une
affirmation du pouvoir infini de nier et de vivre jusqu'au bout ce pouvoir. On peut dire que, dans
la Mort de Dieu, ce n'est pas l'athéisme qui compte (positif ou non), mais l'expérience de
l'homme comme liberté ou, plus exactement, le fait que dans une seule èt même expérience se
dévoile l'absence de tout recours à un être inconditionné et la structure de la liberté humaine
comme pouvoir inconditionné de se séparer de soi, d'échapper à soi, de se dégager par une
contestation infinie. La confrontation de Dieu qui disparaît et de l'homme responsable de cette
disparition est nécessaire à Nietzsche pour vivre ce pouvoir d'une manière pure, dans l'angoisse
et le risque et, aussi, dans la situation pleine et réelle du monde historique où il se tient.
L'effondrement infini de Dieu permet à la liberté de prendre conscience du rien qui est son
fondement, sans faire de ce rien un absolu (car le néant n'est que néant de Dieu, rejet de
l'absolu). Et le pouvoir infini de nier reste pouvoir de nier l'infini et échappe à la tentation de se
mettre hors de cause, de se pétrifier en se choisissant comme valeur incontestable» (La Part du
feu, p. 287).
255
L'Entretien infini, p. 218.

245
universelle256»] d'un monde privé de sens, le savoir qui a pour fond
l'ignorance dernière257». Dans l'avènement du nihilisme se dévoile donc la
généalogie même et, surtout, l'extrême dangerosité de la science: celle-ci, qui
a su faire du « pouvoir de néant [...] le plus efficace des outils258», ne se
contente plus d' « interpréter le monde259», mais s'applique désormais à le
transformer, voire même à le (re)créer; mais cette possibilité et ce pouvoir
scientifiques de « construire l'univers26o» sont indissociables de « la possibilité
de le détruire261». Avec Nietzsche, nous pouvons donc affirmer que « le
nihilisme, en rendant la science possible, devient la possibilité de la science -
ce qui signifie [aussi] que le monde humain peut en périf262». « Or, qu'en est-il
de l'homme, au moment où se réalise cette transformation et où l'histoire
tourne? Se transforme-t-il ? Est-il en route pour aller au-delà de lui-même?
Est-il prêt à devenir celui qu'il est, l'homme lucide qui ne peut s'appuyer sur
rien et qui va se rendre maître de tout263?» Quels sont donc les effets de
l'avènement historique et de l'intensification scientifique du nihilisme sur la
condition même de l'homme? L'avènement et l'intensification du nihilisme,
comme généralisation radicale de la science, soumettent l'homme à une
contradiction insurmontable. En effet, désormais l'homme est tenu d'être plus
qu'un homme tout en demeurant encore et toujours rien qu'un homme:
l'homme actuel, l'homme du nihilisme est voué à n'être qu'entre le dernier
homme et le surhomme. L'homme actuel tel que Nietzsche nous permet de le
penser n'est par conséquent que « l'homme qui se croit définitif, stable en sa
nature, heureux dans le petit cercle fermé de lui-même, livré à l'esprit de
vengeance, alors que, poussé par la force impersonnelle de la science et par la
force propre de l'événement qui le libère des valeurs, il a un pouvoir qui le
dépasse sans qu'il cherche à se dépasser lui-même en ce pouvoir. L'homme
actuel est l'homme de dernier rang, mais son pouvoir est celui d'un être qui est
déjà au-delà de l'homme264 ». L'appréhension nietzschéenne de l'avènement
historique et scientifique du nihilisme intéresse donc d'autant plus Blanchot
qu'elle l'amène à considérer la fin ou la disparition de l'homme comme
l'essence ou le sens même de l'humanité: à travers le surhomme, Nietzsche
« prend parti [non seulement] pour la science [...] [, mais] pour l'être de
dépassement qui est le devenir de l'humanité65»; avec le surhomme,
Nietzsche affirme donc non seulement l'homme en tant que « l'être de

256
Ibid., p. 219.
257
Ibid.
258
Ibid., p. 220.
259
Ibid.
260
Ibid.
261
Ibid.
262
Ibid.
263
Ibid.
264
Ibid., p. 221.
265
Ibid.
246
dépassemenr66 », mais aussi « la nécessité [pour l'homme] de passer et de périr
en ce passagé67 ». Cependant, Blanchot souligne aussitôt le fait que « la figure
du surhomme [...] reste [aussi éminemment] ambiguë [...] [: t]erme du
devenir humain, alors le dépassement se renie en elle, et si elle n'est pas le
terme, c'est qu'il y a encore quelque chose à surmonter, son vouloir n'est donc
pas libre de tout sens extérieur [...] [ou] son vouloir est encore vouloir de
puissance268». Autrement dit, le surhomme est d'autant plus insaisissable ou
incompréhensible qu'il représente «la première affirmation décisive [...]
[censée faire] suite à l'extrême négation du nihilisme269», tout en n'étant
encore que le vouloir du néanr70 qui n'est autre que « le nihilisme même271».
Le surhomme, qui ne dépasse donc le nihilisme qu'en le rendant absolument
indépass;,lble, nous expose, par là même, à une certaine idée de l'impossibilité
de tout dépassement et donc de tout développement!
Or, cette contradiction - d'un dépassement décisif dont la seule « issue»
n'est autre que l'impossibilité de tout dépassement - témoigne de l'identité du
nihilisme et de l'éternel retour. Et ce n'est autre que cette identité qui est
examinée dans les pages 222-225 de L'Entretien infini, et ce à travers de
constantes allusions à «Zarathoustra ». La contradiction constitutive du
surhomme - c'est-à-dire l'impossibilité de dépasser radicalement le nihilisme
sans aussitôt permettre son retour même - témoigne du fait que l'éternel retour
est bel et bien la logique vertigineuse du nihilisme. Plus précisément encore,
Blanchot affirme que «[l]a pensée de l'éternel retour [...] est la pensée
nihiliste par excellence, celle où le nihilisme se dépasse absolument en se
rendant définitivement indépassable [...] [et qu'elle est par conséquent] la plus
capable de nous éclairer sur cette sorte de piège qu'est le nihilisme272». Mais
quel est donc ce piège? Il réside essentiellement dans l'inversion à laquelle
nous expose nécessairement l'indépassabilité du nihilisme: en tant qu'éternel
retour de lui-même, le nihilisme apparaît comme étant moins lié au néant qu'à
l'être ou, encore, se révèle comme la fatalité même de l'être! «Jusqu'ici nous
avions cru le nihilisme lié au néant. Comme c'était léger: le nihilisme est lié à
l'être. Il est l'impossibilité d'en finir et de trouver une issue même dans cette

266
Ibid.
267
Ibid.
268
Ibid., p. 222.
269
Ibid., p. 221.
270« Nietzsche a beau pressentir dans le surhomme un homme qui, ne se distinguant de l'homme
actuel que par des traits négatifs, est à cause de cela qualitativement différent: plus pauvre, plus
simple, plus sobre, plus capable de se sacrifier, plus lent en ses résolutions, plus silencieux en ses
discours; il reste que la volonté qui serait [encore et toujours] son trait essentiel ferait de lui,
dans la rigueur pure et la pure dureté, la forme du nihilisme, car, selon la claire affirmation de
Nietzsche, "la volonté aime encore mieux vouloir le néant que de ne pas vouloir". [Par
conséquent, l]e surhomme est celui en qui le néant se fait vouloir et qui maintient, libre pour la
mort, cette essence pure de sa volonté en voulant le néant Ce serait [donc] le nihilisme même» (ibid, p. 222).
271
Ibid.
272
Ibid., p. 223.

247
fin. Il dit l'impuissance du néant, le faux éclat de ses victoires, il dit que,
lorsque nous pensons le néant, c'est encore l'être que nous pensons. Rien ne
finit, tout recommence, l'autre est encore le même, Minuit n'est que Midi
dissimulé, et le grand Midi est l'abîme de lumière d'où, même par la mort et ce
glorieux suicide que Nietzsche nous recommande, nous ne pouvons sortir. Le
nihilisme nous dit donc ici sa vérité dernière et atroce: il dit l'impossibilité du
nihilisme273.»
Grâce à Nietzsche, il devient donc possible de dénoncer la positivité
irréductible du nihilisme: « [i]l y a encore [et toujours] trop de positivité dans
le néanr74 » ! Telle est en quelque sorte l'ultime leçon que Blanchot retient de
l'affirmation simultanée - constitutive de Ainsi parlait Zarathoustra - du
surhomme et de l'éternel retour.

2.3. Le fragmentaire ou la forme nietzschéenne de la différence


A travers les deux premiers textes de la section VI de la deuxième partie de
L'Entretien infini, nous avons donc pu identifier ce qui, chez Nietzsche,
intéresse Blanchot. Premièrement, Blanchot pense que la pluralité non
unifiable des écrits publiés et posthumes de Nietzsche nous met en rapport avec
une cohérence des plus singulières, d'autant plus singulière que nous ne
pouvons plus du tout la penser en terme d'unité ou de système; deuxièmement,
l'approfondissement nietzschéen du nihilisme donne à Blanchot non seulement
la possibilité de réduire l'idée même du dépassement, mais aussi de penser
l'impossibilité de tout dépassement comme éternel retour. Les écrits et les
pensées de Nietzsche sont donc essentiels non seulement parce qu'ils nous
confrontent à une forme radicalement non-unitaire de la différence, mais aussi
parce qu'ils nous enlèvent la médiation du dépassement pour accéder au
différer de cette différence: si la différence nietzschéenne n'est pas ordonnée
ou subordonnée au développement d'une totalité présentable comme telle, elle
n'est pas non plus issue du dépassement contestataire d'une telle totalité. La
différence nietzschéenne n'est l'énergie d'aucun développement et n'est pas
saisissable comme l'affirmation ultime d'un processus - négatif - de
dépassement d'un tout donné. Autrement dit, la différence qui agite la pensée
de Nietzsche est aussi ce qui fait littéralement sortir la pluralité de ses écrits de
la continuité de la philosophie. Et c'est la raison pour laquelle nous ne saurions
« oublier Nietzsche en le replaçant dans une tradition qu'il ne se contente pas
de mettre en question (contester ne suffirait pas; contester, c'est toujours se
tenir dans l'horizon de la même interrogation): tradition [philosophique] du
discours logique - issu du logos -, de la pensée comme pensée d'ensemble et
de la parole comme rapport d'unité, rapport qui ne saurait avoir d'autre mesure
que la lumière ou l'absence de lumière275». Et, c'est justement en tentant lui-
273
Ibid., p. 224.
274
Ibid., p. 592.
275
Ibid., p. 226.

248
même de penser la différence nietzschéenne sans la replacer dans cette
tradition, que Blanchot en vient, pour la première fois, à donner un nom à la
forme de la différence (du) neutre. Le troisième texte de la section VI de la
deuxième partie de L'Entretien infinP76 est en effet exclusivement consacré
non seulement à la désignation, mais à la pensée de cette forme qui seule peut
donner forme à la différence (du) neutre sans lui donner une forme; et cette
forme n'est autre que celle de la parole fragmentaire.
Dans ce qui va suivre, nous n'allons pas étudier dans le détail chacun des
fragments qui composent «Nietzsche et l'écriture fragmentaire », mais nous
allons plutôt tenter de penser ce qui se joue entre eux. En effet, au-delà de la
composition purement objective de «Nietzsche et l'écriture fragmentaire» -
28 textes plus ou moins longs, séparés les uns des autres par un espace blanc et
que Blanchot désigne comme des fragments -, c'est essentiellement dans ce
qui se joue entre chacun des textes qui s'y trouvent juxtaposés que réside « [l]e
fragmentaire277»ou« l'exigence du fragmentaire278».

D'emblée, Blanchot distingue radicalement la forme fragmentaire de la


forme aphoristique. «L'aphorisme est la puissance qui borne, qui enferme.
Forme qui est en forme d'horizon. Par là, on voit ce qu'elle a d'attirant aussi,
toujours retirée en elle-même, avec quelque chose de sombre, de concentré,
d'obscurément violent [...]. Parole unique, solitaire, fragmentée, mais, à titre
de fragment, déjà complète, entière en ce morcellement et d'un éclat qui ne
renvoie à nulle chose éclatée279», l'aphorisme n'est donc jamais que
l'expression définitive, unique et auto-suffisante - voire même autoritaire -
d'une résolution fermée sur elle-même. Autrement dit, l'aphorisme, qu'il soit
affirmatif ou négatif, ne saurait être sans affirmer immédiatement, par sa
présence même, l'unicité et l'effectivité présentes de son achèvement. Or, c'est
notamment l'absoluité de cet achèvement propre à l'aphorisme en tant que tel
qui nous empêche de le confondre avec la parole de fragment. En effet, « [l]a
parole de fragment ignore la suffisance, elle ne suffit pas, elle ne se dit pas en
vue d'elle-même, elle n'a pas pour sens son contenu280». Nous ne saurions
donc isoler un fragment en lui-même sans aussitôt le perdre comme fragment,
c'est-à-dire sans aussitôt lui conférer une distinction - une singularité et une
unicité - qui est sans commune mesure avec son caractère fragmentaire. Nous
pourrions alors penser que ce qui distingue vraiment une parole de fragment
par rapport à l'aphorisme n'est autre que le fait qu'elle ne puisse être dissociée
des rapports qu'elle entretient avec les autres fragments, c'est-à-dire le fait
qu'il ne saurait y avoir de parole de fragment qu'au pluriel ou que sous la

276
Cf. ibid., p. 227-255.
277
Ibid., p. 229.
278
Ibid.
279
Ibid., p. 228-229.
280
Ibid., p. 229.

249
forme d'une pluralité de fragments juxtaposés. Mais, là encore, cela ne suffit
pas pour distinguer radicalement la parole de fragment de la fermeture et de
l'unité de l'aphorisme: les différents fragments qui composent une parole de
fragment pourraient en effet toujours finir par constituer ou former un
ensemble à part entière, lequel pourrait alors se distinguer en tant que tel
comme se distingue un aphorisme. Pour dissocier la parole de fragment de toute
forme aphoristique, il ne suffit donc pas de dire qu'elle n'en possède pas la
suffisance, mais il faut aussi ajouter « [qu']elle ne se compose pas davantage
avec les autres fragments pour former une pensée plus complète, une
connaissance d'ensemble281». Ainsi, «[l]a parole où se révèle l'exigence
fragmentaire, parole non suffisante, mais non par insuffisance, non achevée
(parce qu'étrangère à la catégorie de l'accomplissementi82» ne peut-elle non
plus être envisagée comme une « multiplicité qui a encore rapport à l'un, qui
est encore affirmation multipliée de l'Un283». La parole de fragment nous
exposerait donc à un émiettement, à un éparpillement sans préalable et sans
résultar84 où le langage et la pensée, ayant perdu toute possibilité
d'exhaustivité, seraient en quelque sorte toujours-déjà contraints de différer.
Dans la parole de fragment, nous serions donc soumis à l'incessance « même»
de la différence.
Mais, au-delà des quelques traits que nous venons d'énoncer, pourquoi la
différence ne deviendrait-elle donc radicalement incessante que dans la parole
de fragment? Si la parole de fragment se distingue absolument des formes
traditionnelles de la parole au point d'être «une parole autre, séparée du
discours, ne niant pas et en ce sens n'affirmant pas, et toutefois laissant jouer
[...] l'illimité de la différence285», c'est avant tout, pour ne pas dire
uniquement, par « l'interruption et l'arrêt286» dont elle est l'incessante mise en
œuvre. En effet, nous pouvons dire que dans la parole de fragment tout tient à
une certaine façon de laisser jouer l'interruption par laquelle les fragments sont
ensemble sans jamais constituer ou former un ensemble. L'interruption qui
sépare objectivement chaque fragment non seulement lui enlève toute
possibilité de se refermer sur lui-même, mais aussi et surtout l'empêche, de fait
et de droit, d'être effectivement dans un rapport effectif de continuité avec les
281
Ibid.
282
Ibid.
283
Ibid., p. 231.
284Autrement dit, « [q]ui dit fragment ne doit pas seulement dire fragmentation d'une réalité déjà
existante, ni moment d'un ensemble encore à venir. [Et c]ela est difficile à considérer par suite
de cette nécessité de la compréhension selon laquelle il n'y aurait connaissance que du tout, de
même que la vue est toujours vue d'ensemble: selon cette compréhension, il faudrait que, là où
il y a fragment, il y ait désignation sous-entendue de quelque chose d'entier qui le fut
antérieurement ou le sera postérieurement - le doigt coupé renvoie à la main, comme l'atome
premier préfigure et détient l'univers. Notre pensée est ainsi prise entre deux limites,
l'imagination de l'intégrité substantielle, l'imagination du devenir dialectique. » (ibid., p. 451.)
285
Ibid., p. 231.
286
Ibid.

250
autres fragments. Loin d'être contenue par la parole de fragment qui s'y
pluralise, l'interruption fragmentaire reste donc en quelque sorte toujours
extérieure aux différents fragments qu'elle limite. Dans l'arrêt de chaque
fragment, il n'y a donc rien à chercher si ce n'est le retour de l'extériorité
irréductible de l'interruption, retour qui fait l'intermittence de toute parole de
fragment. En s'interrompant, le fragment, loin d'arrêter ou de donner une
forme à la différence, marque donc au contraire l'incessance de sa relance par
laquelle il se trouve comme toujours-déjà à l'écart de lui-même et des autres
fragments. L'espace blanc qui sépare objectivement chacun des fragments de
«Nietzsche et l'écriture fragmentaire287» ne se réduit donc pas à un simple
artifice de mise en page puisqu'il est objectivement ce qui ajourne non
seulement l'individualité de chaque fragment, mais aussi ses liens avec les
autres fragments. L'espace blanc qui se trouve entre chaque fragment est bel et
bien ce qui enlève toute linéarité à la parole; entouré par l'extériorité de
l'interruption que marque l'espace blanc, chaque fragment est, de fait, sans lien
effectif avec celui qui le précède ou avec celui qui le suit; ainsi, les fragments
de la parole fragmentaire sont-ils tout juste juxtaposés ou présents les uns à
côté des autres, sans jamais pouvoir rien composer. Les espaces blancs qui
n'arrêtent pas d'interrompre la parole de fragment sont par conséquent aussi ce
qui met cette parole en dehors de l'exigence unitaire ou unilinéaire du tout. Ils
sont la marque qu'il n'y a pas à proprement parler de rapport objectivable
susceptible de rendre possible l'intégration des différents fragments en une
parole unique et continue comme peut l'être par exemple la parole dialectique.
L'extériorité des espaces blancs rend donc aussi impossible toute appréhension
panoramique ou toute vision d'ensemble. C'est donc par les espaces blancs qui
séparent objectivement les fragments que ceux-ci sont « toujours déjà rompus
et comme destinés à la rupture, [...] trouv[ ant] leur sens non en eux-mêmes,
mais dans leur conjonction-disjonction, leur mise en commun [sans unité],
leurs rapports de différence288».
La parole de fragment, qui nous «parl[ e] sans rapport préétabli
d'organisation ou de continuité289», nous impose donc avant tout de penser un
tout autre arrangement de la parole. « Un arrangement d'une sorte nouvelle, qui
ne sera pas celui d'une harmonie, d'une concorde ou d'une conciliation, mais
qui acceptera la disjonction ou la divergence comme le centre infini à partir
duquel, par la parole, un rapport [sans rapport] doit s'établir: un arrangement
qui ne compose pas, mais juxtapose, c'est-à-dire laisse en dehors les uns des
autres les termes qui viennent en relation, respectant et préservant cette
extériorité et cette distance comme le principe - toujours déjà destitué - de

287
Et il en va de même pour tous les autres passages fragmentaires de L'Entretien irifini : p. IX-XXVI,
227-255,405-418,447-450,456-458,528-529,596,620-636.
288
Ecrits politiques, p. 97-98.
289
L'Entretien irifini, p. 453.

251
toute signification290.» Et ce n'est que dans le désarrangement incessant - dans
« le texte sans prétexte, [dans] l'entrelacement sans trame et sans texture291» -
de cet arrangement de la parole que l'écriture pourra donner forme à la
différence (du) neutre sans lui donner une forme. Ce n'est qu'en répondant à
l'arrangement de l'exigence fragmentaire que l'écriture pourra « mettre la
pensée à l'épreuve de la différence [comme différence neutre] [...] [, c'est-à-
dire exposer la pensée à l'épreuve de cette d]ifférence qui toujours diffère et
ainsi ne se donne jamais dans le présent d'une présence, ou ne se laisse saisir
dans la visibilité d'une forme [...] [; différence d]ifférant en quelque sorte de
différer et, dans ce redoublement qui la soustrait à elle-même, s'affirmant
comme la discontinuité même, la différence même, celle qui est en jeu là où est
à l' œuvre la dissymétrie comme espace, la discrétion ou distraction comme
temps, l'interruption comme parole et le devenir comme le champ "commun"
de ces trois rapports de déhiscence292».
Dans l'intermittence sans clôture ou sans terme du fragmentaire, la parole et
la pensée ne sont donc plus soumises qu'à la répétitivité « même» de la
différence (du) neutre et c'est précisément en reprenant à Nietzsche le thème de
l'éternel retour que Blanchot souligne cette indissociabilité de la différence et
de la répétition qui est au cœur du neutre et de l'écriture comme parole de
fragment. Bien qu'il évoque déjà explicitement ce lien entre l'éternel retour et
la parole de fragment à la page 238 de L'Entretien infini, force est de constater
pourtant que Blanchot ne l'approfondit vraiment que dans la partie
fragmentaire de la XIIIème et dernière section de la deuxième partie. En effet,
dans les pages 405-418 de L'Entretien infini, que l'on ne saurait donc dissocier
des pages que nous venons de lire, Blanchot non seulement pense-écrit à
nouveau par fragments, mais recourt aussi une nouvelle fois à Nietzsche pour
ne plus penser que l'éternel retour comme modalité « même» du fragmentaire.
Ces pages sont par conséquent pour nous essentielles dans la mesure où elles
nous montrent le fragmentaire en tant qu'il a nécessairement « "partie liée"
avec la révélation de l'Eternel Retour293». Mais pourquoi donc la parole de
fragment aurait-elle partie liée avec cette révélation? On ne saurait prendre
conscience de ce lien sans comprendre que ce que Blanchot cherche avant tout
à désigner à travers la parole de fragment n'est autre qu'un mouvement de
parole où le langage ne peut plus du tout être pensé comme l'avènement d'une
présence. Dans la parole de fragment, rien n'arrive effectivement si ce n'est la
réitération de l'interruption par laquelle tout fragment est toujours-déjà exposé
à l'ajournement de sa présence. Sans commencement ni fin, la parole de
fragment suspend donc toute ultimité en nous retirant l'instance du présent et,
ainsi, devient le devenir «même» de l'incessant. Nous ne saurions donc

290
Ibid.
291
Ibid., p. 249.
292
Ibid., p. 242.
293
Ibid., p. 238.

252
envisager la parole de fragment indépendamment de ce mouvement qui
n'arrive que par l'a-vènement de tout présent, c'est-à-dire sans la lier
immédiatement à ce que nous avons désigné précédemment comme le
mouvement « même» du temps sans présent de l'absence de temps: temps où
rien n'arrive si ce n'est le retour comme venue de ce qui, venant sans jamais
arriver au présent, revient toujours-déjà294. L'éternel retour est en fait l'autre
nom ou la version nietzschéenne de cette temporalité de l'incessant que nous
avons déjà découverte en étudiant la première phase de la pensée de Blanchot;
et c'est précisément cette temporalité qui nous apparaît désormais aussi comme
la temporalité de la parole de fragment.
Mais Blanchot n'utilise pas seulement l'éternel retour pour simplement
reformuler ou répéter une temporalité qu'il a déjà pensée depuis longtemps. En
effet, si l'éternel retour lui permet effectivement d'identifier le neutre à la
mouvance même de l'incessant et, ce faisant, lui permet de «maint[enir]
ensemble la répétition et la différence, l'oubli et l'attente, l'éternité et
l'avenii95 », il lui permet aussi de repenser essentiellement, indépendamment
de toute idée de développement ou de dépassement, l~ rapport entre la
différence (du) neutre et la fin de l'histoire ou l'achèvement du tout. Plus
précisément encore, c'est dans les pages 405-411 de L'Entretien infini que
Blanchot en vient, avec Nietzsche, à penser l'indépassabilité même du tout
comme la condition de l'apparition de l'éternel retour. Loin de s'opposer à la
loi du tout, c'est-à-dire au logos, l'éternel retour indique au contraire «le
moment où le logos prend fin, non pas en se niant, mais en s'affirmant, et
toujours à nouveau, à nouveau, sans nouveauté, par l'obligation - folie - de la
294
L'éternel retour, en sa revenance même, est donc absolument dégagé de l'instance de la
présence du présent. Et, sur ce point, Blanchot ne manque pas de remarquer qu'il se sépare
radicalement de la lecture heideggérienne de Nietzsche: à la page 407 de L'Entretien infini, il
note en effet que, « [d)ans la série de conférences [sur Nietzsche) prononcées à Fribourg de 1936
à 1939, Heidegger» insiste certes sur l'importance fondamentale de l'Eternel Retour, mais qu'il
ne peut aussi éviter - en soutenant que Nietzsche « appartien[t) encore à la métaphysique et
même l'accomplit en la terminant» - de « réintrod[uire) la pensée de l'Eternel Retour dans la
métaphysique» et, ce faisant, de réduire l'Eternel Retour à une simple éternisation de l'instant
présent ou du maintenant (Heidegger met explicitement en œuvre une telle réduction notamment
dans Essais et conférences, « Qui est le Zarathoustra de Nietzsche? », p. 126). Autrement dit,
selon Blanchot, l'appréhension heideggérienne de la temporellité propre et originale du Dasein
repose essentiellement sur cette mésinterprétation de l'Eternel Retour qui consiste
principalement à réduire celui-ci à un pur et simple avatar de la conception métaphysique (qui
n'est elle-même qu'une extension de l'appréhension courante) du temps. Cette critique (à la fois
explicite et implicite) - exprimée à la page 407 de L'Entretien infini - confirme que la
temporalité de l'écriture, temporalité de la différence (du) neutre, temporalité de l'absence de
temps ou de l'éternel retour, est non seulement étrangère à l'appréhension métaphysique et
dialectique du temps, mais aussi à l'entente heideggérienne du temps en tant que temporellité
originale. Enfin, à travers cette même critique, on devine que Blanchot reproche essentiellement
à Heidegger de n'avoir mis en œuvre qu'une remise en cause relative de la prééminence
métaphysique du maintenant ou de l'instance de la présence, relativité dont la mésinterprétation
heideggérienne de l'Eternel Retour n'est autre que le symptôme.
295
Ibid., p. 409.

253
répétition296». Autrement dit, grâce à Nietzsche, il devient possible de penser
le temps de la différence (du) neutre en tant qu'il nous expose aussi non plus
seulement à la fin de l'histoire et de la philosophie, mais au fait de « n'en pas
finir de finir297» de cette même fin298,nous obligeant dès lors à penser que la
différence de l'écriture «par rapport à» la philosophie ne saurait être
simplement conçue en termes de dépassement ou de contestation de la
philosophie!

2.4. Bilan
Au terme de L'Entretien infini, un double constat s'impose donc.
D'une part, un constat négatif: la différence (du) neutre, de par l'incessance
de son différer, c'est-à-dire du fait de son caractère non-terminologique ou
extra-positionnellextra-propositionnel, marque d'une insuffisance irréductible
non seulement toutes les positions, mais toutes les propositions susceptibles
d'être tenues sur le neutre. S'il y avait à retenir une leçon négative de
L'Entretien infini, elle ne pourrait, par conséquent, consister qu'à affirmer qu'il
n'y a pas et qu'il ne peut pas y avoir à proprement parler de pensée ou de
parole du neutre et de sa différence. En fonction de la différence (du) neutre,
nous ne pouvons donc que réduire toujours et encore tous les traits - toujours
trop discursifs - de la pensée et de la parole. Autrement dit, à partir de
L'Entretien infini, où la différence (du) neutre ne se marque et ne se démarque
que par la réduction incessante de toute position ou proposition donnée, il ne
peut plus du tout être question de donner une autre assise à la pensée et à la
parole ou, encore, il ne peut même plus être question de découvrir, de dégager
un nouvel exercice de la pensée et de la parole. Au terme de L'Entretien infini,
sans la philosophie et sans la littérature, il ne nous reste plus que l'écriture
comme a-venir de toute pensée et de toute parole!
D'autre part, un constat positif: avec la découverte nietzschéenne du
fragmentaire et de l'agencement non-unitaire de la pensée et de la parole qui en
est indissociable, Blanchot semble pourtant trouver, au-delà de toutes les
réductions qu'il nous impose, la forme de la pensée et de la parole qui seule
serait à même de donner forme au différer de la différence (du) neutre.
Contredisant en quelque sorte le constat négatif précédent, le fragmentaire
apparaîtrait donc, en définitive, comme un moyen de mettre en place un nouvel
exercice de la pensée et de la parole en fonction de la différence (du) neutre.
De l'un à l'autre de ces deux constats, nous déboucherions donc sur la
contradiction suivante: tout en affirmant certes l'a-plasticité irréductible de la
différence (du) neutre, L'Entretien infini affirme aussi, malgré tout, à travers le
fragmentaire, la possibilité d'une nouvelle formation et donc encore d'une
296
Ibid., p. 405.
297Lévinas, Sur Maurice Blanchot, p. 16.
298
Nous ne saurions donc penser, avec Blanchot, l'éternel retour sans penser la fin de l'histoire
et de la philosophie indépendamment de toute ultimité !

254
certaine position plastique de cette différence à même la pensée et la parole. Le
fragmentaire, en nous rattachant toujours et encore à l'idée et à la possibilité
plastique de la forme, nous conduit donc, en définitive, à relativiser l'a-
plasticité du neutre et de sa différence!
Bien que dégagé de la philosophie et de la littérature, L'Entretien infini
demeure donc encore bien trop pla5tique ou n'a pas vraiment dit adieu à
l'esthétique et à la logique de la plasticité! Au-delà de L'Entretien infini, il
nous reste donc encore à désengager radicalement le fragmentaire « lui-même»
de toute idée de forme et de toute plasticité.

3. Le pas d'écrire ou l'approfondissement a-plastique du fragmentaire


.
dans Le Pas au-delà et L'Ecriture du désastre

Au sortir de L'Entretien infini, nous risquons donc toujours de confondre le


fragmentaire avec un simple dispositif formel qui, par un agencement et donc
encore par un calcul déterminé, permettrait à la fois de donner forme à la
différence (du) neutre et de renouveler la forme même de la pensée et de la
parole. Et ce risque est d'ailleurs d'autant plus prégnant dès lors que l'on prend
en compte les véritables circonstances de l'apparition de l'exigence
fragmentaire au sein du corpus blanchotien. En effet, bien que L'Entretien
infini soit le premier ouvrage de Blanchot où, avec Nietzsche, l'exigence
fragmentaire s'impose littéralement comme forme même de l'écriture, il n'en
demeure pas moins que cette exigence apparaît aussi, avant la publication de ce
même ouvrage, dans « l'abondant et riche échange intellectuel [...] suscité et
justifié de 1960 à 1964299» par le projet de « La revue internationale ». Plus
précisément encore, c'est dans le cadre d'une réflexion sur la forme de la
principale rubrique de cette revue que Blanchot en est venu à privilégier la
forme fragmentaire comme un véritable dispositif rédactionnel: à travers le
fragmentaire, il s'agissait alors de constituer une rubrique où il serait
effectivement possible «de rejoindre, par une pluralité de réflexions
différentes, ordonnées en un agencement qui seul en détermine vraiment le
sens, la pluralité des objets du monde et des possibilités du monde30o». Il
s'agissait donc alors, grâce à la «"forme courte" ou plus justement [au]
"fragment,,301», de composer une rubrique avec différents textes dont « le sens
[. ..] [ne serait] pas là une fois pour toutes, dans le texte où il se propose, mais
varie[rait] selon la manière dont l'ensemble des textes se consitue[rait], c'est-à-
dire selon la règle opératoire qui décide[rait] de l'agencement et de la
combinaison de ces divers fragments (ou unités plurielles)302». Le fragment

299
Michel Surya, « Présentation du projet de Revue international », Lignes, nOli, sept. 90, p. 166.
300
Lettre à Uwe Johnson du le' fév. 1963, ibid, p. 271.
301
Lettre à Elio Vittorini du 8 fév. 1963, ibid., p. 277.
302
Ibid., p. 277.

255
était donc alors le seul moyen rédactionnel susceptible « de donner expression
à une pluralité de réflexions différentes [...] sans que, pour autant, [...] [l'on]
risque de se disperser dans l'informe, comme il arriverait si la diversité de ces
textes multi~les ne se composait pas et ne s'articulait pas dans un projet
d'ensemble3 3 ». A travers ces quelques citations, nous découvrons donc que
Blanchot lui-même a aussi pensé le fragment comme un véritable dispositif
plastique à même, comme tel, d'exprimer et donc de former, de composer une
pluralités de textes différents tout en échappant au risque de l'informel: le
fragment ne serait donc ici qu'un calcul ou une stratégie d'écriture pour
organiser une pluralité de pensées et de paroles différentes. Comme en
témoigne cette apparition du fragmentaire, l'idée même du fragment
présuppose donc encore la persistance d'une certaine effectivité ou efficacité
plastique.

Mais c'est précisément cette effectivité plastique que l'a-plasticité


irréductible de la différence (du) neutre rend absolument intenable et
impossible. Autrement dit, il nous reste encore à mettre la pensée et la parole à
l'épreuve de l'a-plasticité « même» du fragmentaire. Tel est le principal enjeu
du Pas au-delà et de L'Ecriture du désastre: généraliser le fragmentaire en lui
retirant toute efficacité plastique.
Au sein du Pas au-delà et de L'Ecriture du désastre, nous commencerons
donc par étudier comment Blanchot nous expose immédiatement à l'a-plasticité
du fragmentaire. Puis, c'est avant tout en interrogeant à nouveau la place de
Hegel, Nietzsche, Lévinas et Heidegger que nous approfondirons cette a-
plasticité: dans Le Pas au-delà et L'Ecriture du désastre, nous retrouvons en
effet ces différentes figures de la pensée que nous n'avons cessé de rencontrer
tout au long des pages précédentes de notre étude et c'est, par conséquent, à
nouveau à leur contact que nous tenterons finalement d'envisager la nécessité
et les implications de l'a-plasticité du fragmentaire.

3.1. Ecrire sans écriture ou lepas d'écrire


Dès Le Pas au-delà, Blanchot retire toute consistance plastique au
fragmentaire. Le Pas au-delà contient en effet un certain nombre de fragments
qui nous interdisent absolument de penser le fragmentaire comme une simple
méthode ou comme un simple dispositif d'écriture que nous pourrions alors
considérer et choisir comme la forme propre et effectivement disponible de tout
mouvement d'écrire.
Par exemple, à la page 62, après avoir rappelé qu'« écrire relève du
fragmentaire quand tout a été dit [...] [et qu'i]l faudrait [donc] qu'il y eût
épuisement de parole et par la parole, achèvement de tout (de la présence
comme tout) comme logos, pour que l'écriture fragmentaire pût se laisser re-

303Ibid.
256
marquer », Blanchot précise aussitôt: «Toutefois, nous ne pouvons pas ainsi,
écrivant, nous libérer d'une logique de la totalité en la considérant comme
idéalement accomplie, afin de maintenir comme "pur reste" une possibilité
d'écriture, hors tout, sans emploi ou sans terme, dont une tout autre logique,
encore difficile à dégager (celle de la répétition, des limites et du retour),
prétendrait nous garantir l'étude. Ce qui est déjà décidé, c'est qu'une telle
écriture ne sera jamais "pure", au contraire profondément altérée, d'une
altération qui ne saurait être définie (arrêtée) au regard d'une norme, non
seulement parce que, toujours, elle coexiste avec toutes les formes d'existence,
de parole, de pensée, de temporalité qui seules la rendraient possible, mais
parce qu'elle exclut la considération d'une forme pure, soit une approche
d'elle-même comme véritable ou propre jusqu'en sa désappropriation ; même
tous les renversements dont on use par facilité - le recommencement comme
commencement, la désappropriation comme authenticité, la répétition comme
différence - nous laissent dans la logique de la validité. » Un peu plus loin, à la
page 71, c'est toute forme de présent qui est retirée du fragmentaire: «Le
fragmentaire. Il n'yen a pas d'expérience, en ce sens qu'on ne la reçoit sous
aucune forme de présent, qu'elle demeurerait sans sujet si elle avait lieu,
excluant donc tout présent et toute présence, comme elle en serait exclue. » A
la page 72 : « Ecrire n'est pas destiné à laisser des traces, mais à effacer, par les
traces, toutes traces, à disparaître dans l'espace fragmentaire de l'écriture, plus
définitivement que dans la tombe on ne disparaît, ou encore à détruire, détruire
invisiblement, sans le vacarme de la destruction. Ecrire selon le fragmentaire
[...] [, é]crire au niveau du murmure incessant, c'est [donc] s'exposer à la
décision d'un manque qui ne se marque que par un surplus sans place,
impossible à mettre en place, à distribuer dans l'espace des pensées, des
paroles et des livres ». Ou encore à la page 73 : «Le fragmentaire [...] [n'est]
pas expérience, [...] [n'est] pas forme ou sujet d'écriture, [...] [n'est] pas un
autre ordre au regard de l'ordre du livre, même comme passage à un
désordre ».
Le fragmentaire ne saurait donc être pensé comme l'ultime refuge à même
lequel l'écriture pourrait finalement non seulement se donner sa forme propre,
mais aussi, dans et par la propriété même de cette forme, former la différence
(du) neutre. Contrairement à ce que pouvait encore laisser penser L'Entretien
infini, le fragmentaire, loin de nous donner l'écriture même, marque donc
plutôt l'incessance de son effacement ou de son exténuation et, ce faisant,
l'insuffisance de toute pensée et de toute parole pour écrire. Loin de fixer et de
définir l'écriture en tant que telle, il marque donc l'impossibilité de tout comme
telle de l'écriture: la seule démarcation du mouvement d'écrire n'est autre que
l'indistinction radicale ou la suspension de toute marque propre. Tel est le
leitmotiv du Pas au-delà et de L'Ecriture du désastre: il n'y a pas, il ne peut
pas y avoir de disposition ou de dispositif pour l'écriture. Toutes les réductions
que Blanchot nous a imposées depuis le début de notre étude sont par

257
conséquent absolument sans issue, sans résultat: elles ne débouchent pas sur le
dégagement et la désignation d'un domaine et d'une méthodologie propres à
l'écriture. Bien au contraire, tous les fragments du Pas au-delà et de L'Ecriture
du désastre n'affirment que le refus de toute écriture constituée/constituante
comme telle qui, toujours-déjà, définirait ou décrirait proprement le
mouvement et l'exigence d'écrire. Autrement dit, rien ne s'inscrit dans et par
l'écrire - dans et par l'écrire rien, pas même l'écriture comme mouvement et
exigence fragmentaire, ne peut s'inscrire! Dans Le Pas au-delà et L'Ecriture
du désastre, il ne s'agit donc que d'écrire le défaut, la défaillance ou, encore,
l'impermanence irréductible de toute écriture et, ce faisant, de penser l'écriture
comme « [u]n ne pas écrire sans pouvoir304». Le fragmentaire reviendrait donc
à « met[tre] toute [...] [notre] énergie à ne pas écrire, pour que, écrivant, [...]
[nous écrivions] par défaillance, dans l'intensité de la défaillance305», mais
tout en sachant aussi que « [n]e pas écrire ne devrait pas renvoyer à un "ne pas
vouloir écrire", ni non plus, quoique cela soit plus ambigu, un "Je ne puis pas
écrire" qui à la vérité marque encore, d'une manière nostalgique, le rapport
d'un 'Je" avec la puissance sous la forme de sa perte306». Dans l'épreuve sans
importance du fragmentaire, nous ne pourrions donc plus penser et parler que
passivement ou que dans la passivité d'un « non-pouvoir »307 - d'un im-
pouvoir - qui ne se confondrait même plus avec la spontanéité de quelque
laisser-aller que ce soit: « l'écriture automatique, en dépit de ses difficultés et
toute risquée qu'elle fût, suspendant seulement les règles d'apparence (et ne
s'attaquant même pas - fût-ce vainement - à la loi inscrite au plus profond),
croyait laisser le mouvement d'écrire à son laisser-aller, mais écrire ne peut pas
se laisser aller, s'il n'y a pas, pour écrire, d'aller - de devenir - auquel
l'écriture se laisserait, s'abandonnerait, par un simple don d'obéissance et
comme il arrive lorsqu'on se livre au pouvoir de quelqu'un308. »Ecrire ne nous
renvoie donc qu'à l'impossibilité de l'écriture ou à l'écriture comme incessante
a-venue de toute pensée et de toute parole; écrire, par conséquent, ce serait
toujours-déjà, dans l'a-vènement de toute écriture, « [r]écrire en répétant ce qui
n'a pas lieu, n'aura pas lieu, n'a pas eu lieu309» : (le) pas d'écrire.
Dans Le Pas au-delà et L'Ecriture du désastre, Blanchot nous plonge donc
dans un mouvement ni affirmatif ni négatif, mais interminablement suspensif,
mouvement d'une suspension incessante où sombrent la pensée et la parole:
(le) pas d'écrire ou la pensée et la parole dérobées - tel pourrait être l'autre
titre commun à ces deux ouvrages fragmentaires. Pensée et parole dérobées ou
toujours-déjà «dé-pensée[s]3Jo» du pas d'écrire qui nous disposent à
304
L'Ecriture du désastre, p. 26.
305
Ibid., p. 24.
306
Ibid., p. 26.
307
Ibid.
308
Le Pas au-delà, p. 162.
309
Ibid., p. 49.
310
Ibid., p. 96.

258
l'indisponibilité irréductible de la différence (du) neutre - «qui se dérobe en
dérobant et dérobant jusqu'à l'acte de dérober, sans que rien apparaisse de ce
qui par là disparaît, effet réduit à l'absence d'effeell ».

3.2. De la relecture de Nietzsche, Lévinas et Heidegger


en fonction du pas d'écrire
Que ce soit dans Le Pas au-delà ou dans L'Ecriture du désastre, à travers
l'ex-position ou l'a-position du pas d'écrire, Blanchot nous invite aussi à une
relecture de Nietzsche, Lévinas et Heidegger. En effet, dans ces ouvrages,
l'approfondissement du fragmentaire se fait aussi dans/par l'approfondissement
de la distinction, établie dans L'Entretien infini, entre, d'une part,
Heidegger(/Hegel) et, d'autre part, Nietzsche/Lévinas: Nietzsche et Lévinas
apparaissent en effet, à nouveau, comme les deux penseurs privilégiés pour
« dé-penser », en fonction de l'a-plasticité irréductible de la différence (du)
neutre, toute pensée et toute parole.
Après avoir indiqué tout d'abord les principaux aspects de la relecture de
Heidegger, puis ceux de la relecture de Lévinas, nous nous concentrerons
finalement sur le relecture de Nietzsche afin de re-penser le rapport sans
rapport de l'écriture avec l'achèvement du tout.

3.2.1. Pas de propre


Dans Le Pas au-delà et dans L'Ecriture du désastre, c'est avant tout au
sujet de la question du propre que Blanchot examine à nouveau la pensée de
Heidegger. En nous dérobant à la fois le pouvoir du propre et le pouvoir de tout
« comme tel », l'a-plasticité du pas d'écrire nous ex-pose à une impropriété
qui, ne se retournant jamais en quelque propriété que ce soit, nous conduit
nécessairement à dénoncer l'attachement de la pensée et de la parole
heideggériennes à la prééminence et à la primauté du propre.
Blanchot discute ce trait tout d'abord implicitement dans Le Pas au-delà à
travers la reprise de la distinction de la mort (possible) et du mourir
(impossible): c'est parce qu'elle est indissociable du mouvement du mourir
comme a-vènement ou impossibilisation interminable de la mort que l'a-venue
du pas d'écrire nous détache irrémédiablement de l'idée heideggérienne de la
mort comme pouvoir-être le plus propre. Il ne saurait donc y avoir, par quelque
pensée ou parole que ce soit, « avènement (le propre de ce qui arrive)312» du
pas d'écrire. Dans Le Pas au-delà, le pas d'écrire nous éloigne donc non
seulement de toute parole parlante où pourrait se dire la propriété même de la
parole, mais aussi de l'idée ou de la possibilité même de la parole: le pas
d'écrire ne se réduit même pas à la propriété d'une autre parole - il n'est «pas

311
Ibid., p. 107.
312
L'Ecriture du désastre, p. 13.

259
une possibilité de la parole (pas plus que mourir n'est une possibilité de la
vie)313» !
A la suite du Pas au-delà, c'est principalement à travers la question des
implications sur le langage de cette impropriété irréductible du pas d'écrire que
Blanchot poursuit cette fois-ci explicitement son débat avec Heidegger.
L'Ecriture du désastre comporte en effet plusieurs fragments314dans lesquels
est dénoncé explicitement le privilège que Heidegger n'a cessé d'accorder à
l'étymologie. Dans ces mêmes fragments, où il questionne la possibilité et le
présupposé de toute étymologie, Blanchot vise avant tout non seulement la
croyance heideggérienne en l'existence d'un sens propre et natal des mots,
mais aussi l'appréhension du langage qui en est indissociable, soit le langage
en tant qu'avènement appropriant (Ereignis) de ce sens propre. Alors que
Heidegger envisage et travaille étymologiquement le langage en tant que
maison ou site privilégié et unique de l'Être, présupposant par là même qu'il
existe un langage eigentlich de celui-ci - Blanchot, dans L'Ecriture du
désastre, souligne au contraire le fait que ce qui est dit par le mot neutre ne se
donne jamais dans le comme tel de la propriété étymologique - fût-elle inouïe
- d'un mot ou dans la pureté et l'authenticité d'un langage propre: nous
n'avons pas de mot, pas de langage pour le neutre et sa différence ni non plus
pour le pas d'écrire. De même que nul ne meurt de sa propre mort dans le
mouvement du mourir, le pas d'écrire nous expose donc à l'exigence intenable
de penser et de parler sans pouvoir privilégier aucun mot ni aucun langage:
dans l'a-plasticité du pas d'écrire, nous n'avons donc plus d'autre choix que
d'écrire «comme on meurt: sans but, sans pouvoir, sans unité et précisément
sans "comme,,315» - sans condition.

3.2.2. Pas de sujet


De par l'irréductibilité de son a-plasticité, le pas d'écrire ne peut pas ne pas
impliquer aussi un bouleversement sans réserve de l'ipséité de toute
subjectivité: au-delà ou en deçà de toute initiative, c'est-à-dire au-delà ou en
deçà d'une réduction et d'un appauvrissement résolus qui comme tels
constitueraient encore l'action propre d'un soi sur lui-même, le pas d'écrire
nous soumet toujours-déjà à l'im-position ou à l'im-posture indécidable et
immaîtrisable de toute ipséité. Aucun sujet ne saurait, en tant que tel, non
seulement former, mais se former ou se disposer au pas d'écrire. Ce dernier, de
quelque façon que ce soit, « ne se recherche pas316» ni « ne se supporte317» !
Autrement dit, personne ne saurait non seulement assumer, mais subir le pas

313
Le Pas au-delà, p. 132.
314 Quant à la question de l'étymologie dans L'Ecriture du désastre, cf. les p. 66, 136, 144-155,
162 et, enfin, la p. 166.
315Ibid., p. 67.
316Le Pas au-delà, p. 42.
317Ibid., p. 174.

260
d'écrire, « [l]e "pas" du tout à fait passif [...], [...] [p]assivité transgressive
[...] où rien n'est subi, rien agi, qui ne concerne pas et ne prend nom que par le
délaissement318» de tous les noms. Dans Le Pas au-delà, nous ne pouvons
donc pas ne pas penser une passivité, une patience, une passion qui ne
pourraient absolument plus être souffertes ou subies en tant que telles: le pas
d'écrire, «passivité non soufferte, non autorisée à souffrir et comme exilée de
la souffrance319», expose à une passivité, une patience ou une passion
dégagées de tout pâtir, de toute pathologie ou, encore, de toute épreuve ou
puissance pathologique. A partir du Pas au-delà, Blanchot nous invite donc à
penser la passivité, la patience, la passion en les déliant radicalement de leur
fondement étymologique commun: pas même la souffrance - qui, comme
telle, risque toujours de nous faire retomber dans l'auto-affection d'un je (qui)
souffre - ne peut nous mettre en relation avec le « "pas" [...] tout à fait passif»
du pas d'écrire320. Autrement dit, à partir du Pas au-delà, nous assistons à une
véritable radicalisation de l'affection neutre rencontrée dans L'Entretien infini.
Et cette radicalisation passe d'ailleurs aussi par une relecture de Lévinas. En
effet, si Blanchot introduit l'exigence de cette a-pathologie de la
patience/passivité/passion du pas d'écrire dans Le Pas au-delà, ce n'est que
dans L'Ecriture du désastre qu'il l'approfondit au contact de Lévinas. Plus
précisément encore, c'est avant tout en soulignant implicitement une certaine
différence ou un certain renversement entre les deux ouvrages de Lévinas :
Totalité et Infini et Autrement qu'être, que, dans L'Ecriture du désastre,
Blanchot approfondit l'a-pathologie du pas d'écrire. Dans la passivité de ce
dernier, où «je [ne] puis être patiene21 », il y a en effet un renversement
similaire à celui du « rapport de moi (le même) à Autrui322» : alors que dans ce
rapport de moi à Autrui, je puis toujours en quelque sorte sauvegarder mon
ipséité en reléguant la différence d'Autrui hors ou au-delà de moi, au contraire,
« dans le rapport d'Autrui à moi, tout semble se retourner: le lointain devient
le prochain, cette proximité devient l'obsession qui me lèse, pèse sur moi, me
sépare de moi, comme si la séparation (qui mesurait la transcendance de moi à
Autrui) faisait son œuvre en moi-même, me désidentifiant, m'abandonnant à
une passivité, sans initiative et sans présene23 ». Autrement dit, le pas d'écrire
implique le même renversement qu'entre Totalité et Infini et Autrement
qu'être324 : si, dans le premier, il ne s'agissait encore que de penser un sujet

3\8
Ibid., p. 167.
3\9
Ibid.
320
Blanchot souligne cette insuffisance même de la souffrance par rapport à la patience tout à fait
passive du pas d'écrire notamment dans le ftagment le plus long des p. 30-31 de L'Ecriture du disastre.
32\
Ibid., p. 28.
322Ibid., p. 34.
323
Ibid., p. 36.
324 Dans le plus long fragment de la p. 43 de L'Ecriture du désastre, Blanchot décrit
implicitement ce renversement de la façon suivante: « Tant qu'autrui est le lointain (le visage
qui vient de l'absolument lointain et en porte la trace, trace d'éternité, d'immémorial passé), seul
261
préétabli en soi et pour soi qui entrait après-coup, c'est-à-dire une fois
effectivement constitué, en rapport avec un terme radicalement différent de lui
et auquel il pouvait donc toujours rester indifférent; au contraire, dans le
second, il s'agit désormais de penser « une» subjectivité toujours-déjà atteinte,
accablée, encombrée ou interpellée - prise en otage - par le différer d'une
différence ou d'une interruption d'être interminable.
Comme dans Autrement qu'être, avec le pas d'écrire, nous ne pouvons par
conséquent absolument plus penser une subjectivité indemne ou qui ne serait
pas toujours-déjà « oblig[ée] au-delà de toute obligation325» d'être, dans
l'impossibilité de toute responsabilité, toujours et encore responsable de
l'impossible.

3.2.3. Pas de présent


Que ce soit par l'enlèvement de tout propre ou par la patience plus passive
que toute passivité, c'est, à chaque fois, à nouveau, la suspension radicale non
seulement de toute instance présente, mais aussi et surtout de l'instance même
du présent qui ne cesse de s'indiquer dans l'a-plasticité incessante du pas
d'écrire; et c'est encore à travers la découverte nietzschéenne de l'éternel
retour que Blanchot creuse une nouvelle fois et re-dit cette enlèvement du
présent.
Dans Le Pas au-delà et L'Ecriture du désastre, Nietzsche est en effet,
explicitement et/ou implicitement, le « personnage conceptuel» de la question
de l'éternel retour comme temps sans temps du pas d'écrire326 : l'impropriété et
la passivité du mouvement d'écrire sont indissociables de ce « temps sans
présene27 » où, entre passé et futur, ne règne que la disjonction radicale de
« l'absence de tout présent328». Dans le pas d'écrire, tout revient donc « saufle
présent, la possibilité d'une présence329». Penser le retour, la répétition et
« l'oubli sans mémoire330» de ce temps de l'absence de temps où écrire ne
. . . , ,.
reVIent JamaIs a ecnre, ou".. ecnre, « touJours revenant sans venue 331»,

le rapport auquel m'ordonne l'autrui du visage, dans la trace de l'absent, est au-delà de l'être -
ce que n'est pas alors le soi-même ou l'ipséité (Levinas écrit: "au-delà de l'être, est une
Troisième personne qui ne se définit pas par le soi-même"). Mais quand autrui n'est plus le
lointain, mais le prochain qui pèse sur moi jusqu'à m'ouvrir à la radicale passivité du soi, la
subjectivité en tant qu'exposition blessée, accusée et persécutée, en tant que sensibilité
abandonnée à la différence, tombe à son tour hors de l'être, signifie l'au-delà de l'être ».
325
Ibid., p. 169.
326
A propos de l'éternel retour, cf., par exemple, Le Pas au-delà, p. 20-27, 33-36, 44, 54-55, 58-
61, 66, 68, 79-80, 81-82, 96, 147-148 ou, enfin, la p. 151 ; dans L'Ecriture du désastre, cf. notamment
les p. 34, 35-36, 40, 58, 59, p. 83, 116, 125, 134 et, enfin, les p. 162-163.
327
Le Pas au-delà, p. 27.
328Ibid.
329
Ibid.
330
L'Ecriture du désastre, p. 10.
331
Ibid., p. 86.

262
« s'évanouit sans se produire »332; penser ce temps de l'éternel retour qui n'est
autre que le temps hors temps de l'écrire et du mourir, « tous deux incapables
de présent333» ; ou encore, mettre la pensée et la parole à l'épreuve du temps
du désastre et « de la patience, temps de l'absence de temps334» qui plonge
dans «la passivité [...] la plus passive335» et nous condamne à «une
subjectivité sans suje?36 », à « un moi sans moi337» ; tels sont donc, dans Le
Pas au-delà et L'Ecriture du désastre, les principales exigences auxquelles
Blanchot ne cesse de nous exposer avec ou à partir de Nietzsche.
A travers cette réaffirmation de l'éternel retour, il s'agit aussi de repenser à
nouveau, avec et à partir de Nietzsche, la « fin (sans fin) du savoir338» ou de la
dialectique et du système hégéliens. Après L'Entretien infini, Blanchot nous
conduit en effet, une fois de plus, à voir dans l'éternel retour la seule façon de
déjouer ces derniers: non pas naïvement en les mettant directement ou
frontalement en cause ou en les «interprét[ant] insuffisammene39 », mais au
contraire en « le[s] rend[ant] invincible[s], incritiquable[s] ou, comme on dit,
incontournable[s]34o ». Dès lors, comme dans L'Entretien infini, l'affirmation
de l'éternel retour dans Le Pas au-delà et L'Ecriture du désastre implique aussi
que nous ne puissions plus du tout penser le dégagement du pas d'écrire
comme une contestation du système dialectique ou comme un affrontement
avec le tout de la philosophie. Autrement dit, il importe désormais de ne plus
croire « qu'on puisse, une fois pour toutes, excéder [l]es limites [de ceux-ci],
[et ainsi] désigner des zones de savoir et d'écriture qui y resteraient décidément
étrangères341 ».
A travers l'éternel retour, c'est donc la naïveté de l'idée même de
dépassement qui est dénoncée: croire à la possibilité du dépassement, c'est
croire non seulement que nous pourrions rechercher activement et
intentionnellement les conditions du mouvement d'écrire, mais aussi qu'il
serait possible d'établir effectivement ces conditions au terme d'un processus
défini d'abstraction ou de contestation vis à vis de la dialectique et du système
qui en est indissociable. Le dépassement ne saurait donc être sans
immédiatement nous porter à croire que nous pourrions à volonté, à chaque fois
par une initiative ou une décision souveraine, quitter ou échanger le système ou
le tout de la philosophie pour le pas d'écrire ou, inversement, celui-ci pour
ceux-là. Pas de dépassement, donc, qui ne fasse toujours déjà du système et du

332
Le Pas au-delà, p. 96.
333Ibid., p. 123.
334
L'Ecriture du désastre, p. 36.
335
Le Pas au-delà, p. 168.
336
L'Ecriture du désastre, p. 53.
337Ibid., p. 37.
338Ibid., p. 80.
339
Ibid., p. 100.
340
Ibid.
341Ibid., p. 120.

263
mouvement d'écrire les deux termes d'une seule et même alternative - ou bien
le système et le tout de la philosophie, ou bien le pas d'écrire. Autrement dit,
cette alternative, à laquelle nous porte l'idée de dépassement, nous conduirait à
croire que l'exigence du tout et l'exigence du pas d'écrire pourraient être,
chacune à part entière et à part de l'autre, clairement et distinctement
identifiables et saisissables en tant que telles, c'est-à-dire comme un des deux
termes d'une dualité qui ne serait jamais qu'une « unité duelle342» ou l'unité
partagée de deux différents - soit, en dernière instance, un rapport qui certes
«dit deux [, mais qui, pourtant,] ne fait que répéter Un343». Or, en nous
enlevant toute possibilité de dépassement, le principal effet de l'éternel retour
consiste à rendre impossible cette unité duelIe et, ce faisant, à nous exposer,
entre tout et pas d'écrire, à une indécidabilité et donc à un impouvoir
irréductibles: dans Le Pas au-delà et L'Ecriture du désastre, le partage entre
l'exigence du tout et l'exigence du pas d'écrire devient « lui-même»
indécidable et inassignable - « au point que nous ne savons jamais quand nous
passons de l'un[e] à l'autre, dans l[a]quel[le] nous vivons, dans l[a]quel[le]
nous mourons, toutefois sachant que le seul moyen d'en décider, c'est de
préserver l'indécision et d'accepter [cette double exigence] [...] aui interdit de
trancher une fois pour toutes entre le "bon" et le "mauvais" infini3 4 ».

342
Ibid, p. 203.
343
Ibid
344
L'Amitié, p. 147.

264
SANS LA LITTERATURE, SANS LA PIDLOSOPHIE,
INDIFFERER LA DIFFERENCE
SANS LA LITTERATURE, SANS LA PIllLOSOPHIE,
INDIFFERER LA DIFFERENCE

L'étude, d'une part, de Faux pas/La Part du feu et de L'Espace littéraire/Le


Livre à venir et, d'autre part, de L'Entretien infini, Le Pas au-delà et L'Ecriture
du désastre, nous a permis d'établir le mouvement général de la pensée de
Blanchot tout en soulignant la persistance d'une certaine présence de la
philosophie aux différentes phases de ce même mouvement.

La première partie de notre étude nous a permis de montrer que c'est tout
d'abord en s'appliquant à interroger la spécificité phénoménologique et
ontologique de la littérature que, de Faux pas au Livre à venir, Blanchot non
seulement découvre, mais affirme la littérature comme expérience de
l'interminabilité de l'incessant. Tout au long de notre première partie, c'est
donc ce que nous avons désigné comme la mobilité de l'incessant qui nous a
semblé accaparer ou mobiliser toute la pensée et l'écriture critiques de
Blanchot. Mais il nous est aussi apparu que la principale limite de cette
première approche de l'incessance ou du caractère non-terminologique de la
littérature était principalement, voire uniquement, son trait encore trop
ontologique, l'incessance n'y étant jamais pensée autrement que comme
l'incessance même de l'être. Et cette limite ontologique de la première
approche critique et théorique de l'incessant s'est, en définitive, révélée comme
étant aussi essentiellement indissociable d'une certaine négligence de la
différence littéraire.
Le neutre s'est alors imposé comme exigence de penser le différer de la
différence de l'incessant en dehors de toute attache phénoménologique ou
ontologique: entre les deux parties de notre étude, c'est en effet la question du
rapport de l'incessance littéraire avec la différence elle-même ou, encore, la
question de l'incessance littéraire comme différence qui nous a semblé porter
toute la différence de la littérature par rapport à l'être.
A travers la seconde partie de notre étude, nous avons montré que c'est
avant tout dans L'Entretien infini que Blanchot tente explicitement, en
problématisant la neutralité du neutre, d'exposer la pensée et le langage à la
différence de l'incessant. Or, ce tournant de la différence de l'incessant ou de la
différence (du) neutre nous a, avant tout, confrontés à l'impossibilité du projet
même, encore constitutif de la première phase phénoméno-ontologique,
d'établir, en la spécificité de sa différence propre, l'écriture comme expérience
de la littérature. De L'Entretien irifini à L'Ecriture du désastre, la
radicalisation extra-ontologique de l'interminabilité de l'incessant,
radicalisation indissociable de l'approfondissement de l'insaisissabilité
irréductible de la différence répétitive (du) neutre, nous a en effet notamment
conduit non pas seulement à dégager l'écriture ou le mouvement d'écrire de la
philosophie, mais aussi de toute spécificité proprement littéraire. Autrement
dit, alors que, de Faux pas au Livre à venir, à cause d'une certaine indifférence
à la différence de l'incessant, Blanchot pouvait encore penser trouver dans
l'interminabilité de l'incessant le fondement même d'une identification ou
d'une différenciation possible de l'écriture comme expérience de la littérature
- au contraire, dans L'Entretien infini et dans Le Pas au-delàlL 'Ecriture du
désastre, où il ne s'agit plus que d'approfondir l'incessant comme différence
(du) neutre ou comme im-posture d' «un» différer im-posable, nous avons été
confrontés à l'indifférenciation sans réserve de l'écriture.
Au terme de notre étude, la question non pas seulement du neutre, mais de
la différence (du) neutre nous apparaît donc objectivement comme un véritable
tournant: ce n'est, en effet, que dans l'épreuve de cette question que Blanchot
passe d'une approche au départ spécifiquement littéraire de l'écriture à la
généralisation indifférente de l'écriture« elle-même» comme pas d'écrire.

Si l'écriture nous détache de la constitution et de la discursivité


philosophiques de la pensée et du langage, c'est donc aussi au prix d'un
détachement de toute assise proprement littéraire) - telle est en quelque sorte
l'issue unique et paradoxale du mouvement de la pensée de Blanchot, issue
sans réelle issue à même laquelle ce même mouvement finit par réduire ou
nous retirer jusqu'à sa provenance même!

A chacune des phases de ce mouvement sans Issue, nous n'avons aussi


cessé de rencontrer la philosophie.

I
Ce faisant,en nous détachantde tout conditionnementlittéraire,l'écrire blanchotiennous invite
aussi à faire déjà un pas en dehors de l'espace - littérairement conditionné - de la pensée
française contemporaine (cf., au sujet de cet espace et de ses invariants, Hugues Choplin,
L'espace de la pensée française contemporaine, A partir de Lévinas et Laruelle). Plus
précisément encore, en nous déliant radicalement non seulement de la philosophie mais de la
littérature, Blanchot échappe aussi au mixte de philosophie et de littérature qui a constitué, selon
Badiou, l'un des traits essentiels de la philosophie française contemporaine: en effet, « un des
buts de la philosophie française [contemporaine] a été de créer un lieu d'écriture nouveau, un
lieu d'écriture où la littérature et la philosophie seraient indiscernables; un lieu qui ne serait ni la
philosophie comme spécialité, ni exactement la littérature, mais qui serait une écriture où on ne
peut plus distinguer la philosophie et la littérature, c'est-à-dire, où on ne peut plus distinguer
entre la concept et la vie, car finalement cette invention d'écriture consiste à donner une nouvelle
vie au concept, une vie littéraire au concept» (A. Badiou, « Panorama de la philosophie
française contemporaine»).
268
Dans la première partie de notre étude, nous avons vu que, de Faux pas au
Livre à venir, même s'il n'y a pas de problématisation et de délimitation
effectives de la philosophie en tant que telle, il n'en demeure pas moins que
Blanchot ne peut introduire et surtout exposer la pensée à la mobilité de
l'incessant sans entretenir déjà, explicitement ou implicitement, un certain
rapport critique avec Hegel, Lévinas et Heidegger. La première phase de la
pensée de Blanchot, notamment en tentant de penser les différentes
« métamorphoses» fonction de l'interminabilité littéraire, nous a en effet avant
tout conduit à mettre en question chez Hegel, Lévinas et Heidegger la
disruptivité non seulement comme élément même de la philosophie, mais
comme symptôme même de l'attachement de toute philosophie à la possibilité
terminologique du sujet. C'est parce qu'ils ne peuvent pas ne pas recourir
encore à la logique de la disruptivité que Hegel, Lévinas et Heidegger
s'interdisent en quelque sorte de penser l'incessance et la neutralité de l'être.
Tout au long de la première phase de la pensée de Blanchot, l'examen
phénoméno-ontologique de la mobilité de l'incessant ne donne donc lieu qu'à
une simple confrontation critique avec la philosophie. De Faux pas au Livre à
venir, l'interminabilité de l'incessant peut donc encore nous apparaître comme
le fondement possible d'une position critique définie vis à vis de la
philosophie. Autrement dit, ici, la pensée de l'interminabilité de l'incessant
suscite certes un certain rapport critique avec la philosophie, mais sans que,
pour autant, ce rapport, en sa teneur ou tenue terminologique, ne soit lui-même
mis en question! De plus, nous avons aussi établi que ce rapport critique vis à
vis de la philosophie était d'autant plus relatif du fait de l'attachement de
Blanchot au philosophème de l'être. En envisageant toujours l'interminabilité
et la neutralité de l'incessant comme interminabilité et neutralité de ['être, nous
demeurons en effet encore implicitement soumis à la question heideggérienne
de l'être; soumission dont témoignent d'ailleurs non seulement l'utilisation de
la notion lévinassienne de l'il y a, mais aussi l'utilisation de la notion de
dissimulation.
Autrement dit, dans la première phase de notre étude, la découverte et
l'affirmation littéraires de l'incessant demeurent, tout compte fait, comprises
dans l'horizon et le partage heideggériens de la différence ontico-ontologique :
en assimilant l'interminabilité de l'incessant à l'incessance même de l'être,
c'est-à-dire en se contentant de «faire ressortir la neutralité impersonnelle2 »
(ou l'être sans étant/sans étance) de l'être, de Faux pas au Livre à venir,
Blanchot ne nous propose finalement qu'une radicalisation de cette différence
de l'être et de l'étant mise au jour par Heidegger comme le fondement même
de l'ontologie fondamentale.
Tout au long de la seconde partie de notre étude, nous avons vu que «tout
le travail de Blanchot [- de L'Entretien irifini à L'Ecriture du désastre -]

2 Lévinas, Totalité et Infini, p. 332.

269
consist[e donc principalement] à passer de l'œuvre impersonnelle de l'être au
désœuvrement anonyme du neutre3 ».
En interrogeant l'interminabilité de l'incessant comme différence (du)
neutre, nous avons pu mettre en évidence le fait que ce «passage» passait
essentiellement non seulement par l'approfondissement - hors de toute
théologie et de toute religion, voire même hors de toute morale et de tout
humanisme - de l'interruption d'être propre au rapport sans rapport découvert
par Lévinas, mais aussi par l'approfondissement de l'expérience nietzschéenne
de la différence fragmentaire et de l'éternel retour. Or, ce faisant, nous avons
découvert que le tournant de la question de la différence de l'incessant comme
différence (du) neutre impliquait aussi un certain bouleversement de l'idée et
de la possibilité même d'un rapport défini avec la philosophie: en effet, à partir
de L'Entretien irifini, en affirmant, avec Lévinas et avec Nietzsche, l'im-
position ou l'im-posture radicale de la différence répétitive ou incessante (du)
neutre, Blanchot nous a enlevé, de fait, toute possibilité de nous installer
effectivement dans un rapport critique avec la philosophie, c'est-à-dire dans ce
rapport (encore caractéristique de la première phase de sa pensée) qui ne peut
pas ne pas présupposer encore la littérature et la philosophie comme deux
instances - deux différents - à part entière qui s'opposeraient ou se
confronteraient, en tant que telles, terme à terme4.
Autrement dit, en tentant, à travers la différence (du) neutre, de penser
l'indifférence et l'indétermination comme conditions de la radicale différance
ou incessance de la différence, nous sommes conduits à penser «une»
différence qui, parce qu'elle ne peut plus du tout être envisagée comme l'écart
ou le partage de quelque rapport déterminé que ce soit, nous expose à un
« dualisme» des plus insolites. Penser et parler en fonction du neutre, c'est-à-
dire en fonction de la différence neutre et répétitive, revient en effet à exposer
la pensée et la parole à l'a-plasticité irréductible du pas d'écrire, soit à exposer
la pensée et la parole à ce qui ne se présente jamais en la déterminité d'une
position ou d'un front susceptible, comme tel, de s'offrir à même l'effectivité
bilatérale d'un affrontement ou d'une confrontation. Sous la pression
« impassible» de la différence (du) neutre, pensée et parole sont par
conséquent contraintes de supporter l'insupportable unilatéralité d'une dualité
unifaciale5, c'est-à-dire de supporter le rapport impossible/im-posable entre,
d'une part, l'objectivité et l'effectivité philosophique du monde et, «d'autre
part », la différence répétitive (du) neutre qui n'offre plus aucune latéralité,

3
1. Rolland, « Pour une approche de la question du neutre », Exercices de la patience, n02, note 16, p. 40.
4 Au terme de notre étude, et donc aussi au terme du parcours théorique de Blanchot, nous ne
pouvons pas ne pas abandonner purement et simplement l'idée et la possibilité du face-à-face
entre la littérature et la philosophie. En nous enlevant cette idée et cette possibilité, Blanchot
nous enlève aussi ce que Hugues Choplin a identifié (cf. H. Choplin, L'espace de la pensée
contemporaine, A partir de Lévinas et Laruelle) comme l'un des traits essentiels de l'espace de
la pensée française contemporaine.
5 Et cette dualité unifaciale n'est pas sans rappeler certains traits de la dualité unilatérale laruellienne.

270
plus aucun bord ou plus aucune face permettant de l'aborder, de l'accoster ou
de s'y accoter.
De L'Entretien infini à L'Ecriture du désastre, à travers
l'approfondissement de la différence (du) neutre, Blanchot nous enlève donc en
quelque sorte toute possibilité de formaliser ou de définir son rapport à la
philosophie et, ce faisant, rend d'autant plus difficile la formalisation ou la
définition même du rapport entre l'écriture (pensée comme pas d'écrire) et la
discursivité unitaire/unifiante de la philosophie. Ainsi, dans l'a-plasticité du
pas d'écrire, l'écriture « elle-même» ne peut-elle plus être pensée ni comme ce
qui dépasserait dialectiquement le logos philosophique, ni comme un moyen de
métamorphoser la philosophie, ni non plus comme ce qui nous permettrait de
faire venir ou de re-marquer l'autre en tant qu'il collabore originairement au
sens en le (dé)constituant toujours déjà. Autrement dit, la différence (du) neutre
et le pas d'écrire qui en est fonction ne se nouent plus à la philosophie et ils ne
s'y nouent pas même par ces trois « mouvement[s] crépusculaire[s] de rupture
transformatrice6» que sont la dialectique hégélienne, la destruction
heideggérienne7 et la déconstruction derridienne! D'une façon paradoxale,
nous pourrions donc dire que la différence (du) neutre bouleverse d'autant plus
notre rapport à la philosophie qu'elle est littéralement sans effet sur elle: il n'y
a à proprement parler aucun passage, aucune causalité possible entre la
différence (du) neutre ou le pas d'écrire et la philosophie8. Et c'est la raison
pour laquelle nous ne pouvons pas réduire la différence (du) neutre à un levier
qui, par le pas d'écrire, nous permettrait - soit en niant/dépassant
dialectiquement la philosophie, soit en la métamorphosant par l'avènement
appropriant de la tTaîcheur de son origine, soit en la mettant à l'épreuve de
l'archi-supplémentarité qui toujours déjà entamerait l'unité de sa présence -
d' habiter encore et toujours la philosophie.

Finalement, l'une des conséquences les plus importantes et peut-être la plus


intempestive de notre étude serait la nécessité de réévaluer totalement non pas
seulement le rapport de Blanchot avec Hegel ou Heidegger, mais avant tout
6
C. Malabou,La Plasticitéau soir de l'écriture, Dialectique,destruction,déconstruction,p. 41.
7 En ce qui concerne cette destruction ou désobstruction selon Heidegger, cf. notamment le ~ 6
de Être et Temps ou les p. 37-38 de Qu'est-ce que la philosophie ?
8
La pensée de l'exigence non-philosophique que nous imposent la différence (du) neutre et le
pas d'écrire ne peut pas, par conséquent, simplement consister, comme C. Bident nous invite
encore à le croire (lorsqu'il déclare par exemple: « Avec Le Pas au-delà et L'Ecriture du
désastre, mélant la pensée tictionnelle à la pensée conceptuelle, [...] [Blanchot] écrit des textes
dont nul n'a encore vraiment pris la mesure historique, philosophique et littéraire» (C. Bident,
« La part de l'autobiographie », Magazine littéraire, Dossier Maurice Blanchot, n0424, oct.
2003, p. 26), à prendre vraiment la mesure historique, philosophique et littéraire des écrits de
Blanchot: cette triple mesure n'est pas et ne peut pas être à la mesure de l'im-position ou de
l'im-posture irréductible de la différence (du) neutre et du pas d'écrire!
271
avec Derrida ou, plus précisément encore, le rapport entre la différence (du)
neutre et la différance de toute différence.

Contrairement à ce que Blanchot et Derrida ont pu eux-mêmes laisser croire


à travers leur amitié et leur proximité maintes fois revendiquées et exprimées,
contrairement aussi aux lieux communs entretenus par la majorité des
commentateurs de Blanchot, il nous semble en définitive que la généralisation
de l'écriture comme pas d'écrire en fonction de la différence (du) neutre n'a
finalement pas tant à voir - et n'a peut-être même rien à voir - non seulement
avec la différance derridienne et la généralisation de l'écriture comme archi-
trace qui en est indissociable, mais aussi avec la déconstruction que cette
différance et cette généralisation permettent.
En effet, même si, comme Catherine Malabou nous le rappelle, la
déconstruction fonction de la différance « n'est pas [...] une "méthode", une
"critique" ni une "analyse" au sens littéral d'une décomposition9 », il n'en
demeure pas moins que « [l]es mouvements de déconstruction ne sollicitent pas
les structures [logocentriques de la philosophie] du dehors. [Au contraire, selon
Derrida, i]ls ne sont possibles et efficaces, ils n'ajustent leurs coups qu'en
habitant ces structures. En les habitant d'une certaine manière, car on habite
toujours et plus encore quand on ne s'en doute paslO». Autrement dit, la
déconstruction derridienne n'est certes pas une méthode ni une technique, mais
elle reste malgré tout une certaine manière d'habiter la philosophie « par une
certaine organisation, un certain aménagement stratégique qui, à l'intérieur du
champ [philosophique] et de ses pouvoirs propres, retournant contre lui ses
propres stratagèmes, produi[t] uneforce de dislocation se propageant à travers
tout le système, le fissurant dans tous les sens et le dé-limitant de part en
partll ». Même si elle n'a rien à voir avec une méthode que nous pourrions
établir et définir de manière procédurière et technique, il n'en demeure donc
pas moins que la différance derridienne, au travers de la déconstruction de la
philosophie qu'elle rend effectivement possible, nous offre un mode ou une
puissance opératoire qui, en dés installant certes tout texte philosophique de la
situation unifiée/unifiante de son propre logos, nous permet pourtant, encore et
toujours, de demeurer installés dans - et par conséquent attachés à - l'intimité
même de la philosophie.
Or, ce qui s'impose au terme de notre étude, c'est précisément l'absence
d'une telle efficacité ou puissance opératoire - pour ne pas dire plastique - de
la différence (du) neutre et du pas d'écrire sur ou à même le logocentrisme
philosophique. Par rapport à Derrida, toute l'originalité de Blanchot
consisterait donc, finalement, à nous inviter à penser la différance sans la
déconstruction et tous ses avatars; ou, mieux encore, à penser la différance

9
C. Malabou, La Plasticité au soir de l'écriture, Dialectique, destruction, déconstruction, p. 45.
10Derrida, De la grammatologie, p. 39.
Il Derrida, L'Ecriture et la différence, p. 34.

272
sans puissance, sans pouvoir, c'est-à-dire dans l'indifférence à toutes les forces
et à tous les pouvoirs de la différence. Car il s'agit bien, avec l'incessance du
neutre, de penser une certaine différence indifférente à toutes les formes
philosophiques de la différence12.

Au terme de notre étude s'impose donc l'exigence apparemment paradoxale


et intenable d'indifférer radicalement la différence: tout le parcours critique et
théorique de Blanchot consiste essentiellement, de réductions en réductions, à
intensifier ce geste, c'est-à-dire à radicaliser la différence par le retrait de tout
différer possible. Autrement dit, tant que la différence reste au pouvoir et mène
la danse de la pensée, tant que la différence reste elle-même un pouvoir ou une
force de changement, on n'en a jamais vraiment fini avec le pouvoir et toutes
ses hétérologies philosophiques.
Ecrire sans condition, c'est-à-dire im-poser ou in-subordonner radicalement
la pensée, suppose donc que nous parvenions aussi à penser une différence et
un différer dénués de toute efficacité opératoire, c'est-à-dire de tout pouvoir ou
puissance d'étrangement. Il s'agit donc désormais, avec et après Blanchot, de
« donner voie» à une différence d'autant plus radicale qu'elle sera absolument
indifférente non seulement à toutes les formes d'altérité, mais aussi et surtout à
toutes les forces plastiques d'étrangement qui en sont indissociables.
Autrement dit, la différence incessante (du) neutre et la rupture sans condition
qui en est fonction ne peuvent pas être pensées simplement comme un point
d'événementialité ou un foyer d'altérité au contact duquel la pensée ne pourrait
pas ne pas se métamorphoser - se reformer/réformer. Ecrire sans condition,
cela ne consiste pas à traumatiser le Même par l'Autre, soit en important, soit
en réveillant celui-ci dans celui-là. Et, pour penser cela, il se peut qu'il nous
faille aussi, tout compte fait, nous défaire de toute la thématique et de tous les
registres de la différence.
La limite de notre essai - qui est peut-être aussi celle. de Blanchot - se
concentre en définitive dans la persistance de tous ces registres de la différence
qui nous rattachent encore trop à la philosophie et, plus encore, à toutes ses
hétérologies. En effet, tous ces registres, qui marquent donc toujours une
certaine résistance et un certain pouvoir du philosophique, nous induisent
encore à ne voir en l'écrire sans condition blanchotien qu'une énième forme du
geste qui est au cœur de toutes les philosophies de la différence: donner les
pleins pouvoirs à l'Autre ou déchaîner les forces plastiques de son altérité. Or,

12 Différence dialectique (Hegel), différence de l'Être (Heidegger), différence de l'Autre


(Lévinas), différence des multiplicités machiniques (Deleuze), différence de l'architrace
(Derrida), différence de l'événement (Badiou), différence de l'ek-sistence (Nancy)...
273
il n'y a pas de pouvoir ni de souveraineté13 de l'incessant ou du neutre:
l'incessant ou le neutre est sans force, sans pouvoir, sans cet ultime reste de
pouvoir en lequel, fatalement, consiste toujours l'Autre et l'appel ou
l'interpellation de sa différence.
La rupture sans condition du pas d'écrire échappera donc à tout pouvoirl4, à
toute construction comme à toute projection théoriquesl5. Ecrire sans
condition: penser sans discipline et sans lendemain, imprévoyant et
imprévisible. Loin donc de toutes les stratégies, de toutes les méthodologies et
de tous les calculs mondains (littéraires ou philosophiques), il s'agit désormais
d'inventer, avec et après Blanchot, une pensée sans art, sans œuvre - une
pensée donc qui, loin de tout pouvoir, de tout astre, de toute culture et de tout
marché, sera réellement inéchangeable, irrécupérable et inexploitable.

13
Sur ce point, nous ne pouvons que nous séparer de Hugues Choplin qui ne parvient pas à
envisager le neutre blanchotien sans encore une certaine souveraineté et un certain pouvoir (cf à
ce sujet, par exemple, H. Choplin, L'espace de la pensée française contemporaine, A partir de
Levinas et Laruelle, p. 246, 265).
14
Et donc aussi à ce pouvoir de l'impouvoir ou de la dépossession dénoncé par M. Zarader:
« Heidegger [...] fut l'un des premiers à éduquer la pensée à sa propre défaite - cette éducation
dût-elle la conduire, pour finir, dans les parages de la tautologie. Ses héritiers s'efforcèrent de
prolonger, voire de mieux respecter encore, ce vœu de pauvreté. La pensée voudrait aujourd'hui
être aussi "faible" que possible, reconnaître les droits de ce qui la défait - bref, montrer qu'elle
est enfin capable de s'exposer à tout ce qui l'excède, sans chercher à le résorber. Elle accepte -
sacrifice suprême de ses prérogatives antérieures - d'être dépossédée. Il est frappant, toutefois,
qu'elle veuille se maintenir en cette dépossession, voire se redéfinir par elle. On semble ne pas
voir qu'accueillir le dehors n'est pas si différent de l'acte de s'en saisir - que la saisie, de tout
temps, s'est elle aussi voulue un accueil, faute de quoi elle aurait perdu tout sens à ses propres
yeux - et que la thématique de la pure exposition à..., pour modeste qu'elle se voudrait, n'est
que le dernier avatar du vertige de la toute-puissance. C'est affirmer disposer d'assez de
ressources, ou de souplesse, pour s'ouvrir à toute faiblesse; c'est n'avoir repéré ses propres
limites que pour se renouveler à leur contact; et c'est, en dernière instance, s'employer à les
transgresser dans l'acte même où on dit les avoir reconnues» (M. Zarader, L'être et le neutre, A partir
de Maurice Blanchot, p. 297).
15
La rupture sans condition du pas d'écrire et le neutre radicalement aplastique dont elle est
fonction échappent donc aussi, en définitive, à l.a construction et au projet théoriques de notre
propre livre. Ce livre, rigoureusement organisé et rythmé par un enchaînement de réductions
nécessairement liées les unes aux autres, demeure tout compte fait, dans la plastique même de sa
propre structure et de son propre mouvement, essentiellement motivé et informé par le neutre et,
par conséquent, il reste pris à ce piège qui consiste à vouloir encore transformer l'informité ou
l'aformité irréductible du neutre en une thèse, c'est-à-dire en un motif, en une motivation et donc
en une forme.
274
BIBLIOGRAPIDE

Liste des abréviations utilisées dans la bibliographie:

- C: pour Critiqu£,n° 229,« M. Blanchot », Minuit, Paris,juin 1966; réédité en 1997.


- D W : pour M Blanchot, the demand of writing, éd. par Carolyn Bailey Gill,
Routledge, « Warwick Studies in European Philosophy», Londres et New York, 1996.
- EP: pour Exercices de la patience, n° 2,« Blanchot », Obsidiane, Paris, hiver
1981.
- F29: pour Furor, n° 29, Maurice Blanchot, Genève, 1999.
- G3/4 : pour Gramma, n° 3/4, « Lire Blanchot I», 1976.
- G5 : pour Gramma, n° 5, «Lire Blanchot II », 1976.
- L Il : pour Lignes, n° Il, «M. Blanchot », Séguier, Paris, sept. 1990.
- MBRc: pour Maurice Blanchot, Récits critiques, sous la collaboration de
Christophe Bident et Pierre Vilar, Actes du colloque international « M. Blanchot,
récits critiques », tenu à Paris du 26 au 29 mars 2003, Farrago/Léo Scheer, novo 2003.
- ML: pour Magazine littéraire, n° 424, Dossier Maurice Blanchot, Paris, oct. 2003.
- OB : pour L 'œil de bœuf, n° 14/15, «M. Blanchot », Paris, mai 1998.
- RSH: pour Revue des sciences humaines, n° 253, 1/1999, « M. Blanchot »,
publiée par l'Université Charles-de-Gaulle - Lille III.
- RT: pour Ralentir travaux, n° 7, hiver 1997,« Dossier sur Blanchot ».

Textes de M. Blanchot:

Ouvrages:
- Thomas l'obscur, Gallimard, 1941.
- Aminadab, Gallimard, 1942 ; éd. utilisée: 1991.
-Faux pas, Gallimard, 1943; éd. utilisée: 1996.
- Le Très-Haut, Gallimard, 1948; 00. utilisée: Gallimard,« L'imaginaire », n° 203, 1994.
- L'Arrêt de mort, Gallimard, 1948 ; éd. utilisée: Gallimard, « L'imaginaire »,
n° 15, 1993.
- La Part dufeu, Gallimard, 1949; éd. utilisée: 1997.
- Lautréamont et Sade, Minuit, 1949 (rééd. augmentée d'une préface, 1963) ;
éd. utilisée: 1990.
- Thomas l'obscur, nouvelle version, Gallimard, 1950; éd. utilisée: Gallimard,
«L'imaginaire », n° 272, 1992.
- Au moment voulu, Gallimard, 1951 ; éd. utilisée: Gallimard,
«L'imaginaire », n° 288, 1993.
- Celui qui ne m'accompagnait pas, Gallimard, 1953 ; éd. utilisée: Gallimard,
«L'imaginaire », n° 300, 1993.
- L'Espace littéraire, Gallimard, 1955 ; éd. utilisée: Gallimard, «Folio-
Essais », n° 89, 1995.
- Le Dernier homme, Gallimard, 1957 ; éd. utilisée: nouvelle version, 1977,
Gallimard, «L'imaginaire », n° 283, 1992.
- La Bête de Lascaux, G.L.M., 1958; éd. utilisée: Fata Morgana, Montpellier, 1986.
- Le Livre à venir, Gallimard, 1959 ; éd. utilisée: Gallimard, « Folio-Essais »,
n° 48, 1996.
- L'Attente l'oubli, Gallimard, 1962; éd. utilisée: 1991.
- L'Entretien infini, Gallimard, 1969 ; éd. utilisée: 1992.
- L'Amitié, Gallimard, 1971 ; éd. utilisée: 1997.
- La Folie du jour, Fata morgana, Montpellier, 1973 ; éd. utilisée: 1986.
- Le Pas au-delà, Gallimard, 1973 ; éd. utilisée: 1992.
- L'Ecriture du désastre, Gallimard, 1980; éd. utilisée: 1987.
- Après coup, précédé par Le Ressassement éternel, Minuit, 1983 ; 00. utilisée: 1989.
- La Communauté inavouable, Minuit, 1983 ; éd. utilisée: 1990.
- Le Dernier à parler, Fata Morgana, Montpellier, 1984; éd. utilisée: 1986.
- Michel Foucault tel que je l'imagine, Fata Morgana, Montpellier, 1986.
- Une voix venue d'ailleurs - Sur les poèmes de Louis-René des Forêts, Ulysse
Fin de Siècle, Plombières-les-Dijon, 1992.
- L'Instant de ma mort, Fata Morgana, Montpellier, 1994.
- Les intellectuels en question, Fourbis, 1996.
- Pour l'amitié, Fourbis, 1996.
- Ecrits politiques, Léo Scheer, 2003.
- Chroniques littéraires du Journal des Débats, avril 1941-août 1943,
Gallimard, « Les cahiers de la NRF », 2007.

Articles, manifestes collectifs, tracts et « prières d'insérer» :


- « Le monde sans âme », La Revue Française, n° 3, 25 août 1932 ; 00. utilisée: G5,
p. 44-52.
- «Le marxisme contre la révolution », Ibid., n° 4, numéro spécial sur «La
Jeunesse française », avril 1933 ; éd. utilisée: G5, p. 53-61.
- «Le terrorisme, méthode de salut public », Combat, n° 7,juillet 1936; 00. utilisée:
G5, p. 61-63.
- « On demande des dissidents », Combat, n° 20, décembre 1937; éd. utilisée:
G5, p. 63-65.
-« Prière d'insérer» de Thomas l'obscur, octobre 1941.
- « Prière d'insérer» de Le Très-Haut, juin 1948, EP, p. 105.
- « Prière d'insérer» de L'arrêt de mort, juin 1948, EP, p. 105.
- «La condition critique », L'Observateur, n° 6, 18 mai 1950 ; éd. utilisée:
Trafic, n° 2, POL, printemps 1992, p. 140-142.

276
- « La folie par excellence », Critique, n° 45, Minuit, fév. 1951, p. 99-118 ;
repris en guise de préface in K. Jaspers, Strindberg et Van Gogh, Minuit, 1953.
- « L'Etrange et l'Etranger », NNRF, n° 70, Gallimard, 1er oct. 1958, p. 673-683.
- « Déclaration sur le droit à l'insoumission dans la guerre d'Algérie» [texte
collectif, dit Manifeste des 121], Vérité-Liberté, Cahiers d'Informations sur la
Guerre d'Algérie, n° 4, sept.-oct. 1960; Témoignages et Documents, sept. 1960 ;
La Voie communiste, sept. 1960 ; éd. utilisée: Lignes, n° 33, Hazan, mars
1998, p. 84-87.
- « La gravité du projet... », texte préparatoire pour la Revue internationale
[vers 1961], L Il, p. 179-181.
-« Une revue peut être l'expression d'une doctrine... », texte préparatoire pour
la Revue internationale [vers 1961], L 11, p. 181-183.
- « Revue sans division... », texte préparatoire pour la Revue internationale
[vers 1961], L Il, p. 183-184.
- « Mémorandum sur "Le cours des choses" », texte préparatoire pour la Revue
internationale [vers 1961], L Il, p. 185-186.
- «Cours des choses », texte préparatoire pour la Revue internationale [vers
1961], L Il, p. 187-191.
- « Mise au point », pour une réponse à Michel Cournot [1960], Lignes, n° 33,
Hazan, mars 1998, p. 87-89.
- «Prière d'insérer» de L'attente l'oubli, mars 1962, EP, p. 106-107.
- « Les caractères possibles... », texte préparatoire pour Comité [1968], Lignes,
n° 33, Hazan, mars 1998, p. 131-132.
- « Il est capital que le mouvement étudiant...» [texte collectif, attribué à
Blanchot par D. Mascolo], Le Monde, 9 mai 1968, p. 9 ; 00. utilisée: Lignes, n° 33,
Hazan, mars 1998, p. 112-113.
- « Un gouvernement ne gouverne... », tract, [fin] mai 1968 ; éd. utilisée:
Lignes, n° 33, Hazan, mars 1998, p. 115.
- « Par le pouvoir de refus... » [texte collectif, attribué à Blanchot], Le Monde,
18juin 1968 ; éd. utilisée: Lignes, n° 33, Hazan, mars 1998, p. 122.
- «La rue », tract, 17 juillet 1968, Comité, n° 1, octobre 1968, p. 11 [publication
anonyme attribuée à Blanchot par D. Mascolo] ; éd. utilisée: Lignes, n° 33,
Hazan, mars 1998, p. 143-144.
- « Le crime» [texte collectif, attribué à Blanchot], Le Nouvel Observateur, 29 juillet
1968; éd. utilisée: Lignes, n° 33, Hazan, mars 1998, p. 125-126.
- « Lettre ouverte au parti communiste de Cuba» [texte collectif signé le 7 sept.
1968 par Antelme, Blanchot, Duras, Mascolo], L 'Archibras, n° 5, hors série, 30 sept.
1968, p. 9 ; éd. utilisée: Lignes, n° 33, Hazan, mars 1998, p. 104-107.
- «En état de guerre », Comité, n° 1, oct. 1968, p. 3-4 ; éd. utilisée: Lignes, n° 33,
Hazan, mars 1998, p. 134-136.
- « Affirmer la rupture », Comité, n° 1, oct. 1968, p. 4-5 [publication anonyme
attribué à Blanchot par D. Mascolo] ; éd. utilisée: Lignes, n° 33, Hazan, mars 1998,
p. 136-137.

277
- «Aujourd'hui... », Comité, n° 1, oct. 1968, p. 7 [publication anonyme
incertainement attribuée à Blanchot par D. Mascolo] ; éd. utilisée: Lignes, n° 33,
Hazan, mars 1998, p. 138-139.
- «La mort politique », Comité, n° 1, oct. 1968, p. 8 [publication anonyme
attribuée à Blanchot par D. Mascolo] ; éd. utilisée: Lignes, n° 33, mars 1998,
p. 139-140.
- « Le communisme sans héritage », Comité, n° 1, oct. 1968, p. 13 [publication
anonyme attribuée à Blanchot par D. Mascolo] ; éd. utilisée: Lignes, n° 33,
Hazan, mars 1998, p. 147-148.
- «Depuis longtemps, la brutalité... », Comité, n° 1, oct. 1968, p. 14 [publication
anonyme attribuée à Blanchot par D. Mascolo] ; éd. utilisée: Lignes, n° 33,
Hazan, mars 1998, p. 149.
- «Tracts, affiches, bulletin », Comité, n° 1, oct. 1968, p. 16 [publication
anonyme attribuée à Blanchot par D. Mascolo] ; éd. utilisée: Lignes, n° 33,
Hazan, mars 1998, p. 153-155.
- « Que l'immense contrainte... », Comité, n° 1, oct. 1968, p. 17 [publication
anonyme attribuée à Blanchot par D. Mascolo] ; éd. utilisée: Lignes, n° 33,
Hazan, mars 1998, p. 155-156.
- «Les actions exemplaires », Comité, n° 1, oct. 1968, p. 17-18 [publication
anonyme attribuée à Blanchot par D. Mascolo] ; éd. utilisée: Lignes, n° 33,
Hazan, mars 1998, p. 156-157.
- «Deux innovations caractéristiques... », Comité, n° 1, oct. 1968, p. 18
[publication anonyme attribuée à Blanchot par D. Mascolo] ; éd. utilisée:
Lignes, n° 33, Hazan, mars 1998, p. 157-158.
- «Rupture du temps: révolution », Comité, n° 1, oct. 1968, p. 18 [publication
anonyme attribuée à Blanchot par D. Mascolo] ; éd. utilisée: Lignes, n° 33,
Hazan, mars 1998, p. 158.
- « Pour le camarade Castro », Comité, n° 1, oct. 1968, p. 22-23 [publication
anonyme attribuée à Blanchot par D. Mascolo] ; éd. utilisée: Lignes, n° 33,
Hazan, mars 1998, p. 158-160.
- «La reddition idéologique », Comité, n° 1, oct. 1968, p. 23 [publication
anonyme attribuée à Blanchot par D. Mascolo] ; éd. utilisée: Lignes, n° 33,
Hazan, mars 1998, p. 160-161.
- « La clandestinité à ciel ouvert », Comité, n° 1, oct. 1968, p. 23 [publication
anonyme attribuée à Blanchot par D. Mascolo] ; éd. utilisée: Lignes, n° 33,
Hazan, mars 1998, p. 161-162.
- « Sur le mouvement », Les Lettres nouvelles, juin-juillet 1969 [publication
anonyme attribuée à Blanchot] ; éd. utilisée: Lignes, n° 33, Hazan, mars 1998,
p. 177-180.
- «Le "discours philosophique" », L'Arc, n° 46, dossier sur Merleau-Ponty, 1971,
p.I-4.
-« Une nouvelle raison? », NRF, n° 223, Gallimard,juill. 1971, p. 94-101.

278
- «Notre compagne clandestine », in Maurice Blanchot et al., Textes pour
Emmanuel Lévinas, Jean-Michel Place, [février] 1980, p. 79-87.
- «Qui? », Confrontations, cahier n° 20, Aubier, hiver [février] 1989, p. 49-51 ;
éd. utilisée: OB, p. 85-87.
- «L'écriture consacrée au silence », Instants, n° 1 [deuxième trimestre] 1989,
p. 239-241 ; éd. utilisée: OB, p. 81-83.
- «Grâce (soit rendue) à Jacques Derrida », Revue philosophique de la France
et de l'étranger, n° 2, avril-juin 1990, p. 167-173.

Lettres:
- Extrait d'une lettre à M. Amazawa (traducteur japonais de Blanchot), du 4
septembre 1970, EP, p. 107.
- Lettre à Robert Antelme, du 27 février 1963 (date de la poste), ML, p. 41.
- Lettres à Georges Bataille, ensemble de huit lettres de 1958 à 1962, G.
Bataille, Choix de lettres, éd. Michel Surya, Gallimard, 1997, p. 589-596.
- Lettre à Catherine David, du 18 novembre 1987, "Penser l'apocalypse",
publiée in Le Nouvel Observateur, 22 janv. 1988, p. 79.
- 3 lettres à Louis-René des Forêts, ML, p. 42-43.
- Lettre à Gaston Gallimard, du 18juillet 1962, L 11, p. 249-251.
- Lettres à Uwe Johnson, du 1er février 1963, L Il, p. 268-272 ; de février ou
mars 1963, L 11, p. 283.
- Lettre à Roger Laporte, du 24 décembre 1992, DW, p. 209.
- Lettres à Christian Limousin, du 13 février 1975, G3/4, p. 5 ; du 4 mai 1975,
ibid., p. 6; du 28juillet 1975, Ibid., p. 7.
- Lettres à Dionys Mascolo, de novembre 1962, L 11, p. 255-256, 257-258 ;
d'octobre 1968, ML, p. 43 ; de mars 1986 à l'été 1987, Lignes, n° 33, Hazan,
mars 1998, p. 210-211, 214-215, 215-216, 218, 221.
- Lettre à Jean-Paul Sartre, du 2 décembre 1960, L 11, p. 218-220.
- Lettres à Elio Vittorini, du 8 février 1963, L 11, p. 275-278 ; du Il mars
1963, L 11, p. 284-288.
- Lettre à un représentant de la radiotélévision yougoslave, 1968 [attribuée à
Blanchot par D. Mascolo], Lignes, n° 33, Hazan, mars 1998, p. 129-131.

Ouvrages de Hegel:

- La Philosophie de l'esprit, 1805, trad. par Guy Planty-Bonjour, PUF,


Epiméthée », 1982.
- Phénoménologie de l'Esprit, 1807, trad. par J.-P. Lefebvre, Aubier,
« Bibliothèque philosophique », 1991.
- Science de la Logique, Premier tome-Premier livre, 1812, traduction,
présentation, notes par P.J. Labarrière et Gwendoline Jarczyk, Aubier,
« Bibliothèque de philosophie », 1987.
279
- Encyclopédie des sciences philosophiques, 1 - La science de la logique,
1817, 1827 et 1830, texte intégral, présenté, traduit et annoté par B. Bourgeois,
Vrin,1994.
- Encyclopédie des sciences philosophiques, III - Philosophie de l'esprit,
1817, 1827 et 1830, texte intégral, présenté, traduit et annoté par B. Bourgeois,
Vrin, 1988.
- Principes de la philosophie du droit, 1821, texte présenté, traduit et annoté
par R. Derathé, Vrin, 1993.
- La Raison dans l'histoire, Introduction à la philosophie de l'histoire, 1822,
1828 et 1830, trad. par Kostas Papaioannou, U.G.E 10/18, 1979; éd. utilisée:
1992.
- Esthétique, volume I et II, 1835, trad. de Charles Bénard revue et corrigée par
Benoît Timmermans et Paolo Zaccaria, Le livre de poche, « Classiques de la
philosophie », n° 4637 et 4638, 1997.

Ouvrages, cours ou conférences de Heidegger:

- Qu'est-ce que la philosophie ?, trad. par Kostas Axelos et Jean Beaufret,


Gallimard, Paris, 1957.
- Essais et coriférences, trad. par André Préau, préface de Jean Beaufret,
Gallimard, Paris, 1958 ; éd. utilisée: Gallimard, « Tel », n° 52, 1997.
- Qu'appelle-t-on penser ?, Trad. par A. Becker et G. Granel, PUF, Paris, 1959;
éd. utilisée: PUF, «Quadrige », 1992.
- Approche de Holderlin, trad. par H. Corbin, M. Deguy, F. Fédier et J. Launay,
Gallimard, Paris, 1962, nouvelle éd. augmentée en 1973 ; éd. utilisée:
Gallimard, « Tel », n° 269, 1996.
- Chemins qui ne mènent nulle part, trad. par W. Brokmeier, édition de F. Fédier,
Gallimard, Paris, 1962 ; éd. utilisée: Trad. de W. Brokmeier, revue et corrigée
avec le concours de 1.Beauftet, F. Fédier et F. Vézin, Gallimard,« Tel », n° 100, 1997.
- Le Principe de raison, trad. par A. Préau, préface de J. Beaufret, Gallimard,
Paris, 1962; éd. utilisée: Gallimard, « Tel », n° 79.
- Introduction à la métaphysique, trad. et présenté par Gilbert Kahn, Gallimard,
« Classiques de la philosophie », Paris, 1967 ; éd. utilisée: Gallimard, « Tel », n° 49.
- Questions I, trad. par H. corbin, R. Munier, A. de Waelhens, W. Biemel, G.
Granel et A. Préau, Gallimard, « Classiques de la philosophie », Paris, 1968 ;
éd. utilisée: 1990.
- Nietzsche, Tome I et II, trad. par Pierre Klossowski, Gallimard,
« Bibliothèque de philosophie », Paris, 1971 ; éd. utilisée: 1998.
- Acheminement vers la parole, trad. par J. Beaufret, W. Brokmeier et F. Fédier,
Gallimard, Paris, 1976 ; éd. utilisée: Gallimard, « Tel », n° 55, 1996.
- Schelling, édité par Hildegard Feick, trad. par Jean-François Courtine,
Gallimard,« Bibliothèque de philosophie », 1977 ; éd. utilisée: 1993.

280
- La «Phénoménologie de l'esprit» de Hegel, texte établi par Ingtraud
Garland, trad. par Emmanuel Martineau, Gallimard, «Bibliothèque de
philosophie », 1984 ; éd. utilisée 1999.
- Concepts fondamentaux, texte établi par Petra Jaeger, trad. par Pascal David,
Gallimard, « Bibliothèque de philosophie », 1985; éd. utilisée: 1998.
- Être et Temps, trad. par F. Vézin, Gallimard, «Bibliothèque de philosophie »,
Paris, 1986; éd. utilisée: 1992.
- Les Hymnes de Holderlin : «La Germanie» et « Le Rhin », texte établi par S.
Ziegler, trad. par F. Fédier et J. Hervier, Gallimard, «Bibliothèque de
philosophie », 1988.
- L'Affaire de la pensée (Pour aborder la question de sa détermination), trad.
et notes d'Alexandre Schild, T.E.R., 1990.
- Langue de tradition et langue technique, édité par Hermann Heidegger,
traduction et postface par Michel Haar, Lebeer-Hossmann,« Philosophiques », 1990.
- Questions III et IV, trad. par J. Beauftet, F. Fédier, J. Hervier, J. Lauxerois, R.
Munier, A. Préau et C. Roëls, Gallimard, « Tel », na 172, Paris, 1990 ; éd.
utilisée: 1996.
- Les Concepts fondamentaux de la métaphysique, texte établi par F.-W. von
Herrmann, trad. par D. Panis, Gallimard, « Bibliothèque de philosophie »,
Paris, 1992.
- De L'essence de la vérité, Approche de 1'« allégorie de la caverne» et du
Théétète de Platon, texte établi par Hermann Marchen, trad. par Alain Boutot,
Gallimard, « Bibliothèque de philosophie », 2001.
- Achèvement de la métaphysique et poésie, trad. par Adéline Froidecourt,
Gallimard, « Bibliothèque de philosophie », 2005.

Ouvrages de Lévinas :

- De l'évasion, 1935, Fata Morgana, 1982 ; éd. utilisée: Le livre de poche,


« biblio essais », na 4261, 1998.
- De l'existence à l'existant, 1947, Vrin, 1963 ; éd. utilisée: Vrin,
« bibliothèque des textes philosophiques », 1993.
- Le Temps et l'autre, 1948, PUF, « Quadrige », 1983 ; éd. utilisée: 1996.
- En découvrant l'existence avec Husserl et Heidegger, Vrin, 1949 et 1967
pour l'édition suivie d'Essais nouveaux; éd. utilisée: Vrin, «bibliothèque
d'histoire de la philosophie », 1994.
- Totalité et Infini, Essai sur l'extériorité, Martinus Nijhoff, 1961 ; éd. utilisée:
Le livre de poche, « biblio essais », na 4120, 1992.
- Autrement qu'être ou au-delà de l'essence, M. Nijhoff, 1974 ; éd. utilisée: Le
livre de poche, « biblio essais », na 4121, 1996.
- Sur Maurice Blanchot, Fata Morgana, 1975 ; éd. citée: Fata Morgana, édition
définitive, 1995.

281
- « La mauvaise conscience et l'inexorable », EP, p. 109-113.
- Ethique et infini, Dialogues avec Philippe Nemo, librairie Arthème Fayard et
Radio-France, 1982; éd. utilisée: Le livre de poche, «biblio essais », n° 4018, 1997.
- Entre nous, Grasset & Fasquelle, 1991 ; éd. utilisée: Le livre de poche,
«biblio essais », n° 4172, 1993.
- Cahier de l'Herne: Emmanuel Lévinas, Editions de l'Herne, 1991 ; éd.
utilisée: Le livre de poche, « biblio essais », n° 4173, 1993.
- Dieu, la mort et le temps, Grasset & Fasquelle, 1993 ; éd. utilisée: Le livre de
poche,« biblio essais », n° 4205, 1997.

Ouvrages de Nietzsche:

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- L'Impératif catégorique, Flammarion, «La philosophie en effet », 1983.
- L'Oubli de la philosophie, Galilée, « La philosophie en effet », 1986.
- La Communauté désœuvrée, Christian Bourgois éditeur, « Détroits », 1986 ;
éd. utilisée: 1990.
- Des Lieux divins suivi de Calcul du poète, T.E.R., 1987; éd. utilisée: 1997.
- L'Expérience de la liberté, Galilée, « La philosophie en effet », 1988.
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- Résistance de la poésie, William Blake & Co / Art & arts, « La pharmacie de
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- « A propos de Blanchot », OB, p. 55-58.
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- L '« il y a» du rapport sexuel, Galilée, « Incises », 2001.
- La Communauté affrontée, Galilée, « La philosophie en effet », 2001.
- La Création du monde ou la mondialisation, Galilée, « La philosophie en
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- Au Fond des images, Galilée, « Ecritures/figures », 2003.
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290
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Maine de Biran) », EP, p. 181-187.
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writing according to Blanchot », DW, p. 138-152.
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question, PUF, « Philosophies », n° 148, 2002.
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éd. utilisée: Gallimard,« Tel », n° 1, 1999.
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«Folio essais », n° 223, 1993.
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«Folio essais », n° 19, 1999.
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291
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Penwarden,ART PRESS, n° 218, p. 61-64.
- SMOCK Ann, « Conversation », DW, p. 123-137.
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- THOMAS-FOGIEL Isabelle, Référence et autoréférenee. Etude sur le thème
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- TINGAUD Jean-Luc, « Deux ou trois choses que je sais d'elle », OB, p. 107-112.
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- VILLEMAINE Pierre Antoine, « Un éclair qui se prolonge », entretien avec
P. A. Villemaine, RT, p. 86-90.
- « Pour un théâtre à venir », RSH, p. 257-263.
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- WANG Lunyue, Approche sémiotique de Maurice Blanchot, L'Harmattan, 1998.
- WILHEM Daniel, Maurice Blanchot: la voix narrative, U.G.E.,« 10/18 », 1974.
- « La voix narrative », entretien avec D. Wilhem, OB, p. 69-74.
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- WYBRANDS Francis, « La rencontre, l'excès: Heidegger-Blanchot », EP, p. 79-87.
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- WYBRANDS Harita,« Lire: de l'autre nuit à l'autrement qu'être », EP, p. 47-55.
- « D'un excès inter-dit », OB, p. 77-79.
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Verdier, « Philia », 2001.
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n° 16, sept. 2001, p. 50-54.
- ZENKINE Serge, « Maurice Blanchot en Russie », MBRe, p. 253-256.

292
- ZIEGLER Martin, « Parce que le soleil faisait le paon sur le mur », RT, p. 91-94.

293
TABLE DES MATIERES

Avertissement 9

Introduction 15
1. Littérature et philosophie: une conjonction inqualifiable 15
1.1. Le fait, la nécessité et la dissymétrie du rapport
de la littérature et de la philosophie chez Blanchot 15
1.2. Le« pas au-delà» du logos et le maintien d'un rapport avec
Le capital de la philosophie:
une double exigence contradictoire? 17
1.3. Mise en question de la philosophie en tant que « se rapporter
à» en général ou de l'abandon de l'idée même de relation 20
2. L'absence de « signifié transcendantal»
et la remise en cause du privilège de la présence 29
3. La question absolue ou la clé de la délimitation
du geste philosophique de la délimitation 32
4. Blanchot et le « tout de la philosophie» 35
5. La pensée de Blanchot selon ses trois devenirs 42

De la phénoménologie à l'ontologie du littéraire 47


Avant-propos 49

I - Phénoménologie du littéraire 56
1. Kafka ou le trans-port de la fin 56
1.1. « La lecture de Kafka» ou l'introduction de l'incessant 59
1.2. « Kafka et la littérature»
ou l'incessant comme être contradictoire de la littérature 70
1.3. «Le langage de la fiction»
ou la non-sémiologie de l'incessant: un tout autre symbolisme 83
1.4. Bilan 97
2. Mallarmé ou le trans-port de la négation:
la littérature comme langage de rien 98
2.1. Première ébauche de la négation et de la matière littéraires 100
2.2. De la négation et de la matière littéraires en tant que
thèmes et enjeux essentiels de la lecture de Mallarmé 103
2.2.1. Panorama de la lecture de Mallarmé dans La Part du feu 103
2.2.2. De la négation sans matière du langage 107
2.2.3. La question de la provenance de la littérature 112
2.3. Phénoménologie de l'acte d'écrire
ou les sources hégéliennes de la lecture de Mallarmé 113
2.3.1. Que peut un auteur?
Ou de la liberté absolue de l'écriture 113
2.3.2. La littérature et la mort 118
2.3.3. De l'écriture comme langage qui garde la mort ou quand
le langage s'expose au retrait irréductible de son origine 124
2.4. Bilan 127
3. De la phénoménologie à l'ontologie de l'incessant 128

II - L'ontologie littéraire
ou la question littéraire de l'être 130
1. L'époque de la question littéraire de l'être 131
2. L'être de la littérature 138
2.1. Les deux versions non-unifiables de l'être sans être:
négativité et dissimulation 139
2.2. L'ontologie littéraire de la dissimulation 147
2.2.1. Lévinas comme origine de l'ontologie littéraire 148
2.2.2. Des « effets d'incessance » de l'être littéraire 150
2.2.2.]. La « métamorphose» littéraire du sujet 150
2.2.2.2. La « métamorphose» littéraire du temps
et de l'espace ]58
3. L'être littéraire au-delà de toute ontologie et de toute critique 172

Conclusion 175

Incise La littérature au soir de la différence? 177

La différence (du) neutre 181


Avant-propos 183

I - L'un-différence de la discontinuité 189


1. Du rapport avec ce que l'on ne peutpas connaître 189
2. La question (du) neutre 199

296
II - La discontinuité de la différence (du) neutre
ou les différentes versions de l'affection neutre 214
1. Les versions pathétiques de l'affection neutre 216
1.1. La fatigue 216
1.2. La souffrance ou le malheur 220
2. La version lévinassienne de l'affection neutre 225
3. Bilan 234

III - Penser et parler au neutre:


comment donner forme à la différence (du) neutre? 236
1. L'écriture au soir de la littérature 237
2. L'expérience nietzschéenne de la différence 242
2.1. Du caractère non-unitaire de la pensée de Nietzsche 242
2.2. Le nihilisme
ou la version nietzschéenne de la fin de l'histoire 244
2.3. Le fragmentaire
ou la forme nietzschéenne de la différence 248
2.4. Bilan 254
3. Le pas d'écrire ou l'approfondissement a-plastique du fragmentaire
dans Le Pas au-delà et L'Ecriture du désastre 255
3.1 Ecrire sans écriture ou le pas d'écrire 256
3.2. De la relecture de Nietzsche, Lévinas et Heidegger
en fonction du pas d'écrire 259
3.2.1. Pas de propre 259
3.2.2. Pas de sujet 260
3.2.3. Pas de présent 262

Sans la littérature, sans la philosophie,


indifférer la différence 265

Bibliographie 275
Table des matières 295

297
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