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LA RUE, ENJEU DES MOUVEMENTS SOCIAUX ET DE LEUR REPRESSION

DU DEBUT DES ANNEES 1830 AU MILIEU DES ANNEES 1930


[A 1968]
Proposition de corrigé et autres pistes…

Remarques générales :

J’ai remarqué un soin plus important apporté dans vos copies à l’analyse du sujet : certains font un
travail de grande qualité, tous en tous cas fournissent des efforts sur ce point. Je vous en félicite.
Encore faut-il que cet effort soit productif, c’est-à-dire que votre analyse du sujet vous permette de
proposer une problématique intéressante et de développer ensuite un exposé riche et nuancé :
certains abandonnent l’analyse aussitôt faite pour revenir à un exposé simple voire simpliste. C’est
dommage, tout ce travail pour rien…

Je vous rappelle que :

- l’adjectif « public » n’est pas invariable et que « publique » est le féminin : on parle bien d’un espace
public (et non publique).
- il faut distinguer le nom « maintien » (de l’ordre, par exemple) et le verbe [il] « maintient ».
- le verbe « légitimiser » n’existe pas : c’est « légitimer ».

- l’accroche est attendue : elle doit être précise, voire anecdotique et non trop générale. Certains ont
choisi la littérature (Jules Vallès, Victor Hugo…), d’autres la peinture (Monet), d’autres l’historiographie
(D. Tartakowsky, Le pouvoir est dans la rue…), c’était bien. Gardez les gilets jaunes ou d’autres
mobilisations qui ont eu lieu après la limite finale du programme, pour l’ouverture (conclusion) et
évitez la réforme des retraites (vous ne savez pas qui vous lira et en plus, la moitié des étudiants de
France va avoir la même idée que vous).
Personnellement, j’aurais pensé au magnifique et poignant tableau de Maximilien Luce, Une rue de
Paris en mai 1871, conservé au Musée d’Orsay, image de la répression d’un mouvement social et
mémoire vive de la répression autant que du mouvement lui-même et des espoirs qu’il avait suscités.

https://histoire-image.org/etudes/ecrasement-commune

- les limites chronologiques du sujet doivent être précisées et justifiées, EN RAPPORT AVEC LE SUJET,
de même que les dates intermédiaires qui vous servent à construire vos trois parties dans un plan
chronologique.
- les « chapeaux » des trois parties, dans un plan chronologique, doivent impérativement rappeler les
limites chronologiques que vous avez choisies (deux dates à chaque fois).

- sur le fond, vous êtes plusieurs à confondre le droit de réunion, le droit d’association et de coalition.
C’est vrai que ce n’est pas forcément toujours très clair.
En 1790, la liberté d’association est reconnue : les citoyens peuvent former entre eux des sociétés
libres (avant, il fallait autorisation du roi, même pour créer une société littéraire ou scientifique).
En 1791, la loi Le Chapelier interdit les associations professionnelles (visant notamment à faire
pression sur les prix ou sur les salaires), ce qu’on appelle le droit de coalition. En 1864, la loi Ollivier
abolit le délit de coalition (ce qui permet les grèves). Loi renforcée par la loi Waldeck-Rousseau de
1884 qui légalise les syndicats.
Par contre la liberté d’association donnée en 1790 est limitée par le Code pénal de 1810 (art. 291) à
moins de 20 personnes (cf. leçon introductive). Les peines sont aggravées en 1834. Si la révolution de
1848 rétablit le droit d’association, il est très vite limité et n’est refondé sur de nouvelles bases qu’en
1901 (d’où l’expression « association loi 1901 »).
Le droit de réunion permet aux citoyens de s’assembler : il est accordé en même temps que la liberté
d’association en 1790 puis limité par le Code pénal de 1810 (soumis à déclaration préalable), avant
d’être accordé de nouveau par la IIe République en 1848 : c’est ainsi que les clubs peuvent se
développer. De nouveau limité (soumis à autorisation préalable) puis interdit, il est finalement accordé
par la loi Naquet de 1881, sous condition de déclaration préalable. Toutefois, celle-ci interdit les
réunions sur la voie publique (v. infra). En 1907, la déclaration préalable est abrogée. Toutefois,
l’interdiction reste possible en cas de trouble à l’ordre public, d’atteinte aux biens et aux personnes et
à la santé publique.

Analyse du sujet :

Les limites chronologiques :


- date de début = 1831 (c’est la date de début de votre programme) : l’investissement de la rue et les
combats des canuts lyonnais sur les pentes de la Croix-Rousse (montée de la Grande-Côte, montée
Saint-Sébastien) le 21 novembre 1831, première étape de la prise de la ville tout entière par
l’occupation de l’Hôtel-de-Ville, le 23 novembre.
- date de fin = le choix était plus large par exemple 1935 : décret-loi autorisant les réunions sur la voie
publique à certains conditions (et non une abrogation de la loi Naquet de 1881) – v. infra
ou
- 6 février 1934 : manifestation sur la voie publique à Paris dégénérant en émeute antiparlementariste,
résultat 19 morts (dont un policier).
ou
- contre-manifestations du 12 février 1934, organisée par la CGT, le PCF et la SFIO, alliés face au danger
fasciste exprimé par l’émeute du 6 février
ou
- manifestation unitaire du 14 juillet 1935 (radicaux, communistes, socialistes, CGT, CGTU, Ligue des
droits de l’homme, Comité de vigilance antifasciste…)
[- si l’on poursuit l’étude jusqu’à la fin du programme, la manifestation de soutien au général De
Gaulle1, le 30 mai 1968, 1M de participants selon les organisateurs, 400 000 selon la préfecture,
scandant « Vive De Gaulle ! A bas l’anarchie ! »…]

Les limites spatiales : France métropolitaine, Algérie à partir de 1848 [et DOM à partir de 1946 si l’on
poursuit le sujet jusqu’en 1968].

1 https://enseignants.lumni.fr/fiche-media/00000000111/manifestation-gaulliste-place-de-la-concorde.html
Les termes du sujet :
La rue = le terme devait être d’abord défini de façon objective en-dehors du contexte de contestation
ou de répression
- un espace de circulation (pour les hommes, les animaux, les marchandises)
 ensemble de ceux qui circulent à travers cet espace
- à l’intérieur d’une agglomération, dans laquelle la rue a un rôle structurant
 ville ou village : le sujet n’était donc pas limité à la France urbaine ; il comprenait aussi la France
rurale, qui a ses rues
- bordée de maisons, immeubles, propriétés
 une dimension urbanistique (gestion des circulations, architecture, voirie, salubrité, hygiène,
sécurité…)
- par métonymie, ensemble des habitants, des commerçants qui occupent les maisons ou immeubles
qui bordent ladite voie de circulation
 la rue : synonyme du quartier, d’espace proche, familier souvent homogène socialement et
culturellement : dimension de sociabilité, de solidarité, d’identité (sentiment d’appartenance)
C’est en ce sens que le massacre de la rue Transnonain (1834), immortalisé par H. Daumier, pouvait
entrer dans le traitement du sujet, même si le massacre a eu lieu dans l’immeuble et non dans la rue
(et que la gravure représente l’intérieur d’un appartement, donc un espace privé).
 Mais aussi ceux qui stationnent dans cet espace, souvent les plus pauvres et sans logis qui n’ont pas
accès aux bâtiments qui bordent la rue : ne dit-on pas un « gamin des rues » pour un enfant qui n’a
pas de famille et vit dans la rue, une « fille des rues » pour une prostituée qui racole sur la voie
publique, la « langue de la rue » pour le parler populaire…
 dimension sociale et ségrégative : la rue est « populaire »

F. Pelez, Gamin des rues, 1880, Musée des Beaux-Arts de Montréal


https://www.mbam.qc.ca/fr/oeuvres/4551/

- un espace public (en opposition aux espaces privées qui l’encadrent)


 un espace de visibilité et éventuellement de démonstration, de manifestation (le 1er sens du
terme : action, fait d'exprimer ouvertement, publiquement une opinion)
 rue = théâtre
Notons qu’en tant qu’espace public, la rue est, pendant la plus grande partie de la période, un espace
genré : la rue est masculine (alors que la maison est féminine) et les femmes qui s’y trouvent
(notamment dans le cadre des mouvements sociaux) sont vite considérées comme des « filles des
rues ».

C’est de cette distinction public/privé que pouvait venir la définition de « rue » en lien avec le contexte
particulier des mouvements sociaux. Rappelons que « public » vient du latin publicus, lui-même issu
de populus, le peuple. Ce qui est public appartient au peuple avant d’appartenir à l’Etat…

Rappelons la définition de « mouvement social », terme utilisé dans la lettre de cadrage. L’ouvrage de
M. Pigenet et D. Tartakowsky, Histoire des mouvements sociaux en France, en donne une définition. Il
s’agit :
- d’interventions collectives (révolutions, rébellions, émeutes, grèves, campagnes électorales,
pétitions…)
- destinées à
o transformer les conditions d’existence de leurs acteurs (ouvriers, paysans, jeunes,
catholiques, minorités sexuelles…),
o de contester les hiérarchies ou les relations sociales
o générer pour cela des identités collectives et des sentiments d’appartenance : c’est
souvent dans la lutte que se constitue le peuple, que l’identité préalablement
silencieusement construite se cristallise et devient visible, voire politique, comme il est
écrit dans la lettre de cadrage : « En effet, ce qui fait le peuple, c’est aussi la mobilisation,
et les pratiques de souveraineté qu’elles font vivre collectivement et individuellement. »

La rue, lieu de circulation est aussi lieu de sociabilité, donc de réunion et de discussion (au coin de la
rue, sur le marché…). De là, elle peut devenir le lieu d’expression d’opinions et lorsque cette expression
est collective, un lieu de la mobilisation et de l’action politique et sociale.

En ce sens, la notion de souveraineté populaire devait être mobilisée (elle est essentielle pour ce
programme et doit constituer pour vous une référence-réflexe dans l’analyse du sujet !) : la rue est en
effet un espace alternatif du politique, où le peuple fait acte de souveraineté, par l’action directe, et
non par le vote (les deux peuvent être considérés comme ayant la même légitimité), soit qu’il n’ait pas
le droit de vote soit qu’il n’accepte pas le modèle de la démocratie représentative (l’action directe
comme alternative au vote) ou l’exclusivité de celle-ci (l’action directe comme complément du vote).
[Pensez au slogan de mai 1968 : « le pouvoir est dans la rue »]. En ce sens, elle s’oppose à d’autres
lieux, comme l’arène parlementaire, où les manières ne sont pas les mêmes et sentent un peu moins
le crottin ou le pavé…
Ainsi, pour les contestataires, la rue n’est pas qu’un lieu d’expression de la colère ou des revendications
populaires (ce à quoi vous la limitez parfois), mais un lieu de pouvoir où s’exerce la souveraineté du
peuple.
D’où l’utilisation du terme rue au singulier : « la rue » est un synonyme de « (petit) peuple ». Le Trésor
de la Langue française ne s’y trompe pas : « [La rue, espace de l'agitation pol., des guerres civiles et
des luttes révolutionnaires] − P. méton. La rue. Le peuple, les gens de la rue, la population des villes
prête à s'insurger. »
La souveraineté du peuple « en actes », dans la rue ne se voit pas forcément reconnue et acceptée.
Pensez à V. Hugo qui pointe cette problématique en voyant dans les journées de juin 1848, dans les
Misérables, une révolte du peuple contre lui-même. [NB : le thème est repris de façon très claire chez
les gouvernants actuels, comme le prouve la fameuse phrase du premier ministre J.P. Raffarin en
2003 : « ce n’est pas la rue qui gouverne » et celle d’E. Macron, il y a quelques semaines, sur CNN (« la
démocratie ce n'est pas la rue »).]2 Je ne peux qu’insister une fois encore sur le fait que la démocratie
représentative qui vous paraît aujourd’hui une évidence n’en est pas forcément une au XIXe s. et même
après.

La rue, en tant qu’espace public, est aussi revendiqué par l’Etat, au sens de l’organisation qui gère
l’ensemble des citoyens d’un pays et qui exerce pour cela un certain nombre de contraintes pour faire
prévaloir l’intérêt général sur les intérêts individuels. Ici, il s’agit de permettre la libre circulation, la
sécurité physique et l’intégrité morale des personnes qui passent dans la rue, ainsi que celle des
riverains (commerces, vitrines, marchés, mais aussi biens privés).
L’Etat détient en effet un certain nombre de fonctions régaliennes, dont celle d’assurer la sécurité
intérieure et le maintien de l'ordre public avec, notamment, des forces de police.
Si l’on s’appuie sur les thèses du sociologue M. Weber, c’est en effet l’Etat qui détient le monopole du
maintien et du rétablissement de l’ordre public, donc de ce qu’on appelle la « violence légitime ».

Mémo = Définition de « ordre public » (dictionnaire La Toupie)


L'expression "ordre public" désigne l'ensemble des règles obligatoires qui permettent la vie en société et
l'organisation de la nation. Sans ces règles édictées dans l'intérêt général, les sociétés humaines ne sauraient
survivre. L'ordre public couvre des notions générales comme la sécurité, la morale, la salubrité, la tranquillité, la
paix publique.
Garanti par l'Etat, l'ordre public est du ressort de la police administrative. En France, le maintien et le
rétablissement de l'ordre public relève du ministère de l'Intérieur. Ils sont assurés par la Police nationale et la
Gendarmerie nationale.
Le trouble à l'ordre public est une situation où la paix publique est atteinte de manière significative. (Ex : tapage
nocturne, exhibitionnisme, attroupement ou émeute, etc.)

On doit noter évidemment que la notion d’ordre public implique un consensus sur la forme de la
société et l’organisation de la nation. Or, le propre des mouvements sociaux est justement de
contester, de remettre en question l’ordre social et politique (et selon les détracteurs de ces
mouvements, de semer le désordre), et donc la légitimité de la violence exercée par l’Etat.
 il existe donc une opposition fondamentale entre maintien de l’ordre et mouvement social.
Opposition que l’on peut repérer dans le vocabulaire employé : là où l’Etat parle de « maintien de
l’ordre », les acteurs des mouvements sociaux parlent de « répression ».

 la rue est donc un enjeu : elle n’est pas elle-même actrice des mouvements sociaux ou de la
répression, mais c’est elle que l’on gagne ou que l’on perd au terme de l’action. Elle est disputée (elle
est l’objet d’une compétition) entre les acteurs populaires contestataires (acteurs des mouvements
sociaux) et l’Etat (garant de l’ordre). Chacun tente de :
- se l’approprier (s’en rendre propriétaire, possesseur… pensez au slogan « la rue est à nous ! »),
l’occuper (pensez, par exemple, en conclusion au mouvement « Occupy Wall Street » de 2011), même
la conquérir (y compris militairement).
- la contrôler, à plus ou moins long terme, la maîtriser.
Il convient donc de s’interroger sur les modalités de l’appropriation et du contrôle de la rue.
Elles peuvent être symboliques : à la vue (rue dont les maisons ont les volets fermés ou au contraire,
rue pavoisée, graffitis, affiches, « guerre des murs » de l’été rouge de 1841…), à l’oreille (chants,
slogans, charivari, quolibets, insultes)…
[Pensez au slogan de mai 1968 : « les murs avaient des oreilles, maintenant ils ont la parole ».]

2 https://www.publicsenat.fr/article/politique/emmanuel-macron-ressort-un-grand-classique-la-democratie-contre-la-rue-
77610
Pensez aussi au nom des rues : appropriation par la dénomination : « impérialisation de la mémoire
collective » au travers des changements de noms des rues du Paris agrandi par l’annexion des
communes de « petite banlieue » en 18603, « républicanisation de l’espace » par les noms de rue sous
la IIIe République. [En mai 1968 les manifestants ont rebaptisé la Place royale de Nantes, « place du
Peuple ».]
Dans ce même ordre symbolique, pensez à l’investissement cérémoniel et mémoriel4 de la rue
(enterrements protestataires ou officiels, par exemple).
Elles peuvent être aussi physiques : la rue devient alors un champ de bataille sur lequel s’affrontent
- le peuple contestataire, au nom de son droit de résistance à l’oppression, avec ses armes, dont le
nombre fait partie (démonstration de force par l’effectif) mais aussi la violence, y compris l’action
militaire (barricades, jet de pierres ou d’autres objets, tirs…) voire le terrorisme.
- et l’Etat, par l’intermédiaire de la force publique, responsable de la répression.

Répression, définitions :
Action de réprimer, de prendre des mesures punitives contre ceux qui sont jugés contrevenir aux règles, aux lois
ou aux options d'un gouvernement, d'une société ou à la morale; fait d'empêcher par la violence un soulèvement
collectif. (CNRTL)

« efforts pour supprimer tout acte contestataire ou tout groupe ou organisation responsable de ces derniers »
(C. Tilly)

 N’entre dans le champ du sujet que la répression immédiate, dans la rue (intervention de la police,
charge de l’armée, fusillades, bombardement, arrestations, exécutions sommaires…) dont les formes
sont à préciser dans le cours du devoir.

La répression peut toutefois être anticipée voire prévenue soit par la surveillance (gardiens de la paix,
mouchards…) soit légalement, par à travers la législation sur le droit de réunion dans l’espace public
ou sur les organisations éventuellement responsables de l’organisation de l’expression de
mouvements sociaux dans la rue (sociétés secrètes, clubs, partis, syndicats…).

Rappel : principaux textes législatifs sur le droit de réunion sur la voie publique

Depuis la Révolution, il existe un vide juridique sur le droit de manifester dans la rue (relève de la liberté de
réunion, mais ne la recouvre pas). Ce vide est partiellement comblé par :
- loi du 10 avril 1831 : règle des trois sommations en cas d’attroupement ; peines légères
- loi du 7 juin 1848 : interdiction totale des attroupements armés et interdiction des attroupements non armés
si risque de trouble à la tranquillité publique (donc si pas de risque, autorisés…) ; passible de la Cour d’assises
- loi du 30 juin 1881 : proclamation du droit de réunion (lois sur les libertés publiques des années 1880) mais
interdiction de réunion dans l’espace public (art. 6)
- décret-loi du 23 octobre 1935 : les manifestations de rue sont toujours interdites mais soumises à l’obligation
de déclaration préalable auprès du préfet de police, ce qui implique qu’elles sont autorisées, à certaines
conditions.
« Les réunions sur la voie publique sont et demeurent interdites dans les conditions prévues par la loi du 30 juin
1881, article 6. Sont soumis à l'obligation d'une déclaration préalable, tous cortèges, défilés et rassemblements
de personnes, et, d'une façon générale, toutes manifestations sur la voie publique. Toutefois, sont dispensées
de cette déclaration les sorties sur la voie publique conformes aux usages locaux. » (art. 1)

3https://metropolitiques.eu/L-autre-chantier-haussmannien.html
4Sur la question du rejeu mémoriel, notamment de février 1934, une référence bibliographique incontournable, accessible
en ligne et parcourable en quelques minutes à peine : D. Tartakowsky, « Quand la rue fait l'histoire », Pouvoirs, vol. 116, no.
1, 2006, pp. 19-29. https://www.cairn.info/revue-pouvoirs-2006-1-page-19.htm
« [La loi] du 10 avril 1831 déclare que tout rassemblement sur la voie publique est qualifié d’attroupement et est
interdit une fois qu’un officier public a ordonné la dispersion, les armes (la « force publique ») pouvant être
utilisées après trois sommations pour disperser la foule. Quant à la loi du 7 juin 1848 – qui demeure en vigueur
avec ses imprécisions jusqu’en 1935 –, elle proscrit les attroupements armés et autorise les autres (par exemple
les processions cultuelles, les célébrations officielles, les cortèges funèbres), à la seule condition qu’ils ne
troublent pas la « tranquillité publique ». La notion d’ordre public est donc capitale pour la République de ces
années, qui n’envisage pas d’accorder un droit de réunion sur la voie publique, comme le précise l’article 86 de
la loi sur les libertés publiques du 30 juin 1881. »5

La compétition pour la rue dans les mouvements sociaux se fait entre l’Etat, garant de l’ordre, et le
peuple protestataire, mais l’objet de la revendication ne relève pas forcément directement du rapport
entre l’Etat et le peuple (lutte contre le régime, sa forme, ses fondements, pour les libertés, les droits,
opposition au gouvernement, aux lois votées).
Elle peut aussi relever :
- de l’action du peuple contre les autres « autorités » économiques, le plus souvent, (les patrons), mais
aussi militaires (l’armée), religieuses (l’Eglise) ou culturelles (les maîtres), auxquelles l’Etat vient, dans
la rue, apporter son soutien en tant que garant de l’ordre public et des libertés (du travail, du
commerce, de la circulation…).
- de l’action du peuple contre lui-même (oppositions politiques et idéologiques, conflits
xénophobes…), où l’Etat doit s’interposer, au nom du maintien de l’ordre.

Problématique : Quelle évolution peut-on déceler des modalités de la compétition entre les autorités
et le peuple dans le cadre de la rue, espace par excellence de la cristallisation des mouvements sociaux
et de leur répression.
Comment a évolué la représentation de la rue, espace de compétition pour la souveraineté entre deux
légitimités ?

Plan : [Dans la perspective du concours, j’ai décidé d’envisager le sujet jusqu’en mai 1968].

1. 1830-1871 : la rue émotionnelle, au temps des insurrections


La forte dimension identitaire de la rue, à la fois dans le quotidien et dans la mémoire des luttes
en fait le lieu idéal de l’expression de l’émotion populaire, dans tous les sens du terme (comme
sentiment collectif –indignation, colère- et comme mouvement collectif) : l’indignation et la
colère suscitées par les inégalités tant sociales que politiques et les injustices, durement
ressenties, font que la rue se trouve le lieu d’explosions d’une grande violence, tant dans les
revendications, révolutionnaires, et les modalités de celles-ci, que dans la répression qui en est
faite.

a. la rue est un espace identitaire / de construction identitaire du peuple car elle est à
la fois un lieu de vie commune et un lieu de mobilisation commune (hier et
aujourd’hui) :
 lieu de vie, donc d’expression, d’échanges et de discussions (avec discrétion quand
régimes liberticides –cf. graffitis ; ouvertement quand possible, comme premiers mois
de la IIe R., sous la Commune) ; lieu de réjouissances protestataires (sérénades et
charivaris) et lieu de recueillement protestataire (enterrements)  investissement
symbolique de la rue dans des régimes liberticides

5 Cédric Quertier, «
1827-1934 : de « journées » en « manifs », les Français protestent dans la rue », Tracés. Revue de Sciences
humaines [En ligne], 5 | 2004, mis en ligne le 23 février 2009. http://journals.openedition.org/traces/3153
 espace de cristallisation du peuple souverain, avec succès (journées de février 1848
aboutissant à la chute de la monarchie de Juillet, manifestation silencieuse du 15 mars
1848), ou sans succès (journées de juin 18486, décembre 1851, Commune…). Penser
aussi au ralliement d’une partie des forces de l’ordre aux insurgés (Garde nationale)
 lieu de mémoire : espace de victoires mais aussi –souvent- de défaites populaires dont
la mémoire vient nourrir les nouvelles luttes

Quelques idées autour du rôle de l’émotion dans les mouvements sociaux7


« L’émotion est un objet sociologique en ce qu’elle constitue un outil de communication, de mise en
relation avec autrui qui accompagne un processus de mobilisation par des dispositifs de sensibilisation.
[…]. Elle suscite l’empathie et le partage social : instrument de façonnage d’un collectif (l’on parle alors
de « communauté émotionnelle »), elle est aussi au cœur des dynamiques de groupe qui vont conduire
à une réaction coordonnée. L’approche émotionnelle pourrait ainsi permettre de lier deux moments de
l’action collective jusque-là envisagés séparément : celui de l’engagement initial et celui de sa
pérennité.
Le premier a conduit […] à expliquer la naissance d’une action collective en dépit de l’absence de réseaux
sociaux préexistants par un « choc moral » producteur d’indignation. Événement public inattendu et
hautement publicisé ou expérience individuelle […]. Une autre piste pour comprendre les processus de
mobilisation peut consister à partir de l’étude du rôle joué par une émotion particulière dans
l’émergence d’un mouvement – la colère, le ressentiment, l’enthousiasme, voire dans l’ordre
politique en général, la peur ou la haine […].
Le second moment d’analyse […] envisage l’économie émotionnelle dans le maintien (ou non) de la
loyauté au groupe : 1) la socialisation qui va s’employer, notamment dans les organisations féministes,
à transformer les sentiments de peur ou de honte en sentiment de colère (Taylor et Whittier, 1995),
façonner des dispositions utiles à l’action, établir les rôles sociaux de chacun […] ; 2) les rituels,
cérémonies et symboles […] qui forgent et entretiennent son identité et tracent ses frontières ; 3) les
liens affectifs entre militants qui perdurent au-delà des phases de mobilisation […].

b. la rue est donc dangereuse pour le pouvoir qui cherche à la contrôler :


 législation empêchant l’usage de la rue à des fins politiques (limites au droit de réunion
et d’association)
 surveillance : modalités du maintien de l’ordre au quotidien
 travaux d’urbanisme : entre hygiénisme et maintien de l’ordre

c. La rue devient donc immanquablement un espace de confrontation et de violence :


 lieu d’explosion de la colère populaire : émeutes, insurrections, révolutions
 la rue, champ de bataille d’une véritable guerre civile, du côté des insurgés
 la rue, champ de bataille d’une véritable guerre civile, du côté de la répression

La barricade, une « affaire de voisinage »8

6 S. Hayat, Quand la République était révolutionnaire : citoyenneté et représentation en 1848, Paris, 2014 : « les journées du
23 au 26 juin 1848 constituent une rupture dans l'histoire de l'idée de République au XIXe siècle. Elles ne sont pas simplement
l'occasion d'une victoire militaire d'un camp sur un autre, au cours d'une guerre civile qui ne serait finalement qu'un
affrontement partisan continué par d'autres moyens. Elles marquent l'événement fondateur de la République comme règne
de l'élection, et parallèlement le refoulement, voire la forclusion, d'une certaine interprétation de la République. Ces termes
psychanalytiques sont à la mesure du traumatisme que constitue l'événement pour les uns et les autres. Les images de
combats de rue, de guerre fratricide, de fusillades sans jugement marquent pour longtemps le vocabulaire politique, mais
aussi les courants artistiques et littéraires qui essaient de rendre compte d'une réalité désormais brisée »
7 SOMMIER Isabelle, « Émotions », dans : Olivier Fillieule éd., Dictionnaire des mouvements sociaux. Paris, Presses de Sciences

Po, « Références », 2009, p. 197-205.


8 TARTAKOWSKY Danielle, « Barricade », dans : Olivier Fillieule éd., Dictionnaire des mouvements sociaux. Paris, Presses de

Sciences Po, « Références », 2009, p. 74-79.


« Les travaux des historiens ou sociologues anglo-saxons Mark Traugott (1995) ou Roger V. Gould (1995)
consacrés aux barricades parisiennes de 1848 ou de 1871 font apparaître que leur érection ou leur défense
demeure au XIXe siècle (comme en août 1944) une « affaire de voisinage ». En 1848, la sociabilité barricadière
est fondée sur des liens amicaux préalables ou des relations d’interconnaissance, nés de la rencontre
quotidienne, du cabaret ou du compagnonnage du travail. »

Pourquoi le retour des barricades ?9


« Au xxe siècle, l’architecture de la barricade subit l’influence de la guerre moderne, mais les facteurs
technologiques et politiques se conjuguent pour réduire à peu (parfois à rien) son efficacité stratégique et son
intérêt, laissant alors entière la question du pourquoi de sa survivance. Selon Mark Traugott (1995), « c’est sa
signification sociologique qui explique qu’elle ait survécu à 400 ans de changements dramatiques dans l’art de
l’insurrection et pourquoi elle a joué un rôle central dans une tradition révolutionnaire qui s’est étendue au
monde entier ». L’action de construire des barricades a des vertus mobilisatrices. Elle focalise l’effort sur un
point visible et une tâche commune, et invite à la participation de tous, dont les civils, non armés. En
s’appropriant l’espace physique, en organisant la construction de la barricade, en recrutant de nouveaux
défenseurs, en se trouvant confrontés au contrôle social et à la répression, les insurgés acquièrent un sens
croissant de ce qui est en jeu et peuvent passer des mots à la réalité des faits. La barricade constitue à ce titre
un puissant moyen de faire corps et de souder (comparable à celui des occupations d’usines, ultérieures, en ce
qu’elles impliquent pareillement la rupture dans les usages convenus de l’espace et du temps et des redéfinitions
du groupe). »

« La sociologie de la culture (Pessin, 1992) et l’histoire des représentations peuvent fonder l’assertion de
Traugott sur un autre mode. La barricade s’affirme dès les années 1830 pour la figure entre toutes du mythe du
peuple et de Paris, confondus. Elle contribue à l’affirmation des figures sociales de l’héroïsme et de la fraternité
et devient l’expression de tout un imaginaire social, relayé et transfiguré par la peinture et la littérature qui
l’érigent en image (paradoxale) du peuple en marche, propre à marquer durablement l’imaginaire politique […].
Cette force symbolique lui vaut de pouvoir déborder cet espace naturel que lui était la grande ville européenne,
sa culture et sa topographie, et de devenir une icône pour les insurgés ou les révolutionnaires du monde entier,
par-delà les temps et les lieux de son histoire effective. Sa dimension symbolique en vient à éclipser sa valeur
tactique et militaire ou sa signification sociologique. »

2. 1871-1935 : la rue républicaine, au temps des manifestations


L’affirmation (difficile au départ) du régime républicain et des libertés fondamentales ôte à
l’appropriation de la rue par les mouvements sociaux une partie de sa dimension
insurrectionnelle (mais pas toute, puisqu’il reste des opposants au régime et que la
révolution reste une ambition) : même s’il reste illégal, son usage se fait progressivement
plus rationnel et plus apaisé, voire partagé, et intégré à l’ordre socio-politique, ce qui
n’enlève en rien l’âpreté de la compétition dont elle fait l’objet.

a. la rue est progressivement conquise par la république qui y affirme son autorité
 investissement symbolique de la rue par le pouvoir républicain (noms de rue,
commémorations, dont festivités du 14 juillet, enterrements –Gambetta, Hugo)

9TARTAKOWSKY Danielle, « Barricade », dans : Olivier Fillieule éd., Dictionnaire des mouvements sociaux. Paris, Presses de
Sciences Po, « Références », 2009, p. 74-79.
Claude Monet, La Rue Montorgueil, à Paris. Fête du 30 juin 1878, 1878, Musée d’Orsay10
[Attention, ce n’est pas le 14 juillet ! D’ailleurs, le 14 juillet ne devient fête nationale que deux ans
plus tard, en 1880]

 réaffirmation légale de l’autorité de l’Etat sur la rue (loi de 1881 – article 6) et


assouplissement progressif (1909, manifestation Ferrer), aménagement (éclairage
public) et surveillance (ex. lutte contre la délinquance -Apaches)
 « du maintien de l’ordre républicain au maintien républicain de l’ordre »11 une
pratique de plus en plus républicaine du maintien de l’ordre (rôle L. Lépine)

La pacification du maintien de l’ordre : trois facteurs12


« […] la pacification du maintien de l’ordre est un moment qui survient au terme d’une lente évolution, depuis la
fin du XIXe siècle, au cours de laquelle l’armée s’est vue retirer la tâche du contrôle des manifestations et où le
modèle répressif hérité des journées révolutionnaires est progressivement abandonné. Sait-on qu’en France
entre 1900 et 1908, et dans onze villes du territoire, trente manifestants sont encore tués par balles ? »

« La pacification du maintien de l’ordre que l’on a pu observer durant les deux dernières décennies du XXe siècle
[…] [mais modèle explicatif que l’on peut utiliser à plus long terme à propos du processus de pacification démarré
(et non abouti !!) à la fin du XIXe s. en France, cf. supra] est principalement le fruit de trois évolutions.
1) Les autorités gouvernementales se sont progressivement converties à une gestion plus tolérante des actions
protestataires. La sensibilité de la société aux violences, particulièrement lorsqu’elles entraînent mort d’homme,
s’étant accrue, du moins dans ce domaine, il devient très coûteux pour les dirigeants politiques de réprimer la
plupart des manifestations, même si elles sont agressives. On laissera ainsi se commettre des déprédations
matérielles, même spectaculaires, pour ne pas prendre le risque d’un affrontement qui tournerait mal.
2) Le maintien de l’ordre est une technique dont on peut apprendre les règles et améliorer la fiabilité. Cette
technique est d’autant mieux appliquée qu’il existe – telles les Compagnies républicaines de sécurité, les CRS, en
France – des unités de police spécialisées dans sa mise en œuvre […]. Le maintien de l’ordre devient un savoir-
faire qui fait l’objet d’un apprentissage poussé […].

10 Explications à lire :
https://www.musee-orsay.fr/fr/oeuvres/la-rue-montorgueil-paris-fete-du-30-juin-1878-10896
Ce tableau a un jumeau, conservé à Rouen, mais qui représente, le même jour, la rue Saint-Denis.
https://mbarouen.fr/fr/oeuvres/rue-saint-denis-fete-du-30-juin-1878
11 Berlière, Jean-Marc, « Du maintien de l'ordre républicain au maintien républicain de l'ordre ? Réflexions sur la violence. »,

Genèses, 12, 1993. Maintenir l'ordre, sous la direction de Florence Weber. pp. 6-29.
12 FAVRE Pierre, « Maintien de l'ordre », dans : Olivier Fillieule éd., Dictionnaire des mouvements sociaux. Paris, Presses de

Sciences Po, « Références », 2009, p. 334-340.


3) La pacification de l’action collective tient tout autant au changement de comportement de la plupart des
manifestants. Le recours de plus en plus général à la manifestation de rue s’accompagne de sa routinisation : on
prend l’habitude de parcourir les rues sans songer à s’en prendre physiquement aux forces de l’ordre. L’érosion
des idéaux révolutionnaires et des références anarchistes fait perdre leur légitimité aux violences contre l’État.
Comme le dirait Michel Offerlé (communication orale), il n’est plus nécessaire de « faire mal » pour se faire
entendre, il suffit de « faire nombre ». De là, la tendance à multiplier les manifestations en s’efforçant de
mobiliser toujours plus tout en évitant au maximum les incidents.

b. la rue est toujours un espace de démonstration de la force du peuple protestataire,


mais relativement pacifié par la pratique de la manifestation : son usage s’intègre à
l’ordre socio-politique et se normalise
 abandon de la barricade et avènement de la manifestation, matériellement comme
flux et idéologiquement comme démonstration de force et d’organisation ;
manifestations-protestations et manifestations-processions à vocation identitaire
(1er mai, rue « consensuelle » du 14 juillet 1935)

La manifestation : un terme commun, un objet à définir


« Même limité à la sphère publique, le mot « manifestation » peut renvoyer dans l’usage commun à tant de
phénomènes différents (une « action commando » d’agriculteurs, le boycott d’un produit par des
consommateurs, l’observation d’une minute de silence comme manifestation de solidarité) qu’il convient de le
prendre dans un sens plus étroit. On définira ici la manifestation comme action consistant en une « occupation
momentanée par plusieurs personnes d’un lieu ouvert public ou privé et qui comporte directement ou
indirectement l’expression d’opinions politiques » […]. Même ainsi limitée, la définition va bien au-delà du
cortège sur la voie publique qu’évoque le plus immédiatement le mot : on manifeste tout autant lorsqu’on
interrompt un spectacle pour lire un texte revendicatif, lorsqu’on se rassemble sous les fenêtres d’un nouvel élu
pour l’acclamer ou lorsqu’on immobilise des dizaines de camions autour de raffineries pour interdire la
distribution de l’essence. »

Comment étudier une manifestation ?


(au cas où…)
« 1) Une question préalable est celle du statut légal et de la légitimité de la manifestation. Manifester, pour un
Français, en zone occupée par les troupes allemandes en 1941 ou 1942 (Tartakowsky) ou aujourd’hui, après la
reconnaissance du droit de manifester comme liberté à valeur constitutionnelle, n’a ni le même sens ni ne
comporte les mêmes risques. Dans les régimes démocratiques, on constate une naturalisation de la
manifestation devenue un mode habituel d’expression, même si les équilibres peuvent s’établir différemment
entre l’ordre public et la liberté d’expression, entre le droit d’aller et venir et le droit d’occuper l’espace public
pour manifester. Les autres régimes politiques, s’ils suscitent des manifestations à leur gloire, ont tôt fait de les
interdire et de les réprimer si elles émanent d’opposants. L’incapacité à disperser les manifestations hostiles est
souvent le signe d’un possible ou probable effondrement d’un régime totalitaire […].
2) On prendra ensuite en considération les caractéristiques morphologiques des manifestations, et d’abord le
nombre des manifestants, enjeu de la plupart des mobilisations et de ce fait sujet constant de polémiques. Mais
importent également la forme de la manifestation (défilé ordonné, masse en mouvement, groupes mobiles
disciplinés, etc.), le déploiement des banderoles, la reprise des slogans, les démonstrations symboliques,
déguisements ou mises en scène.
3) On se demandera qui appelle à manifester. Les manifestations réellement spontanées sont l’exception, toutes
les autres sont décidées et préparées par des organisations plus ou moins institutionnalisées (syndicats, partis
ou mouvements politiques, associations). Selon la formule consacrée, « il n’y a pas de mobilisations sans
entrepreneurs de mobilisations ».
4) Mais les organisateurs ont des troupes qu’ils s’efforcent de mobiliser : il faut savoir qui sont ces hommes et
ces femmes qui descendent dans la rue, quel est leur âge, leur appartenance politique, leur origine sociale, leur
habitude ou non de manifester, etc. […]
5) Pour exprimer hautement quelles opinions, pour obtenir la satisfaction de quelles revendications les
manifestants se mobilisent-ils ? On aura garde de penser que les manifestants sont animés de la même idée
revendicative : dans la rue, « on ne marche pas comme un seul homme », et l’on défile souvent avec en tête des
raisons bien différentes. Quelles sont alors les cibles de la mobilisation : les pouvoirs publics, les dirigeants d’une
entreprise, les médias, un groupe ethnique ou social qu’on veut défier ? On n’oubliera pas pour autant la figure
symétrique des manifestations en faveur d’un pouvoir en place et destinées à soutenir ou à rétablir sa légitimité,
ni les contre-manifestations qui relèvent dans la rue même le défi des manifestations adverses.
6) La manifestation s’est-elle déroulée pacifiquement ou a-t-elle été émaillée d’incidents ? […]. La question
renvoie immédiatement à une autre, moins souvent aperçue : la manifestation est-elle dotée d’un service
d’ordre propre destiné à canaliser les manifestants, à contrôler d’éventuels débordements, à isoler ceux qui
défient les forces de l’ordre ? Cet aspect en apparence purement organisationnel est si central que l’on a pu
considérer qu’il n’y avait « manifestation » au sens actuel du terme qu’à partir du moment – en France en 1909
– où avait pu être mis en place un tel service d’ordre interne. […] Et, on y vient, le mode d’interaction avec les
forces de l’ordre peut être déterminant.

 organisation et encadrement croissants par les partis et les syndicats (services d’ordre)
qui sont devenus légaux
 nationalisation de la protestation dans la rue et par capillarité, la manifestation gagne
toutes les couches de la société et l’espace rural (chemises vertes dans les rues des
préfectures ou sous-préfectures françaises)

c. la rue reste toutefois un lieu de violence(s) et de radicalité


 car elle reste un lieu passionnel de déchainement (manifestations xénophobes et
racistes, brutalisation des mœurs de l’E2G) et que la mue des méthodes de maintien
de l’ordre n’est pas complète
 car elle est un espace de concurrence des protestations et de confrontation
idéologique entre mouvements contestataires (manifestations et contre-
manifestations, concurrence entre mouvements, notamment au moment de l’affaire
Dreyfus, rôle des Camelots)
 car force maintenue de mouvements radicalement hostiles au régime aux extrêmes
(attentats anarchistes, communisme révolutionnaire, antiparlementarisme à droite…)
dont l’objectif est son renversement.

3. 1935-1968 : la rue réelle et symbolique, au temps des crises


Dans une période marquée par de graves crises de la représentation (occupation, luttes
coloniales, crises institutionnelles…) la rue conserve une place majeure et essentielle dans
la confrontation entre les mouvements sociaux et l’Etat. Elle est le cadre principal de la
contestation et des combats. Son investissement ancien en fait une référence symbolique
des luttes qui la rendent en effet indispensable à tout mouvement social.

a. la rue est toujours considérée comme un espace de manifestation de la souveraineté


du peuple, d’autant plus lorsque l’autorité de l’Etat est délégitimée : elle est donc
âprement disputée entre le peuple protestataire et l’Etat garant du maintien de
l’ordre
 dans le contexte de l’Occupation, malgré celle-ci, la rue est régulièrement investie par
des manifestations destinées à rappeler la souveraineté inaliénable du peuple :
graffitis, distribution de tracts, affichage, propagande (cf. la fameuse Affiche rouge de
1944, destinée à assimiler les partisans des FTP-MOI à des terroristes, mais graffitée
pendant la nuit de slogans du type « morts pour la France »…)
L’Affiche rouge, 1944
https://histoire-image.org/etudes/affiche-rouge

 dans le contexte de la guerre d’Algérie : par les Algériens favorables à l’indépendance ;


par les Français d’Algérie hostiles à l’indépendance (discours sur l’autodétermination
de DG en janvier 1959 + rappel de Massu  semaine des barricades d’Alger en janvier
1960)

Photographie de J. Texier pour L’Humanité, novembre 1961 (après le massacre du 17 octobre)

 en mai 1968 : manifestation de soutien au général DG le 30 mai 1968 = expression


de la « majorité silencieuse »
b. la rue reste une référence indépassable des luttes : pas de luttes politiques ou
sociales hors de la rue
 référence mémorielle : retour des barricades, mais avec des voitures dedans (mai
1968)
 référence symbolique : manifestations patriotiques pendant la 2GM (14 juillet, 11
novembre), réappropriation de la rue au moment de la Libération (femmes tondues
ou collaborateurs molestés dans la rue ; défilés, notamment sur les Champs-Elysées le
26 août 1944, civils et militaires mêlés)
 mais une concurrence croissante d’autres espaces de la lutte : essor des barrages
routiers (paysans, mouvement poujadiste)  une société de l’automobile !
Occupation d’usines (dès le Front populaire, jusqu’en 1968)

c. la rue peut se transformer en un champ de bataille d’une extrême violence, violence


telle qu’une décrue s’enclenche dans les années 1960 (caractère relativement
modéré de mai 1968)
 dans le contexte de la 2GM, contre l’occupation étrangère : attentats, actes de guérilla
urbaine, combats de rue (membres des mouvements de résistance, FTP, FFI vs Milice,
Groupes mobiles de réserve –GMR- de la police de Vichy, armée allemande, Gestapo)
 lors des grèves insurrectionnelles de 1947-1948 : utilisation d’armes de guerre contre
les « flics » par les grévistes ; mobilisation de blindés, mitrailleuses, fusils de guerre
du côté des forces de l’ordre  rupture définitive entre forces de l’ordre et classe
ouvrière (slogan CRS-SS) ; affrontements à Paris entre PCF et forces de l’ordre à
l’occasion de la venue du général Ridgway
 dans le contexte de la guerre d’Algérie :
- dans les départements algériens : « événements d’Algérie » = véritable guerre, début
1954 et 1956 appel du contingent, mais dès 1945 (Sétif et Guelma) vs combattants du
FLN
mais aussi entre l’armée et les Français d’Algérie favorables au maintien : fusillade de
la rue d’Isly à Alger (26 mars 1962) : 80 morts chez les civils non armés qui
manifestaient
- en métropole, boycott du couvre-feu appliqué aux Algériens en métropole :
manifestations du 17 octobre 1961  sanglante répression policière ; manifestation
contre l’OAS à Paris le 8 février 1962 (9 morts du fait de la répression)
- attentats de l’OAS en Algérie comme en métropole (19 attentats à la bombe dans
Paris rien que le 18 janvier 1962)

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