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Sorcellerie et développement en

milieux kôngo
Nouvelle approche anthropologique d’une typologie des
forces surnaturelles

Par Kiatezua L. Luyaluka, Ph.D. Hon.

1 Introduction
Le développement d’une société est facteur de plusieurs éléments, mais il
implique toujours une évolution de mentalités des individus dans une société. La
sorcellerie est aujourd’hui un fléau qui court à contrecourant de l’évolution positive
des mentalités dans tout milieu où elle est prépondérante. Une étude
anthropologique des forces surnaturelles qui régissent les mentalités de la société
est donc indispensable pour une appréhension des faits qui puisse amener à une
élaboration correcte des méthodes efficaces visant à endiguer le fléau de la
sorcellerie.

Dans cet article, je vise à proposer, grâce à une analyse ethnologique basée sur la
société kôngo, une nouvelle typologie des forces surnaturelles devant amener à une
appréhension plus profondes de la relation entre la lutte contre la sorcellerie et le
développement et je vise aussi à fournir une nouvelle orientation de pistes des
solutions pour la lutte contre ce fléau.

Cette étude anthropologique, bien que basée sur la société kôngo offre des
conclusions qui sont applicables à toute société négro-africaine.

2 La sorcellerie : un frein au développement


La sorcellerie est aujourd’hui un problème dont les incidences négatives sur le
développement des sociétés africaines en générales et congolaises en particulier est
un fait non-négligeable. Les vieux clichés, en ce qui concerne ce problème, en
ternes de négation absolue de son existence et de dérision à l’égard de ceux qui
s’en plaignent n’est plus une approche recommandable.

Le problème de la sorcellerie a longtemps été perçu comme appartenant


exclusivement au domaine de la religion et même si certaines disciplines
scientifiques se penchaient sur cette difficulté pour en discerner les tenants et les
aboutissants, c’est par l’entremise de l’expertise de l’Eglise que les recherches
avaient souvent été menées.

Aujourd’hui, des signes évidents d’alarmes venant de l’Eglise montre son


incapacité à juguler un phénomène dont elle ne cerne toujours pas la nature,
quoique qu’elle perçoive nettement son incidence négative sur le développement
de la société. Parlant du Kindoki, dont la plupart des chercheurs confondent à tort à
la sorcellerie, l’Abbé Matota a écrit : « Suivre la voie que nous avons empruntée
jusqu’ici dans la lutte contre [le] kindoki, c’est vouer à l’échec l’évolution du
Mukôngo. »i

L’influence néfaste de la sorcellerie sur le développement de la société


congolaise se voit aussi dans des phénomènes récents tel que celui des enfants de
la rue, qui dans la plus part des cas se retrouvent en dehors des structures familiales
suite à des accusations, fondées ou non, de pratique de sorcellerie. La crainte de la
sorcellerie est un mal criant qui gangrène le tissue social et détruit des précieux
efforts déployés pour le développement de la société.

Devant les cris d’alarme du monde religieux et de la société dépassés par un


problème dont ils n’arrivent toujours pas à cerner les contours, et partant, à fournir
une solution viable, les sciences humaines sont naturellement appelées à venir au
secours. Ainsi loin d’être confiné aux débats théologiques, le problème de la
sorcellerie intéresse-t-il aussi bien le sociologue, l’historien, le philosophe que
l’anthropologue.

3 Typologie traditionnelle des forces surnaturelles


Depuis sa création, l’anthropologie, dans le souci d’aider les puissances
coloniales à mieux exploiter les ressources dont regorge le monde des « primitifs »,
a travaillé à mieux comprendre et à classifier les forces qui dans la pensée des
« primitifs » gouvernent et contrôlent l’univers. La science étant alors considérée
comme l’apanage de l’homme occidental, la typologie des forces fournie par
l’anthropologie ne pouvait inclure que les forces surnaturelles.

L’anthropologue américain Hutton Webster dans son libre intitulé la Magie dans
les sociétés primitives, nous permet de comprendre la typologie traditionnelle où les
forces surnaturelles sont divisées en forces impersonnelles (la magie blanche et
noire) et forces personnelles (l’animisme). Selon Webster, La magie est une qualité
reconnue, par expérience à des objets donnés; elle est donc impersonnelle.
L’animisme est une puissance personnelle, car elle est attachée à des êtres
spirituels (âmes désincarnées, esprits, et dieux) doués d’action volontaire.

Dans cette typologie, Webster classifie les techniques de la sorcellerie comme


pouvant être utilisé positivement quand elles sont « mises au service du bien public,
notamment lorsqu'elles sont dirigées contre les membres réfractaires d'une
communauté ou contre un clan ou une tribu hostile »ii, mais il classifie aussi la
sorcellerie comme de la magie noire.

Des chercheurs Africains ont tenté de donner d’autres versions de la typologie


traditionnelle, mais leurs propositions ne sont pas foncièrement différentes de
celles des anthropologues occidentaux, en ce qu’elles se limitent à une opposition
des forces personnelles et impersonnelles ou de la magie et la sorcellerie. Ainsi,
dans Sorcellerie, chimère dangereuse…?, Meinrad P. Hebga classifie-t-il les forces
surnaturelles en magie et sorcellerie et dit : « (…) notre conception ou définition de
la sorcellerie est restrictive et péjorative : elle est fort éloignée de celle de J. Glass
qui considérait comme identiques la religion, la philosophie, la magie et la science.
Pour nous, le sorcier ne soigne pas les maladies : il ne désenvoute pas, n’exorcise
pas, ne guérit pas, ne fait pas le bien, du moins lorsqu’il se comporte en sorcier.

« Par magie j’entends la triade : savoir, pouvoir et technique de caractère


occulte, apanage de certaines personnes qui leur permettrait de soumettre à leur
volonté les forces de la nature voire Dieu lui-même. »iii

4 Carences de la typologie traditionnelle


D’après cette typologie traditionnelle, l’animisme trouve son apogée dans le
polythéisme. Ainsi Webster laisse-t-il transparaitre sa conviction que les sociétés
occidentales ont dépassé l’animisme, soit parce que les forces qui gouvernent la
nature y sont appréhendées dans une approche plutôt scientifique (empirique) ou
soit parce que le monde occidental est passé du polythéisme au monothéisme dans
son approche de la religion.

Or le second argument qui tend à confiner l’Afrique dans le giron de l’animisme


ne marche pas, dans la mesure où les sociétés bantoues sont clairement reconnues
comme étant monothéistes. Car si l’animisme trouve son apogée dans le
polythéisme, les sociétés ne peuvent être à la fois animistes et monothéistes. Ainsi
est-on forcé de remarquer que cette typologie des forces surnaturelles omet de
prendre en compte une classe des forces « extra-animistes » qui en Occident a
permis l’éclosion de la science sous l’égide de la foi chrétienne. En d’autres termes,
elle omet une catégorie des forces indispensable au développement des sociétés
« primitives ».

Comme je l’ai souligné ci-haut, l’appréhension de la sorcellerie par


l’anthropologie était tributaire des préjugés des missionnaires de la première
évangélisation (évangélisation de l’Afrique à l’époque précoloniale), pour qui toute
la tradition spirituelle de l’homme noir se résumait en un mot : diabolisme. Le
professeur Matukanga dit à cet effet : « Selon le missionnaire de la première
évangélisation, la culture kôngo était démoniaque. Et tout ce qui y avait trait était
diabolique. Pour le P. Fra Luca da Caltanisetta, les féticheurs étaient les prêtres du
démon. »iv La vision négative des traditions spirituelles de l’homme noir amènera
l’anthropologie à des erreurs d’appréciation suivantes :

• Une classification incomplète des forces surnaturelles en présence dans la


société congolaise traditionnelle.
• L’assimilation erronée du kindoki à la sorcellerie.

La conséquence de cette carence de la typologie traditionnelle est quelle ne


permet pas une lutte efficace contre la sorcellerie, dont elle ne cerne pas
correctement les contours, et partant, elle ne permet pas à ceux qui travaillent pour
le développement des sociétés congolaises de cerner la problématique de ce
développement en termes des oppositions des forces surnaturelles en présences.
Or une telle analyse, basée sur une typologie plus complète, nous permet de
comprendre la raison profonde du développement dont jouissaient les sociétés
congolaises précoloniales et la cause de leur déclin. Et cette compréhension des
enjeux du passé nous amène à mieux appréhender aussi les enjeux du présent et
ajoute de l’efficacité aux projets de développement.

Le développement implique à fortiori une évolution des mentalités, comme je


l’ai dit ci-haut. Mais comment peut-on faire évoluer efficacement une mentalité
dont on ne cerne pas correctement les traits profonds ? C’est à cette difficulté que
butera toujours l’agent de développement tant que la problématique de la lutte
contre la sorcellerie ne sera pas clairement élucidée.

5 La confusion entre kindoki et sorcellerie


La confusion entretenue entre la notion du kindoki et celle de la sorcellerie,
entraine naturellement l’inefficacité des solutions proposées dans la lutte contre la
sorcellerie. Cette inefficacité est une entrave au progrès de la société kôngo et
congolaise comme l’a souligné l’Abbé Matota. Cerner la différence qui existe entre
ces deux notions nous permet de voir que le kindoki et la sorcellerie doivent être
abordés avec des approches différentes.

6 Différence entre kindoki et sorcellerie


Le kindoki et la sorcellerie présentent deux natures différentes :

• Le kindoki est un savoir et un pouvoir tandis que la sorcellerie est l’usage


maléfique d’un savoir et/ou d’un pouvoir.
• Le kindoki du temps de nos aïeux était un facteur de développement, car, c’est
parmi les ndoki que se recrutait, par exemple, l’élite de la nation kôngo. Parlant
de l’académie initiatique Lemba, Fukiau écrit dans le Mukôngo et le monde qui
l’entourait : « tous ceux qui avaient fréquenté Lemba devenaient des hommes
importants, très connus ; ils devenaient des dirigeants : gouvernants, juges,
guérisseurs etc.»v Mais la sorcellerie est toujours un facteur de sous-
développement car, elle détruit le tissu social.
• L’objectif de la sorcellerie est essentiellement de détruire, de dominer ou de
voler ; tandis que le kindoki était d’abord un savoir lié à la pratique religieuse,
un instrument de maintient de l’ordre, de protection et de progrès de la
société. Les bandoki formaient l’élite de la société kôngo.
• Le kindoki avait des cadres officiels d’enseignement (les écoles initiatiques),
tandis que la sorcellerie a toujours été une déviation condamnée par la
société.

La différence entre le kindoki et la sorcellerie peut être élucidée en replaçant le


terme kindoki dans son vrai contexte étymologique. La sorcellerie est définit comme
l’utilisation des esprits maléfiques dans le but de nuire, les mots kindoki et ndoki
eux ont trait au contenu et au produit de l’éducation précoloniale.

Contrairement à la croyance générale, le mot ndoki, ne dérive pas du verbe loka -


qui soit dit en passant ne devrait pas se traduire par maudire (« sînga » en kikôngo)
mais plutôt par « mettre en garde ». je montre dans Vaincre la sorcellerie en Afrique
que le mot ndoki vient du verbe doka qui, comme l’indique le sens des mots de la
même famille, se réfère au système d’éducation de nos aïeux, dont les trois étapes
étaient symbolisées par la mort, la vie avec les esprits, et la résurrection. En kikôngo
on forme le mot qui désigne la personne faisant l’action du verbe en ajoutant n’
devant l’infinitif et en remplaçants la terminaison a par i, sauf pour les verbes
monosyllabiques et ceux commençant par f, v, w, p, et b.

Exemple :

• luka = vomir ; n’luki = celui qui vomit.


• Losa = jeter ; n’losi = jeteur.
• Sika = tirer ; n’siki = tireur.
• Yemba = voler ; n’yembi = voleur.

Suivant cette règle du verbe loka provient le mot n’loki, et le mot ndoki doit
provenir du verbe doka. Ainsi on peut encore retrouver le vrai sens du mot ndoki en
se référant aux mots de la même famille que doka et en rapport avec le système
d’éducation précolonial. L’éducation en Afrique précolonial, comme en Egypte
pharaonique, comportait 3 phases symbolisant : la mort, la vie avec les esprits », et
la résurrection.

La première phase consistait à soumettre les émotions négatives et la volonté


humaine. Or on trouve dans la famille de ndoki des mots ayant trait à la
soumission :

• Dokisa = soumettre
• Dokana = s’incliner,
• Doka = être courbé, d’où on tire n’doki = celui qui est soumis.

Dans cette phase l’initié était soumis à des épreuves douloureuses. On


l’exhortait alors à faire montre de courage, d’endurance et d’héroïsme. On trouve
dans la famille de doka les mots suivants ayant trait à l’exhortation :

• Dodikila = exhorter
• Dokalala = exhorté
• Doka = persuadé.

Dans la seconde phase, symbolisant la vie avec les esprits, l’initié apprenait les
enseignements secrets, c’est la phase d’instruction exprimée par les mots suivants :

• Kindokila = claquement de deux doigts en demandant la parole ; celui pose des


questions. Un proverbe kôngo dit « kindokila mumbuesa diela. » (Celui qui pose
des questions accroît l’intelligence de plusieurs personnes.)
• Dokidika = instruire. D’où on tire : kidokidika = s’instruire. Et kidokidiki, une
variante de ndoki dans le sens « celui qui s’instruit. »

On trouve plusieurs paires de ce genre en kikôngo. Exemple :

o Obstruer = kaka ; kakidika


o Déposer = lumba ; lumbidika.
D’où on tire :

o N’kaki = kikakidiki = celui qui obstrue ;


o Nlumbi = kilumbidiki = celui qui dépose ;
o N’doki = kidokidiki = celui qui s’instruit ;
• Doka = inculquer ; d’où on tire n’doki = l’instructeur.

Dans la troisième phase, symbolisant la résurrection, l’initié ayant abandonné


une personnalité vile est maintenant né de nouveau ; ses connaissances se sont
étendues et ses facultés éthériques réveillées ou étendues. Les mots suivants de la
famille doka évoquent cette phase :

• Doka = étendre
• Makutu ma doka = oreilles (ouïe) fines.

Tout ce développement montre que le kindoki n’est qu’un savoir qui permet à
l’homme d’améliorer ces facultés spirituelles et intellectuelles.

7 Nouvelle approche typologique des forces surnaturelles

Le but ultime de l’éducation a toujours été la perception de ce qui est invisible


aux non-instruits. Pour la pensée animiquevi, cette perception de l’invisible
s’appelle, en milieu kôngo, le kindoki. Mes contacts avec les initiées du Kimpasivii et
leurs élèves m’ont amené à comprendre que le kindoki (le pouvoir que confère
l’enseignement initiatique) peut s’acquérir apparemment de trois façons :

• Par la purification de la pensée, méthode divine.


• Par des moyens humains.
• Au moyen des esprits maléfiques, méthode démoniaque.

Le kindoki acquis par la première voie ne peut être utilisé que dans le bien. Dans
le deuxième cas le kindoki peut être utilisé dans le bien comme dans le mal. Dans le
troisième cas le kindoki ne peut être utilisé que dans le mal, c’est-à-dire dans la
sorcellerie.

Ces trois modes d’acquisition du kindoki implique ipso facto trois sortes de
pouvoirs en présence dans la société kôngo et congolaise :

• Les forces divines.


• Les forces humaines.
• Les forces démoniaques.

Les forces surnaturelles personnelles et impersonnelles se subdivisent donc en


ces trois catégories, même si en pratique on éviterait toujours de qualifier les forces
divines de magiques ou d’animistes.
TABLEAU DES METHODES D’INITIATION

Mode Energie en Forces


Sacrifice consenti Moyens d’action Techniques
d’initiation action agissantes
Par l’Esprit divin Volonté Péché Le Verbe divin Conscience divine Contemplation de l’Esprit
Méthodes spirituelles

divine Moi charnel (la divinité en Science divine Compréhension de la Vérité


l’homme) Raison éclairée Argumentation
Conscience divine Contemplation du Verbe
Pureté Spiritualisation de la pensée
Par les
Volonté Péché Foi des Science divine Compréhension de la Vérité
ancêtres-saints
divine Moi charnel ancêtres saints Raison éclairée Argumentation
Foi aux êtres spirituels célestes Transmigration de l’Esprit
Foi Prière de la foi, vie ascétique
Par l’esprit Volonté Croyances Hypnotisme Autosuggestion
Moi divin
personnel personnelle personnelles Foi Exercice corporel ou mental
Méthodes humaines

Croyance en la Foi Alimentation, alchimie


Par la matière Volonté humaine Foi en l’Esprit divin
matière Exercice corporel ou mental

Par les esprits


Volonté des Pureté rituelle Observance des lois sacrées
personnels Moi divin Croyances
esprits Foi Invocation, incantation, alchimie,
des Individualité ancestrales
ancestraux Magnétisme, hypnotisme, électricité Suggestion, autosuggestion
Méthodes matérielles

ancêtres
Crainte des coutumes ancestrales Argumentation
Spiritisme matériel

Moi divin
Suggestion
démoniaques

Etres vivants Hypnotisme, magnétisme, électricité


Méthodes

Verbe Invocation, incantation, alchimie


Volonté des Longévité Foi
Par les esprits démoniaque Possession démoniaque
esprits Parties du corps Croyance aux démons
démoniaques Corruption de la pensée
démoniaques Pureté et Désordre, impureté, péché, saleté
Enténèbrement (argumentation,
spiritualité Crainte des démons, doute, ignorance
suggestion)
Biens matériels
8 Explication anthropologique du progrès de l’Afrique traditionnelle
Dans la société kôngo traditionnelle les trois forces classifiées ci-dessus étaient
présentes. Les écoles initiatiques avaient pour rôle de garantir non seulement la
présence des forces divines et des forces humaines dans la société, mais aussi de
garantir le bon usage des forces humaines. L’élément démoniaque était donc perçu
comme perturbateur et condamné par la société ; elle n’avait donc aucun cadre
officiel d’enseignement.

Le kindoki divin (le mystère divin, en tant qu’enseignement initiatique conduisant


à l’illumination des sens par la purification) étant le plus puissant, tenait les forces
démoniaques en échec et obligé les détenteurs des forces humaines à n’utiliser leur
potentiel que dans le bien. Or selon les témoignages concordant des initiés, dans
toute société congolaise les forces humaines forment une majorité numériquement
écrasante et les deux autres forces en présence sont minoritaires mais ont une
influence marquée sur la majorité. On comprend donc aisément que le progrès des
sociétés congolaises traditionnelles dépendait de la prépondérance du mystère
divine sur l’humain, au détriment de l’emprise du mystère démoniaque sur la force
majoritaire. L’influence du kindoki divin sur la majorité entrainait le progrès alors
l’influence du kindoki démoniaque sur la même majorité entrainait à coup sûr le
déclin.

Le mystère divin, par l’entremise des prières des grands-prêtres (zimbuta


ngânga) et leurs disciples, jouait donc un rôle régulateur indispensable au progrès
de la société. Ce rôle n’a pas été correctement perçu par l’anthropologie tant
qu’elle basait sa vision des forces en présence dans la société congolaise sur une
typologie incomplète. L’Eglise, ne comprenant pas non plus la nature réelle de la
sorcellerie et du kindoki, se montre depuis toujours incapable de jouer le rôle qui
était dévolu au mystère divin africain qu’elle s’était évertuée à totalement saper ;
ainsi, elle ne joue pas le rôle qui devrait être la sienne dans le développement des
sociétés congolaises eu égard aux forces surnaturelles en présences.

9 Sorcellerie et décadence de l’Afrique


Cette analyse me force à la conclusion que : c’est l’œuvre de sape, par ignorance
ou par malveillance, des valeurs spirituelles des sociétés congolaises qui a sonné le
glas de l’emprise du mystère divin sur la majorité et a ipso facto condamné la
société kôngo au déclin. Ceci nous aide aussi à comprendre que la lutte contre la
sorcellerie est une nécessité dans la recherche des voies et moyens d’amener le
développement des sociétés congolaises en particulier et africaines en générale.
Cette lutte ne doit pas être confondue à une lutte contre le kindoki, comme c’est
malheureusement le cas aujourd’hui.
10 La force de la sorcellerie
On ne peut lutter efficacement contre la sorcellerie que dans la mesure où on
comprend ce qui en fait la force. Une observation correcte de la société kôngo
permet à tout chercheur de comprendre que la force de la sorcellerie est à la fois
extrinsèque et intrinsèque.

10.1 Force extrinsèque


Dans son livre intitulé Ndoki, Charles Harvey montre que c’est la haine et la
crainte de la victime qui, sur le plan extrinsèque, donnent de la force à la sorcellerie.
Il écrit : « Il semble que la peur paralysante et la haine qui consument l’esprit sont
les forces destructrices à l’œuvre dans l’esprit et le cœur de ceux qui se sentent
sous l’influence [du sorcier]. »viii Cependant, il faut ajouter à ces deux éléments
l’ignorance, car elle contribue à entretenir la crainte de la sorcellerie.

10.2 Force intrinsèque


Une étude ethnographique du discours de l’homme négro-africain face aux
attaques de la sorcellerie nous permet de voir que sa ligne de défense a ceci de
commun que dans toute l’Afrique, devant les prétentions maléfiques de la
sorcellerie, l’homme noire s’écrit : « soit celui qui est l’auteur de ce méfait ne boit
pas de l’eau, soit qu’il ne se baigne pas avec de l’eau, soit qu’il ne reçoit pas les
rayons du soleil, sinon il s’expose aux effets boumerang de ses propres actes. »

Cette façon de plaider contre la sorcellerie est connue dans toute l’Afrique noir
et j’ai observé que les Africains ont amené cette argumentation même dans les
Caraïbes où ils ont été forcés de partir.ix Cette argumentation n’a pas jusqu’ici attiré
l’attention des anthropologues, alors qu’elle montre la conviction profonde de
l’homme noir quand à la nature de la force de la sorcellerie.

Pour comprendre la conviction profonde véhiculée par cette argumentation, il


faut partir du fait que les Africains appellent « esprits » toutes les entités qui
évoluent sur les plans éthériques, les plans oniriques et les plans supérieurs au
nôtre. Ils conçoivent aussi qu’un pur esprit ne mange pas les nourritures des ceux
qui sont sur ce plan, ne boit par de leur eau et ne partagent pas avec eux les mêmes
rayons du soleil. D’où, par cet argument, ils veulent seulement dire que si le
prétendu sorcier n’est pas un pur esprit, il ne peut pas échapper aux effets
boomerang qui résultent de ses actes.

Cet argument nous permet aussi de comprendre que pour l’Africain, la force
intrinsèque du sorcier réside dans le fait qu’il agit en tant qu’esprit ou en étant mû
par des esprits, car s’il est esprit, il appartient à un ordre supérieur d’humanité et a
de l’ascendance sur le commun des mortels et échappe à leurs lois.
11 Approche sociologique de la sorcellerie en tant que déviance
Dans son livre intitulé Introductory sociologyx, Russ Long propose principalement
trois explications des déviances :

• L’explication biologique,
• L’explication fonctionnelle,
• L’explication religieuse.

11.1 L’explication biologique


L’adoption de cette option en ce qui concerne la sorcellerie, en tant que
déviance, impliquerait que celle-ci est due à une configuration génétique
congénitale. La difficulté avec cette explication est qu’elle n’offre aucune solution
quand à la lutte contre la sorcellerie, le centre d’intérêt pour l’agent de
développement.

11.2 L’explication fonctionnelle

Une explication fonctionnelle de la sorcellerie impliquerait que celle-ci aide à


maintenir l’ordre social. Dans mon livre Vaincre la sorcellerie en Afriquexi, j’ai parlé
des cas où la sorcellerie est utilisée parfois en milieu kôngo pour maintenir
l’autorité parentale sur les enfants, ou même pour maintenir un certain ordre dans
le clan. Mais ceci doit être mis dans le compte d’une déficience d’autorité morale
et spirituelle. C’est aussi une vision fonctionnelle que Webster met en exergue
quand il dit que les techniques de la sorcellerie peuvent être « mises au service du
bien public, notamment lorsqu'elles sont dirigées contre les membres réfractaires
d'une communauté ou contre un clan ou une tribu hostile »xii. Cependant, comme
pour l’explication précédente, l’explication fonctionnelle n’offre aucune solution à
la lutte contre la sorcellerie en soi ; elle présente donc peu d’intérêt pour l’agent de
développement.

11.3 L’explication religieuse


La possession démoniaque a été, jusqu’au 17e siècle, l’explication courante des
déviances en Occident. Cette explication a malheureusement conduit à la brutalité
et l’exorcisme comme réponse à la sorcellerie en tant que déviance, comme
l’illustre les épisodes noires de l’histoire de l’Occident telles que : la chasse aux
sorcières au Moyen Age, ou, plus proche de nous, le procès expéditif des sorcières
de Salem à Massachussetts aux USA.

12 Sorcellerie en tant que déviance par la possession


L’examen des éléments ethnographiques, nous montre que la possession est la
meilleure explication fournie par la tradition spirituelle kôngo de la sorcellerie en
tant que déviance. Cependant contrairement à l’Occident, la solution idéale telle
que je l’ai discernée après l’examen ethnologique, n’inclut ni la brutalité, ni
l’exorcisme.

13 Peut-on vaincre la sorcellerie ?


La lutte contre la sorcellerie est essentielle à l’efficacité de l’action menée pour le
développement, comme je l’ai démontré ci-haut. Cependant, je ne peux
complètement répondre à la question posée qu’en me fondant sur mon expérience
personnelle théologique, mais puisqu’il est question dans cet article de ne mettre
en exergue que des considérations anthropologiques, je me bornerais à faire une
analyse sur la base de l’ethnographie.

Il est évident, selon l’analyse faite ci-dessus concernant la force de la sorcellerie,


que pour combattre celle-ci, la victime doit bannir sa propre haine et sa propre
crainte ; mais cela ne suffit pas pour lutter efficacement contre ce fléau. L’argument
utilisé traditionnellement par l’Africain dans sa lutte contre la sorcellerie nous
permet de dégager d’autres éléments de réponse.

Cet argument nous montre que la force de la sorcellerie est la croyance que le
sorcier agit en tant qu’esprit ou comme mû par des esprits. Elle nous montre aussi
que selon la tradition africaine, nous ne pouvons lutter efficacement contre la
sorcellerie que dans des approches qui forcent le sorcier à choisir entre l’abandon
de sa conduite maléfique et l’effet boomerang qui conduit fatalement à la mort.

J’ai dit ci-haut que la force de la sorcellerie est à la fois intrinsèque et


extrinsèque. Cependant, une analyse des éléments ethnographiques révèle que
même la force intrinsèque de la sorcellerie dépend de l’acceptation par la victime
du pouvoir du sorcier.

En effet pour designer la maladie le Mukôngo utilise le terme bêla. Mais ce


terme kôngo désigne aussi le fait d’avoir tort (bêla) et le fait de réprimander
quelqu’un (bela). Une analyse de la tradition juridique kôngo montre que ces trois
dénotations s’allient.

Dans le droit traditionnel kôngo quand quelqu’un avait raison on lui mettait le
kaolin, la couleur blanche (mpêmba) sur le front en signe de conformité à la vérité,
au droit, à la lumière, à l’ordre, etc. Tandis qu’à celui qui avait tort on mettait la
couleur noir (kala). Le diable dans la langue kôngo est désigné par le terme nkadi-
ampêmba. Plutôt que de faire allusion à une personne, le concept du diable
implique une attitude de pensée qui refuse la vérité, le droit, la lumière, l’ordre,
etc.; car nkadi désigne ce qui est amer, ce que l’on déteste.

Ainsi dans la pensée kôngo profonde la maladie, si elle n’est pas une réprimande
venant des ancêtres, est le fait d’avoir tort par défaut de se conformer à la vérité ou
de se mettre sous la protection des forces supérieures. En d’autres termes la
maladie est toujours la conséquence d’une attitude subjective. On peut ici se
demander : quand est-il des maladies naturelles ? Des telles maladies, mis à part le
fait qu’elles ne sont pas le résultat d’envoutement, étaient considérées comme ne
pouvant jamais entrainer la mort ; elles étaient donc des hiatus qui ne perturbaient
pas foncièrement l’ordre social.

Ceci amène naturellement à la conclusion suivante : puisque la maladie est


toujours un fait subjectif, l’envoutement qui cause la maladie n’a que le pouvoir que
la victime lui accorde. Voilà ce qui explique que l’Africain, sur le plan divin n’utilisait
que la contre-argumentation pour vaincre la sorcellerie. Cette contre-
argumentation, comme je l’ai souligné ci-haut, visait à convaincre le sorcier (ou à se
convaincre soi même) qu’il n’est pas un pur esprit et visait à le mettre devant le
jugement de sa conscience en le forçant à choisir entre la persévérance dans le mal
qui entraine ipso facto la mort et l’abandon.

La nature subjective de l’envoutement montre aussi que la sorcellerie n’agit que


par la suggestion. Cette suggestion peut s’opérer de trois manières : par des
pensées, par les paroles ou par des actes.

Les efforts dans la lutte contre le fléau de la sorcellerie doivent s’inspirer de cette
approche pour arriver à endiguer plus efficacement ce mal qui gangrène les actions
entreprises dans le sens du développement.

14 Conclusion
Il est un fait indéniable que la sorcellerie opère à contrecourant de l’évolution de
la société. Mais la typologie des forces surnaturelles proposée jusqu’à présent par
l’anthropologie ne permettait ni de saisir ce qu’est réellement la sorcellerie, ni
d’arriver à des approches plus efficace contre un fléau qui mine tout effort de
développement.

Dans cet article je me suis efforcé de proposer une nouvelle typologie dans
laquelle les forces surnaturelles tant personnelles qu’impersonnelles sont classifiées
en divines, humaines, et démoniaques. Cette typologie permet de mieux
comprendre la sorcellerie en la différenciant du kindoki (le mystère initiatique et le
pouvoir qu’il confère), de fournir une explication du déclin des sociétés congolaises
traditionnelles basée sur la rupture de l’emprise du mystère divin sur l’humain et de
comprendre ainsi la nécessité, pour le développement des sociétés congolaises
d’aujourd’hui, de remettre le mystère humain sur une voie totalement positive, par
une lutte plus efficace contre les méfaits de la sorcellerie.

Grâce à une analyse ethnologique de l’approche traditionnelle de lutte contre la


sorcellerie, j’ai pu établir la nature subjective de l’envoutement, et de ce fait, la
possibilité pour les chercheurs de développer des approches de la lutte contre cette
déviance basées non pas sur l’exorcisme, mais sur un renforcement des forces
morales, intellectuelles et spirituelles des victimes.

15 Autres publications de Dr Kiatezua L. Luyaluka


1. l’Inefficacité de l’Eglise face à la sorcellerie africaine, Harmattan, Paris, 2010.
2. la Religion kôngo, Harmattan, Paris, 2010.
3. Vaincre la sorcellerie en Afrique, Harmattan, Paris, 2009.

16 Bibliographie
1. Bahelele Ndimisa, Kinzonzi ye ntekolo andi Makundu, Matadi, 1948.
2. Bahelele Ndimisa, Lusansu ye fu bia N’kongo, Cedi, Kinshasa, 1977.
3. Buakasa Tulu tua Mpansu, l’Impensée du discours, Presses universitaires du
Zaïre, Kinshasa, 1973.
4. Bureau, R., Sorcellerie et prophétisme en Afrique noire, in Etudes, Paris, n°4
Avril 1967 pp 467-481.
5. Charles Harvey, Ndoki, Kinshasa, 1974.
6. de Munk, J., Kinkulu kia nsi eto Kongo, Tumba, 1971,
7. Fukiau, A., le MuKongo et le monde qui l’entourait, Kinshasa, 1969.
8. Hutton Webster, la Magie dans les sociétés primitives, Payot, Paris, 1952.
9. Karl Laman, Dictionnaire kikongo-français.
10. Kimpianga Mahaniah, la Problématique crocodilienne à Luozi, CVA, Kinshasa,
1989.
11. Kimpianga Mahaniah, la Problématique crocodilienne à Luozi, CVA, Kinshasa,
1989.
12. Kimpianga Mahaniah, Vie et époque de Mbuta Mahaniah, Kinshasa, 1983
13. Matota-Ndongala-Masinda, "la Kindoki, obstacle à l’évolution chez les
Bakôngo", in les mouvements de résistance kôngo à l’évangélisation su 16e
siècle à nos jours, Mayidi, 1992.
14. Matukanga, "Ambigüité de la néoculture Kôngo", in 500 ans d’évangélisation
et de rencontre des cultures en pays Kôngo, Kisantu, 1996, pp. 130-131.
15. Mbiti, J., Religions et philosophies africaines, Yaoundé, 1972
16. Meinrad P. Hebga, Sorcellerie, chimère dangereuse…?, INADES Editions,
Abidjan, 1979.
17. Russ Long, Introductory sociology, www.varsitynotes.org.
18. Van Dyck, J., F. S. C., Vocabulaire kikongo-français, Tumba.
19. Zamenga Batukezanga, Kindoki, Kinshasa, 1996.
i Matota-Ndongala-Masinda, "la Kindoki, obstacle à l’évolution chez les Bakôngo", in les
mouvements de résistance kôngo à l’évangélisation su 16e siècle à nos jours, Mayidi, 1992, p. 97.
ii Hutton Webster, la Magie dans les sociétés primitives, Payot, Paris, 1952, p.344.
iii Meinrad P. Hebga, Sorcellerie, chimère dangereuse…? INADES Editions, Abidjan, 1979, p.16.
iv Matukanga, "Ambigüité de la néoculture Kôngo", in 500 ans d’évangélisation et de rencontre des
cultures en pays Kôngo, Kisantu, 1996, pp. 130-131.
v A. Fukiau, Le Mukôngo et le monde qui l’entourait, Kinshasa, p.133.
vi Mode de pensée africaine où la primauté est donnée à l’intuition sur la raison et où le phénomène
physique est perçu comme n’étant qu’une conséquence de l’activité des plans supérieurs.
vii Le Kimpasi est l’une des écoles initiatiques où l’on formait l’élite de la société kôngo.
viii C. Harvey, Ndoki, Kinshasa, 1974, p. 99. Le pasteur Harvey parle du kindoki : comme étant « un
aspect important de la sorcellerie. » (p. 1). Ainsi j’estime que dans le passage cité il parle du sorcier,
un malfaiteur, non du ndoki tel que j’explicite le sens de ce mot. Le pasteur a donc failli de faire la
distinction entre le kindoki et la sorcellerie.
ix Les Haïtiens de Port-de-paix m’ont affirmaient qu’ils connaissent cette façon d’argumenter qu’ils
ont souvent entendu chez les anciens.
x Russ Long, Introductory sociology, www.varsitynotes.org.
xi Kiatezua L. Luyaluka, Vaincre la sorcellerie en Afrique, Harmattan, Paris, 2009, pp. 117-118.
xii Hutton Webster, la Magie dans les sociétés primitives, Payot, Paris, 1952, p.344.

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