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Un Fantome Dans L'europe
Un Fantome Dans L'europe
(*) A comparer avec le régime ac- sans) couvre les vastes étendues de
tuel, sous lequel les sujets soviétiques l'empire elle s'emploie a y répandre
sont privés complètement du droit la langue russe, et une civilisation
de se déplacer librement, même à encore non formée. Ce procédé d'im-
l'intérieur du pays. M. K. plantation s'accomplit contre le gré
des populations, étrangères à la Mos- dont le contraste sur le terrain idéo-
covie dont les traditions de gouver- logique frappe chaque européen.
nement, de langue et de civilisation C'est pourquoi, à côté des doctrines
sont plus anciennes et plus dévelop- d'une orthodoxie rigoureuse se dé-
pées que celles de la Moscovie. Et veloppaient des idées de nihilisme,
: et
dès lors se produit un phénomène et que les réformes sociales ou cultu-
bien curieux c'est que cette « intel- relles ne pouvaient s'y réaliser sans
liguenzia » russe sa civilisation hé. craindre d'ébranler ce régime autori-
téroclite, pendant près de deux cents taire et toute idée de domination sur
ans, se développe et grandit en lar- les territoires non-russes. C'est aussi
geur, mais non en profondeur. C'est la raison pour laquelle toute idée,
sification ne réussit qu'en partie ;
ce qui explique que sa tâche de rus- importée de l'étranger ou issue de cet
amalgame, se trouvait déracinée,
elle bâtit des citadelles de russifica- abstraite et stérile. C'est la raison
tion, mais elle ne pénètre pas dans pour laquelle, pendant toute son exis-
les couches profondes des peuples tence, la Russie n'a cessé de se cher-
englobés dans l'Empire, mais hostiles cher elle-même, de chercher un idéal
à cette civilisation. Elle tâche de ni- introuvable, son rôle et sa raison
veler le tout pour en faire ce qu'on d'être. C'est enfin la raison pour la-
nomme aujourd'hui, non sans hu- quelle les idées s'enchevêtraient au
mour, « une salade russe >. point qu'elles perdaient leur carac-
La composition de ces cadres tère européen si elles venaient d'Oc-
d'«inteliiguenzia » russe était du cident, et leur caractère oriental si
reste des plus hétéroclites. Il suffit elles franchissaient l'Oural. Dans ce
pour s'en convaincre de prendre, au contact d'idées, souvent si opposées,
sang
;
hasard, les noms de quelques célé- tout s'annihilait, se perdait sans pro-
brités russes Pouchkine (avait du fit pour personne. Efforts, énergie,
éthopien), Lermontov (avait du initiative,
perte,
tout
ainsi
se dépensait
les
en
milliards
sang écossais), Derjaviné, Karamzine, pure que
Aksakov (Tartares), Borodine (Géor- français avancés à la Russie d'Ale-
gien), Gogol, Dostoïevsky et Koro- xandre III.
lenko (Ukrainiens), Rermenkampf, Les Russes eux-mêmes ne peuvent
comte Frederichs, baron Steinhel et s'expliquer ce phénomène. Il suffit
Keller (Allemands), Plévé et Strouvè de citer quelques vers du poète russe
(Baltes), Miloradovitch (Serbe), Gau- Tutchev qui s'écrie
thié (Français), si à ces noms on
:
« On ne peut comprendre la Rus-
ajoute quelques noms moscovites tels sie par la raison. »
que Tutchev, Tolstoï, etc. on aura et il finissait son poème ainsi
bien cette admirable « salade russe»
:
« On peut seulement croire en la
à laquelle, il vient d'être fait allu- Russie. »
sion. C'était là un avertissement d'une
Il est tout naturel qu'à cet amal- voix autorisée aux détenteurs de
game d'éléments différents corres- fonds russes-
ponde un amalgame d'idées et de :
Une seule idée était réelle le sou-
conceptions. C'est ce qui explique le tien du régime, d'une Russie « une
mystère qui enveloppe la Russie et et indivisible », capables d'assurer
l'existence de cette même « intelli- de Nietsche, de Pascal ou de Marx, la
guenzia ». masse «russe » reste toujours,
La formation historique de la Rus. comme à l'époque prémoscovite, tout
sie est encore plus concluante. à fait indifférente. Ces idées lui étant
La Moscovie, toute imprégnée de étrangères, elle ne saurait les digé-
la vieille civilisation de Kiev, à l'é- rer ; cependant que du cerveau de
:
poque où les principautés Moscovites l' «intelliguenzia » s'échappent des
(nous parlons au sens géographique) idées contradictoires idée de « sla-
n'étaient que des dépendances poli- vianophilie, chère à Léontiev, idée de
tiques de l'Ukraine, subit, à partir l'Eurasie (Savitsky), idée du mes-
du XIIIe siècle un changement capi- sianisme russe (mysticisme de la
tal avec l'apparition des Mongols. Sainte Alliance d'Alexandre Ier, « ex
L'influence Mongole organise de fait oriente lux » des slavianophiles),
et centralise la Moscovie, en lui don- idée de l'asiatisme incohérent (Bloch
nant de nouveaux principes d'autori- «oui, nous sommes des Scy-
té, une nouvelle organisation de l'ar- thes(?) ») ; l'idée du nihilisme mor-
»
;
mée, de l'administration, du fisc, des bide, l'idée de la « divinité du peu-
finances, des communications. Mal- ple russe de la révolution mondia-
gré cette influence, la Moscovie du le. mais devant toutes ces idées hé-
début du XVIIIe siècle ne présente téroclites la population « russe qui »
encore qu'un bien triste tableau. Ce- sert de matériel d'expérience, reste
lui-là même que nous décrit Voltaire. sourde et continue à ruminer dans
Le grand réformateur de la Mos- son ignorance préhistorique.
covie, Pierre I", animé du désir de Coîmbien Tchaadaiev, ce penseur
pousser son pays vers le progrès, ou- russe, avait raison, lorsqu'il disait :
»
vre « une fenêtre sur l'Europe et il « Nous avons, je ne sais quoi, dans
répand sur ses Moscovites mongoli- le sang, qui repousse tout véritable
sés un jet tout frais d'européanisme. progrès. » (« Lettres sur la philoso-
L'histoire de ses réformes nous mon- phie de l'histoire»).
tre que cette européanisation, qui On nous reprochera peut-être
;
n'en était qu'une caricature, a per. qu'une telle attestation doit-être
sisté jusqu'à ce jour. Nous avons, en prouvée eh bien, que le lecteur se
effet, vu des conceptions ultra maté- donne la peine de lire quelques ci-
rialistes faisant croûler ainsi la der- tatiohs d'autrs auteurs. En voici une
nière branche peut-être, sur laquelle de Voltaire encore, sur la Moscovie
»
était assise F« âme russe la re- du XVIIIe siècle:
ligion
!
:
ses
Prenons au hasard les opéras rus- pliquèrent à la Russie.
»
« Dame de Pique
»
«Eugène Onéguine et la En l'état actuel, la Russie ne re-
(Occident), « La présente en réalité, aucune concep-
nuit de Mai » (Ukraine), «Kniaz tion d'unité d'Etat, de civilisation,
Igor » (ancienne Ukraine et Orient- de race, de pensée philosophique.
Polovtzi), le « Coq d'Or » et « Sad- C'est un conglomérat artificiel, de
ko » (Moscovie mongolisée), « Dé- peuples, de races, de croyances, de
mon » (Caucase). Chacun de ces opé- langues disparates, un « colosse aux
»
ras comporte des idées, des ambian- pieds d'argile qui menace de crou-
ces différentes qui ne sont liées que ler au premier choc de l'extérieur.
par la même langue (le russe). Le Cest en prévision de cet effondre-
même phénomène se retrouve dans ment que les peuples non-russes de
les arts, dans la littérature, dans la l'Ukraine, du Caucase, du Turkes-
:
philosophie, la critique, etc. Il est tan, de l'Idel-Oural etc., doivent res-
tout à fait naturel que ces éléments ter unis contre l'oppression mosco-
étrangers se bousculent, s'entrecho- vite.
quent, se contre-balancent pour Ensemble, ils doivent poursuivre
aboutir à une confusion logique, ba- la lutte contre l'oppression moscovite
se de la civilisation russe. et montrer au monde que ce vaste
En ce qui concerne l'élément es- empire avec les 170 millions d'habi-
sentiel qui crée la civilisation l'é- tants dont certains admirateurs zélés
lément racial (nous entendons par là, se plaisent à proclamer la puissance,
la race spirituelle, le sentiment d'at- n'est en réalité qu'un fantôme d'E-
tachement à la communauté -- corn- tat aux nationalités multiples, sans
monwealth), les savants russes se idéal commun, sans ordre, ni cohé-
sont heurtés à des obstacles insur- sion..
montables lorsqu'il s'est agi de dé- M. KOVALSKY