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George R.R.

Martin

Feu et sang
Intégrale

Sont rassemblés dans cette Intégrale les deux textes suivants :


Feu et sang – Partie 1 et Feu et sang – Partie 2.
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https://www.editions-pygmalion.fr/
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Patrick Marcel
Titre original : FIRE & BLOOD
Publié en accord avec Bantam Books, une marque de Random House,
division de Penguin Random House LLC, New York.

Certains passages de la version originale de ce texte ont précédemment été


traduits, parfois sous forme abrégée, dans ces ouvrages :
Game of Thrones : Les Origines de la saga, George R. R. Martin,
Elio M. Garcia, Jr., Linda Antonssen, Huginn & Muninn, 2015.
Dangerous Women, anthologie dirigée par George R. R. Martin et Gardner
Dozois, Éditions J’ai lu, 2016.
Vauriens, anthologie dirigée par George R. R. Martin et Gardner Dozois,
Pygmalion, 2018.

Merci à l’équipe de La Garde de Nuit, pour sa relecture attentionnée.


https://www.lagardedenuit.com/

© 2018 by George R.R. Martin


Illustrations de Doug Wheatley : © 2018 by Penguin Random House LLC
© 2018, Pygmalion, département de Flammarion, pour la traduction
française
© 2019, Pygmalion, département de Flammarion, pour la traduction
française
© 2019, Pygmalion, département de Flammarion, pour la présente édition

ISBN Epub : 9782756431765


ISBN PDF Web : 9782756431789
Le livre a été imprimé sous les références :
ISBN : 9782756430539

Ouvrage composé et converti par Pixellence (59100 Roubaix)


Présentation de l'éditeur

À son zénith, Valyria était la plus grande ville du monde connu, le centre
de la civilisation. Au sein de ses remparts brillants, deux fois vingt maisons
rivales se disputaient le pouvoir et la gloire, à la cour et au conseil,
s’élevant et chutant dans une lutte sans fin, subtile et souvent féroce, pour
la domination. Les Targaryen étaient loin d’être les plus puissants
seigneurs dragons, et leurs rivaux virent dans leur fuite vers Peyredragon
un acte de capitulation, de poltronnerie. Mais Daenys, la fille pucelle de
lord Aenar, qu’on connaîtrait désormais à jamais sous le nom de Daenys la
Rêveuse, avait prédit la destruction de Valyria par le feu. Et quand survint
le Fléau, douze ans plus tard, les Targaryen furent les seuls seigneurs
dragons qui survécurent.
GEORGE R.R. MARTIN, scénariste et producteur de nombreux films et
feuilletons de télévision, est également l’auteur de la célèbre série Trône de
Fer – adaptée sous le titre Game of Thrones par HBO – dont tous les tomes
ont paru chez Pygmalion.
Du même auteur chez le même éditeur

Feu et sang – Partie 1


Feu et sang – Partie 2

Le Trône de Fer

1. Le Trône de Fer
2. Le Donjon rouge
3. La Bataille des rois
4. L’Ombre maléfique
5. L’Invincible Forteresse
6. Les Brigands
7. L’Épée de feu
8. Les Noces pourpres
9. La Loi du régicide
10. Le Chaos
11. Les Sables de Dorne
12. Un festin pour les corbeaux
13. Le Bûcher d’un roi
14. Les Dragons de Meereen
15. Une danse avec les dragons

90 ans avant le Trône de Fer


Chroniques du chevalier errant

Dans la Maison du ver (illustrée par John Picacio)

R.R.étrospective (scénarios inédits, nouvelles, biographie)


Feu et sang
Intégrale
Pour Lenore, Elias, Andrea et Sid,
les acolytes des hautes terres
La Conquête d’Aegon

Au fil des trois cents dernières années, les mestres de la Citadelle, qui
tiennent les chroniques de Westeros, ont utilisé la Conquête d’Aegon
comme pierre de touche. Naissances, morts et autres événements sont datés
soit apC (après la Conquête), soit avC (avant la Conquête).
Les véritables érudits savent qu’une telle datation est loin d’être précise.
La conquête des Sept Couronnes par Aegon Targaryen ne s’est pas
effectuée en un jour. Plus de deux ans ont passé entre le débarquement
d’Aegon et son couronnement à Villevieille… et même alors, la Conquête
demeurait inachevée, puisque Dorne restait insoumise. Des tentatives
sporadiques pour intégrer les Dorniens au royaume ont continué tout au
long du règne du roi Aegon et une large partie du règne de ses fils, rendant
impossible de fixer par une date précise le terme des Guerres de Conquête.
Même la date de début est sujette à confusion. Beaucoup supposent, à
tort, que le règne du roi Aegon Ier Targaryen a commencé le jour où il a
débarqué à l’embouchure de la Néra, sous les trois collines où se dresserait
un jour la ville de Port-Réal. C’est faux. Le roi et ses descendants
célébraient le jour du Débarquement d’Aegon, mais le Conquérant a en fait
daté le début de son règne du jour où il a été couronné et oint dans le
septuaire Étoilé de Villevieille par le Grand Septon de la Foi. Ce
couronnement s’est déroulé deux ans plus tard que le débarquement
d’Aegon, bien après que les trois batailles majeures des Guerres de
Conquête avaient été toutes livrées et remportées. On voit ainsi que la plus
grande part des conquêtes véritables d’Aegon se sont déroulées de 2 à
1 avC.
Les Targaryen étaient de sang valyrien pur, seigneurs dragons d’une
ancienne lignée. Douze ans avant le Fléau de Valyria (114 avC), Aenar
Targaryen vendit ses propriétés dans les Possessions et les Contrées de l’été
constant et partit s’installer avec ses femmes, sa fortune, ses esclaves, ses
dragons, ses frères et sœurs, ses parents et ses enfants à Peyredragon, une
lugubre île citadelle sous une montagne fumante dans le détroit.
À son zénith, Valyria était la plus grande ville du monde connu, le centre
de la civilisation. Au sein de ses remparts brillants, deux fois vingt maisons
rivales se disputaient le pouvoir et la gloire, à la cour et au conseil,
s’élevant et chutant dans une lutte sans fin, subtile et souvent féroce, pour la
domination. Les Targaryen étaient loin d’être les plus puissants seigneurs
dragons, et leurs rivaux virent dans leur fuite vers Peyredragon un acte de
capitulation, de poltronnerie. Mais Daenys, la fille pucelle de lord Aenar,
qu’on connaîtrait désormais à jamais sous le nom de Daenys la Rêveuse,
avait prédit la destruction de Valyria par le feu. Et quand survint le Fléau,
douze ans plus tard, les Targaryen furent les seuls seigneurs dragons qui
survécurent.
Peyredragon était depuis deux cents ans l’avant-poste le plus occidental
de la puissance valyrienne. Sa position face au Gosier offrait à ses seigneurs
la maîtrise de la baie de la Néra et permettait à la fois aux Targaryen et à
leurs proches alliés, les Velaryon de Lamarck (une maison subalterne de
souche valyrienne), de remplir leurs coffres avec les commerçants de
passage. Les navires Velaryon, ainsi que ceux d’une autre maison
valyrienne associée, les Celtigar de Pince-Isle, dominaient les zones
médianes du détroit, tandis que les Targaryen régnaient sur le ciel avec leurs
dragons.
Cependant, même ainsi, durant la majorité du siècle qui suivit le Fléau de
Valyria (si judicieusement nommé le Siècle de Sang), la maison Targaryen
regarda vers l’est, non vers l’ouest, et manifesta peu d’intérêt pour l’histoire
de Westeros. Gaemon Targaryen, frère et époux de Daenys la Rêveuse, prit
la suite d’Aenar l’Exilé comme sire de Peyredragon et se fit connaître sous
le nom de Gaemon le Glorieux. Son fils Aegon et sa fille Elaena régnèrent
ensemble, après sa mort. Après eux, la seigneurie passa à leur fils Maegon,
à son frère Aerys, et aux fils de celui-ci, Aelyx, Baelon et Daemion.
Daemion fut le dernier des trois frères, dont le fils Aerion lui succéda alors
à Peyredragon.
L’Aegon que l’histoire connaîtrait comme Aegon le Conquérant et Aegon
le Dragon naquit à Peyredragon en 27 avC. Il était l’unique fils et deuxième
enfant d’Aerion, sire de Peyredragon, et de lady Valaena de la maison
Velaryon, elle-même pour moitié Targaryen du côté de sa mère. Aegon
avait deux sœurs, de légitime naissance : une sœur aînée, Visenya, et une
puînée, Rhaenys. Longtemps, la coutume parmi les seigneurs dragons de
Valyria fut de marier le frère à la sœur, afin de conserver la pureté des
lignées du sang, mais Aegon prit ses deux sœurs pour épouses. Par
tradition, on se serait attendu à ce qu’il n’épouse que l’aînée, Visenya ;
l’inclusion de Rhaenys comme seconde épouse était insolite, bien qu’elle ait
des précédents. On a pu dire qu’Aegon avait épousé Visenya par devoir et
Rhaenys par désir.
Les trois frère et sœurs s’étaient prouvés seigneurs dragons avant de
s’épouser. Des cinq dragons qui avaient fui Valyria avec Aenar l’Exilé, un
seul avait survécu jusqu’à l’époque d’Aegon, le grand animal nommé
Balerion, la Terreur Noire. Les dragons Vhagar et Meraxès étaient plus
jeunes, éclos à Peyredragon même.
Un mythe répandu, souvent entendu chez les ignorants, prétend
qu’Aegon Targaryen n’avait jamais posé le pied en Westeros avant le jour
où il prit la mer pour le conquérir, mais cela ne peut être la vérité. Des
années avant cet embarquement, on avait sculpté et décoré la Table peinte
sur l’ordre de lord Aegon ; une massive dalle de bois, de quelque cinquante
pieds de long, taillée selon les contours de Westeros, et peinte pour exposer
tous les fleuves et les forêts, les villes et les châteaux des Sept Couronnes.
Clairement, l’intérêt d’Aegon pour Westeros précédait largement les
événements qui le conduisirent à la guerre. De même, il existe des relations
fiables de visites par Aegon et sa sœur Visenya dans leur jeunesse à la
Citadelle de Villevieille, et de chasse au faucon à La Treille, comme invités
de lord Redwyne. Il se peut qu’il ait également visité Port-Lannis ; les
témoignages divergent.
Le Westeros de la jeunesse d’Aegon se divisait en sept royaumes
querelleurs et il n’y a guère eu de temps où deux ou trois de ces royaumes
n’étaient pas en guerre les uns contre les autres. Le Nord, vaste, froid et
rocailleux, était dominé par les Stark de Winterfell. Dans les déserts de
Dorne, les princes Martell tenaient les rênes. Les terres de l’Ouest, riches en
or, étaient gouvernées par les Lannister de Castral Roc, le fertile Bief par les
Jardinier de Hautjardin. Le Val, les Doigts et les montagnes de la Lune
appartenaient à la maison Arryn… mais les rois les plus belliqueux à
l’époque d’Aegon étaient ceux dont les royaumes s’étendaient le plus près
de Peyredragon, Harren le Noir et Argilac l’Arrogant.
De leur grande citadelle d’Accalmie, les rois de l’Orage de la maison
Durrandon avaient jadis régné sur la moitié orientale de Westeros, du cap de
l’Ire jusqu’à la baie des Crabes, mais leur puissance déclinait depuis des
siècles. Les rois du Bief avaient grignoté leurs domaines par l’ouest, les
Dorniens les harcelaient au sud et Harren le Noir et ses Fer-nés les avaient
chassés du Trident et des territoires au nord de la Néra. Le roi Argilac,
dernier des Durrandon, avait arrêté un temps ce déclin, repoussant encore
jeune garçon une invasion dornienne, franchissant le détroit pour se joindre
à la grande alliance contre les « tigres » impérialistes de Volantis, et tuant
Garse VII Jardinier, roi du Bief, dans la bataille du Champ-d’Été vingt ans
plus tard. Mais Argilac avait vieilli ; sa célèbre crinière noire grisonnait et
son habileté aux armes avait décru.
Au nord de la Néra, le Conflans était gouverné d’une main de fer par
Harren le Noir de la maison Chenu, roi des Îles et des Fleuves. L’aïeul fer-
né d’Harren, Harwyn la Poigne, avait arraché le Trident à celui d’Argilac,
Arrec, dont les propres ancêtres avaient jeté à bas les derniers rois du
Conflans des siècles plus tôt. Le père d’Harren avait étendu ses domaines à
l’est de Sombreval et de Rosby. Harren lui-même avait dévolu la plus
grosse part de son long règne, pratiquement quarante ans, à élever près de
l’Œildieu un château gigantesque. Et maintenant que la construction
d’Harrenhal touchait enfin à son terme, le Fer-né serait bientôt libre de
chercher de nouvelles conquêtes.
Aucun roi en Westeros n’était plus redouté qu’Harren le Noir, dont la
cruauté était devenue légendaire à travers toutes les Sept Couronnes. Et
aucun roi de Westeros ne se sentait plus menacé qu’Argilac, sire de l’Orage,
dernier des Durrandon, un guerrier vieillissant dont le seul héritier était sa
fille pucelle. C’est ainsi que le roi Argilac prit contact avec les Targaryen
sur Peyredragon, offrant à lord Aegon sa fille en mariage avec, en dot,
toutes les terres à l’est de l’Œildieu, des rapides du Trident jusqu’à la Néra.
Aegon Targaryen déclina la proposition du roi de l’Orage. Il avait deux
épouses, rappela-t-il, et n’avait nul besoin d’une troisième. Et les terres
qu’on lui présentait en dot appartenaient depuis plus d’une génération à
Harrenhal. Il n’était pas en la capacité d’Argilac de les céder. Clairement, le
roi de l’Orage, vieillissant, cherchait à établir les Targaryen le long de la
Néra afin de servir de tampon entre ses propres terres et celles d’Harren le
Noir.
Le seigneur de Peyredragon riposta par sa propre proposition. Il
accepterait les terres qu’on lui offrait en dot, si Argilac lui cédait également
le Bec de Massey ainsi que les plaines et les bois du sud de la Néra jusqu’au
fleuve Wend et aux sources de la Mander. Le pacte serait scellé par le
mariage de la fille d’Argilac avec Orys Baratheon, ami d’enfance et
champion de lord Aegon.
Argilac l’Arrogant rejeta ces termes avec colère. Orys Baratheon était un
demi-frère de basse extraction de lord Aegon, chuchotait-on, et le roi de
l’Orage ne voulait pas déshonorer sa fille en accordant sa main à un bâtard.
Cette seule suggestion le rendit furieux. Il fit trancher les mains de
l’émissaire d’Aegon et les lui renvoya dans un coffret. « Voici les seules
mains que ton bâtard obtiendra jamais de moi », écrivait-il.
Aegon ne répondit pas. Il appela aussitôt ses amis, ses bannerets et ses
principaux alliés à venir à lui sur Peyredragon. Leurs nombres étaient
réduits. Les Velaryon de Lamarck avaient juré fidélité à la maison
Targaryen, de même que les Celtigar de Pince-Isle. Du Bec de Massey vint
lord Bar Emmon de Pointe-Vive, et lord Massey de Danse-des-Pierres, tous
deux jurés à Accalmie, avec des liens plus étroits avec Peyredragon. Lord
Aegon et ses sœurs tinrent conseil avec eux et visitèrent le septuaire du
château pour prier également les Sept de Westeros, bien qu’on ne l’ait
jamais encore tenu pour un homme pieux.
Au septième jour, une nuée de corbeaux jaillit des tours de Peyredragon
pour propager la parole de lord Aegon aux Sept Couronnes de Westeros. Ils
volaient vers les sept rois, vers la Citadelle de Villevieille, vers les
seigneurs tant petits que grands. Tous apportaient le même message : à
compter de ce jour, il n’y aurait plus à Westeros qu’un roi unique. Ceux qui
ploieraient le genou devant Aegon de la maison Targaryen conserveraient
terres et titres. Ceux qui prendraient les armes contre lui seraient jetés à bas,
humiliés et anéantis.
Les témoignages varient sur le nombre d’épées qui prirent la mer à
Peyredragon avec Aegon et ses sœurs. Trois mille, disent certains ; d’autres
n’en dénombrent que des centaines. Cette modeste armée Targaryen accosta
à l’embouchure de la Néra, sur la rive nord où trois collines boisées
s’élevaient au-dessus d’un petit village de pêcheurs.
Au temps des Cent Royaumes, nombre de roitelets avaient revendiqué la
possession de l’embouchure du fleuve, notamment les rois Sombrelyn de
Sombreval, les Massey de Danse-des-Pierres et les anciens rois du
Conflans, qu’ils fussent d’Alluve, Pescheur, Bracken, Nerbosc ou Croche.
Des tours et des forts avaient couronné à diverses époques les trois collines,
uniquement pour être jetés à bas dans l’une ou l’autre guerre. Désormais, ne
demeuraient pour accueillir les Targaryen que des pierres brisées et des
ruines envahies de végétation. Quoique revendiquée à la fois par Accalmie
et Harrenhal, l’embouchure du fleuve n’était pas défendue et les plus
proches châteaux étaient tenus par de petits seigneurs sans grande puissance
ni capacité militaire, des seigneurs qui, au surplus, avaient peu de raisons
d’aimer leur suzerain théorique, Harren le Noir.
Aegon Targaryen dressa rapidement une palissade de rondins et de terre
autour de la plus haute des trois collines, et il envoya ses sœurs s’assurer de
la capitulation des châteaux les plus proches. Rosby se rendit sans combat
devant Rhaenys et Meraxès aux yeux d’or. À Castelfoyer, quelques
arbalétriers lâchèrent des carreaux contre Visenya, jusqu’à ce que la flamme
de Vhagar embrase les toits du donjon. Alors, ils se rendirent aussi.
La première véritable mise à l’épreuve du Conquérant vint de lord
Sombrelyn de Sombreval et de lord Mouton de Viergétang, qui joignirent
leur puissance pour marcher vers le sud avec trois mille hommes et rejeter
les envahisseurs à la mer. Aegon dépêcha Orys Baratheon pour les attaquer
en route, tandis qu’il fondait sur eux par en haut avec la Terreur Noire. Les
deux seigneurs périrent dans le combat inégal qui s’ensuivit. Le fils de
Sombrelyn et le frère de Mouton rendirent en conséquence leurs châteaux et
jurèrent leurs épées à la maison Targaryen. À cette époque, Sombreval était
le port ouestrien principal sur le détroit et il avait crû et prospéré grâce au
commerce qui transitait par sa rade. Visenya Targaryen ne permit pas la
mise à sac de la ville, mais elle n’hésita pas à s’en arroger les richesses,
engraissant considérablement les coffres des Conquérants.
Le moment serait peut-être approprié d’évoquer les différences de
caractères entre Aegon et ses reines et sœurs.
Visenya, aînée des trois enfants, était une guerrière autant qu’Aegon lui-
même, aussi à l’aise sous la maille que sous la soie. Elle portait la longue
épée valyrienne Noire Sœur et la maniait avec dextérité, s’étant exercée
durant leur enfance aux côtés de son frère. Bien que dotée de la chevelure
d’or et d’argent et des yeux mauves de Valyria, sa beauté était grave et
austère. Même ceux qui l’aimaient le plus trouvaient Visenya sévère,
sérieuse, implacable ; certains prétendaient qu’elle jouait avec les poisons et
se mêlait de noires sorcelleries.
Rhaenys, la plus jeune des trois Targaryen, était tout ce que sa sœur
n’était point : mutine, curieuse, impulsive, en proie parfois à des idées
folles. Nullement guerrière véritable, Rhaenys aimait la musique, la danse
et la poésie, et soutenait maints chanteurs, baladins et marionnettistes. On
disait toutefois qu’elle passait plus de temps à dos de dragon que son frère
et sa sœur combinés car, par-dessus tout, elle adorait voler. On l’a un jour
entendue dire qu’avant de mourir elle voulait franchir les mers du
Crépuscule sur Meraxès pour voir ce qui s’étendait sur ses côtes
occidentales. Si nul ne mettait en doute la fidélité de Visenya envers son
frère-époux, Rhaenys s’entourait de beaux damoiseaux et (se murmurait-il)
en accueillait même certains dans sa chambre, les nuits où son frère
rejoignait sa sœur aînée. Cependant, en dépit de ces rumeurs, les
observateurs ne pouvaient éviter de remarquer qu’Aegon passait dix nuits
avec Rhaenys pour chacune de celles qu’il consacrait à Visenya.
Aegon Targaryen lui-même, chose étrange, était autant une énigme pour
ses contemporains que pour nous. Armé de la lame d’acier valyrien
Feunoyr, on le comptait au nombre des grands guerriers de son temps ;
toutefois, il ne prenait nul plaisir à ses prouesses aux armes et ne
chevauchait jamais dans les tournois ou les mêlées. Sa monture était
Balerion la Terreur Noire, mais il ne volait que pour la bataille ou pour se
déplacer rapidement sur terre ou sur mer. Son impérieuse prestance attirait
les hommes sous ses bannières, et pourtant il n’avait aucun ami proche,
hormis Orys Baratheon, le compagnon de sa jeunesse. Aegon plaisait aux
femmes, mais toujours il resta fidèle à ses sœurs. Devenu roi, il plaçait une
grande confiance en son conseil restreint et en ses sœurs, leur laissant une
large part du gouvernement du royaume au jour le jour… n’hésitant
cependant pas à prendre le contrôle quand il le trouvait nécessaire. Bien
qu’il traitât avec dureté les rebelles et les traîtres, il tendait la main aux
anciens ennemis qui ployaient le genou.
Il en fit pour la première fois démonstration à la bataille de Fort-Aegon,
la grossière forteresse en bois et en terre qu’il avait dressée au sommet de
ce qui serait désormais et à jamais connu sous le nom de grande colline
d’Aegon. Ayant pris une douzaine de châteaux et garanti l’embouchure de
la Néra sur les deux berges du fleuve, il ordonna aux seigneurs qu’il avait
défaits de venir à lui. Là, ils déposèrent leurs épées à ses pieds et Aegon les
fit se relever et les confirma en leurs terres et leurs titres. À ses plus anciens
partisans il accorda de nouveaux honneurs. Daemon Velaryon, sire des
Marées, devint maître des navires, à la tête de la flotte royale. Triston
Massey, sire de Danse-des-Pierres, fut nommé maître des lois, Crispian
Celtigar Grand Argentier. Et il proclama Orys Baratheon « mon bouclier,
mon défenseur, ma robuste main droite ». Ainsi les mestres voient-ils en
Baratheon la première Main du Roi.
Les bannières héraldiques étaient de tradition depuis longtemps parmi les
seigneurs de Westeros, mais jamais jusque-là chez les seigneurs dragons de
Valyria. Lorsque les chevaliers d’Aegon déployèrent son vaste étendard de
bataille en soie, avec un dragon rouge à trois têtes crachant le feu sur champ
noir, les seigneurs virent en cela un signe qu’il était désormais des leurs, un
grand roi digne de Westeros. Quand la reine Visenya plaça sur la tête de son
frère un diadème en acier valyrien incrusté de rubis, et que la reine Rhaenys
le salua du nom de : « Aegon, premier du nom, roi de tout Westeros et
Bouclier de son peuple », les dragons rugirent et seigneurs et chevaliers
l’acclamèrent… mais ce furent le petit peuple, les pêcheurs, les travailleurs
des champs et les commères, qui crièrent le plus fort.
Cependant, les sept rois qu’Aegon le Dragon avait l’intention de
découronner n’acclamaient pas. À Harrenhal et Accalmie, Harren le Noir et
Argilac l’Arrogant avaient déjà convoqué leurs bannières. À l’Ouest, le roi
Mern du Bief suivait à cheval vers le nord la route de l’océan afin de
rencontrer à Castral Roc le roi Loren de la maison Lannister. La princesse
de Dorne dépêcha un corbeau à Peyredragon, proposant à Aegon une union
contre Argilac, roi de l’Orage… mais en tant qu’égale et alliée, non comme
sujet. Une autre offre d’alliance émana de l’enfant-roi des Eyrié, Ronnel
Arryn, dont la mère revendiquait toutes les terres à l’est de la Verfurque
dans le Trident en échange du soutien du Val contre Harren le Noir. Et
même dans le Nord, le roi Torrhen Stark de Winterfell siégea tard dans la
nuit pour discuter de la façon dont il convenait d’agir avec ce soi-disant
Conquérant. Tout le royaume attendit avec anxiété de voir où Aegon irait
ensuite.
Quelques jours après son couronnement, les armées d’Aegon se remirent
en marche. La plus grosse part de son ost traversa la Néra, se dirigea au sud
vers Accalmie sous le commandement d’Orys Baratheon. La reine Rhaenys
l’accompagnait, chevauchant Meraxès, aux yeux d’or et aux écailles
d’argent. La flotte Targaryen, sous Daemon Velaryon, quitta la baie de la
Néra et obliqua vers le nord, vers Goëville et le Val. Avec eux venaient la
reine Visenya et Vhagar. Le roi lui-même marchait vers le nord-ouest, à
destination de l’Œildieu et d’Harrenhal, la gigantesque forteresse qui était
l’orgueil et l’obsession du roi Harren le Noir.
Les trois offensives Targaryen rencontrèrent une farouche opposition. Les
seigneurs Errol, Fell et Buckler, bannerets d’Accalmie, surprirent les
éléments avancés de l’ost d’Orys Baratheon alors qu’ils franchissaient la
Wend, fauchant plus d’un millier d’hommes avant de se fondre de nouveau
parmi les arbres. Une flotte Arryn assemblée à la hâte, augmentée d’une
douzaine de vaisseaux de guerre braaviens, rencontra et défit la flotte
Targaryen dans les eaux au large de Goëville. Parmi les morts figurait le
lord Amiral d’Aegon, Daemon Velaryon. Aegon lui-même fut attaqué sur la
côte sud de l’Œildieu, non pas une, mais deux fois. La bataille des Roseaux
fut une victoire Targaryen, mais il subit de lourdes pertes aux Saules
Éplorés quand deux des fils du roi Harren traversèrent le lac en snekkars
aux rames assourdies et s’abattirent sur leur arrière-garde.
En fin de compte, pourtant, les ennemis d’Aegon n’avaient rien à opposer
à ses dragons. Les hommes du Val envoyèrent par le fond un tiers de
navires Targaryen et en capturèrent pratiquement autant, mais lorsque la
reine Visenya fondit du ciel sur eux, ce furent leurs vaisseaux qui
s’embrasèrent. Les seigneurs Errol, Fell et Buckler se tapirent dans leurs
forêts jusqu’à ce que la reine Rhaenys lâche Meraxès et qu’une muraille de
feu balaie les bois, changeant les arbres en torches. Et les vainqueurs des
Saules Éplorés, rentrant à Harrenhal en traversant le lac, se trouvèrent fort
dépourvus quand Balerion fondit sur eux du ciel matinal. Les snekkars
d’Harren flambèrent. Ainsi que les fils d’Harren.
Les ennemis d’Aegon se virent eux aussi affligés d’autres adversaires.
Alors qu’Argilac l’Arrogant réunissait à Accalmie ses épées, des pirates des
Degrés de Pierre descendirent sur les côtes du cap de l’Ire pour profiter de
leur absence, et des expéditions dorniennes débordèrent des montagnes
Rouges pour déferler sur les marches. Dans le Val, le jeune roi Ronnel dut
compter avec une rébellion aux Trois Sœurs, où les Sœurois, renonçant à
toute allégeance aux Eyrié, proclamèrent reine lady Marla Sunderland.
Tout ceci néanmoins n’était que contrariétés mineures en comparaison de
ce qu’il advint à Harren le Noir. Bien que la maison Chenu régnât sur le
Conflans depuis trois générations, les hommes du Trident n’avaient aucune
affection pour leurs suzerains fer-nés. Harren le Noir avait causé la perte de
milliers d’hommes pour construire son grand château d’Harrenhal, pillant le
Conflans pour ses matériaux et, par sa soif d’or, réduisant à la mendicité
seigneurs et petit peuple pareillement. Aussi le Conflans se souleva-t-il
contre lui, mené par lord Edmyn Tully de Vivesaigues. Appelé à défendre
Harrenhal, Tully préféra se déclarer pour la maison Targaryen, hisser sur
son château la bannière au dragon et chevaucher avec ses chevaliers et ses
archers pour unir ses forces à celles d’Aegon. Sa révolte donna du cœur aux
autres seigneurs du Conflans. Un par un, les seigneurs du Trident rejetèrent
Harren et prirent le parti d’Aegon le Dragon. Nerbosc, Mallister, Vance,
Bracken, Piper, Frey, Fort… convoquant leurs armées, ils descendirent sur
Harrenhal.
Subitement réduit à l’infériorité numérique, le roi Harren le Noir se
réfugia dans sa forteresse réputée inexpugnable. Harrenhal, le plus grand
château jamais dressé à Westeros, s’enorgueillissait de cinq tours
gigantesques, d’une source inépuisable d’eau douce, d’immenses caves
souterraines bien approvisionnées et de remparts massifs en pierre noire,
plus hauts que n’importe quelle échelle, et trop épais pour être brisés par un
bélier ou fracassés par un trébuchet. Harren barricada ses portes et s’installa
avec ses fils et partisans survivants pour soutenir un siège.
Aegon de Peyredragon était d’un avis différent. Une fois qu’il eut associé
ses forces à celles d’Edmyn Tully et des autres seigneurs du Conflans pour
encercler le château, il envoya aux portes un mestre, sous une bannière de
paix, afin de parlementer. Harren vint à sa rencontre ; un homme vieux et
grisonnant, et cependant toujours farouche dans son armure noire. Chaque
roi avait sur les lieux son porte-bannière et son mestre, si bien qu’on se
souvient des paroles qu’ils échangèrent.
« Rends-toi à présent, commença Aegon, et tu pourras rester sire des îles
de Fer. Rends-toi à présent, et tes fils vivront pour régner après toi. J’ai huit
mille hommes devant tes murs.
— Je n’ai cure de ce qui se trouve devant mes murs, répondit Harren. Ces
murailles sont robustes et épaisses.
— Mais pas assez hautes pour tenir les dragons en respect. Les dragons
volent.
— J’ai bâti en pierre, riposta Harren. La pierre ne brûle pas. »
À quoi Aegon répliqua : « Quand le soleil se couchera, ta lignée prendra
fin. »
On dit qu’à ces mots Harren cracha et regagna son château. Une fois à
l’intérieur, il envoya tous ses hommes sur les parapets, armés de piques,
d’arcs et d’arbalètes, promettant terres et richesses à celui d’entre eux qui
réussirait à abattre le dragon. « Si j’avais une fille, le tueur de dragon
pourrait également en avoir la main, proclama Harren le Noir. En lieu de
quoi, je lui donnerai une des filles de Tully, ou toutes les trois s’il le veut. Il
pourra aussi choisir une des engeances de Nerbosc ou de Fort, ou n’importe
quelle fille née de ces traîtres du Trident, ces sires de la boue jaune. » Puis
Harren le Noir se retira en son donjon, entouré des gardes de sa maison,
pour souper avec les fils qui lui restaient.
Quand s’effacèrent les dernières lueurs du soleil, les hommes d’Harren le
Noir scrutèrent l’obscurité qui montait, serrant leurs piques et leurs
arbalètes. Lorsque aucun dragon ne parut, certains purent croire que les
menaces d’Aegon avaient été vides. Mais Aegon Targaryen mena Balerion
haut, à travers les nuages, toujours plus haut jusqu’à ce que le dragon,
contre la lune, ne soit pas plus gros qu’une mouche. Ce n’est qu’alors qu’il
descendit, bien à l’intérieur de l’enceinte du château. Sur des ailes noires
comme la poix, Balerion plongea à travers la nuit et, quand les hautes tours
de Harrenhal apparurent au-dessous de lui, le dragon rugit de fureur et les
baigna de son feu noir, traversé de volutes rouges.
La pierre ne brûle pas, s’était vanté Harren ; mais son château n’était pas
bâti de pierre seule. Le bois et la laine, le chanvre et la paille, le pain et le
bœuf salé, le grain, tout cela s’embrasa. Et les Fer-nés d’Harren non plus
n’étaient pas faits de pierre. Fumants, hurlants, emmaillotés de flammes, ils
galopèrent dans les cours et dégringolèrent des chemins de ronde pour périr
sur le sol en contrebas. Et la pierre elle-même, quand un feu est assez
brûlant, se fend et fond. Les seigneurs du Conflans sous les remparts du
château racontèrent plus tard que les tours d’Harrenhal luisaient rouges
contre la nuit, comme cinq immenses chandelles… et comme des
chandelles, qu’elles commencèrent à se tordre et à fondre, tandis que
s’épanchaient le long de leurs flancs des coulées de roche en fusion.
Harren et ses derniers fils périrent dans les incendies qui engloutirent
cette nuit-là sa monstrueuse forteresse. Avec lui disparut la maison Chenu,
de même que l’emprise des îles de Fer sur le Conflans. Le lendemain, face
aux ruines fumantes d’Harrenhal, le roi Aegon accepta un serment de féauté
d’Edmyn Tully, sire de Vivesaigues, qu’il nomma seigneur suzerain du
Trident. Les autres seigneurs du Conflans prêtèrent également hommage ; à
Aegon comme roi, et à Edmyn Tully comme suzerain. Quand les cendres
eurent suffisamment refroidi pour permettre aux hommes d’entrer sans
danger dans la forteresse, les épées de ceux qui étaient tombés, pour
beaucoup brisées, fondues ou tordues en rubans de fer par le feu du dragon,
furent ramassées et renvoyées par chariots à Fort-Aegon.
Au sud-est, les bannerets du roi de l’Orage se révélèrent
considérablement plus loyaux que ceux du roi Harren. Argilac l’Arrogant
réunit autour de lui à Accalmie un grand ost. Le siège des Durrandon était
une puissante forteresse, son immense mur d’enceinte plus épais encore que
les remparts d’Harrenhal. Elle aussi était considérée comme invulnérable
aux assauts. La nouvelle de la fin du roi Harren ne tarda pas toutefois à
venir aux oreilles de son vieil ennemi, le roi Argilac. Les lords Fell et
Buckler, se repliant face à l’ost qui approchait (lord Errol avait été tué), lui
avaient appris la présence de la reine Rhaenys et de son dragon. Le vieux
roi guerrier rugit qu’il n’avait nulle intention de périr ainsi qu’Harren l’avait
fait, rôti dans son propre château, comme un cochon de lait avec une
pomme dans sa bouche. N’étant point étranger au combat, il déciderait lui-
même de son sort, l’épée à la main. Ainsi Argilac l’Arrogant sortit-il une
dernière fois d’Accalmie, pour affronter ses ennemis sur le champ de
bataille.
L’approche du roi de l’Orage ne surprit nullement Orys Baratheon et ses
hommes ; la reine Rhaenys, en vol sur Meraxès, avait assisté au départ
d’Argilac d’Accalmie et put fournir à la Main un compte rendu complet des
effectifs et des mouvements de l’ennemi. Orys adopta une position forte sur
les collines au sud des Bronzes et s’y campa, avec l’avantage de la hauteur,
pour attendre l’arrivée des Orageois.
Quand les armées s’entrechoquèrent, les terres de l’Orage firent honneur
à leur nom. Une pluie soutenue se mit à tomber ce matin-là ; et à midi, elle
s’était changée en bourrasque hurlante. Les seigneurs bannerets du roi
Argilac le pressèrent de différer son attaque jusqu’au lendemain, dans
l’espoir que la pluie passerait, mais le roi de l’Orage avait presque deux fois
plus d’hommes que le Conquérant, et presque quatre fois plus de chevaliers
et de cavalerie lourde. La vue des bannières Targaryen claquant détrempées
au-dessus de ses propres collines le faisait enrager et le vieux guerrier
endurci au combat ne manqua pas de noter que la pluie soufflait du sud, au
visage des forces Targaryen sur leurs collines. Aussi Argilac l’Arrogant
donna-t-il l’ordre d’attaquer, et commença ce que l’histoire connaît sous le
nom de bataille du Dernier Orage.
Les combats se prolongèrent fort avant dans la nuit ; une affaire
sanglante, et bien moins inégale que la conquête d’Harrenhal par Aegon. À
trois reprises Argilac l’Arrogant mena ses cavaliers contre les positions
Baratheon, mais les pentes étaient raides et les pluies avaient détrempé le
sol, si bien que les palefrois s’évertuaient et s’enlisaient et que les charges
perdaient toute unité et tout élan. Les Orageois eurent plus de succès en
envoyant leurs piquiers gravir les collines à pied. Aveuglés par la pluie, les
envahisseurs ne les virent pas monter avant qu’il ne soit trop tard, et les
cordes d’arc humides des archers rendaient leurs armes inutiles. Une colline
céda, puis une autre, et la quatrième et dernière charge du roi de l’Orage et
de ses cavaliers perça le centre des Baratheon… pour tomber sur la reine
Rhaenys et Meraxès. Même au sol, le dragon se révéla formidable. Dickon
Morrigen et le Bâtard de Havrenoir, qui commandaient l’avant-garde, furent
engloutis par le feu-dragon, ainsi que les chevaliers de la garde personnelle
du roi Argilac. Les palefrois paniquèrent et fuirent, terrorisés, percutant les
cavaliers qui les suivaient et transformant la charge en débâcle. Le roi de
l’Orage lui-même fut jeté à bas de sa selle.
Et cependant, Argilac continua à se battre. Quand Orys Baratheon
descendit la colline boueuse avec ses hommes, il trouva le vieux roi qui
tenait en respect une douzaine d’hommes, avec autant de cadavres à ses
pieds. « Écartez-vous », ordonna Baratheon. Il mit pied à terre, afin de
rencontrer le roi d’égal à égal et offrit au roi de l’Orage une dernière chance
de se rendre. Argilac préféra le maudire. Ainsi donc, ils se battirent, le
vieux roi guerrier avec son flot de cheveux blancs et la farouche Main
d’Aegon à la barbe noire. Chacun reçut de l’autre une blessure, a-t-on dit,
mais enfin le dernier des Durrandon vit son vœu exaucé, et il périt une épée
à la main et une imprécation aux lèvres. La mort de leur roi retira toute
vaillance aux Orageois et, tandis que se répandait la nouvelle de la chute
d’Argilac, ses seigneurs et chevaliers jetèrent leurs armes et s’enfuirent.
Plusieurs jours durant, on craignit qu’Accalmie ne subisse le sort
d’Harrenhal, car Argella, fille d’Argilac, barra ses portes devant l’approche
d’Orys Baratheon et de l’ost Targaryen et se déclara reine de l’Orage. Plutôt
que de ployer le genou, les défenseurs d’Accalmie mourraient jusqu’au
dernier, promit-elle quand la reine Rhaenys vola sur Meraxès à l’intérieur
du château pour parlementer. « Vous pouvez vous emparer de mon château,
mais vous n’y gagnerez que des os, du sang et des cendres », annonça-t-
elle… Toutefois, les soldats de la garnison se révélèrent moins empressés de
mourir. Cette nuit-là, ils déployèrent une bannière de paix, ouvrirent grand
la porte du château et livrèrent lady Argella bâillonnée et enchaînée nue au
camp d’Orys Baratheon.
On raconte que Baratheon de ses propres mains la délivra de ses chaînes,
l’enveloppa de sa cape, lui versa du vin et lui parla avec douceur, louant le
courage de son père et lui contant le récit de sa mort. Et ensuite, en
l’honneur du roi tombé, il adopta les armes et la devise des Durrandon. Le
cerf couronné devint son symbole, Accalmie son siège et lady Argella son
épouse.
Avec le Conflans autant que les terres de l’Orage désormais sous le
contrôle d’Aegon le Dragon et de ses alliés, les rois de Westeros restants
virent clairement que leur tour allait venir. À Winterfell, le roi Torrhen
convoqua ses bannerets ; à cause de l’immensité des distances dans le Nord,
il savait qu’assembler une armée prendrait du temps. La reine Sharra du
Val, régente pour son fils Ronnel, se réfugia aux Eyrié, veilla à ses défenses
et expédia une armée à la Porte Sanglante, voie d’entrée au Val d’Arryn.
Plus jeune, on avait chanté la reine Sharra, « la Fleur de la Montagne », la
plus belle pucelle de toutes les Sept Couronnes. Espérant peut-être fléchir
Aegon par sa beauté, elle lui envoya un portrait d’elle et s’offrit à l’épouser,
à condition qu’il désigne son fils Ronnel comme héritier. Quoique le
portrait fût enfin parvenu à Aegon Targaryen, on ignore s’il répondit jamais
à la proposition ; il avait déjà deux reines, et Sharra Arryn était désormais
une fleur fanée, de dix ans son aînée.
Cependant, les deux grands rois de l’Ouest, faisant cause commune,
avaient joint leurs armées dans l’intention d’en finir une fois pour toutes
avec Aegon. De Hautjardin venait Mern IX de la maison Jardinier, roi du
Bief, avec une troupe énorme. Sous les remparts de Boisdoré, siège de la
maison Rowan, il rejoignit Loren Ier Lannister, roi du Roc, à la tête de sa
propre armée venue des terres de l’Ouest. Ensemble, les deux souverains
commandaient le plus puissant ost jamais vu en Westeros, fort de cinquante-
cinq mille hommes, dont quelque six cents seigneurs grands et petits et plus
de cinq mille chevaliers. « Notre poing de fer », se rengorgea le roi Mern.
Ses quatre fils chevauchaient à ses côtés, et ses deux jeunes petits-fils le
servaient comme écuyers.
Les Deux Rois ne s’attardèrent guère à Boisdoré ; une force si grande
doit toujours avancer afin de ne point ravager le pays qui l’entoure pour se
nourrir. Les alliés se mirent aussitôt en marche au nord-nord-est, à travers
de hautes herbes et des champs de blé doré.
Averti de leur venue, Aegon, dans son camp près de l’Œildieu, réunit ses
forces et avança à la rencontre de ces nouveaux ennemis. Il commandait des
effectifs d’un cinquième de ceux des Deux Rois, dont une grande part
d’hommes liges des seigneurs du Conflans, dont la loyauté toute fraîche
envers la maison Targaryen n’avait pas encore été mise à l’épreuve. Mais
avec son armée plus petite, Aegon pouvait manœuvrer beaucoup plus vite
que l’ennemi. Au bourg de Pierremoûtier, ses deux reines le rejoignirent
avec leurs dragons – Rhaenys d’Accalmie, Visenya de la presqu’île de
Claquepince, où elle avait reçu des seigneurs locaux maints serments
empressés de féauté. Ensemble, les trois Targaryen suivirent du ciel la
traversée du cours supérieur de la Néra par l’armée d’Aegon, qui se hâtait
vers le sud.
Les deux armées se retrouvèrent face à face sur les vastes plaines au sud
de la Néra, près du lieu où courrait un jour la route de l’Or. Les Deux Rois
se réjouirent des rapports de leurs éclaireurs sur les effectifs et la disposition
des Targaryen. Ils avaient cinq hommes pour un d’Aegon, à ce qu’il
semblait, et la disparité s’accroissait encore pour les seigneurs et les
chevaliers. Le terrain, large et dégagé, tout d’herbe et de blé aussi loin que
portait le regard, était idéal pour la cavalerie lourde. Aegon Targaryen ne
contrôlait pas les hauteurs, au contraire d’Orys Baratheon au Dernier
Orage ; le sol était ferme, sans boue. Nulle pluie ne viendrait non plus les
gêner. La journée était sans nuage, quoique venteuse. Il n’avait pas plu
depuis plus d’une demi-lune.
Le roi Mern, menant au combat moitié plus d’effectifs que le roi Loren,
exigea donc l’honneur de commander le centre. À son fils et héritier,
Edmund, échut l’avant-garde. Le roi Loren et ses chevaliers composeraient
l’aile droite, lord du Rouvre la gauche. Faute d’obstacle naturel pour ancrer
la ligne Targaryen, les deux rois comptaient contourner Aegon par les flancs
puis le prendre à revers, tandis que leur « poing de fer », un grand biseau de
chevaliers en armure et de seigneurs, enfoncerait le centre d’Aegon.
Aegon Targaryen disposa ses hommes en un croissant grossier hérissé de
piques et d’épieux, les archers et arbalétriers juste derrière eux, et la
cavalerie légère sur chaque flanc. Il confia le commandement de son ost à
Jon Mouton, sire de Viergétang, un des premiers ennemis à s’être ralliés à
sa cause. Le roi lui-même avait décidé de combattre depuis le ciel, aux
côtés de ses reines. Il avait lui aussi noté l’absence de pluie ; l’herbe et le
grain qui entouraient les armées étaient hauts, mûrs pour la moisson… et
très secs.
Les Targaryen attendirent que les Deux Rois sonnent la trompe et
s’ébranlent sous une mer de bannières. Le roi Mern menait lui-même la
charge contre le centre, sur son étalon doré, son fils Gawen auprès de lui
avec son étendard, une grande main verte sur un champ blanc. Rugissant et
hurlant, soutenus par les trompes et les tambours, les Jardinier et les
Lannister se ruèrent sus à l’ennemi sous une pluie de flèches, balayant les
piquiers Targaryen, fracassant leurs rangs. Mais, déjà, Aegon et ses sœurs
avaient pris l’air.
Aegon survola sur Balerion les rangs de ses ennemis, à travers une nuée
de javelots, de pierres et de flèches, piquant maintes fois pour baigner de
flammes ses adversaires. Rhaenys et Visenya allumèrent des foyers sous le
vent de l’ennemi, et derrière lui. Herbes sèches et épis de blé s’embrasèrent
aussitôt. Le vent attisa les flammes et refoula la fumée au visage des rangs
des Deux Rois en marche. L’odeur du feu plongea les montures dans la
panique et, tandis que la fumée s’épaississait, chevaux et cavaliers se
trouvèrent pareillement aveuglés. Les rangs commencèrent à se disloquer
alors qu’autour d’eux s’élevaient des murs de flammes. Les hommes de
lord Mouton, en sécurité au vent du brasier, attendirent avec leurs arcs et
leurs piques, et réglèrent promptement le sort des brûlés et des torches
humaines qui sortaient en titubant de cet enfer.
On nomma par la suite cette bataille le Champ de Feu.
Plus de quatre mille hommes périrent dans les flammes. Mille autres par
l’épée, les piques et les flèches. Des dizaines de milliers y furent brûlés,
parfois si gravement qu’ils en resteraient marqués à vie. Le roi Mern IX
comptait parmi les morts, avec ses fils, petits-fils, frères, cousins et autres
parents. Un sien neveu survécut trois jours. Lorsqu’il trépassa des suites de
ses brûlures, la maison Jardinier disparut avec lui. Le roi Loren du Roc
survécut, en traversant à cheval un rideau de feu et de fumée jusqu’à la
sécurité, quand il vit la bataille perdue.
Les Targaryen perdirent moins de cent hommes. La reine Visenya reçut
une flèche à l’épaule, mais se rétablit bientôt. Tandis que les dragons se
repaissaient des morts, Aegon ordonna que les épées des tués soient
ramassées et envoyées en aval.
On captura Loren Lannister le lendemain. Le roi du Roc déposa aux
pieds d’Aegon son épée et sa couronne, ploya le genou et lui fit hommage.
Et Aegon, fidèle à sa promesse, releva son ennemi vaincu et le confirma
dans ses terres et sa suzeraineté, le nommant sire de Castral Roc et
gouverneur de l’Ouest. Les bannerets de lord Loren suivirent son exemple,
ainsi que maints seigneurs du Bief, ceux qui avaient survécu au feu-dragon.
Pourtant, la conquête de l’Ouest demeurait incomplète, aussi le roi
Aegon quitta-t-il ses sœurs pour marcher sans délai sur Hautjardin, espérant
obtenir sa reddition avant qu’un autre prétendant ne s’en empare pour son
propre compte. Il trouva le château aux mains de son intendant, Harlan
Tyrell, dont les ancêtres étaient depuis des siècles au service des Jardinier.
Tyrell remit les clés du château sans coup férir et jura soutien au roi
conquérant. En récompense, Aegon lui donna Hautjardin et tous ses
domaines, le nommant gouverneur du Sud et seigneur suzerain de la
Mander, avec autorité sur tous les anciens vassaux de la maison Jardinier.
Le roi Aegon comptait poursuivre sa marche vers le sud et obtenir la
soumission de Villevieille, La Treille et Dorne, mais alors qu’il était à
Hautjardin, la nouvelle d’un nouveau défi lui vint aux oreilles. Torrhen
Stark, roi du Nord, avait franchi le Neck pour entrer dans le Conflans,
menant une armée forte de trente mille Nordiens féroces. Aussitôt, Aegon
se porta à sa rencontre, filant au nord en avant-garde de son armée sur les
ailes de Balerion, la Terreur Noire. Il avertit également ses deux reines,
ainsi que tous les seigneurs et chevaliers qui avaient ployé le genou après
Harrenhal et le Champ de Feu.
Lorsque Torrhen Stark atteignit les berges du Trident, il trouva un ost une
fois et demie supérieur au sien, qui l’attendait au sud du fleuve. Les
hommes du Conflans, de l’Ouest, de l’Orage, du Bief… tous étaient venus.
Et au-dessus de leur camp, tournoyaient Balerion, Meraxès et Vhagar en
cercles toujours plus larges.
Les éclaireurs de Torrhen avaient vu les ruines d’Harrenhal, où des
braises ardentes couvaient encore sous les décombres. Le roi du Nord avait
aussi entendu plusieurs rapports sur le Champ de Feu. Il savait que le même
sort le menaçait s’il tentait de passer le fleuve en force. Nombre de ses
bannerets le pressaient d’attaquer quand même, assurant que la valeur
nordienne remporterait le combat. D’autres lui conseillaient de se replier sur
Moat Cailin et de résister là-bas, en territoire nordien. Le frère bâtard du
roi, Brandon Snow, s’offrit à passer seul le Trident sous le couvert de la
nuit, pour tuer les dragons dans leur sommeil.
Le roi Torrhen envoya effectivement Brandon Snow sur l’autre berge du
Trident. Mais avec trois mestres à ses côtés et non pour tuer, mais pour
négocier. Tout au long de la nuit, des messages circulèrent dans les deux
sens. Le lendemain matin, Torrhen Stark traversa le Trident à son tour. Là,
sur la rive sud, il s’agenouilla, déposa aux pieds d’Aegon l’antique
couronne des rois de l’Hiver, et jura d’être son féal. Il se releva sire de
Winterfell et gouverneur du Nord, mais plus roi. De ce jour, Torrhen Stark
reste dans le souvenir comme le Roi qui s’agenouilla… mais aucun Nordien
ne laissa ses os calcinés sur les bords du Trident et les épées qu’Aegon
collecta de lord Stark et de ses vassaux n’étaient ni tordues, ni fondues, ni
coudées.
Alors, Aegon Targaryen et ses reines se séparèrent. Aegon repartit vers le
sud, marchant sur Villevieille, tandis que ses deux sœurs enfourchaient
leurs dragons – Visenya pour le Val d’Arryn, et Rhaenys vers Lancehélion
et les déserts de Dorne.
Sharra Arryn avait renforcé les défenses de Goëville, placé un ost solide
à la Porte Sanglante et triplé la taille des garnisons de Pierre, Neige et Ciel,
les petites forteresses qui gardaient l’approche des Eyrié. Tout cela se révéla
vain contre Visenya Targaryen, qui les survola sur les ailes de cuir de
Vhagar et se posa dans la cour intérieure des Eyrié. Quand la régente du Val
sortit en toute hâte pour lui faire face, suivie d’une douzaine de gardes, elle
trouva Visenya avec Ronnel Arryn, assis sur son genou, qui contemplait le
dragon, émerveillé. « Maman, puis-je aller voler avec la dame ? » demanda
l’enfant-roi. Aucune menace ne fut exprimée, aucune parole de colère
prononcée. En fait, les deux reines se sourirent et échangèrent des
politesses. Puis lady Sharra envoya quérir les trois couronnes (son diadème
de régente, la petite couronne de son fils et la couronne au Faucon de la
Montagne et du Val que les rois Arryn portaient depuis mille ans) et les
remit à la reine Visenya, avec les épées de sa garnison. On a dit qu’ensuite
le petit roi avait volé trois fois autour de la Lance du Géant avant de se
poser, pour se découvrir petit seigneur. Ainsi Visenya Targaryen amena-t-
elle le Val d’Arryn dans le royaume de son frère.
Rhaenys Targaryen n’eut pas une conquête aussi facile. Un ost de
piquiers dorniens gardait la Passe-du-Prince, la porte des montagnes
Rouges, mais Rhaenys ne leur livra pas combat. Elle survola le col, les
sables rouges et blancs, fondit sur Le Voi pour exiger sa capitulation et
trouva le castel vide, abandonné. Dans la ville sous les remparts ne
demeuraient que des femmes, des enfants et des vieillards. Interrogés sur
leurs seigneurs, ils répétaient juste : « Partis ». Rhaenys descendit le fleuve
jusqu’à La Gracedieu, siège de la maison Allyrion : déserté lui aussi. Elle
poursuivit son vol. Au point où la Sang-vert rejoignait la mer, Rhaenys
aboutit à Bourg-Cabanes, où, par centaines, pontons, esquifs de pêche,
barges, péniches et épaves échouées cuisaient au soleil, liés par des
cordages, des chaînes et des planches en une ville flottante ; seuls quelques
vieillardes et de petits enfants apparurent pour l’épier en vol tandis que
Meraxès tournait.
Enfin, le vol de la reine la mena à Lancehélion, l’antique siège de la
maison Martell, où elle trouva la princesse de Dorne qui l’attendait dans son
château évacué. Meria Martell avait quatre-vingts ans, nous rapportent les
mestres, et en avait régné soixante sur les Dorniens. Elle était très grasse,
aveugle, presque chauve, la peau jaune et avachie. Argilac l’Arrogant
l’avait surnommée « le Crapaud jaune de Dorne », mais ni l’âge ni la cécité
n’avaient émoussé son intelligence.
« Je ne me battrai pas contre vous, annonça la princesse à Rhaenys, et je
ne ploierai pas non plus le genou. Dorne n’a pas de roi. Dites-le à votre
frère.
— Je le ferai, répondit Rhaenys, mais nous reviendrons, princesse. Et la
prochaine fois, ce sera avec feu et sang.
— C’est votre devise. La nôtre est : Insoumis, invaincus, intacts. Brûlez-
nous, madame… Jamais vous ne nous courberez, briserez ou nous ferez
nous incliner. Vous êtes à Dorne. On ne veut pas de vous, ici. Revenez à vos
risques et périls. »
Ainsi se séparèrent la reine et la princesse, et Dorne demeura invaincue.
À l’ouest, Aegon Targaryen fut reçu plus chaleureusement. Villevieille, la
plus grande ville de tout Westeros, était ceinte de remparts massifs et
gouvernée par les Hightower de la Grand-Tour, la plus vieille, la plus riche
et la plus puissante des nobles maisons du Bief. C’était aussi le centre de la
Foi. Là résidait le Grand Septon, Père des Fidèles, Voix des nouveaux dieux
sur la terre, qui commandait l’obéissance de millions de dévots de par les
royaumes (hormis au Nord, où les anciens dieux dominaient toujours), et les
lames de la Foi Militante, les Étoiles et les Épées, comme le peuple appelait
ses deux ordres combattants.
Mais lorsque Aegon Targaryen et son ost approchèrent de Villevieille, ils
trouvèrent les portes de la ville ouvertes, et lord Hightower en attente pour
présenter sa capitulation. En fait, lorsque les premiers échos du
débarquement d’Aegon étaient arrivés à Villevieille, le Grand Septon s’était
cloîtré sept jours et sept nuits dans le septuaire Étoilé, pour obtenir que les
dieux le guident. Il n’eut d’autre nourriture que du pain et de l’eau, dit-on,
et passa toutes ses heures de veille en prières, allant d’un autel à l’autre. Au
septième jour, l’Aïeule avait soulevé sa lanterne dorée et éclairé pour lui la
voie. Si Villevieille prenait les armes contre Aegon le Dragon, vit Sa
Sainteté Suprême, assurément la ville brûlerait, et la Grand-Tour, la
Citadelle et le septuaire Étoilé seraient jetés à bas et détruits.
Manfred Hightower, sire de Villevieille, était un seigneur prudent et
pieux. Un de ses plus jeunes fils servait dans les Fils du Guerrier, un autre
venait tout juste de prononcer ses vœux comme septon. Quand le Grand
Septon lui fit part de la vision impartie par l’Aïeule, lord Hightower décida
de ne pas s’opposer au Conquérant par la force des armes. Ce fut ainsi qu’à
Villevieille nul ne brûla au Champ de Feu, bien que les Hightower fussent
bannerets des Jardinier de Hautjardin. Ainsi de même que lord Manfred vint
à cheval accueillir Aegon le Dragon et lui remettre son épée, sa ville et son
serment. (Certains disent que lord Hightower offrit aussi la main de sa plus
jeune fille, qu’Aegon déclina poliment, pour ne point froisser ses deux
reines.)
Trois jours plus tard, dans le septuaire Étoilé, Sa Sainteté Suprême en
personne oignit Aegon avec les sept chrêmes, le couronna et le proclama
Aegon de la maison Targaryen, Premier du nom, roi des Andals, des
Rhoynars et des Premiers Hommes, seigneur des Sept Couronnes et
protecteur du Royaume. (« Sept Couronnes » fut la formule employée, bien
que Dorne ne fût pas soumise. Et ne le serait pas, pendant encore plus d’un
siècle.)
Seuls une poignée de seigneurs étaient présents au premier couronnement
d’Aegon à l’embouchure de la Néra, mais des centaines assistèrent au
second, et des dizaines de milliers l’acclamèrent ensuite dans les rues de
Villevieille tandis qu’il traversait la ville sur le dos de Balerion. Parmi ces
témoins du second couronnement d’Aegon, figuraient les mestres et
archimestres de la Citadelle. Peut-être pour cette raison, ce fut cette
cérémonie, plutôt que celle de Fort-Aegon au débarquement d’Aegon, qui
fut arrêtée comme le commencement du règne d’Aegon.
Ainsi les Sept Couronnes de Westeros furent-elles soudées en un seul
grand royaume, de par la volonté d’Aegon le Conquérant et de ses sœurs.
Beaucoup pensaient que le roi Aegon ferait de Villevieille son siège
royal, une fois les guerres achevées ; d’autres, qu’il régnerait depuis
Peyredragon, l’ancienne île citadelle de la maison Targaryen. Le roi les
surprit tous en proclamant son intention d’établir sa cour dans la ville
nouvelle qui se dressait déjà sous les trois collines à l’estuaire de la Néra, à
l’endroit où ses sœurs et lui avaient d’abord posé le pied sur le sol de
Westeros. On appellerait la nouvelle ville Port-Réal. De là, Aegon le
Dragon gouvernerait son royaume, donnant audience depuis un grand siège
de métal composé à partir des lames fondues, tordues, battues et brisées de
tous ses ennemis vaincus, un siège périlleux que le monde entier connaîtrait
vite comme le trône de fer de Westeros.
Le règne du Dragon
Les guerres du roi Aegon Ier

Le long règne du roi Aegon Ier Targaryen (1 apC- 37 apC), dans son
ensemble, fut pacifique… en particulier sur ses dernières années. Mais
avant la Paix du Dragon, ainsi que les mestres de la Citadelle dénommèrent
les deux dernières décennies de sa royauté, vinrent les guerres du Dragon,
dont la dernière fut un des plus cruels et sanglants conflits qui se livrèrent
jamais en Westeros.
Bien qu’on ait déclaré terminées les Guerres de Conquête lorsque Aegon
fut couronné et oint par le Grand Septon dans le septuaire Étoilé de
Villevieille, tout Westeros n’était pas soumis à sa domination.
Dans la Morsure, les seigneurs des Trois Sœurs avaient saisi l’occasion
du tumulte de la Conquête d’Aegon pour se déclarer nation libre et
couronner reine lady Marla de la maison Sunderland. Comme la plus
grande partie de la flotte Arryn avait été détruite au cours de la Conquête, le
roi ordonna à son gouverneur du Nord, Torrhen Stark de Winterfell, de
mettre un terme à la rébellion des Sœurois. Une armée nordienne quitta
Blancport sur une flotte louée de galères braaviennes, sous le
commandement de ser Warrick Manderly. La vue de ses voiles et la
soudaine apparition de la reine Visenya et de Vhagar dans les cieux au-
dessus de Sortonne ôta toute vaillance aux Sœurois ; ils déposèrent
promptement la reine Marla en faveur de son frère cadet. Steffon
Sunderland renouvela sa féauté aux Eyrié, ploya le genou devant la reine
Visenya et céda en otages de sa bonne conduite ses fils, dont un serait
adopté par les Manderly et l’autre par les Arryn. Sa sœur, la reine déposée,
fut exilée et emprisonnée. Au bout de cinq ans, on lui ôta la langue et elle
passa le restant de ses jours avec les sœurs du Silence, à s’occuper des
nobles défunts.
De l’autre côté de Westeros, les îles de Fer étaient plongées dans le
chaos. La maison Chenu avait gouverné les Fer-nés de longs siècles durant,
pour s’éteindre en une seule nuit quand Aegon avait déchaîné sur Harrenhal
les feux de Balerion. Bien qu’Harren le Noir et ses fils eussent péri dans ces
flammes, Qhorin Volmark de Harloi, dont la grand-mère avait été une sœur
cadette de l’aïeul d’Harren, se déclara héritier légitime « de la lignée
noire », et assuma la royauté.
Tous les Fer-nés n’acceptèrent pas cette revendication, cependant. Sur
Vieux Wyk, sous les ossements de Nagga, le Dragon des Mers, les prêtres
du dieu Noyé placèrent une couronne en bois flotté sur la tête d’un des
leurs, Lodos, le saint homme aux pieds nus, qui se proclamait fils vivant du
dieu Noyé et savait, dit-on, accomplir des miracles. D’autres prétendants se
levèrent sur Grand Wyk, Pyk et Orkmont et, pendant plus d’un an, leurs
partisans s’entrebattirent sur terre et sur mer. On raconte que les flots entre
les îles dégorgeaient tant de cadavres qu’attirés par le sang, des krakens
apparurent par centaines.
Aegon Targaryen mit un terme aux combats. Il fondit sur les îles en 2
apC, chevauchant Balerion. Avec lui arrivèrent les flottes de guerre de La
Treille, Hautjardin et Port-Lannis, et même quelques snekkars de l’Île-aux-
Ours dépêchés par Torrhen Stark. Les Fer-nés, leurs rangs clairsemés par un
an de guerre fratricide, opposèrent peu de résistance… En vérité, ils furent
nombreux à saluer l’arrivée des dragons. Le roi Aegon occit Qhorin
Volmark avec Feunoyr, mais permit à son fils en bas âge d’hériter des terres
et du château de son père. Sur Vieux Wyk, le prêtre-roi Lodos, prétendu fils
du dieu Noyé, demanda aux krakens des grands fonds d’émerger et de faire
sombrer les vaisseaux des envahisseurs. Comme cela tardait à se réaliser,
Lodos bourra ses robes de galets et entra dans la mer, « pour aller prendre
conseil auprès de mon père ». Des milliers le suivirent. Leurs cadavres
ballonnés, dévorés par les crabes, furent rejetés sur les côtes de Vieux Wyk
pendant des années.
Par la suite, la question se posa : qui devait régner pour le roi sur les îles
de Fer ? Il fut suggéré de rendre les Fer-nés vassaux des Tully de
Vivesaigues ou des Lannister de Castral Roc. Certains insistèrent même
pour qu’on les confie à Winterfell. Aegon écouta les arguments de chacun,
mais décida finalement qu’il permettrait aux Fer-nés de choisir leur propre
seigneur suzerain. Sans surprise pour personne, ils élurent l’un des leurs :
Vickon Greyjoy, lord Ravage de Pyk. Lord Vickon fit hommage au roi
Aegon, et le Dragon s’en fut avec ses flottes.
Toutefois, l’autorité de Greyjoy s’étendait uniquement sur les îles de Fer ;
il renonçait à toute revendication sur les terres dont la maison Chenu s’était
emparée sur le continent. Aegon accorda le château en ruine d’Harrenhal et
ses domaines à ser Quenton Qoherys, son maître d’armes à Peyredragon,
mais exigea de lui qu’il accepte pour suzerain lord Edmyn Tully de
Vivesaigues. Le tout nouveau lord Quenton avait deux fils robustes et un
petit-fils potelé pour assurer sa succession, mais, comme sa première
épouse avait été emportée trois ans plus tôt par la fièvre mouchetée, il
accepta au surplus de prendre pour femme une des filles de lord Tully.
Avec la soumission des Trois Sœurs et des îles de Fer, la totalité de
Westeros au sud du Mur était désormais gouvernée par Aegon Targaryen, à
la seule exception de Dorne. Ainsi fut-ce vers Dorne que le Dragon tourna
ensuite son attention. Aegon tenta d’abord de se gagner les Dorniens par les
paroles, dépêchant à Lancehélion une délégation de grands seigneurs, de
mestres et de septons pour traiter avec la princesse Meria Martell, celle
qu’on appelait le Crapaud jaune de Dorne, et la convaincre des avantages
d’unir leurs deux royaumes. Leurs négociations se poursuivirent pendant la
plus grande partie d’une année, sans aboutir à rien.
Le début de la première guerre Dornienne est en général fixé en 4, lors du
retour de Rhaenys Targaryen à Dorne. Cette fois-ci, elle venait avec feu et
sang, exactement comme elle en avait formulé la menace. Chevauchant
Meraxès, la reine descendit d’un clair ciel bleu pour incendier Bourg-
Cabanes, les flammes bondissant de navire en navire jusqu’à ce que toute
l’embouchure de la Sang-vert soit engorgée de débris flottants, et qu’on
puisse en voir la colonne de fumée jusqu’à Lancehélion. Les habitants de la
ville flottante se réfugièrent dans le fleuve pour échapper aux flammes, si
bien qu’il en périt moins d’une centaine durant l’attaque, et la plupart de
ceux-là par noyade plutôt que par le feu-dragon. Mais un premier sang avait
été versé.
Ailleurs, Orys Baratheon entrait par les Osseux un millier de chevaliers
triés sur le volet, tandis qu’Aegon lui-même s’engageait dans la Passe-du-
Prince à la tête d’une armée forte de trente mille hommes, menée par près
de deux mille chevaliers et trois cents seigneurs et bannerets. On entendit
lord Harlan Tyrell, le Gouverneur du Sud, dire qu’ils avaient plus qu’assez
de puissance pour écraser toute armée dornienne qui essaierait de leur tenir
tête, même sans Aegon et Balerion.
Sans doute avait-il raison en cela, mais la chose ne fut jamais prouvée,
car jamais les Dorniens ne cherchèrent le combat. En vérité, ils se retirèrent
devant l’ost du roi Aegon, brûlant sur pied leurs récoltes et empoisonnant
tous les puits. Les envahisseurs trouvèrent les tours de guet dorniennes des
montagnes Rouges désarmées et abandonnées. Dans les cols d’altitude,
l’avant-garde d’Aegon vit son avancée bloquée par une muraille de
carcasses de moutons, tondues de toute leur laine et trop gâtées pour qu’on
puisse les manger. L’armée du roi arrivait déjà à épuisement de ses vivres et
de son fourrage le temps qu’elle émerge de la Passe-du-Prince pour
affronter les sables de Dorne. Là, Aegon divisa ses forces, envoyant lord
Tyrell au sud contre Uthor Uller, sire de Denfert, tandis que lui-même se
tournait vers l’Est, afin d’assiéger lord Poulet en sa forteresse des
montagnes, Touche-au-Ciel.
C’était la seconde année d’automne, et l’hiver, croyait-on, était tout
proche. En cette saison, espéraient les envahisseurs, la chaleur des déserts
serait moindre, l’eau plus abondante. Mais le soleil dornien se révéla
implacable tandis que lord Tyrell faisait route vers Denfert. Par une telle
chaleur, les hommes boivent davantage, et chaque point d’eau, chaque oasis
sur le chemin de l’armée avaient été empoisonnés. Les chevaux
commencèrent à crever, plus nombreux chaque jour, suivis par leurs
cavaliers. Les fiers chevaliers abandonnèrent leurs bannières, leurs écus, et
jusqu’à leur armure. Lord Tyrell perdit contre les sables de Dorne un quart
de ses hommes et presque tous ses chevaux, et quand enfin il atteignit
Denfert, il trouva la place désertée.
L’offensive d’Orys Baratheon ne connut pas un sort tellement plus
heureux. Ses chevaux s’évertuèrent sur les flancs rocheux des étroites
passes en lacet, mais un bon nombre regimba de façon définitive en
atteignant les zones les plus escarpées de la route, où les Dorniens avaient
taillé des marches dans la montagne. Un déluge de quartiers de roc s’abattit
sur les chevaliers de la Main, l’œuvre de défenseurs que les Orageois ne
virent jamais. À l’endroit où les Osseux enjambaient la rivière Wyl, alors
que la colonne passait un pont, des archers dorniens apparurent subitement
et les flèches plurent par milliers. Quand lord Orys ordonna à ses troupes de
se replier, une massive avalanche de rochers lui coupa toute retraite. Sans
possibilité d’avancer ni de reculer, les Orageois furent exécutés comme des
pourceaux en leur enclos. On épargna Orys Baratheon lui-même, ainsi
qu’une douzaine d’autres seigneurs dont on jugea qu’ils vaudraient une
rançon, mais ils se retrouvèrent prisonniers du Wyl de Wyl, le sauvage
seigneur des montagnes qu’on appelait l’Amant des Veuves.
Le roi Aegon rencontra plus de réussite, pour sa part. Marchant vers l’est
à travers les premiers contreforts, où le ruissellement d’altitude fournissait
de l’eau et où les vallées abondaient en gibier, il prit d’assaut le château de
Touche-au-Ciel et remporta Ferrugyer après un court siège. Le sire du Tor
avait récemment expiré, et son intendant capitula sans combattre. Plus loin
à l’est, lord Toland de Spectremont délégua son champion pour défier le roi
en combat singulier. Aegon y consentit et occit l’homme, pour s’apercevoir
seulement ensuite que ce n’était pas le champion du seigneur, mais son fou.
Lord Toland, pour sa part, était parti.
Ainsi que l’avait fait Meria Martell, princesse de Dorne, quand le roi
Aegon descendit avec Balerion sur Lancehélion, pour découvrir que sa sœur
Rhaenys y était arrivée avant lui. Après avoir incendié Bourg-Cabanes, elle
s’était emparée de Boycitre, de Bois-moucheté et d’Ordes-Eaux, acceptant
l’hommage de vieilles et d’enfants, mais sans trouver nulle part d’ennemi
véritable. Même la ville ombreuse à l’extérieur des remparts de Lancehélion
était à demi abandonnée, et aucun de ceux qui restaient ne voulait
reconnaître qu’il savait quoi que ce soit sur les cachettes des seigneurs et de
la princesse de Dorne. « Le Crapaud jaune s’est fondu dans les sables »,
résuma la reine Rhaenys au roi Aegon.
Aegon répondit par une proclamation de victoire. Dans la grand-salle de
Lancehélion, il réunit tout ce qu’il subsistait de dignitaires et leur annonça
que Dorne faisait désormais partie du royaume, qu’ils seraient dorénavant
ses léaux sujets, que leurs anciens seigneurs étaient des rebelles et des hors-
la-loi. On offrit des récompenses pour leur tête, en particulier celle du
Crapaud jaune, la princesse Meria Martell. Lord Jon Rosby fut nommé
gouverneur de Lancehélion et des Sables, afin de régner sur Dorne au nom
du roi. On nomma des intendants et des gouverneurs militaires pour tous les
autres territoires et châteaux que le Conquérant avait pris. Puis le roi Aegon
et son ost repartirent par où ils étaient venus, à l’ouest en suivant les
contreforts de la montagne et par la Passe-du-Prince.
À peine étaient-ils arrivés à Port-Réal que, derrière eux, Dorne entra en
éruption. Des piquiers dorniens surgirent de nulle part, comme des fleurs du
désert après la pluie. Touche-au-Ciel, Ferrugyer, le Tor et Spectremont
furent tous repris en moins d’une demi-lune, leurs garnisons royales passées
au fil de l’épée. On ne laissa expirer les gouverneurs et intendants d’Aegon
qu’après de longues souffrances. On dit que les seigneurs dorniens avaient
parié entre eux pour savoir qui garderait le plus longtemps ses captifs
vivants tout en les démembrant. Lord Rosby, gouverneur de Lancehélion et
des Sables, connut une fin plus douce que la plupart. Après l’assaut général
des Dorniens surgis de la ville ombreuse pour reprendre le château, il se
retrouva pieds et poings liés, fut traîné au sommet de la Tour Lance et jeté
d’une fenêtre par nulle autre que la vieille princesse Meria en personne.
Bientôt ne demeurèrent plus que lord Tyrell et son ost. Le roi Aegon avait
laissé Tyrell derrière lui, en partant. La position de Denfert, une forteresse
sur la rivière Soufre, était jugée idéale pour mater toute révolte. Mais la
rivière était sulfureuse, et les poissons qu’on y pêchait rendirent les
Hautjardiniens malades. La maison Qorgyle du Grès n’avait jamais rendu
les armes, et les piquiers de Qorgyle abattaient les expéditions de
ravitaillement et les patrouilles de Tyrell chaque fois qu’elles s’aventuraient
trop loin à l’ouest. Les Vaith du Voi agissaient de même à l’est. Lorsque la
nouvelle de la défenestration de Lancehélion parvint à Denfert, lord Tyrell
réunit les forces qui lui restaient et se mit en route à travers les sables. Son
intention proclamée était de capturer Le Voi, de remonter vers l’est en
suivant la rivière, de reprendre Lancehélion et la ville ombreuse et de
châtier les assassins de lord Rosby. Mais, quelque part à l’est de Denfert,
entre les dunes rouges, Tyrell et toute son armée disparurent. On n’en revit
jamais aucun.
Aegon Targaryen n’était pas homme à accepter la défaite. La guerre allait
encore se traîner sept ans, mais après 6 les combats dégénérèrent en une
interminable et sanglante succession d’atrocités, de raids et de représailles,
brisée par de longues périodes d’inactivité, une douzaine de courtes trêves
et de nombreux meurtres et assassinats.
En 7, Orys Baratheon et les autres seigneurs qui avaient été faits
prisonniers aux Osseux furent restitués à Port-Réal contre rançon : leur
poids en or. Mais on découvrit au retour que l’Amant des Veuves leur avait
à chacun tranché la main d’épée, afin qu’ils ne puissent plus jamais lever
d’arme contre Dorne. En représailles, le roi Aegon en personne piqua avec
Balerion sur les forteresses montagnardes des Wyl et réduisit une demi-
douzaine de leurs forts et tours de guet en masses de roche en fusion. Les
Wyl se réfugièrent dans des grottes et des tunnels sous leurs montagnes,
toutefois, et l’Amant des Veuves vécut encore une vingtaine d’années.
En 8, année très sèche, des pillards dorniens traversèrent la mer de Dorne
sur des vaisseaux fournis par un roi pirate venu des Degrés de Pierre, pour
attaquer une demi-douzaine de villes et de bourgs le long de la côte sud du
cap de l’Ire, et allumer des incendies qui se propagèrent à travers la moitié
de Bois-la-Pluie. « Feu pour feu », aurait dit la princesse Meria.
Ce n’était pas une action que les Targaryen laisseraient passer sans
riposte. Plus tard cette même année, Visenya Targaryen apparut dans les
cieux de Dorne, et les flammes de Vhagar furent lâchées contre
Lancehélion, Boycitre, Spectremont et le Tor.
En 9, Visenya revint, cette fois-ci avec Aegon lui-même volant à ses
côtés, et Grès, Le Voi et Denfert s’embrasèrent.
La réplique dornienne arriva l’année suivante, lorsque lord Poulet mena
une armée par la Passe-du-Prince et dans le Bief, avançant si rapidement
qu’il réussit à incendier une douzaine de villages et à capturer le grand
château de Séréna sur les frontières avant que les seigneurs des marches ne
comprennent que l’ennemi était sur eux. Lorsque la nouvelle de l’attaque
atteignit Villevieille, lord Hightower envoya son fils Addam avec
d’importantes forces reprendre Séréna, mais les Dorniens avaient
précisément anticipé ce geste. Une seconde armée dornienne sous les ordres
de ser Joffrey Dayne descendit des Météores et attaqua la ville. Les
murailles de Villevieille se révélèrent trop solides pour céder aux Dorniens,
mais Dayne incendia des champs, des fermes et des villages à vingt lieues à
la ronde et tua le fils cadet de lord Hightower, Garmon, quand le jeune
homme mena une sortie contre lui. Ser Addam Hightower ne parvint à
Séréna que pour découvrir que lord Poulet avait bouté le feu au château et
passé sa garnison au fil de l’épée. Lord Caron, son épouse et ses enfants
furent ramenés captifs à Dorne. Plutôt que de se lancer à leur poursuite, ser
Addam fit aussitôt demi-tour vers Villevieille afin de délivrer la ville, mais
ser Joffrey et son armée s’étaient de nouveau fondus dans les montagnes,
eux aussi.
Le vieux lord Manfred Hightower mourut peu après. Ser Addam succéda
à son père en tant que sire de la Grand-Tour, alors que Villevieille criait
vengeance. Le roi Aegon vola sur Balerion à Hautjardin pour délibérer avec
son Gouverneur du Sud, mais Theo Tyrell, le jeune seigneur, était fort
réticent à envisager une nouvelle invasion après ce qui était advenu à son
père.
Une fois de plus, le roi déchaîna ses dragons contre Dorne. Aegon en
personne descendit sur Touche-au-Ciel, jurant de faire du siège des Poulet
« un nouvel Harrenhal ». Visenya et Vhagar portèrent feu et sang aux
Météores. Et Rhaenys et Meraxès revinrent encore à Denfert… où la
tragédie frappa. En maintes occasions, les dragons Targaryen, élevés et
dressés au combat, avaient traversé des tempêtes de piques et d’épées sans
souffrir aucun dommage. Les écailles d’un dragon adulte étaient plus dures
que l’acier et même les carreaux qui frappaient leur cible pénétraient
rarement assez profond pour faire plus que d’enrager les grands animaux.
Mais alors que Meraxès virait au-dessus de Denfert, un défenseur sur la
plus haute tour du château déclencha un scorpion, et une pointe de fer d’une
toise de longueur frappa à l’œil droit le dragon de la reine. Meraxès ne périt
pas sur le coup, mais il s’abattit au sol dans de fatales souffrances,
détruisant la tour et une grande partie du mur d’enceinte de Denfert dans ses
soubresauts d’agonie.
Savoir si Rhaenys Targaryen survécut à son dragon demeure un sujet
disputé. Certains disent qu’elle fut désarçonnée et fit une chute fatale,
d’autres qu’elle fut écrasée sous Meraxès dans la cour du château. Quelques
chroniques veulent que la reine ait survécu à la destruction de son dragon,
pour périr de mort lente sous la torture dans les cachots des Uller. Sans
doute ne connaîtra-t-on jamais les véritables circonstances de sa fin, mais
Rhaenys Targaryen, sœur et épouse du roi Aegon Ier, succomba à Denfert à
Dorne en la dixième année après la Conquête.
Les deux années qui suivirent furent celles du Courroux du Dragon.
Chaque forteresse de Dorne fut incendiée à trois reprises, tandis que
Balerion et Vhagar revenaient, encore et toujours. Par endroits, les dunes
autour de Denfert fondirent pour se vitrifier, si ardent fut le souffle de
Balerion. Les seigneurs dorniens durent se terrer, mais même cela ne leur
valut aucune sécurité. Lord Poulet, lord Vaith, lady Toland et quatre
seigneurs de Denfert successifs furent assassinés, l’un après l’autre, car le
Trône de Fer avait offert en or une rançon de roi, contre la tête de n’importe
quel seigneur dornien. Seuls deux des tueurs vécurent assez longtemps pour
toucher leur récompense, toutefois, et les Dorniens exercèrent des
représailles, rendant le sang pour le sang. Lord Connington de La
Griffonnière fut tué durant une partie de chasse, lord Mertyns de
Bosquebrume empoisonné avec toute sa maison par une barrique de vin
dornien, lord Fell étouffé dans un bordel de Port-Réal.
Les Targaryen eux-mêmes ne furent pas exemptés. Le roi fut attaqué à
trois reprises et, sans ses gardes, aurait succombé en deux de ces occasions.
La reine Visenya fut assaillie une nuit, à Port-Réal. Deux membres de son
escorte furent tués avant que Visenya elle-même ne pourfende le dernier
attaquant avec Noire Sœur.
L’action la plus infâme de cette sanglante période se déroula en 12, quand
Wyl de Wyl, l’Amant des Veuves, arriva sans invitation aux épousailles de
ser Jon Cafferen, héritier de Bourgfaon, avec Alys du Rouvre, fille du sire
de Vieux Rouvre. Introduits à la porte d’une poterne par un serviteur félon,
les Wyl occirent lord du Rouvre et la plupart des invités de la noce, puis
forcèrent la mariée à regarder tandis qu’ils castraient son époux. Ensuite, ils
se succédèrent pour violer lady Alys et ses demoiselles d’honneur, et les
emportèrent pour les vendre à un esclavagiste myrien.
Désormais, Dorne était un désert fumant, grevé par la famine, la peste et
les épidémies. « Une terre dévastée », ainsi que la qualifiaient les
négociants des cités libres. Pourtant, les Martell demeuraient insoumis,
invaincus, intacts, tels que le clamait leur devise. Un chevalier dornien,
amené captif devant la reine Visenya, souligna que Meria Martell verrait
plutôt son peuple mort qu’esclave de la maison Targaryen. Visenya répondit
que son frère et elle seraient fort heureux d’octroyer cette faveur à la
princesse.
L’âge et la mauvaise santé accomplirent enfin ce que dragons et armées
ne pouvaient point. En 13, Meria Martell, le Crapaud jaune de Dorne,
mourut dans son lit (pendant qu’elle avait des relations charnelles avec un
étalon, soutinrent ses ennemis). Son fils Nymor lui succéda comme sire de
Lancehélion et prince de Dorne. Âgé de soixante ans, sa santé déjà
déclinante, le nouveau prince de Dorne n’avait aucun goût pour de
nouveaux massacres. Il entama son règne en dépêchant une délégation à
Port-Réal, pour restituer le crâne du dragon Meraxès et présenter au roi
Aegon des termes de paix. Sa propre héritière, sa fille Deria, conduisait
l’ambassade.
À Port-Réal, les offres de paix du prince Nymor se heurtèrent à une vive
opposition. La reine Visenya y était farouchement hostile. « Pas de paix
sans soumission », déclara-t-elle, et ses amis au conseil du roi reprirent ses
paroles en écho. Orys Baratheon, qui s’était voûté et aigri avec les années,
proposa qu’on renvoie la princesse Deria à son père avec une main en
moins. Lord du Rouvre expédia un corbeau, suggérant qu’on vende la
Dornienne dans « le plus crapuleux bordel de Port-Réal, jusqu’à ce que
chaque mendiant en ville ait pris son plaisir avec elle ». Aegon Targaryen
balaya toutes ces déclarations ; la princesse Deria était venue en émissaire
sous une bannière de paix et on ne lui ferait aucun mal sous son toit, jura-t-
il.
Le roi était las de la guerre, tous s’accordaient sur ce point, mais
concéder aux Dorniens une paix sans soumission reviendrait à affirmer que
sa sœur bien-aimée Rhaenys avait péri en vain, que tout ce sang et ces
morts n’avaient servi de rien. Les seigneurs de son conseil restreint le
mirent en garde, au surplus : une telle paix passerait pour un signe de
faiblesse et risquait d’encourager de nouvelles rébellions, qu’il faudrait
alors réprimer. Aegon savait que le Bief, les terres de l’Orage et les marches
avaient terriblement souffert des combats et qu’ils ne pardonneraient pas, ni
n’oublieraient. Même à Port-Réal, le roi n’osait pas laisser les Dorniens
sortir de Fort-Aegon sans une puissante escorte, de crainte que le peuple de
la ville ne les taille en pièces. Pour toutes ces raisons, écrivit plus tard le
Grand Mestre Lucan, le roi se disposa à refuser les propositions de Dorne et
à poursuivre la guerre.
C’est alors que la princesse Deria remit au roi une lettre cachetée de son
père. « Pour vous seul, Votre Grâce. »
Le roi Aegon lut les mots du prince Nymor en session ouverte, le visage
pétrifié, silencieux, tandis qu’il siégeait sur le trône de fer. Quand ensuite il
se leva, dit-on, du sang lui coulait sur la main. Il brûla la lettre et n’y fit plus
jamais allusion, mais cette nuit-là, il enfourcha Balerion et s’envola pour
traverser les flots de la baie de la Néra, vers Peyredragon et sa montagne
fumante. À son retour le lendemain matin, Aegon Targaryen accepta les
termes proposés par Nymor. Peu de temps après, il signa un traité de paix
éternelle avec Dorne.
À ce jour, nul ne peut dire avec certitude ce que pouvait contenir la lettre
de Deria. Certains affirment que c’était une simple supplique d’un père à un
autre, des mots sincères qui touchèrent le cœur du roi Aegon. D’autres
assurent qu’elle dressait la liste de tous les seigneurs et nobles chevaliers
qui avaient perdu la vie durant la guerre. Certains septons sont allés jusqu’à
suggérer que la missive était ensorcelée, que le Crapaud jaune l’avait
composée avant son trépas, en usant pour l’encre une fiole du sang de la
reine Rhaenys, afin que le roi soit incapable de résister à sa pernicieuse
magie.
Le Grand Mestre Clegg, qui arriva à Port-Réal bien des années plus tard,
conclut que Dorne n’avait plus la force de se battre. Poussé par le désespoir,
suggéra Clegg, le prince Nymor aurait pu menacer, si sa paix était refusée,
d’engager les Sans-Visage de Braavos pour tuer Aenys, le fils et héritier du
roi Aegon et de la reine Rhaenys, qui n’avait alors que six ans. Cela se
peut… mais nul ne le saura jamais vraiment.
Ainsi s’acheva la première guerre Dornienne (4-13).
Le Crapaud jaune de Dorne avait accompli ce dont Harren le Noir, les
Deux Rois et Torrhen Stark avaient été incapables ; elle avait vaincu Aegon
Targaryen et ses dragons. Cependant, au nord des montagnes Rouges, ses
tactiques ne lui valurent que le mépris. « Le courage dornien » devint un
sarcastique synonyme de lâcheté parmi les seigneurs et chevaliers des
royaumes d’Aegon. « Le crapaud saute dans son trou, quand on le
menace », écrivit un scribe. Un autre dit : « Meria se battit comme une
femme, avec des mensonges, de la fourberie et de la sorcellerie. » La
« victoire » de Dorne (si victoire il y avait) était considérée comme dénuée
d’honneur, et les survivants des combats, les fils et les frères de ceux qui
étaient tombés, se promirent entre eux qu’un autre jour viendrait et, avec
lui, le règlement des comptes.
Leur vengeance devrait attendre une génération et l’accession au trône
d’un roi plus jeune, plus sanguinaire. Alors qu’il demeurerait encore vingt-
quatre ans sur le trône de fer, le conflit dornien fut la dernière guerre
d’Aegon le Conquérant.
Le Dragon avait trois têtes
Le gouvernement sous le roi Aegon Ier

Aegon Targaryen fut un guerrier renommé, le plus grand Conquérant de


l’histoire de Westeros, néanmoins beaucoup estiment que ses réalisations
les plus marquantes furent accomplies en temps de paix. Le trône de fer fut
forgé par le feu, l’acier et la terreur, dit-on, mais une fois qu’il eut refroidi,
il devint pour tout Westeros un siège de justice.
Réconcilier les Sept Couronnes avec la souveraineté des Targaryen fut la
clé de voûte des politiques d’Aegon Ier, comme roi. À ces fins, il déploya de
considérables efforts pour inclure dans sa cour et ses conseils des hommes
(et même quelques femmes) de chaque région du royaume. Ses anciens
ennemis étaient encouragés à envoyer leurs enfants (essentiellement les fils
et filles cadets, car la plupart des grands seigneurs tenaient à conserver leurs
héritiers près d’eux) à la cour, où les garçons servaient comme pages,
échansons et écuyers, les filles comme servantes et demoiselles de
compagnie des reines d’Aegon. À Port-Réal, ils voyaient de leurs propres
yeux la justice du roi, et étaient incités à se considérer comme de léaux
sujets d’un seul vaste royaume, et non comme des Occidentiens, des
Orageois ou des Nordiens.
Les Targaryen arrangèrent également nombre de mariages entre les
nobles maisons des lointains confins du royaume, dans l’espoir que de telles
alliances aideraient à accorder ensemble les territoires conquis et à unir les
sept royaumes en un seul. Les reines d’Aegon, Visenya et Rhaenys,
prenaient un plaisir particulier à assortir ces partis. Par leurs efforts, le jeune
Ronnel Arryn, sire des Eyrié, prit pour épouse une fille de Torrhen Stark de
Winterfell, alors que l’aîné de Loren Lannister, héritier de Castral Roc, se
mariait avec une Redwyne de La Treille. Quand trois filles, des triplées,
naquirent à l’Étoile-du-Soir de Torth, la reine Rhaenys arrangea pour elles
des fiançailles avec les maisons Corbray, Hightower et Harloi. La reine
Visenya combina un double mariage entre Nerbosc et Bracken, des maisons
rivales dont l’inimitié remontait à des siècles, en attribuant un fils de chaque
maison à une fille de l’autre afin de sceller la paix entre eux. Et quand une
fille Rowan au service de Rhaenys se découvrit enceinte d’un marmiton, la
reine trouva à Blancport un chevalier pour l’épouser et à Port-Lannis un
autre, disposé à adopter le bâtard.
Bien que nul ne doutât qu’Aegon Targaryen ait été l’autorité finale sur
toutes les questions liées au gouvernement du royaume, ses sœurs Visenya
et Rhaenys restèrent ses partenaires au pouvoir tant qu’elles régnèrent à ses
côtés. À l’exception peut-être de la Bonne Reine Alysanne, épouse du roi
Jaehaerys Ier, aucune autre reine de l’histoire des Sept Couronnes n’exerça
jamais autant d’influence sur la politique que les sœurs du Dragon. Le roi
avait coutume d’amener partout où il voyageait une de ses reines avec lui,
tandis que l’autre demeurait à Port-Réal ou à Peyredragon, siégeant fort
souvent sur le trône de fer, afin de décider sur tous les sujets qu’on pouvait
lui soumettre.
Bien qu’Aegon eût institué Port-Réal comme son siège royal et installé le
trône de fer dans la grand-salle enfumée de Fort-Aegon, il n’y passait guère
plus d’un quart de son temps. Autant de jours et de nuits étaient passés à
Peyredragon, l’île citadelle de ses ancêtres. Le château au-dessous du
Montdragon disposait de dix fois plus d’espace que Fort-Aegon, avec
considérablement plus de confort, de sécurité et d’histoire. On entendit un
jour le Conquérant déclarer qu’il aimait jusqu’à l’odeur de Peyredragon, où
l’air salé se mêlait toujours de fumée et de soufre. Aegon passait à peu près
la moitié de l’année dans ses deux sièges, divisant son temps entre eux.
L’autre moitié, il la dédiait à une pérégrination royale perpétuelle, menant
sa cour d’un château à un autre, séjournant à tour de rôle chez chacun de ses
grands seigneurs. Goëville et les Eyrié, Harrenhal, Vivesaigues, Port-Lannis
et Castral Roc, Crakehall, Vieux Rouvre, Hautjardin, Villevieille, La Treille,
Corcolline, Cendregué, Accalmie et la Vesprée eurent l’honneur d’accueillir
Sa Grâce à de multiples reprises, mais en fait, Aegon pouvait surgir presque
n’importe où et ne s’en priva point, accompagné des chevaliers, seigneurs et
dames de sa suite, parfois jusqu’à un millier. Il fit en trois occasions le
voyage jusqu’aux îles de Fer (deux fois à Pyk et une à Grand Wyk), passa
une demi-lune à Sortonne en 19, et visita six fois le Nord, tenant cour trois
fois à Blancport, deux à Tertre-Bourg et une fois à Winterfell lors de sa
toute dernière pérégrination royale en 33.
« Mieux vaut prévenir les rébellions que de les mater », répondait
fameusement Aegon quand on lui demandait la raison de ces périples. Un
aperçu du roi dans toute sa puissance, monté sur Balerion la Terreur Noire
et escorté de centaines de chevaliers tout brillants de soie et d’acier,
contribuait beaucoup à instiller de la loyauté chez les seigneurs trop
remuants. Le peuple avait également besoin de voir de temps en temps ses
rois et ses reines, ajoutait le roi, et de savoir qu’ils auraient une occasion de
lui présenter leurs griefs et leurs inquiétudes.
Et ils en profitaient. Une grande part de chaque pérégrination royale était
consacrée à des banquets, des bals, des chasses à courre et au faucon, où
chaque seigneur tentait de surpasser les autres en splendeur et en
hospitalité, mais Aegon mettait également un point d’honneur à donner
audience partout où il se trouvait, que ce soit sur une estrade dans le château
d’un grand seigneur ou sur une pierre moussue dans le champ d’un fermier.
Avec lui voyageaient six mestres, pour répondre aux questions qu’il
pourrait avoir sur les lois, les coutumes et l’histoire locales, et pour noter les
décrets et jugements que Sa Grâce pourrait rendre. Un seigneur se doit de
connaître le pays qu’il gouverne, enseigna plus tard le Conquérant à son fils
Aenys, et, par ses périples, Aegon en apprit tant et plus sur les Sept
Couronnes et ses peuples.
Chacun des royaumes conquis avait ses lois et traditions propres. Le roi
Aegon intervint peu dans celles-là. Il permit à ses seigneurs de continuer à
régner pratiquement comme ils l’avaient toujours fait, avec la totalité de
leurs pouvoirs et prérogatives. Les lois de l’héritage et de la succession
demeurèrent inchangées, les structures féodales préexistantes furent
confirmées, les seigneurs tant grands que petits conservèrent les droits de
haute et basse justice sur leurs terres, ainsi que le privilège de la première
nuit partout où cette coutume avait antérieurement prévalu.
La paix était le premier souci d’Aegon. Avant la Conquête, les guerres
étaient monnaie courante entre les royaumes de Westeros. Il ne se passait
guère un an sans que quelqu’un se batte avec quelqu’un d’autre quelque
part. Même dans des royaumes réputés en paix, des seigneurs voisins
vidaient souvent leurs querelles à la pointe de l’épée. L’accession au
pouvoir d’Aegon y mit un terme, en majorité. La Couronne jugeait les
disputes entre les grandes maisons du royaume. « La première loi du pays
sera la Paix du Roi, décréta Aegon, et tout seigneur qui partira en guerre
sans ma permission sera considéré comme rebelle, et ennemi du Trône de
Fer. »
Le roi Aegon promulgua également des décrets régularisant les douanes,
les droits et les taxes à travers tout le royaume, alors que précédemment,
chaque petit seigneur avait été libre d’exiger ce qu’il voulait des métayers,
du peuple et des marchands. Il proclama aussi que les hommes et femmes
sacrés de la Foi, ainsi que toutes leurs terres et leurs biens, devaient être
exemptés de taxes, et il affirma la prééminence des cours de la Foi pour
juger et condamner tout septon, frère juré ou sœur sacrée accusés de
malfaisance. Bien qu’il ne fût pas lui-même un homme pieux, le premier roi
Targaryen prit toujours soin de cultiver le soutien de la Foi et du Grand
Septon de Villevieille.
Port-Réal grandit autour d’Aegon et de sa cour, sur les trois grandes
collines qui se dressaient à l’embouchure de la Néra et autour d’elles. La
plus haute de ces collines était désormais connue sous le nom de grande
colline d’Aegon, et on appela peu après celles de moindre taille colline de
Visenya et colline de Rhaenys, oubliant leurs noms précédents. Le fort
primitif, une motte et une simple cour qu’avait si rapidement établies
Aegon, n’était ni assez spacieux ni assez grandiose pour loger le roi et sa
cour, et avait commencé à croître avant même que la Conquête soit
achevée. On éleva un nouveau donjon, tout en rondins, haut de cinquante
pieds, surmontant une grand-salle gigantesque, et une cuisine, bâtie en
pierre et couverte d’ardoise en cas d’incendie, de l’autre côté de la cour.
Des écuries apparurent, puis un grenier à grain. Une nouvelle tour de guet
fut construite, deux fois plus haute que la précédente. Bientôt, Fort-Aegon
menaça de faire éclater ses limites, aussi installa-t-on une nouvelle enceinte,
englobant une surface plus étendue au sommet de la colline, ménageant
assez d’espace pour une garnison, une armurerie, un septuaire et une tour
d’angle.
Au pied des collines, on construisit quais et entrepôts sur les berges du
fleuve, et les négociants de Villevieille et des cités libres s’amarraient
auprès des snekkars des Velaryon et des Celtigar, en un site où l’on ne
voyait jusque-là que de rares bateaux de pêche. Une grande partie du
commerce qui s’était traité à Viergétang et Sombreval venait désormais à
Port-Réal. Un marché aux poissons apparut au bord du fleuve, une halle aux
étoffes entre les collines. Un poste de douane surgit. Un modeste septuaire
ouvrit sur la Néra, dans la carcasse d’une vieille cogue, suivi par un édifice
en bois et en pisé, plus robuste, sur la côte. Puis on éleva au sommet de la
colline de Visenya un deuxième septuaire, deux fois plus grand et trois fois
plus somptueux, grâce à une donation envoyée par le Grand Septon.
Boutiques et demeures apparurent comme champignons après l’averse. Les
riches bâtirent des demeures fortifiées au flanc des collines, tandis que les
pauvres s’empilaient dans de sordides taudis en torchis dans les creux qui
les séparaient.
Personne ne planifia Port-Réal. La ville crût, tout simplement… mais elle
crût rapidement. Au premier couronnement d’Aegon, c’était encore un
village blotti sous un château en motte castrale. À son second, c’était déjà
une bourgade prospère de plusieurs milliers d’âmes. En 10, c’était une
véritable ville, presque aussi grande que Goëville ou Blancport. En 25, elle
les avait dépassées toutes les deux pour devenir la troisième ville la plus
peuplée du royaume, seulement surpassée par Port-Lannis et Villevieille.
À la différence de ses rivales, cependant, Port-Réal n’avait pas de
remparts. Elle n’en avait pas besoin, avaient coutume de dire certains de ses
résidents ; aucun ennemi n’oserait jamais s’en prendre à la ville, tant qu’elle
serait défendue par les Targaryen et leurs dragons. Le roi lui-même partagea
peut-être cette opinion à l’origine, mais la mort de sa sœur Rhaenys et de
son dragon Meraxès en 10 et les attaques contre sa personne le firent sans
doute réfléchir…
Et dans la dix-neuvième année après la Conquête, la nouvelle parvint à
Westeros d’un raid audacieux contre les îles d’Été, où une flotte pirate avait
mis à sac Grand Banian et enlevé un millier de femmes et d’enfants comme
esclaves, ainsi qu’une fortune en butin. Les récits de l’attaque troublèrent
grandement le roi, qui comprit que Port-Réal serait de la même façon
vulnérable à un ennemi assez habile pour donner l’assaut à la ville lorsque
Visenya et lui seraient absents. En conséquence, Sa Grâce ordonna la
construction autour de Port-Réal d’une enceinte de remparts, aussi hauts et
solides que ceux qui protégeaient Villevieille et Port-Lannis. La tâche de les
dresser fut confiée au Grand Mestre Gawen et à ser Osmund Fort, la Main
du Roi. En l’honneur des Sept, Aegon décréta que la ville aurait sept portes,
chacune défendue par un poste d’entrée et des tours de défense massifs. Le
travail sur l’enceinte commença l’année suivante et se poursuivit jusqu’en
26.
Ser Osmund était la quatrième Main du Roi. Sa première avait été lord
Orys Baratheon, son demi-frère bâtard et compagnon de sa jeunesse, mais
lord Orys avait été capturé au cours de la guerre Dornienne et avait perdu sa
main d’épée. Une fois rachetée par une rançon, sa seigneurie demanda au
roi d’être libérée de ses devoirs. « La Main du Roi devrait avoir une main,
dit-il. Je ne veux pas que les gens parlent du Moignon du Roi. » Aegon fit
ensuite appel à Edmyn Tully, sire de Vivesaigues, pour assumer cette
charge. Lord Edmyn servit de 7 à 9, mais, lorsque son épouse mourut en
couches, il jugea que ses enfants avaient plus besoin de lui que le royaume,
et sollicita permission de regagner le Conflans. Alton Celtigar, sire de
Pince-Isle, remplaça Tully, servant de capable façon en qualité de Main
jusqu’à son décès, de causes naturelles, en 17, après quoi le roi nomma ser
Osmund Fort.
Le Grand Mestre Gawen était le troisième à occuper cette charge. Aegon
Targaryen avait toujours eu un mestre à Peyredragon, à l’instar de son père,
et du père de son père avant lui. Tous les grands seigneurs de Westeros, et
nombre de nobliaux et de chevaliers fieffés, se reposaient sur des mestres
formés à la Citadelle de Villevieille pour le service de leur maison comme
guérisseurs, scribes et conseillers, pour élever et dresser les corbeaux qui
transportaient leurs messages (ainsi que pour écrire et lire ces messages,
pour les seigneurs à qui ces talents faisaient défaut), pour aider leurs
intendants à tenir les comptes de la maison, et pour instruire leurs enfants.
Au cours des Guerres de Conquête, Aegon et ses sœurs avaient chacun un
mestre à leur service et, par la suite, le roi en employa parfois jusqu’à une
demi-douzaine, de façon à traiter toutes les affaires qu’on lui soumettait.
Mais les hommes les plus sages et les plus instruits des Sept Couronnes
étaient les archimestres de la Citadelle, chacun d’eux représentant l’autorité
suprême dans l’une des grandes disciplines. En 5, le roi Aegon, sentant que
le royaume pourrait bénéficier d’une telle sagesse, demanda au Conclave de
lui envoyer un de ses membres pour l’aviser et débattre avec lui de toutes
les questions relatives au gouvernement du royaume. Ainsi fut créé l’office
de Grand Mestre, à l’initiative du roi Aegon.
Le premier homme à servir en cette capacité fut l’archimestre Ollidar,
conservateur des chroniques, dont l’anneau, le bâton et le masque étaient en
bronze. Bien qu’exceptionnellement érudit, Ollidar était aussi
exceptionnellement vieux, et il quitta ce monde moins d’un an après avoir
revêtu le manteau de Grand Mestre. Pour le remplacer, le Conclave
sélectionna l’archimestre Lyonce, dont l’anneau, le bâton et le masque
étaient d’or jaune. Il s’avéra plus robuste que son prédécesseur, servant le
royaume jusqu’en 12, où il glissa dans la boue, se brisa la hanche et mourut
peu après. Le Grand Mestre Gawen fut ensuite élevé à ce rang.
L’institution du conseil restreint du roi ne s’épanouit pas pleinement
avant le règne du roi Jaehaerys le Conciliateur, mais cela ne veut pas laisser
entendre qu’Aegon Ier régnait sans bénéfice de conseillers. On sait qu’il
consultait souvent ses divers Grands Mestres, ainsi que ses propres mestres
de maison. Sur les questions touchant à l’impôt, aux dettes et au revenu, il
sollicitait l’avis de ses Grands Argentiers. Bien qu’il gardât un septon à
Port-Réal et un à Peyredragon, le roi écrivait plus souvent au Grand Septon
de Villevieille sur les sujets religieux et mettait toujours un point d’honneur
à visiter le septuaire Étoilé lors de son circuit annuel. Plus que sur aucun de
tous ceux-là, le roi Aegon se reposait sur la Main du Roi et, bien sûr, sur ses
sœurs, les reines Rhaenys et Visenya.
La reine Rhaenys était une grande bienfaitrice des bardes et des
rhapsodes des Sept Couronnes, faisant pleuvoir l’or et les présents sur ceux
qui lui plaisaient. Bien que la reine Visenya estimât sa sœur frivole, il y
avait là une sagesse qui dépassait le seul amour de la musique. Car les
rhapsodes du royaume, dans leur empressement à remporter la faveur de la
reine, composaient nombre de ballades à la louange de la maison Targaryen
et du roi Aegon, qu’ils partaient ensuite chanter dans chaque donjon,
château et pré communal, des Marches de Dorne jusqu’au Mur. Ainsi la
gloire de la Conquête fut-elle proclamée aux gens simples, tandis qu’Aegon
le Dragon devenait pour sa part un roi héros.
La reine Rhaenys portait beaucoup d’intérêt au peuple, aussi, et aimait
plus spécialement les femmes et les enfants. Un jour, alors qu’elle tenait
cour à Fort-Aegon, on amena devant elle un homme qui avait battu sa
femme à mort. Les frères de celle-ci voulaient qu’il soit puni, mais l’époux
protestait qu’il se trouvait dans le cadre de ses droits légitimes, car il avait
surpris son épouse au lit avec un autre homme. Le droit d’un mari à châtier
une femme infidèle était bien établi à travers les Sept Couronnes (à
l’exception de Dorne). Le mari fit observer en outre que le bâton dont il
avait usé pour battre son épouse n’était pas plus épais que son pouce, et
l’exhiba même comme preuve. Lorsque la reine lui demanda combien de
fois il avait frappé sa femme, cependant, le mari ne sut répondre, mais les
frères de la morte soutinrent qu’il y avait eu cent coups.
La reine Rhaenys consulta ses mestres et septons, puis rendit sa décision.
Une épouse adultère faisait affront aux Sept, qui avaient créé la femme pour
être fidèle et docile envers son mari, et elle devait par conséquent être
châtiée. Comme le dieu n’a que sept faces, toutefois, la punition ne devait
consister qu’en six coups (car le septième serait porté pour l’Étranger, et
l’Étranger est le visage de la mort). Ainsi les six premiers coups administrés
par l’époux avaient-ils été licites… Mais les quatre-vingt-quatorze restants
avaient été une offense contre les dieux et les hommes, et devaient être
punis de même façon. À partir de ce jour, la « règle des six » fut intégrée à
la loi commune, au même titre que celle « du pouce ». (Le mari fut conduit
au pied de la colline de Rhaenys, où il reçut quatre-vingt-quatorze coups
des frères de la morte, qui usèrent de bâtons de taille licite).
La reine Visenya ne partageait pas l’amour de sa sœur pour la musique et
les chants. Elle n’était pas dénuée d’humour, toutefois, et eut durant bien
des années son propre fou, un bossu hirsute nommé lord Museau-de-Singe,
dont les facéties l’amusaient grandement. Quand il mourut étouffé par un
noyau de pêche, la reine se procura un singe, qu’elle revêtit des atours de
lord Museau-de-Singe. « Le nouveau est plus intelligent », avait-elle
coutume de dire.
Cependant, il y avait de la noirceur en Visenya Targaryen. À la plus
grande partie du monde, elle présentait le redoutable visage d’une guerrière,
sévère et impitoyable. Même sa beauté avait un tranchant, disaient ses
admirateurs. Aînée des trois têtes du dragon, Visenya survivrait à son frère
et à sa sœur et la rumeur voulait que, dans ses dernières années, quand elle
ne fut plus capable de manier l’épée, elle se soit plongée dans les arts
ténébreux, mélangeant des poisons et jetant des sorts malins. Certains
suggèrent même qu’elle aurait pu être fratricide et régicide, bien qu’aucune
preuve n’ait jamais été avancée pour soutenir de telles calomnies.
Ce serait une cruelle ironie si la chose était vraie, car, en sa jeunesse, nul
ne fit davantage pour protéger le roi. Visenya usa à deux reprises de Noire
Sœur pour défendre Aegon lorsqu’il fut attaqué par des spadassins dorniens.
Tour à tour soupçonneuse et féroce, elle n’avait confiance en personne,
hormis son frère. Durant la guerre Dornienne, elle prit l’habitude de porter
une cotte de mailles nuit et jour, même sous ses habits de cour, et pressa le
roi d’en faire autant. Comme Aegon refusait, Visenya devint furieuse.
« Même avec Feunoyr en main, tu n’es qu’un homme, lui dit-elle, et je ne
peux être avec toi sans cesse. » Quand le roi fit observer qu’il avait des
gardes autour de lui, Visenya tira Noire Sœur du fourreau et le coupa à la
joue, si rapidement que les gardes n’eurent pas le temps de réagir. « Tes
gardes sont lents et paresseux, commenta-t-elle. J’aurais pu te tuer aussi
aisément que je t’ai balafré. Tu as besoin d’une meilleure protection. » Le
roi Aegon, saignant de l’estafilade, n’eut d’autre choix que d’acquiescer.
Nombre de rois avaient des champions pour les défendre. Aegon était le
suzerain des Sept Couronnes ; par conséquent, il devrait en avoir sept,
décida la reine Visenya. C’est ainsi que naquit la Garde Royale ; une
fraternité de sept chevaliers, les meilleurs du royaume, en manteau et
armure du blanc le plus pur, sans nulle autre tâche que de défendre le roi,
sacrifiant leur vie pour lui, au besoin. Visenya calqua leurs vœux sur ceux
de la Garde de Nuit ; comme les corbeaux en manteau noir du Mur, les
Blanches Épées serviraient à perpétuité, renonçant à tous leurs domaines,
titres et biens matériels pour mener une existence de chasteté et
d’obéissance, sans autre récompense que l’honneur.
Tant de chevaliers se manifestèrent pour proposer leur candidature à la
Garde Royale que le roi Aegon envisagea de donner un grand tournoi afin
de déterminer les plus dignes parmi eux. Visenya ne voulut pas en entendre
parler, toutefois. Être un Garde Royal exigeait plus qu’une simple dextérité
aux armes, fit-elle observer. Elle ne courrait pas le risque de placer dans
l’entourage du roi des hommes d’une loyauté douteuse, quelle que soit la
valeur dont ils feraient preuve dans une mêlée. Elle choisirait ces chevaliers
elle-même.
Ceux qu’elle sélectionna étaient jeunes et vieux, grands et trapus, bruns
et blonds. Ils venaient de tous les recoins du royaume. Certains étaient des
puînés, d’autres les héritiers d’anciennes maisons qui renonçaient à leur
héritage pour servir le roi. L’un d’eux était un chevalier errant, un autre était
né bâtard. Tous étaient rapides, vigoureux, observateurs, habiles avec l’épée
et le bouclier, et dévoués au roi.
Voici les noms des Sept d’Aegon, tels qu’ils sont consignés dans le Livre
Blanc de la Garde Royale : ser Richard Racin ; ser Addison Hill, bâtard de
Champmoisson ; ser Gregor Lebon ; ser Griffith Lebon, son frère ; ser
Humfrey le Saltimbanque ; ser Robin Sombrelyn, dit le Sombre ; et ser
Corlys Velaryon, lord Commandant. L’histoire a confirmé que Visenya
Targaryen avait bien choisi. Des sept d’origine, deux mourraient pour
protéger le roi, et tous serviraient avec valeur jusqu’à la fin de leur vie.
Nombre de braves ont depuis lors suivi leurs traces, inscrivant leur nom
dans le Livre Blanc et endossant le manteau blanc. La Garde Royale reste à
ce jour synonyme d’honneur.
Seize Targaryen suivirent Aegon le Dragon sur le trône de fer, avant que
la dynastie ne soit finalement renversée par la Rébellion de Robert. Ils
comptèrent parmi eux des sages et des fous, certains cruels, d’autres doux,
des bons et des mauvais. Cependant si l’on ne considère les rois-dragons
que sur la base de leurs héritages, des lois, des institutions et des
améliorations qu’ils ont laissées derrière eux, le nom du roi Aegon Ier figure
près du sommet de la liste, dans la paix comme dans la guerre.
Les fils du Dragon

Le roi Aegon Ier Targaryen avait pris ses deux sœurs pour épouses.
Rhaenys et Visenya étaient des dragonnières, aux cheveux d’argent doré,
aux yeux mauves et à la beauté des authentiques Targaryen. En dehors de
cela, les deux reines différaient autant l’une de l’autre que deux femmes le
peuvent… sauf à un autre égard. Chacune d’elles donna au roi un fils.
Aenys fut le premier. Né en 7 de Rhaenys, la plus jeune épouse d’Aegon,
le garçon, à sa naissance, était petit et malingre. Il pleurait tout le temps et
on dit qu’il avait des membres grêles, de petits yeux humides, et que les
mestres craignirent pour sa survie. Il recrachait les tétines de sa nourrice et
ne tétait qu’au sein de sa mère ; les rumeurs prétendent qu’il hurla une
demi-lune quand on le sevra. Il ressemblait si peu au roi Aegon que
quelques-uns osèrent même suggérer que Sa Grâce n’était pas le véritable
père du garçon, qu’Aenys était un bâtard né d’un des nombreux beaux
favoris de la reine Rhaenys, le fils d’un rhapsode, d’un baladin ou d’un
mime. Et le prince tarda à grandir. Ce fut seulement lorsqu’on lui donna le
jeune dragon Vif-Argent, un petit éclos cette année-là sur Peyredragon,
qu’Aenys Targaryen commença à prospérer.
Le prince avait trois ans quand sa mère la reine Rhaenys et son dragon
Meraxès furent tués à Dorne. Ce trépas laissa le jeune prince inconsolable.
Il cessa de s’alimenter, commença même à se déplacer à quatre pattes, ainsi
qu’il le faisait à l’âge d’un an, comme s’il avait oublié la marche. Son père
désespéra de lui, et la rumeur courut à la cour que le roi Aegon pourrait
prendre une autre femme, puisque Rhaenys était morte et Visenya sans
enfant, peut-être stérile. Le roi gardait pour lui son opinion sur ce sujet, si
bien que nul ne savait quelles pensées pouvaient l’agiter, mais nombre de
grands seigneurs et de nobles chevaliers parurent à la cour avec leurs filles
pucelles, chacune plus accorte que la précédente.
Toutes ces spéculations prirent fin en 11, quand la reine Visenya annonça
subitement qu’elle portait l’enfant du roi. Un fils, proclama-t-elle avec
confiance. Et c’est bien tel qu’il se révéla être. Le prince vint au monde en
hurlant, en 12. Aucun nouveau-né ne fut jamais plus robuste que Maegor
Targaryen, s’accordèrent à dire mestres et sages-femmes ; son poids à la
naissance était pratiquement le double de celui de son frère aîné.
Jamais les demi-frères ne furent proches. Le prince Aenys était l’héritier
présomptif, et le roi Aegon le gardait près de lui. Lorsque le roi se déplaçait
à travers le royaume de château en château, le prince faisait de même. Le
prince Maegor restait avec sa mère, assis à son côté quand elle tenait cour.
La reine Visenya et le roi Aegon furent souvent séparés en ces années.
Lorsqu’il n’effectuait pas de pérégrination royale, Aegon rentrait à Port-
Réal et à Fort-Aegon, tandis que Visenya et son fils demeuraient sur
Peyredragon. C’est pour cette raison qu’autant les seigneurs que le peuple
commencèrent à appeler Maegor le Prince de Peyredragon.
Quand il eut trois ans, la reine Visenya plaça une épée entre les mains de
son fils. La première chose qu’il aurait faite avec cette lame aurait été de
massacrer les chats du château, dit-on… Bien que cette anecdote soit plus
probablement une calomnie inventée bien des années plus tard par ses
ennemis, on ne peut toutefois nier que le prince se plut immédiatement aux
jeux d’épée. Pour premier maître d’armes, sa mère lui choisit ser Gawen
Corbray, chevalier des plus fatals qu’il se puisse trouver dans toutes les Sept
Couronnes.
Le prince Aenys passait tant de temps en compagnie de son père que sa
propre instruction dans les arts de la chevalerie lui vint pour l’essentiel des
chevaliers de la Garde Royale d’Aegon, et parfois du roi en personne. Le
garçon était diligent, ses instructeurs en convenaient, et il ne manquait point
de courage, mais la carrure et la force de son père lui faisaient défaut et il ne
se montra jamais plus qu’un combattant passable, même quand le roi plaçait
Feunoyr entre ses mains, comme il le faisait de temps en temps. Aenys ne
se couvrirait point de honte au combat, se disaient ses précepteurs, mais on
ne composerait pas de chansons sur ses prouesses.
Les dons que possédait ce prince se trouvaient ailleurs. Aenys était lui-
même bon chanteur, comme il apparut, avec une voix agréable et forte. Il
était courtois et charmant, intelligent sans être trop studieux. Il suscitait
aisément l’amitié et les jeunes filles semblaient raffoler de lui, qu’elles
soient de haute ou de commune naissance. Aenys adorait également le
cheval. Son père lui donna coursiers, palefrois et destriers, mais sa monture
favorite était son dragon Vif-Argent.
Le prince Maegor montait aussi, mais ne manifestait guère d’affection
envers les chevaux, les chiens ou quelque animal que ce soit. Alors qu’il
avait huit ans, dans l’écurie, un palefroi lui décocha une ruade. Maegor tua
le cheval d’un coup de poignard… et défigura à moitié le garçon d’écurie
qui accourut aux cris de l’animal. Le prince de Peyredragon eut maints
compagnons au fil des ans, mais aucun ami véritable. C’était un garçon
querelleur, prompt à l’offense, lent au pardon, terrible dans son courroux.
Son habileté aux armes n’avait toutefois pas d’égale. Écuyer dès huit ans, il
désarçonnait sur les lices, avant qu’il ait douze ans, des garçons quatre ou
cinq ans plus âgés que lui et réduisait à merci sous ses coups des hommes
d’armes expérimentés, dans la cour du château. À son treizième
anniversaire, en 25, sa mère la reine Visenya lui transmit sa propre épée
d’acier valyrien, Noire Sœur… une demi-année avant qu’il se marie.
La tradition chez les Targaryen avait toujours été de s’épouser dans le
cadre de la famille. Lier la sœur au frère était considéré comme un idéal. À
défaut, une fille pouvait épouser un oncle, un cousin ou un neveu, un
garçon une cousine, une tante ou une nièce. Cette coutume remontait à
l’ancienne Valyria, où elle était courante chez nombre de vieilles familles,
particulièrement celles qui élevaient ou chevauchaient des dragons. Le sang
du dragon doit demeurer pur, proclamait le bon sens. Certains des princes
sorciers prenaient également plus d’une épouse quand l’envie leur en
venait, bien que cette pratique fût moins fréquente que les mariages
incestueux. À Valyria avant le Fléau, ont écrit les sages, on honorait mille
dieux, mais sans en craindre aucun, si bien que peu de gens osaient s’élever
contre ces coutumes.
La même chose n’était pas vraie à Westeros, où la puissance de la Foi ne
souffrait aucune discussion. On vénérait encore les Anciens Dieux dans le
Nord, mais dans le reste du royaume régnait un dieu unique à sept visages,
et sa voix sur cette terre était le Grand Septon de Villevieille. Et les
doctrines de la Foi, transmises au fil des siècles d’Andalos même,
condamnaient les coutumes nuptiales valyriennes telles que les pratiquaient
les Targaryen. L’inceste était accusé d’être un péché infâme, qu’il advienne
entre père et fille, mère et fils ou frère et sœur, et on considérait les fruits de
telles unions comme des abominations aux yeux des dieux et des hommes.
Rétrospectivement, il apparaît qu’un conflit entre la Foi et la maison
Targaryen était inévitable. En vérité, nombreux parmi Leurs Saintetés
étaient ceux qui attendaient du Grand Septon qu’il s’exprime contre Aegon
et ses sœurs pendant la Conquête, et furent extrêmement contrariés quand le
Père des Fidèles conseilla plutôt à lord Hightower de ne point s’opposer au
Dragon, qu’il alla jusqu’à bénir et oindre lors de son second couronnement.
La familiarité est mère de l’acceptation, dit-on. Le Grand Septon qui
avait couronné Aegon le Conquérant demeura le Berger des Fidèles jusqu’à
sa mort en 11, période à laquelle le royaume s’était accoutumé à la notion
d’un roi avec deux femmes, qui étaient à la fois épouses et sœurs. Le roi
Aegon prenait toujours soin d’honorer la Foi, confirmant ses droits et
privilèges traditionnels, en exemptant ses richesses et ses domaines de taxes
et en affirmant que les septons, septas et autres serviteurs des Sept accusés
de malversations ne pouvaient être jugés que par les cours de la Foi elle-
même.
L’accord entre la Foi et le Trône de Fer se poursuivit tout au long du
règne d’Aegon Ier. De 11 à 37, six Grands Septons portèrent le diadème de
cristal ; Sa Grâce demeura en bons termes avec chacun d’eux, rendant visite
au septuaire Étoilé à chacun de ses passages à Villevieille. Cependant, la
question du mariage incestueux demeurait, couvant sous les politesses
comme un poison. Si jamais durant le règne d’Aegon les Grands Septons ne
se prononcèrent contre le mariage du roi avec ses sœurs, ils ne déclarèrent
pas non plus la chose licite. De plus humbles membres de la Foi – les
septons de village, les sœurs sacrées, les frères mendiants, les Pauvres
Compagnons – croyaient toujours qu’il était péché pour le frère de coucher
avec sa sœur, ou pour un homme de prendre deux épouses.
Aegon le Conquérant n’avait eu aucune fille, cependant, si bien que ces
questions ne se posèrent pas immédiatement. Les Fils du Dragon n’avaient
pas de sœurs à épouser, aussi chacun d’eux fut-il obligé d’aller chercher
femme ailleurs.
Le prince Aenys fut le premier à se marier. En 22, il épousa lady Alyssa,
la fille pucelle du sire des Marées, Aethan Velaryon, lord Amiral et maître
des navires. Elle avait quinze ans, le même âge que le prince, et partageait
également ses cheveux argentés et ses yeux mauves, car les Velaryon étaient
une famille ancienne qui descendait d’une souche valyrienne. La propre
mère du roi Aegon avait été une Velaryon, si bien qu’on considéra qu’il
s’agissait d’un mariage entre cousins.
Bientôt, il s’avéra heureux autant que fécond. L’année suivante, Alyssa
donna naissance à une fille. Le prince Aenys la nomma Rhaena en
l’honneur de sa propre mère. Comme son père, la fille fut menue à la
naissance mais, à la différence de lui, se révéla un enfant heureux et sain,
avec de vifs yeux lilas et une chevelure qui luisait comme de l’argent battu.
On a écrit que le roi Aegon lui-même pleura la première fois qu’on lui plaça
sa petite-fille dans les bras et que, par la suite, il fut fou de l’enfant… Peut-
être en partie parce qu’elle lui rappelait sa reine perdue, Rhaenys, qui lui
avait valu son nom.
Quand la bonne nouvelle de la naissance de Rhaena se répandit à travers
le pays, le royaume se réjouit… hormis, peut-être, la reine Visenya. Le
prince Aenys était l’héritier incontesté du Trône de Fer, tous s’accordaient à
le dire, mais une question se posait désormais : si le prince Maegor
demeurait second en lignée de succession, ou si on devait considérer qu’il
était passé en troisième position derrière la princesse nouveau-née. La reine
Visenya proposa de régler la question en fiançant le bébé Rhaena à Maegor,
qui venait tout juste d’avoir onze ans. Aenys et Alyssa s’opposèrent à cette
union, toutefois… et quand la nouvelle parvint au septuaire Étoilé, le Grand
Septon dépêcha un corbeau, prévenant le roi qu’un tel mariage ne serait pas
considéré avec faveur par la Foi. Sa Sainteté Suprême proposa pour Maegor
une épouse différente : sa propre nièce Ceryse Hightower, fille pucelle du
sire de Villevieille, Manfred Hightower (à ne point confondre avec son
aïeul du même nom). Le roi Aegon, soucieux des avantages
qu’apporteraient des liens plus étroits avec Villevieille et sa maison
gouvernante, vit la sagesse de ce choix et accepta l’arrangement.
Ainsi advint-il qu’en 25, Maegor Targaryen, prince de Peyredragon,
épousa lady Ceryse Hightower dans le septuaire Étoilé de Villevieille, avec
le Grand Septon en personne pour célébrer les noces. Maegor avait treize
ans, l’épouse était de dix ans son aînée… mais tous les seigneurs qui
portèrent témoignage de la cérémonie du coucher s’accordèrent à dire que
l’époux s’était montré vaillant, et Maegor lui-même se vanta d’avoir
consommé le mariage une douzaine de fois, cette nuit-là. « J’ai fait un fils
pour la maison Targaryen, la nuit dernière », proclama-t-il à son repas du
matin.
Le fils arriva l’année suivante… mais ce fut de lady Alyssa que naquit le
garçon, nommé Aegon comme son grand-père, et il avait pour père le
prince Aenys. Une fois de plus, la liesse éclata à travers les Sept Couronnes.
Le petit prince était robuste et farouche, et il avait « la mine d’un guerrier »,
déclara son grand-père, Aegon le Dragon en personne. Tandis que beaucoup
débattaient encore pour savoir qui du prince Maegor ou de sa nièce Rhaena
aurait précédence dans l’ordre de succession, il semblait n’y avoir aucune
question : Aegon prendrait la suite de son père Aenys, tout comme Aenys
prendrait celle d’Aegon.
Dans les années qui suivirent, d’autres enfants vinrent l’un après l’autre à
la maison Targaryen… à la grande joie du roi Aegon, à défaut de celle de la
reine Visenya. En 29, le prince Aegon obtint un petit frère quand Alyssa
donna un deuxième fils, Viserys, au prince Aenys. En 34, elle donna
naissance à Jaehaerys, son quatrième enfant et troisième fils. En 36 arriva
une autre fille, Alysanne.
La princesse Rhaena avait treize ans quand naquit sa petite sœur, mais le
Grand Mestre Gawen commenta que « la fillette prenait un tel plaisir à ce
nourrisson qu’on aurait pu croire qu’elle en était elle-même la mère ». La
fille aînée d’Aenys et d’Alyssa était une enfant timide, rêveuse, qui
semblait plus à son aise avec les animaux qu’avec les autres enfants. Petite,
elle se cachait souvent derrière les jupes de sa mère ou s’agrippait à la
jambe de son père en présence d’inconnus… Mais elle adorait nourrir les
chats du château et avait toujours un chiot ou deux dans son lit. Bien que sa
mère lui eût fourni une succession de compagnes appropriées, filles de
seigneurs grands et petits, Rhaena ne parut jamais en prendre aucune en
amitié, leur préférant la compagnie d’un livre.
À l’âge de neuf ans, toutefois, Rhaena se vit présenter un petit, sorti des
fosses de Peyredragon ; la jeune dragonne, qu’elle baptisa Songefeu, et elle
s’attachèrent immédiatement l’une à l’autre. Son dragon auprès d’elle, la
jeune princesse commença à lentement sortir de sa timidité ; à l’âge de
douze ans, elle prit son vol pour la première fois et, dès lors, si elle resta
une jeune fille calme, nul n’osa plus la qualifier de timide. Peu de temps
après, Rhaena se fit sa première amie véritable en la personne de sa cousine,
Larissa Velaryon. Pendant un temps, les deux jeunes filles furent
inséparables… jusqu’à ce que Larissa soit soudain rappelée à Lamarck pour
épouser le cadet de l’Étoile-du-Soir de Torth. Néanmoins, les jeunes gens
sont par-dessus tout résistants, et la princesse se trouva bientôt une nouvelle
compagne en la fille de la Main, Samantha Castelfoyer.
Ce fut la princesse Rhaena, dit la légende, qui plaça un œuf de dragon
dans le berceau de la princesse Alysanne, tout comme elle l’avait fait deux
ans plus tôt pour le prince Jaehaerys. Si ces anecdotes sont vraies, de ces
œufs allaient sortir les dragons Aile-d’Argent et Vermithor, dont les noms
figureraient en si gros caractères dans les chroniques des années à venir.
L’amour de la princesse Rhaena envers ses frères et sœur, et la joie du
royaume à chaque nouvelle naissance princière n’étaient pas partagés par le
prince Maegor ni par sa mère la reine Visenya, car chaque nouveau fils qui
naissait à Aenys repoussait Maegor plus loin dans la lignée de succession,
et certains continuaient à affirmer qu’il venait également après les filles
d’Aenys. Et tout du long, Maegor lui-même demeurait sans enfants, car
lady Ceryse n’eut aucune grossesse dans les années qui suivirent leur
mariage.
Sur la lice des tournois et champs de bataille, en revanche, les prouesses
du prince Maegor surpassaient amplement celles de son frère. Au grand
tournoi de Vivesaigues en 28, Maegor fit vider les étriers à trois chevaliers
de la Garde Royale dans des joutes successives, avant de tomber à son tour
devant celui qui serait finalement le champion. Dans la mêlée, aucun
homme ne put lui tenir tête. Par la suite, il fut fait chevalier sur la lice par
son père, qui l’adouba avec rien de moins que l’épée Feunoyr. À seize ans,
Maegor devint le plus jeune chevalier des Sept Couronnes.
D’autres exploits suivirent. En 29 et de nouveau en 30, Maegor
accompagna Osmund Fort et Aethan Velaryon aux Degrés de Pierre pour en
chasser le roi pirate lysien Sargoso Saan, et il se battit dans plusieurs
sanglantes escarmouches, se révélant à la fois intrépide et fatal. En 31, il
traqua et occit dans le Conflans un chevalier brigand notoire, le soi-disant
Géant du Trident.
Maegor n’était pas encore dragonnier, toutefois. Bien qu’une douzaine de
jeunes fussent nés au sein des feux de Peyredragon dans les dernières
années du règne d’Aegon et eussent été proposés au prince, il les avait tous
refusés. Quand sa jeune nièce, Rhaena, seulement dans sa douzième année,
prit son essor en enfourchant Songefeu, l’échec de Maegor devint un sujet
de conversation à Port-Réal. Lady Alyssa le taquina à ce sujet un jour à la
cour, se demandant à haute voix si « mon beau-frère a peur des dragons ».
La rage assombrit le prince Maegor sous la pique, puis il répliqua avec
calme qu’il n’y avait qu’un dragon digne de lui.
Les sept dernières années du règne d’Aegon le Conquérant furent
paisibles. Après les frustrations de sa guerre Dornienne, le roi accepta le
maintien de l’indépendance de Dorne et vola à Lancehélion sur Balerion
lors du dixième anniversaire des accords de paix, pour célébrer un
« banquet d’amitié » avec Deria Martell, la princesse régnante de Dorne. Le
prince Aenys l’accompagna sur Vif-Argent ; Maegor demeura à
Peyredragon. Avec feu et sang, Aegon avait uni les Sept Couronnes en une
seule et, après avoir célébré son soixantième anniversaire en 33, il se tourna
plutôt vers la brique et le mortier. Une moitié de chaque année était toujours
consacrée à une pérégrination royale, mais c’étaient désormais le prince
Aenys et son épouse lady Alyssa qui se déplaçaient de château en château,
tandis que le roi vieillissant restait chez lui, partageant ses jours entre
Peyredragon et Port-Réal.
Le village de pêcheurs où Aegon avait d’abord accosté était désormais
devenu une ville démesurée, pestilentielle, de cent mille âmes ; seules
Villevieille et Port-Lannis la dépassaient. Toutefois, sur bien des plans,
Port-Réal demeurait un simple camp militaire qui avait enflé dans de
monstrueuses proportions : sale, nauséabonde, improvisée, transitoire. Et
Fort-Aegon, qui s’étendait à présent jusqu’à mi-pente de la grande colline
d’Aegon, était un château d’une laideur sans rivale dans les Sept
Couronnes, une grande confusion de bois, de terre et de brique qui avait
depuis longtemps débordé des anciennes palissades de rondins qui
constituaient ses seules murailles.
Ce n’était assurément pas une demeure digne d’un grand roi. En 35,
Aegon repartit pour Peyredragon avec toute sa cour et donna l’ordre qu’on
abatte Fort-Aegon, afin qu’on puisse élever à sa place un nouveau château.
Cette fois-ci, décréta-t-il, il bâtirait en pierre. Pour superviser la conception
et la construction du nouveau château, il choisit sa Main, lord Alyn
Castelfoyer (ser Osmund Fort était mort l’année précédente), et la reine
Visenya. (Une plaisanterie courut la cour, prétendant que le roi Aegon avait
confié à Visenya la charge d’édifier le Donjon Rouge afin de ne pas devoir
supporter sa présence à Peyredragon.)
Aegon le Conquérant mourut à Peyredragon, d’une attaque, dans la
trente-septième année qui suivit la Conquête. Ses petits-fils Aegon et
Viserys se trouvaient avec lui à sa mort, dans la salle de la Table peinte ; le
roi leur montrait le détail de ses conquêtes. Le prince Maegor, séjournant à
Peyredragon à l’époque, prononça l’éloge funèbre tandis que le corps de
son père était étendu sur un bûcher funéraire dans la cour du château. On
avait revêtu le roi de son armure de bataille, ses mains gantées de maille
repliées sur la poignée de Feunoyr. Depuis le temps de l’ancienne Valyria, il
avait toujours été de coutume chez les Targaryen de brûler leurs morts,
plutôt que de confier leur dépouille à la terre. Vhagar fournit la flamme qui
embrasa le bûcher. Feunoyr brûla avec le roi, mais Maegor la récupéra
ensuite, sa lame plus noire mais en tout autre point intacte. Aucun feu
ordinaire ne peut endommager l’acier valyrien.
Survivaient au Dragon sa sœur Visenya, ses fils Aenys et Maegor, et cinq
petits-enfants. Le prince Aenys avait trente ans à la mort de son père, le
prince Maegor vingt-cinq.
Aenys se trouvait à Hautjardin durant sa pérégrination quand son père
était mort, mais Vif-Argent le ramena à Peyredragon pour les funérailles.
Ensuite, il ceignit la couronne de fer et de rubis de son père et le Grand
Mestre Gawen le proclama Aenys de la maison Targaryen, premier du nom,
roi des Andals, des Rhoynars et des Premiers Hommes, seigneur des Sept
Couronnes et Protecteur du royaume. Les seigneurs qui étaient venus à
Peyredragon faire leurs adieux au roi s’agenouillèrent et inclinèrent la tête.
Quand vint le tour du prince Maegor, Aenys le fit se relever, l’embrassa sur
la joue et déclara : « Frère, plus jamais tu ne devras t’agenouiller devant
moi. Nous régnerons ensemble sur ce royaume, toi et moi. » Puis le roi
tendit à son frère Feunoyr, l’épée de son père, disant : « Tu es plus apte à
porter cette lame que moi. Manie-la à mon service et je serai satisfait. »
(Ce don devait s’avérer fort peu sage, les événements ultérieurs le
démontreraient. Puisque la reine Visenya avait déjà offert à son fils Noire
Sœur, le prince Maegor possédait désormais les deux ancestrales épées
d’acier valyrien de la maison Targaryen. Mais, dès lors, il ne manierait plus
que Feunoyr, tandis que Noire Sœur était accrochée aux murs de ses
appartements à Peyredragon.)
Une fois les rites funéraires accomplis, le nouveau roi et son entourage
firent voile vers Port-Réal, où le trône de fer se dressait encore au milieu
des monticules de gravats et de boue. Le vieux Fort-Aegon avait été abattu,
des fosses et des tunnels criblaient la colline, aux endroits où l’on creusait
les caves et les fondations du Donjon Rouge, mais le nouveau château
n’avait pas encore commencé à s’élever. Néanmoins, on vint par milliers
acclamer le roi Aenys tandis qu’il prenait possession du siège de son père.
Ensuite, Sa Grâce prit la route pour Villevieille, afin de recevoir la
bénédiction du Grand Septon. Sur Vif-Argent, il aurait pu accomplir ce
voyage en quelques jours à peine, mais Aenys préféra emprunter la voie de
terre, accompagné de trois cents chevaliers montés et de leurs suites. La
reine Alyssa chevauchait à ses côtés, ainsi que leurs trois enfants les plus
âgés. La princesse Rhaena avait quatorze ans, une belle jeune fille qui volait
le cœur de tous les chevaliers qui la voyaient ; le prince Aegon en avait
onze, le prince Viserys huit. (Leurs jeunes frère et sœur, Jaehaerys et
Alysanne, jugés trop jeunes pour un trajet aussi pénible, demeurèrent sur
Peyredragon.) Après son départ de Port-Réal, la compagnie du roi se dirigea
au sud jusqu’à Accalmie, puis à l’ouest, traversant les Marches de Dorne
jusqu’à Villevieille, séjournant en chemin dans chaque château. Son retour
se ferait par Hautjardin, Port-Lannis et Vivesaigues, fut-il décrété.
Tout le long de la route le peuple se pressa par centaines et par milliers
pour saluer ses nouveaux roi et reine et acclamer les jeunes princes et
princesse. Mais si Aegon et Viserys apprécièrent les vivats de la foule, les
banquets et les festivités déployés à chaque château pour le divertissement
du nouveau monarque et de sa famille, la princesse Rhaena se replia sur sa
timidité d’antan. À Accalmie, le mestre d’Orys Baratheon alla jusqu’à
écrire : « La princesse ne semblait pas vouloir se trouver là, et rien de ce
qu’elle voyait ou entendait n’obtenait son approbation. Elle parut à peine
manger, ne voulut point chasser à cheval ou au faucon et, pressée de chanter
– car on dit qu’elle a une voix charmante –, elle refusa fort
discourtoisement et retourna dans ses appartements. » La princesse avait
beaucoup résisté à l’idée de se séparer de son dragon Songefeu et de sa
toute dernière favorite, Melony Piper, une rousse jeune fille du Conflans.
Ce fut seulement lorsque sa mère la reine Alyssa fit venir lady Melony afin
qu’elle se joigne à eux sur la pérégrination que Rhaena oublia enfin sa
mauvaise humeur pour prendre part aux festivités.
Au septuaire Étoilé, le Grand Septon oignit Aenys Targaryen ainsi que
son prédécesseur l’avait fait pour son père, et il lui offrit une couronne d’or
jaune, avec le visage des Sept figuré en jade et en perles. Cependant, alors
même qu’Aenys recevait la bénédiction du Père des Fidèles, d’autres
exprimaient des doutes sur sa capacité à siéger sur le trône de fer. Westeros
exigeait un guerrier, chuchotaient-ils entre eux, et Maegor était clairement
le plus vigoureux des deux fils du Dragon. Au premier rang de ces
chuchoteurs se tenait la reine douairière Visenya Targaryen. « La vérité est
fort évidente, rapporte-t-on qu’elle aurait dit. Aenys lui-même la voit.
Pourquoi, sinon, aurait-il remis Feunoyr à mon fils ? Il sait que seul Maegor
a la force de régner. »
La trempe du nouveau roi serait mise à l’épreuve plus tôt que quiconque
l’aurait imaginé. Les Guerres de Conquête avaient laissé des cicatrices à
travers le royaume. Des fils, majeurs désormais, rêvaient de venger des
pères depuis longtemps disparus. Des chevaliers se rappelaient le temps où
un homme qui avait une épée, un cheval et une armure, pouvait se tailler un
chemin jusqu’à la richesse et à la gloire. Les seigneurs se souvenaient d’une
époque où ils n’avaient pas besoin de la permission d’un roi pour percevoir
des impôts de leur peuple ou tuer leurs ennemis. « On peut encore briser les
chaînes qu’a forgées le Dragon, se disaient les mécontents. Nous pouvons
regagner notre liberté, mais c’est maintenant qu’il faut frapper, car ce
nouveau roi est faible. »
Les premiers mouvements de révolte se manifestèrent dans le Conflans,
au sein des colossales ruines d’Harrenhal. Aegon avait accordé le château à
ser Quenton Qoherys, son ancien maître d’armes. Quand lord Qoherys
mourut d’une chute de cheval en 9, son titre passa à son petit-fils Gargon,
un homme gras et sot avec un appétit malséant pour les jeunes filles, qu’on
connut bientôt sous le nom de Gargon l’Invité. Lord Gargon ne tarda pas à
acquérir la sinistre réputation d’apparaître à chaque cérémonie de mariage
célébrée sur ses terres, afin de jouir du privilège seigneurial de la première
nuit. On imaginera difficilement invité à la noce moins bienvenu. Il
s’accordait également des privautés avec les épouses et les filles de ses
propres serviteurs.
Le roi Aenys poursuivait sa pérégrination, hôte de lord Tully de
Vivesaigues sur le chemin du retour à Port-Réal, quand le père d’une
pucelle que lord Qoherys avait « honorée » ouvrit une porte poterne
d’Harrenhal à un hors-la-loi qui se faisait appeler Harren le Rouge et se
prétendait petit-fils d’Harren le Noir. Les brigands tirèrent sa seigneurie de
son lit, le traînèrent jusqu’au bois sacré du château, où Harren lui trancha
les génitoires pour les donner à manger à un chien. Quelques hommes
d’armes léaux furent tués ; le reste accepta de se joindre à Harren, qui se
déclara sire d’Harrenhal et roi du Conflans (n’étant pas fer-né, il ne
revendiquait pas les îles).
Lorsque la nouvelle parvint à Vivesaigues, lord Tully pressa le roi
d’enfourcher Vif-Argent pour fondre sur Harrenhal comme l’avait fait son
père. Mais Sa Grâce, ayant peut-être en mémoire la mort de sa mère à
Dorne, préféra ordonner à Tully de convoquer ses bannerets et patienta à
Vivesaigues le temps qu’ils arrivent. Ce ne fut que quand il eut assemblé
mille hommes qu’Aenys se mit en marche… mais lorsque ses hommes
atteignirent Harrenhal, ils trouvèrent les lieux abandonnés de tous sauf des
cadavres. Harren le Rouge avait passé les serviteurs de lord Gargon au fil de
l’épée et entraîné sa bande dans les bois.
Le temps qu’Aenys rentre à Port-Réal, les nouvelles avaient encore
empiré. Au Val, le frère cadet de lord Ronnel Arryn, Jonos, avait déposé et
emprisonné son frère loyal et s’était proclamé roi de la Montagne et du Val.
Dans les îles de Fer, un nouveau prêtre-roi était sorti de la mer, se
présentant comme Lodos le deux-fois Noyé, fils du dieu Noyé, enfin de
retour de sa visite auprès de son père. Et dans les hauteurs des montagnes
Rouges de Dorne, un prétendant dénommé le roi Vautour apparut, et en
appela à tous les vrais Dorniens pour venger les maux infligés à Dorne par
les Targaryen. Bien que la princesse Deria l’eût renié, jurant qu’elle et tous
les Dorniens léaux ne désiraient que la paix, des milliers accoururent sous
les bannières du roi Vautour, descendant des collines, surgissant des dunes
de sable et suivant en montagne des sentiers de chèvres, pour envahir le
Bief.
« Ce roi Vautour est à moitié fou, et ses partisans sont de la canaille, sans
discipline ni hygiène, écrivit au roi lord Harmon Dondarrion. Nous humons
leur approche à cinquante lieues de distance. » Peu de temps après, cette
même canaille prit d’assaut et s’empara de son château de Havrenoir. Le roi
Vautour coupa personnellement le nez de Dondarrion, avant de bouter le feu
à Havrenoir et de repartir.
Le roi Aenys savait qu’il devait mater ces rébellions, mais semblait
incapable de décider par où commencer. Le Grand Mestre Gawen écrivit
que le roi ne parvenait pas à comprendre pourquoi tout cela arrivait. Le
peuple ne l’adorait-il pas ? Jonos Arryn, ce nouveau Lodos, le roi
Vautour… leur avait-il causé du tort ? S’ils avaient des griefs, pourquoi ne
pas les lui exposer ? « Je les aurais écoutés. » Sa Grâce parla de dépêcher
des messagers aux rebelles, afin d’apprendre les raisons de leurs actes.
Craignant que Port-Réal ne soit pas un lieu sûr, avec Harren le Rouge
vivant si près, il expédia la reine Alyssa et leurs plus jeunes enfants à
Peyredragon. Il ordonna à sa Main, lord Alyn Castelfoyer, de conduire une
flotte et une armée au Val pour mater Jonos Arryn et restituer sa suzeraineté
à son frère Ronnel. Mais alors que les navires se préparaient à lever l’ancre,
il annula son ordre, de peur que le départ de Castelfoyer ne laisse Port-Réal
sans défense. Il préféra envoyer la Main traquer Harren le Rouge avec
quelques centaines d’hommes seulement, et décida de convoquer un Grand
Conseil pour discuter de la meilleure façon de dominer les autres rebelles.
Tandis que le roi procrastinait, ses seigneurs partirent en campagne.
Certains agissaient de leur propre autorité, d’autres de concert avec la reine
douairière. Dans le Val, lord Allard Royce de Roches-aux-runes réunit une
quarantaine de loyaux bannerets et fit marche sur les Eyrié, défaisant avec
aisance les partisans du soi-disant roi de la Montagne et du Val. Mais quand
ils exigèrent la libération de leur seigneur légitime, Jonos Arryn leur envoya
son frère par la Porte de la Lune. Telle fut la triste fin de Ronnel Arryn, qui
avait trois fois volé autour de la Lance du Géant sur le dos d’un dragon.
Les Eyrié étaient imprenables par un assaut conventionnel, aussi le
« roi » Jonos et ses partisans endurcis crachèrent-ils des défis aux loyalistes
et se préparèrent-ils pour un siège… jusqu’à ce que le prince Maegor
apparaisse dans les cieux au-dessus, sur Balerion. Le fils cadet du
Conquérant avait enfin revendiqué un dragon : nul autre que la Terreur
Noire, le plus grand de tous.
Plutôt que d’affronter les flammes de Balerion, la garnison des Eyrié
s’empara du prétendant pour le livrer à lord Royce, ouvrant de nouveau la
Porte de la Lune et traitant Jonos le fratricide ainsi qu’il avait traité son
frère. Leur capitulation sauva les partisans du prétendant des flammes, mais
point de la mort. Après avoir pris possession des Eyrié, le prince Maegor les
exécuta jusqu’au dernier. Même ceux de haute naissance parmi eux se
virent refuser l’honneur de périr par l’épée ; des traîtres ne méritaient que la
corde, décréta Maegor, si bien qu’on pendit les chevaliers capturés, nus et
battant des pieds, aux remparts des Eyrié où ils s’étranglèrent lentement.
Hubert Arryn, un cousin des frères défunts, fut installé comme sire du Val.
Comme il avait déjà donné naissance à six garçons par la dame son épouse,
une Royce de Roches-aux-runes, on estima la succession Arryn assurée.
Dans les îles de Fer, Goren Greyjoy, lord Ravage de Pyk, mit
pareillement un terme rapide au « roi » Lodos (deuxième du nom),
réunissant une centaine de snekkars pour attaquer Vieux Wyk et Grand
Wyk, où les partisans du prétendant étaient les plus nombreux et en passant
des milliers au fil de l’épée. Ensuite, il fit placer la tête du prêtre-roi en
saumure et l’adressa à Port-Réal. Le roi Aenys fut tellement heureux de ce
présent qu’il offrit à Greyjoy tout ce dont il aurait envie. Le geste se révéla
malavisé. Lord Goren, désireux de prouver qu’il était un fils véritable du
dieu Noyé, demanda au roi le droit d’expulser tous les septons et septas qui
étaient venus dans les îles de Fer après la Conquête convertir les Fer-nés au
culte des Sept. Le roi Aenys n’eut d’autre choix que d’accepter.
La rébellion la plus vaste et la plus dangereuse demeurait celle du roi
Vautour le long des Marches dorniennes. Bien que la princesse Deria
continuât à dénoncer ses exactions depuis Lancehélion, ils étaient
nombreux à la soupçonner de se livrer à un double jeu, car elle ne prenait
pas les armes contre les rebelles et, disait la rumeur, leur envoyait des
hommes, de l’argent et des vivres. Que cela soit vrai ou pas, des centaines
de chevaliers dorniens et plusieurs milliers de piquiers aguerris avaient
rejoint la canaille du roi Vautour, canaille qui avait énormément enflé, pour
atteindre plus de trente mille hommes. Cet ost était devenu si vaste que le
roi Vautour prit une décision hasardeuse et divisa ses forces. Tandis qu’il
marchait vers l’ouest contre Séréna et Corcolline avec la moitié de la
puissance dornienne, l’autre moitié, sous le commandement de lord Walter
Wyl, fils de l’Amant des Veuves, partit à l’est assiéger Pierheaume, siège de
la maison Swann.
Les deux moitiés connurent le désastre. Orys Baratheon, qu’on appelait
désormais Orys le Manchot, quitta pour la dernière fois Accalmie, afin
d’écraser les Dorniens sous les murs de Pierheaume. Quand on lui livra
Walter Wyl, blessé mais vivant, lord Orys déclara : « Ton père a pris ma
main. J’exige la tienne en remboursement. » Sur ces mots, il trancha la
main d’épée de lord Walter. Puis il lui prit l’autre, et ses deux pieds,
également, les qualifiant d’« intérêts ». Détail étrange à rapporter, lord
Baratheon mourut sur le trajet du retour à Accalmie, des blessures qu’il
avait reçues au cours de la bataille, mais son fils Davos affirma toujours
qu’il était mort satisfait, souriant devant les mains et les pieds en
putréfaction accrochés dans sa tente comme une guirlande d’oignons.
Le roi Vautour lui-même ne connut guère un meilleur sort. Incapable de
s’emparer de Séréna, il leva le siège et marcha vers l’ouest, pour voir lady
Caron se lancer à sa suite et se joindre à une force importante d’hommes
des marches menée par Harmon Dondarrion, le sire mutilé de Havrenoir.
Cependant, lord Samwell Tarly de Corcolline apparut soudain par le travers
de la ligne de progression dornienne, avec plusieurs milliers de chevaliers et
d’archers. On appelait ce seigneur Sam le Sauvage, et il démontra le bien-
fondé du nom au cours de la bataille sanglante qui suivit, abattant des
dizaines de Dorniens avec Corvenin, sa grande épée en acier valyrien. Le
roi Vautour avait deux fois plus d’hommes que ses trois adversaires
combinés, mais la plupart n’avaient ni entraînement ni discipline et,
opposés à des chevaliers en armure devant et derrière eux, ils rompirent les
rangs. Jetant piques et boucliers, les Dorniens s’égaillèrent et fuirent, se
dirigeant vers les montagnes au loin, mais les seigneurs des marches
galopèrent à leurs trousses pour les occire, durant ce qui fut par la suite
connu sous le nom de « La Chasse au vautour ».
Quant au roi rebelle lui-même, l’homme qui se faisait appeler le roi
Vautour, il fut pris vivant et attaché nu entre deux poteaux par Sam Tarly le
Sauvage. Les rhapsodes aiment à chanter qu’il fut déchiqueté par ces
vautours dont il avait pris le nom, mais en vérité il périt de soif et de
chaleur, et les oiseaux ne s’attaquèrent à lui que bien après sa mort. (Dans
les années à venir, plusieurs autres adopteraient le titre de roi Vautour, mais
nul ne saurait dire s’ils étaient liés au premier par le sang.) On considère en
général sa mort comme la fin de la deuxième guerre Dornienne, bien que ce
nom soit quelque peu usurpé, puisque aucun seigneur dornien ne prit part
aux combats et que la princesse Deria continua à maudire le roi Vautour
jusqu’à sa fin, sans se mêler à ses campagnes.
Le premier rebelle se révéla être aussi le dernier, mais Harren le Rouge
fut enfin acculé dans un village à l’ouest de l’Œildieu. Le roi hors-la-loi ne
mourut pas aisément. Dans son dernier combat, il tua la Main du Roi, lord
Alyn Castelfoyer, avant d’être occis par l’écuyer de Castelfoyer, Bernarr
Brune. Reconnaissant, le roi Aenys accorda à Brune le rang de chevalier et
récompensa Davos Baratheon, Samwell Tarly, Dondarrion Sans-Nez, Ellyn
Caron, Allard Royce et Goren Greyjoy par de l’or, des charges et des
honneurs. Il réserva les plus grandes félicitations à son propre frère. À son
retour à Port-Réal, le prince Maegor fut accueilli en héros. Le roi Aenys le
serra dans ses bras devant une foule qui l’acclamait, et le nomma Main du
Roi. Et lorsque deux jeunes dragons vinrent à éclore au sein des fosses
ardentes de Peyredragon à la fin de cette année-là, on y vit un signe.
Mais l’amitié entre les fils du Dragon ne persista guère.
Il se peut que le conflit ait été inévitable, car les deux frères avaient des
natures très différentes. Le roi Aenys aimait son épouse, ses enfants et son
peuple, et ne désirait qu’en être aimé en retour. L’épée et le javelot avaient
perdu tout l’attrait qu’ils avaient pu avoir sur lui. Sa Grâce se piquait plutôt
d’alchimie, d’astronomie et d’astrologie, goûtait fort la musique et la danse,
portait les soieries, samits et velours les plus fins et appréciait la compagnie
des mestres, des septons et des beaux esprits. Son frère Maegor, plus grand,
plus large d’épaules et d’une force terrible, ne ressentait aucun intérêt pour
tout cela, et vivait pour la guerre, les tournois et la bataille. On le
considérait à bon droit comme un des meilleurs chevaliers de Westeros,
bien que sa sauvagerie sur le champ de bataille et sa dureté envers ses
ennemis vaincus soulevassent aussi de fréquents commentaires. Le roi
Aenys cherchait toujours à satisfaire ; face aux difficultés, il répondait par
de douces paroles, alors que Maegor répliquait toujours par l’acier et le feu.
Le Grand Mestre Gawen a écrit qu’Aenys avait confiance en chacun, et
Maegor en personne. Le roi était facile à influencer, nota Gawen, balançant
d’un côté ou de l’autre comme un roseau sous le vent, plus qu’à son tour
susceptible d’écouter le dernier conseiller qui lui avait parlé. Le prince
Maegor, au contraire, était rigide comme une barre de fer, résistant,
inflexible.
Malgré de telles différences, les fils du Dragon continuèrent à régner
ensemble de façon amicale pendant le plus clair de deux années. Mais en
39, la reine Alyssa donna encore au roi Aenys un nouvel héritier, une fille
qu’elle nomma Vaella, qui, hélas, mourut au berceau peu après. Peut-être
fut-ce cette preuve soutenue de la fertilité de la reine qui poussa le prince
Maegor à agir ainsi qu’il le fit. Quelle qu’en soit la raison, le prince
scandalisa le royaume lorsqu’il annonça subitement que lady Ceryse était
stérile et qu’il avait par conséquent pris une seconde épouse, Alys
Herpivoie, fille du nouveau sire d’Harrenhal.
Le mariage fut célébré à Peyredragon, sous l’égide de la reine douairière
Visenya. Comme le septon du château refusait d’officier, Maegor et sa
nouvelle épouse furent unis selon un rite valyrien, « mariés par le sang et
par le feu ». Les noces se déroulèrent sans que le roi Aenys les autorise, en
ait connaissance ou y assiste. Lorsque la chose se sut, les deux demi-frères
se querellèrent vivement. Et Sa Grâce n’était pas seule dans son courroux.
Manfred Hightower, père de lady Ceryse, vint protester auprès du roi,
exigeant que lady Alys soit répudiée. Et au septuaire Étoilé de Villevieille le
Grand Septon alla plus loin encore, dénonçant le mariage de Maegor
comme un péché et de la fornication et traitant la nouvelle épouse du prince
de « putain d’Herpivoie ». Aucun fils ou fille véritable des Sept ne
s’inclinerait jamais devant quelqu’un de tel, tonna-t-il.
Le prince Maegor maintint son attitude de défi. Son père avait pris ses
deux sœurs pour épouses, fit-il valoir ; les édits de la Foi pouvaient bien
régir des hommes de moindre rang, mais pas le sang du dragon. Aucun
discours du roi Aenys ne put guérir la blessure qu’ouvraient ainsi les
paroles de son frère, et nombre de seigneurs pieux à travers les Sept
Couronnes condamnèrent le mariage et commencèrent à parler ouvertement
de la « catin de Maegor ».
Ulcéré et furieux, le roi Aenys offrit le choix à son frère : qu’il répudie
Alys Herpivoie et revienne à lady Ceryse, ou qu’il subisse cinq années
d’exil. Le prince Maegor choisit l’exil. En 40, il s’en fut à Pentos,
emmenant avec lui lady Alys, Balerion son dragon et l’épée Feunoyr. (On
raconte qu’Aenys lui demanda de rendre Feunoyr, requête à laquelle le
prince Maegor répondit : « J’invite volontiers Votre Grâce à essayer de me
l’enlever ».) Lady Ceryse resta abandonnée à Port-Réal.
Pour remplacer son frère en tant que Main, le roi Aenys se tourna vers le
septon Murmison, un clerc pieux qu’on disait capable de guérir par
imposition des mains. (Le roi lui fit plaquer les mains chaque soir sur le
ventre de lady Ceryse, dans l’espoir que son frère se repentirait de sa folie si
son épouse légitime pouvait être rendue fertile, mais la dame se lassa vite
de ce rituel quotidien et quitta Port-Réal pour Villevieille, où elle rejoignit
son père à la Grand-Tour.) Sans doute le roi espérait-il que ce choix
apaiserait la Foi. En ce cas, il se trompait. Septon Murmison ne réussit pas
davantage à guérir le royaume qu’il n’avait rendu Ceryse Hightower
féconde. Le Grand Septon continua à tempêter et, à travers tout le royaume,
les seigneurs en leurs castels s’entretenaient de la faiblesse du roi.
« Comment peut-il gouverner les Sept Couronnes alors qu’il n’arrive même
pas à gouverner son frère ? » disaient-ils.
Le roi demeurait inconscient du mécontentement du royaume. La paix
était revenue, son fâcheux frère se trouvait sur l’autre berge du détroit, et un
grandiose nouveau château commençait à s’élever sur la grande colline
d’Aegon : tout entier bâti en pierre rouge pâle, le nouveau siège du roi serait
plus vaste et plus somptueux que Peyredragon, avec des murailles, des
barbacanes et des tours massives, capables de résister à n’importe quel
ennemi. Le Donjon Rouge, le nommèrent les habitants de Port-Réal. Sa
construction était devenue l’obsession du roi. « Mes descendants régneront
d’ici mille années durant », déclara Sa Grâce. Peut-être Aenys Targaryen
avait-il ces descendants à l’esprit, en 41, quand il commit une faute
catastrophique et annonça son intention d’accorder la main de sa fille
Rhaena en mariage au frère de celle-ci, Aegon, héritier du Trône de Fer.
La princesse avait dix-huit ans, le prince quinze. Ils étaient proches
depuis l’enfance, compagnons de jeu dans leur prime jeunesse. Bien
qu’Aegon n’eût jamais encore revendiqué de dragon, il s’était plus d’une
fois élevé dans les cieux en compagnie de sa sœur, sur Songefeu. Mince,
séduisant, chaque année plus grand, Aegon était, selon beaucoup, le portrait
juré de son aïeul au même âge. Trois années de service comme écuyer
avaient affûté ses prouesses avec l’épée et la hache, et on le considérait
communément comme la meilleure jeune lame de tout le royaume. Ces
derniers temps, maintes pucelles avaient lancé des œillades au prince, et
Aegon n’était point insensible à leurs charmes. « Si l’on ne marie pas le
prince promptement, écrivit le Grand Mestre Gawen à la Citadelle, Sa
Grâce risque fort de devoir s’occuper d’un petit-fils bâtard. »
La princesse Rhaena avait nombre de prétendants, elle aussi, mais, à la
différence de son frère, n’en encourageait aucun. Elle préférait passer ses
jours avec ses frères et ses sœurs, ses chats et ses chiens, et sa toute
nouvelle favorite, Alayne Royce, fille du sire de Roches-aux-runes… Une
jeune fille grassouillette et laide, mais si chérie que Rhaena l’emmenait
parfois voler sur le dos de Songefeu, tout comme elle le faisait avec son
frère Aegon. Le plus souvent, toutefois, Rhaena prenait son essor toute
seule. Après son seizième anniversaire, la princesse se déclara adulte,
« libre de voler où je le voudrai ».
Et elle vola, assurément. On aperçut Songefeu jusqu’à Harrenhal, Torth,
Roches-aux-runes, Goëville. On chuchota (sans que jamais le fait soit
prouvé) que lors d’un de ces vols Rhaena avait cédé la fleur de son
pucelage à un amant de viles origines. Un chevalier errant, selon une
histoire ; d’autres en firent un rhapsode, un fils de forgeron, un septon de
village. À la lumière de ces récits, certains ont suggéré qu’Aenys avait pu
ressentir la nécessité de voir sa fille mariée le plus tôt possible.
Indépendamment de la valeur de cette hypothèse, Rhaena était assurément à
dix-huit ans d’âge à se marier, plus âgée de trois ans que l’avaient été sa
mère et son père à leurs noces.
Étant donné les traditions et pratiques de la maison Targaryen, une union
entre ses deux enfants les plus âgés dut paraître comme une évidence au roi
Aenys. L’affection entre Rhaena et Aegon était bien connue, et ni l’un ni
l’autre n’éleva d’objection à ce mariage ; en vérité, nombre d’éléments
suggèrent qu’ils s’attendaient tous deux à une telle association depuis leurs
premiers jeux ensemble dans les chambres d’enfant de Peyredragon et de
Fort-Aegon.
La tempête qui accueillit l’annonce du roi les prit tous par surprise, bien
que les signes de mise en garde eussent été assez clairs pour ceux qui
avaient l’esprit de les lire. La Foi avait accepté, ou, tout du moins, ignoré, le
mariage du Conquérant avec ses sœurs, mais elle n’était pas prête à agir de
même avec leurs petits-enfants. Du septuaire Étoilé provint une
condamnation incendiaire, accusant le mariage de la sœur et du frère d’être
une obscénité. Tout enfant né d’une telle union serait « une abomination à la
vue des dieux et des hommes », proclama le Père des Fidèles, dans une
déclaration que lurent publiquement dix mille septons à travers les Sept
Couronnes.
L’indécision d’Aenys Targaryen était notoire. Ici, cependant, face à la
fureur de la Foi, il se raidit et s’obstina. La reine douairière Visenya l’avertit
qu’il n’avait que deux options : renoncer au mariage et trouver de nouveaux
partis pour son fils et sa fille, ou sauter en croupe de son dragon Vif-Argent,
voler à Villevieille et incendier le septuaire Étoilé sur la tête du Grand
Septon. Le roi Aenys ne fit ni l’un ni l’autre. Il préféra s’entêter.
Au jour des noces, les rues entourant le septuaire du Souvenir – construit
sur la colline de Rhaenys et nommé en l’honneur de la reine perdue du
Dragon – étaient bordées de Fils du Guerrier en armure d’argent brillant,
notant au passage chacun des invités à la cérémonie, à pied, à cheval ou en
litière. Les seigneurs les mieux avisés, ayant peut-être anticipé la chose,
s’étaient abstenus.
Ceux qui vinrent pour témoigner assistèrent à plus qu’un mariage. Durant
le banquet qui suivit, le roi Aenys aggrava son erreur de jugement en
accordant à son héritier présomptif, le prince Aegon, le titre de prince de
Peyredragon. À ces mots, un silence tomba sur la salle, car toute
l’assistance savait que le titre appartenait jusque-là au prince Maegor. À la
grand-table, la reine Visenya se leva et quitta la salle sans la permission du
roi. Ce soir-là, elle enfourcha Vhagar et rentra à Peyredragon et il est écrit
que, quand son dragon passa devant la face de la lune, celle-ci devint aussi
rouge que le sang.
Aenys Targaryen ne parut pas comprendre en quelle proportion il avait
levé le royaume contre lui. Souhaitant retrouver la faveur du peuple, il
décréta que le prince et la princesse effectueraient une pérégrination royale
à travers le royaume, songeant sans doute aux vivats qui l’avaient partout
reçu quand il avait procédé à la sienne. Peut-être plus avisée que son père,
la princesse Rhaena lui demanda permission d’amener avec eux son dragon
Songefeu, mais Aenys l’interdit. Puisque le prince Aegon n’avait pas
encore monté de dragon, le roi craignait que les seigneurs et les gens du
commun ne jugent son fils peu viril, en voyant son épouse aller à dos de
dragon et lui sur un palefroi.
Le roi avait grossièrement méjugé l’humeur du royaume, la piété de son
peuple et le pouvoir des paroles du Grand Septon. Du jour de leur départ,
Aegon, Rhaena et leur escorte furent en butte aux lazzis des foules de
Fidèles, partout où ils allaient. À Viergétang, on ne trouva pas un seul
septon pour prononcer une bénédiction au banquet que lord Mouton donna
en leur honneur. Lorsqu’ils arrivèrent à Harrenhal, lord Lucas Herpivoie
refusa de les recevoir dans son château, s’ils n’acceptaient pas de
reconnaître sa fille Alys comme épouse véritable et légitime de leur oncle.
Leur refus ne leur gagna pas le respect des pieux, rien qu’une nuit froide et
humide sous des tentes au pied des gigantesques murailles de la puissante
forteresse d’Harren le Noir. Dans un village du Conflans, plusieurs Pauvres
Compagnons allèrent jusqu’à cribler le couple royal de mottes de terre. Le
prince Aegon tira l’épée pour les châtier et dut être retenu par ses propres
chevaliers, car sa suite était en grande infériorité numérique. Cela ne retint
pourtant pas la princesse Rhaena d’aller à eux à cheval pour leur déclarer :
« Vous êtes bien hardis face à une fille à cheval, je vois. La prochaine fois
que je viendrai, je monterai un dragon. Jetez-moi alors de la terre, je vous
en prie. »
Ailleurs dans le royaume, la situation alla de mal en pis. Septon
Murmison, la Main du Roi, fut expulsé de la Foi en punition d’avoir célébré
les noces interdites, sur quoi Aenys prit personnellement la plume en main
pour écrire au Grand Septon, exigeant que Sa Sainteté Suprême réintègre
« mon brave Murmison » et détaillant la longue histoire des mariages
frère/sœur dans l’ancienne Valyria. La réponse du Grand Septon fut d’un
venin tel que Sa Grâce blêmit en la lisant. Loin de s’adoucir, le Berger des
Fidèles qualifiait Aenys de « Roi Abomination », le traitant d’imposteur et
de tyran, sans aucun droit de régner sur les Sept Couronnes.
Les Fidèles étaient à son écoute. Moins de quinze jours plus tard, alors
que septon Murmison traversait la ville dans sa litière, un groupe de
Pauvres Compagnons déferla d’une ruelle et le tailla en pièces avec leurs
haches. Les Fils du Guerrier entreprirent de fortifier la colline de Rhaenys,
transformant le septuaire du Souvenir en leur citadelle personnelle. À des
années de travail encore de l’achèvement du Donjon Rouge, le roi jugea sa
résidence au sommet de la colline de Visenya trop vulnérable, et fit des
plans pour se retirer à Peyredragon en compagnie de la reine Alyssa et de
leurs plus jeunes enfants. Cette précaution se révéla sage. Trois jours avant
la date prévue de leur embarquement, deux Pauvres Compagnons
escaladèrent les murs de la résidence et firent irruption dans la chambre à
coucher du roi. Seule une prompte intervention de la Garde Royale préserva
Aenys d’une mort indigne.
Sa Grâce troquait la colline de Visenya contre Visenya en personne. Sur
Peyredragon, la reine douairière l’accueillit par une déclaration restée
fameuse : « Vous êtes un sot et un faible, mon neveu. Pensez-vous qu’un
homme aurait jamais osé parler de la sorte à votre père ? Vous avez un
dragon. Utilisez-le. Volez à Villevieille et faites de ce septuaire Étoilé un
nouvel Harrenhal. Ou donnez-m’en permission et laissez-moi griller pour
vous ce pieux imbécile. » Aenys ne voulut pas en entendre parler. Il
renvoya la reine douairière dans ses appartements de la tour Mervouivre et
lui ordonna d’y demeurer.
Fin 41, une grande partie du royaume était en proie à une authentique
rébellion contre la maison Targaryen. Les quatre faux rois qui étaient
apparus à la mort d’Aegon le Conquérant semblaient désormais autant de
sots gesticulants comparés à la menace posée par ce nouveau soulèvement,
car ces rebelles-ci se voyaient comme des soldats des Sept, livrant une
guerre sainte contre une tyrannie impie.
Des dizaines de pieux seigneurs reprirent le cri de ralliement à travers
l’ensemble des Sept Couronnes, abattant les bannières du roi et se déclarant
pour le septuaire Étoilé. Les Fils du Guerrier s’emparèrent des portes de
Port-Réal, qui leur donnèrent le contrôle des entrées et des sorties de la
ville, et ils chassèrent les ouvriers du chantier du Donjon Rouge. Des
Pauvres Compagnons envahirent les routes par milliers, forçant les
voyageurs à décider s’ils se rangeaient dans le camp « des dieux ou de
l’abomination », et menant grand tapage devant les portes des châteaux
jusqu’à ce que leurs seigneurs paraissent pour dénoncer le roi Targaryen.
Dans les terres de l’Ouest, le prince Aegon et la princesse Rhaena furent
contraints d’abandonner leur pérégrination et de se réfugier au château de
Crakehall. Un émissaire de la Banque de Fer de Braavos, dépêché à
Villevieille pour traiter avec Martyn Hightower, nouveau sire de la Grand-
Tour et voix de Villevieille (son père, lord Manfred, étant décédé quelques
lunes plus tôt), écrivit chez lui pour rapporter que le Grand Septon était « le
véritable roi de Westeros en tout point, hormis le titre ».
L’arrivée de la nouvelle année trouva le roi Aenys toujours à
Peyredragon, ravagé par la peur et l’indécision. Sa Grâce n’avait que trente-
cinq ans, mais on raconta qu’il en paraissait soixante, et le Grand Mestre
Gawen révéla que, souvent, il gardait le lit, affligé d’un relâchement des
entrailles et de crampes d’estomac. Quand aucun des remèdes du Grand
Mestre ne se montra efficace, la reine douairière prit en charge les soins au
roi, et l’état d’Aenys parut un temps s’améliorer… pour s’effondrer
soudainement lorsque la nouvelle lui parvint que des milliers de Pauvres
Compagnons assiégeaient Crakehall, dont son fils et sa fille étaient contre
leur gré les « invités ». Trois jours plus tard, le roi était mort.
Comme son père, Aenys Targaryen, Premier du Nom, fut livré aux
flammes dans la cour de Peyredragon. Assistaient à ses funérailles ses fils
Viserys et Jaehaerys, âgés de douze et sept ans respectivement, et sa fille
Alysanne, cinq ans. Sa veuve, la reine Alyssa, chanta pour lui un hymne
funèbre et sa bien-aimée Vif-Argent alluma le bûcher, bien qu’on ait
chroniqué que les dragons Vermithor et Aile-d’Argent ajoutèrent leur feu au
sien.
La reine Visenya n’était pas présente. Moins d’une heure après la mort du
roi, elle avait enfourché Vhagar et volé vers l’est en traversant le détroit.
Quand elle revint, le prince Maegor l’accompagnait, sur Balerion.
Maegor ne se posa sur Peyredragon que le temps de revendiquer la
couronne ; non point celle en or décoré qu’avait préférée Aenys, avec ses
représentations des Sept, mais la couronne de fer de son père, incrustée de
rubis rouge sang. Sa mère lui en ceignit la tête, et les seigneurs et chevaliers
réunis là s’agenouillèrent tandis qu’il se proclamait Maegor de la maison
Targaryen, Premier du nom, roi des Andals, des Rhoynars et des Premiers
Hommes, Seigneur des Sept Couronnes et Protecteur du Royaume.
Seul le Grand Maître Gawen osa élever une objection. Selon toutes les
lois de l’héritage, lois que le Conquérant lui-même avait confirmées après
la Conquête, le Trône de Fer devait revenir au fils du roi Aenys, Aegon,
déclara le vieux mestre. « Le Trône de Fer échoit à l’homme qui a la force
de s’en emparer », riposta Maegor. Sur quoi, il décréta l’exécution
immédiate du Grand Mestre, tranchant lui-même la vieille tête grise de
Gawen d’un seul coup de Feunoyr.
La reine Alyssa et ses enfants n’étaient pas présents pour assister au
couronnement du roi Maegor. Elle leur avait fait quitter Peyredragon
quelques heures après les funérailles de son époux, embarquant vers le
château du seigneur son père, sur l’île de Lamarck, toute proche. Lorsqu’on
le lui apprit, Maegor haussa les épaules… puis se retira en compagnie d’un
mestre dans la salle de la Table peinte, pour dicter des missives à des
seigneurs grands et petits à travers le royaume.
Au cours de la journée, cent corbeaux prirent leur vol. Le lendemain,
Maegor les imita à son tour. Chevauchant Balerion, il traversa la baie de la
Néra jusqu’à Port-Réal, accompagné de la reine douairière Visenya sur
Vhagar. Le retour des dragons provoqua des émeutes dans la ville et des
centaines tentèrent de s’enfuir, pour trouver les portes closes et barricadées.
Les Fils du Guerrier tenaient les remparts de la ville, les tranchées et les
monticules de ce qui serait le Donjon Rouge, et la colline de Rhaenys où ils
avaient fait du septuaire du Souvenir leur forteresse. Les Targaryen levèrent
leurs étendards au sommet de la colline de Visenya et en appelèrent aux
hommes léaux pour les rejoindre. Ceux-ci répondirent par milliers. Visenya
Targaryen proclama que son fils Maegor était venu pour être leur roi. « Un
vrai roi, le sang d’Aegon le Conquérant, qui était mon frère, mon époux et
mon amour. Si quiconque conteste les droits de mon fils sur le Trône de Fer,
qu’il prouve de son corps ses dires. »
Les Fils du Guerrier ne tardèrent pas à relever son défi. Ils descendirent à
cheval de la colline de Rhaenys, sept cents chevaliers en acier niellé menés
par leur grand capitaine, ser Damon Morrigen, dit Damon le Dévot. « Ne
faisons point assaut de paroles, lui déclara Maegor. Aux épées de décider de
l’affaire. » Ser Damon acquiesça ; les dieux accorderaient la victoire à celui
dont la cause était juste, affirma-t-il. « Que chaque camp présente sept
champions, ainsi que cela se pratiquait jadis à Andalos. Pouvez-vous choisir
six hommes qui se tiendront à vos côtés ? » Car Aenys avait transféré la
Garde Royale sur Peyredragon, et Maegor se trouvait seul.
Le roi pivota vers la foule. « Qui viendra prendre place auprès de son
roi ? » appela-t-il. Beaucoup se détournèrent par crainte ou feignirent de ne
pas entendre, car tous connaissaient les prouesses des Fils du Guerrier. Mais
enfin quelqu’un se présenta : non point un chevalier, mais un simple
homme d’armes qui s’appelait Dick Flageolet. « Je suis partisan du roi
depuis tout p’tit, dit-il. Et c’est tel que j’ai l’intention de mourir. »
Ce n’est qu’alors que s’avança le premier chevalier. « Ce flageolet nous
couvre tous de honte ! s’écria-t-il. N’y a-t-il point de chevalier véritable,
ici ? D’hommes léaux ? » Celui qui parlait était Bernarr Brune, l’écuyer qui
avait tué Harren le Rouge et été adoubé chevalier par le roi Aenys en
personne. Son mépris en poussa d’autres à offrir leurs épées. Les noms des
quatre que choisit Maegor sont inscrits en lettres immenses dans l’histoire
de Westeros : ser Bramm de Coquenoire, un chevalier errant ; ser Rayford
Rosby ; ser Guy Lothston, surnommé Guy le Glouton ; et ser Lucifer
Massey, sire de Danse-des-Pierres.
Les noms des sept Fils du Guerrier nous sont également parvenus. Ils
étaient : ser Damon Morrigen, surnommé Damon le Dévot, grand capitaine
des Fils du Guerrier ; ser Lyle Bracken ; ser Harys Horpe, qu’on appelait
Harry Tête-de-Mort ; ser Aegon Ambrose ; ser Dickon Flowers, le bâtard
des Essaims ; ser William le Vagabond ; et ser Garibald des Sept Étoiles, le
septon chevalier. Il est écrit que Damon le Dévot entama une prière,
implorant le Guerrier d’accorder la force à leurs bras. Puis la reine
douairière donna l’ordre de commencer. Et le combat débuta.
Dick Flageolet périt le premier, fauché par Lyle Bracken à peine quelques
instants après le début du combat. Pour la suite, les récits diffèrent de façon
notable. Un chroniqueur déclare que lorsque ser Guy le Glouton,
prodigieusement ventripotent, fut éventré, les reliefs de quarante tourtes à
demi digérées se répandirent. Un autre assure que, tout en combattant, ser
Garibald des Sept Étoiles chantait un péan. Plusieurs nous rapportent que
lord Massey trancha le bras de Harys Horpe. Selon une version, Harry Tête-
de-Mort jeta sa hache de combat dans son autre main pour la planter entre
les yeux de lord Massey. D’autres chroniqueurs laissent entendre que ser
Harys périt tout bonnement. D’après certains, le combat dura des heures,
selon d’autres la plupart des adversaires s’effondrèrent agonisants en peu de
temps. Tous s’accordent à dire que de hauts faits s’accomplirent et des
coups prodigieux s’échangèrent, jusqu’à ce que l’issue trouve Maegor
Targaryen seul debout, face à Damon le Dévot et à William le Vagabond.
Les Fils du Guerrier étaient tous deux gravement blessés et Sa Grâce
maniait Feunoyr ; l’affaire fut néanmoins serrée. Alors même qu’il tombait,
ser William assena au roi un terrible coup à la tête, qui lui fendit le heaume
et le laissa sans connaissance. Beaucoup crurent Maegor mort jusqu’à ce
que sa mère retire son heaume brisé. « Le roi respire, clama-t-elle. Le roi
vit. » La victoire lui revenait.
Sept des plus puissants Fils du Guerrier avaient péri, dont leur
commandant, mais il en restait plus de sept cents, armés et vêtus d’armures,
réunis au sommet de la colline. La reine Visenya ordonna qu’on confie son
fils aux mestres. Tandis que les porteurs de litières le descendaient de la
colline, les Épées de la Foi tombèrent à genoux en signe de soumission. La
reine douairière leur ordonna de regagner leur septuaire fortifié sur la
colline de Rhaenys.
Vingt-sept jours durant, Maegor Targaryen resta aux lisières de la mort,
tandis que les mestres le soignaient avec des potions, des onguents, et que
les septons priaient au-dessus de son lit. Au septuaire du Souvenir, les Fils
du Guerrier priaient également et débattaient de leur choix. Certains
estimaient que l’ordre n’avait d’autre option que d’accepter Maegor comme
roi, puisque les dieux l’avaient béni en lui accordant la victoire ; d’autres
soutenaient qu’ils étaient tenus par leur serment d’obéir au Grand Septon, et
de continuer à se battre.
Sur ces entrefaites, la Garde Royale arriva de Peyredragon. Sur les ordres
de la reine douairière, ils prirent la tête des milliers de loyalistes Targaryen
de la ville et encerclèrent la colline de Rhaenys. À Lamarck, la reine veuve
Alyssa proclama son fils Aegon le roi véritable, mais peu tinrent compte de
son appel. Le jeune prince, à un an de sa majorité, demeura à Crakehall, à
un demi-royaume de distance, pris au piège dans un château assiégé par les
Pauvres Compagnons et des paysans pieux, dont la plupart le voyaient
comme une abomination.
Dans la Citadelle de Villevieille, les archimestres se réunirent en
conclave pour débattre de la succession et choisir un nouveau Grand
Mestre. Des milliers de Pauvres Compagnons se dirigèrent vers Port-Réal.
Ceux qui venaient de l’ouest suivaient un chevalier errant, ser Horys Hill,
ceux arrivant du sud un guerrier colossal armé d’une hache, appelé Wat le
Fendeur. Quand les bandes dépenaillées qui campaient autour de Crakehall
s’en furent rejoindre leurs compagnons en marche, le prince Aegon et la
princesse Rhaena purent enfin quitter les lieux. Abandonnant leur royale
pérégrination, ils rejoignirent Castral Roc, où lord Lyman Lannister leur
offrit sa protection. Ce fut sa femme, lady Jocasta, qui discerna la première
que la princesse Rhaena portait un enfant, nous dit le mestre de lord Lyman.
Au vingt-huitième jour qui suivit le jugement des Sept, un navire arriva
de Pentos avec la marée du soir, transportant deux femmes et six cents
épées-louées. Alys de la maison Herpivoie, seconde femme de Maegor
Targaryen, était de retour à Westeros… mais pas seule. Avec elle avait pris
la mer une autre femme, une beauté blême aux cheveux noir corbeau dont
on ne connaissait que le nom, Tyanna de la Tour. Certains prétendirent que
c’était la concubine de Maegor. D’autres y virent la maîtresse de lady Alys.
Fille naturelle d’un magistrat pentoshi, Tyanna était une danseuse de
taverne qui s’était élevée à la position de courtisane. La rumeur faisait
également d’elle une empoisonneuse et une sorcière. On narrait à son
propos bien des récits étranges… pourtant, dès qu’elle eut débarqué, la
reine Visenya chassa les mestres et septons de son fils pour confier Maegor
aux bons soins de Tyanna.
Le lendemain matin, le roi s’éveilla, et se leva avec le soleil. Quand
Maegor apparut sur les murs du Donjon Rouge, au côté de Alys Herpivoie
et Tyanna de Pentos, la foule l’acclama avec enthousiasme et les
démonstrations de joie éclatèrent à travers la ville. Mais la liesse se tut
quand Maegor enfourcha Balerion et fondit sur la colline de Rhaenys, où
sept cents des Fils du Guerrier prononçaient leurs prières matinales à
l’intérieur du septuaire fortifié. Alors que le feu-dragon embrasait l’édifice,
des archers et des piquiers attendaient au-dehors ceux qui jaillirent par les
portes. On a raconté que les cris de ceux qui brûlaient s’entendirent à
travers toute la ville, et qu’une chape de fumée pesa pendant des jours sur
Port-Réal. Ainsi la crème des Fils du Guerrier connut-elle une fin ardente.
Bien qu’il en subsistât d’autres chapitres à Villevieille, Port-Lannis,
Goëville et Pierremoûtier, l’ordre n’approcherait plus jamais de sa force
première.
La guerre du roi Maegor contre la Foi Militante ne faisait que
commencer, toutefois. Elle continuerait durant tout le reste de son règne. La
première action du roi en retrouvant le trône de fer fut d’ordonner aux
Pauvres Compagnons qui affluaient vers la ville de déposer leurs armes,
sous peine de proscription et de mort. Lorsque son décret n’eut aucun effet,
Sa Grâce ordonna à « tous les seigneurs léaux » de partir en campagne et de
disperser par la force les hordes dépenaillées de la Foi. En réponse, le
Grand Septon de Villevieille en appela aux « vrais et pieux enfants des
dieux » pour prendre les armes en défense de la Foi et mettre un point final
au règne « des dragons, des monstres et des abominations ».
La bataille s’engagea d’abord dans le Bief, devant la ville de Pont-de-
Pierre. Là, neuf mille Pauvres Compagnons sous les ordres de Wat le
Fendeur se retrouvèrent pris entre six osts seigneuriaux, alors qu’ils
tentaient de franchir la Mander. Avec une moitié de ses hommes au nord du
fleuve et une autre au sud, l’armée de Wat fut taillée en pièces. Ses
partisans, dénués d’entraînement et de discipline, habillés de cuir bouilli, de
jute et de morceaux d’acier rouillé, et armés pour l’essentiel de haches de
bûcherons, de bâtons pointus et d’outils de fermiers, s’avérèrent totalement
incapables de soutenir la charge de chevaliers en armure montés sur de
lourds palefrois. Le massacre fut tel que la Mander coula rouge sur vingt
lieues et que, dès lors, la ville et le château où s’était livrée la bataille
prirent le nom de Pont-l’Amer. Wat lui-même fut capturé vivant, non sans
qu’il ait occis une demi-douzaine de chevaliers, parmi lesquels lord de la
Nouë, d’Herbeval, commandant l’ost du roi. On livra le géant enchaîné à
Port-Réal.
Pour sa part, ser Horys Hill avait atteint la Grande Fourche de la Néra
avec une armée encore plus vaste ; près de treize mille Pauvres
Compagnons, leurs rangs renforcés par l’ajout de deux cents Fils du
Guerrier montés, en provenance de Pierremoûtier, et des chevaliers de
maison et des levées féodales d’une douzaine de seigneurs rebelles des
terres de l’Ouest et du Conflans. Lord Rupert Fallières, connu pour être le
Fou des Batailles, menait les rangs des pieux qui avaient répondu à l’appel
du Grand Septon ; avec lui chevauchaient ser Lyonel Lorch, ser Alyn
Terrique, lord Tristifer Van, lord Jon Lychester et maints autres puissants
chevaliers. L’armée des Fidèles comptait vingt mille hommes.
Celle du roi Maegor était d’une taille comparable, cependant, et Sa Grâce
avait presque le double de cavalerie en armure, ainsi qu’un important
contingent d’archers, et le roi en personne, chevauchant Balerion.
Néanmoins, la bataille tourna à la mêlée sanglante. Le Fou des Batailles
occit deux chevaliers de la Garde Royale avant d’être lui-même tué par le
sire de Viergétang. Jon Verraz le Colosse, combattant pour le roi, fut
aveuglé par un coup d’épée dans les débuts de l’engagement, mais il n’en
rallia pas moins ses hommes pour mener une charge qui perça les lignes des
Fidèles et mit en déroute les Pauvres Compagnons. Un orage réduisit les
feux de Balerion sans pouvoir les éteindre tout à fait et, au sein de la fumée
et des hurlements, le roi Maegor piqua sans cesse afin de frapper ses
ennemis de ses flammes. À la tombée de la nuit, la victoire lui revenait,
tandis que les derniers Pauvres Compagnons jetaient leurs haches à terre et
prenaient la fuite en tous sens.
Triomphant, Maegor rentra à Port-Réal s’asseoir une fois de plus sur le
trône de fer. Lorsqu’on lui livra Wat le Fendeur, enchaîné mais toujours
crâne, Maegor l’amputa de ses membres avec la propre hache du géant,
mais ordonna à ses mestres de le maintenir en vie « afin qu’il puisse assister
à mes noces ». Puis Sa Grâce annonça son intention de prendre pour
troisième épouse Tyanna de Pentos. Bien qu’il se murmurât que sa mère la
reine douairière n’éprouvait aucune affection envers la sorcière pentoshie,
seul le Grand Mestre Myros osa publiquement prendre la parole contre elle.
« Votre seule véritable épouse vous attend à la Grand-Tour », affirma
Myros. Le roi le laissa dire en silence, puis il descendit du trône, tira
Feunoyr et le tua sur place.
Maegor Targaryen et Tyanna de la Tour furent mariés au sommet de la
colline de Rhaenys, au milieu des cendres et des os des Fils du Guerrier qui
y avaient péri. On dit que Maegor dut exécuter une douzaine de septons
avant d’en trouver un qui accepte de célébrer la cérémonie. Wat le Fendeur,
privé de ses membres, fut conservé vivant pour qu’il contemple le mariage.
La veuve du roi Aenys, la reine Alyssa, était présente elle aussi, avec ses
jeunes fils Viserys et Jaehaerys, et sa fille Alysanne. Une visite de la reine
douairière et de Vhagar l’avait convaincue de quitter son sanctuaire de
Lamarck pour revenir à la cour, où Alyssa et ses frères et cousins de la
maison Velaryon firent hommage à Maegor comme à leur roi véritable. La
reine veuve fut même forcée de se joindre aux autres dames de la cour pour
dépouiller Sa Grâce de ses atours et l’escorter jusqu’à la chambre nuptiale
afin qu’il consomme son mariage, une cérémonie du coucher que présida la
deuxième femme du roi, Alys Herpivoie. Leur tâche accomplie, Alyssa et
les autres dames prirent congé de la chambre royale, mais Alys demeura,
rejoignant le roi et sa nouvelle épouse pour une nuit de plaisirs charnels.
De l’autre côté du royaume, à Villevieille, le Grand Septon dénonça avec
vigueur « l’abomination et ses catins », tandis que la première épouse du
roi, Ceryse de la maison Hightower, continuait à soutenir qu’elle était la
seule reine légitime de Maegor. Et dans les terres de l’Ouest, Aegon
Targaryen, prince de Peyredragon, et son épouse la princesse Rhaena
demeuraient également rebelles.
Durant tout le tumulte de l’avènement de Maegor, le fils du roi Aegon et
la princesse son épouse étaient restés à Castral Roc, où se poursuivait la
grossesse de Rhaena. La plupart des chevaliers et des jeunes nobliaux qui
avaient entamé avec eux leur pérégrination malheureuse les avaient
abandonnés, se hâtant à Port-Réal pour ployer le genou devant Maegor.
Même les servantes et demoiselles de compagnie de Rhaena avaient usé
d’excuses pour s’absenter, sauf son amie Alayne Royce et une ancienne
favorite, Melony Piper, qui arriva avec ses frères à Port-Lannis pour jurer
de la loyauté de leur maison.
Toute sa vie, le prince Aegon avait été considéré comme l’héritier
présomptif du Trône de Fer ; et voilà que soudain, il se retrouvait conspué
par les pieux et abandonné par tant de ceux qu’il croyait ses léaux amis. Les
partisans de Maegor, qui semblaient chaque jour plus nombreux,
n’hésitaient pas à déclarer qu’Aegon était « le fils de son père », suggérant
qu’ils discernaient en lui cette faiblesse qui avait causé la chute du roi
Aenys. Aegon n’avait jamais enfourché de dragon, faisaient-ils observer,
alors que Maegor s’était attaché Balerion, et que la propre épouse du prince,
la princesse Rhaena, volait sur Songefeu depuis l’âge de douze ans. La
présence de la reine Alyssa aux noces de Maegor fut présentée comme la
preuve que la mère d’Aegon elle-même avait déserté sa cause. Bien que
Lyman Lannister, sire de Castral Roc, ait tenu bon quand Maegor vint
exiger qu’Aegon et sa sœur soient renvoyés à Port-Réal « enchaînés, s’il le
faut », même lui n’était pas allé jusqu’à jurer son épée au jeune homme
qu’on traitait à présent de « prétendant » et qu’on appelait « Aegon le Sans-
Couronne ».
Ce fut donc là, à Castral Roc, que la princesse Rhaena donna naissance
aux filles d’Aegon, des jumelles qu’ils nommèrent Aerea et Rhaella. Du
septuaire Étoilé arriva une nouvelle proclamation enflammée. Ces enfants
étaient elles aussi des abominations, proclama le Grand Septon ; les fruits
de la luxure et de l’inceste, maudites par les dieux. Le mestre de Castral
Roc qui aida à les mettre au monde nous dit que la princesse Rhaena
supplia ensuite le prince son époux de les emmener de l’autre côté du
détroit à Tyrosh, Myr ou Volantis, n’importe où, hors d’atteinte de leur
oncle, car « Je donnerais volontiers ma vie pour te faire roi, mais je ne
mettrai pas en péril nos filles ». Mais il fit la sourde oreille à ses paroles et
elle versa ses larmes en vain, car le prince Aegon avait résolu de
revendiquer ce qui lui échoyait par sa naissance.
L’aube de l’an 43 trouva le roi Maegor à Port-Réal, où il avait
personnellement pris en main la construction du Donjon Rouge. Dès lors,
on défit ou on modifia une partie importante de l’ouvrage terminé, on fit
venir de nouveaux architectes et ouvriers et des passages secrets et des
tunnels s’insinuèrent à travers la grande colline d’Aegon. En même temps
que s’élevaient les tours de pierre rouge, le roi ordonna la construction d’un
château à l’intérieur des murs, une redoute fortifiée entourée par une fosse à
sec que tous connaîtraient bientôt sous le nom de Citadelle de Maegor.
Cette même année, Maegor fit de lord Herpivoie, père de son épouse la
reine Alys, sa nouvelle Main… Mais ce n’était pas la Main qui avait
l’oreille du roi. Sa Grâce pouvait bien régner sur les Sept Couronnes,
chuchotaient les gens, il était lui-même gouverné par trois reines : sa mère
la reine Visenya, sa maîtresse la reine Alys et la sorcière pentoshie, la reine
Tyanna. « La maîtresse des chuchoteurs », appelait-on cette dernière, ou
« le corbeau du roi », à cause de sa chevelure noire. Elle parlait aux rats et
aux araignées, disait-on, et toute la vermine de Port-Réal venait la voir la
nuit pour dénoncer les sots assez imprudents pour parler contre le roi.
Durant la même période, des milliers de Pauvres Compagnons
continuaient à hanter les forêts et les régions sauvages du Bief, du Trident et
du Val ; s’ils ne s’assemblèrent jamais plus en grand nombre pour affronter
le roi en combat ouvert, les Étoiles guerroyaient par petites escarmouches,
se jetant sur les voyageurs et envahissant les villes, les villages et les
châteaux mal défendus, exécutant les loyalistes du roi partout où ils en
trouvaient. Ser Horys Hill avait survécu à la bataille de la Grande Fourche,
mais sa défaite et sa fuite avaient terni son nom, et il comptait peu de
fidèles. Les nouveaux chefs des Pauvres Compagnons étaient des hommes
comme Silas Guenilles, septon Lune et Dennis le Bancroche, qu’on
différenciait à peine de hors-la-loi. Un de leurs plus cruels capitaines était
une nommée Jeyne Pauvres la Vérolée, dont les féroces partisans rendaient
les bois qui séparaient Port-Réal d’Accalmie pratiquement impossibles à
franchir pour d’honnêtes voyageurs.
De leur côté, les Fils du Guerrier avaient choisi un nouveau grand
capitaine en la personne de ser Joffrey Doguette, le Dogue rouge des
Collines, qui avait résolu de rendre à l’ordre sa gloire ancienne. Quand ser
Joffrey quitta Port-Lannis en quête de la bénédiction du Grand Septon, tant
de chevaliers, d’écuyers et de cavaliers libres l’avaient rejoint que ses
effectifs avaient enflé pour atteindre deux mille. Ailleurs dans le royaume,
d’autres remuants seigneurs et hommes de foi assemblaient également des
troupes, et ourdissaient des plans pour jeter à bas les dragons.
Rien de tout cela n’était resté inaperçu. Des corbeaux volèrent vers tous
les coins du royaume, convoquant à Port-Réal les seigneurs et les chevaliers
fieffés aux loyautés douteuses, pour ployer le genou, jurer hommage et
livrer un fils ou une fille en otage de leur obéissance. Les Étoiles et les
Épées furent déclarées hors-la-loi ; l’appartenance à l’un ou l’autre ordre
serait dorénavant punie de mort. On ordonna au Grand Septon de se
présenter au Donjon Rouge, afin qu’on le juge pour haute trahison.
Sa Sainteté Suprême riposta du septuaire Étoilé, ordonnant au roi de se
présenter à Villevieille, afin d’implorer le pardon des dieux pour ses péchés
et ses cruautés. Nombre des Fidèles se firent l’écho de son attitude de défi.
Si certains pieux seigneurs se déplacèrent bel et bien jusqu’à Port-Réal pour
faire hommage et livrer des otages, plus nombreux furent ceux qui
s’abstinrent, confiants en leurs nombres et en la robustesse de leurs
châteaux pour les garder de tout danger.
Le roi Maegor laissa ces poisons macérer presque une moitié d’an, tant la
construction de son Donjon Rouge l’accaparait. Ce fut sa mère qui assena le
premier coup. La reine douairière monta sur Vhagar et apporta feu et sang
au Conflans, comme elle l’avait jadis fait pour Dorne. En une seule nuit, les
sièges des maisons Blatane, Terrique, Desdaings, Lychester et Van furent
incendiés. Puis Maegor en personne s’envola sur le dos de Balerion
jusqu’aux terres de l’Ouest, où il fit s’embraser les castels des Geneste, des
Fallières, des Lorch et autres « pieux seigneurs » qui avaient défié sa
convocation. Finalement, il s’abattit sur le siège de la maison Doguette, le
réduisant en cendres. Les flammes emportèrent le père, la mère et la jeune
sœur de ser Joffrey, ainsi que ses épées liges, ses serviteurs et son bétail.
Tandis que s’élevaient des colonnes de fumée sur toutes les terres de
l’Ouest et le Conflans, Vhagar et Balerion se tournèrent vers le sud. Un
autre lord Hightower, sur le conseil d’un autre Grand Septon, avait, durant
la Conquête, ouvert les portes de Villevieille, mais il sembla alors que la
plus grande et la plus peuplée des villes de Westeros allait flamber.
Cette nuit-là, ils fuirent Villevieille par milliers, se ruant par les portes de
la ville ou embarquant pour des havres lointains. Des milliers d’autres
envahirent les rues pour une débauche d’ivrognes. « C’est une nuit où
chanter, boire et pécher, se disaient les hommes entre eux, car demain,
vertueux et infâmes brûleront ensemble. » D’autres s’assemblèrent dans les
septuaires, les temples et les bois anciens, priant pour être épargnés. Dans le
septuaire Étoilé, le Grand Septon tonna et se déchaîna, appelant le courroux
des dieux contre les Targaryen. Les archimestres de la Citadelle se réunirent
en conclave. Les hommes du Guet remplirent des sacs de sable et des seaux
d’eau pour lutter contre les incendies qu’ils savaient imminents. Le long des
remparts de la ville, on hissa sur les chemins de ronde des arbalètes, des
scorpions, des boutefeux et des catapultes, dans l’espoir d’abattre les
dragons quand ils apparaîtraient. Menés par ser Morgan Hightower, un frère
plus jeune du sire de Villevieille, deux cents Fils du Guerrier se répandirent
hors de leur septistère pour défendre Sa Sainteté Suprême, déployant autour
du septuaire Étoilé un cercle d’acier. Au sommet de la Grand-Tour, le grand
fanal vira à un vert sinistre tandis que lord Martyn Hightower convoquait
ses bannerets. Villevieille attendit l’aube, et l’arrivée des dragons.
Et ils vinrent. Vhagar, d’abord, alors que le soleil se levait, puis Balerion,
juste avant midi. Mais ils trouvèrent les portes de la ville ouvertes, les
chemins de ronde déserts et les bannières de la maison Targaryen, de la
maison Tyrell et de la maison Hightower, flottant côte à côte sur les
remparts de la ville. La reine douairière Visenya fut la première à apprendre
la nouvelle. À l’heure la plus noire de cette longue et terrible nuit, le Grand
Septon était mort.
Homme de cinquante-trois ans, aussi infatigable qu’intrépide et jouissant,
selon toute apparence, d’une bonne santé pleine de vigueur, ce Grand
Septon avait été réputé pour sa force. Plus d’une fois il avait prêché un jour
et une nuit sans prendre de repos ou de nourriture. Sa mort soudaine choqua
la ville et atterra ses partisans. Les causes en sont encore discutées de nos
jours. Certains disent que Sa Sainteté Suprême a mis elle-même fin à ses
jours, par ce qui était soit le geste d’un couard terrifié d’affronter l’ire du roi
Maegor, soit un noble sacrifice pour préserver du feu-dragon le bon peuple
de Villevieille. D’autres prétendent que les Sept l’ont frappé pour son péché
d’orgueil, pour hérésie, pour trahison, et pour son arrogance.
Tant et plus demeurent persuadés qu’on l’a assassiné… mais qui ? Selon
certains, ser Morgan Hightower a agi sur l’ordre du seigneur son frère (et
l’on a vu ser Morgan, cette nuit-là, entrer et sortir des appartements privés
du Grand Septon). D’autres désignent lady Patrice Hightower, tante vieille
fille de lord Martyn et sorcière de réputation (qui, à la vérité, a demandé
audience à Sa Sainteté Suprême au coucher du soleil, bien que le Grand
Septon ait été vivant quand elle s’est retirée). Les archimestres de la
Citadelle sont soupçonnés, eux aussi, quoiqu’il y ait encore débat pour
savoir s’ils ont eu recours aux arts des ténèbres, à un assassin ou à un
parchemin empoisonné (des messages ont circulé toute la nuit entre la
Citadelle et le septuaire Étoilé). Et il y en a d’autres encore qui les estiment
tous innocents et attribuent la mort du Grand Septon à une autre sorcière
présumée, la reine douairière Visenya Targaryen.
Sans doute la vérité ne sera-t-elle jamais connue… mais la prompte
réaction de lord Martyn dès qu’on lui transmit la nouvelle à la Grand-Tour
ne fait pas de doute. Immédiatement, il envoya ses propres chevaliers
désarmer et arrêter les Fils du Guerrier, parmi lesquels son propre frère. On
ouvrit les portes de la ville et on pavoisa les remparts de bannières
Targaryen. Avant même que les ailes de Vhagar aient été repérées, les
hommes de lord Hightower tirèrent de leurs lits Leurs Saintetés et les
expédièrent au septuaire Étoilé à la pointe des piques pour élire un nouveau
Grand Septon.
Il ne fallut qu’un tour de scrutin. Pratiquement comme un seul homme,
les sages hommes et femmes de la Foi se tournèrent vers un certain septon
Pater. Âgé de quatre-vingt-dix ans, aveugle, voûté et très faible, mais d’une
affabilité notoire, le nouveau Grand Septon faillit crouler sous le poids du
diadème de cristal quand on le plaça sur sa tête… et lorsque Maegor
Targaryen apparut devant lui dans le septuaire Étoilé, il ne fut que trop
heureux de le bénir comme roi et d’oindre sa tête des chrêmes sacrés, même
s’il oublia le texte de la bénédiction.
La reine Visenya ne tarda pas à retourner à Peyredragon avec Vhagar,
mais le roi Maegor demeura à Villevieille presque la moitié d’une année,
tenant cour et présidant aux procès. Aux Fils du Guerrier captifs, on laissa
le choix. Ceux qui renonçaient à leur allégeance à l’ordre auraient
permission de se rendre au Mur pour vivre jusqu’au terme de leurs jours en
frères de la Garde de Nuit. Ceux qui refusaient pourraient mourir en martyrs
de leur foi. Les trois quarts des prisonniers décidèrent de prendre le noir. Le
reste périt. Sept d’entre eux, chevaliers célèbres et fils de seigneurs, eurent
l’honneur d’avoir la tête tranchée par le roi Maegor en personne, avec
Feunoyr. Le reste des condamnés furent décapités par leurs anciens frères
d’armes. De tout ce nombre, un seul homme reçut un pardon royal
complet : ser Morgan Hightower.
Le nouveau Grand Septon dissolut officiellement tant les Fils du Guerrier
que les Pauvres Compagnons, ordonnant à leurs membres subsistants de
déposer leurs armes, au nom des dieux. Les Sept n’avaient plus besoin de
guerriers, proclama Sa Sainteté Suprême ; désormais, le Trône de Fer
protégerait et défendrait la Foi. Le roi Maegor accorda jusqu’à la fin de
l’année aux survivants de la Foi Militante pour rendre leurs armes et
abandonner leurs pratiques séditieuses. Après quoi, ceux qui continueraient
à le défier verraient leur tête mise à prix : un dragon d’or pour la tête de tout
Fils du Guerrier non repenti, un cerf d’argent pour la crinière « infestée de
vermine » d’un Pauvre Compagnon.
Le nouveau Grand Septon n’y trouva rien à redire, pas plus que Leurs
Saintetés.
Durant son séjour à Villevieille, le roi se réconcilia également avec sa
première épouse, la reine Ceryse, sœur de son hôte, lord Hightower. Sa
Grâce accepta de reconnaître les autres épouses du roi, de les traiter avec
respect et honneur et de ne plus dire de mal d’elles, tandis que Maegor
jurait de réintégrer Ceryse dans tous les droits, revenus et privilèges qui lui
étaient dus en tant qu’épouse légitime et reine. Un fastueux banquet fut
donné à la Grand-Tour pour fêter leur réconciliation ; les réjouissances
comprirent même un coucher et une « seconde consommation », afin que
tous sachent qu’il s’agissait d’une union sincère et aimante.
On ne peut savoir combien de temps le roi Maegor aurait pu s’attarder à
Villevieille, car, vers la fin de 43, surgit un nouveau défi contre son trône.
La longue absence de Port-Réal de Sa Grâce n’avait pas été sans attirer
l’attention de son neveu, et le prince Aegon ne tarda pas à saisir sa chance.
Émergeant enfin de Castral Roc, Aegon le Sans-Couronne et son épouse
Rhaena traversèrent promptement le Conflans avec une poignée de
compagnons et entrèrent dans la ville, dissimulés sous des sacs de blé. Avec
aussi peu de partisans, Aegon n’osa pas s’asseoir sur le trône de fer, car il
savait qu’il ne pourrait pas le conserver. Ils étaient là pour Songefeu, le
dragon de Rhaena… et pour que le prince puisse revendiquer le dragon de
son père, Vif-Argent. Dans cette audacieuse entreprise, ils furent soutenus
par des amis à la cour même de Maegor, qui s’étaient lassés des cruautés du
roi. Le prince et la princesse étaient entrés à Port-Réal dans un chariot tiré
par des mules, mais, quand ils repartirent, ce fut à dos de dragons, volant de
conserve.
De là, Aegon et Rhaena regagnèrent le Conflans, pour y assembler une
armée. Les Lannister de Castral Roc rechignant encore à épouser
ouvertement la cause du prince Aegon, ses partisans se réunirent à Château-
Rosières, siège de la maison Piper. Jon Piper, sire de Château-Rosières,
avait juré son épée au prince, mais on pensait généralement que c’était son
ardente sœur Melony, l’amie d’enfance de Rhaena, qui l’avait gagné à cette
cause. Ce fut là, à Château-Rosières, qu’Aegon Targaryen, monté sur Vif-
Argent, descendit du ciel pour accuser son oncle de tyrannie et
d’usurpation, et en appeler à tous les hommes honnêtes à se rallier à ses
bannières.
Les seigneurs et chevaliers qui vinrent étaient majoritairement des
hommes de l’Ouest et des seigneurs du Conflans ; les lords Tarbeck, Racin,
Vance, Charlton, Frey, Paege, Parren, Farman, et Ouestrelin étaient du
nombre, aux côtés de lord Corbray du Val, le Bâtard de Tertre-bourg, et le
quatrième fils du sire de La Griffonnière. De Port-Lannis vinrent cinq cents
hommes sous la bannière d’un fils bâtard de Lyman Lannister, ser Tyler
Hill, habileté par laquelle le rusé sire de Castral Roc apportait un soutien au
jeune prince tout en gardant les mains propres, au cas où Maegor
prévaudrait. Les levées des Piper étaient conduites, non par lord Jon ou ses
frères, mais par leur sœur Melony, qui endossa une cotte de mailles
d’homme et empoigna une pique. Quinze mille hommes avaient rejoint la
rébellion quand Aegon le Sans-Couronne entama sa marche à travers le
Conflans pour proclamer sa revendication au Trône de Fer, conduite par le
prince en personne sur Vif-Argent, le dragon bien-aimé du roi Aenys.
Malgré la présence dans leurs rangs de commandants aguerris et de
puissants chevaliers, aucun grand seigneur n’avait rejoint la cause du prince
Aegon… mais la reine Tyanna, maîtresse des chuchoteurs, écrivit à Maegor
pour l’avertir qu’Accalmie, les Eyrié, Winterfell et Castral Roc avaient tous
correspondu en secret avec la reine veuve de son frère, Alyssa. Avant de se
déclarer pour le prince de Peyredragon, ils souhaitaient être convaincus
qu’il pouvait l’emporter. Le prince Aegon avait besoin d’une victoire.
Maegor l’en priva. D’Harrenhal arriva lord Herpivoie, de Vivesaigues
lord Tully. Ser Davos Sombrelyn de la Garde Royale réunit à Port-Réal cinq
mille épées et se mit en route vers l’ouest à la rencontre des rebelles. Du
Bief venait lord Peake, lord Merryweather, lord Caswell et leurs levées.
L’ost lent du prince Aegon se trouva pris de tous côtés par des armées ;
chacune plus modeste que la sienne, mais si nombreuses que le jeune prince
(qui n’avait encore que dix-sept ans) ne sut où se tourner. Lord Corbray lui
conseilla d’attaquer chaque adversaire séparément avant qu’ils puissent unir
leurs forces, mais Aegon répugnait à diviser ses troupes. Il choisit donc
plutôt de marcher sur Port-Réal.
Juste au sud de l’Œildieu, il trouva en travers de sa route les Port-Réalais
de Davos Sombrelyn, perchés sur les hauteurs derrière une barrière de
piques, alors que des éclaireurs rapportaient l’avance au sud des lords
Merryweather et Caswell, et au nord des lords Tully et Herpivoie. Le prince
Aegon lança une charge, espérant briser les lignes port-réalaises avant que
les autres loyalistes ne l’attaquent de flanc, et il enfourcha Vif-Argent pour
mener l’offensive lui-même. Mais à peine avait-il pris son vol qu’il entendit
des cris et vit ses hommes, en contrebas, qui tendaient le doigt vers Balerion
la Terreur Noire, apparu dans le ciel au sud.
Le roi Maegor venait d’arriver.
Pour la première fois depuis le Fléau de Valyria, un dragon affronta un
dragon dans le ciel, tandis que la bataille s’engageait au-dessous.
Vif-Argent, un quart de la taille de Balerion, ne pouvait rivaliser avec le
dragon plus vieux, plus féroce, et ses pâles boules de feu blanc furent
englouties et emportées dans de grandes gerbes de flamme noire. Puis la
Terreur Noire fondit sur elle, ses mâchoires se refermant autour son cou en
même temps qu’il lui arrachait une aile du corps. Hurlant et fumant, la
jeune dragonne plongea vers le sol, le prince Aegon avec elle.
La bataille en dessous fut pratiquement aussi brève, quoique plus
sanglante. Une fois qu’Aegon tomba, les rebelles virent que leur cause était
perdue et ils s’enfuirent, jetant armes et armures dans leur déroute. Mais les
armées loyalistes les cernaient de toutes parts, et il n’y avait aucune issue. À
la fin de la journée, deux mille hommes d’Aegon avaient péri, contre une
centaine de ceux du roi. Parmi les morts figuraient lord Alyn Tarbeck,
Denys Snow le bâtard de Tertre-bourg, lord Ronnel Vance, ser William
Soufflot, Melony Piper et trois de ses frères… et le prince de Peyredragon,
Aegon le Sans-Couronne de la maison Targaryen. La seule perte notable
parmi les loyalistes fut celle de ser Davos Sombrelyn de la Garde Royale,
tué de la main de lord Corbray avec Dame Affliction. S’ensuivit une moitié
d’an de procès et d’exécutions. La reine Visenya convainquit son fils
d’épargner certains des seigneurs rebelles, mais même ceux qui sauvèrent
leur tête perdirent des terres et des titres et furent contraints de livrer des
otages.
Un nom d’importance ne fut retrouvé ni parmi les morts, ni parmi les
captifs : Rhaena Targaryen, sœur et épouse du prince Aegon, ne s’était pas
jointe à l’armée. Que ce soit sur ordre d’Aegon ou par choix de Rhaena,
c’est encore aujourd’hui un sujet de débat. Tout ce qu’on sait avec certitude,
c’est que, quand Aegon se mit en marche, Rhaena resta à Château-Rosières
avec ses filles… et avec elle, Songefeu. L’ajout d’un second dragon à
l’armée du prince aurait-il fait une différence quand la bataille s’était
engagée ? Nous ne le saurons jamais… bien qu’il eût été signalé, et à bon
droit, que Rhaena n’était pas une guerrière et que Songefeu était plus jeune
et plus petite que Vif-Argent, et assurément pas une menace réelle pour
Balerion la Terreur Noire.
Quand la nouvelle de la bataille parvint dans l’ouest et que la princesse
Rhaena apprit que son époux et son amie lady Melony étaient tous deux
tombés, on rapporta qu’elle l’écouta dans un silence de pierre. « N’allez-
vous pas pleurer ? » lui demanda-t-on, à quoi elle répondit : « Je n’ai pas de
temps pour les larmes. » Après quoi, craignant le courroux de son oncle,
elle réunit ses filles Aerea et Rhaella et s’enfuit plus loin, d’abord à Port-
Lannis, puis de l’autre côté de la mer, à Belle Île, où le nouveau seigneur,
lord Marq Farman (dont le père et le frère aîné avaient tous deux péri dans
la bataille, en combattant pour le prince Aegon), lui accorda sanctuaire et
jura qu’il ne lui adviendrait aucun mal sous son toit. Pour la plus grande
part d’une année, les habitants de Belle Île surveillèrent l’est avec crainte,
redoutant d’y voir les noires ailes de Balerion, mais jamais Maegor ne
parut. Le roi victorieux retourna en fait au Donjon Rouge, où il se mit à
l’œuvre avec détermination pour obtenir un héritier.
La quarante-quatrième année après la Conquête fut paisible, comparée à
celle qui l’avait précédée… mais les mestres qui chroniquèrent l’époque
écrivirent que l’odeur du sang et du feu pesait encore dans les airs. Maegor
Ier Targaryen siégeait sur le trône de fer tandis que son Donjon Rouge
montait autour de lui, mais sa cour était grave et sinistre, malgré la présence
de ses trois reines… ou à cause d’elles, peut-être. Chaque nuit, il
convoquait dans son lit une de ses épouses ; pourtant il demeurait sans
enfants, sans autres héritiers que les fils et les filles de son frère Aenys. On
l’appelait « Maegor le Cruel » et « le Fratricide », également, bien qu’on
risquât la mort à employer l’un ou l’autre surnom à portée de lui.
À Villevieille, le vénérable Grand Septon mourut et un autre fut élu à sa
place. Bien qu’il n’eût pas dit un mot contre le roi ou ses reines, l’inimitié
entre le roi Maegor et la Foi persista. Des centaines de Pauvres
Compagnons avaient été traqués et exterminés, leurs chevelures apportées
aux hommes du roi pour la récompense, mais des milliers d’autres rôdaient
toujours dans les bois, les bocages et les terres sauvages des Sept
Couronnes, maudissant les Targaryen à chaque souffle. Une bande couronna
même son propre Grand Septon, en la personne d’une brute barbue appelée
septon Lune. Et quelques Fils du Guerrier résistaient encore, menés par ser
Joffrey Doguette, le Dogue rouge des Collines. Mis hors-la-loi et
condamné, l’ordre n’avait plus assez de puissance pour affronter les
hommes du roi en lutte ouverte, si bien que le Dogue rouge les dépêchait,
sous l’aspect de chevaliers errants, chasser et tuer les loyalistes Targaryen et
les « traîtres à la Foi ». Leur première victime fut ser Morgan Hightower,
jadis membre de leur ordre, occis et massacré sur la route de Mielbois. Puis
ce fut le vieux lord Merryweather qui périt, suivi par le fils et héritier de
lord Peake, le père âgé de Davos Sombrelyn, et même Jon Verraz
l’Aveugle. Bien que la récompense sur la tête des Fils du Guerrier fût fixée
à un dragon d’or, le petit peuple et les paysans du royaume les cachaient et
les protégeaient, en souvenir de ce qu’ils avaient été.
Sur Peyredragon, la reine douairière Visenya était devenue maigre et
hâve, la chair fondant sur ses os. La reine Alyssa résidait également sur
l’île, avec son fils Jaehaerys et sa fille Alysanne, prisonniers à tous égards
sinon l’emploi du terme. Le prince Viserys, le plus âgé des fils survivants
d’Aenys et Alyssa, fut convoqué à la cour par Sa Grâce. Garçon prometteur
de quinze ans, aimé des gens du peuple, il fut nommé écuyer du roi… avec
un chevalier de la Garde Royale pour ne jamais le quitter, et le tenir à bonne
distance des complots et des trahisons.
Pendant une courte période, en 44, il sembla que le roi aurait bientôt ce
fils qu’il désirait avec tant d’ardeur. La reine Alys annonça qu’elle attendait
un enfant, et la cour se réjouit. Le Grand Mestre Desmond tint Sa Grâce
alitée durant sa grossesse, et se chargea de ses soins, assisté par deux septas,
une sage-femme et les sœurs de la reine, Jeyne et Hanna. Maegor insista
pour que ses autres épouses se mettent également au service de sa femme
enceinte.
Au troisième mois d’alitement, toutefois, lady Alys se mit à saigner
abondamment du ventre et perdit l’enfant. Quand le roi Maegor vint
examiner l’avorton, il fut horrifié de trouver que le garçon était un monstre
aux membres tordus, à la tête énorme, dénué d’yeux. « Ce ne peut pas être
mon fils ! » rugit-il avec douleur. Puis son chagrin mua en fureur et il
ordonna l’exécution immédiate de la sage-femme et des septas qui avaient
eu la charge des soins de la reine, ainsi que du Grand Mestre Desmond,
n’épargnant que les sœurs d’Alys.
On raconte que Maegor était assis sur le trône de fer, la tête du Grand
Mestre dans ses mains, quand la reine Tyanna vint lui dire qu’on l’avait
trompé. L’enfant n’était pas de sa semence. En voyant la reine Ceryse,
vieille, aigrie et sans enfant, de retour à la cour, Alys Herpivoie avait
commencé à craindre que le même sort ne l’attende, si elle ne donnait un
fils au roi. Elle s’était donc tournée vers le seigneur son père, la Main du
Roi. Les nuits où le roi partageait sa couche avec la reine Ceryse ou la reine
Tyanna, Lucas Herpivoie envoyait des hommes dans le lit de sa fille pour
l’engrosser. Maegor refusa d’y croire. Il traita Tyanna de sorcière jalouse et
stérile, lui jetant à la figure la tête du Grand Mestre. « Les araignées ne
mentent pas », riposta la maîtresse des chuchoteurs. Elle tendit au roi une
liste.
Y étaient inscrits les noms de vingt hommes supposés avoir donné leur
semence à la reine Alys. Vieux et jeunes, séduisants et laids, chevaliers et
écuyers, et même des palefreniers, des forgerons, des rhapsodes ; la Main
du Roi avait choisi avec largesse, semblait-il. Les hommes n’avaient qu’une
chose en commun : tous étaient des hommes d’une puissance éprouvée,
connus pour avoir donné naissance à des enfants en bonne santé.
Sous la torture, tous avouèrent, sauf deux. L’un, un père de douze
enfants, avait encore l’or que lord Herpivoie lui avait versé pour ses
services. Les interrogatoires furent menés avec célérité et discrétion, si bien
que lord Herpivoie et la reine Alys n’eurent aucune idée des soupçons du
roi jusqu’à ce que la Garde Royale fasse irruption chez eux. Arrachée à son
lit, la reine Alys vit ses sœurs tuées sous ses yeux alors qu’elles tentaient de
la protéger. Son père, qui inspectait la Tour de la Main, en fut jeté du toit,
pour s’écraser sur les pierres en contrebas. Les fils, frères et neveux
d’Herpivoie furent arrêtés eux aussi. Précipités sur les pieux qui bordaient
le fossé à sec entourant la Citadelle de Maegor, certains mirent des heures à
mourir ; Horas Herpivoie, un simple d’esprit, résista plusieurs jours. Les
vingt noms sur la liste de la reine Tyanna vinrent bientôt les rejoindre, puis
une douzaine supplémentaire, nommés par les vingt premiers.
La pire mort fut réservée à la reine Alys elle-même, qu’on livra à sa sœur
épouse Tyanna pour être torturée. De sa mort nous ne dirons rien, car il est
des choses qu’il vaut mieux enfouir et oublier. Qu’il suffise de dire que son
agonie dura pratiquement quinze jours et que Maegor lui-même fut présent
tout du long, témoin de ses souffrances. Après son trépas, le corps de la
reine fut découpé en sept morceaux, et ceux-ci fichés sur des piques au-
dessus des sept portes de la ville, où ils demeurèrent jusqu’à ce qu’ils se
putréfient.
Le roi Maegor pour sa part quitta Port-Réal, assemblant une importante
force de chevaliers et d’hommes d’armes pour marcher sur Harrenhal, afin
de parachever la destruction de la maison Herpivoie. Le grand château de
l’Œildieu était faiblement défendu, et son gouverneur, neveu de lord Lucas
et cousin de la défunte reine, ouvrit les portes à l’approche du roi. Capituler
ne le sauva pas ; Sa Grâce passa la garnison entière au fil de l’épée, ainsi
que chaque homme, femme et enfant chez qui il trouva une goutte de sang
Herpivoie. Puis il marcha sur Lord Herpivoie-Ville, dans le Trident, et agit
là-bas pareillement.
À la suite de ce massacre, on commença à raconter qu’Harrenhal était
maudit, car chaque maison seigneuriale qui l’avait détenu avait connu une
fin male et sanglante. Néanmoins, bien des ambitieux parmi les hommes du
roi guignaient le puissant siège d’Harren le Noir, avec ses terres larges et
fertiles… tellement que le roi Maegor se lassa de leurs demandes et décréta
qu’Harrenhal reviendrait au plus fort d’entre eux. Ainsi vingt-trois
chevaliers de la maison du roi s’affrontèrent-ils à l’épée, à la massue et à la
pique dans les rues inondées de sang de Lord Herpivoie-Ville. Ce fut ser
Walton Tourelles qui émergea victorieux, et Maegor le nomma sire
d’Harrenhal… Mais la mêlée avait été un conflit terrible et ser Walton ne
survécut pas assez longtemps pour jouir de sa suzeraineté, succombant à ses
blessures en une demi-lune. Harrenhal échut à son fils aîné, quoique les
domaines en fussent très diminués, car le roi accorda la ville d’Herpivoie à
lord Alton Beurpuits, et à lord Darnold Darry le reste des terres des
Herpivoie.
Quand Maegor revint enfin à Port-Réal s’asseoir sur le trône de fer, il fut
accueilli par la nouvelle que sa mère la reine Visenya était morte. De plus,
dans la confusion qui avait suivi le décès de la reine douairière, la reine
Alyssa et ses enfants s’étaient enfuis de Peyredragon, avec les dragons
Vermithor et Aile-d’Argent… pour où, nul ne pouvait le dire. Ils avaient été
jusqu’à voler Noire Sœur en s’enfuyant.
Sa Grâce ordonna qu’on brûle le corps de sa mère, que ses os et ses
cendres soient enterrés auprès de ceux du Conquérant. Puis il envoya sa
Garde Royale s’emparer de son écuyer, le prince Viserys. « Qu’on
l’enchaîne dans un cachot obscur et qu’on le questionne vivement, ordonna
Maegor. Qu’on lui demande où sa mère est allée.
— Il ne le sait peut-être pas », protesta ser Owen Bosc, un chevalier de la
Garde Royale de Maegor.
« Alors, qu’il meure, fut la célèbre réponse du roi. Peut-être que cette
garce viendra à ses funérailles. »
Le prince Viserys ne savait pas où était partie sa mère, pas même lorsque
Tyanna de Pentos pratiqua sur lui ses arts ténébreux. Au bout de neuf jours
d’interrogatoire, il mourut. Sur ordre du roi, on laissa son corps exposé
quinze jours dans la cour du Donjon Rouge. « Que sa mère vienne le
récupérer », commenta Maegor. La reine Alyssa ne se présenta jamais et Sa
Grâce livra enfin son neveu aux flammes. Le prince avait quinze ans quand
il fut tué et était très aimé du peuple et des seigneurs. Le royaume le pleura.
En 45 la construction du Donjon Rouge arriva enfin à son terme. Le roi
Maegor célébra son achèvement en donnant un banquet pour les architectes
et les ouvriers qui avaient travaillé sur le château, leur envoyant de pleins
chariots de vins forts et de friandises, ainsi que des putains venues des
meilleurs bordels de la ville. Les ripailles durèrent trois jours. Ensuite, les
chevaliers du roi vinrent passer tous les ouvriers au fil de l’épée, afin
d’empêcher qu’ils révèlent un jour les secrets du Donjon Rouge. On enfouit
leurs ossements sous le château qu’ils avaient construit.
Peu de temps après la conclusion des travaux, la reine Ceryse fut frappée
d’une soudaine maladie et trépassa. Une rumeur courut la cour : Sa Grâce
aurait offensé le roi par une remarque acide, si bien qu’il avait donné ordre
à ser Owen de lui ôter la langue. Selon le récit, la reine s’était débattue, le
couteau de ser Owen avait glissé et tranché la gorge de la reine. Bien que
rien ne l’eût jamais prouvée, cette histoire fut largement accréditée à
l’époque ; de nos jours, toutefois, la plupart des mestres y voient une
diffamation concoctée par les ennemis du roi pour noircir encore sa
réputation. Où que se trouve la vérité, la mort de sa première femme ne
laissait plus à Maegor qu’une épouse, la Pentoshie Tyanna, noire de cheveu
et noire de cœur, maîtresse des aragnes, haïe et redoutée de tous.
À peine la dernière pierre du Donjon Rouge avait-elle été scellée en place
que Maegor ordonna qu’on déblaie le sommet de la colline de Rhaenys des
ruines du septuaire du Souvenir et avec elles, des os et des cendres des Fils
du Guerrier qui avaient péri là. À leur place, décréta-t-il, on bâtirait une
vaste « écurie pour dragons », un antre digne de Balerion, de Vhagar et de
leur descendance. Ainsi débuta la construction de Fossedragon. Sans
surprise, probablement, il se révéla difficile de trouver des architectes, des
maçons et des ouvriers pour travailler au projet. Tant d’hommes s’enfuirent
que le roi dut finalement avoir recours aux prisonniers des cachots de la
ville comme force de travail, sous la supervision d’architectes amenés de
Myr et de Volantis.
Vers la fin de l’année 45, le roi Maegor partit de nouveau en campagne
pour poursuivre sa guerre contre les bribes hors-la-loi de la Foi Militante,
laissant la reine Tyanna gouverner Port-Réal avec la nouvelle Main, lord
Edwell Celtigar. Dans la grande forêt au sud de la Néra, les forces du roi
traquèrent des dizaines de Pauvres Compagnons qui y avaient trouvé
refuge, en expédiant bon nombre au Mur et pendant ceux qui refusaient de
prendre le noir. Leur chef, la femme qu’on appelait Jeyne Pauvres la
Vérolée, continua à échapper au roi jusqu’à ce qu’elle soit enfin trahie par
trois de ses partisans, qui reçurent en récompense des pardons et des titres
de chevalier.
Trois septons qui voyageaient avec Sa Grâce déclarèrent Jeyne la Vérolée
sorcière, et Maegor donna ordre qu’on la brûle vive dans un champ au bord
de la Wend. Quand arriva le jour prévu pour son exécution, trois cents de
ses partisans, tous Pauvres Compagnons et paysans, jaillirent des bois pour
la délivrer. Le roi s’y attendait, cependant, et ses hommes s’étaient préparés
à l’assaut. Les sauveteurs furent encerclés et massacrés. Parmi les derniers à
périr, leur chef, qui se révéla être ser Horys Hill, le chevalier errant bâtard
qui avait échappé au carnage de la Grande Fourche, trois ans plus tôt. Cette
fois, il eut moins de chance.
Ailleurs dans le royaume, toutefois, la marée des événements avait
commencé à tourner contre le roi. Peuple et seigneurs en étaient
pareillement venus à le mépriser pour ses maintes cruautés et beaucoup
entreprirent d’assister et de soutenir ses ennemis. Septon Lune, le « Grand
Septon » élu par les Pauvres Compagnons en opposition à l’homme de
Villevieille qu’ils qualifiaient de Grand Lèche-Bottes, sillonnait à sa guise
le Conflans et le Bief, attirant des foules énormes partout où il émergeait
des bois pour prêcher contre le roi. Le pays des collines au nord de la Dent
d’Or était pratiquement passé sous l’autorité du Dogue rouge, ser Joffrey
Doguette, grand capitaine autoproclamé des Fils du Guerrier. Ni Castral
Roc ni Vivesaigues ne paraissaient enclines à faire mouvement contre lui.
Dennis le Bancroche et Silas Guenilles couraient toujours et, partout où ils
allaient, le peuple aidait à préserver leur sécurité. Souvent les chevaliers et
hommes d’armes dépêchés pour les traîner devant la justice disparaissaient.
En 46, le roi Maegor retourna au Donjon Rouge avec deux mille crânes,
les fruits d’un an de campagne. C’était des têtes de Pauvres Compagnons et
de Fils du Guerrier, annonça-t-il en les jetant au bas du trône de fer… Mais
l’opinion générale s’entendit à dire que nombre de ces sinistres trophées
appartenaient à de simples paysans, ouvriers et porchers, coupables d’un
seul crime : leur foi.
L’arrivée de la nouvelle année trouva Maegor toujours dénué de fils, ne
serait-ce même qu’un bâtard qu’on aurait pu légitimer. Et il paraissait peu
probable que la reine Tyanna lui donne l’héritier qu’il désirait. Si elle
continuait à servir Sa Grâce comme maîtresse des chuchoteurs, le roi
n’honorait plus sa couche.
L’heure de prendre une nouvelle épouse était largement venue pour
Maegor, s’accordaient à penser ses conseillers… mais leurs opinions
divergeaient sur celle qui serait sa femme. Le Grand Mestre Benifer suggéra
une union avec la fière et charmante dame des Météores, Clarisse Dayne,
dans l’espoir de détacher de Dorne ses terres et sa maison. Alton Beurpuits,
Grand Argentier, proposa sa sœur veuve, une robuste femme, avec sept
enfants. Bien qu’elle ne fût certes pas une beauté, arguait-il, sa fertilité avait
été prouvée au-delà de tout doute. La Main du Roi, lord Celtigar, avait deux
filles pucelles, âgées de treize et douze ans respectivement. Il pressa le roi
d’en choisir une, ou d’épouser les deux, s’il préférait. Lord Velaryon de
Lamarck conseilla à Maegor de faire venir sa nièce Rhaena, veuve d’Aegon
le Sans-Couronne. En la prenant pour femme, Maegor pourrait unir leurs
droits, empêcher toute nouvelle rébellion de se former autour d’elle et
acquérir un otage contre tout complot que pourrait fomenter sa mère la
reine Alyssa.
Le roi Maegor écouta chacun à son tour. Bien qu’en fin de compte il eût
dédaigné la plupart des femmes qu’ils avaient proposées, une part de leurs
raisons et de leurs arguments s’enracina en lui. Il voulait une femme à la
fertilité avérée, décida-t-il, mais pas la grasse et laide sœur de Beurpuits. Il
prendrait plus d’une épouse, ainsi que lord Celtigar l’y avait encouragé.
Deux épouses doubleraient ses chances d’avoir un fils ; trois les tripleraient.
Et l’une de ces femmes serait assurément sa nièce ; il y avait de la sagesse
dans le conseil de lord Velaryon. La reine Alyssa et ses deux plus jeunes
enfants demeuraient cachés (on pensait qu’ils avaient fui de l’autre côté du
détroit, à Tyrosh, voire à Volantis), mais ils continuaient à représenter une
menace pour la couronne de Maegor et tout fils qu’il pourrait engendrer.
Prendre pour épouse la fille d’Aenys affaiblirait les prétentions avancées
par ses frère et sœur plus jeunes.
Après la mort de son mari et sa fuite à Belle Île, Rhaena Targaryen avait
agi sans retard pour protéger ses filles. Si le prince Aegon avait
effectivement été roi, Aerea sa fille aînée était par la loi son héritière et
pouvait en conséquence prétendre à être reine légitime des Sept
Couronnes… Mais Aerea et sa sœur Rhaella avaient à peine un an et,
Rhaena le savait, claironner de pareilles revendications équivaudrait à les
condamner à mort. Elle leur teignit donc les cheveux, changea leurs noms et
les envoya loin d’elle, les confiant à certains puissants alliés qui veilleraient
à ce qu’elles soient adoptées dans de bonnes maisons par des hommes
dignes de respect qui n’auraient aucun soupçon sur leur véritable identité.
Même leur mère ne devait pas savoir où allaient les filles, insista la
princesse ; ce qu’elle ignorait, elle ne pourrait pas le révéler, même sous la
torture.
Aucune échappatoire comparable n’était possible pour Rhaena Targaryen
elle-même. Bien qu’elle puisse changer de nom, se teindre les cheveux et se
draper dans la tunique d’une fille de taverne ou les robes d’une septa, il était
impossible de déguiser son dragon. Songefeu était une mince dragonne,
bleu pâle avec des marques argentées, qui avait déjà produit deux séries
d’œufs ; Rhaena la chevauchait depuis qu’elle avait douze ans.
On ne dissimule pas aisément un dragon. La princesse les mena donc
tous deux aussi loin de Maegor qu’elle le put, à Belle Île, où Marq Farman
lui accorda l’hospitalité de Belcastel, avec ses grandes tours blanches
dressées haut au-dessus des mers du Crépuscule. Et elle s’y reposa, lisant,
priant, se demandant combien de temps on lui accorderait avant que son
oncle l’envoie chercher. Jamais Rhaena ne douta qu’il le ferait, confia-t-elle
par la suite ; c’était une question de temps, et non d’éventualité.
La convocation arriva plus tôt qu’elle ne l’aurait souhaité, bien que pas
aussi vite qu’elle l’avait craint. Il n’était pas question de répondre par le
défi. Cela ne servirait qu’à faire fondre le roi sur Belle Île avec Balerion.
Rhaena avait conçu de l’amitié pour lord Farman, et plus que de l’amitié
pour son fils cadet, Androw. Elle ne voulait pas payer leur bonté par le feu
et le sang. Elle monta Songefeu et s’envola pour le Donjon Rouge, où elle
apprit qu’elle devait épouser son oncle, l’assassin de son époux. C’est là,
également, qu’elle rencontra ses épouses associées, car il devait y avoir un
triple mariage.
Lady Jeyne de la maison Ouestrelin avait été mariée à Alyn Tarbeck, qui
avait péri avec le prince Aegon dans la bataille sous l’Œildieu. Quelques
mois plus tard, elle avait donné à son défunt seigneur un fils posthume.
Grande et mince, avec des cheveux bruns lustrés, lady Jeyne était courtisée
par un des jeunes fils du sire de Castral Roc quand Maegor la fit mander,
mais cela avait tant et moins d’importance, pour le roi.
Plus troublant était le cas de lady Elinor de la maison Costayne, épouse
de ser Theo Boulin, un chevalier fieffé qui avait combattu pour le roi au
cours de sa dernière campagne contre les Pauvres Compagnons. Bien
qu’âgée de dix-neuf ans seulement, lady Elinor avait déjà donné à Boulin
trois fils quand l’œil du roi se posa sur elle. Elle allaitait encore le plus
jeune des garçons quand ser Theo fut arrêté par la Garde Royale et accusé
d’avoir conspiré avec la reine Alyssa pour assassiner le roi et placer le jeune
Jaehaerys sur le trône de fer. Bien que Boulin eût protesté de son innocence,
il fut déclaré coupable et décapité le même jour. Le roi Maegor laissa à sa
veuve une période de deuil de sept jours, en l’honneur des dieux, puis la
convoqua pour lui annoncer qu’ils allaient se marier.
Dans la ville de Pierremoûtier, Septon Lune vilipenda les projets de
mariage du roi Maegor. Les habitants par centaines l’acclamèrent follement,
mais, ailleurs, peu osèrent élever la voix contre Sa Grâce. Le Grand Septon
prit la mer à Villevieille, faisant voile vers Port-Réal pour célébrer les rites
nuptiaux. Par une chaude journée de printemps de la quarante-septième
année après la Conquête, Maegor Targaryen épousa trois femmes dans la
cour du Donjon Rouge. Bien que chacune de ses nouvelles reines fût vêtue
et encapée aux couleurs de la maison de son père, le peuple de Port-Réal les
appela « les Épouses Noires », car elles étaient toutes veuves.
La présence au mariage du fils de lady Jeyne et des trois garçons de lady
Elinor garantissait qu’elles joueraient leur rôle durant la cérémonie, mais
beaucoup s’attendaient à une réaction de défi de la part de la princesse
Rhaena ; ces espoirs s’éteignirent quand parut la reine Tyanna, escortant
deux jeunes filles aux cheveux d’argent et aux yeux mauves, vêtues du
rouge et noir de la maison Targaryen. « Vous étiez sotte de penser pouvoir
les cacher de moi », déclara Tyanna à la princesse. Rhaena inclina la tête et
prononça ses vœux d’une voix aussi froide que la glace.
On raconte nombre d’anecdotes singulières et contradictoires sur la nuit
qui suivit et, avec le passage de tant d’années, il est difficile de séparer la
vérité des légendes. Les trois Épouses Noires partagèrent-elles une couche
unique, ainsi que certains le prétendent ? La chose semble peu probable. Sa
Grâce visita-t-elle les trois femmes au cours de la nuit, et consomma-t-elle
ses trois unions ? Cela se peut. La princesse Rhaena essaya-t-elle de tuer le
roi avec un poignard caché sous ses oreillers, comme elle l’affirma plus
tard ? Elinor Costayne griffa-t-elle le dos du roi en laissant des sillons
sanglants pendant qu’ils s’unissaient ? Jeyne Ouestrelin but-elle la potion
de fertilité que la reine Tyanna lui aurait apportée, ou la lui jeta-t-elle au
visage ? Une telle potion fut-elle effectivement concoctée et présentée ? La
première mention n’en apparaît que tard, sous le règne du roi Jaehaerys,
vingt ans après la mort des deux femmes.
Voici ce que nous savons. En conséquence du mariage, Maegor déclara la
fille de Rhaena, Aerea, sa légitime héritière « jusqu’au moment où les dieux
m’accorderont un fils », tout en envoyant sa sœur jumelle Rhaella à
Villevieille pour y être élevée en septa. Son neveu Jaehaerys, héritier
légitime selon toutes les lois des Sept Couronnes, fut expressément
déshérité par le même décret. Le fils de la reine Jeyne fut confirmé comme
sire du Château Tarbeck et envoyé à Castral Roc pour y être élevé comme
pupille de Lyman Lannister. Les fils aînés de la reine Elinor furent dépêchés
d’une manière semblable, l’un aux Eyrié, l’autre à Hautjardin. Le plus jeune
enfant de la reine fut confié à une nourrice, car le roi s’agaçait de voir la
reine allaiter.
Une moitié d’année plus tard, Edwell Celtigar, Main du Roi, annonça que
la reine Jeyne attendait un enfant. À peine son ventre avait-il commencé à
s’arrondir que le roi en personne révéla que la reine Elinor était elle aussi
enceinte. Maegor fit pleuvoir les présents et les honneurs sur les deux
femmes et il accorda à leurs pères, frères et oncles, de nouvelles terres et de
nouvelles charges, mais sa joie se révéla de courte durée. Trois lunes avant
la date prévue, la reine Jeyne dut s’aliter à cause du commencement soudain
des douleurs de l’enfantement et elle accoucha d’un enfant mort-né aussi
monstrueux que celui auquel Alys Herpivoie avait donné le jour, une
créature sans bras ni jambes, dotée d’organes génitaux masculins et
féminins. D’ailleurs, la mère ne survécut guère à l’enfant.
Maegor était maudit, dirent les gens. Il avait tué son neveu, guerroyé
contre la Foi et le Grand Septon, défié les dieux, commis le meurtre et
l’inceste, l’adultère et le viol. Ses parties intimes étaient empoisonnées, sa
semence gorgée de vers, jamais les dieux ne lui accorderaient un fils vivant.
Ce fut du moins ce qu’on chuchotait. Maegor lui-même se fixa sur une
explication différente et envoya ser Owen Bosc et ser Maladon Moore
s’emparer de la reine Tyanna et la consigner aux cachots. Là, la reine
pentoshie livra une confession complète tandis que les bourreaux du roi
préparaient leurs instruments : elle avait empoisonné l’enfant de Jeyne
Ouestrelin dans son ventre, tout comme elle l’avait fait pour celui d’Alys
Herpivoie. Il en irait de la même façon avec la progéniture d’Elinor
Costayne, promettait-elle.
On raconte que le roi la tua lui-même, arrachant son cœur avec Feunoyr
pour le donner à manger à ses molosses. Mais même morte, Tyanna de la
Tour eut sa vengeance, car il en advint précisément comme elle l’avait
promis. La lune fit un cycle, puis un autre, et, dans le noir de la nuit, la
reine Elinor accoucha elle aussi d’un enfant malformé et mort-né, un garçon
dénué d’yeux, avec des ailes rudimentaires.
C’était en l’an 48 après la Conquête, sixième année du règne du roi
Maegor et dernière année de sa vie. Aucun homme dans les Sept Couronnes
ne pouvait douter désormais que le roi était maudit. Les partisans qui lui
restaient encore se raréfièrent, s’évaporant comme rosée au soleil du matin.
La nouvelle arriva à Port-Réal qu’on avait vu ser Joffrey Doguette entrer à
Vivesaigues, non point en captif, mais comme hôte de lord Tully. Le septon
Lune réapparut une fois de plus, menant des Fidèles par milliers en une
marche à travers le Bief vers Villevieille, avec l’intention proclamée de
narguer le Lèche-Bottes du septuaire Étoilé pour exiger qu’il renie
« l’Abomination sur le trône de fer » et lève sa proscription des ordres
militants. Lorsque lord du Rouvre et lord Rowan se présentèrent face à lui
avec leurs armées, ils ne venaient pas attaquer Lune, mais se joindre à lui.
Lord Celtigar démissionna en tant que Main du Roi et regagna son siège à
Pince-Isle. Des rapports venus des Marches dorniennes suggérèrent que les
Dorniens se massaient dans les cols, se préparant à envahir le royaume.
Le plus mauvais coup vint d’Accalmie. Là-bas, sur les côtes de la baie
des Naufrageurs, lord Rogar Baratheon proclama le jeune Jaehaerys
Targaryen souverain véritable et légitime des Andals, des Rhoynars et des
Premiers Hommes, et le prince Jaehaerys nomma lord Rogar Protecteur du
royaume et Main du Roi. La mère du prince, la reine Alyssa, et sa sœur
Alysanne se tenaient à ses côtés quand Jaehaerys tira du fourreau Noire
Sœur et jura de mettre fin au règne de son oncle l’usurpateur. Cent
seigneurs bannerets et chevaliers orageois acclamèrent cette proclamation.
Le prince Jaehaerys avait quatorze ans quand il revendiqua le trône ; un
beau jeune homme, habile à la lance et à l’arc, et cavalier émérite. De plus,
il chevauchait une énorme bête bronze et beige du nom de Vermithor, et sa
sœur Alysanne, une pucelle de douze ans, commandait son propre dragon,
Aile-d’Argent. « Maegor n’a qu’un dragon, annonça lord Rogar aux
seigneurs de l’Orage. Notre prince en a deux. »
Et bientôt trois. Lorsque la nouvelle parvint au Donjon Rouge que
Jaehaerys assemblait ses forces à Accalmie, Rhaena Targaryen enfourcha
Songefeu et s’envola pour le rejoindre, abandonnant l’oncle qu’elle avait
été forcée d’épouser. Elle emporta sa fille Aerea… et Feunoyr, volée au
fourreau du roi pendant son sommeil.
La réaction du roi Maegor fut lente et confuse. Il ordonna au Grand
Mestre d’envoyer ses corbeaux, appelant tous ses léaux seigneurs et
bannerets à s’assembler à Port-Réal, pour découvrir que Benifer avait pris
la mer à destination de Pentos. Découvrant la disparition de la princesse
Aerea, il dépêcha un cavalier à Villevieille, afin d’exiger la tête de sa sœur
jumelle Rhaella et de punir leur mère de sa trahison, mais c’est le messager
que lord Hightower emprisonna. Deux membres de sa Garde Royale
partirent une nuit rejoindre Jaehaerys, et on retrouva ser Owen Bosc mort
devant un bordel, son membre enfoncé dans sa bouche.
Lord Velaryon de Lamarck compta parmi les premiers à se déclarer pour
Jaehaerys. Les Velaryon étant par tradition les lords Amiraux du royaume,
Maegor apprit en s’éveillant qu’il avait perdu la totalité de la flotte royale.
Suivirent les Tyrell de Hautjardin, avec toute la puissance du Bief. Les
Hightower de Villevieille, les Redwyne de La Treille, les Lannister de
Castral Roc, les Arryn des Eyrié, les Royce de Roches-aux-runes… Un par
un, ils se prononcèrent contre le roi.
À Port-Réal, une vingtaine de nobliaux se réunirent en réponse à l’ordre
de Maegor, parmi lesquels lord Sombrelyn de Sombreval, lord Massey de
Danse-des-Pierres, lord Tourelles d’Harrenhal, lord Staunton de Repos-des-
Freux, lord Bar Emmon de Pointe-Vive, lord Buckwell des Épois, les lords
Rosby, Castelfoyer, Fengué, Harte, Boulleau, Grondegué, Prédeaux et
Mallery. Cependant, à eux tous, ils ne commandaient qu’une force d’à peine
quatre mille hommes et, de ceux-là, seul un sur dix était chevalier.
Maegor les fit tous entrer dans le Donjon Rouge une nuit pour discuter de
son plan de bataille. Lorsqu’ils virent combien ils étaient peu nombreux et
qu’ils comprirent qu’aucun grand seigneur ne viendrait se joindre à eux,
beaucoup perdirent cœur et lord Fengué alla jusqu’à presser Sa Grâce
d’abdiquer et de prendre le noir. Sa Grâce ordonna la décollation immédiate
de Fengué et poursuivit le conseil de guerre, la tête de sa seigneurie plantée
sur une pique derrière le trône de fer. Tout le jour les seigneurs
échafaudèrent des plans, jusqu’à tard dans la nuit. On en était à l’heure du
loup quand Maegor leur permit enfin de prendre congé. Le roi resta en
arrière, méditant sur le trône de fer tandis qu’ils s’en allaient. Lord
Tourelles et lord Rosby furent les derniers à voir Sa Grâce.
Des heures plus tard, alors que l’aube poignait, la dernière des reines de
Maegor vint à sa recherche. La reine Elinor le trouva toujours sur le trône
de fer, blême et mort, ses robes trempées de sang. Ses bras s’étaient ouverts
du poignet jusqu’au coude sur des barbillons tranchants et une autre lame
lui avait percé le cou pour émerger sous son menton.
Beaucoup aujourd’hui encore croient que ce fut le trône de fer lui-même
qui le tua. Maegor était vivant quand Rosby et Tourelles quittèrent la salle
du trône, argumentent-ils, et les gardes à la porte jurent que personne
n’entra par la suite, jusqu’à sa découverte par la reine Elinor. Certains
assurent que ce fut la reine elle-même qui le força contre ces barbillons et
ces lames, pour venger le meurtre de son premier époux. La Garde Royale
aurait pu accomplir cet acte, mais cela aurait requis que ses membres
agissent de concert, car il y avait deux chevaliers postés à chaque porte. Il
se peut également que ce soit une ou des personnes inconnues, entrées et
sorties de la salle du trône par un passage dérobé. Le Donjon Rouge a ses
secrets, que seuls savent les morts. Il est également envisageable qu’aux
veilles obscures de la nuit le roi ait eu en bouche le goût du désespoir et se
soit donné la mort, tordant les lames ainsi que de besoin et s’ouvrant les
veines afin de s’épargner la défaite et la disgrâce qui l’attendaient
assurément.
Le règne de Maegor Ier Targaryen, connu de l’histoire et de la légende
sous le nom de Maegor le Cruel, dura six ans et soixante-six jours. À sa
mort, son cadavre fut brûlé dans la cour du Donjon Rouge, ses cendres
enterrées par la suite sur Peyredragon auprès de celles de sa mère. Il mourut
sans enfant et ne laissa aucun héritier de son sang.
Du prince au roi
L’ascension de Jaehaerys Ier

Jaehaerys Ier Targaryen accéda au Trône de Fer en 48, à l’âge de quatorze


ans. Il allait régner sur les Sept Couronnes les cinquante-cinq années
suivantes, jusqu’à sa mort, de causes naturelles, en 103. Durant les
dernières années de son règne et sous le règne de son successeur, on
l’appelait le Vieux Roi pour des raisons évidentes, mais Jaehaerys fut un
homme jeune et vigoureux bien plus longtemps qu’il ne fut las et usé, et des
érudits plus courtois le nomment avec révérence « le Conciliateur ».
L’archimestre Umbert, écrivant un siècle plus tard, commenta de façon
célèbre qu’Aegon le Dragon et ses sœurs avaient conquis les Sept
Couronnes (ou, du moins, six d’entre elles), mais que ce fut Jaehaerys
le Conciliateur qui les réunit véritablement en une seule.
Il n’eut pas la tâche facile, car ses prédécesseurs immédiats avaient défait
beaucoup de ce que le Conquérant avait bâti, Aenys par sa faiblesse et son
indécision, Maegor avec sa soif de sang et sa cruauté. Le royaume dont
hérita Jaehaerys était appauvri, déchiré par la guerre, dépourvu de lois et
fracturé par des divisions et la défiance, tandis que le nouveau roi était un
jeune homme débutant, sans aucune expérience du gouvernement.
Ses prétentions sur le Trône de Fer elles-mêmes n’échappaient pas
totalement aux questions. Bien que Jaehaerys fût le seul fils survivant du roi
Aenys Ier, son frère aîné Aegon avait revendiqué la royauté avant lui.
Aegon le Sans-Couronne avait péri dans la bataille sous l’Œildieu en
s’efforçant de chasser du trône son oncle Maegor, mais pas avant d’avoir
pris pour femme sa sœur Rhaena et mis au monde deux filles, les jumelles
Aerea et Rhaella. Si on considérait Maegor le Cruel comme un simple
usurpateur sans aucune légitimité à régner, comme certains mestres le
prétendaient, alors le prince Aegon avait été le roi véritable, et la succession
devait de droit revenir à sa fille aînée, Aerea, et non à son frère cadet.
Le sexe des jumelles jouait contre elles, toutefois, de même que leur âge ;
les fillettes n’avaient que six ans à la mort de Maegor. De plus, des
chroniques que nous ont laissées les contemporains suggèrent que la
princesse Aerea dans sa prime jeunesse était une enfant timide, très portée à
pleurer et à mouiller son lit, alors que Rhaella, la plus hardie et la plus
robuste des deux, était une novice qui servait dans le septuaire Étoilé,
promise à la Foi. Aucune ne semblait avoir l’étoffe d’une reine ; leur propre
mère, la reine Rhaena, le reconnut quand elle accepta que la Couronne
revienne à son frère Jaehaerys plutôt qu’à ses filles.
Certains ont suggéré que Rhaena elle-même aurait pu présenter les
revendications les plus solides à la Couronne, en tant que première-née du
roi Aenys et de la reine Alyssa. Il y en eut même pour murmurer que ce fut
la reine Rhaena qui aurait, on ne sait comment, œuvré à délivrer le royaume
de Maegor le Cruel, bien que les moyens par lesquels elle aurait pu causer
sa mort après avoir fui Port-Réal sur son dragon Songefeu n’eussent jamais
été établis de façon crédible. Son genre parla contre sa cause, cependant.
« Nous ne sommes point ici à Dorne, riposta lord Rogar Baratheon lorsque
l’idée lui en fut soumise, et Rhaena n’est pas Nymeria. » Au surplus, la
reine, deux fois veuve, en était venue à haïr Port-Réal et la cour, et ne
souhaitait plus que revenir à Belle Île, où elle avait trouvé une certaine
mesure de paix avant que son oncle ne fasse d’elle une de ses Épouses
Noires.
Le prince Jaehaerys était encore à un an et demi d’être un homme quand
il monta sur le trône de fer. On détermina donc que sa mère, la reine
douairière Alyssa, officierait pour lui comme régente, tandis que lord Rogar
occuperait la charge de Main et de Protecteur du Royaume. Qu’on ne croie
pas pour autant que Jaehaerys était un simple fantoche. Dès le début,
l’enfant-roi insista pour faire entendre sa voix dans toutes les décisions
prises en son nom.
Alors même qu’on livrait au bûcher funéraire la dépouille mortelle de
Maegor Ier Targaryen, son jeune successeur affrontait sa première décision
cruciale : comment traiter les derniers partisans de son oncle. Le temps
qu’on trouve Maegor mort sur le trône de fer, la plupart des grandes
maisons du royaume et nombre de nobliaux l’avaient abandonné… Mais la
plupart n’est pas le tout. Nombre de ceux dont les domaines et les châteaux
étaient proches de Port-Réal et des terres de la Couronne avaient soutenu
Maegor jusqu’à l’heure même de sa mort, entre autres les lords Rosby et
Tourelles, derniers hommes à l’avoir vu en vie. Ceux qui s’étaient ralliés à
ses bannières comprenaient les lords Castelfoyer, Massey, Harte, Prédeaux,
Sombrelyn, Grondegué, Mallery, Bar Emmon, Boulleau, Staunton et
Buckwell.
Dans le chaos qui suivit la découverte du corps de Maegor, lord Rosby
but une coupe de ciguë pour rejoindre son roi dans la mort. Buckwell et
Grondegué prirent la mer pour Pentos, tandis que la plupart des autres
fuyaient vers leurs propres châteaux et forteresses. Seuls Sombrelyn et
Staunton eurent le courage de rester avec lord Tourelles pour présenter la
reddition du Donjon Rouge quand le prince Jaehaerys et ses sœurs Rhaena
et Alysanne descendirent sur le château avec leurs dragons. Les chroniques
de la cour nous apprennent que, lorsque le jeune prince se laissa glisser du
dos de Vermithor, ces « trois léaux seigneurs » ployèrent le genou devant lui
pour déposer leurs épées à ses pieds, le saluant comme leur roi.
« Vous arrivez bien tard au banquet », rapporte-t-on que le prince
Jaehaerys leur aurait dit, quoique d’un ton aimable, « et ces mêmes épées
ont aidé à occire mon frère Aegon sous l’Œildieu. » Sur son ordre, on les
enchaîna aussitôt tous les trois, tandis que certains dans l’entourage du
prince appelaient à les exécuter sur-le-champ. Ils furent bientôt rejoints
dans leurs cachots obscurs par le Justicier, le lord Confesseur, le geôlier-
chef, le commandant du Guet et les quatre chevaliers de la Garde Royale
qui étaient demeurés auprès du roi Maegor.
Une demi-lune plus tard, lord Rogar Baratheon et la reine Alyssa
arrivèrent à Port-Réal avec leur ost, et on arrêta et emprisonna encore
plusieurs centaines de personnes. Qu’ils soient chevaliers, écuyers,
intendants, septons ou serviteurs, le chef d’accusation contre eux restait le
même ; on les accusait d’avoir aidé et soutenu Maegor Targaryen dans son
usurpation du Trône de Fer, et dans tous les crimes, cruautés et dévoiements
qui avaient suivi. Pas même les femmes ne furent exemptes ; ces dames de
noble naissance qui avaient servi les Épouses Noires furent arrêtées elles
aussi, ainsi qu’une vingtaine de traînées de vile naissance, désignées
comme les putains de Maegor.
Les cachots du Donjon Rouge pleins à craquer, la question de ce qu’on
devrait faire des prisonniers se posait. Si l’on considérait Maegor comme un
usurpateur, alors son règne tout entier était illégitime et ceux qui l’avaient
soutenu étaient coupables de trahison et devaient être mis à mort. Telle était
la voie demandée par la reine Alyssa. La reine douairière avait perdu deux
fils par la cruauté de Maegor et n’était pas disposée à accorder à ceux qui
avaient exécuté ses édits ne serait-ce que la dignité d’un procès. « Quand on
torturait et tuait mon petit Viserys, ces hommes sont restés silencieux sans
émettre une protestation, dit-elle. Pourquoi devrions-nous les écouter,
maintenant ? »
Face à sa fureur se tenait lord Rogar Baratheon, Main du Roi et
Protecteur du Royaume. Si sa seigneurie confirmait que les hommes de
Maegor méritaient assurément punition, il faisait observer que s’ils
exécutaient leurs captifs, les derniers partisans de l’usurpateur ne seraient
pas enclins à ployer le genou. Lord Rogar n’aurait d’autre choix que de
marcher sur leurs châteaux un par un et d’extirper chaque homme de sa
forteresse comme un bigorneau, par l’acier et le feu. « Cela peut se faire,
mais à quel prix ? demanda-t-il. L’affaire serait sanglante, et pourrait
endurcir les cœurs contre nous. » Que les hommes de Maegor soient jugés
et confessent leur trahison, insista le Protecteur. Ceux qui seraient
convaincus des pires crimes pourraient être mis à mort ; quant au reste,
qu’ils fournissent des otages pour garantir leur loyauté à venir, et cèdent une
partie de leurs terres et châteaux.
La sagesse de lord Rogar était claire pour la plupart des autres partisans
du jeune roi, pourtant ses vues n’auraient peut-être pas prévalu si Jaehaerys
lui-même n’y avait pas prêté la main. Bien qu’il n’eût que quatorze ans,
l’enfant-roi prouva d’emblée qu’il ne se contenterait pas de rester
docilement assis tandis que d’autres régnaient en son nom. Avec son
mestre, sa sœur Alysanne et une poignée de jeunes chevaliers à ses côtés,
Jaehaerys monta sur le trône de fer et fit venir ses seigneurs pour l’écouter.
« Il n’y aura ni procès, ni tortures, ni exécutions, leur annonça-t-il. Le
royaume doit constater que je ne suis pas mon oncle. Je n’entamerai pas
mon règne par un bain de sang. Certains ont accouru tôt sous mes
bannières, d’autres tard. Que vienne le reste, maintenant. »
Jaehaerys n’avait encore été ni couronné ni oint, et n’avait pas atteint sa
majorité ; sa décision n’avait par conséquent pas force de loi, et il n’avait
pas l’autorité de passer par-dessus son conseil et son régent. Cependant, la
puissance de ses paroles fut telle, et sa détermination manifeste, assis en les
considérant du haut du trône de fer, que les lords Baratheon et Velaryon
apportèrent immédiatement leur soutien à leur prince, et que le reste ne
tarda pas à suivre leur exemple. Seule sa sœur Rhaena osa s’opposer à lui.
« Ils t’acclameront quand on te posera la couronne sur la tête, dit-elle,
comme ils ont naguère acclamé notre oncle, et avant lui notre père. »
Finalement, il revint à la régente de décider de la question… et si la reine
Alyssa désirait la vengeance en elle-même, il lui répugnait de s’opposer aux
souhaits de son fils. « Cela le ferait passer pour un faible, rapporte-t-on
qu’elle aurait dit à lord Rogar, et jamais cela ne doit arriver. Ce fut la perte
de son père. » C’est ainsi que la plupart des partisans de Maegor furent
épargnés.
Durant les jours suivants, on vida les cachots de Port-Réal. Après avoir
reçu à boire, à manger et des vêtements propres, les captifs furent escortés
jusqu’à la salle du trône par groupes de sept. Là, sous les yeux des dieux et
des hommes, ils renoncèrent à leur allégeance à Maegor et firent à genoux
hommage à son neveu Jaehaerys, après quoi le jeune roi pria chacun de se
relever, lui accorda son pardon et lui restitua ses terres et ses titres. Il ne faut
pas croire que les accusés s’en tirèrent sans châtiment, cependant. Seigneurs
et chevaliers pareillement furent forcés d’envoyer un fils à la cour pour
servir le roi et tenir une fonction d’otage ; pour ceux qui n’avaient pas de
fils, on exigea une fille. Les plus riches des seigneurs de Maegor cédèrent
également certaines terres, Tourelles, Sombrelyn et Staunton, entre autres.
D’autres payèrent leur pardon avec de l’or.
La clémence royale ne s’étendit pas à tous. Le bourreau de Maegor, ses
geôliers et ses confesseurs furent tous jugés coupables d’avoir assisté
Tyanna de la Tour pour torturer et tuer le prince Viserys, qui avait si
brièvement été l’héritier et l’otage de Maegor. On livra leurs têtes à la reine
Alyssa, accompagnées des mains qu’ils avaient osé lever contre le sang du
Dragon. Sa Grâce se dit « fort satisfaite » de ces gages.
Un autre homme y perdit aussi sa tête : ser Maladon Moore, chevalier de
la Garde Royale, qui fut accusé d’avoir retenu Ceryse Hightower, la
première reine de Maegor, tandis que son frère juré, ser Owen Bosc, lui
retirait la langue, opération durant laquelle les efforts de Sa Grâce avaient
fait glisser la lame, causant sa mort. (Ser Maladon, on le notera, affirma que
toute cette histoire était une fable et déclara que la reine Ceryse était morte
de « méchanceté ». Il reconnut, toutefois, avoir livré Tyanna de la Tour aux
mains du roi Maegor et être resté témoin tandis qu’il la tuait, si bien qu’il
avait quand même le sang d’une reine sur les mains.)
Cinq survivaient, des Sept de Maegor. Deux de ceux-là, ser Olyver
Bracken et ser Raymund Mallery, avaient joué un rôle dans la chute du
défunt roi en tournant casaque pour rejoindre Jaehaerys mais l’enfant-roi fit
à bon droit valoir que, ce faisant, ils avaient rompu leur serment de défendre
la vie du roi avec la leur. « Je ne veux point de parjures dans ma cour »,
proclama-t-il. Les cinq membres de la Garde Royale furent en conséquence
condamnés à mort… Mais sur les instances de la princesse Alysanne, on
admit qu’ils seraient épargnés s’ils acceptaient d’échanger leurs manteaux
blancs contre des noirs en entrant dans la Garde de Nuit. Quatre des cinq
acceptèrent cette mesure de clémence et partirent pour le Mur ; avec ser
Olyver et ser Raymund, les tourne-casaque, s’en allèrent ser Jon Tallett et
ser Symond Herron.
Le cinquième Garde Royal, ser Harrold Longegarde, exigea un jugement
par combat. Jaehaerys le lui accorda et s’offrit à affronter personnellement
ser Harrold en combat singulier, mais, sur ce point, la reine régente prévalut
contre lui. Ce fut en fait un jeune chevalier des terres de l’Orage qu’on
envoya comme champion de la Couronne. Ser Gyles Morrigen, l’homme
choisi, était un neveu de Damon le Dévot, le Grand Capitaine des Fils du
Guerrier, qui les avait commandés lors du Jugement des Sept contre
Maegor. Désireux de prouver au nouveau roi la loyauté de sa maison, ser
Gyles régla promptement le sort du vieillissant ser Harrold et, peu de temps
après, fut nommé lord Commandant de la Garde Royale de Jaehaerys.
Entre-temps, la nouvelle de la clémence du prince se propagea à travers
le royaume. Un par un, les ultimes partisans du roi Maegor dispersèrent
leurs armées, quittèrent leurs châteaux pour accomplir le voyage jusqu’à
Port-Réal et jurer fidélité. Certains le firent avec réticence, craignant que
Jaehaerys ne se révèle être un roi aussi faible et incapable que son père…
Mais comme Maegor n’avait laissé aucun héritier de son sang, il n’y avait
aucun rival possible autour duquel l’opposition pourrait se réunir. Même les
plus fervents des partisans de Maegor furent conquis en rencontrant
Jaehaerys, car il était tout ce qu’un prince devrait être ; aimable dans son
propos, généreux dans ses actes et aussi chevaleresque qu’il était
courageux. Le Grand Mestre Benifer (rentré depuis peu de l’exil à Pentos
qu’il s’était imposé) a écrit qu’il était « érudit comme un mestre et pieux
comme un septon » et, si l’on peut en partie voir là de la flatterie, il y avait
aussi du vrai dans cette formule. On rapporte que même sa mère la reine
Alyssa aurait appelé Jaehaerys : « le meilleur de mes trois fils ».
Il ne faudrait pas croire que la réconciliation des seigneurs apporta d’un
jour à l’autre la paix à Westeros. Les efforts du roi Maegor pour exterminer
les Pauvres Compagnons et les Fils du Guerrier avaient dressé nombre
d’hommes et de femmes pieux contre lui et contre la maison Targaryen. Et
s’il avait collecté les têtes de centaines d’Étoiles et d’Épées, il en restait
encore des centaines en liberté, et des dizaines de milliers de nobliaux, de
chevaliers fieffés et de gens du peuple les abritaient, les alimentaient et leur
apportaient aide et réconfort chaque fois qu’ils le pouvaient. Silas Guenilles
et Dennis le Bancroche commandaient des bandes errantes de Pauvres
Compagnons qui allaient et venaient comme des spectres, disparaissant
dans la forêt sauvage dès qu’ils étaient menacés. Au nord de la Dent d’Or,
le Dogue rouge des Collines, ser Joffrey Doguette, se mouvait à sa guise
entre les terres de l’Ouest et le Conflans, avec le soutien et la connivence de
lady Lucinda, la pieuse épouse du sire de Vivesaigues. Ser Joffrey, qui
s’était arrogé le manteau de grand capitaine des Fils du Guerrier, avait
annoncé son intention de rendre à cet ordre jadis orgueilleux sa gloire
première, et il recrutait des chevaliers sous ses bannières.
Pourtant, la plus grande menace se situait au sud, où septon Lune et ses
partisans campaient sous les murs de Villevieille, défendus par lord du
Rouvre, lord Rowan et leurs chevaliers. Lune, colossal et massif, était doté
d’une voix de tonnerre et d’une impressionnante présence physique. Bien
que ses Pauvres Compagnons l’aient proclamé « Grand Septon véritable »,
ce septon (s’il en était véritablement un) n’avait rien d’une figure de piété.
Il s’enorgueillissait que L’Étoile à sept branches soit le seul livre qu’il ait
jamais lu, et beaucoup doutaient même de cette affirmation, car on ne
l’avait jamais entendu citer ce volume sacré, et nul ne l’avait jamais vu lire
ni écrire.
Pieds nus, tête nue et possédé d’une ferveur immense, le « plus Pauvre
des Compagnons » était capable de parler des heures, et ne s’en privait
guère… et son sujet de prêche était le péché. « Je suis un pécheur » : septon
Lune débutait chacun de ses sermons par ces mots, et il en était un, en effet.
Créature aux appétits formidables, goinfre et ivrogne renommé pour sa
lubricité, Lune couchait chaque nuit avec une femme différente, en
engrossant tellement que ses acolytes prétendirent que sa semence pouvait
rendre féconde une femme stérile. L’ignorance et la folie de ses fidèles
étaient telles qu’on en vint largement à croire à cette fable ; des maris se
mirent à lui proposer leurs épouses et les mères leur filles. Septon Lune ne
déclinait jamais ces offres et, après quelque temps, certains parmi les
chevaliers errants et les hommes d’armes de sa racaille prirent la coutume
de peindre sur leurs boucliers des représentations de l’« Épieu de Lune », et
un allègre commerce se développa autour de massues, pendentifs et bâtons
sculptés à la semblance du membre de Lune. Le contact de la tête de ces
talismans, croyait-on, apportait prospérité et bonne fortune.
Chaque jour, septon Lune s’en allait dénoncer les péchés de la maison
Targaryen et le « Lèche-Bottes » qui consentait à leurs abominations, tandis
qu’à l’intérieur de Villevieille le véritable Père des Fidèles était
virtuellement devenu un prisonnier de son propre palais, incapable de poser
le pied hors des limites du septuaire Étoilé. Bien que lord Hightower ait
fermé les portes devant septon Lune et ses fidèles, et refusé de les laisser
entrer en ville, il ne montrait aucun empressement à prendre les armes
contre eux, malgré maintes requêtes de Sa Sainteté Suprême. Quand on le
pressait de donner ses raisons, sa seigneurie prétextait de son refus de
répandre le sang des pieux, mais beaucoup prétendaient que la vraie raison
tenait à sa répugnance à livrer bataille aux lords du Rouvre et Rowan, qui
avaient accordé à Lune leur protection. Cette réticence lui valut le surnom
de « lord Donnel le Tardif » de la part des mestres de la Citadelle.
Le long conflit entre le roi Maegor et la Foi avait rendu impérative une
onction de Jaehaerys par le Grand Septon, s’accordaient à penser lord
Rogar et la reine régente. Avant que cela puisse arriver, toutefois, il fallait
régler le problème de septon Lune et de sa horde en haillons, afin que le
prince puisse en toute sécurité voyager jusqu’à Villevieille. On avait espéré
que la nouvelle de la mort de Maegor suffirait à convaincre les fidèles de
Lune de se disperser, et certains l’avaient fait… mais guère plus de
quelques centaines, dans un ost qui se chiffrait à près de cinq mille.
« Quelle importance peut avoir la mort d’un dragon quand un autre se lève
pour prendre sa place ? déclara septon Lune à sa troupe. Westeros ne sera
pas propre à nouveau tant que tous les Targaryen n’auront pas été occis ou
rejetés à la mer. » Chaque jour, il prêchait de nouveau, appelant lord
Hightower à lui livrer Villevieille, appelant le « Grand Lèche-Bottes » à
quitter le septuaire Étoilé et à affronter le courroux des Pauvres
Compagnons qu’il avait trahis, appelant le peuple du royaume à se soulever.
(Et chaque nuit, il péchait derechef.)
À l’autre bout du royaume, à Port-Réal, Jaehaerys et ses conseillers
réfléchissaient à la façon dont débarrasser le royaume de ce fléau. L’enfant-
roi et ses sœurs, Rhaena et Alysanne, possédaient tous des dragons, et
certains estimaient que la meilleure méthode de traiter le septon Lune était
celle par laquelle Aegon le Conquérant et ses sœurs avaient traité les Deux
Rois au Champ de Feu. Jaehaerys n’avait aucun goût pour un tel massacre,
toutefois, et sa mère, la reine Alyssa, l’interdit catégoriquement, leur
rappelant le destin de Rhaenys Targaryen et de son dragon à Dorne. Lord
Rogar, la Main du Roi, annonça avec quelque réticence qu’il mènerait sa
propre armée de l’autre côté du Bief et disperserait les hommes de Lune par
la force des armes… bien que cela signifierait opposer ses Orageois et
toutes les autres forces qu’il pourrait rassembler, aux lords Rowan et du
Rouvre et à leurs chevaliers et hommes d’armes, autant qu’aux Pauvres
Compagnons. « Fort probablement, nous l’emporterons, déclara le
Protecteur, mais point sans coût. »
Peut-être les dieux écoutaient-ils car, alors même que le roi et son conseil
débattaient à Port-Réal, le problème fut résolu de façon fort inattendue. Le
crépuscule tombait sur Villevieille quand septon Lune, épuisé par une
journée de prêche, se retira sous sa tente pour son repas du soir. Comme
toujours, il était gardé par ses Pauvres Compagnons, de vigoureux colosses
à la barbe fournie, armés de haches. Mais lorsqu’une accorte jeune femme
se présenta à la tente du septon avec une carafe de vin qu’elle souhaitait
offrir à Sa Sainteté en échange de son aide, ils la firent entrer sans délai. Ils
savaient le genre d’aide dont la femme avait besoin ; le genre qui lui
mettrait un bébé au ventre.
Un peu de temps s’écoula, durant lequel les hommes devant la tente
n’entendirent à l’intérieur que de sporadiques éclats de rires de la part de
septon Lune. Mais soudain il y eut un gémissement et un hurlement de
femme, suivi d’un mugissement furieux. Le rabat de la tente s’ouvrit
violemment et la femme en jaillit, demi-nue et pieds nus, et s’enfuit, ses
yeux terrifiés et écarquillés, avant qu’aucun Pauvre Compagnon ne puisse
songer à la retenir. Septon Lune en personne sortit un instant plus tard, nu,
rugissant et couvert de sang. Il se tenait le cou et du sang coulait entre ses
doigts et gouttait dans sa barbe de l’endroit où on lui avait tranché la gorge.
On raconte que Lune traversa la moitié du camp en titubant, trébuchant
d’un feu de camp à un autre à la poursuite de la traînée qui l’avait égorgé.
Finalement, même sa force énorme lui fit défaut ; il s’effondra et expira
alors que ses acolytes se pressaient autour de lui, hurlant leur chagrin. De sa
meurtrière il n’y avait aucune trace ; elle avait disparu dans la nuit pour ne
plus jamais reparaître. Des Pauvres Compagnons furieux dévastèrent le
campement un jour et une nuit à sa recherche, abattant les tentes,
s’emparant de dizaines de femmes et rossant tout homme qui essayait de
leur barrer le passage… mais ils rentrèrent de leur chasse les mains vides.
Les gardes de septon Lune ne s’accordaient même pas sur une description
de sa tueuse.
Les gardes se souvinrent qu’elle avait apporté avec elle une carafe de vin
en cadeau pour le septon. Il restait encore la moitié du vin quand on fouilla
la tente, et quatre Pauvres Compagnons se la partagèrent alors que le soleil
se levait, après avoir ramené le corps de leur prophète dans son lit. Tous
quatre étaient morts avant midi. Dans le vin, on avait versé du poison.
En conséquence de la mort de Lune, l’armée loqueteuse qu’il avait
conduite à Villevieille commença à se désagréger. Certains de ses partisans
s’étaient déjà éclipsés quand leur étaient parvenues les nouvelles de la mort
du roi Maegor et de l’avènement du prince Jaehaerys. Désormais, ce filet se
changea en flot. Avant même que le cadavre du septon ait commencé à
empester, une douzaine de rivaux s’étaient présentés pour revendiquer son
manteau, et des combats éclatèrent parmi leurs partisans respectifs. On
aurait pu croire que les hommes de Lune se tourneraient vers les deux
seigneurs parmi eux pour les mener, mais rien n’aurait pu être plus loin de
la vérité. Les Pauvres Compagnons en particulier n’avaient aucun respect
pour la noblesse… et la réticence des lords Rowan et du Rouvre à lancer
leurs chevaliers et hommes d’armes à l’assaut des murailles de Villevieille
les avait fait douter des deux seigneurs.
La possession de la dépouille mortelle de Lune devint elle-même un
point de discorde entre deux de ses successeurs putatifs, le Pauvre
Compagnon qu’on appelait Rob le Famélique et un certain Lorcas, dit
Lorcas l’Érudit, qui se vantait d’avoir consigné à sa mémoire la totalité de
L’Étoile à sept branches. Lorcas prétendait avoir eu la vision d’un Lune qui
livrerait Villevieille aux mains de ses partisans, même après sa mort. Après
avoir arraché à Rob le Famélique la dépouille du septon, le sot « érudit » la
ligota sur un destrier, nue, ensanglantée et putréfiée, pour se lancer à
l’assaut des portes de Villevieille.
Moins de cent hommes se joignirent à l’attaque, cependant, et la plupart
périrent sous une averse de flèches, de piques et de pierres avant
d’approcher à moins de cent pas des murailles de la ville. Ceux qui y
parvinrent furent arrosés d’huile bouillante ou embrasés avec de la poix
enflammée, Lorcas l’Érudit parmi eux. Quand tous ses hommes furent
morts ou agonisants, une douzaine des plus hardis chevaliers de lord
Hightower firent une sortie par une barbacane, s’emparèrent du cadavre de
septon Lune et lui tranchèrent la tête. Tannée et empaillée, elle serait par la
suite offerte en présent au Grand Septon dans le septuaire Étoilé.
L’attaque avortée se révéla être le dernier soubresaut de la croisade de
septon Lune. Lord Rowan décampa dans l’heure avec tous ses chevaliers et
hommes d’armes. Lord du Rouvre suivit le lendemain. Les vestiges de l’ost,
chevaliers errants et Pauvres Compagnons, suiveurs et marchands
s’égaillèrent dans toutes les directions (pillant et mettant à sac chaque
ferme, chaque village et chaque redoute au long de leur trajet). Des cinq
mille que septon Lune avait conduits jusqu’à Villevieille, il restait moins de
quatre cents lorsque lord Donnel le Tardif s’ébroua enfin et sortit en force
massacrer les traînards.
L’assassinat de Lune retirait le dernier obstacle important à l’accession de
Jaehaerys au Trône de Fer, mais depuis ce jour le débat a fait rage quant à la
responsabilité de cette mort. Personne n’a vraiment cru que la femme qui
avait tenté d’empoisonner le « septon pécheur » et fini par lui trancher la
gorge avait agi seule. De toute évidence, elle n’était qu’un instrument…
mais de qui ? Était-ce l’enfant-roi lui-même qui l’avait envoyée, ou un
agent de sa Main, Rogar Baratheon, ou de sa mère, la reine régente ?
Certains en sont venus à penser que la femme appartenait aux Sans-Visage,
cette guilde tristement célèbre de sorciers-assassins de Braavos. Pour
soutenir cette hypothèse, ils ont cité sa disparition soudaine, la façon dont
elle a paru « se fondre dans la nuit » après le meurtre, et le fait que les
gardes de septon Lune n’aient pu s’accorder sur son apparence.
Des hommes plus sages et ceux qui sont plus familiarisés avec les
pratiques des Sans-Visage accordent peu de crédit à cette théorie. La
maladresse même de l’assassinat de Lune s’oppose à ce qu’il soit leur
ouvrage, car les Sans-Visage ont grand soin de faire passer leurs meurtres
pour des morts naturelles. C’est chez eux un point d’honneur, la pierre
angulaire de leur art. Trancher la gorge d’un homme et le laisser tituber
dans la nuit en hurlant au meurtre est au-dessous d’eux. La plupart des
érudits de nos jours estiment que l’assassin n’était qu’une fille du camp,
agissant à l’instigation soit de lord Rowan, soit de lord du Rouvre, voire des
deux. Bien qu’aucun n’eût osé déserter Lune tant qu’il vivait, la
promptitude avec laquelle les deux lords ont abandonné sa cause après son
trépas suggère que leurs griefs portaient sur Maegor et non point sur la
maison Targaryen… et, en fait, les deux hommes revinrent bientôt à
Villevieille, pénitents et dociles, pour ployer le genou devant le prince
Jaehaerys à son couronnement.
Avec la route de Villevieille redevenue dégagée et sûre, ce couronnement
prit place dans le septuaire Étoilé aux derniers jours de la quarante-huitième
année après la Conquête. Le Grand Septon – ce « Grand Lèche-Bottes » que
septon Lune avait espéré remplacer – oignit lui-même le jeune roi, et posa
sur sa tête la couronne de son père Aenys. S’ensuivirent sept jours de
banquet, au fil desquels des seigneurs grands et petits vinrent par centaines
ployer le genou et jurer leur épée à Jaehaerys. Dans l’assistance figuraient
ses sœurs Rhaena et Alysanne, ses jeunes nièces Aerea et Rhaella, sa mère
la reine régente Alyssa, la Main du Roi, Rogar Baratheon, ser Gyles
Morrigen, lord Commandant de la Garde Royale, le Grand Mestre,
l’assemblée des archimestres de la Citadelle… et un homme que nul
n’aurait imaginé voir là : ser Joffrey Doguette, le Dogue rouge des Collines,
grand capitaine autoproclamé des Fils du Guerrier déclarés hors-la-loi.
Doguette était arrivé en compagnie de lord et lady Tully de Vivesaigues…
non point enchaîné, comme la plupart auraient pu s’y attendre, mais avec un
sauf-conduit portant le propre sceau du roi.
Le Grand Mestre Benifer a écrit par la suite que l’entrevue entre l’enfant-
roi et le chevalier hors-la-loi avait « dressé la table » pour toute la suite du
règne de Jaehaerys. Quand ser Joffrey et lady Lucinda le pressèrent
d’abroger les décrets de son oncle Maegor et de rétablir les Épées et les
Étoiles, Jaehaerys refusa avec fermeté. « La Foi n’a point besoin d’épées,
déclara-t-il. Ils ont ma protection. La protection du Trône de Fer. » Il
supprima toutefois les récompenses qu’avait promises Maegor pour les têtes
des Fils du Guerrier et des Pauvres Compagnons. « Je ne ferai pas la guerre
contre mon propre peuple, dit-il, mais je ne tolérerai pas non plus la
trahison et la rébellion.
— Je me suis soulevé contre votre oncle, tout comme vous, répondit le
Dogue rouge des Collines sur un ton de défi.
— En effet, concéda Jaehaerys, et vous avez bravement lutté, nul ne peut
en disconvenir. Les Fils du Guerrier ne sont plus et vos vœux envers eux
sont échus, mais vos services n’ont point besoin de l’être. J’ai une position
pour vous. » Et avec ces mots le jeune roi choqua la cour en offrant à ser
Joffrey une place à ses côtés comme chevalier de la Garde Royale. Un
silence tomba alors, nous raconte le Grand Mestre Benifer, et quand le
Dogue rouge tira sa flamberge, il y en eut pour craindre qu’il se prépare à
attaquer le roi avec elle… Mais en fait, le chevalier mit un genou en terre,
inclina sa tête et déposa sa lame aux pieds de Jaehaerys. On dit qu’il y avait
des larmes sur ses joues.
Neuf jours après le couronnement, le jeune roi quitta Villevieille pour
Port-Réal. La plus grande partie de sa cour voyagea avec lui pour ce qui se
transforma en immense défilé à travers le Bief… mais sa sœur Rhaena ne
resta avec eux que jusqu’à Hautjardin, où elle enfourcha son dragon
Songefeu pour regagner Belle Île et le château de lord Farman dominant la
mer, prenant congé non seulement du roi, mais aussi de ses filles. Rhaella,
novice jurée à la Foi, était restée au septuaire Étoilé, tandis que sa jumelle
Aerea continua avec le roi jusqu’au Donjon Rouge, où elle devait servir
comme porte-hanap et compagne de la princesse Alysanne.
Cependant, il advint une chose étrange aux filles de la reine Rhaena,
après le couronnement, observa-t-on. Les jumelles avaient toujours été
l’image l’une de l’autre dans un miroir par l’apparence, mais pas par le
tempérament. Si Rhaella était, dit-on, une enfant hardie et obstinée, et la
terreur des septas qui en avaient reçu la charge, Aerea était connue comme
une créature timide et fragile, fort portée aux larmes et aux peurs. « Elle a
peur des chevaux, des chiens, des garçons à la voix forte, des hommes avec
une barbe, des danses, et les dragons la terrifient », écrivit le Grand Mestre
Benifer lorsque Aerea arriva pour la première fois à la cour.
C’était avant la chute de Maegor et le couronnement de Jaehaerys,
toutefois. Par la suite, la fille qui demeura à Villevieille se consacra à la
prière et à l’étude et n’eut plus jamais besoin de réprimandes, alors que
celle qui rentrait à Port-Réal se montra enjouée, vive d’esprit et
aventureuse, et passa bientôt le plus clair de ses jours dans les chenils, les
écuries et les cours des dragons. Bien que rien n’eût jamais été prouvé, on
estima communément que quelqu’un – la reine Rhaena elle-même, peut-
être, ou sa mère la reine Alyssa – avait saisi l’occasion du couronnement du
roi pour échanger les jumelles. S’il en est ainsi, nul ne fut enclin à remettre
en question la tromperie, car, en attendant que Jaehaerys engendre un
héritier de son sang, la princesse Aerea (ou la fillette qui portait désormais
ce nom) était l’héritière du Trône de Fer.
Tous les rapports s’accordent à dire que le retour du roi de Villevieille à
Port-Réal fut un triomphe. Ser Joffrey chevaucha à ses côtés et, tout au long
du trajet, ils furent acclamés par des foules en liesse. Çà et là apparaissaient
de Pauvres Compagnons, des bougres émaciés et crasseux avec de longues
barbes et de grandes haches, pour implorer la même clémence qu’on avait
accordée au Dogue rouge. Clémence que Jaehaerys leur accordait, à la
condition qu’ils acceptent de partir vers le Nord et de rejoindre la Garde de
Nuit, au Mur. Des centaines jurèrent d’agir ainsi, parmi lesquels nul autre
que Rob le Famélique. « Moins d’une lune après son couronnement, écrivit
le Grand Mestre Benifer, le roi Jaehaerys avait réconcilié le Trône de Fer et
la Foi et mis fin au carnage qui avait troublé les règnes de son oncle et de
son père. »
L’Année des Trois Épouses
49 apC

La quarante-neuvième année après la Conquête d’Aegon offrit au peuple


de Westeros un répit bienvenu après le chaos et les conflits récents. Ce
serait une année de paix, d’abondance et de mariages, gardée en mémoire
dans les annales des Sept Couronnes sous le nom d’Année des Trois
Épouses.
Le nouvel an n’avait qu’une demi-lune quand la nouvelle du premier des
trois mariages arriva de l’ouest, de Belle Île, sur les mers du Crépuscule.
Là-bas, lors d’une cérémonie en plein air, courte et modeste, Rhaena
Targaryen avait épousé Androw Farman, fils cadet du sire de Belle Île.
C’étaient les premières noces du marié, les troisièmes de l’épouse. Bien que
veuve deux fois, Rhaena n’avait que vingt-six ans. Son nouveau mari, à tout
juste dix-sept ans, était nettement plus jeune, un jeune homme de belle et
aimable apparence, qu’on disait totalement fou de sa nouvelle femme.
Leur mariage fut présidé par le père du marié, Marq Farman, sire de
Belle Île, et célébré par son propre septon. Lyman Lannister, sire de Castral
Roc, et son épouse Jocasta étaient les seuls grands seigneurs présents. Deux
anciennes favorites de Rhaena, Samantha Castelfoyer et Alayne Royce,
gagnèrent Belle Île avec quelque précipitation pour se tenir aux côtés de la
reine veuve, auprès de l’enthousiaste sœur du marié, lady Elissa. Le reste
des invités étaient des bannerets et des chevaliers de maison, jurés soit à la
maison Farman, soit à la maison Lannister. Le roi et la cour restèrent dans
une totale ignorance du mariage jusqu’à ce qu’un corbeau venu du Roc leur
en apporte l’annonce, des jours après le banquet de noces et le coucher qui
scellèrent l’union.
Des chroniqueurs à Port-Réal rapportent que la reine Alyssa fut
profondément vexée d’avoir été exclue du mariage de sa fille et que plus
jamais par la suite les relations entre la mère et l’enfant ne furent aussi
chaleureuses, tandis que lord Rogar était furieux que Rhaena ait osé se
remarier sans permission de la Couronne… la Couronne étant lui-même, en
l’occurrence, en tant que Main du jeune roi. Si elle avait été sollicitée,
toutefois, rien n’assurait qu’elle aurait été accordée, car beaucoup jugeaient
Androw Farman, cadet d’un nobliau, loin d’être digne de la main d’une
femme qui avait été reine deux fois et demeurait la mère de l’héritier du roi.
(Il se trouve que le plus jeune des frères de lord Rogar n’avait toujours pas
d’épouse en 49, et que sa seigneurie avait deux neveux d’un autre frère, eux
aussi, d’âges et de lignées convenables pour être considérés comme des
partis dignes d’une veuve Targaryen, des faits qui pourraient fort bien
expliquer à la fois la colère de la Main et le secret dans lequel la reine
Rhaena s’était mariée.) Pour sa part, le roi Jaehaerys, ainsi que sa sœur
Alysanne, se réjouirent de la nouvelle, envoyant à Belle Île des présents et
des félicitations et ordonnant qu’on fasse sonner les cloches du Donjon
Rouge pour la fêter.
Tandis que Rhaena Targaryen célébrait ses noces sur Belle Île, à Port-
Réal le roi Jaehaerys et sa mère la reine régente s’occupaient de
sélectionner les conseillers qui les aideraient à gouverner le royaume durant
les deux années à venir. La conciliation demeurait leur principe phare, car
les divisions qui avaient si récemment déchiré Westeros étaient loin d’être
guéries. Récompenser ses propres loyalistes et exclure du pouvoir les
hommes de Maegor et les Fidèles ne servirait qu’à exacerber les blessures
et à donner naissance à de nouveaux griefs, raisonnait le jeune roi. Sa mère
partageait son opinion.
En conséquence, Jaehaerys tendit la main au sire de Pince-Isle, Edwell
Celtigar, qui avait été Main du Roi sous Maegor, et le rappela à Port-Réal
pour servir en tant que Grand Argentier. Comme lord Amiral et maître des
navires, le jeune roi se tourna vers son oncle Daemon Velaryon, sire des
Marées, frère de lady Alyssa et un des premiers grands seigneurs à avoir
abandonné Maegor le Cruel. Prentys Tully, sire de Vivesaigues, fut
convoqué à la cour afin de tenir la charge de maître des lois ; avec lui arriva
sa redoutable épouse, lady Lucinda, partout réputée pour sa piété. Le
commandement du Guet, la plus grande force armée de Port-Réal, fut
confié par le roi à Qarl Corbray, sire de Cordial, qui s’était battu aux côtés
d’Aegon le Sans-Couronne sous l’Œildieu. Au-dessus d’eux tous se tenait
Rogar Baratheon, sire d’Accalmie et Main du Roi.
Malgré sa jeunesse, l’enfant-roi siégeait dans la plupart des conseils
(mais pas tous, comme on le contera sous peu) et n’hésitait jamais à faire
entendre sa voix. En dernier lieu, cependant, l’autorité finale durant cette
période reposait entre les mains de sa mère, la reine régente, et de la Main,
un homme lui aussi redoutable.
Les yeux bleus, la barbe noire, musclé comme un taureau, lord Rogar
était l’aîné de cinq frères, tous petits-fils d’Orys Une-Main, le premier
Baratheon sire d’Accalmie. Orys avait été un frère bâtard d’Aegon le
Conquérant et son commandant le plus fiable. Après avoir tué Argilac
l’Arrogant, dernier des Durrandon, il avait pris pour épouse la fille
d’Argilac. Lord Rogar pouvait ainsi prétendre que coulaient à la fois dans
ses veines le sang du dragon et celui des anciens rois de l’Orage. N’étant
point homme d’épée, sa seigneurie préférait manier au combat une hache à
double tranchant… hache, disait-il souvent, « assez grande et assez large
pour fendre un crâne de dragon ».
Des paroles dangereuses, sous le règne de Maegor le Cruel, mais si
Rogar Baratheon craignait l’ire de Maegor, il le cachait bien. Ceux qui le
connaissaient ne furent pas surpris qu’il accorde asile à la reine Alyssa et à
ses enfants après leur fuite de Port-Réal et qu’il soit le premier à proclamer
roi le prince Jaehaerys. On entendit son propre frère, Borys, affirmer que
Rogar rêvait d’affronter le roi Maegor en combat singulier et de l’occire
avec sa hache.
Le destin lui refusa d’exaucer ce rêve. Plutôt que tueur de roi, lord Rogar
devint faiseur de roi, offrant le Trône de Fer au prince Jaehaerys. Peu
disputèrent son droit à prendre place comme Main auprès du jeune roi ;
certains allèrent jusqu’à chuchoter que ce serait désormais Rogar Baratheon
qui régnerait sur le royaume, car Jaehaerys était un enfant, fils d’un père
faible, tandis que sa mère n’était qu’une femme. Et lorsqu’on annonça que
lord Rogar et la reine Alyssa allaient se marier, les chuchotements
redoublèrent… car qu’est-ce donc que le seigneur époux d’une reine, sinon
un roi ?
Lord Rogar avait déjà été marié une fois, mais sa femme avait disparu
jeune, emportée par une fièvre moins d’un an après leurs noces ; on
considérait qu’à quarante-deux ans, plus âgée de dix ans que le sire
d’Accalmie, la reine régente Alyssa avait dépassé l’âge de porter des
enfants. Écrivant quelques années plus tard, septon Barth nous dit que
Jaehaerys était opposé à ce mariage ; le jeune roi estimait que sa Main
outrepassait ses limites, plus motivée par la soif de pouvoir et de position
que par une affection sincère pour sa mère. Il était également irrité que ni sa
mère ni son soupirant ne lui aient demandé son accord, ajoutait Barth…
Mais comme il n’avait pas élevé d’objection au mariage de sa sœur, le roi
ne s’estimait pas en droit d’empêcher celui de sa mère. Jaehaerys tint donc
sa langue et ne laissa rien transparaître de ses réserves, sinon à quelques
proches confidents.
La Main était admirée pour son courage, respectée pour sa force,
redoutée pour ses prouesses militaires et son habileté aux armes. La reine
régente était aimée. Si belle, si brave, si tragique, disaient d’elle les
femmes. Même des seigneurs qui auraient pu regimber à voir une femme
les gouverner voulaient bien l’accepter comme suzeraine, rassurés par la
certitude qu’elle avait auprès d’elle Rogar Baratheon, et le jeune roi, à
moins d’un an de son seizième jour anniversaire.
Enfant, elle avait été très belle, tous les hommes s’accordaient à le dire,
fille du puissant Aethan Velaryon, sire des Marées, et de la dame Alarra son
épouse, de la maison Massey. Sa lignée était ancienne, prestigieuse et riche,
sa mère considérée comme une grande beauté, le seigneur son père figurant
parmi les plus anciens et les plus proches amis d’Aegon le Dragon et de ses
reines. Les dieux avaient accordé à Alyssa elle-même la bénédiction des
yeux mauve sombre et de la chevelure d’argent brillant de l’ancienne
Valyria, et l’avaient également dotée de charme, d’esprit et de bonté ; quand
elle grandit, les soupirants vinrent de tous les coins du royaume se presser
autour d’elle. Il n’y avait jamais vraiment eu de doute sur qui elle
épouserait, toutefois. Pour une telle fille, seul un personnage royal
conviendrait et, en l’an 22, elle épousa le prince Aenys Targaryen, héritier
incontesté du Trône de Fer.
Leur mariage fut heureux et fécond. Le prince Aenys était un mari doux
et attentif, d’une nature chaleureuse, généreux, et jamais infidèle. Alyssa lui
donna cinq enfants robustes et pleins de santé, deux filles et trois fils (un
sixième enfant, une autre fille, mourut au berceau peu après la naissance) et,
quand Aegon mourut en 37, la Couronne fut transmise à Aenys, et Alyssa
devint sa reine.
Au cours des années qui suivirent, elle vit le règne de son époux
s’effondrer et tomber en cendres, alors que des ennemis se levaient tout
autour de lui. Il mourut en 42, brisé et méprisé, seulement âgé de trente-
cinq ans. La reine eut à peine le temps de le pleurer que son frère s’empara
du trône qui revenait de droit au fils aîné d’Alyssa. Elle vit ce fils se dresser
contre son oncle et périr, avec son dragon. Peu après, son deuxième fils le
suivit sur le bûcher funéraire, tué par les tortures de Tyanna de la Tour.
Avec ses deux plus jeunes enfants, Alyssa devint la captive, à tous égards
sinon en titre, de l’homme qui avait causé la mort de ses fils, et fut forcée
d’être témoin quand sa fille aînée fut contrainte au mariage par ce même
monstre.
Toutefois, le jeu des trônes emprunte de bien singuliers méandres, et
Maegor lui-même était tombé à son tour, en grande partie grâce au courage
de la reine veuve Alyssa, et à l’audace de lord Rogar qui l’avait prise en
amitié et recueillie quand nul autre ne le voulait. Les dieux avaient été bons
pour eux et leur avaient accordé la victoire, et voici que celle qui avait été
Alyssa de la maison Velaryon se voyait accorder une seconde chance de
bonheur avec un nouvel époux.
Les noces de la Main du Roi et de la reine régente se devaient d’être
aussi grandioses que celles de la reine veuve Rhaena avaient été modestes.
Le Grand Septon célébrerait en personne les rites de mariage, au septième
jour de la septième lune de la nouvelle année. Le site en serait Fossedragon,
achevée à demi, encore à ciel ouvert, dont l’étagement des gradins de pierre
permettrait à des milliers d’assister à la cérémonie nuptiale. Les
réjouissances comprendraient un grand tournoi, sept jours de banquets et de
divertissements, et même un simulacre de bataille navale qui se livrerait sur
les eaux de la baie de la Néra.
De mémoire d’homme, on n’avait jamais célébré à Westeros de mariage
qui ait même la moitié de la magnificence de celui-ci et les seigneurs grands
et petits, venus de toutes les Sept Couronnes et d’au-delà, s’amassèrent pour
y assister. Donnel Hightower vint de Villevieille avec cent chevaliers et
soixante-dix-sept de Leurs Saintetés, escortant Sa Sainteté Suprême le
Grand Septon, tandis que Lyman Lannister amenait trois cents chevaliers de
Castral Roc. Brandon Stark, sire de Winterfell, souffrant, accomplit le long
trajet depuis le Nord avec ses fils Walton et Alaric, accompagné par une
douzaine de féroces bannerets nordiens et trente frères jurés de la Garde de
Nuit. Les sires Arryn, Corbray et Royce représentaient le Val, les sires
Selmy, Dondarrion et Tarly, les marches de Dorne. Les grands et les
puissants arrivèrent même d’au-delà des frontières du royaume ; le prince
de Dorne dépêcha sa sœur, le Seigneur de la Mer de Braavos un fils.
L’archonte de Tyrosh traversa en personne le détroit avec sa fille pucelle,
ainsi que le firent pas moins de vingt-deux magistrats de la cité libre de
Pentos. Tous apportèrent à la Main et à la reine régente de magnifiques
présents ; les plus somptueux vinrent de ceux qui, encore peu de temps
auparavant, étaient des gens de Maegor, et de Rickard Rowan et Torgen du
Rouvre, qui avaient marché aux côtés de septon Lune.
Officiellement, les invités de la noce venaient célébrer l’union de Rogar
Baratheon et de la reine douairière, mais ils avaient d’autres raisons d’être
présents, on ne doit pas en douter. Un certain nombre souhaitait traiter avec
la Main, que beaucoup voyaient comme le véritable pouvoir du royaume ;
d’autres désiraient prendre la mesure de leur nouvel enfant-roi. Sa Grâce ne
leur en refusa pas l’occasion. Ser Gyles Morrigen, champion et bouclier lige
du roi, annonça que Jaehaerys serait heureux d’accorder audience à tout
seigneur ou chevalier fieffé qui demanderait à le rencontrer, et six fois vingt
acceptèrent son invitation. Rejetant la grand-salle et la majesté du trône de
fer, le jeune roi reçut les seigneurs dans l’intimité de sa salle privée,
accompagné uniquement de ser Gyles, d’un mestre et de quelques
serviteurs.
Là, raconte-t-on, il encouragea chaque homme à parler librement, et à
partager ses vues sur les problèmes du royaume et sur la manière dont on
pourrait au mieux les surmonter. « Il n’est pas le fils de son père », déclara
par la suite lord Royce à son mestre ; compliment réservé, peut-être, mais
compliment tout de même. On entendit lord Vance de Bel Accueil
commenter : « Il écoute bien, mais parle peu. » Rickard Rowan trouva
Jaehaerys doux et ses paroles mesurées, Kyle Connington l’estima spirituel
et enjoué, Morton Caron prudent et rusé. « Il rit souvent et de bon cœur,
même de lui-même », jugea Jon Mertyns, approbateur, mais Alec Veneur le
qualifia de sévère, et Torgen du Rouvre de sinistre. Lord Mallister le déclara
d’une sagesse supérieure à celle de son âge, tandis que lord Darry annonçait
qu’il promettait d’être « la sorte de roi devant lequel tout seigneur serait fier
de ployer le genou ». Les louanges les plus profondes émanèrent de
Brandon Stark, sire de Winterfell, qui assura : « Je vois en lui son aïeul. »
La Main du Roi n’assista à aucune de ces audiences, mais on ne doit pas
en conclure que lord Rogar ne fut pas un hôte attentionné. Les heures que sa
seigneurie passa auprès de ses invités, toutefois, étaient consacrées à
d’autres activités. Avec eux, il chassa, à cheval et au faucon, joua, banqueta
et « but à en tarir les caves royales ». Après les noces, quand commença le
tournoi, lord Rogar fut présent à chaque joute et à chaque mêlée, entouré
par une coterie joyeuse et souvent éméchée de grands seigneurs et de
chevaliers fameux.
Le plus notoire des divertissements de sa seigneurie se déroula deux jours
avant le commencement de la cérémonie, toutefois. Bien qu’il n’en existe
aucune trace dans aucune chronique de cour, des récits, rapportés par des
serviteurs, puis répétés bien des années durant parmi le peuple, affirment
que les frères de lord Rogar avaient fait venir sept vierges des maisons de
plaisir les plus raffinées de Lys, de l’autre côté du détroit. La reine Alyssa
avait cédé sa virginité bien des années plus tôt à Aenys Targaryen, il était
donc impossible que lord Rogar la déflore lors de leur nuit de noces. Les
vierges lysiennes devaient suppléer à cette carence. Si ce qu’on chuchota
ensuite à la cour disait vrai, sa seigneurie aurait cueilli la fleur de quatre des
filles avant que l’épuisement et la boisson aient raison de lui ; ses frères,
neveux et amis se chargèrent des trois autres, ainsi que de deux fois vingt
beautés plus mûres, arrivées, comme elles, en bateau de Lys.
Tandis que la Main faisait bombance et que le roi Jaehaerys siégeait en
donnant audience aux seigneurs du royaume, la princesse Alysanne sa sœur
divertissait les femmes de haute naissance qui les avaient accompagnés à
Port-Réal. La sœur aînée du roi, Rhaena, avait choisi de ne pas assister aux
noces, préférant demeurer sur Belle Île en compagnie de son tout nouvel
époux et de sa cour, et la reine régente Alyssa était occupée par les
préparatifs du mariage, aussi la tâche de jouer les hôtesses pour les épouses,
filles et sœurs des grands et des puissants échut-elle à Alysanne. Bien
qu’elle n’eût que récemment dépassé treize ans, la jeune princesse, tous en
convinrent, releva brillamment le défi. Sept jours et sept nuits durant, elle
déjeuna avec un groupe de dames bien nées, dîna avec un deuxième, soupa
avec un troisième. Elle leur montra les merveilles du Donjon Rouge,
navigua sur la baie de la Néra en leur compagnie et chevaucha en ville avec
elle.
Alysanne Targaryen, la plus jeune fille du roi Aenys et de la reine Alyssa,
n’était jusque-là que peu connue des seigneurs et dames du royaume. Son
enfance s’était passée dans l’ombre de ses frères et de sa sœur aînée Rhaena
et, quand on parlait d’elle, c’était pour évoquer « la petite fille » et « l’autre
fille ». Elle était petite, certes ; mince et menue, Alysanne était souvent
qualifiée de jolie mais rarement de belle, bien qu’elle soit née d’une maison
réputée pour sa beauté. Elle avait des yeux plutôt bleus que mauves, ses
cheveux formaient une masse de boucles blond miel. Aucun homme n’avait
jamais douté de son esprit.
Plus tard, on dirait d’elle qu’elle avait appris à lire avant que d’être
sevrée, et le fou plaisanterait en déclarant à la cour que la petite Alysanne
bavait du lait maternel sur des rouleaux valyriens à force de vouloir lire tout
en tétant la mamelle de sa nourrice. Si elle avait été un garçon, on l’aurait
sûrement envoyée à la Citadelle forger une chaîne de mestre, dirait d’elle le
septon Barth… car cet homme sage l’estimait plus encore que son époux,
qu’il servit si longtemps. Cela était encore loin dans l’avenir, toutefois ; en
49, Alysanne n’était qu’une enfant de treize ans ; pourtant, toutes les
chroniques s’accordent à dire qu’elle fit forte impression à tous ceux qui la
rencontrèrent.
Quand le jour du mariage arriva enfin, plus de quarante mille gens du
peuple gravirent la colline de Rhaenys jusqu’à Fossedragon pour assister à
l’union de la reine régente et de la Main. (Certains observateurs citent un
chiffre plus élevé encore.) Des milliers de plus acclamèrent lord Rogar et la
reine Alyssa dans les rues quand leur procession parcourut la ville, escortée
de centaines de chevaliers sur des palefrois caparaçonnés et de files de
septas agitant des cloches. « Jamais il n’y eut une telle gloire dans toutes les
annales de Westeros », écrivit le Grand Mestre Benifer. Lord Rogar était de
pied en cap revêtu de drap d’or sous un demi-heaume garni de bois de cerf,
tandis que son épouse arborait un manteau scintillant de gemmes, où le
dragon à trois têtes de la maison Targaryen et l’hippocampe d’argent des
Velaryon se faisaient face sur champ parti.
Cependant, en dépit de toute la splendeur de l’épouse et du mari, ce fut
l’arrivée des enfants d’Alyssa qui fit bruire de conversations tout Port-Réal
pendant plusieurs années. Le roi Jaehaerys et la princesse Alysanne furent
les derniers à apparaître, descendant d’un ciel clair sur leurs dragons,
Vermithor et Aile-d’Argent (Fossedragon était encore dépourvue du grand
dôme qui couronnerait sa gloire, il faut s’en souvenir), leurs immenses ailes
de cuir soulevant des nuées de sable tandis qu’ils se posaient l’un à côté de
l’autre, au saisissement et à la stupeur des multitudes assemblées. (Le récit
tant de fois conté qu’à l’arrivée des dragons le vénérable Grand Septon
aurait souillé ses robes n’est vraisemblablement qu’une calomnie.)
De la cérémonie elle-même, du banquet et du coucher qui suivirent en
leur temps, il n’est point besoin d’en dire long. L’immense salle du trône du
Donjon Rouge accueillit les plus grands seigneurs et les plus distingués
visiteurs d’au-delà de la mer ; les nobliaux, ainsi que leurs chevaliers et
hommes d’armes, festoyèrent dans les cours et les salles plus petites du
château, tandis que le peuple de Port-Réal menait grande liesse dans cent
auberges, bouges à vin, boutiques de pots et bordels. Malgré ses exploits
supposés deux nuits plus tôt, on rapporte de façon fiable que lord Rogar
accomplit son devoir conjugal avec vigueur, encouragé par ses frères ivres.
Sept journées de tournoi prirent la suite des noces et maintinrent
l’enthousiasme des seigneurs rassemblés et du peuple de la ville. Les joutes
furent parmi les plus âprement disputées et les plus exaltantes de toutes
celles qu’on avait pu voir à Westeros depuis bien des années, s’accorda-t-on
à dire… Mais ce furent les combats livrés à pied avec l’épée, la pique et la
hache, qui excitèrent véritablement les passions de la foule en cette
occasion, et à bon droit.
On se souviendra que trois des sept chevaliers qui avaient servi dans la
Garde Royale de Maegor le Cruel étaient morts ; les quatre restants avaient
été envoyés au Mur pour prendre le noir. À leur place, le roi Jaehaerys
n’avait pour l’heure nommé que ser Gyles Morrigen et ser Joffrey Doguette.
Ce fut la reine régente Alyssa qui, la première, avança l’idée de remplir les
cinq postes restants par une épreuve des armes, et quelle meilleure occasion
pour cela que le mariage, pour lequel allaient se réunir des chevaliers de
tout le royaume ? « Maegor s’était entouré de vieillards, de lèche-bottes, de
poltrons et de brutes, dit-elle. Je veux que les chevaliers qui protégeront
mon fils soient les meilleurs qu’on puisse trouver n’importe où à Westeros,
des hommes droits et sincères dont on ne mettra en doute ni la loyauté ni le
courage. Qu’ils remportent leur manteau par des prouesses aux armes, sous
les yeux du royaume tout entier. »
Le roi Jaehaerys soutint promptement l’idée de sa mère, mais avec une
nuance pratique de sa part. Avec sagesse, le jeune roi décréta que les
candidats à sa protection devraient prouver leur valeur à pied, et non dans
les joutes. « Les hommes qui voudraient porter atteinte à leur roi attaquent
rarement à cheval, la lance à la main », déclara Sa Grâce. Et c’est ainsi que
les joutes qui suivirent les épousailles de sa mère cédèrent la première place
aux sauvages mêlées et aux sanglants duels que les mestres surnommeraient
la Guerre des Manteaux Blancs.
Avec des centaines de chevaliers impatients de rivaliser pour l’honneur
de servir dans la Garde Royale, les combats durèrent sept jours complets.
Plusieurs des combattants les plus pittoresques devinrent des favoris du
peuple, qui les encourageait bruyamment chaque fois qu’ils se battaient.
L’un d’eux fut le Chevalier ivrogne, ser William Stafford, un homme court,
massif, bedonnant, qui paraissait toujours tellement pris de boisson qu’on
s’émerveillait qu’il tienne debout, sans même parler de se battre. La foule le
surnomma « le Baril » et chantait « Salut à toi, futaille ! » à chaque fois
qu’il entrait en lice. Un autre favori du peuple fut le Barde de Culpucier,
Tom le Baladin, qui ridiculisait ses adversaires par des chansons paillardes
avant chaque engagement. Le svelte chevalier mystère qu’on ne connaissait
que sous le nom de Serpent d’Écarlate eut également de nombreux fidèles ;
finalement défait et démasqué, « il » se révéla être une femme, Jonquil
Sombre, fille bâtarde du sire de Sombreval.
Finalement, aucun de ceux-là ne remporta de manteau blanc. Les
chevaliers qui y accédèrent, bien que moins extravagants, se montrèrent
sans égal par leur valeur, leur chevalerie et leur habileté aux armes. Un seul
était le fils d’une maison seigneuriale ; ser Lorence Roxton, du Bief. Deux
étaient des épées liges ; ser Victor le Vaillant, de la maison de lord Royce de
Roches-aux-runes, et ser William la Guêpe, au service de lord Petibois de
La Glandée. Le plus jeune champion, Pat la Bécasse, se battit avec une
pique au lieu d’une épée, et d’aucuns se demandèrent s’il était vraiment
chevalier, mais il démontra une telle habileté avec son arme de prédilection
que ser Joffrey Doguette régla la question en adoubant lui-même le jeune
homme, sous les acclamations de centaines de spectateurs.
Le champion le plus âgé était un chevalier errant grisonnant du nom de
Bonsam de Mont-Amer, un vétéran couvert de cicatrices et de bleus de
trente-six ans, qui prétendait avoir combattu dans cent batailles « et dans
quel camp, ça vous regarde pas, c’est entre moi et les dieux ». Borgne,
chauve et presque édenté, ce chevalier qu’on surnommait Sam l’Amer
paraissait aussi maigre qu’un piquet de barrière, mais au combat il déployait
la vivacité d’un homme de la moitié de son âge, et un talent féroce, affûté
par de longues décennies de batailles grandes et petites.
Jaehaerys le Conciliateur allait siéger cinquante-cinq ans sur le trône de
fer et, au cours de ce long règne, bien des chevaliers porteraient le manteau
blanc à son service, plus nombreux que nul autre monarque ne pourrait s’en
vanter. Mais on a dit avec justesse qu’aucun Targaryen ne posséda jamais
une Garde Royale qui égale les premiers Sept de l’enfant-roi.
La Guerre des Manteaux Blancs marqua le terme des festivités de ce
qu’on connut bientôt comme les Épousailles d’or. En prenant congé pour se
mettre en route et rentrer en leurs terres et domaines, tous les invités
s’accordèrent à dire que les festivités avaient été magnifiques. Le jeune roi
avait remporté l’admiration et l’affection de nombreux seigneurs, tant
grands que petits, et leurs sœurs, épouses et filles n’avaient que louanges
pour l’accueil chaleureux prodigué par la princesse Alysanne. Le petit
peuple de Port-Réal était ravi, lui aussi : leur enfant-roi semblait montrer
tous les signes d’un monarque qui serait juste, charitable et chevaleresque,
et sa Main, lord Rogar, était aussi franche dans les actes que l’homme était
hardi au combat. Les plus satisfaits de tous étaient les aubergistes,
taverniers, brasseurs, marchands, tire-laine, putains et tenanciers de bordels,
qui avaient tous énormément profité de l’argent que les visiteurs avaient
rapporté à la ville.
Pourtant, bien que les Épousailles d’or eussent été les noces les plus
opulentes et les plus renommées de 49, ce fut le troisième des mariages
conclus en cette année fatidique qui s’avéra le plus significatif.
Leur propre mariage désormais derrière eux, la reine régente et la Main
du Roi s’attelèrent à chercher un parti convenable pour le roi Jaehaerys…
et, à un moindre degré, pour sa sœur, la princesse Alysanne. Tant que
l’enfant-roi resterait sans épouse ni descendance, les filles de sa sœur
Rhaena demeureraient ses héritières… mais Aerea et Rhaella étaient encore
des enfants et, du sentiment de beaucoup, manifestement inaptes à porter la
couronne.
De plus, lord Rogar et la reine Alyssa craignaient tous deux ce qu’il
adviendrait du royaume si Rhaena Targaryen devait revenir de l’ouest pour
agir comme régente d’une fille. Bien que nul n’osât en parler, il était
évident qu’une discorde était née entre les deux reines, car la fille n’avait ni
assisté aux épousailles de sa mère, ni invité celle-ci aux siennes. Certains
allaient même jusqu’à chuchoter que Rhaena était une sorcière, qui avait
usé des arts ténébreux pour assassiner Maegor sur le trône de fer. Il
incombait par conséquent au roi Jaehaerys de se marier et d’engendrer un
fils aussitôt que possible.
La question de savoir qui le jeune roi pourrait épouser était moins
aisément résolue. Lord Rogar, dont on savait qu’il songeait à étendre le
pouvoir du Trône de Fer au-dessus du détroit jusqu’en Essos, avança l’idée
de forger une alliance avec Tyrosh en mariant Jaehaerys à la fille de
l’archonte, une accorte donzelle de quinze ans qui avait charmé tout le
monde au mariage par son esprit, ses manières aguichantes et ses cheveux
bleu-vert.
Sur ce point, toutefois, sa seigneurie rencontra l’opposition de sa propre
épouse, la reine Alyssa. Jamais, objecta-t-elle, le peuple de Westeros
n’accepterait pour reine une étrangère aux cheveux teints, si délicieux que
soit son accent. Et les pieux s’opposeraient avec acharnement à cette jeune
fille, car on savait que les Tyroshis n’observaient pas les Sept, mais
vénéraient R’hllor le Rouge, l’Ordonnateur, Trios tricéphale et autres dieux
étranges. Sa préférence la portait vers les maisons qui s’étaient levées pour
soutenir Aegon le Sans-Couronne à la bataille sous l’Œildieu. Que
Jaehaerys épouse une Vance, une Corbray, une Ouestrelin ou une Piper,
insista-t-elle. Il fallait récompenser la loyauté et, en concluant une telle
union, le roi honorerait la mémoire d’Aegon et la valeur de ceux qui
s’étaient battus et avaient péri pour lui.
Ce fut le Grand Mestre Benifer qui s’éleva le plus bruyamment contre
une telle voie, faisant observer qu’on pourrait douter de la sincérité de leur
engagement pour la paix et la réconciliation si on les voyait favoriser ceux
qui avaient combattu pour Aegon plutôt que ceux qui étaient restés auprès
de Maegor. Il vaudrait mieux choisir, à son sentiment, une fille d’une des
grandes maisons qui avaient peu ou pas pris part aux batailles entre l’oncle
et le neveu ; une Tyrell, une Hightower, une Arryn.
Avec tant de divisions entre la Main du Roi, la reine régente et le Grand
Mestre, d’autres conseillers se sentirent plus hardis pour avancer leurs
propres candidates. Prentys Tully, le Justicier royal, cita une sœur cadette de
Lucinda, son épouse, réputée pour sa piété. Assurément, un tel choix
donnerait satisfaction à la Foi. Daemon Velaryon, lord Amiral, suggéra que
Jaehaerys épouse la reine veuve Elinor, de la maison Costayne. Comment
mieux faire savoir que les partisans de Maegor avaient été pardonnés qu’en
prenant une de ses Épouses Noires pour reine, peut-être même en adoptant
les trois fils de son premier mariage. La fertilité démontrée de la reine
Elinor, argumentait-il, était un point supplémentaire en sa faveur. Lord
Celtigar avait deux filles non mariées et avait fameusement offert à Maegor
de choisir entre elles ; maintenant, il proposait de nouveau ces filles à
Jaehaerys. Lord Baratheon ne voulut pas en entendre parler. « J’ai vu vos
filles, déclara Rogar à Celtigar. Elles n’ont ni menton, ni poitrine, ni
jugeote. »
La reine régente et ses conseillers discutèrent la question du mariage du
roi à maintes et maintes reprises pendant la plus grande partie d’une lune,
mais sans jamais approcher d’un consensus. Jaehaerys lui-même n’était pas
tenu au fait de ces débats. Sur ce point, la reine Alyssa et lord Rogar étaient
d’accord. Quoique Jaehaerys puisse être plus sage que son âge, il était
encore un enfant, gouverné par des désirs d’enfant qu’on ne pouvait en
aucune façon laisser prévaloir sur le bien du royaume. La reine Alyssa
n’avait en particulier pas le moindre doute sur la personne que son fils
déciderait d’épouser si on lui en laissait le choix : la plus jeune fille de la
reine, sœur de Jaehaerys, la princesse Alysanne.
Les Targaryen se mariaient entre frère et sœur depuis des siècles, bien
entendu, et Jaehaerys et Alysanne avaient grandi en attendant leur union,
tout comme leurs frère et sœur plus âgés, Aegon et Rhaena. De plus,
Alysanne n’avait que deux ans de moins que son frère, les deux enfants
avaient toujours été proches, et ils éprouvaient l’un pour l’autre une
affection et un respect immenses. Le roi Aenys leur père aurait certainement
souhaité qu’ils se marient et leur mère, jadis, l’aurait également désiré…
mais les atrocités dont elle avait été témoin depuis la mort de son époux
avaient convaincu la reine Alyssa de se raviser. Bien que les Fils du
Guerrier et les Pauvres Compagnons eussent été dispersés et mis hors-la-loi,
nombre d’anciens membres de ces deux ordres couraient toujours le
royaume et pourraient très bien reprendre l’épée si on les provoquait. La
reine régente redoutait leur ire, car elle gardait le souvenir vivace de tout ce
qu’avaient subi son fils Aegon et sa fille Rhaena à l’annonce de leur
mariage. « Nous ne pouvons nous aventurer à suivre cette même route »,
rapporte-on qu’elle aurait dit, plus d’une fois.
Dans cette décision, elle était soutenue par le plus récent membre de la
cour, le septon Mattheus de Leurs Saintetés, qui était resté à Port-Réal
lorsque le Grand Septon et les autres frères étaient rentrés à Villevieille.
Une véritable baleine, l’homme, aussi connu pour sa corpulence que pour la
magnificence de ses robes, revendiquait descendre des rois Jardinier
d’antan, qui avaient jadis régné sur le Bief, de leur siège de Hautjardin.
Beaucoup le considéraient comme un choix presque certain pour le
prochain Grand Septon.
L’occupant présent de cette charge sacrée, dont s’était gaussé septon
Lune en le traitant de Grand Lèche-Bottes, était prudent et complaisant ;
aussi, tant qu’il parlerait pour les Sept de son siège au septuaire Étoilé, y
avait-il peu ou pas de danger qu’un mariage soit condamné par Villevieille.
Le Père des Fidèles n’était pas un jeune homme, toutefois ; le voyage à
Port-Réal pour officier aux Épousailles d’or avait failli signer sa perte,
disait-on.
« S’il devait m’échoir de revêtir son manteau, Sa Grâce aurait
évidemment mon soutien dans tous les choix qu’elle pourrait faire, assura
septon Mattheus à la reine régente et à ses conseillers, mais tous mes frères
ne sont pas pareillement enclins et… si j’osais… il est d’autres Lune de par
le monde. Étant donné tout ce qui est arrivé, marier le frère à la sœur en
cette conjoncture serait vu comme un grave affront envers les pieux, et je
redoute ce qui pourrait se passer. »
Les inquiétudes de la reine ainsi confirmées, Rogar Baratheon et les
autres seigneurs écartèrent la princesse Alysanne comme promise pour son
frère Jaehaerys. La princesse était âgée de treize ans et avait récemment
célébré ses premières fleurs, si bien qu’on estima souhaitable de la marier
dès que possible. Bien qu’encore extrêmement divisé sur le choix d’un parti
convenable pour le roi, le conseil s’entendit rapidement sur un partenaire
pour la princesse ; au septième jour de l’an nouveau, on la marierait à Orryn
Baratheon, le benjamin des frères de lord Rogar.
Il en fut ainsi décidé par la reine régente, la Main du Roi et leurs
seigneurs conseillers. Mais comme tant de dispositions semblables au fil
des siècles, le plan échoua rapidement, car ils avaient sérieusement sous-
estimé la volonté et la détermination d’Alysanne Targaryen elle-même, et
de son jeune roi, Jaehaerys.
Les fiançailles d’Alysanne n’avaient pas encore été annoncées, si bien
qu’on ne sait comment la nouvelle de la décision lui vint aux oreilles. Le
Grand Mestre Benifer soupçonna un serviteur, car nombre d’entre eux
allaient et venaient tandis que les seigneurs débattaient dans la salle privée
de la reine. Lord Rogar pour sa part suspectait Daemon Velaryon, le lord
Amiral, un homme plein d’orgueil qui aurait fort bien pu juger que les
Baratheon visaient plus haut qu’ils ne le pouvaient, dans l’espoir de
remplacer les Sires des Marées comme deuxième maison du royaume. Des
années plus tard, quand ces événements entreraient dans la légende, le
peuple dirait que « des rats dans les murs » avaient surpris les propos des
seigneurs et couru porter la nouvelle à la princesse.
Aucun document ne subsiste sur ce que dit ou pensa Alysanne Targaryen
en apprenant qu’elle allait épouser un jeune homme de dix ans son aîné,
qu’elle connaissait à peine et (si l’on peut en croire la rumeur) qu’elle
n’aimait pas. Nous ne savons que ce qu’elle fit. Une autre aurait pu pleurer,
rager ou courir implorer sa mère. Dans nombre de ballades tristes, les
damoiselles obligées de se marier contre leur volonté se tuent souvent en se
jetant d’une haute tour. La princesse Alysanne ne fit rien de tout cela. Elle
alla directement voir Jaehaerys.
Le jeune roi fut aussi fâché de la nouvelle que sa sœur. « Ils vont dresser
des plans de mariage pour moi également, je n’en doute pas », déduisit-il
immédiatement. Comme sa sœur, Jaehaerys ne perdit pas de temps en
reproches, récriminations ou suppliques. Il agit. Appelant sa Garde Royale,
il leur donna instruction de prendre immédiatement la mer pour
Peyredragon, où il les retrouverait sous peu. « Vous m’avez juré vos épées
et votre obéissance, rappela-t-il à ses Sept. Souvenez-vous de ces vœux, et
ne soufflez pas mot de mon départ. »
Cette nuit-là, sous le couvert de l’obscurité, le roi Jaehaerys et la
princesse Alysanne montèrent leurs dragons Vermithor et Aile-d’Argent et
quittèrent le Donjon Rouge pour l’ancienne forteresse Targaryen au pied du
Montdragon. On rapporte que les premiers mots que prononça le jeune roi
en se posant furent : « Il me faut un septon. »
Le roi, à juste titre, n’avait aucune confiance en septon Mattheus, qui
aurait certainement trahi leurs plans, mais le septuaire de Peyredragon était
aux mains d’un vieil homme du nom d’Oswyck, qui connaissait Jaehaerys
et Alysanne depuis leur naissance et les avait instruits dans les mystères des
Sept tout au long de leur enfance. Plus jeune, le septon Oswyck avait servi
le roi Aenys et, enfant, il avait été novice à la cour de la reine Rhaenys. Il
était amplement familier avec la tradition Targaryen du mariage entre frère
et sœur et, quand il entendit l’ordre du roi, il acquiesça tout de suite.
La Garde Royale arriva de Port-Réal par galère quelques jours plus tard.
Le matin suivant, alors que se levait le soleil, Jaehaerys Targaryen, Premier
du Nom, prit pour épouse sa sœur Alysanne dans la grande cour de
Peyredragon, sous les yeux des dieux, des hommes et des dragons. Septon
Oswyck accomplit les rites de mariage ; bien que la voix du vieil homme
fût grêle et chevrotante, aucune partie de la cérémonie ne fut négligée. Les
sept chevaliers de la Garde Royale assistèrent à l’union, leurs capes
blanches claquant au vent. La garnison et la domesticité du château
regardaient également, avec une bonne partie de la population du petit
village de pêcheurs blotti au pied de la puissante enceinte de Peyredragon.
Un modeste banquet suivit la cérémonie, et on porta maintes brindes à la
santé de l’enfant-roi et de sa nouvelle reine. Ensuite, Jaehaerys et Alysanne
se retirèrent dans la chambre à coucher où Aegon le Conquérant avait jadis
dormi aux côtés de sa sœur Rhaenys, mais, par égard envers la jeunesse de
la mariée, il n’y eut pas de cérémonie du coucher, et le mariage ne fut pas
consommé.
Cette omission devait se révéler d’une grande importance quand lord
Rogar et la reine Alyssa arrivèrent tardivement de Port-Réal dans une galère
de guerre, accompagnés par une douzaine de chevaliers, quarante hommes
d’armes, le septon Mattheus et le Grand Mestre Benifer, dont les lettres
nous fournissent le compte rendu le plus complet sur ce qui se passa.
Jaehaerys et Alysanne, se tenant par la main, les attendaient aux portes
du château. On raconte qu’en les voyant, la reine Alyssa fondit en larmes.
« Sots enfants que vous êtes, dit-elle. Vous ne savez pas ce que vous avez
fait. »
Septon Mattheus prit alors la parole, d’une voix de tonnerre, pour
morigéner le roi et la reine et prophétiser que cette abomination plongerait
une fois encore tout Westeros dans la guerre. « On maudira votre inceste
des marches de Dorne jusqu’au Mur, et chaque fils pieux de la Mère et du
Père vous dénoncera comme les pécheurs que vous êtes. » Le visage du
septon s’empourprait et se boursouflait au fur et à mesure de ses
vociférations, nous raconte Benifer, et des postillons volaient de ses lèvres.
Dans les annales des Sept Couronnes, on loue à bon droit Jaehaerys le
Conciliateur pour le calme de sa conduite et son égalité d’humeur, mais que
nul n’imagine pour autant que le feu des Targaryen ne flambait pas dans ses
veines. Il le démontra alors. Lorsque septon Mattheus marqua enfin une
pause pour reprendre sa respiration, le roi lui déclara : « J’accepterai les
reproches de Sa Grâce ma mère, mais point les vôtres. Tenez votre langue,
gros homme. S’il sort encore un mot de votre bouche, je vous fais coudre
les lèvres. »
Septon Mattheus se tut.
On n’intimidait pas si aisément lord Rogar. Brutal et direct, il voulut
seulement savoir si le mariage avait été consommé. « Dites-moi la vérité,
Votre Grâce. Y a-t-il eu un coucher ? Avez-vous pris son pucelage ?
— Non, répondit le roi. Elle est trop jeune. »
À ces mots, lord Rogar sourit. « Fort bien. Vous n’êtes pas mariés. » Il se
retourna vers les chevaliers qui l’avaient accompagné depuis Port-Réal.
« Séparez ces enfants, avec douceur, s’il vous plaît. Escortez la princesse à
la tour Mervouivre et gardez-l’y. Sa Grâce va nous raccompagner au
Donjon Rouge. »
Mais quand ses hommes s’avancèrent, les sept chevaliers de la Garde
Royale de Jaehaerys s’interposèrent et tirèrent leur épée. « N’approchez pas
davantage, les avertit ser Gyles Morrigen. Tout homme qui posera la main
sur notre roi et notre reine périra ce jour. »
Lord Rogar était déconfit. « Rentrez votre acier au fourreau et écartez-
vous, ordonna-t-il. Auriez-vous oublié ? Je suis la Main du Roi.
— Certes, répondit le vieux Sam l’Amer, mais nous sommes la Garde
Royale, non point la Garde de la Main, et c’est ce gamin qui siège sur le
trône, pas vous. »
Rogar Baratheon, ulcéré par les paroles de ser Bonsam, lui jeta : « Vous
êtes sept. J’ai derrière moi une demi-centaine d’épées. Un mot de moi et ils
vous tailleront en pièces.
— Ils nous tueront peut-être, riposta le jeune Pat la Bécasse en
brandissant sa pique, mais vous périrez le premier, m’sire, vous avez ma
parole. »
Ce qui aurait pu arriver ensuite, nul ne le peut dire, si la reine Alyssa
n’avait pas choisi cet instant pour prendre la parole. « J’ai vu mourir assez
de gens, dit-elle. Comme nous tous. Rangez vos épées, sers. Ce qui est fait
est fait, nous devons désormais vivre avec. Puissent les dieux avoir pitié du
royaume. » Elle se tourna vers ses enfants. « Nous allons partir en paix. Que
nul ne parle de ce qui s’est passé ici aujourd’hui.
— Il en sera fait selon vos ordres, mère. » Le roi Jaehaerys attira sa sœur
à lui et l’entoura de son bras. « Mais ne vous imaginez pas que vous
dénouerez ce mariage. Nous ne faisons plus qu’un, et ni les dieux ni les
hommes ne nous sépareront.
— Jamais, confirma son épouse. Envoyez-moi aux confins de la terre
pour me marier au roi de Mossovy ou au Seigneur du Désert gris, mais
toujours Aile-d’Argent me ramènera à Jaehaerys. » Et, sur ces mots, elle se
dressa sur la pointe des pieds et leva son visage vers le roi, qui l’embrassa
sur les lèvres sous les regards de tous 1.
Lorsque la Main et la reine régente furent parties, le roi et sa jeune
épouse fermèrent les portes du château et regagnèrent leurs appartements.
Peyredragon demeurerait leur refuge et leur résidence pendant le restant de
la minorité de Jaehaerys. Il est écrit que le jeune couple royal se sépara
rarement durant cette période, partageant tous ses repas, discutant tard dans
la nuit du vert paradis de leur enfance et des défis qui les attendaient,
pêchant et chassant au faucon ensemble, se mêlant aux gens simples de l’île
dans des tavernes des quais, se lisant les poussiéreux volumes reliés de cuir
qu’ils trouvèrent dans la bibliothèque du château, suivant conjointement les
leçons des mestres de Peyredragon (« car nous avons encore beaucoup à
apprendre », aurait rappelé Alysanne à son époux), priant aux côtés de
septon Oswyck. Ils volèrent ensemble, également, tout autour du
Montdragon, parfois jusqu’à Lamarck.
S’il faut en croire des propos de serviteurs, le roi et sa nouvelle reine
dormaient nus et échangeaient nombre de longs baisers passionnés, au lit, à
table et à maints autres moments de la journée, et cependant ils ne
consommèrent jamais leur union. Il s’écoulerait un an et demi encore avant
que Jaehaerys et Alysanne s’unissent enfin comme mari et femme.
Chaque fois que des seigneurs et des membres du conseil voyageaient
jusqu’à Peyredragon pour consulter le jeune roi, ainsi qu’ils le faisaient de
temps en temps, Jaehaerys les recevait dans la salle de la Table peinte, où
son aïeul avait jadis préparé sa conquête de Westeros, Alysanne toujours à
ses côtés. « Aegon n’avait pas de secrets pour Rhaenys et Visenya, et je
n’en ai aucun pour Alysanne », déclarait-il.
Il se peut en effet qu’il n’y en ait pas eu entre eux durant ces jours
lumineux du matin de leur mariage, mais leur union elle-même en restait un
pour la majorité de Westeros. À leur retour à Port-Réal, lord Rogar avait
demandé à tous ceux qui les avaient accompagnés à Peyredragon de ne pas
souffler un mot de ce qui était arrivé là-bas, s’ils tenaient à conserver leur
langue. Et l’on ne fit aucune annonce dans le royaume en général. Quand
septon Mattheus essaya de prévenir de cette union le Grand Septon et Leurs
Saintetés à Villevieille, le Grand Mestre Benifer, sur ordre de la Main, brûla
sa lettre plutôt que de dépêcher un corbeau.
Le sire d’Accalmie avait besoin de temps. Furieux du manque de respect
dont il estimait que le roi avait fait preuve envers lui et peu accoutumé à la
défaite, Rogar Baratheon restait déterminé à trouver un moyen de séparer
Jaehaerys et Alysanne. Tant que leur mariage n’était pas consommé,
croyait-il, il subsistait une chance. Mieux valait donc garder le secret sur le
mariage, de façon qu’il puisse être défait sans que nul n’apprenne rien.
La reine Alyssa avait aussi besoin de temps, bien que pour une raison
différente. Ce qui est fait est fait, avait-elle déclaré aux portes de
Peyredragon, et c’était sa conviction… mais le souvenir des flots de sang et
du chaos qui avaient accueilli les noces de ses autres enfants hantait
toujours ses nuits, et la reine régente cherchait désespérément un moyen de
garantir que l’histoire ne se répéterait pas.
Dans l’intervalle, elle et son époux avaient toujours un royaume à
gouverner pour la plus grande part d’une année, jusqu’à ce que Jaehaerys
atteigne son seizième anniversaire et prenne le pouvoir en main.
Ainsi se présentait la situation à Westeros alors que l’Année des Trois
Épouses touchait à sa fin pour céder la place à un nouvel an, le
cinquantième depuis la Conquête d’Aegon.
Un surplus de dirigeants

Tous les hommes sont pécheurs, nous enseignent les Pères de la Foi.
Même les rois les plus nobles et les chevaliers les plus admirables peuvent
se voir submergés par la rage, le désir et la jalousie, et commettre des actes
qui leur font honte et ternissent leur renommée. Et de même façon, les plus
vils des hommes, les plus méchantes femmes peuvent de temps en temps
faire le bien, car on retrouve l’amour, la compassion et la pitié jusque dans
le plus noir des cœurs. « Nous sommes tels que les dieux nous ont faits », a
écrit septon Barth, l’homme le plus sage qui ait jamais servi comme Main
du Roi, « forts et faibles, bons et méchants, cruels et doux, héroïques et
égoïstes. Sachez-le bien, si vous voulez gouverner les royaumes des
hommes. »
Rarement la vérité de ses paroles apparut-elle aussi clairement qu’en
cette cinquantième année après la Conquête d’Aegon. Alors que poignait le
nouvel an, à travers tout le royaume, on dressait des plans pour marquer un
demi-siècle de royauté Targaryen sur Westeros par des banquets, des foires
et des tournois. Les horreurs du règne du roi Maegor se dissolvaient dans le
passé, le Trône de Fer et la Foi étaient réconciliés et le jeune roi Jaehaerys
Ier était chéri par le peuple tout autant que par les grands seigneurs, de
Villevieille jusqu’au Mur. Pourtant, à l’insu de tous, hormis quelques-uns,
des nuées d’orage s’amassaient à l’horizon et, vague dans le lointain, les
sages distinguaient le grondement du tonnerre.
Un royaume à deux rois ressemble à un homme à deux têtes, a-t-on
coutume de dire parmi le peuple. En 50 le royaume de Westeros avait la
bénédiction de posséder un roi, une Main et trois reines, comme au temps
du roi Maegor… Mais alors que les reines de Maegor avaient été ses
consorts, soumises à sa volonté, vivant et mourant selon son bon plaisir,
chacune des reines du demi-siècle représentait une puissance en elle-même.
Au Donjon Rouge de Port-Réal siégeait la reine régente Alyssa, veuve du
défunt roi Aenys, mère de son fils Jaehaerys et épouse de la Main du Roi,
Rogar Baratheon. À l’autre bout de la baie de la Néra, une reine plus jeune
s’était levée quand la fille d’Alyssa, Alysanne, une enfant de treize ans,
avait accordé sa main à son frère, le roi Jaehaerys, contre la volonté de leur
mère et du seigneur son époux. Et loin à l’ouest sur Belle Île, avec toute la
largeur de Westeros pour la séparer à la fois de sa mère et de sa sœur, se
trouvait la fille aînée d’Alyssa, Rhaena Targaryen, dragonnière et veuve du
prince Aegon le Sans-Couronne. Dans les terres de l’Ouest, le Conflans et
certaines parties du Bief, on l’appelait déjà la Reine de l’Ouest.
Deux sœurs et une mère : les trois reines étaient liées par le sang, le deuil
et les souffrances… et il y avait pourtant entre elles des ombres, nouvelles
et anciennes, qui chaque jour s’épaississaient. L’affection et la communauté
des objectifs qui avaient permis à Jaehaerys, à ses sœurs et à sa mère de
renverser Maegor le Cruel avaient commencé à se lézarder, en même temps
que se faisaient sentir des rancœurs et des divisions qui couvaient depuis
longtemps. Pendant le reste de la régence, l’enfant-roi et sa petite reine se
trouveraient en opposition profonde avec la Main du Roi et la reine régente,
et leur rivalité, persistant sous le règne de Jaehaerys, menacerait de
replonger les Sept Couronnes dans la guerre 1.
Le soudain mariage secret du roi avec sa sœur, qui avait pris la Main et la
reine régente par surprise et semé le chaos dans leurs plans et leurs
stratégies, fut une cause immédiate de tension. Ce serait une erreur de croire
que ce fut l’unique cause de la fâcherie, toutefois ; les autres mariages qui
avaient fait de 49 l’Année des Trois Épouses avaient également laissé des
cicatrices.
Lord Rogar n’avait jamais demandé à Jaehaerys la permission d’épouser
sa mère, une omission que l’enfant-roi interpréta comme une marque
d’irrespect. De plus, Sa Grâce n’approuvait pas cette union ; comme il en
ferait plus tard la confession au septon Barth, il appréciait lord Rogar
comme conseiller et comme ami, mais n’avait aucunement besoin d’un
second père et considérait que son propre jugement, son tempérament et son
intelligence surpassaient ceux de sa Main. Jaehaerys pensait aussi qu’on
aurait dû le consulter quant au mariage de sa sœur Rhaena, bien qu’il
ressentît cela avec un peu moins de force. La reine Alyssa, pour sa part,
était profondément blessée de n’avoir été ni prévenue ni invitée pour les
noces de Rhaena sur Belle Île.
De son côté, à l’ouest, Rhaena Targaryen entretenait des griefs qui lui
étaient propres. Ainsi qu’elle le confia à ses vieilles amies et favorites
qu’elle avait réunies autour d’elle, la reine Rhaena ne comprenait ni ne
partageait l’affection de sa mère pour Rogar Baratheon. Bien qu’elle lui
rendît honneur avec réticence pour s’être soulevé en soutien de son frère
Jaehaerys contre leur oncle Maegor, son inaction lorsque son propre époux,
le prince Aegon, avait affronté Maegor dans la bataille sous l’Œildieu était
une chose qu’elle ne pouvait ni oublier ni pardonner. Au surplus, au fur et à
mesure que le temps passait, la reine Rhaena éprouvait une rancune
croissante d’avoir vu ses prétentions au Trône de Fer, et celles de ses filles,
négligées au profit de celles de « mon petit frère » (comme elle avait
coutume d’appeler Jaehaerys). Elle était la première-née, rappelait-elle à qui
voulait l’entendre, et avait été dragonnière avant tous ses frères et sœur.
Tous, pourtant, « même ma propre mère », avaient conspiré à la négliger.
Avec un point de vue rétrospectif, il est facile aujourd’hui de déclarer
que, dans les conflits qui se manifestèrent durant la dernière année de la
régence de leur mère, le bon droit se situait du côté de Jaehaerys et
Alysanne, et d’attribuer le mauvais rôle à la reine Alyssa et à lord Rogar.
C’est ainsi que les rhapsodes chantent le récit, assurément ; le mariage
soudain et précipité de Jaehaerys et d’Alysanne avait été une histoire
d’amour sans équivalent depuis l’époque de Florian le Fol et de sa Jonquil,
à entendre leurs romances. Et dans les ballades, comme toujours, l’amour
surmonte tous les obstacles. La vérité, nous le suggérons ici, est beaucoup
moins simple. Les doutes de la reine Alyssa quant à cette union naissaient
d’inquiétudes légitimes pour ses enfants, la dynastie Targaryen et le
royaume dans son entier. Et ses craintes n’étaient pas sans fondement.
Les motifs de lord Rogar Baratheon étaient moins altruistes. Orgueilleux,
il avait été abasourdi et furieux de l’« ingratitude » de l’enfant-roi qu’il
considérait comme un fils, et humilié lorsqu’il avait été contraint de battre
en retraite aux portes de Peyredragon devant une demi-centaine de ses
hommes. Guerrier jusqu’à la moelle – il avait naguère rêvé d’affronter
Maegor le Cruel en combat singulier –, Rogar ne pouvait supporter d’être
rabaissé par un adolescent de quinze ans. Avant de le juger trop durement,
cependant, nous ferions bien de nous remémorer les paroles de septon
Barth. Certes, au cours de sa dernière année comme Main, il commettrait
des actes cruels, sots et malveillants ; mais il n’était pas par nature un
homme cruel ou malveillant, ni même un sot ; il avait été un héros et nous
devons garder cela en mémoire alors même que nous considérons l’année la
plus noire de sa vie.
Dans le prolongement direct de sa confrontation avec Jaehaerys, lord
Rogar n’eut plus guère d’autre pensée que l’humiliation qu’il avait subie.
La première impulsion de sa seigneurie fut de retourner à Peyredragon avec
une troupe plus nombreuse, assez pour surpasser la garnison du château et
résoudre la situation par la force. Quant à la Garde Royale, lord Rogar
rappela au conseil que les Blanches Épées avaient juré de donner leur vie
pour le roi et « je serai ravi de leur en offrir l’honneur ». Lorsque lord Tully
fit valoir que Jaehaerys pouvait simplement leur fermer au nez les portes de
Peyredragon, lord Rogar ne s’en émut pas. « Qu’il le fasse. Je peux prendre
le château d’assaut, au besoin. » Finalement, seule la reine Alyssa réussit à
se faire entendre de sa seigneurie au sein de son courroux et à le dissuader
de cette folie. « Mon amour, lui dit-elle avec douceur, mes enfants
chevauchent des dragons. Pas nous. »
La reine régente, tout autant que son époux, souhaitait voir annuler
l’impétueux mariage du roi, car elle était convaincue que sa révélation
dresserait une fois encore la Foi contre la Couronne. Ses craintes étaient
attisées par septon Mattheus ; une fois éloigné de Jaehaerys et assuré qu’on
ne lui coudrait pas les lèvres, le septon retrouva sa langue et ne parlait
pratiquement plus que de la façon dont « tous les gens convenables »
condamneraient l’union incestueuse du roi.
Si Jaehaerys et Alysanne étaient revenus à Port-Réal à temps pour
célébrer le nouvel an, comme la reine Alyssa avait prié qu’ils le fassent
(« Ils recouvreront leur bon sens et se repentiront de cette folie », déclara-t-
elle au conseil), une réconciliation aurait été possible, mais cela n’advint
pas. Quand une demi-lune eut passé, suivie de deux autres, sans que le roi
réapparaisse à la cour, Alyssa annonça son intention de repartir à
Peyredragon, seule cette fois, pour implorer ses enfants de rentrer à la
maison. Lord Rogar le lui interdit avec courroux. « Si vous lui revenez à
genoux, cet enfant ne vous écoutera plus jamais, déclara-t-il. Il a placé ses
propres désirs avant le bien du royaume et l’on ne peut le tolérer. Voulez-
vous qu’il finisse comme le fit son père ? » Aussi la reine ploya-t-elle
devant sa volonté et ne partit point.
« Que la reine Alyssa ait souhaité se comporter comme il convenait, nul
n’en devrait douter, écrivit septon Barth, des années plus tard. Triste
constatation, toutefois : elle paraissait souvent déroutée quant à la façon
dont elle devait agir. Elle désirait par-dessus tout qu’on l’aime, qu’on
l’admire et qu’on la loue, une inclination qu’elle partageait avec son
premier époux, le roi Aenys. Un dirigeant doit cependant exécuter parfois
des gestes nécessaires mais impopulaires, bien qu’il sache qu’opprobre et
condamnation en découleront sûrement. À de tels actes, la reine Alyssa ne
pouvait que rarement se résoudre. »
Les jours passèrent et se muèrent en semaines puis en lunes, tandis que
les cœurs s’endurcissaient et que la détermination des hommes augmentait
de part et d’autre de la baie de la Néra. L’enfant-roi et sa petite reine
restèrent sur Peyredragon en attendant le jour où Jaehaerys prendrait en
main le gouvernement des Sept Couronnes. La reine Alyssa et lord Rogar
continuèrent à tenir les rênes du pouvoir à Port-Réal, cherchant un moyen
de défaire le mariage du roi et de détourner la calamité qu’ils voyaient
arriver de façon certaine. En dehors du conseil, nul n’avait parlé de
l’incident de Peyredragon, et les hommes de lord Rogar risquaient leur
langue à l’évoquer. Une fois que le mariage serait annulé, raisonnait sa
seigneurie, tout se passerait comme si rien ne s’était produit, en ce qui
concernait le reste de Westeros… du moment que le secret subsistait.
Jusqu’à ce que l’union soit consommée, on pouvait encore aisément la
mettre de côté.
Cet espoir se révélerait vain, ainsi que nous le savons de nos jours. Mais
pour Rogar Baratheon, en 50, cela appartenait au domaine du possible. Un
temps, le silence du roi a dû l’encourager dans cette impression. Jaehaerys
s’était mû avec promptitude pour épouser Alysanne, mais, l’acte accompli,
il ne semblait guère pressé de l’annoncer. Il en aurait certes eu les moyens,
s’il l’avait décidé. Mestre Culiper, encore vif à quatre-vingts ans, servait
depuis le temps de la reine Visenya, et était assisté avec compétence par
deux mestres plus jeunes. Peyredragon avait une complète batterie de
corbeaux. Sur un mot de Jaehaerys, son mariage aurait pu être proclamé
d’une extrémité du royaume à l’autre. Ce mot, il ne le dit pas.
Les érudits ont débattu des raisons de son silence. Se repentait-il d’une
union conclue dans la hâte, comme l’aurait souhaité la reine Alyssa ?
Alysanne l’avait-elle offensé ? Concevait-il de l’inquiétude quant à la
réaction du royaume au mariage, au souvenir de ce qui était arrivé à Aegon
et Rhaena ? Se pouvait-il que les sombres prophéties de septon Mattheus
l’aient plus ébranlé qu’il ne voulait bien l’admettre ? Ou n’était-il qu’un
jeune garçon de quinze ans qui avait agi à la hâte sans réfléchir aux
conséquences, pour se retrouver désormais indécis sur la conduite à tenir ?
On pourrait formuler des arguments en faveur de chacune de ces
explications – et on l’a fait –, mais à la lumière de ce que nous savons
désormais de Jaehaerys Ier Targaryen, elles sonnent finalement creux. Jeune
ou vieux, ce fut un roi qui n’agit jamais sans réfléchir. Au rédacteur de ces
lignes, il semble clair que Jaehaerys ne se repentait pas de son mariage et
qu’il n’avait aucune intention de l’annuler. Il avait choisi la reine qu’il
voulait et en informerait en temps utile le royaume, mais à un moment qu’il
déciderait lui-même, d’une manière calculée au mieux pour susciter
l’approbation : une fois qu’il serait un homme fait et un roi régnant de plein
droit, et non un enfant qui s’était marié en défiant la volonté de son régent.
L’absence du jeune roi à la cour ne passa pas longtemps inaperçue. Les
cendres des bûchers allumés pour célébrer le nouvel an avaient à peine
refroidi que le peuple de Port-Réal commença à se poser des questions.
Pour couper court aux rumeurs, la reine Alyssa fit savoir que Sa Grâce se
reposait et méditait à Peyredragon, l’antique siège de sa maison… Mais
comme le temps continuait de passer, toujours sans un signe de Jaehaerys,
les seigneurs autant que le peuple commencèrent à s’interroger. Le roi était-
il souffrant ? Avait-il été fait prisonnier, pour des raisons encore
inconnues ? Attachant et séduisant, l’enfant-roi s’était promené parmi la
population de Port-Réal avec tant de liberté, apparemment ravi de se mêler
à eux, que cette subite disparition ne lui ressemblait guère.
La reine Alysanne, pour sa part, n’était nullement pressée de regagner la
cour. « Ici, je t’ai tout à moi, disait-elle à Jaehaerys. Lorsque nous serons
rentrés, j’aurai de la chance si j’arrache une heure avec toi, car chaque
homme de Westeros voudra une part de toi. » Pour elle, ce séjour à
Peyredragon était idyllique. « Dans bien des années, lorsque nous serons
vieux et gris, nous reverrons ces jours en souriant, en nous souvenant
combien nous étions heureux. »
Jaehaerys lui-même partageait sans doute une partie de ces sentiments,
mais le jeune roi avait d’autres raisons de rester sur Peyredragon. À la
différence de son oncle Maegor, il n’était pas prédisposé aux accès de rage,
mais il était amplement capable de colère et jamais il n’oublierait ni ne
pardonnerait son exclusion délibérée des réunions du conseil où l’on
discutait son mariage et celui de sa sœur. Et s’il demeurait reconnaissant à
Rogar Baratheon de l’avoir aidé à remporter le Trône de Fer, Jaehaerys
n’avait aucune intention de se laisser gouverner par lui. « J’ai eu un père,
déclara-t-il à mestre Culiper durant ce séjour à Peyredragon. Je n’ai pas
besoin d’un autre. » Le roi reconnaissait et appréciait les vertus de la Main,
mais il était bien conscient de ses défauts également, défauts qui étaient
devenus très apparents durant les jours qui avaient précédé les Épousailles
d’or, lorsque Jaehaerys lui-même tenait audience avec les seigneurs du
royaume tandis que lord Rogar chassait, buvait et dépucelait des donzelles.
Jaehaerys avait conscience de ses propres carences ; des défauts qu’il
avait l’intention de rectifier avant de s’asseoir sur le trône de fer. On avait
déconsidéré son père en le disant faible, en partie parce qu’il n’était pas le
guerrier qu’était son frère Maegor. Jaehaerys avait résolu que nul ne
douterait jamais de son courage ou de son habileté aux armes. Il disposait à
Peyredragon de ser Merrell Bufflon, commandant de la garnison du
château, des fils de celui-ci, ser Alyn et ser Howard, d’un maître d’armes
expérimenté en la personne de ser Elyas Lamelin, et de ses propres Sept, les
meilleurs guerriers du royaume. Chaque matin, Jaehaerys s’exerçait avec
eux dans la cour du château, leur criant de l’attaquer avec plus d’énergie, de
le presser, de le harceler et de l’assaillir de toutes les façons connues d’eux.
Du lever du soleil jusqu’à midi il travaillait avec eux, affûtant ses talents à
l’épée et la pique, la massue et la hache sous le regard de sa nouvelle reine.
Ce fut un régime dur et brutal. Chaque assaut ne s’achevait que quand le
roi lui-même ou son opposant le déclarait mort. Jaehaerys mourut si
souvent que les hommes de la garnison en firent un jeu, criant « Le roi est
mort ! » chaque fois qu’il tombait, et « Vive le roi » lorsqu’il se remettait
debout en titubant. Ses adversaires engagèrent un concours, pariant pour
voir lequel d’entre eux tuerait le roi le plus souvent. (Le vainqueur, nous
dit-on, fut le jeune ser Pat la Bécasse, dont la pique alerte mettait semble-t-
il Sa Grâce en rage.) Jaehaerys était souvent contusionné et ensanglanté au
soir, affligeant Alysanne, mais ses prouesses s’améliorèrent de façon si
nette qu’au terme de son séjour à Peyredragon, le vieux ser Elyas en
personne lui dit : « Votre Grâce, jamais vous ne serez un Garde Royal, mais
si, par quelque sortilège, votre oncle Maegor devait sortir en personne de la
tombe, c’est sur vous que je parierais ma pièce. »
Un soir après une journée au cours de laquelle Jaehaerys avait été
brutalement mis à l’épreuve et malmené, mestre Culiper lui demanda :
« Votre Grâce, pourquoi vous infligez-vous si rude épreuve ? Le royaume
est en paix. » Le jeune roi se borna à sourire et répondit : « Le royaume
était en paix à la mort de mon aïeul, mais à peine mon père fut-il monté sur
le trône que les ennemis ont surgi de tous côtés. Ils le mettaient à l’épreuve,
pour savoir s’il était fort ou faible. Ils me mettront à l’épreuve, moi aussi. »
Il ne se trompait pas, même si sa première épreuve, quand elle vint,
devait être d’une nature très différente, à laquelle aucune sorte
d’entraînement dans les cours de Peyredragon n’aurait pu le préparer. Car
ce fut sa valeur en tant qu’homme, ainsi que son amour pour sa petite reine,
qui allaient être jaugés.
De l’enfance d’Alysanne Targaryen, nous savons fort peu de choses ; en
tant que cinquième enfant du roi Aenys et de la reine Alyssa, et en tant que
femme, les observateurs à la cour lui trouvaient moins d’intérêt qu’à ses
frères et sœur plus âgés, mieux placés dans la lignée de succession. Du peu
qui nous est parvenu, c’était une enfant intelligente mais sans qualité
remarquable ; menue mais jamais chétive, courtoise, docile, avec un sourire
aimable et une voix agréable. Au soulagement de ses parents, elle ne
manifestait rien de la timidité qui avait affligé sa sœur aînée Rhaena, petite.
Non plus que du tempérament autoritaire et buté de la fille de Rhaena,
Aerea.
En tant que princesse de la maison royale, Alysanne a dû bien entendu
avoir des domestiques et des compagnes dès un très jeune âge. Nourrisson,
elle a certainement eu une nourrice ; comme la plupart des dames de la
noblesse, la reine Alyssa n’allaitait pas elle-même ses enfants. Plus tard, un
mestre a dû lui apprendre à lire, à écrire et à faire des calculs, et une septa
lui enseigner la piété, les bonnes manières et les mystères de la Foi. Des
filles de naissance commune ont dû lui servir de filles de chambre, lavant
ses vêtements et vidant son pot de chambre et, à son heure, elle a dû
s’attacher pour compagnes des dames de même âge qu’elle et de sang
noble, avec lesquelles monter à cheval, jouer et broder.
Alysanne ne choisissait pas elle-même ces compagnes ; sa mère, la reine
Alyssa, les lui sélectionnaient, et elles arrivaient et partaient à une certaine
cadence, afin de garantir que la princesse ne s’entiche pas trop d’aucune.
Le penchant de sa sœur Rhaena à prodiguer une quantité
disproportionnée d’affection et d’attention à une succession de favorites,
dont certaines jugées comme peu dignes d’une princesse, avait été source
de nombreux murmures à la cour, et la reine ne voulait pas qu’Alysanne soit
en butte à des rumeurs similaires.
Tout cela changea quand le roi Aenys mourut à Peyredragon et que son
frère Maegor revint de l’autre côté du détroit pour s’emparer du Trône de
Fer. Le nouveau roi ressentait peu d’amour et moins encore de confiance
envers les enfants de son frère, et il avait sa mère, la reine douairière
Visenya, pour accomplir sa volonté. On renvoya les chevaliers et serviteurs
de la maison de la reine Alyssa, ainsi que les domestiques et compagnons
de ses enfants, et Jaehaerys et Alysanne devinrent les pupilles de leur
grand-tante, la terrible Visenya. Otages à tous égards, sinon par le nom, ils
passèrent le règne de leur oncle à faire la navette entre Lamarck,
Peyredragon et Port-Réal selon le caprice d’autrui, jusqu’à ce que la mort
de Visenya en 44 offre à la reine Alyssa une occasion de s’échapper, une
chance qu’elle saisit avec alacrité, fuyant Peyredragon avec Jaehaerys,
Alysanne et l’épée Noire Sœur.
Aucune chronique fiable de la vie de la princesse Alysanne après leur
fuite n’a survécu à ce jour. Elle ne réapparaît dans les annales du royaume
que durant les derniers jours du règne sanglant de Maegor, lorsque sa mère
et lord Rogar s’en furent d’Accalmie à la tête d’une armée, tandis
qu’Alysanne, Jaehaerys et leur sœur Rhaena fondaient sur Port-Réal avec
leurs dragons.
À n’en pas douter, la princesse Alysanne eut des servantes et des
demoiselles de compagnie aux temps qui suivirent la mort de Maegor.
Leurs noms et leurs particularités ne nous sont malheureusement pas
parvenus. Nous savons qu’aucune d’elles ne suivit la princesse quand elle et
Jaehaerys s’enfuirent du Donjon Rouge sur leurs dragons. En dehors des
sept chevaliers de la Garde Royale et de la garnison du château, des gens
des cuisines, des palefrins et d’autres serviteurs, le roi et son épouse
n’avaient pas de cour sur Peyredragon.
Ce n’était guère convenable pour une princesse, moins encore pour une
reine. Il fallait à Alysanne sa maison et, en cela, sa mère Alyssa vit une
occasion de saper, voire de défaire, son mariage. La reine régente résolut
d’envoyer à Peyredragon un groupe de demoiselles de compagnie et de
serviteurs triés sur le volet pour répondre aux besoins de la jeune reine. Ce
plan, nous assure le Grand Mestre Benifer, venait de la reine Alyssa… mais
lord Rogar y donna volontiers son consentement, car il vit tout de suite le
moyen de le détourner à ses propres fins.
Le vieux septon Oswyck, qui avait prononcé les rites nuptiaux pour
Jaehaerys et Alysanne, tenait le septuaire de Peyredragon, mais une jeune
dame de sang royal avait besoin d’une personne de son sexe pour veiller à
son instruction religieuse. La reine Alyssa en envoya trois ; la terrible septa
Ysabel et deux novices bien nées de l’âge d’Alysanne, Lyra et Edyth. Pour
prendre en charge les servantes et chambrières de la maison d’Alysanne,
elle dépêcha lady Lucinda Tully, épouse du sire de Vivesaigues, dont la
piété acharnée était célèbre de par tout le pays. Avec elle venait sa sœur
cadette, Ella de la maison Balaie, une modeste pucelle dont le nom avait
brièvement été évoqué comme un parti possible pour Jaehaerys. Les filles
de lord Celtigar, si récemment dédaignées par la Main pour n’avoir ni
menton, ni poitrine, ni jugeote, étaient également du nombre. (« Autant
qu’elles servent à quelque chose, après tout », commenta, dit-on, lord Rogar
à l’adresse de leur père.) Trois autres filles de noble lignée complétaient le
groupe, une du Val, une des terres de l’Orage et une du Bief : Jennis de la
maison Templeton, Coryanne de la maison Wylde et Rosamonde de la
maison Boule.
Sans doute la reine Alyssa voulait-elle que sa fille dispose d’une suite
convenable de compagnes de son âge et de son rang, mais telle n’était pas
sa seule motivation en envoyant ces jeunes dames à Peyredragon. Septa
Ysabel, les novices Edyth et Lyra, la très pieuse lady Lucinda et sa sœur
avaient une mission supplémentaire. La reine régente avait espoir que ces
femmes d’une droiture féroce réussiraient à persuader Alysanne, et peut-
être aussi Jaehaerys, que coucher avec sa sœur était une abomination aux
yeux de la Foi. « Les enfants » (ainsi qu’Alyssa persistait à appeler le roi et
la reine) n’étaient pas mauvais, seulement jeunes et capricieux ; avec une
instruction convenable, ils pourraient comprendre l’erreur de leurs actions
et se repentir de leur mariage avant qu’il ne déchire le royaume. Du moins
priait-elle dans ce but.
Les motivations de lord Rogar étaient plus matérielles. Incapable de
compter sur la loyauté de la garnison du château ou sur les chevaliers de la
Garde Royale, la Main voulait avoir des yeux et des oreilles sur
Peyredragon. Tout ce que diraient et feraient Jaehaerys et Alysanne devait
lui être rapporté, fit-il clairement entendre à lady Lucinda et aux autres. Il
tenait particulièrement à apprendre si et quand le roi et la reine avaient
l’intention de consommer leur union. Cela, insista-t-il, devait être empêché.
Et peut-être y avait-il davantage.
Et voici hélas que nous devons prendre en considération un certain
ouvrage nauséabond qui parut pour la première fois dans les Sept
Couronnes quelque quarante années après les événements actuellement
discutés. Des exemplaires de cet ouvrage continuent à circuler de main en
main dans les bouges de Westeros et se retrouvent souvent dans certains
lupanars (ceux qui s’adressent à une clientèle capable de lire) et les
bibliothèques d’hommes de basse moralité, où il vaut mieux les garder sous
clé, cachés aux yeux des pucelles, commères et enfants, ainsi que des
chastes et des pieux.
Le livre en question est connu sous différents titres, dont Les Péchés de
la chair, Grandeurs et bassesses,Mémoires d’une gourgandine et De la
perversité des hommes, mais porte dans toutes ses versions comme sous-
titre Une mise en garde adressée aux jeunes filles. Il se présente comme le
témoignage d’une jeune fille de noble lignée qui céda son pucelage à un
palefrin du château du seigneur son père, donna hors mariage naissance à
un enfant et se retrouva par la suite mêlée à toutes les variétés de perversités
imaginables au fil d’une longue existence de péché, de souffrance et
d’esclavage.
Si le récit de l’auteur est vrai (certains passages mettent à mal la crédulité
du lecteur), elle se retrouva au fil de sa vie demoiselle de compagnie d’une
reine, dame de cœur d’un jeune chevalier, fille de camp dans les Terres
Disputées d’Essos, servante à Myr, actrice à Tyrosh, simple jouet d’une
reine pirate aux îles du Basilic, esclave dans l’ancienne Volantis (où on la
tatoua, perça et dota d’anneaux), servante d’un conjurateur de Qarth et,
pour finir, maîtresse d’une maison de plaisir à Lys… avant, au bout du
compte, de revenir à Villevieille et à la Foi. Prétendument, elle acheva sa
vie comme septa au septuaire Étoilé, où elle coucha cette chronique de sa
vie par écrit afin d’avertir d’autres pucelles de ne point suivre son exemple.
Les détails licencieux des aventures érotiques de l’auteur n’ont point
besoin de nous concerner ici. Notre seul intérêt porte sur la première partie
de son récit sordide, l’histoire de sa jeunesse… car l’auteur prétendu d’Une
mise en garde adressée aux jeunes filles n’est autre que Coryanne Wylde,
une des filles envoyées à Peyredragon comme demoiselle de compagnie
pour la petite reine.
Nous n’avons aucun moyen de vérifier la véracité de ses dires, aucun non
plus de savoir si elle fut réellement l’auteur de cet ouvrage tristement
célèbre (certains soutiennent de façon plausible que le texte est le produit de
plusieurs mains, car le style de sa prose varie considérablement d’un
épisode à l’autre). Les débuts du récit de lady Coryanne, en revanche, sont
confirmés par les comptes rendus du mestre qui servait à Castelpluie durant
sa jeunesse. À l’âge de treize ans, note-t-il, la fille cadette de lord Wylde fut
bel et bien séduite et dépucelée par « un garçon renfrogné » aux écuries.
Dans Une mise en garde adressée aux jeunes filles, il est dépeint comme un
beau garçon de son âge, mais la chronique du mestre diffère, décrivant le
séducteur comme un maraud d’une trentaine d’années, marqué de petite
vérole, uniquement distingué par « un membre viril aussi épais que celui
d’un étalon ».
Quelle que soit la vérité, le « garçon renfrogné » fut castré et expédié au
Mur dès la découverte de son forfait, tandis que lady Coryanne était cloîtrée
dans ses appartements le temps de donner le jour à un fils de basse
extraction. Peu après sa naissance, le nourrisson fut envoyé à Accalmie, où
il fut adopté par un des intendants du château et son épouse stérile.
Selon les journaux du mestre, le bâtard naquit en 48. Lady Coryanne fut
par la suite surveillée avec attention, mais peu de monde au-delà des
murailles du château savait sa honte. Lorsque arriva le corbeau pour la
convoquer à Port-Réal, la dame sa mère l’avertit avec sévérité qu’elle ne
devait jamais mentionner son enfant ni son péché. « Au Donjon Rouge, on
te croira pucelle. » Mais alors que la fille voyageait vers la ville, escortée
par son père et un frère, le trio passa une nuit dans une auberge sur la berge
sud de la Néra, proche de l’embarcadère du bac. Là, elle trouva un certain
grand seigneur qui attendait son arrivée.
Et ici le récit se complique encore, car l’identité de cet homme fait l’objet
d’un débat, même parmi ceux qui acceptent qu’Une mise en garde adressée
aux jeunes filles contienne un fond de vérité.
Au long des années et des siècles, au fur et à mesure que le livre était
copié et recopié, nombre de modifications et d’amendements
s’introduisirent dans le texte. Les mestres qui œuvrent à la Citadelle pour
copier des livres sont formés avec rigueur à reproduire l’original mot pour
mot, mais rares sont les scribes profanes qui ont une telle discipline. Les
septons, septas et sœurs sacrées qui copient et enluminent les livres pour la
Foi biffent et changent souvent tous les passages qu’ils jugent choquants,
obscènes ou théologiquement douteux. Une mise en garde adressée aux
jeunes filles étant obscène dans sa quasi-totalité, il était peu susceptible
d’avoir été transcrit par des mestres ou des septons. Étant donné la quantité
d’exemplaires dont on connaît l’existence (des centaines, quoique Baelor le
Bienheureux en ait brûlé une quantité encore équivalente), les scribes
responsables étaient probablement des septons chassés de la Foi pour
ivrognerie, vol ou fornication, des étudiants qui avaient échoué, quittant
sans chaîne la Citadelle, des plumes soudoyées venues des cités libres, ou
des acteurs (les pires de tous). Faute d’une rigueur de mestre, de tels scribes
se sentent fréquemment toute liberté d’« améliorer » les textes qu’ils
copient. (Les acteurs y sont particulièrement enclins.)
Dans le cas d’Une mise en garde adressée aux jeunes filles, ces
« améliorations » consistèrent largement en ajouts de nouveaux épisodes de
dépravation et en modifications des épisodes existants pour les rendre
encore plus dérangeants et licencieux. Comme les altérations se succédèrent
au long des ans, il devint toujours plus difficile de déterminer où se trouvait
le texte d’origine, à tel point que même les mestres de la Citadelle ne
peuvent s’accorder sur le titre du livre, ainsi qu’on l’a signalé. L’identité de
l’homme qui rejoignit Coryanne Wylde à l’auberge près du bac, si en vérité
une telle rencontre a bien eu lieu, est un autre sujet de débat. Dans les
exemplaires intitulés Péchés de chair et Grandeurs et bassesses (qui ont
tendance à être les versions les plus anciennes, et les plus courtes), l’homme
de l’auberge est identifié comme étant ser Borys Baratheon, l’aîné des
quatre frères de lord Rogar. Dans Mémoires d’une gourgandine et De la
perversité des hommes, toutefois, l’homme est lord Rogar en personne.
Toutes ces versions concordent sur ce qui advint ensuite. Renvoyant le
père et le frère de lady Coryanne, le seigneur donna ordre à la fille de se
dévêtir pour qu’il puisse l’examiner. « Il laissa courir ses mains sur chaque
partie de mon corps, écrivit-elle, et me pria de me tourner d’un côté, puis de
l’autre, de me pencher, de m’étirer et d’ouvrir mes jambes à son regard,
jusqu’à ce que, finalement, il se dise satisfait. » Ce n’est qu’alors que
l’homme révéla le but de la convocation qui avait fait venir la jeune femme
à Port-Réal. Elle allait être envoyée à Peyredragon, une supposée pucelle,
pour servir comme une des demoiselles de compagnie de la princesse
Alysanne, mais, une fois là-bas, elle devrait user de ses attraits et de son
corps pour attirer le roi dans son lit.
« Jaehaerys est fort probablement puceau, et entiché de sa sœur, lui aurait
déclaré l’homme, mais Alysanne n’est qu’une enfant et tu es une femme
que tout homme désirerait. Une fois que Sa Grâce aura goûté à tes charmes,
il recouvrera peut-être son bon sens et abandonnera la folie de ce mariage.
Il pourrait même élire de te garder ensuite, qui sait ? Il ne peut être question
de mariage, bien entendu, mais tu aurais des joyaux, des serviteurs, tout ce
que tu pourrais désirer. Il y a de riches récompenses à être la chaufferette
d’un roi. Si Alysanne devait vous découvrir au lit ensemble, encore mieux.
C’est une orgueilleuse, et elle ne tarderait point à abandonner un époux
infidèle. Et si tu devais te retrouver de nouveau à porter un enfant, lui et toi
seriez bien traités. Et ton père et ta mère seront richement récompensés pour
tes services envers la Couronne. 2 »
Pouvons-nous accorder quelque crédit à ce récit ? À une époque aussi
tardive, tellement éloignée des événements en question, avec tous les
protagonistes morts depuis longtemps, il n’y a aucun moyen d’en être
certain. Au-delà du témoignage de la fille elle-même, nous ne disposons
d’aucune source pour vérifier que cette rencontre près du bac a eu lieu. Et si
un Baratheon a bel et bien rencontré en privé Coryanne Wylde avant son
arrivée à Port-Réal, nous ignorons ce qu’il a pu lui dire. Il aurait tout aussi
bien pu lui donner des instructions dans sa charge d’espionne et de
délatrice, comme en avaient reçu les autres filles.
L’archimestre Crey, écrivant à la Citadelle dans les dernières années du
long règne du roi Jaehaerys, pensait que l’entrevue de l’auberge était une
calomnie grossière destinée à noircir le nom de lord Rogar, et allait jusqu’à
attribuer ce mensonge à ser Borys Baratheon lui-même, qui se querella
vertement avec son frère plus tard durant sa vie. D’autres érudits, dont
mestre Ryben, le principal expert de la Citadelle sur les textes bannis,
interdits, frauduleux et obscènes, ne considère l’histoire que comme un récit
paillard de la sorte qu’on connaît pour exciter le désir des jeunes hommes,
des bâtards, des catins et des hommes qui partagent les faveurs de celles-ci.
« Dans le peuple, il existe toujours des hommes au tempérament lascif qui
s’éjouissent aux récits de grands seigneurs et de nobles chevaliers flétrissant
des pucelles, écrivit Ryben, car cela les persuade que ceux qui leur sont
supérieurs partagent leurs pulsions viles. »
Il se peut. Cependant, il est des éléments que nous savons au-delà de tout
doute, qui peuvent nous permettre de tirer nos propres conclusions. Nous
savons que la fille cadette de Morgan Wylde, sire de Castelpluie, fut
déflorée à un jeune âge et qu’elle donna naissance à un bâtard. Nous
pouvons être raisonnablement certains que lord Rogar savait cette honte ;
non seulement il était le suzerain de lord Morgan, mais on plaça l’enfant
dans sa propre maison. Nous savons que Coryanne Wylde faisait partie des
pucelles qu’on envoya à Peyredragon comme demoiselles de compagnie
pour la reine Alysanne… un choix fort singulier, si elle ne devait être que
demoiselle de compagnie, car des dizaines d’autres jeunes filles de noble
lignée et d’âge approprié étaient également disponibles, des filles dont le
pucelage était intact et la vertu au-delà de tout reproche.
« Pourquoi elle ? » s’est-on beaucoup demandé au long des années qui se
sont écoulées. Avait-elle quelque don spécial, quelque charme particulier ?
En ce cas, nul n’en fait mention à l’époque. Lord Rogar ou la reine Alyssa
pouvaient-ils avoir une dette envers le seigneur son père ou la dame sa mère
pour quelque faveur ou bonté passée ? Nous n’en avons nulle trace. Aucune
explication plausible sur le choix de Coryanne Wylde n’a jamais été
proposée, sinon la réponse simple et laide qu’offre Une mise en garde
adressée aux jeunes filles : on l’a envoyée à Peyredragon, non pour
Alysanne, mais pour Jaehaerys 3.
Les archives de la cour indiquent que la septa Ysabel, lady Lucinda et les
autres femmes choisies pour la maison d’Alysanne Targaryen embarquèrent
sur la galère de commerce l’Avisée à l’aube du septième jour de la seconde
lune de 50, et partirent pour Peyredragon à la marée du matin. La reine
Alyssa avait averti de leur venue par corbeau, et cependant elle s’inquiéta
que les Avisées, ainsi qu’on les connut à partir de ce jour, ne trouvent les
portes de Peyredragon fermées devant elles. Ses craintes étaient infondées.
La petite reine et deux membres de la Garde Royale vinrent à leur rencontre
au port quand elles débarquèrent, et Alysanne souhaita la bienvenue à
chacune par des sourires ravis et des présents.
Avant de relater ce qu’il advint ensuite, tournons brièvement nos regards
vers Belle Île, où résidait Rhaena Targaryen, la « reine de l’Ouest », avec
son nouvel époux et sa propre cour.
On se souviendra que le troisième mariage de sa fille aînée n’avait pas
plu davantage à la reine Alyssa que celui que son fils se préparait à
contracter, même si celui de Rhaena importait moins. Elle n’était pas seule
de cette opinion, car, en vérité, Androw Farman était un choix insolite pour
une femme dans les veines de laquelle courait le sang du dragon.
Fils cadet de lord Farman, pas même son héritier, Androw était, dit-on,
un séduisant jeune homme aux yeux bleu pâle et aux longs cheveux filasse,
mais il avait neuf ans de moins que la reine et, même à la cour de son
propre père, il en était qui se moquaient de cette « demi-fille », car il avait
la voix douce et une nature aimable. Échec cinglant en tant qu’écuyer, il
n’était jamais devenu chevalier, ne possédant rien des talents martiaux du
seigneur son père et de son frère aîné. Un temps, son père avait songé à
l’envoyer forger une chaîne de mestre à Villevieille, jusqu’à ce que son
propre mestre lui confie que son fils n’avait absolument pas l’intelligence
nécessaire et qu’il savait à peine lire ou écrire. Plus tard, quand on lui
demanda pourquoi elle avait choisi un conjoint aussi peu prometteur,
Rhaena Targaryen répondit : « Il était gentil avec moi. »
Le père d’Androw l’avait été aussi, lui offrant un refuge sur Belle Île
après la bataille sous l’Œildieu, alors que son oncle, le roi Maegor, exigeait
sa capture, et que les Pauvres Compagnons du royaume dénonçaient en elle
une vile pécheresse et en ses filles des abominations. Certains ont avancé la
théorie que la reine veuve avait pris Androw pour époux en partie pour
rembourser cette bonté, car lord Farman, lui-même un cadet qui ne s’était
jamais attendu à régner, était connu pour son grand attachement à Androw,
malgré les défauts de celui-ci. Il pourrait y avoir quelque vérité dans cette
assertion, mais une autre possibilité, initialement avancée par le mestre de
lord Farman, frappe peut-être plus près de la cible. « La reine rencontra
l’amour véritable sur Belle Île, écrivit mestre Smike à la Citadelle, non
point avec Androw, mais avec sa sœur, lady Elissa. »
De trois ans l’aînée d’Androw, Elissa Farman partageait les yeux bleus et
les longs cheveux pâles de son frère, mais différait par ailleurs de lui autant
qu’une sœur le peut. L’esprit vif et la langue acérée, elle adorait les
chevaux, les chiens et les faucons. Elle était chanteuse de talent et archère
émérite, mais son grand amour était la voile. Pour monture levent était la
devise des Farman de Belle Île, qui sillonnaient les mers du couchant depuis
l’Âge de l’Aube, et lady Elissa en était l’incarnation. Enfant, on disait
qu’elle passait plus de temps sur l’eau que sur terre. Les équipages de son
père riaient de la voir grimper comme un singe dans les haubans. À l’âge de
quatorze ans, elle menait son propre bateau autour de Belle Île et, du temps
qu’elle en ait vingt, elle avait voyagé au nord jusqu’à l’Île-aux-Ours et au
sud jusqu’à La Treille. Souventes fois, à l’horreur du seigneur son père et
de la dame sa mère, elle exprimait son désir de conduire un navire au-delà
de l’horizon du couchant pour découvrir quelles terres étranges et
merveilleuses s’étendaient de l’autre côté des mers du Crépuscule.
Lady Elissa avait été promise en deux occasions, une fois à douze ans et
une à seize, et elle avait effarouché les deux garçons, comme son propre
père le reconnaissait avec réticence. Avec Rhaena Targaryen, toutefois, elle
rencontra une compagne de mêmes dispositions et, en elle, la reine trouva
une nouvelle confidente. Avec Alayne Royce et Samantha Castelfoyer, deux
des plus anciennes amies de Rhaena, elles devinrent quasiment
inséparables, une cour à l’intérieur de la cour que ser Franklyn Farman, fils
aîné de lord Marq, surnomma « la Bête à quatre têtes ». Androw Farman, le
nouvel époux de Rhaena, était de temps en temps admis dans leur cercle,
mais jamais assez souvent pour être considéré comme une cinquième tête.
De façon plus éloquente, la reine ne l’amena jamais voler avec elle sur le
dos de Songefeu, son dragon, une aventure qu’elle partageait fréquemment
avec les dames Elissa, Alayne et Sam (en toute justice, il se peut que la
reine ait invité Androw à partager le ciel avec elle mais qu’il ait décliné, car
il n’était pas d’une nature aventureuse).
Ce serait une erreur de qualifier d’idyllique le séjour de la reine Rhaena
sur Belle Île, toutefois. Tout le monde n’appréciait pas sa présence, loin de
là. Même ici, sur cette île lointaine, il y avait de Pauvres Compagnons,
furieux que lord Marq, comme son père auparavant, ait accordé soutien et
sanctuaire à quelqu’un qu’ils considéraient comme une ennemie de la Foi.
La présence continue de Songefeu sur l’île créait également des problèmes.
Aperçu de temps en temps au fil des ans, un dragon était une merveille,
terrifiante à contempler, et il était vrai que certains Belle-islois tiraient
orgueil d’avoir « notre propre dragon ». D’autres, néanmoins, étaient
troublés par la présence de l’énorme bête, surtout quand elle commença à
grandir… et son appétit, à augmenter. Nourrir un dragon en pleine
croissance n’est pas une mince affaire. Et lorsqu’on sut que Songefeu avait
pondu plusieurs œufs de dragon, un frère mendiant des collines de
l’intérieur se mit à prêcher que Belle Île serait bientôt envahie par des
dragons « qui dévoreront autant les moutons et les vaches que les
hommes », à moins qu’un tueur de dragons ne surgisse pour mettre un
terme à ce fléau. Lord Farman envoya des chevaliers s’emparer de l’homme
et le réduire au silence, mais pas avant que des milliers de gens aient
entendu ses prophéties. Si le prêcheur périt dans les cachots sous Belcastel,
ses paroles survécurent, emplissant les ignorants de crainte partout où on les
entendait.
Même dans les murs du siège de lord Farman, la reine Rhaena avait des
ennemis, au premier chef l’héritier de sa seigneurie. Ser Franklyn s’était
battu à la bataille sous l’Œildieu et y avait été blessé, du sang versé au
service du prince Aegon le Sans-Couronne. Son aïeul avait péri sur ce
champ de bataille, ainsi que son fils aîné, et il lui avait échu de rapatrier
leurs corps à Belle Île. Pourtant, lui semblait-il, Rhaena Targaryen
manifestait peu de remords pour tout le chagrin qu’elle avait apporté à la
maison Farman, et peu de gratitude envers lui personnellement. De même,
il n’appréciait guère son amitié avec sa sœur Elissa ; au lieu d’encourager
ce qu’il considérait comme une conduite débridée et égoïste, ser Franklyn
estimait que la reine devrait lui enjoindre de faire son devoir envers sa
maison en contractant un mariage convenable et en produisant des enfants.
Il n’appréciait pas davantage la façon dont la Bête à quatre têtes semblait
être devenue le centre de la vie de cour, à Belcastel, tandis que le seigneur
son père et lui-même étaient de plus en plus ignorés. En cela, il avait ample
justification. Des seigneurs de haute lignée toujours plus nombreux, venus
des terres de l’Ouest et d’au-delà venaient en visite à Belle Île, nota mestre
Smike, mais quand ils arrivaient, c’était pour demander audience à la reine
de l’Ouest, et non au nobliau d’une petite île et à son fils.
Rien de cela ne préoccupa beaucoup la reine et ses familières tant que
Marq Farman régna à Belcastel, car sa seigneurie était un homme aimable
et bon qui aimait tous ses enfants, sa fille dissipée et son freluquet de fils
également, et il aimait Rhaena Targaryen de les aimer aussi. Moins d’une
demi-lune après que la reine et Androw Farman eurent célébré le premier
anniversaire de leur union, toutefois, lord Marq mourut subitement à sa
table, mort étouffé par une arête de poisson à l’âge de quarante-six ans. Et
avec son trépas, ser Franklyn devint sire de Belle Île.
Il ne perdit guère de temps. Le lendemain de l’enterrement de son père, il
convoqua Rhaena en sa grand-salle (il ne daigna pas aller à sa rencontre) et
lui ordonna de se retirer de son île. « On ne veut pas de vous, ici, lui
annonça-t-il. Vous n’y êtes pas la bienvenue. Emportez votre dragon avec
vous, et vos amies, et mon petit frère, qui se pisserait sans doute aux
chausses si on le forçait à rester. Mais ne vous risquez pas à emmener ma
sœur. Elle restera ici et on la mariera, à un homme que je choisirai moi-
même. »
Franklyn Farman ne manquait pas de courage, comme l’écrivit mestre
Smike dans un courrier qu’il adressa à la Citadelle. Il manquait toutefois de
sens commun et ne parut pas avoir perçu à quel point en cet instant il frôlait
la mort. « Je pouvais voir le feu dans les yeux de Rhaena, raconta le mestre,
et un instant j’ai vu Belcastel brûler, ses tours blanches noircir et crouler
dans la mer tandis que les flammes jaillissaient par toutes ses fenêtres et que
le dragon tournoyait, encore et toujours. »
Rhaena Targaryen était du sang du dragon, et bien trop fière pour
s’attarder où on ne voulait pas d’elle. Elle quitta Belle Île le soir même,
prenant son essor sur Songefeu pour Castral Roc après avoir donné
instruction à son époux et à ses dames de compagnie de la suivre par voie
de mer, « avec tous ceux qui pourraient avoir de l’amour pour moi ».
Lorsque Androw, rouge de colère, proposa d’affronter son frère en combat
singulier, la reine se hâta de l’en dissuader. « Il te taillerait en pièces, mon
amour, lui dit-elle, et si je devais être trois fois veuve, les hommes me
traiteraient de sorcière, ou pire, et me chasseraient de Westeros. » Lyman
Lannister, sire de Castral Roc, lui avait déjà donné asile, lui rappela-t-elle.
La reine Rhaena avait confiance qu’il l’accueillerait de nouveau.
Le lendemain matin, Androw Farman, Samantha Castelfoyer et Alayne
Royce se disposèrent à la suivre, accompagnés de plus de quarante des
amis, serviteurs et familiers de la reine, car Sa Grâce avait amassé autour
d’elle une coterie significative, en tant que reine de l’Ouest. Lady Elissa
était également du nombre, car elle n’avait aucune intention de demeurer en
arrière ; son navire, le Caprice de fille, avait été préparé pour la traversée.
Quand le groupe de la reine parvint aux quais, toutefois, ils trouvèrent ser
Franklyn qui les attendait. Les autres avaient toute liberté de partir, et bon
débarras, annonça-t-il, mais sa sœur resterait sur Belle Île pour être mariée.
Néanmoins, le nouveau seigneur n’avait amené avec lui qu’une demi-
douzaine d’hommes, et avait gravement mésestimé l’amour que le peuple
portait à sa sœur, en particulier les marins, charpentiers, pêcheurs, dockers
et autres occupants du quartier des quais, dont beaucoup la connaissaient
depuis qu’elle était petite fille. Quand lady Elissa fit face à son frère,
crachant de défi devant lui et exigeant qu’il s’écarte de son passage, une
foule s’amassa autour d’eux, dont la colère ne cessait de croître. Sans tenir
compte de leur humeur, sa seigneurie tenta de s’emparer de sa sœur… Sur
quoi les badauds se jetèrent en avant, maîtrisant ses hommes avant qu’ils
aient pu tirer l’épée. Trois d’entre eux furent jetés des quais dans l’eau,
tandis que lord Franklyn lui-même était précipité dans une cale remplie de
morues tout juste pêchées. Elissa Farman et le reste des amis de la reine
embarquèrent sur le Caprice de fille sans qu’on porte la main sur eux et
prirent la mer pour Port-Lannis.
Lyman Lannister, sire de Castral Roc, avait accordé refuge à Rhaena et à
son époux Aegon le Sans-Couronne lorsque Maegor le Cruel exigeait leurs
têtes. Son fils bâtard, ser Tyler Hill, avait combattu avec le prince Aegon
sous l’Œildieu. Son épouse, la formidable lady Jocasta de la maison
Tarbeck, s’était liée d’amitié avec Rhaena durant son séjour au Roc et avait
été la première à discerner qu’elle portait un enfant. Exactement comme la
reine s’y attendait, ils l’accueillirent à présent et, quand le reste de sa
compagnie accosta à Port-Lannis, la reçurent également. On donna en leur
honneur un somptueux banquet, toute une écurie fut dédiée à Songefeu, et
la reine Rhaena, son mari et ses compagnes de la Bête à quatre têtes se
virent assigner une suite d’appartements digne d’un roi dans les entrailles
mêmes du Roc, en toute sécurité. Là ils s’attardèrent plus d’une lune,
savourant l’hospitalité de la plus riche maison de tout Westeros.
Au fil des jours, cependant, cette hospitalité commença à troubler
toujours davantage Rhaena Targaryen. Il lui devint apparent que les filles de
chambre et les serviteurs qu’on leur avait assignés étaient des indicateurs et
des espions, qui rapportaient à lord et lady Lannister le détail de chacun de
leurs gestes. Une des septas du château interrogea Samantha Castelfoyer
pour savoir si le mariage de la reine avec Androw Farman avait jamais été
consommé, et, en ce cas, qui avait été témoin au coucher. Ser Tyler Hill, le
séduisant fils bâtard de lord Lyman, méprisait ouvertement Androw, tout en
faisant son possible pour s’attirer les faveurs de Rhaena, la régalant de
récits de ses exploits durant la bataille sous l’Œildieu et lui exhibant les
cicatrices qu’il y avait reçues « au service de votre Aegon ». Lord Lyman
commença à manifester un intérêt déplacé envers les trois œufs de dragon
que la reine avait rapportés de Belle Île, demandant comment et quand on
pouvait s’attendre à ce qu’ils éclosent. Son épouse lady Jocasta suggéra en
privé qu’un œuf ou deux constitueraient un présent magnifique, si Sa Grâce
souhaitait témoigner de sa gratitude envers la maison Lannister pour l’avoir
accueillie. Quand cette approche se révéla infructueuse, lord Lyman offrit
directement d’acheter les œufs pour une somme d’or colossale.
Le sire de Castral Roc cherchait davantage qu’une simple invitée de
haute lignée, comprit alors la reine Rhaena. Sous le vernis chaleureux, il
était trop rusé et trop ambitieux pour se contenter d’aussi peu. Il désirait une
alliance avec le Trône de Fer, peut-être par un mariage entre elle et son
bâtard, ou l’un de ses fils de naissance légitime ; une union qui élèverait les
Lannister au-dessus des Hightower, des Baratheon et des Velaryon, pour
devenir la deuxième maison du royaume. Et il voulait des dragons. Avec
des dragonniers, les Lannister deviendraient les égaux des Targaryen.
« C’étaient des rois, jadis, rappela-t-elle à Sam Castelfoyer. Il sourit, mais
on l’a élevé avec les récits du Champ de Feu, il ne les aura pas oubliés. »
Rhaena Targaryen elle aussi connaissait son histoire : celle des Possessions
de Valyria, écrite avec le sang et le feu. « Nous ne pouvons rester ici »,
confia-t-elle à ses chères compagnes.
En ce point, nous devons abandonner la reine Rhaena pour un temps,
tandis que nous portons de nouveau nos regards vers l’est, vers Port-Réal et
Peyredragon, où le régent et le roi continuaient à s’opposer.
Aussi irritante que demeure pour la reine Alyssa et lord Rogar la question
du mariage du roi, on ne doit pas croire que c’était le seul sujet qui les
occupait, durant leur régence. L’argent, ou plutôt son manque, était le plus
pressant problème de la Couronne. Les guerres du roi Maegor avaient eu un
coût ruineux, épuisant le trésor royal. Pour remplir de nouveau les coffres,
le Grand Argentier de Maegor avait augmenté les impôts existants et en
avait créé de nouveaux, mais ces mesures avaient rapporté moins d’or
qu’envisagé et servi uniquement à renforcer l’anathème en lequel les
seigneurs du royaume tenaient le roi. Mais la situation ne s’était pas
améliorée avec l’avènement de Jaehaerys. Le couronnement du jeune prince
et les Épousailles d’or de sa mère avaient été tous deux des événements
splendides qui avaient beaucoup fait pour lui gagner l’amour des seigneurs
autant que du peuple, mais tout cela avait eu un coût. Des dépenses encore
plus énormes s’annonçaient ; lord Rogar avait résolu de terminer les travaux
sur Fossedragon avant de remettre la ville et le royaume à Jaehaerys, mais
les fonds manquaient.
Edwell Celtigar, sire de Pince-Isle, avait été pour Maegor le Cruel une
Main inefficace. Se voyant offrir une seconde chance durant la régence, il
se montra un Grand Argentier tout aussi inefficace. Répugnant à contrarier
les seigneurs ses pareils, Celtigar opta plutôt pour instaurer de nouveaux
impôts sur le peuple de Port-Réal, qui, fort commodément, se trouvait à
portée de main. On tripla les redevances du port, certaines marchandises
durent acquitter une taxe à leur entrée, puis à leur sortie de la ville, et on
perçut de nouvelles charges des aubergistes et des maçons.
Aucune de ces mesures n’eut l’effet escompté de remplir les caves du
trésor. En fait, les constructions ralentirent pour s’arrêter, les auberges se
vidèrent et le commerce déclina de façon notable tandis que les marchands
détournaient leurs vaisseaux de Port-Réal pour accoster à Lamarck,
Sombreval, Viergétang et autres ports où ils pourraient échapper aux taxes.
(Port-Lannis et Villevieille, les autres grandes villes du royaume étaient
également incluses dans les nouveaux impôts de lord Celtigar, mais là-bas
les décrets eurent moins d’effet, largement parce que Castral Roc et la
Grand-Tour n’en tenaient aucun compte et ne faisaient pas d’efforts pour les
percevoir.) Les nouvelles levées eurent cependant pour conséquence de
susciter dans la ville une haine de lord Celtigar. Lord Rogar et la reine
Alyssa reçurent également leur part de l’opprobre. Fossedragon en fut une
autre victime ; la Couronne n’avait plus les moyens de payer les maçons, et
tout ouvrage cessa sur le grand dôme.
Les orages montaient également au sud et au nord. Avec lord Rogar
occupé à Port-Réal, les Dorniens s’étaient enhardis, lançant des raids plus
fréquents sur les Marches, allant jusqu’à s’en prendre aux terres de l’Orage.
Les rumeurs évoquaient un nouveau roi Vautour dans les montagnes
Rouges, et les frères de lord Rogar, Borys et Garon, soutenaient qu’ils
n’avaient ni les hommes ni les fonds requis pour l’en extirper.
La situation au Nord était encore plus grave. Brandon Stark, sire de
Winterfell, était mort en 49, peu après son retour des Épousailles d’or ; le
voyage, dirent les Nordiens, avait trop exigé de lui. Son fils Walton lui
succéda et, quand éclata en 50 une rébellion à Sablé et la Givrée parmi les
hommes de la Garde de Nuit, il réunit ses forces et chevaucha jusqu’au Mur
pour se joindre aux Gardes léaux afin de la mater.
Les rebelles étaient d’anciens Pauvres Compagnons et Fils du Guerrier
qui avaient accepté la clémence de l’enfant-roi, menés par ser Olyver
Bracken et ser Raymund Mallery, les deux chevaliers tourne-casaque qui
avaient servi dans la Garde Royale de Maegor avant de l’abandonner en
faveur de Jaehaerys. Le lord Commandant de la Garde, imprudemment,
avait confié à Bracken et à Mallery le commandement de deux forts
précédemment abandonnés, avec ordre de les rétablir ; en fait, les deux
hommes décidèrent d’en faire leurs sièges et de se proclamer seigneurs.
Leur rébellion se révéla brève. Pour tout homme de la Garde de Nuit qui
la rejoignit, dix demeurèrent fidèles à leurs vœux. Une fois renforcés par
lord Stark et ses bannerets, les frères noirs reprirent la Givrée et pendirent
les parjures, à l’exception de ser Olyver, qui fut décapité par lord Stark avec
sa célèbre épée Glace. Quand la nouvelle atteignit Sablé, les rebelles qui y
résidaient fuirent au-delà du Mur dans l’espoir de faire cause commune
avec les sauvageons. Lord Walton leur donna la chasse, mais deux jours au
nord dans les neiges de la forêt hantée, ses hommes et lui furent attaqués
par des géants. On écrivit par la suite que Walton Stark en occit deux, avant
que d’être arraché à sa selle et démembré. Ses hommes survivants le
ramenèrent en fragments à Châteaunoir.
Quant à ser Raymund Mallery et aux autres déserteurs, les sauvageons
leur réservèrent un accueil très froid. Rebelles ou pas, le peuple libre n’avait
nul besoin de corbeaux. La tête de ser Raymund fut livrée à Fort-Levant la
moitié d’un an plus tard. Quand on l’interrogea sur ce qui était arrivé au
reste de ses hommes, le chef sauvageon éclata de rire et répondit : « On les
a mangés. »
Le fils cadet de Brandon Stark, Alaric, devint sire de Winterfell. Il
régnerait vingt-trois ans sur le Nord, en homme capable, quoique sévère…
Mais, pendant longtemps, il n’eut rien de bon à dire du roi Jaehaerys, car il
blâmait la clémence du roi pour la mort de son frère Walton, et on
l’entendait souvent dire que Sa Grâce aurait dû décapiter les hommes de
Maegor plutôt que de les envoyer au Mur.
Bien loin des troubles dans le Nord, le roi Jaehaerys et la reine Alysanne
demeuraient dans cet exil de la cour qu’ils s’étaient imposé, mais ne
restaient absolument pas oisifs. Jaehaerys poursuivait chaque matin son
régime d’entraînement rigoureux avec les chevaliers de sa Garde Royale, et
dédiait ses soirées à étudier les chroniques du règne de son grand-père
Aegon le Conquérant, sur lequel il voulait modeler le sien. Les trois mestres
de Peyredragon l’assistaient dans ces recherches, ainsi que la reine.
Au fil des jours, de plus en plus de visiteurs vinrent à Peyredragon
s’entretenir avec le roi. Lord Massey de Danse-des-Pierres fut le premier à
apparaître, mais lord Staunton de Repos-des-Freux, lord Sombrelyn de
Sombreval et lord Bar Emmon de Pointe-Vive ne furent pas loin derrière
lui, suivis par les lords Harte, Grondegué, Mouton et Castelfoyer. Le jeune
lord Rosby, dont le père avait mis fin à ses jours à la chute du roi Maegor,
se présenta également, implorant de façon pitoyable le pardon du jeune roi,
que Jaehaerys lui accorda volontiers. Bien que Daemon Velaryon, en tant
que lord Amiral de la Couronne et maître des navires, résidât à Port-Réal
avec les régents, cela n’empêchait pas Jaehaerys et Alysanne de voler à
Lamarck sur leurs dragons et de faire la tournée de ses chantiers navals,
escortés de ses fils Corwyn, Jorgen et Victor. Lorsque la nouvelle de ces
rencontres vint aux oreilles de lord Rogar à Port-Réal, il fut pris de rage et
alla jusqu’à demander à lord Daemon si on pouvait employer la flotte des
Velaryon pour empêcher ces « lords lèche-bottes » d’aller ramper à
Peyredragon quémander la faveur de l’enfant-roi. La réponse de lord
Velaryon fut sèche. « Non », dit-il. La Main prit cela comme un nouveau
signe d’irrespect.
Cependant, les nouvelles dames de compagnie de la reine Alysanne
s’étaient installées sur Peyredragon, et il apparut bien vite que sa mère
s’était gravement fourvoyée en espérant que ces Avisées sauraient
persuader la petite reine de l’erreur et de l’impiété de son mariage. Ni les
prières, ni les sermons, ni les lectures de L’Étoile à sept branches ne
pouvaient ébranler la conviction d’Alysanne Targaryen que les dieux
avaient voulu qu’elle épouse son frère Jaehaerys et soit sa confidente, son
assistante et la mère de ses enfants. « Ce sera un grand roi, expliqua-t-elle à
septa Ysabel, lady Lucinda et les autres, et je serai une grande reine. » Elle
était tellement inébranlable dans sa conviction et si douce, aimable et
affectueuse à tous autres égards, que la septa et les autres Avisées
découvrirent qu’elles ne pouvaient la condamner et, avec chaque jour qui
passait, s’associèrent plus étroitement à son parti.
Le plan de lord Rogar pour séparer Jaehaerys et Alysanne ne connut pas
meilleure fortune. Le jeune roi et sa reine passeraient leurs vies ensemble
et, s’ils connaîtraient de retentissantes querelles et, plus tard dans leur
existence, se sépareraient pour mieux se retrouver, septon Oswyck et mestre
Culiper nous disent tous deux que jamais un nuage ni un mot déplacé ne
troubla leur séjour commun sur Peyredragon avant que Jaehaerys n’atteigne
sa majorité.
Coryanne Wylde échoua-t-elle à coucher avec le roi ? Est-il possible
qu’elle n’ait jamais fait aucune tentative ? Tout ce récit d’une rencontre à
l’auberge n’est-il qu’une fiction ? Chacune de ces hypothèses est possible.
L’auteur d’Une mise en garde adressée aux jeunes filles soutient que non,
mais ici ce texte infâme devient moins fiable encore, se morcelant en une
demi-douzaine de versions contradictoires des événements, chacune plus
vulgaire que la précédente.
Il ne fallait pas que la gourgandine au cœur de ce récit admette que
Jaehaerys l’avait rejetée et qu’elle n’avait jamais trouvé l’occasion de
l’attirer dans une chambre. On nous présente donc un assortiment
d’aventures abjectes, un véritable banquet d’obscénités. Mémoires d’une
gourgandine insiste pour dire que lady Coryanne coucha non seulement
avec le roi, mais aussi avec les sept membres de la Garde Royale. Après
avoir assouvi ses désirs, Sa Grâce l’aurait donnée à Pat la Bécasse, qui
l’aurait transmise à son tour à ser Joffrey, et ainsi de suite. Grandeurs et
bassesses omet ces détails, mais nous raconte que non seulement Jaehaerys
avait accueilli la fille dans son lit, mais il avait également fait venir la reine
Alysanne pour s’ébattre avec eux dans des épisodes qu’on associe plus
souvent aux trop célèbres maisons de plaisir de Lys.
Un récit quelque peu plus plausible est narré dans Les Péchés de la chair,
où Coryanne Wylde attire en effet le roi Jaehaerys dans son lit, où elle le
trouve maladroit, indécis et trop hâtif, comme, on le sait, sont nombre de
garçons de son âge quand ils couchent pour la première fois avec une
pucelle. À ce moment-là, toutefois, lady Coryanne en était venue à admirer
et respecter la reine Alysanne, « comme si elle était ma propre petite
sœur », et avait également conçu des sentiments chaleureux à l’égard de
Jaehaerys. Plutôt que de tenter de défaire le mariage du roi, par conséquent,
elle prit sur elle d’assurer sa réussite en éduquant Sa Grâce dans l’art de
donner et de recevoir du plaisir charnel, afin qu’il ne se retrouve point
incapable lorsque viendrait le temps de coucher avec son épouse.
Ce récit pourrait être aussi fantasque que les autres, mais il contient une
certaine tendresse qui a conduit certains érudits à concéder qu’il aurait,
peut-être, pu se produire. Une fable osée ne fait pas l’histoire, néanmoins, et
l’histoire n’a qu’une seule certitude à nous conter à propos de lady
Coryanne de la maison Wylde, l’auteur putatif d’Une mise en garde
adressée aux jeunes filles. Au quinzième jour du sixième mois en l’an 50,
elle quitta Peyredragon sous le couvert de la nuit en compagnie de ser
Howard Bufflon, fils cadet du commandant de la garnison du château.
Marié, ser Howard laissait son épouse derrière lui, bien qu’il eût emporté la
plus grosse part de ses bijoux. Un bateau de pêche l’emmena à Lamarck,
avec lady Coryanne, où ils s’embarquèrent pour la cité libre de Pentos. De
là, ils se dirigèrent vers les Terres Disputées, où ser Howard s’engagea dans
une compagnie libre appelée, avec un singulier manque d’inspiration, la
Compagnie Libre. Il mourrait trois ans plus tard à Myr, non point au
combat, mais d’une chute de cheval après une nuit de beuverie. Seule et
désargentée, Coryanne Wylde passa à la phase suivante de ses épreuves,
tribulations et aventures érotiques narrées dans son ouvrage. Il ne nous sera
plus utile d’entendre parler d’elle.
Le temps que la nouvelle de la fuite de lady Coryanne après un vol de
bijoux et d’un mari parvienne aux oreilles de lord Rogar au Donjon Rouge,
il était devenu évident que son plan avait échoué, de même que celui de la
reine Alyssa. La piété et la fornication s’étaient révélées l’une et l’autre
incapables de rompre le lien entre Jaehaerys Targaryen et son Alysanne.
De plus, la nouvelle du mariage du roi commençait à se propager. Trop
de personnes avaient assisté à la confrontation aux portes du château, et les
seigneurs qui avaient rendu visite par la suite à Peyredragon n’avaient pas
manqué de noter la présence d’Alysanne aux côtés du roi, et l’affection
évidente qui les liait. Rogar Baratheon pouvait bien menacer d’arracher des
langues, il était impuissant contre les murmures qui se répandaient à travers
le pays… et même de l’autre côté du détroit, où les magistrats de Pentos et
les épées-louées de la Compagnie Libre furent sans aucun doute divertis par
les récits que leur conta Coryanne Wylde.
« La chose est accomplie, déclara la reine régente à ses conseillers quand
elle comprit enfin la vérité. Elle est accomplie et on ne pourra pas la
défaire, que les Sept nous préservent. Nous devons vivre avec elle et user de
tous nos pouvoirs pour les protéger de ce qui pourra advenir. » Elle avait
perdu deux fils contre Maegor le Cruel, et était en froid avec sa fille aînée ;
elle ne supportait pas l’idée d’être à jamais séparée des deux enfants qu’il
lui restait.
Rogar Baratheon ne pouvait se soumettre de si bonne grâce, toutefois, et
les paroles de sa femme éveillèrent sa fureur. Devant le Grand Mestre
Benifer, septon Mattheus, lord Velaryon et le reste, il s’adressa à elle avec
mépris : « Tu es faible, déclara-t-il, autant que l’était ton premier mari,
autant que ton fils. On peut excuser la sentimentalité chez une mère, mais
pas chez une régente et jamais chez un roi. Nous avons commis une sottise
en couronnant Jaehaerys. Il ne songe qu’à lui et sera un roi pire que ne le fut
son père. Grâce aux dieux, il n’est pas trop tard. Nous devons agir tout de
suite, et l’écarter. »
À ces mots, un silence tomba sur la chambre. La reine régente considéra
avec horreur le seigneur son époux puis, comme pour prouver qu’il avait dit
vrai, se mit à pleurer, ses larmes coulant en silence sur ses joues. C’est alors
seulement que les autres seigneurs retrouvèrent leur langue. « Auriez-vous
perdu l’esprit ? » demanda lord Velaryon. Lord Corbray, commandant du
Guet, secoua la tête et annonça : « Jamais mes hommes ne le toléreront. »
Le Grand Mestre Benifer échangea un regard avec Prentys Tully, le maître
des lois. Lord Tully demanda : « Avez-vous l’intention de revendiquer le
Trône de Fer pour vous-même, en ce cas ? »
Cela, lord Rogar le nia avec véhémence. « Jamais. Me prenez-vous pour
un usurpateur ? Je ne cherche que le bien des Sept Couronnes. Il n’est
aucun besoin de porter atteinte à Jaehaerys. Nous pouvons l’envoyer à
Villevieille, à la Citadelle. C’est un enfant qui aime les livres, une chaîne de
mestre lui conviendra.
— Alors, qui siégera sur le trône de fer ? s’enquit lord Celtigar.
— La princesse Aerea, répondit immédiatement lord Rogar. Elle a en elle
un feu dont Jaehaerys est dépourvu. Elle est jeune, mais je peux poursuivre
en tant que Main, la former, la guider, lui apprendre tout ce qu’elle doit
savoir. Ses prétentions sont les plus solides, sa mère et son père étaient les
deux premiers enfants du roi Aenys, Jaehaerys son quatrième. » Son poing
s’abattit sur la table, à ce moment-là, nous dit Benifer. « Sa mère la
soutiendra. La reine Rhaena. Et Rhaena possède un dragon. »
Le Grand Mestre Benifer nota ce qui suivit. « Un silence tomba bien que
les mêmes mots fussent sur nos lèvres à tous : “Jaehaerys et Alysanne ont
des dragons, eux aussi.” Qarl Corbray avait combattu à la bataille sous
l’Œildieu, assisté au terrible spectacle de deux dragons qui s’affrontent.
Pour le reste d’entre nous, les paroles de la Main évoquaient des images de
l’ancienne Valyria avant le Fléau, quand les dragonniers luttaient entre eux
pour la suprématie. Cette vision était terrible. »
Ce fut la reine Alyssa qui rompit le charme, à travers ses larmes. « Je suis
la reine régente, leur rappela-t-elle. Jusqu’à ce que mon fils parvienne à sa
majorité, vous servez tous selon mon bon plaisir. Y compris la Main du
Roi. » Quand elle se retourna vers le seigneur son époux, Benifer nous dit
que ses yeux étaient durs et sombres comme de l’obsidienne. « Votre
service ne me satisfait plus, lord Rogar. Laissez-nous, rentrez à Accalmie, et
nous n’aurons plus nulle cause d’évoquer encore votre trahison. »
Rogar Baratheon la considéra d’un air incrédule. « Femme. Tu t’imagines
que tu peux me renvoyer, moi ? Non. » Il se mit à rire. « Non. »
C’est alors que lord Corbray se leva et tira son épée, la lame en acier
valyrien appelée Dame Affliction qui faisait l’orgueil de sa maison. « Si »,
dit-il, et il déposa la lame sur la table, sa pointe dirigée vers lord Rogar. Ce
fut alors, et alors seulement, que sa seigneurie comprit qu’elle était allée
trop loin et qu’elle se tenait seule contre chaque homme dans la salle. Du
moins est-ce ce que Benifer nous dit.
Sa seigneurie n’ajouta pas un mot. Le visage blême, lord Rogar se leva et
retira la broche d’or que la reine Alyssa lui avait donnée comme marque de
son office, la lui jeta avec mépris et quitta la salle à grands pas. Il prit congé
de Port-Réal le soir même, traversant la Néra avec son frère Orryn. Il
s’attarda là six jours, tandis que son frère Ronnal assemblait leurs
chevaliers et leurs hommes d’armes pour la marche de retour chez eux.
La légende nous raconte que lord Rogar attendit leur arrivée précisément
dans cette auberge auprès du bac où lui, ou son frère Borys, avait rencontré
Coryanne Wylde. Quand les frères Baratheon et leurs levées prirent enfin la
route d’Accalmie, ils avaient à peine la moitié des hommes qui avaient
marché avec eux deux ans plus tôt pour renverser Maegor. Le reste,
semblait-il, préférait les ruelles, les tavernes et les tentations de la grande
ville aux bois pluvieux, aux vertes collines et aux chaumières couvertes de
mousse des terres de l’Orage. « Je n’ai jamais perdu autant d’hommes à la
bataille que je ne l’ai fait aux lupanars et aux tavernes de Port-Réal »,
commenta lord Rogar, avec amertume.
Une des personnes qu’il perdit fut Aerea Targaryen. La nuit du renvoi de
lord Rogar, ser Ronnal Baratheon et une douzaine de ses hommes forcèrent
l’entrée de ses appartements dans le Donjon Rouge, avec l’intention de
l’emmener avec eux… pour découvrir que la reine Alyssa avait une étape
d’avance sur eux. La fillette était déjà partie, ses serviteurs ignoraient où.
On apprendrait plus tard que lord Corbray l’avait prise, sur l’ordre de la
reine régente. Vêtue des oripeaux d’une fille du plus bas de l’échelle, ses
cheveux d’argent doré teints d’un brun boueux, la princesse Aerea passerait
le reste de la régence à travailler dans une écurie voisine de la porte du Roi.
Elle avait huit ans et adorait les chevaux ; des années plus tard, elle dirait
que ce fut la période la plus heureuse de sa vie.
Triste chose à dire, la reine Alyssa ne connaîtrait guère de bonheur durant
les années à venir. Le renvoi de son époux en tant que Main du Roi avait
détruit toute affection que lord Rogar avait pu éprouver pour elle ; à partir
de ce jour, leur mariage devint un castel en ruine, une coquille vide hantée
par des fantômes. « Alyssa Velaryon avait survécu au trépas de son mari et
de ses deux fils aînés, à une fille morte au berceau, à des années de terreur
sous Maegor le Cruel, et à une rupture avec ses enfants restants, mais elle
ne put survivre à cela », écrirait septon Barth, quand il passa la vie de la
reine en revue. « Elle en fut brisée. »
Des rapports contemporains du Grand Mestre Benifer le confirment.
Avec le départ de lord Rogar, la reine Alyssa nomma son frère Daemon
Velaryon Main du Roi, expédia un corbeau à Peyredragon pour raconter à
son fils Jaehaerys une partie (mais pas tout) de ce qui s’était passé, puis se
retira dans ses appartements, dans la Citadelle de Maegor. Durant le reste de
sa régence, elle abandonna le gouvernement des Sept Couronnes à lord
Daemon et ne prit plus aucune part à la vie publique.
Il serait agréable de rapporter que lord Rogar, une fois rentré à Accalmie,
réfléchit à l’erreur de sa conduite, se repentit de ses fautes et devint un
homme contrit. Hélas, ce n’était pas dans la nature de sa seigneurie. Cet
homme ne savait point rendre les armes. Le goût de la défaite était âcre
comme la bile au fond de sa gorge. À la guerre, se vantait-il, jamais il ne
poserait sa hache tant qu’il subsistait de la vie dans son corps… et cette
question du mariage du roi était devenue pour lui une guerre, qu’il était
décidé à remporter. Il lui restait une dernière folie, et il ne recula pas devant
elle.
Ce fut ainsi qu’à Villevieille, au matristère attaché au septuaire Étoilé, ser
Orryn Baratheon apparut soudainement avec une demi-douzaine d’hommes
en armes et une lettre portant le sceau de lord Rogar, exigeant que la novice
Rhaella Targaryen leur soit immédiatement remise. Quand on l’interrogea,
ser Orryn répondit seulement que lord Rogar avait un urgent besoin de cette
jeune femme à Accalmie. La ruse aurait pu réussir, mais septa Karolyn, qui
veillait à la porte du matristère, ce jour-là, avait une échine de fer et une
nature soupçonneuse. Tout en faisant patienter ser Orryn sous le prétexte
d’envoyer chercher la jeune femme, elle fit en fait demander le Grand
Septon. Sa Sainteté Suprême dormait (peut-être par bonheur, tant pour
l’enfant que pour le royaume) mais son intendant (un ancien chevalier, qui
avait été capitaine dans les Fils du Guerrier jusqu’à leur abolition) était
réveillé et méfiant.
Au lieu d’une fillette effrayée, les hommes de Baratheon se retrouvèrent
face à trente septons en armes sous les ordres de l’intendant, Casper
Chaume. Quand ser Orryn brandit une épée, Chaume l’informa posément
qu’une quarantaine de chevaliers de lord Hightower étaient en route (un
mensonge, en fin de compte), sur quoi les Baratheon se rendirent. Soumis à
la question, ser Orryn confessa tout le complot : il devait livrer l’enfant à
Accalmie, où lord Rogar avait prévu de la contraindre à avouer qu’elle était
la véritable princesse Aerea, et non Rhaella. Ensuite, il avait l’intention de
la nommer reine.
Le Père des Fidèles, un homme aussi doux qu’il était faible de volonté,
entendit les aveux d’Orryn Baratheon et lui pardonna. Cela n’empêcha pas
lord Hightower, une fois informé, de jeter les Baratheon capturés au cachot
et d’envoyer un compte rendu complet de l’affaire à la fois au Donjon
Rouge et à Peyredragon. Donnel Hightower, qu’on avait à bon escient
surnommé « Donnel le Tardif » pour sa réticence à entrer en campagne
contre septon Lune et ses partisans, ne parut pas craindre d’offenser
Accalmie en incarcérant le propre frère de lord Rogar. « Qu’il vienne et
essaie de le libérer, dit-il quand son mestre s’inquiéta de la réaction possible
de l’ancienne Main, sa propre femme lui a retiré la main et coupé les
couilles et, sous peu, le roi aura sa tête. »
De l’autre côté de Westeros, Rogar Baratheon fulmina et tempêta en
apprenant l’échec et l’emprisonnement de son frère… Mais il ne convoqua
pas ses bannières, comme beaucoup l’avaient craint. Il sombra dans le
désespoir. « Je suis perdu, déclara-t-il d’un ton lugubre à son mestre. C’est
le Mur pour moi, si les dieux sont favorables. Sinon, l’enfant aura ma tête et
en fera présent à sa mère. » N’ayant eu aucune descendance par l’une ou
l’autre de ses épouses, il ordonna à son mestre d’établir un testament et une
confession, où il absolvait ses frères Borys, Garon et Ronnal de tout rôle
que ce soit dans ses malversations, implorait la miséricorde pour le
benjamin de ses frères, Orryn, et désignait ser Borys comme héritier
d’Accalmie. « Tout ce que j’ai fait et tenté de faire visait le bien du royaume
et du Trône de Fer », concluait-il.
Sa seigneurie n’aurait pas longtemps à attendre pour connaître son sort.
La régence touchait presque à son terme. Avec l’ancienne Main et la reine
régente tous deux blessés et silencieux, lord Daemon Velaryon et les
membres restants du conseil de la reine gouvernèrent de leur mieux le
royaume, « disant peu et faisant moins », selon les termes du Grand Mestre
Benifer.
Le vingtième jour de la neuvième lune en 50, Jaehaerys Targaryen
atteignit son seizième anniversaire et devint adulte. Selon les lois des Sept
Couronnes, il était désormais assez âgé pour régner de plein droit, sans plus
besoin de régent. À travers les Sept Couronnes, tant les seigneurs que le
peuple attendirent de voir quelle sorte de roi il serait.
Le temps de la mise à l’épreuve
La refonte du royaume

Le roi Jaehaerys Ier Targaryen retourna seul à Port-Réal, sur les ailes de
son dragon Vermithor. Cinq chevaliers de sa Garde Royale étaient partis
avant lui, arrivant trois jours plus tôt afin de vérifier que tout était prêt pour
la venue du roi. La reine Alysanne ne l’accompagnait pas. Étant donné
l’incertitude qui planait sur leur mariage et la nature tendue des relations
entre le roi, sa mère la reine Alyssa et les seigneurs du conseil, il fut jugé
prudent qu’elle demeure un temps sur Peyredragon, avec ses Avisées et le
reste de la Garde Royale.
La journée ne se présentait pas sous les meilleurs auspices, nous dit le
Grand Mestre Benifer. Les cieux étaient gris, et un crachin persistant était
tombé durant la moitié de la matinée. Benifer et le reste du conseil
attendaient l’arrivée du roi dans la cour intérieure du Donjon Rouge,
encapés et capuchonnés contre la pluie. Ailleurs dans le château, chevaliers,
écuyers, garçons d’écurie et lavandières, ainsi que des dizaines de
fonctionnaires vaquaient à leurs tâches quotidiennes, s’arrêtant de temps en
temps pour lever les yeux vers le ciel. Et lorsque enfin on entendit un bruit
d’ailes et qu’un garde sur le rempart aperçut au loin les écailles de bronze
de Vermithor, monta une acclamation qui grandit, encore et toujours plus,
roulant au-delà des murs du Donjon Rouge pour dévaler la grande colline
d’Aegon, traverser la ville et déborder loin dans la campagne.
Jaehaerys ne descendit pas immédiatement à terre. Trois fois il survola la
ville, plus bas à chaque fois, offrant à chaque homme, chaque enfant,
chaque gueuse aux pieds nus de Port-Réal une chance d’agiter les bras, de
crier et de s’émerveiller. Ce ne fut qu’alors qu’il fit se poser Vermithor dans
la cour devant la Citadelle de Maegor, où les seigneurs attendaient.
« Il avait changé depuis la dernière fois que je l’avais vu, écrit Benifer.
Le mince jeune homme qui s’était envolé pour Peyredragon n’était plus ; à
sa place, se trouvait un homme fait. Il avait grandi de plusieurs pouces, et
son torse et ses bras s’étaient épaissis. Sa chevelure cascadait librement sur
ses épaules, et un léger duvet doré lui couvrait le menton et les joues, quand
auparavant il était rasé de près. Dédaignant toute vêture royale, il était
habillé de cuir taché de sel, une tenue appropriée pour la chasse ou la
monte, avec une simple jaque cloutée en protection. Mais à son baudrier il
portait Feunoyr… l’épée de son aïeul, l’épée des rois. Même au fourreau,
on ne pouvait confondre la lame avec aucune autre. Un frisson de peur me
traversa quand je la vis. Y a-t-il là une mise en garde ? m’inquiétai-je tandis
que le dragon touchait terre, de la fumée montant d’entre ses crocs. J’avais
fui à Pentos, à la mort de Maegor, redoutant le sort qui m’attendait sous ses
successeurs et, pendant un instant, debout dans l’humidité, je me demandai
si j’avais commis une bêtise en revenant. »
Le jeune roi – qui n’était plus un enfant – dissipa bien vite les craintes de
son Grand Mestre. En se laissant glisser avec grâce du dos de Vermithor, il
sourit. « On aurait dit que le soleil traversait les nuages », rapporta lord
Tully. Les seigneurs s’inclinèrent devant lui, plusieurs s’agenouillant. À
travers la ville, des cloches commencèrent à carillonner en célébration.
Jaehaerys retira ses gants et les coinça à sa ceinture, puis il dit : « Messires.
Nous avons de l’ouvrage. »
Une personne importante n’était pas présente dans la cour pour accueillir
le roi : sa mère, la reine Alyssa. Il échut à Jaehaerys d’aller la voir dans la
Citadelle de Maegor, où elle s’était retirée. Ce qu’il advint entre mère et fils
lorsqu’ils se retrouvèrent face à face pour la première fois depuis la
confrontation sur Peyredragon, nul ne peut le savoir, mais on nous dit que la
reine avait le visage rouge et gonflé de larmes quand elle apparut peu de
temps après au bras du roi. La reine, désormais douairière et non plus
régente, assista ce soir-là au banquet de bienvenue, et à nombre de
cérémonies de cour dans les jours qui suivirent, mais elle n’eut plus son
siège aux sessions du conseil. « Sa Grâce continua à faire son devoir pour le
royaume et pour son fils, écrivit le Grand Mestre Benifer, mais il n’y avait
point de joie en elle. »
Le jeune roi commença son royaume en recomposant le conseil,
conservant certains hommes et en remplaçant d’autres qui ne s’étaient pas
montrés à la hauteur de leur tâche. Il confirma la nomination par sa mère de
lord Daemon Velaryon comme Main du Roi et garda lord Corbray comme
commandant du Guet. On remercia lord Tully de ses services, on le réunit
avec lady Lucinda son épouse et on le renvoya chez lui à Vivesaigues. Pour
le remplacer comme maître des lois, Jaehaerys nomma Albin Massey, sire
de la Danse-des-Pierres, qui avait fait partie des premiers à venir le voir sur
Peyredragon. À peine trois ans plus tôt, Massey forgeait une chaîne à la
Citadelle quand une fièvre avait emporté à la fois ses frères aînés et le
seigneur son père. Une colonne vertébrale torse le condamnait à marcher en
boitant, mais, comme il le déclara fameusement : « Je ne boite ni quand je
lis, ni quand j’écris. » Comme lord Amiral et maître des vaisseaux, Sa
Grâce se tourna vers Manfryd Redwyne, sire de La Treille, qui vint à la
cour avec ses jeunes fils Robert, Rickard et Ryam, tous écuyers. Cela
marqua la première fois que l’amirauté échoyait à un homme qui ne soit pas
de la maison Velaryon.
Tout Port-Réal se réjouit quand il fut annoncé que Jaehaerys avait aussi
congédié Edwell Celtigar comme Grand Argentier. Le roi s’entretint avec
lui avec amabilité, dit-on, et loua même le service léal de ses filles auprès
de la reine Alysanne à Peyredragon, allant jusqu’à les décrire comme
« deux trésors ». Les filles resteraient auprès de la reine, mais lord Celtigar
lui-même partit sur-le-champ pour Pince-Isle. Et avec lui s’en furent ses
impôts, chacun d’eux abrogé par un décret royal trois jours après le début
du règne du jeune roi.
Trouver un homme compétent qui prendrait la place de lord Edwell
comme Grand Argentier ne se révéla pas tâche facile. Plusieurs de ses
conseillers pressèrent le roi Jaehaerys de nommer Lyman Lannister, réputé
être le seigneur le plus riche de tout Westeros, mais Jaehaerys n’y tenait
pas. « À moins que lord Lannister ne puisse trouver une montagne d’or sous
le Donjon Rouge, je ne crois pas qu’il ait la réponse que nous cherchons »,
déclara Sa Grâce. Il étudia plus longtemps certains cousins et oncles de
Donnel Hightower, car la richesse de Villevieille venait du commerce,
plutôt que du sol, mais les loyautés incertaines de Donnel le Tardif face au
septon Lune le firent hésiter. Finalement, Jaehaerys opta pour un choix
beaucoup plus hardi, en allant chercher son homme de l’autre côté du
détroit.
Ni seigneur ni chevalier, pas même magistrat, Rego Draz était un
marchand, un négociant et un usurier qui s’était élevé à partir de rien pour
devenir l’homme le plus riche de Pentos, mais qui s’était retrouvé mis au
ban par ses concitoyens pentoshis et s’était vu refuser un siège au conseil
des magistrats à cause de sa naissance vile. Fatigué de leur mépris, Draz
répondit avec joie à l’appel du roi, transportant sa famille, ses amis et une
vaste fortune à Westeros. Pour le placer à égalité d’honneur avec les autres
membres du conseil, le jeune roi le fit seigneur. Comme il était un seigneur
qui n’avait ni domaines, ni hommes liges ni château, toutefois, un bel esprit
dans le château le surnomma « le Sire de l’Air ». Le trait amusa le Pentoshi.
« Si je pouvais taxer l’air, je serais un seigneur, en vérité. »
Jaehaerys renvoya également septon Mattheus, ce prélat gras et enragé
qui avait fulminé de façon si tonitruante contre les unions incestueuses et le
mariage du roi. Mattheus prit assez mal son renvoi. « La Foi considérera
avec défiance tout roi qui s’imagine pouvoir gouverner sans septon près de
lui », annonça-t-il. Jaehaerys avait une réponse toute prête. « Nous ne
manquerons pas de septons. Septon Oswyck et septa Ysabel resteront avec
nous, et il y a un jeune homme qui arrive de Villevieille pour s’occuper de
notre bibliothèque. Il s’appelle Barth. » Mattheus prit la réponse avec
hauteur, déclarant qu’Oswyck était un imbécile sénile et Ysabel une femme,
tandis qu’il ne savait rien de septon Barth. « Ni de bien d’autres choses »,
riposta le roi. (La célèbre remarque de lord Massey, qu’il avait fallu au roi
trois personnes pour remplacer septon Mattheus, afin d’équilibrer les
plateaux de la balance, a sans doute été prononcée peu après, en supposant
qu’elle l’ait bien été.)
Mattheus partit trois jours plus tard pour Villevieille. Trop corpulent pour
tenir à cheval, il voyagea dans une carriole dorée, avec une suite de six
gardes et une douzaine de serviteurs. La légende veut qu’en traversant la
Mander à Pont-l’Amer, il ait croisé septon Barth qui venait dans l’autre
sens. Barth allait seul, monté sur un âne.
Les changements du jeune roi allèrent bien au-delà des nobles qui
siégeaient à son conseil. Il épura aussi des dizaines d’emplois, remplaçant le
garde-clés, l’intendant principal du Donjon Rouge et tous ses intendants
adjoints, le commandant du port de Port-Réal (et en temps voulu, ceux de
Villevieille, de Viergétang et de Sombreval, aussi), le Gardien de la Frappe
du Roi, le Justicier, le maître d’armes, le maître de chenil, le maître d’écurie
et même les chasseurs de rats du château. Il commanda en outre qu’on
nettoie et qu’on vide les cellules sous le Donjon Rouge et que tous les
prisonniers qu’on trouverait dans les cachots obscurs soient amenés au
soleil, baignés et autorisés à faire appel de leur cause. Certains, craignait-il,
pouvaient bien être des innocents emprisonnés par son oncle (sur ce point,
hélas, Jaehaerys avait raison, mais nombre de ces captifs avaient totalement
perdu l’esprit durant leurs années dans les ténèbres, et on ne put les remettre
en liberté).
Ce fut seulement lorsque tout ceci eut été accompli à sa satisfaction et
que de nouveaux hommes furent en place que Jaehaerys donna instruction
au Grand Mestre Benifer d’envoyer un corbeau à Accalmie, pour convoquer
de nouveau en ville lord Rogar Baratheon.
L’arrivée de la lettre du roi opposa lord Rogar à ses frères. Ser Borys,
souvent considéré comme le plus acariâtre et le plus belliqueux des
Baratheon, se révéla le plus calme, en cette occasion. « L’enfant aura votre
tête si vous agissez comme il l’ordonne, dit-il. Partez pour le Mur. La Garde
de Nuit vous acceptera. » Garon et Ronnal, les frères plus jeunes,
engagèrent plutôt au défi. Accalmie était un des plus forts châteaux du
royaume. Si Jaehaerys voulait sa tête, qu’il vienne la prendre, dirent-ils.
Lord Rogar se borna à en rire. « Fort ? fit-il. Harrenhal était fort. Non. Je
vais d’abord aller voir Jaehaerys, et je m’expliquerai. Je pourrai alors
prendre le noir si je le choisis, il ne me le refusera pas. » Le lendemain
matin, il se mit en route pour Port-Réal, seulement accompagné de six de
ses plus vieux chevaliers, des hommes qui le connaissaient depuis
l’enfance.
Le roi le reçut assis sur le trône de fer, sa couronne sur la tête. Les
seigneurs de son conseil étaient présents, et ser Joffrey Doguette et ser
Lorence Roxton de la Garde Royale se tenaient au pied du trône dans leur
manteau blanc et leur maille émaillée. Hormis ceux-là, la salle du trône était
vide. Les pas de lord Rogar résonnèrent quand il accomplit la longue
marche entre les portes jusqu’au trône, nous raconte le Grand Mestre
Benifer. « Le roi connaissait bien l’orgueil de sa seigneurie, écrivit-il. Sa
Grâce n’avait nul désir de le blesser encore en le forçant à s’humilier devant
la cour tout entière. »
Mais il s’humilia bel et bien. Le sire d’Accalmie tomba un genou en
terre, baissa la nuque et déposa son arme au pied du trône. « Votre Grâce,
commença-t-il, je suis venu, ainsi que vous me l’avez commandé. Faites de
moi ce que vous voudrez. Je vous demande seulement d’épargner mes
frères et la maison Baratheon. Tout ce que j’ai fait, je l’ai seulement…
— … fait pour le bien du royaume tel que vous le voyiez. » Jaehaerys
leva une main pour intimer silence à lord Rogar avant qu’il puisse en dire
plus long. « Je sais ce que vous avez fait, ce que vous avez déclaré, ce que
vous envisagiez. Je vous crois quand vous assurez que vous ne vouliez
aucun mal à ma personne ni à ma reine… et vous n’avez pas tort, je ferais
un excellent mestre. Mais j’espère faire un roi meilleur encore. Certains
nous disent ennemis. Je préfère nous considérer comme des amis dont les
avis ont divergé. Quand ma mère est venue à vous chercher refuge, vous
nous avez accueillis, à grand péril pour vous-même. Vous auriez aisément
pu nous jeter aux fers et nous livrer en présent à mon oncle. Au lieu de quoi
vous m’avez juré votre épée et vous avez convoqué vos bannières. Je n’ai
point oublié.
« Les paroles sont du vent, continua Jaehaerys. Votre seigneurie… mon
cher ami… avez parlé de trahison, mais sans en commettre aucune. Vous
vouliez défaire mon mariage, mais n’y avez pas réussi. Vous avez suggéré
d’asseoir la princesse Aerea sur le Trône de Fer à ma place, mais m’y voici.
Vous avez pour de bon envoyé votre frère soustraire ma nièce Rhaella à son
matristère, c’est vrai… Mais dans quel but ? Peut-être souhaitiez-vous
simplement l’avoir pour pupille, faute d’enfant à vous.
« Les actes de trahison méritent punition. Les sottises que l’on dit sont
une autre affaire. Si vous désirez vraiment aller au Mur, je ne vous
retiendrai pas. La Garde de Nuit mérite des hommes de votre trempe. Mais
je préférerais que vous restiez ici, à mon service. Je ne siégerais pas sur ce
trône sans vous, tout le royaume le sait. Et j’ai encore besoin de vous. Le
royaume a besoin de vous. Quand le Dragon est mort et que mon père a
coiffé la couronne, il a été accablé de toutes parts par des prétendants et des
seigneurs rebelles. La même chose pourrait m’advenir, et pour la même
raison… pour mettre à l’épreuve ma détermination, ma volonté, ma force.
Ma mère croit que les hommes de foi à travers le royaume se lèveront
contre moi quand je ferai savoir mon mariage. Cela se peut. Pour affronter
ces difficultés, j’ai besoin de braves autour de moi, de guerriers résolus à se
battre pour moi, à mourir pour moi… et pour ma reine, s’il en est besoin.
Êtes-vous un tel homme ? »
Lord Rogar, frappé comme par le tonnerre aux paroles du roi, leva les
yeux et dit : « Je le suis, Votre grâce », d’une voix lourde d’émotion.
« Alors, je pardonne vos offenses, décréta le roi Jaehaerys, mais il y aura
certaines conditions. » Sa voix se fit sévère tandis qu’il les énumérait.
« Vous ne prononcerez plus un mot à mon encontre ni à celle de ma reine. À
partir de ce jour, vous serez son plus éclatant champion et vous ne
souffrirez point qu’on profère un mot contre elle en votre présence. De plus,
je ne peux ni ne veux tolérer qu’on manque de respect à ma mère. Elle
reviendra avec vous à Accalmie, où vous vivrez de nouveau comme mari et
femme. Par la parole et par les actes, vous ne lui témoignerez qu’honneur et
courtoisie. Pouvez-vous respecter ces conditions ?
— De grand cœur, répondit lord Rogar. Puis-je demander… et pour
Orryn ? »
À cette question, le roi marqua un silence. « J’ordonnerai à lord
Hightower de libérer votre frère ser Orryn et les hommes qui sont allés avec
lui à Villevieille, déclara Jaehaerys, mais je ne puis permettre qu’ils restent
impunis. Le Mur est une perpétuité, aussi les condamnerai-je à dix années
d’exil. Ils pourront vendre leurs épées dans les Terres Disputées, ou
naviguer jusqu’à Qarth pour faire fortune, cela ne m’importe point… S’ils
survivent et qu’ils ne commettent pas d’autres crimes, dans dix ans ils
pourront rentrer chez eux. Sommes-nous d’accord ?
— Nous le sommes, répondit lord Rogar. Votre Grâce est plus que
juste. » Puis il demanda si le roi exigerait des otages, en garantie contre sa
loyauté à l’avenir. Trois de ses frères avaient de jeunes enfants qu’on
pouvait envoyer à la cour, fit-il observer.
En réponse, le roi Jaehaerys descendit du trône de fer et pria lord Rogar
de le suivre. Il conduisit sa seigneurie de la salle à la cour intérieure où l’on
nourrissait Vermithor. Un taureau avait été abattu pour son repas du matin et
il gisait sur les pierres, calciné et fumant, car les dragons brûlent toujours
leur viande avant de la consommer. Vermithor se repaissait de la chair,
déchirant à chaque bouchée d’énormes morceaux de viande. Mais quand le
roi approcha avec lord Rogar, le dragon leva la tête et les considéra avec des
yeux semblables à des flaques de bronze en fusion. « Il croît chaque jour
davantage, révéla Jaehaerys en grattant le grand dragon sous la mâchoire.
Gardez vos nièces et vos neveux, messire. Quel besoin aurais-je d’otages ?
J’ai votre parole, c’est tout ce que je demande. » Mais le Grand Mestre
Benifer entendit les paroles qu’il ne prononça pas : « Tout homme, toute
femme et tout enfant des terres de l’Orage sont mes otages, tant que je le
chevaucherai, disait Sa Grâce sans l’exprimer, écrivit Benifer, et lord Rogar
le comprit clairement. »
Ainsi la paix fut-elle conclue entre le jeune roi et son ancienne Main, et
scellée ce soir-là par un banquet dans la grand-salle, où lord Rogar siégea à
côté de la reine Alyssa, mari et femme de nouveau, et porta une brinde à la
santé de la reine Alysanne, lui jurant amour et loyauté devant tous les
seigneurs et dames assemblés. Quatre jours plus tard, quand lord Rogar
partit pour regagner Accalmie, la reine Alyssa l’accompagnait, escortée par
ser Pat la Bécasse et cent hommes d’armes pour veiller à leur passage en
sécurité à travers Bois-du-Roi 1.
À Port-Réal, le long règne de Jaehaerys Ier Targaryen débuta réellement.
En assumant le gouvernement des Sept Couronnes, le jeune roi affrontait
une quantité de problèmes, mais deux l’emportaient sur tout le reste : le
trésor était vide et la dette de la Couronne augmentait, et son « mariage
secret », moins secret à chaque jour qui passait, était posé comme une
amphore de feu grégeois, prête à exploser. Il fallait traiter ces deux
questions, et rapidement.
Le besoin immédiat d’or fut résolu sans tarder par Rego Draz, le nouveau
Grand Argentier, qui prit contact avec la Banque de Fer de Braavos et ses
rivales à Tyrosh et à Myr pour obtenir non pas un, mais trois prêts
substantiels. En jouant chaque banque contre les autres, le Sire de l’Air
négocia les termes les plus favorables qu’on pouvait espérer. L’obtention
des prêts eut un effet immédiat ; le travail sur Fossedragon put reprendre et
une fois de plus une petite armée de contremaîtres et d’ouvriers envahit la
colline de Rhaenys.
Lord Rego et son roi comprenaient bien que les prêts étaient au mieux
une mesure d’urgence, cependant ; ils pourraient ralentir l’hémorragie mais
n’étancheraient pas la blessure. Seuls des impôts y parviendraient. Les taxes
de lord Celtigar ne serviraient de rien ; Jaehaerys ne désirait nullement
augmenter les taxes portuaires ou saigner à blanc les aubergistes. Il ne se
contenterait pas non plus d’exiger de l’or des seigneurs du royaume, comme
Maegor l’avait fait. En abuser, et les seigneurs se révolteraient. « Il n’est
rien d’aussi dispendieux que de mater une rébellion », déclara le roi. Les
seigneurs paieraient, mais de leur plein gré ; il allait instaurer des impôts sur
des denrées qu’ils désiraient, des marchandises belles et coûteuses venues
d’au-delà des mers. On taxerait la soie, le samit ; le drap d’or et d’argent ;
les pierres précieuses ; la dentelle et les tapisseries de Myr ; les vins de
Dorne (mais pas ceux de La Treille) ; les étalons des sables dorniens ; les
heaumes dorés et les armures ornées des artisans de Tyrosh, de Lys et de
Pentos. Les épices subiraient les plus lourdes taxes ; les poivres, les clous
de girofle, le safran, la muscade, la cannelle et tous ces autres condiments
rares venus d’au-delà des Portes de Jade, déjà plus onéreux que l’or,
verraient leur prix augmenter encore. « Nous taxons toutes les marchandises
qui m’ont fait riche, plaisanta lord Rego.
— Aucun homme ne peut se déclarer pressuré par ces taxes, expliqua
Jaehaerys au conseil restreint. Pour y échapper, il suffit à n’importe qui de
renoncer à son poivre, à ses soieries, à ses perles et il n’aura pas besoin de
payer un liard. Les hommes qui veulent ces choses en ont une envie
forcenée, toutefois. Comment, sinon, étaler leur puissance et montrer au
monde quels riches hommes ils sont ? Ils piailleront, mais ils paieront. »
Cela ne s’arrêta pas aux taxes sur les épices et les soieries. Le roi
Jaehaerys fit également proclamer une loi sur les créneaux. Tout seigneur
qui souhaitait construire un nouveau château ou développer et réparer son
siège déjà existant devrait acquitter une coquette somme pour ce privilège.
La nouvelle taxe aurait deux objectifs, expliqua Sa Grâce au Grand Mestre
Benifer. « Plus un château sera grand et fortifié et plus son seigneur sera
tenté de me défier. On pourrait croire qu’ils retiendraient la leçon d’Harren
le Noir, mais ils sont trop nombreux à ne pas connaître leur histoire. Cette
taxe les découragera de bâtir, tandis que ceux qui y tiennent absolument
rempliront de nouveau nos coffres tout en vidant les leurs. »
Ayant fait tout son possible pour rétablir les finances de la Couronne, Sa
Grâce tourna son attention vers l’autre grande question qui l’attendait.
Enfin, il fit venir sa reine. Avec son dragon Aile-d’Argent elle quitta
Peyredragon dans l’heure qui suivit sa convocation, après avoir été séparée
du roi pendant presque la moitié d’une année. Le reste de sa maison suivit
par bateau. Désormais, même les mendiants aveugles des ruelles de
Culpucier savaient qu’Alysanne et Jaehaerys s’étaient mariés mais, pour
préserver les convenances, le roi et la reine dormirent séparément pendant
une lune, tandis qu’on préparait leurs secondes noces.
Le roi n’était pas disposé à dépenser de l’argent qu’il n’avait pas pour de
nouvelles Épousailles d’or, aussi splendides et populaires qu’aient été ces
célébrations. Ils avaient été quarante mille à assister au mariage de sa mère
avec lord Rogar. Ils furent mille à s’assembler dans le Donjon Rouge pour
voir Jaehaerys prendre de nouveau sa sœur Alysanne pour épouse. Cette
fois, ce fut le septon Barth qui les déclara mari et femme, sous le trône de
fer.
Lord Rogar Baratheon et la reine douairière Alyssa figuraient parmi
l’assistance, cette fois-ci. Avec Garon et Ronnal, les frères de sa seigneurie,
ils étaient revenus d’Accalmie pour suivre la cérémonie. Mais ce fut un
autre invité des noces qui excita le plus de conversations : la reine de
l’Ouest était venue elle aussi. Portée par les ailes de Songefeu, Rhaena
Targaryen était arrivée en volant pour voir se marier ses frère et sœur… et
rendre visite à sa fille Aerea.
Les cloches carillonnèrent à travers toute la ville quand le rituel se
conclut, et une volée de corbeaux prirent leur essor vers chaque coin du
royaume pour proclamer « cette heureuse union ». Le deuxième mariage du
roi différa du premier par un autre aspect crucial ; il fut suivi par un
coucher. La reine Alysanne, dans les années qui viendraient, déclarerait que
ce fut à son insistance ; elle était prête à perdre sa virginité et ne voulait plus
d’autres questions lui demandant s’ils étaient « vraiment » mariés. Lord
Rogar en personne, ivre et tonitruant, mena les hommes qui la dévêtirent et
la portèrent dans le lit nuptial, tandis que les compagnes de la reine, Jennis
Templeton, Rosamonde Boule et Prudence et Prunella Celtigar figuraient
parmi celles qui firent les honneurs auprès du roi. Là, sur un lit à baldaquin
de la Citadelle de Maegor, au Donjon Rouge de Port-Réal, le mariage de
Jaehaerys Targaryen et de sa sœur Alysanne fut enfin consommé, scellant
de façon définitive leur union aux yeux des dieux et des hommes.
Avec la fin du secret, le roi et sa cour attendirent pour voir comment le
royaume allait réagir. Jaehaerys avait conclu que la violente opposition qui
avait accueilli le mariage de son frère Aegon avait plusieurs causes. La
prise d’une deuxième épouse par leur oncle Maegor en 39, défiant à la fois
le Grand Septon et son propre frère, le roi Aenys, avait rompu la délicate
entente entre le Trône de Fer et le septuaire Étoilé, si bien que le mariage
d’Aegon et de Rhaena avait été considéré comme un scandale
supplémentaire. La dénonciation ainsi suscitée avait enflammé le pays, et
les Épées et les Étoiles avaient brandi les torches, de même qu’une
vingtaine de pieux seigneurs, qui craignaient les dieux plus que leur roi. Le
prince Aegon et la princesse Rhaena étaient peu connus du peuple, et ils
avaient entamé leur pérégrination sans dragons (en grande partie parce
qu’Aegon n’était pas encore un dragonnier), ce qui les laissait vulnérables
aux foules houleuses qui avaient surgi pour s’en prendre à eux dans le
Conflans.
Aucune de ces conditions ne s’appliquait à Jaehaerys et à Alysanne. Il
n’y aurait pas de dénonciation par le septuaire Étoilé ; si certaines de Leurs
Saintetés s’irritaient encore de la tradition Targaryen du mariage entre frère
et sœur, l’actuel Grand Septon, le « Grand Lèche-Bottes » de septon Lune,
était indulgent et prudent, et ne voulait pas réveiller le dragon qui dort. Les
Épées et les Étoiles avaient été démantelées et mises hors la loi ; c’était au
Mur seulement, où deux mille anciens Pauvres Compagnons portaient
désormais les manteaux noirs de la Garde de Nuit, qu’elles avaient des
effectifs assez importants pour causer des problèmes, si elles y avaient été
enclines. Et le roi Jaehaerys ne voulait pas répéter les erreurs de son frère.
Sa reine et lui avaient l’intention de voir le pays qu’ils gouvernaient,
d’apprendre de première main ses besoins, de rencontrer ses seigneurs et de
prendre leur mesure, de se faire voir du peuple et de prêter l’oreille à leurs
doléances en retour… mais partout où ils iraient, ce serait avec leurs
dragons.
Pour toutes ces raisons, Jaehaerys pensait que le royaume accepterait son
mariage… mais il n’était pas homme à s’en remettre au hasard. « Les mots
sont du vent, dit-il à son conseil, mais le vent peut attiser un incendie. Mon
père et mon oncle ont combattu les mots par l’acier et les flammes. Nous
combattrons les mots par les mots, et nous éteindrons l’incendie avant qu’il
ne commence. » Ce que disant, Sa Grâce envoya non pas des chevaliers et
des hommes d’armes, mais des prêcheurs. « Parlez à tous ceux que vous
rencontrerez de la bonté d’Alysanne, de sa nature tendre et douce, et de son
amour pour tous les habitants de notre royaume, grands et petits », leur
donna pour mission le roi.
Sept partirent sur son ordre ; trois hommes et quatre femmes. En lieu
d’épées et de haches, ils n’étaient armés que de leur intelligence, de leur
courage et de leur langue. On conterait bien des histoires sur leurs voyages,
et leurs exploits deviendraient légendaires (prenant ce faisant une ampleur
considérable, comme il est de coutume avec les légendes). Un seul des sept
orateurs était connu du peuple du royaume quand ils se mirent en route : ce
n’était personne de moins que la reine Elinor en personne, l’Épouse Noire
qui avait trouvé Maegor mort sur le trône de fer. Vêtue de ses atours
royaux, qui devenaient chaque jour plus sales et plus élimés, Elinor de la
maison Costayne arpenta le Bief en témoignant avec éloquence des méfaits
de son défunt roi et de la bonté de ses successeurs. Plus tard, renonçant à
toute prétention à la noblesse, elle rejoindrait la Foi, s’élevant dans ses
rangs pour devenir enfin la Mère Elinor, au grand matristère de Port-Lannis.
Le nom des six autres qui se mirent en route pour parler au nom de
Jaehaerys deviendrait avec le temps presque aussi célèbre que celui de la
reine. Trois étaient de jeunes septons ; le subtil septon Baldrick, le docte
septon Rollo et le vieux et féroce septon Alfyn, qui avait perdu ses jambes
des années plus tôt et qu’on transportait partout dans une litière. Les
femmes que choisit le jeune roi n’étaient pas moins extraordinaires. Septa
Ysabel avait été gagnée à sa cause par la reine Alysanne lorsqu’elle était à
son service à Peyredragon. La minuscule septa Violante était renommée
pour ses talents de guérisseuse. Partout où elle allait, disait-on, elle
accomplissait des miracles. Mère Maris venait du Val, elle avait instruit des
générations d’orphelines dans un matristère d’une île dans le port de
Goëville.
Au cours de leurs périples à travers le royaume, les Sept Orateurs
parlaient de la reine Alysanne, de sa piété, de sa générosité et de son aimé,
le roi son frère… mais pour les septons, frères mendiants et chevaliers et
seigneurs pieux qui les défiaient par des citations tirées de L’Étoile à sept
branches ou des sermons d’anciens Grands Septons, ils avaient une réponse
toute prête, réponse qu’avait élaborée Jaehaerys en personne à Port-Réal,
aidé avec compétence par septon Oswyck et (tout particulièrement) par
septon Barth. Plus tard, la Citadelle et le septuaire Étoilé la baptiseraient
tous deux « doctrine de l’Exceptionnalisme ».
Son précepte de base était simple. La Foi des Sept était née jadis dans les
collines d’Andalos et avait franchi le détroit avec les Andals. Les lois des
Sept, telles qu’elles étaient établies dans le texte sacré et enseignées par les
septas et les septons, pour obéir au Père des Fidèles, décrétaient que le frère
ne devait pas coucher avec la sœur, ni le père avec la fille, la mère avec le
fils, que les fruits de telles unions étaient des abominations, immondes aux
yeux des dieux. Tout ceci, les exceptionnalistes l’affirmaient, avec cette
mise en garde : les Targaryen étaient différents. Leurs racines ne se situaient
pas à Andalos, mais dans l’antique Valyria, où prévalaient des lois et des
traditions différentes. Il suffisait de les regarder pour savoir qu’ils n’étaient
pas comme les autres hommes ; leurs yeux, leurs cheveux, leur seule
prestance, tout cela proclamait leur différence. Et ils volaient sur des
dragons. Eux seuls, parmi tous les hommes dans le monde, avaient reçu le
pouvoir d’apprivoiser ces bêtes terribles, une fois que le Fléau s’était abattu
sur Valyria.
« Un dieu nous a tous faits, Andals, Valyriens et Premiers Hommes,
proclamait septon Alfyn de sa litière, mais il ne nous a pas tous faits
identiques. Il a fait le lion et aussi l’aurochs, deux nobles animaux, mais il a
accordé certains dons à l’un et point à l’autre, et le lion ne peut vivre
comme un aurochs, ni l’aurochs comme un lion. Pour vous, ser, coucher
avec votre sœur serait un grave péché… mais vous n’êtes pas du sang du
dragon, pas plus que moi. Ce qu’ils font, ils l’ont toujours fait, et il ne nous
appartient pas de les juger. »
La légende nous apprend que, dans un petit village, septon Baldrick, si
vif d’esprit, se trouva confronté à un massif chevalier errant, jadis Pauvre
Compagnon, qui lui dit : « Certes, et si je veux baiser ma sœur, moi aussi,
ai-je votre bénédiction ? » Le septon sourit et répondit : « Allez à
Peyredragon et revendiquez un dragon. Si vous en êtes capable, ser, c’est
moi qui vous marierai avec votre sœur. »
Ici intervient un dilemme auquel doit faire face toute personne qui étudie
l’histoire. Lorsque nous considérons rétrospectivement les événements qui
sont arrivés en des années révolues, nous pouvons dire : c’est ceci, cela,
ceci encore qui ont été les causes de ce qui s’est passé. En regardant ce qui
ne s’est pas passé, en revanche, nous ne disposons que d’hypothèses. Nous
savons qu’en 51, le royaume ne s’est pas soulevé contre le roi Jaehaerys et
la reine Alysanne, comme il l’avait fait dix ans plus tôt contre Aegon et
Rhaena. Le pourquoi de la chose est nettement moins certain. Le silence du
Grand Septon fut éloquent, sans aucun doute, et les seigneurs autant que le
peuple étaient las de la guerre… mais si les mots ont un pouvoir, qu’ils
soient ou non du vent, assurément les Sept Orateurs ont eux aussi joué un
rôle.
Bien que le roi fût heureux avec sa reine et le royaume heureux de ce
mariage, Jaehaerys ne s’était pas trompé en prédisant qu’il affronterait une
période de mise à l’épreuve. Ayant recomposé le conseil, réconcilié lord
Rogar et la reine Alyssa et imposé de nouvelles taxes pour renflouer les
coffres de la Couronne, il fit face à ce qui se révélerait être son plus épineux
problème : sa sœur Rhaena.
Depuis qu’elle avait pris congé de Lyman Lannister et de Castral Roc,
Rhaena Targaryen et sa cour ambulante se livraient à une sorte de
pérégrination royale personnelle, visitant les Marpheux de Cendremarc, les
Reyne de Castamere, les Lefford à la Dent d’Or, les Vance de Bel Accueil
et enfin les Piper de Château-Rosières. Où qu’elle se tourne, les mêmes
problèmes surgissaient. « Ils sont tous chaleureux au début, raconta-t-elle à
son frère quand elle s’entretint avec lui après le mariage, mais ça ne dure
pas. Soit je ne suis pas la bienvenue, soit je le suis trop. Ils murmurent sur le
coût de mon séjour, pour moi et les miens, mais c’est Songefeu qui les
agite. Certains la craignent, plus nombreux sont ceux qui la veulent, et
ceux-ci en particulier me troublent. Ils désirent avoir leur propre dragon. Je
ne le leur donnerai pas, mais où veux-tu que j’aille ?
— Ici, suggéra le roi. Reviens à la cour.
— Pour vivre à jamais dans ton ombre ? J’ai besoin d’avoir mon propre
siège. Un lieu où aucun seigneur ne pourra me menacer, me bannir ou
porter atteinte à ceux que j’ai pris sous ma protection. J’ai besoin de terres,
d’hommes, d’un château.
— Nous pouvons te trouver des terres, répondit le roi, te construire un
château.
— Toutes les terres sont prises, tous les châteaux occupés, mais il y en a
un sur lequel j’ai des droits… plus que toi, mon frère. Je suis le sang du
Dragon. Je veux le siège de mon père, l’endroit où je suis née. Je veux
Peyredragon. »
À cela, le roi Jaehaerys n’eut aucune réponse, promettant seulement de
réfléchir à la question. Son conseil, lorsque la question lui fut soumise, fut
unanime pour s’opposer à la cession du siège ancestral de la maison
Targaryen à la reine veuve, mais personne n’avait de meilleure solution à
offrir.
Après avoir médité sur le problème, Sa Grâce revint parler à sa sœur. « Je
t’accorderai Peyredragon comme siège, lui dit-il, car il n’est pas de lieu qui
convienne davantage au sang du dragon. Mais tu détiendras l’île et le
château par mon don et non de droit. Notre aïeul a uni sept royaumes en un
seul par le feu et le sang, je ne puis ni ne veux en faire deux, en te taillant
un royaume séparé. Tu es reine par courtoisie, mais je suis roi, et mon
autorité s’étend de Villevieille jusqu’au Mur… et sur Peyredragon
également. Sommes-nous d’un même esprit sur ce point, ma sœur ?
— Es-tu si mal assuré sur ce siège de fer qu’il faille que ton propre sang
ploie le genou devant toi, frère ? lui lança Rhaena en retour. Soit. Donne-
moi Peyredragon et une chose encore, et je ne te troublerai jamais plus.
— Une chose encore ? interrogea Jaehaerys.
— Aerea. Je veux qu’on me restitue ma fille.
— Accordé », dit le roi… trop hâtivement, peut-être, car on doit se
rappeler qu’Aerea Targaryen, une fillette de huit ans, était officiellement
son successeur, l’héritière présomptive du Trône de Fer. Les conséquences
de cette décision ne se feraient pas connaître avant des années, cependant.
Pour l’heure, la chose fut entendue, et la reine de l’Ouest devint d’un coup
la reine de l’Est.
Le reste de l’année se déroula sans autre crise ni mise à l’épreuve, tandis
que Jaehaerys et Alysanne se mettaient en position de gouverner. Si certains
membres du conseil restreint furent pris de court quand la reine commença
à participer à leurs réunions, ils n’exprimèrent leurs objections qu’entre
eux… et bientôt, même plus cela, car la jeune reine se révéla sage, érudite
et habile, une voix bienvenue dans toute discussion.
Alysanne Targaryen avait des souvenirs heureux de son enfance avant
que son oncle Maegor ne s’empare de la couronne. Durant le règne de son
père Aenys, sa mère la reine Alyssa avait fait de la cour un lieu de
splendeur, empli de chants, de spectacles et de beauté. Musiciens, baladins
et rhapsodes rivalisaient pour gagner sa faveur et celle du roi. Les vins de
La Treille coulaient comme de l’eau à leurs banquets, les salles et les
espaces extérieurs de Peyredragon résonnaient de rires, et les nobles dames
éblouissaient par leurs perles et leurs diamants. La cour de Maegor avait été
un lieu sinistre et sombre, et la régence n’avait guère modifié la situation,
car le souvenir du temps du roi Aenys était douloureux pour sa reine, tandis
que lord Rogar était martial par tempérament, déclarant même un jour que
les bateleurs avaient moins d’utilité que des singes, car « les uns comme les
autres cabriolent, sautillent et piaillent, mais, si un homme a assez faim, au
moins il peut manger un singe ».
Cependant, la reine Alysanne gardait avec affection dans sa mémoire les
brèves gloires de la cour de son père, et elle se donna pour tâche de faire
resplendir le Donjon Rouge comme jamais auparavant, achetant aux cités
libres des tentures et des tapis, et commissionnant des fresques, des statues
et des mosaïques pour en orner les salles et les chambres du château. Sur
son ordre, les hommes du Guet écumèrent Culpucier jusqu’à ce qu’ils
dénichent Tom le Baladin, dont les airs gouailleurs avaient pareillement
amusé roi et peuple durant la Guerre des Manteaux Blancs. Alysanne le
nomma rhapsode de la cour, le premier d’un grand nombre qui exerceraient
cette charge dans les décennies à venir. De Villevieille, elle convia un
harpiste ; de Braavos, une compagnie d’acteurs ; de Lys, des danseurs ; et
elle donna au Donjon Rouge son premier fou, un gros homme appelé la
Commère qui s’habillait en femme et qu’on ne voyait jamais sans ses
« enfants » de bois, un duo de marionnettes habilement sculptées qui
proféraient de choquantes ribauderies.
Tout ceci plut fort au roi Jaehaerys, mais rien ne lui plut à moitié autant
que le don que lui fit la reine Alysanne plusieurs lunes plus tard, en lui
annonçant qu’elle attendait un enfant.
Naissance, mort et trahison
sous le règne de Jaehaerys Ier

Jaehaerys Ier Targaryen se révélerait un des rois les plus remuants qui ait
jamais pris place sur le trône de fer. Aegon le Conquérant avait
fameusement déclaré que le peuple se devait de voir de temps en temps ses
rois et ses reines, afin qu’il puisse exposer devant eux leurs doléances et
griefs. « J’ai l’intention qu’ils me voient », déclara Jaehaerys en annonçant
sa première pérégrination royale en fin d’année 51. Bien d’autres allaient se
succéder dans les années et les décennies suivantes. Durant son long règne,
Jaehaerys passerait plus de jours et de nuits en invité chez l’un ou l’autre
seigneur, ou à donner audience dans une ville de marché ou un village, qu’à
Peyredragon et au Donjon Rouge combinés. Et le plus souvent, Alysanne
l’accompagnait, son dragon d’argent volant aux côtés de sa grande bête de
bronze poli.
Aegon le Conquérant avait eu coutume d’emmener jusqu’à un millier de
chevaliers, d’hommes d’armes, de palefreniers, de cuisiniers et d’autres
serviteurs avec lui sur la route. Si elles offraient assurément un spectacle
grandiose, de telles pérégrinations posaient de nombreux problèmes aux
seigneurs honorés par les royales visites. On avait du mal à loger et à
nourrir tant d’hommes et, si le roi souhaitait aller chasser, les bois des
alentours étaient envahis. Même le seigneur le plus riche se trouvait souvent
réduit à la misère lorsque le roi prenait congé, ses caves de vins entièrement
bues, ses celliers vidés et la moitié de ses servantes engrossées de bâtards.
Jaehaerys décida de procéder autrement. Il ne serait pas accompagné par
plus d’une centaine d’hommes, quelle que soit la pérégrination ; vingt
chevaliers, le reste en hommes d’armes et serviteurs. « Je n’ai point besoin
de m’entourer d’épées, du moment que je chevauche Vermithor », déclara-t-
il. Des effectifs moins nombreux lui permettaient également de rendre visite
à de plus petits seigneurs, ceux dont les châteaux n’avaient jamais été assez
vastes pour accueillir Aegon. Son intention était de voir et d’être vu en de
plus nombreux endroits, mais de rester moins longtemps à chacun d’eux,
afin de ne jamais devenir un hôte encombrant.
La première pérégrination du roi se voulait modeste, débutant par les
terres de la Couronne au nord de Port-Réal pour ne se prolonger que
jusqu’au Val d’Arryn. Jaehaerys voulait avoir Alysanne à ses côtés, mais,
comme Sa Grâce attendait un enfant, il veilla à établir des étapes qui ne
soient pas trop épuisantes. Ils commencèrent par Castelfoyer et Rosby, puis
allèrent vers le nord en suivant la côte jusqu’à Sombreval. Là, tandis que le
roi visitait les chantiers navals de lord Sombrelyn et profitait d’un après-
midi de pêche, la reine tint la première de ses cours des femmes, qui
devaient occuper une place importante dans toutes les pérégrinations
royales à venir. Seules les femmes et les jouvencelles étaient reçues à ces
audiences ; de haute ou basse naissance, elles étaient encouragées à partager
avec la jeune reine leurs craintes, leurs soucis et leurs espoirs.
Le voyage se déroula sans incident jusqu’à ce que le roi et la reine
parviennent à Viergétang, où ils devaient être une quinzaine de jours les
hôtes de lord et lady Mouton, avant de prendre la mer sur la baie des Crabes
jusqu’à Combemèche, Goëville et le Val. La ville de Viergétang était
grandement renommée pour son étang d’eau douce où, selon la légende,
Florian le Fol avait pour la première fois aperçu Jonquil au bain, à l’Âge
des Héros. Comme des milliers d’autres femmes avant elle, la reine
Alysanne voulut se baigner dans l’étang de Jonquil, dont les eaux, disait-on,
avaient d’étonnantes vertus curatives. Bien des siècles plus tôt, les sires de
Viergétang avaient bâti autour de l’étang un grand établissement de bains en
pierre, et l’avaient confié à un ordre de sœurs sacrées. Aucun homme
n’avait le droit d’y entrer, aussi, quand la reine se glissa dans les flots bénis,
n’était-elle accompagnée que de ses dames de compagnie, ses servantes et
les septas (Edyth et Lyra, qui avaient servi comme novices auprès de septa
Ysabel, avaient récemment prononcé leurs vœux de septas, consacrées dans
la Foi et dédiées à la reine).
La bonté de la petite reine, le silence du septuaire Étoilé et les discours
des Sept Orateurs avaient gagné la plupart des Fidèles à la cause de
Jaehaerys et de son Alysanne… mais il en est toujours que rien ne fléchit et,
parmi les sœurs qui gardaient l’étang de Jonquil, se trouvaient trois femmes
de cette sorte, dont le cœur était endurci par la haine. Elles se dirent entre
elles que leurs eaux sacrées seraient souillées à jamais si on laissait la reine
s’y baigner alors qu’elle portait en son ventre l’« abomination » du roi. La
reine Alysanne s’était à peine dépouillée de ses vêtements qu’elles
s’abattirent sur elle avec des poignards qu’elles avaient dissimulés sous
leurs robes.
Par bonheur, les attaquantes n’étaient pas des guerrières et n’avaient pas
pris en compte le courage des compagnes de la reine. Nues et vulnérables,
les Avisées n’hésitèrent pas, et s’interposèrent entre les agresseurs et leur
dame. Septa Edyth fut frappée au visage, Prudence Celtigar atteinte à
l’épaule, tandis que Rosamonde Boule recevait dans le ventre un coup de
poignard qui, trois jours plus tard, se révéla fatal, mais aucune des lames
meurtrières ne toucha la reine. Et les cris et les clameurs de la lutte firent
accourir les protecteurs d’Alysanne, car ser Joffrey Doguette et ser Gyles
Morrigen gardaient l’entrée de la maison de bains, sans songer que le
danger rôdait à l’intérieur.
La Garde Royale régla promptement le compte des attaquantes, en tuant
deux d’emblée, tout en gardant la troisième en vie pour l’interroger. Quand,
encouragée, elle révéla qu’une demi-douzaine d’autres sœurs de leur ordre
avaient aidé à planifier l’attaque, tout en manquant de bravoure pour manier
une lame, lord Mouton fit pendre les coupables et en aurait fait autant des
innocentes, sans l’intervention de la reine.
Jaehaerys était furieux. Leur visite au Val fut remise et ils regagnèrent la
sécurité de la Citadelle de Maegor. La reine Alysanne y resterait jusqu’à la
naissance de leur enfant, mais cette expérience l’avait bouleversée et lui
avait donné à penser : « J’ai besoin d’un protecteur qui me soit attaché,
déclara-t-elle à Sa Grâce. Vos Sept sont des hommes léaux et vaillants, mais
ce sont des hommes, et il est des lieux où les hommes ne peuvent point
aller. » Le roi n’en put disconvenir. Un corbeau s’envola le soir même pour
Sombreval, ordonnant au nouveau lord Sombrelyn d’envoyer à la cour sa
demi-sœur bâtarde, Jonquil Sombre, qui avait étonné le peuple durant la
Guerre des Manteaux Blancs sous l’aspect du chevalier mystère appelé le
Serpent d’Écarlate. Toujours d’écarlate vêtue, elle arriva quelques jours
plus tard à Port-Réal, et accepta de grand cœur la charge de bouclier lige de
la reine. Avec le temps, on la connaîtrait à travers le royaume sous le nom
de l’Ombre écarlate, tant elle gardait sa dame de près.
Peu de temps après le retour de Jaehaerys et d’Alysanne de Viergétang et
la claustration de la reine dans sa chambre, des nouvelles de la nature la
plus merveilleuse et la plus inattendue arrivèrent d’Accalmie. La reine
Alyssa attendait un enfant. À quarante-quatre ans, la reine douairière était
considérée comme ayant largement dépassé l’âge de donner naissance, si
bien que sa grossesse fut accueillie comme un miracle. À Villevieille, le
Grand Septon en personne proclama que c’était une bénédiction venue des
dieux, « un don de la Mère-d’En-Haut à une mère qui a beaucoup souffert,
et bravement ».
Au sein de la joie, il y avait une inquiétude, aussi. Alyssa n’avait plus ses
forces d’antan ; son rôle de reine régente avait prélevé son tribut, et son
second mariage ne lui avait pas apporté le bonheur qu’elle avait autrefois
espéré. La perspective d’un enfant réchauffa toutefois le cœur de lord
Rogar ; il chassa son courroux et se repentit de ses infidélités pour demeurer
auprès de son épouse. Alyssa elle-même éprouvait des craintes, ayant à
l’esprit le dernier bébé qu’elle avait donné au roi Aenys, la petite Vaella,
morte au berceau. « Je ne pourrais souffrir cela de nouveau, déclara-t-elle
au seigneur son mari. Cela me déchirerait le cœur. » Mais l’enfant, quand il
parut au début de l’année suivante, se révéla robuste et plein de santé, un
gros garçon au visage rouge, né avec un toupet de cheveux d’un noir de jais
et « un cri qu’on put entendre de Dorne jusqu’au Mur ». Lord Rogar, qui
avait depuis longtemps abandonné l’espoir d’avoir des enfants d’Alyssa,
nomma son fils Boremund.
Les dieux offrent la peine ainsi que la joie. Longtemps avant que sa mère
n’arrive à terme, la reine Alysanne accoucha elle aussi d’un fils, un garçon
qu’elle nomma Aegon, en l’honneur à la fois du Conquérant et de son frère,
perdu et tant pleuré, le Prince Sans-Couronne. Tout le royaume rendit
grâces, et personne plus que Jaehaerys. Mais le jeune prince était venu trop
tôt. Chétif et frêle, il mourut trois jours après sa naissance. La reine
Alysanne en fut tant affligée que les mestres craignirent également pour sa
vie. À jamais par la suite, elle blâma pour la mort de son fils les femmes qui
l’avaient attaquée à Viergétang. Si on l’avait laissée se baigner dans les
eaux curatives de l’étang de Jonquil, disait-elle, le prince Aegon aurait
vécu.
Le mécontentement pesait également sur Peyredragon, où Rhaena
Targaryen avait établi sa propre petite cour. Ainsi qu’ils l’avaient fait avec
Jaehaerys avant elle, les seigneurs voisins commencèrent à lui rendre visite,
mais la reine de l’Est n’était pas son frère. Nombre de ses visiteurs furent
reçus avec froideur, les autres éconduits sans audience.
La réunion de la reine Rhaena avec sa fille Aerea ne s’était pas bien
passée non plus. La princesse n’avait aucun souvenir de sa mère et la reine
ne savait rien de sa fille, et ne ressentait aucune tendresse pour les enfants
d’autrui. Aerea avait apprécié l’animation du Donjon Rouge, où allaient et
venaient des seigneurs, des dames et les envoyés d’étranges pays lointains,
des chevaliers s’exerçant chaque matin dans les cours, des chanteurs, des
baladins et des fous cabriolant le soir, et tout le vacarme, la couleur et le
tumulte de Port-Réal juste au-delà des remparts. Elle avait également adoré
l’attention qu’on lui prodiguait en tant qu’héritière du Trône de Fer. Grands
seigneurs, preux chevaliers, chambrières, lavandières et palefreniers
l’avaient tous louée, aimée, et avaient rivalisé pour gagner sa faveur, et elle
avait été à la tête d’un groupe de jeunes filles de hautes et basses naissances
qui semaient la terreur dans le château.
Tout cela lui avait été enlevé quand sa mère l’avait emportée à
Peyredragon contre son gré. Comparée à Port-Réal, l’île était un lieu
ennuyeux, calme et endormi. Il n’y avait dans la forteresse aucune fille de
son âge, et Aerea n’avait pas la permission de se mêler aux filles de
pêcheurs du village au pied des murs. Sa mère était pour elle une inconnue,
tantôt sévère et tantôt timide, considérablement encline aux humeurs
mélancoliques, et les femmes de son entourage semblaient peu s’intéresser
à Aerea. De toutes, la seule que la princesse prit en affection fut Elissa
Farman, de Belle Île, qui lui conta le récit de ses aventures et promit de lui
enseigner la voile. Lady Elissa n’était pas plus heureuse à Peyredragon
qu’Aerea elle-même, toutefois ; les vastes mers du couchant lui
manquaient, et elle parlait souvent d’y retourner. « Emmène-moi avec toi »,
lui demandait la princesse Aerea chaque fois qu’elle le faisait, et Elissa
Farman en riait.
Peyredragon possédait une chose qui manquait largement à Port-Réal :
des dragons. Dans la grande citadelle à l’ombre du Montdragon, de
nouvelles bêtes naissaient à chaque cycle de lune, ou du moins en
donnaient-elles l’impression. Les œufs pondus par Songefeu à Belle Île
avaient tous éclos à Peyredragon, et Rhaena Targaryen avait veillé à ce que
sa fille fasse leur connaissance. « Choisis-en un, fais-le tien, avait insisté la
reine auprès de la princesse, et un jour tu voleras. » Il y avait également,
dans les cours, des dragons plus anciens et, au-delà des remparts, des
dragons sauvages qui s’étaient échappés du château et avaient établi leur
antre dans des grottes cachées sur l’autre flanc de la montagne. La princesse
Aerea avait connu Vermithor et Aile-d’Argent durant le temps qu’elle avait
passé à la cour, mais on ne l’avait jamais autorisée à trop s’en approcher.
Ici, elle pouvait rendre visite aux dragons autant qu’elle en avait envie ; les
nouveau-nés, les jeunes dragons, Songefeu, la dragonne de sa mère… et les
plus grands de tous, Balerion et Vhagar, énormes, anciens et léthargiques,
mais encore terrifiants quand ils s’éveillaient, s’agitaient et déployaient
leurs ailes.
Au Donjon Rouge, elle avait aimé son cheval, ses chiens et ses amis. Sur
Peyredragon, ses amis – les seuls, à l’exception d’Elissa Farman – furent les
dragons, et elle commença à compter les jours jusqu’à ce qu’elle puisse en
chevaucher un et s’envoler loin, très loin de là.
Le roi Jaehaerys accomplit enfin sa pérégrination à travers le Val d’Arryn
en 52, faisant escale à Goëville, Roches-aux-runes, Rougefort, Longarc,
Cordial et aux Portes de la Lune, avant de s’envoler avec Vermithor le long
de la Lance du Géant jusqu’aux Eyrié, ainsi que l’avait fait la reine Visenya
durant la Conquête. La reine Alysanne l’accompagna dans une partie de ses
voyages, mais pas dans la totalité ; elle n’avait toujours pas recouvré
complètement ses forces après ses couches, et le chagrin qui avait suivi.
Néanmoins, par ses bons offices, furent arrangées les fiançailles de lady
Prudence Celtigar avec lord Grafton de Goëville. Sa Grâce tint également
une cour des femmes à Goëville, et une seconde aux Portes de la Lune ; ce
qu’elle entendit et apprit là allait changer les lois des Sept Couronnes.
Les hommes parlent souvent aujourd’hui des lois de la reine Alysanne,
mais cet usage est impropre et incorrect. Sa Grâce n’avait aucun pouvoir de
passer des lois, promulguer des décrets, faire des proclamations ou rendre
des jugements. C’est une erreur de parler d’elle comme nous le ferions des
reines du Conquérant, Rhaenys et Visenya. Néanmoins, la jeune reine
exerçait sur le roi Jaehaerys une énorme influence et, quand elle parlait, il
l’écoutait… comme il le fit à leur retour du Val d’Arryn.
Ce fut sur le sort des veuves à travers les Sept Couronnes que les cours
des femmes attirèrent l’attention d’Alysanne. En temps de paix,
particulièrement, il n’était pas rare qu’un homme survive à la femme de ses
jeunes années ; car les jeunes hommes périssent le plus souvent sur le
champ de bataille, mais les jeunes femmes dans le lit des couches. Qu’ils
soient de noble ou d’humble extraction, les hommes laissés ainsi veufs
prenaient souvent, après un délai, une seconde épouse, dont la présence
dans la maison lui valait la rancune des enfants de la première femme.
Lorsque aucun lien d’affection n’existait à la mort de l’homme, ses héritiers
pouvaient chasser la veuve de la maison et ne s’en privaient pas, la
réduisant à la misère ; dans le cas de seigneurs, les héritiers pouvaient tout
aussi bien dépouiller la veuve de ses prérogatives, de ses revenus et de ses
serviteurs, la ravalant à n’être guère plus qu’une pensionnaire.
Pour rectifier ces maux, le roi Jaehaerys promulgua en 52 la Loi de la
Veuve, confirmant le droit du fils aîné (ou de la fille aînée, s’il n’y avait pas
de fils) à hériter, mais exigeant de ces héritiers qu’ils maintiennent la veuve
survivante dans la situation dont elle jouissait avant le décès de son époux.
La veuve d’un seigneur, qu’elle soit première, deuxième ou troisième
épouse, ne pouvait plus être chassée de son château, ni privée de ses
serviteurs, de ses habits et de ses revenus. La même loi, cependant,
interdisait également aux hommes de déshériter leurs enfants d’une
première épouse pour transmettre leurs terres, leur siège ou leurs propriétés
à une épouse ultérieure ou à ses enfants.
La construction fut cette année-là l’autre sujet de préoccupation du roi.
Le travail se poursuivait sur Fossedragon, et Jaehaerys visitait souvent le
site pour y constater personnellement les progrès. En chevauchant entre la
grande colline d’Aegon et la colline de Rhaenys, toutefois, Sa Grâce nota
l’état effroyable de sa ville. Port-Réal avait grandi trop vite, les riches
demeures, les boutiques, les taudis et les trous à rats surgissant comme
champignons après la pluie. Ses rues étaient étroites, sombres et infectes,
avec des bâtisses si proches l’une de l’autre que les gens pouvaient passer
d’une fenêtre à l’autre. Les venelles se tordaient comme des serpents ivres.
Partout s’étalaient la boue, le fumier et le contenu des pots de chambre.
« Que ne puis-je vider la ville et l’abattre, pour la rebâtir tout entière »,
déclara le roi à son conseil. Faute d’un tel pouvoir et des sommes qu’une
aussi massive entreprise aurait exigées, Jaehaerys fit de son mieux. On
élargit les rues, on les redressa et on les pava partout où cela était possible.
On démolit les pires bauges et taudis. On ménagea une grande place
centrale qu’on planta d’arbres, avec des marches et des arcades au-dessous.
De ce moyeu s’élancèrent des artères longues et larges, droites comme des
javelines : la voie du Roi, la voie des Dieux, la rue des Sœurs, la voie de la
Néra (ou la voie de la Boue, ainsi que le peuple ne tarda pas à la rebaptiser).
Rien de tout cela ne pouvait s’accomplir du jour au lendemain ; le chantier
allait se poursuivre durant des années, voire des décennies, mais ce fut en
l’an 52 qu’il débuta, sur ordre du roi.
Le coût de la reconstruction de la ville n’était pas négligeable et il fit
peser de nouvelles exigences sur le trésor de la Couronne. Ces difficultés
furent accrues par l’impopularité croissante du Sire de l’Air, Rego Draz. En
peu de temps, le Grand Argentier pentoshi était devenu aussi
universellement haï que son prédécesseur, quoique pour des raisons
différentes. On le disait corrompu, détournant l’or du roi pour gonfler sa
propre bourse, une accusation que lord Rego traitait par la dérision.
« Pourquoi volerais-je le roi, je suis deux fois plus riche que lui. » On le
disait sans dieux, car il n’adorait pas les Sept. À Pentos, on adore bien des
divinités étranges, mais on n’en connaissait qu’une seule que vénérait Draz,
une petite idole domestique figurant une femme enceinte, aux seins gonflés
et à la tête de chauve-souris. « Elle est le seul dieu dont j’aie besoin », était
son unique réponse sur le sujet. On le disait sang-mêlé, une assertion qu’il
ne pouvait nier, car tous les Pentoshis sont en partie Andals et en
partie Valyriens, mâtinés d’esclaves et de peuples plus anciens oubliés
depuis longtemps. Par-dessus tout, on ne l’aimait pas à cause de sa fortune,
qu’il ne daignait pas dissimuler, dont il faisait parade avec ses robes de soie,
ses bagues de rubis et son palanquin doré.
Que lord Rego Draz soit un Grand Argentier capable, même ses ennemis
ne pouvaient le nier, mais le défi de financer l’achèvement de Fossedragon
et la reconstruction de Port-Réal mit ses talents considérables à rude
épreuve. Les seuls impôts sur les soieries, les épices et les créneaux n’y
pouvaient suffire, aussi lord Rego instaura-t-il à contrecœur une nouvelle
taxe : un octroi, exigé de toute personne qui entrait ou sortait de la ville,
prélevé à ses portes par les gardes. On percevait des droits supplémentaires
sur les chevaux, les mules, les ânes et les bœufs ; les chariots et carrioles
versaient la plus lourde taxe. Étant donné le nombre qui entrait et sortait
chaque jour de Port-Réal, l’octroi se révéla extrêmement lucratif, apportant
plus qu’assez pour répondre aux besoins… mais à un coût considérable
pour Rego Draz, car les récriminations à son encontre décuplèrent.
Un long été, d’abondantes récoltes, la paix et la prospérité tant dans le
royaume qu’en dehors, aidèrent toutefois à limer les crocs du
mécontentement et, lorsque l’année toucha à sa fin, la reine Alysanne donna
au roi une excellente nouvelle. Sa Grâce attendait de nouveau un enfant.
Cette fois, jura-t-elle, aucun ennemi ne s’approcherait d’elle. Les plans
d’une deuxième pérégrination royale avaient déjà été dressés et annoncés
quand on apprit la condition de la reine. Bien que Jaehaerys eût
immédiatement décidé qu’il resterait auprès de son épouse jusqu’à la
naissance de l’enfant, Alysanne s’y refusa. Il devait y aller, insista-t-elle.
Ainsi fit-il donc. L’arrivée du nouvel an vit le roi prendre les airs de
nouveau sur Vermithor, à destination du Conflans cette fois-ci. Sa
pérégrination commença par un séjour à Harrenhal comme hôte de son
nouveau seigneur, Maegor Tourelles, âgé de neuf ans. De là, sa suite et lui
continuèrent vers Vivesaigues, La Glandée, Château-Rosières, Atranta et
Pierremoûtier. À la demande de sa reine, lady Jennis Templeton voyagea
avec le roi pour tenir à sa place des cours de femmes à Vivesaigues et
Pierremoûtier. Alysanne demeura au Donjon Rouge, présidant les réunions
du conseil en l’absence du roi et donnant audience sur un siège en velours
au pied du trône de fer.
Alors que la grossesse de Sa Grâce avançait, sur l’autre rive de la baie de
la Néra une autre femme accouchait d’un enfant dont la naissance, quoique
moins remarquée, prendrait avec le temps une grande signification pour les
contrées de Westeros et les mers qui s’étendaient au-delà. Sur l’île de
Lamarck, le fils aîné de Daemon Velaryon devint père pour la première fois
quand la dame son épouse lui donna un bébé beau et sain. On nomma le
nourrisson Corlys, d’après l’arrière grand-oncle qui avait servi si noblement
comme lord Commandant de la première Garde Royale, mais, dans les
années qui suivraient, le peuple de Westeros apprendrait à le connaître sous
le surnom de Serpent de Mer.
L’enfant de la reine arriva à son tour. Elle s’alita durant la septième lune
de 53 et cette fois-ci donna naissance à un être fort et plein de santé, une
fille qu’elle appela Daenerys. Le roi se trouvait à Pierremoûtier quand il
apprit la nouvelle. Il enfourcha Vermithor et, sur-le-champ, rentra à tire-
d’aile à Port-Réal. Bien que Jaehaerys eût espéré qu’un autre fils lui
succéderait sur le trône de fer, il fut évident qu’il était fou de sa fille dès
l’instant où il la prit pour la première fois dans ses bras. Le royaume raffola
également de la petite princesse… tout le royaume, en fait, hormis
Peyredragon.
Aerea Targaryen, fille d’Aegon le Sans-Couronne et de sa sœur Rhaena,
avait onze ans et était l’héritière du Trône de Fer d’aussi loin que
remontaient ses souvenirs (exception faite des trois jours qui avaient séparé
la naissance du prince Aegon de sa mort). Fillette à la forte volonté, à la
parole hardie et au tempérament ardent, Aerea adorait l’attention que lui
valait le fait d’être une future reine, et ne fut pas enchantée de se trouver
remplacée par la princesse nouveau-née.
Sa mère la reine Rhaena partageait sans doute ces sentiments, mais elle
tint sa langue et n’en dit pas un mot, même à ses plus proches confidentes.
Elle avait assez de problèmes dans son propre château à l’époque, car une
faille s’était ouverte entre elle et sa chère Elissa Farman. Privée par son
frère lord Franklyn de la moindre part des revenus de Belle Île, Elissa
sollicita de la reine douairière assez d’or pour construire un nouveau navire
dans les chantiers navals de Lamarck, un grand vaisseau rapide qui devait
croiser sur les mers du Crépuscule. Rhaena n’accéda pas à sa requête. « Je
ne pourrais supporter que tu me quittes », répondit-elle, mais lady Elissa
n’entendit que : « Non ».
Avec la vision rétroactive de l’histoire pour nous guider, nous pouvons
remonter et voir que tous les signes étaient là, les présages inquiétants de
temps difficiles à venir, mais même les archimestres du Conclave n’en
perçurent rien, alors qu’ils passaient en revue l’année qui allait s’achever.
Pas un seul d’entre eux n’entrevit que l’année qui venait s’inscrirait parmi
les plus sombres du long règne de Jaehaerys Ier Targaryen, une année si
marquée par la mort, la division et les désastres que les mestres et le peuple
en viendraient ensemble à l’appeler l’année de l’Étranger.
La première mort de 54 se produisit à quelques jours à peine des
célébrations qui fêtèrent l’avènement du nouvel an, quand septon Oswyck
trépassa dans son sommeil. C’était un vieil homme qui déclinait depuis
quelque temps, mais son décès jeta néanmoins une ombre sur la cour. À une
époque où la reine régente, la Main du Roi et la Foi s’opposaient toutes au
mariage de Jaehaerys et d’Alysanne, Oswyck avait accepté de célébrer pour
eux la cérémonie, et son courage n’avait pas été oublié. Sur la demande du
roi, ses restes furent enterrés sur Peyredragon, où il avait servi si longtemps
et si fidèlement.
Le Donjon Rouge était encore en deuil quand s’abattit le coup suivant,
bien qu’à l’époque, il ait semblé que c’était une occasion de se réjouir. Un
corbeau d’Accalmie apporta un message étonnant ; à l’âge de quarante-six
ans, la reine Alyssa attendait de nouveau un enfant. « Un second miracle »,
clama le Grand Mestre Benifer en apprenant la nouvelle au roi. Septon
Barth, qui avait assumé la charge d’Oswyck après la mort de celui-ci, était
plus dubitatif. Sa Grâce ne s’était jamais pleinement remise de la naissance
de son fils Boremund, mit-il en garde ; il se demanda si elle avait encore
assez de force pour mener un enfant à terme. La perspective d’un autre fils
enthousiasma Rogar Baratheon, toutefois, et il n’anticipait aucune
difficulté. Sa femme avait donné naissance à sept enfants, insista-t-il.
Pourquoi pas un huitième ?
À Peyredragon, des problèmes d’une autre nature atteignaient un point
critique. Lady Elissa Farman ne pouvait plus supporter la vie sur l’île. Elle
avait entendu l’appel de la mer, dit-elle à la reine Rhaena ; l’heure était
venue pour elle de prendre congé. Jamais encline à faire montre de ses
émotions, la reine de l’Est reçut la nouvelle avec un visage de marbre. « Je
t’ai priée de rester, dit-elle. Je ne te supplierai pas. Si tu veux partir, va. » La
princesse Aerea n’avait pas le sang-froid de sa mère. Lorsque lady Elissa
vint lui faire ses adieux, elle pleura en s’agrippant à sa jambe, l’implorant
de rester ou, à défaut, de l’emmener avec elle. « Je veux aller avec toi,
insista Aerea, je veux courir les mers et avoir des aventures. » Lady Elissa
versa elle aussi une larme, nous raconte-t-on, mais elle repoussa la
princesse avec douceur et lui dit : « Non, mon enfant. Ta place est ici. »
Elissa Farman partit le lendemain matin pour Lamarck. De là, elle
s’embarqua pour traverser le détroit jusqu’à Pentos. Par la suite, elle se
dirigea par voie de terre jusqu’à Braavos, dont les charpentiers de marine
étaient universellement réputés, sans que Rhaena Targaryen et la princesse
Aerea aient la moindre idée de sa destination finale. La reine n’imaginait
pas qu’elle soit allée plus loin que Lamarck. Toutefois, lady Elissa avait de
bonnes raisons de mettre plus de distance entre elle et la reine. Une demi-
lune après son départ, ser Merrell Bufflon, qui commandait toujours la
garnison du château, fit comparaître devant Rhaena trois palefrins terrifiés
et le gardien de l’enclos aux dragons. Trois œufs de dragon avaient disparu,
et des jours de recherche ne les avaient pas retrouvés. Après avoir interrogé
de près chacun des hommes qui avait accès aux dragons, ser Merrell était
convaincu que lady Elissa les avait dérobés en partant.
Si cette trahison de quelqu’un qu’elle avait fort aimé blessa Rhaena
Targaryen, elle le dissimula bien, mais elle ne put cacher sa fureur. Elle
ordonna à ser Merrell de questionner plus durement palefreniers et garçons
d’enclos. Lorsque l’interrogatoire demeura stérile, elle le releva de ses
fonctions et le chassa de Peyredragon, avec son fils ser Alyn et une
douzaine d’autres hommes qu’elle trouvait douteux. Elle alla jusqu’à
convoquer son époux, Androw Farman, exigeant de savoir s’il avait été
complice du crime de sa sœur. Ses démentis ne servirent qu’à exciter encore
plus le courroux de la reine, jusqu’à ce que leurs éclats de voix retentissent
à travers les couloirs de Peyredragon. Elle dépêcha des hommes à Lamarck,
pour apprendre alors que lady Elissa avait pris la mer pour Pentos. Elle
dépêcha des hommes à Pentos, mais la piste était froide.
Ce ne fut qu’alors que Rhaena Targaryen enfourcha Songefeu pour voler
vers le Donjon Rouge et informer son frère de ce qui s’était passé. « Elissa
n’avait aucun amour pour les dragons, expliqua-t-elle au roi. C’était de l’or
qu’elle voulait, de l’or pour construire un navire. Elle vendra les œufs. Ils
valent…
— Une flotte entière. » Jaehaerys avait reçu sa sœur dans sa salle privée,
uniquement en présence du Grand Mestre Benifer pour porter témoignage
de ce qui fut dit. « Si ces œufs devaient éclore, il y aurait un autre seigneur
dragon dans le monde, qui ne serait pas de notre maison.
— Ils peuvent ne pas éclore, souligna Benifer. Éloignés de Peyredragon.
La chaleur… la chose est connue, certains œufs de dragon se changent
simplement en pierre.
— Et un négociant en épices de Pentos se retrouvera alors propriétaire de
trois cailloux extrêmement coûteux, déclara Jaehaerys. Sinon… la
naissance de trois jeunes dragons n’est pas un événement qu’on garde
aisément secret. Celui qui les a voudra s’en glorifier. Nous devons avoir des
yeux et des oreilles à Pentos, Tyrosh, Myr, dans toutes les cités libres. Offre
des récompenses pour toute mention de dragons.
— Qu’as-tu l’intention de faire ? lui demanda sa sœur Rhaena.
— Ce que je dois. Ce que tu dois. Ne songe pas à te laver les mains de
cette affaire, ma sœur. Tu voulais Peyredragon, je te l’ai donnée, et tu y as
fait venir cette femme. Cette voleuse. »
Le long règne de Jaehaerys Ier Targaryen connut la paix, pour sa plus
grande partie ; les guerres qu’il livra furent rares et brèves. Que nul ne
confonde Jaehaerys avec son père Aenys, toutefois. Il n’y avait en lui ni
faiblesse, ni indécision, comme sa sœur Rhaena et le Grand Mestre Benifer
en furent alors témoins, quand le roi continua en disant : « Si les dragons se
manifestent, n’importe où entre ici et Yi Ti, nous exigerons leur retour. On
nous les a volés, ils nous appartiennent de droit. Si on devait nous refuser
cette exigence, alors nous devrions aller les chercher. Les reprendre si nous
pouvons, les tuer sinon. Aucun jeune ne peut espérer tenir tête à Vermithor
et à Songefeu.
— Et à Aile-d’Argent ? demanda Rhaena. Notre sœur…
— … n’a rien eu à voir en ceci. Je ne lui ferai pas courir de risques. »
Alors, la reine de l’Est sourit. « Elle est Rhaenys, et moi Visenya. Je l’ai
toujours pensé.
— Vous parlez de guerroyer de l’autre côté du détroit, Votre Grâce,
intervint le Grand Mestre Benifer. Les coûts…
— … devront être assumés. Je ne permettrai pas à Valyria de se lever à
nouveau. Imaginez ce que les triarques de Volantis feraient de dragons.
Prions que cela n’en arrive jamais là. » Sur ces mots, Sa Grâce leva
l’audience, enjoignant aux autres de ne pas parler des œufs disparus. « Nul
ne doit le savoir, à part nous trois. »
Mais il était trop tard pour une telle mise en garde. À Peyredragon, le
larcin était connu de tous, même des pêcheurs. Et ceux-ci, on le sait,
naviguent vers d’autres îles ; ainsi les rumeurs se répandirent-elles. Benifer,
agissant par le truchement du Grand Argentier pentoshi, qui avait des agents
dans chaque port, contacta l’autre côté du détroit, comme le roi l’avait
ordonné… « Payant en bonne monnaie de mauvaises gens » (selon
l’expression de Rego Draz) pour toute nouvelle d’œufs de dragon, de
dragons ou d’Elissa Farman. Une petite armée de chuchoteurs,
d’informateurs, de coursiers et de courtisanes produisit des centaines de
rapports, dont une vingtaine prouva sa valeur pour le Trône de Fer, pour
d’autres raisons… mais chaque rumeur sur les œufs de dragon se révéla
stérile.
Nous savons désormais qu’après Pentos, lady Elissa se dirigea vers
Braavos, non sans avoir d’abord changé de nom. Chassée de Belle Île et
désavouée par lord Franklyn son frère, elle adopta un nom de bâtard de sa
propre confection, se faisant appeler Alys Montcouchant. Sous ce nom, elle
obtint une audience avec le Seigneur de la Mer de Braavos. La ménagerie
de celui-ci avait une vaste réputation et il fut heureux d’acheter les œufs de
dragon. Elle confia l’or qu’elle reçut en échange à la Banque de Fer et
l’employa à financer la construction du Coureur de Soleil, le navire dont
elle rêvait depuis bien des années.
À l’époque, rien de tout cela n’était connu de Port-Réal, cependant, et le
roi Jaehaerys eut bientôt un nouveau sujet d’inquiétude. Dans le septuaire
Étoilé de Villevieille, le Grand Septon s’était écroulé en montant une volée
de marches jusqu’à sa chambre à coucher. Il était mort avant de rouler à leur
pied. À travers tout le royaume, les cloches de tous les septuaires
entonnèrent un chant de douleur. Le Père des Fidèles était parti rejoindre les
Sept.
Le roi n’avait pourtant pas le temps de prier ni de porter le deuil. Dès le
Grand Septon enterré, Leurs Saintetés allaient se réunir au septuaire Étoilé
pour choisir son successeur, et Jaehaerys savait que la paix du royaume
dépendait du maintien par le nouvel homme des politiques de son
prédécesseur. Le roi avait son candidat au diadème de cristal : septon Barth,
qui était arrivé pour gérer la bibliothèque du Donjon Rouge et y était
devenu un de ses conseillers les plus fiables. Il fallut la moitié de la nuit
pour que Barth en personne convainque Sa Grâce de la folie de son choix ;
il était trop jeune, trop peu connu, trop peu orthodoxe dans ses opinions, et
pas même membre de Leurs Saintetés. Il n’avait aucun espoir d’être choisi.
Il leur fallait un autre candidat, plus acceptable par ses frères de la Foi.
Le roi et les seigneurs du conseil s’accordèrent sur une chose,
néanmoins ; ils devaient faire absolument tout leur possible pour assurer
que septon Mattheus ne soit pas choisi. Son mandat à Port-Réal avait laissé
derrière lui un héritage de défiance, et Jaehaerys ne pouvait ni pardonner, ni
oublier ses paroles aux portes de Peyredragon.
Rego Draz suggéra que quelques pots-de-vin bien placés produiraient le
résultat escompté. « Qu’on distribue assez d’or parmi ces Saintetés et c’est
moi qu’elles choisiront, plaisanta-t-il, et pourtant, je n’en veux pas, de ce
poste. » Daemon Velaryon et Qarl Corbray étaient partisans d’une
démonstration de force, alors que lord Daemon voulait envoyer sa flotte et
que lord Qarl souhaitait prendre la tête d’une armée. Albin Massey, le
maître des lois au dos tors, se demanda si septon Mattheus ne pourrait pas
connaître le même sort que le Grand Septon qui avait créé tant d’ennuis à
Aenys et Maegor ; une mort subite et mystérieuse. Septon Barth, le Grand
Mestre Benifer et la reine Alysanne furent horrifiés par toutes ces
propositions, et le roi les rejeta d’emblée. La reine et lui se rendraient sur-
le-champ à Villevieille, décida-t-il plutôt. Sa Sainteté Suprême avait été un
léal serviteur des dieux et un ami indéfectible du Trône de Fer, il n’était que
justice qu’ils soient présents pour le voir placé en sa dernière demeure.
La seule façon d’arriver à Villevieille à temps était d’y aller sur un
dragon.
L’idée du roi et de la reine seuls à Villevieille mit mal à l’aise tous les
seigneurs du conseil, même septon Barth. « Il en est encore parmi mes
frères qui n’aiment pas Votre Grâce », fit observer ce dernier. Lord Daemon
acquiesça et rappela à Jaehaerys ce qui était advenu à la reine à Viergétang.
Lorsque le roi insista qu’il serait sous la protection de la Grand-Tour, des
regards troublés furent échangés. « Lord Donnel est un intrigant et un
rancunier, déclara Manfryd Redwyne. Je n’ai pas confiance en lui. Vous ne
le devriez pas, non plus. Il fait ce qu’il estime meilleur pour lui, sa maison
et Villevieille et se moque comme d’une guigne de quiconque et quoi que
ce soit d’autre. Même de son roi.
— Alors, je me dois de le convaincre que ce qui vaut mieux pour le roi
est ce qui vaut mieux pour lui, sa maison et Villevieille, répondit Jaehaerys.
Je crois pouvoir y parvenir. » Sur ces mots il mit un terme à la discussion et
donna ordre qu’on amène leurs dragons.
Même pour un dragon, le vol de Port-Réal à Villevieille est long. Le roi
et la reine firent deux haltes en chemin, une à Pont-l’Amer, l’autre à
Hautjardin, s’y reposant pour la nuit et prenant l’avis de leurs seigneurs.
Ceux du conseil avaient insisté pour qu’ils conservent quelque protection, à
tout le moins. Ser Joffrey Doguette volait avec Alysanne et Jonquil Sombre,
l’Ombre écarlate, avec Jaehaerys, afin d’équilibrer le poids que portait
chaque dragon.
L’arrivée inattendue de Vermithor et d’Aile-d’Argent à Villevieille fit
accourir des milliers de gens dans les rues pour les montrer du doigt et les
contempler. Ils n’avaient envoyé aucun avertissement de leur venue, et
beaucoup, dans la ville, furent terrifiés, se demandant ce que cela
présageait… nul, peut-être, plus que septon Mattheus, qui pâlit quand on le
lui apprit. Jaehaerys fit atterrir Vermithor sur la vaste place en marbre
devant le septuaire Étoilé, mais ce fut sa reine qui souleva les exclamations
de la ville entière quand Aile-d’Argent se posa au sommet de la Grand-Tour
elle-même, le battement de ses ailes attisant les flammes de son célèbre
fanal.
Bien que la cérémonie funèbre du Grand Septon fût la raison avancée
pour leur visite, Sa Sainteté Suprême avait déjà été enterrée dans les cryptes
sous le septuaire Étoilé, du temps que le roi et la reine arrivent. Jaehaerys
prononça néanmoins un éloge funèbre, s’adressant sur la place à une foule
immense de septons, de mestres et de peuple. À la fin de ses propos, il
annonça que la reine et lui demeureraient à Villevieille jusqu’à ce que le
nouveau Grand Septon ait été choisi « afin de lui demander sa
bénédiction ». Ainsi que l’écrivit par la suite l’archimestre Goodwyn : « Le
peuple applaudit, les mestres hochèrent la tête avec sagesse et les septons
s’entre-regardèrent, en songeant aux dragons. »
Au cours de leur séjour à Villevieille, Jaehaerys et Alysanne dormirent
dans les appartements de lord Donnel, au sommet de la Grand-Tour, avec
tout Villevieille déployée en contrebas. Nous n’avons aucune connaissance
certaine des paroles qui furent échangées avec leur hôte, car leurs
discussions se tinrent à huis clos, sans même la présence d’un mestre. Des
années plus tard, toutefois, le roi Jaehaerys raconta à septon Barth tout ce
qui était arrivé et ce dernier en composa un résumé, pour l’histoire.
Les Hightower de Villevieille étaient une famille ancienne, puissante,
riche, fière… et très grande. Leur coutume voulait depuis longtemps que les
fils cadets, les frères, les cousins et les bâtards de la maison rejoignent la
Foi, dont beaucoup avaient gravi les échelons au cours des siècles. En 54,
lord Donnel Hightower avait un frère cadet, deux neveux et six cousins qui
servaient les Sept ; le frère, un neveu et deux cousins portaient le brocart
d’argent de Leurs Saintetés. Lord Donnel souhaitait voir l’un d’eux devenir
Grand Septon.
Le roi Jaehaerys se moquait bien de quelle maison viendrait Sa Sainteté
Suprême, ou qu’elle soit de haute ou de basse naissance. Son seul souci
était que le nouveau Grand Septon soit exceptionnaliste. La tradition
Targaryen des mariages entre frère et sœur ne devait plus jamais être mise
en question par le septuaire Étoilé. Il voulait que le nouveau Père des
Fidèles inscrive l’Exceptionnalisme dans la doctrine officielle de la Foi. Et
bien que Sa Grâce n’eût aucune objection contre le frère de lord Donnel, ni
contre le reste des siens, aucun d’entre eux ne s’était encore exprimé sur la
question, et donc…
Après des heures de discussion, on parvint à un accord, qui fut scellé par
un grand banquet durant lequel lord Donnel loua la sagesse du roi, tandis
qu’il lui présentait ses frères, oncles, neveux, nièces et cousins. De l’autre
côté de la ville, au septuaire Étoilé, Leurs Saintetés se réunirent pour choisir
leur nouveau berger, avec des agents de lord Hightower et du roi parmi eux,
à l’insu de la majorité des présents. Quatre tours de scrutin furent requis.
Septon Mattheus menait au premier, comme prévu, mais lui manquaient les
voix nécessaires pour acquérir le diadème de cristal. Dès lors, ses résultats
diminuèrent à chaque scrutin, tandis que d’autres progressaient.
Au quatrième tour, Leurs Saintetés rompirent avec la tradition,
choisissant un homme qui n’était pas de leurs rangs. Le laurier échut au
septon Alfyn, qui avait traversé le Bief une douzaine de fois dans sa litière
pour le compte de Jaehaerys et de sa reine. Les Sept Couronnes n’avaient
pas de plus farouche champion de l’Exceptionnalisme qu’Alfyn, mais il
était le plus vieux des Sept Orateurs, et dépourvu de jambes, de surcroît ; il
semblait probable que l’Étranger viendrait le chercher, tôt plutôt que tard.
Quand cela arriverait, son successeur serait un Hightower, avait assuré le roi
à lord Hightower, pourvu que ses parents se rallient avec fermeté aux
Exceptionnalistes durant le règne du septon Alfyn.
Tel était le marché qui avait été passé, si l’on peut se fier au compte
rendu du septon Barth. Barth ne le remettait pas en question, pour sa part,
bien qu’il déplore amèrement la corruption qui rendait Leurs Saintetés si
faciles à manipuler. « Il serait préférable que les Sept choisissent eux-
mêmes leur Voix sur terre, mais, quand les dieux se taisent, seigneurs et rois
savent se faire entendre », écrivit-il, et il ajouta qu’Alfyn, autant que le frère
de lord Donnel, qui lui succéda, étaient plus dignes du diadème de cristal
que n’aurait jamais pu l’être septon Mattheus.
Nul ne fut plus abasourdi par la sélection de septon Alfyn que septon
Alfyn lui-même, qui se trouvait à Cendregué quand la nouvelle lui arriva.
Voyageant en litière, il mit plus de deux semaines pour parvenir à
Villevieille. En attendant sa venue, Jaehaerys mit ce temps à profit pour
rendre visite à Bandallon, Trois Tours, Hautesterres et Mielbois. Il vola
même avec Vermithor jusqu’à La Treille, où il goûta certains des crus les
plus choisis de cette île. La reine Alysanne resta à Villevieille. Les sœurs du
Silence l’accueillirent en leur matristère pour un jour de prière et de
contemplation. Elle passa une autre journée avec les septas qui s’occupaient
des malades et des déshérités de la ville. Parmi les novices qu’elle rencontra
figurait sa nièce Rhaella, que Sa Grâce jugea une docte et dévote jeune
femme « quoique fort sujette aux bégaiements et aux rougissements ». Trois
jours durant, elle se perdit dans l’immense bibliothèque de la Citadelle,
n’émergeant que pour assister à des conférences sur les guerres valyriennes
des dragons, les sciences curatives et les dieux des îles d’Été.
Elle donna ensuite un repas pour l’assemblée des archimestres dans leur
propre salle des banquets et se permit même de leur faire la leçon. « Si je
n’étais pas devenue reine, j’aurais aimé être mestre, déclara-t-elle au
Conclave. Je lis, j’écris, je réfléchis, je n’ai pas peur des corbeaux… ni d’un
peu de sang. D’autres filles de haute lignée ont des dispositions identiques.
Pourquoi ne pas les accueillir dans votre citadelle ? Si elles ne peuvent pas
suivre, renvoyez-les chez elles, ainsi que vous renvoyez chez eux les
garçons qui ne sont pas assez intelligents. Si vous donniez une chance aux
filles, vous seriez peut-être surpris de voir combien d’entre elles forgent une
chaîne. » Les archimestres, répugnant à contredire la reine, sourirent à ses
paroles, hochèrent la tête et assurèrent Sa Grâce qu’ils examineraient sa
proposition.
Une fois que le nouveau Grand Septon arriva à Villevieille, effectua sa
veille dans le septuaire Étoilé et fut dûment oint et consacré aux Sept,
renonçant à son nom terrestre et à tous les liens de la terre, il bénit le roi
Jaehaerys et la reine Alysanne lors d’une cérémonie publique solennelle. La
Garde Royale et une compagnie de courtisans s’étaient joints également au
roi et à la reine, désormais, aussi Sa Grâce décida-t-elle de rentrer par les
Marches de Dorne et les terres de l’Orage. S’ensuivirent des visites à
Corcolline, à Séréna et à Havrenoir.
La reine prit particulièrement plaisir à cette dernière étape. Bien que son
château fût modeste et de taille réduite, comparé aux vastes demeures du
royaume, lord Dondarrion se conduisit en hôte splendide et son fils Simon
jouait de la grande harpe aussi bien qu’il joutait ; il régala chaque soir le
couple royal avec de tristes ballades sur des amants aux destins contrariés et
sur la chute des rois. La reine s’en enticha tellement que la compagnie
s’attarda plus longtemps à Havrenoir qu’elle n’en avait eu l’intention. Ils y
étaient toujours lorsqu’un corbeau leur parvint d’Accalmie avec de terribles
nouvelles ; leur mère la reine Alyssa était aux portes de la mort.
Une fois de plus, Vermithor et Aile-d’Argent prirent leur essor pour
conduire le roi et la reine auprès de leur mère aussi vite que possible. Le
reste de la compagnie royale suivrait par voie de terre, via Pierheaume, Nid
de Corbeaux et La Griffonnière, sous le commandement de ser Gyles
Morrigen, lord Commandant de la Garde Royale.
La grande forteresse Baratheon d’Accalmie ne possède qu’une seule tour,
la massive tour en forme de tambour dressée par Durran Dieux-Deuil à
l’Âge des Héros pour soutenir le courroux du dieu de l’orage. Au sommet
de cette tour, avec uniquement la cellule du mestre et la roukerie au-dessus,
Alysanne et Jaehaerys trouvèrent leur mère endormie dans un lit puant
l’urine, trempée de sueur, émaciée comme une vieillarde, hormis son ventre
gonflé. Un mestre, une sage-femme et trois filles de chambre s’occupaient
d’elle, tous plus graves les uns que les autres. Jaehaerys découvrit lord
Rogar assis devant la porte de la chambre, ivre et au désespoir. Quand le roi
exigea de savoir pourquoi il ne se trouvait pas auprès de sa femme, le sire
d’Accalmie gronda : « L’Étranger est dans cette chambre. Je sens son
odeur. »
Une coupe de vin additionnée d’une teinture de bonsomme était tout ce
qui permettait à la reine Alyssa de goûter ce bref répit, expliqua mestre
Kyrie ; elle était à la torture depuis des heures déjà. « Elle hurlait tant,
ajouta une des filles. Elle rend chaque bout de nourriture qu’on lui donne, et
elle souffre affreusement.
— L’heure d’accoucher n’était pas venue, commenta la reine Alysanne,
en larmes. Pas déjà.
— Pas avant un cycle de lune complet, confirma la sage-femme. C’est
pas le travail, m’sires. Quelque chose s’est déchiré en elle. Le bébé est en
train de mourir, ou mourra sous peu. La mère est trop âgée, elle a pas la
force de pousser et le bébé s’est retourné… c’est pas bon. Au point du jour,
ils seront plus, l’une et l’autre. J’vous demande pardon. »
Mestre Kyrie ne contesta pas. Le lait du pavot atténuerait la douleur de la
reine, dit-il, et il en avait préparé une forte potion… mais cela pouvait tuer
Sa Grâce aussi facilement que la soulager, et tuerait presque certainement
l’enfant en elle. Quand Jaehaerys demanda ce qu’on pouvait faire, le mestre
répondit : « Pour la reine ? Rien. Son état dépasse mes moyens de la sauver.
Il y a une chance, une mince chance, que je puisse sauver l’enfant. Pour ce
faire, il faudrait que j’ouvre la mère afin de retirer l’enfant de son ventre. Le
bébé vivra, ou pas. La femme va périr. »
Ses paroles firent fondre en larmes la reine Alysanne. Le roi dit
seulement : « La femme est ma mère, et c’est une reine », d’un ton lourd. Il
sortit de nouveau de la pièce, remit Rogar Baratheon debout de force, et
l’entraîna dans la chambre des couches, où il pria le mestre de répéter ce
qu’il venait de dire. « C’est votre épouse, rappela le roi Jaehaerys à lord
Rogar. C’est à vous de décider. »
Lord Rogar, nous rapporte-t-on, ne supportait pas de regarder sa femme.
Il ne put pas non plus trouver les mots jusqu’à ce que le roi l’empoigne par
les épaules avec rudesse et le secoue. « Sauvez mon fils », enjoignit Rogar
au mestre. Puis il se dégagea et fuit de nouveau la chambre. Mestre Kyrie
inclina la tête et envoya chercher ses lames.
Dans de nombreuses relations qui nous sont parvenues, on nous dit que la
reine Alyssa sortit de son sommeil avant que le mestre puisse commencer.
Bien que ravagée par la douleur et de violentes convulsions, elle pleura de
joie de voir là ses enfants. Quand Alysanne lui apprit ce qui allait arriver,
Alyssa donna son consentement. « Sauvez mon enfant, souffla-t-elle. Je
vais revoir mes garçons. L’Aïeule éclairera mon chemin. » On aime à croire
que ce furent les derniers mots de la reine. Hélas, d’autres chroniques nous
disent que Sa Grâce mourut sans s’éveiller quand mestre Kyrie lui ouvrit le
ventre. Sur un point, tous s’accordent : Alysanne tint la main de sa mère
dans la sienne du début à la fin, jusqu’à ce que les premiers vagissements de
l’enfant emplissent la pièce.
Lord Rogar n’eut pas ce deuxième fils qu’il avait appelé de ses prières.
L’enfant était une fille, née si menue et faible que sage-femme et mestre
pareillement ne crurent pas qu’elle survivrait. Elle les étonna tous deux,
comme elle en étonnerait bien d’autres au long de sa vie. Quelques jours
plus tard, quand il se fut suffisamment rétabli pour songer à la question,
Rogar Baratheon nomma sa fille Jocelyne.
Mais tout d’abord, sa seigneurie dut affronter une arrivée plus
contrariante. L’aube poignait et le corps de la reine Alyssa n’était pas
encore froid quand Vermithor leva la tête de l’endroit où il était lové dans
son sommeil, dans la cour, et il poussa un rugissement qui éveilla la moitié
d’Accalmie. Il avait senti l’approche d’un autre dragon. Quelques instants
plus tard, Songefeu descendit, des crêtes d’argent flamboyant sur son dos
tandis que des ailes bleu pâle battaient contre le ciel rouge de l’aube.
Rhaena Targaryen était venue réparer ses torts envers sa mère.
Elle arrivait trop tard, la reine Alyssa n’était plus. Bien que le roi lui eût
assuré qu’elle n’avait pas besoin de voir la dépouille mortelle de leur mère,
Rhaena insista, arracha les draps qui la couvraient pour contempler
l’ouvrage du mestre. Au bout d’un long moment, elle se détourna pour
baiser son frère sur la joue et serrer sa jeune sœur dans ses bras. Les deux
reines s’étreignirent longtemps, dit-on, mais quand la sage-femme présenta
le nouveau-né à Rhaena pour qu’elle le tienne, celle-ci refusa. « Où est
Rogar ? » voulut-elle savoir.
Elle le trouva en bas dans la grand-salle, son jeune fils Boremund sur les
genoux, entouré de ses frères et de ses chevaliers. Rhaena Targaryen se
fraya un passage à travers eux tous pour se dresser au-dessus de lui, et
commença à le maudire face à face. « Vous avez son sang sur vos mains,
tempêta-t-elle. Vous avez son sang sur votre queue. Puissiez-vous mourir en
hurlant. »
Ses accusations scandalisèrent Rogar Baratheon. « Que dites-vous là,
femme ? C’est la volonté des dieux. L’Étranger vient pour nous tous.
Comment cela pourrait-il être de mon fait ? Qu’ai-je fait ?
— Vous avez fourré votre queue en elle. Elle vous avait donné un fils,
cela aurait dû suffire. Sauvez ma femme, auriez-vous dû dire, mais que sont
les épouses, pour des hommes tels que vous ? » Rhaena tendit le bras, lui
empoigna la barbe et tira son visage à elle. « Écoutez bien ceci, messire. Ne
songez point à vous remarier. Prenez soin de la portée que vous a donnée
ma mère, mon demi-frère et ma demi-sœur. Veillez à ce qu’ils ne manquent
de rien. Faites-le, et je vous laisserai en paix. Si j’entends ne serait-ce qu’un
murmure, prétendant que vous prenez une autre pauvre jouvencelle pour
femme, je ferai d’Accalmie un nouvel Harrenhal, avec vous et elle à
l’intérieur. »
Quand elle eut quitté en fureur la salle, retournant à son dragon dans la
cour, lord Rogar et ses frères partagèrent un éclat de rire. « Elle est folle,
déclara-t-il. Croit-elle me faire peur ? À moi ? Je n’ai pas craint l’ire de
Maegor le Cruel, devrais-je redouter la sienne ? » Sur ce, il but une coupe
de vin, appela son intendant pour veiller aux modalités des funérailles de
son épouse et envoya son frère ser Garon inviter le roi et la reine à rester
encore pour un banquet en l’honneur de sa fille 1.
Ce fut un roi plus affligé qui, d’Accalmie, regagna Port-Réal. Leurs
Saintetés lui avaient accordé le Grand Septon qu’il souhaitait, la doctrine de
l’Exceptionnalisme serait un dogme de la Foi, et il avait passé un accord
avec les puissants Hightower de Villevieille, mais, avec la mort de sa mère,
ces victoires s’étaient changées en cendres dans sa bouche. Jaehaerys n’était
toutefois pas homme à se morfondre ; comme il le ferait si souvent au cours
de son long règne, le roi chassa son chagrin et se plongea dans le
gouvernement de son royaume.
L’été avait cédé la place à l’automne et les feuilles tombaient à travers
toutes les Sept Couronnes, un nouveau roi Vautour avait émergé dans les
montagnes Rouges, le mal de la suée avait éclaté sur les Trois Sœurs, et
Tyrosh et Lys s’avançaient vers une guerre qui ne manquerait sans doute
pas d’engloutir les Degrés de Pierre et de perturber le commerce. Il fallait
régler tout cela, et le roi s’y employa.
La reine Alysanne opta pour une réponse différente. Ayant perdu une
mère, elle trouva une consolation dans une fille. Bien qu’elle n’eût pas tout
à fait un an et demi, la princesse Daenerys parlait (en quelque sorte) depuis
bien avant son premier anniversaire, et avait dépassé la reptation à quatre
pattes, les titubations et la marche pour en arriver à la course. « Elle est très
pressée, celle-là », déclara sa nourrice à la reine. La petite princesse était
une enfant heureuse, interminablement curieuse et totalement dénuée de
crainte, une joie pour tous ceux qui la connaissaient. Elle enchantait
Alysanne à tel point que Sa Grâce, un moment, commença même à négliger
les sessions du conseil, préférant passer ses journées à jouer avec sa fille et
à lui lire des histoires que lui avait jadis lues sa propre mère. « Elle est
tellement intelligente qu’avant longtemps c’est elle qui me fera la lecture,
déclara-t-elle au roi. Ce sera une grande reine, je le sais. »
Toutefois, l’Étranger n’en avait pas encore fini avec la maison Targaryen
en cette cruelle année 54. De l’autre côté de la baie de la Néra, sur
Peyredragon, Rhaena Targaryen avait trouvé de nouveaux chagrins qui
l’attendaient à son retour d’Accalmie. Loin d’être pour elle une joie et un
réconfort comme Daenerys l’était pour Alysanne, sa fille Aerea était
devenue une terreur, une enfant sauvage et capricieuse qui défiait
pareillement sa septa, sa mère et ses mestres, brutalisait ses serviteurs,
s’absentait des prières, des leçons et des repas sans demander la permission,
et s’adressait aux hommes et aux femmes de la cour de Rhaena par des
sobriquets aussi charmants que « ser Stupide », « lord Trogne de Porc » et
« lady Péteuse ».
L’époux de Sa Grâce, Androw Farman, bien que moins loquace et
ouvertement rebelle, n’était pas moins furieux. Quand la nouvelle du déclin
de la reine Alyssa avait d’abord atteint Peyredragon, Androw avait annoncé
qu’il accompagnerait son épouse à Accalmie. Étant son époux, avait-il
déclaré, sa place était auprès de Rhaena, pour la soutenir. La reine avait
refusé, toutefois, et sans ménagement. Une bruyante querelle avait précédé
son départ, et on avait entendu Sa Grâce lancer : « Ce n’est pas le Farman
qu’il fallait qui s’est enfui. » Son mariage, qui n’avait jamais été passionné,
était en 54 devenu une farce de baladins. « Et pas drôle », avait commenté
lady Alayne Royce.
Androw Farman n’était plus le jeune homme que Rhaena avait épousé
cinq ans plus tôt sur Belle Île, quand il en avait dix-sept. Le séduisant
damoiseau avait désormais le visage bouffi, le dos voûté, et il avait pris de
la chair. Jamais bien considéré par les autres hommes, il s’était vu oublié et
négligé par leurs hôtes seigneuriaux au long des errances de Rhaena dans
l’Ouest. Peyredragon ne se révéla pas meilleur. Sa femme était toujours
reine, mais nul ne tenait Androw pour un roi, pas même pour un seigneur
consort. S’il siégeait à côté de la reine Rhaena durant les repas, il ne
partageait pas sa couche. Cet honneur revenait à ses amies et favorites. Sa
chambre à lui se situait dans une tour bien différente. La reine, disaient les
mauvaises langues à la cour, lui avait expliqué qu’il valait mieux qu’ils
dorment séparés, afin que nul ne le dérange s’il devait trouver une jolie
jouvencelle venue réchauffer son lit. Rien n’indique qu’il en trouva jamais.
Ses jours étaient aussi vides que ses nuits. Bien qu’il fût né sur une île et
qu’il vécût à présent sur une autre, Androw ne pratiquait pas la navigation,
la natation ou la pêche. Écuyer manqué, il n’avait aucun talent à l’épée, la
hache ou la pique, si bien que, tandis que les hommes de la garnison du
château s’entraînaient chaque matin dans la cour, il restait au lit. Songeant
qu’il pouvait avoir des dispositions livresques, mestre Culiper essaya de
l’intéresser aux trésors de la bibliothèque de Peyredragon, aux lourds
volumes et aux vieux rouleaux valyriens qui avaient fasciné le roi
Jaehaerys, pour découvrir que l’époux de la reine ne savait pas lire. Androw
se tenait correctement à cheval et, de temps en temps, faisait seller une
monture de façon à trotter dans la cour, mais jamais il ne franchit les portes
pour partir explorer les sentiers rocailleux de Montdragon ou l’autre côté de
l’île, pas même le village de pêcheurs et les quais au-dessous du château.
« Il boit beaucoup, écrivait mestre Culiper à la Citadelle, et on l’a vu
passer des journées entières dans la salle de la Table peinte, déplaçant tout
autour de la carte des soldats en bois coloré. Les compagnons de la reine
Rhaena ont coutume de déclarer qu’il prépare sa conquête de Westeros. Ils
ne se moquent pas de lui face à face, à cause d’elle, mais ricanent de lui
dans son dos. Les chevaliers et hommes d’armes ne lui accordent pas la
moindre attention, et les serviteurs lui obéissent ou pas, à leur guise, sans
craindre son déplaisir. Les enfants sont les plus cruels, comme souvent avec
eux, et aucun ne l’est moitié moins que la princesse Aerea. Elle lui a un jour
vidé un pot de chambre sur la tête, non pour quelque acte qu’il aurait
commis, mais parce qu’elle était en courroux contre sa mère. »
Le mécontentement d’Androw Farman sur Peyredragon ne cessa de
croître, après le départ de sa sœur. Lady Elissa avait été sa plus proche
amie, peut-être la seule, commenta Culiper, et malgré ses dénégations
éplorées, Rhaena eut du mal à admettre qu’il n’avait joué aucun rôle dans
l’affaire des œufs de dragon. Lorsque la reine renvoya ser Merrell Bufflon,
Androw lui demanda d’être nommé commandant de la garnison du château
à sa place. Sa Grâce déjeunait avec quatre de ses dames de compagnie à ce
moment-là. Les femmes éclatèrent de rire à sa requête et, après un instant,
la reine rit aussi. Quand Rhaena s’envola pour Port-Réal afin d’informer le
roi Jaehaerys du larcin, Androw proposa de l’accompagner. Sa femme
refusa avec dédain. « À quoi cela servirait-il ? Que pourrais-tu réussir à
faire, sinon tomber du dragon ? »
Le refus par la reine Rhaena de sa demande de l’accompagner à
Accalmie n’était pour Androw Farman que la dernière d’une longue série
d’humiliations. Le temps que Rhaena rentre du lit de mort de sa mère, il
avait largement dépassé l’envie de la consoler. Maussade et froid, il restait
assis en silence durant les repas et, sinon, évitait la compagnie de la reine.
Si ses bouderies troublèrent Rhaena Targaryen, elle n’en montra guère de
signes. Elle trouva plutôt du réconfort auprès de ses dames, de vieilles
amies comme Samantha Castelfoyer et Alayne Royce, et de plus récentes,
comme sa cousine, Lianna Velaryon, la jolie fille de lord Staunton, Cassella,
et la jeune septa Maryam.
La paix qu’elles purent l’aider à trouver se révéla brève. L’automne était
arrivé à Peyredragon, comme dans le reste de Westeros, et avec lui surgirent
les vents froids du nord et les tempêtes du sud qui faisaient rage sur le
détroit. Des ténèbres tombèrent sur l’antique forteresse, un lieu sinistre
même en été ; jusqu’aux dragons qui semblaient sentir l’humidité. Et tandis
que l’année touchait à sa fin, la maladie apparut à Peyredragon.
Ce n’était ni le mal de la suée, ni le tremblemal, ni la grisécaille, estima
mestre Culiper. Le premier signe en fut des selles ensanglantées, suivies de
terribles crampes au ventre. Il y avait nombre de maladies qui pouvaient en
être la cause, dit-il à la reine. Laquelle d’entre elles blâmer, il ne le
détermina jamais, car Culiper lui-même fut le premier à périr, moins de
deux jours après avoir commencé à ressentir le mal. Mestre Anselme, qui
prit sa place, crut que l’âge était responsable. Culiper avait été plus proche
de quatre-vingt-dix ans que de quatre-vingts, et peu robuste.
Cassella Staunton fut toutefois la suivante à trépasser, et elle n’avait que
quatorze ans. Puis septa Maryam prit mal, et Alayne Royce, et même la
vigoureuse, la turbulente Sam Castelfoyer, qui se plaisait à clamer qu’elle
n’avait jamais connu un jour de maladie de sa vie. Toutes trois moururent la
même nuit, à quelques heures l’une de l’autre.
Rhaena Targaryen elle-même restait épargnée, alors que ses amies et ses
chères compagnes trépassaient une par une. C’était son sang valyrien qui la
sauvait, suggéra mestre Anselme ; des affections qui emportaient des
hommes ordinaires en quelques heures ne pouvaient prévaloir contre le
sang du dragon. Les hommes aussi dans leur ensemble semblaient
immunisés contre cette étrange épidémie. À part mestre Culiper, seules des
femmes étaient frappées. Les hommes de Peyredragon, qu’ils soient
chevaliers, marmitons, palefrins ou chanteurs, restaient en bonne santé.
La reine Rhaena ordonna qu’on ferme et qu’on barre les portes de
Peyredragon. Pour l’heure, il n’y avait aucune contagion à l’extérieur des
remparts, et elle tenait à ce qu’il en reste ainsi, afin de protéger le peuple.
Lorsqu’elle envoya un message à Port-Réal, Jaehaerys réagit aussitôt,
ordonnant à lord Velaryon d’envoyer ses galères s’assurer que nul ne
s’échapperait pour répandre l’épidémie au-delà de l’île. La Main du Roi
agit comme on le lui commandait, bien que non sans chagrin, car sa propre
jeune nièce comptait parmi les femmes encore sur Peyredragon.
Lianna Velaryon expira alors que les galères de son oncle quittaient
Lamarck. Mestre Anselme l’avait purgée, saignée et couverte de glace, tout
cela en vain. Elle mourut dans les bras de Rhaena Targaryen, entrant en
convulsions tandis que la reine versait des larmes amères.
« Tu la pleures, commenta Androw Farman en voyant les larmes sur le
visage de son épouse, mais moi, me pleurerais-tu ? » Ses paroles éveillèrent
la fureur de la reine. Le frappant au visage, Rhaena lui ordonna de la laisser,
déclarant qu’elle souhaitait rester seule. « Tu le seras, riposta Androw.
C’était la dernière. »
Même alors, la reine était si perdue dans son chagrin qu’elle ne comprit
pas ce qui venait d’arriver. Ce fut Rego Draz, le Grand Argentier pentoshi
du roi, qui, le premier, exprima ses soupçons quand Jaehaerys assembla son
conseil restreint pour débattre des morts de Peyredragon. Lisant les comptes
rendus de mestre Anselme, lord Rego plissa le front et déclara : « Maladie ?
Il ne s’agit point de maladie. Une fouine dans le ventre, la mort en un
jour… Ce sont les larmes de Lys.
— Le poison ? s’exclama le roi Jaehaerys, choqué.
— Nous en savons plus long sur ce chapitre dans les cités libres, lui
assura Draz. Ce sont les larmes, n’en doutez pas. Le vieux mestre n’aurait
pas tardé à s’en apercevoir, aussi devait-il périr le premier. C’est ainsi que
j’aurais agi. Non que je le veuille. Le poison est tellement… déshonorant.
— Seules des femmes ont été frappées, protesta lord Velaryon.
— Seules des femmes ont été empoisonnées, en ce cas », répondit Rego
Draz.
Quand septon Barth et le Grand Mestre Benifer confirmèrent la
supposition de lord Rego, le roi dépêcha sur-le-champ un corbeau à
Peyredragon. Une fois que Rhaena Targaryen eut lu ses mots, elle n’eut
aucun doute. Convoquant le capitaine de ses gardes, elle ordonna qu’on
retrouve immédiatement son époux et qu’on le lui amène.
Androw Farman n’était ni dans sa chambre à coucher, ni dans celle de la
reine, ni dans la grand-salle, ni aux écuries, ni dans le septuaire, ni dans le
jardin d’Aegon. Dans la tour Mervouivre, dans les appartements du mestre
sous la roukerie, on découvrit mestre Anselme mort, un poignard entre les
omoplates. Avec les portes closes et barricadées, il n’y avait aucun autre
moyen qu’un dragon pour quitter le château. « Mon vermisseau d’époux
n’en a pas le courage », assura Rhaena.
On retrouva enfin Androw Farman dans la salle de la Table peinte,
empoignant une longue épée. Il ne fit aucun effort pour nier les
empoisonnements. Plus encore : il s’en vanta. « Je leur ai apporté des
coupes de vin et elles ont bu. Elles m’ont remercié et elles ont bu. Pourquoi
pas ? Un échanson, un serviteur, c’était ainsi qu’elles me voyaient. Le gentil
petit Androw. Androw, cette plaisanterie. À quoi pouvais-je être bon, sinon
à tomber de dragon ? Eh bien, à pas mal de choses. Être un seigneur.
Édicter des lois, être sage et te conseiller. J’aurais pu tuer tes ennemis, aussi
aisément que j’ai tué tes amies. J’aurais pu te donner des enfants. »
Rhaena Targaryen ne daigna pas lui répondre. C’est à ses gardes qu’elle
s’adressa, pour leur ordonner : « Emportez-le et castrez-le, mais étanchez la
blessure. Je veux qu’on fasse frire sa queue et ses couilles et qu’on les lui
donne à manger. Ne le laissez pas mourir avant qu’il n’en ait avalé jusqu’à
la dernière bouchée.
— Non, répondit Androw Farman tandis qu’ils contournaient la Table
peinte pour se saisir de lui. Ma femme peut voler, mais moi aussi. » Sur ces
paroles, il frappa de taille l’homme le plus proche, sans résultat, recula vers
la fenêtre derrière lui, et bondit au-dehors. Son vol fut bref : vers le bas,
vers sa mort. Par la suite, Rhaena Targaryen fit débiter son cadavre en
morceaux pour les donner à dévorer à ses dragons.
Son trépas fut la dernière mort notable de 54, mais il y avait encore
d’autres malheurs à venir en cette terrible année de l’Étranger. De même
qu’une pierre dans un étang étend des rides en toutes directions, le mal
qu’avait commis Androw Farman allait se propager à travers le pays,
touchant et tordant les existences d’autrui, longtemps après que les dragons
se furent repus de son cadavre noirci et fumant.
La première ride se fit sentir au conseil restreint du roi, quand lord
Daemon Velaryon annonça son désir de renoncer à être Main du Roi. La
reine Alyssa, on s’en souviendra, était la sœur de lord Daemon, et Lianna,
la jeune nièce de celui-ci, comptait parmi les femmes empoisonnées sur
Peyredragon. Certains ont suggéré qu’une rivalité avec lord Manfryd
Redwyne, qui l’avait remplacé comme lord Amiral, avait joué un rôle dans
la décision de lord Daemon, mais cela paraît une mesquine calomnie à
lancer contre un homme qui avait servi de façon si capable, si longtemps.
Acceptons plutôt la parole de sa seigneurie et agréons que son âge avancé et
son désir de passer les jours qui lui restaient avec ses enfants et ses petits-
enfants sur Lamarck furent cause de son départ.
La première idée de Jaehaerys fut d’aller chercher un successeur à lord
Daemon parmi les autres membres de son conseil. Albin Massey, Rego
Draz et septon Barth avaient tous montré qu’ils étaient des hommes d’une
grande compétence, gagnant la confiance et la gratitude du roi. Aucun,
pourtant, ne paraissait convenir tout à fait. On soupçonnait septon Barth
d’être plus loyal au septuaire Étoilé qu’au Trône de Fer. De plus, il était de
très basse extraction ; jamais les grands seigneurs du royaume ne
permettraient au fils d’un forgeron de parler avec la voix du roi. Lord Rego
était un Pentoshi sans dieu et un marchand d’épices parvenu, et sa naissance
était, si possible, plus vile encore que celle du septon Barth. Lord Albin,
avec sa claudication et son dos tordu, donnerait aux ignorants une mauvaise
impression. « En me regardant, ils verront une fripouille, disait lui-même
Massey au roi. Je vous servirai mieux dans l’ombre. »
Il n’était pas question de faire revenir Rogar Baratheon ni aucune des
Mains survivantes du roi Maegor. Le mandat de lord Tully au conseil durant
la régence avait été terne. Rodrik Arryn, sire des Eyrié et Défenseur du Val,
était un garçonnet de dix ans, ayant précocement accédé à sa seigneurie
après la mort de son oncle lord Darnold et de son père ser Rymond aux
mains de pillards sauvageons qu’ils avaient poursuivis imprudemment dans
les montagnes de la Lune. Peu de temps auparavant, Jaehaerys avait conclu
un accord avec Donnel Hightower, mais il n’avait pas encore entièrement
confiance en cet homme, pas plus qu’en Lyman Lannister. Bertrand Tyrell,
sire de Hautjardin, était connu comme un ivrogne, dont les fils bâtards et
indisciplinés jetteraient le déshonneur sur la Couronne si on les lâchait à
Port-Réal. Mieux valait laisser Alaric Stark à Winterfell ; homme entêté,
selon tous les témoignages, sévère, ferme de main et rétif au pardon, ce
serait une présence inconfortable à la table du conseil. Amener un Fer-né à
Port-Réal, il n’y fallait même pas penser.
Puisque aucun des grands seigneurs du royaume ne semblait convenir,
Jaehaerys se tourna ensuite vers leurs seigneurs bannerets. On jugea
souhaitable que la Main soit un homme d’âge mûr, dont l’expérience
pondérerait la jeunesse du roi. Comme le conseil comprenait plusieurs
érudits au tempérament inclinant vers les livres, il fallait aussi un guerrier,
un homme éprouvé et aguerri par les combats, dont la réputation martiale
ferait perdre tout cœur aux ennemis de la Couronne. Après qu’une douzaine
de noms eurent été avancés et examinés, le choix tomba enfin sur ser Myles
Petibois, sire de La Glandée dans le Conflans, qui avait combattu pour
Aegon, frère du roi, sous l’Œildieu, affronté Wat le Fendeur à Pont-de-
Pierre, et chevauché aux côtés du défunt lord Castelfoyer pour amener
Harren le Rouge devant la justice durant le règne du roi Aenys.
Justement célébré pour son courage, lord Myles arborait sur son visage et
son corps les cicatrices d’une douzaine de combats féroces. Ser William la
Guêpe, de la Garde Royale, qui avait servi à La Glandée, jura qu’il n’était
point, dans toutes les Sept Couronnes, de seigneur meilleur, plus féroce ou
plus léal, et Prentys Tully et la redoutable lady Lucinda, ses suzerains,
n’eurent eux aussi que des louanges pour Petibois. Ainsi convaincu,
Jaehaerys donna son accord, un corbeau prit son essor et, en moins de
quinze jours, lord Myles fut en route pour Port-Réal.
La reine Alysanne ne joua aucun rôle dans cette sélection de la Main du
Roi. Tandis que le roi et le conseil délibéraient, Sa Grâce était absente de
Port-Réal, envolée vers Peyredragon sur Aile-d’Argent pour se retrouver
avec sa sœur et la consoler dans son chagrin.
Toutefois, Rhaena Targaryen n’était pas femme qu’on consolait aisément.
La perte de tant de ses chères amies et compagnes l’avait plongée dans une
noire mélancolie, et la simple mention du nom d’Androw Farman suscitait
en elle des crises de fureur. Loin de faire bon accueil à sa sœur et au
réconfort qu’elle pouvait apporter, Rhaena essaya à trois reprises de la
renvoyer, allant jusqu’à hurler contre Sa Grâce devant la moitié du château.
Lorsque la reine refusa de partir, Rhaena se retira dans ses appartements et
verrouilla les portes, n’en émergeant que pour manger… et cela, de moins
en moins souvent.
Laissée à elle-même, Alysanne Targaryen se mit en devoir de restaurer
un minimum d’ordre à Peyredragon. On fit demander et installer un
nouveau mestre, nommer un nouveau capitaine pour se charger de la
garnison du château. La septa Edyth, chère à la reine, arriva pour prendre la
place de la septa Maryam, abondamment pleurée.
Tenue à l’écart par sa sœur, Alysanne se tourna vers sa nièce, mais
rencontra là aussi colère et rejet. « Pourquoi devrais-je me soucier qu’elles
soient toutes mortes ? Elle en trouvera de nouvelles, elle en trouve
toujours », déclara la princesse Aerea à la reine. Quand Alysanne essaya de
partager des récits de sa propre enfance et de raconter comment Rhaena
avait placé un œuf de dragon dans son berceau, l’avait bercée et soignée
« comme si elle était ma propre mère », Aerea lui répliqua : « Elle ne m’a
jamais offert d’œuf, elle m’a juste donnée à d’autres avant de s’envoler
pour Belle Île. » L’amour qu’Alysanne ressentait pour sa propre fille
éveillait également l’irritation de la princesse. « Pourquoi devrait-elle être
reine ? C’est moi qui le devrais, pas elle. » Ce fut là qu’Aerea fondit enfin
en larmes, suppliant Alysanne de la ramener avec elle à Port-Réal. « Lady
Elissa avait promis qu’elle m’emmènerait, mais elle est partie et m’a
oubliée. Je veux revenir à la cour, avec ses chanteurs, ses bouffons, et tous
les seigneurs et chevaliers. Je vous en prie, prenez-moi avec vous. »
Émue par les larmes de l’enfant, la reine Alysanne put seulement
promettre qu’elle porterait le sujet à l’attention de sa mère. Toutefois, quand
Rhaena émergea de nouveau de ses appartements pour dîner, elle en rejeta
tout de suite l’idée. « Tu as tout et je n’ai rien. Et maintenant, tu voudrais
aussi me prendre ma fille. Eh bien, tu ne l’auras pas. Tu as mon trône, il
faudra t’en contenter. » Le soir même, Rhaena fit venir la princesse Aerea
dans ses appartements pour la semoncer, et les cris de la dispute entre la
mère et la fille résonnèrent à travers la tour Tambour. La princesse refusa
dès lors de parler à la reine Alysanne. Mise en échec sur tous les fronts, Sa
Grâce retourna enfin à Port-Réal, aux bras du roi Jaehaerys et au rire joyeux
de sa propre fille, la princesse Daenerys.
Alors que l’année de l’Étranger touchait à son terme, le travail sur
Fossedragon fut achevé. Le grand dôme en place, finalement, ses massives
portes de bronze accrochées, le caverneux édifice dominait la ville du faîte
de la colline de Rhaenys, ne cédant la première place qu’au Donjon Rouge,
sur la haute colline d’Aegon. Pour marquer son achèvement et célébrer
l’arrivée de la nouvelle Main, lord Redwyne proposa au roi d’organiser un
grand tournoi, le plus important et le plus prestigieux qu’ait vu le royaume
depuis les Épousailles d’or. « Laissons nos chagrins derrière nous et
entamons la nouvelle année par de l’apparat et des réjouissances », proposa
Redwyne. Les récoltes de l’automne avaient été bonnes, les impôts de lord
Rego apportaient un flot d’argent régulier, le commerce était en pleine
croissance ; il n’y aurait pas de problème pour payer le tournoi, et
l’événement amènerait à Port-Réal des milliers de visiteurs, et leurs
bourses. Le reste du conseil fut unanimement favorable à la proposition, et
le roi Jaehaerys admit qu’un tournoi pourrait en vérité donner au peuple des
raisons d’acclamer « et nous aider à oublier nos malheurs. »
Tous ces préparatifs furent bouleversés par l’apparition soudaine et
inattendue de Rhaena Targaryen arrivant de Peyredragon. « Il se pourrait
bien que les dragons, en quelque sorte, sentent et répercutent l’humeur de
ceux qui les montent, écrivit septon Barth, car, ce jour-là, Songefeu jaillit
des nuages comme un orage furieux, et Vermithor et Aile-d’Argent, en la
voyant surgir, se redressèrent en rugissant, de telle façon que tous ceux
d’entre nous qui la virent et l’entendirent, craignirent que les dragons ne
soient sur le point de se jeter les uns sur les autres pour se déchiqueter, dans
une envolée de flammes et de griffes, ainsi que Balerion l’avait fait un jour
avec Vif-Argent sous l’Œildieu. »
En fin de compte, les dragons ne se battirent pas, bien qu’il y eût eu force
chuintements et claquements de dents tandis que Rhaena sautait à bas de
Songefeu et faisait irruption dans la Citadelle de Maegor, réclamant à
grands cris son frère et sa sœur. La source de sa fureur fut bientôt connue.
La princesse Aerea avait disparu. Elle avait fui Peyredragon au point du
jour, se glissant dans les enclos et revendiquant son propre dragon. Et pas
n’importe lequel. « Balerion ! s’exclama Rhaena. Cette enfant insensée a
pris Balerion. Pas un jeune, pour elle, oh non, pas elle ; il lui fallait la
Terreur Noire. Le dragon de Maegor, l’animal qui a tué son père. Pourquoi
lui, sinon pour me faire du mal ? À quoi ai-je donc donné naissance ?
Quelle espèce de bête ? Je vous le demande, à quoi ai-je donné naissance ?
— À une petite fille, répondit la reine Alysanne, c’est juste une petite
fille en colère. » Mais, nous disent septon Barth et le Grand Mestre Benifer,
Rhaena ne parut pas l’entendre. Elle voulait désespérément savoir où son
« enfant insensée » avait pu s’enfuir. Sa première pensée avait été pour
Port-Réal, Aerea avait tellement envie de retrouver la cour… Mais si elle
n’était pas là, où, sinon ?
« Nous l’apprendrons sous peu, j’imagine, déclara le roi Jaehaerys,
toujours aussi calme. Balerion est trop gros pour rester caché ou passer
inaperçu. Et il a un appétit féroce. » Il se tourna alors vers le Grand Mestre
Benifer et ordonna qu’on envoie des corbeaux à tous les châteaux des Sept
Couronnes. « Si un homme à Westeros devait ne serait-ce qu’entrevoir
Balerion ou ma nièce, je veux le savoir sur-le-champ. »
Les corbeaux s’envolèrent, mais il n’y eut pas de nouvelles de la
princesse Aerea ce jour-là, ni celui d’après, ni celui d’encore après. Rhaena
demeura tout du long au Donjon Rouge, parfois furieuse, parfois
tremblante, prenant du vinsonge pour dormir. Elle effraya tant la princesse
Daenerys que celle-ci pleurait chaque fois qu’elle se retrouvait en sa
présence. Au bout de sept jours, Rhaena déclara qu’elle ne pouvait plus
rester oisive ici. « J’ai besoin de la trouver. Si je n’y réussis pas, je peux
chercher, au moins. » Sur ces mots, elle enfourcha Songefeu et s’en fut.
On ne vit ni n’entendit plus parler de la mère ou de la fille durant le peu
qu’il resta de cette année cruelle.
Jaehaerys et Alysanne
Leurs triomphes et leurs tragédies

Les réalisations du roi Jaehaerys Ier Targaryen seraient presque trop


nombreuses pour qu’on les énumère. Parmi les plus importantes, selon
l’opinion de la plupart des érudits en histoire, viennent les longues périodes
de paix et de prospérité qui marquèrent son temps sur le trône de fer. On ne
saurait dire que Jaehaerys évita totalement les conflits, car cela dépasse le
pouvoir de tous les rois de cette terre, mais les guerres qu’il livra furent
brèves, victorieuses et, pour l’essentiel, menées en mer ou en pays lointain.
« Il faudrait être un piètre roi pour livrer bataille à ses seigneurs et laisser un
royaume incendié, ensanglanté et jonché de cadavres, écrirait septon Barth.
Sa Grâce était un homme plus sage que cela. »
Les archimestres peuvent débattre sur les chiffres (et ils ne s’en privent
pas), mais la plupart s’accordent à dire que la population de Westeros au
nord de Dorne doubla durant le règne du Conciliateur, tandis que la
population de Port-Réal quadruplait. Port-Lannis, Goëville, Sombreval et
Blancport grandirent aussi, quoique pas dans les mêmes proportions.

Avec moins d’hommes partis à la guerre, il en resta davantage pour


travailler la terre. Le prix du grain baissa constamment au cours de son
règne, tandis que les charrues labouraient de plus nombreuses terres. Le
prix du poisson diminua de façon sensible, même pour les gens du peuple,
tandis que les villages de pêcheurs sur la côte prospéraient et lançaient plus
de navires sur l’eau. Partout, du Bief jusqu’au Neck, on planta de nouveaux
vergers. L’agneau et le mouton donnèrent une viande plus abondante et de
la laine plus belle, tandis que les bergers accroissaient la taille de leurs
troupeaux. Le commerce décupla, malgré les vicissitudes du vent, des
éléments et des guerres, et des troubles que celles-ci causaient de temps en
temps. Les artisans eux aussi s’enrichirent : forgerons et maréchaux-
ferrants, tailleurs de pierre, charpentiers, meuniers, tanneurs, tisseurs,
feutriers, teinturiers, brasseurs, vignerons, orfèvres travaillant l’or et
l’argent, boulangers, bouchers et fromagers profitèrent tous d’une
abondance jusque-là inconnue à l’ouest du détroit.
Il y eut assurément de bonnes années et des mauvaises, mais on a dit avec
raison que, sous Jaehaerys et sa reine, les bonnes années valaient deux fois
les mauvaises. Il y eut des tempêtes, et des vents mauvais, et de rudes
hivers, mais quand les hommes regardent aujourd’hui le règne du
Conciliateur, il est facile de le confondre avec un long été verdoyant et
doux.
Jaehaerys lui-même n’aurait pas vu les choses de cet œil alors que les
cloches de Port-Réal sonnaient pour annoncer la cinquante-cinquième
année depuis la Conquête d’Aegon. Les blessures laissées par l’année
cruelle qui venait de passer, l’année de l’Étranger, étaient encore trop à
vif… et le roi, la reine et le conseil redoutaient pareillement ce qui pouvait
les attendre, avec la princesse Aerea et Balerion qui continuaient à échapper
à la vigilance des hommes et la reine Rhaena partie à leur recherche.
Ayant pris congé de la cour de son frère, Rhaena Targaryen s’envola
d’abord vers Villevieille, dans l’espoir que sa fille rebelle aurait pu vouloir
retrouver sa sœur jumelle. Lord Donnel et le Grand Septon la reçurent l’un
et l’autre avec courtoisie, mais aucun n’avait d’aide à lui apporter. La reine
put rendre un moment visite à sa fille Rhaella, tellement semblable et
tellement différente de sa jumelle, et on peut espérer qu’elle trouva là
quelque baume pour sa douleur. Quand Rhaena exprima ses regrets de ne
pas avoir été meilleure mère, la novice Rhaella la serra dans ses bras et lui
dit : « J’ai eu la meilleure mère qu’un enfant puisse souhaiter, la Mère-
d’En-Haut, et c’est toi que je remercie pour elle. »
Quittant Villevieille, Songefeu emporta la reine au nord, d’abord à
Hautjardin, puis à Crakehall et à Castral Roc, dont les seigneurs l’avaient
accueillie à une époque enfuie. Nulle part on n’avait vu d’autre dragon que
celui de la reine ; on n’avait rien entendu sur la princesse Aerea, pas même
un murmure. De là, Rhaena retourna à Belle Île, pour se trouver encore une
fois face à lord Franklyn Farman. Les années n’avaient pas accru l’affection
de sa seigneurie pour la reine, ni son bon sens quand il s’adressait à elle.
« J’avais espéré que madame ma sœur reviendrait chez elle satisfaire à son
devoir une fois qu’elle a fui de chez vous, déclara-t-il, mais nous n’en avons
reçu nulle nouvelle, ni de votre fille. Je ne puis prétendre connaître la
princesse, mais je dirais qu’elle doit se féliciter d’être débarrassée de vous,
comme l’a été Belle Île. Si elle se présente ici, nous la renverrons, tout
comme nous l’avons fait avec sa mère.
— Vous ne connaissez pas Aerea, cela au moins est vrai, lui répondit Sa
Grâce. Si sa route l’amène effectivement sur ces côtes, messire, vous
risquez de constater qu’elle n’a pas la patience de sa mère. Oh, je vous
souhaite bonne chance, si vous voulez “renvoyer” la Terreur Noire.
Balerion a beaucoup apprécié votre frère, il doit désormais avoir envie de
passer à un autre plat. »
Après Belle Île, l’histoire perd la trace de Rhaena Targaryen. Elle ne
reviendrait pas à Port-Réal ni à Peyredragon pendant le restant de l’année,
et ne se présenterait pas non plus au siège d’aucun seigneur des Sept
Couronnes. Nous avons des rapports fragmentaires signalant Songefeu, au
nord jusqu’aux Tertres et aux berges de la Fièvre, au sud jusqu’aux
montagnes Rouges de Dorne et aux gorges de la Torrentine. Évitant villes et
châteaux, Rhaena et sa dragonne furent aperçues survolant les Doigts et les
montagnes de la Lune, les vertes forêts brumeuses du cap de l’Ire, les îles
Bouclier et La Treille… Mais nulle part elle ne chercha la compagnie des
humains. Elle préférait les étendues sauvages et désolées, les landes
balayées de vent, les plaines herbeuses et les lugubres marécages, les
falaises et les pics et les combes en montagne. Traquait-elle toujours un
signe de sa fille, ou avait-elle simplement envie de solitude ? Nous ne le
saurons jamais.
Sa longue absence de Port-Réal était préférable, toutefois, car le roi et
son conseil s’irritaient de plus en plus contre elle. Les récits de la
confrontation entre Rhaena et lord Farman sur Belle Île avaient horrifié le
roi autant que ses seigneurs. « Est-elle devenue folle pour parler de la sorte
à un seigneur dans sa propre demeure ? déclara lord Petibois. Si ça m’était
arrivé, je lui aurais arraché la langue. » À quoi le roi répondit : « J’espère
que vous n’auriez pas réellement commis cette sottise, messire. Quoi
qu’elle puisse être par ailleurs, Rhaena reste le sang du dragon, et ma sœur,
que j’aime. » Sa Grâce ne s’insurgea pas contre le propos de lord Petibois,
doit-on noter ; simplement contre ses mots.
C’est le septon Barth qui a le mieux exprimé la chose : « La puissance
des Targaryen découle de leurs dragons, ces bêtes terribles qui dévastèrent
jadis Harrenhal et anéantirent deux rois sur le Champ de Feu. Le roi
Jaehaerys le sait, tout comme le savait son aïeul Aegon ; la puissance
demeure toujours et, avec elle, la menace. Sa Grâce saisit également une
vérité qui échappe à la reine Rhaena, toutefois ; cette menace est plus
efficace quand elle demeure tacite. Les seigneurs du royaume sont tous des
hommes fiers, et on gagne peu à les humilier. Un roi sage leur laissera
toujours conserver leur dignité. Certes, montrez-leur un dragon. Ils se
souviendront. Parlez ouvertement d’incendier leurs aîtres, vantez-vous
d’avoir donné leurs parents à dévorer par vos dragons, et vous ne réussirez
qu’à les enflammer et à tourner leurs cœurs contre vous. »
La reine Alysanne priait tous les jours pour sa nièce Aerea et s’accusait
de la fuite de l’enfant… mais elle en blâmait plus encore sa sœur. Jaehaerys,
qui avait peu prêté attention à Aerea, même durant les années où elle était
son héritière, se reprochait désormais cette négligence, mais c’était par-
dessus tout Balerion qui l’inquiétait, car il concevait bien les dangers d’une
bête si puissante entre les mains d’une adolescente de treize ans en colère.
Ni les errances stériles de Rhaena Targaryen ni les nuées de corbeaux que
dépêchait le Grand Mestre Benifer n’avaient apporté de nouvelles de la
princesse ou du dragon, au-delà des mensonges, erreurs et illusions
habituels. Au fur et à mesure que les jours s’écoulaient et que la lune
bouclait un cycle puis un autre, le roi commença à craindre que sa nièce ne
soit morte. « Balerion est un animal capricieux, et on ne plaisante pas avec
lui, déclara-t-il à son conseil. Bondir sur son dos, sans jamais avoir volé
auparavant et lui faire prendre son essor… pas pour un tour du château,
non, mais pour traverser la mer… il est probable qu’il l’a désarçonnée,
pauvre petite, et qu’elle repose à présent au fond du détroit. »
Septon Barth ne partageait pas cet avis. Par nature, les dragons n’étaient
pas des vagabonds, souligna-t-il. Le plus souvent, ils trouvent un lieu abrité,
une grotte, un château en ruine ou un sommet de montagne, où ils nichent,
en sortant pour chasser mais y retournant. Une fois libéré de sa dragonnière,
Balerion aurait sûrement réintégré son antre. Le sentiment de septon Barth
était qu’étant donné l’absence de tout signalement de Balerion à Westeros,
la princesse Aerea avait probablement fui vers l’est, de l’autre côté du
détroit, jusqu’aux vastes plaines d’Essos. La reine approuva. « Si la fillette
était morte, je le saurais. Elle est toujours vivante. Je le sens. »
Tous les agents et informateurs qu’avait engagés Rego Draz pour traquer
Elissa Farman et les œufs de dragon volés se virent maintenant assigner une
nouvelle mission : retrouver la princesse Aerea et Balerion. Les rapports ne
tardèrent pas à affluer de toute la côte du détroit. La plupart s’avérèrent sans
intérêt, comme pour les œufs de dragon : des rumeurs, des mensonges et de
fausses déclarations, concoctés pour toucher une récompense. Certains
étaient de troisième ou de quatrième main, d’autres comportaient une telle
pauvreté de détails qu’ils se résumaient à peine à : « J’ai peut-être vu un
dragon. Ou quelque chose de gros, avec des ailes. »
Le rapport le plus intrigant arriva des collines d’Andalos au nord de
Pentos, où les bergers parlaient sur un ton craintif d’un monstre qui rôdait,
dévorant des troupeaux entiers en ne laissant derrière lui que des os
ensanglantés. Les bergers eux-mêmes n’étaient pas épargnés, s’il leur
arrivait de croiser la bête par mégarde, car l’appétit de la créature ne se
limitait nullement à la viande de mouton. Ceux qui la rencontraient bel et
bien ne vivaient pas assez pour la décrire, toutefois… et aucune des
histoires ne parlait de feu, ce qui conduisit Jaehaerys à penser qu’on ne
pouvait incriminer Balerion. Néanmoins, pour en avoir le cœur net, il
envoya une douzaine d’hommes qui, menés par ser William la Guêpe, de sa
Garde Royale, traversèrent le détroit vers Pentos pour essayer de traquer
cette bête.
Sur l’autre rive de ce même détroit, à l’insu de Port-Réal, les charpentiers
de marine de Braavos avaient achevé le gros œuvre sur la caraque Coureur
de Soleil, le rêve qu’Elissa Farman avait payé avec ses œufs de dragon
volés. À la différence des galères qui sortaient chaque jour de l’Arsenal de
Braavos, le navire ne comportait pas d’avirons ; c’était un vaisseau conçu
pour les eaux profondes, non pour les golfes, les anses et les criques. Ce
quatre-mâts portait autant de voilure que les vaisseaux cygnes des îles
d’Été, mais était plus large et avait une coque plus profonde qui lui
permettrait d’emmagasiner assez de provisions pour de plus longs voyages.
Quand un Braavien lui demanda si elle avait l’intention de naviguer jusqu’à
Yi Ti, lady Elissa répondit en riant : « Peut-être… mais pas par la route que
vous imaginez. »
La nuit avant son départ prévu, elle fut convoquée au palais du Seigneur
de la Mer, où celui-ci lui offrit des harengs, de la bière et des mises en
garde. « Allez avec prudence, madame, lui dit-il, mais allez. Des hommes
vous recherchent, tout au long du détroit. On pose des questions, on promet
des récompenses. Je n’aimerais pas qu’on vous découvre à Braavos. Nous
sommes venus ici nous libérer de l’ancienne Valyria et vos Targaryen sont
valyriens jusqu’à la moelle. Naviguez loin. Naviguez vite. »
Tandis que la dame qu’on appelait désormais Alys Montcouchant prenait
congé du Titan de Braavos, la vie à Port-Réal continuait comme par le
passé. Incapable de localiser sa nièce perdue, Jaehaerys Targaryen agit
comme il l’avait toujours fait en temps de crise et se dédia à ses entreprises.
Dans le calme de la bibliothèque du Donjon Rouge, le roi entama le travail
sur ce qui allait devenir une de ses œuvres les plus significatives. Avec
l’assistance experte du septon Barth, du Grand Mestre Benifer, de lord
Albin Massey et de la reine Alysanne – un quatuor que Sa Grâce surnomma
« mon conseil encore plus restreint » – Jaehaerys se mit en devoir de
codifier, d’organiser et de réformer toutes les lois du royaume.
Le Westeros qu’avait découvert Aegon le Conquérant consistait à la
vérité en sept royaumes, et pas juste de nom : chacun avec ses lois propres,
ses coutumes et ses traditions. Même à l’intérieur de ces royaumes, il
existait d’un lieu à l’autre des variations considérables. Ainsi que l’écrirait
lord Massey : « Avant qu’il y ait Sept Couronnes, il y en avait huit. Avant
cela, neuf, puis dix, douze ou trente, et ainsi de suite en remontant le temps.
Nous évoquons les cent Royaumes des Héros, alors qu’il y en a
effectivement eu quatre-vingt-dix-sept à une époque, cent trente-deux à une
autre, et le reste à l’avenant, le nombre changeant continuellement en
fonction des guerres qui se perdaient et se gagnaient, et des fils qui
suivaient leurs pères. »
La plupart du temps, les lois changeaient, elles aussi. Tel roi était sévère,
tel autre clément, celui-ci cherchait pour guide L’Étoile à sept branches, tel
autre s’en remettait aux lois anciennes des Premiers Hommes, celui-ci
régnait par caprice, cet autre allait dans une direction quand il était sobre et
une autre quand il était ivre. Après des milliers d’années, le résultat était
une telle masse de précédents contradictoires que chaque seigneur qui
possédait le pouvoir de haute et basse justice (et certains qui ne l’avaient
pas) se sentait toute liberté de juger comme il lui plaisait sur n’importe
quelle affaire qu’on venait lui présenter.
Jaehaerys Targaryen répugnait à la confusion et au désordre et, avec
l’aide de son « conseil très restreint », il se mit en œuvre de « nettoyer les
écuries ». « Ces Sept Couronnes n’ont qu’un seul roi. Il est temps qu’elles
aient aussi une seule loi. » Une tâche aussi monumentale ne représenterait
pas l’ouvrage d’un an, ni de dix ; la simple collecte, le tri et l’étude des lois
existantes demanderaient deux ans, et les réformes qui s’ensuivraient se
poursuivraient sur des décennies. Cependant, c’est ici que débuta le Grand
Code du septon Barth (qui, à terme, contribuerait trois fois plus que
n’importe qui aux Livres de la Loi qui en résultèrent), en cette année
d’automne 55.
Les travaux du roi se poursuivraient sur bien des années à venir, ceux de
la reine sur neuf cycles de lune. Au début de cette année-là, le roi Jaehaerys
et le peuple de Westeros eurent le plaisir d’apprendre que la reine Alysanne
portait encore une fois un enfant. La princesse Daenerys partagea leur joie,
bien qu’elle eût signifié avec fermeté à la reine qu’elle voulait une petite
sœur. « Tu ressembles déjà à une reine, en train d’édicter la loi », lui
répondit sa mère en riant.
De longue date, les mariages étaient le moyen par lequel les grandes
maisons de Westeros se liaient ensemble, une méthode fiable pour forger
des associations et éteindre des disputes. Tout comme les épouses du
Conquérant avant elle, Alysanne Targaryen prenait grand plaisir à arranger
de telles alliances. En 55, elle fut particulièrement fière des fiançailles
qu’elle avait ordonnancées pour deux des Avisées qui servaient dans sa
maison depuis Peyredragon : lady Jennis Templeton épouserait lord
Mullendore de Hautesterres ; tandis que lady Prunella Celtigar s’unirait en
mariage avec Uther Peake, sire de Stellepique, de Petrebourg et de
Boisblanc. Tous deux furent considérés comme des partis exceptionnels
pour les dames en question, et un triomphe pour la reine.
Le tournoi proposé par lord Redwyne pour célébrer la fin des travaux de
Fossedragon se tint finalement au mitan de l’an. On dressa des lices dans
les champs à l’ouest des remparts de la ville, entre la Porte du Lion et celle
du Roi, et les joutes y revêtirent, dit-on, une splendeur exceptionnelle. Le
fils aîné de lord Redwyne, ser Robert, fit la preuve de ses prouesses à la
lance contre ce que le royaume offrait de meilleur, tandis que son frère
Rickard remporta le tournoi des écuyers et fut fait chevalier sur la lice par le
roi en personne, mais les lauriers du champion revinrent au preux et
séduisant ser Simon Dondarrion de Havrenoir, qui se gagna l’amour du
peuple ainsi que de la reine quand il couronna la princesse Daenerys
comme sa reine d’amour et de beauté.
Aucun dragon n’avait encore été installé à Fossedragon, si bien que cet
édifice colossal fut choisi comme site de la grande mêlée du tournoi, un
entrechoc d’armes tel que Port-Réal n’en avait jamais vu de pareil.
Soixante-dix-sept chevaliers y prirent part, en onze équipes. Les
concurrents commencèrent à cheval, mais, une fois désarçonnés,
poursuivirent à pied, combattant à l’épée, à la masse, à la hache et au fléau
d’armes. Lorsque toutes les équipes sauf une eurent été éliminées, les
membres survivants de la dernière équipe se retournèrent les uns contre les
autres, jusqu’à ce qu’il ne reste plus qu’un champion.
Bien que les participants n’eussent employé que des armes de tournoi
émoussées, les batailles livrées furent âpres et sanglantes, à la grande joie
des foules. Deux hommes furent tués et plus de quarante blessés. La reine
Alysanne, sagement, interdit à ses favoris, Jonquil Sombre et Tom le
Baladin, d’y prendre part, mais le vieux « Baril » entra une nouvelle fois en
lice sous les rugissements approbateurs du peuple. Quand il chut, les gens
se trouvèrent un nouveau favori en la personne de l’écuyer parvenu ser
Harys Verraz, dont le nom de maison et le heaume en tête de porc lui
valurent le sobriquet de Harry le Jambon. Entre autres personnes notables
qui participèrent à la mêlée, figuraient ser Alyn Bufflon, anciennement de
Peyredragon, les frères de Rogar Baratheon, ser Borys, ser Garon et ser
Ronnal, un chevalier errant de mauvais aloi appelé ser Sournoys le Retors,
et ser Alastor Reyne, champion des terres de l’Ouest et maître d’armes à
Castral Roc. Après des heures de sang et de fracas, toutefois, le dernier
homme encore debout fut un robuste jeune chevalier du Conflans, un
taureau blond aux larges épaules appelé ser Lucamore Fort.
Peu après la conclusion du tournoi, la reine Alysanne quitta Port-Réal
pour Peyredragon, afin d’y attendre la naissance de son enfant. La perte du
prince Aegon après trois jours de vie seulement pesait encore lourdement
sur Sa Grâce. Plutôt que de se soumettre aux rigueurs du voyage ou aux
exigences de la vie à la cour, la reine préféra le calme de l’ancien siège de
sa maison, où ses devoirs seraient rares. Septa Edyth et septa Lyra restèrent
aux côtés d’Alysanne, avec une douzaine de fraîches jeunes filles
sélectionnées entre des centaines qui convoitaient la distinction de servir
comme dame de compagnie de la reine. Deux des nièces de Rogar
Baratheon se trouvaient parmi celles honorées de la sorte, ainsi que des
filles et sœurs des lords Arryn, Vance, Rowan, Royce et Dondarrion, et
même une femme du Nord, Mara Manderly, fille de lord Théomore de
Blancport. Pour égayer leurs soirées, Sa Grâce amena aussi son fou préféré,
la Commère, avec ses pantins.
Il en était à la cour qui avaient des réserves sur ce souhait de la reine de
se retirer à Peyredragon. L’île était humide et lugubre aux meilleures
périodes et, en automne, trombes et tempêtes étaient fréquentes. Les
récentes tragédies n’avaient servi qu’à assombrir encore la réputation du
château et certains redoutaient que les fantômes des amies empoisonnées de
Rhaena Targaryen ne hantent ses couloirs. La reine Alysanne chassa ces
inquiétudes comme autant de sottises. « Le roi et moi avons été si heureux à
Peyredragon, dit-elle aux sceptiques. Je ne peux imaginer de meilleur
endroit pour la naissance de notre enfant. »
Une autre pérégrination royale avait été prévue pour 55, cette fois-ci vers
les terres de l’Ouest. Tout comme elle l’avait fait alors qu’elle portait la
princesse Daenerys, la reine refusa de laisser le roi annuler ou remettre le
voyage, et l’envoya seul. Vermithor le porta à travers Westeros jusqu’à la
Dent d’Or, où le reste de sa suite le rejoignit. De là, Sa Grâce visita
Cendremarc, Falaise, Kayce, Castamere, Château Tarbeck, Port-Lannis et
Castral Roc, et Crakehall. Notable par son omission : Belle Île. À la
différence de sa sœur Rhaena, Jaehaerys Targaryen n’était pas un homme
enclin à la menace, mais il avait ses propres moyens de faire sentir sa
désapprobation.
Le roi rentra de l’Ouest un cycle de lune avant la date prévue pour
l’accouchement de la reine, afin de pouvoir être à ses côtés le temps venu.
L’enfant arriva précisément au moment annoncé par les mestres : un garçon
aux membres nets et en bonne santé, avec des yeux pâles comme le lilas.
Ses cheveux, quand ils parurent, étaient pâles aussi, brillants comme l’or
blanc, une couleur rare, même jadis à Valyria. Jaehaerys le nomma Aemon.
« Daenerys sera fâchée contre moi, déclara Alysanne en donnant le sein au
petit prince. Elle a beaucoup insisté pour dire qu’elle voulait une sœur. »
Jaehaerys en rit et assura : « La prochaine fois ! » Cette nuit-là, sur la
suggestion d’Alysanne, il plaça un œuf de dragon dans le berceau du prince.
Enthousiasmés par la nouvelle de la naissance du prince Aemon, des
milliers de gens du peuple bordèrent les rues autour du Donjon Rouge
quand Jaehaerys et Alysanne rentrèrent à Port-Réal un cycle de lune plus
tard, dans l’espoir d’entrevoir le nouvel héritier du Trône de Fer. En
entendant leurs chants et leurs hourras, le roi monta finalement sur les
remparts au-dessus de la porte principale du château et leva le garçon au-
dessus de sa tête pour que tous le voient. Alors, a-t-on dit, monta un
rugissement si sonore qu’on put l’entendre sur l’autre rive du détroit.
Tandis que les Sept Couronnes se réjouissaient, on avisa le roi que l’on
avait encore aperçu sa sœur Rhaena, cette fois-ci à Vertepierre, siège
ancestral de la maison Estremont sur l’île de ce nom, au large des côtes du
cap de l’Ire. Là, elle décida de séjourner un temps. La toute première des
favorites de Rhaena, sa cousine Larissa Velaryon, avait épousé le cadet de
l’Étoile-du-Soir de Torth, comme on s’en souviendra. Bien que son époux
fût mort, lady Larissa avait mis au monde une fille, qui avait très
récemment été donnée en mariage au vieux lord Estremont. Plutôt que de
séjourner sur Torth ou de retourner à Lamarck, la veuve avait choisi de
rester avec sa fille sur Vertepierre après les noces. Que la présence de lady
Larissa ait attiré Rhaena Targaryen à Estremont, on n’en peut douter, car
l’île était par ailleurs singulièrement dénuée de charme, étant humide,
balayée par les vents et misérable. Avec sa fille perdue pour elle et ses plus
chères amies et favorites dans la tombe, on ne devrait pas s’étonner que
Rhaena cherche une consolation avec une compagne de son enfance.
La reine aurait été surprise (et furieuse) d’apprendre qu’au même
moment une autre ancienne favorite passait tout près d’elle. Après avoir fait
escale à Pentos pour y charger des vivres, Alys Montcouchant et son
Coureur de Soleil étaient parvenus à Tyrosh, et seule la partie la plus
resserrée du détroit les séparait d’Estremont. Le périlleux passage à travers
les eaux infestées de pirates des Degrés de Pierre l’attendait encore, et lady
Alys engageait des arbalétriers et des épées-louées pour lui faire franchir en
toute sécurité les goulets jusqu’au grand large, comme le faisaient nombre
de capitaines prudents. Les dieux dans leurs caprices choisirent cependant
de tenir la reine Rhaena et celle qui l’avait trahie dans l’ignorance l’une de
l’autre, et le Coureur de Soleil traversa sans incident les Degrés. Alys
Montcouchant débarqua ses mercenaires à Lys, faisant provision d’eau
douce et de vivres avant de se diriger vers l’ouest et de mettre les voiles
pour Villevieille.
L’hiver arriva à Westeros en 56 et, avec lui, de funestes nouvelles
d’Essos. Les hommes que le roi Jaehaerys avait envoyés enquêter sur la
grande bête qui rôdait dans les collines au nord de Pentos étaient tous
morts. Leur commandant, ser William la Guêpe, avait engagé un guide à
Pentos, un homme du cru qui prétendait savoir où se tapissait la bête. En
fait, il les avait conduits dans un piège et, quelque part dans les collines de
Velours d’Andalos, ser William et ses hommes avaient été assaillis par des
brigands. Bien qu’ils se fussent vaillamment défendus, le nombre jouait
contre eux et ils avaient finalement été terrassés et tués. Ser William avait
été le dernier à tomber, disait-on. Sa tête avait été rendue à l’un des agents
de lord Rego à Pentos.
« Il n’y a pas de monstre, conclut septon Barth après avoir écouté le triste
récit, rien que des hommes qui volent des moutons et qui racontent des
histoires pour effrayer les autres. » Myles Petibois, la Main du Roi, pressa
le roi de punir Pentos pour cet affront, mais Jaehaerys répugnait à guerroyer
contre une ville entière pour les crimes de quelques hors-la-loi. Aussi le
sujet fut-il clos, et le sort de ser William la Guêpe consigné dans le Livre
Blanc de la Garde Royale. Pour occuper sa place, Jaehaerys décerna un
manteau blanc à ser Lucamore Fort, le vainqueur de la grande mêlée à
Fossedragon.
D’autres nouvelles parvinrent bientôt de l’autre côté des flots par des
agents de lord Rego. Un rapport parlait d’un dragon qu’on exhibait dans les
arènes de combat d’Astapor, sur la baie des Serfs, une bête sauvage aux
ailes coupées que les esclavagistes opposaient à des taureaux, des ours des
cavernes et des meutes d’esclaves humains armés de piques et de haches,
tandis que des milliers de spectateurs rugissaient et hurlaient. Septon Barth
rejeta immédiatement ce récit. « Une vouivre, sans aucun doute, déclara-t-
il. Les vouivres de Sothoryos sont souvent confondues avec des dragons,
par ceux qui n’ont jamais vu de dragon. »
Bien plus intéressant pour le roi et le conseil fut le grand incendie qui
avait ravagé les Terres Disputées une demi-lune plus tôt. Attisé par des
vents soutenus et alimenté par des herbes sèches, le sinistre avait fait rage
trois jours et trois nuits, engloutissant une demi-douzaine de villages et une
compagnie libre, les Aventuriers, qui s’était retrouvée prise au piège entre la
montée des flammes et une armée tyroshie commandée par l’archonte en
personne. La plupart avaient choisi de périr sur les piques tyroshies plutôt
que de brûler vifs. Pas un seul homme n’avait survécu.
L’origine de l’incendie demeurait un mystère. « Un dragon, déclara ser
Myles Petibois. Qu’est-ce que cela pourrait être d’autre ? » Rego Draz
restait sceptique. « La foudre qui est tombée, suggéra-t-il. Un feu de
camp. Un ivrogne avec une torche, à la recherche d’une putain. » Le roi
acquiesça. « Si c’était l’œuvre de Balerion, on l’aurait sûrement vu. »
À Villevieille, l’incendie d’Essos était loin de l’esprit de celle qui se
faisait appeler Alys Montcouchant ; elle gardait les yeux rivés sur l’autre
horizon, sur les mers occidentales battues par les tempêtes. Son Coureur de
Soleil avait atteint le port aux derniers jours de l’automne ; pourtant, il
s’attardait encore à quai, tandis que lady Alys cherchait un équipage pour le
piloter. Elle se proposait de faire ce que n’avaient osé tenter auparavant
qu’une poignée des plus audacieux marins, naviguer au-delà du couchant en
quête de terres que nul n’imaginait, et elle ne voulait pas à bord d’hommes
qui pourraient perdre courage, se mutiner contre elle et la contraindre à faire
demi-tour. Elle voulait des hommes qui partageaient son rêve, et on n’en
trouvait pas aisément de tels, même à Villevieille.
À l’époque comme de nos jours, le peuple ignorant et les marins
superstitieux se raccrochaient à la croyance que le monde était plat et
s’achevait quelque part loin à l’ouest. Certains parlaient de murailles de
flammes et de mers en ébullition, d’autres de noirs brouillards qui
s’étendaient à perpétuité, d’autres encore des portes mêmes de l’enfer. Les
gens plus sages étaient plus avisés. Le soleil et la lune étaient des sphères,
comme tout homme doté d’yeux pouvait le constater ; la raison suggérait
que le monde devait en être également une, et des siècles d’étude avaient
convaincu les archimestres du Conclave qu’il ne pouvait y avoir aucun
doute sur ce point. Les seigneurs dragons des Possessions de Valyria le
croyaient aussi, ainsi que les sages de nombreux pays lointains, de Qarth à
Yi Ti, jusqu’à l’île de Leng.
Un tel accord ne prévalait pas quant à la taille du monde. Même parmi les
archimestres de la Citadelle, existaient sur cette question de profondes
divisions. Certains croyaient que les mers du Crépuscule étaient si vastes
qu’aucun homme ne devait espérer les franchir. D’autres soutenaient que
leur largeur n’excédait pas celle de la mer d’Été quand elle s’étire de La
Treille à Grand-Moraq ; une distance formidable, certes, mais qu’un hardi
capitaine pouvait envisager de traverser, avec le navire approprié. Un
passage vers l’ouest jusqu’aux soieries et aux épices de Yi Ti et de Leng
représenterait pour l’homme qui le découvrirait des richesses
incalculables… si le globe du monde était aussi réduit que ces sages le
suggéraient.
Alys Montcouchant ne le pensait pas. Les rares écrits qu’elle a laissés
derrière elle montrent que, même enfant, Elissa Farman était convaincue
que le monde était « bien plus vaste et bien plus étrange que les mestres ne
l’imaginent ». Elle ne partageait pas les rêves des marchands, atteindre
Ulthos et Asshaï par une navigation vers l’ouest. Elle avait une vision plus
audacieuse. Entre Westeros et les côtes extrême-orientales d’Essos et
d’Ulthos, croyait-elle, s’étendaient d’autres terres et d’autres mers qui
attendaient qu’on les découvre : un autre Essos, un autre Sothoryos, un
autre Westeros. Ses rêves abondaient en fleuves aux bras multiples et en
plaines parcourues de vent, en montagnes gigantesques aux épaulements
dans les nuages, en îles verdoyantes brillant au soleil, en bêtes étranges
qu’aucun homme n’avait domptées et en fruits singuliers que nul n’avait
goûtés, en villes dorées scintillant sous des étoiles inconnues.
Elle n’était pas la première à en avoir rêvé. Des millénaires avant la
Conquête, quand les Rois de l’Hiver régnaient encore sur le Nord, Brandon
le Caréneur avait construit une flotte entière de vaisseaux pour traverser les
mers du Crépuscule. Il les avait lui-même menés vers l’ouest, pour ne
jamais revenir. Son fils et héritier, un autre Brandon, bouta le feu aux
chantiers navals où on les avait bâtis, et y gagna à jamais le surnom de
Brandon l’Incendiaire. Mille ans plus tard, des Fer-nés partis de Grand Wyk
furent déviés de leur route par le vent jusqu’à un groupe d’îles rocheuses à
huit jours de navigation au nord-ouest de toute côte connue. Là-bas, leur
capitaine éleva une tour et un fanal, adopta le nom Vendeloyn et baptisa son
siège Lumière Isolée. Ses descendants vivaient encore là-bas, accrochés à
des rochers où la population de phoques dépassait celle des hommes dans la
proportion de cinquante contre un. Même les autres Fer-nés considéraient
les Vendeloyn comme des fous ; certains les traitaient de selkies.
Brandon le Caréneur et les Fer-nés qui suivirent ses traces avaient
pareillement navigué dans les mers septentrionales, où de monstrueux
krakens, des dragons de mer et des léviathans immenses comme des îles
nageaient dans de froides eaux grises et où les brouillards givrants
dissimulaient des montagnes flottantes composées de glace. Alys
Montcouchant n’avait pas l’intention de croiser dans leur sillage. Elle
mènerait le Coureur de Soleil sur une route plus méridionale, à la recherche
d’eaux chaudes et bleues et de vents constants qui, croyait-elle, la
porteraient de l’autre côté des mers du Crépuscule. Mais d’abord, il lui
fallait un équipage.
Certains se moquèrent d’elle alors que d’autres la traitèrent de folle ou la
maudirent en face. « Des bêtes inconnues, oui-da, lui répondit un capitaine
rival, et plus probablement, tu finiras dans le ventre d’une d’elles. »
Cependant, une bonne portion de l’or qu’avait versé le Seigneur de la Mer
pour ses œufs de dragon volés reposait en sécurité dans les caves de la
Banque de Fer de Braavos et, avec une telle fortune derrière elle, lady Alys
réussit à tenter des marins en leur offrant trois fois la paie que proposaient
d’autres capitaines. Peu à peu, elle commença à assembler des matelots
volontaires.
Inévitablement, la rumeur de ses efforts vint à l’attention du Sire de la
Grand-Tour. Les petits-fils de lord Donnel, Eustace et Norman, tous deux
marins réputés, furent envoyés pour lui poser des questions… et la mettre
aux fers, s’ils le jugeaient prudent. En fait, tous deux signèrent avec elle,
jurant à sa mission leurs propres vaisseaux et équipages. Dès lors, les
marins se bousculèrent dans leur hâte de rejoindre son équipage. Si les
Hightower y allaient, c’est qu’il y avait des fortunes à gagner. Le vingt-
troisième jour de la troisième lune, en l’an 56, le Coureur de Soleil quitta
Villevieille, descendant le Murmure vers le large en compagnie de la Lune
d’automne de ser Norman Hightower et de la Lady Meredith de ser Eustace
Hightower.
Leur départ ne se produisit pas un jour trop tôt… car les échos d’Alys
Montcouchant et de sa quête désespérée d’un équipage avaient enfin atteint
Port-Réal. Le roi Jaehaerys perça tout de suite à jour le faux nom de lady
Elissa et envoya sur-le-champ des corbeaux à lord Donnel, à Villevieille, lui
ordonnant de s’emparer de cette femme et de la lui livrer au Donjon Rouge
pour la soumettre à la question. Toutefois, les oiseaux arrivèrent trop tard…
ou peut-être, comme certains le suggèrent encore aujourd’hui, Donnel le
Tardif avait-il tardé une fois de plus. Ne voulant pas encourir le courroux du
roi, sa seigneurie envoya une douzaine de ses plus rapides vaisseaux à la
poursuite d’Alys Montcouchant et de ses petits-fils, mais l’un après l’autre,
ils rentrèrent au port, défaits. Vastes sont les océans et petits les navires, et
aucun des vaisseaux de lord Donnel ne pouvait rivaliser en vitesse avec le
Coureur de Soleil quand il avait le vent dans les voiles.
Lorsque la nouvelle de son évasion atteignit le Donjon Rouge, le roi
envisagea longuement et intensément de poursuivre lui-même Elissa
Farman. Aucun vaisseau ne peut voguer aussi vite qu’un dragon ne vole,
raisonnait-il ; peut-être Vermithor la localiserait-il où les vaisseaux de lord
Hightower avaient échoué. Cette seule idée terrifia la reine Alysanne,
cependant. Même les dragons ne peuvent rester éternellement en l’air, fit-
elle valoir, et les cartes existantes des mers du Crépuscule ne montraient ni
îles ni récifs où se poser. Le Grand Mestre Benifer et septon Barth
acquiescèrent et, devant leur opposition, Sa Grâce écarta de mauvais gré
cette idée.
Le treizième jour de la quatrième lune de 56 parut dans une aube froide
et grise, avec des rafales de vent soufflant de l’est. Les chroniques de la
cour nous apprennent que Jaehaerys Ier Targaryen déjeuna avec un délégué
de la Banque de Fer de Braavos, venu collecter l’échéance annuelle du prêt
de la Couronne. La rencontre fut houleuse. Elissa Farman était encore très
présente à l’esprit du roi, et il avait eu l’assurance que son Coureur de
Soleil avait été construit à Braavos. Sa Grâce demanda à savoir si la Banque
de Fer avait financé la mise en œuvre du navire, et si elle avait la moindre
connaissance des œufs de dragon volés. Le banquier, pour sa part, nia
absolument tout.
Ailleurs dans le Donjon Rouge, la reine Alysanne passa la matinée avec
ses enfants ; la princesse Daenerys s’était enfin prise d’affection pour son
frère Aemon, bien qu’elle continuât à réclamer une petite sœur. Septon
Barth se trouvait dans la bibliothèque, le Grand Mestre Benifer dans sa
roukerie. À l’autre bout de la ville, lord Corbray passait l’inspection des
hommes des casernes est du Guet, tandis que Rego Draz recevait une jeune
dame à la vertu négociable dans sa demeure au-dessous de Fossedragon.
Tous se souviendraient longtemps de ce qu’ils faisaient quand ils
entendirent la fanfare d’une trompe résonner dans l’air du matin. « À ce
son, j’ai senti un frisson courir sur mon échine, dit plus tard la reine, même
si je n’aurais su expliquer pourquoi. » Dans une tour de guet isolée
dominant les eaux de la baie de la Néra, un garde avait aperçu des ailes
sombres dans le lointain et fait donner l’alarme. Il sonna de nouveau de la
trompe tandis que les ailes grandissaient, et une troisième fois en voyant
clairement le dragon, noir contre les nuages.
Balerion était de retour à Port-Réal.
Voilà de longues années qu’on avait vu la Terreur Noire pour la dernière
fois dans les cieux au-dessus de la ville, et ce spectacle emplit de crainte
plus d’un Port-Réalais, en se demandant si d’une façon ou d’une autre
Maegor le Cruel n’était pas revenu de sa tombe le chevaucher à nouveau.
Hélas, le dragonnier qui s’accrochait à son cou n’était pas un roi mort, mais
une enfant agonisante.
L’ombre de Balerion balaya dans sa descente les cours et les salles du
Donjon Rouge, ses ailes immenses giflant l’air pour se poser dans la cour
intérieure près de la Citadelle de Maegor. À peine avait-il touché le sol que
la princesse Aerea glissa de son dos. Même ceux qui l’avaient le mieux
connue pendant ses années à la cour identifièrent à peine la fillette. Elle
était si près d’être nue que la différence ne comptait pas, ses vêtements
réduits à des haillons et à des lambeaux accrochés à ses bras et à ses
jambes. Ses cheveux étaient emmêlés et crasseux, ses membres grêles
comme des bâtons. « S’il vous plaît ! » s’exclama-t-elle, à l’adresse des
chevaliers, des écuyers et des serviteurs qui l’avaient vue descendre. Puis,
alors qu’ils se précipitaient vers elle : « Jamais je », et elle s’écroula.
Ser Lucamore Fort était à son poste sur le pont d’accès par-dessus la
douve sèche qui encerclait la Citadelle de Maegor. Écartant le reste de
l’assistance, il souleva la princesse dans ses bras et traversa le château en la
portant au Grand Mestre Benifer. Plus tard, il conterait à qui voudrait
l’entendre que la fillette était rouge et brûlante de fièvre, la peau si ardente
qu’il la sentait même au travers des écailles émaillées de son armure. Elle
avait aussi les yeux injectés de sang, prétendait le chevalier, et « Il y avait
en elle quelque chose, une chose qui remuait et la faisait grelotter et se
tordre dans mes bras. » (Il ne relata pas longtemps ces récits, cependant. Le
lendemain, le roi Jaehaerys le convoqua et lui ordonna de ne plus jamais
parler de la princesse.)
On envoya immédiatement chercher le roi et la reine, mais quand ils
arrivèrent aux appartements du mestre, Benifer leur en refusa l’entrée.
« Vous ne tenez pas à la voir en un tel état, leur dit-il, et je faillirais si je
vous laissais vous approcher davantage. » On posta des gardes à la porte
pour tenir également les serviteurs à distance. Seul fut admis le septon
Barth, pour administrer les rites aux mourants. Benifer fit son possible pour
la princesse affligée, lui donnant à boire du lait de pavot et la plongeant
dans un bain de glace pour abaisser sa fièvre, mais ses efforts restèrent
vains. Tandis que des centaines de gens se pressaient dans le septuaire du
Donjon Rouge et priaient pour elle, Jaehaerys et Alysanne veillaient devant
la porte du mestre. Le soleil s’était couché et l’heure de la chauve-souris
était proche quand Barth parut pour annoncer qu’Aerea Targaryen était
morte.
La princesse fut livrée aux flammes dès le lendemain au lever du soleil,
son corps enveloppé de beau lin blanc des pieds à la tête. Le Grand Mestre
Benifer, qui l’avait en personne préparée pour le bûcher funéraire, paraissait
lui-même à moitié mort, confia lord Redwyne à ses fils. Le roi annonça que
sa nièce avait péri d’une fièvre et demanda au royaume de prier pour elle.
Port-Réal porta le deuil quelques jours avant que la vie reprenne comme
auparavant, et c’en fut terminé.
Certains mystères demeuraient, toutefois. De nos jours encore, des
siècles plus tard, nous ne sommes pas plus près de connaître la vérité.
Plus de quarante hommes ont servi le Trône de Fer comme Grand
Mestre. Leurs journaux personnels, lettres, registres de comptes, mémoires
et calendriers de cour sont notre meilleure source pour les événements
auxquels ils ont assisté, mais tous n’étaient pas d’une diligence comparable.
Alors que certains nous ont laissé des volumes de lettres remplies de mots
creux, n’oubliant jamais de noter ce que le roi avait mangé au souper (et s’il
l’avait apprécié), d’autres ne consignent pas plus d’une demi-douzaine de
missives par an. À cet égard, Benifer se classe près du sommet, et ses lettres
et journaux nous fournissent le compte rendu détaillé de tout ce qu’il a vu,
fait et entendu tandis qu’il était au service du roi Jaehaerys et de son oncle
Maegor avant lui. Et pourtant, dans tous les écrits de Benifer on ne trouve
pas un mot concernant le retour à Port-Réal d’Aerea Targaryen et de son
dragon volé, ni la mort de la jeune princesse. Par bonheur, septon Barth
n’eut pas tant de réticence, et c’est vers sa chronique que nous devons à
présent nous tourner.
Barth écrivait : « Voilà trois jours que la princesse a péri et je n’ai pas
dormi. Je ne sais pas si je pourrai de nouveau dormir un jour. La Mère est
miséricordieuse, ai-je toujours cru, et le Père-d’En-Haut juge chacun avec
justice… mais il n’y a eu ni justice ni miséricorde dans ce qui est arrivé à
notre pauvre princesse. Comment les dieux ont-ils pu être assez aveugles et
indifférents pour permettre une telle horreur ? Ou se peut-il qu’existent
d’autres déités dans cet univers, des dieux mauvais et monstrueux tels que
ceux contre lesquels prêchent les prêtres de R’hllor le Rouge, contre la
malveillance desquels les rois des hommes et les dieux des hommes ne sont
que des mouches ?
« Je ne sais. Je ne veux pas savoir. Si cela fait de moi un septon mécréant,
soit. Le Grand Mestre Benifer et moi nous sommes engagés à ne dire à
personne ce que nous avons vu et connu dans ses appartements alors que la
pauvre enfant agonisait – ni au roi, ni à la reine, ni à sa mère, pas même aux
archimestres de la Citadelle –, mais les souvenirs ne veulent pas me quitter,
aussi les consignerai-je ici. Peut-être que, du temps qu’on les trouve et
qu’on les lise, les hommes auront atteint une meilleure compréhension de
tels maux.
« Nous avons dit au monde que la princesse Aerea était morte d’une
fièvre et cela est vrai dans ses grandes lignes, mais c’était une fièvre comme
je n’en avais jamais vu auparavant et comme j’espère n’en plus jamais
revoir. La fillette cuisait. Sa peau était échauffée et rouge et, quand j’ai posé
la main sur son front pour savoir à quel point elle était chaude, ce fut
comme si je l’avais plongée dans une marmite d’huile bouillante. C’est à
peine si elle avait une once de chair sur les os, tellement elle semblait
émaciée et affamée, mais nous avons pu observer certains… gonflements…
en elle, tandis que sa peau se bombait puis s’affaissait de nouveau, comme
si… Non, non, pas comme si, car c’était bien la réalité… il y avait des
choses en elle, des créatures vivantes qui se mouvaient et se tordaient, qui
cherchaient peut-être une issue, et lui infligeaient une telle souffrance que
même le lait du pavot ne lui accorda aucune rémission. Nous avons dit au
roi, comme nous devrons assurément le dire à sa mère, qu’Aerea n’avait pas
prononcé un mot, mais c’est un mensonge. Je prie pour oublier bientôt
certaines des choses qu’elle a chuchotées par ses lèvres craquelées et
saignantes. Je ne puis oublier combien elle a souvent imploré la mort.
« Tous les arts du mestre étaient impuissants contre sa fièvre, si en vérité
nous pouvons désigner une telle horreur d’un nom aussi banal. La plus
simple façon de le dire est que la pauvre enfant cuisait de l’intérieur. Sa
chair devint de plus en plus noire, puis commença à se fendre, jusqu’à ce
que sa peau ne ressemble à rien tant, que les Sept me préservent, qu’à des
craquelins de porc. De fines fumerolles sortaient de sa bouche, de son nez et
même, obscénité, de ses lèvres inférieures. Désormais, elle avait cessé de
parler, bien que les créatures en elle continuent à remuer. Ses yeux eux-
mêmes cuisaient dans son crâne et finirent par éclater, comme deux œufs
laissés trop longtemps dans une marmite d’eau bouillante.
« J’ai pensé que c’était la chose la plus effroyable que je verrais jamais,
mais j’en ai été rapidement détrompé, car une horreur pire encore
m’attendait. Cela est arrivé quand Benifer et moi avons plongé la pauvre
enfant dans une baignoire pour la couvrir de glace. Le choc de cette
immersion a arrêté son cœur sur le coup, me suis-je dit… Si tel est le cas, ce
fut une miséricorde, car c’est alors que les créatures en elle sont sorties…
« Les créatures… la Mère ait pitié, je ne sais pas comment en parler…
C’étaient… des vers avec des visages… des serpents avec des mains… des
choses sinueuses, gluantes, innommables, qui semblaient se tordre, palpiter
et grouiller en crevant sa chair pour apparaître. Certaines n’étaient pas plus
grosses que mon petit doigt, mais une au moins était longue comme mon
bras… oh, que le Guerrier me protège, les bruits qu’elles produisaient…
« Mais elles sont mortes. Je dois me remémorer cela, m’y raccrocher.
Quoi qu’elles aient pu être, c’étaient des créatures de la chaleur et du feu, et
elles n’aimaient pas la glace – oh, que non ! L’une après l’autre, elles se
sont débattues, tordues et ont péri sous mes yeux, grâces en soient rendues
aux Sept. Je ne me hasarderai pas à leur donner un nom… C’étaient des
horreurs. »
La première partie du témoignage de septon Barth s’arrête là. Mais
quelques jours plus tard, il revint et reprit :
« La princesse Aerea n’est plus, mais elle n’est pas oubliée. Les Fidèles
prient chaque matin et chaque soir pour son âme tendre. En dehors des
septuaires, les mêmes questions sont sur toutes les lèvres. La princesse a
disparu pendant plus d’un an. Où a-t-elle pu aller ? Qu’a-t-il pu lui arriver ?
Qu’est-ce qui l’a ramenée chez elle ? Balerion était-il ce monstre dont on
croyait qu’il hantait les collines de Velours d’Andalos ? Ses flammes ont-
elles allumé l’incendie qui a dévasté les Terres Disputées ? La Terreur Noire
aurait-elle pu voler jusqu’à Astapor pour être le « dragon » de l’arène ?
Non, non et non. Ce ne sont que fables.
« Si nous écartons de telles diversions, toutefois, le mystère demeure. Où
Aerea Targaryen est-elle allée après avoir fui Peyredragon ? La reine
Rhaena a d’abord pensé qu’elle s’était envolée pour Port-Réal ; la princesse
n’avait pas fait mystère de son désir de revenir à la cour. Quand cela se
révéla erroné, Rhaena chercha ensuite à Belle Île et Villevieille. Ces deux
destinations étaient logiques, en un certain sens, mais on ne retrouva Aerea
dans aucun de ces endroits, ni nulle part à Westeros. D’autres, dont la reine
et moi-même, prirent ceci comme une indication que la princesse s’était
envolée vers l’est, et non vers l’ouest, et qu’on la trouverait quelque part à
Essos. La fillette avait bien pu croire que les cités libres échappaient à
l’emprise de sa mère, et la reine Alysanne en particulier semblait
convaincue qu’Aerea fuyait sa mère, autant que Peyredragon même.
Cependant, les agents et informateurs de lord Rego n’avaient pu retrouver
aucune trace d’elle sur l’autre rive du détroit… Pas même un murmure sur
son dragon. Pourquoi ?
« Bien que je ne sois en mesure de fournir aucune preuve, je puis
suggérer une réponse. Il me semble que nous avons tous posé la mauvaise
question. Aerea Targaryen était encore bien en deçà de son treizième
anniversaire au matin où elle se glissa hors du château de sa mère. Si les
dragons ne lui étaient pas étrangers, elle n’en avait encore jamais chevauché
aucun… et pour des raisons que nous ne comprendrons peut-être jamais,
elle choisit pour monture Balerion, au lieu de n’importe quel autre dragon
plus jeune et plus docile qu’elle aurait pu revendiquer. Poussée comme elle
l’était par ses conflits avec sa mère, peut-être voulait-elle simplement une
bête plus grande et plus impressionnante que Songefeu, le dragon de sa
mère. C’était peut-être aussi l’envie de dompter la bête qui avait tué son
père et son dragon (bien que la princesse Aerea n’eût jamais connu son père
et qu’il fût difficile de savoir quels sentiments elle pouvait entretenir sur son
compte et sur la façon dont il avait péri). Peu importent les raisons, son
choix fut fait.
« La princesse avait fort bien pu avoir l’intention de voler vers Port-Réal,
exactement comme sa mère le soupçonnait. Elle avait pu vouloir aller
rejoindre sa sœur jumelle à Villevieille, ou partir à la recherche de lady
Elissa Farman, qui avait un jour promis de l’emmener à l’aventure. Quels
qu’aient été ses plans, ils n’avaient aucune importance. C’est une chose de
sauter sur un dragon et une tout autre de le plier à votre volonté, en
particulier une bête aussi vieille et féroce que la Terreur Noire. Dès le
début, nous nous sommes demandé : Où Aerea a-t-elle conduit Balerion ?
Nous aurions dû poser la question : OùBalerion a-t-il conduit Aerea ?
« Une seule solution est logique. Souvenez-vous, si vous voulez bien,
que Balerion était le plus grand et le plus vieux des trois dragons que le roi
Aegon et ses sœurs avaient chevauchés pour leur conquête. Vhagar et
Meraxès avaient éclos sur Peyredragon. Seul, Balerion était arrivé sur l’île
avec Aenar l’Exilé et Daenys la Rêveuse, le plus jeune des cinq dragons
qu’ils avaient amenés avec eux. Les dragons plus âgés avaient péri au cours
des années qui avaient suivi, mais Balerion vivait toujours, continuant à
croître en taille, en férocité et en caractère. Si nous ne tenons pas compte
des récits de certains sorciers et charlatans (comme il se doit), il est peut-
être la seule créature vivante au monde qui a connu Valyria avant le Fléau.
« Et c’est là qu’il a emmené la malheureuse enfant condamnée accrochée
à son dos. Qu’elle y soit allée de son plein gré, j’en serais fort surpris, mais
elle ne possédait ni les connaissances, ni la force de volonté pour le faire
changer de cap.
« Sur ce qui lui est arrivé en Valyria, nous ne pouvons que nous livrer à
des conjectures. À en juger par l’état dans lequel elle nous est revenue, je ne
veux même pas y songer. Les Valyriens étaient plus que des seigneurs
dragons. Ils pratiquaient la magie du sang ainsi que d’autres arts ténébreux,
puisant dans les profondeurs de la terre des secrets qu’il aurait mieux valu
laisser enfouis, et tordant la chair des animaux et des hommes pour en
modeler de monstrueuses chimères contre-nature. Pour ce péché, les dieux
en leur courroux les jetèrent à bas. Valyria est maudite, tous les hommes
s’entendent sur ce point, et même les plus audacieux marins se tiennent à
bonne distance de ses os fumants… Mais nous aurions tort de croire que
plus rien ne vit là-bas, désormais. Actuellement, y demeurent ces créatures
que nous avons trouvées dans le corps d’Aerea Targaryen, voilà mon
hypothèse… ainsi que d’autres horreurs que nous ne pouvons même pas
imaginer. J’ai longtemps décrit ici comment la princesse a péri, mais il y a
autre chose, quelque chose d’encore plus effrayant, qui mérite mention :
« Balerion portait lui aussi des blessures. Cette énorme bête, la Terreur
Noire, le plus terrible dragon qui ait jamais pris son essor dans les cieux de
Westeros, est rentré à Port-Réal avec des cicatrices à moitié refermées
qu’aucun homme ne se souvenait d’avoir déjà vues, et une déchirure
irrégulière au flanc gauche, longue de presque neuf pieds, une plaie béante
et rouge d’où le sang continuait à dégoutter, chaud et fumant.
« Les seigneurs de Westeros sont orgueilleux, et les septons de la Foi et
les mestres de la Citadelle, à leur façon, le sont plus encore, mais il y a tant
et plus de choses dans la nature du monde que nous ne comprenons pas et
que nous ne comprendrons peut-être jamais. Peut-être est-ce un bienfait. Le
Père a créé les hommes curieux, pour mettre notre foi à l’épreuve, disent
certains. C’est mon péché perpétuel que je ne puisse voir une porte sans
avoir besoin de savoir ce qui s’étend de l’autre côté, mais il est des portes
qu’il vaut mieux garder closes. Aerea Targaryen en a franchi une. » Le récit
du septon Barth s’achève ici. Plus jamais il n’évoquerait le sort de la
princesse Aerea dans aucun de ses écrits, et même ces mots seraient
enfermés parmi ses papiers privés, où ils resteraient près d’un siècle sans
être découverts. Les horreurs dont il avait été le témoin eurent sur le septon
un effet profond, cependant, attisant cette soif de savoir qu’il appelait « mon
péché perpétuel ». Ce fut à la suite de ceci que Barth entama les recherches
et les études qui finiraient par le conduire à écrire Dragons, veurs et
vouivres : leur surnaturelle histoire, un volume que la Citadelle
condamnerait en le qualifiant de « saisissant mais sacrilège » et dont Baelor
le Bienheureux ordonnerait la censure et la destruction.
Il est probable que septon Barth ait discuté de ses soupçons avec le roi,
également. Bien que le sujet ne fût jamais venu devant le conseil restreint,
Jaehaerys proclama par édit royal, plus tard cette même année, qu’il
interdisait à tout navire soupçonné d’avoir visité les îles Valyriennes ou
croisé dans la mer des Fumées d’accoster à aucun port ou havre des Sept
Couronnes. Les sujets du roi se virent de même façon interdire de visiter
Valyria, sous peine de mort.
Peu de temps après, Balerion devint le premier des dragons Targaryen à
être logé à Fossedragon. Ses longs tunnels bordés de brique, plongeant
profondément dans le flanc de la colline, avaient été édifiés à la manière de
cavernes et étaient cinq fois plus grands que les antres de Peyredragon.
Trois dragons plus jeunes vinrent bientôt rejoindre la Terreur Noire sous la
colline de Rhaenys, tandis Vermithor et Aile-d’Argent demeuraient au
Donjon Rouge, proches de leurs dragonniers. Pour garantir qu’il n’y aurait
aucune réédition de l’évasion de la princesse Aerea sur Balerion, le roi
décréta que tous les dragons seraient gardés nuit et jour, indépendamment
de l’endroit où se trouvaient leurs antres. Un nouvel ordre de gardes fut créé
à cet effet : les Gardiens des Dragons, forts de soixante-dix-sept membres et
revêtus d’armures d’un noir luisant, leurs heaumes portant en timbre une
rangée d’écailles de dragons qui se poursuivait, en diminuant, le long de
leur dos.
Il n’est que tant et moins besoin de parler du retour d’Estremont de
Rhaena Targaryen, après la mort de sa fille. Le temps que le corbeau
parvienne à Sa Grâce à Vertepierre, la princesse était déjà morte et brûlée. Il
ne restait pour sa mère que des cendres et des os quand Songefeu l’amena
au Donjon Rouge. « Il semblerait que je suis condamnée à toujours arriver
trop tard », commenta-t-elle. Lorsque le roi proposa de faire ensevelir les
cendres sur Peyredragon, Rhaena refusa. « Elle détestait Peyredragon,
rappela-t-elle à Sa Grâce. Elle voulait voler. » Et sur ces mots, elle emporta
les cendres de son enfant sur Songefeu haut dans les cieux et les dispersa à
tous les vents.
Ce fut une triste époque. Peyredragon était toujours à elle si elle en
voulait, rappela Jaehaerys à sa sœur, mais Rhaena refusa cela aussi. « Il n’y
a désormais plus rien pour moi, là-bas, sinon du chagrin et des fantômes. »
Quand Alysanne lui demanda si elle retournerait à Vertepierre, Rhaena
secoua la tête. « Là-bas aussi, il y a un spectre. Plus aimable, mais non
moins triste. » Le roi lui suggéra de rester auprès d’eux à la cour, lui
proposant même un siège à son conseil restreint. Cela fit rire sa sœur. « Oh,
mon frère, doux homme, les conseils que je pourrais donner, je le crains, ne
te plairaient pas. » La reine Alysanne prit la main de sa sœur dans la sienne
et ajouta : « Tu es encore une femme jeune. Si tu veux, nous pourrions te
trouver un seigneur aimable et attentif qui te chérirait autant que nous. Tu
aurais d’autres enfants. » Cela ne réussit qu’à amener un rictus aux lèvres
de Rhaena. Elle retira brusquement sa main de celle de la reine et dit : « J’ai
donné mon dernier époux à dévorer à mon dragon. Si vous m’en faites
prendre un autre, je risque de le dévorer moi-même. »
L’endroit où le roi Jaehaerys installa finalement sa sœur Rhaena était
peut-être le plus improbable des sièges : Harrenhal. Jordan Tourelles, un des
derniers seigneurs à rester fidèle à Maegor le Cruel, était mort d’une
congestion de poitrine, et l’immense ruine d’Harren le Noir avait échu à son
dernier fils encore vivant, nommé comme le défunt roi. Tous ses frères
aînés ayant péri durant les guerres du roi Maegor, Maegor Tourelles était le
dernier de sa lignée, malade et réduit à la misère, de surcroît. Dans un
château bâti pour accueillir des milliers, Tourelles vivait seul à l’exception
d’une cuisinière et de trois hommes d’armes âgés. « Le château possède
cinq tours colossales, fit observer le roi, et le petit Tourelles n’en occupe
qu’une, en partie. Tu peux avoir les quatre autres. » L’idée amusa Rhaena.
« Une me suffira, j’en suis sûre. J’ai un train de vie plus réduit que le sien. »
Quand Alysanne lui rappela qu’Harrenhal aussi était réputé abriter des
fantômes, Rhaena haussa les épaules. « Ce ne sont pas les miens. Ils ne me
dérangeront pas. »
Et c’est ainsi qu’il advint que Rhaena Targaryen, fille d’un roi, épouse de
deux, sœur d’un troisième, passa les dernières années de sa vie à Harrenhal
dans la Tour de la Veuve, terme tellement approprié, tandis que, de l’autre
côté de la cour du château, un jeune homme maladif nommé en l’honneur
du roi qui avait tué le père de ses enfants entretenait sa propre maison dans
la Tour de la Terreur. Curieusement, nous dit-on, Rhaena et Maegor
Tourelles en vinrent avec le temps à forger une sorte d’amitié. Après la mort
de celui-ci en 61, Rhaena recueillit ses serviteurs dans sa propre maison et
les garda jusqu’à son propre trépas.
Rhaena Targaryen mourut en 73, à l’âge de cinquante ans. Après la mort
de sa fille Aerea, elle ne visita plus jamais Port-Réal ni Peyredragon, et ne
joua plus aucun rôle dans le gouvernement du royaume, bien qu’elle volât à
Villevieille une fois par an pour rendre visite à sa fille restante, Rhaella,
septa du septuaire Étoilé. Sa chevelure d’or et d’argent vira au blanc avant
la fin, et le peuple du Conflans la redoutait comme sorcière. Au cours de
ces années, les voyageurs qui se présentaient aux portes d’Harrenhal dans
l’espoir d’obtenir son hospitalité se voyaient offrir le pain et le sel, et le
privilège d’une nuit d’abri, mais point l’honneur de sa compagnie. Les plus
heureux parlaient de l’avoir aperçue sur les remparts du château, ou vue
partir et revenir sur son dragon, car Rhaena continua à chevaucher
Songefeu jusqu’à la fin, tout comme elle l’avait fait au commencement.
Quand elle mourut, le roi Jaehaerys ordonna qu’on l’incinère à Harrenhal
et que ses cendres y soient enterrées. « Mon frère Aegon a péri aux mains
de notre oncle dans la bataille sous l’Œildieu, déclara Sa Grâce devant son
bûcher funéraire. Son épouse, ma sœur Rhaena, ne se trouvait pas avec lui
dans la bataille, mais elle est morte en ce jour, elle aussi. » Avec la
disparition de Rhaena, Jaehaerys céda Harrenhal, avec toutes ses terres et
ses revenus, à ser Bywin Fort, frère de ser Lucamore Fort de sa Garde
Royale et lui-même chevalier de renom.
Nous nous sommes aventurés plusieurs décennies en avance sur notre
récit, toutefois, car l’Étranger ne vint prendre Rhaena Targaryen qu’en 73,
et il se passerait tant et plus avant cela à Port-Réal et dans les Sept
Couronnes de Westeros, en bien autant qu’en mal.
En 57, Jaehaerys et sa reine eurent un nouveau motif de se réjouir quand
les dieux leur accordèrent la bénédiction d’un autre fils. Baelon, le nomma-
t-on, d’après un des seigneurs Targaryen qui avaient gouverné Peyredragon
avant la Conquête, lui-même un puîné. Bien que plus petit que son frère
Aemon l’avait été, le nouveau bébé était plus bruyant et plus vigoureux, et
ses nourrices se plaignirent de n’avoir jamais connu d’enfant qui tète si fort.
Deux jours à peine avant sa naissance, les corbeaux blancs s’étaient envolés
de la Citadelle pour annoncer l’arrivée du printemps, aussi Baelon fut-il
aussitôt surnommé le Prince du Printemps.
Lorsque naquit son frère, le prince Aemon avait deux ans, la princesse
Daenerys quatre. Tous deux ne se ressemblaient guère. La princesse était
une enfant vive et rieuse, qui bondissait à travers le Donjon Rouge jour et
nuit, « volant » partout sur un dragon manche à balai qui était devenu son
jouet préféré. Maculée de boue et tachée d’herbe, elle était une épreuve,
autant pour sa mère que pour ses servantes, car elles perdaient sans arrêt sa
trace. Le prince Aemon, quant à lui, était un garçon très sérieux, prudent,
soigneux et obéissant. Bien qu’il ne sût pas encore lire, il adorait qu’on lui
fasse la lecture et on entendait souvent la reine Alysanne, dans un rire,
déclarer que son premier mot avait été : « Pourquoi ? »
Pendant leur croissance, le Grand Mestre Benifer observa les enfants de
près. Les blessures laissées par l’antagonisme entre Aenys et Maegor, les
fils du Conquérant, restaient encore fraîches à l’esprit de nombre de
seigneurs plus âgés, et Benifer s’inquiétait que ces deux garçons ne se
tournent l’un contre l’autre de la même façon, plongeant le royaume dans
un bain de sang. Il n’avait pas besoin de se faire de souci. À l’exception
sans doute de jumeaux, aucuns frères n’auraient pu être aussi proches que
les fils de Jaehaerys Targaryen. Dès qu’il fut assez grand pour marcher,
Baelon suivit son frère Aemon partout, et fit de son mieux pour l’imiter en
tout ce qu’il faisait. Quand Aemon reçut sa première épée de bois pour
commencer son entraînement aux armes, Baelon fut jugé trop jeune pour se
joindre à lui, mais cela ne l’arrêta pas. Il se fabriqua sa propre épée avec un
bout de bois et se précipita quand même dans la cour, tapant à grands coups
sur son frère, faisant s’écrouler de rire leur maître d’armes.
Par la suite, Baelon alla partout avec son épée-bâton, même au lit, au
désespoir de sa mère et de ses servantes. Dans les premiers temps, le prince
Aemon fut intimidé par les dragons, observa Benifer, mais non point
Baelon, qui, dit-on, tapa Balerion sur le museau la première fois qu’il entra
dans Fossedragon. « Celui-là, soit c’est un brave, soit c’est un fou »,
commenta le vieux Sam l’Amer et, de ce jour, le Prince du Printemps fut
également appelé Baelon le Brave.
Les jeunes princes aimaient leur sœur à la folie, la chose était évidente, et
Daenerys adorait les garçons, « en particulier pour leur dire quoi faire ».
Cependant, le Grand Mestre Benifer nota autre chose. Jaehaerys aimait ses
trois enfants farouchement, mais, du moment où naquit Aemon, il
commença à en parler comme de son héritier, à l’agacement de la reine
Alysanne. « Daenerys est plus âgée, rappelait-elle à Sa Grâce. Elle est la
première en ligne de succession, elle devrait être reine. » Le roi ne la
contredisait jamais, sinon pour dire : « Elle sera reine, quand Aemon et elle
se marieront. Ils régneront ensemble, tout comme nous. » Mais Benifer
voyait bien que les paroles du roi ne satisfaisaient pas complètement la
reine, ainsi qu’il le nota dans ses lettres.
Pour revenir encore à l’an 57, ce fut également l’année où Jaehaerys
renvoya lord Myles Petibois comme Main du Roi. Bien que ce fût
indubitablement un homme léal et plein de bonnes intentions, sa seigneurie
s’était montrée mal adaptée au conseil restreint. Comme il le déclara lui-
même : « J’étais fait pour m’asseoir sur un cheval, non sur un coussin. »
Roi plus âgé et plus sage, Sa Grâce annonça cette fois-ci qu’il n’avait pas
l’intention de perdre une demi-lune à débattre d’une demi-centaine de
noms. Cette fois-ci, il aurait la Main qu’il souhaitait : septon Barth. Quand
lord Corbray lui rappela la basse naissance de Barth, Jaehaerys haussa les
épaules devant l’objection. « Si son père forgeait des épées et ferrait des
chevaux, eh bien, soit. Un chevalier a besoin d’épée, un cheval de fers, et
moi de Barth. »
La nouvelle Main du Roi s’en fut quelques jours après sa nomination,
prenant la mer pour Braavos afin de consulter le Seigneur de la Mer et la
Banque de Fer. Il était accompagné par ser Gyles Morrigen et six gardes,
mais seul septon Barth prit part aux discussions. Ce voyage avait un but
grave : la guerre ou la paix. Le roi Jaehaerys admirait grandement la ville de
Braavos, déclara Barth au Seigneur de la Mer ; pour cette raison, il n’était
pas venu en personne, comprenant bien l’âpre passé entre les cités libres et
Valyria et ses seigneurs dragons. Si sa Main ne parvenait pas à régler
l’affaire en question à l’amiable, cependant, Sa Grâce n’aurait d’autre choix
que de venir elle-même avec Vermithor pour ce que Barth présenta comme
des « discussions énergiques ». Quand le Seigneur de la Mer s’enquit de ce
que pouvait être cette affaire, le septon lui adressa un triste sourire et lui
dit : « Est-ce ainsi que nous allons devoir jouer ceci ? Nous parlons de trois
œufs. Ai-je besoin d’en dire davantage ?
— Je ne conviens de rien, répondit le Seigneur de la Mer. Si j’étais en
possession de tels œufs, toutefois, ce ne pourrait être que parce que je les ai
achetés.
— À quelqu’un qui les a volés.
— Comment peut-on prouver cela ? A-t-on attrapé, jugé, déclaré
coupable cette personne ? Braavos est une cité de lois. Qui est le légitime
propriétaire de ces œufs ? Peut-on me montrer une preuve de propriété ?
— Sa Grâce peut vous apporter une preuve qu’il a des dragons. »
Cela fit sourire le Seigneur de la Mer. « La menace voilée. Votre roi
excelle à cela. Plus fort que son père, plus subtil que son oncle. Oui, je sais
ce que pourrait nous faire Jaehaerys, s’il le décidait. Les Braaviens ont de la
mémoire et nous nous souvenons des seigneurs dragons d’antan.
Cependant, il est certaines choses que nous pourrions faire à votre roi,
également. Dois-je les énumérer ? Ou préférez-vous la menace voilée ?
— Comme il plaira à votre seigneurie.
— À votre guise. Votre roi pourrait réduire ma ville en cendres, je n’en
doute pas. Des dizaines de milliers périraient sous la flamme-dragon.
Hommes, femmes et enfants. Je n’ai pas le pouvoir de déchaîner ce genre
de destruction sur Westeros. Les épées-louées que je pourrais engager
fuiraient devant vos chevaliers. Mes flottes pourraient un temps balayer les
vôtres de la mer, mais mes vaisseaux sont faits de bois, et le bois brûle.
Néanmoins il y a dans cette ville une certaine… une guilde, disons, dont les
membres excellent à la profession qu’ils ont choisie. Ils ne pourraient pas
détruire Port-Réal, ni emplir les rues de cadavres. Mais ils pourraient tuer…
quelques-uns. Quelques-uns qui seraient sélectionnés avec soin.
— Sa Grâce est protégée nuit et jour par la Garde Royale.
— Des chevaliers, oui. Comme l’homme qui vous attend dehors. Si en
vérité il attend encore. Que diriez-vous si je devais vous apprendre que ser
Gyles est déjà mort ? » Quand septon Barth commença à se lever, le
Seigneur de la Mer lui fit signe de reprendre son siège. « Non, je vous en
prie, inutile de vous précipiter. J’ai dit si. J’y ai songé. Ils sont d’une
extrême habileté, comme je l’ai dit. Mais, si je l’avais fait, vous auriez pu
réagir de façon peu sage, et beaucoup d’autres braves gens auraient pu périr.
Tel n’est pas mon souhait. Les menaces me mettent mal à l’aise. Les
Ouestriens sont peut-être des guerriers, mais nous autres, Braaviens, nous
sommes des négociants. Négocions. »
Septon Barth se rassit. « Que proposez-vous ?
— Je n’ai pas ces œufs, bien entendu, déclara le Seigneur de la Mer. Vous
ne pouvez pas prouver le contraire. Si je les avais, toutefois… Ma foi,
jusqu’à ce qu’ils éclosent, ce ne sont que des pierres. Votre roi me
refuserait-il trois jolis cailloux ? Certes, si j’avais trois… poussins, je
pourrais comprendre son inquiétude. Mais j’admire votre Jaehaerys. Il
représente un progrès énorme par rapport à son oncle et Braavos ne
souhaite pas le voir aussi malheureux. Ainsi, à la place de cailloux,
permettez-moi de vous proposer… de l’or. »
Et avec ces mots, les véritables négociations commencèrent.
Il en est, encore aujourd’hui, qui insistent pour dire que septon Barth fut
ridiculisé par le Seigneur de la Mer, qu’on lui mentit, le trompa et l’humilia.
On met en évidence le fait qu’il est rentré à Port-Réal sans un seul œuf de
dragon. Cela est vrai.
La valeur de ce qu’il rapporta, néanmoins, n’était pas à négliger. Sur les
instances du Seigneur de la Mer, la Banque de Fer de Braavos effaça tout le
capital restant de son prêt au Trône de Fer. D’un seul coup, la dette de la
Couronne avait été divisée par deux. « Et tout cela, pour le prix de trois
cailloux, expliqua Barth au roi.
— Le Seigneur de la Mer aurait intérêt à ce qu’ils restent des cailloux, dit
Jaehaerys. Si j’entendais ne serait-ce que le souffle d’une rumeur sur des…
poussins, son palais sera le premier à flamber. »
L’accord avec la Banque de Fer aurait un impact considérable sur tout le
peuple du royaume au long des années et des décennies à venir, bien que
son ampleur n’en apparaîtrait pas immédiatement. Après le retour de septon
Barth, l’habile Grand Argentier du roi, Rego Draz, se concentra avec
application sur les dettes et les revenus de la Couronne et conclut que la
somme qui, jusque-là, aurait dû être envoyée à Braavos pouvait désormais
être investie sans danger dans un projet que le roi souhaitait depuis
longtemps entreprendre chez lui : de nouvelles améliorations à Port-Réal.
Jaehaerys avait élargi et redressé les rues de la ville, posé des pavés où il
n’y avait eu que de la boue, mais tant et plus restait à faire. Port-Réal dans
son état actuel ne pouvait se comparer à Villevieille ni même à Port-Lannis,
et encore moins à la splendeur des cités libres de l’autre côté du détroit. Sa
Grâce avait résolu qu’elle le pourrait. En conséquence, il dressa les plans
d’une série de canalisations et d’égouts pour emporter les déchets et les
excréments de la ville sous les rues jusqu’au fleuve.
Septon Barth attira l’attention du roi sur un problème encore plus urgent :
de l’avis de beaucoup, l’eau potable de Port-Réal n’était digne que des
chevaux et des pourceaux. L’eau du fleuve était fangeuse et les nouveaux
égouts du roi allaient bientôt aggraver la situation ; les flots de la Néra
étaient, au mieux, saumâtres ; au pire, salés. Si le roi et sa cour, de même
que les hauts personnages de la ville, buvaient de la bière, de l’hydromel et
du vin, ces eaux immondes, pour les pauvres, étaient souvent l’unique
option. Afin de traiter le problème, Barth proposa de creuser des puits,
certains dans la ville même et d’autres au nord, au-delà des remparts. Une
série de conduites et de tunnels en terre cuite émaillée apporterait l’eau
douce dans la ville, où elle s’accumulerait dans quatre gigantesques citernes
et serait mise à la disposition du peuple par des fontaines publiques sur
plusieurs places et carrefours.
Le projet de Barth était coûteux, sans aucun doute, et Rego Draz et le roi
Jaehaerys reculèrent devant la dépense… jusqu’à ce que la reine leur serve
à chacun une chope d’eau du fleuve à la session suivante du conseil et les
mette au défi de la boire. L’eau ne fut pas bue, mais les puits et les
conduites reçurent bientôt leur approbation. La construction exigerait plus
d’une douzaine d’années mais enfin « les fontaines de la reine » fournirent
de l’eau propre à maintes générations de Port-Réalais.
Plusieurs années s’étaient écoulées depuis le dernier départ du roi en
pérégrination, aussi en 58 dressa-t-on des plans pour que Jaehaerys et
Alysanne effectuent leur première visite à Winterfell et dans le Nord. Bien
entendu, ils auraient leurs dragons avec eux, mais au-delà du Neck les
distances étaient vastes et les routes mauvaises, et le roi se lassait de voler
en tête et d’attendre que sa suite le rejoigne. Cette fois-ci, décréta-t-il, sa
Garde Royale, ses serviteurs et sa cour partiraient en avant-garde afin de
préparer les choses pour son arrivée. Et c’est ainsi que trois vaisseaux
prirent la mer de Port-Réal pour Blancport où la reine et lui devaient faire
leur première escale.
Les dieux et les cités libres en avaient décidé autrement, toutefois. Alors
même que les vaisseaux du roi se forçaient un passage vers le nord, des
émissaires de Pentos et de Tyrosh rendirent visite à Sa Grâce au Donjon
Rouge. Les deux villes étaient en guerre depuis trois ans et souhaitaient
conclure une paix, mais ne pouvaient se décider sur un lieu où se rencontrer
pour discuter des conditions. Le conflit avait gravement perturbé le
commerce sur le détroit, à telle enseigne que le roi Jaehaerys avait proposé
aux deux cités son aide pour mettre fin aux hostilités. Après de longs
débats, l’archonte de Tyrosh et le prince de Pentos avaient accepté de se
rencontrer à Port-Réal pour y régler leurs différends, à condition que
Jaehaerys joue pour eux les arbitres, et garantisse les termes de tout traité
qui en résulterait.
Ce fut une offre que ni le roi ni son conseil ne jugèrent qu’il pouvait
refuser, mais cela entraînerait un report de la pérégrination prévue dans le
Nord, et on s’inquiéta que le sire de Winterfell, notoirement chatouilleux,
puisse prendre ombrage de la chose. La reine Alysanne fournit la solution.
Elle partirait comme prévu, seule, tandis que le roi accueillerait le prince et
l’archonte. Jaehaerys la rejoindrait à Winterfell dès que la paix serait
conclue. Il en fut décidé ainsi.
Les voyages de la reine Alysanne commencèrent dans la ville de
Blancport, où des dizaines de milliers de Nordiens vinrent l’acclamer et
béer devant Aile-d’Argent, avec stupeur et un brin de terreur. C’était pour
tous la première fois qu’ils voyaient un dragon. Même leur seigneur fut
surpris par la taille de la foule. « Je ne savais pas qu’il y avait tant de petites
gens dans la ville, rapporte-t-on qu’aurait dit Théomore Manderly. D’où
sortent-ils, tous ? »
Les Manderly étaient uniques parmi toutes les grandes maisons du Nord.
Ayant leurs origines dans le Bief des siècles plus tôt, ils avaient trouvé
refuge près de l’embouchure de la Blanchedague quand des rivaux les
avaient chassés de leurs riches terres bordant la Mander. Bien que
farouchement loyaux aux Stark de Winterfell, ils avaient amené du sud
leurs dieux avec eux, continuaient à révérer les Sept et maintenaient les
traditions de la chevalerie. Alysanne Targaryen, toujours désireuse de
resserrer les liens des Sept Couronnes entre elles, vit une opportunité dans
la famille notoirement nombreuse de lord Théomore et se mit promptement
en devoir d’arranger des mariages ; le temps qu’elle prenne congé, deux de
ses dames de compagnie se trouvèrent fiancées aux jeunes fils de sa
seigneurie et une troisième à un neveu ; sa fille aînée et trois nièces, entre-
temps, s’étaient ajoutées à la compagnie de la reine, étant bien spécifié
qu’elles voyageraient vers le sud avec elle et y seraient promises à des
seigneurs et chevaliers convenables de la cour du roi.
Lord Manderly reçut la reine avec splendeur. Au banquet de bienvenue,
on rôtit un aurochs entier, et la fille de sa seigneurie, Jessamyne, tint le rôle
d’échanson de la reine, emplissant sa chope d’une bière forte du Nord que
Sa Grâce déclara meilleure que tous les vins qu’elle avait goûtés. Manderly
organisa également un petit tournoi en l’honneur de la reine, pour
démontrer la valeur de ses chevaliers. Un des combattants (quoiqu’il ne fût
pas chevalier) se révéla être une femme, une sauvageonne capturée par des
patrouilleurs au nord du Mur et donnée à l’un des chevaliers de maison de
lord Manderly pour qu’il l’adopte. Enchantée par l’audace de la jeune
femme, Alysanne fit venir Jonquil Sombre, son propre bouclier lige, et la
sauvageonne et l’Ombre écarlate livrèrent un duel pique contre épée sous
les rugissements approbateurs des Nordiens.
Quelques jours plus tard, la reine réunit sa cour des femmes dans la
grand-salle de lord Manderly, chose encore inouïe dans le Nord, et plus de
deux cents femmes et jouvencelles se rassemblèrent pour partager avec Sa
Grâce leurs pensées, leurs inquiétudes et leurs griefs.
Après avoir pris congé de Blancport, la suite de la reine remonta la
Blanchedague jusqu’à ses rapides, puis continua par voie de terre jusqu’à
Winterfell, tandis qu’Alysanne pour sa part prenait les devants sur Aile-
d’Argent. La chaleur de son accueil à Blancport ne se rééditerait pas au
siège ancestral des Rois du Nord, où Alaric Stark et ses fils sortirent seuls
pour la recevoir quand son dragon se posa devant les portes du château.
Lord Alaric avait la réputation d’être un silex ; un homme dur, assuraient
les gens, sévère et implacable, parcimonieux jusqu’à la ladrerie, dénué
d’humour, de joie, de chaleur. Même Théomore Manderly, qui était son
banneret, n’avait pas dit le contraire ; Stark était très respecté dans le Nord,
concéda-t-il, mais pas aimé. Le fou de lord Manderly avait formulé la chose
autrement : « Il me semble que lord Alaric n’a point vidé ses entrailles
depuis l’âge de douze ans. »
Sa réception à Winterfell ne fit rien pour dissiper les craintes de la reine
sur ce qu’elle devait attendre de la maison Stark. Avant même de ployer le
genou, lord Alaric considéra d’un œil circonspect la vêture de Sa Grâce et
déclara : « J’espère que vous avez apporté quelque chose de plus chaud que
ceci. » Il se mit ensuite en devoir d’annoncer qu’il ne voulait pas de son
dragon dans ses murs. « Je n’ai pas vu Harrenhal, mais je sais ce qui s’y est
passé. » Les chevaliers et dames de la reine, il les recevrait quand ils
arriveraient, « et le roi, aussi, s’il parvient à trouver son chemin », mais ils
ne devaient pas abuser de son hospitalité. « C’est ici le Nord, et l’hiver
vient. Nous ne pouvons pas nourrir longtemps mille hommes. » Quand la
reine lui assura qu’un dixième de ce nombre viendrait, seulement, lord
Alaric émit un grognement et dit : « Fort bien. Moins encore vaudrait
mieux. » Comme on l’avait craint, il était clairement mécontent que le roi
Jaehaerys n’ait pas daigné accompagner la reine, et avoua qu’il ne savait
trop comment distraire une reine. « Si vous vous attendez à des bals, des
masques et des danses, vous vous êtes trompée de lieu. »
Lord Alaric avait perdu son épouse trois ans plus tôt. Quand la reine
exprima ses regrets de ne jamais avoir eu le plaisir de rencontrer lady Stark,
le Nordien répliqua : « C’était une Mormont de l’Île-aux-Ours, pas une
dame selon vos critères, mais elle s’est attaquée à une meute de loups avec
une hache quand elle avait douze ans, en a tué deux et s’est cousu un
manteau avec leurs peaux. Elle m’a également donné deux fils robustes, et
une fille aussi plaisante à voir que n’importe laquelle de vos dames
sudières. »
Lorsque Sa Grâce suggéra qu’elle serait ravie d’aider à arranger des
mariages pour ses fils avec les filles de grands seigneurs du Sud, lord Stark
refusa avec rudesse. « Dans le Nord, nous révérons les Anciens Dieux,
répondit-il à la reine. Quand mes fils prendront femme, ils se marieront face
à un arbre-cœur, pas dans un septuaire sudier. »
Alysanne Targaryen ne capitulait pas si vite, cependant. Les seigneurs du
Sud honoraient les dieux anciens autant que les nouveaux, apprit-elle à lord
Alaric ; la plupart des châteaux qu’elle connaissait possédaient un bois
sacré, en même temps qu’un septuaire. Et il y avait encore certaines
maisons qui n’avaient jamais accepté les Sept, pas plus que les Nordiens,
les Nerbosc du Conflans au premier rang – peut-être une douzaine, en tout.
Même un seigneur aussi âpre et dur qu’Alaric Stark se retrouva désemparé
face au charme entêté de la reine Alysanne. Il concéda qu’il réfléchirait à ce
qu’elle avait dit et aborderait la question avec ses fils.
Plus la reine restait, et plus lord Alaric la prenait en sympathie et, avec le
temps, Alysanne en vint à comprendre que tout ce qu’on racontait de lui
n’était pas la vérité. Il était prudent avec son argent, mais pas ladre ; il
n’était pas du tout dénué d’humour, bien que son humour soit coupant,
effilé comme un couteau ; ses fils, sa fille et le peuple de Winterfell
semblaient amplement l’aimer. Une fois rompu le premier givre, sa
seigneurie emmena la reine chasser l’orignal et le sanglier dans le Bois-aux-
Loups, lui montra les os d’un géant, et lui permit de fouiller tout son
content dans la modeste bibliothèque de son château. Il daigna même venir
près d’Aile-d’Argent, quoique avec méfiance. Les femmes de Winterfell
succombèrent également au charme d’Alysanne, une fois qu’elles en
vinrent à la mieux connaître ; Sa Grâce se rapprocha particulièrement
d’Alarra, la fille de lord Alaric. Quand le reste du groupe de la reine arriva
enfin aux portes du château, après s’être évertué dans des fagnes sans
chemins et des neiges d’été, viande et hydromel coulèrent à flots, malgré
l’absence du roi.
Entre-temps, à Port-Réal, les choses ne se déroulaient pas aussi bien. Les
pourparlers de paix s’éternisaient bien au-delà de ce qui était prévu, car
l’acrimonie entre les deux cités était plus profonde que ne l’avait su
Jaehaerys. Lorsque Sa Grâce chercha à trouver un juste milieu, les deux
camps l’accusèrent de favoriser l’autre. Tandis que le prince et l’archonte se
chamaillaient, des rixes commencèrent à éclater à travers la ville entre leurs
hommes, dans les auberges, les bordels et les tavernes. Un garde pentoshi
fut attaqué et tué et, trois nuits plus tard, on incendia la galère de l’archonte
à l’amarre sur le quai. Le départ du roi fut repoussé, encore et encore.
Dans le Nord, la reine Alysanne s’impatienta d’attendre, et décida de
prendre un temps congé de Winterfell et d’aller à Châteaunoir visiter les
hommes de la Garde de Nuit. La distance n’était pas négligeable, même en
volant ; Sa Grâce se posa en chemin à Âtre-lès-Confins et à diverses
redoutes et forteresses plus petites, à la surprise ravie de leurs seigneurs,
tandis qu’une portion de sa suite pataugeait dans son sillage (les autres
demeurèrent à Winterfell).
Le premier aperçu qu’Alysanne eut du Mur vu d’en haut lui coupa le
souffle, confierait plus tard Sa Grâce au roi. Il y avait eu quelque inquiétude
quant à l’accueil qu’elle pourrait recevoir à Châteaunoir, car nombre des
frères noirs avaient été des Pauvres Compagnons et des Fils du Guerrier
avant l’abolition de leurs ordres, mais lord Stark avait envoyé des corbeaux
prévenir de l’arrivée de la reine, et le lord Commandant de la Garde de
Nuit, Lothor Burley, assembla huit cents de ses meilleurs hommes pour la
recevoir. Cette nuit-là, les frères noirs fêtèrent la reine avec de la viande de
mammouth, arrosée d’hydromel et de bière brune.
Quand l’aube poignit le lendemain, lord Burley conduisit Sa Grâce au
sommet du Mur. « Ici s’achève le monde », lui dit-il en désignant d’un geste
la vaste étendue verte de la forêt hantée au-delà. Burley formula ses excuses
pour la qualité de la viande et des boissons servies à la reine, et pour les
installations sommaires de Châteaunoir. « Nous faisons notre possible,
Votre Grâce, expliqua le lord Commandant, mais nos couches sont dures,
nos salles sont froides et notre alimentation…
— … est nourrissante, acheva la reine. Et c’est tout ce que je demande. Il
me plaira de manger comme vous. »
Les hommes de la Garde de Nuit furent aussi abasourdis par le dragon de
la reine que l’avait été la foule à Blancport, quoique la reine note, pour sa
part, qu’Aile-d’Argent « n’aime pas ce Mur ». Bien qu’on fût en été et que
le Mur pleurât, le froid de la glace se faisait quand même sentir chaque fois
que le vent soufflait, et à chaque rafale le dragon chuintait et claquait des
mâchoires. « J’ai survolé Châteaunoir à trois reprises sur Aile-d’Argent et, à
trois reprises, j’ai tenté de la faire aller au nord, au-delà du Mur, écrivit
Alysanne à Jaehaerys, mais chaque fois elle a obliqué de nouveau et refusé
d’y aller. Jamais encore elle n’avait refusé de m’emporter où je souhaitais
aller. J’en ai ri en redescendant, afin que les frères noirs ne se doutent pas
que quelque chose était anormal, mais cela m’a troublée et me trouble
encore. »
À Châteaunoir, la reine vit ses premiers sauvageons. On avait capturé peu
de temps auparavant un groupe de pillards qui tentaient d’escalader le Mur,
et une dizaine de survivants du combat, dépenaillés, avaient été confinés
dans des cages pour qu’elle les inspecte. Quand Sa Grâce demanda ce qu’on
allait en faire, on lui annonça qu’on leur couperait les oreilles avant de les
libérer au nord du Mur. « Tous, sauf ces trois-là », précisa son escorte, en
désignant trois prisonniers qui avaient déjà perdu leurs oreilles. « Eux, nous
allons les décapiter. Ils ont déjà été capturés une fois. » Si les autres avaient
un peu de sagesse, expliqua-t-il à la reine, ils prendraient la perte de leurs
oreilles comme une leçon et s’en tiendraient à leur côté du Mur. « Mais la
plupart n’en font rien », ajouta-t-il.
Trois des frères avaient été chanteurs avant de prendre le noir, et ils
jouèrent le soir à tour de rôle pour Sa Grâce, la régalant de ballades, de
chants de guerre et de chansons de corps de garde. Le lord Commandant
Burley lui-même mena la reine dans la forêt hantée (avec une centaine de
patrouilleurs chevauchant en escorte). Quand Alysanne exprima son désir
de voir certains des autres forts le long du Mur, le Premier Patrouilleur
Benton Glover la conduisit à l’ouest par le sommet du Mur, au-delà de
Porte Névé jusqu’à Fort-Nox, où ils firent leur descente et passèrent la nuit.
Cette chevauchée, décida la reine, avait été une des plus exaltantes équipées
qu’elle ait jamais vécues, « aussi enthousiasmante qu’elle était froide, bien
que le vent soufflât si fort, là-haut, que j’ai craint qu’il ne nous balaie du
Mur ». Quant au Fort-Nox proprement dit, elle le trouva sombre et sinistre.
« Il est tellement énorme que les hommes s’y sentent réduits, comme des
souris dans une grand-salle en ruine, raconta-t-elle à Jaehaerys, et il règne
une obscurité, là-bas… il y a un certain goût dans les airs… Que j’ai été
heureuse de quitter ces lieux ! »
On ne doit pas croire que les jours et les nuits de la reine à Châteaunoir
furent entièrement consacrés à de telles vaines occupations. Elle était ici au
nom du Trône de Fer, rappela-t-elle à lord Burley, et elle passa plus d’un
après-midi avec lui et ses officiers à discuter des sauvageons, du Mur et des
besoins de la Garde.
« Par-dessus tout, une reine doit savoir écouter », répétait souvent
Alysanne Targaryen. À Châteaunoir, elle fit la preuve de ces paroles. Elle
écouta, entendit et, par ses actes, remporta la dévotion éternelle des
hommes de la Garde de Nuit. Elle comprit la nécessité d’un château entre
Porte Névé et Glacière, assura-t-elle à lord Burley, mais Fort-Nox tombait
en pièces, trop vaste et sûrement ruineux à chauffer. La Garde devrait
l’abandonner, dit-elle, et construire plus loin à l’est un château plus petit.
Lord Burley n’en pouvait disconvenir… mais la Garde de Nuit manquait de
fonds pour bâtir de nouveaux châteaux, lui répondit-il. Alysanne avait
anticipé cette objection. Elle paierait elle-même la construction, annonça-t-
elle au lord Commandant, et donna en garantie ses bijoux pour couvrir les
frais. « J’ai bon nombre de bijoux », assura-t-elle.
Il faudrait huit ans pour élever le nouveau château, qui porterait le nom
de Noirlac. Devant sa salle principale, au-dehors, se dresse aujourd’hui
encore une statue d’Alysanne Targaryen. Le Fort-Nox fut abandonné avant
même que Noirlac soit achevé, selon le vœu de la reine. En son honneur le
lord Commandant Burley rebaptisa également le château de Porte Névé
Porte Reine.
La reine Alysanne souhaitait également écouter les femmes du Nord.
Lorsque lord Burley expliqua qu’il n’y en avait pas sur le Mur, elle
s’entêta… jusqu’à ce qu’enfin, avec grande réticence, il la fasse escorter à
un village au sud du Mur que les frères noirs appelaient La Mole. Elle
trouverait des femmes, là-bas, avait dit sa seigneurie, mais, pour la plupart,
des traînées. Les hommes de la Garde de Nuit ne prenaient pas d’épouses,
expliqua-t-il, mais ils n’en restaient pas moins des hommes, et éprouvaient
parfois certains besoins. La reine Alysanne assura qu’elle ne s’en souciait
pas, et il advint ainsi qu’elle tint sa cour des femmes parmi les putains et les
traînées de La Mole… et qu’elle entendit là-bas certains récits qui
changeraient à jamais les Sept Couronnes.
Cependant, à Port-Réal, l’archonte de Tyrosh, le prince de Pentos et
Jaehaerys Ier Targaryen de Westeros apposèrent enfin leurs sceaux sur un
« Traité de paix perpétuelle ». Qu’un pacte ait été conclu était déjà
considéré comme un véritable miracle, et largement imputable à la
suggestion voilée du roi que Westeros pourrait à son tour entrer dans la
guerre si on ne parvenait pas à un accord. (La suite se révélerait encore
moins réussie que les négociations. À son retour à Tyrosh, on entendit
l’archonte déclarer que Port-Réal était « un furoncle puant » indigne d’être
qualifié de ville, tandis que les magistrats de Pentos furent si mécontents
des termes qu’ils sacrifièrent leur prince à leurs dieux singuliers, comme il
est de coutume dans cette cité.) Ce ne fut qu’alors que le roi Jaehaerys fut
libre de voler vers le nord avec Vermithor. La reine et lui se retrouvèrent à
Winterfell, après une moitié d’an de séparation.
Le séjour du roi à Winterfell commença sur une note inquiétante. À son
arrivée, Alaric Stark conduisit Sa Grâce aux cryptes sous le château afin de
lui montrer la tombe de son frère. « Ici repose Walton, en bas, dans le noir,
en grande partie grâce à vous. Les Étoiles et les Épées, les rogatons de vos
sept dieux, que représentent-ils, pour nous ? Pourtant, vous les avez
envoyés au Mur par cent et par mille, si nombreux que la Garde de Nuit
avait du mal à les nourrir… et lorsque les pires d’entre eux se sont soulevés,
ces parjures que vous nous aviez envoyés, il en a coûté la vie à mon frère
pour les mater.
— Un prix élevé, acquiesça le roi. Mais telle n’avait jamais été notre
intention. Acceptez mes regrets, messire, et ma gratitude.
— Je préférerais avoir mon frère », répondit lord Alaric sur un ton noir.
Lord Stark et le roi Jaehaerys ne seraient jamais de grands amis ;
jusqu’au bout, l’ombre de Walton Stark s’interposa entre eux. Ce fut
seulement grâce aux bons offices de la reine Alysanne qu’ils purent se
retrouver d’accord. La reine avait rendu visite au Don-Bran, les terres au
sud du Mur que Brandon le Bâtisseur avait accordées à la Garde pour leur
soutien et leur approvisionnement. « Cela ne suffit pas, dit-elle au roi. Le
sol est mince et pierreux, les collines sont désertes. La Garde manque
d’argent et, quand l’hiver viendra, ils manqueront également de vivres. » La
réponse qu’elle proposait était un Neufdon, une nouvelle bande de terrain
au sud du Don-Bran.
L’idée ne plut pas à lord Alaric ; bien qu’ami solide de la Garde de Nuit,
il savait que les seigneurs qui détenaient actuellement les terres en question
s’opposeraient à ce qu’on les donne sans leur permission. « Je ne doute pas
que vous puissiez les convaincre, lord Alaric », répondit la reine. Et
finalement, charmé par elle comme toujours, Alaric Stark admit qu’il le
pourrait, certes. Ainsi advint-il que, d’un seul coup, la taille du Don doubla.
Il n’est pas nécessaire d’en raconter davantage sur le séjour de la reine
Alysanne et du roi Jaehaerys dans le Nord. Après s’être attardés à
Winterfell une demi-lune encore, ils se mirent en route pour Quart-Torrhen
et, de là, pour Tertre-Bourg où lord Dustin leur montra le tertre du Premier
Roi et organisa un vague tournoi en leur honneur, bien que ce fût une
pauvre chose comparée à ceux du sud. De là, Vermithor et Aile-d’Argent
ramenèrent Alysanne et Jaehaerys à Port-Réal. Les hommes et femmes de
leur suite connurent un voyage de retour plus pénible, cheminant par voie
de terre de Tertre-Bourg à Blancport où ils s’embarquèrent.
Avant même que les autres aient atteint Blancport, le roi Jaehaerys avait
convoqué son conseil au Donjon Rouge pour considérer une requête de sa
reine. Quand septon Barth, le Grand Mestre Benifer et les autres furent
réunis, Alysanne leur parla de sa visite au Mur et de la journée qu’elle avait
passée parmi les putains et les femmes déchues de La Mole.
« Il y avait là-bas une fille, dit la reine, pas plus âgée que moi qui suis
assise ici devant vous. Une fille jolie, mais pas, me semble-t-il, autant
qu’elle l’a été. Son père était forgeron et, quand elle était une jouvencelle de
quatorze ans, il a accordé sa main à son apprenti. Elle aimait le garçon, et il
le lui rendait, aussi ont-ils tous deux été dûment mariés… mais à peine
avaient-ils prononcé leurs vœux que leur seigneur s’abattit sur la noce avec
ses hommes d’armes pour exercer son droit de première nuit. Il l’a
emportée dans sa tour et a profité d’elle et, le lendemain, ses hommes l’ont
rendue à son époux.
« Mais elle n’avait plus son pucelage, non plus que l’amour qu’avait pu
lui porter le jeune homme. Il ne pouvait lever la main contre son seigneur
sans mettre sa vie en péril ; il la leva donc contre sa femme. Lorsqu’il
devint évident qu’elle portait l’enfant du seigneur, il le lui fit perdre à force
de coups. De ce jour, il ne l’appela plus que “putain” jusqu’à ce que la fille
décide enfin que, si elle devait se faire traiter de putain, elle en connaîtrait
l’existence. Et elle s’en fut à La Mole. Elle y réside encore à ce jour, une
triste enfant ruinée… Mais en permanence, dans d’autres villages, on marie
d’autres jouvencelles et d’autres seigneurs exigent leur première nuit.
« Son histoire était la pire, mais non point la seule. À Blancport, La
Mole, Tertre-Bourg, d’autres femmes ont parlé de leur première nuit,
également. Je ne savais pas, messires. Oh, je connaissais la tradition. Même
sur Peyredragon, il court des histoires sur certains des miens, des Targaryen
qui se sont permis des privautés avec des femmes de pêcheurs et de
serviteurs, et leur ont fait des enfants…
— La semence de dragon, compléta Jaehaerys avec une évidente
réticence. Ce n’est point un sujet dont on se vante, mais la chose est arrivée,
plus fréquemment que nous n’aimerions l’admettre, peut-être. Néanmoins,
de tels enfants sont chéris. Orys Baratheon lui-même était une semence de
dragon, un frère bâtard de notre aïeul. S’il a été conçu lors d’une première
nuit, je ne saurais le dire, mais lord Aerion était son père, la chose était bien
connue. Il y a eu des présents…
— Des présents ? répondit la reine d’une voix que la dérision rendait
coupante. Je ne vois aucun honneur dans tout ceci. Je savais que de telles
choses se passaient il y a des siècles, je le confesse, mais jamais je n’avais
imaginé que la coutume persistait de façon si vivace. Peut-être ne voulais-je
pas savoir. J’ai fermé les yeux, mais cette pauvre fille de La Mole me les a
ouverts. Le droit de première nuit ! Votre Grâce, messires, il est temps que
nous y mettions fin. Je vous en conjure. »
Un silence tomba lorsque la reine eut fini de parler, nous raconte le
Grand Mestre Benifer. Les seigneurs du conseil restreint remuèrent avec
malaise sur leur siège en échangeant des regards, jusqu’à ce qu’enfin le roi
lui-même prenne la parole, compréhensif mais réticent. Ce que la reine
proposait serait difficile, déclara Jaehaerys. Les seigneurs s’agitaient quand
les rois commençaient à leur retirer ce qu’ils considéraient comme leur.
« Leurs terres, leur or, leurs droits…
— Leurs épouses ? compléta Alysanne. Je me souviens de notre mariage,
messire. Si vous aviez été un forgeron et moi une lavandière et qu’un
seigneur soit venu me revendiquer et prendre mon pucelage le jour où nous
avons prononcé nos vœux, qu’auriez-vous fait ?
— Je l’aurais tué, répondit Jaehaerys. Mais je ne suis pas un forgeron.
— Si, ai-je dit. Un forgeron ne demeure-t-il pas un homme ? Qui d’autre
qu’un poltron resterait docilement à l’écart, tandis qu’un autre homme agit
à sa guise avec sa femme ? Nous ne voulons pas voir des forgerons tuer des
seigneurs, assurément. » Elle se tourna vers le Grand Mestre Benifer et lui
dit : « Je sais comment est mort Gargon Qoherys. Gargon l’Invité. Combien
de telles affaires y a-t-il eu, je me le demande ?
— Plus que je n’oserais le dire, reconnut Benifer. On n’en parle guère,
par crainte que d’autres les imitent, mais…
— La première nuit est une offense à la paix du roi, conclut la reine. Une
offense non seulement contre la jouvencelle, mais contre son mari aussi…
et contre l’épouse du seigneur, ne l’oubliez pas. Que font ces dames bien
nées tandis que leurs seigneurs s’en vont déflorer des pucelles ? De la
broderie ? Du chant ? Des prières ? S’il s’agissait de moi, je prierais sans
doute que le seigneur mon époux chute de cheval et se rompe le cou en
rentrant chez lui. »
Le roi Jaehaerys sourit, mais il était évident qu’il était de plus en plus mal
à l’aise. « Le droit de première nuit est ancien, argumenta-t-il, quoique sans
grande passion. Il fait autant partie de la seigneurie que le droit de haute et
basse justice. On l’emploie rarement au sud du Neck, me dit-on, mais sa
persistance est une prérogative seigneuriale que certains de mes plus
turbulents sujets répugneraient à céder. Tu n’as pas tort, mon amour, mais il
vaut parfois mieux ne pas réveiller le dragon qui dort.
— Nous sommes les dragons qui dorment, riposta la reine. Ces seigneurs
qui chérissent leur première nuit sont des chiens. Pourquoi doivent-ils
étancher leur désir sur des pucelles qui viennent tout juste de jurer leur
amour à un autre ? N’ont-ils pas d’épouses ? N’ont-ils aucune putain en
leurs domaines ? Ont-ils perdu l’usage de leurs mains ? »
Le Justicier royal, lord Albin Massey, prit alors la parole, pour dire : « La
première nuit ne se borne pas à un désir, Votre Grâce. La pratique est
ancienne, antérieure aux Andals, antérieure à la Foi. Elle remonte à l’Âge
de l’Aube, je n’en doute point. Les Premiers Hommes étaient une race
farouche, et tout comme les sauvageons au-delà du Mur, ils ne se fiaient
qu’à la force. Leurs seigneurs et leurs rois étaient des guerriers, des
hommes et des héros puissants, et ils voulaient qu’il en aille de même avec
leurs fils. Si un seigneur de guerre décidait d’accorder sa semence à une
jouvencelle pour sa nuit de noces, on considérait cela comme… un genre de
bénédiction. Et si un enfant devait naître de l’accouplement, encore mieux.
Le mari pouvait alors revendiquer l’honneur d’élever le fils d’un héros
comme le sien.
— Il se peut qu’il en ait été ainsi il y a dix mille ans, répondit la reine,
mais de nos jours, les seigneurs qui exigent la première nuit ne sont pas des
héros. Vous n’avez pas entendu les femmes en parler. Moi, si. Ils sont vieux,
gras, cruels, vérolés, ils violent, ils bavent, ils sont couverts de croûtes, de
cicatrices, de furoncles, des seigneurs qui ne se sont pas lavés depuis la
moitié d’un an, des hommes aux cheveux poisseux, couverts de vermine.
Les voilà, vos hommes puissants. J’ai écouté les filles, et aucune d’elles ne
s’est sentie bénie.
— Les Andals n’ont jamais pratiqué la première nuit, à Andalos, intervint
le Grand Mestre Benifer. Quand ils sont arrivés à Westeros et qu’ils ont
balayé les royaumes des Premiers Hommes, ils ont trouvé la tradition en
place et ont choisi de la laisser perdurer, tout comme ils l’ont fait pour les
bois sacrés. »
C’est alors que septon Barth prit la parole, se tournant vers le roi. « Sire,
si je puis avoir cette audace, j’estime que Sa Grâce a raison en cela. Les
Premiers Hommes ont pu trouver un but à ce rite, mais les Premiers
Hommes se battaient avec des épées de bronze et nourrissaient leurs barrals
avec du sang. Nous ne sommes point ces hommes, et il est grand temps que
nous mettions un terme à ce mal. Cela s’oppose à tous les idéaux de la
chevalerie. Nos chevaliers jurent de protéger l’innocence des pucelles…
hormis lorsque le seigneur qu’ils servent désire en flétrir une, semblerait-il.
Nous prononçons nos serments de mariage devant le Père et la Mère, nous
promettant fidélité jusqu’à ce que l’Étranger vienne nous séparer, et il n’est
dit nulle part dans L’Étoile à sept branches que ces promesses ne
s’appliquent pas aux seigneurs. Vous n’avez pas tort, Votre Grâce, certains
seigneurs grommelleront sans doute contre cette mesure, surtout dans le
Nord… Mais toutes les jouvencelles nous en remercieront, ainsi que tous
les pères, les maris et les mères, tout à fait comme la reine l’a dit. Je sais
que les Fidèles s’en réjouiront. Sa Sainteté Suprême fera entendre sa voix,
n’en doutez point. »
Quand Barth eut fini de parler, Jaehaerys Targaryen leva les mains au
ciel. « Je sais reconnaître ma défaite. Très bien. Qu’il en soit fait ainsi. »
Et ainsi advint-il que fut promulguée la seconde de ce que le peuple
appellerait les Lois de la reine Alysanne : l’abolition de l’ancien droit du
seigneur à la première nuit. Dorénavant, fut-il décrété, le pucelage d’une
jouvencelle n’appartiendrait qu’à son époux, qu’ils aient été unis devant un
septon ou un arbre-cœur, et tout homme, qu’il soit seigneur ou paysan, qui
la prendrait lors de sa nuit de noces ou n’importe quelle autre nuit serait
coupable du crime de viol.
Alors que s’achevait la cinquante-huitième année après la Conquête
d’Aegon, le roi Jaehaerys célébra le dixième anniversaire de son
couronnement au septuaire Étoilé de Villevieille. Le tout jeune homme que
le Grand Septon avait couronné ce jour-là avait depuis longtemps disparu ;
sa place avait été prise par un homme de vingt-quatre ans, qui, par chaque
pouce de sa personne, était un roi. Le duvet de barbe et de moustache que
Sa Grâce avait cultivé au début de son règne était devenu une superbe barbe
dorée, striée d’argent. Il portait sa chevelure non taillée en une épaisse
tresse qui lui arrivait presque à la ceinture. Grand et séduisant, Jaehaerys se
déplaçait avec une grâce naturelle, que ce soit dans la salle de bal ou dans la
cour d’entraînement. Son sourire, a-t-on dit, pouvait réchauffer le cœur de
toute pucelle des Sept Couronnes ; le froncement de ses sourcils, changer en
glace le sang d’un homme. En sa sœur il avait une reine encore plus aimée
que lui. Le peuple, de Villevieille jusqu’au Mur, l’appelait « la Bonne Reine
Alysanne ». Les dieux les avaient tous deux bénis de trois vigoureux
enfants, deux jeunes princes splendides et une princesse adorée de tout le
royaume.
Durant leur décennie de règne, ils avaient connu le chagrin et l’horreur, la
trahison et les conflits, et la mort d’êtres chers, mais ils avaient soutenu les
tempêtes et survécu aux tragédies pour émerger de tout ce qu’ils avaient
subi plus forts et meilleurs. Leurs réussites étaient indéniables : les Sept
Couronnes étaient en paix et plus prospères que jamais, de mémoire
d’homme.
L’heure de célébrer était venue, et ils le firent, par un tournoi à Port-Réal
pour l’anniversaire du couronnement du roi Jaehaerys. La princesse
Daenerys et les princes Aemon et Baelon partagèrent avec leur père et leur
mère la loge royale et savourèrent les vivats de la foule. Sur la lice, le clou
de l’affrontement fut le génie de ser Ryam Redwyne, le benjamin de lord
Manfryd Redwyne de La Treille, lord Amiral et maître des navires de
Jaehaerys. Au cours de joutes successives, ser Ryam désarçonna Ronnal
Baratheon, Arthor du Rouvre, Simon Dondarrion, Harys Verraz (Harry le
Jambon, pour le peuple) et deux chevaliers de la Garde Royale, Lorence
Roxton et Lucamore Fort. Quand le jeune preux trotta jusqu’à la loge royale
pour couronner la Bonne Reine Alysanne sa reine d’amour et de beauté, le
peuple rugit avec approbation.
Les feuilles sur les arbres avaient commencé à virer au roux, à l’orange et
au doré, et les dames de la cour portaient des robes assorties. Au banquet
qui suivit la fin du tournoi, parut lord Rogar Baratheon avec ses enfants,
Boremund et Jocelyne, pour être chaudement étreint par le roi et la reine.
Des seigneurs de tous les recoins du royaume vinrent se joindre aux
célébrations ; Lyman Lannister vint de Castral Roc, Daemon Velaryon de
Lamarck, Prentys Tully de Vivesaigues, Rodrik Arryn du Val, et même les
lords Rowan et du Rouvre, dont les levées avaient autrefois marché avec le
septon Lune. Théomore Manderly descendit du Nord. Alaric Stark ne vint
point, mais ses fils, si, et avec eux sa fille Alarra, rougissante, pour assumer
sa nouvelle charge de dame de compagnie de la reine. Le Grand Septon
allait trop mal pour venir mais il avait dépêché sa toute nouvelle septa,
Rhaella qui avait été Targaryen, toujours timide, mais souriante. Il est dit
que la reine pleura de joie en la voyant, car, par le visage et l’apparence,
elle était le vivant portrait de sa sœur Aerea, plus grande.
Ce fut un temps de chaudes embrassades, de sourires, de brindes et de
réconciliations, un temps pour renouveler les vieilles amitiés et en forger de
nouvelles, un temps de rires et de baisers. Ce fut un bon temps, un automne
doré, un temps de paix et d’abondance.
Mais l’hiver venait.
Le long règne
Jaehaerys et Alysanne
Diplomatie, descendance et douleur

Au septième jour de la cinquante-neuvième année après la Conquête


d’Aegon, un navire en piteux état remonta péniblement le Murmure
jusqu’au port de Villevieille. Ses voiles étaient déchirées, rapiécées et
tachées de sel, sa peinture fanée et écaillée, la bannière flottant à son mât
tellement blanchie par le soleil qu’elle n’en était plus identifiable. Ce ne fut
que lorsqu’il fut amarré à quai qu’on le reconnut enfin dans sa triste
condition. C’était la Lady Meredith, vue pour la dernière fois au départ de
Villevieille, presque trois ans plus tôt, projetant de traverser les mers du
Crépuscule.
Quand son équipage se prépara à débarquer, une foule de marchands, de
débardeurs, de catins, de marins et de voleurs demeurèrent bouche bée,
choqués. Sur dix des hommes qui descendaient à terre, neuf étaient noirs ou
bruns. Des vagues de trépidation coururent le long des quais. La Lady
Meredith avait-elle bel et bien traversé les mers du Crépuscule ? Les
peuplades des terres fabuleuses de l’Ouest lointain avaient-elles toutes la
peau aussi sombre que les Îliens ?
Ce ne fut que lorsque parut ser Eustace Hightower en personne que les
chuchotements moururent. Le petit-fils de lord Donnel était émacié et cuit
par le soleil, avec, sur le visage, des rides qui n’étaient pas là à son départ.
Une poignée d’hommes de Villevieille se trouvaient avec lui, tout ce qui
restait de son équipage d’origine. Un des officiers de douane de son grand-
père vint à sa rencontre sur le quai, et s’ensuivit un court échange.
L’équipage de la Lady Meredith n’avait pas simplement une ressemblance
avec des natifs des îles d’Été : ils en étaient bel et bien ; engagés à
Sothoryos (« pour des sommes ruineuses », se lamentait ser Eustace), afin
de remplacer les hommes qu’il avait perdus. Le capitaine annonça qu’il
avait besoin de débardeurs. Ses cales étaient gorgées de riches cargaisons…
mais elles ne venaient pas de terres au-delà des mers du Crépuscule. « Ce
n’était qu’un rêve », déclara-t-il.
Peu de temps après apparurent des chevaliers de lord Donnel, avec ordre
de l’escorter jusqu’à la Grand-Tour. Là, dans la grand-salle de son aïeul,
une coupe de vin à la main, ser Eustace Hightower conta son récit. Les
scribes de lord Donnel griffonnèrent tandis qu’il parlait et, quelques jours
plus tard, l’histoire s’était diffusée à travers tout Westeros, par messager,
barde et corbeau.
Le voyage avait aussi bien commencé qu’on pouvait l’espérer, conta ser
Eustace. Une fois La Treille dépassée, lady Montcouchant avait mis son
Coureur de Soleil au cap sud-sud-ouest, cherchant des eaux plus chaudes et
des vents cléments, et la Lady Meredith et la Luned’automne l’avaient suivi.
Le grand navire braavien était très rapide quand il avait le vent dans les
voiles, et les Hightower avaient du mal à se maintenir dans son sillage.
« Les Sept nous souriaient, au début. Nous avions le soleil de jour et la lune
de nuit, et un vent aussi doux qu’homme ou jouvencelle pouvait l’espérer.
Nous n’étions pas totalement seuls. Nous apercevions de temps en temps
des pêcheurs et, une fois, un grand vaisseau noir qui ne pouvait être qu’un
baleinier venu d’Ib. Et des poissons, tant de poissons… des dauphins ont
nagé à nos côtés, comme s’ils n’avaient encore jamais vu de bateau. Nous
pensions tous que nous étions bénis. »
Au bout de douze jours de bonne navigation depuis Westeros, le Coureur
de Soleil et ses deux compagnons étaient arrivés au sud au niveau des îles
d’Été, selon leurs meilleurs calculs, et plus à l’ouest qu’aucun bateau
n’avait jamais croisé… aucun qui soit revenu pour le raconter, du moins.
Sur la Lady Meredith et la Lune d’automne, on mit en perce des tonnelets
d’auré de La Treille pour saluer l’exploit ; sur le Coureur de Soleil, les
marins burent un vin de miel épicé de Port-Lannis. Et si un d’entre eux
s’inquiéta de ne pas avoir vu un seul oiseau depuis quatre jours, il tint sa
langue.
Les dieux ont de la haine pour l’arrogance des humains, nous enseignent
les septons, et L’Étoile à sept branches nous dit que l’orgueil précède
toujours une chute. Il se peut qu’Alys Montcouchant et les Hightower aient
célébré trop bruyamment et trop tôt, ici, sur l’océan, car, peu après, le grand
voyage commença à très mal tourner. « Nous avons tout d’abord perdu le
vent, raconta ser Eustace à la cour de son grand-père. Pendant presque une
demi-lune, il n’y en eut pas même une brise, et les vaisseaux n’avançaient
que de ce que nous pouvions les remorquer. On découvrit sur la Lune
d’automne qu’une douzaine de barriques de viande grouillaient de vers. Un
simple détail en soi, mais un mauvais présage. Enfin, le vent revint un soir,
presque au coucher du soleil, alors que le ciel prenait le rouge du sang, mais
cet aspect fit murmurer les hommes. Je leur dis que c’était bon signe pour
nous, mais je mentais. Avant le matin, les étoiles avaient disparu, le vent se
mit à hurler et l’océan se souleva. »
« Ce fut la première tempête, expliqua ser Eustace. Une autre suivit deux
jours plus tard, puis une troisième, chacune pire que la précédente. Les
vagues s’élevaient plus haut que nos mâts, le tonnerre était tout autour de
nous, et la foudre, telle que je ne l’avais jamais vue, de grands éclairs
fracassants qui brûlaient les yeux. L’un d’eux a frappé la Luned’automne et
lui a fendu le mât, de la vigie jusqu’au pont. Au milieu de toute cette
démence, un de mes marins a hurlé qu’il avait vu des bras monter des eaux,
la dernière chose qu’un capitaine a besoin d’entendre. Nous avions
totalement perdu de vue le Coureur de Soleil, désormais, il ne restait plus
que ma Lady et la Lune. La mer déferlait sur nos ponts à chaque
mouvement de houle, les hommes étaient emportés par-dessus bord, se
raccrochant en vain aux haubans. J’ai vu de mes yeux sombrer la Lune
d’automne. Un moment elle était là – rompue, en flammes, mais là. Puis
une vague s’est élevée et l’a avalée, j’ai cligné des yeux, et elle avait
disparu, aussi vite que ça. Ce n’était que ça, une vague, une vague
monstrueuse, mais tous mes hommes hurlaient : « Un kraken ! Un
kraken ! », et pas un mot que je puisse dire n’arrivait à les en dissuader.
Je ne saurai jamais comment nous avons survécu à cette nuit, mais nous
l’avons fait. Le lendemain matin, la mer avait retrouvé son calme, le soleil
brillait et l’eau était si bleue, si innocente qu’on n’aurait jamais deviné
qu’en dessous flottait mon frère, mort avec tous ses hommes. La Lady
Meredith était en piteux état, voiles déchirées, mâts fendus, neuf hommes
disparus. Nous avons prononcé des prières pour les morts et entrepris les
réparations qui nous furent possibles… Et cet après-midi-là, notre œil-de-
corbeau repéra des voiles au loin. C’était le Coureur de Soleil, qui revenait
nous chercher. »
Lady Montcouchant avait fait plus que de survivre à la tempête. Elle
avait trouvé une terre. Les vents et la rage des mers qui avaient séparé son
Coureur de Soleil des Hightower l’avaient chassée vers l’ouest et, au point
du jour, son marin dans le nid de corbeau avait repéré des oiseaux qui
tournaient autour d’un pic montagneux embrumé, à l’horizon. Lady Alys
s’y dirigea, pour arriver à trois petites îles. « Une montagne, avec sa suite
de deux îles », comme elle le formula. La Lady Meredith n’était pas en état
de naviguer, mais, aidée par un remorquage de trois chaloupes venues du
Coureur de Soleil, elle réussit à atteindre la sécurité des îlots.
Les deux bâtiments malmenés trouvèrent un havre dans les îles pendant
plus d’une demi-lune, effectuant des réparations et renouvelant leurs
provisions. Lady Alys triomphait : on était ici dans des terres plus éloignées
à l’ouest qu’on avait jamais découvert de terres, des îles qui n’existaient sur
aucune carte connue. Puisqu’il y en avait trois, elle les baptisa Aegon,
Rhaenys et Visenya. Elles étaient inhabitées, mais sources et ruisseaux y
abondaient, si bien que les voyageurs purent remplir leurs barriques de
toute l’eau douce dont ils avaient besoin. Il y avait également des cochons
sauvages, et d’énormes lézards gris paresseux, aussi gros que des cerfs, et
des arbres, chargés de noix et de fruits.
Après les avoir dégustés, lord Hightower déclara qu’ils n’avaient nul
besoin d’aller plus loin. « Cette découverte nous suffit, jugea-t-il. Voici des
épices que je n’avais jamais goûtées, et ces fruits roses… Nous avons ici
notre fortune entre les mains. »
Alys Montcouchant était incrédule. Trois petites îles, dont même la plus
importante n’avait qu’un tiers de la taille de Peyredragon, ce n’était rien.
Les véritables merveilles s’étendaient plus à l’ouest. Il pouvait y avoir un
autre Essos juste au-delà de l’horizon.
« Ou mille lieues d’océan désert », contra ser Eustace. Et malgré toutes
les belles paroles et supplications que lady Alys lui prodigua, tissant dans
les airs des toiles de mots, elle ne put l’ébranler. « Même si je l’avais voulu,
mon équipage ne l’aurait pas permis, expliqua-t-il à lord Donnel dans la
Grand-Tour. Ils étaient, jusqu’au dernier, convaincus d’avoir vu un kraken
géant entraîner la Lune d’automne sous la mer. Si j’avais donné l’ordre de
naviguer plus avant, ils m’auraient jeté aux flots et se seraient choisi un
autre capitaine. »
Ainsi donc les voyageurs se séparèrent-ils en quittant les îles. La Lady
Meredith reprit un cap à l’est pour rentrer, tandis que lady Alys
Montcouchant et son Coureur de Soleil continuaient leur route vers l’ouest,
à la poursuite du soleil. Le voyage de retour d’Eustace Hightower se
révélerait presque aussi périlleux que l’avait été l’aller. Il eut encore des
tempêtes à essuyer, bien qu’aucune aussi terrible que celle qui avait envoyé
le vaisseau de son frère par le fond. Les vents dominants s’opposaient à
eux, les forçant à tirer bordée sur bordée. Ils avaient embarqué trois des
gros lézards gris, et l’un mordit son pilote, dont la jambe vira au vert et dut
être amputée. Quelques jours plus tard, ils rencontrèrent un banc de
léviathans. L’un d’eux, un gigantesque mâle blanc plus énorme qu’un
navire, avait délibérément percuté la Lady Meredith, et fendu sa coque. Par
la suite, ser Eustace changea de cap, se dirigeant vers les îles d’Été qu’il
voyait comme leur destination la plus proche. Elles se situaient plus au sud
qu’il ne le pensait, toutefois, et il avait fini par les manquer complètement
pour échouer à la place sur la côte de Sothoryos.
« Nous y sommes restés une année entière, raconta-t-il à son aïeul, pour
essayer de remettre la Lady Meredith en état de prendre la mer, car les
dégâts étaient plus graves que nous ne l’avions pensé. Mais il y avait aussi
des fortunes à gagner, et nous n’y étions pas aveugles. Des émeraudes, de
l’or, des épices, certes, tout cela et plus encore. D’étranges créatures… des
singes qui marchent à l’instar des hommes, des hommes qui hurlent comme
des singes, des vouivres, des basilics, cent espèces de serpents différentes.
Mortels, tous autant qu’ils étaient. La nuit, certains de mes hommes
disparaissaient, simplement. Ceux qui ne l’ont pas fait ont commencé à
périr. L’un d’eux a été piqué par une mouche, un petit bouton au cou, rien à
redouter. Trois jours plus tard, sa peau tombait en lambeaux, et il saignait
des oreilles, de la queue et du cul. Boire de l’eau salée rend les hommes
fous, comme chacun sait, mais l’eau douce n’est pas plus sûre, en ces
parages. Il y a dedans des vers, presque trop petits pour qu’on les voie. Si
vous les avalez, ils pondent leurs œufs en vous. Et les fièvres… il y avait
rarement de jour où la moitié de mes hommes étaient en état de travailler.
Nous aurions tous péri, je pense, si certains Îliens de passage ne nous
avaient pas rencontrés. Ils connaissent cet enfer mieux qu’ils ne le laissent
paraître, il me semble. Avec leur aide, j’ai réussi à amener la Lady Meredith
à Grand-Banian et, de là, à rentrer chez nous. »
Ici s’arrêtait son récit, et sa grande aventure.
Quant à lady Alys Montcouchant, née Elissa de la maison Farman, où
s’acheva la sienne, nous ne saurions rien dire. Le Coureur de Soleil disparut
à l’ouest, cherchant toujours les terres au-delà des mers du Crépuscule, et
jamais on ne le revit.
Sinon que…
Bien des années plus tard, Corlys Velaryon, le garçon né à Lamarck en
53, piloterait son navire, le Serpent de Mer, pour neuf grands voyages,
naviguant plus loin qu’aucun homme de Westeros n’était allé auparavant.
Lors du premier d’entre eux, il vogua au-delà des Portes de Jade, jusqu’à Yi
Ti et à l’île de Leng, et rentra avec une telle profusion d’épices, de soieries
et de jade que la maison Velaryon devint, pour un temps, la plus riche
maison de toutes les Sept Couronnes. Lors de son deuxième voyage, ser
Corlys voyagea plus loin encore à l’est, et devint le premier Ouestrien à
atteindre Asshaï-lès-l’Ombre, la lugubre ville noire des ensorceleurs
d’ombres, au bord du monde. C’est là qu’il perdit son amour et la moitié de
son équipage, si les récits disent vrai… et là aussi, dans le port d’Asshaï,
qu’il aperçut un vieux vaisseau très abîmé dont il jura toujours que ce ne
pouvait être que le Coureur de Soleil.
En 59, toutefois, Corlys était un garçonnet de six ans qui rêvait de la mer,
aussi devons-nous le quitter pour retourner encore à l’automne finissant de
cette année fatidique, où les cieux s’assombrissaient, les vents se levaient
et, de nouveau, l’hiver s’en venait à Westeros.
Le long hiver de 59-60 fut d’une cruauté exceptionnelle, tous ceux qui y
survécurent en conviennent. Le Nord fut le premier atteint, et le plus
durement, car les récoltes périrent dans les champs, les cours d’eau gelèrent
et d’âpres vents franchirent le Mur en hurlant. Bien que lord Alaric Stark
eût ordonné d’économiser et d’engranger la moitié de chaque récolte pour
l’hiver qui s’annonçait, tous ses bannerets n’avaient pas obéi. Au fur et à
mesure que leurs celliers et leurs granges à grain se vidaient, la famine se
répandait dans le pays, et des vieillards dirent adieu à leurs enfants et s’en
furent mourir dans la neige, pour que leur famille survive. Les récoltes
faillirent dans le Conflans, les terres de l’Ouest, le Val et aussi bas que le
Bief. Ceux qui avaient des vivres commencèrent à les garder jalousement
et, dans toutes les Sept Couronnes, le prix du pain se mit à monter. Celui de
la viande augmenta encore plus vite et, dans les villes et les bourgs, les
fruits et légumes disparurent pratiquement.
Ensuite vinrent les Frissons, et l’Étranger arpenta le pays.
Les mestres connaissaient les Frissons, ils y avaient déjà eu affaire, un
siècle plus tôt, et le processus de la contagion était consigné dans leurs
livres. On pensait qu’ils étaient venus à Westeros de l’autre côté de la mer,
d’une des cités libres ou de pays plus lointains encore. Les cités portuaires
et les escales ressentaient toujours les premières la main de la maladie, et le
plus durement. Nombreux parmi les gens du peuple pensaient qu’ils étaient
apportés par les rats ; pas les rats gris, familiers, de Port-Réal et de
Villevieille, grands, hardis et méchants, mais les rats noirs, plus petits,
qu’on pouvait voir déborder des cales de navires à quai et galoper le long
des amarres qui les retenaient. Bien que la culpabilité des rats n’ait jamais
été prouvée à la satisfaction de la Citadelle, soudain chaque foyer des Sept
Couronnes, du plus superbe château à la plus humble masure, eut besoin
d’un chat. Avant que les Frissons ne touchent à leur terme, les chatons se
négociaient au prix des destriers.
Les marques de la maladie étaient bien connues. Elle commençait, assez
simplement, par un coup de froid. Les victimes se plaignaient d’être
glacées, jetaient une nouvelle bûche dans l’âtre, se blottissaient sous une
couverture ou une pile de fourrures. Certaines demandaient une soupe ou du
vin chaud, ou, contre toute logique, de la bière. Ni les couvertures ni la
soupe n’arrêtaient les progrès de l’épidémie. Bientôt, les frissons
commençaient ; légers d’abord, un frémissement, un grelottement, mais qui
empirait de façon inexorable. La chair de poule courait sur les membres de
la victime comme une armée de conquête. À ce stade, le malade tremblait si
violemment que ses dents claquaient, que ses mains et ses pieds étaient pris
de convulsions et de spasmes. Quand les lèvres de la victime viraient au
bleu et qu’elle commençait à cracher du sang, la fin était proche. Une fois
que la première impression de froid était ressentie, le cours des Frissons
était rapide. La mort pouvait survenir en un jour, et pas plus d’une victime
sur cinq ne s’en remettait.
Tout ceci, les mestres le savaient. Ce qu’ils ne savaient pas, c’était
l’origine des Frissons, comment les arrêter et comment les guérir. On essaya
des cataplasmes et des potions. On suggéra la moutarde forte, les piments
dragon et le vin, épicé de venin de serpent qui insensibilisait les lèvres. On
plongea les affligés dans des baquets d’eau chaude, parfois pratiquement
portée au point d’ébullition. On disait que les légumes verts étaient un
remède ; puis le poisson cru ; la viande rouge, la plus saignante possible.
Certains guérisseurs dédaignaient la viande pour conseiller à leurs patients
de boire directement du sang. On essaya diverses fumées et inhalations de
feuilles brûlées. Un lord Commandant ordonna à ses hommes de dresser des
feux tout autour de lui, s’entourant d’une muraille de flammes.
À l’automne 59, les Frissons entrèrent par l’est et traversèrent la baie de
la Néra avant de remonter le fleuve. Avant même Port-Réal, les îles au large
des terres de la Couronne perçurent le refroidissement. Edwell Celtigar,
ancienne Main de Maegor et Grand Argentier copieusement détesté, fut le
premier seigneur à en périr. Son fils et héritier le suivit dans la tombe trois
jours plus tard. Lord Staunton périt à Repos-des-Freux, puis son épouse.
Leurs enfants, affolés, se barricadèrent à l’intérieur de leur chambre et
barrèrent les portes, mais cela ne les sauva pas. À Peyredragon, septa
Edyth, tant aimée de la reine, périt. À Lamarck, Daemon Velaryon, sire des
Marées de Westeros, recouvra la santé après avoir frôlé la mort, mais son
fils cadet et trois de ses filles furent emportés. Lord Bar Emmon, lord
Rosby, lady Jirelle de Viergétang… le glas sonna pour eux tous, et nombre
d’hommes et femmes de moindre rang, au surplus.
À travers la totalité des Sept Couronnes, nobles et humbles furent
fauchés pareillement. Les vieux et les jeunes étaient les plus exposés, mais
des hommes et femmes dans la fleur de l’âge ne furent pas épargnés. Le
catalogue de ceux qui avaient été frappés comprenait les plus grands
seigneurs, les plus nobles dames, les plus preux chevaliers. Lord Prentys
Tully mourut en grelottant à Vivesaigues, suivi un jour plus tard par sa
dame, Lucinda. Lyman Lannister, le puissant sire de Castral Roc, fut
emporté, ainsi que divers autres seigneurs des terres de l’Ouest ; lord
Marpheux de Cendremarc, lord Tarbeck de Château Tarbeck, lord
Ouestrelin de Falaise. À Hautjardin, lord Tyrell contracta le mal mais
survécut, pour périr, ivre, d’une chute de cheval, quatre jours après sa
recouvrance. Rogar Baratheon ne fut pas touché par les Frissons, et son fils
et sa fille, nés de la reine Alyssa, furent frappés mais se rétablirent, tandis
que mourait son frère, ser Ronnal, ainsi que les épouses de ses deux frères.
Le grand port de Villevieille fut atteint avec une gravité toute
particulière, perdant un quart de sa population. Eustace Hightower, qui était
rentré vivant du funeste voyage d’Alys Montcouchant à travers les mers du
Crépuscule, survécut une fois encore, mais son épouse et ses enfants
n’eurent pas cette chance. Pas plus que son grand-père, le sire de la Grand-
Tour. Donnel le Tardif ne put retarder la mort. Il mourut en grelottant. De
même périrent le Grand Septon, une quarantaine de Leurs Saintetés et un
grand tiers des archimestres, mestres, acolytes et novices de la Citadelle.
De tout le royaume, aucun lieu ne fut aussi gravement frappé que Port-
Réal en 59. Parmi les morts, on compta deux chevaliers de la Garde Royale,
le vieux ser Sam de Mont-Amer et le bon ser Victor le Vaillant, ainsi que
trois seigneurs du conseil, Albin Massey, Qarl Corbray et le Grand Mestre
Benifer lui-même. Benifer avait servi quinze ans durant des périodes tantôt
périlleuses tantôt prospères, arrivant au Donjon Rouge après que Maegor le
Cruel eut décapité ses trois prédécesseurs immédiats. (« Un geste d’un
singulier courage ou d’une singulière stupidité, commenterait son
successeur, sardonique. Je n’aurais pas tenu trois jours, sous Maegor. »)
La perte de tous les morts serait pleurée et ressentie, mais dans le sillage
de leur disparition, ce fut celle de Qarl Corbray qui frappa le plus
douloureusement. Avec la mort de leur commandant et de nombreux
membres du Guet frappés et pris de grelottements, les rues et venelles de
Port-Réal se retrouvèrent en proie au crime et à la débauche. Des échoppes
furent pillées, des femmes violées, des hommes détroussés et assassinés
sans aucun autre crime que de s’être retrouvés dans la mauvaise rue, au
mauvais moment. Le roi Jaehaerys dépêcha sa Garde Royale et les
chevaliers de sa maison pour rétablir l’ordre, mais ils n’étaient pas assez
nombreux, et il n’eut bientôt d’autre choix que de les rappeler.
Dans le chaos, Sa Grâce perdrait un autre de ses seigneurs, pas par les
Frissons, mais par l’ignorance et la haine. Rego Draz n’était jamais venu
résider dans le Donjon Rouge, bien qu’il y eût largement de la place pour
lui, et que le roi le lui eût proposé plusieurs fois. Le Pentoshi préférait sa
résidence de la rue de la Soie, que dominait Fossedragon au sommet de la
colline de Rhaenys. Là, il pouvait recevoir ses concubines sans affronter la
réprobation de la cour. Au bout de dix années au service du Trône de Fer,
lord Rego avait pris de l’embonpoint, et ne voulait plus monter à cheval. Il
préférait se déplacer, de sa résidence au palais et retour, dans un palanquin
doré et ornementé. De façon imprudente, sa route lui faisait traverser le
cœur puant de Culpucier, le quartier le plus immonde et le plus dévoyé de la
ville.
En ce jour funeste, une douzaine des habitants les moins
recommandables de Culpucier couraient après un porcelet dans une ruelle
quand ils rencontrèrent par hasard lord Rego allant par les rues. Certains
étaient ivres, tous avaient faim – le porcelet leur avait échappé – et la vue
du Pentoshi excita leur fureur, car, jusqu’au dernier, ils tenaient le Grand
Argentier pour responsable du prix élevé du pain. L’un portait une épée.
Trois avaient des couteaux. Le reste se saisit de cailloux et de bâtons, et ils
assaillirent le palanquin, mettant les porteurs en fuite et jetant sa seigneurie
à terre. Des témoins racontèrent qu’il hurla à l’aide, avec des mots qu’aucun
d’entre eux ne comprit.
Quand sa seigneurie leva les bras pour tenir à distance les coups qui
pleuvaient sur lui, l’or et les joyaux brillèrent à chacun de ses doigts, et la
fureur de l’attaque redoubla. Une femme s’écria : « C’est un Pentoshi. C’est
eux, ces salauds, qui ont apporté les Frissons ici. » Un homme arracha un
pavé à la rue du roi, nouvellement chaussée, et l’abattit sur le crâne de lord
Rego, encore et encore, jusqu’à ce qu’il ne reste qu’une bouillie rouge de
sang, d’os et de cervelle. Ainsi périt le Sire de l’Air, le crâne enfoncé par un
des pavés qu’il avait aidé le roi à poser. Mais ses assaillants n’en avaient
pas terminé avec lui pour autant. Avant de s’enfuir, ils déchirèrent ses beaux
vêtements et lui coupèrent tous les doigts pour s’emparer de ses bagues.
Lorsque la nouvelle parvint au Donjon Rouge, Jaehaerys Targaryen partit
en personne à cheval chercher le corps, entouré de sa Garde Royale. Sa
Grâce était dans un tel courroux devant ce qu’elle vit que ser Joffrey
Doguette dirait par la suite : « Quand j’ai regardé son visage, un instant, ce
fut comme si je voyais son oncle. » La rue était remplie de curieux, sortis
pour voir leur roi ou apercevoir le cadavre sanglant de l’usurier pentoshi.
Jaehaerys fit volter son cheval et leur cria : « Je veux le nom des gens qui
ont fait cela. Parlez tout de suite, et vous serez bien récompensés. Tenez
votre langue, et vous allez la perdre. » Nombre de badauds s’éclipsèrent,
mais une jeune fille s’avança pieds nus, prononçant un nom.
Le roi la remercia et lui ordonna de montrer à ses chevaliers où l’on
pouvait trouver cet homme. Elle mena la Garde Royale à une taverne de vin
où la fripouille fut découverte avec une putain sur les genoux et trois des
bagues de lord Rego à ses doigts. Sous la torture il révéla bien vite le nom
des autres agresseurs, et tous furent pris, jusqu’au dernier. L’un d’eux
prétendit avoir été un Pauvre Compagnon et s’écria qu’il voulait prendre le
noir. « Non, lui répondit Jaehaerys. La Garde de Nuit réunit des hommes
d’honneur, et tu es plus vil que les rats. » De tels hommes étaient indignes
d’une mort par l’épée ou la hache, décréta-t-il. En fait, on les pendit aux
murailles du Donjon Rouge, éventrés et laissés à se tordre en attendant la
mort, leurs entrailles se balançant jusqu’à leurs genoux.
La fille qui avait mené le roi aux tueurs connut un sort plus doux. Prise
en main par la reine Alysanne, on la plongea dans un baquet d’eau chaude
pour la récurer. On brûla ses loques, on lui rasa le crâne et on lui donna à
manger du pain chaud et du jambon grillé. « Il y a pour toi une place au
château, si tu en veux, lui annonça Alysanne quand elle fut rassasiée. Aux
cuisines ou aux écuries, comme il te plaira. As-tu un père ? » La fille hocha
timidement la tête et reconnut que oui. « C’t’un des ventres qu’zavez
ouverts. L’vérolé, çui qu’avait un orgelet. » Puis elle déclara à Sa Grâce
qu’elle désirait travailler aux cuisines. « C’est là qu’y gardent le pain. »
La vieille année s’acheva, une nouvelle commença, mais il y eut peu de
festivités où que ce soit à Westeros pour marquer l’arrivée de la soixantième
année depuis la Conquête d’Aegon. Un an auparavant, on allumait de
grands feux de joie sur les places publiques, et hommes et femmes
dansaient autour d’eux, en buvant et riant tandis que les cloches
carillonnaient pour annoncer le nouvel an. Une année plus tard, les feux
consumaient des cadavres, les cloches sonnaient le glas des morts. Les rues
de Port-Réal étaient vides, surtout de nuit, les ruelles étaient enfouies sous
la neige et, des toits, pendaient des glaçons longs comme des piques.
Au sommet de la colline d’Aegon, le roi Jaehaerys ordonna qu’on ferme
et barricade les portes du Donjon Rouge, et il doubla la garde sur les
remparts. Avec sa reine et ses enfants, il suivit le service du couchant au
septuaire du château, regagna la Citadelle de Maegor pour un modeste
repas, puis se retira pour se coucher.
Ce fut à l’heure du hibou que la reine Alysanne fut éveillée par sa fille
qui lui secouait doucement le bras. « Maman, dit Daenerys. J’ai froid. »
Il n’est point besoin de s’attarder sur tout ce qui suivit. Daenerys
Targaryen était l’enfant chérie du royaume, et l’on fit pour elle tout ce
qu’on pouvait humainement faire. Il y eut des prières et des cataplasmes,
des soupes chaudes et des bains bouillants, des couvertures, des fourrures et
des pierres chauffées, une infusion d’orties. La princesse avait six ans, bien
au-delà de l’âge du sevrage, mais on fit venir une nourrice, car d’aucuns
pensaient que le lait maternel pouvait guérir les Frissons. Les mestres s’en
vinrent et s’en furent, septons et septas prièrent, le roi ordonna qu’on
engage sur-le-champ cent nouveaux chasseurs de rats et il offrit un cerf
d’argent pour chaque rat mort, gris ou noir. Daenerys réclama son chaton et
on le lui apporta, mais, quand ses tremblements devinrent plus violents, il
échappa à son emprise et lui griffa la main. Alors que l’aube approchait,
Jaehaerys se releva d’un bond en criant qu’il fallait un dragon, que sa fille
devait avoir un dragon, et des corbeaux s’envolèrent pour Peyredragon,
avec instruction aux Gardiens des Dragons là-bas de faire immédiatement
venir un jeune au Donjon Rouge.
Rien de tout cela n’eut d’effet. Un jour et demi après avoir réveillé sa
mère en se plaignant d’avoir froid, la petite princesse était morte. La reine
s’effondra dans les bras du roi, tremblant avec tant de violence qu’on
craignit que la reine ait elle aussi contracté les Frissons. Jaehaerys l’avait
ramenée dans ses appartements et lui avait fait prendre du lait de pavot pour
l’aider à dormir. Bien qu’aux limites de l’épuisement, il alla ensuite dans la
cour et libéra Vermithor, puis vola à Peyredragon pour leur dire qu’il n’y
avait finalement plus besoin d’un jeune. À son retour à Port-Réal, il but une
coupe de vinsonge et fit venir septon Barth. « Comment cela a-t-il pu
arriver ? demanda-t-il. Quel péché a-t-elle commis ? Quelle raison
pouvaient avoir les dieux de la prendre ? Comment cela a-t-il pu arriver ? »
Mais même Barth le sage n’avait pas de réponse à lui donner.
Le roi et la reine ne furent pas les seuls parents à perdre un enfant par les
Frissons ; des milliers d’autres, de haute ou basse naissance, connurent la
même douleur, cet hiver-là. Pour Jaehaerys et Alysanne, toutefois, la mort
de leur fille chérie dut paraître particulièrement cruelle, car elle frappait en
plein cœur la doctrine de l’Exceptionnalisme. La princesse Daenerys était
Targaryen des deux côtés, le sang de l’ancienne Valyria courait pur dans ses
veines, et ceux qui avaient des ascendants valyriens n’étaient pas comme
les autres hommes. Les Targaryen avaient les yeux mauves et des cheveux
d’or et d’argent, ils régnaient sur le ciel par leurs dragons, les doctrines de
la Foi et les interdits contre l’inceste ne s’appliquaient pas à eux… et ils ne
tombaient pas malades.
Depuis qu’Aenar l’Exilé avait fait valoir ses droits sur Peyredragon, la
chose était connue. Les Targaryen ne mouraient pas de vérole ni de
caquesangue, ils n’étaient pas affectés par les pustules rouges, la noire-
jambe ou la maladie des tremblements, ils ne succombaient pas au ver de
l’os, à la caillette du poumon, à la ventramère ni à aucune des myriades
d’épidémies et de contagions que les dieux, pour des raisons qui leur
appartiennent, jugeaient bon de lâcher sur les mortels. Il y avait du feu dans
le sang du dragon, raisonnait-on, un feu purificateur qui calcinait toutes ces
pestilences. Il était impensable qu’une princesse de sang pur meure en
grelottant, comme si elle était une enfant du commun.
C’était pourtant arrivé.
Alors même qu’ils la pleuraient, elle et l’âme charmante qu’elle avait été,
Jaehaerys et Alysanne durent aussi affronter cette révélation terrible. Peut-
être les Targaryen n’étaient-ils pas si près des dieux qu’ils le croyaient.
Peut-être, finalement, n’étaient-ils eux aussi que des hommes.
Quand les Frissons arrivèrent enfin à bout de course, le roi Jaehaerys, le
cœur plus triste, retourna à ses travaux. Sa première tâche fut pénible :
remplacer les amis et les conseillers qu’il avait perdus. Le fils aîné de lord
Manfryd Redwyne, ser Robert, fut nommé à la tête du Guet. Ser Gyles
Morrigen présenta deux valeureux chevaliers pour rejoindre la Garde
Royale et Sa Grâce offrit comme il se devait des manteaux blancs à ser
Ryam Redwyne et ser Robin Shaw. Le capable Albin Massey, son Justicier
au dos tordu, ne fut pas aussi aisément remplacé. Pour occuper son siège, le
roi prit contact avec le Val d’Arryn et il appela Rodrik Arryn, l’érudit jeune
sire des Eyrié que sa reine et lui avaient d’abord rencontré alors qu’il était
un garçonnet de dix ans.
La Citadelle lui avait déjà envoyé le successeur de Benifer, le Grand
Mestre Elysar, à la langue acérée. Plus jeune de vingt ans que l’homme dont
il revêtait la chaîne, Elysar n’avait jamais eu une pensée qu’il n’estimait pas
de son devoir de partager. Certains prétendaient que le Conclave l’avait
envoyé à Port-Réal pour s’en débarrasser.
Jaehaerys hésita le plus longtemps quand arriva le moment de
sélectionner son nouveau Grand Argentier. Rego Draz, tout détesté qu’il ait
été, avait été un homme de grand talent. « Je suis tenté de dire qu’on ne
trouve pas d’homme de ce genre à tous les coins de rue, mais, s’il faut
parler franchement, nous avons plus de chance d’en trouver un là qu’assis
dans un château », déclara le roi à son conseil. Le Sire de l’Air ne s’était
jamais marié, mais il avait trois fils bâtards qui avaient appris le métier à ses
genoux. Bien que le roi fût tenté de contacter l’un d’eux, il savait que le
royaume n’accepterait jamais un autre Pentoshi. « Il faut que ce soit un
seigneur », conclut-il d’un ton morose. On proposa encore une fois des
noms familiers : Lannister, Velaryon, Hightower, des maisons bâties sur l’or
autant que sur l’acier. « Tous sont trop fiers », déclara Jaehaerys.
Ce fut septon Barth qui proposa le premier un nom différent. « Les Tyrell
de Hautjardin descendent d’intendants, rappela-t-il au roi, mais le Bief est
plus vaste que les terres de l’Ouest, avec une sorte de richesse différente, et
le jeune Martyn Tyrell pourrait se révéler une addition utile à ce conseil. »
Lord Redwyne fut sceptique. « Les Tyrell sont des sots, intervint-il. Je
regrette, Votre Grâce, ce sont mes suzerains, mais… les Tyrell sont des sots,
et lord Bertrand était une outre à vin, également.
— Cela se peut bien, reconnut septon Barth. Toutefois, lord Bertrand est
dans la tombe, et je parle de son fils. Martyn est jeune et enthousiaste, mais
je ne garantirai pas la qualité de sa cervelle. Son épouse, cependant, est une
Fossovoie, lady Florence, qui dénombre les pommes depuis qu’elle a appris
à marcher. Elle tient tous les comptes à Hautjardin depuis son mariage, et
on raconte qu’elle a accru d’un tiers le revenu de la maison Tyrell. Si nous
nommions son mari, elle viendrait aussi à la cour, je n’en doute pas.
— Cela plairait à Alysanne, nota le roi. Elle apprécie la compagnie des
femmes intelligentes. » La reine n’avait pas siégé au conseil depuis la mort
de la princesse Daenerys. Peut-être Jaehaerys espérait-il que cela aiderait à
la lui ramener. « Notre brave septon ne nous a jamais induits en erreur.
Essayons le sot à l’épouse habile, et espérons que mon léal peuple ne lui
défoncera pas le crâne à coups de pavé. »
Les Sept prennent et les Sept donnent. Il se peut que la Mère-d’En-Haut
ait baissé les yeux vers la reine dans son chagrin et ait pris en pitié son cœur
brisé. La lune n’avait pas accompli deux cycles depuis la mort de la
princesse Daenerys que Sa Grâce apprit qu’elle portait une fois encore un
enfant. Comme l’hiver enserrait le royaume dans sa poigne glacée et que les
Frissons continuaient à faire rage dans la ville, la reine choisit de nouveau
la prudence et se retira à Peyredragon pour son alitement. Vers la fin de
cette année 60, elle accoucha de son cinquième enfant, une fille qu’elle
nomma Alyssa, comme sa mère. « Un honneur que Sa Grâce aurait
davantage apprécié si elle vivait encore », fit observer le nouveau Grand
Mestre, Elysar… hors de portée des oreilles du roi, toutefois.
L’hiver prit fin peu de temps après que la reine donna le jour, et Alyssa se
révéla une enfant vive et pleine de santé. Nourrisson, elle ressemblait tant à
sa sœur Daenerys que souvent la reine pleurait en la contemplant, au
souvenir de l’enfant qu’elle avait perdue. La ressemblance s’estompa au fur
et à mesure que la princesse grandissait, néanmoins ; le visage long et
maigre, Alyssa avait peu de la beauté de sa sœur. Ses cheveux étaient une
crinière blond sale sans trace de l’argent qui évoque les anciens seigneurs
dragons, et elle était née avec des yeux vairons, un violet, l’autre d’un vert
étonnant. Elle avait les oreilles trop grandes et un sourire de travers et,
quand elle eut six ans, alors qu’elle jouait dans la cour, un coup d’épée de
bois en pleine figure lui cassa le nez. Il guérit tordu, mais Alyssa ne
semblait pas s’en soucier. Arrivée à cet âge-là, sa mère en était venue à
comprendre qu’elle ne ressemblait pas à Daenerys, mais à Baelon.
Tout comme Baelon avait autrefois suivi Aemon partout, Alyssa traîna
derrière Baelon. « Comme un petit chien », se désolait le Prince du
Printemps. Baelon avait deux ans de moins qu’Aemon, Alyssa quatre de
moins que lui… « et c’est une fille », ce qui aggravait encore les choses à
ses yeux. Pourtant, la princesse ne se conduisait pas en fille. Elle portait des
tenues de garçon quand elle le pouvait, évitait la compagnie des autres
filles, préférant monter à cheval, faire de l’escalade et se battre en duel avec
des épées de bois plutôt que la couture, la lecture et le chant, et elle refusait
de manger du gruau.
Un vieil ami et ancien adversaire reparut en 61 à Port-Réal, quand lord
Rogar Baratheon arriva à cheval d’Accalmie pour amener trois jeunes filles
à la cour. Deux étaient les filles de son frère Ronnal, qui était mort en
grelottant avec sa femme et ses fils. La troisième était lady Jocelyne, la
propre fille de sa seigneurie par la reine Alyssa. Le frêle et menu nourrisson
venu au monde au cours de cette terrible année de l’Étranger avait grandi
pour devenir une grande jeune fille d’aspect solennel, avec d’immenses
yeux sombres et des cheveux noirs comme le péché.
Ceux de Rogar Baratheon avaient viré au gris, cependant, et les années
avaient prélevé leur tribut sur l’ancienne Main du Roi. Il avait le visage pâle
et ridé et était devenu si maigre que ses vêtements flottaient sur lui comme
s’ils avaient été taillés pour quelqu’un de beaucoup plus grand. Quand il
posa un genou en terre devant le trône de fer, il éprouva des difficultés à se
relever et eut besoin de l’aide d’un Garde Royal pour se mettre debout.
Il était venu demander une faveur, expliqua-t-il au roi et à la reine. Lady
Jocelyne ne tarderait pas à fêter son septième anniversaire. « Elle n’a jamais
connu de mère. Les épouses de mon frère se sont autant occupées d’elle
qu’elles pouvaient, mais elles s’attachaient plus à leurs propres enfants,
comme toutes les mères, et toutes deux ont disparu, désormais. Ne vous
déplaise, sires, je vous prie d’accepter Jocelyne et ses cousines comme
pupilles, pour être élevées à la cour auprès de vos fils et filles.
— Ce sera pour nous un honneur et un plaisir, assura la reine Alysanne.
Jocelyne est notre sœur, nous n’avons pas oublié. Notre sang. »
Lord Rogar parut considérablement soulagé. « Je vous prierais de veiller
également sur mon fils. Boremund va rester à Accalmie, à la charge de mon
frère Garon. C’est un brave garçon, vigoureux, et ce sera un seigneur
remarquable, avec le temps, je n’en doute point, mais il n’a que neuf ans.
Comme Vos Grâces le savent, mon frère Borys a quitté les terres de l’Orage
il y a quelques années. Il s’est aigri et irrité, après la naissance de
Boremund, et les choses n’ont cessé d’empirer entre nous. Borys a séjourné
un temps à Myr et plus tard à Volantis, à faire les dieux savent quoi… mais
il vient présentement de réapparaître à Westeros, dans les montagnes
Rouges. On raconte qu’il a rejoint le roi Vautour, et qu’il pille son propre
peuple. Garon est un homme capable, et léal, mais il n’a jamais été de taille
face à Borys, et Boremund n’est qu’un enfant. Je crains ce qui pourrait lui
arriver, et arriver aux terres de l’Orage, quand je m’en irai. »
La requête prit le roi de court. « Quand vous vous en irez ? Pourquoi
partiriez-vous ? Où voulez-vous aller, messire ? »
Le sourire de lord Rogar en réponse montra un éclair de son ancienne
férocité. « Dans les montagnes, Votre Grâce. Mon mestre me dit que je suis
mourant. Je le crois. Avant même les Frissons, il y avait une douleur. Elle
s’est aggravée depuis. Il me donne du lait de pavot, et cela aide, mais je
n’en emploie que peu. Je ne voudrais pas dormir durant ce qu’il me reste de
vie. Je ne voudrais point non plus mourir dans mon lit en saignant du cul.
J’ai décidé de retrouver mon frère Borys et de me charger de lui. Et de ce
roi Vautour, également. Garon qualifie cela de folie. Il n’a pas tort. Mais
quand je mourrai, je veux mourir la hache à la main, en hurlant une
imprécation. Ai-je votre permission, Votre Grâce ? »
Ému par les paroles de son vieil ami, le roi Jaehaerys se leva et descendit
du trône de fer pour donner à lord Rogar une tape sur l’épaule. « Votre frère
est un traître et ce vautour – je ne le qualifierai pas de roi – n’a que trop
longtemps harcelé nos marches. Vous avez ma permission, messire. Et, plus
que cela, vous avez mon épée. »
Le roi tint parole. Le combat qui suivit est qualifié dans les chroniques de
troisième guerre Dornienne, mais c’est une appellation erronée, car le
Prince de Dorne tint ses armées en dehors du conflit. Le peuple, à l’époque,
l’appela la Guerre de lord Rogar, et ce nom convient bien davantage. Tandis
que le sire d’Accalmie menait cinq cents hommes dans les montagnes,
Jaehaerys Targaryen prenait les airs, sur Vermithor. « Il se fait appeler
vautour, déclara le roi, mais il ne vole pas. Il se terre. C’est la taupe qu’il
devrait se nommer. » Il ne se trompait pas. Le premier roi Vautour avait
commandé des armées et mené des milliers d’hommes au combat. Le
second n’était guère qu’un pillard opportuniste, le fils sans importance
d’une maison sans importance avec quelques centaines de fidèles partageant
ses appétits de larcins et de viols. Il connaissait bien les montagnes,
cependant, et quand on lui donnait la chasse il disparaissait, tout
simplement, pour réapparaître à sa guise. Les hommes qui le poursuivaient
agissaient à leurs risques et périls, car il excellait également aux
embuscades.
Aucun de ses tours ne lui valut rien contre un ennemi capable de le
chasser depuis le ciel, en revanche. La légende prétendait que le roi Vautour
possédait dans les montagnes une forteresse inexpugnable, cachée sous les
nuages. Jaehaerys ne trouva aucun repaire secret, rien qu’une douzaine de
camps de fortune disséminés. Vermithor les incendia tous, un par un, ne
laissant au Vautour que des cendres auxquelles revenir. La colonne de lord
Rogar, serpentant pour gravir les hauteurs, fut bientôt forcée d’abandonner
ses chevaux et de continuer à pied par des sentiers de chèvres, escaladant
des pentes raides et traversant des cavernes, tandis que des ennemis
dissimulés faisaient cascader des quartiers de roc sur leur tête. Pourtant, ils
poursuivirent sans se décourager. Pendant que les Orageois progressaient
par l’est, Simon Dondarrion, sire de Havrenoir, menait de l’ouest dans les
montagnes une petite armée de chevaliers des marches, pour couper toute
retraite par ce côté. Alors que les chasseurs avançaient les uns vers les
autres, Jaehaerys les observait depuis le ciel, les mouvant comme il avait
jadis déplacé des armées de figurines dans la salle de la Table peinte.
Ils finirent par localiser leurs ennemis. Borys Baratheon ne connaissait
pas les passages cachés de la montagne aussi bien que les Dorniens, aussi
fut-il le premier réduit aux abois. Les hommes de lord Rogar éliminèrent
promptement les siens, mais, quand les frères se retrouvèrent face à face, le
roi Jaehaerys descendit du ciel. « Je ne voudrais point qu’on vous qualifie
de Fratricide, messire, déclara Sa Grâce à son ancienne Main. Le traître est
à moi. »
En l’entendant, ser Borys éclata de rire. « Plutôt me nommer régicide que
lui fratricide ! » s’écria-t-il en se ruant sur le roi. Mais Jaehaerys avait en
main Feunoyr et il n’avait pas oublié les leçons apprises dans la cour, à
Peyredragon. Borys Baratheon expira aux pieds du roi, d’un coup de taille
au cou qui lui emporta presque la tête.
Le tour du roi Vautour vint à la pleine lune suivante. Acculé dans une
tanière incendiée où il avait espéré trouver refuge, il résista jusqu’au bout,
criblant les hommes du roi de piques et de flèches. « Celui-ci me revient »,
annonça à Sa Grâce Rogar Baratheon lorsque le roi de la montagne leur fut
amené enchaîné. Sur son ordre, on retira les fers du hors-la-loi et on lui
donna une pique et un bouclier. Lord Rogar lui fit face avec sa hache. « S’il
me tue, qu’il parte libre. »
Le Vautour se montra lamentablement dépassé par la tâche. Amaigri,
affaibli et ravagé par la douleur comme il l’était, Rogar Baratheon détourna
avec mépris les attaques du Dornien, puis le fendit en deux de l’épaule au
nombril.
Lorsque ce fut terminé, lord Rogar parut épuisé. « Il semble que je ne
mourrai pas la hache à la main, finalement », confia-t-il au roi avec
tristesse. En effet. Rogar Baratheon, sire d’Accalmie et anciennement Main
du Roi et lord Protecteur du Royaume, mourut à Accalmie une moitié d’an
plus tard, en présence de son mestre, de son septon, de son frère ser Garon
et de son fils et héritier, Boremund.
La Guerre de lord Rogar, commencée et remportée entièrement en 61,
avait duré moins de la moitié d’un an. Avec l’élimination du roi Vautour, les
attaques, pendant un temps, diminuèrent fortement en bordure des marches
dorniennes. Quand les comptes rendus de la campagne se répandirent à
travers les Sept Couronnes, même les plus martiaux des seigneurs acquirent
pour leur jeune roi un respect nouveau. Tous les doutes qui pouvaient
encore exister avaient été levés ; Jaehaerys Targaryen n’était pas son père
Aenys. Pour le roi lui-même, la guerre fut réparatrice. « Contre les Frissons,
j’étais impuissant, confessa-t-il au septon Barth. Face au Vautour, j’étais de
nouveau un roi. »
En 62, les seigneurs des Sept Couronnes se réjouirent quand le roi
Jaehaerys conféra à son fils aîné le titre de prince de Peyredragon, faisant
de lui l’héritier reconnu du Trône de Fer.
Le prince Aemon avait sept ans, un garçon aussi grand et beau qu’il était
réservé. Il continuait à s’entraîner chaque matin dans la cour avec le prince
Baelon ; les deux frères étaient très amis, et de force égale. Aemon était
plus grand et plus fort, Baelon plus rapide et plus féroce. Ils s’affrontaient
avec une telle ardeur que, souvent, ils attiraient des foules de badauds.
Serviteurs et lavandières, chevaliers de maison et écuyers, mestres, septons
et garçons d’écurie, tous se massaient dans la cour pour encourager un
prince ou l’autre. Parmi ceux qui venaient observer, Jocelyne Baratheon, la
fille aux noirs cheveux de la défunte reine Alyssa, qui grandissait et
embellissait à chaque jour qui s’écoulait. Au banquet qui suivit la
désignation d’Aemon comme prince de Peyredragon, la reine plaça lady
Jocelyne à côté de lui et on vit les deux jeunes gens bavarder et rire
ensemble toute la soirée, insoucieux de qui que ce soit d’autre.
La même année, les dieux bénirent à nouveau Jaehaerys et Alysanne d’un
enfant, une fille qu’ils appelèrent Maegelle. La fillette, douce et altruiste, de
nature aimable et d’une grande intelligence, s’attacha bientôt à sa sœur
Alyssa d’une façon très semblable à celle dont Baelon s’était lié au prince
Aemon, quoique pas tout à fait avec le même bonheur. Ce fut à présent le
tour d’Alyssa de s’irriter d’avoir « le bébé » accroché à ses jupes. Elle
l’esquivait de son mieux, et Baelon riait de sa fureur.
Nous avons déjà évoqué plusieurs ouvrages de Jaehaerys. Alors que 62
s’achevait, le roi tourna son regard vers l’année à venir et toutes celles au-
delà, et il commença à dresser les plans d’un projet qui allait transformer les
Sept Couronnes. Il avait donné à Port-Réal des pavés, des citernes et des
fontaines. Maintenant, il porta les yeux au-delà des remparts de la ville, vers
les champs, les collines et les marais qui s’étendaient des marches
dorniennes jusqu’au Don.
« Messires, déclara-t-il au conseil, lorsque la reine et moi partons en nos
pérégrinations, nous sommes sur Vermithor et Aile-d’Argent. Quand nous
regardons du haut des nuages, nous voyons des villes et des châteaux, des
collines et des marécages, des rivières, des fleuves, des ruisseaux et des
lacs. Nous voyons des villes de marché et des villages de pêcheurs, des
forêts immémoriales, des montagnes, des landes et des prés, des troupeaux
de moutons et des champs de blé, d’anciens champs de bataille, des tours en
ruine, des cimetières et des septuaires. Il y a tant et plus à voir dans nos
Sept Couronnes. Mais savez-vous ce que je n’y vois pas ? » Le roi frappa
sur la table avec énergie. « Des routes, messeigneurs. Je n’y vois pas de
routes. Je vois quelques ornières, si je vole assez bas. Je vois des pistes de
gibier et çà et là un sentier le long d’un ruisseau. Mais je ne vois pas de
routes dignes de ce nom. Messeigneurs, je veux des routes ! »
La construction de tant de lieues de routes continuerait tout au long du
règne de Jaehaerys et une partie de celui de son successeur, mais elle
commença en ce jour dans les salles du conseil du Donjon Rouge. Qu’on
n’imagine pas qu’il n’existait aucune route à Westeros avant son règne ;
elles striaient le pays par centaines, beaucoup remontant à des milliers
d’années, à l’époque des Premiers Hommes. Même les enfants de la forêt
avaient des sentes qu’ils suivaient, quand ils allaient sous leurs arbres d’un
lieu à un autre.
Cependant, les routes qui existaient étaient épouvantables. Étroites,
bourbeuses, infestées d’ornières et de virages, elles sinuaient à travers bois
et collines et par-dessus les cours d’eau, sans plan ni but. De ces cours
d’eau, seule une poignée étaient dotés d’un pont. Les gués étaient souvent
gardés par des hommes d’armes qui exigeaient argent ou troc pour le droit
de traverser. Certains des seigneurs dans les terres desquelles passaient ces
voies les entretenaient plus ou moins, mais la plupart n’en avaient cure. Un
gros orage les emportait. Chevaliers brigands et hommes brisés faisaient
leur proie des voyageurs qui les empruntaient. Avant Maegor, les Pauvres
Compagnons assuraient au peuple une certaine protection sur les routes
(quand ils ne le détroussaient pas eux-mêmes). Après la destruction des
Étoiles, les voies du royaume devinrent plus dangereuses que jamais. Même
les grands seigneurs ne les parcouraient qu’avec une escorte.
Rectifier tous ces maux en un seul règne aurait été une tâche impossible,
mais Jaehaerys était déterminé à l’entamer. Port-Réal, on s’en souviendra,
était une ville très jeune. Avant qu’Aegon le Conquérant et ses sœurs ne
débarquent de Peyredragon, il n’existait sur les trois collines qu’un modeste
village de pêcheurs, à l’endroit où la Néra se jetait dans la baie. Chose qui
ne surprendra personne, peu de routes d’importance marquante débutent ou
s’achèvent dans les modestes villages de pêcheurs. La ville s’était
rapidement développée au cours des soixante-deux années qui avaient
succédé à la Conquête d’Aegon et, avec elle, avaient surgi des routes
rudimentaires, d’étroits chemins poussiéreux qui suivaient la côte jusqu’à
Castelfoyer, Rosby et Sombreval, ou coupaient par les collines vers
Viergétang. En dehors de cela, il n’y avait rien. Aucune voie de
communication ne reliait le siège du roi aux grands châteaux et aux villes
du pays. Port-Réal était un port, bien plus accessible par mer que par voie
de terre.
Ce fut là que Jaehaerys voulut commencer. Le bois au sud du fleuve était
de la forêt primitive, dense et touffue ; idéale pour la chasse, mauvaise pour
les voyages. Il ordonna qu’on y perce une route, pour relier Port-Réal à
Accalmie. La même route devrait continuer au nord de la ville, de la Néra
vers le Trident et au-delà, tout droit en suivant la Verfurque et par le Neck,
puis à travers le Nord sauvage et dépourvu de pistes jusqu’à Winterfell et au
Mur. La route Royale, comme la nomma le peuple – la plus longue, la plus
coûteuse des routes de Jaehaerys, la première entreprise et la première
achevée.
D’autres suivirent : la route de la Rose, la route de l’Océan, la route de la
Rivière, la route de l’Or. Certaines existaient depuis des siècles, sous une
forme plus fruste, mais Jaehaerys les rénoverait toutes et les rendrait
méconnaissables, comblant les ornières, répandant du gravier, enjambant les
cours d’eau. D’autres routes seraient directement créées par ses ouvriers. Le
coût de tout cela ne fut pas négligeable, assurément, mais le royaume était
prospère et le nouveau Grand Argentier du roi, Martyn Tyrell, aidé et
soutenu par son habile épouse, « la comptable des pommes », se montrait
presque aussi capable que l’avait été le Sire de l’Air. Un mille après l’autre,
une lieue après l’autre, les routes se développeraient au fil des décennies à
venir. « Il lia tout le pays ensemble et des Sept Couronnes n’en fit qu’une »,
déclare la légende sur le piédestal du monument au Vieux Roi qui se dresse
à la Citadelle de Villevieille.
Peut-être les Sept sourirent-ils à son ouvrage, également, car ils
continuèrent à bénir Jaehaerys et Alysanne par de nouveaux enfants. En 63
le roi et la reine fêtèrent la naissance de Vaegon, leur troisième fils et
septième enfant. Un an plus tard arriva une nouvelle fille, Daella. À trois
ans de distance, la princesse Saera vint au monde, braillant, le visage rouge.
Une autre princesse arriva en 71, quand la reine donna naissance à son
dixième enfant, et sa sixième fille, la belle Viserra. Bien que nés dans le
cadre d’une seule décennie, il serait difficile de concevoir quatre frère et
sœurs aussi dissemblables que ces plus jeunes enfants de Jaehaerys et
Alysanne.
Le prince Vaegon différait de ses frères aînés comme la nuit le fait du
jour. Jamais robuste, c’était un garçon calme aux yeux méfiants. D’autres
enfants, et même certains seigneurs de la cour, le trouvaient renfrogné. Bien
qu’il ne fût pas lâche, il ne prenait aucun plaisir aux jeux rudes des écuyers
et des pages, ni aux prouesses des chevaliers de son père. Il préférait la
bibliothèque à la cour, et c’était là qu’on pouvait souvent le trouver en train
de lire.
La princesse Daella, la suivante, était délicate et timide. Aisément
effarouchée et prompte à fondre en larmes, elle avait presque deux ans
quand elle prononça enfin ses premiers mots… et même par la suite, le plus
souvent, elle restait coite. Sa sœur Maegelle devint l’étoile sur laquelle elle
fixa son cap, et elle vouait un véritable culte à sa mère la reine, mais sa
sœur Alyssa semblait la terrifier. En présence de garçons plus âgés, Daella
rougissait et se cachait le visage.
La princesse Saera, plus jeune de trois ans, fut une épreuve dès le début ;
braillarde, le visage rubicond, exigeante, désobéissante. Le premier mot
qu’elle prononça fut non, et elle en usait souvent, et bruyamment. Elle
refusa qu’on la sèvre jusqu’à plus de quatre ans. Tout en galopant partout
dans le château, babillant plus que ses frère et sœur Vaegon et Daella réunis,
elle réclamait le lait de ses nourrices et entrait en rage et se mettait à hurler
chaque fois que la reine en renvoyait une autre. « Que les Sept nous
préservent, chuchota un soir Alysanne au roi, quand je la regarde, je vois
Aerea. » Farouche et butée, Saera Targaryen vivait de l’attention d’autrui et
boudait quand on ne la lui accordait pas.
La plus jeune des quatre, la princesse Viserra, avait, elle aussi, un
caractère bien trempé, mais elle ne hurlait pas et, assurément, ne pleurait
jamais non plus. Pour la décrire, on utilisait le terme habile. Le mot
hautaine, aussi. Viserra, tous les hommes s’accordaient sur ce point, était
belle, ayant reçu la bénédiction des yeux violet profond et de la chevelure
or et argent d’une véritable Targaryen, avec une peau blanche parfaite, des
traits fins et une grâce qui, chez un être aussi jeune, était à sa façon
singulière et troublante. Lorsqu’un jeune écuyer bredouillant lui déclara
qu’elle était une déesse, elle acquiesça.
Nous reviendrons en leur heure à ces quatre jeunes altesses princières et
aux épreuves qu’elles infligèrent à leur mère et à leur père, mais, pour
l’instant, rebroussons chemin jusqu’en 68, peu après la naissance de la
princesse Saera, quand le roi et la reine annoncèrent les fiançailles
d’Aemon, leur premier-né, prince de Peyredragon, avec Jocelyne Baratheon
d’Accalmie. On avait envisagé, brièvement, après la mort tragique de la
princesse Daenerys, de marier Aemon à la princesse Alyssa, l’aînée de ses
sœurs restantes, mais la reine Alysanne en avait fermement écarté l’idée.
« Alyssa est pour Baelon, déclara-t-elle. Elle le suit à la trace depuis qu’elle
sait marcher. Ils sont aussi proches que toi et moi l’étions à leur âge. »
Deux ans plus tard, en 70, Aemon et Jocelyne furent unis par une
cérémonie qui rivalisa en splendeur avec les Épousailles d’or. À seize ans,
lady Jocelyne était une des grandes beautés du royaume ; une jouvencelle
aux longues jambes, à la poitrine ample, avec des cheveux épais et raides
qui lui descendaient à la taille, noirs comme une aile de corbeau. À quinze
ans, le prince Aemon en avait un de moins qu’elle, mais tous s’entendaient
à juger qu’ils formaient un beau couple. Un pouce en dessous de six pieds,
Jocelyne aurait dominé la plupart des seigneurs de Westeros, mais le prince
de Peyredragon la dépassait de trois pouces. « Voici devant nous l’avenir du
royaume », commenta ser Gyles Morrigen en les voyant côte à côte tous les
deux, la dame sombre et le prince pâle.
En 72, se déroula à Sombreval un tournoi en l’honneur du mariage du
jeune lord Sombrelyn à une des filles de Théomore Manderly. Les deux
jeunes princes y assistèrent avec leur sœur Alyssa, et ils participèrent à la
mêlée des écuyers. Le prince Aemon en émergea vainqueur, en partie en
martelant son frère jusqu’à le réduire à merci. Plus tard, il se distingua
également sur les lices et reçut ses éperons de chevalier en reconnaissance
de son talent. Il avait dix-sept ans. Ayant accédé à la dignité de chevalier, le
prince ne perdit pas de temps pour devenir également dragonnier, s’élançant
dans le ciel pour la première fois peu après son retour à Port-Réal. Sa
monture rouge sang était Caraxès, le plus féroce des jeunes dragons de
Fossedragon. Les Gardiens des Dragons, qui connaissaient mieux que
quiconque les habitants de la fosse, l’appelaient le Sanguinaire.
Ailleurs dans le royaume, 72 marqua également la fin d’une époque dans
le Nord avec la disparition d’Alaric Stark, sire de Winterfell. Les solides
deux fils qui avaient autrefois fait son orgueil étaient morts avant lui, aussi
échut-il à son petit-fils Edric de lui succéder.
Où que puisse aller le prince Aemon, quoi qu’il fasse, le prince Baelon
n’était jamais loin derrière, ainsi que les plaisantins de la cour en faisaient
souvent la remarque. La vérité de la chose fut prouvée en 73, quand Baelon
le Brave entra après son frère en chevalerie. Aemon avait gagné ses éperons
à dix-sept ans, aussi Baelon dut-il faire de même à seize, traversant le Bief
jusqu’à Vieux Rouvre, où lord du Rouvre célébrait la naissance d’un fils par
sept journées de joutes. Équipé en chevalier mystère et se faisant appeler le
Mat d’Argent, le jeune prince fit vider les étriers à lord Rowan, à ser Alyn
Cendregué, aux deux jumeaux Fossovoie et même à l’héritier de lord du
Rouvre, ser Denys, avant de tomber, face à ser Rickard Redwyne. Après
l’avoir aidé à se relever, ser Rickard le démasqua, lui demanda de
s’agenouiller et l’adouba chevalier sur-le-champ.
Le prince Baelon ne s’attarda que le temps de prendre part au banquet, ce
soir-là, avant de rentrer au galop à Port-Réal achever sa quête et devenir un
dragonnier. Jamais homme à se laisser surpasser, il avait depuis longtemps
choisi la bête qu’il souhaitait monter, et la revendiqua alors. Sans
dragonnier depuis la mort de la reine douairière Visenya, vingt-neuf ans
plus tôt, la grande dragonne Vhagar déploya ses ailes, rugit et s’élança à
nouveau dans les cieux, emportant le Prince du Printemps à travers la baie
de la Néra jusqu’à Peyredragon pour faire une surprise à son frère Aemon et
Caraxès.
« La Mère-d’En-Haut a été si bonne envers moi, en m’accordant la
bénédiction de tant de bébés, tous intelligents et beaux », s’exclama la reine
Alysanne en 73, quand il fut annoncé que sa fille Maegelle allait rejoindre
la Foi, comme novice. « Il n’est que justice que j’en rende une. » La
princesse Maegelle avait dix ans, et était impatiente de prononcer ses vœux.
Fillette calme et studieuse, elle lisait, disait-on, des passages de L’Étoile à
sept branches tous les soirs avant de s’endormir.
À peine une enfant eut-elle quitté le Donjon Rouge qu’un autre arriva,
toutefois, car il apparaissait que la Mère-d’En-Haut n’avait pas fini de bénir
Alysanne Targaryen. En 73, elle donna naissance à son onzième enfant, un
fils nommé Gaemon, en l’honneur de Gaemon le Glorieux, le plus grand
des seigneurs Targaryen qui ait régné sur Peyredragon avant la Conquête.
Cette fois-ci, cependant, l’enfant arriva en avance, après un travail long et
difficile qui épuisa la reine et fit craindre les mestres pour sa vie. Au
surplus, Gaemon était une créature chétive, à peine la moitié de la taille de
son frère Vaegon à la naissance, dix ans plus tôt. La reine finit par se
rétablir, mais point l’enfant, hélas. Le prince Gaemon mourut quelques
jours après le début de l’année, âgé d’un peu moins de trois lunes.
Comme toujours, la reine prit difficilement cette perte d’un enfant,
s’interrogeant pour savoir si c’était ou non par quelque manquement de sa
part que le prince Gaemon n’avait pas survécu. Septa Lyra, sa confidente
depuis son séjour sur Peyredragon, lui assura qu’elle n’était pas en faute.
« Le petit prince se trouve avec la Mère-d’En-Haut, à présent, lui déclara
Lyra, et elle s’occupera mieux de lui que jamais nous ne pourrions espérer
le faire ici, dans ce monde de conflits et de douleurs. »
Ce ne fut pas le seul chagrin dont allait souffrir la maison Targaryen, en
73. On se souviendra que ce fut également l’année où la reine Rhaena
mourut à Harrenhal.
Vers la fin de l’année, une révélation scandaleuse fut exposée, qui choqua
autant la cour que la ville. On découvrit que l’agréable et très aimé ser
Lucamore Fort de la Garde Royale, un favori du peuple, était marié en
secret, en dépit des vœux qu’il avait prononcés comme Manteau Blanc.
Pire, il n’avait pas pris une, mais trois épouses, tenant chacune d’elles dans
l’ignorance des deux autres, et il n’avait pas moins de seize enfants avec les
trois.
À Culpucier et le long de la rue de la Soie où putains et proxénètes
exerçaient leur industrie, des hommes et des femmes de basse extraction et
de moralité plus basse encore prirent un malin plaisir à la chute d’un
chevalier établi, et firent assaut de paillardises sur « ser Lucamore le
Gaillard », mais, dans le Donjon Rouge, on n’entendit rire personne.
Jaehaerys et Alysanne, qui avaient une affection particulière pour Lucamore
Fort, furent mortifiés d’apprendre qu’il les avait tous deux pris pour des
sots.
Ses frères de la Garde Royale furent encore plus furieux. C’était ser
Ryam Redwyne qui avait éventé les transgressions de ser Lucamore et les
avait portées à l’attention du lord Commandant de la Garde Royale qui, à
son tour, les avait exposées au roi. Parlant pour ses frères jurés, ser Gyles
Morrigen déclara que Fort avait déshonoré tout ce qu’ils représentaient, et
demanda qu’il soit mis à mort.
Lorsqu’on le traîna devant le trône de fer, ser Lucamore tomba à genoux,
avoua sa culpabilité et implora la clémence du roi. Jaehaerys aurait bien pu
la lui accorder, mais le chevalier fautif commit l’erreur d’ajouter à sa
requête « pour mes femmes et mes enfants ». Comme le fit observer septon
Barth, cela équivalait à jeter ses crimes à la face du roi.
« Lorsque je me suis dressé contre mon oncle Maegor, deux membres de
sa Garde Royale l’ont abandonné afin de combattre pour moi, répondit
Jaehaerys. Ils ont cru sans doute qu’il leur serait permis de conserver leurs
manteaux blancs une fois que je l’aurais emporté, peut-être même seraient-
ils honorés par des seigneuries et une position plus élevée à la cour. En lieu
de quoi, je les ai envoyés au Mur. Je ne voulais pas de parjures autour de
moi, ni à l’époque ni maintenant. Ser Lucamore, vous avez prononcé devant
les dieux et les hommes un serment sacré de me défendre, moi et les miens,
avec votre propre vie, de m’obéir, de combattre pour moi, de mourir pour
moi au besoin. Vous avez également juré de ne pas prendre femme, de
n’engendrer aucun enfant et de demeurer chaste. Si vous avez pu balayer
aussi aisément ce deuxième vœu, pourquoi devrais-je croire que vous
honorerez le premier ? »
La reine Alysanne prit alors la parole : « Vous avez bafoué vos serments
comme chevalier de la Garde Royale, mais ce ne sont pas les seuls que vous
avez brisés. Vous avez également déshonoré les serments du mariage, non
pas une, mais trois fois. Aucune de ces femmes n’est légitimement mariée,
aussi ces enfants que je vois derrière vous sont-ils des bâtards, jusqu’au
dernier. Ce sont les véritables innocents dans tout ceci, ser. Vos épouses
ignorent l’existence des autres, me dit-on, mais chacune savait assurément
que vous étiez une Blanche Épée, un chevalier de la Garde Royale. Dans
cette mesure, elles partagent votre culpabilité, de même que je ne sais quel
septon ivrogne que vous avez pu trouver pour vous marier. Pour eux,
quelque merci peut se justifier, mais pour vous… je ne veux pas vous voir
près de mon seigneur, ser. »
Il n’y avait plus rien à ajouter. Tandis que les épouses et les enfants du
chevalier déloyal sanglotaient, maudissaient ou se tenaient en silence,
Jaehaerys ordonna que ser Lucamore soit castré sur-le-champ, puis jeté aux
fers et expédié au Mur. « La Garde de Nuit vous fera également prêter
serment, l’avertit Sa Grâce. Veillez à le respecter, car la prochaine fois, c’est
votre tête que vous perdrez. »
Jaehaerys laissa à sa reine le soin de s’occuper des trois familles.
Alysanne décréta que les fils de ser Lucamore pourraient rejoindre leur père
sur le Mur, s’ils le souhaitaient. Ce fut le choix des deux plus âgés. Les
filles seraient acceptées par la Foi comme novices, si tel était leur désir. Une
seule opta pour cette voie. Les autres enfants devaient demeurer auprès de
leurs mères. La première des épouses, avec ses enfants, fut remise entre les
mains du frère de Lucamore, Bywin, qu’on avait élevé à la dignité de sire
d’Harrenhal moins d’une demi-année plus tôt. La deuxième femme et sa
progéniture partiraient à Lamarck, pour être adoptés par Daemon Velaryon,
sire des Marées. La troisième et ses enfants, qui étaient les plus jeunes (elle
en avait encore un au sein), seraient envoyés à Accalmie, où Garon
Baratheon et le jeune lord Boremund veilleraient à leur éducation. Aucun
ne devait plus jamais se nommer Fort, jugea la reine ; dorénavant, ils
porteraient les noms de bâtards Rivers, Waters et Storm. « De ce don, vous
pouvez remercier votre père, le chevalier creux. »
La honte que Lucamore le Gaillard avait infligée à la Garde Royale et à
la Couronne ne fut pas la seule difficulté que Jaehaerys et Alysanne
rencontrèrent en 73. Arrêtons-nous un moment pour considérer l’épineux
problème de leurs septième et huitième enfants, le prince Vaegon et la
princesse Daella.
La reine Alysanne était très fière d’organiser des mariages et avait
arrangé des centaines d’unions fécondes pour des seigneurs et des dames
d’une extrémité à l’autre du royaume, mais jamais elle n’eut à affronter
autant de complications que lorsqu’elle chercha des partenaires pour ses
quatre plus jeunes enfants. Ses efforts la tourmenteraient des années durant,
susciteraient d’interminables conflits entre elle et eux (ses filles, en
particulier), causeraient une brouille avec le roi, et finalement lui
apporteraient tant de chagrin et de douleur que, pendant un temps, Sa Grâce
songea à renoncer à son mariage pour passer le reste de sa vie chez les
sœurs du Silence.
Ses contrariétés commencèrent avec Vaegon et Daella. Séparés seulement
d’un an, le prince et la princesse semblaient bien assortis lorsqu’ils étaient
bébés, et le roi et la reine supposèrent qu’ils finiraient par se marier
ensemble. Leurs aînés, Baelon et Alyssa, étaient devenus inséparables, et on
dressait déjà des plans pour les marier. Pourquoi pas Vaegon et Daella,
pareillement ? « Sois gentil avec ta petite sœur, dit le roi Jaehaerys au
prince quand il avait cinq ans. Un jour, ce sera ton Alysanne. »
Quand les enfants grandirent, toutefois, il devint évident que tous les
deux n’étaient pas idéalement faits l’un pour l’autre. Il n’y avait entre eux
aucune chaleur, ainsi que le vit clairement la reine. Vaegon tolérait la
présence de sa petite sœur, sans la rechercher jamais. Daella semblait avoir
peur de son frère morose et amateur de lecture, qui préférait la lecture aux
jeux. Le prince trouvait la princesse sotte ; elle le jugeait méchant. « Ce ne
sont que des enfants, assura Jaehaerys quand Alysanne porta le problème à
son attention. Leur affection grandira avec le temps. » Jamais elle ne crût.
En fait, leur antipathie mutuelle ne fit que s’accroître.
L’affaire atteignit un point critique en 73. Le prince Vaegon avait dix ans,
la princesse Daella neuf, quand une des dames de compagnie de la reine,
nouvelle au Donjon Rouge, demanda aux deux enfants pour les taquiner
quand ils allaient se marier. Vaegon réagit comme si on l’avait giflé.
« Jamais je ne l’épouserai, déclara le garçon devant la moitié de la cour.
C’est à peine si elle sait lire. Elle devrait se trouver un seigneur qui veut des
enfants idiots, car c’est la seule sorte qu’elle donnera jamais. »
La princesse Daella, comme on peut s’y attendre, fondit en larmes et
s’enfuit de la salle, sa mère la reine se précipitant à sa suite. Il échut à sa
sœur Alyssa, de trois ans l’aînée de Vaegon, de lui renverser une carafe de
vin sur la tête. Même cela ne suffit pas à obtenir un repentir de sa part. « Tu
gaspilles de l’auré de La Treille », fut sa seule réponse en quittant la salle
pour aller se changer.
À l’évidence, conclurent le roi et la reine par la suite, il faudrait trouver
une autre épouse pour Vaegon. Brièvement, ils songèrent à leurs plus jeunes
filles. En 73, la princesse Saera avait six ans, la princesse Viserra deux,
seulement. « Vaegon n’a jamais accordé la moindre attention à aucune des
deux, annonça Alysanne au roi. Je ne suis pas sûre qu’il ait conscience de
leur existence. Peut-être que si un mestre les mentionnait dans un livre…
— Je vais demander au Grand Mestre Elysar de s’y atteler dès demain »,
plaisanta le roi. Puis il ajouta : « Il n’a que dix ans. Il ne voit pas les filles,
pas plus qu’elles ne le voient, mais ça ne tardera pas à changer. Il a un
certain charme et il est prince de Westeros, troisième en ligne de succession
pour le Trône de Fer. Encore quelques années et les jouvencelles viendront
papillonner autour de lui en rougissant s’il daigne tourner les yeux vers
elles. »
La reine n’était pas convaincue. « Charme » : peut-être le terme était-il
trop généreux pour le prince Vaegon, qui avait la chevelure argent et or et
les yeux violets des Targaryen, mais un visage allongé et des épaules
voûtées, même à dix ans, avec un pincement amer à la bouche qui faisait
soupçonner aux gens qu’il venait tout juste de sucer un citron. Étant sa
mère, Sa Grâce était peut-être aveugle à ces défauts, mais pas à sa nature.
« Je crains pour les papillons qui viendront tourner autour de Vaegon. Il est
bien capable de les aplatir sous un livre.
— Il passe trop de temps à la bibliothèque, décida Jaehaerys. Je vais
parler à Baelon. Nous allons le faire sortir dans la cour, nous lui mettrons
une épée à la main et un bouclier sur le bras, cela va le remettre sur le bon
chemin. »
Le Grand Mestre Elysar nous dit que Sa Grâce parla en effet au prince
Baelon qui, en fils obéissant, prit son frère sous son aile, le fit sortir dans la
cour, lui mit une épée à la main et un bouclier sur le bras. Cela ne le remit
pas sur le bon chemin. Vaegon prit tout cela en horreur. Il était un guerrier
lamentable, et il avait le don de rendre tout aussi mauvais ceux qui
l’entouraient, même Baelon le Brave.
Baelon s’entêta un an, sur l’insistance du roi. « Plus il s’entraîne et pire il
semble », avoua le Prince du Printemps. Un jour, peut-être dans un effort
pour pousser Vaegon à faire plus d’efforts, il amena dans la cour sa sœur
Alyssa, resplendissante dans une cotte de mailles d’homme. La princesse
n’avait pas oublié l’incident avec l’auré de La Treille. Riant et lançant des
moqueries, elle dansa autour de son petit frère et le railla une demi-centaine
de fois, sous les yeux de la princesse Daella qui regardait d’une fenêtre
haute. Humilié au-delà du supportable, Vaegon jeta son épée et s’enfuit de
la cour en courant, pour n’y jamais revenir.
Nous reparlerons en son temps du prince Vaegon et de sa sœur Daella,
mais tournons-nous à présent vers un heureux événement. En 74, le roi
Jaehaerys et la reine Alysanne reçurent une nouvelle bénédiction des dieux
quand l’épouse du prince Aemon, lady Jocelyne, leur offrit leur premier
petit-enfant. La princesse Rhaenys naquit le septième jour de la septième
lune de l’année, ce que les septons jugèrent comme des auspices
éminemment favorables. Grande et décidée, elle avait les cheveux noirs de
sa mère Baratheon et les yeux violet pâle de son père Targaryen. Étant le
premier enfant du prince de Peyredragon, beaucoup saluèrent en elle le
successeur direct de son père pour le Trône de Fer. Quand la reine la tint
dans ses bras pour la première fois, on l’entendit appeler la petite fille :
« Notre future reine ».
Pour la procréation, comme en tant d’autres domaines, Baelon le Brave
ne resta pas loin derrière son frère Aemon. En 75, le Donjon Rouge fut le
site d’un nouveau mariage splendide, où le Prince du Printemps prit pour
épouse la plus âgée de ses sœurs, la princesse Alyssa. La mariée avait
quinze ans, le marié dix-huit. À la différence de leur père et de leur mère,
Baelon et Alyssa n’attendirent pas pour consommer leur union ; le coucher
qui suivit leur banquet de mariage fut source de maintes plaisanteries
gaillardes au cours des jours suivants, car on put entendre les exclamations
de plaisir de la jeune épouse jusqu’à Sombreval, affirmèrent certains. Une
jouvencelle plus timide aurait pu en être mortifiée, mais Alyssa Targaryen
était aussi délurée qu’une fille de taverne de Port-Réal, comme elle s’en
vantait elle-même. « Je l’ai enfourché et je l’ai emmené trotter, se glorifia-t-
elle au matin qui suivit le coucher, et j’ai bien l’intention de recommencer
ce soir. J’adore monter. »
Son brave prince n’était pas non plus la seule monture que la princesse
allait enfourcher cette année-là. Comme ses frères avant elle, Alyssa
Targaryen avait bien l’intention d’être une dragonnière, et le plus tôt serait
le mieux. Aemon avait volé à dix-sept ans, Baelon à seize. Alyssa comptait
le faire à quinze. D’après les chroniques consignées par les Gardiens des
Dragons, ils eurent beaucoup de mal à la convaincre de ne pas revendiquer
Balerion. « Il est vieux et lent, princesse, durent-ils lui expliquer. Vous
préférerez certainement une monture plus rapide. » Ils prévalurent enfin, et
la princesse Alyssa prit son essor sur Meleys, une splendide dragonne
écarlate, jamais encore montée. « Deux rouges pucelles, elle comme moi,
clama la princesse en riant, mais, désormais, nous voilà toutes les deux
montées. »
À partir de ce jour, la princesse resta rarement éloignée de Fossedragon.
Voler était la deuxième plus agréable activité au monde, répétait-elle, et la
plus agréable ne se pouvait évoquer dans la compagnie des dames. Les
Gardiens des Dragons ne s’étaient pas trompés ; Meleys était un des plus
rapides dragons qu’on ait jamais vus à Westeros, supplantant aisément
Caraxès et Vhagar lorsque ses frères et elle volaient ensemble.
Cependant, le problème de leur frère Vaegon persistait, à la grande
contrariété de la reine. Le roi ne s’était pas totalement trompé, pour les
papillons. Avec le passage des ans et le développement de Vaegon, les
jeunes dames de la cour commencèrent à lui accorder de l’attention. L’âge
et quelques discussions embarrassantes avec son père et ses frères avaient
enseigné au prince les rudiments de la courtoisie, et il n’en aplatit aucune,
au soulagement de la reine. Mais il ne les remarquait pas particulièrement
non plus. Les livres demeuraient sa seule passion : l’histoire, la
cartographie, les mathématiques, les langues. Le Grand Mestre Elysar,
jamais esclave des convenances, avoua avoir remis au prince un volume de
dessins érotiques, pensant que des images de pucelles nues se divertissant
avec des hommes, des bêtes et entre elles, sauraient peut-être allumer chez
Vaegon de l’intérêt pour les charmes des femmes. Le prince conserva
l’ouvrage, mais ne manifesta aucun changement de comportement.
Ce fut le jour du quinzième anniversaire du prince Vaegon, en 78, à un an
de sa majorité, que Jaehaerys et Alysanne abordèrent la solution évidente
avec le Grand Mestre. « Pensez-vous que Vaegon pourrait avoir l’étoffe
d’un mestre ?
— Non, répondit sans ambages Elysar. L’imaginez-vous enseigner à lire,
écrire et faire des calculs élémentaires aux enfants d’un seigneur ? Est-ce
qu’il garde un corbeau dans sa chambre, ou n’importe quel autre oiseau ?
L’imaginez-vous amputer la jambe broyée d’un homme ou mettre au monde
un bébé ? D’un mestre, on exige tout ceci. » Le Grand Mestre marqua un
silence, puis ajouta : « Vaegon n’est pas un mestre… mais il pourrait bien
avoir en lui l’étoffe d’un archimestre. La Citadelle est le plus grand
conservatoire de savoir du monde connu. Envoyez-le là-bas. Dans la
bibliothèque, peut-être se trouvera-t-il. Ou alors, il se perdra à tel point
parmi les livres que vous n’aurez plus jamais à vous soucier de lui. »
Ses mots frappèrent juste. Trois jours plus tard, le roi Jaehaerys fit venir
le prince Vaegon dans sa salle privée pour lui annoncer qu’il embarquerait
pour Villevieille dans une demi-lune. « La Citadelle te prendra en charge,
déclara Sa Grâce. À toi de déterminer ce qu’il adviendra de toi. » Le prince
répondit sobrement, comme il en avait coutume. « Oui, père. Bien. » Par la
suite, Jaehaerys raconta à la reine qu’il avait eu l’impression que Vaegon
avait presque un sourire.
Sourire, le prince Baelon n’avait pas cessé de le faire depuis son mariage.
Quand ils n’étaient pas en vol, Baelon et Alyssa passaient toutes leurs
heures ensemble, le plus souvent dans leur chambre à coucher. Le prince
Baelon était un hardi luron, car on entendit ces mêmes cris de plaisir qui
avaient résonné à travers les couloirs du Donjon Rouge la nuit de leur
coucher en bien d’autres nuits au cours des années qui suivirent. Et assez
vite, le résultat tant espéré apparut et Alyssa Targaryen s’arrondit d’un
enfant. En 77, elle donna à son brave prince un fils, qu’ils nommèrent
Viserys. Septon Barth décrivit le garçon comme « un enfant dodu et
agréable, qui riait plus que n’importe quel autre bébé que j’aie jamais
connu, et tétait avec tant d’enthousiasme qu’il assécha sa nourrice ». Contre
tous les avis, sa mère le fourra dans des langes, l’accrocha contre sa poitrine
et l’emporta en l’air sur Meleys alors qu’il avait neuf jours. Plus tard, elle
affirma que Viserys avait gloussé tout du long.
Porter et mettre au monde un enfant peut être une joie pour une jeune
femme de dix-sept ans comme la princesse Alyssa, mais il en va tout
autrement pour une de quarante, comme sa mère, la reine Alysanne. La joie
ne fut donc pas totalement sans mélange quand on découvrit que Sa Grâce
était encore enceinte. Le prince Valerion naquit en 77, après un nouvel
accouchement pénible qui vit Alysanne confinée dans son lit une moitié
d’an. Comme son frère Gaemon quatre ans plus tôt, ce fut un nourrisson
menu et chétif, qui ne prospéra jamais. Une demi-douzaine de nourrices se
succédèrent en vain. Valerion mourut en 78, à une demi-lune de son premier
anniversaire. La reine subit sa disparition avec résignation. « J’ai quarante-
deux ans, dit-elle au roi. Tu devras te satisfaire des enfants que je t’ai
donnés. Je suis plus faite pour être une grand-mère qu’une mère, désormais,
je le crains. »
Le roi Jaehaerys ne partageait pas sa conviction. « Notre mère la reine
Alyssa avait quarante-six ans lorsqu’elle a donné naissance à Jocelyne, fit-il
remarquer au Grand Mestre Elysar. Les dieux n’en ont peut-être pas terminé
avec nous. »
Il n’avait pas tort. Dès l’année suivante, le Grand Mestre informa la reine
Alysanne qu’elle attendait encore une fois un enfant, à la surprise et à la
consternation de celle-ci. La princesse Gael naquit en 80, alors que la reine
avait quarante-quatre ans. Appelée « L’Enfant de l’Hiver » à cause de la
saison de sa naissance (et parce que la reine était à l’hiver de sa fécondité,
dirent certains), elle était menue, pâle et frêle, mais le Grand Mestre Elysar
avait décidé qu’elle ne connaîtrait pas le sort de ses frères Gaemon et
Valerion. Et elle ne le connut pas. Assisté par septa Lyra, qui veilla sur le
bébé jour et nuit, Elysar prit soin de la princesse au long d’une première
année difficile, jusqu’à ce qu’il semble enfin qu’elle survivrait. Lorsqu’elle
atteignit son premier anniversaire, toujours en bonne santé à défaut d’être
vigoureuse, la reine Alysanne en remercia les dieux.
Elle fut de même soulagée cette année-là d’avoir enfin pu arranger un
mariage pour la princesse Daella, sa huitième née. Le cas de Vaegon étant
réglé, Daella était la suivante sur la liste, mais la larmoyante princesse
offrait une sorte de problèmes radicalement différents. La reine en parlait en
disant « Ma petite fleur ». Comme Alysanne elle-même, Daella était petite ;
pieds nus, elle mesurait cinq pieds deux pouces, et avait un aspect enfantin
qui conduisait tous ceux qu’elle rencontrait à la croire plus jeune que son
âge. À la différence d’Alysanne, elle était délicate, également, comme la
reine ne l’avait jamais été. Sa mère avait été intrépide ; Daella paraissait
toujours avoir peur. Elle avait eu un chaton qu’elle avait adoré, jusqu’à ce
qu’il la griffe ; dès lors, elle n’avait plus approché les chats. Les dragons la
terrifiaient, même Aile-d’Argent. La moindre remontrance la mettait en
larmes. Une fois, dans les salles du Donjon Rouge, Daella avait rencontré
un prince des îles d’Été dans son manteau de plumes et elle avait poussé un
glapissement terrorisé. Sa peau noire le lui avait fait prendre pour un
démon.
Aussi cruelles qu’aient été les paroles de son frère Vaegon, elles n’en
contenaient pas moins une part de vérité. Daella n’avait pas l’esprit vif,
même sa septa devait en convenir. Elle apprit plus ou moins à lire, mais en
hésitant, et sans totalement comprendre. Elle semblait incapable de fixer
dans sa mémoire ne fût-ce que la plus simple prière. Elle avait une jolie
voix, mais était trop intimidée pour chanter, et se trompait toujours dans les
paroles. Elle adorait les fleurs, mais avait une crainte des jardins ; une
abeille avait failli la piquer, un jour.
Elle faisait le désespoir de Jaehaerys, plus encore que d’Alysanne. « Elle
ne veut même pas adresser la parole aux garçons. Comment va-t-elle se
marier ? Nous pourrions la confier à la Foi, mais elle ne connaît pas ses
prières et sa septa raconte qu’elle se met à pleurer quand on lui demande de
lire à haute voix des pages de L’Étoile à sept branches. » La reine prenait
toujours sa défense. « Daella est gentille, aimable et douce. Elle a le cœur
tellement tendre. Laisse-moi le temps, et je trouverai un seigneur qui la
chérira. Tous les Targaryen n’ont pas besoin de manier l’épée et de
chevaucher un dragon. »
Au cours des années qui suivirent ses premières fleurs, Daella Targaryen
attira le regard de plus d’un jeune nobliau, comme de juste. C’était la fille
d’un roi, et devenir pucelle ne l’avait qu’embellie. Sa mère était à l’œuvre,
au surplus, arrangeant les situations par tous les moyens possibles, de façon
à présenter devant la princesse des partis convenables.
À treize ans, on envoya Daella à Lamarck pour qu’elle rencontre Corlys
Velaryon, le petit-fils du sire des Marées. De dix ans son aîné, le futur
Serpent de Mer était déjà un marin et un capitaine de navires renommé.
Daella fut victime du mal de mer en traversant la baie de la Néra, toutefois,
et se plaignit à son retour qu’il « aime son navire plus que moi ». (En cela,
elle n’avait pas tort.)
À quatorze ans, elle fréquenta Denys Swann, Simon Staunton, Gerold
Templeton et Ellard Crane, tous des écuyers prometteurs de son âge, mais
Staunton essaya de lui faire boire du vin, et Crane l’embrassa sur les lèvres
sans sa permission, la faisant fondre en larmes. Quand arriva la fin de
l’année, Daella avait décidé qu’elle les détestait tous.
À quinze ans, sa mère l’emmena à travers le Conflans jusqu’à Corneilla
(dans une cabine roulante, car Daella avait peur des chevaux), où lord
Nerbosc reçut la reine Alysanne avec faste tandis que son fils faisait sa cour
à la princesse. Élancé, gracieux, raffiné et fort civil, Royce Nerbosc était un
archer réputé, une fine lame et un chanteur qui fit fondre le cœur de Daella
avec des ballades qu’il avait lui-même composées. Pendant un court
moment, il sembla que des fiançailles étaient imminentes, et la reine
Alysanne et lord Nerbosc commencèrent même à discuter d’un projet de
mariage. Tout tomba en pièces quand Daella apprit que les Nerbosc
vénéraient les Anciens Dieux, et qu’on attendrait d’elle qu’elle prononce
ses vœux devant un barral. « Ils ne croient pas aux dieux, rapporta-t-elle à
sa mère, horrifiée. J’irais en enfer ! »
Son seizième anniversaire approchait rapidement et, avec lui, sa majorité.
La reine Alysanne était à bout de ressources, et le roi avait perdu patience.
Au premier jour de la quatre-vingtième année depuis la Conquête d’Aegon,
il déclara à la reine qu’il voulait voir Daella mariée avant que l’an soit fini.
« Si elle veut, je peux lui trouver cent hommes et les aligner tout nus devant
elle, à elle de choisir celui qui lui plaira, annonça-t-il. J’aimerais qu’elle
épouse plutôt un seigneur, mais si elle préfère un chevalier errant, un
négociant ou Pat le Porcher, j’ai dépassé le point où je m’en souciais, tant
qu’elle choisit quelqu’un.
— Elle aurait peur de cent hommes nus, répondit Alysanne, qui ne trouva
pas ces propos amusants.
— Elle aurait peur de cent canards nus, riposta le roi.
— Et si elle ne veut pas se marier ? demanda la reine. Maegelle dit que la
Foi ne voudra pas d’une fille qui ne sait pas lire les prières.
— Il y a toujours les sœurs du Silence. Faut-il en arriver là ? Trouve-lui
quelqu’un. Quelqu’un de doux, comme elle. Un homme bon, qui n’élèvera
jamais la voix ni la main contre elle, qui lui parlera gentiment, lui dira
combien elle est précieuse et laprotégera… des dragons, des chevaux, des
abeilles, des chatons, des garçons avec de l’acné ou de tout ce qu’elle peut
craindre d’autre.
— Je ferai de mon mieux, Votre Grâce », promit la reine Alysanne.
Finalement, il n’y eut pas besoin de cent hommes, nus ou habillés. La
reine exposa à Daella l’ordre du roi, avec douceur mais fermeté, et lui
proposa de choisir parmi trois soupirants, dont chacun souhaitait sa main.
Pat le Porcher n’était pas du nombre, précisons-le ; les trois hommes
qu’avait sélectionnés Alysanne étaient grands seigneurs, ou fils de tels.
Quel que soit celui qu’elle épouserait, Daella aurait fortune et rang.
Boremund Baratheon était le plus impressionnant des candidats. À vingt-
huit ans, le sire d’Accalmie était tout le portrait de son père, musclé et
puissant, avec un rire qui tonnait, une grande barbe noire et une épaisse
crinière de cheveux noirs. En tant que fils de lord Rogar par la reine Alyssa,
il était le demi-frère d’Alysanne et de Jaehaerys ; Daella connaissait sa sœur
Jocelyne par son séjour à la cour et elle l’adorait, ce qu’on considéra un
atout très favorable.
Ser Tymond Lannister était le plus riche postulant, héritier de Castral Roc
et de tout son or. À vingt ans, il était plus proche de l’âge de Daella, et
considéré comme l’un des plus beaux hommes du royaume ; svelte et délié,
avec une longue moustache dorée et une chevelure de la même couleur,
toujours vêtu de soieries et de satins. À Castral Roc, la princesse serait bien
protégée ; il n’était pas de château plus inexpugnable dans tout Westeros.
Contrebalançant l’or et la beauté des Lannister, toutefois, il y avait la
réputation de ser Tymond. Il avait un goût excessif pour les femmes, disait-
on, et plus encore pour le vin.
Dernier des trois, et le moindre aux yeux de beaucoup, venait Rodrik
Arryn, sire des Eyrié et Protecteur du Val. Il était seigneur depuis l’âge de
dix ans, un point en sa faveur ; ces vingt dernières années, il avait servi au
conseil restreint comme Justicier et maître des lois, période durant laquelle
il était devenu à la cour une figure familière, et un ami léal, à la fois du roi
et de la reine. Au Val, il s’était montré un seigneur compétent, fort mais
juste, affable, généreux, aimé mêmement du peuple et de ses bannerets. Il
s’était acquis une bonne réputation à Port-Réal aussi ; raisonnable, avisé,
d’humeur égale, il était considéré au conseil comme un grand atout.
Toutefois, lord Arryn était le plus âgé des trois prétendants ; à trente-six
ans, il en avait vingt de plus que la princesse et il était père, au surplus, de
quatre enfants que lui avait laissés sa défunte première femme. Court et
dégarni, le ventre en marmite, Arryn n’était pas l’homme dont rêvent la
plupart des jeunes filles, reconnut la reine Alysanne, « mais il est du genre
que tu as demandé, un homme aimable et doux, et il dit qu’il aime notre
petite fille depuis des années. Je sais qu’il la protégera. »
À la stupéfaction de toutes les femmes de la cour, hormis peut-être la
reine, la princesse Daella choisit lord Rodrik pour époux. « Il paraît bon et
sage, comme Père, confia-t-elle à la reine Alysanne, et il a quatre enfants !
Je vais être leur nouvelle mère ! » Ce que Sa Grâce pensa de cette
exclamation n’a pas été retranscrit. Le rapport du jour du Grand Mestre
Elysar dit seulement : « Bontés divines ! »
Leurs fiançailles ne dureraient pas longtemps. Comme le roi l’avait
souhaité, la princesse Daella et lord Rodrik furent mariés avant la fin de
l’année. Ce fut une petite cérémonie au septuaire de Peyredragon, à laquelle
n’assistèrent que les proches amis et la famille ; les foules plus importantes
mettaient la princesse terriblement mal à l’aise. Il n’y eut pas non plus de
coucher. « Oh, je ne pourrais pas supporter ça, j’en mourrais de honte »,
avait confié la princesse à son futur époux, et lord Rodrik avait accédé à ses
désirs.
Ensuite, lord Arryn ramena sa princesse aux Eyrié. « Mes enfants doivent
connaître leur nouvelle mère, et je veux montrer le Val à Daella. La vie est
plus lente, là-bas, et plus tranquille. Cela lui plaira. Je vous le jure, Votre
Grâce, elle sera heureuse et en sécurité. »
Et il en fut ainsi, pour un temps. L’aîné des quatre enfants de sa première
épouse était une fille, Elys, plus âgée de trois ans que sa nouvelle belle-
mère. Entre elles, le conflit fut immédiat. Daella adorait les trois plus jeunes
enfants, cependant, et ils semblaient la chérir en retour. Fidèle à sa parole,
lord Rodrik était un époux aimable et attentionné qui ne manquait jamais de
choyer et de protéger l’épouse qu’il appelait « ma précieuse princesse ».
Les quelques lettres que Daella envoya à sa mère (des lettres largement
écrites pour elle par la plus jeune fille de lord Rodrik, Amanda) disaient en
termes éclatants combien elle était heureuse, combien le Val était beau,
combien elle aimait les fils charmants de son seigneur, combien tout le
monde au Val débordait de gentillesse à son endroit.
Le prince Aemon atteignit son vingt-sixième anniversaire en 81, et il
s’était montré plus que compétent, tant dans la guerre que dans la paix. En
tant qu’héritier présomptif du Trône de Fer, on jugea opportun qu’il joue un
plus grand rôle dans le gouvernement du royaume en tant que membre du
conseil du roi. En conséquence, le roi Jaehaerys nomma le prince Justicier
et maître des lois à la place de Rodrik Arryn.
« Je te laisse faire des lois, mon frère, commenta le prince Baelon, tout en
buvant à la nomination du prince Aemon. Je préfère largement faire des
fils. » Et ce fut précisément ce à quoi il s’employa car, plus tard cette même
année, la princesse Alyssa donna à son Prince du Printemps un deuxième
fils, qui reçut le nom de Daemon. Toujours irrépressible, sa mère emporta le
nourrisson dans les airs sur Meleys moins d’une demi-lune après sa
naissance, tout comme elle l’avait fait avec son frère Viserys.
Au Val, toutefois, tout ne se passait pas aussi bien pour sa sœur Daella.
Après un an et demi de mariage, un message bien différent arriva par
corbeau au Donjon Rouge. Il était très bref, et tracé d’une main hésitante
par Daella elle-même. « J’attends un enfant, disait-elle. Mère, viens, je t’en
prie. J’ai peur. »
La reine Alysanne eut peur aussi, quand elle eut lu ces mots. Elle monta
sur Aile-d’Argent, quelques jours après, et vola rapidement vers le Val, se
posant d’abord à Goëville avant de poursuivre vers les Portes de la Lune,
puis vers le ciel, jusqu’aux Eyrié. On était en 82, et Sa Grâce arriva trois
lunes avant l’accouchement prévu de Daella.
Bien que la princesse professât sa joie de voir que sa mère était venue et
lui demandât pardon d’avoir envoyé un billet aussi « sot », sa peur était
palpable. Elle éclatait en sanglots à la moindre raison, et parfois sans
aucune raison, expliqua lord Rodrik. Sa fille Elys était dédaigneuse,
déclarant à Sa Grâce : « On croirait que c’est la première femme qui attend
un enfant », mais Alysanne s’inquiétait. Daella était si délicate, et elle
portait un très gros poids. « C’est une fille tellement menue pour un aussi
gros ventre, écrivit-elle au roi. Moi aussi, j’aurais peur, si j’étais elle. »
La reine Alysanne demeura auprès de la princesse pendant le reste de son
confinement, assise près de son lit, lui faisant la lecture pour l’endormir le
soir, et apaisant ses peurs. « Tout ira bien, répéta-t-elle à sa fille une demi-
centaine de fois. Ce sera une fille, tu verras. Une fille. Je le sais. Tout va
bien se passer. »
Elle voyait à demi juste. Aemma Arryn, la fille de lord Rodrik et de la
princesse Daella, vint au monde avec une demi-lune d’avance, après un
travail long et perturbé. « Ça fait mal, hurla la princesse durant la moitié de
la nuit. Ça fait tellement mal. » Mais on raconte qu’elle sourit quand on
déposa sa fille contre sa poitrine.
Tout était loin de bien aller, toutefois. La fièvre des couches se déclara
peu après la naissance. Bien que la princesse Daella souhaitât
désespérément allaiter son enfant, elle n’avait pas de lait et on envoya
chercher une nourrice. Quand sa fièvre monta, le mestre décréta qu’elle ne
pouvait même pas tenir son bébé, ce qui fit fondre la princesse en larmes.
Elle pleura jusqu’à ce qu’elle s’endorme, mais, dans son sommeil, elle
donna des coups de pieds affolés, se tourna et se débattit, sa fièvre
continuant à monter. Au matin, elle n’était plus. Elle avait dix-huit ans.
Lord Rodrik pleura lui aussi, et implora de la reine la permission
d’enterrer sa précieuse princesse dans le Val, mais Alysanne refusa. « Elle
était le sang du dragon. On la brûlera et ses cendres seront ensevelies sur
Peyredragon, auprès de sa sœur Daenerys. »
La mort de Daella arracha le cœur de la reine, mais, rétrospectivement,
nous voyons bien que ce fut également le premier indice de la faille qui
allait se creuser entre le roi et elle. Les dieux nous tiennent tous entre leurs
mains et il leur appartient de donner la vie et la mort. Mais les hommes,
dans leur orgueil, cherchent d’autres coupables. Dans son chagrin, Alysanne
Targaryen se blâma, et blâma aussi lord Arryn et le mestre des Eyrié, pour
leur rôle dans la disparition de sa fille… mais, par-dessus tout, elle blâma
Jaehaerys. S’il n’avait pas insisté pour que Daella se marie, qu’elle
choisisse quelqu’un avant la fin de l’année… quel mal cela aurait-il fait
qu’elle reste une petite fille encore un an ou deux, ou dix ? « Elle n’était pas
assez âgée ni assez forte pour porter un enfant, dit-elle à Sa Grâce à son
retour à Port-Réal. Jamais nous n’aurions dû la pousser à se marier. »
La réponse du roi n’a pas été enregistrée.
La quatre-vingt-troisième année après la Conquête d’Aegon est restée
dans les mémoires comme celle de la quatrième guerre de Dorne… Mieux
connue dans le peuple comme la Folie du prince Morion, ou la guerre des
Cent-Chandelles. Le vieux prince de Dorne était mort et son fils, Morion
Martell, lui avait succédé à Lancehélion. Jeune homme sot et emporté, le
prince Morion avait longtemps fulminé contre la poltronnerie de son père
durant la guerre de lord Rogar, lorsque des chevaliers des Sept Couronnes
étaient entrés dans les montagnes Rouges sans subir d’atteintes, alors que
les armées dorniennes restaient chez elles et abandonnaient à son sort le roi
Vautour. Résolu à venger cette tache sur l’honneur de Dorne, le prince
prépara sa propre invasion des Sept Couronnes.
Bien qu’il sût que Dorne ne pouvait l’emporter face à la puissance que le
Trône de Fer assemblerait contre lui, le prince Morion crut parvenir à
prendre à l’improviste le roi Jaehaerys et à conquérir les terres de l’Orage
jusqu’à Accalmie ou, au moins, jusqu’au cap de l’Ire. Plutôt que d’attaquer
en passant par la Passe-du-Prince, il envisageait une arrivée par la mer. Il
réunirait ses armées à Spectremont ou au Tor, les chargerait à bord de
vaisseaux et leur ferait traverser la mer de Dorne pour prendre les Orageois
par surprise. S’il était vaincu ou repoussé, eh bien, soit… Mais avant de
disparaître, jura-t-il, il incendierait cent villes et raserait cent châteaux, afin
que les Orageois apprennent qu’ils ne s’aventureraient jamais plus
impunément dans les montagnes Rouges. (La folie de ce projet transparaît
dans le fait qu’il n’y a pas cent villes, ni cent châteaux sur le cap de l’Ire,
pas même le tiers de ce nombre.)
Dorne n’avait possédé aucune puissance maritime depuis que Nymeria
avait brûlé ses dix mille vaisseaux, mais le prince Morion avait de l’or, et il
trouva des alliés tout disposés chez les pirates des Degrés, les voiles-louées
de Myr et les corsaires de la côte de Poivre. Bien que cela lui eût demandé
la plus grosse partie d’une année, les navires arrivèrent enfin en ordre
dispersé et le prince et ses piquiers embarquèrent. Morion avait été sevré
sur les récits des gloires dorniennes d’antan et, comme nombre de jeunes
seigneurs dorniens, il avait vu à Denfert les os blanchis au soleil du dragon
Meraxès. Chaque navire de sa flotte était par conséquent chargé
d’arbalétriers et équipé de scorpions massifs de la sorte qui avait abattu
Meraxès. Si les Targaryen osaient envoyer des dragons contre lui, il
criblerait les airs de carreaux et les tueraient tous.
On ne saurait exagérer la folie des plans du prince Morion. D’emblée, ses
espoirs d’agir à l’insu du Trône de Fer étaient risibles. Non seulement
Jaehaerys avait des espions à la cour de Morion et des amis parmi les
seigneurs dorniens les plus avisés, mais les pirates des Degrés, les voiles-
louées de Myr et les corsaires de la côte de Poivre ne sont, aucun d’entre
eux, réputés pour leur discrétion. Il suffit que quelques pièces changent de
main. Le temps que Morion lève les voiles, le roi connaissait son attaque
depuis la moitié d’un an.
Boremund Baratheon, sire d’Accalmie, en avait été lui aussi averti, et il
patientait au cap de l’Ire pour faire un rouge accueil aux Dorniens, quand ils
débarqueraient. Il n’en eut jamais l’occasion. Jaehaerys Targaryen et ses
fils, Aemon et Baelon, attendaient eux aussi et, alors que la flotte de Morion
faisait route à travers la mer de Dorne, les dragons Vermithor, Caraxès et
Vhagar sortirent des nuages pour fondre sur eux. Des cris jaillirent et les
Dorniens criblèrent l’air de carreaux de scorpions, mais tirer sur un dragon
est une chose, le tuer une tout autre. Quelques carreaux ricochèrent sur les
écailles des dragons et l’un d’eux perça l’aile de Vhagar, mais aucun ne
trouva de point vulnérable tandis que les dragons tournaient, planaient et
lâchaient de grandes salves de flammes. Un par un, les navires
s’embrasèrent en boules de feu. Ils brûlaient encore lorsque le soleil se
coucha, « comme cent chandelles flottant sur la mer ». Des cadavres
calcinés seraient rejetés sur les côtes du cap de l’Ire pendant une moitié
d’an, mais pas un Dornien vivant ne posa le pied dans les terres de l’Orage.
La quatrième guerre Dornienne fut livrée et remportée en un seul jour.
Les pirates des Degrés, les voiles-louées de Myr et les corsaires de la côte
de Poivre se montrèrent un temps moins turbulents, et Mara Martell devint
princesse de Dorne. À leur retour à Port-Réal, le roi Jaehaerys et ses fils
reçurent un accueil fracassant. Même Aegon le Conquérant n’avait jamais
gagné de guerre sans perdre un homme.
Le prince Baelon eut une autre raison de se réjouir. Sa femme Alyssa
attendait de nouveau un enfant. Cette fois-ci, confia-t-il à son frère Aemon,
il priait pour que ce soit une fille.
La princesse Alyssa s’alita une nouvelle fois en 84. Après un
accouchement long et difficile, elle donna au prince un troisième fils, un
garçon qu’ils appelèrent Aegon, comme le Conquérant. « On m’appelle
Baelon le Brave, déclara le prince à sa femme, à son chevet, mais tu l’es
bien plus que moi. Je préférerais livrer une douzaine de batailles que de
faire ce que tu viens de faire. » Alyssa rit de lui. « Tu as été fait pour la
bataille et j’ai été faite pour ceci. Viserys, Daemon et Aegon, en voilà déjà
trois. Dès que je serai rétablie, faisons-en un autre. Je veux te donner vingt
fils. Une armée toute à toi ! »
Cela ne devait pas être. Alyssa Targaryen avait le cœur d’une guerrière
dans un corps de femme, et ses forces la trahirent. Jamais elle ne se remit
complètement de la naissance d’Aegon, et elle expira dans l’année, à
seulement vingt-quatre ans. Le prince Aegon ne survécut pas longtemps, lui
non plus. Il mourut la moitié d’un an plus tard, peu avant son premier
anniversaire. Bien que brisé par cette perte, Baelon puisa de la consolation
dans les deux fils vigoureux qu’elle lui avait laissés, Viserys et Daemon, et
ne cessa jamais d’honorer la mémoire de sa tendre dame au nez cassé et aux
yeux vairons.
Et maintenant, je le crains, nous nous devons de tourner notre attention
vers l’un des chapitres les plus perturbants et les plus déplaisants du long
règne du roi Jaehaerys et de la reine Alysanne : la question de leur
neuvième enfant, la princesse Saera.
Née en 67, trois ans après Daella, Saera possédait tout le courage dont sa
sœur était dépourvue, ainsi qu’un appétit vorace… de lait, de nourriture,
d’affection, de louanges. Bébé, elle ne pleurait pas, elle hurlait, et ces
plaintes qui vous crevaient les tympans devinrent la terreur de toutes les
servantes du Donjon Rouge. « Elle sait ce qu’elle veut, et elle le veut tout
de suite », écrivit le Grand Mestre Elysar à propos de la princesse en 69,
alors qu’elle n’avait que deux ans. « Que les Sept nous préservent quand
elle sera plus grande. Les Gardiens des Dragons ont tout intérêt à les mettre
sous clé. » Il ne se doutait pas combien ces mots étaient prophétiques.
Septon Barth fut plus pensif en observant la princesse à l’âge de douze
ans, en 79. « C’est la fille du roi, et elle en est bien consciente. Les
serviteurs veillent à tous ses besoins, mais pas toujours aussi vite qu’elle
l’aimerait. De grands seigneurs et de beaux chevaliers lui témoignent toutes
les courtoisies, les dames de la cour s’inclinent devant elle, les filles de son
âge rivalisent entre elles pour être son amie. Tout cela, Saera le prend
comme un dû. Si elle était la première-née du roi ou, mieux encore, son
unique enfant, elle en serait très satisfaite. Au lieu de quoi, elle se retrouve
la neuvième née, avec six frères et sœurs vivants qui sont plus âgés et
encore plus adorés qu’elle. Aemon doit devenir roi, Baelon sera très
probablement sa Main, Alyssa peut être tout ce qu’est sa mère et plus
encore, Vaegon est plus érudit qu’elle, Maegelle est plus sacrée, et Daella…
S’écoule-t-il un jour sans que Daella ait besoin d’être consolée ? Et tandis
qu’on l’apaise, on ignore Saera. Quelle féroce petite créature c’est, dit-on,
elle n’a nul besoin qu’on la réconforte. En cela, ils se trompent, je le crains.
Tous les êtres humains ont besoin de réconfort. »
On avait naguère jugé Aerea Targaryen sauvage et capricieuse, encline à
la désobéissance, mais l’enfance de la princesse Saera la fit passer pour un
modèle de bonne conduite, en comparaison. Quelqu’un d’aussi jeune ne
discerne pas toujours la limite entre plaisanteries innocentes, saccage
délibéré et actes de malveillance, mais il n’y a pas de doute, la princesse la
franchissait en toute liberté. Elle ne cessait d’introduire des chats dans la
chambre de sa sœur Daella, sachant qu’elle en avait peur. Un jour, elle
remplit d’abeilles le pot de chambre de Daella. À dix ans, elle se glissa dans
la Tour de la Blanche Épée, vola tous les manteaux blancs qu’elle put
trouver et les teignit en rose. À sept ans, elle apprit quand et comment se
faufiler dans les cuisines pour subtiliser gâteaux, tartes et autres
gourmandises. Avant d’avoir onze ans, elle s’était mise à voler plutôt du vin
et de la bière. À douze, elle était tout à fait capable de se présenter ivre
quand on l’appelait au septuaire pour la prière.
Tom Navet, le fou du roi, un peu simple, était la victime de nombre de
ses farces, et son instrument inconscient pour d’autres. Une fois, avant un
grand banquet auquel devaient assister nombre de seigneurs et de dames,
elle persuada Tom que ce serait beaucoup plus drôle s’il se présentait nu. Le
spectacle ne fut pas très bien accueilli. Plus tard, de façon bien plus cruelle,
elle lui assura que, s’il grimpait sur le trône de fer, il deviendrait roi, mais le
fou était maladroit même dans ses meilleurs moments, et le trône lui
infligea de graves estafilades aux bras et aux jambes. « Cette enfant est
mauvaise », déclara ensuite d’elle sa septa. Avant ses treize ans, la princesse
Saera avait déjà eu une demi-douzaine de septas et autant de femmes de
chambre.
Ce qui ne veut pas dire que la princesse était dépourvue de vertus. Ses
mestres affirmaient qu’elle était très intelligente, autant que son frère
Vaegon, à sa façon. Certes, elle était jolie, plus grande que sa sœur Daella,
mais pas à moitié aussi délicate ; aussi vigoureuse, rapide et décidée que sa
sœur Alyssa. Quand elle voulait se montrer charmante, il était difficile de
lui résister. Ses « espiègleries » ne manquaient jamais d’amuser ses grands
frères Aemon et Baelon (bien qu’ils n’en eussent jamais connu les pires
aspects), et longtemps avant d’arriver à la moitié de sa croissance, Saera
avait appris l’art d’obtenir de son père tout ce qu’elle voulait : un chaton, un
chien, un poney, un faucon, un cheval (à l’éléphant, Jaehaerys mit
fermement le holà). La reine Alysanne était beaucoup moins crédule,
toutefois, et septon Barth nous raconte que les sœurs de Saera ne l’aimaient
pas, toutes à des degrés divers.
Devenir une jouvencelle lui seyait et, après ses premières fleurs, Saera
atteignit vraiment son potentiel. Après tout ce qu’ils avaient enduré avec
Daella, le roi et la reine durent se sentir soulagés de voir avec quelle ardeur
Saera s’entichait des jeunes hommes de la cour, et eux d’elle. À quatorze
ans, elle annonça au roi qu’elle avait l’intention d’épouser le prince de
Dorne, ou peut-être le Roi au-delà du Mur, afin de pouvoir être reine
« comme Mère ». Cette année-là, un négociant des îles d’Été arriva à la
cour. Loin de hurler à sa vue, comme l’avait fait Daella, Saera déclara
qu’elle aimerait l’épouser, lui aussi.
À quinze ans, elle avait remisé de tels songes stériles. Pourquoi rêver de
lointains monarques, alors qu’elle pouvait avoir autant d’écuyers, de
chevaliers et, sans doute, de seigneurs qu’elle le désirait ? Des dizaines
satisfaisaient à tous ses désirs, mais trois émergèrent bientôt comme ses
favoris. Jonah Mouton était l’héritier de Viergétang, Roy Connington, dit le
Rouge, était à quinze ans sire de La Griffonnière, et Braxton des Essaims,
surnommé « le Dard », était un chevalier de dix-neuf ans, la plus fine lance
de tout le Bief, ainsi que l’héritier de Mielbois. La princesse avait
également des favorites : Perianne Moore et Alys Tournebaie, deux
jouvencelles de son âge, devinrent ses plus chères amies. Saera les appelait
Peri Jolie et Tendrebaie. Pendant plus d’une année, les trois pucelles et les
trois jeunes seigneurs furent inséparables, à tous les banquets et aux bals. Ils
chassaient aussi ensemble à courre et au faucon et, une fois, traversèrent en
bateau la baie de la Néra jusqu’à Peyredragon. Lorsque les trois seigneurs
pratiquaient des joutes aux anneaux ou croisaient le fer dans la cour, les
trois jouvencelles étaient là pour les encourager.
Le roi Jaehaerys, qui recevait perpétuellement des seigneurs en visite ou
des envoyés venus d’au-delà du détroit, siégeait au conseil ou planifiait de
nouvelles routes, en était fort content. Ils n’auraient pas besoin d’écumer le
royaume afin de trouver un parti pour Saera, puisque trois jeunes hommes
aussi prometteurs étaient déjà là, à portée de main. La reine Alysanne était
moins convaincue. « Saera est intelligente, mais elle n’est pas réfléchie »,
dit-elle au roi. Lady Perianne et lady Alys étaient de jolies petites sottes
superficielles au crâne vide, d’après ce qu’elle avait vu d’elles, tandis que
Connington et Mouton n’étaient que des garçons immatures. « Et ce Dard
ne me plaît pas. J’ai entendu dire qu’il avait eu un bâtard dans le Bief, et un
autre ici, à Port-Réal. »
Jaehaerys continuait à ne pas se faire de souci. « Ce n’est pas comme si
Saera était jamais seule avec aucun d’eux. Il y a toujours des gens à
l’entour, des serviteurs et des servantes, des palefrins et des hommes
d’armes. Quelles bêtises pourraient-ils faire, avec tant d’yeux autour
d’eux ? »
La réponse, quand elle vint, ne lui plut pas du tout.
Une des farces de Saera fut leur perte. Par une chaude nuit du printemps
84, des cris et des hurlements venus d’un bordel appelé la Perle Bleue
attirèrent l’attention de deux hommes du Guet. Les cris émanaient de Tom
Navet qui tournait en rond d’un pas indécis en cherchant à échapper à une
demi-douzaine de catins nues, tandis que les clients de l’établissement
hurlaient de rire et invectivaient les garces. Jonah Mouton, Roy Connington
le Rouge et le Dard des Essaims se trouvaient parmi eux, tous plus ivres les
uns que les autres. La pensée leur était venue qu’il serait drôle de voir ce
bon vieux Navet en action, avoua Roy le Rouge. Puis Jonah Mouton déclara
en riant que la farce avait été une idée de Saera ; quelle fille amusante
c’était.
Les hommes du Guet vinrent au secours du malheureux fou et le
ramenèrent sous escorte au Donjon Rouge. Les trois seigneurs, ils les
présentèrent devant leur commandant, ser Robert Redwyne. Ser Robert les
amena devant le roi, ignorant les menaces du Dard et la maladroite tentative
de Connington pour le soudoyer.
« Vider un abcès n’est jamais agréable, écrivit sur l’affaire le Grand
Mestre Elysar. On ne sait jamais combien de pus va en sortir, ni à quel point
cela empestera. » Le pus qui jaillit de la Perle Bleue allait empester
considérablement, en vérité.
Les trois seigneurs ivres étaient quelque peu dégrisés, le temps que le roi
les confronte du haut du trône de fer, et ils firent front avec hardiesse. Ils
reconnurent avoir enlevé Tom Navet et l’avoir conduit à la Perle Bleue.
Aucun d’eux ne dit un mot de la princesse Saera. Quand Sa Grâce ordonna
à Mouton de répéter ce qu’il avait dit sur la princesse, celui-ci rougit,
bafouilla et prétendit que les hommes du Guet avaient mal entendu.
Jaehaerys commanda enfin de conduire les nobliaux au cachot. « Qu’ils
dorment dans l’ombre d’une cellule, peut-être nous donneront-ils une autre
chanson au matin. »
Ce fut la reine Alysanne, sachant combien lady Perianne et lady Alys
avaient été proches des trois seigneurs, qui suggéra de les interroger
également. « Laisse-moi leur parler. Si elles te voient perché sur le trône de
fer à les foudroyer du regard, elles seront tellement épouvantées qu’elles ne
diront pas un mot. »
Il était tard, et les gardes trouvèrent les deux jouvencelles endormies,
partageant un lit dans les appartements de lady Perianne. La reine les fit
comparaître devant elle dans son salon privé. Leurs trois jeunes seigneurs
étaient au cachot, leur apprit-elle. Si elles ne souhaitaient pas aller les y
rejoindre, qu’elles disent la vérité. Ce fut tout ce qu’elle eut besoin de dire.
Tendrebaie et Peri Jolie se coupaient sans cesse la parole dans leur hâte à
tout confesser. Elles ne tardèrent pas à être toutes les deux en pleurs,
implorant pardon. La reine Alysanne les laissa supplier, sans dire un mot.
Elle écouta, comme elle l’avait fait naguère à cent cours des femmes. Sa
Grâce savait écouter.
« Ce n’était qu’un simple jeu, au début, expliqua Peri Jolie. Saera
enseignait à Alys comment on embrasse, alors je lui ai demandé si elle
voulait m’apprendre également. Les garçons s’entraînent au combat chaque
matin, pourquoi ne nous entraînerions-nous pas à embrasser ? C’est ce
qu’on attend des filles, non ? » Alys Tendrebaie acquiesça. « C’était
agréable de s’embrasser, dit-elle. Un soir, nous avons commencé à le faire
sans vêtements, et c’était effrayant, mais excitant. À tour de rôle, nous
tenions le rôle du garçon. Jamais nous n’avons eu l’intention de faire le mal,
ce n’était qu’un jeu. Ensuite, Saera m’a mise au défi d’embrasser un vrai
garçon, j’ai mis Peri au défi d’en faire autant, nous avons toutes les deux
mis Saera au défi en retour, et elle nous a répliqué qu’elle ferait encore
mieux, qu’elle allait embrasser un homme fait, un chevalier. C’est comme
cela que ça a commencé avec Roy, Jonah et le Dard. » Lady Perianne reprit
alors la parole pour dire qu’ensuite c’était le Dard qui s’était occupé de
toutes les entraîner. « Il a deux bâtards, chuchota-t-elle. Un dans le Bief, et
un ici, dans la rue de la Soie. Sa mère est une putain de la Perle Bleue. »
Ce fut la seule mention de la Perle Bleue. « Ironie de l’affaire, aucune de
ces gourgandines ne savait rien du pauvre Tom Navet, écrirait par la suite le
Grand Mestre Elysar, mais elles en savaient très long sur certains autres
sujets, dont aucun n’avait été de leur faute. »
« Où étaient vos septas, pendant tout ce temps ? voulut savoir la reine
quand elle les eut entendues jusqu’au bout. Où se trouvaient vos
chambrières ? Et les seigneurs, ils devaient avoir une suite. Où étaient leurs
palefrins, leurs hommes d’armes, leurs écuyers et leurs serviteurs ? »
La question déconcerta lady Perianne. « Nous leur avons dit d’attendre
dehors, répondit-elle, du ton dont on use pour expliquer que le soleil se lève
à l’est. Ce sont des serviteurs, ils font ce qu’on leur dit. Ceux qui savaient,
savaient qu’ils devaient tenir leur langue. Le Dard leur a dit qu’il la leur
ferait arracher s’ils causaient. Et Saera est plus maligne que les septas. »
Ce fut là que Tendrebaie s’effondra et commença à sangloter et à déchirer
sa robe de chambre. Elle regrettait tellement, dit-elle à la reine, jamais elle
n’avait voulu mal se conduire, c’était la faute du Dard et Saera l’avait
traitée de poltronne, alors elle leur avait montré, mais maintenant elle
attendait un enfant et elle ne savait pas qui en était le père, et qu’allait-elle
pouvoir faire ?
« Tout ce que tu peux faire cette nuit, c’est retourner te coucher, lui
répondit la reine Alysanne. Demain, nous t’enverrons une septa et tu
pourras faire confession de tes péchés. La Mère te pardonnera.
— Pas la mienne », riposta Alys Tournebaie, mais elle s’en fut comme on
le lui avait demandé. Lady Perianne aida son amie en larmes à regagner sa
chambre.
Quand la reine lui raconta ce qu’elle avait appris, le roi Jaehaerys eut du
mal à en croire un mot. On dépêcha des gardes, et une succession
d’écuyers, de palefreniers et de servantes furent traînés devant le trône de
fer pour interrogatoire. Nombre d’entre eux se retrouvèrent au cachot avec
leurs maîtres, une fois que leurs réponses eurent été entendues. Le temps
que le dernier d’entre eux soit emmené, l’aube était venue. Ce ne fut
qu’alors que le roi et la reine firent venir la princesse Saera.
Quand le lord Commandant de la Garde Royale et le commandant du
Guet de la Ville apparurent ensemble pour l’escorter à la salle du trône, la
princesse dut se douter que quelque chose n’allait pas. Il n’était jamais bon
que le roi vous reçoive assis sur le trône de fer. La vaste salle était presque
vide lorsqu’on fit entrer Saera. Seuls le Grand Mestre Elysar et septon Barth
avaient été convoqués comme témoins. Ils parlaient pour la Citadelle et le
septuaire Étoilé, et le roi ressentait le besoin de leur appui, mais certaines
choses qui allaient sans doute se dire ce jour-là ne devraient jamais être sues
de ses autres seigneurs.
On raconte souvent que le Donjon Rouge n’a pas de secrets, que des rats
dans les murs entendent tout et le chuchotent la nuit à l’oreille des
dormeurs. Cela se peut, car, quand la princesse Saera comparut devant son
père, elle semblait tout savoir de ce qui était arrivé à la Perle Bleue, et n’en
avait pas honte le moins du monde. « Je leur ai dit de le faire, mais jamais je
n’ai imaginé qu’ils obéiraient, expliqua-t-elle d’un ton léger. Ça a dû être
tellement drôle, le Navet qui dansait avec les putains.
— Pas pour Tom, répliqua le roi Jaehaerys du haut du trône de fer.
— C’est un fou, répondit la princesse en haussant les épaules. Les fous
sont faits pour qu’on rie d’eux, quel mal y a-t-il à ça ? Le Navet adore que
vous riiez de lui.
— C’était une farce cruelle, intervint la reine Alysanne, mais il y a pour
l’heure des questions qui me troublent davantage. Je viens de discuter avec
tes… dames. Savais-tu qu’Alys Tournebaie attend un enfant ? »
Ce fut alors seulement que la princesse parut comprendre qu’elle n’était
pas là pour répondre de Tom Navet, mais de péchés plus honteux. Un
instant, les mots manquèrent à Saera, mais un instant seulement. Puis elle
poussa un petit cri et demanda : « Ma Tendrebaie ? En vérité ? Elle… Oh,
qu’a-t-elle fait ? Oh, ma gentille petite idiote. » S’il faut en croire le
témoignage de septon Barth, une larme lui roula sur la joue.
Cela n’émut pas sa mère. « Tu sais parfaitement ce qu’elle a fait. Ce que
vous avez toutes fait. Nous voulons entendre de toi la vérité, mon enfant. »
Et quand la princesse se tourna vers son père, elle n’y trouva aucun soutien.
« Mens-nous à nouveau, et il en ira très mal pour toi, déclara à sa fille le roi
Jaehaerys. Tes trois seigneurs sont au cachot, tu devrais le savoir, et ce que
tu vas dire maintenant peut fort bien déterminer où tu dormiras ce soir. »
Alors, Saera s’effondra et les mots dégringolèrent les uns à la suite des
autres en un flot, une marée qui coupa presque le souffle de la princesse.
« En l’espace d’une heure, elle passa du déni au dédain, puis aux arguties, à
la contrition, à l’accusation, à la justification et au défi, marquant des arrêts
pour pouffer et pleurer en cours de route, écrivit septon Barth. Elle n’avait
rien fait du tout, ils mentaient, ce n’était jamais arrivé, comment pouvaient-
ils y croire, ce n’était qu’un jeu, ce n’était qu’une farce, qui avait dit cela, ça
ne s’était pas du tout passé ainsi, tout le monde aime s’embrasser, elle
regrettait, c’était Peri qui avait commencé, c’était tellement amusant, ils
n’avaient fait de mal à personne, personne ne lui avait jamais dit
qu’embrasser était mal, Tendrebaie l’avait mise au défi, elle avait tellement
honte, Baelon embrassait Alyssa tout le temps, une fois qu’elle avait
commencé elle n’avait plus su comment s’arrêter, elle avait eu peur du
Dard, la Mère-d’En-Haut lui avait pardonné, toutes les filles faisaient ça,
elle était ivre la première fois, elle n’avait pas voulu, c’était ce que les
hommes avaient demandé, Maegelle affirmait que les dieux pardonnent tous
les péchés, Jonah avait dit qu’il l’aimait, les dieux l’avaient faite jolie, était-
ce sa faute à elle ?, elle serait sage, dorénavant, ce serait comme s’il ne
s’était jamais rien passé, elle épouserait Roy Connington le Rouge, ils
devaient lui pardonner, plus jamais elle n’embrasserait un homme ou ne
referait ce genre de choses, ce n’était pas elle qui attendait un enfant, elle
était leur fille, leur petite fille, elle était princesse, si elle était reine, elle
ferait comme elle l’entendrait, pourquoi refusaient-ils donc de la croire, ils
ne l’avaient jamais aimée, elle les détestait, ils pouvaient bien la fouetter si
ça leur plaisait mais jamais elle ne serait leur esclave. Cette jeune femme
m’a coupé le souffle. Dans tout le pays aucun baladin n’a donné pareille
représentation, mais à la fin elle était épuisée et effrayée, et son masque
glissa. »
« Qu’as-tu fait ? demanda le roi quand enfin la princesse se trouva à
court de mots. Que les Sept nous préservent, qu’as-tu fait ? As-tu donné ton
pucelage à un de ces garçons ? Dis-moi la vérité.
— La vérité ? » répéta Saera. Ce fut à cet instant, avec ce mot, que le
mépris apparut. « Non. Je l’ai donné aux trois. Ils croient tous avoir été le
premier. Les garçons sont tellement idiots. »
Jaehaerys en fut si horrifié qu’il ne put parler, mais la reine garda son
calme. « Tu es très fière de toi, à ce que je vois. Femme faite, à presque dix-
sept ans. Tu crois avoir été très intelligente, j’en suis sûre, mais
l’intelligence est une chose, le discernement en est une autre. Qu’imagines-
tu qu’il va arriver, à présent, Saera ?
— On va me marier, répondit la princesse. Pourquoi pas ? Vous étiez
mariés, à mon âge. J’aurai des noces et un coucher, mais avec lequel ?
Jonah et Roy m’aiment tous les deux, je pourrais en choisir un, mais ce sont
tous les deux de tels enfants. Le Dard ne m’aime pas, mais il me fait rire et
hurler, parfois. Je pourrais épouser les trois, pourquoi pas ? Pourquoi
n’aurais-je qu’un époux ? Le Conquérant avait deux femmes et Maegor en a
eu six ou huit. »
Elle était allée trop loin. Jaehaerys se leva et descendit du trône de fer,
son visage changé en masque de rage. « Tu te compares à Maegor ? Est-ce
cela que tu aspires à être ? » Sa Grâce en avait assez entendu. « Ramenez-la
dans sa chambre, dit-il à ses gardes, et gardez-la là-bas jusqu’à ce que je
l’envoie à nouveau chercher. »
Lorsque la princesse entendit ces mots, elle se précipita vers lui en
criant : « Père ! Père ! » Mais Jaehaerys lui tourna le dos et Gyles Morrigen
la saisit par le bras et l’entraîna de force. Elle refusait de partir, aussi les
gardes furent-ils obligés de la traîner hors de la salle, implorant, versant des
larmes et appelant son père.
Même alors, nous dit septon Barth, la princesse Saera aurait pu être
pardonnée et retrouver sa faveur si elle avait agi comme on le lui
demandait, si elle était restée modestement dans ses appartements à méditer
sur ses péchés et à prier pour qu’on lui témoigne de la mansuétude. Toute la
journée suivante, Jaehaerys et Alysanne s’entretinrent avec septon Barth et
le Grand Mestre Elysar, discutant de ce qu’il fallait faire des six pécheurs,
en particulier de la princesse. Le roi était furieux et implacable, car il
ressentait une honte profonde, et il ne pouvait pardonner les commentaires
narquois de Saera sur les épouses de son oncle. « Ce n’est plus ma fille »,
répéta-t-il plus d’une fois.
La reine Alysanne ne trouva pas en son cœur la force d’être si sévère,
toutefois. « Elle l’est, pourtant, répondit-elle. Il faut la punir, oui, mais c’est
encore une enfant et quand il y a péché, la possibilité d’une rédemption
existe. Mon seigneur, mon amour, tu t’es réconcilié avec les seigneurs qui
avaient combattu pour ton oncle, tu as pardonné aux hommes qui ont
chevauché aux côtés de septon Lune, tu t’es réconcilié avec la Foi, et avec
lord Rogar quand il a essayé de nous séparer et d’installer Aerea sur ton
trône, assurément tu trouveras moyen de te réconcilier avec ta propre fille. »
Les paroles de Sa Grâce étaient douces et aimables, et elles émurent
Jaehaerys, nous apprend septon Barth. Alysanne était entêtée et tenace, et
elle avait un don pour amener le roi à son point de vue, aussi éloignés qu’ils
aient pu être au départ. Avec du temps, elle aurait pu également adoucir sa
perception de Saera.
Ce temps, elle ne l’aurait pas. La nuit même, la princesse Saera scella son
destin. Au lieu de rester dans ses appartements comme on lui en avait donné
l’instruction, elle s’éclipsa tandis qu’elle rendait visite aux cabinets
d’aisances, enfila les vêtements d’une lavandière, vola un cheval à l’écurie
et s’échappa du château. Elle traversa la moitié de la ville, jusqu’à la colline
de Rhaenys, mais, quand elle tenta d’entrer à Fossedragon, elle fut
découverte et saisie par les Gardiens des Dragons et ramenée au Donjon
Rouge.
Alysanne pleura en l’apprenant, car elle savait que la cause était sans
espoir. Jaehaerys avait la dureté de la pierre. « Saera avec un dragon, fut
tout ce qu’il eut à dire. Aurait-elle pris Balerion, également, je me
demande ? » Cette fois-ci, la princesse n’eut pas l’autorisation de regagner
ses appartements. Elle fut incarcérée dans la cellule d’une tour, avec Jonquil
Sombre pour la garder nuit et jour, même aux lieux d’aisances.
On arrangea des mariages précipités pour ses sœurs de péché. Perianne
Moore, qui n’était pas enceinte, fut mariée à Jonah Mouton. « Vous avez
joué un rôle dans sa déchéance, vous pourrez en jouer un dans sa
rédemption », annonça le roi au jeune nobliau. Le mariage se révéla une
réussite et, à terme, tous deux devinrent le sire et la dame de Viergétang.
Alys Tournebaie, qui était enceinte, elle, présentait un cas plus délicat, car
Roy Connington le Rouge refusa de l’épouser. « Hors de question de
prétendre que le bâtard du Dard est mon fils, et je n’en ferai pas l’héritier de
la Griffonnière », déclara-t-il au roi, avec défi. On envoya donc plutôt
Tendrebaie dans le Val pour accoucher (une fille, aux éclatants cheveux
roux) dans un matristère, sur une île du port de Goëville, où nombre de
seigneurs envoyaient leurs filles naturelles pour qu’on les élève. Ensuite, on
la maria à Dunstan Pryor, le sire de Galet, une île au large des Doigts.
Connington se vit offrir un choix entre une vie dans la Garde de Nuit ou
dix années d’exil. Sans surprise, il choisit l’exil et traversa le détroit jusqu’à
Pentos et, de là, à Myr, où il s’acoquina avec des épées-louées et autre
mauvaise compagnie. Une demi-année avant qu’il puisse rentrer à
Westeros, il fut tué d’un coup de poignard par une putain dans un tripot de
Myr.
Le plus dur châtiment fut réservé à Braxton des Essaims, l’arrogant jeune
chevalier surnommé le Dard. « Je pourrais vous castrer et vous envoyer au
Mur, lui déclara Jaehaerys. C’est ainsi que j’ai traité ser Lucamore, et cet
homme valait mieux que vous. Je pourrais prendre les terres et le château de
votre père, mais il n’y aurait point là de justice. Il n’a joué aucun rôle dans
ce que vous avez fait, non plus que vos frères. Nous ne pouvons vous
laisser répandre des rumeurs sur ma fille, cependant, aussi avons-nous
décidé de vous ôter la langue. Et le nez également, je pense, afin que vous
ne trouviez plus les pucelles si faciles à ensorceler. Vous êtes bien trop fier
de vos prouesses à l’épée et à la lance, aussi vous les ôterons-nous aussi.
Nous vous briserons bras et jambes, et mes mestres s’assureront qu’ils
guérissent tordus. Vous vivrez le reste de votre misérable existence en
éclopé. À moins…
— À moins ? » Des Essaims était blanc comme la craie. « Y a-t-il un
choix ?
— Tout chevalier accusé de malfaisance a le choix, lui rappela le roi.
Vous pouvez prouver votre innocence au péril de votre corps.
— Alors, je choisis le jugement du combat », répondit le Dard. D’après
tous les témoignages, c’était un arrogant jeune homme, sûr de ses prouesses
aux armes. Son regard passa sur les sept membres de la Garde Royale qui se
tenaient sous le trône de fer dans leurs longs manteaux blancs et leur écaille
brillante, et il demanda : « Lequel de ces vieillards avez-vous l’intention
que je combatte ?
— Celui que vous voyez ici, annonça Jaehaerys Targaryen. Celui dont
vous avez séduit et souillé la fille. »
Ils se rencontrèrent le lendemain à l’aube. L’héritier des Essaims avait
dix-neuf ans, le roi quarante-neuf, mais il était encore loin d’être un
vieillard. Des Essaims s’arma d’un fléau d’armes, imaginant peut-être que
Jaehaerys serait moins accoutumé à se défendre contre cette arme. Le roi
portait Feunoyr. Les deux hommes étaient dotés de bonnes armures et de
boucliers. Lorsque le combat commença, le Dard se rua avec ardeur contre
Sa Grâce, cherchant à le surpasser par la vitesse et la force de la jeunesse,
faisant tourner, danser et chanter la boule hérissée. Jaehaerys reçut chaque
choc sur son bouclier, toutefois, se contentant de se défendre, tandis que
l’homme plus jeune s’épuisait. Bientôt arriva le moment où Braxton des
Essaims ne put plus lever les bras qu’avec difficulté ; alors, le roi passa à
l’attaque. Même la meilleure des mailles est peu faite pour détourner l’acier
valyrien, et Jaehaerys savait où trouver tous les points faibles. Le Dard
saignait par une demi-douzaine de blessures quand il tomba enfin.
Jaehaerys repoussa d’un coup de pied son bouclier brisé, lui ouvrit la visière
du heaume, posa la pointe de Feunoyr contre son œil et l’enfonça
profondément.
La reine Alysanne n’assista pas au duel. Elle dit au roi qu’elle ne
supportait pas l’idée qu’il puisse mourir. La princesse Saera observa de la
fenêtre de sa cellule. Jonquil Sombre, sa gardienne, veilla à ce qu’elle ne se
détourne pas.
Une demi-lune plus tard, Jaehaerys et Alysanne firent don d’une autre de
leurs filles à la Foi. La princesse Saera, qui n’avait pas tout à fait dix-sept
ans, quitta Port-Réal pour Villevieille, où sa sœur septa Maegelle devait
prendre son instruction en charge. Elle serait novice, annonça-t-on, chez les
sœurs du Silence.
Le septon Barth, qui connaissait le caractère du roi mieux que la plupart
des hommes, maintiendrait plus tard que la punition devait servir de leçon.
Personne ne pouvait confondre Saera et sa sœur Maegelle, surtout pas son
père. Jamais Saera ne serait une septa, moins encore une sœur du silence,
mais elle devait être châtiée, et il semblait que quelques années de prière en
silence, de rude discipline et de contemplation lui feraient du bien, qu’elles
la mèneraient sur la voie de la rédemption.
Ce n’était cependant pas une voie que Saera Targaryen tenait à
emprunter. La princesse subit le silence, les bains froids, les robes de tissu
rêche, les repas sans viande. Elle se soumit au rasage de son crâne, aux
frictions de brosses en crin sur le corps et lorsqu’elle désobéissait, elle se
soumit également à la canne. Tout cela, elle l’endura une année et demie…
Mais quand sa chance se présenta, en 85, elle la saisit, fuyant le matristère
au plus profond de la nuit et gagnant les quais du port. Quand une sœur plus
âgée la surprit en train de s’évader, elle poussa la femme au bas d’une volée
de marches et bondit par-dessus elle vers la porte.
Lorsque la nouvelle de sa fuite parvint à Port-Réal, on supposa que Saera
allait se cacher quelque part à Villevieille, mais les hommes de lord
Hightower ratissèrent la ville une porte après l’autre, et on n’en trouva nulle
trace. On songea alors qu’elle essaierait peut-être de rentrer au Donjon
Rouge, pour implorer le pardon de son père. Lorsqu’elle ne reparut pas là-
bas non plus, le roi se demanda si elle n’aurait pas fui retrouver d’anciennes
amies, aussi demanda-t-on à Jonah Mouton et à son épouse Perianne de
guetter sa présence à Viergétang. La vérité n’émergea qu’une année plus
tard quand l’ancienne princesse fut vue dans un jardin de plaisir à Lys,
toujours vêtue en novice. La reine Alysanne pleura en entendant la
nouvelle.
« Ils ont fait de notre fille une catin, déclara-t-elle.
— Elle l’a toujours été », répliqua le roi.
Jaehaerys célébra son cinquantième anniversaire en 84. Les années
avaient prélevé leur tribut sur lui, et ceux qui le connaissaient bien disaient
qu’il n’avait plus jamais été le même après que sa fille Saera lui avait
infligé une telle disgrâce avant de l’abandonner. Il avait maigri, devenant
presque décharné, et il y avait désormais plus de gris que d’or dans sa barbe
et dans sa chevelure. Pour la première fois, on l’appela « le Vieux Roi »,
plutôt que « le Conciliateur ». Alysanne, ébranlée par toutes les pertes
qu’elle avait subies, se retira de plus en plus de la gouvernance, et assistait
rarement aux réunions du conseil, mais Jaehaerys disposait toujours de son
fidèle septon Barth et de ses fils. « S’il y a une autre guerre, leur dit-il à tous
les deux, ce sera à vous de la livrer. J’ai mes routes à achever. »
« Il eut plus de réussite avec ses routes qu’avec ses filles », écrirait plus
tard le Grand Mestre Elysar, avec son style acerbe habituel.
En 86, la reine Alysanne annonça les fiançailles de sa fille Viserra,
quinze ans, à Théomore Manderly, le farouche vieux sire de Blancport. Le
mariage accomplirait tant et plus pour lier le royaume en un tout en unissant
une des grandes maisons du Nord au Trône de Fer, déclara le roi. Comme
guerrier, lord Théomore avait amassé un renom considérable dans sa
jeunesse et il s’était montré un seigneur habile, sous la férule duquel
Blancport avait énormément prospéré. La reine Alysanne l’aimait aussi
beaucoup, se souvenant de l’accueil chaleureux qu’il lui avait fait lors de sa
première visite dans le Nord.
Sa seigneurie avait cependant survécu à quatre épouses et, s’il restait un
vigoureux combattant, il avait pris beaucoup de poids, ce qui ne l’aidait
guère à inspirer la princesse Viserra. Elle avait un homme différent en tête.
Petite fille, déjà, Viserra avait été la plus belle des filles de la reine. Les
grands seigneurs, les chevaliers célèbres et les gamins immatures s’étaient
évertués toute sa vie à faire ses quatre volontés, nourrissant sa vanité
jusqu’à ce qu’elle devienne un brasier ardent. Son grand plaisir dans la vie
était d’opposer les garçons entre eux, les incitant à des quêtes et à des
affrontements futiles. Pour que les écuyers qui l’admiraient gagnent sa
faveur lors d’une joute, elle leur faisait traverser la Néra à la nage, escalader
la tour de la Main ou libérer tous les corbeaux de la roukerie. Un jour, elle
avait emmené six garçons à Fossedragon et annoncé qu’elle donnerait son
pucelage à quiconque placerait la tête dans la gueule d’un dragon, mais les
dieux furent cléments ce jour-là, et les Gardiens des dragons y mirent vite
bon ordre.
La reine Alysanne le savait, aucun écuyer ne remporterait jamais
Viserra ; ni son cœur ni certainement son pucelage. C’était une enfant bien
trop habile pour suivre la même voie que sa sœur Saera. « Ce ne sont pas
les échanges de baisers qui l’intéressent, ni les garçons, dit la reine à
Jaehaerys. Elle joue avec eux comme elle jouait autrefois avec ses chiots,
mais elle ne coucherait pas plus avec eux qu’elle ne le ferait avec un chien.
Elle vise bien plus haut, notre Viserra ; j’ai bien vu comment elle se pavane
et se rengorge autour de Baelon. Voilà l’époux qu’elle désire, et pas par
amour de lui. Elle veut être reine. »
Le prince Baelon avait quatorze ans de plus que Viserra, vingt-neuf
contre ses quinze, mais des seigneurs plus âgés avaient épousé de plus
jeunes pucelles, comme elle le savait fort bien. Voilà deux ans que la
princesse Alyssa était morte, et cependant le prince Baelon n’avait
manifesté aucun intérêt pour d’autres femmes. « Il a épousé une sœur,
pourquoi pas une autre ? confia Viserra à sa plus proche amie, Beatrice
Beurpuits, à la tête vide. « Je suis beaucoup plus jolie que ne l’était Alyssa,
tu l’as vue. Elle avait le nez cassé. »
Si la princesse était résolue à épouser son frère, la reine était tout aussi
déterminée à l’empêcher. Elle répliqua par lord Manderly et Blancport.
« Théomore est un brave homme, expliqua Alysanne à sa fille, un homme
sage, avec un cœur bon et la tête bien sur ses épaules. Ses gens l’adorent. »
La princesse n’était pas convaincue. « Si tu l’aimes tant, mère, c’est toi
qui devrais l’épouser », riposta-t-elle avant de courir se plaindre auprès de
son père. Elle ne trouva pas de réconfort auprès de lui. « C’est un bon
parti », jugea-t-il avant d’expliquer l’importance d’établir un rapprochement
entre le Nord et le Trône de Fer. De toute façon, les mariages étaient du
domaine de la reine, ajouta-t-il ; jamais il n’intervenait dans de telles
questions.
Contrariée, Viserra se tourna ensuite vers son frère Baelon, dans l’espoir
d’une assistance, si l’on doit en croire les ragots de la cour. Esquivant ses
gardes pour entrer dans sa chambre à coucher un soir, elle se dévêtit et
l’attendit, se servant abondamment le vin du prince, le temps de patienter.
Lorsque le prince Baelon apparut enfin, il la trouva nue et ivre dans son lit
et la renvoya. La princesse titubait tant qu’elle requit l’assistance de deux
femmes de chambre et d’un chevalier de la Garde Royale pour lui faire
regagner en toute sécurité ses appartements.
On ne saura jamais comment aurait pu se résoudre le duel de volontés
entre la reine Alysanne et sa fille obstinée de quinze ans. Peu de temps
après l’incident dans la chambre à coucher de Baelon, alors que la reine
préparait le départ de Port-Réal de Viserra, la princesse échangea ses
vêtements avec une de ses chambrières pour échapper aux gardes qui
avaient reçu mission de veiller à ce qu’elle se tienne tranquille, et se glissa
hors du Donjon Rouge, pour ce qu’elle appela « une dernière nuit à
m’amuser avant que je parte me changer en glaçon ».
Ses compagnons étaient tous des hommes, deux petits nobliaux et quatre
jeunes chevaliers, tous aussi débutants que l’herbe au printemps, et avides
de la faveur de Viserra. L’un d’eux avait proposé à la princesse de lui
montrer des quartiers de la ville qu’elle n’avait jamais vus : les échoppes de
pots et les trous à rats de Culpucier, les auberges bordant la ruelle des
Anguilles, la Promenade de la Rivière, où les serveuses dansaient sur les
tables, les bordels de la rue de la Soie. La bière, l’hydromel et le vin
figuraient tous au menu des réjouissances de la soirée, et Viserra en profita
avec empressement.
À un moment donné, vers minuit, la princesse et les compagnons qui
restaient (plusieurs chevaliers ayant perdu connaissance à force de boire)
décidèrent de faire la course jusqu’au château. Il s’ensuivit une folle
cavalcade à travers les rues de la ville, les Port-Réalais courant pour éviter
d’être renversés et piétinés. Des rires résonnèrent à travers la nuit et
l’humeur était excellente jusqu’à ce que les cavaliers atteignent le pied de la
colline d’Aegon, où le palefroi de Viserra percuta un de ses compagnons.
La jument du chevalier trébucha, tomba, se brisant la jambe sous elle. La
princesse fut jetée de sa selle la tête la première contre un mur. Elle eut la
nuque brisée.
C’était l’heure du loup, l’heure la plus sombre de la nuit, quand il échut à
ser Ryam Redwyne de la Garde Royale de tirer de leur sommeil le roi et la
reine pour leur apprendre qu’on avait retrouvé leur fille morte dans une
ruelle au pied de la grande colline d’Aegon.
Malgré leurs différends, la perte de la princesse Viserra anéantit la reine.
En l’espace de cinq ans, les dieux lui avaient pris trois de ses filles : Daella
en 82, Alyssa en 84, Viserra en 87. Le prince Baelon fut considérablement
perturbé également, se demandant s’il aurait dû parler à sa sœur avec moins
de sécheresse la nuit où il l’avait trouvée nue dans son lit. Si Aemon et lui
apportèrent au roi et à la reine un réconfort dans cette période de chagrin,
ainsi que le firent l’épouse d’Aemon, lady Jocelyne, et leur fille Rhaenys,
ce fut vers les filles qui lui restaient que se tourna Alysanne pour chercher
consolation.
Maegelle, âgée de vingt-cinq ans et septa, s’absenta de son septuaire pour
passer auprès de sa mère le reste de l’année, et la princesse Gael, une enfant
de sept ans, douce et timide, devint l’ombre et le soutien constants de la
reine, allant jusqu’à partager son lit la nuit. La reine tira de la force de leur
présence… Et pourtant, de plus en plus, elle sentait ses pensées se tourner
vers la fille qui n’était pas avec elle. Bien que Jaehaerys l’ait interdit,
Alysanne avait défié son ordre et engagé en secret des agents pour tenir à
l’œil son enfant dévoyée, de l’autre côté du détroit. Saera se trouvait
toujours à Lys, savait-elle par les rapports, et toujours dans le jardin de
plaisir. Âgée désormais de vingt ans, elle se produisait souvent devant ses
admirateurs, toujours sous l’habit d’une novice de la Foi ; il y avait à
l’évidence bon nombre de Lysiens qui prenaient plaisir à déflorer
d’innocentes jeunes femmes qui avaient prononcé leurs vœux de chasteté,
même lorsque cette innocence était feinte.
Ce fut son chagrin d’avoir perdu la princesse Viserra qui poussa enfin la
reine à approcher une fois de plus Jaehaerys sur le sujet de Saera. Elle
amena avec elle le septon Barth, pour exposer les vertus du pardon et les
propriétés curatives du temps. Ce fut seulement quand septon Barth eut
terminé que Sa Grâce évoqua le nom de Saera. « Je t’en prie, supplia-t-elle
auprès du roi. Il est temps de la ramener à la maison. Elle a été assez punie,
assurément. C’est notre fille. »
Jaehaerys refusa de se laisser émouvoir. « C’est une putain lysienne,
répondit Sa Grâce. Elle a écarté les cuisses pour la moitié de ma cour, jeté
une vieille femme dans un escalier et essayé de voler un dragon. Que te
faut-il de plus ? As-tu seulement réfléchi à la façon dont elle est arrivée à
Lys ? Elle n’avait pas d’argent. Comment crois-tu qu’elle a payé sa
traversée ? »
La reine frémit devant la dureté de ses paroles, mais ne voulut toujours
pas capituler. « Si tu ne veux pas ramener Saera chez elle par amour pour
elle, ramène-la par amour de moi. J’ai besoin d’elle.
— Tu as besoin d’elle comme un Dornien d’une vipère de fosse, riposta
Jaehaerys. Je regrette. Port-Réal a suffisamment de catins. Je ne souhaite
plus entendre son nom. » Sur ces mots, il se leva pour partir, mais, à la
porte, il s’arrêta et revint. « Nous sommes ensemble depuis que nous
sommes enfants. Je te connais aussi bien que tu me connais. En ce moment
même, tu te dis que tu n’as pas besoin de ma permission pour la ramener à
la maison, que tu peux prendre Aile-d’Argent et voler en personne jusqu’à
Lys. Et que feras-tu, alors ? Tu lui rendras visite dans son jardin de plaisir ?
T’imagines-tu qu’elle va te sauter dans les bras et implorer ton pardon ? Il y
a plus de chances qu’elle te gifle. Et comment réagiront les Lysiens, si tu
essaies de partir avec une de leurs catins ? Elle a de la valeur pour eux.
Combien crois-tu qu’il en coûte de coucher avec une princesse Targaryen ?
Dans le meilleur des cas, ils en exigeront une rançon. Dans le pire, ils
pourraient décider de te garder aussi. Que feras-tu, alors, crieras-tu à Aile-
d’Argent d’incendier leur ville ? Voudrais-tu que j’envoie Aemon et Baelon
à la tête d’une armée pour voir s’ils peuvent l’extirper de là ? Tu la veux,
oui, je le comprends, tu as besoin d’elle… Mais elle n’a pas besoin de toi,
ni de moi, ni de Westeros. Elle est morte. Enterre-la. »
La reine Alysanne ne s’envola pas pour Lys, mais elle ne pardonna
jamais totalement au roi les paroles qu’il avait prononcées ce jour-là. Des
plans étaient depuis quelque temps en préparation pour qu’ils s’engagent
tous les deux l’année suivante dans une nouvelle pérégrination, afin de
retourner dans les terres de l’Ouest pour la première fois depuis vingt ans.
Peu après leur dispute, la reine informa Jaehaerys qu’il devrait y aller sans
elle. Elle revenait à Peyredragon, seule, pour porter le deuil de ses défuntes
filles.
Et c’est ainsi que Jaehaerys Targaryen s’envola seul vers Castral Roc et
les autres grands sièges de l’Ouest, en 88. Cette fois-ci, il rendit même
visite à Belle Île, car lord Franklyn le détesté était soigneusement enterré.
Le roi resta absent bien plus longtemps qu’il n’en avait eu l’intention ; il
avait des travaux de voierie à inspecter, et il se retrouva à faire des escales
imprévues dans des villes et des châteaux moins importants, à la grande joie
de maints nobliaux et chevaliers fieffés. Le prince Aemon le rejoignit à
certains châteaux, le prince Baelon à d’autres, mais aucun ne put le
convaincre de rentrer au Donjon Rouge. « Voilà trop longtemps que je n’ai
point vu mon royaume et écouté mon peuple, leur répondit Sa Grâce. Port-
Réal se portera très bien entre vos mains, et celles de votre mère. »
Quand il eut enfin épuisé l’hospitalité des Occidentiens, il ne rentra pas à
Port-Réal mais passa directement au Bief, volant sur Vermithor de
Crakehall à Vieux Rouvre pour entamer une seconde pérégrination.
Désormais, l’absence de la reine avait été remarquée, et Sa Grâce se
trouvait fréquemment assise lors des banquets près de quelque accorte
jouvencelle ou d’une séduisante veuve, ou à chevaucher en leur compagnie
pour chasser à courre ou au faucon, mais il ne leur accorda aucune
attention. À Bandallon, lorsque la plus jeune fille de lord Nègrebar fut assez
effrontée pour s’asseoir sur ses genoux et tenter de lui donner un grain de
raisin à manger, il lui écarta la main et déclara : « Pardonnez-moi, mais j’ai
une reine, et aucun goût pour les amies de cœur. »
Pendant la totalité de l’an 89, le roi poursuivit ses voyages. À Hautjardin
le rejoignit pour un temps sa petite-fille, la princesse Rhaenys, qui vola à lui
sur Meleys, la Reine Rouge. Ensemble, ils visitèrent les îles Bouclier, où le
roi n’était encore jamais allé. Jaehaerys s’attacha à se poser sur chacun des
quatre Boucliers. Ce fut au Bouclier Vert, dans la grand-salle de lord
Chester, que la princesse Rhaenys s’ouvrit au roi de ses projets de mariage
et reçut sa bénédiction. « Tu n’aurais pas pu choisir meilleur homme »,
déclara-t-il.
Ses voyages s’arrêtèrent enfin à Villevieille, qu’il visita en compagnie de
sa fille, septa Maegelle, et où il reçut la bénédiction du Grand Septon,
banqueta avec le Conclave, et profita d’un tournoi arrangé en son honneur
par lord Hightower. Une fois de plus, ser Ryam Redwyne en émergea le
champion.
Les mestres de l’époque évoquaient cette séparation entre le roi et la
reine sous le terme de Grande Faille. Le passage du temps et une querelle
postérieure, qui fut presque aussi acrimonieuse, lui valut un nouveau nom :
la Première Querelle. C’est ainsi qu’on la connaît de nos jours. Nous
parlerons de la Seconde en son temps.
Ce fut septa Maegelle qui referma la Faille. « Tout ceci est ridicule, père,
lui dit-elle. Rhaenys se marie l’an prochain, et ce devrait être un grand
événement. Elle voudra que nous soyons tous présents, y compris mère et
toi. Les archimestres t’appellent le Conciliateur, ai-je entendu dire. Il est
temps que tu concilies. »
Ce reproche eut l’effet désiré. Une demi-lune plus tard, le roi Jaehaerys
rentra enfin à Port-Réal, et la reine Alysanne revint de l’exil qu’elle s’était
imposé sur Peyredragon. Les mots qui purent s’échanger entre eux, nous ne
les saurons jamais, mais pendant assez longtemps par la suite ils furent de
nouveau aussi proches qu’auparavant.
En la quatre-vingt-dixième année après la Conquête d’Aegon, le roi et la
reine partagèrent un de leurs derniers bonheurs communs, en célébrant le
mariage de l’aînée de leurs petits-enfants, la princesse Rhaenys, à Corlys
Velaryon de Lamarck, sire des Marées.
À trente-sept ans, le Serpent de Mer était déjà salué comme le plus
illustre navigateur que Westeros avait jamais connu, mais, ses neuf grandes
expéditions derrière lui, il était rentré chez lui se marier et fonder une
famille. « Toi seule as pu me séparer de la mer, avoua-t-il à la princesse. Je
suis revenu des extrémités du monde pour toi. »
À seize ans, Rhaenys était une intrépide jeune beauté, plus que capable
de rivaliser avec son époux. Dragonnière depuis l’âge de treize ans, elle
insista pour arriver au mariage sur Meleys, la Reine Rouge, la magnifique
dragonne écarlate qui avait naguère porté sa tante Alyssa. « Nous pouvons
retourner ensemble aux extrémités du monde, promit-elle à ser Corlys. Mais
j’y arriverai la première, car je vole. »
« Ce fut une bonne journée », dirait la reine Alysanne avec un triste
sourire, au long des années qu’il lui restait. Elle eut cinquante-quatre ans,
cette année-là, mais, hélas, il ne lui restait plus beaucoup de bonnes
journées.
Il n’appartient pas au projet de cette chronique de détailler les guerres, les
intrigues et les rivalités interminables des cités libres d’Essos, sinon en ce
qu’elles débordent sur les fortunes de la maison Targaryen et des Sept
Couronnes. Cela se produisit durant les années 91 à 92, au cours de ce
qu’on connaît sous le nom de Bain de Sang Myrien. Nous ne vous
ennuierons pas avec les détails. Qu’il suffise de dire que, dans la cité de
Myr, deux factions rivales se disputaient la suprématie. Il y eut des
assassinats, des émeutes, des empoisonnements, des viols, des pendaisons,
des tortures et des batailles navales, avant qu’un des camps n’émerge
vainqueur. La faction perdante, chassée de la ville, essaya d’abord de
s’établir sur les Degrés de Pierre, pour se retrouver là aussi traquée et
refoulée quand l’archonte de Tyrosh fit cause commune avec une
association de rois pirates. À bout de ressources, les Myriens se tournèrent
alors vers l’île de Torth, où leurs débarquements prirent l’Étoile-du-Soir par
surprise. En peu de temps, ils eurent conquis toute la façade est de l’île.
Désormais, les Myriens n’étaient guère plus que des pirates eux aussi,
une bande de canailles en haillons. Ni le roi ni son conseil n’estimèrent
qu’il serait ardu de les rejeter à la mer. Ce serait le prince Aemon qui
mènerait l’assaut, fut-il décidé. Les Myriens avaient quelques forces en mer,
aussi le Serpent de Mer devrait-il d’abord guider la flotte Velaryon vers le
sud, afin de protéger lord Boremund tandis que celui-ci traversait jusqu’à
Torth avec ses Orageois, pour rejoindre les levées de l’Étoile-du-Soir. Leurs
forces combinées suffiraient amplement pour reprendre tout Torth des
mains des pirates myriens. Et s’il surgissait des difficultés imprévues, le
prince Aemon aurait Caraxès. « Il adore incendier », déclara le prince.
Lord Corlys et sa flotte appareillèrent de Lamarck le neuvième jour de la
troisième lune, en 92. Le prince Aemon le suivit quelques heures plus tard
après avoir dit adieu à lady Jocelyne et à leur fille Rhaenys. La princesse
venait tout juste d’apprendre qu’elle attendait un enfant, sinon elle aurait
accompagné son seigneur sur Meleys. « Au combat ? demanda le prince.
Comme si je pourrais un jour le permettre. Tu as ta propre bataille à livrer.
Lord Corlys voudra un fils, j’en suis sûr, et j’aimerais un petit-fils. »
Ce furent les dernières paroles qu’il dirait jamais à sa fille. Caraxès
distança promptement le Serpent de Mer et sa flotte, les faisant tomber du
ciel vers Torth. Lord Cameron, l’Étoile-du-Soir de Torth, s’était replié sur la
crête montagneuse qui courait au centre de l’île et avait établi un camp dans
une vallée cachée d’où il dominait les positions myriennes en contrebas. Le
prince Aemon l’y rejoignit et les deux dressèrent ensemble des plans, tandis
que Caraxès dévorait une demi-douzaine de chèvres.
Mais le camp de l’Étoile-du-Soir n’était pas aussi bien caché qu’il
l’espérait, et la fumée des feux du dragon attira les regards d’une paire
d’éclaireurs myriens qui erraient dans les hauteurs sans rien suspecter. L’un
d’eux reconnut l’Étoile-du-Soir qui traversait le camp au crépuscule, en
discutant avec le prince Aemon. Les hommes de Myr sont des marins
médiocres et de piètres soldats ; leurs armes de prédilection sont le
poignard, la dague et l’arbalète, de préférence empoisonnés. Un des
éclaireurs myriens banda son arbalète, derrière les rochers où il était tapi. Se
levant, il visa l’Étoile-du-Soir, cent pas plus bas, et décocha son carreau. Le
crépuscule et la distance brouillèrent sa visée et le carreau manqua lord
Cameron… pour frapper le prince Aemon, debout à ses côtés.
Le carreau de fer creva la gorge du prince et ressortit par sa nuque. Le
prince de Peyredragon tomba à genoux et saisit le carreau d’arbalète,
comme pour l’arracher à sa gorge, mais sa force avait fui. Aemon Targaryen
périt en s’efforçant de parler, noyé dans son sang. Il avait trente-sept ans.
Comment mes mots peuvent-ils décrire le chagrin qui déferla alors sur les
Sept Couronnes, la douleur qu’éprouvèrent le roi Jaehaerys et la reine
Alysanne, le lit vide et les larmes amères de lady Jocelyne, et l’abondance
des pleurs versés par la princesse Rhaenys en sachant que jamais son père
ne tiendrait l’enfant qu’elle portait ? Il est beaucoup plus aisé d’évoquer le
courroux du prince Baelon, comment il s’abattit sur Torth avec Vhagar, en
hurlant vengeance. Les vaisseaux myriens flambèrent comme l’avaient fait
neuf ans plus tôt ceux du prince Morion et, quand l’Étoile-du-Soir et lord
Boremund descendirent des montagnes sur eux, ils n’eurent aucune issue de
fuite. Ils furent par milliers passés au fil de l’épée et laissés à se décomposer
le long des plages, si bien que, des jours durant, chaque vague qui déferlait
sur la côte fut teinte de rose.
Baelon le Brave eut sa part dans le massacre, avec Noire Sœur en main.
Quand il rentra à Port-Réal avec le corps de son frère, le peuple s’amassa le
long des rues en hurlant son nom et en le saluant comme un héros. Mais on
dit que, quand il revit sa mère, il tomba dans ses bras et pleura. « J’en ai tué
mille, dit-il, mais ça ne le ramènera pas. » Et la reine lui caressa les cheveux
en assurant : « Je sais, je sais. »
Les saisons s’en vinrent et s’en furent durant les années qui suivirent. Il y
eut des jours torrides et des jours doux, et des jours où le vent chargé
d’embruns soufflait de la mer de façon revigorante, il y eut des champs
fleuris au printemps, d’abondantes récoltes et des après-midi d’automne
dorés, à travers tout le royaume les routes continuèrent à progresser peu à
peu et de nouveaux ponts enjambèrent d’anciens cours d’eau. Le roi n’en
tira aucun plaisir, pour autant que l’on puisse en juger. « C’est tout le temps
l’hiver, désormais », confia-t-il un soir à septon Barth, alors qu’il avait trop
bu. Depuis la mort d’Aemon, il buvait toujours une coupe de vin aromatisé
de miel pour s’aider à dormir.
En 93, le fils de seize ans du prince Baelon, Viserys, entra dans
Fossedragon et revendiqua Balerion. Le vieux dragon avait enfin cessé de
grandir. Il était lent, lourd et difficile à éveiller, et il s’évertua quand Viserys
le poussa à prendre les airs. Le jeune prince vola trois fois autour de la ville
avant de se poser de nouveau. Il avait eu l’intention de voler jusqu’à
Peyredragon, raconta-t-il par la suite à son père, mais il ne pensait pas que
la Terreur Noire en avait la force.
Moins d’un an plus tard, Balerion disparut. « La dernière créature vivante
dans le monde entier à avoir vu Valyria au temps de sa gloire », écrivit
septon Barth. Barth lui-même mourut quatre ans plus tard, en 98. Le Grand
Mestre Elysar le précéda d’une moitié d’année. Lord Redwyne était mort en
89, son fils ser Robert peu de temps après. De nouveaux hommes prirent
leur place, mais Jaehaerys était véritablement le Vieux Roi, désormais, et
parfois il entrait dans la salle du conseil et se demandait : « Qui sont ces
hommes ? Est-ce que je les connais ? »
Sa Grâce porta le deuil du prince Aemon jusqu’au terme de ses jours,
mais le Vieux Roi n’imagina jamais que la mort d’Aemon en 92 serait
comme les trompes d’enfer de la légende valyrienne, qui apportaient la
mort et la destruction à tous ceux qui entendaient leur son.
Les dernières années d’Alysanne Targaryen furent tristes et solitaires.
Dans sa jeunesse, la Bonne Reine Alysanne avait aimé ses sujets, seigneurs
et peuple pareillement. Elle avait adoré ses cours des femmes, où écouter,
apprendre et faire ce qu’elle pouvait pour rendre le royaume un plus
aimable lieu. Elle avait vu davantage des Sept Couronnes que toute autre
reine avant ou après elle, avait dormi dans cent châteaux, charmé cent
seigneurs, arrangé cent mariages. Elle avait aimé la musique, elle avait aimé
la danse, elle avait aimé la lecture. Et, comme elle avait aimé voler ! Aile-
d’Argent l’avait emportée à Villevieille, au Mur et à mille lieux dans
l’intervalle, et Alysanne les avait tous vus comme peu les verraient jamais :
du haut des nuages.
Elle perdit toutes ces choses aimées durant la dernière décennie de sa vie.
« Mon oncle Maegor était cruel, l’entendit-on dire, mais la vieillesse l’est
plus encore. » Usée par les grossesses, les voyages, le chagrin, elle devint
maigre et frêle après la mort d’Aemon. Escalader une colline devint pour
elle une épreuve et, en 95, elle glissa et tomba sur les marches serpentines,
se brisant la hanche. À partir de ce moment-là, elle marcha avec une canne.
Son ouïe commença aussi à faillir. Elle perdit la musique et, quand elle
essayait de siéger aux réunions du conseil avec le roi, elle ne comprenait
plus que la moitié de ce qu’on y disait. Elle était beaucoup trop instable
pour voler. Aile-d’Argent l’emporta pour la dernière fois dans le ciel en 93.
Ce jour-là, quand elle regagna la terre et descendit péniblement du dos de
son dragon, la reine pleura.
Plus que tout cela, elle avait aimé ses enfants. Aucune mère n’avait plus
aimé un enfant, lui dit un jour le Grand Mestre Benifer, avant que les
Frissons l’emportent. Aux derniers jours de sa vie, la reine Alysanne songea
de nouveau à ces paroles. « Il avait tort, je crois, écrivit-elle, car la Mère-
d’En-Haut les a assurément plus aimés. Elle m’en a tant pris. »
« Aucune reine ne devrait avoir à brûler son enfant », avait déclaré la
reine au bûcher funéraire de son fils Valerion, mais des treize enfants
qu’elle donna au roi Jaehaerys, trois seulement lui survécurent. Aegon,
Gaemon et Valerion moururent en bas âge. Les Frissons emportèrent
Daenerys à l’âge de six ans. Une arbalète tua le prince Aemon. Alyssa et
Daella moururent en couches, Viserra ivre dans la rue. Septa Maegelle,
cette douce âme, mourut en 96, bras et jambes changés en pierre par la
grisécaille, car elle avait passé les dernières années de sa vie à soigner ceux
qui étaient affligés par cette affreuse condition.
La plus triste de toutes fut la perte de la princesse Gael, l’Enfant de
l’Hiver, née en 80 alors que la reine avait quarante-quatre ans et qu’on la
jugeait bien au-delà de ses années de fécondité. Enfant d’une nature
aimable, mais chétive et quelque peu simple d’esprit, elle était restée auprès
de la reine alors que ses autres enfants avaient grandi et étaient partis, mais
en 99 elle disparut de la cour et on annonça peu après qu’elle était morte
d’une fièvre d’été. Ce ne fut qu’après le décès de ses deux parents que la
véritable histoire émergea. Séduite et abandonnée par un chanteur errant, la
princesse avait donné naissance à un fils mort-né puis, écrasée par le
chagrin, était entrée dans les flots de la baie de la Néra et s’y était noyée.
Certains disent que la reine Alysanne ne s’était jamais remise de cette
perte, car seule son Enfant de l’Hiver avait été une véritable compagnie
durant ses années de déclin. Saera vivait toujours, quelque part à Volantis
(elle avait quitté Lys quelques années plus tôt, femme de noire renommée,
mais riche), mais pour Jaehaerys elle était morte, et les lettres que lui
envoya en secret Alysanne de temps en temps ne reçurent jamais de
réponse. Vaegon était archimestre à la Citadelle. Fils froid et distant, il était
devenu en grandissant un homme froid et distant. Il écrivait, comme le doit
un fils. Ses paroles étaient respectueuses, mais elles n’avaient aucune
chaleur, et voilà des années qu’Alysanne n’avait pas vu son visage.
Seul Baelon le Brave demeura auprès d’elle jusqu’à la fin. Son Prince du
Printemps lui rendait visite aussi souvent qu’il le pouvait et affichait
toujours un sourire pour elle, mais Baelon était le prince de Peyredragon, la
Main du Roi, toujours en déplacement, assis auprès de son père au conseil,
traitant avec les seigneurs. « Tu seras un grand roi, encore plus grand que
ton père », lui déclara Alysanne, la dernière fois qu’ils se virent. Elle ne
savait pas. Comment aurait-elle pu ?
Après la mort de la princesse Gael, Port-Réal et le Donjon Rouge lui
devinrent insupportables. Elle ne pouvait plus servir, comme elle l’avait pu
jadis, partenaire du roi dans ses ouvrages. Et la cour était remplie
d’étrangers dont Alysanne ne se rappelait jamais tout à fait le nom.
Cherchant la paix, elle revint encore une fois à Peyredragon, où elle avait
passé avec Jaehaerys la plus heureuse période de sa vie, entre leur premier
et leur second mariage. Le Vieux Roi venait l’y rejoindre lorsque cela lui
était possible. « Comment se fait-il que je sois désormais le Vieux Roi, mais
que tu sois toujours la Bonne Reine ? » lui demanda-t-il une fois. Alysanne
rit. « Moi aussi, je suis vieille, mais quand même plus jeune que toi. »
Alysanne Targaryen mourut sur Peyredragon le premier jour de la
septième lune en 100, un siècle complet après la Conquête d’Aegon. Elle
avait soixante-quatre ans.
Les héritiers du Dragon
Une affaire de succession

Les germes de la guerre sont souvent plantés en temps de paix. Il en est


allé ainsi à Westeros. La sanglante lutte pour le Trône de Fer qu’on connaît
sous le nom de Danse des Dragons, livrée de 129 à 131, a pris racine un
demi-siècle plus tôt, durant le règne le plus long et le plus paisible dont ait
jamais joui un descendant du Conquérant, celui de Jaehaerys Ier Targaryen,
le Conciliateur.
Le Vieux Roi et la Bonne Reine Alysanne régnèrent ensemble jusqu’à la
mort de cette dernière en 100 (à l’exception de deux périodes de brouille,
connues sous les noms de Première et de Seconde Querelle), et mirent au
monde treize enfants. Quatre d’entre eux – deux fils et deux filles –
atteignirent la maturité, se marièrent, et mirent à leur tour des enfants au
monde. Jamais auparavant, ni depuis, les Sept Couronnes n’avaient été
bénies (ou affligées, selon certains) par une telle abondance d’altesses
princières Targaryen. Des ventres du Vieux Roi et de sa reine bien-aimée
jaillit un tel chaos d’ambitions et de prétendants que nombre de mestres
estiment que la Danse des Dragons, ou une lutte de nature similaire, était
inévitable.
La situation n’apparut pas aux premières années du règne de Jaehaerys
car, avec les princes Aemon et Baelon, Sa Grâce disposait des proverbiaux
« héritier et son recours », et le royaume avait rarement eu le bonheur
d’avoir deux princes plus capables. En 62, à l’âge de sept ans, Aemon fut
officiellement instauré comme prince de Peyredragon et héritier au Trône
de Fer. Fait chevalier à dix-sept, champion de tournoi à vingt, il devint
Justicier et maître des lois de son père à vingt-six. S’il ne servit jamais sous
son père comme Main du Roi, ce fut uniquement parce que la charge était
occupée par septon Barth, l’ami auquel le roi accordait sa plus grande
confiance, et « le compagnon de mes épreuves ». Et Baelon Targaryen
n’était pas moins doué. Le prince cadet avait acquis le titre de chevalier à
seize ans et s’était marié à dix-huit. Bien qu’Aemon et lui partageassent une
saine rivalité, nul ne doutait de l’amour qui les liait. La succession semblait
aussi assurée que le roc.
Mais la pierre commença à se fendre en 92, quand Aemon, prince de
Peyredragon, fut tué sur l’île de Torth par un carreau d’arbalète myrienne
qui visait l’homme à ses côtés. Le roi et la reine pleurèrent sa perte, et le
royaume avec eux, mais nul ne subit plus ce deuil que le prince Baelon, qui
se rendit immédiatement sur Torth et vengea son frère en jetant les Myriens
à la mer. À son retour à Port-Réal, Baelon fut accueilli en héros par des
foules enthousiastes, et étreint par son père le roi, qui le nomma prince de
Peyredragon et héritier du Trône de Fer. Le décret plut à tous. Le petit
peuple aimait Baelon le Brave, et les seigneurs du royaume voyaient en lui
le successeur évident de son frère.
Mais le prince Aemon avait une enfant : sa fille Rhaenys, née en 74, était
devenue une jeune femme intelligente, capable et belle. En 90, à l’âge de
seize ans, elle avait épousé le lord Amiral et maître des navires du roi,
Corlys de la maison Velaryon, sire des Marées, surnommé le Serpent de
Mer, d’après le plus célèbre de ses nombreux vaisseaux. De plus, la
princesse Rhaenys attendait un enfant quand son père mourut. En donnant
Peyredragon au prince Baelon, le roi Jaehaerys négligeait non seulement
Rhaenys, mais aussi, éventuellement, son fils à naître.
La décision du roi se fondait sur une pratique bien établie. Aegon le
Conquérant avait été le premier seigneur des Sept Couronnes, et non sa
sœur Visenya, de deux ans son aînée. Jaehaerys lui-même avait succédé sur
le trône de fer à son oncle Maegor, l’usurpateur, alors que, si l’ordre de
naissance seul avait prévalu, sa sœur Rhaena avait de meilleures prétentions
que lui. Jaehaerys ne prit pas sa décision à la légère ; on sait qu’il débattit
de la question avec son conseil restreint. Sans doute consulta-t-il septon
Barth, comme il le faisait sur toutes les affaires d’importance, et l’opinion
du Grand Mestre Elysar eut un poids considérable. Tous furent d’un même
accord. Baelon, chevalier aguerri de trente-cinq ans, était mieux fait pour
gouverner que la princesse Rhaenys, dix-huit ans, ou que son enfant à naître
(qui serait ou pas un garçon, alors que le prince Baelon avait déjà donné
naissance à deux fils robustes, Viserys et Daemon). On évoqua également
l’amour du peuple pour Baelon le Brave.
Certains contestèrent. Rhaenys elle-même fut la première à élever des
objections. « Vous allez voler à mon fils son légitime héritage », dit-elle au
roi, une main posée sur son ventre arrondi. Son époux, Corlys Velaryon, en
conçut un tel courroux qu’il démissionna de son amirauté et de son siège au
conseil restreint et ramena sa femme à Lamarck. Lady Jocelyne de la
maison Baratheon, mère de Rhaenys, en éprouva aussi de la colère, ainsi
que son terrible frère Boremund, sire d’Accalmie.
La plus forte opposition vint de la Bonne Reine Alysanne, qui avait aidé
son époux à régner sur les Sept Couronnes maintes années durant et voyait
à présent sa petite-fille reléguée à cause de son sexe. « Un gouvernant a
besoin d’une bonne tête et d’un cœur sincère, fut sa célèbre déclaration au
roi. Il n’est point besoin de queue. Si Votre Grâce estime réellement que les
femmes sont dénuées de sagesse pour régner, vous n’avez de toute évidence
plus besoin de moi. » Ainsi la reine Alysanne quitta-t-elle Port-Réal, volant
vers Peyredragon sur son dragon Aile-d’Argent. Le roi Jaehaerys et elle
restèrent séparés deux ans, une période de brouille consignée dans les
chroniques sous l’appellation de Seconde Querelle.
Le Vieux Roi et la Bonne Reine se réconcilièrent en 94 par les bons
offices de leur fille, la septa Maegelle, mais ne parvinrent jamais à
s’accorder sur la succession. La mère mourut d’une longue maladie en
l’an 100, âgée de soixante-quatre ans, soutenant encore que sa petite-fille
Rhaenys et ses enfants avaient été injustement dépossédés de leurs droits.
« L’enfant dans le ventre », l’enfant à naître qui avait été le sujet de tant de
débats, se révéla à sa naissance en 93 être une fille. Sa mère l’appela Laena.
L’année suivante, Rhaenys lui donna un frère, Laenor. Désormais, le prince
Baelon était fermement établi comme héritier présomptif, néanmoins les
maisons Velaryon et Baratheon s’obstinèrent à juger que le jeune Laenor
avait de meilleures prétentions sur le Trône de Fer, et quelques-uns allèrent
jusqu’à parler en faveur des droits de sa sœur aînée, Laena, et de leur mère
Rhaenys.
Durant les dernières années de sa vie, les dieux portèrent à la reine
Alysanne bien des coups cruels, comme nous l’avons déjà conté. Sa Grâce
connut pourtant au cours de ces mêmes années des joies autant que des
chagrins, la première d’entre elles étant d’avoir des petits-enfants. Il y eut
des mariages, également. En 93, elle assista à celui de l’aîné du prince
Baelon, Viserys, avec lady Aemma de la maison Arryn, l’enfant de onze ans
de la défunte princesse Daella (leur mariage ne fut consommé que lorsque
l’épouse eut ses fleurs, deux années plus tard). En 97, la Bonne Reine vit le
deuxième fils de Baelon, Daemon, prendre pour femme lady Rhea de la
maison Royce, héritière du vénérable castel de Roches-aux-runes dans le
Val.
Le grand tournoi qui se tint à Port-Réal en 98 pour célébrer la
cinquantième année de règne du roi Jaehaerys réjouit assurément aussi le
cœur de la reine, car la plupart de ses enfants, petits-enfants et arrière-
petits-enfants survivants revinrent prendre part aux banquets et aux
festivités. On n’avait pas vu tant de dragons en un seul lieu en même temps
depuis le Fléau de Valyria, déclara-t-on, à bon droit. La joute finale, durant
laquelle les chevaliers de la Garde Royale ser Ryam Redwyne et ser
Clement Crabbe rompirent trente lances l’un contre l’autre avant que le roi
Jaehaerys ne les proclame champions ex-æquo, fut jugée comme la plus
belle démonstration de joute jamais vue à Westeros.
Une demi-lune après la fin du tournoi, cependant, le vieil ami du roi,
septon Barth, s’éteignit paisiblement dans son sommeil après avoir servi
avec compétence comme Main du Roi quarante et une années durant.
Jaehaerys choisit le lord Commandant de sa Garde Royale pour prendre sa
place, mais ser Ryam Redwyne n’était pas septon Barth, et ses prouesses
incontestées avec une lance se révélèrent de peu d’utilité pour lui en tant
que Main. « Certains problèmes ne peuvent pas se résoudre en les frappant
avec un bout de bois », fit fameusement observer le Grand Mestre Allar. Sa
Grâce n’eut d’autre choix que de congédier ser Ryam après une seule année
dans sa charge. Pour le remplacer, il se tourna vers son fils Baelon et, en 99,
le prince de Peyredragon devint également Main du Roi. Il remplit
admirablement son office ; quoique moins érudit que septon Barth, le prince
s’avéra bon juge des hommes et s’entoura de subordonnés et de conseillers
loyaux. Le royaume serait bien gouverné quand Baelon Targaryen siégerait
sur le trône de fer, s’accordaient à penser seigneurs et petit peuple.
Cela ne devait pas être. En 101, le prince Baelon se plaignit d’un point de
côté alors qu’il chassait dans le Bois-du-Roi. La douleur s’aggrava à son
retour en ville. Son ventre enfla et se durcit, et la souffrance devint si forte
qu’elle le cloua au lit. Runciter, le nouveau Grand Mestre, arrivé de fraîche
date de la Citadelle après qu’une attaque avait eu raison d’Allar, réussit à
faire quelque peu tomber sa fièvre et à prodiguer une mesure de
soulagement à ses tourments avec du lait de pavot, mais la condition du
prince continua d’empirer. Au cinquième jour de sa maladie, le prince
Baelon mourut dans sa chambre à coucher de la tour de la Main, son père
assis à ses côtés, lui tenant la main. Après avoir ouvert le cadavre, le Grand
Mestre Runciter attribua la cause de la mort à une rupture du ventre.
Les Sept Couronnes au complet pleurèrent Baelon le Brave, et nul plus
que le roi Jaehaerys. Cette fois-ci, lorsqu’il embrasa le bûcher funéraire, il
n’eut même pas le réconfort de sa femme chérie à ses côtés. Jamais le Vieux
Roi n’avait été aussi seul. Et voici que Sa Grâce affrontait de nouveau un
épineux dilemme car, une fois encore, la succession était en doute. Après la
mort et l’incinération de ses deux héritiers présomptifs, il n’y avait plus de
successeur évident au Trône de Fer… mais cela ne voulait pas dire qu’il y
avait pénurie de prétendants.
Baelon avait donné le jour à trois fils, par sa sœur Alyssa. Deux, Viserys
et Daemon, vivaient encore. Si Baelon avait un jour accédé au Trône de Fer,
Viserys lui aurait sans aucun doute succédé, mais la mort tragique de
l’héritier de la couronne à l’âge de quarante-quatre ans brouillait la
succession. Les prétentions de la princesse Rhaenys et de sa fille Laena
Velaryon furent une nouvelle fois avancées… et même si on les écartait en
raison de leur sexe, l’objection ne s’appliquait plus au fils de Rhaenys.
Laenor Velaryon était un mâle et pouvait arguer de sa descendance du fils
aîné de Jaehaerys, alors que les fils de Baelon descendaient du cadet.
De plus, le roi Jaehaerys avait toujours un fils survivant : Vaegon,
archimestre à la Citadelle, détenteur de l’anneau, du bâton et du masque
d’or jaune, connu de l’histoire sous le surnom de Vaegon le Sans-dragon.
La plus grande part des Sept Couronnes avait largement oublié jusqu’à son
existence. Bien qu’âgé de quarante ans seulement, Vaegon était frêle et
pâle, un homme de livres dédié à l’alchimie, à l’astronomie, aux
mathématiques et autres arts occultes. Même enfant il n’avait jamais été très
aimé. Peu de gens le considéraient comme une option viable pour s’asseoir
sur le trône de fer.
Et cependant, ce fut vers lui que le Vieux Roi se tourna alors, convoquant
à Port-Réal son dernier fils. Ce qui se passa entre eux demeure un sujet de
débats. Certains prétendent que le roi proposa le trône à Vaegon, qui le
refusa. D’autres affirment qu’il ne voulait que son opinion. Des rapports
étaient parvenus à la cour : Corlys Velaryon massait sur Lamarck des
vaisseaux et des hommes afin de « défendre les droits » de son fils Laenor,
tandis que Daemon Targaryen, un jeune homme emporté et querelleur de
vingt ans, avait réuni sa propre bande d’épées liges en soutien de son frère
Viserys. Une violente lutte de succession était probable quelle que soit
l’identité du successeur que choisirait le Vieux Roi. Nul doute que ce fut
pour cela que Sa Grâce s’empressa de saisir la solution offerte par
l’archimestre Vaegon.
Le roi Jaehaerys annonça son intention de réunir un Grand Conseil pour
discuter, débattre et enfin décider de la question de la succession. Tous les
seigneurs de Westeros petits et grands seraient invités à y prendre part, en
compagnie de mestres de la Citadelle de Villevieille, et de septons et de
septas pour parler au nom de la Foi. Que les prétendants exposent leurs
revendications devant l’assemblée des seigneurs, décréta Sa Grâce. Il
suivrait la décision du Conseil, quel que soit son choix.
Il fut décidé que le Conseil se tiendrait à Harrenhal, le plus grand château
du royaume. Nul ne savait combien de seigneurs viendraient, puisque
jamais pareille assemblée ne s’était encore tenue, mais on jugea prudent de
prévoir de la place pour au moins cinq cents seigneurs et leur suite. Il en
vint plus de mille. Il fallut la moitié d’un an pour qu’ils s’assemblent
(quelques-uns arrivèrent alors que le Conseil se séparait). Même Harrenhal
ne pouvait contenir de telles multitudes, car chaque seigneur était
accompagné d’une suite de chevaliers, d’écuyers, de valets d’écurie, de
cuisiniers et de serviteurs. Tymond Lannister, sire de Castral Roc, en amena
avec lui trois cents. Pour ne point être surpassé, lord Matthos Tyrell de
Hautjardin vint avec cinq cents.
Les seigneurs affluèrent de tous les coins du royaume, des Marches de
Dorne jusqu’à l’ombre du Mur, des Trois Sœurs jusqu’aux îles de Fer.
L’Étoile-du-Soir de Torth était là, ainsi que le sire de Lumière Isolée. De
Winterfell s’en vint lord Ellard Stark ; de Vivesaigues, lord Grover Tully ;
du Val, Yorbert Royce, régent et protecteur de la jeune Jeyne Arryn, dame
des Eyrié. Même les Dorniens furent représentés ; le prince de Dorne
envoya sa fille et vingt chevaliers dorniens à Harrenhal en observateurs. Le
Grand Septon se déplaça de Villevieille pour bénir l’assemblée. Marchands
et négociants s’abattirent par centaines sur Harrenhal. Chevaliers errants et
francs-coureurs vinrent dans l’espoir de trouver de l’ouvrage pour leurs
épées, les tire-laine accoururent en quête de monnaie sonnante et
trébuchante, les vieilles femmes et les jeunes filles à la recherche de maris.
Voleurs et putains, lavandières et filles de camp, chanteurs et baladins, ils
arrivèrent de l’est, de l’ouest, du sud et du nord. Une ville de tentes s’éleva
sous les murailles d’Harrenhal et sur la berge du lac sur des lieues dans
chaque direction. Pour un temps, Ville-Harren fut la quatrième ville du
royaume ; seules Villevieille, Port-Réal et Port-Lannis la dépassaient.
L’assemblée des seigneurs examina et prit conséquemment en
considération pas moins de quatorze revendications. D’Essos arrivèrent
trois prétendants rivaux, petits-fils du roi Jaehaerys par sa fille Saera,
chacun fils d’un père différent. L’un d’eux était, dit-on, l’image même de
son aïeul en sa jeunesse. Un autre, bâtard né d’un triarque de l’Antique
Volantis, arriva avec des sacoches d’or et un éléphant nain. Les dons
somptueux qu’il répandit parmi les seigneurs les plus pauvres aidèrent sans
nul doute sa cause. L’éléphant se révéla moins utile. (À seulement trente-
quatre ans, la princesse Saera elle-même était toujours bien vivante à
Volantis ; ses propres prétentions au trône surpassaient clairement celles de
n’importe lequel de ses fils bâtards, mais elle ne choisit pas de les présenter.
« J’ai ici mon royaume », dit-elle quand on lui demanda si elle avait
l’intention de rentrer à Westeros.) Un autre prétendant présenta des liasses
de parchemins démontrant qu’il descendait de Gaemon le Glorieux, le plus
grand des seigneurs Targaryen de Peyredragon avant la Conquête, par une
fille cadette et le nobliau qu’elle avait épousé, et ainsi de suite sur sept
générations. Il y avait également un vigoureux homme d’armes aux
cheveux roux qui affirmait être un fils bâtard de Maegor le Cruel. En
manière de preuve, il amenait sa mère, une fille d’aubergiste âgée qui conta
qu’elle avait un jour été violée par Maegor. (Les seigneurs étaient disposés
à croire au viol, mais point qu’elle en avait conçu un enfant.)
Le Grand Conseil délibéra treize jours. Les maigres prétentions de neuf
rivaux de moindre importance furent considérées et rejetées (l’un d’eux, un
chevalier errant qui se prétendait fils naturel du roi Jaehaerys en personne,
fut saisi et jeté en prison lorsque le roi le dénonça comme menteur).
L’archimestre Vaegon fut éliminé en raison de ses vœux et la princesse
Rhaenys et sa fille en raison de leur sexe, laissant les deux prétendants avec
les plus grands soutiens : Viserys Targaryen, fils aîné du prince Baelon et de
la princesse Alyssa, et Laenor Velaryon, fils de la princesse Rhaenys et
petit-fils du prince Aemon. Viserys était le petit-fils du Vieux Roi, Laenor
son arrière-petit-fils. Le principe de primogéniture favorisait Laenor, celui
de proximité, Viserys. Ce dernier avait aussi été le dernier Targaryen à
monter Balerion… bien qu’il n’ait plus jamais chevauché de dragon après la
mort de la Terreur Noire en 94, alors que le jeune Laenor n’avait pas encore
accompli son premier vol sur son jeune dragon, une bête grise et blanche
splendide qu’il avait nommée Fumée-des-Mers.
Mais la revendication de Viserys tenait de son père, celle de Laenor de sa
mère, et la plupart des seigneurs jugèrent que la lignée mâle devait
l’emporter sur la féminine. De plus, Viserys était un homme de vingt-quatre
ans, Laenor un enfant de sept. Pour toutes ces raisons, la revendication de
Laenor était vue en général comme la plus faible des deux, mais le père et
la mère du garçon étaient des figures si influentes et puissantes qu’on ne
pouvait totalement la repousser.
Peut-être le moment serait-il opportun d’ajouter quelques mots à propos
de son père, Corlys de la maison Velaryon, sire des Marées et défenseur de
Lamarck, réputé à travers chansons et contes sous le nom du Serpent de
Mer, et assurément un des plus extraordinaires personnages de son temps.
Noble maison avec une illustre ascendance valyrienne, les Velaryon étaient
arrivés à Westeros avant même les Targaryen, s’il fallait en croire les
chroniques familiales, s’établissant dans le Gosier sur l’île basse et fertile
de Lamarck (ainsi nommée pour les marques présentes sur les bois flottés
que les marées jetaient quotidiennement sur ses côtes) plutôt que sur sa
voisine rocheuse et fumante, Peyredragon. Bien qu’ils n’aient jamais été
dragonniers, les Velaryon étaient restés pendant des siècles les plus anciens
et les plus proches alliés des Targaryen. Pour élément, ils possédaient la mer
et non le ciel. Durant la Conquête, c’étaient les navires Velaryon qui avaient
transporté les soldats d’Aegon dans la traversée de la baie de la Néra, et
formé par la suite le gros de la flotte royale. Tout au long du premier siècle
de règne Targaryen, tant de sires des Marées avaient servi au conseil
restreint comme maîtres des navires que la charge était en général
considérée comme pratiquement héréditaire.
Cependant, même avec de tels ancêtres, Corlys Velaryon resta un homme
singulier, un personnage aussi brillant que remuant, aussi aventureux
qu’ambitieux. Il était de tradition pour les fils de l’Hippocampe (l’emblème
de la maison Velaryon) de goûter à la vie de marin dès leur jeune âge, mais
aucun Velaryon avant lui ou après n’adopta la vie à bord avec tant
d’empressement que l’enfant qui deviendrait le Serpent de Mer. Il effectua
sa première traversée du détroit à l’âge de six ans avec un oncle, à
destination de Pentos. Dès lors, Corlys renouvela l’expérience chaque
année. Et il ne voyageait pas comme passager : il grimpait aux mâts, serrait
des nœuds, briquait les ponts, tirait sur l’aviron, calfatait les fuites, hissait et
affalait les voiles, tenait la vigie au nid de corbeau, apprenait à naviguer et à
barrer. Ses capitaines dirent qu’ils n’avaient jamais vu un tel marin-né.
À l’âge de seize ans il devint lui-même capitaine, menant un bateau de
pêche, la Reine des Aiglefins, de Lamarck à Peyredragon et retour. Au long
des années qui suivirent, ses navires prirent de l’importance et de la vitesse,
ses voyages devinrent plus longs et plus dangereux. Il mena des navires
autour de Westeros par le bas, afin de visiter Villevieille, Port-Lannis et
Lordsport sur Pyk. Il voyagea jusqu’à Lys, Tyrosh, Pentos et Myr. Sur la
Pucelle de l’Été, il atteignit Volantis et les îles d’Été et, sur le Loup des
Glaces, Braavos, Fort-Levant et Durlieu au nord, avant d’entrer dans la mer
Grelotte à destination de Lorath et de Port-Ibben. Lors d’un voyage
ultérieur, le Loup des Glaces et lui mirent une fois encore cap au nord, à la
recherche d’un passage supposé contournant Westeros par le haut, mais
pour n’y rencontrer que des mers prises par les glaces et des icebergs vastes
comme des montagnes.
Ses voyages les plus célèbres furent ceux qu’il accomplit sur le navire
qu’il conçut et construisit lui-même, le Serpent de Mer. Des négociants de
Villevieille et de La Treille avaient souvent navigué jusqu’à Qarth en quête
d’épices, de soieries et d’autres trésors, mais Corlys Velaryon et le Serpent
de Mer furent les premiers à aller au-delà, franchissant les Portes de Jade
pour atteindre Yi Ti et l’île de Leng, rentrant avec une cargaison de soieries
et d’épices si opulente qu’il doubla d’un seul coup la fortune de la maison
Velaryon. À son second voyage à bord du Serpent de Mer, il poussa plus
loin encore, jusqu’à Asshaï-lès-l’Ombre. Au troisième, il tenta plutôt la mer
Grelotte, devenant le premier Ouestrien à atteindre les Mille-Îles et à visiter
les côtes lugubres et glacées de N’ghaï et de Mossovy.
En définitive, le Serpent de Mer effectua neuf voyages. Au neuvième, ser
Corlys le ramena à Qarth, chargé d’assez d’or pour acheter vingt autres
vaisseaux et tous les emplir de safran, de poivre, de muscade, d’éléphants et
de balles de la soie la plus fine. Seuls quatorze navires de cette flotte
accostèrent sains et saufs à Lamarck et tous les éléphants périrent en mer ;
cependant, les profits de ce voyage furent si énormes que les Velaryon
devinrent la plus riche maison des Sept Couronnes, éclipsant même les
Hightower et les Lannister, quoique pour un court moment, seulement.
Ser Corlys fit bon usage de cette fortune à la mort de son vénérable aïeul
à l’âge de quatre-vingt-huit ans, lorsque le Serpent de Mer devint sire des
Marées. Le siège de la maison Velaryon était le château Lamarck, un lieu
sombre et sévère, toujours humide et souvent inondé. Lord Corlys bâtit un
nouveau château de l’autre côté de l’île. On construisit Marée Haute avec la
même pierre pâle que les Eyrié, ses tours élancées couronnées de toitures
d’argent battu qui étincelaient au soleil. Quand montaient les marées du
matin et du soir, la mer cernait le château, uniquement relié à Lamarck
proprement dite par une digue. Ce fut dans cette nouvelle citadelle que lord
Corlys installa l’ancien trône de Bois flotté (don du roi Triton, selon la
légende).
Le Serpent de Mer construisit également des navires. La taille de la flotte
royale tripla durant les années où il servit comme maître des navires sous le
Vieux Roi. Même après avoir quitté cette charge, il continua à construire,
lançant des navires et des galères de commerce plutôt que des vaisseaux de
guerre. Sous les murailles sombres et tachées de sel du château Lamarck,
trois modestes villages de pêcheurs grandirent et se fondirent en une ville
prospère appelée Carène, d’après les rangées de coques de navire qu’on
voyait en permanence au pied du château. De l’autre côté de l’île, près de
Marée Haute, un autre village se transforma en Port-d’Épice, aux quais et
aux pontons encombrés de navires venus des cités libres et d’au-delà. Calée
en travers du Gosier, Lamarck était plus proche du détroit que Sombreval
ou Port-Réal, si bien que Port-d’Épice commença à détourner une grande
part du trafic qui aurait autrement gagné ces ports, et la maison Velaryon
continua à croître en richesse et en puissance.
Lord Corlys était un homme ambitieux. Au cours de ses neuf voyages sur
le Serpent de Mer, il chercha sans cesse à pousser plus loin, à aller où nul
n’était allé avant lui et à voir ce qui se trouvait au-delà des cartes. En dépit
des maintes choses qu’il avait accomplies dans sa vie, il était rarement
satisfait, disaient ceux qui le connaissaient le mieux. En Rhaenys
Targaryen, fille du fils aîné et héritier du Vieux Roi, il avait trouvé la
compagne idéale, une femme plus volontaire, belle et fière que quiconque
dans le royaume, et, de plus, une dragonnière. Ses fils et filles fileraient
dans les cieux, prévoyait lord Corlys, et un jour, l’un d’eux siégerait sur le
trône de fer.
On n’en sera pas surpris, le Serpent de Mer éprouva une amère déception
quand le prince Aemon mourut et que le roi Jaehaerys dédaigna sa fille
Rhaenys en faveur de son frère, Baelon, le Prince du Printemps. Mais,
semblait-il, la roue avait désormais tourné à nouveau, et le tort pouvait être
rectifié. Ainsi lord Corlys et son épouse la princesse Rhaenys arrivèrent-ils
à Harrenhal en grande pompe, usant de la fortune et de l’influence de la
maison Velaryon pour persuader les seigneurs assemblés de reconnaître leur
fils Laenor comme héritier du Trône de Fer. Dans leurs efforts, ils furent
rejoints par le sire d’Accalmie, Boremund Baratheon (oncle de Rhaenys et
grand-oncle du petit Laenor), lord Stark de Winterfell, lord Manderly de
Blancport, lord Dustin de Tertre-bourg, lord Nerbosc de Corneilla, lord Bar
Emmon de Pointe-Vive, lord Celtigar de Pince-Isle et d’autres.
Ils furent loin de suffire. Malgré toute l’éloquence de lord et lady
Velaryon et leur libéralité dans leurs efforts en faveur de leur fils, il n’y eut
jamais de doute réel sur la décision du Grand Conseil. Par une marge
écrasante, l’assemblée des seigneurs choisit Viserys Targaryen comme
héritier légitime du Trône de Fer. Bien que les mestres qui décomptèrent les
voix n’aient jamais révélé les chiffres exacts, on raconta par la suite que ce
vote l’avait emporté à vingt contre un.
Le roi Jaehaerys n’avait pas assisté au Conseil, mais quand la nouvelle de
son verdict lui parvint, Sa Grâce remercia les seigneurs de leurs services et
conféra avec reconnaissance le titre de prince de Peyredragon à son petit-
fils Viserys. Accalmie et Lamarck acceptèrent la décision, quoique de
mauvais gré ; le vote avait été si écrasant que même le père et la mère de
Laenor virent qu’ils ne pouvaient espérer l’emporter. Aux yeux de
beaucoup, le Grand Conseil de 101 établit par là même un précédent de fer
sur les questions de succession : peu importait l’antériorité, le Trône de Fer
de Westeros ne pouvait se transmettre à une femme ni par une femme à ses
descendants mâles.
Des dernières années du règne du roi Jaehaerys, il n’est besoin de dire
que tant et moins. Le prince Baelon avait servi sous son père comme Main
du Roi ainsi que comme prince de Peyredragon, mais après son décès Sa
Grâce décida de séparer ces honneurs. Pour nouvelle Main, il en appela à
ser Otto Hightower, frère cadet de lord Hightower de Villevieille. Ser Otto
amena son épouse et ses enfants à la cour avec lui et servit le roi Jaehaerys
avec fidélité durant les années qui lui restaient. Au fur et à mesure que les
forces et l’esprit du Vieux Roi commençaient à décliner, il gardait
fréquemment le lit. Précoce, la fille de ser Otto, Alicent, quinze ans, devint
sa compagne constante, allant chercher ses repas pour Sa Grâce, lui faisant
la lecture, l’assistant pour prendre son bain et s’habiller. Parfois le Vieux
Roi la prenait pour une de ses filles, l’appelant par leur nom ; vers la fin, il
acquit la conviction qu’elle était sa fille Saera, revenue de l’autre côté du
détroit.
En l’an 103, le roi Jaehaerys Ier Targaryen expira dans son lit tandis que
lady Alicent lui lisait La Surnaturelle Histoire de septon Barth. Sa Grâce
avait soixante-neuf ans et régnait sur les Sept Couronnes depuis son arrivée
sur le trône de fer à l’âge de quatorze ans. On brûla sa dépouille à
Fossedragon, ses cendres furent ensevelies sur Peyredragon avec celles de
la Bonne Reine Alysanne. Tout Westeros porta le deuil. Même à Dorne, où
son autorité ne s’étendait pas, des hommes pleurèrent et des femmes
déchirèrent leurs vêtements.
En accord avec sa volonté et la décision du Grand Conseil de 101, son
petit-fils Viserys lui succéda, accédant au Trône de Fer sous le nom de roi
Viserys Ier Targaryen. À l’époque de son ascension, le roi Viserys avait
vingt-six ans. Il était marié depuis une décennie à une de ses cousines, lady
Aemma de la maison Arryn, elle-même petite-fille du Vieux Roi et de la
Bonne Reine Alysanne par sa mère, la défunte princesse Daella (morte en
82). Lady Aemma avait subi plusieurs fausses couches et la mort au berceau
d’un fils durant son mariage (certains mestres estimaient qu’elle avait été
mariée et honorée trop tôt), mais elle avait également donné naissance à une
fille en pleine santé, Rhaenyra (née en 97). Le nouveau roi et sa reine
adoraient tous deux cette enfant, leur seule progéniture vivante.

Beaucoup considèrent que le règne du roi Viserys représente le sommet


de la puissance Targaryen à Westeros. Sans aucun doute, il y eut plus de
seigneurs et de princes se revendiquant du sang du dragon qu’à toute autre
période, avant ou après. Bien que les Targaryen aient poursuivi chaque fois
que cela se pouvait leur pratique traditionnelle de marier le frère à la sœur,
l’oncle à la nièce et le cousin à la cousine, il y avait également eu
d’importantes unions en dehors de la famille royale, dont les fruits
joueraient un rôle considérable dans la guerre à venir. Il y avait également
plus de dragons que jamais auparavant, et nombre de dragonnes pondaient
régulièrement des œufs. Tous ces œufs n’allaient pas éclore, mais une forte
proportion le fit et il devint une coutume pour les pères et les mères de
princes et princesses nouveau-nés de placer dans leur berceau un œuf de
dragon, suivant une tradition lancée par la princesse Rhaena bien des
années plus tôt ; les enfants ainsi distingués se liaient invariablement aux
dragons éclos pour devenir des dragonniers.
Viserys Ier Targaryen avait une nature généreuse, aimable et il était
pareillement bien-aimé de ses seigneurs et du peuple. Le règne du Jeune
Roi, comme ce même peuple l’appela à son avènement, fut paisible et
prospère. La libéralité de Sa Grâce était légendaire et le Donjon Rouge
devint un lieu de chants et de splendeur. Le roi Viserys et la reine Aemma
donnèrent bien des banquets et des tournois, et firent pleuvoir sur leurs
favoris l’or, les charges et les honneurs.
Au centre des réjouissances, chérie et adorée de tous, se trouvait leur
unique enfant survivante, la princesse Rhaenyra, la petite fille surnommée
par les rhapsodes de la cour « la Joie du Royaume ». Bien qu’elle n’eût que
six ans quand son père avait accédé au Trône de Fer, Rhaenyra Targaryen
était une enfant précoce, éveillée, entreprenante et éclatante comme seuls
peuvent l’être ceux du sang du dragon. À sept ans, elle devint dragonnière,
prenant son essor sur la jeune dragonne qu’elle baptisa Syrax, d’après une
déesse de l’Ancienne Valyria. À huit, la princesse fut placée comme
échanson… mais de son père, le roi. À table, au tournoi et à la cour, on vit
dès lors rarement le roi Viserys sans sa fille à ses côtés.
Cependant, les aspects fastidieux du gouvernement étaient pour
l’essentiel laissés au conseil restreint du roi et à sa Main. Ser Otto
Hightower avait continué dans cette charge, servant sous le petit-fils comme
il l’avait fait sous son aïeul ; un homme capable, tous s’entendaient sur ce
point, quoique plus d’un le trouvassent orgueilleux, brusque, hautain. Plus il
servait et plus ser Otto devenait autoritaire, disait-on, et nombre de grands
seigneurs et de princes commencèrent à prendre ombrage de ses manières et
à lui envier son accès au Trône de Fer.
Son plus grand rival était Daemon Targaryen, frère cadet du roi,
ambitieux, impétueux, lunatique. Aussi charmant qu’ombrageux, le prince
Daemon avait remporté ses éperons de chevalier à seize ans et reçu Noire
Sœur du Vieux Roi en personne, comme reconnaissance de ses prouesses.
Bien qu’il ait épousé en 97, sous le règne du Vieux Roi, la dame de Roches-
aux-runes, le mariage n’avait pas été une réussite. Le prince Daemon
trouvait le Val d’Arryn ennuyeux (« Au Val, les hommes baisent les
moutons, écrivit-il. On ne les en peut point blâmer. Leurs moutons sont plus
jolis que leurs femmes ») et il conçut bientôt de la détestation envers la
dame son épouse, qu’il appelait « ma garce de bronze », par référence à
l’armure runique en bronze que portaient les seigneurs de la maison Royce.
Lors de l’accession de son frère au Trône de Fer, le prince avait requis que
son mariage soit annulé. Viserys refusa sa pétition mais autorisa toutefois
Daemon à rentrer à la cour, où il siégea au conseil restreint, servant comme
Grand Argentier de 103 à 104, et comme maître des lois une moitié
d’année, en 104.
La conduite de l’État ennuyait ce prince guerrier, toutefois. La situation
lui convint mieux quand le roi Viserys le nomma commandant du Guet de
Port-Réal. Trouvant les hommes mal armés et vêtus d’éléments disparates
et de guenilles, Daemon équipa chacun d’un poignard, d’une épée courte et
d’un gourdin, les arma de maille annelée noire (avec des pectoraux pour les
officiers) et les revêtit de longues capes dorées qu’ils pouvaient arborer
avec orgueil. Depuis lors, on appelle les hommes du Guet les « manteaux
d’or ».
Le prince Daemon se passionna pour le travail des manteaux d’or et il
écumait souvent les ruelles de Port-Réal avec ses hommes. Qu’il ait remis
de l’ordre dans la ville, nul n’en pouvait douter, mais sa discipline était
brutale. Il tirait grande joie à trancher les mains des tire-laine, à castrer les
violeurs et à sectionner le nez des voleurs, et il tua trois hommes dans des
rixes de rue au cours de sa première année comme commandant. Bientôt, le
prince devint une figure bien connue de tous les bas-fonds de Port-Réal. On
le voyait fréquemment dans les gargotes de vin (où il buvait sans bourse
délier) et les tripots (qu’il quittait toujours avec plus d’argent qu’il n’en
avait en entrant). Bien qu’il ait goûté à nombre de putains dans les bordels
de la ville et qu’on lui attribue du goût pour la défloration des pucelles, une
certaine danseuse lysienne ne tarda pas à devenir sa favorite. Elle se faisait
appeler Mysaria, bien que ses rivales et ses ennemies l’appellaient Misère,
le Ver Blanc.
Comme le roi Viserys n’avait pas de fils vivant, Daemon se considérait
comme l’héritier légitime du Trône de Fer et il guignait le titre de prince de
Peyredragon, que Sa Grâce refusait de lui accorder… mais avant que 105 ne
s’achève, il fut connu de ses amis comme « le Prince de la Ville », et du
peuple sous le nom de « lord Culpucier ». Si le roi ne souhaitait pas que
Daemon lui succède, il continuait à bien aimer son frère et était prompt à lui
pardonner ses nombreux manquements.
La princesse Rhaenyra avait elle aussi beaucoup d’affection pour son
oncle, car Daemon débordait toujours d’attentions à son égard. Chaque fois
qu’il traversait le détroit sur son dragon, il lui rapportait à son retour un
présent exotique. Le roi Viserys s’était amolli, empâté avec les ans. Jamais
il ne revendiqua d’autre dragon après la mort de Balerion, n’avait guère de
goût pour les joutes, la chasse ou l’escrime, alors que le prince Daemon
excellait en ces domaines et semblait être tout ce que son frère n’était
point : mince et dur, guerrier renommé, fringant, hardi et quelque peu
dangereux.
Et en ce point, nous nous devons de digresser pour évoquer nos sources,
car une grande part de ce qui advint dans les années qui suivirent s’est
déroulée derrière des portes closes, dans l’intimité d’escaliers, de salles du
conseil et de chambres à coucher, et que la vérité entière n’en sera sans
doute jamais connue. Nous disposons bien entendu des chroniques laissées
par le Grand Mestre Runciter et ses successeurs, et également de nombre de
documents de cour, tous les décrets et proclamations royaux, mais ils ne
décrivent qu’une toute petite partie de l’histoire. Pour le reste, nous devons
aller chercher dans des récits rédigés des décennies plus tard par les enfants
et les petits-enfants de ceux qui ont été pris dans les événements de cette
époque ; seigneurs et chevaliers rapportant des faits auxquels leurs ancêtres
avaient assisté, souvenirs de troisième main par des serviteurs âgés relatant
les scandales de leur jeunesse. Si tout cela a sans aucun doute son utilité,
tant de temps s’est écoulé entre l’épisode et son écriture que nombre de
confusions et de contradictions s’y sont inévitablement glissées. Et toutes
ces réminiscences ne s’accordent pas toujours.
Malheureusement, cela est également vrai des récits qui nous sont
parvenus de deux observateurs de premier plan. Septon Eustace, qui servit
au septuaire royal du Donjon Rouge durant une grande partie de cette
période, et accéda plus tard à la dignité de Sainteté, consigna par écrit la
chronique la plus détaillée de l’époque. En tant que confident et confesseur
du roi Viserys et de ses reines, Eustace était bien placé pour en savoir tant et
plus sur ce qui se passait. Il ne sourcillait pas non plus à retranscrire les
rumeurs et les accusations les plus scandaleuses et les plus salaces, bien que
l’essentiel de son Règne du roi Viserys, premier du nom, et la Danse des
Dragons qui s’ensuivit demeure une chronique tempérée et quelque peu
pesante.
En contrepoids à Eustace, nous avons le Témoignage de Champignon,
basé sur la dictée qu’en fit le fou de la cour (couchée par écrit par un scribe
qui omit d’ajouter son nom) qui, à diverses époques, cabriola pour
l’amusement du roi Viserys, de la princesse Rhaenyra et des deux Aegon, le
deuxième et le troisième. Nain d’un mètre de haut, doté d’une tête énorme
(et, assure-t-il, d’un membre plus énorme encore), Champignon était
considéré comme simple d’esprit, si bien que rois, seigneurs et princes ne se
souciaient pas de lui cacher leurs secrets. Si septon Eustace consigne les
secrets de la chambre à coucher et du bordel en termes feutrés et
réprobateurs, Champignon le fait avec délectation, et son Témoignage se
compose quasi exclusivement de récits paillards et de ragots, accumulant
les uns après les autres coups de poignard, empoisonnements, trahisons,
séductions et débauches. Quelle proportion peut-on en croire, voilà une
question à laquelle l’historien honnête ne peut espérer répondre, mais il
convient de noter que le roi Baelor le Bienheureux décréta que tous les
exemplaires de la chronique de Champignon devaient être brûlés. Par
bonheur pour nous, quelques-uns ont échappé à ses bûchers.

Septon Eustace et Champignon ne s’accordent pas toujours sur les


détails, et leurs récits offrent parfois des divergences considérables entre
eux, ainsi qu’avec les archives de la cour et les chroniques du Grand Mestre
Runciter et de ses successeurs. Cependant, leurs récits expliquent tant et
plus d’éléments qui pourraient autrement nous laisser perplexes, et des
textes ultérieurs confirment suffisamment leur teneur pour suggérer qu’ils
contiennent au moins une part de vérité. La question de ce qu’il faut croire
et de ce dont on doit douter reste à la charge de chaque érudit.
Sur un point précis, Champignon, septon Eustace, le Grand Mestre
Runciter et toutes nos autres sources concordent : ser Otto Hightower, la
Main du Roi, conçut une vive inimitié à l’encontre du frère du roi. Ce fut
ser Otto qui persuada le roi Viserys de destituer le prince Daemon de sa
charge de Grand Argentier puis comme maître des lois, des actes que la
Main ne tarda pas à regretter. En tant que commandant du Guet avec deux
mille hommes sous ses ordres, Daemon devint plus puissant que jamais.
« On ne peut à aucun prix permettre au prince Daemon d’accéder au Trône
de Fer, écrit la Main à son frère, sire de Villevieille. Ce serait un second
Maegor le Cruel, ou pire. » C’était (à l’époque) le vœu de ser Otto que la
princesse Rhaenyra succède à son père. « Mieux vaut la Joie du Royaume
que lord Culpucier », écrivit-il. Il n’était d’ailleurs pas seul à professer cette
opinion. Cependant, son parti affrontait un obstacle considérable. Si on
suivait le précédent établi par le Grand Conseil de 101, un prétendant mâle
devait l’emporter sur une femme. En l’absence de fils légitime, le frère du
roi passerait avant sa fille, comme Baelon avait prévalu sur Rhaenys en 92.
Quant à l’opinion du roi, toutes les chroniques s’accordent à dire que le
roi Viserys avait horreur des dissensions. Bien que loin d’être aveugle aux
défauts de son frère, il chérissait le souvenir de l’enfant à l’esprit
indépendant et aventureux qu’avait été Daemon. Sa fille était la grande joie
de sa vie, disait-il souvent, mais un frère demeure un frère. Encore et
toujours, il s’évertua à conclure la paix entre le prince Daemon et ser Otto,
mais l’animosité entre les deux hommes grondait sans répit sous les sourires
factices qu’ils arboraient à la cour. Quand on le pressait sur le sujet, le roi
Viserys répondait qu’il avait la conviction que sa reine ne tarderait pas à lui
donner un fils. Et en 105, il annonça à la cour et au conseil restreint que la
reine Aemma attendait à nouveau un enfant.
En cette même année fatidique, ser Criston Cole fut intronisé dans la
Garde Royale pour remplir la place laissée vacante par le décès du
légendaire ser Ryam Redwyne. Né fils d’un intendant au service de lord
Dondarrion de Havrenoir, ser Criston était un jeune et accort chevalier de
vingt-trois ans. Il se signala pour la première fois à l’attention de la cour en
remportant la mêlée organisée à Viergétang pour honorer l’accession au
trône du roi Viserys. Dans les derniers moments du combat, ser Criston
arracha Noire Sœur à la main du prince Daemon d’un coup de fléau
d’armes, à la grande joie de Sa Grâce et à la fureur du prince. Par la suite il
offrit les lauriers du vainqueur à la princesse Rhaenyra, sept ans, et
l’implora de lui accorder sa faveur afin de la porter au cours de la joute. Sur
les lices, il défit une fois de plus le prince Daemon, et fit vider les étriers
aux deux célèbres jumeaux Cargyll, ser Arryk et ser Erryk de la Garde
Royale, avant de tomber, face à lord Lymond Mallister.
Avec ses yeux vert pâle, ses cheveux noirs comme charbon et son charme
négligent, Cole ne tarda pas à devenir un favori de toutes ces dames de la
cour… dont la moindre n’était pas Rhaenyra Targaryen en personne. Elle
s’enticha tant des charmes de cet homme qu’elle appelait son « chevalier
blanc » qu’elle supplia son père de nommer ser Criston bouclier et
protecteur personnel de la princesse. Sa Grâce le lui accorda, comme elle
lui passa tant d’autres caprices. Dès lors, ser Criston porta en permanence
sa faveur sur les lices et devint un compagnon régulier à ses côtés lors des
banquets et des fêtes.
Peu de temps après que ser Criston revêtit son manteau blanc, le roi
Viserys invita Lyonel Fort, sire d’Harrenhal, à se joindre au conseil restreint
en tant que maître des lois. Colosse rude et dégarni, lord Fort jouissait
comme combattant d’une formidable réputation. Ceux qui ne le
connaissaient pas le prenaient souvent pour une brute, confondant ses
silences et sa lenteur de discours avec de la stupidité. C’était loin d’être
vrai. Lord Lyonel avait étudié à la Citadelle en sa jeunesse, remportant six
anneaux de sa chaîne avant de décider que la vie de mestre n’était pas faite
pour lui. Il était lettré et érudit, sa science des lois des Sept Couronnes était
exhaustive. Trois fois marié et trois fois veuf, le sire d’Harrenhal amenait à
la cour avec lui deux filles pucelles et deux fils. Les filles devinrent
demoiselles de compagnie de la princesse Rhaenyra, tandis que leur frère
aîné, ser Harwin Fort, surnommé Brise-Os, était fait capitaine dans les
manteaux d’or. Le plus jeune frère, Larys le Pied-Bot, rejoignit les
confesseurs du roi.
Telle était la situation à Port-Réal à la fin de l’année 105 lorsque la reine
Aemma dut s’aliter dans la Citadelle de Maegor et mourut en donnant
naissance au fils que Viserys Targaryen avait si longtemps désiré. L’enfant
(nommé Baelon, en l’honneur du père du roi) ne lui survécut qu’un jour,
laissant le roi et la cour éplorés… à l’exception peut-être du prince
Daemon, qu’on remarqua dans un bordel de la rue de la Soie en train de
proférer des plaisanteries avinées avec ses comparses de haute naissance sur
« l’héritier d’un jour ». Quand la nouvelle en revint au roi (la légende veut
que ce soit la catin assise sur les genoux de Daemon qui l’ait dénoncé, mais
les faits semblent prouver que ce fut en réalité un de ses compagnons de
beuverie, un capitaine des manteaux d’or avide d’avancement), Viserys
blêmit. Sa Grâce en avait finalement eu plus qu’assez de son ingrat de frère
et de ses ambitions.
Une fois son deuil envers son épouse et son fils arrivé à son terme, le roi
agit promptement pour résoudre cette question de la succession qui couvait
depuis longtemps. Ne tenant aucun compte des précédents instaurés par le
roi Jaehaerys en 92 et le Grand Conseil en 101, Viserys déclara sa fille
Rhaenyra son héritière légitime, et il la nomma princesse de Peyredragon.
Au cours d’une opulente cérémonie à Port-Réal, des centaines de seigneurs
s’inclinèrent devant la Joie du Royaume qui siégeait aux pieds de son père,
à la base du trône de fer, et jurèrent d’honorer et de défendre son droit de
succession.
Le prince Daemon n’était pas du nombre, toutefois. Furieux du décret du
roi, le prince quitta Port-Réal, démissionnant du Guet. Il se rendit d’abord à
Peyredragon, emmenant avec lui sa maîtresse Mysaria sur le dos de son
dragon Caraxès, la bête svelte et rouge que le peuple appelait le
Sanguinaire. Il y demeura la moitié d’une année, durant laquelle il conçut
un enfant avec Mysaria.
Lorsqu’il apprit que sa concubine était enceinte, le prince Daemon lui
offrit un œuf de dragon, mais en cela il avait de nouveau passé les bornes et
éveillé le courroux de son frère. Le roi Viserys lui ordonna de restituer
l’œuf, de chasser sa traînée et de retourner auprès de sa légitime épouse,
sous peine d’être considéré comme un traître. Le prince obéit, quoique de
mauvaise grâce, renvoyant Mysaria (sans son œuf) vers Lys, tandis que lui-
même prenait à tire-d’aile la direction de Roches-aux-runes dans le Val et la
compagnie peu prisée de sa « garce de bronze ». Mais Mysaria perdit son
enfant durant une tempête sur le détroit. Lorsque la nouvelle en parvint au
prince Daemon, il ne prononça pas une seule syllabe de chagrin, mais son
cœur s’endurcit contre le roi son frère. Dès lors, il ne parla plus du roi
Viserys qu’avec dédain, et il commença à méditer jour et nuit sur la
succession.
Bien que la princesse Rhaenyra ait été proclamée successeur de son père,
ils étaient nombreux dans le royaume, à la cour et au-delà, qui espéraient
toujours que Viserys pourrait avoir un héritier mâle, car le Jeune Roi n’avait
pas encore trente ans. Le Grand Mestre Runciter fut le premier à presser Sa
Grâce de se remarier, allant jusqu’à suggérer un choix convenable : lady
Laena Velaryon, qui venait tout juste d’avoir douze ans. Jeune personne au
tempérament ardent, ayant récemment eu ses premières fleurs, lady Laena
avait hérité de sa mère Rhaenys la beauté des vrais Targaryen, et de son
père le Serpent de Mer un esprit hardi et aventureux. De même que lord
Corlys adorait naviguer, Laena adorait voler et avait revendiqué pour
monture rien de moins que la puissante Vhagar, la plus âgée et la plus
grosse des dragons Targaryen depuis le trépas de la Terreur Noire en 94. En
prenant cette jouvencelle pour épouse, le roi comblerait le fossé qui s’était
creusé entre le Trône de Fer et Lamarck, fit observer Runciter. Et
assurément Laena serait une reine magnifique.
Viserys Ier Targaryen n’était pas le plus volontaire des rois, on se doit de
le dire : toujours affable et empressé à plaire, il s’appuyait considérablement
sur l’opinion des hommes qui l’entouraient, et agissait selon leur avis plus
souvent qu’à son tour. Dans le cas présent, cependant, Sa Grâce avait sa
propre idée et aucun argument ne put l’en dissuader. Il allait se remarier,
certes… mais pas à une fillette de douze ans et pas pour des raisons d’État.
Une autre femme avait capté son regard. Il annonça son intention d’épouser
lady Alicent de la maison Hightower, la fille habile et charmante de la Main
du Roi, la jouvencelle de dix-huit ans qui avait fait la lecture au roi
Jaehaerys durant son agonie.
Les Hightower de Villevieille étaient une noble et ancienne famille,
d’une lignée impeccable : on ne pouvait opposer aucune objection au choix
du roi. Et cependant, il y en eut pour murmurer que la Main avait
outrepassé son rang, qu’elle avait amené sa fille à la cour avec cet objectif
en tête. Certains allèrent jusqu’à jeter le doute sur la vertu de lady Alicent,
suggérant qu’elle avait accueilli le roi Viserys dans son lit avant même la
mort de la reine Aemma. (Ces calomnies ne furent jamais prouvées, ce qui
n’empêche pas Champignon de les répéter dans son Témoignage et d’aller
jusqu’à affirmer que la lecture n’était pas le seul service que lady Alicent
rendait au Vieux Roi, dans sa chambre à coucher.) Au Val, le prince
Daemon, raconte-t-on, roua de coups de fouet le serviteur qui lui apporta la
nouvelle, le laissant presque mort. Le Serpent de Mer ne fut pas plus ravi
quand l’annonce parvint à Lamarck. Une nouvelle fois, on avait négligé la
maison Velaryon, dédaigné sa fille Laena comme son fils Laenor avait été
rejeté par le Grand Conseil, et son épouse par le Vieux Roi en 92. Seule
lady Laena elle-même resta sereine. « Sa seigneurie manifeste beaucoup
plus d’intérêt pour le vol que pour les garçons », écrivit le Grand Mestre à
la Citadelle.
Quand le roi Viserys prit Alicent Hightower pour épouse, en 106, la
maison Velaryon se fit remarquer par son absence. La princesse Rhaenyra
se consacra durant le banquet au service de sa belle-mère, et la reine Alicent
l’embrassa et l’appela « ma fille ». La princesse comptait parmi les femmes
qui dévêtirent le roi et le conduisirent à la chambre de son épouse. Cette
nuit-là, les rires et l’amour gouvernèrent le palais… tandis que, de l’autre
côté de la baie de la Néra, lord Corlys le Serpent de Mer recevait le frère du
roi, le prince Daemon, pour un conseil de guerre. Le prince avait supporté
tout ce qu’il pouvait du Val d’Arryn, de Roches-aux-runes et de la dame sa
femme. « Noire Sœur a été conçue pour de plus nobles besognes que
d’égorger des brebis, raconte-t-on qu’il aurait déclaré au sire des Marées.
Elle a soif de sang. » Mais ce n’était pas une rébellion que le prince avait en
tête ; il visait une autre voie vers le pouvoir.
Les Degrés de Pierre, cette chaîne d’îles rocheuses entre Dorne et les
Terres Disputées d’Essos, étaient depuis longtemps un antre de hors-la-loi,
de bannis, de naufrageurs et de pirates. En elles-mêmes, les îles avaient peu
de valeur mais, situées de la sorte, elles contrôlaient les voies navigables
d’entrée et de sortie du détroit, et les navires marchands traversant ces eaux
étaient souvent la proie de leurs habitants. Cependant, depuis des siècles, de
telles déprédations n’avaient jamais été autre chose qu’un désagrément.
Dix ans plus tôt, toutefois, les cités libres de Lys, Myr et Tyrosh avaient
mis de côté leurs anciennes querelles pour faire cause commune dans une
guerre contre Volantis. Après avoir défait les Volantains à la bataille des
Confins, les trois cités victorieuses avaient juré une éternelle alliance et
constitué une nouvelle grande puissance : la Triarchie, plus connue à
Westeros sous le nom de royaume des Trois Filles (puisque chacune des
cités libres se considérait comme fille de l’ancienne Valyria) ou, plus
vulgairement, le royaume des Trois Putains (bien que le « royaume » en
question soit dépourvu de roi, étant gouverné par un conseil de trente-trois
magistrats). Une fois que Volantis eut négocié une paix et se fut retirée des
Terres Disputées, les Trois Filles tournèrent leur regard vers l’ouest,
couvrant les Degrés de leurs armées et de leurs flottes associées, sous le
commandement du prince amiral myrien Craghas Drahar, qui gagna le
sobriquet Craghas Gaveur-de-Crabes quand il crucifia des centaines de
pirates capturés dans la zone de balancement des marées, pour qu’ils se
noient à marée montante.
La conquête et l’annexion des Degrés de Pierre par le royaume des Trois
Filles ne reçut initialement que l’approbation des seigneurs de Westeros.
L’ordre avait remplacé le chaos et, si les Trois Filles percevaient un péage
de chaque vaisseau traversant ses eaux, cela paraissait un prix modeste à
payer pour être débarrassé des pirates.
La cupidité de Craghas Gaveur-de-Crabes et de ses associés de conquête
ne tarda pourtant pas à retourner ce sentiment général contre eux : le péage
augmenta encore, et encore, devenant bientôt si ruineux que des marchands
qui n’étaient autrefois que trop heureux de payer cherchaient désormais à se
faufiler entre les galères de la Triarchie comme ils le faisaient naguère pour
les pirates. Drahar et ses co-amiraux lysien et tyroshi semblaient rivaliser
entre eux de cupidité, déplorait-on. Les Lysiens s’attirèrent une haine
particulière, car ils ne se bornaient pas à exiger de l’argent des navires de
passage, mais s’emparaient de jouvencelles, de femmes et de séduisants
jouvenceaux pour servir dans leurs jardins et maisons de plaisirs. (Parmi
ceux qui se retrouvèrent ainsi réduits en esclavage il y eut lady Johanna
Swann, quinze ans, une nièce du sire de Pierheaume. Quand son oncle,
tristement réputé pour sa ladrerie, refusa de payer rançon, elle fut vendue à
une maison de plaisirs, où elle fit carrière, pour devenir la célèbre
courtisane qu’on appela le Cygne noir, gouvernant Lys à tout point de vue,
sinon en titre. Hélas, son histoire, pour fascinante qu’elle soit, n’a pas sa
place dans notre présente chronique.)
De tous les seigneurs de Westeros, nul ne souffrait autant de ces pratiques
que Corlys Velaryon, sire des Marées, que ses flottes avaient rendu riche et
puissant au-dessus de tout homme des Sept Couronnes. Le Serpent de Mer
avait résolu de mettre un terme au règne de la Triarchie sur les Degrés de
Pierre, et il trouva en Daemon Targaryen un partenaire décidé, avide de l’or
et de la gloire qu’une victoire lui rapporterait. Dédaignant les noces du roi,
ils dressèrent leurs plans sur l’île de Lamarck, à Marée Haute. Lord
Velaryon commanderait la flotte, le prince Daemon l’armée. Les forces des
Trois Filles surpasseraient considérablement les leurs… mais le prince
amènerait aussi au combat les flammes de son dragon Caraxès, le
Sanguinaire.
Il n’est pas dans notre intention ici de narrer les détails de la guerre
privée que Daemon Targaryen et Corlys Velaryon livrèrent sur les Degrés.
Qu’il suffise de dire que les hostilités débutèrent en 106. Le prince Daemon
éprouva peu de difficultés à réunir une armée d’aventuriers et de cadets sans
terre, et remporta nombre de victoires au cours des deux premières années
du conflit. En 108, quand il se trouva enfin face à face avec Craghas
Gaveur-de-Crabes, il le tua en combat singulier et lui trancha la tête avec
Noire Sœur.
Le roi Viserys, assurément ravi d’être débarrassé de son frère turbulent,
soutint ses efforts par des apports réguliers d’or et, dès 109, Daemon
Targaryen et son armée d’épées-louées et de trancheurs de gorges
contrôlaient toutes les îles à l’exception de deux, et les flottes du Serpent de
Mer avaient fermement pris le contrôle des eaux qui les séparaient. Au
cours de ce bref moment de victoire, le prince Daemon se déclara roi des
Degrés de Pierre et du détroit, et lord Corlys déposa une couronne sur sa
tête… mais leur « royaume » était loin d’être établi. L’année suivante, le
royaume des Trois Filles envoya une nouvelle force d’invasion sous le
commandement d’un capitaine tyroshi retors, Racallio Ryndoon,
assurément une des canailles les plus curieuses et les plus extravagantes des
annales de l’histoire, et Dorne se joignit à la guerre par une alliance avec la
Triarchie. Les combats reprirent.
Tandis que sang et feu se déployaient à travers les Degrés, le roi Viserys
et sa cour demeuraient placides. « Que Daemon joue à la guerre, rapporte-t-
on que Sa Grâce aurait dit, cela lui évite de faire des bêtises. » Viserys était
homme de paix et, durant ces années, Port-Réal connut un défilé incessant
de banquets et de tournois, où baladins et chanteurs saluaient la naissance
de chaque nouvelle altesse princière Targaryen. La reine Alicent se montra
rapidement aussi fertile qu’elle était jolie. En 107, elle donna au roi un fils
en bonne santé, nommé Aegon, d’après le Conquérant. Deux ans plus tard,
ce fut une fille qu’elle donna au roi : Helaena ; en 110, un autre fils,
Aemond, dont on rapportait qu’il avait la moitié de la taille de son frère
aîné, mais deux fois sa férocité.
Pourtant, la princesse Rhaenyra continuait à siéger au pied du trône de fer
quand son père tenait audience et Sa Grâce commença également à
l’amener à quelques réunions du conseil restreint. Si nombre de seigneurs et
de chevaliers quêtaient sa faveur, la princesse n’avait d’yeux que pour ser
Criston Cole, le jeune champion de la Garde Royale, son compagnon
constant. « Ser Criston protège la princesse de ses ennemis, mais qui
protège la princesse de ser Criston ? » s’enquit un jour la reine Alicent, à la
cour. L’amitié entre Sa Grâce et sa belle-fille s’était révélée brève, car
autant Rhaenyra qu’Alicent aspiraient à être la première dame du
royaume… et bien que la reine ait donné au roi, non pas un, mais deux
héritiers mâles, Viserys n’avait pas levé le petit doigt pour modifier l’ordre
de succession. La princesse de Peyredragon demeurait son héritière
présomptive, et la moitié des seigneurs de Westeros tenus par serment de
défendre ses droits. Ceux qui demandaient : « Et qu’en est-il de la décision
du Grand Conseil de 101 ? », constataient qu’il restait sourd à leurs paroles.
En ce qui concernait le roi Viserys, la décision avait été prise ; Sa Grâce ne
souhaitait pas reconsidérer le sujet.
Cependant, les questions subsistaient, dont celles que posait la reine
Alicent n’étaient pas les moindres. Le plus farouche de ses soutiens était
son père, ser Otto Hightower, Main du Roi. Poussé trop loin sur le sujet, en
109, Viserys retira à ser Otto la chaîne de sa charge et nomma à sa place le
taciturne sire d’Harrenhal, Lyonel Fort. « Cette Main-là ne me harcèlera
pas », proclama Sa Grâce.
Même après le retour de ser Otto à Villevieille, existait encore à la cour
un « parti de la reine » ; un groupe de seigneurs puissants, amis de la reine
Alicent, soutenant les droits de ses fils. Contre eux se liguait le « parti de la
princesse ». Le roi Viserys aimait autant son épouse que sa fille et avait en
horreur les conflits et les rivalités. Il s’efforçait tous les jours de préserver la
paix entre ses femmes et de les combler toutes deux de présents, d’or et
d’honneurs. Tant qu’il vécut, régna et maintint l’équilibre, banquets et
tournois continuèrent comme auparavant et la paix prévalut à travers le
royaume… bien que certains, qui avaient l’œil acéré, aient observé que les
dragons d’un parti claquaient des mâchoires et crachaient des flammes à
l’adresse de ceux de l’autre parti chaque fois qu’il leur arrivait de se croiser.
En 111, eut lieu un grand tournoi à Port-Réal pour le cinquième
anniversaire du mariage du roi avec la reine Alicent. Au banquet
d’ouverture, la reine arbora une robe verte, tandis que la princesse se parait
de façon spectaculaire du rouge et noir des Targaryen. On en prit note, et
dès lors la coutume voulut qu’on fasse référence aux « Verts » et aux
« Noirs » en désignant le parti de la reine et celui de la princesse
respectivement. Au cours du tournoi proprement dit, les Noirs l’emportèrent
largement quand ser Criston, arborant la faveur de la princesse Rhaenyra,
désarçonna tous les champions de la reine, y compris deux de ses cousins et
son plus jeune frère, ser Gwayne Hightower.
Il était cependant quelqu’un qui ne portait ni le vert ni le noir mais plutôt
l’or et l’argent. Le prince Daemon était enfin de retour à la cour. Coiffé
d’une couronne et se présentant sous le titre de roi du détroit, il apparut,
sans être annoncé, sur son dragon dans les cieux au-dessus de Port-Réal,
décrivant trois cercles au-dessus du site du tournoi… mais quand enfin il
toucha terre, il s’agenouilla devant son frère et lui présenta sa couronne, en
gage de son amour et de sa féauté. Viserys la lui rendit et baisa Daemon sur
les deux joues, lui souhaitant la bienvenue pour son retour, et les seigneurs
et le peuple poussèrent un tonnerre de vivats de voir réconciliés les fils du
Prince du Printemps. Parmi ceux qui les acclamèrent le plus fort figura la
princesse Rhaenyra, enchantée du retour de son oncle préféré, qui le pressa
de rester un moment.
Tout cela est établi. Pour ce qui se passa ensuite, nous devons nous
tourner vers nos chroniqueurs plus douteux. Le prince Daemon demeura à
Port-Réal la moitié d’un an, cela ne fait aucun doute. Il reprit même son
siège au conseil restreint, selon le Grand Mestre Runciter, mais ni l’âge ni
l’exil n’avaient changé son naturel. Daemon fréquenta bientôt à nouveau
ses vieux comparses des manteaux d’or et retourna dans les anciens
établissements de la rue de la Soie dont il avait été un client si prisé. S’il
traitait la reine Alicent avec toute la courtoisie qu’exigeait son rang, il n’y
avait entre eux aucune chaleur et les gens disaient qu’il manifestait une
froideur notable envers les enfants de la reine, en particulier ses neveux
Aegon et Aemond, dont la naissance l’avait refoulé plus loin encore dans la
lignée de succession.
La princesse Rhaenyra était une tout autre affaire. Daemon passait de
longues heures en sa compagnie, la captivant par le récit de ses voyages et
de ses batailles. Il lui offrit des perles, des soieries, des livres et une tiare de
jade, réputée avoir jadis appartenu à l’impératrice de Leng, lui lisait des
poèmes, dînait avec elle, chassait au faucon avec elle, naviguait avec elle, la
distrayait en se moquant des Verts de la cour, ces « lèche-bottes » qui
encensaient la reine Alicent et ses enfants. Il loua sa beauté, la proclamant
la plus belle damoiselle de toutes les Sept Couronnes. Oncle et nièce
commencèrent à voler ensemble presque chaque jour, opposant à la course
Syrax à Caraxès sur l’aller-retour vers Peyredragon.
C’est ici que nos sources divergent. Le Grand Mestre Runciter se borne à
dire que les deux frères se disputèrent encore et que le prince Daemon
quitta de nouveau Port-Réal pour regagner les Degrés de Pierre et ses
guerres. Sur la cause de la querelle, il ne dit mot. D’autres affirment que ce
fut à l’insistance de la reine Alicent que Viserys renvoya Daemon. Mais
septon Eustace et Champignon content une autre histoire… ou plutôt deux,
chacune différant de l’autre. Eustace, le moins égrillard des deux, écrit que
le prince Daemon séduisit sa nièce la princesse et lui ravit sa virginité.
Quand ser Arryk Cargyll de la Garde Royale découvrit les amants ensemble
au lit et les amena devant le roi, Rhaenyra assura qu’elle aimait son oncle et
implora de son père la permission de l’épouser. Le roi Viserys n’en voulut
point entendre parler, toutefois, et il rappela à sa fille que le prince Daemon
avait déjà une épouse. Dans son courroux, il confina sa fille dans ses
appartements, demanda à son frère de s’en aller et leur ordonna à tous deux
de ne jamais parler de ce qui s’était passé.
Le récit que narre Champignon est beaucoup plus dépravé, comme c’est
souvent le cas dans son Témoignage. Selon le nain, c’était ser Criston Cole
que désirait la princesse, et non le prince Daemon, mais ser Criston était un
authentique chevalier, noble, chaste et soucieux de ses vœux et, bien qu’il
soit en sa compagnie jour et nuit, il ne l’avait pas même embrassée, ni
n’avait prononcé aucune déclaration de son amour. « Quand il te regarde, il
voit la petite fille que tu étais et non la femme que tu es devenue, assura le
prince Daemon à sa nièce, mais je peux t’enseigner comment te faire voir
de lui en tant que femme. »
Il commença par lui donner des leçons de baisers, si on doit en croire
Champignon. De là, le prince enchaîna en montrant à sa nièce les
meilleures façons de toucher un homme pour lui procurer du plaisir, un
exercice qui à l’occasion mettait également en jeu Champignon lui-même et
son membre supposément énorme. Daemon apprit à la jeune fille à se
dévêtir de façon engageante, lui téta les seins pour les grossir et les rendre
plus sensibles et s’envola avec elle en dragon vers les récifs de la baie de la
Néra, où ils pouvaient s’ébattre nus tout le jour, loin des regards, et où la
princesse pouvait pratiquer l’art de donner du plaisir à un homme avec sa
bouche. La nuit, il la faisait sortir en cachette de ses appartements, vêtue en
page, pour la conduire en secret dans les bordels de la rue de la Soie, où la
princesse pouvait observer hommes et femmes durant l’acte d’amour et
apprendre plus avant des catins de Port-Réal ces « arts féminins ».
Combien de temps ces cours se poursuivirent, Champignon n’en dit rien,
mais, à la différence de septon Eustace, il insiste pour affirmer que la
princesse Rhaenyra demeura pucelle, car elle désirait préserver son
innocence et en faire don à son aimé. Mais lorsqu’enfin elle approcha son
chevalier blanc, usant de tout ce qu’elle avait appris, ser Criston horrifié la
repoussa. Toute l’affaire ne tarda pas à se savoir, en grande partie par le fait
de Champignon. Le roi Viserys refusa d’abord d’en croire un mot, jusqu’à
ce que le prince Daemon confirme la véracité de la chose. « Donne-moi la
fille pour épouse, aurait-il demandé à son frère. Qui d’autre en voudrait,
désormais ? » Au lieu de quoi, le roi Viserys le bannit, avec ordre de ne
jamais rentrer aux Sept Couronnes, sous peine de mort. (Lord Fort, la Main
du Roi, plaida pour qu’on mette immédiatement à mort le prince, comme
traître, mais septon Eustace rappela à Sa Grâce que nul homme n’est plus
maudit que le parricide.)
De la suite, ceci est établi : Daemon Targaryen regagna les Degrés de
Pierre et reprit son combat pour ces rochers stériles et balayés par les
tempêtes. Le Grand Mestre Runciter et ser Harrold Ouestrelin moururent
tous deux en 112. Ser Criston fut nommé lord Commandant de la Garde
Royale à la place de ser Harrold, et les archimestres de la Citadelle
dépêchèrent mestre Mellos au Donjon Rouge, afin de reprendre la chaîne du
Grand Mestre et les responsabilités qui s’y rattachaient. À tous autres
égards, Port-Réal retrouva sa tranquillité coutumière pendant la plus grande
part de deux années… jusqu’en 113, où la princesse Rhaenyra eut seize ans,
prit possession de Peyredragon comme son siège personnel et se maria.
Longtemps avant que quiconque ait des raisons de douter de son
innocence, la question de sélectionner un parti convenable pour Rhaenyra
avait préoccupé le roi Viserys et son conseil. De grands seigneurs et de
glorieux chevaliers tournaient autour d’elle comme des papillons autour de
la flamme, rivalisant pour ses faveurs. Quand Rhaenyra visita le Trident en
112, les fils de lord Bracken et de lord Nerbosc se battirent en duel à son
sujet, et un fils cadet de la maison Frey eut l’audace de demander
ouvertement sa main (on l’appela Frey le Sot, par la suite). Dans l’Ouest,
ser Jason Lannister et son jumeau, ser Tyland, rivalisèrent pour elle durant
un banquet à Castral Roc. Les fils de lord Tully de Vivesaigues, lord Tyrell
de Hautjardin, lord du Rouvre de Vieux Rouvre et lord Tarly de Corcolline
firent leur cour à la princesse, de même que le fils aîné de la Main, ser
Harwin Fort. Brise-Os, comme on l’appelait, était héritier d’Harrenhal et
réputé être l’homme le plus vigoureux des Sept Couronnes. Viserys parla
même de marier Rhaenyra au prince de Dorne, comme d’un moyen
d’amener Dorne dans le royaume.
La reine Alicent avait son propre candidat : son fils aîné, le prince
Aegon, le demi-frère de Rhaenyra. Mais Aegon était un enfant, la princesse
de dix ans son aînée. De plus, le demi-frère et la demi-sœur ne s’étaient
jamais bien entendus. « Raison de plus pour les lier par un mariage », plaida
la reine. Viserys ne fut pas d’accord. « Le petit est du sang d’Alicent,
confia-t-il à lord Fort. Elle veut qu’il monte sur le trône. »
Le meilleur choix, s’accordèrent finalement à penser le roi et le conseil
restreint, serait le cousin de Rhaenyra, Laenor Velaryon. Bien que le Grand
Conseil de 101 ait délibéré contre ses prétentions au trône, le jeune
Velaryon restait un descendant du Vieux Roi lui-même. Une telle alliance
unirait et renforcerait la lignée royale et rendrait au Trône de Fer l’amitié du
Serpent de Mer, et sa puissante flotte.
On éleva une seule objection : Laenor Velaryon avait désormais dix-neuf
ans mais n’avait jamais manifesté d’intérêt pour les femmes. En fait, il
s’entourait de séduisants écuyers de son âge et on assurait qu’il préférait
leur compagnie. Mais le Grand Mestre Mellos balaya d’emblée cette
inquiétude : « Eh bien, quoi ? demanda-t-il. Je n’aime pas le poisson, mais
quand on m’en sert, j’en mange. » Ainsi le mariage fut-il décidé.
Le roi et le conseil avaient toutefois négligé de consulter la princesse, et
Rhaenyra se montra digne fille de son père, avec des idées personnelles sur
celui qu’elle devait épouser. La princesse connaissait tant et plus Laenor
Velaryon et ne souhaitait pas devenir son épouse. « Mon demi-frère serait
plus à son goût », assura-t-elle au roi. (La princesse prenait toujours soin de
désigner les fils de la reine Alicent sous le terme de demi-frères, jamais de
frères.) Et bien que Sa Grâce ait tenté de la raisonner, l’ait priée, houspillée
et traitée d’ingrate, aucune de ses paroles ne réussit à la fléchir… jusqu’à ce
que le roi aborde la question de la succession. Ce que fait un roi, il peut le
défaire, fit observer Viserys. Soit elle se mariait comme on le lui ordonnait,
soit il nommerait son demi-frère Aegon son héritier, plutôt qu’elle. Devant
cet argument, l’entêtement de la princesse prit fin. Septon Eustace conte
qu’elle tomba aux genoux de son père et implora son pardon. Champignon
prétend qu’elle lui cracha au visage. Mais tous deux s’accordent à dire
qu’elle consentit au mariage.
Et ici nos sources diffèrent de nouveau. Cette nuit-là, rapporte septon
Eustace, ser Criston Cole se glissa dans la chambre à coucher de la
princesse pour confesser son amour pour elle. Il apprit à Rhaenyra qu’il
avait un navire qui l’attendait sur la baie et la supplia de fuir avec lui de
l’autre côté du détroit. Ils se marieraient à Tyrosh ou à l’Antique Volantis,
où l’autorité de son père n’atteignait pas et où nul ne se soucierait que ser
Criston Cole ait bafoué ses vœux de membre de la Garde Royale. Ses
prouesses à l’épée et au fléau d’armes étaient telles qu’il ne doutait pas de
trouver un prince marchand qui le prendrait à son service. Mais Rhaenyra
refusa. Elle était le sang du dragon, dit-elle, et faite pour autre chose que
l’existence d’une épouse de vulgaire épée-louée. Et s’il pouvait balayer ses
vœux de la Garde Royale, que représenteraient de plus pour lui des vœux de
mariage ?
Champignon narre une tout autre histoire. Dans sa version, ce fut la
princesse Rhaenyra qui alla rejoindre ser Criston, et non l’inverse. Elle le
trouva seul dans la Tour de la Blanche Épée, barra la porte et laissa glisser
son manteau pour révéler sa nudité par-dessous. « J’ai préservé pour toi
mon pucelage, lui dit-elle. Prends-le maintenant, en gage de mon amour. Il
aura pour mon promis tant et moins d’intérêt et peut-être, quand il saura que
je ne suis pas chaste, me refusera-t-il. »
Néanmoins, malgré toute sa beauté, ser Criston demeura sourd à sa
supplique, car il était homme d’honneur, fidèle à ses vœux. Même quand
Rhaenyra employa les arts qu’elle avait appris de son oncle Daemon, Cole
ne se laissa pas fléchir. Repoussée et furieuse, la princesse se drapa de
nouveau dans son manteau et s’en fut vivement dans la nuit… où elle croisa
par hasard ser Harwin Fort, rentrant d’une nuit de débauche dans les bas-
fonds de la ville. Depuis longtemps, Brise-Os désirait la princesse et il était
dénué des scrupules de ser Criston. Ce fut lui qui ravit l’innocence de
Rhaenyra, versant le sang de son pucelage sur l’épée de sa virilité… d’après
Champignon, qui prétend les avoir découverts au lit au point du jour.
Quelle que soit la façon dont cela arriva, que ce soit la princesse qui ait
dédaigné le chevalier, ou lui elle, l’amour qu’avait porté jusque-là ser
Criston Cole à Rhaenyra Targaryen se mua à compter de ce jour en haine et
en mépris, et l’homme qui était précédemment le constant compagnon et
champion de la princesse devint le plus acharné de ses ennemis.
Peu de temps après, Rhaenyra embarqua pour Lamarck à bord du Serpent
de Mer, accompagnée de ses demoiselles de compagnie (deux d’entre elles
filles de la Main et sœurs de ser Harwin), de Champignon le fou et de son
nouveau champion, nul autre que Brise-Os en personne. En 114, Rhaenyra
Targaryen, princesse de Peyredragon, prit pour époux ser Laenor Velaryon
(adoubé deux semaines avant les noces, puisqu’il avait été jugé nécessaire
que le prince consort soit chevalier). La mariée avait dix-sept ans, le marié,
vingt, et tous s’accordèrent à dire qu’ils formaient un très beau couple. Les
noces furent célébrées par sept jours de banquets et de joutes, le plus grand
tournoi depuis bien des années. Parmi les concurrents figuraient les frères
de la reine Alicent, cinq frères jurés de la Garde Royale, Brise-Os et le
favori du marié, ser Joffrey Lonbec, connu sous le surnom de Chevalier des
Baisers. Quand Rhaenyra accorda sa jarretière à ser Harwin, son nouvel
époux en rit et donna l’une des siennes à ser Joffrey.
Privé de la faveur de Rhaenyra, Criston Cole se tourna alors vers la reine
Alicent. Arborant le gage qu’elle lui donna, le jeune lord Commandant de la
Garde défit tous les adversaires, combattant avec une fureur noire. Il laissa
Brise-Os avec une clavicule cassée et un coude brisé (inspirant par la suite à
Champignon le surnom Brisé-d’os, mais ce fut le Chevalier des Baisers qui
endura la pleine mesure de son ire. L’arme de prédilection de Cole était le
fléau d’armes, et les coups qu’il fit pleuvoir sur le champion de ser Laenor
lui fendirent le casque, le laissant sans connaissance dans la boue.
Transporté ensanglanté hors de la lice, ser Joffrey expira six jours plus tard,
sans avoir repris connaissance. Champignon nous raconte que ser Laenor
passa toutes les heures de ces six jours à son chevet et qu’il versa des
larmes amères quand l’Étranger vint le prendre.
Le roi Viserys était fort courroucé également : une joyeuse célébration
s’était changée en moment de chagrin et de récriminations. On dit que la
reine Alicent ne partagea toutefois pas son déplaisir ; peu de temps après,
elle demanda que ser Criston devienne son protecteur personnel. La
froideur entre l’épouse du roi et sa fille était évidente pour tous ; même des
émissaires des cités libres en prirent note dans les lettres qu’ils renvoyèrent
vers Pentos, Braavos et l’Antique Volantis.
Ser Laenor rentra ensuite à Lamarck, laissant nombre de gens se
demander si le mariage avait effectivement été consommé. La princesse
demeura à la cour, entourée de ses amis et de ses admirateurs. Ser Criston
Cole n’en faisait point partie, ayant totalement basculé dans le parti de la
reine, les Verts, mais le massif et redoutable Brise-Os (ou Brisé-d’os,
comme disait Champignon) le remplaça, devenant le premier des Noirs,
toujours aux côtés de Rhaenyra aux banquets comme aux bals et à la
chasse. Son époux ne souleva pas la moindre objection. Ser Laenor préférait
le confort de Marée Haute, où il ne tarda pas à trouver un nouveau favori,
en la personne d’un chevalier de la maison nommé ser Qarl Correy.
Par la suite, néanmoins, bien qu’il rejoignît sa femme lors des
événements importants de la cour, où sa présence était requise, ser Laenor
passa le plus clair de ses jours séparé de la princesse. Selon septon Eustace,
ils ne partagèrent un lit pas plus de dix fois. Champignon confirme, mais
ajoute que Qarl Correy partageait souvent ce lit, lui aussi ; la princesse était
excitée de voir les hommes s’ébattre entre eux, nous dit-il, et, de temps en
temps, ils l’incluaient dans leurs jeux. Toutefois Champignon se contredit
car, ailleurs dans son Témoignage, il prétend qu’en de telles nuits la
princesse laissait son époux en compagnie de son amant pour aller chercher
un réconfort dans les bras de ser Harwin Fort.
Quelle que soit la véracité de ces histoires, on annonça bientôt que la
princesse attendait un enfant. Né aux derniers jours de l’an 114, le garçon
était un grand et solide poupon aux cheveux et aux yeux bruns, au nez
camus. (Ser Laenor avait le nez aquilin, les cheveux d’argent blanc et les
yeux mauves typiques de son héritage valyrien.) Le souhait de Laenor de
nommer l’enfant Joffrey rencontra l’opposition de son père, lord Corlys. Le
bébé reçut à la place un nom traditionnel des Velaryon : Jacaerys (ses amis
et ses frères le surnommeraient Jaque).
La cour se réjouissait encore de la naissance du fils de la princesse quand
sa belle-mère, la reine Alicent, entra à son tour en travail, donnant à Viserys
son troisième fils, Daeron… dont les couleurs, contrairement à celles de
Jaque, portaient témoignage qu’il était le sang du dragon. Sur ordre du roi,
Jacaerys Velaryon et Daeron Targaryen partagèrent une nourrice jusqu’à
leur sevrage. On a dit que le roi espérait prévenir toute discorde entre les
deux garçons en les élevant en frères de lait. Si tel est le cas, ses espoirs se
virent tristement déçus.
Un an plus tard, en 115, se passa un incident tragique, du genre qui forge
la destinée des royaumes : la « garce de bronze » de Roches-aux-runes, lady
Rhea Royce, tomba de cheval en chassant au faucon et se fendit le crâne
contre une pierre. Elle resta au lit neuf jours avant de se sentir suffisamment
rétablie pour quitter sa couche… et s’écrouler et périr une heure après son
lever. Comme il se devait, on envoya à Accalmie un corbeau, et lord
Baratheon dépêcha par navire un messager à Peyresang, où le prince
Daemon luttait encore pour défendre son piètre royaume contre les hommes
de la Triarchie et leurs alliés dorniens. Daemon s’envola sur-le-champ pour
le Val. « Pour assurer le repos de mon épouse », annonça-t-il bien que, plus
vraisemblablement, ce soit dans l’espoir de revendiquer ses terres, son
château et ses revenus. À ce titre, il échoua : Roches-aux-runes revint en
fait au neveu de lady Rhea, et quand Daemon protesta auprès des Eyrié, non
seulement sa requête fut repoussée, mais lady Jeyne l’avertit que sa
présence dans le Val n’était pas la bienvenue.
Regagnant ensuite par la voie des airs les Degrés de Pierre, le prince
Daemon fit escale à Lamarck pour rendre une visite de courtoisie à son
ancien associé de conquête, le Serpent de Mer, et à son épouse, la princesse
Rhaenys. Marée Haute était un des rares lieux des Sept Couronnes où le
frère du roi pouvait être assuré qu’on ne l’éconduirait pas. Puis son œil se
posa sur Laena, fille de lord Corlys, une jouvencelle de vingt-deux ans,
grande, mince, d’une beauté exceptionnelle (même Champignon fut séduit
par son éclat, écrivant qu’elle « était presque aussi jolie que son frère »),
avec une grande crinière de boucles argent et or qui descendait jusqu’à sa
taille. Depuis ses douze ans, Laena était promise à un fils du Seigneur de la
Mer de Braavos… mais le père était mort avant qu’on puisse les marier et le
fils se révéla vite être un désœuvré et un sot, qui dissipa la fortune et la
puissance de sa famille avant de se présenter à Lamarck. Faute de moyen
élégant de se débarrasser de ce gêneur, mais réticent à aller au bout du
projet de mariage, lord Corlys avait plusieurs fois repoussé les noces.
Le prince Daemon tomba amoureux de Laena, voudraient nous faire
croire les rhapsodes. Des hommes d’un naturel plus cynique pensent que le
prince vit en elle un moyen d’arrêter sa chute. Jadis considéré comme
l’héritier de son frère, il avait chu très loin dans la lignée de succession, et
ni les Verts ni les Noirs n’avaient de place pour lui… mais la maison
Velaryon était assez puissante pour défier les deux partis avec impunité. Las
des Degrés de Pierre et enfin libéré de sa « garce de bronze », Daemon
Targaryen demanda à lord Corlys sa fille en mariage.
Le promis braavien en exil demeurait une gêne, mais pas pour
longtemps ; le prince Daemon se moqua de lui face à face avec une telle
férocité que le garçon n’eut d’autre ressource que de lui demander de
défendre ses paroles avec l’acier. Armé de Noire Sœur, le prince régla
promptement le sort de son rival, et il épousa lady Laena Velaryon une
demi-lune plus tard, abandonnant son misérable royaume des Degrés. (Cinq
hommes prirent sa suite comme rois du détroit, avant que la brève et
sanglante histoire de ce sauvage « royaume » d’épées-louées soit close pour
de bon.)
Le prince Daemon savait que son frère ne serait pas ravi en apprenant son
mariage. Prudemment, après les noces, le prince et sa nouvelle femme
prirent leurs distances avec Westeros, traversant le détroit sur leurs dragons.
Certains racontent qu’ils volèrent jusqu’à Valyria, au mépris de la
malédiction suspendue sur cette désolation fumante, en quête des secrets
des seigneurs dragons des anciennes Possessions. Champignon lui-même
présente la chose comme un fait établi dans son Témoignage, mais nous
avons une abondance de preuves sur une vérité moins romantique. Le
prince Daemon et lady Laena volèrent d’abord jusqu’à Pentos, où le prince
de la ville leur fit fête. Les Pentoshis craignaient la puissance grandissante
de la Triarchie au sud, et voyaient en Daemon un précieux allié contre les
Trois Filles. De là, ils traversèrent les Terres Disputées jusqu’à l’Antique
Volantis, où ils goûtèrent un accueil tout aussi chaleureux. Puis ils
remontèrent la Rhoyne par les airs pour visiter Qohor et Norvos. Dans ces
villes, si éloignées des soucis de Westeros et de la puissance de la Triarchie,
l’accueil fut moins enthousiaste. Partout où ils allaient, toutefois, des foules
se massaient afin d’apercevoir Vhagar et Caraxès.
Les dragonniers étaient de retour à Pentos quand lady Laena apprit
qu’elle portait un enfant. Renonçant à d’autres voyages aériens, le prince
Daemon et son épouse s’installèrent dans une grande demeure à l’extérieur
des fortifications de la ville, en hôtes d’un magistrat pentoshi, en attendant
l’arrivée du bébé.
Cependant, à Westeros, la princesse Rhaenyra avait donné naissance à un
second fils à la fin de l’année 115. On le nomma Lucerys (Luc, par
diminutif). Septon Eustace nous apprend que tant ser Laenor que ser
Harwin étaient au chevet de Rhaenyra, à sa naissance. Comme son frère
Jaque, Luc avait les yeux marron et une belle chevelure brune, plutôt que
les cheveux nuancés d’argent des petits princes Targaryen, mais c’était un
gaillard solide et plein d’appétit, et le roi Viserys en fut ravi quand on le lui
présenta à la cour.
Sa reine ne partageait pas ces sentiments. « Persévérez, dit-elle à ser
Laenor, selon Champignon. Tôt ou tard, vous en aurez un qui vous
ressemblera. » Et la rivalité entre les Verts et les Noirs s’accrut, atteignant
finalement le point où la reine et la princesse supportaient à peine leur
présence respective. Par la suite, la reine se cantonna au Donjon Rouge,
tandis que la princesse passait ses jours sur Peyredragon avec sa suite de
demoiselles, Champignon, et son champion, ser Harwin Fort. Son époux ser
Laenor lui rendait « fréquemment » visite, disait-on.
En 116, dans la Cité libre de Pentos, lady Laena donna le jour à des
jumelles, les premiers enfants légitimes du prince Daemon. Il les nomma
Baela (en mémoire de son père) et Rhaena (en l’honneur de la mère de
Laena). Les nourrissons étaient hélas menus et chétifs, mais ils avaient tous
deux des traits fins, des cheveux argent et des yeux mauves. Quand elles
eurent la moitié d’un an et gagnèrent de la vigueur, les filles prirent le
bateau pour Lamarck avec leur mère, tandis que Daemon ouvrait la voie
avec les deux dragons. De Marée Haute il envoya à Port-Réal un message
pour son frère, afin d’informer Sa Grâce de la naissance de ses nièces et de
solliciter la permission de venir présenter les fillettes à la cour pour recevoir
sa royale bénédiction. Malgré la vive opposition élevée par sa Main et son
conseil restreint, Viserys y consentit, car le roi aimait toujours ce frère qui
avait été le compagnon de sa jeunesse. « Désormais, Daemon est père,
répondit-il au Grand Mestre Mellos. Il aura changé. » Ainsi les fils de
Baelon Targaryen se réconcilièrent-ils une seconde fois.
En 117, sur Peyredragon, la princesse Rhaenyra donna le jour à un
nouveau fils. Ser Laenor reçut enfin la permission de le nommer en
l’honneur de son ami défunt, ser Joffrey Lonbec. Joffrey Velaryon était
aussi solide, rougeaud et vigoureux que ses frères, mais il avait comme eux
des yeux et des cheveux bruns, et des traits que certains à la cour
qualifièrent de « communs ». On recommença à chuchoter. Chez les Verts,
c’était une vérité entendue que les enfants de Rhaenyra n’avaient pas pour
père son époux Laenor, mais son champion, Harwin Fort. Champignon
l’affirme clairement dans son Témoignage et le Grand Mestre le suggère,
tandis que septon Eustace n’aborde ces rumeurs que pour les rejeter.
Quelle que puisse être la vérité de ces allégations, il n’y eut jamais
d’ambiguïté : le roi Viserys persistait à vouloir que sa fille prenne sa suite
sur le trône de fer et que ses fils lui succèdent à leur tour. Par décret royal,
chacun des Velaryon mâles, encore au berceau, reçut un œuf de dragon.
Ceux qui remettaient en question la paternité des fils de Rhaenyra
chuchotèrent que jamais les œufs n’écloraient, mais la naissance en leur
temps de trois jeunes dragons démentit leurs propos. On nomma les petits
Vermax, Arrax et Tyraxès. Et septon Eustace nous dit que Sa Grâce plaça
Jaque sur son genou, au sommet du trône de fer tandis qu’il accordait
audience et qu’on l’entendit dire : « Un jour, ce siège sera le tien, mon
petit. »
Les naissances eurent un coût pour la princesse : le poids que prit
Rhaenyra durant ses grossesses ne la quitta jamais entièrement et, le temps
que soit né le plus jeune de ses garçons, elle s’était empâtée, son tour de
taille avait crû, la beauté de sa jeunesse devenant un simple souvenir qui
s’estompait, alors qu’elle n’avait que vingt ans. Selon Champignon, ceci ne
servit qu’à amplifier sa rancœur vis-à-vis de sa belle-mère, la reine Alicent,
qui restait mince et gracieuse alors qu’elle avait la moitié de son âge en
plus.
Les péchés des pères retombent souvent sur leurs fils, ont dit des sages ;
et il en va de même de ceux des mères. L’inimitié entre la reine Alicent et la
princesse Rhaenyra se transmit à leurs fils, et les trois fils de la reine, les
princes Aegon, Aemond et Daeron, grandirent pour devenir de féroces
rivaux de leurs neveux Velaryon, leur reprochant de leur avoir volé ce qu’ils
considéraient comme leur héritage légitime : le Trône de Fer même. Bien
que les six garçons assistassent tous aux mêmes festins, bals et
réjouissances, s’entraînaient parfois dans la cour sous le même maître
d’armes et étudiaient auprès des mêmes mestres, cette proximité forcée ne
servit qu’à alimenter leur détestation mutuelle, plutôt qu’à les lier ensemble
comme des frères.
Si la princesse Rhaenyra n’aimait pas sa belle-mère la reine Alicent, elle
se prit d’affection, et plus encore, pour sa belle-sœur lady Laena. Lamarck
et Peyredragon étant si proches, Daemon et Laena venaient souvent rendre
visite à la princesse, qui leur rendait la pareille. Bien des fois, ils volèrent
ensemble sur leurs dragons, et Syrax, la dragonne de la princesse, eut
plusieurs pontes. En 118, avec la bénédiction du roi Viserys, Rhaenyra
annonça les fiançailles de ses deux fils aînés avec les filles du prince
Daemon et de lady Laena. Jacaerys avait quatre ans, Lucerys trois, les filles
deux. Et en 119, lorsque Laena découvrit qu’elle attendait à nouveau un
enfant, Rhaenyra vola jusqu’à Lamarck afin de l’assister durant
l’accouchement.
Et ce fut ainsi que la princesse se trouva aux côtés de sa belle-sœur au
troisième jour de cette fatale année 120, l’année du Printemps Rouge. Un
jour et une nuit de travail laissèrent Laena Velaryon pâle et affaiblie, mais
elle donna finalement le jour à ce fils que le prince Daemon désirait depuis
si longtemps – mais le bébé était tordu et malformé, et il mourut dans
l’heure. Sa mère ne lui survécut que de peu. Son épuisant travail avait tari
toute vigueur en lady Laena, et le chagrin l’affaiblit plus encore, la laissant
impuissante face à un accès de fièvre des couches. Tandis que son état
empirait régulièrement, malgré les plus grands efforts du jeune mestre de
Lamarck, le prince Daemon s’envola pour Peyredragon et ramena le mestre
personnel de la princesse Rhaenyra, un homme plus âgé et plus
expérimenté, renommé pour ses talents de guérisseur. Hélas, mestre
Gerardys arriva trop tard. Après trois jours de délire, lady Laena quitta cette
enveloppe humaine. Elle n’avait que vingt-sept ans. Durant son heure
dernière, raconte-t-on, lady Laena se leva de son lit, repoussa les septas qui
priaient pour elle et quitta sa chambre, décidée à atteindre Vhagar afin de
voler une dernière fois avant de mourir. Ses forces la trahirent sur les
marches de la tour, toutefois, et ce fut là qu’elle s’écroula et expira. Son
mari, le prince Daemon, la porta de nouveau à son lit. Ensuite, nous raconte
Champignon, la princesse Rhaenyra veilla avec lui le corps de lady Laena,
et le réconforta dans son chagrin.
La mort de lady Laena fut la première tragédie de 120 ; ce ne serait pas la
dernière. Car en cette année, nombre de tensions et de jalousies qui
couvaient depuis longtemps et empoisonnaient les Sept Couronnes
arrivèrent finalement au point d’ébullition, une année où tant et plus
auraient des raisons de pleurer, de se lamenter et de déchirer leurs
vêtements… mais nul plus que le Serpent de Mer, lord Corlys Velaryon, et
sa noble épouse, la princesse Rhaenys, celle qui aurait pu être reine.
Le sire des Marées et sa dame portaient encore le deuil de leur fille bien-
aimée quand l’Étranger revint, pour emporter leur fils. Ser Laenor Velaryon,
époux de la princesse Rhaenyra et père putatif de ses enfants, fut tué alors
qu’il visitait une foire à Port-d’Épice, assassiné d’un coup de poignard par
son ami et compagnon ser Qarl Correy. Les deux hommes s’étaient
bruyamment querellés avant que les épées ne sortent du fourreau,
racontèrent des marchands de la foire à lord Velaryon, quand il vint
chercher le corps de son fils. Correy était désormais en fuite, ayant blessé
plusieurs hommes qui avaient tenté de l’en empêcher. Certains prétendirent
qu’un navire l’attendait au large. On ne le revit jamais.
Les circonstances du meurtre demeurent à ce jour un mystère. Le Grand
Mestre Mellos écrit seulement que ser Laenor fut tué par un de ses propres
chevaliers de maison, après une querelle. Septon Eustace nous donne le
nom du tueur et annonce que la jalousie était le motif du meurtre ; Laenor
Velaryon s’était lassé de la compagnie de ser Qarl, et amouraché d’un
nouveau favori, un séduisant jeune écuyer de seize ans. Champignon,
comme toujours, préfère la théorie la plus sinistre, suggérant que le prince
Daemon aurait payé Qarl Correy pour se débarrasser de l’époux de la
princesse Rhaenyra, s’était arrangé pour qu’un navire l’emporte, puis lui
avait tranché la gorge, laissant la mer engloutir son corps. Chevalier de
maison d’une naissance relativement modeste, Correy était connu pour
avoir des goûts de seigneur et une bourse de paysan, et pour s’adonner, au
surplus, à des paris extravagants, ce qui prête à la version des événements
que donne le fou une certaine crédibilité. Il n’existait cependant pas la
moindre preuve, à l’époque ou maintenant, bien que le Serpent de Mer ait
offert une récompense de dix mille dragons d’or à tout homme qui le
mènerait à ser Qarl Correy, ou livrerait le tueur à la vengeance d’un père.
Mais ce n’était pas la fin des tragédies qui marqueraient cette année
terrible. La suivante se déroula à Marée Haute, après les funérailles de ser
Laenor, quand le roi et la cour firent le voyage à Lamarck, nombre d’entre
eux sur le dos de leurs dragons, pour assister à sa crémation. (Il y avait tant
de dragons présents que septon Eustace écrivit que Lamarck était devenue
la nouvelle Valyria.)
Chacun connaît la cruauté des enfants. Le prince Aegon Targaryen avait
treize ans, la princesse Helaena onze, le prince Aemond dix et le prince
Daeron six. Aegon et Helaena étaient tous deux dragonniers. Helaena volait
désormais sur Songefeu, la dragonne qui avait précédemment porté Rhaena,
« l’Épouse Noire » de Maegor le Cruel, tandis que le jeune Feux-du-Soleyl
de son frère Aegon était tenu pour le plus beau dragon jamais vu sur Terre.
Même le prince Daeron avait sa bête, une belle dragonne bleue du nom de
Tessarion, bien qu’il ne l’ait pas encore montée. Seul le prince Aemond, le
second fils, restait sans dragon, mais Sa Grâce avait bon espoir d’y
remédier et avait avancé l’idée d’un séjour de la cour à Peyredragon après
les funérailles. On trouverait sous Montdragon une abondance d’œufs de
dragons, ainsi que plusieurs jeunes. Le prince Aemond pourrait choisir, « si
le petit est assez hardi ».
Même à l’âge de dix ans, Aemond Targaryen ne manquait pas d’audace.
La pique du roi le blessa et il résolut de ne pas attendre Peyredragon.
Qu’aurait-il fait d’un misérable jeune ou d’un œuf idiot ? Là, à Marée
Haute même, se trouvait un dragon digne de lui : Vhagar, le plus vieux, le
plus grand et le plus terrible dragon du monde.
Même pour un fils de la maison Targaryen, il y a toujours danger à
approcher un dragon, en particulier une vieille dragonne acariâtre qui vient
juste de perdre son dragonnier. Jamais son père et sa mère n’auraient
autorisé Aemond à venir à proximité de Vhagar, il le savait, et encore moins
à tenter de la monter. Aussi s’assura-t-il qu’ils n’en sauraient rien en se
glissant hors de son lit à l’aube alors qu’ils dormaient encore, et en se
faufilant jusqu’à la cour extérieure où on nourrissait et logeait Vhagar et les
autres dragons. Le prince avait espéré enfourcher Vhagar en secret, mais,
alors qu’il venait subrepticement près de la bête, une voix d’enfant retentit :
« Ne t’approche pas d’elle ! »
Cette voix appartenait au benjamin de ses demi-neveux, Joffrey
Velaryon, un garçonnet de trois ans. Joff, toujours matinal, avait quitté
discrètement son lit pour aller voir son propre jeune dragon, Tyraxès.
Craignant que l’enfant ne donne l’alarme, le prince Aemond lui intima de se
taire, puis d’une bourrade, le repoussa dans une pile d’excréments de
dragon. Tandis que Joff se mettait à brailler, Aemond courut à Vhagar et lui
grimpa sur le dos. Plus tard, il raconta qu’il avait tellement eu peur qu’on
l’attrape qu’il en avait oublié de craindre de se faire calciner et dévorer.
Appelez ça hardiesse, folie, chance, volonté des dieux ou caprice des
dragons. Qui pourra comprendre les pensées d’un tel animal ? Ce que nous
savons, le voici : Vhagar rugit, se redressa d’un bond, s’ébroua avec
violence… puis elle rompit ses chaînes et s’envola. Et le jeune prince
Aemond Targaryen devint un dragonnier, décrivant deux cercles autour des
tourelles de Marée Haute avant de revenir au sol.
Mais quand il se posa, les fils de Rhaenyra l’attendaient.
Joffrey avait couru alerter ses frères lorsque Aemond avait pris son vol,
et Jaque et Luc étaient tous deux venus à son appel. Les princes Velaryon
étaient plus jeunes qu’Aemond – Jaque avait six ans, Luc cinq, Joff trois,
seulement – mais ils étaient trois et s’étaient armés d’épées de bois de la
cour d’entraînement. Et ils s’abattirent avec fureur sur Aemond. Celui-ci
riposta, cassant le nez de Luc d’un coup de poing, puis arrachant l’épée à la
main de Joff pour la claquer contre la nuque de Jaque, le faisant tomber à
genoux. Tandis que les garçonnets plus jeunes battaient en retraite devant
lui, ensanglantés et meurtris, le prince se mit à les railler, riant et les
appelant « les Fort ». Jaque, au moins, était assez vieux pour saisir l’insulte.
Il se jeta une fois de plus sur Aemond, mais l’enfant plus âgé commença à
le rouer sauvagement de coups… jusqu’à ce que Luc, venant à la rescousse
de son frère, tire sa dague et frappe Aemond au visage, lui crevant l’œil
droit. Le temps que les valets surgissent enfin pour séparer les combattants,
le prince se tordait au sol, hurlant de douleur, et Vhagar rugissait elle aussi.
Par la suite, le roi Viserys tenta de restaurer la paix, exigeant de chacun
des garçonnets qu’il présente ses excuses à ses rivaux dans l’autre camp,
mais ces gestes de courtoisie n’apaisèrent nullement leurs mères
vengeresses. La reine Alicent exigeait qu’on crève un des yeux de Lucerys
Velaryon, pour celui qu’il avait coûté à Aemond. La princesse Rhaenyra ne
voulait rien entendre, et insistait pour qu’on questionne le prince Aemond
« avec énergie », jusqu’à ce qu’il avoue où il avait entendu appeler ses fils
« les Fort ». Les nommer de la sorte équivalait à les traiter de bâtards, sans
aucuns droits de succession… et à dire qu’elle-même était coupable de
haute trahison. Pressé par le roi, le prince Aemond admit que son frère
Aegon lui avait raconté que c’étaient des Fort et le prince Aegon se borna à
affirmer : « Tout le monde le sait. Il suffit de les regarder. »
Le roi Viserys finit par mettre un terme à l’interrogatoire, déclarant qu’il
ne voulait plus en entendre parler. On ne crèverait l’œil de personne,
décréta-t-il… mais si qui que ce soit – « homme, femme ou enfant, noble,
homme du peuple ou de sang royal » – se moquait encore de ses petits-fils
en les traitant de « Fort », il aurait la langue arrachée par des pinces
chauffées au rouge. Sa Grâce ordonna de plus que son épouse et sa fille
s’embrassent et échangent des promesses d’amour et d’affection. Mais leurs
sourires faux et leurs paroles creuses ne trompèrent que le souverain. Quant
aux garçons, le prince Aemond raconta plus tard que ce jour-là il avait
perdu un œil et gagné un dragon, et jugeait le marché honnête.
Pour éviter de nouveaux conflits et mettre fin à « ces viles rumeurs et
basses calomnies », le roi Viserys décréta en sus que la reine Alicent et ses
fils rentreraient avec lui à la cour, tandis que la princesse Rhaenyra se
cantonnerait à Peyredragon avec ses fils. Désormais, ser Erryk Cargyll de la
Garde Royale servirait comme son bouclier lige, tandis que Brise-Os
retournait à Harrenhal.
Ces décisions ne plurent à personne, écrit septon Eustace. Champignon
objecte : un homme au moins fut ravi de ces décrets, car Peyredragon et
Lamarck étaient très voisines, et cette proximité offrirait à Daemon
Targaryen ample occasion d’aller consoler sa nièce, la princesse Rhaenyra,
à l’insu du roi.
Viserys régnerait neuf ans encore, mais les graines sanglantes de la
Danse des Dragons étaient déjà semées et 120 fut l’année où elles
commencèrent à germer. Les suivants à périr furent les aînés des Fort.
Lyonel Fort, sire d’Harrenhal et Main du Roi, accompagna son fils et
héritier ser Harwin à son retour dans le grand château à demi en ruine au
bord du lac. Peu après leur arrivée, un feu se déclara dans la tour où ils
dormaient et le père et le fils furent tous deux tués, ainsi que trois de leurs
gens et une douzaine de serviteurs.
La cause de l’incendie ne fut jamais déterminée. Certains l’attribuèrent à
une simple malchance, tandis que d’autres murmuraient que le siège
d’Harren le Noir était maudit et n’apportait que sa perte à tout homme qui
le détenait. Beaucoup soupçonnèrent que l’incendie avait été délibéré.
Champignon suggère que le Serpent de Mer était derrière tout cela, un geste
de vengeance contre l’homme qui avait cocufié son fils. Septon Eustace, de
façon plus plausible, soupçonne le prince Daemon, afin de se débarrasser
d’un rival pour les affections de la princesse Rhaenyra. D’autres ont avancé
l’idée que Larys le Pied-Bot aurait pu être responsable ; avec la mort de son
père et de son frère aîné, Larys Fort devenait sire d’Harrenhal. La
possibilité la plus troublante fut évoquée par nul autre que le Grand Mestre
Mellos, qui suggère que le roi lui-même aurait pu en donner l’ordre. Si
Viserys en était venu à accepter que les rumeurs sur la parenté des enfants
de Rhaenyra étaient fondées, il aurait très bien pu souhaiter faire disparaître
l’homme qui avait déshonoré sa fille, de peur qu’il ne révèle d’une façon ou
d’une autre la bâtardise de ses fils. En ce cas, la mort de Lyonel Fort
devenait un accident déplorable, car nul n’avait anticipé la décision de sa
seigneurie d’accompagner son fils à Harrenhal.
Lord Fort était la Main du Roi, et Viserys en était venu à dépendre de sa
fermeté et de ses conseils. Sa Grâce avait atteint l’âge de quarante-trois ans
et était devenue tout à fait replète. Viserys avait perdu la vigueur de la
jeunesse ; il était perclus de goutte, de douleurs dans les articulations, de
maux de dos et d’une constriction de la poitrine qui apparaissait et s’en
allait, le laissant souvent rubicond, le souffle court. Gouverner le royaume
était une tâche exigeante ; le roi avait besoin d’une Main solide, capable,
afin d’endosser une partie du fardeau. Il songea brièvement à envoyer
quérir la princesse Rhaenyra. Qui gouvernerait mieux en sa compagnie que
la fille qu’il voulait voir lui succéder sur le trône de fer ? Mais cela aurait
signifié ramener la princesse et ses fils à Port-Réal, où de nouveaux conflits
avec la reine et sa progéniture étaient inévitables. Il envisagea également
son frère, jusqu’à ce qu’il se remémore les séjours précédents du prince
Daemon au conseil restreint. Le Grand Mestre Mellos suggéra de faire
appel à un homme plus jeune, et avança plusieurs noms, mais Sa Grâce opta
pour ce qu’il connaissait et rappela à la cour ser Otto Hightower, père de la
reine, qui avait déjà occupé cette charge, tant pour Viserys que pour le
Vieux Roi.
Cependant, à peine ser Otto était-il arrivé au Donjon Rouge pour assumer
la position de Main que la nouvelle parvint à la cour : la princesse Rhaenyra
s’était remariée, prenant pour époux son oncle, Daemon Targaryen. La
princesse avait vingt-trois ans, le prince Daemon trente-neuf.
Le roi, la cour et le peuple, tous furent scandalisés par cette annonce. Ni
l’épouse de Daemon, ni l’époux de Rhaenyra, n’étaient morts depuis une
moitié d’an ; se remarier si tôt était un affront à leur mémoire, s’emporta Sa
Grâce. Le mariage avait été célébré sur Peyredragon, en toute hâte et en
secret. Rhaenyra, selon septon Eustace, savait que son père n’approuverait
jamais cette union, aussi se maria-t-elle précipitamment, pour assurer qu’il
ne pourrait pas empêcher le mariage. Champignon avance une raison
différente : la princesse attendait de nouveau un enfant et ne souhaitait pas
donner naissance à un bâtard.
Et ce fut ainsi que cette terrible année 120 s’acheva comme elle avait
commencé, avec une femme dans le travail de l’enfantement. La grossesse
de la princesse Rhaenyra eut une conclusion plus heureuse que celle de lady
Laena. Alors que l’année se terminait, elle donna naissance à un fils, menu
mais robuste, un petit prince pâle aux sombres yeux mauves et aux cheveux
d’argent pâle. Elle le nomma Aegon. Le prince Daemon avait enfin un fils
vivant de son propre sang… et ce nouveau prince, à la différence de ses
trois demi-frères, était clairement un Targaryen.
À Port-Réal, toutefois, la reine Alicent fut prise de fureur en apprenant
qu’on avait nommé le nourrisson Aegon, y voyant une insulte à son propre
fils Aegon… Ce qui, d’après le Témoignage de Champignon, était
absolument le cas 1.
À tous égards, l’année 122 aurait dû être joyeuse pour la maison
Targaryen. La princesse Rhaenyra s’alita de nouveau pour accoucher et
donna à son oncle Daemon un deuxième fils, dénommé Viserys comme son
grand-père. L’enfant était plus menu et moins robuste que son frère Aegon
et que ses demi-frères Velaryon, mais se révéla très précoce… bien que, de
façon quelque peu funeste, l’œuf de dragon placé dans son berceau n’ait
jamais pu éclore. Les Verts y virent un mauvais présage et n’hésitèrent pas à
le clamer.
Plus tard, cette même année, Port-Réal célébra également des noces.
Suivant la coutume de la maison Targaryen, le roi Viserys maria son fils
Aegon l’Aîné à sa fille Helaena. Le marié avait quinze ans ; un garçon
paresseux et quelque peu boudeur, nous dit septon Eustace, mais doté
d’appétits plus que solides, un glouton à table, connu pour boire force bière
et vins corsés et pincer et caresser toute servante qui se hasardait à sa
portée. La mariée, sa sœur, n’en avait que treize. Bien que plus dodue et
moins frappante que la plupart des Targaryen, Helaena était une plaisante et
rieuse jouvencelle, et tous s’accordaient à prédire qu’elle serait une
excellente mère.
Ce qui se vérifia, et promptement. À peine un an plus tard, en 123, la
princesse de quatorze ans donna naissance à des jumeaux, un garçon qu’elle
baptisa Jaehaerys et une fille nommée Jaehaera. Le prince Aegon avait
désormais ses propres héritiers, proclamèrent avec satisfaction les Verts de
la cour. On plaça un œuf de dragon dans le berceau de chacun des deux
enfants, et deux petits ne tardèrent pas à éclore. Cependant, tout n’allait pas
au mieux chez ces nouveaux jumeaux. Jaehaera était minuscule et sa
croissance était lente. Elle ne pleurait pas, ne souriait pas, ne faisait rien de
ce qu’un bébé était censé faire. Son frère, s’il était plus grand et plus
robuste, ne présentait pas la perfection qu’on attendait d’un petit prince
Targaryen, arborant six doigts à sa main gauche, et six orteils à chaque pied.
Une épouse et des enfants n’eurent que peu d’effet pour calmer les
appétits charnels du prince Aegon l’Aîné. Si on doit en croire Champignon,
il engendra deux enfants bâtards la même année que ses jumeaux : un
garçon d’une fille dont il gagna le pucelage à une vente aux enchères rue de
la Soie, et une fille, par l’une des servantes de sa mère. Et en 127, la
princesse Helaena donna naissance à son deuxième fils, qui reçut un œuf de
dragon et fut nommé Maelor.
Les autres fils de la reine Alicent grandissaient aussi. Le prince Aemond,
malgré son œil perdu, devint sous la férule de ser Criston Cole un habile et
dangereux bretteur, mais demeura un enfant turbulent et capricieux, au
tempérament impétueux et peu enclin au pardon. Le prince Daeron, son
cadet, était le plus populaire des fils de la reine, aussi intelligent que
courtois, et fort séduisant au surplus. Quand il atteignit douze ans en 126,
Daeron fut envoyé à Villevieille servir comme échanson et écuyer auprès de
lord Hightower.
Cette même année, à l’autre bout de la baie de la Néra, le Serpent de Mer
fut frappé par une fièvre soudaine. Alors qu’il s’alitait, entouré de mestres,
la question se posa : qui lui succéderait comme sire des Marées et de
Lamarck, si la maladie devait l’emporter ? Après la mort de ses deux
enfants légitimes, ses terres et ses titres devaient, de par la loi, se
transmettre à l’aîné de ses petits-enfants, Jacaerys… mais puisque Jaque
allait vraisemblablement accéder au Trône de Fer après sa mère, la
princesse Rhaenyra pressa son beau-père de nommer plutôt son deuxième
fils, Lucerys. Toutefois, lord Corlys avait aussi une douzaine de neveux,
dont l’aîné, ser Vaemond Velaryon, protesta que l’héritage lui revenait de
droit… par raison que les fils de Rhaenyra étaient des bâtards engendrés par
ser Harwin Fort. La princesse ne tarda pas à répondre à cette accusation.
Elle envoya le prince Daemon se saisir de ser Vaemond, le fit décapiter et
donna sa carcasse à dévorer à sa dragonne, Syrax.
Même cela ne mit pas un terme à l’affaire, toutefois. Les plus jeunes
cousins de ser Vaemond fuirent avec son épouse et ses fils à Port-Réal afin
d’y réclamer justice et d’exposer leurs griefs au roi et à la reine. Le roi
Viserys, devenu extrêmement gras et congestionné, avait à peine la force de
gravir les marches jusqu’au trône de fer. Sa Grâce les écouta dans un
silence marmoréen, puis ordonna qu’on leur arrache la langue, jusqu’au
dernier. « Vous étiez prévenus, déclara-t-il tandis qu’on les traînait hors de
la salle. Je ne veux plus entendre ces mensonges. »
Toutefois, en descendant, Sa Grâce trébucha et tendit la main pour se
retenir, s’ouvrant la main gauche jusqu’à l’os sur une lame déchiquetée
dépassant du trône. Bien que le Grand Mestre Mellos ait lavé la coupure
avec du vin bouilli et pansé la paume avec des bandages de tissu imprégnés
d’onguents curatifs, une fièvre ne tarda pas à s’ensuivre et beaucoup
craignirent que le roi ne meure. Seule l’arrivée depuis Peyredragon de la
princesse Rhaenyra fit tourner la marée, car avec elle venait son guérisseur
personnel, mestre Gerardys, qui agit promptement en retirant deux doigts à
la main de Sa Grâce et lui sauva la vie.
Bien qu’énormément affaibli par l’épreuve, le roi Viserys reprit bien vite
son règne. Pour fêter sa recouvrance, on tint un banquet au premier jour de
l’an 127. La princesse et la reine reçurent toutes deux ordre d’y paraître,
avec tous leurs enfants. Dans une grande démonstration d’amitié, chaque
femme arbora les couleurs de l’autre et l’on prononça bien des déclarations
d’amour, au vif plaisir du roi. Le prince Daemon leva sa coupe à ser Otto
Hightower et le remercia de son léal service comme Main. Ser Otto en
retour évoqua le courage du prince, tandis que les enfants d’Alicent et de
Rhaenyra se recevaient avec des baisers et rompaient le pain à table
ensemble. C’est du moins ce que racontent les archives de la cour.
Cependant, tard dans la soirée, une fois le roi Viserys parti (car Sa Grâce
continuait à se fatiguer vite), Champignon nous dit qu’Aemond Un-Œil se
leva pour porter une brinde à ses neveux Velaryon, parlant avec une feinte
admiration de leurs cheveux bruns et de leurs yeux marron… et de leur
vigueur. « Je n’ai jamais connu personne de si fort que mes doux neveux.
Alors, levons tous nos verres pour ces trois garçons si forts ! » Plus tard
encore, rapporte le bouffon, Aegon l’Aîné s’offensa quand Jacaerys invita
son épouse Helaena à danser. Des paroles de colère furent échangées, et les
deux princes auraient pu en venir aux mains sans l’intervention de la Garde
Royale. Avisa-t-on le roi Viserys de ces incidents, nous n’en savons rien.
Mais la princesse Rhaenyra et ses fils regagnèrent le lendemain matin leur
siège sur Peyredragon.
Après la perte de ses doigts, Viserys Ier ne siégea jamais plus sur le trône
de fer. Désormais, il évitait la salle du trône, préférant donner audience dans
son salon privé et, plus tard, dans sa chambre à coucher, entouré de ses
mestres et septons, et de son fidèle bouffon, Champignon, seul homme
encore capable de le faire rire (selon Champignon).
Peu de temps après, la mort rendit de nouveau une visite à la cour, quand
le Grand Mestre Mellos s’effondra une nuit, alors qu’il gravissait les
marches serpentines. Il avait toujours constitué une voix modératrice au
conseil, prêchant la retenue et le compromis chaque fois que des
dissensions s’élevaient entre Verts et Noirs. À la consternation du roi,
toutefois, la disparition de l’homme qu’il appelait « mon fidèle ami » ne
servit qu’à susciter une nouvelle dispute entre les factions.
La princesse Rhaenyra voulait que mestre Gerardys, qui avait longtemps
été à son service sur Peyredragon, soit élevé à la place de Mellos : seuls ses
talents de guérisseur avaient sauvé la vie du roi lorsque Viserys s’était
ouvert la main sur le trône, affirma-t-elle. En revanche, la reine Alicent
insistait pour dire que la princesse et son mestre avaient mutilé Sa Grâce
sans nécessité. S’ils ne s’en étaient pas « mêlés », assurait-elle, le Grand
Mestre Mellos aurait certainement préservé les doigts du roi en même
temps que sa vie. Elle pressa pour la nomination d’un certain mestre
Alfador, présentement au service de la Grand-Tour. Viserys, harcelé des
deux côtés, n’en choisit aucun, rappelant tant à la princesse qu’à la reine
que le choix ne lui appartenait pas. C’était la Citadelle de Villevieille qui
décidait du Grand Mestre, et non la Couronne. En son heure, le Conclave
attribua la chaîne de cette charge à l’archimestre Orwyle, l’un des leurs.
Avec l’arrivée du nouveau Grand Mestre à la cour le roi Viserys sembla
recouvrer quelque peu sa vigueur d’antan. Septon Eustace nous assure que
ce fut le résultat de la prière, mais la plupart pensaient les potions et les
décoctions d’Orwyle plus efficaces que les sangsues qui avaient la faveur
de Mellos. Ces améliorations se révèlèrent toutefois de courte durée, et la
goutte, les douleurs poitrinaires et le souffle court continuèrent à affecter le
roi. Durant ses dernières années de règne, comme sa santé déclinait, Viserys
abandonna de plus en plus le gouvernement du royaume à sa Main et au
conseil restreint. Ainsi donc devons-nous considérer ses membres à la veille
des grands événements de 129, car ils devaient jouer un grand rôle dans tout
ce qui suivit.
Ser Otto Hightower, père de la reine et oncle du sire de Villevieille,
restait Main du Roi. Le Grand Mestre Orwyle était le membre le plus récent
du conseil et on considérait qu’il ne soutenait ni les Noirs ni les Verts. Ser
Criston Cole demeurait cependant lord Commandant de la Garde Royale, et
Rhaenyra avait en lui un féroce ennemi. Le vieillissant lord Lyman des
Essaims était Grand Argentier, capacité en laquelle il avait servi de façon
quasi ininterrompue depuis l’époque du Vieux Roi. Les plus jeunes
conseillers étaient le lord Amiral et maître des navires ser Tyland Lannister,
frère du sire de Castral Roc, et le lord Confesseur et maître des chuchoteurs,
Larys Fort, sire d’Harrenhal. Lord Jasper Wylde, maître des lois, connu
parmi le peuple sous le nom « Verge-de-Fer », complétait le conseil. (Ses
positions inflexibles sur les questions de loi avaient valu ce sobriquet à lord
Wylde, dit septon Eustace. Mais Champignon affirme que Verge-de-Fer
était ainsi nommé pour la roideur de son membre, car il avait donné vingt-
neuf enfants à quatre épouses avant que la dernière périsse d’épuisement.)
Alors que les Sept Couronnes accueillaient la cent vingt-neuvième année
après la Conquête d’Aegon par des feux de joie, des banquets et des
bacchanales, le roi Viserys Ier Targaryen allait toujours déclinant. Ses
douleurs poitrinaires étaient devenues si graves qu’il ne pouvait plus monter
une volée de marches et devait être véhiculé en litière à travers le Donjon
Rouge. Dès la deuxième lune de l’an, Sa Grâce avait perdu tout appétit et
régnait sur le royaume de sa chambre à coucher… du moins, quand il se
sentait suffisamment fort pour régner. La plupart du temps, il préférait
laisser sa Main, ser Otto Hightower, gérer les affaires du royaume. À
Peyredragon, cependant, la princesse Rhaenyra attendait de nouveau un
enfant. Elle dut s’aliter, elle aussi.
Au troisième jour de la troisième lune de 129, la princesse Helaena mena
ses trois enfants rendre visite au roi dans sa chambre à coucher. Les
jumeaux, Jaehaerys et Jaehaera, avaient six ans, leur frère Maelor seulement
deux. Sa Grâce donna au petit une bague ornée d’une perle, qu’il retira de
son doigt pour qu’il joue avec, et conta aux jumeaux comment leur arrière-
arrière-grand-père et homonyme, Jaehaerys, avait volé au Nord jusqu’au
Mur sur son dragon pour défaire une horde immense de sauvageons, de
géants et de change-peaux. Bien que les enfants aient déjà entendu le récit
une douzaine de fois, ils écoutèrent avec attention. Ensuite, le roi les
renvoya, invoquant sa lassitude et une pression dans sa poitrine. Puis
Viserys de la maison Targaryen, premier du nom, roi des Andals, des
Rhoynars et des Premiers Hommes, seigneur des Sept Couronnes et
Protecteur du Royaume, ferma les yeux et s’endormit.
Il ne s’éveilla jamais. Il avait cinquante-deux ans et avait régné sur la
plus grande part de Westeros pendant vingt-six ans.
Alors la tempête éclata et les dragons se mirent à danser.
La Mort des Dragons
Les Noirs et les Verts

La Danse des Dragons est le terme fleuri attribué à la lutte intestine


sauvage pour le Trône de Fer de Westeros que se livrèrent les deux branches
rivales de la maison Targaryen de 129 à 131. Désigner les actions noires,
turbulentes et sanglantes de cette période sous le nom de « Danse » nous
paraît d’une grotesque impropriété. Sans aucun doute, cette expression a dû
trouver son origine chez quelque rhapsode. « La Mort des Dragons »
conviendrait assurément mieux, mais la tradition, le temps et le Grand
Mestre Munkun ont frappé au fer rouge les pages de l’histoire de cet usage
plus poétique, si bien que nous nous devons de danser avec les autres.
Il y avait à la mort du roi Viserys Ier Targaryen deux prétendants
principaux au Trône de Fer : sa fille Rhaenyra, la seule enfant survivante de
son premier mariage, et Aegon, son fils aîné par sa deuxième épouse. Dans
le chaos et le carnage suscités par leur rivalité, d’autres rois putatifs
présenteraient également leurs revendications, se pavanant comme des
acteurs sur une scène pendant une quinzaine ou un cycle de lune, pour
tomber aussi vite qu’ils étaient apparus.
La Danse coupa les Sept Couronnes en deux : les seigneurs, les
chevaliers et le peuple se déclaraient en faveur d’un camp ou de l’autre et
prenaient les armes les uns contre les autres. La maison Targaryen elle-
même fut divisée, quand les parents, alliés et enfants de chaque prétendant
se virent entraînés dans les combats. Durant les deux ans de luttes, les
grands seigneurs de Westeros, ainsi que leurs bannerets, chevaliers et le
peuple, versèrent un tribut terrible. Si la dynastie survécut, la fin des
combats vit la puissance des Targaryen très diminuée et la population des
derniers dragons du monde considérablement réduite.
La Danse fut une guerre totalement différente de celles qu’on avait pu
livrer au fil de la longue histoire des Sept Couronnes. Si des armées firent
mouvement pour s’affronter dans de féroces combats, une grande partie des
massacres se déroula sur l’eau et – tout particulièrement – dans les airs,
quand dragon affronta dragon, avec griffes, crocs et flammes. Ce fut une
guerre marquée par la ruse, le meurtre ainsi que la trahison, une guerre
livrée dans l’ombre et les escaliers, les chambres du conseil et les cours des
châteaux avec des poignards, des mensonges et le poison.
Après avoir longtemps couvé, le conflit éclata au grand jour au troisième
jour de la troisième lune de 129, lorsque le roi Viserys Ier Targaryen,
souffrant et cloué au lit, ferma les yeux pour faire une sieste dans le Donjon
Rouge de Port-Réal et mourut sans se réveiller. Son corps fut découvert par
un serviteur à l’heure de la chauve-souris, à laquelle le roi avait coutume de
prendre une coupe d’hypocras. Le serviteur courut avertir la reine Alicent,
dont les appartements se trouvaient à l’étage inférieur à celui du roi.
Septon Eustace, décrivant les événements quelques années plus tard, fait
remarquer que le serviteur apprit la triste nouvelle directement à la reine, et
à elle seule, sans donner l’alarme générale. Eustace ne croit pas que ce soit
totalement fortuit ; la mort du roi était attendue depuis quelque temps,
suggère-t-il, et la reine Alicent et son parti, ceux qu’on appelait les Verts,
avaient pris soin d’instruire tous les gardes et serviteurs de Viserys de la
conduite à adopter quand ce jour viendrait.
(Le nain Champignon suggère un scénario plus inquiétant, selon lequel la
reine Alicent aurait hâté le départ du roi Viserys grâce à une pincée de
poison dans son hypocras. On notera que Champignon ne se trouvait pas à
Port-Réal la nuit où mourut le roi, mais bien à Peyredragon, au service de la
princesse Rhaenyra.)
La reine Alicent se rendit immédiatement à la chambre du roi,
accompagnée de ser Criston Cole, lord Commandant de la Garde Royale.
Une fois qu’ils eurent confirmé la mort de Viserys, Sa Grâce ordonna qu’on
ferme la pièce et qu’on la place sous bonne garde. Le serviteur qui avait
découvert le corps du roi fut placé en détention, pour s’assurer qu’il ne
colporterait pas l’histoire. Ser Criston regagna la Tour de la Blanche Épée et
envoya ses frères de la Garde Royale réunir les membres du conseil
restreint. C’était à l’heure de la chouette.
À l’époque comme de nos jours, la fraternité jurée de la Garde Royale se
composait de sept chevaliers, des hommes d’une loyauté éprouvée, aux
prouesses reconnues, qui avaient prêté un serment solennel de dédier leur
vie à la défense de la personne du roi et des siens. Seuls cinq des manteaux
blancs étaient à Port-Réal au moment de la mort du roi Viserys : ser Criston
lui-même, ser Arryk Cargyll, ser Rickard Thorne, ser Steffon Sombrelyn et
ser Willis Fell. Ser Erryk Cargyll (le jumeau de ser Arryk) et ser Lorent
Marpheux, sur Peyredragon auprès de la princesse Rhaenyra, demeurèrent
dans l’ignorance, tenus à l’écart tandis que leurs compagnons d’armes
sortaient dans la nuit tirer de leur lit les membres du conseil restreint.
Le conseil se réunit dans les appartements de la reine à l’intérieur de la
Citadelle de Maegor. Nombre de comptes rendus nous sont parvenus sur ce
qu’on y dit et fit cette nuit-là. Le plus détaillé, celui qui fait, de loin, le plus
autorité, est La Danse des Dragons, une chronique véritable du Grand
Mestre Munkun. Bien que la relation exhaustive de Munkun n’ait été
rédigée qu’une génération plus tard, et s’appuie sur une vaste gamme de
témoignages, qui comprennent des chroniques de mestres, des mémoires,
des archives d’intendants et des entrevues avec cent quarante-sept témoins
encore en vie des grands événements de l’époque, sa description des
mécanismes internes de la cour s’appuie sur les confessions du Grand
Mestre Orwyle, telles qu’elles furent consignées avant son exécution. À la
différence de Champignon et de septon Eustace, dont les versions se
fondaient sur des rumeurs, des échos et des légendes familiales, le Grand
Mestre Munkun assistait à la réunion et prit part aux délibérations et aux
décisions du conseil… bien que, il faut le reconnaître, Orwyle, au moment
où il écrivait ce texte, tînt particulièrement à apparaître sous son meilleur
jour et à s’absoudre de tout blâme pour ce qui allait s’ensuivre. La
Chronique véritable de Munkun, en conséquence, présente sans doute son
prédécesseur sous un angle beaucoup trop favorable.
Réunis dans les appartements de la reine alors que le corps de son époux
devenait froid au-dessus, se trouvaient la reine Alicent elle-même ; ser Otto
Hightower, Main du Roi ; ser Criston Cole, lord Commandant de la Garde
Royale ; le Grand Mestre Orwyle ; lord Lyman des Essaims, Grand
Argentier, un homme de quatre-vingts ans ; ser Tyland Lannister, maître des
navires, frère du sire de Castral Roc ; Larys Fort, dit Larys le Pied-Bot, sire
d’Harrenhal et maître des chuchoteurs, et lord Jasper Wylde, dit Verge-de-
Fer, maîtres des lois. Dans sa Chronique véritable, le Grand Mestre
Munkun baptise cet assemblage « le conseil vert ».

Le Grand Mestre Orwyle ouvrit la séance en récapitulant les tâches et


procédures usuelles à la mort d’un roi. Il déclara : « Il faudrait convoquer
septon Eustace afin d’administrer les derniers sacrements et prier pour
l’âme du souverain. Il faut sans délai envoyer un corbeau à Peyredragon
afin d’informer la princesse Rhaenyra du trépas de son père. Peut-être Sa
Grâce la reine souhaitera-t-elle rédiger le message, afin d’adoucir la triste
nouvelle par des mots de condoléances ? On sonne toujours le glas pour
proclamer la mort d’un roi, quelqu’un devrait s’en charger, et, bien sûr,
nous devons entamer les préparatifs du couronnement de la princesse
Rhaenyra… »
Ser Otto Hightower lui coupa la parole. « Tout ceci devra attendre,
déclara-t-il, que la question de la succession soit réglée. » En tant que Main
du Roi, il avait le pouvoir de parler avec la voix du roi et même de siéger
sur le trône de fer, en l’absence du roi. Viserys lui avait accordé l’autorité
de régner sur les Sept Couronnes et ce règne se prolongerait « jusqu’à telle
date où notre nouveau roi sera couronné ».
« Jusqu’à ce que notre nouvelle reine soit couronnée », corrigea
quelqu’un. Dans le compte rendu du Grand Mestre Munkun, les paroles
sont celles d’Orwyle, mais prononcées à voix basse, à peine une
rectification ; mais Champignon et septon Eustace insistent pour dire que ce
fut lord des Essaims qui éleva une voix qui n’avait rien de mielleux.
« Notre nouveau roi, insista la reine Alicent. De droit, le Trône de Fer
doit échoir à l’aîné des fils légitimes de Sa Grâce. »
La discussion qui s’ensuivit continua pratiquement jusqu’à l’aube, nous
dit le Grand Mestre Munkun. Champignon et septon Eustace confirment.
Dans leurs récits, seul lord des Essaims parla au nom de la princesse
Rhaenyra. L’ancien Grand Argentier, qui avait servi le roi Viserys pendant
la plus grande partie de son règne et, avant lui, son grand-père, Jaehaerys le
Vieux Roi, rappela au Conseil que Rhaenyra était plus âgée que ses frères et
qu’elle avait plus de sang Targaryen, que le défunt roi l’avait choisie
comme successeur, qu’il avait refusé de façon répétée de modifier la
succession, malgré l’insistance de la reine Alicent et de ses Verts, que des
centaines de seigneurs et de chevaliers fieffés avaient juré obéissance à la
princesse en 105, et prêté solennellement serment de défendre ses droits.
(Le compte rendu du Grand Mestre Munkun ne diffère que parce qu’il place
nombre de ces arguments dans la bouche du Grand Mestre Orwyle plutôt
que dans celle de des Essaims, mais la suite des événements suggère qu’il
n’en alla pas ainsi, comme nous le verrons.)
Mais ces mots tombèrent dans des oreilles de pierre. Ser Tyland fit
observer que nombre des seigneurs qui avaient prêté serment de défendre la
succession de la princesse Rhaenyra étaient morts depuis longtemps.
« C’était il y a vingt-quatre ans, ajouta-t-il. Pour ma part, je n’ai point prêté
de semblable serment. J’étais un enfant, à l’époque. » Verge-de-Fer, le
maître des lois, cita le Grand Conseil de 101 et le choix de Baelon plutôt
que de Rhaenys par le Vieux Roi en 92, puis discourut longuement sur
Aegon le Conquérant et ses sœurs, et les traditions sacrées des Andals par
lesquelles les droits d’un fils légitime avaient toujours la préférence sur
ceux d’une simple fille. Ser Otto lui rappela que l’époux de Rhaenyra
n’était nul autre que le prince Daemon, et « nous connaissons tous la nature
de cet homme. Ne vous y trompez pas, si Rhaenyra devait un jour s’asseoir
sur le trône de fer, ce sera lord Culpucier qui nous gouvernera, un roi
consort aussi cruel et impitoyable que le fut jamais Maegor. Ma tête sera la
première à tomber, je n’en doute pas, mais votre reine, ma fille, ne tardera
pas à suivre. »
La reine Alicent reprit en écho : « Et ils n’épargneront pas non plus mes
enfants, déclara-t-elle. Aegon et ses frères sont les fils légitimes du roi, avec
de meilleures prétentions au trône que la portée de bâtards de Rhaenyra.
Daemon trouvera bien un prétexte pour tous les exécuter. Même Helaena et
ses petits. Un de ces Fort a crevé l’œil d’Aemond, ne l’oubliez jamais.
C’était un enfant, mais l’enfant est père de l’homme et, par nature, les
bâtards sont des monstres. »
Ser Criston Cole prit la parole. Si la princesse devait régner, leur rappela-
t-il, ce serait Jacaerys Velaryon qui régnerait à sa suite. « Puissent les Sept
nous préserver d’asseoir un bâtard sur le trône de fer. » Il évoqua les mœurs
dissolues de Rhaenyra et l’infamie de son époux. « Ils transformeront le
Donjon Rouge en lupanar. Aucune fille d’aucun homme ne sera en sécurité,
ni aucune épouse. Même les garçons… nous savons ce qu’était Laenor. »
Il n’y a pas de traces d’une intervention de lord Larys Fort au cours de ce
débat, mais ce n’était pas inhabituel ; quoiqu’il ait la langue agile quand
besoin était, le maître des chuchoteurs épargnait ses paroles comme l’avare
épargne son or, préférant écouter plutôt que s’exprimer.
D’après la Chronique véritable, le Grand Mestre Orwyle mit le conseil en
garde : « Si nous agissons ainsi, cela mènera assurément à la guerre. La
princesse ne s’effacera pas avec docilité, et elle a des dragons.
— Et des amis, ajouta lord des Essaims. Des hommes d’honneur qui
n’oublieront pas les serments qu’ils ont prêtés, à elle et à son père. Je suis
un vieil homme, mais point si vieux que je resterai humblement assis là,
tandis que des gens comme vous complotent pour lui voler sa couronne. »
Sur ces mots, il se leva pour partir.
Sur ce qui se passa ensuite, nos sources divergent.
Le Grand Mestre Orwyle nous raconte que, sur ordre de ser Otto
Hightower, on s’empara de lord des Essaims à la porte pour l’escorter au
cachot. Enfermé dans une cellule obscure, il finirait par y périr d’un
refroidissement en attendant son procès.
Septon Eustace raconte une autre version. Dans son récit, ser Criston
Cole força lord des Essaims à reprendre son siège et lui ouvrit la gorge avec
un poignard. Champignon accuse lui aussi ser Criston de la mort de sa
seigneurie, mais, dans sa version, Cole saisit le vieil homme au collet et le
jeta par une fenêtre, pour périr empalé sur les piques de fer de la douve
sèche en contrebas.
Les trois chroniques s’accordent sur un point : le premier sang versé dans
la Danse des Dragons appartenait à lord Lyman des Essaims, Grand
Argentier et lord Trésorier des Sept Couronnes.
On n’entendit plus aucune voix de dissension après la mort de lord des
Essaims. Le reste de la nuit fut employé à dresser des plans pour le
couronnement du nouveau roi (cela devait se faire sans tarder, tous en
convenaient), et à établir des listes d’alliés possibles et d’ennemis
potentiels, au cas où la princesse Rhaenyra refuserait d’accepter l’accession
au trône du roi Aegon. Avec la princesse alitée à Peyredragon, sur le point
d’accoucher, les Verts de la reine Alicent bénéficiaient d’un avantage ; plus
longtemps Rhaenyra ignorerait le décès du roi, et moins rapidement elle
réagirait. « Peut-être cette traînée mourra-t-elle en couches », aurait
commenté la reine Alicent (selon Champignon).
Aucun corbeau ne prit son vol cette nuit-là. Aucun glas ne retentit. Les
serviteurs qui étaient au courant de la mort du roi furent expédiés aux
cachots. Ser Criston Cole reçut la sinistre besogne de placer sous
surveillance ce qu’il restait de Noirs à la cour, ces seigneurs et chevaliers
qui pouvaient être enclins à préférer la princesse Rhaenyra. « Ne leur faites
nulle violence, sauf s’ils résistent, ordonna ser Otto Hightower. Ceux qui
ploieront le genou et jureront féauté au roi Aegon ne souffriront point de
mal entre nos mains.
— Et ceux qui ne le voudront pas ? s’enquit le Grand Mestre Orwyle.
— Seront des traîtres, trancha Verge-de-Fer, et devront connaître une
mort de traîtres. »
Lord Larys Fort, maître des chuchoteurs, prit alors la parole pour la
première et unique fois. « Soyons les premiers à prêter serment, dit-il, de
crainte qu’il n’y ait ici des traîtres parmi nous. » Tirant sa dague, le Pied-
Bot la passa en travers de sa paume. « Un serment par le sang, insista-t-il,
pour nous lier tous ensemble, frères jusqu’à la mort. » Ainsi chacun des
conspirateurs s’entailla-t-il la paume et ils se serrèrent les mains, se jurant
fraternité. Seule la reine Alicent parmi eux fut exemptée de prêter serment,
en raison de sa féminité.
L’aube poignit sur la ville avant que la reine n’envoie la Garde Royale
ramener ses fils Aegon et Aemond au conseil. (Le prince Daeron, le plus
jeune et le plus doux de ses enfants, se trouvait à Villevieille, servant
comme écuyer auprès de lord Hightower.)
On trouva le prince Aemond, le borgne, dix-neuf ans, à l’armurerie, en
train de revêtir plate et maille pour son entraînement matinal dans la cour
du château. « Aegon est-il roi ? demanda-t-il à ser Willis Fell. Ou nous
faudra-t-il nous agenouiller et baiser le connin de la vieille putain ? » La
princesse Helaena déjeunait avec ses enfants quand la Garde Royale vint la
rejoindre… mais quand on lui demanda où se trouvait le prince Aegon, son
frère et époux, elle répondit simplement : « Il n’est point dans mon lit,
soyez-en sûrs. Ne vous gênez pas pour le chercher sous les couvertures. »
Le prince Aegon était « à ses plaisirs », explique Munkun dans sa
Chronique véritable, en termes vagues. Le Témoignage de Champignon
prétend que ser Criston retrouva le jeune futur roi, ivre et nu, dans un trou à
rats de Culpucier où deux jeunes canailles aux dents limées se mordaient et
s’entre-déchiraient pour son amusement tandis qu’une fille qui ne pouvait
pas avoir plus de douze ans, donnait avec sa bouche du plaisir à son
membre. Attribuons toutefois cette image ignoble à un Champignon fidèle à
lui-même et prenons plutôt en compte les mots de septon Eustace.
Bien que le brave septon reconnaisse que le prince Aegon se trouvait
avec une maîtresse quand on le localisa, il insiste pour dire que c’était la
fille d’un riche marchand, et qu’elle était fort bien entretenue. De plus, le
prince refusa tout d’abord de figurer dans les plans de sa mère. « C’est ma
sœur l’héritière, pas moi, déclare-t-il dans la chronique d’Eustace. Quel
frère serais-je si je volais l’héritage de ma propre sœur ? » Ce fut seulement
quand ser Criston le convainquit que la princesse le ferait assurément
exécuter, lui et ses frères, si elle venait à coiffer la couronne, qu’Aegon
hésita. « Tant que vivra un seul Targaryen légitime, aucun Fort ne pourra
jamais espérer siéger sur le trône de fer, insista Cole. Rhaenyra n’a d’autre
choix que de vous couper la tête si elle souhaite voir ses bâtards régner
après elle. » Ce fut cela, et cela seulement, qui convainquit Aegon
d’accepter la couronne que lui offrait le conseil restreint, insiste notre doux
septon.
Tandis que les chevaliers de la Garde Royale recherchaient les fils de la
reine Alicent, d’autres messagers convoquaient au Donjon Rouge le
commandant du Guet et ses capitaines (ils étaient sept, chacun responsable
d’une des portes de la ville). Cinq furent considérés comme des
sympathisants à la cause du prince Aegon, quand on les interrogea. Les
deux autres, ainsi que leur commandant, furent jugés indignes de confiance
et se retrouvèrent aux fers. Ser Luthor Largent, le plus terrible des « cinq
léaux », fut nommé nouveau commandant des manteaux d’or. Un véritable
taureau, cet homme haut de près de sept pieds avait un jour, disait la
rumeur, tué d’un seul coup de poing un destrier. Ser Otto étant un homme
prudent, toutefois, il prit soin de nommer son propre fils, ser Gwayne
Hightower (le frère de la reine) comme second de Largent, lui donnant
instruction de garder un œil ouvert sur ser Luthor pour guetter tout signe de
déloyauté.
Ser Tyland Lannister fut nommé Grand Argentier à la place du défunt
lord des Essaims, et il agit sur-le-champ pour saisir le trésor royal. L’or de
la Couronne fut divisé en quatre parts. L’une fut confiée à la Banque de Fer
de Braavos pour la mettre en sécurité, une autre envoyée sous bonne garde
à Castral Roc, une troisième à Villevieille. La fortune qui restait serait
employée pour des pots-de-vin et des cadeaux et, au besoin, pour engager
des épées-louées. Afin de tenir la place de ser Tyland comme maître des
navires, ser Otto chercha du côté des îles de Fer, dépêchant un corbeau à
Dalton Greyjoy, le Kraken Rouge, l’audacieux et sanguinaire lord Ravage
de Pyk, seize ans, en lui proposant l’amirauté et un siège au conseil en
échange de son allégeance.
Une journée passa, puis une autre. On n’avait convoqué ni les septons ni
les sœurs du Silence dans la chambre à coucher où reposait, boursouflé, le
roi Viserys en voie de décomposition. Aucun glas ne résonnait. Des
corbeaux prenaient leur vol, mais pas vers Peyredragon. Ils filaient plutôt
vers Villevieille, Castral Roc, Vivesaigues, Hautjardin et nombre d’autres
seigneurs et chevaliers dont la reine Alicent avait des motifs de penser
qu’ils prêteraient à son fils une oreille complaisante.
On alla chercher les annales du Grand Conseil de 101 pour les examiner,
et l’on prit note des seigneurs qui avaient parlé pour Viserys et de ceux pour
Rhaenys, Laena ou Laenor. L’assemblée des seigneurs avait préféré le
prétendant mâle au féminin par vingt contre un, mais certains s’étaient
opposés et ces mêmes maisons étaient susceptibles d’accorder leur soutien à
la princesse Rhaenyra, si la guerre devait éclater. La princesse aurait pour
elle le Serpent de Mer et ses flottes, estima ser Otto, et très probablement
aussi les autres seigneurs des côtes de l’est : sans doute les lords Bar
Emmon, Massey, Celtigar et Crabbe, peut-être aussi l’Étoile-du-Soir de
Torth. Tous, à l’exception des Velaryon, étaient des puissances mineures.
Les hommes du Nord étaient un souci plus sérieux : Winterfell avait parlé
pour Rhaenys à Harrenhal, de même que les bannerets de lord Stark, Dustin
de Tertre-bourg et Manderly de Blancport. On ne pouvait non plus compter
sur la maison Arryn, car les Eyrié étaient pour l’heure gouvernés par une
femme, lady Jeyne, la Jouvencelle du Val, dont les propres droits pourraient
se voir remis en question si l’on écartait la princesse Rhaenyra.
On jugea que le plus grand danger viendrait d’Accalmie, car la maison
Baratheon avait toujours été un farouche soutien des prétentions de la
princesse Rhaenys et de ses enfants. Bien que le vieux lord Boremund soit
mort, son fils Borros était encore plus belliqueux que son père et les
vassaux des terres de l’Orage suivraient certainement où il les mènerait.
« Alors, nous devons veiller à ce qu’il les mène à notre roi », déclara la
reine Alicent. Sur ces mots, elle envoya quérir son deuxième fils.
Ce ne fut pas un corbeau qui prit son vol pour Accalmie, ce jour-là, mais
Vhagar, le plus ancien et le plus grand des dragons de Westeros. Sur son
dos était monté le prince Aemond Targaryen, un saphir à la place de son œil
perdu. « Ton but est de gagner la main de l’une des quatre filles de lord
Baratheon, lui avait expliqué son grand-père ser Otto avant qu’il ne
s’envole. N’importe laquelle des quatre fera l’affaire. Fais-lui la cour,
épouse-la et lord Borros livrera les terres de l’Orage à ton frère. Échoue…
— Je n’échouerai pas, se vanta le prince Aemond. Aegon aura Accalmie,
et j’aurai la fille. »
Le temps que le prince Aemond prenne congé, la puanteur issue des
appartements du défunt roi s’exhalait à travers toute la Citadelle de Maegor,
et maintes folles histoires et rumeurs se répandaient à travers la cour et le
château. Les cachots sous le Donjon Rouge avaient avalé tant d’hommes
suspects de déloyauté que même le Grand Septon avait commencé à
s’étonner de ces disparitions et qu’il envoya du septuaire Étoilé de
Villevieille un message demandant des nouvelles des disparus. Ser Otto
Hightower, un des hommes les plus méthodiques qui aient jamais occupé la
charge de Main, souhaitait disposer de plus de temps pour se préparer, mais
la reine Alicent savait qu’ils ne pouvaient plus reculer. Le prince Aegon
était las du secret. « Suis-je roi ou pas ? demanda-t-il à sa mère. Si je le
suis, couronnez-moi. »
Le glas se mit à sonner au dixième jour de la troisième lune de 129,
marquant la fin d’un règne. Le Grand Mestre Orwyle reçut, enfin,
l’autorisation de lâcher ses corbeaux, et les noirs oiseaux prirent l’air par
centaines, propageant aux recoins les plus lointains du royaume la nouvelle
de l’accession au trône d’Aegon. On fit venir les sœurs du Silence, afin de
préparer le corps pour le bûcher, et des cavaliers s’en furent sur des chevaux
pâles porter la nouvelle au peuple de Port-Réal, clamant : « Le roi Viserys
est mort, vive le roi Aegon. » Entendant ces cris, raconte Munkun, certains
pleuraient tandis que d’autres lançaient des vivats, mais la plus grande
partie du peuple restait silencieuse, le regard dans le vide, perplexe et
méfiante, et ici et là une voix s’exclamait : « Vive notre reine ! »
Cependant, on hâtait les préparatifs du couronnement. On choisit le site
de Fossedragon. Sous son dôme immense s’étageaient assez de gradins de
pierre pour accueillir quatre-vingt mille personnes, et les épaisses murailles
de la fosse, son toit solide et ses gigantesques portes de bronze le rendaient
apte à être défendu, si des traîtres se risquaient à perturber la cérémonie.
Au jour décidé, ser Criston Cole ceignit de la couronne de fer et de rubis
d’Aegon le Conquérant le front du fils aîné du roi Viserys et de la reine
Alicent, le proclamant Aegon de la maison Targaryen, deuxième du nom,
roi des Andals, des Rhoynars et des Premiers Hommes, seigneur des Sept
Couronnes et Protecteur du Royaume. Sa mère la reine Alicent, fort aimée
du peuple, plaça sa propre couronne sur la tête de sa fille, Helaena, épouse
et sœur d’Aegon. Après lui avoir baisé les joues, la mère s’agenouilla
devant sa fille, inclina la tête et déclara : « Ma reine ».
Combien vinrent assister au couronnement demeure un sujet de débat. Le
Grand Mestre Munkun, s’appuyant sur Orwyle, nous affirme que plus de
cent mille gens du peuple s’amassèrent dans Fossedragon, leurs vivats si
bruyants qu’ils faisaient trembler les murs, tandis que Champignon prétend
que les gradins de pierre n’étaient garnis qu’à moitié. Avec le Grand Septon
à Villevieille, trop âgé et trop fragile pour accomplir le voyage jusqu’à Port-
Réal, il incomba à septon Eustace d’oindre le front du roi Aegon de
chrêmes sacrés, et de le bénir par les noms des sept dieux.
Une petite partie de l’assistance, aux yeux plus alertes que la majorité,
aurait pu remarquer que n’étaient présents autour du nouveau roi que quatre
manteaux blancs, non point cinq comme jusqu’ici. La nuit précédente,
Aegon II avait connu ses premières défections, lorsque ser Steffon
Sombrelyn de la Garde Royale s’était glissé hors de la ville avec son
écuyer, deux intendants et quatre gardes. Sous le couvert de l’obscurité ils
s’étaient dirigés vers une poterne où les attendait un navire de pêche pour
les mener à Peyredragon. Ils apportaient avec eux une couronne volée : un
bandeau d’or jaune ornementé de sept joyaux de couleurs différentes. Il
s’agissait de celle qu’avait portée le roi Viserys, et le Vieux Roi Jaehaerys
avant lui. Lorsque le prince Aegon avait décidé de porter la couronne de fer
et de rubis de son homonyme, le Conquérant, la reine Alicent avait ordonné
qu’on mette celle de Viserys sous clé, mais l’intendant à qui on avait confié
la tâche avait décidé de s’enfuir avec elle.
Après le couronnement, les membres de la Garde Royale restants
escortèrent Aegon jusqu’à sa monture, une créature splendide aux brillantes
écailles dorées et aux membranes d’ailes d’un rose pâle. Ce dragon de
l’aube dorée était dénommé « Feux-du-Soleyl ». Munkun nous apprend que
le roi effectua trois circuits autour de la ville avant de se poser dans
l’enceinte du Donjon Rouge. Ser Arryk Cargyll mena Sa Grâce à la salle du
trône éclairée par les torches, où Aegon II gravit les marches du trône de fer
devant un millier de seigneurs et de chevaliers. Des cris résonnèrent à
travers la salle.
À Peyredragon, on n’entendit pas de cris. Ce furent plutôt des hurlements
qui résonnèrent à travers les salles et les escaliers de la tour Mervouivre,
depuis les appartements de la reine où Rhaenyra Targaryen se crispait et
frémissait en son troisième jour de travail. L’enfant n’était pas attendu avant
un cycle de lune, mais les nouvelles venues de Port-Réal avaient plongé la
princesse dans une fureur noire et sa rage sembla provoquer
l’accouchement, comme si le bébé en elle, furieux lui aussi, se battait pour
sortir. La princesse rugit des imprécations tout au long de son travail,
appelant le courroux des dieux sur ses demi-frères et leur mère, la reine, et
détaillant quels tourments elle leur infligerait avant de les laisser mourir.
Elle maudit l’enfant aussi en elle, nous raconte Champignon, griffant son
ventre distendu tandis que mestre Gerardys et la sage-femme tentaient de la
maîtriser, et s’égosillant : « Monstre, monstre, sors donc, mais sors,
SORS !!! »
Lorsque l’enfant parut enfin, elle se révéla véritablement être un
monstre : une fille mort-née, tordue, déformée, avec un trou dans la poitrine
à l’endroit où aurait dû se trouver son cœur, et une queue embryonnaire,
écailleuse. C’est du moins ainsi que Champignon la décrit. Le nain nous
raconte que ce fut lui qui transporta la petite créature dans la cour pour
l’incinérer. La défunte s’était nommée Visenya, annonça la princesse
Rhaenyra le lendemain, lorsque le lait de pavot eut émoussé le tranchant de
sa douleur : « C’était ma fille unique et ils l’ont tuée. Ils ont volé ma
couronne et assassiné ma fille. Ils devront en répondre. »
Et ainsi débuta la Danse, quand la princesse convoqua son propre conseil.
« Le conseil noir », comme La Chronique véritable appelle cette assemblée
à Peyredragon, par opposition au conseil vert de Port-Réal. Rhaenyra
présidait elle-même, siégeant entre son oncle et époux, le prince Daemon, et
son fidèle conseiller, mestre Gerardys. Ses trois fils étaient présents aussi,
bien qu’aucun n’ait atteint l’âge adulte (Jaque avait quatorze ans, Luc treize
et Joffrey onze). Deux frères jurés de la Garde Royale se tenaient auprès
d’eux : ser Erryk Cargyll, jumeau de ser Arryk, et l’Ouestien, ser Lorent
Marpheux.
À Peyredragon, le reste de la garnison se composait de trente chevaliers,
cent arbalétriers et trois cents hommes d’armes. Cela avait toujours été jugé
suffisant pour une forteresse aussi invulnérable. « En tant qu’instrument de
conquête, cependant, notre armée laisse quelque peu à désirer », commenta
avec mordant le prince Daemon.
Une douzaine de seigneurs de moindre importance, bannerets et vassaux
de Peyredragon, siégeaient également au conseil noir : Celtigar de Pince-
Isle, Staunton de Repos-des-Freux, Massey de Danse-des-Pierres, Bar
Emmon de Pointe-Vive et Sombrelyn de Sombreval, parmi eux. Mais le
plus grand seigneur qui jura sa force à la princesse fut Corlys Velaryon de
Lamarck. Bien que le Serpent de Mer ait vieilli, il aimait à dire qu’il
s’accrochait à la vie « comme un marin qui se noie s’agrippe aux
décombres d’un navire coulé. Peut-être les Sept m’ont-ils préservé pour cet
ultime combat ». Avec lord Corlys venait sa femme, la princesse Rhaenys,
cinquante-cinq ans, le visage mince et ridé, ses cheveux noirs zébrés de
blanc, et cependant aussi farouche et intrépide qu’elle l’était à vingt-deux.
« La Reine qui ne le fut jamais », l’appelle Champignon. (« Qu’avait jamais
eu Viserys qu’elle n’eut pas ? Une petite saucisse ? Est-ce là tout ce qu’il
faut pour être roi ? À Champignon de régner, en ce cas. Ma saucisse fait
trois fois la taille de la sienne. »)
Ceux qui siégeaient au conseil noir se considéraient comme des
loyalistes, mais savaient très bien que le roi Aegon II les qualifierait de
traîtres. Chacun avait déjà reçu de Port-Réal une convocation, exigeant
qu’ils se présentent au Donjon Rouge pour prêter des serments de féauté au
nouveau roi. Toutes leurs armées combinées ne pouvaient rivaliser avec la
puissance que les Hightower, pour ne prendre qu’eux, étaient capables
d’aligner sur le champ de bataille. Et les Verts d’Aegon bénéficiaient
d’autres avantages : Villevieille, Port-Réal et Port-Lannis étaient les villes
les plus importantes et les plus riches du royaume ; toutes trois étaient
tenues par les Verts. Chacun des symboles visibles de la légitimité était aux
mains d’Aegon. Il siégeait sur le trône de fer. Il vivait dans le Donjon
Rouge. Il portait la couronne du Conquérant, maniait l’épée du Conquérant
et avait été oint par un septon de la Foi devant des dizaines de milliers
d’yeux. Le Grand Mestre Orwyle participait à ses conseils et le lord
Commandant de la Garde Royale avait déposé la couronne sur sa tête
princière. Et c’était un mâle, ce qui, aux yeux de beaucoup, faisait de lui le
roi légitime, et de sa demi-sœur l’usurpatrice.
Face à tout cela, les atouts de Rhaenyra étaient rares. Certains des
seigneurs les plus âgés pouvaient encore avoir en mémoire les serments
qu’ils avaient jurés quand elle avait été faite princesse de Peyredragon et
désignée comme héritière de son père. Il y avait eu un temps où elle était
également bien-aimée des gens de haute et basse naissances, quand ils
l’acclamaient en l’appelant la Joie du Royaume. Nombre de jeunes
seigneurs et de nobles chevaliers avaient rivalisé pour sa faveur, alors…
Mais combien se battraient encore pour elle, maintenant qu’elle était une
femme mariée, au corps vieilli et épaissi par six accouchements, à cette
question nul ne pouvait répondre. Bien que son demi-frère ait pillé le trésor
de leur père, la princesse avait à sa disposition la fortune de la maison
Velaryon, et les flottes du Serpent de Mer lui apportaient la supériorité en
mer. Et son consort, le prince Daemon, aguerri et fortifié par les Degrés de
Pierre, avait plus d’expérience de la guerre que tous leurs ennemis
combinés. Finalement, et ce n’était pas le moindre détail, Rhaenyra avait
ses dragons.
« Aegon aussi, fit observer mestre Gerardys.
— Nous en avons davantage », répliqua la princesse Rhaenys, la Reine
qui ne le fut jamais, qui avait été une dragonnière plus longtemps que la
totalité d’entre eux. « Et les nôtres sont plus grands et plus forts, à
l’exception de Vhagar. C’est ici à Peyredragon que les dragons croissent le
mieux. » Elle énuméra pour le conseil. Le roi Aegon avait son Feux-du-
Soleyl. Une bête splendide, mais jeune. Aemond Un-Œil chevauchait
Vhagar, et on ne pouvait nier le péril posé par la monture de la reine
Visenya. Celle de la reine Helaena était Songefeu, la dragonne qui avait
naguère porté Rhaena, la sœur du Vieux Roi, à travers les nuages. Le prince
Daeron avait pour dragon Tessarion, aux ailes sombres comme le cobalt et
aux griffes, à la crête et aux écailles ventrales aussi brillantes que du cuivre
battu. « Ce qui représente quatre dragons de taille à se battre », conclut
Rhaenys. Les jumeaux de la reine Helaena avaient eux aussi des dragons,
mais ce n’étaient guère que des petits ; le plus jeune fils de l’usurpateur,
Maelor, ne possédait qu’un œuf.
Face à cela, le prince Daemon avait Caraxès et la princesse Rhaenyra
Syrax, toutes deux d’énormes bêtes, formidables. Caraxès en particulier
était terrifiant et, après les Degrés de Pierre, sang et feu ne lui étaient pas
étrangers. Les trois fils de Rhaenyra par Laenor Velaryon étaient tous
dragonniers : Vermax, Arrax et Tyraxès prospéraient et croissaient chaque
année davantage. Aegon le Jeune, l’aîné des deux fils de Rhaenyra par le
prince Daemon, commandait le jeune dragon Nuée d’Orage, quoiqu’il ne
l’ait pas encore monté ; son petit frère, Viserys, se promenait partout avec
son œuf. La dragonne de Rhaenys elle-même, Meleys la Reine Rouge, était
devenue paresseuse, mais demeurait terrible quand on l’excitait. Les
jumelles du prince Daemon par Laena Velaryon pourraient encore être
dragonnières aussi. Le dragon de Baela, Danselune, svelte, vert pâle, serait
bientôt de taille à supporter la jeune femme sur son dos… et bien que l’œuf
de sa sœur Rhaena ait éclos d’une créature brisée qui avait péri quelques
heures après sa sortie de l’œuf, Syrax avait récemment pondu de nouveau.
On avait confié un de ses œufs à Rhaena, et il se disait que l’enfant dormait
avec lui chaque nuit, priant pour un dragon équivalent à celui de sa sœur.
De plus, six autres dragons avaient établi leur antre dans les cavernes
enfumées de Montdragon au-dessus du château. Il y avait Aile-d’Argent,
l’ancienne monture de la Bonne Reine Alysanne ; Fumée-des-Mers, la bête
gris pâle qui avait fait l’orgueil et la passion de ser Laenor Velaryon ;
Vermithor, vieux et chenu, sans nul pour le monter depuis la mort du roi
Jaehaerys. Et derrière la montagne vivaient trois dragons sauvages, jamais
revendiqués ni enfourchés par aucun homme, vivant ou mort. Le peuple les
avait baptisés Voleur-de-Moutons, Gris Spectre et le Cannibale. « Trouvez
des cavaliers pour dominer Aile-d’Argent, Vermithor et Fumée-des-Mers et
nous aurons neuf dragons face aux quatre d’Aegon. Montez et faites voler
leurs frères sauvages et nous en compterons douze, même sans Nuée
d’Orage, précisa la princesse Rhaenys. Voilà comment nous allons
remporter cette guerre. »
Les lords Celtigar et Staunton en convinrent. Aegon le Conquérant et ses
sœurs avaient prouvé que des chevaliers et des armées ne pouvaient résister
au feu et au sang. Celtigar pressa la princesse de voler immédiatement
contre Port-Réal et de réduire la ville à des cendres et des os. « Et en quoi
cela nous servira-t-il, messire ? voulut savoir le Serpent de Mer. Nous
souhaitons gouverner la ville, et non la raser entièrement.
— Les choses n’en arriveront jamais là, insista Celtigar. L’usurpateur
n’aura pas d’autre choix que de s’opposer à nous avec ses propres dragons.
Nos neuf l’emporteront forcément sur ses quatre.
— À quel prix ? se demanda la princesse Rhaenyra. Mes fils
chevaucheraient trois de ces dragons, je vous le rappelle. Et ce ne serait pas
neuf contre quatre. Je n’aurai pas la force de voler quelque temps encore. Et
qui montera Aile-d’Argent, Vermithor et Fumée-des-Mers ? Vous, messire ?
J’en doute fort. Ce sera cinq contre quatre et l’un de leurs quatre sera
Vhagar. L’avantage n’est point là. »
De façon surprenante, le prince Daemon fut d’accord avec son épouse.
« Dans les Degrés, mes ennemis avaient appris à courir se cacher en voyant
les ailes de Caraxès ou en l’entendant rugir… mais ils n’avaient eux-mêmes
aucun dragon. Il n’est pas aisé pour un homme de se faire tueur de dragons.
Mais des dragons peuvent tuer leurs pareils et l’ont déjà fait. Tout mestre
qui a étudié l’histoire de Valyria vous le dira. Je ne jetterai pas nos dragons
contre ceux de l’usurpateur, à moins de ne pas avoir d’autre choix. Il est
d’autres façons, meilleures, de les utiliser. » Le prince fit alors part au
conseil noir de ses stratégies. Rhaenyra devait avoir elle aussi un
couronnement, en riposte à celui d’Aegon. Ensuite, ils enverraient des
corbeaux, en appelant les seigneurs des Sept Couronnes à déclarer leur
allégeance à leur véritable reine.
« Nous devons livrer cette guerre par des mots avant d’aller à la
bataille », déclara le prince. La clé de la victoire se trouvait aux mains des
seigneurs des grandes maisons, insista Daemon ; leurs bannerets et vassaux
les suivraient, où qu’ils aillent. Aegon l’Usurpateur avait gagné l’allégeance
des Lannister de Castral Roc, et lord Tyrell de Hautjardin était un poupon
vagissant dans ses langes dont la mère, agissant en tant que régente,
alignerait probablement le Bief sur ses trop puissants bannerets, les
Hightower… Mais le reste des grands seigneurs du royaume ne s’étaient
pas encore déclarés.
« Accalmie se tiendra à nos côtés », estima la princesse Rhaenys. Elle
était elle-même de ce sang, du côté de sa mère, et le défunt lord Boremund
avait toujours été le plus loyal des amis.
Le prince Daemon avait de bonnes raisons d’espérer également que la
Jouvencelle du Val amènerait les Eyrié dans leur camp. Aegon demanderait
certainement le soutien de Pyk, jugea-t-il ; il ne pouvait espérer surpasser la
puissance de la maison Velaryon sur mer qu’avec le renfort des îles de Fer.
Mais les Fer-nés étaient connus pour leurs allégeances fluctuantes et Dalton
Greyjoy adorait le sang et les batailles ; on pourrait aisément le convaincre
de soutenir la princesse.
Le Nord était trop éloigné pour peser beaucoup dans le combat, décida le
conseil : le temps que les Stark assemblent leurs bannières et marchent sur
le sud, la guerre serait peut-être déjà terminée. Ce qui ne laissait que les
seigneurs du Conflans, un groupe notoirement querelleur régi, en titre du
moins, par la maison Tully de Vivesaigues. « Nous avons des amis dans le
Conflans, commenta le prince, bien que tous n’osent pas encore afficher
leurs couleurs véritables. Nous avons besoin d’un lieu où ils pourront
s’assembler, un marchepied sur le continent assez grand pour accueillir une
armée considérable, et assez solide pour résister à toutes les forces que
l’usurpateur pourra envoyer contre nous. » Il montra aux seigneurs une
carte. « Ici. Harrenhal. »
Ainsi fut-il donc décidé. Le prince Daemon, chevauchant Caraxès,
prendrait la tête de l’assaut contre Harrenhal. La princesse Rhaenyra
demeurerait à Peyredragon jusqu’à ce qu’elle ait recouvré ses forces. La
flotte Velaryon bloquerait le Gosier, levant l’ancre de Peyredragon et de
Lamarck pour empêcher tout trafic d’entrer ou de sortir de la baie de la
Néra. « Nous n’avons pas les forces suffisantes pour prendre d’assaut Port-
Réal, expliqua le prince Daemon, pas plus que nos ennemis ne pourraient
espérer s’emparer de Peyredragon. Mais Aegon est un enfant sans
expérience, et on provoque aisément ce genre de fruit vert. Peut-être
pouvons-nous l’exciter à attaquer avec imprudence. » Le Serpent de Mer
commanderait la flotte, tandis que la princesse Rhaenys la survolerait pour
empêcher leurs ennemis d’assaillir les navires avec des dragons. D’ici là,
des corbeaux prendraient leur vol à destination de Vivesaigues, des Eyrié,
de Pyk et d’Accalmie afin de gagner l’allégeance de leurs seigneurs.
Ce fut alors que l’aîné des fils de la reine, Jacaerys, prit la parole. « C’est
nous qui devrions porter ces messages, suggéra-t-il. Les dragons
convaincront les seigneurs plus promptement que des corbeaux. » Son frère
Lucerys approuva, soutenant que Jaque et lui étaient des hommes, ou si près
que cela ne faisait pas de différence. « Notre oncle nous traite de Fort, mais
quand les seigneurs nous verront chevaucher des dragons, ils verront bien
que c’est un mensonge. Seuls les Targaryen montent des dragons. »
Champignon nous dit que le Serpent de Mer bougonna à ces paroles,
insistant pour dire que les trois garçons étaient des Velaryon, mais il sourit
en le disant, de la fierté dans la voix. Même le jeune Joffrey s’en mêla,
proposant d’enfourcher son propre dragon, Tyraxès, pour se joindre à ses
frères.
La princesse Rhaenyra s’y opposa ; Joff n’avait que onze ans. Mais
Jacaerys en avait quatorze et Lucerys treize ; de beaux garçons hardis,
habiles aux armes, qui avaient servi longtemps comme écuyers. « Si vous y
allez, ce sera comme messagers et non en chevaliers, leur dit-elle. Vous ne
devrez prendre aucune part à un combat. » Ce ne fut que lorsque les deux
garçons eurent solennellement juré sur un exemplaire de L’Étoile à sept
branches que Sa Grâce consentit à en faire ses émissaires. On décida que
Jaque, le plus âgé des deux, se chargerait de la tâche la plus longue, la plus
périlleuse : voler d’abord aux Eyrié traiter avec la Dame du Val, puis à
Blancport pour convaincre lord Manderly ; et enfin à Winterfell pour
rencontrer lord Stark. La mission de Luc serait plus courte et moins
périlleuse : il devait voler jusqu’à Accalmie, où on s’attendait à ce que
Borros Baratheon l’accueille chaleureusement.
Un couronnement précipité se tint le lendemain. L’arrivée de ser Steffon
Sombrelyn, anciennement de la Garde Royale, fut l’occasion d’une grande
joie à Peyredragon, particulièrement quand on apprit que lui et ses
camarades loyalistes (« les tourne-casaques », comme les baptiserait ser
Otto en offrant une récompense pour leur capture) avaient apporté la
couronne volée du roi Jaehaerys le Conciliateur. Trois cents paires d’yeux
regardèrent le prince Daemon placer la couronne du Vieux Roi sur la tête de
son épouse, la proclamant Rhaenyra de la maison Targaryen, première de
son nom, reine des Andals, des Rhoynars et des Premiers Hommes. Le
prince s’attribua le titre de Protecteur du Royaume et Rhaenyra nomma son
fils aîné Jacaerys prince de Peyredragon et héritier du Trône de Fer.
Son premier acte de reine fut de déclarer ser Otto Hightower et la reine
Alicent traîtres et rebelles. « Quant à mes demi-frères et à ma douce sœur,
Helaena, annonça-t-elle, ils ont été induits en erreur par les conseils de
méchantes gens. Qu’ils viennent à Peyredragon ployer le genou et
demander mon pardon, et je serai heureuse d’épargner leur vie et de les
reprendre en mon cœur, car ils sont de mon sang et, homme ou femme, il
n’est plus maudit que le parricide. »
La nouvelle du couronnement de Rhaenyra parvint au Donjon Rouge le
lendemain, au grand déplaisir d’Aegon II. « Ma demi-sœur et mon oncle
sont coupables de haute trahison, décréta le jeune roi. Je veux qu’ils soient
déchus, je veux qu’on les arrête et je veux qu’ils périssent. »
Des têtes plus froides au conseil vert désiraient parlementer. « Il faut faire
comprendre à la princesse que sa cause est désespérée, plaida le Grand
Mestre Orwyle. Le frère ne devrait pas guerroyer contre la sœur. Envoyez-
moi auprès d’elle, que nous puissions discuter et parvenir à un accord
amical. »
Aegon ne voulut pas en entendre parler. Septon Eustace nous raconte que
Sa Grâce accusa le Grand Mestre de déloyauté et parla de le faire jeter dans
une cellule noire « avec vos amis Noirs ! ». Mais quand les deux reines – sa
mère, la reine Alicent, et son épouse, la reine Helaena – plaidèrent pour la
proposition d’Orwyle, l’irascible roi céda, de mauvais gré. Ainsi donc, le
Grand Mestre Orwyle fut dépêché de l’autre côté de la baie de la Néra sous
une bannière de paix, à la tête d’une suite qui comprenait ser Arryk Cargyll
de la Garde Royale et ser Gwayne Hightower des manteaux d’or, ainsi
qu’une vingtaine de scribes et de septons, parmi lesquels Eustace.
Les conditions qu’offrait le roi étaient généreuses, déclare Munkun dans
sa Chronique véritable. Si la princesse le reconnaissait comme roi et lui
jurait obéissance au pied du trône de fer, Aegon II la confirmerait dans sa
possession de Peyredragon, et permettrait que l’île et le château soient
transmis à son fils Jacaerys à sa mort. Son fils cadet, Lucerys, serait
reconnu comme légitime héritier de Lamarck et des terres et possessions de
la maison Velaryon ; ses fils nés du prince Daemon, Aegon le Jeune et
Viserys, recevraient des places d’honneur à la cour, le premier comme
écuyer du roi, le second comme échanson. On accorderait le pardon à ces
seigneurs et chevaliers traîtres qui avaient conspiré avec elle contre leur
souverain véritable.
Rhaenyra écouta ces termes dans un silence de pierre, puis elle demanda
à Orwyle s’il se souvenait de son père, le roi Viserys. « Bien sûr, Votre
Grâce, répondit le mestre.
— Peut-être pouvez-vous nous dire qui il a désigné comme son héritier et
successeur, poursuivit la reine, la couronne sur sa tête.
— Vous, Votre Grâce », répondit Orwyle. Et Rhaenyra hocha la tête,
ajoutant : « De votre propre aveu, vous admettez que je suis votre reine
légitime. Pourquoi, en ce cas, servez-vous mon demi-frère, l’usurpateur ? »
Munkun nous dit qu’Orwyle eut une réponse longue et érudite, citant la
loi andale et le Grand Conseil de 101. Champignon prétend qu’il bredouilla
et que sa vessie se vida. Où que soit la vérité, sa réponse ne convainquit pas
la princesse Rhaenyra.
« Un Grand Mestre devrait connaître la loi et la servir, déclara-t-elle à
Orwyle. Vous n’êtes point Grand Mestre et vous n’apportez que honte et
déshonneur à la chaîne que vous arborez. » Alors qu’Orwyle protestait
d’une voix faible, les chevaliers de Rhaenyra retirèrent de son cou la chaîne
de sa charge et le forcèrent à s’agenouiller tandis que la princesse accordait
la chaîne à son propre partisan, mestre Gerardys, « un serviteur vrai et
fidèle du royaume et de ses lois ». Congédiant Orwyle et les autres
émissaires, Rhaenyra ajouta : « Dites à mon demi-frère que j’aurai mon
trône, ou que j’aurai sa tête. »
Longtemps après que la Danse fut terminée, le rhapsode Lucéon de Torth
composerait une ballade triste appelée « Adieu, mon frère », qu’on chante
encore aujourd’hui. La complainte prétend raconter la dernière rencontre
entre ser Arryk Cargyll et son jumeau, ser Erryk, alors que la suite
d’Orwyle montait à bord du navire qui devait les ramener à Port-Réal. Ser
Arryk avait juré son épée à Aegon, ser Erryk à Rhaenyra. Dans la chanson,
chaque frère s’emploie à persuader l’autre de changer de camp ; ayant
échoué, ils échangent des déclarations d’amour et se séparent, sachant que
leur prochaine rencontre les verra ennemis. Il se peut qu’une telle
séparation se soit produite ce jour-là à Peyredragon ; toutefois, aucune de
nos sources n’en fait état.
Aegon II avait vingt-deux ans, il était prompt à la colère et lent au
pardon. Le refus de Rhaenyra d’accepter son règne le mit en rage. « Je lui ai
offert une paix honorable, et cette putain m’a craché au visage, déclara-t-il.
Ce qui arrivera ensuite sera de sa faute. »
Ce qui arriva ensuite, ce fut la guerre.
La Mort des Dragons
Fils pour fils

Aegon avait été proclamé roi à Fossedragon, Rhaenyra reine sur


Peyredragon. Tous les efforts de réconciliation ayant échoué, la Danse des
Dragons commença alors véritablement.
À Lamarck, les navires du Serpent de Mer levèrent l’ancre de Carène et
de Port-d’Épice pour bloquer le Gosier, interrompant le commerce qui
entrait et sortait de Port-Réal. Peu après, Jacaerys Velaryon partit vers le
nord sur son dragon Vermax, son frère Lucerys au sud sur Arrax, tandis que
le prince Daemon menait Caraxès vers le Trident.
Tournons-nous tout d’abord vers Harrenhal.
Bien que de vastes pans de l’immense folie d’Harren soient en ruine, le
gigantesque mur d’enceinte du château en faisait toujours une forteresse
rivalisant avec n’importe laquelle du Conflans… mais Aegon le Dragon
avait prouvé qu’elle était vulnérable par le ciel. Avec le départ de son
seigneur Larys Fort à Port-Réal, le château n’était défendu que par une
modeste garnison. N’ayant aucun désir de subir le sort d’Harren le Noir, son
vénérable gouverneur, ser Simon Fort (oncle du défunt lord Lyonel, grand-
oncle de lord Larys), s’empressa d’abattre ses bannières lorsque Caraxès se
posa au sommet de la tour du Bûcher-du-Roi. En plus du château, d’un seul
coup, le prince Daemon s’emparait de la fortune non négligeable de la
maison Fort et d’une douzaine d’otages de valeur, parmi lesquels ser Simon
et ses petits-fils. Le petit peuple du château se retrouva lui aussi prisonnier,
entre autres une nourrice du nom d’Alys Rivers.
Qui était cette femme ? Une servante qui concoctait des potions et des
sortilèges, dit Munkun. Une sorcière des bois, assure septon Eustace. Une
malveillante enchanteresse qui se baignait dans le sang de vierges pour
préserver sa jeunesse, voudrait nous faire croire Champignon. Son nom
suggère une bâtardise de naissance… mais nous en savons peu sur son père
et moins encore sur sa mère. Munkun et Eustace nous affirment qu’elle était
un fruit de la folle jeunesse de lord Lyonel Fort, faisant d’elle la demi-sœur
naturelle de ses fils Harwin (Brise-Os) et Larys (le Pied-Bot). Mais
Champignon soutient qu’elle était beaucoup plus âgée, qu’elle avait été la
nourrice des deux garçons, voire de leur père, une génération plus tôt.
Bien que les propres enfants d’Alys Rivers soient tous mort-nés, le lait
qui coulait avec tant d’abondance de ses seins avait nourri d’innombrables
autres bébés, à Harrenhal. Était-elle véritablement une sorcière qui couchait
avec les démons, mettant bas des enfants morts en paiement pour le savoir
dont ils la dotaient ? Était-ce une souillon un peu simple d’esprit, comme le
pense Eustace ? Une traînée qui usait de ses poisons et de ses potions pour
lier à elle les hommes, corps et âme ?
Alys Rivers avait au moins quarante ans lors de la Danse des Dragons,
cela est établi : Champignon la voit plus vieille encore. Tous s’accordent à
dire qu’elle paraissait moins que son âge, mais savoir si cela venait
simplement de sa nature ou résultait de sa pratique des arts ténébreux, les
gens continuent à en débattre. Quels que soient les pouvoirs dont elle ait
disposé, Daemon Targaryen était apparemment immunisé contre eux, car on
entend peu parler de la supposée sorcière tant que le prince tient
Harrenhal…
La chute soudaine du siège d’Harren le Noir sans que coule une goutte de
sang fut comptée par la reine Rhaenyra et ses Noirs comme une grande
victoire. Elle servit de rappel cuisant des prouesses martiales du prince
Daemon et de la puissance de Caraxès le Sanguinaire, et offrit à la reine une
place forte au cœur de Westeros, où ses partisans pouvaient se rallier… et
Rhaenyra n’en manquait pas dans les territoires qu’arrosait le Trident.
Quand le prince Daemon prononça son appel aux armes, ils se dressèrent
tout au long des berges des fleuves, chevaliers, hommes d’armes et humbles
paysans qui se souvenaient encore de la Joie du Royaume, tant aimée de
son père, et de la façon dont elle souriait et les avait charmés lors de sa
pérégrination à travers le Conflans, dans sa jeunesse. Ils furent des
centaines, puis des milliers à boucler leur baudrier et à revêtir leur maille, à
empoigner une fourche ou une houe et un grossier écu de bois, et à se
mettre en route pour Harrenhal afin de se battre pour la petite fille de
Viserys.
Ayant davantage à perdre, les seigneurs du Trident ne réagirent pas aussi
promptement, mais, sous peu, ils commencèrent aussi à prendre parti pour
la reine. Des Jumeaux arriva ser Forrest Frey, ce « Frey le Sot » qui avait
jadis imploré d’obtenir la main de Rhaenyra, désormais devenu un très
puissant chevalier. Lord Samwell Nerbosc, qui avait un jour perdu un duel
pour sa faveur, hissa les bannières de la princesse au-dessus de Corneilla.
(Ser Amos Bracken, qui avait remporté le duel en question, suivit le
seigneur son père quand la maison Bracken se déclara pour Aegon.) Les
Mouton de Viergétang, les Piper de Château-Rosières, les Racin
d’Herpivoie, les Darry de Darry, les Mallister de Salvemer et les Vance de
Bel Accueil annoncèrent tous leur soutien à Rhaenyra. (Les Vance
d’Atranta choisirent une autre voie et trompetèrent leur allégeance au jeune
roi.) Petyr Piper, le vieux sire de Château-Rosières, parla pour beaucoup
quand il affirma : « Je lui ai juré mon épée. Je suis plus âgé, désormais,
mais point si vieux que j’aie oublié les paroles que j’ai prononcées, et il se
trouve que j’ai gardé cette épée. »
Le seigneur suzerain du Trident, Grover Tully, était vieux déjà à l’époque
du Grand Conseil de 101, où il s’était exprimé en faveur du prince Viserys ;
il déclinait, désormais, mais n’en était pas moins entêté. Il avait favorisé les
droits du prétendant mâle en 101 et les ans n’avaient pas changé ses vues.
Lord Grover insista : Vivesaigues se battrait pour le jeune roi Aegon.
Pourtant, aucune proclamation ne fut faite. Le vieux seigneur, cloué au lit,
ne vivrait plus guère, avait déclaré le mestre de Vivesaigues. « J’aimerais
autant que le reste d’entre nous ne périsse pas avec lui », jugea ser Elmo
Tully, son petit-fils. Vivesaigues n’avait aucune défense contre le feu-
dragon, fit-il observer à ses fils, et les deux camps dans cette lutte
chevauchaient des dragons. Et donc, tandis que lord Grover tempêtait et
fulminait sur son lit de mort, Vivesaigues barricada ses portes, posta des
sentinelles sur ses remparts et garda le silence.
Entre-temps, une tout autre histoire se jouait à l’est, où Jacaerys Velaryon
descendit sur les Eyrié sur son jeune dragon Vermax, afin de gagner le Val
d’Arryn à la cause de sa mère. La Jouvencelle du Val, lady Jeyne Arryn,
avait trente-cinq ans – son aînée de vingt ans. Jamais mariée, lady Jeyne
régnait sur le Val depuis la mort de son père et de ses frères aînés aux mains
des Freux des collines, alors qu’elle avait trois ans.
Champignon nous raconte que cette jouvencelle renommée était en vérité
une catin de haut lignage avec un vorace appétit d’hommes et nous sert un
récit salace sur sa façon d’offrir au prince Jacaerys l’allégeance du Val
pourvu qu’il lui fasse atteindre le plaisir en employant sa seule langue.
Septon Eustace répète la rumeur très répandue selon laquelle Jeyne Arryn
préférait la compagnie intime d’autres femmes, puis poursuit en la réfutant.
Dans le cas présent, c’est à la Chronique véritable du Grand Mestre
Munkun que nous devons toute notre reconnaissance, car lui seul se
cantonne à la grand-salle des Eyrié, plutôt qu’à sa chambre à coucher.
« À trois reprises, les miens ont voulu me remplacer, apprit lady Jeyne au
prince Jacaerys. Mon cousin, ser Arnold, a coutume de dire que les femmes
sont trop tendres pour régner. Je le détiens dans une de mes cellules
célestes, si vous voulez qu’il vous le confirme. Votre prince Daemon a traité
fort cruellement sa première épouse, cela est vrai… mais, au-delà du goût
déplorable de votre mère en matière de consorts, elle demeure notre reine
légitime et elle est de mon propre sang, qui plus est, Arryn du côté
maternel. En ce monde d’hommes, nous autres femmes devons nous allier.
Le Val et ses chevaliers se tiendront à ses côtés… si Sa Grâce veut bien
accéder à une requête. » Quand le prince lui demanda de quoi il s’agissait,
elle répondit : « De dragons. Je ne crains nullement les armées. Tant et plus
sont venues se briser contre ma Porte Sanglante, et on sait que les Eyrié
sont imprenables. Mais vous êtes descendus sur nous par le ciel, comme le
fit jadis la reine Visenya en une occasion, durant la Conquête, et j’étais
impuissante à vous arrêter. Je n’aime point me sentir impuissante. Envoyez-
moi des dragonniers. »
Ainsi le prince acquiesça-t-il ; et lady Jeyne s’agenouilla devant lui, pria
ses chevaliers d’agir de même, et tous lui jurèrent leurs épées.
Puis Jacaerys reprit son vol, allant vers le nord par-delà les Doigts et les
eaux de la Morsure. Il se posa brièvement à Sortonne, où lord Borrell et
lord Sunderland lui firent hommage et jurèrent le soutien des Trois Sœurs,
puis continua jusqu’à Blancport, où lord Desmond Manderly eut avec lui
une entrevue dans sa cour du Triton.
Ici, le prince affrontait un marchandeur avisé. « Blancport n’est pas sans
éprouver de la sympathie pour la triste situation de votre mère, déclara
Manderly. Mes propres ancêtres ont été dépouillés de leur héritage quand
nos ennemis nous ont forcés à l’exil sur ces froides côtes septentrionales.
Lorsque le Vieux Roi nous a rendu visite, il y a bien longtemps, il a parlé du
tort qui nous avait été causé et a promis de nous rendre réparation. En gage
de ce serment, Sa Grâce a offert à mon arrière-grand-père la main de sa fille
la princesse Viserra, afin que nos deux maisons n’en fassent plus qu’une.
Mais la fille est morte et on a oublié la promesse. »
Le prince Jacaerys sut ce qu’on attendait de lui. Avant qu’il quitte
Blancport, un pacte fut rédigé et signé, aux termes duquel la plus jeune fille
de lord Manderly épouserait le frère du prince, Joffrey, une fois la guerre
terminée.
Finalement, Vermax porta Jacaerys à Winterfell, pour traiter avec son
formidable jeune seigneur, Cregan Stark.
Avec le passage du temps, on connaîtrait Cregan Stark par le surnom de
Vieil Homme du Nord, mais quand le prince Jacaerys vint à lui en 129 le
sire de Winterfell n’avait que vingt et un ans. Il avait obtenu sa seigneurie à
treize ans, à la mort de son père, lord Rickon, en 121. Son oncle Bennard
avait gouverné le Nord comme régent, pendant sa minorité, mais Cregan eut
seize ans en 124 et trouva son oncle peu disposé à céder le pouvoir. Les
relations entre les deux hommes se tendirent, le jeune seigneur s’échauffant
devant les limites que lui imposait le frère de son père. Finalement, en 126,
Cregan Stark se souleva, jeta Bennard et ses trois fils en prison, et prit entre
ses mains le gouvernement du Nord. Peu après, il épousa lady Arra Norroit,
une compagne bien-aimée depuis son enfance, mais pour la voir périr en
128 en donnant naissance à un fils et héritier, que Cregan nomma Rickon,
comme son père.
L’automne était bien avancé lorsque le prince de Peyredragon arriva à
Winterfell. Les neiges étaient épaisses sur le sol, un vent froid venu du nord
hurlait et lord Stark était en pleins préparatifs pour l’hiver qui venait, mais
il n’en accueillit pas moins Jacaerys avec chaleur. La neige, la glace et le
froid rendaient Vermax irascible, dit-on, aussi le prince ne s’attarda-t-il pas
parmi les Nordiens, mais de ce bref séjour sortit maints curieux récits.
La Chronique véritable de Munkun nous raconte que Cregan et Jacaerys
sympathisèrent, car le jeune prince rappelait au sire de Winterfell son
propre frère cadet, mort dix années plus tôt. Ils burent ensemble, chassèrent
ensemble, s’exercèrent aux armes ensemble et se jurèrent fraternité, un
serment validé par le sang. Cette version paraît plus crédible que celle de
septon Eustace, dans laquelle le prince passe le plus clair de sa visite à
tenter de convaincre lord Cregan de renoncer à ses faux dieux pour accepter
le culte des Sept.
Mais c’est vers Champignon que nous nous tournons pour lire les
anecdotes qu’omettent d’autres chroniques, et il ne nous déçoit pas, ici. Son
récit nous présente une jouvencelle ou une « fille-louve », ainsi qu’il la
dénomme, du nom de Sara Snow : le prince Jacaerys s’enticha tant de cette
créature, fille bâtarde du défunt lord Rickon Stark, qu’il passa une nuit avec
elle. En apprenant que son hôte avait dérobé le pucelage de sa sœur bâtarde,
lord Cregan fut pris d’un grand courroux et ne se radoucit que lorsque Sara
Snow lui affirma que le prince l’avait prise pour épouse. Ils avaient
prononcé leurs vœux dans le bois sacré de Winterfell devant un arbre-cœur,
et elle ne s’était donnée à lui qu’ensuite, enveloppée de fourrures au milieu
des neiges, sous le regard des anciens dieux.
Ce qui constitue un récit charmant, assurément, mais comme nombre de
fables de Champignon, il semble devoir davantage à l’imagination
enfiévrée d’un fou qu’à la vérité historique. Jacaerys Velaryon avait été
promis à sa cousine Baela depuis qu’il avait quatre ans et qu’elle en avait
deux, et, de tout ce que nous savons de sa personnalité, il semble bien
improbable qu’il romprait un serment aussi solennel pour protéger la
douteuse vertu d’une bâtarde du Nord mal lavée et à demi sauvage. S’il a
vraiment existé une Sara Snow et si le prince de Peyredragon s’est aventuré
à la courtiser, ce n’est que ce que d’autres princes ont fait par le passé et
feront à l’avenir ; mais parler de mariage est ridicule.
(Champignon prétend aussi que Vermax laissa une ponte d’œufs de
dragon à Winterfell, ce qui est tout aussi absurde. S’il est bien vrai que
déterminer le sexe d’un dragon vivant est une tâche pratiquement
impossible, aucune autre source ne dit de Vermax qu’il aurait pondu ne
serait-ce qu’un œuf, aussi doit-on supposer que c’était un mâle. Les
spéculations de septon Barth sur le fait que les dragons changent de sexe au
besoin, étant « changeant comme la flamme », sont trop saugrenues pour
être prises en compte.)
Nous savons ceci : que Cregan Stark et Jacaerys Velaryon s’entendirent
sur un accord, sur lequel ils apposèrent leur paraphe et leur sceau, accord
que le Grand Mestre Munkun appelle dans sa Chronique véritable « pacte
de la Glace et du Feu ». Comme nombre de tels pactes, il devait se sceller
par un mariage. Le fils de lord Cregan, Rickon, avait un an. Le prince
Jacaerys n’était pour l’heure ni marié ni père, mais il était admis qu’il
donnerait naissance à des enfants, une fois que sa mère siégerait sur le trône
de fer. Aux termes du pacte, la première fille du prince serait envoyée au
Nord à l’âge de sept ans, afin de devenir la pupille de Winterfell jusqu’au
temps où elle serait d’âge à épouser l’héritier de lord Cregan.
Quand le prince de Peyredragon retraversa sur son dragon les cieux
glacés d’automne, il le faisait en sachant qu’il avait gagné à sa mère trois
puissants seigneurs et leurs bannerets. Bien que son quinzième anniversaire
soit encore à une année de distance, le prince Jacaerys avait prouvé qu’il
était un homme fait, et un digne héritier au Trône de Fer.
Si le vol « plus court et moins périlleux » de son frère s’était aussi bien
déroulé, beaucoup de sang et de chagrins auraient sans doute été évités.
Nul n’avait jamais prémédité la tragédie qui advint à Lucerys Velaryon à
Accalmie, toutes nos sources s’accordent sur ce point. Les premières
batailles de la Danse des Dragons s’étaient livrées à coups de plumes et de
corbeaux, de menaces et de promesses, de décrets et de flatteries. Le
meurtre de lord des Essaims au conseil vert n’était pas encore largement
connu ; on pensait en général que sa seigneurie se languissait dans quelque
oubliette. Si l’on ne voyait plus à la cour divers visages familiers, aucune
tête n’était apparue au-dessus des portes du château, et beaucoup espéraient
encore que la question de la succession serait résolue de manière pacifique.
L’Étranger avait d’autres plans. Car ce fut assurément sa main terrible
derrière la fatalité qui amena les deux jeunes princes ensemble à Accalmie,
lorsque le dragon Arrax devança une tempête qui menaçait afin de déposer
Lucerys Velaryon en sécurité dans la cour du château, pour se retrouver face
à face avec Aemond Targaryen.
Borros Baratheon était un homme d’une personnalité très différente de
celle de son père. « Lord Boremund était la pierre, dure, solide et immuable,
nous dit septon Eustace. Lord Borros était le vent, qui tempête, hurle et
souffle, tantôt dans un sens, tantôt dans l’autre. » Le prince Aemond, en
partant, n’avait su quelle sorte d’accueil il recevrait, mais Accalmie le reçut
avec des banquets, des chasses et des joutes.
Lord Borros se révéla amplement disposé à donner suite à sa requête.
« J’ai quatre filles, annonça-t-il au prince. Choisissez celle qui vous plaira.
Cass est l’aînée, ce sera la première à avoir ses fleurs, mais Floris est plus
jolie. Et si c’est une femme habile que vous souhaitez, il y a Maris. »
Rhaenyra avait trop longtemps tenu la maison Baratheon pour acquise,
confia sa seigneurie à Aemond. « Certes, la princesse Rhaenys m’est
parente, à moi et aux miens, une tante que je n’ai jamais connue a épousé
son père, mais tous deux sont morts et Rhaenyra… ce n’est pas Rhaenys,
n’est-ce pas ? » Il n’avait rien contre les femmes, ajoutait lord Borros ; il
aimait ses filles, une fille est un être précieux… mais un fils, ahhh… Si les
dieux devaient un jour lui accorder un fils de son sang, ce serait entre ses
mains à lui que passerait Accalmie, et non point en celles de ses sœurs.
« Pourquoi devrait-il en aller différemment avec le Trône de Fer ? » Et avec
un mariage royal qui se préparait… La cause de Rhaenyra était condamnée,
elle le comprendrait en découvrant qu’elle avait perdu Accalmie, il lui en
ferait part lui-même… S’incliner devant votre frère, certes, c’était le
meilleur parti ; ses filles se chamaillaient parfois, comme toutes les filles,
mais il veillait toujours à ce qu’elles se réconcilient ensuite…
Nous n’avons aucune archive qui indique pour quelle fille le prince
Aemond se décida finalement (bien que Champignon nous dise qu’il
embrassa les quatre, pour « goûter au nectar de leurs lèvres »), sinon que ce
ne fut pas Maris. Munkun écrit que le prince et lord Borros marchandaient
dates et dots le matin où Lucerys Velaryon apparut. Vhagar fut la première
à percevoir son arrivée. Des gardes patrouillant sur le chemin de ronde du
puissant mur d’enceinte du château agrippèrent leurs piques avec une
terreur soudaine quand elle s’éveilla avec un rugissement qui secoua
jusqu’aux fondations le Défi de Durran. Arrax lui-même frémit à ce bruit,
nous dit-on, et Luc usa abondamment de son fouet pour le forcer à se poser.
Champignon voudrait nous faire croire que la foudre flamboya à l’est et
qu’une forte pluie s’abattit quand Lucerys bondit de son dragon, le message
de sa mère serré dans sa main. Il devait savoir ce que signifiait la présence
de Vhagar, aussi ne fut-ce sans doute pas une surprise quand Aemond
Targaryen lui fit face dans la Salle Ronde, sous les yeux de lord Borros, de
ses quatre filles, du septon, du mestre et d’une quarantaine de chevaliers, de
gardes et de serviteurs. (Parmi ceux qui furent témoins de la rencontre, ser
Byron Swann, deuxième fils du sire de Pierheaume dans les Marches de
Dorne, aurait lui-même un petit rôle à jouer plus tard dans la Danse.) Si
bien qu’ici, pour une fois, nous ne sommes pas obligés de nous en remettre
entièrement au Grand Mestre Munkun, à Champignon et au septon Eustace.
Aucun d’eux n’était présent à Accalmie, mais il y en avait bien d’autres, si
bien que nous ne manquons pas de récits de première main.
« Voyez cette triste créature, messire, lança le prince Aemond. Le petit
Luc Fort, le bâtard. » À Luc, il jeta : « Tu es trempé, bâtard. Est-ce la pluie,
ou te serais-tu pissé dessus, de peur ? »
Lucerys Velaryon ne s’adressa qu’au seul lord Baratheon. « Lord Borros,
je vous ai apporté un message de ma mère, la reine.
— Il parle de la putain de Peyredragon. » Le prince Aemond s’avança et
fit mine de prendre la lettre de la main de Lucerys, mais lord Borros lança
un ordre et ses chevaliers intervinrent, séparant les jeunes princes. L’un
d’eux apporta la lettre de Rhaenyra à l’estrade où sa seigneurie siégeait, sur
le trône des anciens Rois de l’Orage.
Personne ne peut réellement savoir ce que Borros Baratheon ressentit à
cet instant. Les comptes rendus des gens présents diffèrent nettement les
uns des autres. Selon certains, sa seigneurie avait le visage rouge et
paraissait penaude, comme le serait un homme si son épouse légitime le
trouvait au lit avec une autre femme. D’autres déclarent que Borros
semblait savourer ce moment, car sa vanité était flattée de voir à la fois le
roi et la reine quêter son soutien. Champignon (qui n’était pas là) prétend
qu’il était ivre. Septon Eustace (qui n’était pas là) affirme qu’il avait peur.
Cependant, tous les témoins s’accordent sur ce que dit et fit lord Borros.
Celui-ci, qui ne fut jamais homme de lettres, remit celle de la reine à son
mestre, qui rompit le sceau et chuchota le message de la reine à l’oreille de
sa seigneurie. Une ombre passa sur le visage de lord Borros. Il se caressa la
barbe, adressa une moue à Lucerys Velaryon et demanda : « Et si j’agis
comme m’en prie votre mère, laquelle de mes filles épouserez-vous, mon
garçon ? » Il désigna d’un geste les quatre jouvencelles. « Choisissez-en
une. »
Le prince Lucerys ne sut que rougir. « Messire, je ne suis point libre de
me marier, répondit-il. Je suis promis à ma cousine Rhaena.
— Je m’en doutais bien, conclut lord Borros. Rentre chez toi, jeune
chiot, et rapporte à la chienne ta mère que le sire d’Accalmie n’est pas un
dogue qu’elle peut siffler quand elle en a besoin, pour le jeter sur ses
ennemis. » Et le prince Lucerys tourna les talons pour quitter la Salle
Ronde.
Mais le prince Aemond tira son épée et intervint : « Halte, Fort, paie
d’abord ta dette envers moi. » Là, il arracha de son œil le bandeau et le jeta
au sol pour exposer le saphir au-dessous. « Tu as un couteau, comme tu en
avais à l’époque. Crève-toi l’œil et je te laisserai partir. Un suffira. Je ne
voudrais pas t’aveugler. »
Le prince Lucerys se souvint de la promesse faite à sa mère. « Je ne me
battrai pas contre toi. Je suis venu ici en émissaire, non en chevalier.
— Tu es venu ici en poltron et en traître, répliqua le prince Aemond.
J’aurai ton œil ou ta vie, Fort. »
À ces mots, lord Borros s’inquiéta. « Pas ici, maugréa-t-il. Il est venu en
émissaire. Je ne veux pas voir de sang versé sous mon toit. » Aussi ses
gardes s’interposèrent-ils entre les jeunes princes et escortèrent-ils Lucerys
Velaryon à l’extérieur de la Salle Ronde, jusqu’à la cour du château où son
dragon, Arrax, accroupi sous la pluie, attendait son retour.
Et les choses auraient pu en rester là, sans Maris. Deuxième fille de lord
Borros, moins séduisante que ses sœurs, elle était furieuse contre Aemond
qui les avait préférées à elle. « Était-ce un de vos yeux qu’il vous a ôté, ou
l’une de vos couilles ? demanda Maris au prince d’une voix douce comme
le miel. Je me félicite tellement que vous ayez choisi ma sœur. Je tiens à
avoir un époux doté de toutes ses parties. »
La bouche d’Aemond Targaryen se tordit de rage et il se tourna une
nouvelle fois vers lord Borros, sollicitant de pouvoir prendre congé. Le sire
d’Accalmie haussa les épaules et répondit : « Il ne m’appartient pas de vous
dire comment vous comporter quand vous n’êtes pas sous mon toit. » Et ses
chevaliers s’écartèrent tandis que le prince Aemond se ruait vers les portes.
Dehors, la tempête faisait rage. Les roulements de tonnerre passaient au-
dessus du château, la pluie s’abattait par nappes aveuglantes et, de temps en
temps, de grands éclairs de foudre blanc-bleu illuminaient le monde aussi
vivement qu’en plein jour. Le temps se prêtait mal au vol, même pour un
dragon, et Arrax luttait pour rester dans les airs quand le prince Aemond
enfourcha Vhagar et se lança à sa suite. Si le ciel avait été calme, peut-être
le prince Lucerys aurait-il pu distancer son poursuivant, car Arrax était plus
jeune et plus rapide… mais le jour était « noir comme le cœur du prince
Aemond », raconte Champignon, et il arriva donc que les dragons se
rencontrèrent au-dessus de la baie des Naufrageurs. Des observateurs sur les
remparts du château virent des jets de flammes au loin et ils entendirent un
cri trancher sur le tonnerre. Puis les deux bêtes se retrouvèrent aux prises, la
foudre crépitant autour d’elles. Survivante endurcie de cent batailles,
Vhagar avait cinq fois la taille de son ennemi. S’il y eut combat, il ne dut
pas durer très longtemps.
Arrax s’abattit, brisé, pour être englouti par les flots de la baie, fouettés
par la tempête. Sa tête et son cou échouèrent trois jours plus tard sous les
falaises en dessous d’Accalmie, pour offrir un festin aux crabes et aux
goélands. Champignon affirme que le cadavre du prince Lucerys fut lui
aussi rejeté, et il nous dit que le prince Aemond lui arracha les yeux et les
présenta à lady Maris sur un lit d’algues, mais la chose paraît excessive.
Certains racontent que Vhagar enleva Lucerys du dos de son dragon et le
dévora d’une bouchée. On a même prétendu que le prince avait survécu à sa
chute, qu’il avait nagé jusqu’à se retrouver en sécurité, mais qu’il avait
perdu tout souvenir de son identité et qu’il passa le reste de ses jours
comme un pêcheur simple d’esprit.
La Chronique véritable accorde à tous ces récits le respect qu’ils
méritent… c’est-à-dire aucun. Lucerys Velaryon périt avec son dragon,
insiste Munkun. C’est sans aucun doute exact. Le prince avait treize ans. On
ne retrouva jamais son corps. Et avec sa mort, la guerre des corbeaux, des
émissaires et des pactes de mariage arriva à son terme et la guerre du feu et
du sang commença vraiment.
Aemond Targaryen… qui serait désormais connu de ses ennemis sous le
nom d’Aemond le Parricide… rentra à Port-Réal, ayant gagné le soutien
d’Accalmie pour son frère Aegon et l’inimitié éternelle de la reine
Rhaenyra. S’il croyait recevoir un accueil de héros, il fut déçu. En
entendant ce qu’il avait fait, la reine Alicent pâlit, s’écriant : « Que la Mère
ait pitié de nous tous. » Ser Otto ne fut pas satisfait non plus. « Tu n’avais
perdu qu’un œil, rapporte-t-on qu’il aurait dit. Comment as-tu pu être aussi
aveugle ? » Le roi, cependant, ne partageait pas pour sa part leurs
inquiétudes. Aegon II fêta le retour du prince Aemond par un grand
banquet, saluant en lui « le vrai sang du dragon » et annonça qu’il avait
« pris un bon début ».
À Peyredragon, la reine Rhaenyra s’effondra en apprenant la mort de
Luc. Le jeune frère de celui-ci, Joffrey (Jaque était encore absent, pour sa
mission dans le Nord) prêta un terrible serment de vengeance contre le
prince Aemond et lord Borros. Seule l’intervention du Serpent de Mer et de
la princesse Rhaenys l’empêcha de sauter immédiatement sur son dragon.
(Champignon voudrait nous faire croire qu’il joua lui aussi un rôle en cela.)
Alors que le conseil noir se réunissait pour envisager la riposte à apporter,
un corbeau arriva d’Harrenhal. « Œil pour œil, fils pour fils, écrivait le
prince Daemon. Lucerys sera vengé. »
N’oublions pas qu’en sa jeunesse, Daemon Targaryen avait été le
« Prince de la Ville », un visage et un rire familiers à chaque tire-laine,
putain et joueur de Culpucier. Le prince avait gardé des amis dans les bas
quartiers de Port-Réal, et des partisans parmi les manteaux d’or. À l’insu du
roi Aegon, de la Main ou de la reine douairière, il avait également des alliés
à la cour, même au conseil vert… et un autre contact, une relation spéciale
en qui il plaçait une confiance absolue, habituée des tavernes de vin et des
trous à rats qui croupissaient dans l’ombre du Donjon Rouge, personnage
aussi expert que Daemon lui-même en son temps, qui se mouvait sans
difficultés à travers les ténèbres de la ville. Par des canaux secrets, il prit
alors contact avec cette pâle créature, pour mettre en branle une vengeance
terrible.
Au cœur des bordels de Culpucier, l’intermédiaire du prince Daemon
trouva des instruments appropriés. L’un d’eux avait été sergent du Guet ;
massif et brutal, il avait perdu son manteau d’or pour avoir tué une putain
en la rouant de coups dans un accès de rage avinée. L’autre était chasseur de
rats au Donjon Rouge. Leurs noms véritables sont désormais perdus pour
l’histoire. On se souvient d’eux (que ne sont-ils oubliés !) sous les noms de
Sang et Fromage.
« Fromage connaissait le Donjon Rouge mieux que la conformation de sa
propre queue », nous apprend Champignon. Les portes secrètes et les
tunnels dérobés qu’avait fait construire Maegor le Cruel étaient aussi
familiers au chasseur de rats qu’aux proies qu’il traquait. Employant un
passage oublié, Fromage mena Sang au cœur du château, à l’insu de tout
garde. Certains prétendent qu’ils avaient pour cible le roi en personne, mais
Aegon était accompagné de la Garde Royale où qu’il aille et même
Fromage ne connaissait pas d’autre entrée ou issue à la Citadelle de Maegor
que le pont-levis qui enjambait les douves à sec et leurs formidables piques
de fer.
La tour de la Main était moins sécurisée. Les deux hommes se glissèrent
à travers les murs, esquivant les piquiers postés aux portes de la tour. Les
appartements de ser Otto ne les intéressaient pas. Ils se glissèrent plutôt
dans ceux de sa fille, un étage plus bas. La reine Alicent y avait établi sa
résidence après la mort du roi Viserys, quand son fils Aegon s’était installé
dans la Citadelle de Maegor avec sa propre reine. Une fois à l’intérieur,
Fromage ligota et bâillonna la reine douairière tandis que Sang étranglait sa
femme de chambre. Puis ils s’installèrent pour attendre, car ils savaient que
la reine Helaena avait coutume chaque soir d’amener ses enfants voir leur
grand-mère avant d’aller au lit.
Ignorante du danger, la reine apparut alors que le crépuscule se posait sur
le château, accompagnée de ses trois enfants. Jaehaerys et Jaehaera avaient
six ans, Maelor deux. En entrant dans les appartements, Helaena tenait la
menotte de ce dernier et elle appela le nom de sa mère. Sang barra la porte
et tua le garde de la reine, tandis que Fromage surgissait pour s’emparer de
Maelor.
« Criez et vous êtes tous morts », déclara Sang à Sa Grâce. La reine
Helaena garda son calme, dit-on. « Qui êtes-vous ? » voulut-elle savoir des
deux hommes. « Des collecteurs de dette, répondit Fromage. Œil pour œil,
fils pour fils. On en veut juste un pour équilibrer les choses. On f’ra aucun
mal à aucun d’vous, braves gens, pas un ch’veu. Lequel voulez-vous perdre,
Vot’ Grâce ? »
Une fois qu’elle eut compris de quoi il parlait, la reine Helaena implora
les hommes de plutôt la tuer, elle. « Une femme, c’est pas un fils, répondit
Sang. Faut qu’ce soit un garçon. » Fromage avertit la reine de choisir
rapidement, avant que Sang commence à s’ennuyer et ne viole sa petite
fille. « Choisissez, conclut-il, ou on les tue tous. » À genoux, en pleurs,
Helaena désigna le plus jeune, Maelor. Peut-être crut-elle l’enfant trop
jeune pour comprendre, ou peut-être était-ce que son fils plus âgé,
Jaehaerys, était le premier-né du roi Aegon, et son héritier, le suivant en
ligne de succession pour le Trône de Fer. « T’as entendu ça, p’tit ? chuchota
Fromage à Maelor. Ta maman veut qu’ tu meures. » Puis il adressa un
sourire à Sang et l’énorme bretteur tua le prince Jaehaerys, décapitant
l’enfant d’un seul coup. La reine se mit à hurler.
Étrange chose à rapporter, le chasseur de rats et le boucher tinrent parole.
Ils ne firent nul autre mal à la reine Helaena et à ses enfants survivants, et
s’enfuirent, emportant la tête du prince. Un grand tumulte s’éleva, mais
Fromage connaissait les passages secrets, que les gardes ignoraient, et les
tueurs réussirent à s’échapper. Deux jours plus tard, on se saisit de Sang à la
porte des Dieux alors qu’il tentait de quitter Port-Réal avec la tête du prince
Jaehaerys dissimulée dans une de ses fontes. Sous la torture, il confessa
qu’il la rapportait à Harrenhal pour toucher sa récompense de la main du
prince Daemon. Il lâcha aussi la description de la catin qui les avait
engagés, assurait-il : une femme d’âge mûr, une étrangère d’après son
accent, encapée et capuchonnée, très pâle. Les autres putains l’appelaient
Misère.
Au bout de treize jours de tourments, on permit enfin à Sang de mourir.
La reine Alicent avait ordonné à Larys le Pied-Bot de découvrir son nom
véritable, afin qu’elle puisse se baigner dans le sang de son épouse et de ses
enfants, mais nos sources ne disent pas si cela se passa. Ser Luthor Largent
et ses manteaux d’or fouillèrent de bas en haut la rue de la Soie et firent
sortir et se déshabiller chacune des traînées de Port-Réal, mais on ne trouva
jamais de trace de Fromage ou du Ver Blanc. Dans son chagrin et sa fureur,
le roi Aegon II ordonna qu’on se saisisse et qu’on pende tous les chasseurs
de rats de la ville, ce qui fut fait. (Ser Otto Hightower fit venir cent chats
dans le Donjon Rouge pour prendre leur place.)
Bien que Sang et Fromage l’aient épargnée, on ne peut dire que la reine
Helaena survécut à ce crépuscule fatal. Par la suite, elle refusait de
s’alimenter, de se baigner, et de quitter ses appartements, et ne supportait
plus de voir son fils Maelor, sachant qu’elle l’avait désigné pour qu’il
meure. Le roi n’eut d’autre recours que de lui retirer le garçonnet et de le
confier à leur mère, la reine douairière Alicent, pour l’élever comme s’il
était le sien. Dès lors, Aegon et son épouse dormirent séparément et la reine
Helaena s’enfonça de plus en plus dans la folie, tandis que le roi enrageait,
buvait et enrageait.
La Mort des Dragons
Le Dragon rouge et le Dragon d’or

Après la mort de Lucerys Velaryon dans les terres de l’Orage et le


meurtre du prince Jaehaerys sous les yeux de sa mère dans le Donjon
Rouge, la Danse des Dragons entra dans une nouvelle phase. Tant pour les
Verts que pour les Noirs, le sang appelait le sang en vengeance. Et à travers
tout le royaume, les seigneurs réunirent leurs bannerets, les armées
s’assemblèrent et se mirent en marche.
Dans le Conflans, des pillards venus de Corneilla, arborant les bannières
de Rhaenyra 1, entrèrent sur les terres de la maison Bracken, incendiant les
récoltes, dispersant moutons et bétail, mettant les villages à sac et
dépouillant tous les septuaires qu’ils croisaient (les Nerbosc étaient une des
dernières maisons au sud du Neck qui continuaient à suivre les anciens
dieux).
Quand les Bracken réunirent une force importante pour riposter, lord
Samwell Nerbosc les surprit en route, les prenant en défaut alors qu’ils
campaient près d’un moulin sur une rivière. Durant le combat qui suivit, le
moulin fut incendié par les torches et les hommes se battirent et moururent
pendant des heures, baignés dans le rouge éclat des flammes. Ser Amos
Bracken, à la tête de l’ost venu de la Haye-Pierre, frappa et tua lord
Nerbosc en combat singulier, avant de périr lui-même quand une flèche en
bois de barral trouva la fente oculaire de son heaume et s’enfonça
profondément dans son crâne. Le trait aurait été tiré par Alysanne, seize
ans, sœur de lord Samwell, qu’on connaîtrait plus tard sous le nom d’Aly la
Noire, mais on ne saurait dire s’il s’agit d’un fait réel ou d’une simple
légende familiale.
Les deux camps subirent bien d’autres pertes cruelles au cours de ce
qu’on connut par la suite sous le nom de bataille du Moulin Brûlé… et
quand les Bracken finirent par rompre les rangs pour fuir et regagner leurs
propres terres sous le commandement du demi-frère bâtard de ser Amos, ser
Raylon Rivers, ce fut pour découvrir que la Haye-Pierre était tombée en
leur absence. Menée par le prince Daemon sur Caraxès, une importante
armée composée de Darry, de Racin, de Piper et de Frey avait pris d’assaut
et capturé le château, privé d’une si grande part des forces de la maison
Bracken. Lord Humfrey Bracken et ses enfants restants avaient été faits
prisonniers, en même temps que sa troisième épouse et sa maîtresse, de
basse naissance. Plutôt que de les voir mis à mal, ser Raylon capitula. La
maison Bracken ainsi brisée et défaite, les derniers partisans du roi Aegon
dans le Conflans perdirent cœur et déposèrent eux aussi leurs épées.
On ne doit pourtant pas penser que le conseil vert restait oisif. Ser Otto
Hightower avait lui aussi été occupé, gagnant à sa cause des seigneurs,
engageant des épées-louées, renforçant les défenses de Port-Réal et
cherchant assidûment d’autres alliances. Après le rejet des pourparlers de
paix du Grand Mestre Orwyle, la Main avait redoublé d’efforts, dépêchant
des corbeaux à Winterfell et aux Eyrié, à Vivesaigues, Blancport, Goëville,
Pont-l’Amer, Belle Île et une demi-centaine d’autres citadelles et châteaux.
Des cavaliers galopèrent durant la nuit vers des propriétés plus proches, afin
de convoquer à la cour leurs seigneurs et dames pour jurer féauté au roi
Aegon. Ser Otto contacta également Dorne, dont le prince régnant, Qoren
Martell, avait autrefois guerroyé contre le prince Daemon dans les Degrés
de Pierre, mais le prince Qoren repoussa son offre. « Dorne a déjà dansé
avec des dragons, dit-il. Je préférerais dormir avec des scorpions. »
Cependant, ser Otto perdait la confiance de son roi, qui prenait ses efforts
pour de l’inaction et sa prudence pour de la poltronnerie. Septon Eustace
nous parle d’une occasion où Aegon entra dans la tour de la Main et trouva
ser Otto en train de rédiger encore une lettre, sur quoi il balaya l’encrier
dans le giron de son grand-père en déclarant : « Les guerres se remportent
avec des épées, pas avec des plumes. Versez du sang, et point de l’encre. »
La chute d’Harrenhal face au prince Daemon fut pour Sa Grâce un choc
énorme, nous dit Munkun. Jusqu’à ce moment, Aegon II avait pensé que la
cause de sa demi-sœur était sans espoir. Harrenhal donna pour la première
fois à Sa Grâce la sensation d’être vulnérable. Les défaites suivantes, au
Moulin Brûlé et à la Haye-Pierre, portèrent de nouveaux coups et firent
comprendre au roi que sa situation était plus périlleuse qu’elle n’avait
semblé. Ces peurs grandirent quand des corbeaux revinrent du Bief, où les
Verts s’étaient crus les plus forts. La maison Hightower et Villevieille
étaient solidement derrière le roi Aegon, et Sa Grâce avait également La
Treille avec elle… Mais ailleurs dans le sud, d’autres seigneurs se
déclaraient en faveur de Rhaenyra, parmi lesquels lord Costayne de Trois
Tours, lord Mullendore de Hautesterres, lord Tarly de Corcolline, lord
Rowan de Boisdoré et lord Grimm de Bouclier Gris.
Le plus tapageur de ces traîtres était ser Alan des Essaims. L’héritier de
lord Lyman, qui exigeait la libération de son aïeul du cachot, où la plupart
pensaient que croupissait l’ancien Grand Argentier. Face à pareille clameur
de la part de ses propres bannerets, le gouverneur, l’intendant et la mère du
jeune lord Tyrell de Hautjardin, agissant pour l’enfant comme régents, se
ravisèrent subitement quant à leur soutien au roi Aegon et décidèrent que la
maison Tyrell ne prendrait point parti dans cette lutte. Le roi Aegon
commença à noyer ses craintes dans le brandevin, nous raconte septon
Eustace. Ser Otto adressa un message à son neveu, ser Ormund Hightower,
lui intimant d’user de la puissance de Villevieille pour mater cette épidémie
de rébellions dans le Bief.
D’autres coups tombèrent : le Val, Blancport, Winterfell. Les Nerbosc et
autres seigneurs du Conflans affluèrent à Harrenhal et sous les bannières du
prince Daemon. Les flottes du Serpent de Mer verrouillèrent la baie de la
Néra et, chaque matin, le roi Aegon trouvait des marchands venus gémir
auprès de lui. Sa Grâce n’avait aucune réponse à leurs griefs, hormis une
nouvelle coupe de brandevin. « Faites quelque chose », ordonna-t-il à ser
Otto.
La Main lui certifia que quelque chose était bel et bien en train de se
faire ; il avait concocté un plan pour briser le blocus des Velaryon. Un des
principaux piliers du soutien aux prétentions de Rhaenyra était son consort,
mais le prince Daemon représentait également une de ses plus grandes
faiblesses. Le prince s’était créé plus d’ennemis que d’amis au cours de ses
aventures. Ser Otto Hightower, qui avait figuré parmi les premiers de ces
ennemis, prit contact de l’autre côté du détroit avec les ennemis du prince,
le royaume des Trois Filles.
En elle-même, la flotte royale manquait de la puissance nécessaire pour
briser l’étreinte du Serpent de Mer qui étranglait le Gosier, et les prises de
contact du roi Aegon avec Dalton Greyjoy avaient jusqu’ici échoué à
gagner les îles de Fer à son parti. Les flottes combinées de Tyrosh, Lys et
Myr rivaliseraient plus qu’à armes égales avec les Velaryon, toutefois. Ser
Otto envoya un message aux magistrats, promettant des accords de
commerce exclusifs avec Port-Réal s’ils libéraient le Gosier des vaisseaux
du Serpent de Mer et rouvraient les voies maritimes. Pour pimenter
davantage le ragoût, il promit également de céder les Degrés de Pierre aux
Trois Filles, bien qu’en vérité le Trône de Fer ne se soit jamais attribué ces
îles.
La Triarchie n’avait jamais été prompte à l’action, toutefois. En l’absence
de roi véritable, toute décision importante de ce « royaume » tricéphale était
prise par le Haut Conseil. Onze magistrats de chaque ville le composaient,
chacun d’eux décidé à démontrer sa sagacité, son habileté et son
importance, et à remporter pour sa propre ville chaque occasion offerte. Le
Grand Mestre Greydon, qui rédigea cinquante ans plus tard l’histoire
définitive du royaume des Trois Filles, le décrivait comme « trente-trois
chevaux, tirant chacun dans sa propre direction ». Même des questions aussi
brûlantes que la guerre, la paix et l’alliance étaient sujettes à des débats
interminables… et le Haut Conseil ne siégeait même pas quand arrivèrent
les émissaires de ser Otto.
Cette attente seyait mal au jeune roi. Aegon II était arrivé à bout de
patience face aux atermoiements de son grand-père. Bien que sa mère, la
reine douairière Alicent, ait parlé en défense de ser Otto, Sa Grâce fit la
sourde oreille à son intervention. Convoquant ser Otto dans la salle du
trône, il lui arracha du cou la chaîne de sa charge de commandement et la
jeta à ser Criston Cole. « Ma nouvelle Main est un poing de fer, se vanta-t-
il. Nous en avons fini avec la rédaction de lettres. »
Ser Criston ne perdit pas de temps à montrer de quel bois il était fait. « Il
ne vous appartient pas d’implorer un soutien de la part de vos seigneurs,
comme un mendiant quémande des aumônes, dit-il à Aegon. Vous êtes le
roi légitime de Westeros et ceux qui le nient sont des traîtres. Il est grand
temps qu’ils apprennent le prix de la trahison. »
Premiers à payer ce prix furent les seigneurs captifs qui se languissaient
dans les cachots sous le Donjon Rouge, des hommes qui avaient un jour
juré de défendre les droits de la princesse Rhaenyra et refusaient toujours
avec entêtement de ployer le genou devant le roi Aegon. Un par un, on les
traîna dans la cour du château, où le Justicier les attendait avec sa hache.
Chaque homme se vit offrir une dernière chance de jurer féauté à Sa Grâce ;
seuls lord Beurpuits, lord Castelfoyer et lord Rosby choisirent de le faire.
Les lords Fengué, Merryweather, Harte, Buckler, Caswell et lady Fell
prisèrent leur parole donnée plus que leur vie et furent décapités, chacun à
son tour, en même temps que huit chevaliers fieffés et une quarantaine de
serviteurs et de domestiques. Leurs têtes furent fichées sur des piques au-
dessus des portes de la ville.
Le roi Aegon désirait également venger le meurtre de son héritier par
Sang et Fromage par un assaut contre Peyredragon, en s’abattant à dos de
dragon sur la citadelle insulaire pour se saisir de sa demi-sœur et de ses
« bâtards de fils », ou les tuer. Il fallut tout le conseil vert pour l’en
dissuader. Ser Criston Cole insista sur une autre voie. La princesse
usurpatrice avait usé de dissimulation et de traîtrise pour tuer le prince
Jaehaerys, déclara-t-il : qu’ils en fassent autant. « Nous rendrons à la
princesse la sanglante monnaie de sa pièce », assura-t-il devant le roi.
L’instrument que le lord Commandant de la Garde Royale choisit pour la
vengeance du roi fut son frère juré, ser Arryk Cargyll.
Ser Arryk était intimement familier de l’antique siège de la maison
Targaryen, pour l’avoir souvent visité sous le règne du roi Viserys. Nombre
de pêcheurs continuaient de sillonner les eaux de la baie de la Néra, car
Peyredragon dépendait de la mer pour son approvisionnement ; il serait fort
simple de faire débarquer Cargyll dans le village de pêcheurs au pied du
château. De là, il trouverait moyen d’arriver jusqu’à la reine. Et ser Arryk et
son frère Erryk étaient jumeaux, en tous points identiques ; même leurs
camarades de la Garde Royale n’étaient pas capables de les différencier,
affirment tant Champignon que septon Eustace. Une fois vêtu de blanc, ser
Arryk devrait pouvoir se mouvoir à sa guise sur Peyredragon, suggéra ser
Criston ; un garde en le rencontrant le confondrait forcément avec son frère.
Ser Arryk ne se lança pas dans cette mission de gaieté de cœur. En vérité,
nous raconte septon Eustace, le chevalier troublé se rendit au septuaire du
Donjon Rouge la nuit où il devait prendre la mer, pour implorer le pardon
de notre Mère-d’En-Haut. Néanmoins, en tant que membre de la Garde
Royale, ayant juré d’obéir à son roi et au lord Commandant, il n’avait
d’autre choix honorable que de gagner Peyredragon, revêtu de la tenue
tachée de sel d’un simple pêcheur.
Le but véritable de la mission de ser Arryk demeure un sujet quelque peu
débattu. Le Grand Mestre Munkun nous affirme que Cargyll avait reçu
l’ordre d’assassiner Rhaenyra, mettant d’un seul coup un terme à sa
rébellion, tandis que Champignon insiste pour dire que ses fils étaient la
proie de Cargyll, qu’Aegon II souhaitait laver par le sang de ses neveux
bâtards, Jacaerys et Joffrey « Fort », celui de son fils assassiné.
Ser Arryk toucha terre sans anicroche, revêtit son armure et son manteau
blanc et n’eut aucun problème à accéder au château sous le déguisement de
son frère jumeau, tout comme Criston Cole l’avait prévu. En plein cœur de
Peyredragon, cependant, alors qu’il se dirigeait vers les appartements
royaux, les dieux le placèrent face à face avec ser Erryk lui-même, qui
comprit immédiatement ce que signifiait la présence de son frère. Les
rhapsodes nous racontent que ser Erryk aurait dit : « Je t’aime, mon frère »
en dégainant sa lame, et que ser Arryk aurait répondu : « Et moi aussi, mon
frère » en tirant la sienne.
Les jumeaux combattirent durant la plus grande partie d’une heure, conte
le Grand Mestre Munkun ; le fracas de l’acier éveilla la moitié de la cour de
la reine, mais les témoins ne purent que se tenir là et regarder sans rien
pouvoir faire, car aucun homme présent n’aurait su dire lequel était chaque
frère. Finalement, ser Arryk et ser Erryk se portèrent mutuellement des
blessures mortelles et expirèrent dans les bras l’un de l’autre, des larmes sur
leurs joues.
Le récit de Champignon est plus bref, plus âpre et, dans l’ensemble, plus
noir. Le combat ne dura que quelques instants, assure notre fou. Il n’y eut
aucune déclaration d’amour fraternel ; chaque Cargyll accusa l’autre de
traîtrise au cours de l’affrontement. Ser Erryk, dressé au-dessus de son
jumeau sur l’escalier en colimaçon, porta le premier coup mortel, un
sauvage coup de taille vers le bas qui trancha presque le bras d’épée de son
frère à l’épaule, mais, en s’écroulant, ser Arryk agrippa le manteau blanc de
son assassin et l’attira suffisamment près de lui pour lui plonger un
poignard au profond du ventre. Ser Arryk était mort avant que les premiers
gardes n’arrivent, mais ser Erryk mit quatre jours à périr de sa blessure au
ventre, hurlant dans d’horribles souffrances et tout du long maudissant son
frère félon.
Pour des raisons évidentes, les rhapsodes et les conteurs ont montré une
préférence marquée pour le récit tel que le narre Munkun. Mestres et autres
érudits doivent décider pour leur part quelle version est la plus
vraisemblable. Tout ce que dit septon Eustace sur ce sujet, c’est que les
jumeaux Cargyll s’occirent mutuellement, et nous en resterons là.
Pendant ce temps, à Port-Réal, le maître des chuchoteurs du roi Aegon,
Larys Fort le Pied-Bot, avait dressé une liste de tous ces seigneurs qui
s’étaient réunis sur Peyredragon pour assister au couronnement de la reine
Rhaenyra et siégeaient à son conseil noir. Les lords Celtigar et Velaryon
avaient leur siège sur des îles ; comme Aegon II ne disposait d’aucune force
sur mer, ils étaient hors d’atteinte de son ire. Mais les seigneurs Noirs dont
les terres s’étendaient sur le continent ne bénéficiaient d’aucune protection
de ce genre.
Avec une centaine de chevaliers et cinq cents hommes d’armes de la
maison royale, augmentés de trois fois autant d’épées-louées endurcies, ser
Criston marcha sur Rosby et Castelfoyer, dont les seigneurs ne s’étaient que
récemment repentis de leur allégeance à la reine, et leur ordonna de prouver
leur loyauté en additionnant leur puissance à la sienne. Ainsi renforcé, l’ost
de Cole avança sur le port fortifié de Sombreval, où il prit les défenseurs
par surprise. La ville fut mise à sac, les vaisseaux dans le port incendiés,
lord Sombrelyn décapité. Ses chevaliers de maison et sa garnison se virent
offrir le choix entre jurer leurs épées au roi Aegon ou partager le sort de
leur seigneur. La plupart préférèrent la première option.
Repos-des-Freux fut l’objectif suivant de ser Criston. Prévenu de leur
arrivée, lord Staunton barra ses portes et défia les assaillants. Derrière ses
murailles, sa seigneurie en fut réduite à regarder ses champs, ses bois et ses
villages qu’on brûlait, ses moutons, son bétail et ses gens qu’on passait au
fil de l’épée. Quand les provisions à l’intérieur du château commencèrent à
manquer, il expédia un corbeau à Peyredragon, implorant secours.
L’oiseau arriva alors que Rhaenyra et ses Noirs pleuraient ser Erryk et
débattaient de la réponse appropriée à cette dernière attaque d’« Aegon
l’Usurpateur ». Bien qu’ébranlée par cet attentat contre sa vie (ou celles de
ses fils), la reine était encore réticente à l’idée d’attaquer Port-Réal.
Munkun (qui, on s’en souviendra, écrivait bien des années plus tard)
affirme que c’était par horreur du parricide. Maegor le Cruel avait exécuté
son neveu Aegon et il avait été maudit en conséquence, pour finir mort et
exsangue sur son trône volé. Septon Eustace affirme que Rhaenyra avait
« un cœur de mère » qui lui faisait répugner à mettre en péril la vie de ses
fils survivants. Seul Champignon assista à ces conseils, toutefois, et le fou
insiste pour dire que Rhaenyra était encore tellement brisée de chagrin après
la mort de son fils Lucerys qu’elle s’absenta du conseil de guerre, en en
cédant la conduite au Serpent de Mer et à son épouse, la princesse Rhaenys.
Ici, la version de Champignon semble plus probable, car nous savons
que, neuf jours après que lord Staunton eut envoyé son appel à l’aide, on
entendit sur la mer battre des ailes de cuir et le dragon Meleys apparut au-
dessus de Repos-des-Freux. On l’appelait la Reine Rouge, à cause des
écailles écarlates qui la couvraient. Les membranes de ses ailes étaient
roses, sa crête, ses cornes et ses griffes aussi luisantes que du cuivre. Et sur
son dos, dans une armure d’acier et de cuivre qui étincelait au soleil,
chevauchait Rhaenys Targaryen, la Reine qui ne le fut jamais.
Ser Criston Cole n’en fut point déconcerté. La Main d’Aegon attendait
cela, elle y comptait. Des tambours battirent un ordre et des archers se
ruèrent de l’avant, armés d’arcs longs et d’arbalètes, remplissant les airs de
flèches et de carreaux. On tendit des scorpions pour libérer des viretons de
fer de la sorte qui avaient jadis abattu Meraxès à Dorne. Meleys reçut une
vingtaine de coups au but, mais les traits n’eurent pour effet que d’éveiller
sa colère. Elle descendit crachant du feu de droite et de gauche. Des
chevaliers brûlèrent en selle quand le poil et le crin de leurs chevaux
s’embrasèrent. Des hommes d’armes lâchèrent leur pique et s’égaillèrent.
Certains essayèrent de se cacher derrière leurs boucliers, mais ni le chêne ni
le fer ne pouvaient soutenir le souffle d’un dragon. Ser Criston resta en
selle, criant : « Visez la dragonnière », à travers la fumée et les flammes.
Meleys rugit, de la fumée tourbillonnant hors de ses naseaux, un étalon
ruant entre ses mâchoires tandis que des langues de flamme
l’enveloppaient.
Alors retentit un rugissement en réponse. Deux autres formes ailées
apparurent : le roi, chevauchant Feux-du-Soleyl le Doré, et son frère
Aemond, sur Vhagar. Criston Cole avait tendu son piège et Rhaenys s’était
précipitée pour saisir l’appât. Et les mâchoires se refermèrent alors sur elle.
La princesse Rhaenys ne fit aucune tentative pour fuir. Avec un cri de
satisfaction et un claquement de son fouet, elle tourna Meleys vers
l’ennemi. Contre la seule Vhagar, Rhaenys aurait pu avoir une chance,
mais, face à Vhagar et à Feux-du-Soleyl, sa perte était assurée. Les dragons
en vinrent aux prises à mille pieds au-dessus du champ de bataille, tandis
qu’éclataient et s’épanouissaient des boules de feu, si éblouissantes que des
hommes jurèrent plus tard que le ciel était rempli de soleils. Les mâchoires
écarlates de Meleys se refermèrent un moment sur le cou doré de Feux-du-
Soleyl, jusqu’à ce que Vhagar fonde sur eux deux. Les trois bêtes
s’abattirent en tourbillonnant. Elles percutèrent le sol avec tant de force que
des moellons se détachèrent des murailles de Repos-des-Freux, à une demi-
lieue de là.
Ceux qui étaient les plus proches des dragons ne survécurent pas pour en
parler. Les plus éloignés ne virent rien, à cause de la fumée et des flammes.
Il fallut des heures avant que s’éteignent les feux. Mais de ces cendres,
seule Vhagar s’éleva indemne. Meleys était morte, brisée par la chute et
fracassée sur le sol. Et Feux-du-Soleyl, cette superbe bête dorée, avait une
aile à demi arrachée au corps, tandis que son royal dragonnier souffrait de
côtes cassées, d’une hanche brisée et de brûlures qui lui couvraient la moitié
du corps. C’était son bras gauche qui avait le plus souffert. Le feu-dragon
avait tant ardé que l’armure du roi avait fondu dans sa chair.
Un corps attribué à Rhaenys Targaryen fut retrouvé par la suite à côté de
la carcasse de son dragon, mais il était si noirci que nul ne put être certain
que c’était elle. Fille chérie de lady Jocelyne Baratheon et du prince Aemon
Targaryen, fidèle épouse du lord Corlys Velaryon, mère et grand-mère, la
Reine qui ne le fut jamais avait vécu sans crainte et elle mourut dans le sang
et le feu. Elle avait cinquante-cinq ans. Huit cents chevaliers, écuyers et
simples soldats perdirent la vie, ce jour-là. Cent de plus périrent peu de
temps après, lorsque le prince Aemond et ser Criston Cole s’emparèrent de
Repos-des-Freux et passèrent la garnison par les armes. On rapporta à Port-
Réal la tête de lord Staunton pour l’exposer au-dessus de la Vieille Porte…
mais ce fut celle du dragon Meleys, tirée à travers la ville dans une
charrette, qui abasourdit le peuple accouru en foule. Septon Eustace nous
dit que par la suite ils quittèrent Port-Réal par milliers, jusqu’à ce que la
reine Alicent ordonne qu’on ferme et qu’on barre les portes de la ville.
Le roi Aegon II ne périt pas, bien que ses brûlures lui coûtent tant de
souffrances que certains racontent qu’il priait pour en finir. Ramené à Port-
Réal dans une litière fermée pour cacher l’étendue de ses blessures, Sa
Grâce ne se releva pas de son lit de tout le reste de l’année. Des septons
prièrent pour lui, des mestres le traitèrent avec des potions et du lait de
pavot, mais Aegon dormait neuf heures sur dix, ne s’éveillant que le temps
de prendre une maigre nourriture avant de se rendormir. Nul n’avait le droit
de troubler son repos, hormis sa mère la reine douairière et sa Main, ser
Criston Cole. Son épouse n’essaya même pas, tant la reine Helaena était
perdue dans son propre chagrin et sa folie.
Le dragon du roi, Feux-du-Soleyl, trop gros et trop lourd pour être
déplacé et incapable de voler avec son aile blessée, demeura dans les
champs près de Repos-des-Freux, se traînant dans les cendres comme un
énorme ver doré. Aux premiers temps, il se nourrissait des carcasses
calcinées des tués. Quand il n’y en eut plus, les hommes que ser Criston
avait laissés derrière lui pour le garder lui apportèrent des veaux et des
moutons.
« Vous devez gouverner le royaume, jusqu’à ce que votre frère ait la
force de reprendre la couronne », annonça la Main du Roi au prince
Aemond. Ser Criston n’eut pas à le répéter, écrit Eustace. Ainsi Aemond le
Parricide reprit-il la couronne de fer et de rubis d’Aegon le Conquérant.
« Elle me sied mieux qu’à lui », affirma le prince. Pourtant, Aemond ne prit
pas le titre de roi et se borna à se dénommer Protecteur du Royaume et
prince régent. Ser Criston Cole demeura Main du Roi.
Pendant ce temps, les graines qu’avait plantées Jacaerys Velaryon durant
son voyage au nord avaient commencé à porter leurs fruits, et des hommes
s’assemblaient à Blancport, Winterfell, Tertre-bourg, Sortonne, Goëville et
aux Portes de la Lune. S’ils devaient unir leurs forces à celles des seigneurs
du Conflans qui se massaient à Harrenhal avec le prince Daemon, même les
puissantes murailles de Port-Réal risquaient de ne pas pouvoir y résister.
Ser Criston mit en garde le nouveau prince régent.
Les nouvelles venues du sud étaient inquiétantes, également. Cédant aux
pressions de son oncle, lord Ormund Hightower était sorti de Villevieille
avec mille chevaliers, mille archers, trois mille hommes d’armes et
d’innombrables milliers de filles de camp, d’épées-louées, de franc-
coureurs et de racaille, pour se voir attaqué par ser Alan des Essaims et lord
Alan Tarly. Bien qu’ils commandent beaucoup moins d’hommes, les deux
Alan le harcelaient jour et nuit, effectuant des raids contre ses camps,
assassinant ses éclaireurs, allumant des incendies sur son trajet. Plus loin au
sud, lord Costayne était sorti de Trois Tours pour fondre sur le train des
bagages de Hightower. Pire, des rapports étaient parvenus à sa seigneurie
qu’un ost de taille égale au sien descendait sur la Mander, dirigé par
Thaddeus Rowan, sire de Boisdoré. Lord Ormund avait par conséquent
décidé qu’il ne pouvait pas continuer sans renforts de Port-Réal. « Nous
avons besoin de vos dragons », écrivit-il.
Suprêmement confiant en ses prouesses de guerrier et la puissance de son
dragon Vhagar, Aemond brûlait de porter la bataille contre l’ennemi. « Le
danger ne vient pas de la putain de Peyredragon, dit-il. Pas plus que de
Rowan et des traîtres du Bief. Il vient de mon oncle. Une fois que Daemon
sera mort, tous ces imbéciles qui brandissent les bannières de ma sœur
regagneront en courant leurs châteaux et ne nous ennuieront plus. »
À l’est de la baie de la Néra, la reine Rhaenyra traversait également une
mauvaise période. La mort de son fils Lucerys avait porté un coup
dévastateur à une femme qu’avaient déjà brisée la grossesse, le travail et un
enfant mort-né. Quand on apprit à Peyredragon que la princesse Rhaenys
était tombée, des paroles de colère furent échangées entre la reine et lord
Velaryon, qui la blâmait de la mort de son épouse. « Ç’aurait dû être vous,
cria le Serpent de Mer à Sa Grâce. Staunton vous a fait demander, mais
vous avez laissé ma femme répondre et vous avez interdit à vos fils de se
joindre à elle. » Car tout le château savait que les princes Jaque et Joff
avaient désiré ardemment voler avec la princesse Rhaenys à Repos-des-
Freux sur leurs dragons.
« Moi seul savais alléger le cœur de Sa Grâce, prétend Champignon dans
son Témoignage. En cette heure sombre, je devins le conseiller de la reine,
mettant de côté la marotte et le bonnet pointu du fou pour lui prêter toute
ma sagesse et ma compassion. À l’insu de tous, c’était maintenant le
bouffon qui les gouvernait, un roi invisible en vêture bipartie. »
Voilà de bien grandes affirmations pour un tout petit homme, affirmations
que ne confirme aucun des autres chroniqueurs, non plus que les faits. Sa
Grâce était loin d’être seule. Il lui restait quatre fils vivants. « Ma force et
ma consolation », les appelait la reine. Aegon le Jeune et Viserys, les fils du
prince Daemon, avaient respectivement neuf et sept ans. Le prince Joffrey
n’en avait que onze… mais Jacaerys, prince de Peyredragon, approchait de
son quinzième anniversaire.
Dès lors, à la fin de l’année 129, ce fut Jaque qui occupa le premier rang.
Soucieux de la promesse qu’il avait faite à la Jouvencelle du Val, il ordonna
au prince Joffrey de voler à Goëville avec Tyraxès. Munkun suggère que le
désir de Jaque de préserver son frère des conflits avait été primordial dans
sa décision. La chose ne plut guère à Joffrey, qui avait résolu de faire ses
preuves au combat. Ce fut seulement quand on lui expliqua qu’on
l’envoyait défendre le Val contre les dragons du roi Aegon que son frère
accepta, de mauvais gré, de partir. Rhaena, fille du prince Daemon par
Laena Velaryon, treize ans, fut choisie pour l’accompagner. Appelée
Rhaena de Pentos, d’après sa ville de naissance, elle n’était pas
dragonnière, son petit dragon étant mort quelques années plus tôt, mais elle
apporta trois œufs de dragon avec elle au Val, où elle priait chaque nuit pour
qu’ils éclosent.
La jumelle de lady Rhaena, Baela, resta à Peyredragon. Promise depuis
longtemps au prince Jacaerys, elle refusa de le quitter, insistant pour
combattre à ses côtés sur son propre dragon… bien que Danselune soit trop
jeune pour soutenir son poids. Bien que Baela ait également annoncé son
intention d’épouser Jaque sans délai, aucun mariage ne fut jamais célébré.
Munkun dit que le prince ne souhaitait pas se marier avant que la guerre
soit achevée, tandis que Champignon prétend que Jacaerys était déjà uni à
Sara Snow, la mystérieuse bâtarde de Winterfell.
Le prince de Peyredragon veillait également à la sécurité de ses demi-
frères, Aegon le Jeune et Viserys, neuf et sept ans. Leur père le prince
Daemon s’était créé beaucoup d’amis dans la Cité libre de Pentos au cours
de ses visites là-bas, si bien que Jacaerys prit contact de l’autre côté du
détroit avec le prince de cette ville, qui accepta d’élever les deux garçons
jusqu’à ce que Rhaenyra se soit assurée du Trône de Fer. Aux derniers jours
de 129, les jeunes princes montèrent à bord de la cogue le Fol Abandon –
Aegon avec Nuée d’Orage, Viserys serrant son œuf contre lui – et prirent la
mer pour Essos. Le Serpent de Mer envoya en escorte sept de ses vaisseaux
de guerre avec eux, afin de garantir qu’ils atteignent Pentos sans encombre.
Le prince Jacaerys ne tarda pas à ramener le sire des Marées dans le
troupeau en le nommant Main de la Reine. Ensemble, lord Corlys et lui
commencèrent à mettre au point un assaut contre Port-Réal.
Avec Feux-du-Soleyl blessé près de Repos-des-Freux et incapable de
voler, et Tessarion à Vieilleville avec le prince Daeron, ne restaient pour
défendre Port-Réal que deux dragons adultes… et la dragonnière de
Songefeu, la reine Helaena, passait ses journées en pleurs dans le noir et ne
pouvait assurément donc pas être comptée comme un danger. Cela ne
laissait que Vhagar. Aucun dragon vivant ne pouvait rivaliser avec Vhagar
en taille ou en férocité, mais Jaque raisonna que si Vermax, Syrax et
Caraxès devaient fondre sur Port-Réal, même cette « vieille garce chenue »
serait incapable de leur résister.
Champignon était moins convaincu. Le nain prétend qu’il aurait déclaré
au prince de Peyredragon : « Trois valent plus qu’un, mais quatre valent
plus que trois, et six plus que quatre, même un fou sait ça. » Lorsque Jaque
fit observer que Nuée d’Orage n’avait jamais été monté, que Danselune
n’était qu’une jeune dragonne, que Tyraxès était loin dans le Val avec le
prince Joffrey et qu’il demanda à savoir où Champignon se proposait de
trouver d’autres dragons, le nain nous raconte qu’il éclata de rire et
répondit : « Sous les draps et dans les réserves à bois, partout où vous autres
Targaryen avez répandu votre semence d’argent. »
La maison Targaryen gouvernait Peyredragon depuis plus de deux cents
ans, depuis que lord Aenar Targaryen était d’abord arrivé de Valyria avec
ses dragons. Bien qu’ils aient toujours eu coutume de marier le frère à la
sœur et le cousin à la cousine, le sang de la jeunesse coule avec ardeur et il
n’était pas rare que des hommes de la maison cherchent leur plaisir parmi
les filles (et parfois même les épouses) de leurs sujets, le peuple qui vivait
dans les villages au pied de Montdragon, laboureurs des terres et pêcheurs
en mer. En vérité, jusqu’au règne du roi Jaehaerys, peut-être avait-on plus
souvent invoqué l’antique droit de la première nuit sur Peyredragon que
n’importe où ailleurs dans les Sept Couronnes, même si la Bonne Reine
Alysanne aurait assurément été choquée de l’entendre dire.
Si la première nuit avait provoqué ailleurs une rancune considérable,
ainsi que la reine Alysanne l’avait appris par ses conseils des femmes, de
tels sentiments étaient muselés sur Peyredragon, où les Targaryen étaient à
bon droit considérés comme plus proches des dieux que le commun des
mortels. Ici, on enviait les épouses bénies de la sorte en leur nuit de noces,
on prisait les enfants nés de telles unions par-dessus tous les autres, car les
seigneurs de Peyredragon célébraient souvent leur naissance en offrant à la
mère de somptueux présents d’or, de soieries et de terres. De ces heureux
bâtards, on disait qu’ils étaient « nés de la semence du dragon » ; avec le
temps, on en vint à les appeler simplement des « semences ». Même après
l’abrogation de la première nuit, certains Targaryen continuèrent leurs ébats
avec des filles d’aubergistes et des épouses de pêcheurs, si bien que
semences et fils de semences abondaient sur Peyredragon.
Ce fut vers eux que se tourna le prince Jacaerys, sur les instances de son
fou, en jurant que tout homme capable de maîtriser un dragon se verrait
accorder des terres et serait adoubé. Ses fils seraient anoblis, ses filles
mariées à des seigneurs et lui-même aurait l’honneur de combattre aux
côtés du prince de Peyredragon contre le prétendant Aegon II Targaryen et
ses partisans félons.
Tous ceux qui se présentèrent pour répondre à l’appel du prince n’étaient
pas des semences, ni même des fils ou petits-fils de semences. Une
vingtaine des chevaliers de maison de la reine s’offrirent comme
dragonniers, parmi lesquels le lord Commandant de sa Garde Régine, ser
Steffon Sombrelyn, ainsi que des écuyers, des marmitons, des marins, des
hommes d’armes, des baladins et deux servantes. Munkun nomme les
triomphes et les tragédies qui s’ensuivirent « la lancée des semences »,
(créditant Jacaerys lui-même de l’idée, et non Champignon). D’autres
préfèrent « la Semaison rouge ».
Le plus improbable de ces dragonniers putatifs fut Champignon lui-
même, dont le Témoignage détaille longuement sa tentative de chevaucher
le vieux Aile-d’Argent, jugé le plus docile de tous les dragons sans maître.
Une des plus cocasses anecdotes du nain, elle s’achève avec Champignon
traversant en courant la cour de Peyredragon, le fond de ses culottes en feu,
manquant de peu de se noyer quand il sauta dans un puits pour éteindre les
flammes. Invraisemblable, certainement… mais cela apporte un moment de
drôlerie dans ce qui allait par ailleurs être une effroyable affaire.
Les dragons ne sont pas des chevaux. Ils n’acceptent pas aisément des
hommes sur leur dos et, quand on les irrite ou qu’on les menace, ils
attaquent. La Chronique véritable de Munkun nous apprend que seize
hommes perdirent la vie au cours de la Semaison. Le triple de ce nombre fut
brûlé ou mutilé. Steffon Sombrelyn périt calciné en tentant d’enfourcher le
dragon Fumée-des-Mers. Lord Gormon Massey connut le même sort en
approchant de Vermithor. Un certain Denys l’Argenté, dont les cheveux et
les yeux prêtaient quelque crédibilité à ses prétentions de descendre d’un
fils bâtard de Maegor le Cruel, se fit arracher un bras par Voleur-de-
Moutons. Alors que ses fils s’évertuaient à garrotter la blessure, le
Cannibale fondit sur eux, chassa Voleur-de-Moutons et dévora tout à la fois
le père et les fils.
Pourtant, Fumée-des-Mers, Vermithor et Aile-d’Argent étaient habitués
aux hommes et toléraient leur présence. Ayant déjà été chevauchés, ils
acceptèrent plus facilement de nouveaux dragonniers. Vermithor, le dragon
personnel du Vieux Roi, ploya le cou devant un bâtard de forgeron, un
colosse appelé Hugh le Marteau, ou Hugh le Dur, tandis qu’un homme
d’armes au teint pâle, dénommé Ulf le Blanc (à cause de ses cheveux) ou
Ulf le Licheur (à cause de son intempérance) montait Aile-d’Argent, tant
aimée de la Bonne Reine Alysanne. Et Fumée-des-Mers, qui avait autrefois
porté Laenor Velaryon, accepta sur son dos un garçon de quinze ans appelé
Addam de Carène, dont les origines demeurent à ce jour un sujet de débat
parmi les historiens.
Addam et son frère Alyn (plus jeune d’un an) étaient nés d’une certaine
Marilda, la jolie fille d’un charpentier de marine. Vision familière sur les
chantiers de son père, la fille était plus connue sous le surnom de Souris, car
elle était « petite, rapide et toujours dans les jambes ». Elle n’avait que seize
ans lorsqu’elle donna naissance à Addam en 114, et tout juste dix-huit
quand Alyn suivit en 115. Vifs et menus comme leur mère, ces bâtards de
Carène avaient tous deux des cheveux d’argent et les yeux mauves, et
prouvèrent vite qu’ils avaient « du sel de mer dans les veines », grandissant
dans le chantier naval de leur grand-père et embarquant comme mousses
avant l’âge de huit ans. Quand Addam eut dix ans et Alyn neuf, leur mère
hérita du chantier naval à la mort de son père, le vendit et employa l’argent
pour prendre elle-même la mer, comme maîtresse d’une cogue de
commerce qu’elle baptisa Souris. Négociante matoise et capitaine
audacieuse, Marilda de Carène possédait en 130 sept navires, et ses fils
bâtards servaient constamment, à bord de l’un ou de l’autre.
Qu’Addam et Alyn soient des semences du dragon, aucun homme qui les
voyait ne pouvait en douter, même si leur mère avait refusé avec opiniâtreté
de nommer leur père. Ce fut seulement lorsque le prince Jacaerys lança son
appel à de nouveaux dragonniers que Marilda rompit enfin son silence,
affirmant que les deux garçons étaient les fils naturels du défunt ser Laenor
Velaryon.
Ils avaient un air de famille, certes, et ser Laenor avait eu coutume de
visiter le chantier naval de Carène de temps en temps. Néanmoins,
beaucoup à Peyredragon et Lamarck restèrent sceptiques devant la
déclaration de Marilda, car on avait gardé en mémoire le désintérêt que
Laenor Velaryon manifestait vis-à-vis des femmes. Nul n’osa toutefois la
traiter de menteuse… car c’était justement le père de Laenor, lord Corlys en
personne, qui avait amené les garçons au prince Jacaerys pour la Semaison.
Ayant survécu à tous ses enfants et enduré la trahison de ses neveux et
cousins, le Serpent de Mer semblait plus que disposé à accepter ces petits-
fils nouvellement découverts. Et quand Addam de Carène enfourcha le
dragon de ser Laenor, Fumée-des-Mers, cela parut prouver la vérité des
prétentions de sa mère.
Nous ne devrions en conséquence pas être surpris que le Grand Mestre
Munkun et septon Eustace valident tous deux leur parenté avec ser
Laenor… mais Champignon, comme toujours, diffère. Dans son
Témoignage, le fou avance l’idée que « les petites souris » n’avaient pas été
conçues par le fils du Serpent de Mer, mais par le Serpent de Mer lui-même.
Lord Corlys ne partageait pas les prédispositions érotiques de ser Laenor,
fait-il observer, et les chantiers navals de Carène étaient véritablement pour
lui un second foyer, alors que son fils leur rendait moins fréquemment
visite. La princesse Rhaenys, son épouse, avait le tempérament ardent de
bien des Targaryen, déclara Champignon, et n’aurait guère apprécié que le
seigneur son époux fasse des bâtards à une fille ayant la moitié de l’âge de
Rhaenys, fille d’un charpentier de marine, de surcroît. Ainsi donc sa
seigneurie avait-elle prudemment mis un terme à ses « idylles de chantier »
avec Souris après la naissance d’Alyn, lui ordonnant de tenir ses fils à
distance de la cour. Ce ne fut qu’après la mort de la princesse Rhaenys, que
lord Corlys se sentit enfin libre de mettre sans danger ses bâtards en avant.
Dans le cas présent, on doit le dire, le récit que nous conte le fou paraît
plus vraisemblable que les versions proposées par le mestre et le septon.
Tant et plus à la cour de la reine Rhaenyra ont probablement soupçonné la
même chose. En ce cas, ils ont tenu leur langue. Peu de temps après
qu’Addam de Carène eut fait ses preuves en volant sur Fumée-des-Mers,
lord Corlys alla jusqu’à présenter une requête auprès de la reine Rhaenyra,
afin qu’elle les lave, lui et son frère, de la souillure de bâtardise. Quand le
prince Jacaerys ajouta sa voix à cette demande, la reine y consentit. Addam
de Carène, semence de dragon et bâtard, devint Addam Velaryon, hériter de
Lamarck.
Cela ne signa toutefois pas la fin de la Semaison rouge. Il devait encore
se passer davantage, et pire, avec de terribles conséquences pour les Sept
Couronnes.
Les trois dragons sauvages de Peyredragon étaient moins aisés à
revendiquer que ceux qui avaient déjà connu des dragonniers, mais on fit
pareillement des tentatives auprès d’eux. Voleur-de-Moutons, un dragon
« brun tourbe » d’une laideur insigne, éclos quand le Vieux Roi était encore
jeune, avait du goût pour la viande de mouton, fondant sur les troupeaux
entre Lamarck et la Wend. Il s’en prenait rarement aux bergers, à moins
qu’ils ne tentent d’intervenir, mais on l’avait vu à l’occasion dévorer un
chien de berger. Gris Spectre vivait dans une faille enfumée dans les
hauteurs du flanc est de Montdragon, préférait le poisson et était le plus
souvent repéré en train de voler bas sur le détroit, happant sa proie dans les
flots. Bête pâle et grisâtre, couleur de la brume au matin, c’était un dragon
d’une timidité notoire qui, des années durant, pouvait éviter les hommes et
leurs ouvrages.

Le plus grand et le plus vieux des dragons sauvages était le Cannibale,


ainsi nommé parce qu’on l’avait vu se repaître de carcasses de dragons
morts et qu’il fondait sur les garderies de Peyredragon pour s’empiffrer de
jeunes et d’œufs. Noir comme charbon avec de sinistres yeux verts, le
Cannibale avait établi son antre sur Montdragon avant même l’arrivée des
Targaryen, prétendaient des gens du peuple. (Le Grand Mestre Munkun et
septon Eustace trouvaient tous deux l’histoire peu probable ; moi aussi.)
Une douzaine de fois, des gens qui souhaitaient devenir dompteurs de
dragons avaient tenté de l’enfourcher ; son antre était jonché de leurs os.
Personne parmi les semences de dragon n’était assez fou pour aller
déranger le Cannibale (ceux qui l’étaient ne revenaient pas conter leurs
aventures). D’aucuns partirent en quête de Gris Spectre, mais sans réussir à
le trouver, car il avait toujours été une créature fuyante. Voleur-de-Moutons
se révéla plus facile à débusquer, mais il restait une bête vicieuse, au
caractère hargneux, qui tua plus de semences que les trois dragons du
château réunis. Alyn de Carène fut un de ceux qui espéraient le dompter
(après que sa quête de Gris Spectre se fut révélée stérile). Voleur-de-
Moutons n’en voulut pas. Quand il sortit en titubant de l’antre du dragon, sa
cape en flammes, seule la prompte réaction de son frère lui sauva la vie.
Fumée-des-Mers chassa le dragon tandis qu’Addam employait sa propre
cape pour étouffer les flammes. Alyn Velaryon porterait sur son dos et ses
jambes les cicatrices de cette rencontre le reste de sa longue existence. Il
s’estima pourtant chanceux, car il avait survécu. Bien d’autres semences et
des aventuriers qui aspiraient à voler sur le dos de Voleur-de-Moutons
finirent en réalité dans son estomac.
Finalement, le dragon brun fut dompté par la ruse et la ténacité d’une
« petite noiraude » de seize ans, qui lui apporta chaque matin un mouton
fraîchement abattu, jusqu’à ce que Voleur-de-Moutons apprenne à
l’accepter et à l’attendre. Munkun donne à cette improbable dragonnière le
nom d’Orties. Champignon nous dit que c’était une bâtarde de naissance
obscure appelé Ortense, née d’une putain des quais. Quel que soit son nom,
elle avait les cheveux noirs, les yeux marron et la peau brune, maigriotte,
vulgaire, intrépide… et la première et la dernière à chevaucher Voleur-de-
Moutons.
Ainsi le prince Jacaerys atteignit-il son objectif. Malgré toutes les morts
et la douleur que cela causa, les veuves laissées derrière, les brûlés qui en
porteraient les cicatrices jusqu’au jour de leur mort, on avait trouvé quatre
nouveaux dragonniers. Alors que s’achevait 129, le prince se prépara à
s’envoler contre Port-Réal. La date qu’il choisit pour l’assaut était la
première pleine lune de la nouvelle année.
Toutefois, les plans des hommes ne sont que des jouets pour les dieux.
Car, alors même que Jaque dressait ses plans, une nouvelle menace
approchait par l’est. Les manigances de ser Otto Hightower avaient porté
leurs fruits ; réuni à Tyrosh, le Haut Conseil de la Triarchie avait accepté
son offre d’alliance. Quatre-vingt-dix vaisseaux de guerre jaillirent des
Degrés de Pierre sous les bannières du royaume des Trois Filles, faisant
force d’avirons en direction du Gosier… et, comme le hasard et les dieux en
avaient décidé, la cogue pentoshie le Fol Abandon, transportant deux
princes Targaryen, vogua droit entre leurs mâchoires.
Les escortes envoyées pour protéger la cogue furent coulées ou prises, le
Fol Abandon capturé. La nouvelle ne parvint à Peyredragon qu’à l’arrivée
du prince Aegon, agrippé avec l’énergie du désespoir à l’encolure de son
dragon, Nuée d’Orage. Le garçon, blême de terreur, nous raconte
Champignon, tremblait comme une feuille et puait la pisse. Il n’avait que
neuf ans et n’avait encore jamais volé… et ne volerait jamais plus, car Nuée
d’Orage avait subi de terribles blessures en fuyant le Fol Abandon, arrivant
avec d’innombrables flèches cassées plantées dans son ventre, et un vireton
de scorpion qui lui avait traversé le cou. Il mourut dans l’heure, en
chuintant, tandis que le sang brûlant jaillissait, noir et fumant, de ses plaies.
Le frère cadet d’Aegon, le prince Viserys, n’avait aucun moyen de fuir la
cogue. Enfant intelligent, il cacha son œuf de dragon et enfila des vêtements
en haillons, imprégnés de sel, se faisant passer pour un simple mousse, mais
un des véritables mousses du bord le trahit et on le fit prisonnier. Ce fut un
capitaine tyroshi qui comprit le premier sur qui il avait mis la main, écrit
Munkun, mais l’amiral de la flotte, Sharako Lohar de Lys, le délesta bientôt
de sa prise.
L’amiral lysien divisa sa flotte pour l’attaque. Une pince devait pénétrer
dans le Gosier au sud de Peyredragon, l’autre au nord. Aux petites heures
du cinquième jour de la cent trentième année depuis la Conquête d’Aegon,
la bataille s’engagea. Les vaisseaux de guerre de Sharako s’élancèrent, le
soleil levant dans leur dos. Masqué par l’éclat, ils surprirent nombre de
galères de lord Velaryon, en éperonnant certaines et en abordant d’autres au
moyen de cordes et de grappins. Laissant Peyredragon en paix, l’escadre du
sud s’abattit sur les côtes de Lamarck, débarquant des hommes à Port-
d’Épice et envoyant des navires incendiaires dans le port bouter le feu aux
vaisseaux qui venaient à leur rencontre. Au milieu de la matinée, Port-
d’Épice flambait, tandis que des forces myriennes et tyroshies pilonnaient
les portes mêmes de Marée Haute.
Quand le prince Jacaerys sur Vermax fondit sur une colonne de galères
lysiennes, un flot de piques et de flèches jaillit à sa rencontre. Les marins de
la Triarchie avaient déjà affronté des dragons quand ils guerroyaient contre
le prince Daemon dans les Degrés de Pierre. Aucun homme n’aurait pu
blâmer leur courage : ils étaient préparés à faire face au feu-dragon avec les
armes dont ils pouvaient disposer. « Tuez le cavalier et le dragon s’en ira »,
leur avaient dit leurs capitaines et commandants. Un navire s’embrasa, puis
un autre. Et les hommes des cités libres continuaient à se battre… jusqu’à
ce que monte un cri, et ils levèrent les yeux pour voir de nouvelles
silhouettes ailées en train de contourner Montdragon pour s’orienter dans
leur direction.
C’est une chose d’affronter un dragon, une autre d’en affronter cinq.
Alors qu’Aile-d’Argent, Voleur-de-Moutons, Fumée-des-Mers et Vermithor
descendaient sur eux, les hommes de la Triarchie sentirent leur courage les
abandonner. Le front des vaisseaux de guerre se rompit alors qu’une galère
après l’autre changeait de cap. Les dragons s’abattaient comme des éclairs,
crachant des boules de feu, bleu et orange, rouge et or, chacune plus
éblouissante que la précédente. Un navire après l’autre éclata ou fut
englouti dans les flammes. Des hommes se jetèrent en hurlant dans la mer,
dans un linceul de feu. De hautes colonnes de fumée noire s’élevaient des
eaux. Tout semblait perdu… Tout était perdu…
On donna par la suite plusieurs versions de la raison pour laquelle le
dragon s’abattit. Certains affirment qu’un arbalétrier lui aurait planté un
carreau dans l’œil, mais cette histoire ressemble de façon suspecte à la
manière dont Meraxès avait fini, il y avait bien longtemps, à Dorne. Un
autre récit conte qu’un marin dans le nid de corbeau d’une galère myrienne
avait jeté un grappin alors que Vermax survolait la flotte. Une des pointes
trouva une prise entre deux écailles et s’enfonça dans sa peau à cause de la
vitesse considérable de la bête elle-même. Le marin avait enroulé son
extrémité de la chaîne autour du mât et la masse du vaisseau et la puissance
des ailes de Vermax arrachèrent une longue plaie sur le ventre du dragon.
On entendit la bête hurler de rage jusqu’à Port-d’Épice, même par-dessus le
fracas des combats. Son vol se figea dans un violent choc, Vermax tomba en
fumant et en rugissant, griffant la surface des flots. Des survivants affirment
qu’il s’évertua à rester en vol, mais s’écrasa de tout son long contre une
galère en flammes. Le bois éclata, le mât s’effondra et le dragon, qui se
débattait, se retrouva empêtré dans les drisses. Lorsque le navire piqua du
nez pour sombrer, Vermax coula avec lui.
On prétend que Jacaerys Velaryon sauta pour se dégager et se raccrocha à
un morceau d’épave fumant le temps de quelques battements de cœur,
jusqu’à ce que des arbalétriers sur le plus proche vaisseau myrien
commencent à lui décocher des carreaux. Le prince fut frappé une fois, puis
une autre. De plus en plus nombreux, les Myriens multiplièrent les
arbalètes. Enfin, un vireton lui traversa le cou et Jaque fut avalé par les
flots.
La bataille du Gosier fit rage au nord et au sud de Peyredragon jusque
dans la nuit, et demeure une des plus sanglantes batailles navales de toute
notre histoire. Sharako Lohar avait amené des Degrés de Pierre une flotte
combinée de quatre-vingt-dix vaisseaux de guerre myriens, lysiens et
tyroshis ; vingt-huit survécurent pour se traîner chez eux, tous sauf trois
sous équipage lysien. Par la suite, les veuves de Myr et de Tyrosh
accusèrent l’amiral d’avoir envoyé leurs flottes à la destruction tandis qu’il
retenait la sienne, entamant la querelle qui signerait la fin de la Triarchie
deux ans plus tard, quand les trois cités se retourneraient l’une contre l’autre
dans la guerre des Filles. Mais cela échappe au cadre de notre récit.
Si les assaillants avaient ignoré Peyredragon, jugeant sans doute la
forteresse des Targaryen trop puissante pour la prendre d’assaut, ils
causèrent de considérables dommages à Lamarck. Port-d’Épice fut mise à
sac avec sauvagerie, les corps des hommes, des femmes et des enfants
massacrés jonchant les rues, laissés en pâture aux goélands, aux rats et aux
corbeaux charognards, ses bâtiments incendiés. Jamais la ville ne serait
rebâtie. Marée Haute fut également incendiée par les torches. Tous les
trésors que le Serpent de Mer avait rapportés d’Orient furent dévorés par le
feu, ses serviteurs occis alors qu’ils tentaient d’échapper aux flammes. La
flotte Velaryon perdit presque un tiers de sa force. Des milliers périrent.
Cependant, aucune de ces pertes ne fut aussi durement ressentie que celle
de Jacaerys Velaryon, prince de Peyredragon et héritier du Trône de Fer.
Le benjamin de Rhaenyra semblait perdu lui aussi. Dans la confusion des
combats, aucun des survivants ne savait vraiment sur quel vaisseau s’était
trouvé le prince Viserys. Dans les deux camps, on le présumait mort, noyé,
brûlé ou massacré. Et bien que son frère Aegon le Jeune se soit enfui et ait
survécu, toute joie avait quitté l’enfant ; jamais il ne se pardonnerait d’avoir
bondi sur Nuée d’Orage et abandonné son petit frère à l’ennemi. Il est écrit
que lorsqu’on félicita le Serpent de Mer de sa victoire, le vieil homme
répondit : « Si c’est une victoire, je prie pour n’en jamais plus remporter
d’autre. »
Champignon nous dit qu’il y eut à Peyredragon deux hommes qui burent
cette nuit-là au massacre dans une taverne enfumée au pied du château : les
dragonniers Hugh le Marteau et Ulf le Blanc, qui avaient volé au combat
sur Vermithor et Aile-d’Argent et survécu pour s’en vanter. « Nous voilà
chevaliers, désormais, pour de bon », déclara Hugh le Dur. Ulf s’esclaffa et
répondit : « La peste de tout ça. C’est seigneurs que nous devrions être. »
La petite Orties ne partagea pas leurs célébrations. Elle avait volé avec
les autres, combattu aussi bravement et tué comme eux, mais elle avait le
visage noirci de suie et strié de larmes en rentrant à Peyredragon. Et Addam
Velaryon, l’ancien Addam de Carène, alla voir le Serpent de Mer, après la
bataille ; de quoi ils parlèrent ensemble, même Champignon n’en dit rien.
Une quinzaine de jours plus tard, Ormund Hightower se trouva pris entre
deux armées, dans le Bief. Thaddeus Rowan, sire de Boisdoré, et Tom
Flowers, le Bâtard de Pont-l’Amer, marchaient sur lui du nord-est avec un
grand ost de cavalerie, tandis que ser Alan des Essaims, lord Alan Tarly et
lord Owen Costayne avaient uni leurs forces pour lui couper toute retraite
vers Villevieille. Quand leurs armées se refermèrent sur lui, sur les berges
de l’Hydromel, attaquant simultanément l’avant- et l’arrière-garde, lord
Hightower vit ses lignes s’effondrer. La défaite paraissait imminente…
jusqu’à ce qu’une ombre balaie le champ de bataille et qu’un rugissement
terrible résonne en hauteur, tranchant sur le fracas de l’acier. Un dragon
était arrivé.
Ce dragon, c’était Tessarion, la Reine Bleue, cobalt et cuivre. Sur son dos
chevauchait le plus jeune des trois fils de la reine Alicent, Daeron
Targaryen, quinze ans, écuyer de lord Ormund, ce même jeune homme
doux et poli qui avait autrefois été frère de lait du prince Jacaerys.
L’arrivée du prince Daeron et de son dragon renversa le cours de la
bataille. Maintenant, c’étaient les hommes de lord Ormund qui attaquaient,
hurlant des imprécations contre leurs ennemis, tandis que les hommes de la
reine s’enfuyaient. Avant la fin du jour, lord Rowan battait en retraite vers
le nord avec les vestiges de son ost, Tom Flowers gisait mort et calciné au
milieu des roseaux, les deux Alan avaient été faits prisonniers et lord
Costayne agonisait d’une blessure que lui avait portée Faiseuse d’Orphelin,
la lame noire de Jon Roxton le Hardi. Tandis que les loups et les corbeaux
se régalaient du corps des morts, Ormund Hightower fêtait le prince Daeron
avec de l’auroch et du brandevin, et l’adoubait chevalier avec la légendaire
épée d’acier valyrien Vigilance, le baptisant « ser Daeron le Hardi ». Avec
modestie, le prince répondit : « Votre seigneurie est bonne de dire cela, mais
la victoire revient à Tessarion. »
À Peyredragon, une atmosphère d’abattement et de défaite tomba sur la
cour des Noirs quand le désastre sur l’Hydromel leur fut connu. Lord Bar
Emmon alla jusqu’à suggérer que le temps était peut-être venu de ployer le
genou devant Aegon II. La reine ne voulut toutefois pas en entendre parler.
Seuls les dieux connaissent vraiment le cœur des hommes, et les femmes
sont tout aussi étranges. Brisée par la perte d’un fils, Rhaenyra Targaryen
sembla puiser une force nouvelle à la perte d’un second. La mort de Jaque
l’endurcit, calcinant ses peurs, ne lui laissant que sa colère et sa haine.
Possédant toujours plus de dragons que son demi-frère, Sa Grâce résolut
dès lors de les utiliser, à n’importe quel prix. Elle déverserait le feu et la
mort sur Aegon et sur tous ceux qui le soutenaient, annonça-t-elle au
conseil noir, et soit elle l’arracherait au trône de fer, soit elle mourait en s’y
efforçant.
De l’autre côté de la baie, une détermination de même nature avait pris
racine dans le cœur d’Aemond Targaryen, gouvernant au nom de son frère
tandis qu’Aegon était alité. N’ayant que mépris pour sa demi-sœur
Rhaenyra, Aemond Un-Œil voyait plus de danger en son oncle le prince
Daemon et le grand ost qu’il avait assemblé à Harrenhal. Convoquant ses
bannerets et son conseil, le prince annonça son intention de porter la bataille
contre son oncle et de châtier les seigneurs rebelles du Conflans.
Il proposa de frapper le Conflans simultanément par l’est et par l’ouest et
de forcer de la sorte les seigneurs du Trident à se battre sur deux fronts à la
fois. Jason Lannister avait réuni un ost formidable dans les collines de
l’ouest ; un millier de chevaliers en armure, et sept fois autant d’archers et
d’hommes d’armes. Qu’il descende des hauteurs et traverse la Ruffurque
avec le feu et l’épée, tandis que ser Criston Cole se mettait en marche
depuis Port-Réal, accompagné par le prince Aemond en personne sur
Vhagar. Les deux armées convergeraient sur Harrenhal pour broyer entre
elles les « traîtres du Trident ». Et si son oncle émergeait de derrière les
remparts du château pour s’opposer à eux, comme il le ferait assurément,
Vhagar vaincrait Caraxès et le prince Aemond rentrerait en ville avec la tête
du prince Daemon.
Tous les membres du conseil vert n’étaient pas favorables à ce coup
d’audace du prince. Aemond avait le soutien de ser Criston Cole, la Main,
et celui de ser Tyland Lannister, mais le Grand Mestre Orwyle le pressa de
prévenir Accalmie pour ajouter la puissance de la maison Baratheon à la
sienne avant de s’engager, et Verge-de-Fer, lord Jasper Wylde, déclara qu’il
devrait faire venir du sud lord Hightower et le prince Daeron, par raison que
« deux dragons valent mieux qu’un ». La reine douairière était en faveur de
la prudence elle aussi, pressant son fils d’attendre que son frère le roi et son
dragon, Feux-du-Soleyl le Doré, soient rétablis, afin qu’ils se joignent à
l’attaque.
Le prince Aemond n’avait néanmoins pas le goût à de tels retards. Il
n’avait nul besoin de ses frères ou de leurs dragons, déclara-t-il ; Aegon
était trop gravement blessé, Daeron trop jeune. Certes, Caraxès était une
bête terrible, sauvage, rusée, aguerrie aux combats… mais Vhagar était plus
vieille, plus féroce et deux fois plus grande. Le Parricide, nous dit septon
Eustace, avait résolu que cette victoire serait la sienne ; il n’avait aucun
désir d’en partager la gloire avec ses frères, ni aucun autre homme.
On ne pouvait non plus prévaloir contre lui, car, tant qu’Aegon II ne se
lèverait pas de son lit pour reprendre l’épée, la régence et l’autorité
appartiendraient à Aemond. Fidèle à sa détermination, le prince franchit la
porte des Dieux moins d’une demi-lune plus tard, à la tête d’une armée
forte de quatre mille hommes. « Seize jours de marche jusqu’à Harrenhal,
proclama-t-il. Le dix-septième, nous ferons bombance dans la grand-salle
d’Harren le Noir, tandis que la tête de mon oncle nous contemplera du fer
de ma pique. » Et, à l’autre bout du royaume, obéissant à ses ordres, Jason
Lannister, sire de Castral Roc, descendit des collines de l’ouest, fondant
avec toute sa puissance sur la Ruffurque et le cœur du Conflans. Les
seigneurs du Trident n’eurent d’autre choix que de se retourner pour les
affronter.
Daemon Targaryen était un combattant trop vieux et trop aguerri pour
attendre oisif de se laisser enfermer derrière des murailles, même aussi
massives que les remparts d’Harrenhal. Le prince comptait encore des amis
à Port-Réal et la rumeur des plans de son neveu lui parvint avant même
qu’Aemond ait pris la route. Quand on l’avertit qu’Aemond et ser Criston
Cole avaient quitté Port-Réal, on raconte que le prince Daemon partit d’un
grand rire et dit : « Ce n’est pas trop tôt », car il attendait ce moment depuis
longtemps. Une noire nuée de corbeaux prit son envol des tourelles tordues
d’Harrenhal.
Sur la Ruffurque, lord Jason Lannister se retrouva face au sire de
Château-Rosières, le vieux Petyr Piper et à celui de Bel Accueil, Tristan
Vance. Bien que les Ouestiens surpassent en nombre leurs ennemis, les
seigneurs du Conflans connaissaient le terrain. Trois fois les Lannister
tentèrent de forcer le passage et trois fois ils furent refoulés ; lors de la
dernière tentative, lord Jason reçut un coup d’épée mortel de la part d’un
écuyer grisonnant, Pat de Longfeuille. (Lord Piper en personne fit l’homme
chevalier par la suite, le surnommant Longfeuille le Tueur de Lion.) Le
quatrième assaut Lannister remporta les gués, toutefois ; cette fois-ci, ce fut
lord Vance qui tomba, occis par ser Adrian Tarbeck, qui avait pris le
commandement de l’ost de l’Ouest. Tarbeck et une centaine de chevaliers
sélectionnés se dépouillèrent de leur lourde armure et traversèrent le fleuve
à la nage en amont de la bataille, puis opérèrent un mouvement tournant
pour prendre à revers les lignes de lord Vance. Les rangs des seigneurs du
Conflans se rompirent et les Ouestiens déferlèrent par milliers sur la
Ruffurque.
Pendant ce temps, à l’insu de lord Jason agonisant et de ses bannerets,
des flottes de snekkars venus des îles de Fer attaquaient les côtes des
domaines des Lannister, menés par lord Dalton Greyjoy de Pyk. Courtisé
par les deux prétendants au Trône de Fer, le Kraken Rouge avait choisi. Ses
Fer-nés ne pouvaient espérer entrer dans Castral Roc une fois que lady
Johanna en eut barricadé les portes, mais ils s’emparèrent des trois quarts
des vaisseaux dans le port, coulèrent le reste, puis débordèrent les remparts
de Port-Lannis pour mettre la ville à sac, s’enfuyant avec des fortunes
incalculables et plus de six cents femmes et jeunes filles, dont la maîtresse
préférée et les filles naturelles de lord Jason.
Ailleurs dans le royaume, lord Walys Mouton menait une centaine de
chevaliers hors de Viergétang pour rejoindre les Crabbe et les Brune de la
presqu’île de Claquepince, à demi sauvages, et les Celtigar de Pince-Isle.
Traversant pinèdes et collines enveloppées de brumes, ils se hâtèrent
jusqu’à Repos-des-Freux, où leur soudaine apparition prit la garnison par
surprise. Après avoir reconquis le château, lord Mouton conduisit ses
hommes les plus braves jusqu’au champ de cendres à l’ouest du château,
pour achever le dragon Feux-du-Soleyl.
Les tueurs de dragon putatifs dispersèrent aisément le cordon de gardes
qu’on avait laissés pour nourrir, servir et protéger le dragon, mais Feux-du-
Soleyl lui-même se révéla plus formidable que prévu. Au sol, les dragons
sont des créatures maladroites, et son aile arrachée laissait la grande bête
incapable de prendre son essor. Les attaquants s’attendaient à la trouver à
l’article de la mort. En fait, ils la découvrirent endormie, mais le choc des
épées et le tonnerre des chevaux ne tarda pas à éveiller le dragon et la
première pique qui le frappa suscita sa fureur. Gluant de boue, lové entre les
ossements de moutons innombrables, Feux-du-Soleyl se tordait et
s’enroulait comme un serpent, fouettant de la queue, expédiant des éclairs
de flamme dorée contre ses attaquants tandis qu’il s’évertuait à prendre son
essor. À trois reprises il se souleva et à trois reprises il retomba au sol. Les
hommes de Mouton le submergèrent sous leurs épées, leurs piques et leurs
haches, lui infligeant maintes graves blessures… pourtant chaque coup
semblait accroître sa rage. Le nombre de morts atteignit une soixantaine
avant que les survivants ne prennent la fuite.
Parmi les tués on comptait Walys Mouton, sire de Viergétang. Lorsque
son corps fut retrouvé, une demi-lune plus tard, par son frère Manfryd, il
n’en restait rien, que de la chair brûlée dans une armure fondue, grouillant
de vers. Pourtant, nulle part sur ce champ de cendres, jonché de corps de
braves et de carcasses calcinées et gonflées d’une centaine de chevaux, lord
Manfryd ne retrouva le dragon du roi Aegon. Feux-du-Soleyl avait disparu.
Il n’y avait pas non plus de traces, comme il y en aurait assurément eu si le
dragon s’était traîné à l’écart. Feux-du-Soleyl le Doré avait repris son vol,
semblait-il… mais pour où, aucun homme vivant n’aurait su le dire.
Pendant ce temps, le prince Daemon Targaryen lui-même filait vers le
sud sur les ailes de son dragon Caraxès. Survolant la côte occidentale de
l’Œildieu, à bonne distance de la ligne de marche de ser Criston, il esquiva
l’ost ennemi, passa la Néra, puis obliqua vers l’est, descendant le fleuve
jusqu’à Port-Réal. Et à Peyredragon, Rhaenyra Targaryen s’armura
d’écailles noires et luisantes, enfourcha Syrax et prit son vol alors qu’une
tempête fouettait les eaux de la baie de la Néra. Haut au-dessus de la ville,
la reine et son prince consort se rejoignirent, tournoyant au-dessus de la
grande colline d’Aegon.
Cette vision sema la terreur dans les rues de la ville en contrebas, car le
peuple ne tarda pas à comprendre que l’assaut qu’ils redoutaient était enfin
venu. En partant s’emparer d’Harrenhal, le prince Aemond et ser Criston
avaient dégarni Port-Réal de ses défenseurs… et le Parricide avait pris avec
lui Vhagar, cette bête terrible, ne laissant que Songefeu et une poignée de
jeunes en début de croissance pour les opposer aux dragons de la reine. Les
jeunes dragons n’avaient jamais été montés et la dragonnière de Songefeu,
la reine Helaena, était une femme brisée ; la ville aurait tout aussi bien pu
ne disposer d’aucun dragon.
Des milliers de gens du peuple se déversèrent par les portes de la ville,
emportant avec eux sur leur dos leurs enfants et leurs biens matériels, pour
aller chercher la sécurité dans la campagne environnante. D’autres
creusèrent sous leurs taudis des fosses et des tunnels, des trous obscurs et
humides où ils espéraient se terrer tandis que la ville brûlerait (le Grand
Mestre Munkun nous apprend que nombre de passages cachés et de caves
secrètes sous Port-Réal datent de cette époque). À Culpucier éclatèrent des
émeutes. Quand on aperçut à l’est les voiles du Serpent de Mer sur la baie
de la Néra, se dirigeant vers le fleuve, les cloches de tous les septuaires de
la ville se mirent à carillonner et les rues furent envahies de bandes qui
pillaient sur leur passage. Il y eut des dizaines de morts avant que les
manteaux d’or ne parviennent à rétablir la paix.
En l’absence tant du lord Protecteur que de la Main du Roi, et le roi
Aegon étant lui-même un grand brûlé, cloué au lit, perdu dans les rêves du
pavot, il échut à sa mère la reine douairière de parer à la défense de la ville.
La reine Alicent releva ce défi, barrant les portes du château et de la ville,
envoyant les manteaux d’or sur les remparts et expédiant des cavaliers sur
des montures rapides afin de rejoindre le prince Aemond et le ramener.
De même, elle ordonna au Grand Mestre Orwyle d’adresser des corbeaux
à « tous nos léaux seigneurs », les appelant à la défense de leur roi légitime.
Quand Orwyle se hâta de regagner ses appartements, toutefois, il trouva
quatre manteaux d’or qui l’attendaient. Un homme étouffa ses cris tandis
que les autres le frappaient et l’entravaient. Un sac passé sur sa tête, le
Grand Mestre fut escorté en bas, dans les cellules noires.
Les coursiers de la reine Alicent ne dépassèrent pas les portes, où
d’autres manteaux d’or les conduisirent en détention. À l’insu de Sa Grâce,
les sept capitaines commandant les portes, choisis pour leur loyauté envers
le roi Aegon, avaient été emprisonnés ou assassinés à l’instant où Caraxès
apparaissait dans le ciel au-dessus du Donjon Rouge… car les simples
soldats du Guet restaient attachés à Daemon Targaryen, le Prince de la Ville
qui les avait naguère commandés.
Le frère de la reine Alicent, Ser Gwayne Hightower, lieutenant des
manteaux d’or, se précipita vers les écuries, avec l’intention de lancer
l’alerte ; on se saisit de lui, on le désarma et on le traîna devant son
commandant, Luthor Largent. Quand Hightower le traita de tourne-casaque,
ser Luthor s’esclaffa. « C’est Daemon qui nous a donné ces manteaux, dit-
il, et ils restent en or, quel que soit le côté dont on les porte. » Puis il planta
son épée dans le ventre de ser Gwayne et ordonna qu’on ouvre les portes de
la ville à la marée des hommes qui débarquaient des navires du Serpent de
Mer.
Malgré la résistance tant vantée de ses murailles, Port-Réal tomba en
moins d’une journée. Une lutte, brève et sanglante, se livra à la porte de la
Rivière, où treize chevaliers Hightower et une centaine d’hommes d’armes
repoussèrent les manteaux d’or et tinrent presque huit heures contre les
attaques menées tant de l’intérieur que de l’extérieur de la ville, mais leur
héroïsme ne servit à rien, car les soldats de Rhaenyra déferlèrent sans
encombre par les six autres portes. La vue des dragons de la reine là-haut
dans le ciel priva l’opposition de tout son courage, et les derniers loyalistes
du roi Aegon se cachèrent, s’enfuirent ou ployèrent le genou.
Un par un, les dragons effectuèrent leur descente. Voleur-de-Moutons se
posa au sommet de la colline de Visenya. Aile-d’Argent et Vermithor sur
celle de Rhaenys, devant Fossedragon. Le prince Daemon décrivit des
cercles au-dessus des tours du Donjon Rouge avant de poser Caraxès dans
la cour extérieure. Ce ne fut que lorsqu’il eut l’assurance que les défenseurs
ne lui feraient aucun mal qu’il signala à son épouse de descendre, sur Syrax.
Addam Velaryon resta dans les airs, tournoyant avec Fumée-des-Mers
autour des remparts, le battement de cuir de ses ailes en mise en garde pour
ceux d’en bas, prévenant que tout acte de défi affronterait le feu.

Constatant que toute résistance serait vaine, la reine douairière Alicent


émergea de la Citadelle de Maegor avec son père, ser Otto Hightower, ser
Tyland Lannister et lord Jasper Wylde, Verge-de-Fer (lord Larys Fort n’était
pas avec eux. Le maître des chuchoteurs avait réussi à s’éclipser, on ne
savait comment). Septon Eustace, témoin de ce qui suivit, nous raconte que
la reine Alicent tenta de parlementer avec sa belle-fille. « Convoquons
ensemble un Grand Conseil, ainsi que le Vieux Roi le fit dans l’ancien
temps, proposa la reine douairière, et soumettons aux seigneurs du royaume
la question de la succession. » Mais la reine Rhaenyra accueillit l’offre avec
dédain. « Me prendriez-vous pour Champignon ? demanda-t-elle. [201]
Nous savons toutes deux en quel sens le Conseil déciderait. » Puis elle pria
sa belle-mère de choisir : capituler ou brûler.
Inclinant la tête sous la défaite, la reine Alicent remit les clés du château
et ordonna à ses chevaliers et hommes d’armes de déposer leurs épées. « La
cité est à vous, princesse, rapporte-t-on qu’elle aurait dit, mais vous ne la
garderez pas longtemps. Les rats s’amusent en l’absence du chat, mais mon
fils Aemond reviendra apporter feu et sang. »
Les hommes de Rhaenyra découvrirent l’épouse de son rival, la reine
folle Helaena, enfermée dans sa chambre à coucher… mais quand ils
enfoncèrent les portes des appartements du roi, ils ne trouvèrent que « son
lit vide et son pot de chambre plein ». Aegon II s’était enfui. De même
ses enfants, la princesse Jaehaera, six ans, et le prince Maelor, deux ans, en
même temps que Willis Fell et Rickard Thorne de la Garde Royale. Même
la reine douairière ne savait apparemment pas où ils étaient partis, et Luthor
Largent jura que personne n’avait franchi les portes de la ville.
Il n’y avait toutefois aucun moyen de subtiliser le trône de fer. Et la reine
Rhaenyra ne voulut pas aller dormir sans avoir pris possession du siège de
son père. Aussi alluma-t-on les torches dans la salle du trône, la reine
gravit-elle les marches de fer et s’assit-elle où avant elle s’était assis le roi
Viserys, et le Vieux Roi avant lui et, dans l’ancien temps, Maegor, Aenys et
Aegon le Dragon. Le visage sévère, encore revêtue de son armure, elle
siégea au plus haut tandis que chaque homme et femme dans le Donjon
Rouge était contraint de s’agenouiller devant elle, d’implorer son pardon et
de lui jurer en tant que reine leur vie, leur épée et leur honneur.
Septon Eustace nous dit que la cérémonie se prolongea toute la nuit.
L’aube était depuis longtemps passée quand Rhaenyra Targaryen se leva et
effectua sa descente. « Et tandis que le seigneur son époux le prince
Daemon l’escortait hors de la salle, on nota des estafilades sur les jambes de
Sa Grâce et la paume de sa main gauche, écrivit Eustace. Des gouttes de
sang churent au sol sur son passage et les sages s’entre-regardèrent, bien
qu’aucun n’ose énoncer la vérité à voix haute : le trône de fer l’avait rejetée,
et les jours où elle y siégerait étaient comptés. »
La Mort des Dragons
Le triomphe de Rhaenyra

Alors même que Port-Réal tombait au pouvoir de Rhaenyra Targaryen et


de ses dragons, le prince Aemond et ser Criston Cole avançaient sur
Harrenhal, tandis que l’ost Lannister sous les ordres d’Adrian Tarbeck
progressait vers l’est.
À La Glandée les Ouestiens furent brièvement arrêtés quand lord Joseth
Petibois sortit rejoindre lord Piper et les vestiges de son armée défaite, mais
Piper périt au cours de la bataille qui s’ensuivit (s’effondrant quand son
cœur éclata, à la vue de la tête de son petit-fils préféré, fichée sur une pique,
nous dit Champignon), et Petibois se replia à l’intérieur de son château. Une
deuxième bataille suivit trois jours plus tard, quand les hommes du
Conflans se regroupèrent sous l’autorité d’un chevalier errant nommé ser
Harry Penny. Cet improbable héros mourut peu après, en tuant Adrian
Tarbeck. Une fois de plus, les Lannister l’emportèrent, fauchant l’armée du
Conflans en déroute. Quand l’armée de l’Ouest reprit sa marche sur
Harrenhal, ce fut sous le commandement du vieux lord Humfrey Lefford,
qui avait reçu tant de blessures qu’il donnait ses ordres depuis une litière.
Lord Lefford ne se doutait guère qu’il affronterait bientôt une plus rude
épreuve, car une armée d’ennemis frais descendait du Nord contre eux :
deux mille Nordiens sauvages, arborant les couleurs à quartiers de la reine
Rhaenyra. À leur tête chevauchait le sire de Tertre-bourg, Roderick Dustin,
un guerrier si âgé et chenu que ses hommes le surnommaient Roddy la
Ruine. Son armée se composait de vétérans à barbe grise en vieille maille et
buffles loqueteux, chacun d’eux un guerrier aguerri, chaque homme sur sa
monture. Ils se dénommaient les Loups de l’Hiver. Aux Jumeaux, lorsque
lady Sabitha Frey vint à cheval à leur rencontre, lord Roderick annonça :
« Nous sommes venus mourir pour la reine dragon. »
Entre-temps, la boue des routes et de fortes pluies bridaient l’allure de la
progression d’Aemond, car son armée se composait en grande partie de
fantassins, avec un long train de bagages. L’avant-garde de ser Criston livra
et remporta sur la berge du lac une âpre et courte bataille contre ser Oswald
Guède et les lords Darry et Racin, mais sans rencontrer d’autre opposition.
Au bout de dix-neuf jours de marche, ils atteignirent Harrenhal… et
trouvèrent les portes du château béantes, le prince Daemon et tous ses gens
disparus.
Tout au long de la marche, le prince Aemond avait gardé Vhagar à
proximité de la colonne principale, pensant que son oncle pourrait les
attaquer sur Caraxès. Il parvint à Harrenhal un jour après Cole et célébra ce
soir-là une grande victoire ; Daemon et « sa racaille du Conflans » avaient
fui plutôt que d’affronter son courroux, proclama Aemond. Rien d’étonnant,
en conséquence, si lorsque l’annonce de la chute de Port-Réal lui parvint, le
prince se sentit trois fois plus sot. Sa fureur fut terrible à contempler.
Le premier à en pâtir fut ser Simon Fort. Le prince Aemond n’avait
aucune affection pour qui que ce soit de cette lignée, et la hâte avec laquelle
le gouverneur avait livré Harrenhal à Daemon Targaryen le convainquit que
le vieil homme était un traître. Ser Simon protesta de son innocence,
insistant pour s’affirmer serviteur sincère et loyal de la Couronne. Son petit-
neveu, Larys Fort, était sire d’Harrenhal et maître des chuchoteurs du roi
Aegon, rappela-t-il au prince régent. Ces dénis ne servirent qu’à attiser les
soupçons d’Aemond. Le Pied-Bot était un traître lui aussi, décida-t-il,
sinon, comment Daemon et Rhaenyra auraient-ils su quand Port-Réal était
la plus vulnérable ? Un membre du conseil restreint les avait informés… et
Larys le Pied-Bot était le frère du Brise-Os, donc un oncle des bâtards de
Rhaenyra.
Aemond commanda qu’on remette une épée à ser Simon. « Aux dieux de
décider si vous dites vrai, clama-t-il. Si vous êtes innocent, le Guerrier vous
donnera la force de me défaire. » Le duel qui s’ensuivit fut totalement à
sens unique, tous les récits s’accordent sur ce point ; le prince tailla le
vieillard en pièces, puis donna son corps à dévorer à Vhagar. Les petits-fils
de ser Simon ne lui survécurent guère. Un par un, chaque homme, chaque
garçon ayant du sang Fort dans les veines fut présenté et mis à mort, jusqu’à
ce que l’empilement de leurs têtes monte à trois pieds de haut.
Ce fut ainsi que la fleur de la maison Fort, une ancienne lignée de nobles
guerriers s’enorgueillissant de descendre des Premiers Hommes, connut une
fin indigne dans la cour d’Harrenhal. Pas un seul Fort de naissance légitime
ne fut épargné, ni aucun bâtard à l’exception – insolite – d’Alys Rivers.
Bien que la nourrice ait deux fois son âge (trois, si nous nous fions à
Champignon), le prince Aemond l’avait mise dans son lit comme butin de
guerre peu après la prise d’Harrenhal, la préférant apparemment à toutes les
autres femmes du château, y compris nombre de jolies jouvencelles du
même âge que lui.
À l’ouest d’Harrenhal, les combats se poursuivaient dans le Conflans,
tandis que l’armée Lannister avançait péniblement. L’âge et l’infirmité de
lord Lefford, son commandant, avaient considérablement ralenti sa
progression mais, alors qu’elle approchait des berges occidentales de
l’Œildieu, elle découvrit qu’un ost immense lui barrait la route.
Roddy la Ruine et ses Loups de l’Hiver avaient rejoint Forrest Frey,
seigneur du Pont, et Robb Rivers le Rouge, dit l’Archer de Corneilla. Les
Nordiens se montaient à deux mille. Frey commandait deux cents chevaliers
et trois fois autant de fantassins, Rivers amenait au combat trois cents
archers. Et à peine lord Lefford avait-il fait halte pour affronter l’adversaire
devant lui que de nouveaux ennemis apparurent au sud, où Longfeuille le
Tueur de Lion et une bande dépenaillée de survivants des batailles
précédentes avaient été rejoints par les seigneurs Hautepierre, Chambers et
Perryn.
Pris entre ces deux adversaires, Lefford balança à faire mouvement
contre l’un ou l’autre, de crainte que l’autre ne s’abatte sur son arrière-
garde. Il décida donc de s’adosser au lac, dressa le camp et envoya des
corbeaux au prince Aemond à Harrenhal, implorant son secours. Bien
qu’une douzaine d’oiseaux se soient envolés, pas un n’atteignit le prince ;
Robb Rivers le Rouge, tenu pour le plus habile archer de tout Westeros, les
abattit tous en plein vol.
D’autres renforts du Conflans arrivèrent le lendemain, menés par ser
Garibald Gris, lord Jon Charlton et le nouveau seigneur de Corneilla,
Benjicot Nerbosc, onze ans. Leurs effectifs augmentés de ces levées
fraîches, les hommes de la reine jugèrent que le moment d’attaquer était
venu. « Mieux vaut mettre un terme aux lions avant qu’arrivent les
dragons », estima Roddy la Ruine.
La plus sanglante des batailles terrestres de la Danse des Dragons
commença le lendemain, au lever du soleil. Dans les annales de la Citadelle,
on l’appelle la Bataille de la Berge du Lac, mais pour les hommes qui y
survécurent, ce fut à jamais la Curée des Poissons.
Attaqués sur trois côtés, les Ouestiens furent pied à pied repoussés dans
les eaux de l’Œildieu. Des centaines périrent là, frappés alors qu’ils se
battaient dans les roseaux ; des centaines d’autres furent tués en tentant de
fuir. À la tombée de la nuit deux mille hommes étaient morts, parmi
lesquels on notait lord Frey, lord Lefford, lord Hautepierre, lord Charlton,
lord Swyft, lord Reyne, ser Clarent Crakehall et ser Emory Hill, le Bâtard
de Port-Lannis. L’ost Lannister fut fracassé, massacré, mais à un tel prix
que le jeune Ben Nerbosc, l’enfant seigneur de Corneilla, pleura en
contemplant les amas de morts. Les pertes les plus graves furent subies par
les Nordiens, car les Loups de l’Hiver avaient exigé l’honneur de conduire
l’attaque et chargé à cinq reprises contre les rangées de piques Lannister.
Plus des deux tiers des hommes qui avaient chevauché au sud avec lord
Dustin étaient morts ou blessés.
Les combats se poursuivaient également dans d’autres régions du
royaume, bien que ces affrontements soient de moindre envergure que la
grande bataille au bord de l’Œildieu. Dans le Bief, lord Hightower et son
pupille, le prince Daeron le Hardi, continuèrent à remporter des victoires,
contraignant à la soumission les Rowan de Boisdoré, les du Rouvre de
Vieux Rouvre et les seigneurs des îles Bouclier, car nul n’osait affronter
Tessarion, la Reine Bleue. Lord Borros Baratheon convoqua ses bannières
et assembla à Accalmie près de six mille hommes, avec l’intention
proclamée de marcher sur Port-Réal… pour finalement les mener plutôt au
sud, dans les montagnes. Sa seigneurie usa du prétexte d’incursions
dorniennes dans les terres de l’Orage pour se justifier, mais on entendit
murmurer tant et plus que c’étaient les dragons à l’avant et non les Dorniens
aux arrières, qui l’avaient incité à ce changement de plan. Sur les mers du
Crépuscule, les snekkars du Kraken Rouge fondirent sur Belle Île, la
balayant d’une côte à l’autre tandis que lord Farman se retranchait derrière
ses murailles, envoyant des demandes de secours qui ne vinrent jamais.
À Harrenhal, Aemond Targaryen et Criston Cole débattirent de la
meilleure réplique à apporter aux attaques de la reine. Bien que le siège
d’Harren le Noir soit trop solide pour qu’on le prenne d’assaut et que les
seigneurs du Conflans n’osent pas l’assiéger, par crainte de Vhagar, les
hommes du roi arrivaient à court de vivres et de fourrage, et perdaient par la
faim et la maladie soldats et chevaux. Seuls des champs calcinés et des
villages incendiés restaient en vue des puissants remparts du château et les
expéditions de ravitaillement qui s’aventurèrent plus avant ne rentrèrent
jamais. Ser Criston plaida pour une retraite vers le sud, où les soutiens
d’Aegon étaient les plus forts, mais le prince refusa, déclarant : « Seul un
lâche fuit devant des traîtres. » La perte de Port-Réal et du Trône de Fer
l’avait mis en rage et, quand la nouvelle de la Curée des Poissons parvint à
Harrenhal, le lord Protecteur avait failli étrangler l’écuyer qui l’avait
apportée. Seule l’intervention de sa compagne de couche, Alys Rivers, avait
sauvé la vie du jeune garçon. Le prince Aemond était en faveur d’une
attaque immédiate contre Port-Réal. Aucun des dragons de la reine ne
pouvait rivaliser avec Vhagar, insista-t-il.
Ser Criston traitait cela de folie. « Un contre six, c’est un combat pour
des insensés, mon prince », décréta-t-il. Qu’ils marchent vers le sud, plaida-
t-il encore une fois, et joignent leurs forces à celles de lord Hightower. Le
prince Aemond y retrouverait son frère Daeron et son dragon. Le roi Aegon
avait échappé aux mains de Rhaenyra, cela ils le savaient, et il allait à coup
sûr reprendre Feux-du-Soleyl et rejoindre ses frères. Et peut-être leurs amis
à l’intérieur de la ville trouveraient-ils moyen de libérer également la reine
Helaena, afin qu’elle puisse conduire Songefeu à la bataille. Contre six,
quatre dragons pouvaient prévaloir, si l’un d’eux était Vhagar.
Le prince Aemond refusa d’envisager cette « lâche solution ». En tant
que régent de son frère, il aurait pu exiger de la Main obéissance ; pourtant,
il n’en fit rien. Munkun attribue cela à son respect pour un homme qui était
son aîné, alors que Champignon suggère que les deux hommes étaient
devenus rivaux pour l’affection de la nourrice, Alys Rivers, qui avait
employé des philtres d’amour et des potions pour embraser leur passion.
Septon Eustace se fait en partie l’écho du nain, mais affirme que seul
Aemond s’était amouraché de Rivers, au point de ne pouvoir supporter
l’idée de la quitter.
Quelle que soit la raison, ser Criston et le prince Aemond décidèrent de
se séparer. Cole prendrait le commandement de leur ost et le mènerait au
sud rejoindre Ormund Hightower et le prince Daeron, mais le prince régent
ne les accompagnerait pas. Il comptait mener sa propre guerre, en lâchant
depuis les airs une pluie de feu sur les traîtres. Tôt ou tard, « la reine garce »
enverrait un dragon ou deux pour l’arrêter, et Vhagar les anéantirait. « Elle
n’osera pas envoyer tous ses dragons, insista Aemond. Cela laisserait Port-
Réal nue et vulnérable. Elle ne risquera pas non plus Syrax, ni son dernier
fils chéri. Rhaenyra peut revendiquer le titre de reine, mais elle a un sexe de
femme, le cœur faible d’une femme et les peurs d’une mère. »
Ce fut donc ainsi que le Faiseur-de-roi et le Parricide se séparèrent,
chacun allant vers son destin, tandis qu’au Donjon Rouge la reine Rhaenyra
se mettait en devoir de récompenser ses amis et d’infliger de féroces
châtiments à ceux qui avaient servi son demi-frère. Ser Luthor Largent,
commandant des manteaux d’or, fut anobli. Ser Lorent Marpheux fut
installé comme lord Commandant de la Garde Régine, et chargé de trouver
six preux chevaliers pour servir à ses côtés. Orwyle fut jeté au cachot et Sa
Grâce écrivit à la Citadelle pour informer les mestres que son « léal
serviteur » Gerardys était désormais « le seul véritable Grand Mestre ».
Libérés des mêmes cachots qui avaient avalé Orwyle, les seigneurs et
chevaliers noirs survivants furent gratifiés de terres, de charges et
d’honneurs.
On offrit d’énormes récompenses pour toute information menant à la
capture de « l’usurpateur se faisant appeler Aegon II », sa fille Jaehaera, son
fils Maelor, des « chevaliers félons » Willis Fell et Rickard Thorne et Larys
Fort le Pied-Bot. Lorsque cela échoua à produire le résultat escompté, Sa
Grâce dépêcha des groupes de chasse de « chevaliers inquisiteurs » afin de
traquer les « traîtres et scélérats » qui lui avaient échappé, et de punir
quiconque serait convaincu de leur avoir prêté assistance.
La reine Alicent fut enchaînée au poignet et à la cheville par des entraves
en or, mais sa belle-fille épargna sa vie « en mémoire de notre père, qui
vous a jadis aimée ». Son père eut moins de chance. Ser Otto Hightower,
qui avait servi comme Main sous trois rois, fut le premier traître qu’on
décapita. Verge-de-Fer le suivit sur le billot, soutenant toujours qu’en vertu
de la loi, le fils d’un roi devait passer avant sa fille. Ser Tyland Lannister,
lui, fut confié à la torture, dans l’espoir de recouvrer une partie du trésor de
la Couronne.
Les lords Rosby et Castelfoyer, des Noirs qui avaient tourné au vert pour
éviter les cachots, tentèrent de redevenir Noirs, mais la reine décréta que
des amis sans fidélité étaient pires que des ennemis et ordonna qu’on leur
coupe leurs « langues félonnes » avant de les exécuter. Toutefois, leur trépas
la plaça devant un épineux problème de succession. Il se trouvait que
chacun de ces « amis sans fidélité » laissait une fille ; celle de Rosby était
une pucelle de douze ans, celle de Castelfoyer une enfant de six. Le prince
Daemon proposa de marier la première à Hugh le Dur, le fils de forgeron
(qui avait pris coutume de se faire appeler Hugh Marteau), la seconde à Ulf
le Licheur (désormais simplement Ulf Blanc), gardant leurs terres sous le
contrôle des Noirs tout en récompensant de façon convenable les semences
pour leurs prouesses au combat.
Mais la Main de la Reine plaida contre cela, car les deux filles avaient
des frères cadets. Les propres prétentions de Rhaenyra sur le Trône de Fer
constituaient un cas particulier, insista le Serpent de Mer ; c’était elle que
son père avait désignée comme son héritière. Les lords Rosby et
Castelfoyer n’avaient rien fait de tel. Déshériter leurs fils en faveur de leurs
filles renverserait des siècles de lois et de précédents, et remettrait en
question les droits de dizaines d’autres seigneurs à travers Westeros, dont
on pourrait considérer les prétentions comme inférieures à celles de sœurs
aînées.
Ce fut la crainte de perdre le soutien de tels seigneurs, affirme Munkun
dans la Chronique véritable, qui poussa la reine à trancher en faveur de lord
Corlys plutôt que du prince Daemon. Les terres, châteaux et fortunes des
maisons Rosby et Castelfoyer furent attribués aux fils des deux seigneurs
exécutés tandis que Hugh Marteau et Ulf Blanc se voyaient adoubés et
dotés de petits domaines sur l’île de Lamarck.
Champignon nous conte que Marteau célébra l’occasion en tuant de
coups un des chevaliers de la maison de la reine dans un bordel de la rue de
la Soie, où les deux hommes se disputaient le pucelage d’une jeune vierge,
tandis que Blanc chevauchait ivre à travers les ruelles de Culpucier,
uniquement vêtu de ses éperons d’or. C’est le genre de récit que
Champignon adore colporter et on ne peut attester de leur véracité… mais,
sans aucun doute, le peuple de Port-Réal ne tarda pas à prendre en
détestation les deux nouveaux chevaliers de la reine.
Encore moins apprécié, si cela se peut, l’homme que Sa Grâce avait
choisi pour Grand Argentier : son soutien de longue date, Bartimos Celtigar,
sire de Pince-Isle. Lord Celtigar paraissait fort approprié à cette charge :
solide et inflexible dans son appui à la reine, il était, selon l’avis de tous,
inexorable, incorruptible et ingénieux, et très riche par-dessus le marché.
Rhaenyra avait grand besoin d’un tel homme car elle se retrouvait dans un
cruel manque d’argent. Bien que la Couronne regorge d’or à la mort du roi
Viserys, Aegon II s’était emparé du trésor en même temps que de la
couronne, et son Grand Argentier, Tyland Lannister, avait expédié par
bateau trois quarts de la fortune du défunt roi « pour les placer en sécurité ».
Le roi Aegon avait dépensé jusqu’au dernier sou de la portion conservée à
Port-Réal, ne laissant que des caves vides à sa demi-sœur, quand elle
s’empara de la ville. Le reste des trésors de Viserys, confié aux Hightower
de Villevieille, aux Lannister de Castral Roc et à la Banque de Fer de
Braavos, se trouvait hors d’atteinte de la reine.
Lord Celtigar s’appliqua aussitôt à rectifier le problème ; pour ce faire, il
rétablit ces mêmes taxes que son ancêtre lord Edwell avait jadis instaurées
durant la régence de Jaehaerys Ier et accumula maintes nouvelles dîmes en
sus. Les impôts sur le vin et la bière doublèrent, les taxes portuaires
triplèrent. Chaque boutiquier à l’intérieur de la ville se vit demander une
contribution pour avoir le droit de garder ses portes ouvertes. Les
aubergistes eurent l’obligation de payer un cerf d’argent pour chaque lit de
leur auberge. Les taxes d’entrée et de sortie que le Sire de l’Air avait jadis
perçues furent réinstaurées et triplées. On décréta un prélèvement sur la
propriété privée ; marchand fortuné dans sa résidence ou gueux dans un
taudis, tous devaient la payer, en fonction de la superficie qu’ils occupaient.
« Même les putains ne sont pas à l’abri, se disaient entre eux les gens du
peuple. Il y aura bientôt une taxe sur le con, et ensuite une sur les queues.
Les rats devront payer leur part. »
En vérité, le poids des exactions de lord Celtigar pesait le plus
lourdement sur les marchands et les négociants. Lorsque la flotte Velaryon
avait verrouillé le Gosier, un grand nombre de vaisseaux s’étaient retrouvés
prisonniers à Port-Réal. Le nouveau Grand Argentier de la reine appliquait
désormais à chacun de lourdes taxes, avant de leur permettre de lever
l’ancre. Certains capitaines protestèrent qu’ils avaient déjà acquitté les
droits, tarifs et taxes requis, et exhibèrent des documents pour preuves, mais
lord Celtigar balaya ces objections : « Payer l’usurpateur n’est preuve que
de trahison, jugea-t-il. Cela n’entame en rien les taxes dues à notre
gracieuse reine. » Ceux qui refusèrent de payer ou manquaient des moyens
pour le faire virent leurs vaisseaux et cargaisons saisis et vendus.
Même les exécutions devinrent une source de numéraire. Désormais,
décréta Celtigar, traîtres, rebelles et assassins seraient décapités à
Fossedragon, et leurs cadavres donnés à dévorer aux dragons de la reine.
Chacun était le bienvenu afin de porter témoignage du sort qui attendait les
méchants, mais tous devaient payer trois sous à la porte pour être admis.
Ce fut ainsi que la reine Rhaenyra remplit de nouveau ses coffres, à un
dangereux coût. Ni Aegon ni son frère Aemond n’étaient tellement aimés
du peuple de la ville, et nombre de Port-Réalais avaient accueilli avec joie
le retour de la reine… mais l’amour et la haine sont les deux faces d’une
même pièce et, quand de nouvelles têtes commencèrent à apparaître sur les
piques couronnant les portes de la ville et que de nouvelles taxes furent
créées, cette pièce se retourna. La jeune femme qu’on avait jadis applaudie
et appelée la Joie du Royaume était devenue en grandissant une femme
avide et vindicative, disait-on, une reine aussi cruelle que n’importe quel roi
avant elle. Un bel esprit surnomma Rhaenyra « le roi Maegor, avec des
loches » et dès lors, un siècle durant, « par les loches de Maegor » devint un
juron courant parmi les Port-Réalais.
Avec la ville, le château et le trône en sa possession, défendus par pas
moins de six dragons, Rhaenyra se sentit assez en sécurité pour faire venir
ses fils. Une douzaine de navires levèrent l’ancre de Peyredragon,
emportant les dames de compagnie de la reine, son « fou adoré »
Champignon et son fils Aegon le Jeune. Rhaenyra fit de son fils son
échanson, afin que jamais il ne soit loin d’elle. Une autre flotte appareilla de
Goëville avec le prince Joffrey, le dernier des trois fils de la reine et de
Laenor Velaryon, accompagné de son dragon Tyraxès. (La fille du prince
Daemon, Rhaena, demeura au Val, comme pupille de lady Arryn, tandis que
sa jumelle, Baela la dragonnière, partageait ses jours entre Lamarck et
Peyredragon.) Sa Grâce commença à dresser des plans pour une
prestigieuse célébration qui marquerait l’instauration officielle de Joffrey
comme prince de Peyredragon et héritier du Trône de Fer.
Même le Ver Blanc vint à la cour ; Mysaria, la catin lysienne, émergea
des ombres pour établir sa résidence au Donjon Rouge. Quoique jamais
incluse officiellement au sein du conseil restreint de la reine, celle qu’on
appelait désormais lady Misère devint maîtresse des chuchoteurs en tout
point, sinon en titre, avec des yeux et des oreilles dans chaque bordel,
chaque auberge et chaque taverne de Port-Réal, et pareillement dans les
grand-salles et les chambres à coucher des puissants. Bien que les ans aient
empâté le corps qui avait été si svelte et souple, le prince Daemon
demeurait captivé, et la visitait chaque soir… avec la bénédiction apparente
de la reine Rhaenyra. « Que Daemon assouvisse ses appétits où il voudra,
rapporte-t-on qu’elle aurait dit, et nous agirons de même. » (Septon Eustace
suggère sur un ton quelque peu caustique que les appétits de la reine étaient
assouvis pour leur part en grande partie par des friandises, des gâteaux et
des tourtes de lamproies, car l’embonpoint de Rhaenyra crût sans
discontinuer durant son séjour à Port-Réal.)
Dans la plénitude de sa victoire, Rhaenyra Targaryen ne se doutait pas
combien il lui restait peu de jours. Et pourtant, chaque fois qu’elle
s’asseyait sur le trône de fer, ses lames cruelles tirait du sang frais des
mains, des bras et des jambes de la reine, un signe que tous savaient lire.
Septon Eustace affirme que la chute de la reine commença dans une
auberge appelée la Hure du Pourceau, dans la ville de Pont-l’Amer sur la
rive nord de la Mander, près du départ du vieux pont de pierre qui avait
donné à l’endroit son nom.
Comme Ormund Hightower assiégeait Longuetable à quelque trente
lieues au sud-ouest, Pont-l’Amer regorgeait d’hommes et de femmes en
fuite devant l’avancée de son ost. Lady Caswell, veuve dont le seigneur son
époux avait été décapité à Port-Réal par Aegon II quand il avait refusé de
renoncer à son allégeance à la reine, avait barré les portes du château,
repoussant même les chevaliers et seigneurs reconnus quand ils vinrent à
elle en quête d’un refuge. Au sud du fleuve, on apercevait la nuit à travers
les arbres les feux de camp sur lesquels des hommes en rupture de ban
cuisaient leur nourriture, tandis que le septuaire de la ville abritait des
centaines de blessés. Chaque auberge était bondée, même la Hure du
Pourceau, bauge lugubre plutôt qu’hostellerie. Si bien que lorsqu’un
homme apparut, venu du nord, un bâton dans une main et un jeune garçon
sur son dos, l’aubergiste n’eut aucune place à lui proposer… jusqu’à ce que
le voyageur tire de sa bourse un cerf d’argent. L’aubergiste admit alors que
son fils et lui pourraient coucher à l’écurie, à condition qu’il la nettoie
d’abord. Le voyageur accepta, rangeant son baluchon et sa cape tandis qu’il
se mettait à l’œuvre avec râteau et pelle au milieu des chevaux.
On connaît bien l’âpreté au gain des aubergistes, des propriétaires et de
leurs pareils. Le tenancier de la Hure du Pourceau, une canaille du nom de
Ben Galettes, se demanda s’il n’y aurait pas d’autres cerfs d’argent à
l’endroit où s’en était trouvé un. Comme le voyageur commençait à
transpirer, Galettes proposa d’étancher sa soif avec une chope de bière.
L’homme accepta et accompagna l’aubergiste dans la salle commune de la
Hure du Pourceau, sans se douter que son hôte avait ordonné à son garçon
d’écurie, que nous ne connaissons que par le nom de Finaud, de fouiller son
paquetage en quête d’argent. Finaud ne trouva pas de monnaie à l’intérieur,
mais il découvrit quelque chose de bien plus précieux… une lourde cape en
belle laine blanche bordée de satin neigeux, enveloppant un œuf de dragon
vert pâle avec des spirales d’argent. Car le « fils » du voyageur était Maelor
Targaryen, fils cadet du roi Aegon II, et le voyageur était ser Rickard
Thorne de la Garde Royale, son bouclier lige et protecteur.
Ben Galettes ne tira de sa tromperie aucune joie. Quand Finaud jaillit
dans la salle commune avec la cape et l’œuf à la main, criant sa découverte,
le voyageur jeta le fond de sa chope à la figure du tenancier, arracha du
fourreau son épée et débrida Galettes de la gorge à l’aine. Quelques-uns des
autres buveurs tirèrent à leur tour leurs épées et leurs poignards, mais aucun
n’était chevalier et ser Rickard se tailla un passage à travers eux.
Abandonnant les trésors volés, il saisit son « fils », s’enfuit vers l’écurie,
vola un cheval et jaillit de l’auberge, piquant des deux en direction du vieux
pont de pierre et de la rive sud de la Mander. Il était arrivé jusque-là et
savait certainement que trente lieues seulement le séparaient encore de la
sécurité, où lord Hightower avait dressé son camp sous les remparts de
Longuetable.
Ces trente lieues auraient aussi bien pu en être trente mille, hélas, car la
route qui traversait la Mander était barrée, et Pont-l’Amer appartenait à la
reine Rhaenyra. Une grande clameur s’éleva. D’autres hommes sautèrent à
cheval à la poursuite de Rickard Thorne, criant : « Au meurtre, trahison, au
meurtre ! »
Entendant les cris, les gardes au pied du pont intimèrent à ser Rickard de
s’arrêter. Mais il voulut forcer le passage. Quand un homme saisit son
cheval par la bride, Thorne lui trancha le bras à l’épaule et poursuivit sa
route. Mais il y avait aussi des gardes sur la rive sud, et ils dressèrent un
mur face à lui. Des deux côtés les hommes s’élancèrent, le visage rouge,
poussant des cris, brandissant épées et haches et frappant de leurs longues
piques, tandis que Thorne voltait d’un bord à l’autre, faisant décrire des
cercles à sa monture volée en cherchant une issue à travers leurs rangs. Le
prince Maelor s’agrippait à lui en hurlant.
Ce furent les arbalètes qui l’abattirent enfin. Un carreau le frappa au bras,
le suivant lui transperça la gorge. Ser Rickard dégringola de sa selle et
mourut sur le pont, des bulles de sang sur ses lèvres, noyant ses dernières
paroles. Jusqu’à la fin il retint l’enfant qu’il avait juré de défendre, jusqu’à
ce qu’une lavandière du nom de Saule Pierre-à-Battre lui arrache des bras le
prince en pleurs.
Après avoir tué le chevalier et s’être emparé de l’enfant, toutefois, la
foule ne sut que faire de son butin. La reine Rhaenyra avait offert une
énorme récompense pour son retour, se souvenaient certains, mais Port-Réal
était à de longues lieues de distance. L’armée de lord Hightower était bien
plus proche. Peut-être paierait-il davantage encore. Quand quelqu’un
demanda si la récompense était la même, que l’enfant soit mort ou vif,
Saule Pierre-à-Battre serra plus étroitement Maelor et annonça que
personne ne ferait de mal à son nouveau fils. (Champignon nous décrit cette
femme comme un monstre de près de quatre cents livres de poids, simple
d’esprit et demi-folle, qui avait obtenu son nom en battant le linge pour le
laver à la rivière.) Finaud survint alors en se frayant un passage à travers la
foule, couvert du sang de son maître, pour déclarer que le prince lui
appartenait, car c’était lui qui avait découvert l’œuf. L’arbalétrier qui avait
abattu ser Rickard Thorne fit lui aussi valoir ses revendications. Et ils se
disputèrent de la sorte, criant et se bousculant par-dessus le cadavre du
chevalier.
Avec tant de gens présents sur le pont, rien d’étonnant si nous avons
nombre de témoignages divergents sur ce qu’il advint de Maelor Targaryen.
Champignon nous dit que Saule Pierre-à-Battre serra si fort l’enfant qu’elle
lui brisa le dos et le tua en l’étouffant. Septon Eustace, en revanche, ne fait
aucune mention de Saule. Dans son récit, le boucher de la ville débita avec
sa feuille le prince en six morceaux, afin que chacun de ceux qui se le
disputaient puisse en avoir sa part. La Chronique véritable du Grand Mestre
Munkun nous raconte que l’enfant fut taillé en pièces par la foule, sans
spécifier de noms.
Tout ce que nous savons avec certitude, c’est que lorsque lady Caswell et
ses chevaliers apparurent pour disperser la foule, le prince était mort. Sa
seigneurie pâlit en le voyant, nous dit Champignon, et elle s’exclama :
« Les dieux nous maudiront tous pour cela. » Sur son ordre, on pendit
Finaud le garçon d’écurie et Saule Pierre-à-Battre à l’arche centrale du
vieux pont, en compagnie du propriétaire du cheval volé à l’auberge par ser
Rickard, qu’on crut (à tort) complice de la fuite de Thorne. Quant au
cadavre de ser Rickard, enveloppé dans son manteau blanc, lady Caswell le
renvoya à Port-Réal, avec la tête du prince Maelor. L’œuf de dragon, lui, fut
envoyé à lord Hightower à Longuetable, dans l’espoir qu’il apaiserait son
courroux.
Champignon, qui avait de l’affection pour la reine, nous dit que Rhaenyra
pleura quand on plaça devant elle la petite tête de Maelor, alors qu’elle
siégeait sur le trône de fer. Septon Eustace, qui n’en avait guère, nous dit
plutôt qu’elle sourit, et qu’elle ordonna qu’on brûle la tête, « car il était le
sang du dragon ». Bien qu’aucune annonce n’ait été faite de la mort du
jeune garçon, la rumeur de son décès se répandit à travers la ville. Et bientôt
on conta également une autre histoire, qui prétendait que la reine Rhaenyra
avait fait remettre la tête du prince à sa mère, la reine Helaena, dans un pot
de chambre. Bien que l’histoire n’ait rien de vrai, elle ne tarda pas à courir
sur toutes les lèvres à Port-Réal. Champignon attribue cela à l’ouvrage du
Pied-Bot. « Un homme qui collecte les chuchotements peut également les
propager. »
À l’extérieur des remparts de la ville, les combats continuaient à travers
les Sept Couronnes. Belcastel tomba aux mains de Dalton Greyjoy et, avec
elle, la dernière résistance de Belle Île contre les Fer-nés. Le Kraken Rouge
s’arrogea quatre des filles de lord Farman comme femmes-sel et donna la
cinquième (« le laideron ») à son frère Veron. Farman et ses fils furent
rendus à Castral Roc après rançon, contre leur poids en argent. Dans le Bief,
lady Merryweather livra Longuetable à lord Ormund Hightower ; fidèle à sa
parole, sa seigneurie ne lui fit aucun mal, ni à elle ni aux siens, mais il
dépouilla son château de ses richesses et des vivres jusqu’à la dernière
miette, alimentant ses milliers d’hommes avec le grain de Longuetable
tandis qu’il levait le camp et marchait sur Pont-l’Amer.
Quand lady Caswell parut sur les remparts de son château pour demander
les mêmes termes de capitulation qu’avait reçus lady Merryweather,
Hightower laissa au prince Daeron le soin de répondre : « Vous recevrez les
mêmes conditions que vous avez accordées à mon neveu Maelor. » Sa
seigneurie ne put qu’assister au sac de Pont-l’Amer. La Hure du Pourceau
fut le premier bâtiment incendié. Auberges, maisons de guildes, entrepôts,
demeures des petits et des puissants, tout fut consumé par le feu-dragon. On
brûla même le septuaire, avec des centaines de blessés à l’intérieur. Seul le
pont demeura intact, car il était nécessaire pour franchir la Mander. Le
peuple de la ville fut passé au fil de l’épée pour ceux qui tentaient de se
battre ou de fuir, ou refoulé dans le fleuve pour s’y noyer.
Lady Caswell observa du haut de ses murailles, puis ordonna qu’on
ouvre grand ses portes. « Aucun château ne peut résister face à un dragon »,
déclara-t-elle à sa garnison. Quand lord Hightower arriva à cheval, il la
trouva dressée sur la poterne d’entrée, un nœud coulant autour du cou.
« Ayez pitié de mes enfants, messire », implora-t-elle avant de se jeter dans
le vide pour se pendre. Peut-être son geste émut-il lord Ormund, car les
jeunes fils et fille de sa seigneurie furent épargnés et envoyés dans les fers à
Villevieille. Les hommes de la garnison du château n’eurent droit à aucune
autre pitié que l’épée.
Dans le Conflans, ser Criston Cole abandonna Harrenhal, partant vers le
sud en suivant la berge ouest de l’Œildieu, avec trois mille six cents
hommes à sa suite (la mort, les maladies et les désertions avaient dépeuplé
les rangs de ceux qui avaient pris le départ à Port-Réal). Le prince Aemond
était déjà parti, sur les ailes de Vhagar.
Le château ne resta pas vide plus de trois jours avant que lady Sabitha
Frey surgisse pour s’en emparer. À l’intérieur, elle ne trouva qu’Alys
Rivers, la nourrice et présumée sorcière qui avait réchauffé le lit du prince
Aemond durant son séjour à Harrenhal et prétendait à présent porter son
enfant. « J’ai en moi le bâtard du dragon », annonça la femme, se tenant nue
dans le bois sacré, une main sur son ventre enflé. « Je sens ses feux me
lécher les entrailles. »
Son bébé ne fut pas le seul feu allumé par Aemond Targaryen. Désormais
sans château ni ost pour le retenir, le prince borgne était libre de voler où il
voulait. C’était la guerre telle qu’Aegon le Conquérant et ses sœurs
l’avaient livrée jadis, menée par le feu-dragon, avec Vhagar qui s’abattait
encore et encore du ciel d’automne pour ravager terres, villages et châteaux
des seigneurs du Conflans. La maison Darry fut la première à connaître l’ire
du prince. Les hommes qui rentraient la récolte brûlèrent ou fuirent tandis
que les flammes engloutissaient les récoltes et qu’une tempête de feu
ravageait Darry-le-Château. Lady Darry et ses plus jeunes enfants
survécurent en s’abritant dans les caves sous le donjon, mais le seigneur son
époux et son héritier périrent sur leurs remparts, en même temps qu’une
quarantaine de ses épées liges et de ses archers. Trois jours plus tard, ce fut
Lord Herpivoie-Ville qui fut réduite en ruines fumantes. Le Moulin du
Seigneur, Nerboucle, Boucle, Mare-argile, Souillegué, Bois-l’Aragne… la
fureur de Vhagar s’abattit sur chacune à son tour, jusqu’à ce que la moitié
du Conflans semble être la proie des flammes.
Ser Criston Cole faisait face au feu, lui aussi. Tandis qu’il menait ses
hommes vers le sud à travers le Conflans, la fumée s’élevait devant et
derrière lui. Chaque village où il arrivait se révélait incendié et abandonné.
Sa colonne traversait des bois d’arbres morts où, quelques jours plus tôt à
peine, se dressaient des forêts vivantes, les seigneurs du Conflans allumant
au fur et à mesure des brasiers sur son trajet. Dans chaque ruisseau, chaque
étang, chaque puits de village, il trouva la mort : des chevaux crevés, des
vaches mortes, des hommes tués, gonflés et empestant, pour polluer les
eaux. Ailleurs, ses éclaireurs rencontrèrent un effrayant tableau où des
cadavres en armure étaient assis sous les arbres en habits putréfiés, en une
grotesque parodie de banquet. Les convives étaient des hommes qui avaient
succombé lors de la Curée des Poissons, les crânes grimaçant sous des
casques rouillés, tandis que leur chair verdie et putride tombait de leurs os.
À quatre jours de marche d’Harrenhal, les attaques débutèrent. Des
archers se cachaient entre les arbres, tuant les avant-coureurs et les traînards
avec leurs arcs. Maints hommes périrent. D’autres se laissèrent distancer
par l’arrière-garde et on ne les revit jamais. Certains s’enfuirent, lâchant
leurs boucliers et leurs piques pour s’évaporer dans les bois. Et il y en eut
pour passer à l’ennemi. Dans le pré commun de la Croix des Ormes, on
trouva un autre des banquets macabres. Familiarisés avec de tels spectacles,
désormais, les avant-coureurs de ser Criston firent la grimace et le
croisèrent au galop, sans prêter attention aux morts décomposés… jusqu’à
ce que les cadavres bondissent pour se jeter sur eux. Une douzaine périt
avant de comprendre que c’était une mise en scène, l’œuvre (comme on
l’apprit plus tard) d’une épée-louée myrienne au service de lord Vance, un
ancien baladin du nom de Trombo le Noir.
Tout cela n’était que prélude, car les seigneurs du Trident avaient réuni
leurs forces. Lorsque ser Criston laissa derrière lui le lac pour progresser au
plus court vers la Néra, il les trouva qui l’attendaient au sommet d’une crête
rocheuse ; trois cents chevaliers montés, en armure, autant d’archers à arcs
droits, trois mille archers ordinaires, trois mille piquiers des Conflans,
dépenaillés, des centaines de Nordiens brandissant haches, fléaux, masses
d’armes à pointes et vétustes épées de fer. Au-dessus de leur tête flottaient
les bannières de la reine Rhaenyra. « Qui est-ce ? » demanda un écuyer
quand parut l’ennemi, car ils n’exhibaient aucunes autres armes que celles
de la reine.
« Notre mort », répondit ser Criston Cole, car ces adversaires étaient
frais, mieux nourris, mieux montés, mieux armés, et ils avaient l’avantage
de tenir les hauteurs, alors que ses propres hommes titubaient, malades et
découragés.
Demandant une bannière de paix, la Main du roi Aegon s’en alla à cheval
parlementer avec eux. Ils descendirent à trois de la crête à sa rencontre. À
leur tête se trouvait ser Garibald Gris revêtu de sa plate et sa maille
bosselées. L’accompagnaient Pat de Longfeuille, le Tueur de Lion qui avait
occis Jason Lannister, ainsi que Roddy la Ruine, portant les cicatrices
reçues à la Curée des Poissons. « Si j’abats mes bannières, nous promettez-
vous la vie ? leur demanda ser Criston.
— J’ai prêté serment aux morts, répliqua ser Garibald. Je leur ai dit que
j’élèverais pour eux un septuaire avec les ossements des traîtres. Je n’ai pas
encore assez d’os, alors…
— S’il doit y avoir une bataille, répondit ser Criston, nombre des vôtres
périront aussi. »
Le Nordien Roderick Dustin s’esclaffa à ces paroles, répliquant : « C’est
pour cette raison que nous sommes ici. L’hiver est venu. Il est temps pour
nous de partir. Pas de meilleure façon de mourir que l’épée à la main. »
Ser Criston tira sa flamberge du fourreau. « À votre guise. Nous pouvons
commencer ici, à nous quatre. Moi seul contre vous trois. Cela suffira-t-il
pour faire un combat ? »
Mais Longfeuille le Tueur de Lion riposta : « J’en veux trois de plus » et,
sur la crête, Robb Rivers le Rouge et deux de ses archers levèrent leurs arcs
droits. Trois flèches traversèrent le champ, frappant Cole au ventre, au cou
et à la poitrine. « Je ne veux pas de chansons qui content combien tu as
bravement péri, Faiseur-de-roi, déclara Longfeuille. Des dizaines de
milliers sont morts par ta faute. » Il parlait à un cadavre.
La bataille qui suivit fut déséquilibrée comme aucune autre durant la
Danse. Lord Roderick porta à ses lèvres une trompe de guerre et sonna la
charge, et les hommes de la reine dévalèrent la crête en hurlant, menés par
les Loups de l’Hiver sur leurs chevaux nordiens hirsutes et les chevaliers
sur leurs destriers caparaçonnés. Avec ser Criston étendu mort, les hommes
qui le suivaient depuis Harrenhal perdirent tout cœur. Ils rompirent les
rangs et s’enfuirent, rejetant leurs boucliers dans leur course. Leurs ennemis
étaient sur leurs talons, les abattant par centaines. Par la suite, on entendit
ser Garibald dire : « Ce fut aujourd’hui une boucherie, pas une bataille. »
Quand Champignon entendit rapporter ces paroles, il surnomma cette
bataille le Bal du Boucher, et c’est ainsi qu’on la connaît depuis lors.
Ce fut à peu près à ce moment que se produisit un des incidents les plus
insolites de la Danse des Dragons. Selon la légende, durant l’Âge des
Héros, Serwyn au Bouclier-Miroir aurait tué le dragon Urrax en se
recroquevillant derrière un bouclier tellement poli que la bête ne vit que son
propre reflet. Grâce à cette ruse, le héros se glissa assez près pour plonger
une pique dans l’œil du dragon, remportant le nom sous lequel nous le
connaissons encore. Que ser Byron Swann, fils cadet du sire de
Pierheaume, ait connu l’histoire, nous ne pouvons en douter. Armé d’une
pique et d’un bouclier d’acier argenté, accompagné seulement de son
écuyer, il se mit en route pour tuer un dragon exactement comme Serwyn
l’avait fait.
Mais ici règne la confusion, car, selon Munkun, c’était Vhagar que
Swann avait l’intention de tuer, afin de mettre un point final aux raids du
prince Aemond… Qu’on se souvienne toutefois que Munkun s’appuie
largement sur le Grand Mestre Orwyle pour sa version des événements et
qu’Orwyle était au cachot quand cela se déroula. Champignon, dans le
camp de la reine au Donjon Rouge, prétend que ce fut plutôt Syrax de
Rhaenyra qu’approcha ser Byron. Septon Eustace ne traite absolument pas
de l’incident dans ses chroniques, mais, des années plus tard, il suggère
dans une lettre que le Tueur de Dragon avait l’intention d’occire Feux-du-
Soleyl… néanmoins, il se trompe très certainement, puisqu’on ignorait à
l’époque où pouvait se trouver Feux-du-Soleyl. Les trois chroniques
s’accordent à dire que le subterfuge qui avait valu à Serwyn au Bouclier-
Miroir une gloire éternelle n’apporta à ser Byron Swann que la mort. Le
dragon – peu importe duquel il s’agissait – s’éveilla à l’arrivée du chevalier
et déchaîna ses feux, faisant fondre le bouclier réfléchissant et rôtissant
l’homme accroupi derrière lui. Ser Byron mourut en hurlant.
Au Jour de la Jouvencelle en l’an 130, la Citadelle de Villevieille envoya
trois cents corbeaux blancs annoncer la venue de l’hiver mais Champignon
et septon Eustace s’entendent à dire que la reine Rhaenyra Targaryen était
au zénith de son été. Malgré la désaffection des Port-Réalais, la ville et la
Couronne lui appartenaient. De l’autre côté du détroit, la Triarchie avait
commencé à s’entre-déchirer. La maison Velaryon régnait sur les flots. Bien
que les neiges aient bloqué tout passage par les cols dans les montagnes de
la Lune, la Jouvencelle du Val avait tenu parole, envoyant par voie de mer
des hommes se joindre à l’ost de la reine. D’autres flottes amenaient des
guerriers de Blancport, conduits par les propres fils de lord Manderly,
Medrick et Torrhen. De toutes parts, le pouvoir de la reine Rhaenyra
croissait, tandis que celui du roi Aegon diminuait.
Cependant, on ne peut considérer aucune guerre comme remportée tant
que tous les ennemis n’ont pas été vaincus. Le Faiseur-de-roi, ser Criston
Cole, avait été occis mais, quelque part dans le royaume, Aegon II, le roi
qu’il avait fait, était encore en vie et en liberté. La fille d’Aegon, Jaehaera,
courait toujours, elle aussi. Larys Fort le Pied-Bot, le membre le plus
énigmatique et le plus retors du conseil vert, avait disparu. Accalmie était
toujours aux mains de lord Borros Baratheon, en aucun cas un ami de la
reine. Au nombre des adversaires de Rhaenyra, il fallait également ajouter
les Lannister, bien qu’avec la mort de lord Jason, l’essentiel de la chevalerie
de l’Ouest tuée ou dispersée à la Curée des Poissons, et le Kraken Rouge
qui harcelait Belle Île et la côte ouest, Castral Roc soit considérablement
désorganisée.
Le prince Aemond était devenu la terreur du Trident, descendant du ciel
pour faire pleuvoir le feu et la mort sur le Conflans, puis disparaissant, pour
réapparaître le lendemain à cinquante lieues de là. Les flammes de Vhagar
réduisirent en cendres Vieux-Saule et Saule-Blanc, et en pierre brûlée
Cochonneraie. Au vallon de la Joyeuse-Chute, trente hommes et trois cents
moutons périrent sous le feu-dragon. Le Parricide retourna alors de façon
inattendue à Harrenhal, où il incendia toutes les structures en bois du
château. Six chevaliers et une quarantaine d’hommes d’armes périrent en
tentant d’occire son dragon, tandis que lady Sabitha Frey n’avait la vie
sauve face aux flammes qu’en se réfugiant dans un cabinet d’aisances. Elle
s’enfuit peu de temps après pour regagner les Jumeaux… Mais sa
prisonnière de marque, Alys Rivers la sorcière, s’évada avec le prince
Aemond. Tandis que se multipliaient les rapports sur ces attaques, d’autres
seigneurs commencèrent à scruter le ciel avec crainte, se demandant qui
serait le prochain. Lord Mouton de Viergétang, lady Sombrelyn de
Sombreval et lord Nerbosc de Corneilla dépêchèrent à la reine des messages
pressants, l’implorant de leur envoyer des dragons pour défendre leurs
possessions.
Cependant, la plus grande menace contre le règne de Rhaenyra n’était
point Aemond Un-Œil, mais son jeune frère, le prince Daeron le Hardi, et la
grande armée sudienne conduite par lord Ormund Hightower.
L’ost de Hightower avait franchi la Mander et avançait peu à peu sur
Port-Réal, écrasant les loyalistes de la reine partout où ils les rencontraient,
à chaque fois, et contraignant chaque seigneur à ployer le genou pour
ajouter ses forces à la leur. Volant sur Tessarion en avant-garde de la
colonne principale, le prince Daeron s’était révélé irremplaçable comme
éclaireur, avertissant lord Ormund des mouvements de l’ennemi. Le plus
souvent, les hommes de la reine s’évaporaient au premier aperçu des ailes
de la Reine Bleue. Le Grand Mestre Munkun nous dit qu’en remontant vers
l’amont, l’ost sudien comptait plus de vingt mille hommes, dont presque le
dixième en cavalerie.
Tenue informée de toutes ces menaces, la Main de la reine Rhaenyra, le
vieux lord Corlys Velaryon, suggéra à Sa Grâce que l’heure était venue de
parlementer. Il pressa la reine d’offrir le pardon aux seigneurs Baratheon,
Hightower et Lannister s’ils voulaient bien ployer le genou, jurer féauté et
confier des otages au Trône de Fer. Le Serpent de Mer proposa de laisser la
Foi se charger de la reine douairière Alicent et de la reine Helaena, afin
qu’elles puissent passer le restant de leur vie dans la prière et la
contemplation. La fille d’Helaena, Jaehaera, pourrait devenir pupille de lord
Corlys et, le temps venu, être mariée au prince Aegon le Jeune, renouant
ainsi les liens entre ces deux branches rivales de la maison Targaryen. « Et
qu’en sera-t-il de mes demi-frères ? demanda Rhaenyra lorsque le Serpent
de Mer lui exposa ce plan. Du faux roi Aegon et d’Aemond le Parricide ?
Voudriez-vous que je leur pardonne aussi, à eux qui m’ont volé mon trône
et tué mes fils ?
— Épargnez-les et envoyez-les au Mur, répondit lord Corlys. Qu’ils
prennent le noir et vivent le restant de leurs jours en hommes de la Garde de
Nuit, liés par des serments sacrés.
— Que sont les serments pour des parjures ? demanda la reine. Leurs
vœux ne les ont pas dérangés quand ils m’ont pris le trône. »
Le prince Daemon fit écho aux réticences de la reine. Offrir des pardons
aux rebelles et aux traîtres ne servait qu’à semer les graines de rébellions
futures, insistait-il. « La guerre prendra fin quand les têtes des traîtres seront
fichées sur des piques au-dessus de la porte du Roi, pas avant. » On
trouverait tôt ou tard Aegon II, « tapi sous quelque caillou », mais ils
pouvaient, et devaient, porter la guerre contre Aemond et Daeron. On devait
également anéantir les Lannister et les Baratheon, afin de donner leurs
terres et leurs châteaux à des hommes qui avaient présenté de plus solides
preuves de leur loyauté. « Accordez Accalmie à Ulf Blanc et Castral Roc à
Hugh Marteau », proposa le prince… à l’horreur du Serpent de Mer. « La
moitié des seigneurs de Westeros se retourneront contre nous si nous avons
la cruauté de détruire deux maisons si anciennes et si nobles », protesta lord
Corlys.
Il échut à la reine elle-même de trancher entre son consort et sa Main.
Rhaenyra décida de suivre une voie médiane. Elle enverrait des émissaires à
Accalmie et Castral Roc, offrant des termes justes et des pardons… après
qu’elle aurait mis fin aux frères de l’usurpateur qui se trouvaient sur le
terrain contre elle. « Une fois qu’ils seront morts, le reste ploiera le genou.
Qu’on abatte leurs dragons, pour que je puisse accrocher leurs têtes aux
murs de ma salle du trône. Que les hommes les contemplent durant les
années qui viendront, et qu’ils sachent le coût de la trahison. »
Assurément, on ne devait pas laisser Port-Réal sans défense. La reine
Rhaenyra resterait en ville avec Syrax et ses fils, Aegon et Joffrey, dont on
ne pouvait mettre la personne en danger. Joffrey, qui n’avait pas tout à fait
treize ans, brûlait de démontrer qu’il était un guerrier, mais quand on lui dit
que Tyraxès était nécessaire pour aider sa mère à tenir le Donjon Rouge en
cas d’attaque, le jeune garçon jura solennellement de s’y consacrer. Addam
Velaryon, l’héritier du Serpent de Mer, resterait aussi dans la ville avec
Fumée-des-Mers. Trois dragons devraient suffire à la défense de Port-Réal ;
le reste partirait au combat.
Le prince Daemon lui-même prendrait Caraxès pour aller dans le Trident,
avec la jeune Orties et Voleur-de-Moutons, retrouver le prince Aemond et
Vhagar et les éradiquer. Ulf Blanc et Hugh Marteau le Dur voleraient à
Chutebourg, à quelque cinquante lieues au sud-ouest de Port-Réal, dernière
place forte léale entre lord Hightower et la ville, pour prêter main-forte à la
défense de la ville et du château et détruire le prince Daeron et Tessarion.
Lord Corlys suggéra qu’on pourrait peut-être capturer le prince vivant pour
en faire un otage. Mais la reine Rhaenyra fut inflexible : « Il ne restera pas
éternellement un enfant. Qu’il arrive à l’âge adulte et il cherchera tôt ou
tard à se venger sur mes fils. »
Les échos de ces plans ne tardèrent pas à venir aux oreilles de la reine
douairière, l’emplissant de terreur. Craignant pour ses fils, la reine Alicent
vint s’agenouiller devant le trône de fer pour implorer la paix. Cette fois-ci,
la Reine dans les Fers avança l’idée d’une partition du royaume ; Rhaenyra
garderait Port-Réal et les terres de la Couronne, le Nord, le Val d’Arryn,
tous les territoires irrigués par le Trident et les îles. À Aegon II
reviendraient les terres de l’Orage, les terres de l’Ouest et le Bief, qui
seraient gouvernés à partir de Villevieille.
Rhaenyra rejeta avec mépris la proposition de sa belle-mère. « Vos fils
auraient pu occuper des places d’honneur à ma cour s’ils étaient restés
fidèles, déclara Sa Grâce, mais ils ont cherché à me voler mon héritage
légitime, et ils ont le sang de mes gentils fils sur les mains.
— Un sang de bâtards, versé à la guerre, riposta Alicent. Les fils de mon
fils étaient des enfants innocents, assassinés avec cruauté. Combien
doivent-ils encore mourir pour étancher votre soif de vengeance ? »
Les paroles de la reine douairière ne réussirent qu’à attiser encore le feu
du courroux de Rhaenyra. « Je ne veux plus entendre de mensonges, la mit-
elle en garde. Parlez encore de bâtardise et je vous ferai arracher la
langue. » C’est du moins ainsi que septon Eustace rapporte l’histoire.
Munkun dit de même dans sa Chronique véritable.
Ici encore Champignon diverge. Le nain voudrait nous faire croire que
Rhaenyra ordonna qu’on arrache sur-le-champ la langue de sa belle-mère,
plutôt que de l’en simplement menacer. Seule une parole de lady Misère
retint sa main, insiste le fou ; le Ver Blanc proposa un autre châtiment, plus
cruel. L’épouse et la mère du roi Aegon furent conduites enchaînées à un
certain bordel et là, vendues à tout homme qui désirait prendre du plaisir
avec elles. Le prix était élevé : un dragon d’or pour la reine Alicent, trois
pour la reine Helaena, plus jeune et plus belle. Pourtant, Champignon nous
conte qu’ils furent nombreux, en ville, qui trouvèrent le prix raisonnable
pour avoir des relations charnelles avec une reine. « Qu’elles restent là
jusqu’à ce qu’elles attendent un enfant, aurait déclaré lady Misère.
Puisqu’elles parlent si librement des bâtards, que chacune ait le sien. »
Bien qu’on ne puisse jamais sous-estimer le désir des hommes et la
cruauté des femmes, nous n’accordons sur ce point aucune créance à
Champignon. Qu’on ait conté une telle fable dans les bouges à vins et les
tavernes de Port-Réal ne se peut douter, mais il se peut que son origine soit
postérieure, alors que le roi Aegon II cherchait à justifier la cruauté de ses
propres actions. On doit se souvenir que le nain a relaté ses récits de
longues années après les faits qu’il rapportait, et qu’il a pu se tromper dans
ses souvenirs. Par conséquent, ne parlons plus des Reines du Bordel, et
retournons une fois encore vers les dragons, alors qu’ils s’envolaient vers la
bataille. Caraxès et Voleur-de-Moutons partirent au nord, Vermithor et Aile-
d’Argent au sud-ouest.
Sur le cours supérieur de la Mander se dressait Chutebourg, une ville de
marché prospère, et le siège de la maison Piète. Le château dominant la
ville était robuste quoique petit : sa garnison ne comptait pas plus de
quarante hommes. Mais des milliers d’autres avaient remonté le fleuve
depuis Pont-l’Amer, Longuetable et de plus loin au sud encore. L’arrivée
d’une force conséquente de seigneurs du Conflans enfla encore leurs
effectifs et renforça leur détermination. Tout frais sortis de leur victoire au
Bal du Boucher se présentèrent ser Garibald Gris et Longfeuille le Tueur de
Lion, la tête de ser Criston Cole fichée à la pointe d’une pique, Robb Rivers
le Rouge et ses archers, les derniers Loups de l’Hiver et une vingtaine de
chevaliers fieffés et de moindres seigneurs dont les terres s’étendaient sur
les berges de la Néra, entre autres des hommes aussi notables que
Moslandais de Jadis, ser Garrick Hall d’Entrebourg, ser Merrell le Hardi et
lord Owain Bornay.
En tout, les forces assemblées sous les bannières de la reine Rhaenyra à
Chutebourg comptaient près de neuf mille hommes, selon la Chronique
véritable. D’autres chroniqueurs font monter ce chiffre jusqu’à douze mille,
ou descendre à six, mais, dans tous ces cas, il semble évident que les
hommes de la reine étaient en claire infériorité numérique devant ceux de
lord Hightower. Sans doute l’arrivée des dragons Vermithor et Aile-
d’Argent avec leurs dragonniers fut-elle la bienvenue pour les défenseurs de
Chutebourg. Ils ne se doutaient pas des horreurs qui les attendaient.
Les comment, quand et pourquoi de ce qu’on connaît sous le nom des
Trahisons de Chutebourg restent un sujet fort disputé, et sans doute la vérité
de tout ce qui s’est passé ne sera-t-elle jamais connue. Il apparaît de façon
sûre que certains de ceux qui avaient déferlé dans la ville, fuyant l’armée de
lord Hightower, en faisaient en réalité partie, envoyés en avant-garde pour
infiltrer les rangs des défenseurs. Au-delà de toute question, deux des
hommes de la Néra qui s’étaient joints aux seigneurs du Conflans dans leur
marche vers le sud – lord Owain Bornay et ser Roger Corne – étaient en
secret des partisans du roi Aegon II. Cependant leur trahison aurait compté
pour peu de chose si ser Ulf Blanc et ser Hugh Marteau n’avaient également
choisi ce moment pour changer d’allégeance.
L’essentiel de ce que nous savons de ces hommes nous vient de
Champignon. Le nain n’a aucune réticence à juger le caractère vil de ces
deux dragonniers, dépeignant le premier comme un ivrogne et le second
comme une brute. Tous deux étaient des poltrons, nous dit-il ; ce fut
seulement en voyant l’ost de lord Ormund, la pointe des piques étincelant
au soleil et sa colonne de progression s’étirant sur maintes lieues qu’ils
décidèrent de se joindre à lui plutôt que de s’y opposer. Pourtant, aucun des
deux n’avait hésité à affronter des pluies de piques et de flèches au large de
Lamarck. Peut-être l’idée d’affronter Tessarion les fit-elle hésiter. Au
Gosier, tous les dragons se trouvaient dans leur camp. La chose se peut
également… bien que tant Vermithor qu’Aile-d’Argent soient plus âgés et
plus massifs que le dragon du prince Daeron, et plus susceptibles par
conséquent de triompher dans un combat.
D’autres suggèrent que ce fut la cupidité, et non la lâcheté, qui
poussèrent Blanc et Marteau à la trahison. L’honneur avait pour eux tant et
moins de sens ; c’étaient la fortune et le pouvoir qu’ils guignaient. Après le
Gosier et la chute de Port-Réal, on les avait adoubés… mais ils aspiraient à
devenir des seigneurs et méprisaient les modestes possessions que leur avait
accordées la reine Rhaenyra. Quand les lords Rosby et Castelfoyer avaient
été exécutés, on avait proposé de transmettre aux deux dragonniers leurs
terres et châteaux par un mariage avec leurs filles, mais Sa Grâce avait
préféré laisser les fils des traîtres en hériter. On leur avait alors fait miroiter
Accalmie et Castral Roc, mais la reine ingrate leur avait également refusé
ces récompenses.
Nul doute qu’ils espéraient que le roi Aegon II saurait mieux leur prouver
sa reconnaissance, s’ils devaient aider à lui rendre le Trône de Fer. Il se
pourrait même qu’on leur ait fait des promesses en ce sens, éventuellement
par le truchement de lord Larys le Pied-Bot ou d’un de ses agents, bien qu’il
n’existe aucune preuve de cela et qu’aucune ne puisse en être apportée.
Comme aucun des deux hommes ne savait lire ni écrire, nous ne saurons
jamais ce qui a poussé les Deux Traîtres (ainsi que l’histoire les a baptisés)
à agir comme ils l’ont fait.
Sur la bataille de Chutebourg, nous en savons en revanche tant et plus.
Six mille des hommes de la reine se disposèrent pour affronter lord
Hightower sur le champ de bataille, sous les ordres de ser Garibald Gris. Ils
combattirent un temps avec bravoure, mais une grêle dévastatrice de flèches
des archers de lord Ormund clairsema leurs rangs et une tonitruante charge
de cavalerie lourde les brisa, poussant les survivants à refluer en courant
vers les remparts de la ville. Là se tenaient Robb le Rouge et ses archers,
couvrant leur retraite avec leurs arcs droits.
Lorsque la plupart des survivants furent en sécurité derrière les portes,
Roddy la Ruine et ses Loups de l’Hiver firent une sortie par une poterne,
poussant leurs terrifiants cris de guerre nordiens en déferlant selon un
mouvement tournant sur le flanc gauche des assaillants. Dans le chaos qui
s’ensuivit, les Nordiens se taillèrent un chemin à travers dix fois leur
nombre jusqu’à l’endroit où lord Ormund Hightower siégeait sur son
destrier, sous le dragon d’or du roi Aegon et les bannières de Villevieille et
des Hightower.
Comme les rhapsodes le content, lord Roderick était couvert de sang de
la tête aux pieds en arrivant, bouclier brisé et heaume fendu, et cependant si
ivre de combat qu’il ne semblait même pas sentir ses blessures. Ser
Bryndon Hightower, le cousin de ser Ormund, s’interposa entre les
Nordiens et son seigneur lige, sectionnant à l’épaule le bras de bouclier de
la Ruine d’un terrible coup de sa hache longue… Pourtant le sauvage sire
de Tertre-bourg continua à se battre, tuant ser Bryndon puis lord Ormund,
avant d’expirer. Les bannières de lord Hightower churent et les gens de la
ville poussèrent un immense vivat, pensant que le courant de la bataille
avait tourné. Même l’apparition de Tessarion à l’autre bout du champ de
bataille ne les troubla pas, car ils savaient qu’ils possédaient dans leur camp
deux dragons… mais quand Vermithor et Aile-d’Argent s’élevèrent dans le
ciel pour déverser leurs flammes sur Chutebourg, ces acclamations se
changèrent en hurlements.
Ce fut le Champ de Feu à moindre échelle, écrivit le Grand Mestre
Munkun.
Chutebourg s’embrasa : boutiques, demeures, septuaires, population,
tout. Des hommes s’écroulèrent en flammes aux portes et aux remparts, ou
titubèrent en hurlant à travers les rues comme autant de torches. À
l’extérieur de l’enceinte, le prince Daeron descendit sur Tessarion. Pat de
Longfeuille fut désarçonné et piétiné, ser Garibald Gris transpercé par un
carreau d’arbalète puis englouti dans le feu-dragon. Les Deux Traîtres
frappèrent la ville avec des fouets de flammes d’un bout à l’autre.
Ser Roger Corne et ses hommes choisirent ce moment pour révéler leurs
véritables couleurs, abattant les défenseurs aux portes de la ville qu’ils
ouvrirent largement aux assaillants. Lord Owain Bornay agit de même à
l’intérieur du château, plongeant une pique dans le dos de ser Merrell le
Hardi.
Le sac qui suivit fut un des plus sauvages de l’histoire de Westeros.
Chutebourg, cette prospère ville de marchés, fut réduite en cendres et en
braises. Les gens brûlèrent par milliers et il s’en noya autant qui tentèrent
de traverser le fleuve à la nage. Certains dirent plus tard que ce furent les
plus chanceux, car nulle pitié ne fut montrée aux survivants. Les hommes
de lord Piète jetèrent leurs épées et se rendirent, pour se retrouver entravés
et décapités. Les villageoises qui survécurent aux incendies furent violées à
maintes reprises, même des fillettes de huit ou dix ans. Vieillards et jeunes
garçons furent passés au fil de l’épée, tandis que les dragons se repaissaient
des carcasses fumantes et tordues de leurs victimes. Chutebourg ne s’en
remettrait jamais ; bien que des Piète ultérieurs aient tenté de rebâtir sur les
ruines, leur « ville neuve » n’atteindrait jamais le dixième de la taille de
l’ancienne, car les gens du peuple répétaient que le sol même était hanté.
À cent soixante lieues au nord, d’autres dragons s’élevaient au-dessus du
Trident, où le prince Daemon Targaryen et Orties, la petite jouvencelle
brune, traquaient sans succès Aemond Un-Œil. Ils avaient pris pour base
Viergétang, à l’invitation de lord Manfryd Mouton, qui vivait dans la terreur
de voir Vhagar fondre sur sa ville. Mais le prince Aemond frappa
Pointepierre, sur les premières hauteurs des montagnes de la Lune,
Doussaule sur la Verfurque et Forlane sur la Ruffurque. Il réduisit le pont de
la Flèche-tirée à des braises, incendia le Vieux Coche et le moulin de
l’Aïeule, détruisit le matristère de Bechester, disparaissant toujours dans les
cieux avant que les chasseurs puissent arriver. Vhagar ne s’attardait jamais,
et les survivants ne s’accordaient pas toujours sur la direction dans laquelle
elle s’était envolée.
À chaque aube, Caraxès et Voleur-de-Moutons s’envolaient de
Viergétang, montant haut au-dessus du Conflans en cercles toujours plus
larges dans l’espoir de repérer Vhagar en bas… pour rentrer vaincus au
crépuscule. Les Chroniques de Viergétang nous apprennent que lord
Mouton eut l’audace de suggérer que les dragonniers partagent leurs
recherches, afin de couvrir le double de terrain. Le prince Daemon refusa.
Vhagar était le dernier des trois dragons qui étaient arrivés à Westeros avec
Aegon le Conquérant et ses sœurs, rappela-t-il à sa seigneurie. Bien que
plus lente qu’elle l’était un siècle plus tôt, elle avait grandi pour être
presque aussi énorme que jadis la Terreur Noire. Ses feux étaient assez
ardents pour fondre la pierre et ni Caraxès ni Voleur-de-Moutons ne
pouvaient l’égaler en férocité. Ce n’était qu’ensemble qu’ils pouvaient
espérer lui tenir tête. Ainsi donc Daemon conservait-il la jeune Orties à ses
côtés, jour et nuit, au château comme aux cieux.
Toutefois, était-ce la seule crainte de Vhagar qui poussait le prince à
garder Orties près de lui ? Champignon voudrait nous faire croire que non.
Selon le récit du nain, Daemon Targaryen avait conçu de l’amour pour la
petite bâtarde noiraude et l’avait mise dans son lit.
Quelle foi pouvons-nous accorder au témoignage du fou ? Orties n’avait
pas plus de dix-sept ans, le prince Daemon en avait quarante-neuf. Pourtant
l’attraction qu’exercent les jeunes filles sur les hommes mûrs est bien
connue. Daemon Targaryen n’était pas un prince consort fidèle à la reine,
nous le savons. Même notre septon Eustace, habituellement réticent, parle
de ses visites nocturnes à lady Mysaria, dont il partageait fréquemment la
couche, quand il était à la cour… avec la bénédiction de la reine, paraît-il.
On ne devrait pas non plus oublier que, dans sa jeunesse, tout tenancier de
bordel à Port-Réal savait que lord Culpucier appréciait tout particulièrement
les pucelles, et réservait les plus jeunes, les plus jolies et les plus innocentes
de ses nouvelles filles pour que Daemon les déflore.
Orties était jeune, sans aucun doute (mais peut-être pas autant que celles
que le prince avait débauchées dans son jeune âge), quoiqu’on puisse douter
qu’elle ait vraiment été pucelle. À grandir sans logis, sans mère et sans
argent dans les rues de Port-d’Épice et de Carène, elle avait très
probablement dû céder son innocence peu de temps après ses premières
fleurs (sinon avant) contre un demi-liard ou une croûte de pain. Et les
moutons qu’elle avait donnés à Voleur-de-Moutons pour le lier à elle…
comment les aurait-elle obtenus, sinon en levant ses jupes pour quelque
berger ? On ne pouvait pas réellement accuser Ortense d’être jolie. « Une
fille maigre et brune sur un dragon maigre et brun », écrit Munkun dans sa
Chronique véritable (bien qu’il ne l’ait jamais vue). Septon Eustace dit
qu’elle avait les dents en désordre, le nez balafré à l’endroit où on l’avait
naguère entaillé pour un larcin. Improbable maîtresse pour un prince,
pourrait-on penser.
Face à cela nous avons Le Témoignage de Champignon… et, dans le cas
présent, les Chroniques de Viergétang, consignées par le mestre de lord
Mouton. Mestre Norren écrit que « le prince et sa bâtarde » soupaient
chaque soir ensemble, déjeunaient chaque matin ensemble et dormaient
dans des chambres mitoyennes, que le prince « était fou de la noiraude
comme un homme le serait de sa fille », lui enseignant « les bonnes
manières usuelles », comment se vêtir, s’asseoir et brosser ses cheveux,
qu’il lui avait offert « une brosse à cheveux à manche d’ivoire, un miroir
d’argent, un manteau en riche velours brun doublé de satin, une paire de
bottes de monte en cuir doux comme le beurre ». Le prince apprit à la jeune
femme à se laver, nous dit Norren, et les servantes qui lui apportaient l’eau
du bain disaient qu’il partageait souvent un baquet avec elle, « lui
savonnant le dos ou lavant ses cheveux de la puanteur de dragon, tous deux
aussi nus qu’au jour où on les nomma ».
Rien de tout ceci ne constitue une preuve que Daemon Targaryen ait eu
des rapports charnels avec la bâtarde, mais à la lumière de ce qu’il advint,
nous devons assurément juger la chose plus probable que la plupart des
récits de Champignon. Pourtant, quelle que soit la façon dont ces
dragonniers passaient leurs nuits, il est certain que leurs journées étaient
consacrées à errer dans les cieux, à chasser sans succès le prince Aemond et
Vhagar. Laissons-les donc pour le moment et tournons brièvement nos
regards de l’autre côté de la baie de la Néra.
Ce fut à peu près au même moment qu’une cogue de commerce en piteux
état du nom de Nessaria entra tant bien que mal au port au pied de
Peyredragon pour procéder à des réparations et charger des provisions. Elle
avait quitté Pentos pour rentrer à l’Antique Volantis quand une tempête
l’avait détournée de sa route, disait son équipage… mais à cet air connu des
périls de la mer, les Volantains ajoutaient une note étrange. Alors que le
Nessaria voguait vers l’ouest, le Montdragon s’était dressé devant eux,
énorme contre le soleil couchant… et les marins avaient aperçu deux
dragons en train de se battre, leurs rugissements se répercutant sur les à-pics
noirs des flancs orientaux de la montagne qui fumait. Dans chaque taverne,
chaque auberge, chaque bordel le long de la côte, le récit fut conté, répété et
embelli, jusqu’à ce que tous sur Peyredragon l’aient entendu.
Les dragons étaient une merveille pour les hommes de l’Antique
Volantis ; la vision de deux de ces bêtes se battant resterait inoubliable pour
les matelots du Nessaria. Ceux qui étaient nés et avaient été élevés sur
Peyredragon avaient grandi avec de tels animaux… Mais le récit des marins
excita néanmoins leur intérêt. Le lendemain, quelques pêcheurs du cru
contournèrent en bateau le Montdragon et revinrent en rapportant qu’ils
avaient repéré au pied de la montagne les restes brûlés et brisés d’un dragon
mort. D’après la couleur de ses ailes et de ses écailles, la dépouille était
celle de Gris Spectre. Le dragon gisait en deux morceaux et avait été
déchiqueté et en partie dévoré.
En apprenant la nouvelle, ser Robert Coing, l’aimable et fameusement
obèse chevalier que la reine avait nommé gouverneur de Peyredragon à son
départ, fut prompt à accuser le Cannibale d’être le tueur. La plupart
approuvèrent, car on savait que le Cannibale avait attaqué des dragons plus
petits dans le passé, quoique rarement de façon aussi sauvage. Certains des
pêcheurs, craignant que le tueur ne se tourne ensuite contre eux, pressèrent
Coing d’envoyer des chevaliers dans l’antre de la bête pour l’occire, mais le
gouverneur refusa. « Si nous ne le dérangeons pas, le Cannibale ne nous
embêtera pas », déclara-t-il. Pour en être certain, il interdit la pêche dans les
eaux au pied de la face est du Montdragon, où se décomposait la carcasse
du dragon vaincu.
Son décret ne satisfaisait pas son impatiente pupille, Baela Targaryen,
fille du prince Daemon par sa deuxième épouse, Laena Velaryon. À
quatorze ans, Baela était une enfant intenable et déterminée, plus garçonne
que pucelle, et en tout point la digne fille de son père. Bien que mince et de
courte stature, elle ne savait rien de la peur et vivait pour danser, chasser au
faucon et chevaucher. Plus jeune, on l’avait souvent grondée de s’essayer à
la lutte avec des écuyers dans la cour, mais elle avait dernièrement entrepris
de s’adonner avec eux à des assauts de baisers. Peu de temps après que la
cour de la reine se fut transportée à Port-Réal (laissant lady Baela à
Peyredragon), on avait surpris Baela à laisser un marmiton glisser une main
sous sa cotte. Ser Robert, scandalisé, avait expédié le garçon au billot pour
l’amputer de la main coupable. Seule l’intercession éplorée de la fillette
l’avait sauvé.
« Elle est trop entichée des garçons », écrivit le gouverneur au père de la
jeune fille, le prince Daemon, à la suite de cet incident « et devra être
promptement mariée, de crainte qu’elle ne cède sa vertu à quelqu’un qui ne
serait pas digne d’elle ». Plus encore que les garçons, toutefois, lady Baela
adorait voler. Depuis qu’elle avait chevauché pour la première fois son
dragon Danselune dans le ciel, moins d’une demi-année plus tôt, elle avait
volé chaque jour, parcourant en toute liberté chaque recoin de Peyredragon,
allant jusqu’à traverser la mer vers Lamarck.
Toujours avide d’aventure, la jeune fille proposa donc de vérifier par elle-
même ce qui s’était réellement passé de l’autre côté de la montagne. Elle ne
craignait pas le Cannibale, expliqua-t-elle à ser Robert. Danselune était plus
jeune, plus rapide ; elle distancerait aisément l’autre dragon. Mais le
gouverneur lui interdit de courir un pareil risque. La garnison reçut des
ordres stricts : lady Baela ne devait pas quitter le château. Quand on la prit
en train de défier les ordres cette nuit-là, la jeune fille furieuse fut consignée
dans ses appartements.
Bien que ce soit compréhensible, le fait apparut rétrospectivement
regrettable, car, si lady Baela avait eu la permission de voler cette nuit-là,
elle aurait pu repérer le bateau de pêche qui contournait l’île au même
moment. À bord, se trouvaient un vieux pêcheur du nom de Tom Barbe-en-
Brouille, son fils, Tom Langue-en-Brouille et deux « cousins » venus de
Lamarck, rendus sans foyer par la destruction de Port-d’Épice. Le plus
jeune des Tom, aussi adroit avec une chope qu’il était gauche avec un filet,
avait passé un certain temps à régaler de boissons les marins volantains et à
écouter leur récit des dragons qu’ils avaient vus se battre. « I’ zétaient gris
et or, zétincelaient au soleil », dit l’un d’eux… et maintenant, défiant
l’interdit de ser Robert, les deux Tom avaient projeté de déposer leurs deux
« cousins » sur la plage de pierraille où gisait le dragon mort, calciné et
rompu, pour pouvoir se lancer à la recherche de celui qui l’avait tué.
Entre-temps, sur la côte ouest de la baie de la Néra, la nouvelle de la
bataille et de la trahison de Chutebourg était parvenue à Port-Réal. On dit
que la reine douairière Alicent rit en l’apprenant. « Tout ce qu’ils ont semé,
ils vont le récolter à présent », promit-elle. Sur le trône de fer, la reine
Rhaenyra pâlit et défaillit, et elle ordonna qu’on ferme et barricade les
portes de la ville ; nul n’aurait désormais la permission d’entrer ou de sortir
de Port-Réal. « Je ne veux point de tourne-casaques qui se glissent dans ma
ville pour en ouvrir les portes aux rebelles », proclama-t-elle. L’ost de lord
Ormund pourrait se trouver au pied de leurs remparts le lendemain, ou le
jour d’après ; les traîtres, portés par leurs dragons, pouvaient arriver plus tôt
encore.
Cette perspective exalta le prince Joffrey. « Qu’ils viennent donc »,
annonça le jeune homme, échauffé par l’arrogance de la jeunesse, et
désireux de venger ses frères tombés. « Je les affronterai sur Tyraxès. » De
tels propos alarmèrent sa mère. « Absolument pas, déclara-t-elle. Tu es trop
jeune pour te battre. » Malgré tout, elle permit au garçon de rester, tandis
que le conseil noir débattait de la meilleure façon de recevoir l’ennemi qui
approchait.
Il restait six dragons à Port-Réal, mais un seul dans les murs du Donjon
Rouge : la dragonne personnelle de la reine, Syrax. Une écurie de la cour
extérieure avait été vidée de ses chevaux pour la réserver à son seul usage.
De lourdes chaînes la retenaient au sol. Bien qu’assez longues pour lui
permettre de se déplacer de l’écurie à la cour, les chaînes l’empêchaient de
s’envoler sans dragonnier. Syrax était depuis longtemps habituée aux
entraves ; bien nourrie à l’excès, elle n’avait pas chassé depuis des années.
Les autres dragons étaient gardés à Fossedragon. Sous son grand dôme,
quarante immenses soubassements avaient été creusés dans le vif de la
colline de Rhaenys selon un vaste cercle. D’épaisses portes de fer fermaient
à leurs deux extrémités ces cavernes faites par la main de l’homme, les
portes intérieures bordant les sables de la fosse, les extérieures s’ouvrant à
flanc de colline. Caraxès, Vermithor, Aile-d’Argent et Voleur-de-Moutons y
avaient établi leur tanière avant de s’envoler vers les combats. Il restait cinq
dragons : Tyraxès, du prince Joffrey ; le pâle et gris Fumée-des-Mers
d’Addam Velaryon, les jeunes dragons Morghul et Shraïkos, associés à la
princesse Jaehaera (en fuite) et à son jumeau, le prince Jaehaerys (décédé)
… et Songefeu, tant aimé de la reine Helaena. Depuis longtemps, la
coutume voulait qu’un dragonnier au moins réside dans la fosse, afin de
pouvoir se porter à la défense de la ville si le besoin s’en présentait.
Rhaenyra préférant garder ses enfants près d’elle, cette charge avait échu à
Addam Velaryon.
Mais des voix s’élevaient maintenant au conseil noir pour mettre en
doute la loyauté de ser Addam. Les semences de dragon Ulf Blanc et Hugh
Marteau étaient passées à l’ennemi… mais étaient-ce les seuls traîtres en
leur sein ? Qu’en était-il d’Addam de Carène et de cette Orties ? Eux aussi
étaient des bâtards. Pouvait-on leur faire confiance ?
Lord Bartimos Celtigar estima que non. « Les bâtards sont félons par
nature, dit-il. Ils ont cela dans le sang. La trahison vient aussi aisément à un
bâtard que la loyauté à un homme de naissance légitime. » Il pressa Sa
Grâce d’ordonner qu’on s’empare d’eux immédiatement, avant qu’ils ne
puissent rejoindre à leur tour l’ennemi avec leurs dragons. D’autres firent
écho à ses vues, parmi lesquels ser Luthor Largent, commandant du Guet, et
ser Lorent Marpheux, lord Commandant de sa Garde Régine. Même les
deux hommes de Blancport, ce terrible chevalier qu’était ser Medrick
Manderly et son frère, le rusé et corpulent ser Torrhen, poussèrent la reine à
la défiance. « Mieux vaut ne pas courir de risques, plaida ser Torrhen. Si
l’ennemi remporte deux autres dragons, nous sommes perdus. »
Seuls lord Corlys et le Grand Mestre Gerardys parlèrent pour défendre
les semences de dragon. Le Grand Mestre déclara qu’ils n’avaient aucune
preuve de déloyauté de la part d’Orties et de ser Addam ; le chemin de la
sagesse consistait à chercher de telles preuves avant de juger. Lord Corlys
alla beaucoup plus loin, déclarant que ser Addam et son frère, Alyn, étaient
« de vrais Velaryon », dignes héritiers de Lamarck. Quant à la fille, toute
crasseuse et peu accorte qu’elle soit, elle avait combattu avec vaillance à la
bataille du Gosier. « Comme l’ont fait les Deux Traîtres », objecta lord
Celtigar.
Les protestations passionnées de la Main et la froide prudence du Grand
Mestre s’avérèrent aussi vaines les unes que l’autre. On avait éveillé les
soupçons de la reine. « Sa Grâce avait été trahie si souvent par tant de gens
qu’elle était prompte à croire le pire de quiconque, écrit septon Eustace. La
traîtrise n’avait plus le pouvoir de la surprendre. Elle en était venue à s’y
attendre, même de la part de ceux qu’elle aimait le plus. »
Cela se peut. Toutefois, la reine Rhaenyra n’agit pas sur-le-champ. Elle
fit venir Mysaria, la catin et danseuse qui était en pratique sa maîtresse des
chuchoteurs, à défaut de l’être en titre. Avec sa peau d’une pâleur de lait,
lady Misère parut devant le conseil dans une robe capuchonnée de velours
noir doublée de soie rouge sang et se tint la tête inclinée avec humilité
tandis que Sa Grâce lui demandait si ser Addam et Orties se préparaient à
les trahir. Alors, le Ver Blanc leva les yeux et dit d’une voix douce : « La
fille vous a déjà trahie, ma reine. En ce moment même, elle partage la
couche de votre époux et bientôt elle aura son bâtard dans le ventre. »
La reine Rhaenyra en conçut un terrible courroux, écrit septon Eustace.
D’une voix froide comme la glace, elle ordonna à ser Luthor Largent de
conduire vingt manteaux d’or à Fossedragon et d’arrêter ser Addam
Velaryon. « Faites-le interroger vivement, et nous apprendrons, au-delà de
tout doute, s’il est loyal ou faux. » Quant à Orties : « C’est une basse
créature, qui empeste la sorcellerie, déclara la reine. Jamais mon prince ne
coucherait avec un être aussi vil. Il suffit de la regarder pour savoir qu’elle
n’a pas en elle une goutte de sang de dragon. C’est par des sortilèges qu’elle
s’en est attaché un, et elle a agi de même avec messire mon époux. » Tant
qu’il demeurait sous l’influence de la fille, on ne pouvait se fier au prince
Daemon, poursuivit Sa Grâce. En conséquence, qu’on envoie tout de suite
un ordre à Viergétang, expressément réservé au seul lord Mouton. « Qu’il la
mène à sa table ou au lit et qu’il lui tranche la tête. Alors seulement mon
prince sera libéré. »
Et ainsi la trahison en engendra-t-elle de nouvelles, pour la perte de la
reine. Tandis que ser Luthor Largent et ses manteaux d’or gravissaient à
cheval la colline de Rhaenys avec l’arrêt de la reine, les portes de
Fossedragon s’ouvrirent à la volée au-dessus d’eux et Fumée-des-Mers
déploya ses pâles ailes grises et prit son envol, de la fumée lui sortant des
naseaux. Ser Addam Velaryon avait été prévenu assez tôt pour s’échapper.
Joué et furieux, ser Luthor rentra aussitôt au Donjon Rouge, où il fit
irruption dans la tour de la Main et posa avec rudesse la main sur le vieux
lord Corlys, l’accusant de félonie. Le vieil homme ne nia point. Entravé,
battu, mais gardant le silence, il fut conduit aux cachots et jeté dans une
cellule noire pour attendre son procès et son exécution.
Les soupçons de la reine se portèrent également sur le Grand Mestre
Gerardys car, comme le Serpent de Mer, il avait défendu les semences de
dragon. Gerardys nia tout rôle dans la trahison de lord Corlys. Consciente
de son long et léal service pour elle, Rhaenyra épargna au Grand Mestre les
cachots, et choisit de le congédier de son conseil et de le renvoyer à
Peyredragon sur-le-champ. « Je ne pense pas que vous me mentiriez face à
face, dit-elle à Gerardys, mais je ne puis avoir autour de moi d’hommes en
qui je n’ai pas une confiance absolue, et quand je vous regarde désormais,
je ne peux que me rappeler toutes vos billevesées sur cette Orties. »
Pendant ce temps, des récits sur le massacre de Chutebourg se
répandaient à travers la ville… et avec eux, la terreur. Port-Réal viendrait
ensuite, se disait-on. Les dragons allaient s’affronter, et cette fois-ci,
inévitablement, la ville flamberait. Redoutant l’ennemi qui venait, des
centaines tentèrent de fuir, pour se voir refouler aux portes par les manteaux
d’or. Prisonniers dans l’enceinte de la ville, certains cherchèrent dans des
caves profondes un refuge contre la tempête de flammes dont ils craignaient
la venue, tandis que d’autres se tournaient vers la prière, la boisson et les
plaisirs qu’on pouvait trouver entre les cuisses d’une femme. À la tombée
de la nuit, les tavernes de la ville, les bordels et les septuaires étaient pleins
à craquer d’hommes et de femmes cherchant le réconfort ou l’évasion,
échangeant des récits de terreur.
Ce fut en cette heure sombre que se leva sur la place Crépin un certain
frère itinérant, un véritable épouvantail aux pieds nus, vêtu d’une haire et de
braies d’étoffe grossière, crasseux et puant la porcherie, une sébile pendue à
son cou par une lanière de cuir. Il avait été voleur, car à la place qu’aurait
dû occuper sa main droite, il n’avait qu’un moignon couvert de lambeaux
de cuir. Le Grand Mestre Munkun suggère qu’il pouvait s’agir d’un Pauvre
Compagnon ; bien que cet ordre soit proscrit depuis longtemps, des Étoiles
errantes hantaient toujours les routes des Sept Couronnes. D’où il venait,
nous ne pouvons le savoir. L’histoire a perdu jusqu’à son nom. Ceux qui
l’ont entendu prêcher, comme ceux qui conteraient par la suite son infamie,
ne le connaissaient que sous le nom du Berger. Champignon le surnomme
« le Berger mort » car il affirme que l’homme était aussi pâle et répugnant
qu’un cadavre tout frais sorti de sa tombe.
Qui ou quoi qu’il ait été, ce Berger manchot se dressa comme un esprit
malin, appelant à la perte et à la destruction de la reine Rhaenyra tous ceux
qui venaient l’entendre. Ignorant autant la fatigue que la peur, il prêcha
toute la nuit et une grande partie du jour qui suivit, sa voix courroucée
résonna sur la place Crépin.
Les dragons étaient des créatures contre nature, déclarait le Berger, des
démons invoqués des tréfonds des sept enfers par les immondes sorcelleries
de Valyria, « cette fosse d’infamie où le frère couchait avec la sœur, la mère
avec le fils, où les hommes chevauchaient des démons au combat tandis que
leurs femmes écartaient les cuisses pour des chiens ». Les Targaryen avaient
échappé au Fléau, fuyant par-delà les mers jusqu’à Peyredragon, mais « on
ne se moque pas des dieux » et un nouveau Fléau était désormais tout
proche. « Le faux roi et la reine catin seront jetés à bas avec tous leurs
ouvrages, et leurs bêtes démoniaques seront éradiquées de cette terre »,
tonnait le Berger. Tous ceux qui se tenaient à leurs côtés mourraient aussi.
Ce n’était qu’en purgeant Port-Réal de ses dragons et de leurs maîtres que
Westeros pouvait espérer échapper au destin de Valyria.
Heure par heure, les foules grandissaient autour de lui. Une dizaine
d’auditeurs en devinrent vingt, puis cent et, au point du jour, des milliers se
pressaient sur la place, poussant et bousculant en s’efforçant d’écouter.
Beaucoup brandissaient des torches et, quand la nuit tomba, le Berger se
tenait au centre d’un anneau de feu. Ceux qui tentèrent de le faire taire
furent roués de coups par la foule. Même les manteaux d’or se virent
refoulés quand une quarantaine d’entre eux essayèrent d’évacuer la place à
la pointe de leurs piques.
Soixante lieues au sud-ouest régnait à Chutebourg un chaos d’une tout
autre nature. Alors que Port-Réal tremblait de terreur, les ennemis qu’ils
redoutaient n’avaient pas avancé d’un seul pas vers la ville, car les
loyalistes du roi Aegon se retrouvaient dépourvus de chef, accablés de
divisions, de conflits et de doutes. Ormund Hightower gisait mort, ainsi que
son cousin, ser Bryndon, le meilleur chevalier de Villevieille. Ses fils se
trouvaient à la Grand-Tour, à mille lieues de là, et étaient au surplus des
enfants sans expérience. Et si lord Ormund avait surnommé Daeron
Targaryen « Daeron le Hardi » et vantait son courage au combat, le prince
n’était encore qu’un enfant. Le plus jeune des fils de la reine Alicent, il
avait grandi dans l’ombre de ses frères aînés et était plus accoutumé à
suivre les ordres qu’à en donner. Le Hightower le plus âgé qui demeurait
avec l’ost était ser Hobert, un autre cousin de ser Ormund, jusque-là
seulement chargé du train de bagages. Personnage « aussi trapu qu’il était
lent », Hobert Hightower avait vécu soixante ans sans se distinguer
d’aucune façon et pourtant, il prétendait prendre le commandement de
l’armée, en vertu de sa parenté avec la reine Alicent.
Lord Unwin Peake, ser Jon Roxton le Hardi et lord Owain Bornay se
portèrent également en avant. Lord Peake s’enorgueillissait de descendre
d’une longue lignée de guerriers célèbres et avait sous ses bannières une
centaine de chevaliers et neuf cents hommes d’armes. Jon Roxton était
redouté pour son noir caractère autant que pour sa lame noire, l’épée d’acier
valyrien Faiseuse d’Orphelin. Lord Owain le Traître insistait pour dire que
son subterfuge leur avait remporté Chutebourg, que lui seul pouvait
s’emparer de Port-Réal. Aucun des prétendants n’était assez puissant et
respecté pour réprimer la cupidité et la soif de sang des simples soldats.
Tandis qu’ils se chamaillaient sur les préséances et le butin, leurs hommes
rejoignaient sans frein l’orgie de pillage, de viol et de destruction.
On ne peut nier les horreurs de ces jours. Rarement une ville ou un bourg
dans l’histoire des Sept Couronnes a fait l’objet d’une mise à sac aussi
longue, cruelle et sauvage que Chutebourg après les Trahisons. Sans
seigneur fort pour les refréner, même de braves gens se changent en fauves.
Il en fut ici ainsi. Des bandes de soldats erraient ivres dans les rues, pillant
chaque demeure et chaque boutique et tuant tout homme qui tentait
d’arrêter leur main. Chaque femme était une proie offerte à leur désir,
même les vieillardes et les petites filles. Des hommes riches furent torturés
à mort pour les forcer à révéler où ils avaient caché leur or et leurs joyaux.
On arracha des bébés aux bras de leur mère pour les empaler à la pointe de
piques. Les septas sacrées furent traquées nues dans les rues et violées, non
par un homme, mais par cent ; on viola les sœurs du Silence. On n’épargna
même pas les morts. Au lieu de recevoir une sépulture honorable, on laissa
pourrir leurs cadavres, laissés en pâture aux charognards et aux chiens
sauvages.
Septon Eustace et le Grand Mestre Munkun affirment tous deux que le
prince Daeron fut écœuré par tout ce qu’il vit et qu’il ordonna à ser Hobert
Hightower d’y mettre un terme, mais que les efforts de Hightower se
révélèrent aussi vains que l’homme lui-même. Il est dans la nature du
peuple de suivre où ses seigneurs le mènent et les prétendants à la
succession de lord Ormund étaient eux-mêmes tombés victimes de la
cupidité, de la soif de sang et de l’orgueil. Jon Roxton le Hardi s’amouracha
de la belle lady Sharis Piète, épouse du seigneur de Chutebourg et la
revendiqua comme « butin de guerre ». Quand le seigneur son époux
protesta, ser Jon le coupa pratiquement en deux avec Faiseuse d’Orphelin,
commentant : « Elle sait aussi faire les veuves », tandis qu’il arrachait sa
robe à lady Sharis en pleurs. Deux jours plus tard à peine, lord Peake et lord
Bornay se disputèrent âprement lors d’un conseil de guerre, jusqu’à ce que
Peake tire son poignard et le plante dans l’œil de Bornay, déclarant : « Les
tourne-casaques le resteront toujours », sous les yeux du prince Daeron et
de ser Hobert, frappés d’horreur.
Pourtant, les pires crimes furent ceux que commirent les Deux Traîtres,
les dragonniers de vile naissance, Hugh Marteau et Ulf Blanc. Ser Ulf se
dédia tout entier à la boisson, « se noyant dans l’ivresse et la chair ».
Champignon raconte qu’il violait chaque nuit trois vierges. Celles qui
échouaient à le satisfaire étaient jetées en pâture à son dragon. Le titre de
chevalier que lui avait conféré la reine Rhaenyra ne suffisait pas. Il ne fut
pas assouvi non plus quand le prince Daeron le fit seigneur de Pont-l’Amer.
Blanc avait en vue un plus grand butin : il ne désirait pas de moindre siège
que Hautjardin, déclarant que les Tyrell n’avaient joué aucun rôle dans la
Danse et qu’on devait par conséquent les destituer comme traîtres.
On tiendra les ambitions de ser Ulf pour modestes comparées à celles de
son compère en trahison, Hugh Marteau. Fils d’un vulgaire forgeron,
Marteau était un colosse, aux mains si fortes que, disait-on, il était capable
de tordre des barreaux d’acier pour en faire des torques. Bien que pour
l’essentiel dénué de toute formation dans l’art de la guerre, sa carrure et sa
vigueur en faisaient un redoutable ennemi. Son arme de prédilection était la
masse d’armes, avec laquelle il assenait des coups terribles et mortels. Dans
la bataille, il chevauchait Vermithor, jadis la monture du Vieux Roi en
personne ; de tous les dragons de Westeros, seule Vhagar était plus
ancienne ou plus grande.
Pour toutes ces raisons, lord Marteau (ainsi qu’il se faisait désormais
appeler) commença à rêver de couronnes. « Pourquoi être seigneur quand
on pourrait être roi ? » demanda-t-il à ceux qui commençaient à se
rassembler autour de lui. Et l’on entendit parler dans le camp d’une
prophétie des temps anciens qui disait : « Quand le marteau sur le dragon
s’abattra, un nouveau roi se lèvera et contre lui nul ne tiendra. » D’où ces
mots venaient demeure un mystère (pas de Marteau lui-même, qui était
incapable de lire ou d’écrire), mais au bout de quelques jours, chaque
homme à Chutebourg les avait entendus.
Aucun des Deux Traîtres ne semblait pressé d’aider le prince Daeron à
lancer son attaque contre Port-Réal. Ils avaient un grand ost, et trois
dragons, en plus, mais la reine en avait trois également (pour ce qu’ils en
savaient) et en aurait cinq lorsque le prince Daemon reviendrait avec Orties.
Lord Peake préférait retarder toute avancée jusqu’à ce que lord Baratheon
puisse amener ses forces d’Accalmie pour les rejoindre, tandis que ser
Hobert souhaitait se replier sur le Bief et reconstituer leurs provisions qui
s’épuisaient rapidement. Nul ne semblait s’inquiéter que leur armée
diminue chaque jour, s’évaporant comme la rosée du matin au fil des
désertions des hommes, qui s’éclipsaient pour retourner à leurs foyers et à
leurs moissons avec tout le butin qu’ils étaient capables de transporter.
À de longues lieues de là, dans un château qui dominait la baie des
Crabes, un autre seigneur se voyait glisser sur le fil de l’épée, lui aussi. De
Port-Réal était arrivé un corbeau porteur du message de la reine pour lord
Manfryd Mouton, sire de Viergétang : il devait livrer la tête d’Orties la
bâtarde, jugée coupable de haute trahison. « Il ne doit être fait aucun mal au
seigneur mon époux, le prince Daemon de la maison Targaryen, ordonnait
Sa Grâce. Renvoyez-le-moi quand la chose sera faite, car nous avons urgent
besoin de lui. »
Mestre Norren, gardien des Chroniques de Viergétang, dit que lorsque sa
seigneurie eut reçu la lettre de la reine, elle en fut tant ébranlée qu’elle en
perdit la voix. Elle ne lui revint que lorsque lord Mouton eut bu trois coupes
de vin. Après quoi, il fit venir le capitaine de sa garde, son frère et son
champion, ser Florian Grisacier. Il pria également son mestre de rester.
Quand tous furent assemblés, il leur lut la lettre et leur demanda leur avis.
« Cela se peut aisément faire, jugea le capitaine de sa garde. Le prince
dort à côté d’elle, mais il a vieilli. Trois hommes devraient suffire à le
maîtriser s’il tentait de s’interposer, mais j’en prendrai six pour être certain.
Votre seigneurie souhaite-t-elle que ce soit fait ce soir ?
— Six hommes ou soixante, il demeure Daemon Targaryen, protesta le
frère de lord Mouton. Une potion soporifique dans le vin du soir serait une
option plus sage. Qu’il s’éveille pour la trouver morte.
— La fille n’est qu’une enfant, si infâmes que soient ses trahisons, jugea
ser Florian, ce vieux chevalier, gris, marqué et sévère. Jamais le Vieux Roi
n’aurait demandé cela d’un homme d’honneur.
— Nous vivons en des temps infâmes, répondit lord Mouton, et c’est un
choix infâme que cette reine m’a laissé. La fille est mon hôte sous mon toit.
Si j’obéis, Viergétang sera à jamais maudite. Si je refuse, nous serons
destitués et détruits. »
Ce à quoi son frère répondit : « Il se pourrait bien que nous soyons
détruits quel que soit notre choix. Le prince est plus qu’attaché à cette jeune
noiraude, et son dragon se trouve à proximité. Un seigneur sage les tuerait
tous les deux, pour que le prince n’incendie point Viergétang dans son
courroux.
— La reine a interdit qu’on lui fasse le moindre mal, leur rappela lord
Mouton, et assassiner deux hôtes dans leurs lits est deux fois plus infâme
que d’en assassiner un. Je serais doublement maudit. » Après quoi, il
soupira et déclara : « Si seulement je n’avais jamais lu cette lettre. »
Et le mestre Norren prit la parole, pour dire : « Peut-être ne l’avez-vous
jamais lue. »
Ce qui se dit ensuite, les Chroniques de Viergétang ne nous le confient
pas. Tout ce que nous savons, c’est que le mestre, un jeune homme de
vingt-deux ans, alla trouver le prince Daemon et Orties à leur souper ce
soir-là et leur montra la lettre de la reine. « Las après une longue journée de
vol stérile, ils partageaient à mon entrée un frugal repas de bœuf bouilli et
de betteraves, discutant à voix basse entre eux, de quoi, je ne saurais le dire.
Le prince m’accueillit avec politesse, mais quand il eut lu je vis la joie
quitter ses yeux et la tristesse descendit sur lui, comme un poids trop lourd à
porter. Lorsque la fille lui demanda le contenu de la lettre, il répondit : “Des
mots de reine, un ouvrage de putain.” Il tira alors son épée et demanda si les
hommes de lord Mouton attendaient dehors pour les faire prisonniers. “Je
suis venu seul”, lui dis-je, puis je me parjurai, déclarant faussement que ni
sa seigneurie ni aucun autre homme de Viergétang ne savait ce qui était
écrit sur le parchemin. “Pardonnez-moi, mon prince, continuai-je, j’ai violé
mon serment de mestre.” Le prince Daemon rengaina son épée, disant :
“Vous êtes un mauvais mestre mais un brave homme”, après quoi il me pria
de les laisser, m’ordonnant de ne “souffler mot de ceci ni à seigneur ni à
proche jusqu’au lendemain”. »
Comment le prince et sa bâtarde passèrent leur dernière nuit sous le toit
de lord Mouton n’est pas rapporté mais, alors que l’aube poignait, ils
apparurent ensemble dans la cour et le prince Daemon aida Orties à seller
une dernière fois Voleur-de-Moutons. Elle avait coutume de le nourrir
chaque jour avant de prendre son vol ; les dragons se plient plus facilement
à la volonté de leur dragonnier quand ils sont rassasiés. Ce matin-là, elle lui
donna un bélier noir, le plus gros de tout Viergétang, égorgeant elle-même
la bête. Sa tenue de cuir était tachée de sang quand elle enfourcha son
dragon, rapporte mestre Norren, et « ses joues tachées de larmes ».
L’homme et la jeune femme n’échangèrent pas un mot d’adieu, mais tandis
que Voleur-de-Moutons battait de ses ailes de cuir brun et s’élevait dans le
ciel de l’aube, Caraxès leva la tête et poussa un cri qui fracassa tous les
carreaux de la Tour de Jonquil. Haut au-dessus de la ville, Orties orienta son
dragon vers la baie des Crabes et disparut dans les brumes du matin ; on ne
la revit plus jamais à la cour ou au château.
Daemon Targaryen retourna au château juste assez longtemps pour
déjeuner avec lord Mouton. « C’est la dernière fois que vous me verrez,
annonça-t-il à sa seigneurie. Je vous remercie de votre hospitalité. Faites
savoir à travers tout le pays que je m’envole vers Harrenhal. Si mon neveu
Aemond ose m’affronter, c’est là-bas qu’il me trouvera, seul. »
Ainsi le prince Daemon quitta-t-il Viergétang pour la dernière fois.
Lorsqu’il fut parti, mestre Norren alla voir son seigneur et lui dit : « Prenez
la chaîne à mon cou et attachez-m’en les mains. Vous vous devez de me
livrer à la reine. En donnant l’alerte à un traître et en le laissant s’échapper,
je suis devenu un traître moi aussi. » Lord Mouton refusa. « Gardez votre
chaîne, déclara sa seigneurie. Nous sommes tous des traîtres, ici. » Et cette
nuit-là, les bannières écartelées de la reine Rhaenyra furent retirées des
emplacements où elles flottaient au-dessus des portes de Viergétang et les
dragons d’or du roi Aegon II se levèrent à leur place.
Aucune bannière ne flottait au-dessus des tours noircies et des donjons en
ruine d’Harrenhal quand le prince Daemon descendit du ciel pour annexer
le château à son usage personnel. Quelques intrus avaient trouvé refuge
dans les profondeurs des caves et des celliers du château, mais le fracas des
ailes de Caraxès les fit déguerpir. Quand le dernier fut parti, Daemon
Targaryen parcourut seul les salles gigantesques du siège d’Harren, sans
autre compagnon que son dragon. Chaque soir au crépuscule, il entaillait
l’arbre-cœur du bois sacré pour marquer le passage d’une autre journée. On
distingue encore treize marques sur ce barral. De vieilles blessures, sombres
et profondes ; pourtant, les seigneurs qui ont régné sur Harrenhal depuis
l’époque de Daemon disent qu’elles saignent de frais chaque printemps.
Au quatorzième jour d’attente du prince, une ombre balaya le château,
plus noire que tout passage de nuage. Tous les oiseaux du bois sacré
s’envolèrent, paniqués, et un vent chaud chassa les feuilles mortes à travers
la cour. Vhagar était enfin arrivée et sur son dos siégeait Aemond
Targaryen, le prince borgne, revêtu d’une armure noire comme la nuit,
rehaussée d’or.
Il n’était pas venu seul. Avec lui volait Alys Rivers, sa longue chevelure
flottant, noire, derrière elle, son ventre gonflé d’un enfant. Le prince
Aemond fit à deux reprises un circuit des tours d’Harrenhal, puis posa
Vhagar dans la cour extérieure, à une centaine de pas de Caraxès. Les
dragons se lancèrent des regards mauvais et Caraxès déploya ses ailes et
siffla, des flammèches dansant à travers ses crocs.
Le prince aida sa compagne à descendre du dos de Vhagar, puis se
retourna pour faire face à son oncle. « Mon oncle. J’entends dire que vous
nous cherchiez.
— Toi, seulement, répondit Daemon. Qui t’a dit où me trouver ?
— Ma dame, dit Aemond. Elle vous voyait dans une nuée d’orage, dans
un étang de montagne au crépuscule, dans le feu que nous allumions pour
cuire nos repas du soir. Elle voit tant et plus, mon Alys. Vous avez été sot de
venir seul.
— Si je n’étais pas seul, tu ne serais pas venu.
— Et pourtant vous l’êtes, et me voici. Vous avez vécu trop longtemps,
mon oncle.
— Sur ce point au moins, nous sommes d’accord », lui répondit Daemon.
Puis le vieux prince demanda à Caraxès de ployer le cou et il grimpa avec
raideur sur son dos, tandis que le jeune prince embrassait sa compagne et
sautait avec légèreté sur Vhagar, prenant soin d’arrimer les quatre courtes
chaînes entre selle et ceinture. Daemon laissa les siennes pendantes.
Caraxès chuinta de nouveau, emplissant les airs de flammes et Vhagar
répondit par un rugissement. D’un seul mouvement, les deux dragons
bondirent pour gagner le ciel.
Le prince Daemon fit rapidement monter Caraxès, le fouettant d’une
badine à pointe d’acier jusqu’à ce qu’ils disparaissent dans un massif de
nuages. Vhagar, plus vieille et considérablement plus massive, était aussi
plus lente, alourdie par sa taille même, et elle s’éleva de façon plus
graduelle, en cercles toujours plus larges qui la menèrent, elle et son
dragonnier, au-dessus des eaux de l’Œildieu. Il était tard, le soleil était près
de son coucher et le lac était placide, sa surface luisant comme une feuille
de cuivre martelé. Vhagar monta, monta encore, à la recherche de Caraxès
tandis qu’Alys Rivers observait depuis la tour du Bûcher-du-Roi à
Harrenhal, en dessous.
L’attaque fut vive comme la foudre. Masqué par l’éclat du soleil
couchant sur le côté aveugle du prince Aemond, Caraxès fondit sur Vhagar
avec un cri perçant qui s’entendit à plusieurs lieues à la ronde. Le
Sanguinaire percuta la dragonne plus âgée avec une force terrible. Leurs
rugissements résonnèrent sur l’Œildieu tandis que tous deux luttaient et
s’entre-déchiraient, sombres contre un ciel d’un rouge sanglant. Leurs
flammes ardaient avec une telle puissance que des pêcheurs au-dessous
craignirent que les nuages eux-mêmes aient pris feu. Rivés dans une même
étreinte, les dragons s’abattirent vers le lac. Les mâchoires du Sanguinaire
se refermèrent sur le cou de Vhagar, ses crocs noirs entrant profondément
dans la chair du dragon plus massif. Alors même que les griffes de Vhagar
lui labouraient le ventre, que ses crocs lui arrachaient une aile, Caraxès
mordit plus fort, travaillant la blessure tandis que le lac en contrebas
montait vers eux à une vitesse effroyable.
Et ce fut alors, nous disent les récits, que le prince Daemon Targaryen
passa une jambe par-dessus sa selle et bondit d’un dragon à l’autre. Dans sa
main, il avait Noire Sœur, l’épée de la reine Visenya. Tandis qu’Aemond
Un-Œil levait un regard terrifié, s’acharnant maladroitement sur les chaînes
qui le retenaient à sa selle, Daemon arracha le casque de son neveu et planta
son épée dans l’œil aveugle, avec une telle vigueur que la pointe ressortit à
l’arrière de la gorge du jeune prince. Un demi-battement de cœur plus tard,
les dragons percutèrent le lac, soulevant une gerbe d’eau aussi haute, dit-on,
que la tour du Bûcher-du-Roi.
Ni homme ni dragon n’auraient pu survivre à un tel impact, conclurent
les pêcheurs qui y avaient assisté. Et il en fut ainsi. Caraxès survécut assez
longtemps pour se traîner jusqu’à la berge. Éventré, une aile arrachée à son
corps et les eaux du lac fumant autour de lui, le Sanguinaire trouva la force
de se haler sur la rive, expirant au pied des murs d’Harrenhal. La carcasse
de Vhagar sombra tout au fond du lac, le sang brûlant de sa blessure béante
faisant entrer les eaux en ébullition au-dessus de son dernier repos. Quand
on la retrouva, quelques années plus tard, après la fin de la Danse des
Dragons, les os en armure du prince Aemond étaient toujours arrimés à sa
selle, Noire Sœur plantée jusqu’à la garde dans son orbite.
Que le prince Daemon ait péri aussi, nous ne pouvons en douter. Jamais
on ne retrouva ses restes, mais il y a dans ce lac d’étranges courants, et
également des poissons voraces. Les rhapsodes nous chantent que le vieux
prince survécut à sa chute et alla ensuite retrouver Orties, pour passer le
restant de ses jours à ses côtés. De tels contes donnent naissance à des
ballades charmantes, mais à une piètre chronique historique. Même
Champignon n’accorde aucune créance à cette possibilité ; nous en ferons
autant.
Ce fut au vingt-deuxième jour de la cinquième lune de l’an 130 que les
dragons dansèrent et moururent au-dessus de l’Œildieu. À sa mort, Daemon
Targaryen avait quarante-neuf ans ; le prince Aemond venait tout juste d’en
avoir vingt. Vhagar, le plus grand des dragons Targaryen depuis la mort de
Balerion, la Terreur Noire, avait décompté cent quatre-vingt-une années sur
cette terre. Ainsi disparut la dernière créature à avoir vécu au temps de la
Conquête d’Aegon, tandis que le crépuscule et la nuit avalaient le siège
maudit d’Harren le Noir. Pourtant, si peu de monde était présent pour porter
témoignage qu’un délai s’écoulerait avant que le récit de la dernière bataille
du prince Daemon soit largement connu.
La Mort des Dragons
La chute de Rhaenyra

Pendant ce temps à Port-Réal, la reine Rhaenyra se voyait de plus en plus


isolée à chaque nouvelle trahison. Le tourne-casaque soupçonné, Addam
Velaryon, avait fui avant de pouvoir être soumis à la question. Sa fuite
prouvait sa culpabilité, murmura le Ver Blanc. Lord Celtigar acquiesça et
proposa une nouvelle taxe dissuasive sur tout enfant né hors mariage. Non
seulement un tel impôt remplirait de nouveau les coffres de la Couronne,
mais il pourrait aussi débarrasser le royaume de milliers de bâtards.
Sa Grâce avait toutefois des soucis plus pressants que son trésor. En
ordonnant l’arrestation d’Addam Velaryon, elle n’avait pas seulement perdu
un dragon et un dragonnier, mais aussi la Main de la Reine… et plus de la
moitié de l’armée qui avait levé l’ancre de Peyredragon pour s’emparer du
Trône de Fer était composée d’hommes liges de la maison Velaryon. Quand
on sut que lord Corlys languissait dans un cachot sous le Donjon Rouge, ils
commencèrent à déserter par centaines la cause de la reine. Certains
rejoignirent la place Crépin pour s’ajouter aux masses assemblées autour du
Berger, tandis que d’autres s’éclipsaient par des poternes ou par-dessus les
murs, avec l’intention de rejoindre Lamarck. Et on ne pouvait se fier à ceux
qui restaient. La chose fut prouvée quand deux des épées liges du Serpent
de Mer, ser Denys le Charpentier et ser Thoron le Véridique, se taillèrent un
passage jusqu’aux cachots afin de libérer leur seigneur. Leurs plans furent
divulgués à lady Misère par une putain avec qui ser Thoron avait couché, et
ceux qui se voulaient des sauveteurs furent capturés et pendus.
Les deux chevaliers moururent à l’aube, donnant des coups de pied et se
tordant contre les murs du Donjon Rouge tandis que les nœuds coulants se
resserraient sur leurs cous. Le jour même, peu après le coucher du soleil,
une autre horreur visita la cour de la reine. Helaena Targaryen, sœur, épouse
et reine d’Aegon II et mère de ses enfants, se jeta de sa fenêtre de la
Citadelle de Maegor pour mourir empalée sur les piques de fer qui
bordaient la douve sèche au-dessous. Elle n’avait que vingt et un ans.
Au terme d’une demi-année de captivité, pourquoi la reine d’Aegon
aurait-elle choisi cette nuit pour mettre fin à ses jours ? Champignon assure
qu’Helaena attendait un enfant après tous les jours et les nuits où on l’avait
vendue comme une vulgaire catin, mais cette explication n’est crédible que
si son conte des Reines du Bordel l’est, c’est-à-dire pas du tout. Le Grand
Mestre Munkun pense que ce fut l’horreur de voir périr ser Thoron et ser
Denys qui la poussa à cet acte, mais si la jeune reine connaissait les deux
hommes ce n’avait pu être que comme geôliers, et rien n’établit qu’elle ait
été témoin de leur pendaison. Septon Eustace suggère que lady Mysaria, le
Ver Blanc, choisit cette nuit pour révéler à la reine Helaena le trépas de son
fils Maelor et l’horrible façon dont il avait péri, bien que les motifs qu’elle
aurait eus pour agir ainsi, au-delà d’une simple malveillance, soient
difficiles à cerner.
Les mestres peuvent débattre sur la vérité de telles assertions… Mais en
cette nuit fatale, dans les rues et venelles de Port-Réal, dans les auberges,
les bordels et les tavernes, et même dans les septuaires sacrés, on racontait
un plus noir récit. La reine Helaena avait été assassinée, chuchotait-on,
comme ses fils l’avaient été avant elle. Le prince Daeron et ses dragons
seraient bientôt aux portes et, avec eux, la fin du règne de Rhaenyra. La
vieille reine avait résolu que sa jeune demi-sœur ne vivrait pas pour se
réjouir de sa chute, aussi avait-elle envoyé ser Luthor Largent s’emparer
d’Helaena avec ses énormes mains rudes et la précipiter par la fenêtre sur
les piques en contrebas.
D’où venait cette vénéneuse calomnie, pourrait-on se demander (car,
assurément, c’en est bien une) ? Le Grand Mestre Munkun la dépose aux
pieds du Berger, car des milliers l’entendirent dénoncer à la fois le crime et
la reine. Mais était-il à l’origine du mensonge ou se faisait-il simplement
l’écho de paroles entendues d’autres lèvres ? La deuxième hypothèse,
voudrait nous faire croire Champignon. Une si vile calomnie ne pouvait
avoir été que l’œuvre de Larys Fort, affirme le nain… car le Pied-Bot
n’avait jamais quitté Port-Réal (comme cela serait bientôt révélé), se
contentant de sinuer dans ses ombres, d’où il continuait à ourdir et à
chuchoter.
La mort de la reine Helaena a-t-elle pu être un meurtre ? C’est possible…
mais il semble peu probable que la reine Rhaenyra en soit l’instigatrice.
Helaena Targaryen était une créature brisée qui ne posait aucune menace à
Sa Grâce. Et nos sources n’évoquent aucune inimitié particulière entre elles.
Si Rhaenyra avait fomenté un meurtre, ç’aurait certainement été la reine
douairière Alicent qu’on aurait jetée sur les piques. De plus, à l’époque de
la mort de la reine Helaena, nous avons des preuves abondantes que ser
Luthor Largent, l’assassin présumé, mangeait avec trois cents de ses
manteaux d’or au casernement proche de la porte des Dieux.
Néanmoins, la rumeur du « meurtre » de la reine Rhaenyra fut bientôt sur
les lèvres de la moitié de Port-Réal. Qu’on l’ait si rapidement crue
démontre combien la ville s’était totalement retournée contre la reine
qu’elle avait naguère aimée. Rhaenyra était haïe ; Helaena avait été aimée.
Et le peuple n’avait pas oublié non plus le meurtre cruel du prince Jaehaerys
par Sang et Fromage, et la mort atroce du prince Maelor à Pont-l’Amer. La
fin d’Helaena avait eu la miséricorde d’être rapide ; une des piques lui avait
transpercé la gorge et elle était morte sans un bruit. Au moment où elle
avait péri, de l’autre côté de la ville, au sommet de la colline de Rhaenys, sa
dragonne Songefeu s’était soudain levée avec un rugissement qui ébranla
Fossedragon, rompant deux des chaînes qui la retenaient. Quand on informa
la reine douairière Alicent de la mort de sa fille, elle déchira ses vêtements
et proféra contre sa rivale une terrible malédiction.
Cette nuit-là, Port-Réal se souleva en une sanglante émeute.
Les troubles commencèrent au cœur des venelles et des passages de
Culpucier, quand hommes et femmes se déversèrent par centaines hors des
bouges à vin, des fosses à rats et des cabarets, furieux, ivres et affolés. De
là, les émeutiers se répandirent à travers la ville, réclamant à grands cris
justice pour les princes morts et leur mère assassinée. Des chariots et des
carrioles furent renversés, des boutiques pillées, des maisons mises à sac et
incendiées. Les manteaux d’or qui tentaient de refréner les exactions furent
pris à partie et battus jusqu’au sang. Personne n’était épargné, ni haute ni
basse naissance. Les seigneurs reçurent une pluie de détritus, les chevaliers
furent tirés à bas de leur selle. Lady Darla Desdaings vit son frère Davos
recevoir un coup de poignard dans l’œil quand il tenta de la défendre contre
trois valets d’écurie ivres qui comptaient la violer. Des marins incapables de
regagner leur bord attaquèrent la porte de la Rivière et menèrent une
bataille rangée contre le Guet. Il fallut ser Luthor Largent et quatre cents
piques pour les disperser. Quand ce fut fait, la porte était à moitié fracassée
et cent hommes avaient péri ou agonisaient, dont un quart de manteaux
d’or.
Pour lord Bartimos Celtigar, dont la résidence fortifiée n’était défendue
que par six gardes et quelques domestiques armés à la hâte, de tels secours
n’arrivèrent jamais. Quand les émeutiers franchirent par grappes les murs,
ces discutables défenseurs jetèrent leurs armes et s’enfuirent, quand ils ne
rejoignirent pas les assaillants. Arthor Celtigar, un garçon de quinze ans,
livra sur le seuil un vaillant combat, épée en main, et tint quelques instants
en respect la foule hurlante… jusqu’à ce qu’une servante félonne fasse
entrer les émeutiers par une porte de service. Le brave garçon fut tué d’un
coup de pique dans le dos. Lord Bartimos lui-même se tailla un passage
jusqu’à l’écurie, pour trouver tous ses chevaux morts ou volés. Capturé, le
Grand Argentier de la reine, tant honni, fut ligoté à un poteau et torturé
jusqu’à ce qu’il révèle où il avait caché toute sa fortune. Alors, un tanneur
du nom de Wat annonça que sa seigneurie avait omis de régler sa « taxe de
queue » et devait céder en gage sa virilité à la Couronne.
Place Crépin, on entendait de toutes parts monter le fracas de l’émeute.
Le Berger buvait avec avidité cette fureur, proclamant que le jour fatal était
venu, exactement comme il l’avait prédit, et il appelait le courroux des
dieux sur « cette reine contre nature qui siège en versant son sang sur le
trône de fer, ses lèvres rouges de putain luisant de celui de sa douce sœur ».
Quand une septa cria dans la foule, le suppliant de sauver la ville, le Berger
répondit : « Seule la miséricorde de la Mère peut vous sauver, mais, par
votre orgueil, votre concupiscence et votre cupidité, vous avez chassé votre
Mère de cette ville. À présent, c’est l’Étranger qui vient. Il vient sur un
cheval sombre aux yeux ardents, un fouet de feu à la main pour purger cet
abîme de péché de ses démons et de tous ceux qui se prosternent devant
eux. Écoutez donc ! L’entendez-vous, ce galop de sabots ardents ? Il arrive !
Il arrive !! »
La foule reprit le cri, se lamentant : « Il arrive ! Il arrive ! », tandis qu’un
millier de torches emplissaient la place de flaques de lumière jaune et
enfumée. Assez vite, les cris moururent et, dans la nuit, grandit un fracas de
sabots ferrés sur les pavés. « Pas un seul Étranger, mais cinq cents », écrit
Champignon dans son Témoignage.
Le Guet était arrivé en force, cinq cents hommes vêtus de maille annelée
noire, de casques d’acier et de longs manteaux d’or, armés d’épées courtes,
de piques et de masses à pointes. Ils se disposèrent sur le côté sud de la
place, derrière une muraille de boucliers et de piques. À leur tête ser Luthor
Largent montait un destrier caparaçonné, une épée longue à la main. La
seule vue de sa personne suffit à mettre en fuite des centaines de gens, à
travers ruelles, venelles et allées. Des centaines d’autres détalèrent à leur
tour quand ser Luthor donna ordre aux manteaux d’or d’avancer.
Il en restait dix mille, toutefois. La presse était si serrée que beaucoup qui
auraient volontiers fui se trouvaient incapables de bouger, bousculés,
refoulés et piétinés. D’autres forcèrent vers l’avant, entrelacèrent leurs bras
et se mirent à crier et à jeter des imprécations, tandis que les piques
avançaient à la lente cadence d’un tambour. « Faites place, foutus crétins,
rugit ser Luthor à l’adresse des agneaux du Berger. Rentrez chez vous. Il ne
vous sera fait aucun mal. Rentrez chez vous. Nous ne voulons que ce
Berger. »
Certains prétendent que le premier qui mourut fut un boulanger, qui
grogna de surprise quand une pointe de pique lui transperça la chair et qu’il
vit son tablier se teindre de rouge. D’autres affirment que ce fut une petite
fille, piétinée par le destrier de ser Luthor. Un pavé vola de la foule,
frappant un piquier au front. On entendit des cris, des jurons, une grêle de
bâtons, de pierres et de pots de chambre s’abattit depuis les toits, un archer
à l’autre bout de la place commença à décocher ses flèches. Une torche fut
appliquée contre un homme du Guet et, en moins de temps qu’il n’en faut
pour l’écrire, son manteau d’or s’embrasa.
De l’autre côté de la place Crépin, le Berger était entraîné par ses
acolytes. « Arrêtez-le, cria ser Luthor. Emparez-vous de lui ! Arrêtez-le ! »
Il éperonna son cheval, se taillant un passage dans la foule, et ses manteaux
d’or le suivirent, rejetant leurs piques pour tirer épées et masses. Les
partisans du Berger hurlaient, tombaient, détalaient. D’autres tirèrent leurs
propres armes, des couteaux et des poignards, des gourdins et des masses,
des piques brisées et des épées rouillées.
Les manteaux d’or étaient des colosses, jeunes et robustes, disciplinés,
bien armés et bien revêtus d’armure. Sur une vingtaine de pas ou plus, leur
rempart tint bon et ils ouvrirent un chemin sanglant à travers la foule,
laissant morts et mourants tout autour d’eux. Mais ils n’étaient que cinq
cents, et il y en avait dix mille qui s’étaient assemblés pour entendre le
Berger. Un homme du Guet tomba, puis un autre. Soudain le petit peuple
s’infiltrait par des brèches dans la ligne. Hurlant des jurons, le troupeau du
Berger attaqua avec couteaux et pavés, voire avec les dents, engloutissant
ou contournant le Guet, attaquant par-derrière, jetant des tuiles depuis les
toits et les balcons au-dessus.
La bataille tourna à l’émeute, puis au massacre. Cernés de toutes parts,
les manteaux d’or se retrouvèrent encerclés et jetés au sol, sans espace pour
manier leurs armes. Beaucoup moururent sur la pointe de leurs propres
épées. D’autres furent taillés en pièces, tués à coups de pied, piétinés,
démembrés avec des houes et des feuilles de boucher. Pas même le terrible
ser Luthor Largent ne put échapper au carnage. Son épée arrachée à sa
main, Largent fut tiré à bas de sa selle, poignardé au ventre et tué à coups de
pavé, son heaume et sa tête tellement enfoncés que ce ne fut qu’à sa carrure
qu’on identifia le cadavre, quand la charrette des morts passa le lendemain.
Durant cette longue nuit, nous dit septon Eustace, le Berger tint la moitié
de la ville sous sa coupe, tandis que d’étranges seigneurs et rois du chaos se
disputaient le reste. Des centaines d’hommes se réunirent autour de Wat le
Tanneur, qui allait à travers les rues sur un cheval blanc, brandissant le chef
tranché et les organes génitaux ensanglantés de lord Celtigar, proclamant la
fin de tous les impôts. Dans un bordel, les putains choisirent leur propre roi,
un garçonnet de quatre ans aux cheveux pâles nommé Gaemon, censé être
un bâtard du roi Aegon II disparu. Pour ne pas être en reste, un chevalier
errant du nom de ser Perkin la Puce couronna son écuyer, Trystan, un
adolescent de seize ans, le déclarant fils naturel du défunt roi Viserys. Tout
chevalier peut faire un chevalier et quand ser Perkin commença à adouber
chaque épée-louée, chaque voleur et chaque commis de boucher accourant
sous la bannière en guenilles de Trystan, hommes et jeunes garçons se
présentèrent par centaines pour se jurer à sa cause.
À l’aube, des incendies faisaient rage à travers toute la ville. La place
Crépin était jonchée de morts et des bandes d’hommes sans foi ni loi
écumaient Culpucier, forçant l’entrée des échoppes et des maisons et
mettant à mal toute personne honnête qu’ils croisaient.
Les manteaux d’or survivants avaient battu en retraite dans leurs
casernements, tandis que des chevaliers de caniveau, des rois baladins et
des prophètes insensés faisaient la loi dans les rues. Comme les cafards
auxquels ils ressemblaient, les pires d’entre eux fuirent la lumière, se
réfugiant dans des gîtes et des caves pour cuver leur vin, partager leur butin
et laver le sang de leurs mains. Les manteaux d’or de la Vieille Porte et de
la porte du Dragon firent une sortie sous le commandement de leurs
capitaines, ser Balon Boulleau et ser Garth Bec-de-Lièvre et, à midi, ils
avaient réussi à rétablir un semblant d’ordre dans les rues au nord et à l’est
de la colline de Rhaenys. Ser Medrick Manderly, menant une centaine
d’hommes de Blancport, en accomplit autant pour la région au nord-est de
la grande colline d’Aegon, jusqu’à la porte de Fer.
Le reste de Port-Réal demeura plongé dans le chaos. Quand ser Torrhen
Manderly conduisit ses Nordiens par la rue Croche, ils trouvèrent la place
Poissarde et la promenade de la Rivière infestée par les chevaliers de
caniveau de ser Perkin. À la porte de la Rivière, la bannière en guenilles du
« roi » Trystan flottait sur les remparts, tandis que les corps du capitaine et
de trois de ses sergents étaient pendus au-dessus de la guérite. Le reste de la
garnison des « Gadouilleux » avait rejoint ser Perkin. Ser Torrhen perdit un
quart de ses hommes à s’ouvrir un chemin de retraite jusqu’au Donjon
Rouge… et s’en tira pourtant à bon compte en comparaison avec ser Lorent
Marpheux, qui mena une centaine de chevaliers et d’hommes d’armes dans
Culpucier. Seize en revinrent. Ser Lorent, lord Commandant de la Garde
Régine, n’était pas du nombre.
À la tombée du soir, Rhaenyra Targaryen se retrouva terriblement
accablée de toutes parts, son règne en ruine. « La reine versa des pleurs
quand on lui apprit comment ser Lorent était mort, témoigne Champignon,
mais elle fut prise de rage en apprenant que Viergétang était passée à
l’ennemi, que la jeune Orties s’était échappée et que son prince consort tant
aimé l’avait trahie, et elle trembla quand lady Mysaria la mit en garde
contre les ténèbres qui montaient, la prévenant que cette nuit serait pire que
la précédente. À l’aube, une centaine d’hommes l’entouraient dans la salle
du trône, mais un par un ils s’éclipsèrent ou furent congédiés, jusqu’à ce
que ne restent plus avec elle que ses fils et moi. “Mon fidèle Champignon,
me dit Sa Grâce, si tous les hommes étaient aussi fidèles que toi. Je devrais
faire de toi ma Main.” Quand je répondis que je préférerais être son prince
consort, elle rit. Jamais bruit ne fut plus doux. Il était plaisant de l’entendre
rire. »
La Chronique véritable de Munkun n’évoque pas le rire de la reine, se
bornant à rapporter que Sa Grâce balançait entre la rage et le désespoir,
passant de l’une à l’autre, en serrant le trône de fer avec tant de
détermination qu’elle avait les deux mains couvertes de sang quand le soleil
se coucha. Elle confia le commandement des manteaux d’or à ser Balon
Boulleau, capitaine à la porte de Fer, envoya des corbeaux à Winterfell et
aux Eyrié en implorant de nouveaux renforts, ordonna qu’un décret de
destitution soit établi contre les Mouton de Viergétang et nomma le jeune
ser Glendon Lebon lord Commandant de la Garde Régine (bien qu’il n’ait
que vingt ans et soit membre de la Blanche Épée depuis moins d’un cycle
de lune, Lebon s’était distingué durant les combats à Culpucier au cours de
la journée qui venait de s’écouler. C’était lui qui avait rapporté le corps de
ser Lorent, pour le préserver des mutilations par les émeutiers).
Si le fou Champignon ne figure pas dans le récit que septon Eustace nous
fait du Dernier Jour, ni dans la Chronique véritable de Munkun, tous deux
parlent des fils de la reine. Aegon le Jeune était aux côtés de sa mère
comme toujours, ne prononçant cependant que rarement une parole. Le
prince Joffrey, treize ans, revêtit une armure d’écuyer et supplia la reine de
le laisser chevaucher jusqu’à Fossedragon pour enfourcher Tyraxès. « Je
veux me battre pour vous, Mère, comme l’ont fait mes frères. Laissez-moi
prouver que j’ai autant de bravoure qu’eux. » Toutefois, ses paroles ne
réussirent qu’à renforcer la décision de Rhaenyra. « Aussi braves qu’ils
aient été, ils sont morts, tous les deux. Mes gentils garçons. » Et une
nouvelle fois, Sa Grâce interdit au prince de quitter le château.
Avec le coucher du soleil, la vermine de Port-Réal émergea à nouveau de
ses trous à rats, de ses tanières et de ses caves, en nombre plus grand encore
que la veille.
Sur la colline de Visenya, une armée de catins prodiguait avec générosité
ses faveurs à tout homme disposé à jurer son épée à Gaemon Cheveux-
Pâles (« le roi Connin » dans le parler ordurier de la ville). À la porte de la
Rivière, ser Perkin régala ses chevaliers de caniveau de vivres volés, puis
les mena sur le front de fleuve, mettant au pillage les quais, les entrepôts et
tout vaisseau qui n’avait pas pris la mer, tandis que Wat le Tanneur menait
contre la porte des Dieux sa propre multitude de crapules braillardes. Bien
que Port-Réal s’enorgueillisse d’épais remparts et de tours solides, on les
avait conçus pour repousser un assaut venu de l’extérieur de la ville, et non
de l’intérieur de l’enceinte. À la porte des Dieux, la garnison était
particulièrement affaiblie, car son capitaine ainsi qu’un tiers de ses effectifs
avaient péri avec ser Luthor Largent sur la place Crépin. Ceux qui restaient,
dont de nombreux blessés, furent rapidement vaincus. Les partisans de Wat
se répandirent dans la campagne, déferlant sur la route Royale à la suite de
la tête en putréfaction de lord Celtigar… Vers quel but, même Wat ne
semblait pas le savoir avec certitude.
Avant qu’une heure se soit écoulée, la porte du Roi et la porte du Lion
furent ouvertes aussi. Les manteaux d’or de la première avaient fui, tandis
que les « lions » de la seconde avaient rejoint la foule en fureur. Trois des
sept portes de Port-Réal étaient ouvertes aux ennemis de Rhaenyra.
La menace la plus grave au règne de la reine s’avéra se trouver à
l’intérieur de la ville, toutefois. À la tombée de la nuit, le Berger était
réapparu pour reprendre ses prêches en place Crépin. Les cadavres des
combats de la veille avaient été enlevés durant la journée, nous dit-on, mais
pas avant d’avoir été dépouillés de leurs vêtements, de leur argent, de tous
objets de valeur et, dans certains cas, de leur tête, également. Tandis que le
prophète manchot glapissait ses imprécations contre la « vile reine » au
Donjon Rouge, une centaine de chefs tranchés levaient vers lui les yeux,
dodelinant à la pointe de grandes piques et de bâtons aiguisés. La foule,
raconte septon Eustace, était deux fois plus importante et trois fois aussi
terrible que la nuit précédente. Comme la reine qu’ils haïssaient tant, les
« agneaux » du Berger regardaient le ciel avec inquiétude, craignant
l’arrivée des dragons du roi Aegon avant la fin de la nuit, avec une armée
tout de suite derrière eux. Ne croyant plus que la reine pourrait les protéger,
ils cherchaient le salut auprès du Berger.
Mais ledit prophète rétorqua : « Quand les dragons viendront, votre chair
brûlera, se cloquera et se changera en cendres. Vos femmes danseront dans
des robes de feu, hurlant tout en se consumant, lascives et nues sous les
flammes. Et vous verrez pleurer vos jeunes enfants, pleurer jusqu’à ce que
fondent leurs yeux, qu’ils coulent comme de la gelée sur leur visage,
jusqu’à ce que leur chair rose tombe, noire et craquante, de leurs os.
L’Étranger arrive, il arrive, il arrive, pour nous flageller pour nos péchés.
Les prières ne pourront arrêter son ire, pas plus que des larmes ne peuvent
éteindre la flamme des dragons. Seul le sang le pourra. Le vôtre, le mien, le
leur. » Puis il leva son bras droit et pointa le moignon de sa main
manquante vers la colline de Rhaenys derrière lui, vers Fossedragon, noir
contre les étoiles. « Voilà où vivent les démons, là-haut. Feu et sang, sang
et feu. Cette ville est la leur. Si vous voulez qu’elle devienne la vôtre, vous
devez d’abord les détruire. Si vous voulez vous laver de tout péché, vous
devez d’abord vous baigner dans le sang du dragon. Car seul le sang saura
éteindre les brasiers de l’enfer. »
De dix mille gorges monta un cri : « Tuez-les ! Tuez-les ! » Et comme une
bête immense à vingt mille pattes, les agneaux se mirent en route, se
poussant et se bousculant, agitant leurs torches, brandissant leurs épées,
leurs coutelas et d’autres armes plus frustes, marchant et courant à travers
rues et venelles en direction de Fossedragon. Certains y réfléchirent à deux
fois et s’éclipsèrent pour rentrer chez eux, mais, pour chaque homme qui
s’en allait, trois autres apparaissaient pour se joindre aux tueurs de dragons.
Le temps qu’ils arrivent à la colline de Rhaenys, leurs effectifs avaient
doublé.
Tout au sommet de la colline d’Aegon, de l’autre côté de la ville,
Champignon observait les développements de l’attaque depuis le toit de la
Citadelle de Maegor, en compagnie de la reine, de ses fils et de membres de
sa cour. La nuit était noire, le ciel était couvert, les torches si nombreuses
que « l’on aurait cru que toutes les étoiles avaient quitté le ciel pour prendre
d’assaut Fossedragon », raconte le fou.
Dès qu’on l’avait avertie que le sauvage troupeau du Berger était en
marche, Rhaenyra avait envoyé des cavaliers vers ser Balon à la Vieille
Porte et ser Garth à la porte du Dragon, leur ordonnant de disperser les
agneaux, de se saisir du Berger et de défendre les dragons royaux… mais,
avec une telle confusion dans la ville, il était loin d’être assuré que les
cavaliers avaient pu passer. Et même en ce cas, les manteaux d’or qui
restaient loyaux étaient trop peu nombreux pour avoir le moindre espoir de
réussite. « Sa Grâce aurait aussi bien pu leur ordonner d’arrêter la Néra
dans son cours », commente Champignon. Lorsque le prince Joffrey
implora sa mère de le laisser sortir à cheval avec leurs propres chevaliers et
ceux de Blancport, la reine refusa. « S’ils prennent cette colline, celle-ci
sera la suivante, dit-elle. Nous aurons besoin de toutes les épées ici pour
défendre le château.
— Ils vont tuer les dragons, s’exclama le prince Joffrey, désemparé.
— Ou les dragons les tueront, répondit sa mère, impassible. Qu’ils
brûlent. Ils ne manqueront pas longtemps au royaume.
— Mère, et s’ils tuent Tyraxès ? » demanda le jeune prince.
La reine ne le pensait pas. « Ce sont de la vermine. Des ivrognes, des
imbéciles et des rats de caniveau. Une rencontre avec le feu-dragon et ils
détaleront. »
À ces mots, le fou Champignon prit la parole, pour dire : « Ivrognes, sans
doute, mais un ivrogne ne connaît pas la peur. Des imbéciles, certes, mais
un imbécile peut tuer un roi. Des rats, oui, cela aussi, mais mille rats
peuvent avoir raison d’un ours. J’ai vu cela se produire un jour, là-bas, en
bas, à Culpucier. » Cette fois, la reine ne rit pas. Intimant à son fou de tenir
sa langue s’il ne voulait pas la perdre, Sa Grâce se tourna de nouveau vers
le parapet. Seul Champignon vit le prince Joffrey partir avec mauvaise
humeur (s’il faut en croire son Témoignage)… et Champignon venait de
recevoir l’ordre de tenir sa langue.
Ce fut seulement quand les observateurs sur le toit entendirent rugir
Syrax qu’on remarqua l’absence du prince. Il était trop tard. « Non,
entendit-on la reine s’exclamer. Je l’interdis, je l’interdis. » Mais alors
qu’elle parlait encore, sa dragonne s’éleva en battant des ailes, se percha
l’espace d’un demi-battement de cœur sur les mâchicoulis du château, avant
de s’élancer dans la nuit, le fils de la reine agrippé à son dos, une épée à la
main. « Après lui ! s’écria Rhaenyra. Vous tous, tous les hommes, tous les
garçons, à cheval, à cheval, galopez après lui. Ramenez-le, ramenez-le, il ne
sait pas. Mon fils, mon petit, mon fils… »
Sept hommes descendirent à cheval du Donjon Rouge cette nuit-là, dans
la démence de la ville. Munkun nous dit que c’étaient des hommes
d’honneur, tenus par leur devoir d’obéir aux ordres de leur reine. Septon
Eustace voudrait nous faire croire que leurs cœurs s’étaient émus de
l’amour d’une mère pour son fils. Champignon les traite d’idiots et de
canailles, alléchés par une riche récompense et « trop sots pour se figurer
qu’ils pouvaient mourir ». Pour une fois, il se peut bien que nos trois
chroniqueurs aient raison, du moins en partie.
Notre septon, notre mestre et notre fou s’accordent sur leurs noms. Les
Sept qui Chevauchèrent furent ser Medrick Manderly, l’héritier de
Blancport ; ser Loreth Lansdale et ser Harrold Sombre, chevaliers de la
Garde Régine ; ser Harmon des Roseaux, surnommé Choque-Fer ; ser
Gyles Ferboys, un chevalier exilé de Dorne ; ser William Royce, armé de la
fameuse épée valyrienne Lamentation ; et ser Glendon Lebon, lord
Commandant de la Garde Régine. Six écuyers, huit manteaux d’or et vingt
hommes d’armes chevauchèrent aussi avec les sept champions, mais leurs
noms, hélas, ne nous sont pas parvenus.
Maints rhapsodes ont composé maintes chansons sur la Chevauchée des
Sept, et on a narré maints contes sur les périls qu’ils ont affrontés en se
battant pour traverser la ville, tandis qu’autour d’eux Port-Réal flambait et
que le sang coulait rouge dans les ruelles de Culpucier. Certaines de ces
chansons contiennent même une part de vérité, mais il échappe à notre
propos de les dénombrer ici. On a aussi chanté le dernier vol du prince
Joffrey. Certains rhapsodes pourraient trouver de la gloire dans un cabinet
d’aisances, nous assure Champignon, mais il faut être un fou pour dire le
vrai. Bien que nous ne puissions mettre en doute le courage du prince, son
action était pure folie.
Nous ne prétendrons pas comprendre le lien qui existe entre le dragon et
le dragonnier ; des têtes plus sages méditent depuis des siècles sur ce
mystère. Nous savons, en revanche, que les dragons ne sont pas des
chevaux, que peut enfourcher tout homme qui leur jette une selle sur le dos.
Syrax était la dragonne de la reine. Jamais elle n’avait connu d’autre
dragonnier. Bien qu’elle connaisse de vue et d’odeur le prince Joffrey, une
présence familière dont les gestes maladroits avec ses chaînes ne suscitaient
guère d’alarme, la grande dragonne jaune ne voulut aucunement de sa
présence sur son dos. Dans sa hâte à partir avant qu’on puisse l’arrêter, le
prince avait bondi sur Syrax sans le bénéfice d’une selle ou d’un fouet. Son
intention, devons-nous présumer, était soit de voler avec Syrax pour livrer
combat, soit, plus vraisemblablement, de traverser la ville jusqu’à
Fossedragon et à son propre dragon, Tyraxès. Peut-être avait-il aussi
l’intention de libérer les autres dragons de la fosse.
Joffrey n’atteignit jamais la colline de Rhaenys. Une fois dans les airs,
Syrax se tordit sous lui, luttant pour se libérer de ce dragonnier
inaccoutumé. D’en bas, pavés, piques et flèches montaient vers elle des
mains des sanguinaires agneaux du Berger, irritant plus encore la dragonne.
Deux cents pieds au-dessus de Culpucier, le prince Joffrey glissa du dos de
la bête et plongea vers le sol.
Près d’un embranchement où convergeaient cinq ruelles, la chute du
prince connut son terme sanglant. Il heurta d’abord un toit en forte pente
avant de rouler dessus et de tomber encore de quarante pieds dans une
averse de tuiles fracassées. On nous dit que la chute lui brisa les reins, que
des éclats d’ardoise plurent comme des poignards autour de lui, que sa
propre épée lui échappa des mains et se planta dans son ventre. À
Culpucier, on parle encore de la fille d’un chandelier appelée Robin, qui
aurait pris dans ses bras le prince rompu pour le réconforter tandis qu’il
expirait, mais l’anecdote contient plus de légende que de vérité historique.
« Mère, pardonnez-moi », aurait prononcé Joffrey dans un dernier souffle…
bien que les hommes débattent encore pour savoir s’il parlait de sa mère la
reine, ou s’il priait la Mère-d’En-Haut.
Ainsi périt Joffrey Velaryon, prince de Peyredragon et héritier du Trône
de Fer, le dernier des fils de la reine Rhaenyra et de Laenor Velaryon… ou
le dernier de ses bâtards conçus avec ser Harwin Fort, selon la version
qu’on choisit de croire.
La foule ne tarda pas à se jeter sur son cadavre. On chassa Robin, la fille
du chandelier, en supposant qu’elle ait existé. Les pillards arrachèrent les
bottes aux pieds du prince et l’épée à son ventre, puis le dépouillèrent de ses
beaux atours tachés de sang. D’autres, plus sauvages encore, commencèrent
à mettre en pièces son cadavre. On lui trancha les deux mains, afin que la
lie des ruelles puisse s’emparer des bagues à ses doigts. On sectionna son
pied droit au niveau de la cheville, et un apprenti boucher lui sciait le cou
pour s’approprier sa tête quand les Sept qui Chevauchèrent apparurent dans
un tonnerre de sabots. Là, au sein des remugles de Culpucier, une bataille se
livra dans la fange et le sang pour la possession du corps du prince Joffrey.
Enfin, les chevaliers de la reine récupérèrent la dépouille du jeune
homme, à l’exception du pied emporté, bien que trois d’entre eux soient
tombés durant la lutte. Le Dornien, ser Gyles Ferboys, fut jeté à bas de son
cheval et tué de coups, tandis que ser William Royce était abattu par un
homme qui avait sauté du haut d’un toit pour lui atterrir sur le dos (sa
fameuse épée, Lamentation, lui fut arrachée des mains et emportée et n’a
plus jamais été retrouvée). Le plus terrible fut le sort de ser Glendon Lebon,
attaqué par-derrière par un homme avec une torche, qui bouta le feu à sa
longue cape blanche. Quand les flammes lui léchèrent le dos, son cheval se
cabra de terreur et le désarçonna, et la foule se jeta sur lui, pour le tailler en
pièces. Âgé de vingt ans seulement, ser Glendon avait été lord Commandant
de la Garde Régine moins d’un jour.
Et tandis que le sang coulait dans les venelles de Culpucier, une autre
bataille faisait rage plus haut autour de Fossedragon, au sommet de la
colline de Rhaenys.
Champignon n’avait pas tort : des grappes de rats affamés peuvent en
effet avoir raison de taureaux, d’ours et de lions, pourvu qu’ils soient assez
nombreux. Peu importe combien le taureau ou l’ours en tuera, d’autres les
remplacent sans cesse, mordant le grand animal aux pattes, s’agrippant à
son ventre, lui courant sur le dos. Il en alla ainsi, cette nuit-là. Les rats du
Berger étaient armés de piques, de haches longues, de masses à pointes et
d’une demi-centaine d’autres sortes d’armes, y compris des arcs longs et
des arbalètes.
Des manteaux d’or de la porte du Dragon, obéissant à l’ordre de la reine,
quittèrent leur casernement pour défendre la colline, mais se trouvèrent
incapables de se frayer un passage à travers la populace et firent demi-tour,
tandis que le messager envoyé à la Vieille Porte n’arriva jamais.
Fossedragon possédait son propre contingent de gardes, les Gardiens des
Dragons, mais ces fiers guerriers ne comptaient que soixante-dix-sept
membres, et moins de cinquante étaient de garde cette nuit-là. Si leurs épées
burent en abondance le sang des assaillants, le nombre était contre eux.
Quand les agneaux du Berger enfoncèrent les portes (les immenses vantaux
principaux, gainés de bronze et de fer, étaient trop résistants pour les
prendre d’assaut, mais l’édifice possédait une vingtaine d’entrées
secondaires) et entrèrent en grimpant par les fenêtres, les Gardiens des
Dragons furent submergés et rapidement massacrés.
Peut-être les attaquants espéraient-ils surprendre les dragons à l’intérieur
pendant leur sommeil, mais le fracas de l’assaut rendit la chose impossible.
Ceux qui survécurent pour raconter l’affaire parlent de cris et de
hurlements, de l’odeur du sang dans l’air, de l’éclatement des portes de
chêne et de fer sous de grossiers béliers et d’innombrables coups de haches.
« Rarement tant d’hommes se sont rués avec tant d’impatience sur leur
propre bûcher funéraire, a écrit le Grand Mestre Munkun, mais ils étaient
pris de folie. » Il y avait quatre dragons logés à Fossedragon. Le temps que
les premiers assaillants envahissent les sables, tous quatre étaient éveillés,
alertes et furieux.
Il n’y a pas deux chroniques qui s’accordent sur le nombre d’hommes et
de femmes qui moururent cette nuit-là sous le grand dôme de Fossedragon :
deux cents, deux mille, on ne sait pas ce qu’il en est. Pour chaque homme
qui périssait, dix souffrirent de brûlures mais n’en survécurent pas moins.
Pris au piège de la fosse, confinés par les murs et sous le dôme, entravés par
de lourdes chaînes, les dragons ne pouvaient ni s’envoler ni user de leurs
ailes pour esquiver les attaques et fondre sur leurs ennemis. Ils se battaient
donc avec cornes, griffes et crocs, se tournant d’un côté et de l’autre comme
des taureaux dans une fosse à rats de Culpucier… mais les taureaux en
question crachaient le feu. « Fossedragon fut changé en enfer ardent où des
torches humaines titubaient en hurlant dans la fumée, la chair tombant de
leurs os noircis, écrit septon Eustace, mais pour chaque homme qui
périssait, dix autres surgissaient, en criant que les dragons devaient mourir.
Et un par un, ils moururent. »
Shraïkos fut la première à succomber, abattue par un bûcheron qu’on
connaît sous le seul nom de Hobb le Trancheur, qui bondit sur le dos de la
dragonne, plantant le fer de sa hache dans le crâne de la bête, tandis que
Shraïkos rugissait en se tordant pour tenter de le déloger. Sept coups, porta
Hobb, ses jambes enserrant le cou de la dragonne, et chaque fois que son fer
tombait, il beuglait le nom d’un des Sept. Ce fut le dernier coup, le coup de
l’Étranger, qui occit le dragon, fendant l’écaille et l’os pour entrer dans la
cervelle de l’animal… s’il faut en croire septon Eustace.
Morghul, a-t-on écrit, fut abattu par le Chevalier Ardent, une énorme
brute en lourde armure qui se précipita tête la première dans la flamme du
dragon, pique en main, plongeant à plusieurs reprises son fer dans l’œil de
la bête alors même que le feu-dragon fondait la plate d’acier qui
l’enveloppait et dévorait sa chair à l’intérieur.
Tyraxès, la bête du prince Joffrey, battit en retraite dans son antre, nous
dit-on, grillant tant de ceux qui se voulaient des tueurs de dragon en se ruant
sur lui que l’entrée fut bientôt bloquée par leurs cadavres. Mais on se
souviendra que chacune de ces caves construites de la main de l’homme
avait deux entrées, l’une donnant sur les sables de la fosse, l’autre ouvrant
au flanc de la colline. Ce fut le Berger lui-même qui poussa ses fidèles à
enfoncer la « porte de service ». Ce que les gens firent par centaines,
hurlant dans la fumée, avec leurs épées, leurs piques et leurs haches. Quand
Tyraxès se retourna, ses chaînes s’emmêlèrent, le piégeant dans un entrelacs
d’acier qui entrava ses mouvements de façon fatale. Une demi-douzaine
d’hommes (et une femme) se vanteraient par la suite d’avoir porté au
dragon le coup mortel (comme son maître, Tyraxès subit même dans la mort
des ignominies supplémentaires, quand les partisans du Berger taillèrent
dans la membrane de ses ailes, les déchirant en bandes irrégulières pour
confectionner des capes en peau de dragon).
La mort du dernier des quatre dragons de la fosse ne fut pas aussi facile.
Selon la légende, Songefeu s’était libérée de deux de ses chaînes à la mort
de la reine Helaena. Elle brisa à présent le reste de ses entraves, arrachant
les attaches à la paroi lorsque la foule se rua sur elle, puis plongeant en leur
sein avec griffes et crocs, déchiquetant les hommes et les démembrant tout
en vomissant ses terribles feux. Quand d’autres fermèrent le cercle autour
d’elle, elle prit son essor, tournoyant dans l’intérieur gigantesque de
Fossedragon et piquant pour attaquer les hommes au-dessous. Tyraxès,
Shraïkos et Morghul en avaient tué par dizaines, on ne peut guère en douter,
mais Songefeu en anéantit plus que tous les trois combinés.
Des centaines fuirent terrorisés devant ses feux… Mais des centaines
d’autres, ivres, fous ou possédés du courage du Guerrier lui-même, se
ruèrent à l’attaque. Même au point culminant du dôme, le dragon était à
portée facile des archers et des arbalétriers, et flèches et carreaux volèrent
contre Songefeu, où qu’elle aille, assez près pour que quelques-uns
réussissent même à percer ses écailles. Chaque fois qu’elle se posait, une
myriade d’hommes couraient à l’assaut, la forçant à reprendre son vol. À
deux reprises, la dragonne se jeta en volant contre les grandes portes de
bronze de Fossedragon, pour les trouver toujours fermées, barrées et
défendues par des rangées de piques.
Empêchée de fuir, Songefeu retourna à l’attaque, semant le carnage
parmi ses bourreaux jusqu’à ce que les sables de la fosse soient jonchés de
cadavres calcinés, et que l’air soit lourd de fumée et de l’odeur de la viande
brûlée. Pourtant, piques et flèches continuaient à voler. La fin survint quand
un vireton d’arbalète frappa un des yeux de la dragonne. À demi aveuglée,
rendue folle de rage par une dizaine de blessures légères, Songefeu déploya
ses ailes et vola droit vers le grand dôme au-dessus d’elle en une ultime
tentative désespérée de se forcer un passage vers l’air libre. Déjà affaibli par
des gerbes de feu-dragon, le dôme se fissura sous la puissance de l’impact
et un instant plus tard la moitié s’effondra, écrasant à la fois le dragon et ses
tueurs sous des tonnes de pierre fracassée et de décombres.
La Prise de Fossedragon était terminée. Quatre des dragons Targaryen
gisaient morts, quoiqu’à un prix abominable. Pourtant, le Berger n’avait pas
encore triomphé car le dragon de la reine demeurait en vie et libre… et
quand les rescapés du carnage dans la fosse, brûlés et ensanglantés, sortirent
des ruines fumantes en titubant, Syrax fondit sur eux.
Champignon se trouvait parmi ceux qui observaient avec la reine
Rhaenyra sur le toit de la Citadelle de Maegor. « Mille cris et hurlements
résonnèrent à travers la ville, se mêlant au rugissement du dragon, nous
raconte-t-il. Au sommet de la colline de Rhaenys, Fossedragon était ceinte
d’une couronne de feu jaune, brillant tant qu’il semblait que le soleil se
levait. Même la reine tremblait en regardant, les larmes luisant sur ses
joues. Jamais je n’ai vu de spectacle plus terrible, ni plus grandiose. »
Craignant que les incendies ne tardent pas à dévorer la ville entière,
même le Donjon Rouge au sommet de la grande colline d’Aegon, nombre
des compagnons de la reine sur le toit s’enfuirent, nous raconte le nain.
D’autres se réfugièrent au septuaire du château, allant prier pour une
délivrance. Rhaenyra elle-même serra dans ses bras son dernier fils en vie,
Aegon le Jeune, l’étreignant farouchement contre son sein. Et elle ne
relâcha pas sa prise sur lui… jusqu’à ce moment terrible où Syrax s’abattit.
Libérée de ses chaînes et dépourvue de dragonnier, Syrax aurait aisément
pu fuir loin de cette folie. Le ciel lui appartenait. Elle aurait pu retourner au
Donjon Rouge, quitter la ville pour de bon, s’envoler vers Peyredragon.
Fut-ce le bruit et les feux qui l’attirèrent vers la colline de Rhaenys, les
rugissements et les hurlements des dragons en train de mourir, l’odeur de la
chair qui brûlait ? Nous ne pouvons rien en savoir, pas plus que nous ne
saurons pourquoi Syrax choisit de fondre sur les hordes du Berger, les
déchiquetant de ses griffes et de ses crocs, les dévorant par dizaines, alors
qu’elle aurait aisément pu déverser sur eux ses feux d’en haut : dans le ciel,
nul n’aurait pu lui porter atteinte. Nous pouvons seulement rapporter ce qui
s’est passé, de la façon dont Champignon, septon Eustace et le Grand
Mestre Munkun l’ont décrit pour nous.
Il existe bien des versions conflictuelles de la mort du dragon de la reine.
Munkun l’attribue à Hobb le Trancheur et à sa hache, bien que ce soit très
certainement erroné. Le même homme aurait-il réellement pu abattre deux
dragons la même nuit et de la même façon ? Certains parlent d’un piquier
anonyme, « un colosse ruisselant de sang » qui sauta du dôme fracassé de
Fossedragon sur le dos du dragon. D’autres racontent comment un chevalier
nommé ser Warrick Seigleton trancha une aile de Syrax avec une épée en
acier valyrien (Lamentation, très probablement). Un arbalétrier du nom de
Flageolet revendiquerait par la suite cette mort, s’en vantant dans plus d’un
bouge à vin, jusqu’à ce qu’un des loyalistes de la reine, insupporté par sa
langue bavarde, la lui tranche.
Il se peut que tous ces dignes personnages (hormis Hobb) aient joué
quelque rôle dans la fin du dragon… mais le récit le plus souvent entendu à
Port-Réal nomma comme tueur de dragon le Berger lui-même. Alors que
les autres fuyaient, le prophète manchot se campa sans peur et sans secours
face à la bête déchaînée, en appelant aux Sept pour leur soutien, jusqu’à ce
que le Guerrier lui-même s’incarne, haut de trente pieds. Dans sa main se
trouvait une lame noire faite de fumée qui se changea en acier alors qu’il
l’abattait, sectionnant la tête de Syrax de son corps. Du moins ainsi raconta-
t-on l’histoire, même septon Eustace dans sa chronique de ces jours
sombres, et c’est de cette façon que les rhapsodes l’ont chantée durant bien
des années par la suite.
La perte conjuguée de son dragon et de son fils laissa Rhaenyra
Targaryen blême comme la cendre et inconsolable, nous dit Champignon.
Seulement accompagnée du fou, elle se retira dans ses appartements tandis
que ses conseillers conféraient entre eux. Port-Réal était perdue, tous
l’admettaient ; ils devaient absolument abandonner la ville. On convainquit
Sa Grâce, malgré ses réticences, de partir le lendemain, à l’aube. Avec la
porte de la Gadoue aux mains de ses ennemis et tous les navires amarrés à
la berge incendiés ou coulés, Rhaenyra et un petit groupe de fidèles se
glissèrent par la porte du Dragon, avec l’intention de remonter la côte
jusqu’à Sombreval. Avec elle chevauchaient les frères Manderly, les quatre
membres survivants de sa Garde Régine, ser Balon Boulleau et vingt
manteaux d’or, quatre des dames de compagnie de la reine et son dernier
fils encore en vie, Aegon le Jeune.
Champignon resta en arrière, ainsi que d’autres membres de la cour,
parmi lesquels lady Misère et septon Eustace. Ser Garth Bec-de-Lièvre,
capitaine des manteaux d’or à la porte du Dragon, fut chargé de la défense
du château, une tâche pour laquelle le Bec-de-Lièvre se révéla manquer
d’estomac. Sa Grâce n’était pas partie depuis plus d’une demi-journée que
ser Perkin la Puce et ses chevaliers de caniveau apparurent aux portes,
exigeant la capitulation du château. Bien qu’en infériorité numérique à dix
contre un, la garnison de la reine aurait pu encore résister, mais ser Garth
choisit d’abattre les bannières de Rhaenyra, d’ouvrir les portes et de s’en
remettre à la merci de l’ennemi.
La Puce se révéla n’en avoir aucune. Garth le Bec-de-Lièvre fut traîné à
ses pieds et décapité, en même temps que vingt autres chevaliers encore
loyaux à la reine, parmi lesquels ser Harmon des Roseaux, Choque-Fer, qui
avait fait partie des Sept qui Chevauchèrent. La maîtresse des chuchoteurs,
lady Mysaria de Lys, ne fut pas davantage épargnée par égard pour son
sexe. Capturée alors qu’elle tentait de fuir, le Ver Blanc dut traverser la
ville, du Donjon Rouge jusqu’à la porte des Dieux, tandis qu’on la fouettait,
nue. Si elle était encore en vie quand ils atteindraient la porte, promit ser
Perkin, elle serait épargnée et on lui permettrait de partir. Elle ne franchit
que la moitié de la distance, expirant sur les pavés sans plus un pouce de sa
peau blême demeuré intact sur son dos.
Septon Eustace craignit pour sa vie. « Seule la miséricorde de la Mère
m’a sauvé », écrit-il, bien qu’il semble plus probable que ser Perkin ne
tenait pas à éveiller la colère de la Foi. La Puce libéra également tous les
prisonniers découverts dans les cachots sous le château, parmi lesquels le
Grand Mestre Orwyle et le Serpent de Mer, lord Corlys Velaryon. Tous
deux étaient présents, le lendemain, pour témoigner quand Trystan, l’écuyer
dégingandé de ser Perkin, monta sur le trône de fer. Était présente aussi la
reine douairière, Alicent de la maison Hightower. Au fond des cellules
noires, les hommes de ser Perkin trouvèrent même l’ancien Grand Argentier
du roi Aegon, ser Tyland Lannister, toujours en vie… bien que les
bourreaux de Rhaenyra l’aient aveuglé, lui aient arraché les ongles des
mains et des pieds, coupé les oreilles et l’aient délesté de sa virilité.
Le maître des chuchoteurs du roi Aegon, Larys Fort le Pied-Bot, connut
un meilleur sort. Le sire d’Harrenhal émergea sain et sauf d’on ne sait
quelle cachette. Comme un homme sorti de la tombe, il traversa à grandes
enjambées les salles du Donjon Rouge comme s’il ne les avait jamais
quittées, pour se voir accueilli chaleureusement par ser Perkin la Puce et
prendre une place d’honneur aux côtés de son nouveau « roi ».
La fuite de la reine ne ramena pas la paix à Port-Réal. « Trois rois
régnaient sur la ville, chacun sur sa colline. Pour leurs malheureux sujets,
pourtant, n’existaient ni loi, ni justice, ni protection, déclare la Chronique
véritable. Le foyer d’aucun homme n’était assuré, ni la vertu d’aucune
pucelle. » Ce chaos se prolongea sur plus d’un cycle de lune.
Les mestres et autres érudits traitant de cette période suivent souvent
Munkun et parlent de la Lune des Trois Rois (d’autres préfèrent Lune de
Folie), mais l’appellation est erronée, car jamais le Berger ne prétendit à
une royauté, se qualifiant de simple fils des Sept. On ne peut cependant nier
que, des ruines de Fossedragon, il tenait sous sa coupe des dizaines de
milliers de gens.
Les têtes des cinq dragons qu’avaient tués ses fidèles avaient été plantées
sur des poteaux et chaque nuit le Berger apparaissait au milieu d’elles pour
prêcher. Les dragons ayant péri et la menace d’une mort par le feu n’étant
plus imminente, le prophète tourna son courroux contre les gens de haute
naissance et les riches. Seuls les pauvres et les humbles verraient un jour les
palais des dieux, déclarait-il ; seigneurs, chevaliers et riches seraient
précipités en enfer par leur orgueil et leur cupidité. « Rejetez vos soies et
vos satins et revêtez votre nudité de robes de bure, prêcha-t-il à ses fidèles.
Rejetez vos chaussures et avancez pieds nus dans le monde, tels que le Père
vous a faits. » Des milliers obéirent. Mais des milliers d’autres se
détournèrent de lui et, chaque nuit, les foules venues écouter le prophète
diminuaient.
À l’autre bout de la rue des Sœurs, l’étrange royaume de Gaemon
Cheveux-Pâles florissait au sommet de la colline de Visenya. La cour de ce
roi bâtard de quatre ans se composait de putains, de baladins et de voleurs,
tandis que des bandes de vauriens, d’épées-louées et d’ivrognes défendaient
son « règne ». L’un après l’autre, les décrets tombaient de la Maison des
Baisers où l’enfant-roi avait son siège, chacun plus scandaleux que le
précédent. Gaemon décréta que les filles seraient désormais les égales des
garçons en matière d’héritage, que les pauvres recevraient du pain et de la
bière en temps de famine, que les hommes qui avaient perdu des membres à
la guerre devraient par la suite être nourris et logés par le seigneur pour
lequel ils avaient combattu au moment de cette perte. Gaemon décréta que
les époux qui battaient leur femme seraient battus eux-mêmes, sans tenir
compte de ce que les femmes avaient pu faire pour mériter un tel châtiment.
Ces édits étaient très probablement l’œuvre d’une catin dornienne nommée
Sylvenna Sand, réputée être la maîtresse de la mère du petit roi, Essie, si
l’on en croit Champignon.
Des décrets royaux émanaient également du sommet de la grande colline
d’Aegon, où Trystan, le fantoche de ser Perkin, siégeait sur le trône de fer,
mais ils étaient d’une nature très différente. Le roi-écuyer commença par
révoquer les taxes impopulaires de la reine Rhaenyra et par diviser le
contenu du trésor royal entre ses propres partisans. Il suivit cela par une
annulation générale des dettes, éleva une soixantaine de ses chevaliers de
caniveau aux rangs de la noblesse et répondit à la promesse du « roi »
Gaemon d’un don de pain et de bière aux affamés en accordant également
aux pauvres le droit d’attraper lapins, lièvres et daims dans le Bois-du-Roi
(mais ni les orignaux ni les sangliers). En même temps, ser Perkin la Puce
recrutait des dizaines de manteaux d’or survivants sous la bannière de
Trystan. Grâce à leurs épées, il prit le contrôle de la porte du Dragon, de la
porte du Roi et la porte du Lion, lui obtenant quatre des sept portes de la
ville, et plus de la moitié des tourelles le long des remparts.
Aux premiers jours qui suivirent la fuite de la reine, le Berger était de
loin le plus puissant des trois « rois » de la ville, mais au fil des nuits, le
nombre de ses fidèles continua de s’amenuiser. « Le peuple de la ville
s’éveillait comme d’un cauchemar, écrivit septon Eustace, et, comme des
pécheurs émergeant à la sobriété glacée après une nuit de débauche et de
plaisirs avinés, ils se détournèrent honteux, cachant leur visage les uns des
autres et espérant oublier. » Bien que les dragons soient morts et la reine en
fuite, la puissance du Trône de Fer restait telle que les gens du commun
continuaient à se tourner vers le Donjon Rouge, quand ils avaient faim ou
peur. Ainsi donc, alors que le pouvoir du Berger diminuait sur la colline de
Rhaenys, celui du roi Trystan Vrayfeu (ainsi qu’il se faisait désormais
appeler) croissait au sommet de la colline d’Aegon.
Il se passait tant et plus de choses à Chutebourg, également, et c’est là
que nous tournons à présent nos regards. Quand la nouvelle des troubles à
Port-Réal parvint aux troupes du prince Daeron, nombre de seigneurs plus
jeunes furent pris du désir d’avancer immédiatement sur la ville. Les
principaux étaient ser Jon Roxton, ser Roger Corne et lord Unwin Peake…
mais ser Hobert Hightower conseillait la prudence, et les Deux Traîtres
refusaient de se joindre à l’attaque à moins qu’on ne satisfasse à leurs
exigences. Ulf Blanc, on s’en souviendra, voulait se voir attribuer le grand
château de Hautjardin avec toutes ses terres et ses revenus, tandis que Hugh
Marteau le Dur ne désirait rien de moins qu’une couronne pour lui.
Ces conflits touchèrent à leur point critique quand Chutebourg apprit
avec retard la mort d’Aemond Targaryen à Harrenhal. On n’avait plus vu ni
entendu le roi Aegon II depuis la chute de Port-Réal devant sa demi-sœur
Rhaenyra, et beaucoup craignaient que la reine ne l’ait en secret fait
exécuter, dissimulant le cadavre afin de ne point être condamnée comme
parricide. De plus, avec la mort de son frère Aemond, les Verts se
retrouvaient sans roi ni chef. Le prince Daeron occupait la position suivante
dans la lignée de succession. Lord Peake déclara qu’on devait sans délai
proclamer l’enfant prince de Peyredragon ; d’autres, croyant Aegon II mort,
souhaitaient le couronner roi.
Les Deux Traîtres ressentaient également le besoin d’un roi… mais ce
n’était pas Daeron Targaryen qu’ils voulaient. « Nous avons besoin d’un
homme fort pour nous mener, pas d’un gamin, déclara Hugh Marteau le
Dur. Le trône devrait me revenir. » Quand Jon Roxton le Hardi exigea de
savoir de quel droit il présumait de se faire nommer roi, lord Marteau
répondit : « Le même droit que le Conquérant. Un dragon. » Et, en vérité,
avec Vhagar finalement morte, Vermithor, jadis monture du Vieux Roi et
désormais celle du bâtard Hugh le Dur, était le plus vieux et le plus gros
dragon vivant de tout Westeros. Vermithor avait trois fois la taille de la
dragonne du prince Daeron, Tessarion. Nul homme qui les voyait ensemble
ne pouvait contester que Vermithor était une bête bien plus terrible.
Quoique l’ambition de Marteau soit inconvenante chez quelqu’un d’aussi
basse naissance, le bâtard possédait indéniablement du sang Targaryen et il
avait démontré sa férocité sur le champ de bataille et sa générosité envers
ceux qui le suivaient, affichant le genre de largesse qui attire les hommes
vers les chefs comme le cadavre attire les mouches. Certes, ils étaient les
pires des scélérats : épées-louées, chevaliers brigands et engeance du même
ordre, hommes de sang souillé et de naissance douteuse qui aimaient la
bataille pour elle-même et vivaient pour les rapines et le pillage. Beaucoup
avaient entendu la prophétie que le marteau écraserait le dragon et
l’interprétaient comme l’annonce que le triomphe de Hugh le Dur était
prédit.
L’arrogance des prétentions du Traître offusqua toutefois les seigneurs et
chevaliers de Villevieille et du Bief, et nul plus que le prince Daeron
Targaryen lui-même, qui en conçut un tel courroux qu’il jeta une coupe de
vin au visage de Hugh le Dur. Si lord Blanc méprisa le geste comme un
gaspillage de bon cru, lord Marteau riposta : « Les petits garçons devraient
avoir de meilleures manières quand les hommes parlent. Je pense que votre
père ne vous a pas assez souvent corrigé. Prenez garde que je ne répare pas
sa négligence. » Les Deux Traîtres se retirèrent ensemble et commencèrent
à dresser des plans pour le couronnement de Marteau. Quand on le vit le
jour suivant, Hugh le Dur arborait une couronne de fer noir, à la fureur du
prince Daeron et de ses seigneurs et chevaliers de naissance légitime.
L’un d’eux, ser Roger Corne, eut l’audace d’envoyer rouler à terre la
couronne de Marteau. « D’un homme, une couronne ne fait pas un roi, dit-
il. C’est un fer à cheval que vous devriez porter sur la tête, forgeron. »
C’était un geste sot. Il n’amusa pas lord Hugh. Sur son ordre, ses hommes
forcèrent ser Roger à s’agenouiller, après quoi le bâtard du forgeron cloua
non pas un, mais trois fers à cheval sur le crâne du chevalier. Quand les
amis de Corne tentèrent d’intervenir, on tira des poignards et dégaina des
épées, faisant trois morts et une douzaine de blessés.
C’était plus que les loyalistes du prince Daeron n’en pouvaient supporter.
Lord Unwin Peake et un Hobert Hightower quelque peu réticent
convoquèrent onze autres seigneurs et chevaliers fieffés à un conseil secret
dans la cave d’une auberge de Chutebourg, pour discuter de ce qu’on
pouvait faire pour rabattre le caquet des dragonniers de vile naissance. Les
comploteurs s’entendirent à penser qu’il serait aisé de se débarrasser de
Blanc, qui était ivre la plupart du temps et n’avait jamais fait preuve d’une
grande habileté aux armes. Marteau posait un danger plus grand, toutefois,
car il s’entourait ces derniers temps jour et nuit de lèche-bottes, de filles de
camp et d’épées-louées avides de gagner sa faveur. Il ne servirait guère de
tuer Blanc et de laisser Marteau en vie, fit observer lord Peake ; Hugh le
Dur devait mourir d’abord. Les discussions furent longues et bruyantes dans
l’auberge à l’enseigne des Sanglantes Chausse-Trapes, tandis que les
seigneurs discutaient de la meilleure façon de parvenir à leurs fins.
« Tout homme peut se tuer, déclara ser Hobert Hightower, mais qu’en
est-il des dragons ? » Par raison des troubles à Port-Réal, estima ser Tyler
Norcroix, Tessarion devrait à elle seule suffire pour reprendre le Trône de
Fer. Lord Peake riposta que la victoire serait considérablement plus assurée
avec Vermithor et Aile-d’Argent. Marq Ambrose suggéra qu’ils
commencent par prendre la ville, puis qu’ils disposent de Blanc et de
Marteau une fois la victoire remportée, mais Richard Rodden protesta
qu’une telle méthode serait contraire à l’honneur. « Nous ne pouvons pas
demander à ces hommes de verser leur sang avec nous pour ensuite les
tuer. » Jon Roxton le Hardi trancha la question. « Tuons tout de suite les
bâtards, dit-il. Qu’ensuite les plus braves d’entre nous revendiquent leurs
dragons et les chevauchent à la bataille. » Nul homme dans cette cave ne
douta que Roxton parlait de lui-même.
Bien que le prince Daeron n’ait pas été présent au conseil, les Chausse-
Trapes (nom sous lequel on a désigné ces conspirateurs) répugnaient à agir
sans son consentement et sa bénédiction. On dépêcha Owen Fossovoie,
seigneur de Cidre, sous le couvert de l’obscurité pour réveiller le prince et
l’amener à la cave, afin que les comploteurs puissent l’informer de leur
plan. Et le prince jadis si doux n’hésita pas quand lord Unwin Peake lui
présenta des mandats pour l’exécution de Hugh Marteau le Dur et d’Ulf
Blanc : il appliqua son sceau avec empressement.
Les hommes peuvent conspirer et ourdir, mais il est préférable qu’ils
prient, également, car aucun plan établi par l’homme n’a jamais résisté au
caprice des dieux d’En-Haut. Deux jours plus tard, précisément le jour où
les Chausse-Trapes comptaient frapper, Chutebourg s’éveilla dans le noir de
la nuit à des cris et des hurlements. Devant les remparts, les campements
flambaient. Des colonnes de chevaliers en armure affluaient du nord-ouest,
semant le carnage, une pluie de flèches tombait des nuages et un dragon
fondait sur eux, terrible et farouche.
Ainsi débuta la seconde bataille de Chutebourg.
Le dragon était Fumée-des-Mers, son dragonnier ser Addam Velaryon,
déterminé à prouver que tous les bâtards n’étaient pas par nature des tourne-
casaques. Comment mieux y parvenir qu’en reprenant Chutebourg aux
Deux Traîtres, dont la félonie l’avait souillé ? Les rhapsodes disent que, de
Port-Réal, ser Addam avait volé jusqu’à l’Œildieu, où il s’était posé sur
l’Île-aux-Faces, lieu sacré, pour demander conseil aux hommes verts.
L’érudit doit s’en tenir aux faits établis ; ce que nous savons, c’est que ser
Addam avait volé vite et loin, descendant sur des châteaux, grands et petits,
dont les seigneurs étaient loyaux à la reine, afin d’assembler peu à peu une
armée.
Bien des batailles et des escarmouches avaient été livrées sur les terres
arrosées par le Trident, et il n’était plus guère de donjon ou de village qui
n’ait versé son écot par le sang… mais ser Addam était inflexible, opiniâtre
et habile de sa langue, et les seigneurs du Conflans connaissaient tant et
plus les horreurs qu’avait subies Chutebourg. Le temps que ser Addam soit
prêt à s’en prendre à la ville, il avait près de quatre mille hommes derrière
lui.
Était venu Benjicot Nerbosc, seigneur de Corneilla à douze ans, de même
que la veuve Sabitha Frey, dame des Jumeaux, avec son père et ses frères de
la maison Vyprin. Les lords Stanton Piper, Joseth Petibois, Derrick Darry et
Lyonel Desdaings avaient tant bien que mal réuni de fraîches levées de
barbes grises et de garçons encore verts, bien qu’ils aient tous subi de
lourdes pertes dans les batailles de l’automne. Hugo Vance, le jeune
seigneur de Bel Accueil, était venu avec trois cents de ses hommes, plus les
épées-louées myriennes de Trombo le Noir.
Le fait le plus notable était que la maison Tully s’était engagée dans la
guerre. La descente de Fumée-des-Mers sur Vivesaigues avait fini par
convaincre ser Elmo Tully, ce guerrier réticent, de convoquer ses bannières
pour la reine, défiant les souhaits de son aïeul cloué au lit, lord Grover.
« Avoir un dragon dans sa cour est un merveilleux remède pour le doute »,
rapporte-t-on qu’aurait dit ser Elmo.
Le grand ost campé autour des remparts de Chutebourg surpassait en
nombre les attaquants, mais il était trop longtemps resté en place. Sa
discipline s’était relâchée (une ivrognerie endémique régnait dans le camp,
nous dit le Grand Mestre Munkun, et la maladie y avait également pris
racine), la mort de lord Ormund Hightower avait laissé les hommes sans
chef et les seigneurs qui désiraient commander à sa place se querellaient. Ils
étaient tellement absorbés par leurs propres conflits et leurs rivalités qu’ils
avaient complètement oublié leurs véritables ennemis. L’attaque de nuit de
ser Addam les prit complètement au dépourvu. Avant que les hommes de
l’armée du prince Daeron aient seulement compris qu’ils se trouvaient dans
une bataille, l’ennemi était en leur sein, les frappant alors qu’ils sortaient en
titubant de leurs tentes, sellaient leurs chevaux, s’échinaient à revêtir leurs
armures et bouclaient leur baudrier.
Le dragon était dévastateur par-dessus tout. Fumée-des-Mers descendait
sur eux encore et encore, crachant le feu. Bientôt, une centaine de tentes
flambèrent, même les splendides pavillons de soie de ser Hobert Hightower,
de lord Unwin Peake et du prince Daeron lui-même. La ville de Chutebourg
ne fut pas davantage épargnée. Les échoppes et demeures préservées la
première fois furent englouties par le feu-dragon.
Daeron Targaryen se trouvait endormi sous sa tente, quand débuta
l’attaque. Ulf Blanc logeait dans l’enceinte de Chutebourg, cuvant dans une
auberge appelée le Blaireau égrillard après une nuit de beuverie qu’il s’était
offerte. Hugh Marteau se trouvait lui aussi à l’intérieur de la ville, au lit
avec la veuve d’un chevalier tué durant la première bataille. Les trois
dragons étaient hors les murs, dans des champs au-delà du campement.
Bien que des efforts aient été déployés pour tirer Ulf Blanc de sa torpeur
avinée, il se révéla impossible de l’éveiller. Sordide détail, il roula sous une
table et ronfla durant toute la bataille. Hugh Marteau fut plus prompt à
réagir. À demi vêtu, il dévala les marches jusqu’à la cour, réclamant son
marteau, son armure et un cheval, qu’il puisse chevaucher et enfourcher
Vermithor. Ses hommes se précipitèrent pour obéir, alors même que Fumée-
des-Mers boutait le feu aux écuries. Mais lord Jon Roxton s’était attribué la
chambre à coucher de lord Piète en même temps que son épouse, et il était
déjà descendu dans la cour.
Lorsqu’il aperçut Hugh le Dur, Roxton vit sa chance et lui lança : « Lord
Marteau, mes condoléances. » Marteau se retourna, fulminant. « Pour
quelle raison ? » demanda-t-il. « Vous êtes mort au cours de la bataille »,
répliqua Jon le Hardi, en tirant Faiseuse d’Orphelin et en la plongeant
profondément dans le ventre du Marteau, avant d’éventrer le bâtard de
l’aine à la gorge.
Une douzaine des hommes de Hugh le Dur accoururent à temps pour le
voir mourir. Même une lame en acier valyrien comme Faiseuse d’Orphelin
ne sert pas à grand-chose à un homme, quand il se retrouve à dix contre un.
Jon Roxton le Hardi en tua trois avant d’être occis à son tour. On dit qu’il
mourut quand son pied dérapa sur un épanchement des entrailles de Hugh
Marteau, mais peut-être ce détail est-il d’une ironie trop parfaite pour être
véridique.
Il existe trois récits contradictoires sur la façon dont est mort le prince
Daeron Targaryen. Le plus connu affirme que le prince sortit en titubant de
son pavillon, ses vêtements de nuit en flammes, pour succomber aux mains
de Trombo le Noir, l’épée-louée myrienne, qui lui enfonça le visage d’un
revers de son fléau d’armes. Cette version était la favorite de Trombo le
Noir, qui la propagea abondamment. La deuxième est plus ou moins la
même, sinon que le prince fut tué par une épée, non par un fléau d’armes, et
que ce ne fut pas Trombo le Noir qui le tua, mais un homme d’armes
anonyme qui très probablement ne se douta même pas de qui il avait tué.
Dans la troisième variante, le brave jeune homme qu’on appelait Daeron le
Hardi ne réussit même pas à sortir : il périt quand son pavillon en flammes
s’effondra sur lui. C’est la version que Munkun, dans sa Chronique
véritable, et nous préférons 1.
Du ciel, Addam Velaryon voyait la bataille tourner à la déroute. Deux des
trois dragonniers ennemis avaient péri, mais il n’avait aucun moyen de le
savoir. Toutefois, il pouvait sans aucun doute apercevoir les dragons
ennemis. Déliés de leurs chaînes, on les gardait en dehors des remparts de la
ville, libres de s’envoler et de chasser à leur guise ; Aile-d’Argent et
Vermithor se lovaient souvent l’un autour de l’autre dans les champs au sud
de Chutebourg, tandis que Tessarion dormait et s’alimentait dans le camp
du prince Daeron, à l’ouest de la ville, à moins d’une centaine de pas de son
pavillon.
Les dragons sont des créatures de feu et de sang, et les trois bêtes
s’éveillèrent quand la bataille enfla autour d’elles. Un arbalétrier décocha
un carreau contre Aile-d’Argent, nous dit-on, et une quarantaine de
chevaliers montés cernèrent Vermithor avec épées, lances et haches,
espérant occire la bête pendant qu’elle somnolait encore à demi au sol. Ils
payèrent de leur vie cette folie. Ailleurs sur le champ de bataille, Tessarion
s’élança dans les airs, hurlant et crachant des flammes, et Addam Velaryon
fit virer Fumée-des-Mers pour aller à sa rencontre.
Les écailles de dragon sont pour une grande part (mais pas totalement)
insensibles à la flamme, elles protègent la chair et la musculature plus
vulnérables, au-dessous. Au fur et à mesure qu’un dragon prend de l’âge,
ses écailles s’épaississent et durcissent, offrant une protection encore
accrue, tandis que ses flammes gagnent en ardeur et en intensité (si celles
d’un individu juste éclos peuvent allumer de la paille, les flammes de
Balerion ou de Vhagar au summum de leur puissance pouvaient faire fondre
l’acier et la pierre – et en eurent l’occasion). Lorsque deux dragons
s’affrontent en combat mortel, par conséquent, ils recourent souvent à
d’autres armes qu’à leur flamme : des griffes noires comme le fer, longues
comme des épées et affilées comme des rasoirs, des mâchoires si terribles
qu’elles peuvent même broyer la plate d’acier d’un chevalier, des queues
semblables à des fouets dont les coups ont pu fracasser un chariot, briser les
reins de lourds destriers et envoyer des hommes voler à cinquante mètres
dans les airs.
La bataille entre Tessarion et Fumée-des-Mers fut différente.
L’histoire a baptisé Danse des Dragons la lutte entre le roi Aegon II et sa
demi-sœur Rhaenyra, mais il n’y eut qu’à Chutebourg que les dragons ont
jamais dansé vraiment. Tessarion et Fumée-des-Mers étaient de jeunes
dragons, plus souples dans les airs que leurs congénères plus âgés. Sans
répit, ils se ruèrent l’un sur l’autre jusqu’à ce que l’un ou l’autre esquive au
tout dernier moment. Prenant de l’altitude comme des aigles, piquant
comme des faucons, ils décrivaient des cercles, claquant des mâchoires et
rugissant, crachant du feu, mais sans jamais venir au contact. Une fois, la
Reine Bleue disparut dans un nuage, pour réapparaître un instant plus tard,
plongeant par-derrière sur Fumée-des-Mers pour lui brûler la queue avec
une bouffée de flammes cobalt. De son côté, Fumée-des-Mers roula de côté,
vira sur l’aile et décrivit une boucle. Un instant, il se trouva sous son
adversaire et soudain il se tordit dans le ciel et se replaça derrière elle. Les
deux dragons montèrent de plus en plus haut, suivis depuis les toits de
Chutebourg par des centaines d’yeux. L’un des témoins dit ensuite que le
vol de Tessarion et de Fumée-des-Mers ressemblait plus à une parade
nuptiale qu’à une bataille. Peut-être en était-ce une.
La danse s’acheva quand Vermithor prit son essor avec un rugissement.
Vieux de presque un siècle et aussi gros que les deux jeunes dragons
réunis, le dragon de bronze aux grandes ailes beige était en fureur quand il
prit son vol, du sang fumant d’une dizaine de plaies. En l’absence de
dragonnier, il ne faisait plus de différence entre ami et ennemi, aussi
épanchait-il son courroux sur tous, crachant des flammes de droite et de
gauche, se retournant avec sauvagerie contre tout homme qui osait lancer
une pique dans sa direction. Un chevalier tenta de fuir devant lui, pour se
voir saisi dans les mâchoires de Vermithor, tandis que son cheval continuait
seul à galoper. Les lords Piper et Desdaings, assis ensemble au sommet
d’une petite éminence, brûlèrent avec leurs écuyers, leurs serviteurs et leurs
boucliers liges quand la Furie d’airain remarqua par hasard leur présence.
Un instant plus tard, Fumée-des-Mers s’abattit sur lui.
Des quatre dragons sur le champ de bataille ce jour-là, seul Fumée-des-
Mers avait un dragonnier. Ser Addam Velaryon était venu prouver sa
loyauté en exterminant les Deux Traîtres et leurs dragons, et il y en avait
au-dessous de lui un qui s’attaquait à des hommes qui l’avaient rejoint pour
ce combat. Il devait se sentir tenu par le devoir de les protéger, même s’il
savait sans doute au fond de son cœur que son Fumée-des-Mers n’était pas
de taille, face au dragon plus âgé.
Ce ne fut pas ici une danse, mais un combat à mort. Vermithor ne
survolait pas la bataille à plus de vingt pieds quand Fumée-des-Mers le
percuta par en haut, le jetant hurlant dans la boue. Hommes et jeunes
garçons s’enfuirent terrorisés ou furent broyés sous les deux dragons qui
roulaient et s’entre-déchiraient. Les queues fouettaient, les ailes giflaient les
airs, mais les bêtes étaient tellement entremêlées qu’aucune n’arrivait à se
dégager. Benjicot Nerbosc observait la lutte du haut de son cheval à
cinquante pas de là. La taille et le poids de Vermithor surpassaient trop ceux
de Fumée-des-Mers, raconta lord Nerbosc au Grand Mestre Munkun bien
des années plus tard, et il aurait sûrement taillé le dragon gris argent en
pièces… si Tessarion n’avait pas fondu du ciel à cet instant même pour se
joindre au combat.
Qui pourra connaître le cœur d’un dragon ? Fut-ce simplement la soif de
sang qui poussa la Reine Bleue à attaquer ? La dragonne vint-elle en renfort
d’un des combattants ? Et, en ce cas, lequel ? Certains affirment que le lien
entre dragon et dragonnier est si profond que la bête partage les amours et
les haines de son maître. Mais qui était l’allié, ici, et qui l’ennemi ? Un
dragon sans dragonnier sait-il différencier l’ami de l’adversaire ?
Nous ne connaîtrons jamais la réponse à ces questions. Tout ce que
l’histoire nous apprend, c’est que les trois dragons se battirent dans la boue,
le sang et la fumée de la seconde bataille de Chutebourg. Fumée-des-Mers
fut le premier à périr, lorsque Vermithor referma ses crocs sur son cou et lui
arracha la tête. Ensuite, le dragon de bronze voulut prendre son vol, son
trophée encore dans sa gueule, mais ses ailes en lambeaux ne purent
soulever son poids. Au bout d’un moment il s’effondra et mourut.
Tessarion, la Reine Bleue, survécut jusqu’au coucher du soleil. À trois
reprises elle tenta de regagner le ciel et à trois reprises elle échoua. Vers la
fin de l’après-midi, elle paraissait souffrir, aussi lord Nerbosc fit-il venir son
meilleur archer, un homme qu’on appelait Billy Burley, qui prit position à
une centaine de pas (hors de portée des flammes du dragon à l’agonie) et lui
décocha trois flèches dans l’œil alors qu’elle gisait désemparée au sol.
Au crépuscule le combat était terminé. Bien que les seigneurs du
Conflans aient perdu moins d’une centaine d’hommes, tout en tuant plus
d’un millier des gens de Villevieille et du Bief, on ne pouvait considérer la
seconde Chutebourg comme une victoire complète pour les attaquants, car
ils avaient échoué à prendre la ville. Ses murailles restaient intactes et, une
fois que les hommes du roi eurent battu en retraite et fermé les portes, les
forces de la reine n’eurent aucun moyen d’y pratiquer une brèche,
dépourvues qu’elles étaient à la fois de matériel de siège et de dragons.
Néanmoins, ils avaient fait grand massacre de leurs ennemis désorientés et
désorganisés, incendié leurs tentes, brûlé ou capturé la presque totalité de
leurs chariots, de leur fourrage et de leurs vivres, et s’en allaient avec les
trois quarts de leurs destriers, ils avaient tué leur prince et mis un terme à
deux des dragons du roi.
Au lever de la lune, les seigneurs du Conflans abandonnèrent le champ
de bataille aux corbeaux charognards, disparaissant de nouveau dans les
collines. L’un d’eux, le jeune Ben Nerbosc, transportait avec lui le corps
rompu de ser Addam Velaryon, retrouvé mort auprès de son dragon. Ses os
reposeraient huit ans à Corneilla, mais en 138 son frère Alyn les ferait
rapatrier à Lamarck et enterrer à Carène, sa ville natale. Sur sa tombe est
inscrit un seul mot : LOYAL. L’ornementation des lettres est soutenue par
les représentations gravées d’un hippocampe et d’une souris.
Au matin qui suivit la bataille, les Conquérants de Chutebourg
regardèrent depuis les remparts de la ville pour découvrir que leurs ennemis
étaient partis. La ville était entourée par une jonchée de morts et parmi eux
gisaient les carcasses de trois dragons. Il n’en demeurait plus qu’un : Aile-
d’Argent, la monture de la Bonne Reine Alysanne au temps jadis, s’était
envolée au commencement du carnage, tournoyant des heures au-dessus du
champ de bataille, s’élevant sur les vents chauds qui montaient des brasiers
au-dessous. Elle ne redescendit qu’après la tombée de la nuit, pour se poser
auprès de ses cousins occis. Des rhapsodes chanteraient plus tard qu’elle
avait par trois fois soulevé de son mufle l’aile de Vermithor, comme pour
l’inciter à reprendre son essor, mais il s’agit très probablement d’une fable.
Le soleil levant la trouverait battant des ailes sans conviction au-dessus du
champ de bataille, se repaissant des dépouilles brûlées de chevaux,
d’hommes et de bœufs.
Huit des treize Chausse-Trapes gisaient morts, parmi lesquels lord Owen
Fossovoie, Marq Ambrose et Jon Roxton le Hardi. Richard Rodden avait
reçu une flèche dans le cou et expirerait le jour d’après. Restaient quatre des
conspirateurs, dont ser Hobert Hightower et lord Unwin Peake. Et si Hugh
Marteau avait péri et avec lui ses rêves de royauté, le deuxième Traître
vivait encore. Ulf Blanc s’était éveillé de son sommeil d’ivrogne pour se
retrouver le dernier dragonnier, possesseur du dernier dragon.
« Le Marteau est mort, et votre gamin pareil, rapporte-t-on qu’il aurait
déclaré à lord Peake. Il vous reste plus que moi. » Quand lord Peake lui
demanda ses intentions, le Blanc répliqua : « Nous nous mettons en marche,
exactement comme vous le souhaitiez. Vous prenez la ville et moi, je prends
ce foutu trône, qu’est-ce que vous en dites ? »
Le lendemain matin, ser Hobert Hightower lui rendit visite pour débattre
des détails de leur assaut contre Port-Réal. Il apportait avec lui en cadeau
deux barils de vin, un de rouge de Dorne et un d’Auré de La Treille. Bien
qu’Ulf le Licheur n’ait jamais rencontré de cru qui ne lui ait pas plu, on lui
savait une prédilection pour des cépages doux. Sans doute ser Hobert
escomptait-il boire du rouge sec tandis que lord Ulf lampait l’Auré de La
Treille. Pourtant, quelque chose dans l’attitude de Hightower – il transpirait
et bégayait, il était bien trop jovial, témoigna par la suite l’écuyer qui les
avait servis – éveilla les soupçons de Blanc. Méfiant, il ordonna qu’on
mette le rouge de Dorne de côté pour plus tard et insista pour que ser
Hobert Hightower partage avec lui l’Auré de La Treille.
L’histoire n’a pas grand-chose de flatteur à dire de ser Hobert Hightower,
mais nul ne peut lui reprocher les circonstances de sa mort. Plutôt que de
trahir ses compagnons Chausse-Trapes, il laissa l’écuyer remplir sa coupe,
but d’un trait et demanda à ce qu’on lui en verse de nouveau. Une fois qu’il
vit Hightower boire, Ulf le Licheur fit honneur à son surnom, avalant trois
coupes avant de commencer à bâiller. Le poison dans le vin était un poison
lent. Lorsque lord Ulf s’endormit pour ne jamais se réveiller, ser Hobert se
leva d’une saccade, tentant de se faire vomir, mais trop tard. Son cœur
s’arrêta dans l’heure. « Nul homme n’avait jamais craint l’épée de ser
Hobert, dit de lui Champignon, mais sa coupe de vin tuait mieux que l’acier
valyrien. »
Par la suite, lord Unwin Peake offrit mille dragons d’or à tout chevalier
de noble naissance capable de revendiquer Aile-d’Argent. Trois hommes se
présentèrent. Quand le premier se fit arracher le bras et que le second
mourut calciné, le troisième se ravisa. Désormais, l’armée de Peake, les
vestiges du grand ost que le prince Daeron et lord Ormund Hightower
avaient mené depuis Villevieille, s’étiolait, au fur et à mesure que des
déserteurs fuyaient par dizaines Chutebourg, avec tout le butin qu’ils
pouvaient emporter. S’inclinant devant la défaite, lord Unwin fit venir ses
seigneurs et chevaliers et donna l’ordre de la retraite.
Addam Velaryon, né Addam de Carène, accusé d’être un tourne-casaque,
avait sauvé Port-Réal des ennemis de la reine… au prix de sa propre vie. La
reine ne sut pourtant rien de sa valeur. La fuite de Rhaenyra hors de Port-
Réal avait été hérissée de difficultés. À Rosby, elle trouva les portes du
château barrées à son approche, par ordre de la jeune femme dont elle avait
rejeté les prétentions en faveur d’un frère plus jeune. Le gouverneur du
jeune lord Castelfoyer lui accorda l’hospitalité, mais pour une seule nuit.
« Ils viendront à vos trousses, prévint-il la reine, et je n’ai pas le pouvoir de
leur résister. » La moitié de ses manteaux d’or désertèrent en route, et son
camp fut une nuit attaquée par des hommes en rupture de ban. Si ses
chevaliers repoussèrent les agresseurs, ser Balon Boulleau fut abattu d’une
flèche et ser Lyonel Bentley, un jeune chevalier de la Garde Régine, reçut
un coup à la tête qui lui fendit le heaume. Il mourut le lendemain après
avoir sombré dans le délire. La reine poursuivit sa route vers Sombreval.
La maison Sombrelyn avait compté parmi les plus solides partisans de la
reine, mais elle avait payé cette loyauté au prix fort. Lord Gunthor avait
perdu la vie au service de la reine, comme son oncle Steffon. Sombreval
même avait été mis à sac par ser Criston Cole. Rien d’étonnant donc si la
veuve de lord Gunthor était rien moins que ravie quand Sa Grâce apparut à
ses portes. Seule l’intervention de ser Harrold Sombre convainquit lady
Meredyth de laisser la reine pénétrer dans l’enceinte (les Sombre étaient de
lointains parents des Sombrelyn, et ser Harrold avait autrefois servi comme
écuyer auprès du défunt ser Steffon), et à la seule condition qu’elle ne
resterait pas longtemps.
Une fois en sécurité derrière les remparts du Fort Jaune, dominant le port,
Rhaenyra ordonna au mestre de lady Sombrelyn d’envoyer un message au
Grand Mestre Gerardys sur Peyredragon, demandant qu’on envoie
immédiatement un vaisseau pour la ramener chez elle. Trois corbeaux
s’envolèrent, assurent les chroniques de la ville… Pourtant, au fil des jours,
nul navire n’apparut. Aucune réponse de Gerardys à Peyredragon non plus,
à la fureur de la reine. Une fois encore, elle commença à douter de la
loyauté de son Grand Mestre.
La reine connut plus de chance ailleurs. De Winterfell, Cregan Stark
écrivit pour annoncer qu’il mènerait un ost au sud dès qu’il le pourrait, mais
avertit qu’il lui faudrait du temps pour réunir ses hommes « car mes
domaines sont vastes et, avec l’hiver sur nous, nous devons engranger notre
dernière récolte ou périr de faim quand les neiges viendront de façon
durable. » Le Nordien promit à la reine dix mille hommes, « plus jeunes et
plus frais que mes Loups de l’Hiver ». La Jouvencelle du Val promit
également son aide, en répondant de son château d’hiver, les Portes de la
Lune… mais, avec les cols de montagne bloqués par les neiges, ses
chevaliers devraient arriver par la mer. Si la maison Velaryon voulait
envoyer ses vaisseaux à Goëville, écrivait lady Jeyne, elle dépêcherait sur-
le-champ une armée à Sombreval. Sinon, elle devrait louer des navires de
Braavos et de Pentos et, pour cela, elle aurait besoin de fonds.
La reine Rhaenyra ne possédait ni or ni vaisseaux. En jetant lord Corlys
au cachot elle avait perdu sa flotte, et elle avait fui Port-Réal, terrorisée,
pour sauver sa vie sans la moindre petite pièce. Au désespoir, en proie à la
crainte, Sa Grâce arpentait en larmes les remparts de Sombreval, devenant
toujours plus grise et plus hagarde. Elle ne trouvait plus le sommeil et
refusait toute nourriture. Elle ne supportait pas non plus d’être séparée du
prince Aegon, son dernier fils survivant ; jour et nuit, le garçon demeurait à
ses côtés « comme une petite ombre pâle ».
Quand lady Meredyth fit clairement comprendre à la reine qu’elle n’était
plus la bienvenue, Rhaenyra fut forcée de vendre sa couronne afin d’obtenir
l’argent d’une traversée sur un navire de commerce braavien, la Violande.
Ser Harrold Sombre la pressa de chercher refuge auprès de lady Arryn au
Val, tandis que ser Medrick Manderly tentait de la persuader de
l’accompagner, lui et son frère, ser Torrhen, jusqu’à Blancport où ils
rentraient, mais Sa Grâce refusa les deux propositions. Elle était inflexible
et tenait à rentrer à Peyredragon. Là-bas, elle trouverait des œufs de dragon,
dit-elle à ses loyaux partisans ; il lui fallait avoir un autre dragon, ou tout
était perdu.
Des vents soutenus drossèrent la Violande plus près des côtes de Lamarck
que la reine ne l’aurait souhaité et, à trois reprises, elle passa à portée de
voix des vaisseaux de guerre du Serpent de Mer, mais Rhaenyra veilla à se
tenir totalement hors de vue. Enfin, les Braaviens entrèrent dans le port au
pied du Montdragon, à la marée du soir. De Sombreval, la reine avait
envoyé un corbeau pour avertir de son arrivée et elle trouva une escorte qui
l’attendait, quand elle débarqua avec son fils Aegon, ses dames et trois
chevaliers de la Garde Régine (les manteaux d’or qui avaient chevauché
avec elle depuis Port-Réal étaient restés à Sombreval, tandis que les
Manderly demeuraient à bord de la Violande, à destination de Blancport).
Il pleuvait quand la suite de la reine accosta et c’est à peine si on voyait
qui que ce soit sur le port. Même les bordels des quais semblaient sombres
et déserts, mais Sa Grâce n’y prêta aucune attention. Malade en son corps et
en son âme, brisée par la trahison, Rhaenyra Targaryen ne souhaitait plus
que rentrer à son siège, où elle se figura que son fils et elle seraient en
sécurité. La reine imaginait peu qu’elle allait subir sa dernière et sa plus
dramatique trahison.
Son escorte, forte d’une quarantaine d’hommes, était placée sous les
ordres de ser Alfred Balaie, un des hommes restés en arrière quand
Rhaenyra avait lancé son attaque sur Port-Réal. Balaie était le plus âgé des
chevaliers à Peyredragon, ayant rejoint la garnison sous le règne du Vieux
Roi. En tant que tel, il s’attendait à être désigné gouverneur, quand
Rhaenyra était partie s’emparer du Trône de Fer… mais le caractère
maussade et désagréable de ser Alfred n’inspirait ni l’affection ni la
confiance, nous dit Champignon, si bien que la reine lui avait préféré le plus
affable ser Robert Coing. Quand Rhaenyra demanda pourquoi ser Robert
n’était pas venu à sa rencontre, ser Alfred répondit que la reine verrait
« notre gros ami » au château.
Et ce fut le cas… bien que le cadavre noirci de Coing soit si brûlé qu’on
ne puisse plus l’identifier, quand ils lui firent face. On ne le reconnaissait
qu’à son volume, car ser Robert avait été d’un embonpoint considérable. Ils
le trouvèrent pendu aux remparts de la poterne auprès de l’intendant de
Peyredragon, du capitaine de la Garde, du maître d’armes… et de la tête et
de la partie supérieure du torse du Grand Mestre Gerardys. Sous les côtes, il
n’y avait plus rien, et les entrailles du Grand Mestre pendaient de son ventre
ouvert, comme autant de serpents noirs calcinés.
Le sang reflua des joues de la reine quand elle découvrit les cadavres,
mais le jeune prince Aegon fut le premier à saisir leur signification. « Mère,
s’écria-t-il, fuyez ! », mais trop tard.
Les hommes de ser Alfred se jetèrent sur les protecteurs de la reine. Une
hache fendit la tête de ser Harrold Sombre avant que son épée puisse sortir
du fourreau, et ser Adrian Rougefort fut frappé dans le dos avec une pique.
Seul ser Loreth Lansdale se mut assez vivement pour réagir en défense de la
reine, tuant les deux premiers hommes qui vinrent sur lui avant d’être lui-
même occis. Avec lui périssait le dernier membre de la Garde Régine.
Quand le prince Aegon se saisit de la lame de ser Harrold, ser Alfred la lui
fit sauter de la main avec dédain.
Au garçon, à la reine et à ses dames, on fit franchir les portes de
Peyredragon à la pointe des piques jusqu’à la cour du château. Là (comme
le formula Champignon de si mémorable façon bien des années plus tard)
ils se retrouvèrent face à face avec « un homme mort et un dragon
mourant ».
Les écailles de Feux-du-Soleyl brillaient toujours au soleil comme de l’or
martelé, mais, affalé sur la pierre valyrienne noire et fondue de la cour, il
apparaissait clairement comme une créature brisée, lui qui avait été le plus
splendide dragon qui ait fendu les cieux de Westeros. L’aile quasiment
arrachée à son corps par Meleys se dressait à un angle incongru, tandis que
sur son dos de récentes cicatrices fumaient et saignaient encore quand il se
mouvait. Feux-du-Soleyl était recroquevillé en boule quand la reine et sa
compagnie le découvrirent tout d’abord. Lorsqu’il remua et leva la tête, on
vit le long de son cou d’énormes plaies, à l’endroit où un autre dragon avait
arraché la chair à pleine gueule. Sur son ventre, à certains endroits, des
croûtes remplaçaient les écailles et, où aurait dû se trouver son œil droit, il
n’y avait plus qu’une orbite vide, bouchée d’un caillot de sang noir.
On devait se demander, comme le fit assurément Rhaenyra, comment la
chose était advenue.
Nous en savons désormais tant et plus que la reine ignorait. Pour cela,
nous devons avoir de la gratitude pour le Grand Mestre Munkun, car ce fut
sa Chronique véritable, basée en large part sur le récit du Grand Mestre
Orwyle, qui révéla comment Aegon II était arrivé à Peyredragon.
Ce fut lord Larys Fort le Pied-Bot qui fit quitter la ville au roi et à ses
enfants à la première apparition des dragons de la reine dans les cieux au-
dessus de Port-Réal. Aussi, pour ne pas franchir une des portes de la ville,
où on aurait pu les remarquer et les reconnaître, lord Larys les conduisit-il
par un des anciens passages secrets de Maegor le Cruel, dont il avait seul la
connaissance.
Ce fut également lord Larys qui décréta que les fugitifs devaient se
séparer, pour que, si l’un d’eux venait à être pris, les autres puissent
atteindre la liberté. Ser Rickard Thorne reçut ordre d’amener le prince
Maelor, deux ans, à lord Hightower. La princesse Jaehaera, une enfant
douce et simple de six ans, fut placée à la charge de ser Willis Fell, qui jura
de la conduire à bon port à Accalmie. Aucun des deux ne savait la
destination de l’autre, afin que ni l’un ni l’autre ne puisse trahir l’autre en
cas de capture.
Et seul Larys lui-même savait que le roi, défait de ses beaux habits et
revêtu d’une cape de pêcheur marquée de sel, avait été dissimulé au sein
d’une cargaison de morues sur un bateau de pêche, aux bons soins d’un
chevalier bâtard ayant de la famille sur Peyredragon. Une fois qu’elle
apprendrait la disparition du roi, raisonnait le Pied-Bot, Rhaenyra allait
forcément lancer des chasseurs à ses trousses… mais un bateau ne laisse
pas de piste sur les vagues, et peu de chasseurs songeraient à chercher
Aegon sur l’île même de sa sœur, à l’ombre de sa forteresse. Tout ceci, le
Grand Mestre Orwyle le tenait des lèvres de lord Fort, nous apprend
Munkun.
Et Aegon aurait pu rester là, dissimulé mais inoffensif, noyant sa douleur
dans le vin et cachant sous un lourd manteau les cicatrices de ses brûlures,
si Feux-du-Soleyl n’avait pas retrouvé le chemin de Peyredragon. Nous
pouvons nous interroger sur la raison qui le ramena à Montdragon :
beaucoup l’ont fait. Le dragon blessé, avec son aile à demi brisée, était-il
poussé par quelque instinct primordial à revenir à son site natal, la
montagne fumante où il avait émergé de son œuf ? Ou sentit-il, on ne sait
comment, la présence du roi Aegon sur l’île, à travers tant de lieues et de
mers tempétueuses, et y vola-t-il pour rejoindre son dragonnier ? Septon
Eustace n’hésite pas à suggérer que Feux-du-Soleyl avait perçu le besoin
désespéré d’Aegon. Mais qui pourra présumer connaître le cœur d’un
dragon ?
Après que l’attaque fatidique de lord Mouton l’avait chassé du champ de
cendres et d’ossements devant Repos-des-Freux, l’histoire perd de vue
Feux-du-Soleyl pendant plus de la moitié d’un an (certains récits contés
dans les grand-salles des Crabbe et des Brune suggèrent que le dragon
aurait pu se réfugier une partie de ce temps dans les profondes pinèdes et
les cavernes de la presqu’île de Claquepince). Bien que son aile déchirée se
soit suffisamment rétablie pour lui permettre de voler, elle avait guéri à un
mauvais angle, et demeurait faible. Feux-du-Soleyl ne pouvait plus planer
ni rester très longtemps en l’air, et devait déployer des efforts pour voler,
même sur de courtes distances. Le fou Champignon, avec cruauté, dit
qu’alors que la plupart des dragons fendaient les airs comme des aigles,
Feux-du-Soleyl n’était plus guère qu’un « grand poulet doré crachant du
feu, sautillant et voletant de colline en colline ».
Cependant, ce « poulet crachant du feu » traversa les flots de la baie de la
Néra… car c’était Feux-du-Soleyl que les marins du Nessaria avaient vu
attaquer Gris Spectre. Ser Robert Coing avait blâmé le Cannibale, mais
Tom Langue-en-Brouille, un bègue qui entendait plus qu’il ne disait, n’avait
pas ménagé la bière pour les Volantains, notant toutes les occasions où ils
mentionnaient les écailles dorées de l’assaillant. Le Cannibale, il le savait
fort bien, était noir comme charbon. Et donc, les deux Tom et leurs
« cousins » (une demi-vérité, puisque seul ser Marston partageait le même
sang, étant le fils bâtard de la sœur de Tom Barbe-en-Brouille par le
chevalier qui lui avait ravi son pucelage) levèrent l’ancre dans leur petit
bateau, à la recherche du tueur de Gris Spectre.
Le roi brûlé et le dragon estropié retrouvèrent chacun en l’autre une
raison d’être. Émergeant d’une tanière cachée sur les flancs orientaux isolés
de Montdragon, Aegon s’aventura chaque jour à l’aube, reprenant les airs
pour la première fois depuis Repos-des-Freux, tandis que les deux Tom et
leur cousin Marston Waters regagnaient l’autre côté de l’île afin de chercher
des hommes disposés à les aider à reconquérir le château. Même sur
Peyredragon, longtemps siège et forteresse de la reine Rhaenyra, ils en
trouvèrent beaucoup qui n’aimaient point la reine pour nombre de raisons,
tant bonnes que mauvaises. Certains pleuraient leurs frères, leurs fils et
leurs pères tués lors de la Semaison ou durant la bataille du Gosier, certains
espéraient du butin ou de l’avancement, tandis que d’autres estimaient
qu’un fils devait passer avant une fille, attribuant à Aegon la validité des
droits.
La reine avait pris avec elle ses meilleurs hommes pour aller à Port-Réal.
Sur son île, protégée par les vaisseaux du Serpent de Mer et ses hautes
murailles valyriennes, Peyredragon semblait inexpugnable, si bien que la
garnison laissée par Sa Grâce pour la défendre était réduite, composée en
majeure partie d’hommes jugés peu ou pas utiles : des barbes grises et des
jeunesses, les boiteux, les lents et les estropiés, des hommes se rétablissant
de blessures, ceux à la loyauté douteuse et ceux qu’on soupçonnait de
lâcheté. À leur tête, Rhaenyra plaça ser Robert Coing, un homme capable,
devenu vieux et gras.
Coing était un solide partisan de la reine, tous s’accordent sur ce point,
mais certains des hommes sous ses ordres étaient moins léaux, couvant
divers ressentiments et des rancunes pour d’anciens torts, réels ou
imaginaires. Le principal d’entre eux était ser Alfred Balaie. Il se révéla
plus que disposé à trahir sa reine, en retour d’une promesse de seigneurie,
de terres et d’or, si Aegon II remontait sur le trône. Son long service dans la
garnison lui permit de conseiller les hommes du roi sur les forces et les
faiblesses de Peyredragon, les gardes qu’on pourrait soudoyer ou gagner à
leur cause, ceux qu’il faudrait tuer ou emprisonner.
Quand elle se produisit, la chute de Peyredragon prit moins d’une heure.
Des hommes introduits par Balaie ouvrirent une poterne à l’heure des
fantômes pour permettre à ser Marston Waters, Tom Langue-en-Brouille et
leurs hommes de se glisser dans le château sans être observés. Tandis qu’un
groupe s’emparait de l’armurerie et qu’un autre plaçait sous bonne garde les
gardes léaux et le maître d’armes de Peyredragon, ser Marston surprit le
Grand Mestre Gerardys dans sa roukerie, afin qu’aucune nouvelle de
l’attaque ne s’échappe par corbeau. Ser Alfred était lui-même à la tête des
hommes qui firent irruption dans les appartements du gouverneur pour
surprendre ser Robert Coing. Alors que ce dernier s’évertuait à se lever de
son lit, Balaie plongea une pique dans son énorme bedaine pâle.
Champignon, qui connaissait bien les deux hommes, dit que ser Alfred
n’aimait pas ser Robert et lui en voulait. On le croira volontiers, car le coup
fut porté avec tant de force que le fer ressortit dans le dos de ser Robert et
traversa le lit de plumes et la paillasse pour se planter dans le parquet au-
dessous.
Le plan ne connut d’échec qu’à un seul égard ; alors que Tom Langue-en-
Brouille et ses canailles enfonçaient la porte de la chambre à coucher de
lady Baela pour la faire prisonnière, la jeune fille se glissa par la fenêtre, se
faufilant sur les toits et descendant les murs jusqu’à ce qu’elle atteigne la
cour. Les hommes du roi avaient pris soin de placer sous surveillance les
écuries où l’on gardait les dragons du château, mais Baela avait grandi à
Peyredragon et connaissait des entrées et des sorties qu’ils ignoraient. Le
temps que ses poursuivants la rattrapent, elle avait déjà défait les chaînes de
Danselune pour la seller.
Ainsi advint-il que, quand le roi Aegon II survola sur Feux-du-Soleyl le
sommet enfumé de Montdragon et descendit en s’attendant à faire son
entrée triomphale en toute sécurité dans un château tombé entre les mains
de ses hommes, où les loyalistes à la reine étaient capturés ou occis, Baela
Targaryen, fille du prince Daemon par lady Laena, aussi intrépide de son
père, prit son essor à sa rencontre. Danselune était une jeune dragonne vert
pâle, avec des cornes, une crête et l’ossature de ses ailes perle. En dehors de
sa grande envergure, elle ne dépassait guère la taille d’un palefroi et pesait
moins. Elle était extrêmement vive, néanmoins, et Feux-du-Soleyl, quoique
bien plus gros, devait compter avec une aile malformée et avait reçu de Gris
Spectre des blessures récentes.
Ils s’affrontèrent dans les ténèbres qui précèdent l’aube, des ombres dans
le ciel illuminant la nuit de leurs feux. Danselune esquiva les flammes de
Feux-du-Soleyl, évita ses mâchoires, fila sous les serres qui se tendaient,
puis vira et griffa d’en haut le dragon plus massif, ouvrant le long de son
dos une longue plaie fumante et déchirant son aile blessée. En bas, les
observateurs racontèrent que Feux-du-Soleyl, comme ivre, partit dans les
airs en une embardée, luttant pour rester en vol, tandis que Danselune
tournait et revenait sur lui, crachant le feu. Feux-du-Soleyl répliqua par un
jet ardent de flamme dorée, si éclatant qu’il illumina la cour au-dessous
comme un second soleil, une déflagration qui frappa de plein fouet
Danselune aux yeux. La jeune dragonne fut très probablement aveuglée à
cet instant, mais elle poursuivit son vol, percutant Feux-du-Soleyl, en une
confusion d’ailes et de griffes. Dans leur chute, Danselune frappa Feux-du-
Soleyl au cou de façon répétée, arrachant des bouchées de chair, tandis que
le dragon plus âgé lui fouaillait le ventre de ses griffes. Sous une chape de
fumée et de flammes, aveugle et perdant son sang, Danselune battit
désespérément des ailes pour tenter de se dégager, mais ses efforts eurent
pour seul résultat de ralentir leur chute.
Dans la cour, les observateurs coururent se mettre à l’abri quand les
dragons percutèrent la pierre dure, toujours aux prises. Au sol, la vivacité de
Danselune s’avéra peu utile, contre la taille et le poids de Feux-du-Soleyl.
Bientôt, le dragon vert reposa immobile. Le dragon doré hurla sa victoire et
essaya de se relever, pour s’effondrer de nouveau sur le sol, du sang brûlant
jaillissant de ses blessures.
Le roi Aegon avait sauté de sa selle alors que les dragons étaient encore à
une vingtaine de pieds du sol, se brisant les deux jambes. Lady Baela resta
jusqu’au bout sur Danselune. Brûlée et malmenée, la jeune fille trouva
encore la force de détacher ses chaînes de selle pour s’éloigner en rampant
tandis que son dragon se tordait dans les derniers spasmes de l’agonie.
Lorsque Alfred Balaie tira son épée pour l’occire, Marston Waters arracha
l’arme à la main de l’homme. Tom Langue-en-Brouille la porta jusqu’au
mestre.
Ce fut ainsi qu’Aegon II remporta le siège ancestral de la maison
Targaryen, mais il le fit à un prix terrible. Jamais plus Feux-du-Soleyl ne
volerait. Il gisait dans la cour à l’endroit où il s’était abattu, se repaissant de
la carcasse de Danselune et, plus tard, de moutons tués pour lui par la
garnison. Et Aegon II passa le reste de sa vie dans une grande souffrance…
Toutefois, à son honneur, lorsque le Grand Mestre Gerardys lui proposa du
lait de pavot, il refusa. « Je ne suivrai plus cette voie, dit-il. Je ne suis pas
non plus assez sot pour boire une potion que vous auriez préparée pour moi.
Vous êtes une créature de ma sœur. »
Sur l’ordre du roi, la chaîne que la princesse Rhaenyra avait arrachée du
cou du Grand Mestre Orwyle pour la donner à Gerardys fut maintenant
employée pour pendre ce dernier. On ne lui accorda pas le trépas rapide
d’une chute brusque et d’une nuque rompue, mais plutôt une lente
strangulation, à battre des pieds tandis qu’il étouffait. À trois reprises, alors
qu’il était au bord de la mort, on fit descendre Gerardys pour lui laisser
reprendre son souffle, et se voir de nouveau suspendu. Au terme de la
troisième fois, on l’éventra et on le laissa pendre devant Feux-du-Soleyl,
afin que le dragon puisse lui dévorer les entrailles et les jambes, mais le roi
ordonna qu’on préserve une part suffisante du Grand Mestre pour qu’il
puisse « saluer ma tendre sœur à son retour ».
Peu de temps après, alors que le roi reposait dans la grand-salle de la tour
Tambour, ses jambes brisées, pansées et munies d’attelles, le premier des
corbeaux de la reine Rhaenyra arriva de Sombreval. Lorsque Aegon apprit
que la reine rentrait sur la Violande il ordonna à ser Alfred Balaie de
préparer pour son arrivée « une réception appropriée ».
Tout ceci, nous le savons aujourd’hui. La reine ignorait tout quand elle
débarqua dans le piège de son frère.
Septon Eustace (qui n’éprouvait guère d’amour pour la reine) nous dit
que Rhaenyra rit en contemplant ce qui restait de Feux-du-Soleyl le Doré.
« De qui est-ce l’ouvrage ? lui fait-il dire. Nous devons le remercier. »
Champignon (qui avait beaucoup d’affection pour elle) conte une autre
version. Dans son récit, Rhaenyra s’exclame : « Comment en sommes-nous
arrivés là ? » Les deux chroniques s’accordent à dire que ce fut le roi qui
parla ensuite : « Ma sœur », appela-t-il d’un balcon. Incapable de marcher,
voire de tenir debout, il s’y était fait transporter dans une litière. La hanche
brisée au Repos-des-Freux avait laissé Aegon tordu et contrefait, son visage
naguère séduisant avait été bouffi par le lait de pavot, et des cicatrices de
brûlures lui couvraient la moitié du corps. Pourtant Rhaenyra le reconnut
immédiatement et lui dit : « Mon cher frère. J’avais espéré que vous étiez
mort.
— Après vous, répliqua Aegon. C’est vous l’aînée.
— Je suis bien aise que vous vous en souveniez. Il semblerait que nous
soyons vos prisonniers… mais ne comptez pas nous retenir longtemps. Mes
léaux seigneurs me retrouveront.
— S’ils fouillent les sept enfers, peut-être », dit en réponse le roi, tandis
que ses hommes arrachaient Rhaenyra aux bras de son fils. Certains récits
racontent que ce fut ser Balaie qui la tenait par le bras, d’autres désignent
les deux Tom, Barbe-en-Brouille le père et Langue-en-Brouille le fils. Ser
Marston Waters était lui aussi là pour témoigner, vêtu d’un manteau blanc,
car le roi Aegon l’avait nommé dans sa Garde Royale, en récompense de sa
valeur.
Pourtant, ni Marston Waters, ni aucun autre chevalier et seigneur présent
dans la cour ne prononça un mot de protestation quand le roi Aegon livra sa
demi-sœur à son dragon. Feux-du-Soleyl, dit-on, ne parut pas initialement
prendre le moindre intérêt à l’offrande, jusqu’à ce que Balaie pique le sein
de la reine de son poignard. L’odeur du sang excita le dragon, qui huma Sa
Grâce, puis la baigna d’une bouffée de flammes, si soudainement que le
manteau de ser Alfred prit feu alors qu’il s’écartait d’un bond. Rhaenyra
Targaryen eut le temps de lever la tête vers le ciel et de hurler une ultime
malédiction contre son demi-frère avant que les mâchoires de Feux-du-
Soleyl se referment sur elle, lui arrachant le bras et l’épaule.
Septon Eustace nous informe que le dragon doré dévora la reine en six
bouchées, ne laissant que sa jambe droite au-dessous du tibia « pour
l’Étranger ». Elinda Massey, la plus jeune et la plus douce des dames de
compagnie de Rhaenyra, se serait crevé les yeux à ce spectacle, tandis que
le fils de la reine, Aegon le Jeune, contemplait avec horreur, incapable de
bouger. Rhaenyra Targaryen, la Joie du Royaume et Reine d’une Demi-
Année, quitta cette vallée de larmes au vingt-deuxième jour de la dixième
lune, en la cent trentième année après la Conquête d’Aegon. Elle avait
trente-trois ans.
Ser Alfred Balaie était en faveur de tuer également le prince Aegon, mais
le roi Aegon l’interdit. À seulement dix ans, le jeune garçon pouvait encore
avoir une valeur comme otage, déclara-t-il. Certes, sa demi-sœur était
morte, elle avait encore des partisans en campagne, avec qui il faudrait
compter avant que Sa Grâce puisse espérer siéger de nouveau sur le trône
de fer. Ainsi donc assura-t-on des fers au cou, au poignet et à la cheville du
prince Aegon et le mena-t-on dans les cachots en dessous de Peyredragon.
Les dames de compagnie de la reine, étant de noble naissance, reçurent des
cellules dans la tour Mervouivre, pour y attendre rançon.
« Le temps de rester caché est terminé, déclara le roi Aegon II. Que
volent les corbeaux pour que le royaume puisse apprendre que l’usurpatrice
est morte et que son roi véritable rentre chez lui revendiquer le trône de son
père. »
La Mort des Dragons
Le bref et triste règne du roi Aegon II

« Le temps de rester caché est terminé », déclara le roi Aegon II sur


Peyredragon, après que Feux-du-Soleyl se fut repu de sa sœur. « Que volent
les corbeaux pour que le royaume puisse apprendre que l’usurpatrice est
morte et que son roi véritable rentre chez lui revendiquer le trône de son
père. »
Pourtant, même les rois véritables peuvent découvrir que certaines choses
se proclament plus aisément qu’elles ne s’accomplissent. La lune enflerait,
diminuerait et enflerait encore avant qu’Aegon II prenne congé de
Peyredragon.
Entre lui et Port-Réal s’étendaient l’île de Lamarck, toute la largeur de la
baie de la Néra, et des dizaines de navires de guerre Velaryon en patrouille.
Avec le Serpent de Mer « invité » de Trystan Vrayfeu à Port-Réal et ser
Addam mort à Chutebourg, le commandement des flottes Velaryon reposait
désormais entre les mains du frère d’Addam, Alyn, le fils cadet de Souris,
la fille du charpentier de marine, un garçon de quinze ans… Mais serait-ce
un ami ou un ennemi ? Son frère avait péri en se battant pour la reine, mais
cette même reine avait emprisonné leur seigneur et était elle-même morte.
On dépêcha des corbeaux à Lamarck, proposant à la maison Velaryon le
pardon de toutes ses offenses passées si Alyn de Carène voulait bien se
présenter à Peyredragon et jurer allégeance… mais jusqu’à ce qu’une
réponse arrive et tant qu’elle n’était pas reçue, ç’aurait été folie pour
Aegon II de se hasarder à traverser la baie et risquer la capture.
Sa Grâce ne tenait d’ailleurs pas à voguer vers Port-Réal. Dans les jours
qui avaient suivi le trépas de sa demi-sœur, le roi s’était raccroché à l’espoir
que Feux-du-Soleyl pourrait recouvrer assez de forces pour voler de
nouveau. Mais le dragon parut encore s’affaiblir et bientôt les blessures de
son cou commencèrent à empester. Même la fumée qu’il exhalait avait un
remugle. Vers la fin, il refusa de s’alimenter.
Au neuvième jour de la douzième lune de 130, le magnifique dragon doré
qui avait fait l’orgueil du roi Aegon mourut dans la cour extérieure de
Peyredragon, à l’endroit de sa chute. Sa Grâce fondit en larmes et ordonna
qu’on remonte du cachot sa cousine lady Baela et qu’on l’exécute. Ce ne fut
que lorsqu’elle eut la tête sur le billot qu’il se repentit, quand son mestre lui
rappela que la mère de cette fille était une Velaryon, la propre fille du
Serpent de Mer. Un autre corbeau s’envola pour Lamarck, porteur d’une
menace, cette fois : si Alyn de Carène ne se présentait pas sous quinze jours
pour prêter hommage à son suzerain légitime, lady Baela sa cousine y
perdrait sa tête.
Sur la côte ouest de la baie de la Néra, cependant, la Lune des Trois Rois
connut une fin subite quand une armée apparut devant les remparts de Port-
Réal. Pendant plus d’une moitié d’an, la ville avait vécu dans la crainte de
l’armée en marche d’Ormund Hightower… mais quand vint l’assaut, il
n’arriva point de Villevieille via Pont-l’Amer et Chutebourg, mais du terme
de la route Royale : d’Accalmie. Borros Baratheon, apprenant la mort de la
reine, avait quitté son épouse tout juste tombée enceinte et ses quatre filles,
pour partir au nord à travers le Bois-du-Roi avec six cents chevaliers et
quatre mille fantassins.
Quand l’avant-garde Baratheon fut repérée de l’autre côté de
l’embouchure de la Néra, le Berger donna ordre à ses fidèles de se ruer vers
le fleuve pour empêcher lord Borros de débarquer. Mais ils ne venaient plus
que par centaines écouter ce mendiant qui avait naguère prêché à des
dizaines de milliers, et peu obéirent. Au sommet de la grande colline
d’Aegon, l’écuyer qui se faisait à présent appeler le roi Trystan Vrayfeu alla
sur les remparts avec Larys Fort et ser Perkin la Puce contempler les rangs
grossissants des Orageois. « Nous n’avons pas le pouvoir de nous opposer à
un tel ost, sire, dit lord Larys à l’enfant, mais peut-être les paroles
réussiront-elles où les épées ne peuvent qu’échouer. Envoyez-moi
parlementer avec eux. » Et ainsi dépêcha-t-on le Pied-Bot de l’autre côté du
fleuve sous pavillon de trêve, accompagné du Grand Mestre Orwyle et de la
reine douairière Alicent.
Le sire d’Accalmie les reçut dans un pavillon à la lisière du Bois-du-Roi,
tandis que ses hommes abattaient des arbres afin de construire des radeaux
pour traverser le flot. Là, la reine Alicent reçut l’heureuse nouvelle que sa
petite-fille Jaehaera, sa seule enfant survivante de son fils Aegon et de sa
fille Helaena, avait été menée à bon port à Accalmie par ser Willis Fell de la
Garde Royale ; la reine douairière versa des pleurs de joie.
Trahisons et fiançailles s’ensuivirent, jusqu’à ce qu’un accord soit forgé
entre lord Borros, lord Larys et la reine Alicent, avec le Grand Mestre
Orwyle pour témoin. Le Pied-Bot promit que ser Perkin et ses chevaliers de
caniveau rejoindraient les Orageois pour replacer le roi Aegon II sur le
trône de fer, à la condition que tous, hormis l’usurpateur Trystan,
recevraient le pardon de tous leurs méfaits, jusques et y compris la haute
trahison, la rébellion, le vol, l’assassinat et le viol. La reine Alicent accepta
que son fils le roi Aegon fasse de lady Cassandra, fille aînée de lord Borros,
sa nouvelle reine. Lady Floris, une autre des filles de sa seigneurie, devait
être fiancée à Larys Fort.
Le problème posé par la flotte Velaryon fut débattu de façon exhaustive.
« Nous devons impliquer le Serpent de Mer dans tout ceci, rapporte-t-on
qu’aurait décidé lord Baratheon. Peut-être plairait-il au vieil homme d’avoir
une toute nouvelle épouse ? J’ai deux filles qui n’ont pas encore de promis.
— Il est traître à trois égards, objecta la reine Alicent. Jamais Rhaenyra
n’aurait pu prendre Port-Réal sans lui. Sa Grâce mon fils n’aura pas oublié.
Je veux sa mort.
— Il sera bientôt mort quoi qu’il arrive, répliqua lord Larys Fort.
Concluons pour l’heure la paix avec lui, et tirons de lui tout le parti que
nous pourrons. Une fois que les choses seront complètement assurées, si
nous n’avons plus besoin de la maison Velaryon, nous pourrons toujours
prêter main-forte à l’Étranger. »
Et ainsi en décida-t-on, de fort honteuse manière. Les émissaires
rentrèrent à Port-Réal, et les Orageois ne tardèrent pas à les suivre,
traversant sans incident l’embouchure de la Néra. Lord Borros trouva les
remparts de la ville totalement dépourvus de gardes, les portes sans défense,
les rues et les places vides, hormis de cadavres. En gravissant avec son
porte-bannière et les boucliers de sa maison la grande colline d’Aegon, il vit
les étendards en guenilles de l’écuyer Trystan descendues des créneaux de
la porte de garde, et la bannière au dragon d’or du roi Aegon II levée à leur
place. La reine Alicent émergea en personne du Donjon Rouge pour lui
souhaiter la bienvenue, ser Perkin la Puce à ses côtés. « Où est
l’usurpateur ? voulut savoir lord Borros en mettant pied à terre dans la cour
extérieure.
— Captif et enchaîné », répondit ser Perkin.
Aguerri par de nombreuses escarmouches de frontière avec les Dorniens
et sa récente campagne victorieuse contre un nouveau roi Vautour, lord
Borros Baratheon ne perdit pas de temps pour rétablir l’ordre à Port-Réal.
Après une nuit de célébration modérée au Donjon Rouge, il se lança le
lendemain à l’assaut de la colline de Visenya et du « roi Connin » Gaemon
Cheveux-Pâles. Des colonnes de chevaliers en armure gravirent la colline
de trois directions, piétinant sous leurs sabots la canaille des rues, les épées-
louées et les ivrognes qui s’étaient agglutinés autour du petit roi et les
mettant en déroute. Le jeune monarque, qui, deux jours plus tôt seulement,
avait célébré son cinquième anniversaire, fut ramené au Donjon Rouge, jeté
sur le dos d’un cheval, en chaînes et en pleurs. Derrière lui marchait sa
mère, serrant la main de la Dornienne Sylvenna Sand, à la tête d’une longue
file de putains, sorcières, tire-laine, fourbes et poivrots, les vestiges
survivants de la « cour » de Cheveux-Pâles.
Le tour du Berger vint la nuit suivante. Alerté par le sort des catins et de
leur petit roi, le prophète avait demandé à son « armée de va-nu-pieds » de
s’assembler autour de Fossedragon pour défendre la colline de Rhaenys
« par le sang et le fer ». Mais l’étoile du Berger avait cessé de briller. Moins
de trois cents vinrent en réponse à son appel, et nombre d’entre eux
s’égaillèrent quand l’assaut commença. Lord Borros fit gravir la colline par
l’ouest à ses chevaliers, tandis que ser Perkin et ses chevaliers de caniveau
montaient de Culpucier par le flanc sud, plus escarpé. Crevant les rangs
dégarnis des défenseurs pour entrer dans les ruines de Fossedragon, ils
découvrirent le prophète au milieu des têtes de dragons (désormais dans un
état de putréfaction très avancé), entouré par un cercle de torches,
continuant à prêcher la fin des temps et la dévastation. Lorsqu’il aperçut
lord Borros sur son destrier, le Berger pointa sur lui son moignon et le
maudit. « Nous nous reverrons en enfer avant que l’année soit achevée »,
proclama le frère mendiant. Comme Gaemon Cheveux-Pâles, il fut capturé
vivant et ramené au Donjon Rouge, enchaîné.
Ainsi la paix revint-elle à Port-Réal, d’une certaine façon. Au nom de son
fils, « notre roi véritable, Aegon, second du nom », la reine Alicent
proclama le couvre-feu, rendant illégal de se trouver dans les rues de la ville
après la tombée du jour. Le Guet fut reformé sous le commandement de ser
Perkin la Puce afin de veiller à l’application du couvre-feu, tandis que lord
Borros et ses Orageois gardaient les portes de la ville et ses remparts.
Descendus de leurs collines, les trois faux « rois » languirent dans les
cachots, attendant le retour du vrai. Ce retour dépendait toutefois des
Velaryon de Lamarck. Derrière les murailles du Donjon Rouge, la reine
douairière Alicent et lord Larys Fort avaient offert au Serpent de Mer sa
liberté, le pardon complet de ses trahisons et une place au conseil restreint
du roi s’il voulait ployer le genou devant Aegon II en le reconnaissant pour
roi, et leur apporter les épées et les voiles de Lamarck. Le vieil homme
s’était toutefois montré d’une surprenante inflexibilité. « Mes genoux sont
vieux et raides, et ne ploient pas aisément », répondit lord Corlys, avant de
poser ses propres conditions. Il voulait le pardon non seulement pour lui-
même, mais pour tous ceux qui avaient combattu pour la reine Rhaenyra, et
demandait de plus qu’Aegon le Jeune reçoive la main de la princesse
Jaehaera en mariage afin que tous deux puissent être ensemble proclamés
héritiers du roi Aegon. « Le royaume a été partagé en deux, dit-il. Il nous
appartient de le ressouder. » Les filles de lord Baratheon ne l’intéressaient
pas, mais il voulait qu’on libère lady Baela sur-le-champ.
La reine Alicent fut scandalisée par « l’arrogance » de lord Velaryon,
nous dit Munkun, en particulier par son exigence que l’Aegon de la reine
Rhaenyra soit nommé héritier de son propre Aegon. Elle avait subi la perte
de deux de ses trois fils et de sa seule fille durant la Danse, et ne pouvait
supporter l’idée qu’un seul des fils de sa rivale puisse vivre. Avec colère, Sa
Grâce rappela à lord Corlys qu’elle avait deux fois proposé des termes de
paix à Rhaenyra, pour voir ses propositions rejetées avec mépris. Il échut à
lord Larys, le Pied-Bot, d’apaiser la tempête, calmant la reine par un discret
rappel de tout ce qu’ils avaient discuté sous la tente de lord Baratheon, la
persuadant de consentir aux propositions du Serpent de Mer.
Le lendemain, lord Corlys Velaryon, le Serpent de Mer, ploya le genou
devant la reine Alicent, assise sur les premières marches du trône de fer,
pour représenter son fils, et là, il jura au roi sa loyauté et celle de sa maison.
Sous les yeux des dieux et des hommes, la reine douairière lui accorda un
pardon royal et lui rendit son ancienne place au conseil restreint, en tant que
lord Amiral et maître des navires. Des corbeaux s’envolèrent vers Lamarck
et Peyredragon annoncer l’accord… et pas un jour trop tôt, car ils
trouvèrent le jeune Alyn Velaryon qui assemblait ses vaisseaux en vue
d’une attaque contre Peyredragon, et le roi Aegon qui se préparait une fois
de plus à décapiter sa cousine Baela.
Dans les derniers jours de 130, le roi Aegon II rentra enfin à Port-Réal,
accompagné de ser Marston Waters, de ser Alfred Balaie, des deux Tom et
de lady Baela Targaryen (toujours enchaînée, de crainte qu’elle ne s’en
prenne à la personne du roi si on la libérait). Escortés par douze galères de
guerre Velaryon, ils naviguèrent sur une vieille cogue de commerce décatie
nommée Souris, ayant pour propriétaire et capitaine Marilda de Carène. Si
on peut se fier à Champignon, le choix du navire était délibéré. « Lord Alyn
aurait pu renvoyer le roi chez lui à bord de La Gloire de lord Aethan, de la
Maréedu matin ou même de la Fille de Port-d’Épice, mais il voulait qu’on
le voie entrer en catimini dans la ville sur une souris, déclare le nain. Lord
Alyn était un garçon insolent qui n’avait aucune affection pour son roi. »
Le retour du roi fut loin d’être triomphal. Encore incapable de marcher,
Sa Grâce fut transportée par la porte de la Rivière dans une litière close et
amenée au Donjon Rouge, au sommet de la grande colline d’Aegon, à
travers une ville silencieuse, devant des rues désertes, des maisons
abandonnées et des boutiques pillées. Les marches escarpées et étroites du
trône de fer se révélèrent également impossibles pour lui ; désormais, le roi
restauré dut donner audience sur un siège de bois, sculpté et capitonné, à la
base du véritable trône, avec une couverture sur ses jambes tordues et
brisées.
Bien qu’il souffre énormément, le roi ne se retira plus dans sa chambre à
coucher, et ne recourut ni au vinsonge ni au lait de pavot ; il se mit sur-le-
champ à prononcer son jugement sur les trois « rois éphémères » qui
avaient régné sur Port-Réal durant la Lune de Folie. L’écuyer fut le premier
à affronter son courroux, et condamné à mort pour haute trahison. Jeune
homme brave, Trystan adopta initialement une attitude de défi quand on le
traîna devant le trône de fer, jusqu’à ce qu’il voie ser Perkin la Puce debout
aux côtés du roi. Cela lui ôta toute crânerie, déclare Champignon, mais
même alors le jeune homme ne plaida pas l’innocence et n’implora pas
pitié ; il demanda simplement à être fait chevalier avant de mourir. Le roi
Aegon lui accorda cette faveur, sur quoi ser Marston Waters adouba le jeune
homme (bâtard comme lui) ser Trystan Feu (« Vrayfeu », le nom que s’était
attribué le garçon ayant été jugé présomptueux) et ser Alfred Balaie lui
trancha la tête avec Feunoyr, l’épée d’Aegon le Conquérant.
Le roi Connin, Gaemon Cheveux-Pâles, connut un sort plus doux. Venant
juste d’avoir cinq ans, l’enfant fut épargné en raison de sa jeunesse et fait
pupille de la Couronne. Sa mère, Essie, qui avait eu l’impudence de se faire
appeler lady Esselyn durant le bref règne de son fils, confessa sous la
torture que le père de Gaemon n’était pas le roi, ainsi qu’elle l’avait
auparavant prétendu, mais en fait un rameur aux cheveux d’argent débarqué
d’une galère de commerce lysienne. Étant de basse extraction et indigne de
l’épée, Essie et Sylvenna Sand, la catin dornienne, furent pendues sur les
murs du Donjon Rouge, en même temps que vingt-sept autres membres de
la cour du « roi » Gaemon, un peu glorieux assortiment de voleurs,
d’ivrognes, de baladins, de mendiants, de putains et de souteneurs.
En dernier lieu, le roi Aegon II tourna son attention vers le Berger. Quand
on l’amena devant le trône de fer pour être jugé, le prophète refusa de se
repentir de ses crimes ou d’admettre la trahison ; il tendit le moignon de sa
main vers le roi et déclara à Sa Grâce : « Nous nous reverrons en enfer
avant que l’année soit achevée », les mêmes paroles qu’il avait lancées à
Borros Baratheon au moment de sa capture. Pour cette insolence, Aegon lui
fit arracher la langue avec des pincettes ardentes, puis il le condamna, lui et
ses « traîtres partisans » à la mort par le feu.
Au dernier jour de l’année, deux cent quarante et un « agneaux va-nu-
pieds », les partisans les plus fervents et les plus dévoués du Berger, furent
badigeonnés de poix et enchaînés à des poteaux au long de la large voie
pavée qui courait vers l’est de la place Crépin à Fossedragon. Tandis que les
septuaires de la ville faisaient sonner leurs cloches pour signaler la fin de
l’année révolue et l’arrivée de la nouvelle, le roi Aegon remonta dans sa
litière la rue (désormais connue sous le nom de voie du Berger, plutôt que
de rue de la Colline), tandis que ses chevaliers trottaient de chaque côté,
appliquant leurs torches aux agneaux captifs pour éclairer son passage. Sa
Grâce continua à gravir la colline de la sorte jusqu’au sommet, où le Berger
lui-même était ligoté au milieu des têtes des cinq dragons. Soutenus par
deux de ses frères jurés de la Garde Royale, le roi Aegon se leva de ses
coussins, tituba jusqu’au poteau où l’on avait enchaîné le prophète et lui
bouta le feu de sa propre main.
« Rhaenyra l’usurpatrice n’était plus, ses dragons étaient morts, les rois
baladins tous déchus. Pourtant, le royaume ne connaissait pas la paix »,
écrivit peu après septon Eustace. Avec sa demi-sœur tuée et le dernier fils
survivant de celle-ci captif à sa cour, le roi Aegon II aurait raisonnablement
pu s’attendre à ce que le reste de l’opposition à son règne se dissolve… et
peut-être serait-ce arrivé si Sa Grâce avait suivi les conseils de lord
Velaryon et promulgué un pardon général pour tous ces seigneurs et
chevaliers qui avaient épousé la cause de la reine.
Hélas, le roi n’était pas d’esprit clément. Pressé par sa mère, la reine
douairière Alicent, Aegon était résolu à tirer vengeance de ceux qui
l’avaient trahi et déposé. Il commença par les terres de la Couronne,
envoyant ses propres hommes et les Orageois de Borros Baratheon contre
Rosby, Castelfoyer et Sombreval, et les donjons et villages aux alentours.
Bien que les seigneurs ainsi mis en cause, par leurs intendants et
gouverneurs, aient été prompts à abattre la bannière à quartiers de Rhaenyra
pour hisser à sa place le dragon d’or d’Aegon, chacun fut à son tour conduit
en chaînes à Port-Réal et contraint de jurer obéissance devant le roi. On ne
les libéra pas tant qu’ils n’eurent pas accepté de payer une lourde rançon et
de fournir à la Couronne des otages appropriés.
Cette campagne se révéla être une grave erreur, car elle ne servit qu’à
endurcir encore contre le roi les cœurs des hommes de la défunte reine. Des
rapports parvinrent bientôt à Port-Réal de guerriers qui se réunissaient en
grand nombre à Winterfell, Tertre-bourg et Blancport. Dans les terres du
Conflans, lord Grover Tully, vieux et alité, avait fini par mourir
(d’apoplexie, en voyant sa maison combattre le roi légitime à la seconde
bataille de Chutebourg, assure Champignon) et son petit-fils Elmo, devenu
enfin seigneur de Vivesaigues, avait une nouvelle fois appelé à la guerre les
seigneurs du Trident, pour ne pas subir le même sort que les lords Rosby,
Castelfoyer et Sombrelyn. À lui vinrent Benjicot Nerbosc de Corneilla, déjà
guerrier endurci à treize ans ; sa farouche jeune tante, Aly la Noire, avec
trois cents archers ; lady Sabitha Frey, la dame des Jumeaux, impitoyable et
avide ; lord Hugo Vance de Bel-Accueil ; lord Jorah Mallister de Salvemer ;
lord Roland Darry de Darry ; et même, oui, même Humfrey Bracken, sire
de la Haye-Pierre, dont la maison avait jusque-là soutenu la cause du roi
Aegon.
Plus graves encore étaient les nouvelles du Val, où lady Jeyne Arryn avait
assemblé quinze cents chevaliers et huit mille hommes d’armes et envoyé
des émissaires vers les Braaviens pour obtenir des vaisseaux afin de les
amener à Port-Réal. Avec eux, viendrait un dragon. Lady Rhaena de la
maison Targaryen, la jumelle de Baela la Brave, avait apporté avec elle au
Val un œuf de dragon… un œuf qui s’était révélé fertile, donnant naissance
à un petit, rose pâle, aux cornes et à la crête noires. Rhaena baptisa la
dragonne Point du Jour.
Il faudrait des années avant que Point du Jour grandisse assez pour qu’on
la chevauche au combat, mais la nouvelle de sa naissance n’en causa pas
moins un grand émoi dans le conseil des Verts. Si les rebelles pouvaient
arborer un dragon et que les loyalistes en soient incapables, fit observer la
reine Alicent, le peuple risquait de juger leurs ennemis plus légitimes. « Il
me faut un dragon », déclara Aegon II quand on le lui dit.
Mis à part le petit de lady Rhaena, il ne restait plus dans tout Westeros
que trois dragons en vie. Voleur-de-Moutons avait disparu avec la jeune
Orties, mais on pensait qu’il se trouvait quelque part sur la presqu’île de
Claquepince ou dans les montagnes de la Lune. Le Cannibale hantait
toujours les flancs orientaux de Montdragon. Aux dernières nouvelles, Aile-
d’Argent avait quitté la désolation de Chutebourg pour le Bief et, disait-on,
établi sa tanière sur une petite île rocailleuse au milieu du lac Rouge.
La dragonne argentée de la reine Alysanne avait accepté un second
dragonnier, fit observer Borros Baratheon. « Pourquoi pas un troisième ?
Revendiquez le dragon, et votre couronne sera assurée. » Mais Aegon II
n’était toujours pas en état de marcher ou de tenir debout, et encore moins
d’enfourcher et de chevaucher un dragon. Sa Grâce n’était pas non plus
assez robuste pour faire un long voyage dans le royaume jusqu’au lac
Rouge, à travers des régions infestées de traîtres, de rebelles et d’hommes
en rupture de ban.
Ce n’était pas la bonne réponse, clairement. « Pas Aile-d’Argent, déclara
Sa Grâce. Je veux un nouveau Feux-du-Soleyl, plus orgueilleux, plus féroce
que le précédent. » On envoya donc des corbeaux à Peyredragon, où les
œufs des dragons Targaryen, certains si anciens qu’ils s’étaient changés en
pierre, étaient conservés sous bonne garde dans des celliers et des caves. Le
mestre là-bas en choisit sept (en l’honneur des dieux) qu’il jugeait les plus
prometteurs et les expédia à Port-Réal. Le roi Aegon les conserva dans ses
appartements, mais aucun ne donna de dragon. Champignon nous raconte
que Sa Grâce s’assit sur « un gros œuf mauve et or » pendant un jour et une
nuit, espérant le faire éclore, « mais il aurait aussi bien pu s’agir d’un étron
mauve et or pour tout le bien que cela fit ».
Le Grand Mestre Orwyle, libéré du cachot et une fois de plus adorné de
la chaîne de sa charge, nous offre une vision détaillée du conseil vert rétabli,
en cette époque troublée où régnaient la peur et le soupçon, même dans les
murs du Donjon Rouge. Au moment précis où l’unité était une nécessité
absolue, les seigneurs autour du roi Aegon II se trouvaient profondément
divisés, incapables de s’accorder sur la meilleure façon de faire face à
l’orage qui montait.
Le Serpent de Mer était en faveur de la réconciliation, du pardon et de la
paix.
Borros Baratheon méprisait cette voie, qu’il tenait pour de la faiblesse ; il
voulait défaire les traîtres sur le champ de bataille, déclara-t-il au roi et au
conseil. Il ne demandait que des hommes ; on devait ordonner à Castral Roc
et à Villevieille de lever immédiatement de nouvelles armées.
Ser Tyland Lannister, le Grand Argentier aveugle, proposa de naviguer
jusqu’à Lys ou Tyrosh pour engager une ou plusieurs compagnies d’épées-
louées (Aegon II ne manquait pas de fonds, puisque ser Tyland avait placé
les trois quarts du trésor de la Couronne en sécurité entre les mains de
Castral Roc, de Villevieille et de la Banque de Fer avant que la reine
Rhaenyra ne s’empare de la ville et du trésor).
Lord Velaryon jugeait tous ces efforts futiles. « Nous n’avons pas le
temps. À Villevieille et à Castral Roc, ce sont des enfants qui occupent les
sièges du pouvoir. Nous ne trouverons plus d’assistance là-bas. Les
meilleures compagnies libres sont liées par contrat à Lys, Myr ou Tyrosh.
Même si ser Tyland parvenait à les en détacher, il ne pourrait pas les
ramener ici à temps. Mes vaisseaux peuvent empêcher les Arryn d’arriver à
nos portes, mais qui arrêtera les Nordiens et les seigneurs du Trident ? Ils
sont déjà en marche. Nous devons négocier la paix. Sa Grâce devrait les
absoudre de tous leurs crimes et trahisons, proclamer l’Aegon de Rhaenyra
son héritier et le marier sur-le-champ à la princesse Jaehaera. C’est la seule
solution. »
Les mots du vieil homme s’adressaient à des sourds, toutefois. La reine
Alicent avait consenti à regret aux fiançailles de sa petite-fille avec le jeune
fils de Rhaenyra, mais elle avait agi sans le consentement du roi. Aegon II
avait d’autres idées. Il souhaitait épouser sans délai Cassandra Baratheon,
car « elle me donnera des fils solides, dignes du Trône de Fer ». Il ne voulut
pas non plus permettre qu’Aegon épouse sa fille et peut-être engendre des
fils qui pourraient embrouiller l’ordre de succession. « Qu’il prenne le noir
et passe le reste de ses jours au Mur, décréta Sa Grâce, ou qu’il renonce à sa
virilité pour me servir comme eunuque. Le choix lui appartient, mais il
n’aura pas d’enfants. La lignée de ma sœur doit prendre fin. »
Même cela était considéré comme une option trop douce par ser Tyland
Lannister, qui plaidait pour une exécution immédiate du prince Aegon le
Jeune. « Tant qu’il respirera, ce garçon restera une menace, déclara
Lannister. Ôtez-lui la tête, et ces traîtres n’auront plus ni reine, ni roi, ni
prince. Plus tôt il sera mort, plus tôt cette rébellion s’achèvera. » Ses
paroles et celles du roi horrifièrent lord Velaryon. Le vieux Serpent de Mer,
« tonnant en son courroux », accusa le roi et le conseil d’être « des sots, des
menteurs et des parjures » et quitta la salle à grand fracas.
Borros Baratheon proposa alors au roi de rapporter la tête du vieillard et
Aegon II était sur le point de donner son consentement quand lord Larys
Fort éleva la voix, leur rappelant que le jeune Alyn Velaryon, l’héritier du
Serpent de Mer, demeurait hors d’atteinte à Lamarck.
« Tuez le vieux serpent et nous perdrons le jeune, dit le Pied-Bot, et tous
leurs beaux vaisseaux rapides par la même occasion. » Ils devaient plutôt,
assura-t-il, s’empresser de se réconcilier sur-le-champ avec lord Corlys, afin
de conserver la maison Velaryon dans leur camp. « Accordez-lui ses
fiançailles, Votre Grâce, insista-t-il auprès du roi. Des fiançailles ne sont
point des noces. Nommez Aegon le Jeune votre héritier. Un prince n’est
point un roi. Considérez l’histoire et décomptez combien d’héritiers n’ont
pas vécu pour s’asseoir sur le trône. Vous traiterez avec Lamarck en temps
utile, quand vos ennemis seront vaincus et que votre marée sera à son plein.
Ce jour n’est pas encore venu. Nous devons être patients et lui parler avec
douceur. »
Du moins ses mots nous sont-ils ainsi parvenus, d’Orwyle, en passant par
Munkun. Ni septon Eustace ni le fou Champignon n’assistaient au conseil.
Cela n’empêche pourtant pas Champignon d’en discuter, commentant : « Y
a-t-il jamais eu d’homme aussi fourbe que le Pied-Bot ? Oh, celui-là aurait
fait un fou magnifique. Les mots coulaient de ses lèvres comme le miel
d’un rayon de ruche et jamais poison n’eut goût plus suave. »
L’énigme que représente Larys Fort le Pied-Bot confond depuis des
générations les érudits en histoire, et ce n’est pas une de celles que nous
pouvons espérer démêler ici. Où se situaient ses véritables loyautés ? Quels
étaient ses motifs ? Il louvoya à travers toute la Danse des Dragons, tantôt
dans un camp, tantôt dans l’autre, disparaissant puis réapparaissant, et
néanmoins survivant à tout. Combien de ce qu’il a dit et fait était-il une
ruse, combien était réel ? Était-ce simplement un homme qui voguait au gré
du vent dominant, ou connaissait-il déjà son but quand il avait pris la mer ?
Nous pouvons poser la question, mais personne ne répondra. Le dernier des
Fort garde ses secrets.
Nous savons certes qu’il était rusé et secret, et pourtant convaincant et
aimable s’il le fallait. Ses paroles firent dévier le roi et le conseil de leur
dessein. Lorsque la reine Alicent regimba, se demandant à voix haute
comment on pourrait reconquérir lord Corlys après tout ce qui avait été dit
ce jour, lord Fort répondit : « Reposez-vous sur moi pour cette tâche, Votre
Grâce. Sa seigneurie m’écoutera, il me semble. »

Et c’est ce qu’il fit. Car, bien que personne ne le sache à ce moment-là, le


Pied-Bot alla directement voir le Serpent de Mer quand le conseil fut levé,
et lui parla de l’intention du roi de lui accorder tout ce qu’il avait demandé
et de l’assassiner par la suite, quand la guerre serait terminée. Et quand le
vieil homme voulut se ruer l’épée à la main exercer une sanglante
vengeance, lord Larys l’apaisa par de douces paroles et des sourires. « Il y a
un meilleur moyen », assura-t-il en conseillant la patience. Ainsi tissa-t-il sa
toile de menteries et de trahison, les dressant tous les uns contre les autres.
Tandis que complots et manigances tourbillonnaient autour de lui, que
des ennemis s’approchaient sur tous les fronts, Aegon II en demeurait
ignorant. Le roi n’était pas un homme en bonne santé. Les brûlures qu’il
avait reçues à Repos-des-Freux lui avaient laissé des cicatrices qui
couvraient la moitié de son corps. Champignon prétend qu’elles l’avaient
également rendu impuissant. Il ne pouvait pas marcher, non plus. Son saut
du dos de Feux-du-Soleyl à Peyredragon avait brisé sa jambe droite en deux
endroits, et fracassé les os de la gauche. La droite s’était rétablie, consigne
par écrit le Grand Mestre Orwyle ; point si bien la gauche. Les muscles de
celle-ci s’étaient atrophiés, le genou raidi, la chair fondant jusqu’à ce qu’il
ne reste plus qu’un bâton flétri, si tordu qu’Orwyle jugeait qu’il vaudrait
mieux pour Sa Grâce l’amputer complètement. Le roi ne voulait toutefois
pas en entendre parler. Et on le transportait donc en litière d’un lieu à
l’autre. Ce fut seulement vers la fin qu’il recouvra la force de marcher à
l’aide d’une béquille, traînant sa mauvaise jambe derrière lui.
Souffrant constamment durant la dernière moitié d’année de sa vie,
Aegon semblait ne tirer plaisir que de la perspective de son prochain
mariage. Même les cabrioles de ses fous ne le faisaient jamais rire, nous dit
Champignon, premier d’entre eux… même si « Sa Grâce riait de temps en
temps de mes saillies et aimait à me garder près d’elle pour alléger sa
mélancolie et l’aider à se vêtir ». Quoiqu’il ne soit plus capable lui-même
de rapports charnels, à cause de ses brûlures, selon le nain, Aegon ressentait
quand même l’aiguillon de la chair et observait souvent de derrière un
rideau un de ses favoris copuler avec quelque servante ou dame de la cour.
La plupart du temps, c’était Tom Langue-en-Brouille qui remplissait cette
tâche pour lui, nous dit-on ; à d’autres moments, certains chevaliers de la
maison prenaient la place de déshonneur et, à trois reprises, Champignon
lui-même fut contraint de rendre ce service. Après ces sessions, nous
raconte le fou, le roi pleurait de honte et convoquait septon Eustace pour lui
accorder l’absolution. (Eustace ne mentionne rien de tout cela dans sa
propre chronique des derniers jours d’Aegon.)
Durant cette période le roi Aegon II ordonna aussi qu’on répare et
rebâtisse Fossedragon, commissionna deux immenses statues de ses frères
Aemond et Daeron (décrétant qu’elles devraient dépasser en hauteur le
Titan de Braavos et être plaquées de feuille d’or) et présida à un bûcher
public de tous les décrets et proclamations promulgués par les « rois
éphémères », Trystan Vrayfeu et Gaemon Cheveux-Pâles.
Cependant, ses ennemis étaient en marche. Par le Neck venait Cregan
Stark, sire de Winterfell, un grand ost derrière lui (septon Eustace parle de
« vingt mille sauvages hurlants en peaux de bêtes hirsutes », bien que
Munkun dans sa Chronique véritable abaisse ce chiffre à huit mille) dans le
même temps que la Jouvencelle du Val envoyait de Goëville sa propre
armée : dix mille hommes sous les ordres de lord Leowyn Corbray et de son
frère, ser Corwyn, qui portait Dame Affliction, la fameuse lame en acier
valyrien.
Toutefois, la menace la plus immédiate était celle que posaient les
hommes du Trident. Près de six mille d’entre eux s’étaient assemblés à
Vivesaigues où Elmo Tully avait convoqué ses bannerets. Hélas, ser Elmo
lui-même avait expiré en route d’avoir bu une eau insalubre après
seulement quarante-neuf jours comme sire de Vivesaigues, mais le titre
avait été transmis à son fils aîné, ser Kermit Tully, un jeune homme exalté
et déterminé, impatient de prouver sa valeur comme guerrier. Ils étaient à
six jours de marche de Port-Réal, progressant sur la route Royale, quand
lord Borros Baratheon mena ses Orageois à leur rencontre, ses forces
grossies par des levées de Castelfoyer, Rosby, Fengué et Sombreval, ainsi
que par deux mille hommes et jeunes garçons des bordels de Culpucier,
armés à la hâte de piques et de marmites de fer en guise de casques.
Les deux armées se retrouvèrent face à face à deux jours de la ville, en un
lieu où la route Royale passait entre un bois et une colline basse. Il pleuvait
dru depuis des jours et l’herbe était détrempée, le sol mou et boueux. Lord
Borros avait confiance en la victoire, car ses éclaireurs lui avaient appris
que les seigneurs du Conflans étaient menés par des enfants et des femmes.
Le crépuscule était presque venu quand il repéra l’ennemi. Il n’en ordonna
pas moins une attaque immédiate… bien que la route devant lui soit une
muraille dense de boucliers, et que la colline à sa droite grouille d’archers.
Lord Borros prit lui-même la tête de la charge, faisant adopter par ses
chevaliers une formation en biseau, et il dévala la route dans un fracas de
tonnerre vers le cœur de l’ennemi, où flottait la truite d’argent de
Vivesaigues sur sa bannière rouge et bleue, auprès des armes écartelées de
la reine morte.
La Citadelle appelle l’affrontement qui suivit la bataille de la route
Royale. Ceux qui la livrèrent l’appelèrent le Chaos de Boue. Sous n’importe
quel nom, la dernière bataille de la Danse des Dragons se révélerait être un
combat totalement déséquilibré. Les arcs droits sur la colline abattirent dans
leur charge les chevaux sous les chevaliers de lord Borros, en faisant tant
chuter que moins de la moitié des cavaliers parvinrent au rempart de
boucliers. Ceux qui y arrivèrent découvrirent leurs rangs désorganisés, leur
biseau débandé, tandis que leurs montures glissaient et s’évertuaient dans la
boue molle. Bien que les Orageois fassent grand massacre avec leurs
piques, leurs épées et leurs haches longues, les seigneurs du Conflans
tinrent bon, de nouveaux hommes s’avançant pour combler la brèche laissée
par ceux qui tombaient. Lorsque les fantassins de lord Baratheon firent leur
entrée fracassante dans la mêlée, il sembla que le rempart de boucliers
vacillait, reculait, il parut sur le point de céder… jusqu’à ce que, dans une
éruption de cris et de hurlements venus du bois sur la gauche de la route,
des centaines d’hommes des Conflans jaillissent en renfort des arbres,
menés par ce fou de Benjicot Nerbosc, qui gagnerait ce jour le surnom de
Ben le Sanglant, par lequel on le connaîtrait durant le restant de sa longue
vie.
Lord Borros lui-même était encore à cheval au sein du carnage. Quand il
vit la bataille basculer, sa seigneurie demanda à son écuyer de sonner la
trompe de guerre, signalant à sa réserve d’avancer. À l’appel de la trompe,
cependant, les hommes de Rosby, de Castelfoyer et de Fengué laissèrent
choir les dragons dorés du roi et demeurèrent immobiles, la canaille de
Port-Réal s’égailla comme une troupe d’oies et les chevaliers de Sombreval
rejoignirent l’ennemi, attaquant les Orageois par leurs arrières. En un demi-
battement de cœur, la bataille tourna à la déroute, et la dernière armée du roi
Aegon fut broyée.
Borros Baratheon périt au combat. Désarçonné quand son destrier fut
abattu par les flèches d’Aly la Noire et de ses archers, il continua à se battre
à pied, tuant d’innombrables hommes d’armes, une douzaine de chevaliers
et les lords Mallister et Darry. Le temps que Kermit Tully vienne devant lui,
lord Borros était mort debout, tête nue (il avait arraché son casque enfoncé),
saignant d’une vingtaine de plaies, à peine capable de tenir debout.
« Rendez-vous, ser, intima le sire de Vivesaigues à celui d’Accalmie, la
victoire nous revient. » Lord Baratheon répondit par une imprécation,
répliquant : « Plutôt danser aux enfers que porter vos chaînes. » Puis il
chargea… droit sur le fléau d’armes de lord Kermit, qui le frappa en plein
visage dans une immonde gerbe de sang, d’os et de cervelle. Le seigneur
d’Accalmie périt dans la boue qui longeait la route Royale, son épée
toujours en main 1.
Quand les corbeaux au Donjon Rouge apportèrent les nouvelles de la
bataille, le conseil vert se réunit en toute hâte. Toutes les mises en garde du
Serpent de Mer s’étaient vérifiées. Castral Roc, Hautjardin et Villevieille
avaient tardé à répondre à la demande de nouvelles armées par le roi.
Lorsqu’elles le firent, ce fut pour formuler des excuses et des prétextes,
plutôt que des promesses. Les Lannister étaient occupés par leur guerre
contre le Kraken Rouge, les Hightower, ayant perdu trop d’hommes,
n’avaient plus de commandants capables, la mère du petit lord Tyrell écrivit
pour répondre qu’elle avait des raisons de douter de la loyauté des
bannerets de son fils et, « n’étant qu’une simple femme, je ne suis point
apte moi-même à mener un ost à la guerre ». Ser Tyland Lannister, ser
Marston Waters et ser Julian Armoise avaient été dépêchés de l’autre côté
du détroit en quête d’épées-louées de Pentos, Tyrosh et Myr, mais aucun
n’était encore revenu.
Le roi Aegon II se tiendrait bientôt nu face à ses ennemis, tous les
hommes du roi le savaient. Ben Nerbosc le Sanglant, Kermit Tully, Sabitha
Frey et leurs frères dans la victoire se préparaient à reprendre leur avancée
sur la ville et, quelques jours à peine derrière eux, venaient lord Cregan
Stark et ses Nordiens. La flotte braavienne transportant l’ost d’Arryn avait
quitté Goëville et faisait voile vers le Gosier, où seul le jeune Alyn Velaryon
se tenait sur leur route… et on ne pouvait se fier à la loyauté de Lamarck.
« Votre Grâce, dit le Serpent de Mer quand fut réuni le reste du conseil
autrefois orgueilleux des Verts, vous devez capituler. La ville ne pourra
soutenir un nouveau sac. Protégez votre peuple et protégez-vous. Si vous
abdiquez en faveur du prince Aegon, il vous laissera prendre le noir et vivre
honorablement le reste de votre existence sur le Mur.
— Vraiment ? » demanda le roi Aegon. Munkun nous dit qu’il semblait
plein d’espoir.
Sa mère n’entretenait aucune illusion de ce genre. « Vous avez donné sa
mère à dévorer par votre dragon, rappela-t-elle à son fils. Le petit a tout
vu. »
Le roi se tourna vers elle, aux abois. « Que voulez-vous que je fasse ?
— Vous avez des otages, riposta la reine douairière. Tranchez une des
oreilles du garçon et envoyez-la à lord Tully. Avertissez-les qu’il perdra un
autre morceau à chaque mille qu’ils parcourront.
— Oui, dit Aegon II. Bien. Il en sera fait ainsi. » Il convoqua ser Alfred
Balaie, qui l’avait si bien servi à Peyredragon. « Allez et veillez-y, ser. »
Alors que le chevalier se retirait, le roi se tourna vers Corlys Velaryon.
« Priez votre bâtard de se battre avec bravoure, messire. S’il me fait défaut,
si un seul de ces Braaviens passe le Gosier, votre précieuse lady Baela
perdra elle aussi des morceaux. »
Le Serpent de Mer ne supplia pas, ne maudit pas, ne menaça pas. Il hocha
roidement la tête, se leva et prit congé. Champignon raconte qu’en s’en
allant, il échangea un coup d’œil avec le Pied-Bot mais Champignon n’était
pas présent et il semble peu vraisemblable qu’un homme aussi aguerri que
Corlys Velaryon agisse avec une telle maladresse à un pareil instant.
Car la fin d’Aegon avait sonné, bien qu’il ne l’ait pas encore compris.
Les tourne-casaques en son sein avaient mis leurs plans en action à l’instant
où ils avaient appris la défaite de lord Baratheon sur la route Royale.
Alors que ser Alfred traversait le pont-levis vers la Citadelle de Maegor
où le prince Aegon était détenu, il trouva ser Perkin la Puce et six de ses
chevaliers de caniveau qui lui barraient la route. « Écartez-vous, au nom du
roi, intima Balaie.
— Nous avons un nouveau roi, désormais », répondit ser Perkin. Il posa
la main sur l’épaule de ser Alfred… puis le poussa avec force, lui faisant
perdre l’équilibre pour basculer hors du pont-levis sur les piques en fer au-
dessous, où il se tordit et débattit deux jours durant, dans son agonie.
À cette même heure, lady Baela Targaryen disparut pour être placée en
sécurité par des agents de lord Larys le Pied-Bot. Tom Langue-en-Brouille
fut surpris dans la cour du château alors qu’il quittait les écuries, et décapité
sur-le-champ. « Il mourut comme il avait vécu, en bégayant », raconte
Champignon. Son père Tom Barbe-en-Brouille était absent du château, mais
on le retrouva dans une taverne de la ruelle de l’Anguille. Quand il protesta
qu’il était « un simple pêcheur, venu prendre une bière », les hommes venus
l’arrêter le noyèrent dans un baril de ce même breuvage.
Tout ceci fut accompli avec tant d’entregent, de rapidité et de silence que
le peuple de Port-Réal ne soupçonna pas ou peu ce qui se déroulait derrière
les murailles du Donjon Rouge. Dans l’enceinte du château même, aucune
alarme ne résonna. On occit ceux dont la mort avait été décidée, tandis que
le reste de la cour vaquait à ses occupations, sans être dérangée ni se douter
de quoi que ce soit. Septon Eustace nous dit que vingt-quatre hommes
furent tués, tandis que la Chronique véritable de Munkun parle de vingt et
un. Champignon prétend avoir assisté au meurtre du goûteur de plats du roi,
un certain Ummet à l’embonpoint extravagant, et assure qu’il fut contraint
de se cacher dans un tonneau de farine pour échapper au même sort,
émergeant la nuit suivante « enfariné de pied en cap, si blanc que la
première servante qui me vit me prit pour le fantôme de Champignon ».
(L’anecdote sent la fable. Pourquoi les conspirateurs auraient-ils voulu tuer
un fou ?)
La reine Alicent fut arrêtée sur les marches serpentines alors qu’elle
rentrait à ses appartements. Ceux qui la détinrent portaient sur leur
pourpoint l’hippocampe de la maison Velaryon et s’ils tuèrent les deux
hommes qui la gardaient, ils ne firent aucun mal à la reine douairière elle-
même, ni à ses dames. La Reine dans les Fers connut de nouveau les fers et
on la conduisit au cachot, pour y attendre le bon plaisir du nouveau roi. À
cette heure, le dernier de ses fils était déjà mort.
Après la réunion du conseil, le roi Aegon II fut transporté dans la cour
par deux robustes écuyers. Là, il trouva comme de coutume sa litière qui
l’attendait ; sa jambe flétrie lui rendait trop difficile la montée d’un escalier,
même aidé d’une béquille. Ser Gyles Belgrave, le chevalier de la Garde
Royale qui commandait son escorte, témoigna par la suite que Sa Grâce
semblait inhabituellement lasse tandis qu’on l’aidait à entrer dans sa litière,
son visage « gris et pâle comme la cendre, amolli ». Pourtant, au lieu de
demander qu’on le porte à ses appartements, il pria ser Gyles de le conduire
au septuaire du château. « Peut-être sentait-il la fin proche, écrivit septon
Eustace, et voulut-il prier pour le pardon de ses péchés. »
Il soufflait un vent froid. Alors que la litière se mettait en route, le roi tira
le rideau contre le froid. À l’intérieur, comme toujours, se trouvait une
carafe de rouge doux de La Treille, le vin préféré d’Aegon. Le roi utilisa
une petite coupe tandis que la litière traversait la cour.
Ser Gyles et les porteurs n’eurent aucun sentiment de quoi que ce soit
d’anormal, jusqu’à ce qu’ils atteignent le septuaire, quand les rideaux ne
s’ouvrirent pas. « Nous sommes arrivés, Votre Grâce », annonça le
chevalier. Aucune réponse ne lui parvint, rien que le silence. Quand une
deuxième et une troisième demande produisirent le même résultat, ser
Gyles Belgrave écarta les rideaux et trouva le roi mort sur ses coussins. « Il
avait du sang sur ses lèvres, dit le chevalier. À cela près, il aurait pu
dormir. »
Les mestres et le peuple débattent encore sur la sorte de poison qui avait
été employée, et sur qui avait pu le verser dans le vin du roi. (Certains
assurent que seul ser Gyles lui-même l’aurait pu, mais il serait impensable
qu’un chevalier de la Garde Royale prenne la vie du roi qu’il avait juré de
protéger. Ummet, le goûteur du roi dont Champignon affirma avoir vu le
meurtre, semble un candidat plus crédible.) Toutefois, si l’on n’identifiera
jamais la main qui a empoisonné le rouge de La Treille, nous ne pouvons
douter que cela se fit à l’instigation de Larys Fort.
Ainsi périt Aegon de la maison Targaryen, deuxième de son nom, fils
aîné du roi Viserys Ier Targaryen et de la reine Alicent de la maison
Hightower, dont le règne s’avéra aussi bref qu’il fut amer. Il avait vécu
vingt-quatre années et régné deux.
Quand l’avant-garde de l’ost de lord Tully apparut au pied des murailles
de Port-Réal, deux jours plus tard, Corlys Velaryon sortit à cheval les
accueillir, le prince Aegon, sombre, à ses côtés. « Le roi est mort, annonça
avec gravité le Serpent de Mer. Longue vie au roi. »
Et de l’autre côté de la Néra, dans le Gosier, lord Leowyn Corbray,
debout à la proue d’une cogue braavienne, vit une rangée de vaisseaux de
guerre Velaryon abaisser le dragon doré du deuxième Aegon et lever à sa
place le dragon rouge du premier, la bannière que tous les rois Targaryen
avaient arborée jusqu’à ce que commence la Danse.
La guerre était terminée (bien que la paix qui allait suivre se montrerait
bientôt loin d’être paisible).
Au septième jour de la septième lune, en la cent trente et unième année
après la Conquête d’Aegon, une date jugée sacrée pour les dieux, le Grand
Septon de Villevieille prononça les vœux de mariage quand le prince Aegon
le Jeune, fils aîné de la reine Rhaenyra par son oncle le prince Daemon, prit
pour épouse la princesse Jaehaera, fille de la reine Helaena par son frère le
roi Aegon II, unissant par là même les deux branches rivales de la maison
Targaryen et mettant fin à deux années de traîtrises et de carnage.
La Danse des Dragons était achevée, le règne mélancolique du roi
Aegon III Targaryen commençait.
L’Après-guerre
L’Heure du Loup

Le peuple des Sept Couronnes parle d’Aegon III Targaryen en l’appelant


Aegon le Malchanceux, Aegon l’Accablé, et (le plus souvent) la Perte des
Dragons, quand il leur arrive de se souvenir de lui. Tous ces noms lui
conviennent. Le Grand Mestre Munkun, qui fut à son service durant une
grande partie de son règne, l’appelle le Roi Brisé, ce qui s’applique encore
mieux. De tous les hommes à s’être jamais assis sur le trône de fer, il reste
peut-être le plus énigmatique : une ombre de monarque, qui parlait peu,
agissait moins encore et vécut une existence empreinte de chagrin et de
mélancolie.
Quatrième fils de Rhaenyra Targaryen, et l’aîné de ceux qu’elle eut avec
son oncle et deuxième époux, le prince Daemon Targaryen, Aegon accéda
au Trône de Fer en 131 et régna vingt-six ans, jusqu’à sa mort de
consomption, en 157. Il prit deux femmes et eut cinq enfants (deux fils et
trois filles) et parut cependant tirer peu de joie d’aucun de ses mariages ou
de sa paternité. À vrai dire, ce fut un homme singulièrement dénué de joie.
Il ne chassait pas, ni à courre ni au faucon, ne montait à cheval que pour
voyager, ne buvait pas de vin et s’intéressait si peu à la nourriture qu’on
devait parfois lui rappeler de s’alimenter. S’il autorisait les tournois, il n’y
prenait aucune part, ni comme participant ni comme spectateur. Devenu
adulte, il s’habillait simplement, le plus souvent en noir, et était connu pour
porter une haire sous les velours et les soies exigés d’un roi.
Pleine page, à fonds perdus
Il n’en alla ainsi que bien des années plus tard, toutefois, lorsque
Aegon III, devenu majeur, eut pris entre ses mains les rênes des Sept
Couronnes. En 131, alors que son règne débutait, c’était un enfant de dix
ans ; grand pour son âge, disait-on, avec « des cheveux d’argent si pâles
qu’ils étaient presque blancs, et des yeux mauves si sombres qu’ils étaient
presque noirs ». Même enfant, Aegon souriait rarement et riait moins
encore, dit Champignon, et, bien qu’il sache se montrer gracieux et courtois
au besoin, il y avait en lui un air grave qui ne le quitta jamais.
Les circonstances sous lesquelles l’enfant-roi avait entamé son règne
étaient loin de bien augurer. Les seigneurs du Conflans qui avaient écrasé
l’ultime armée d’Aegon II à la bataille de la route Royale avaient marché
sur Port-Réal, prêts au combat. Mais lord Corlys Velaryon et le prince
Aegon vinrent à leur rencontre sous une bannière de paix. « Le roi est mort,
longue vie au roi », leur dit lord Corlys, en mettant la ville à leur merci.
À l’époque comme maintenant, les seigneurs du Conflans étaient un
groupe désuni, querelleur. Kermit Tully, sire de Vivesaigues, était leur
suzerain et en titre commandant de leur ost… Mais il faut se souvenir que
sa seigneurie n’était âgée que de dix-neuf ans et « verte comme une herbe
de printemps », comme auraient pu dire les Nordiens. Son frère Oscar, qui
avait tué trois hommes au cours du Chaos de Boue et été ensuite adoubé sur
le champ de bataille était encore plus vert, et affligé de ce genre d’orgueil
chatouilleux si commun chez les cadets.
La maison Tully était unique entre les maisons de Westeros. Aegon
Targaryen les avait faits seigneurs suzerains du Trident et pourtant, à maints
égards, ils continuaient à rester dans l’ombre de certains de leurs bannerets.
Les Bracken, les Nerbosc et les Vance dominaient tous de plus vastes
domaines et pouvaient déployer des armées bien plus importantes, comme
ces parvenus qu’étaient les Frey, aux Jumeaux. Les Mallister de Salvemer
possédaient une plus fière lignée, les Mouton de Viergétang étaient
beaucoup plus riches. Et Harrenhal, même maudite, brûlée et en ruine,
demeurait un château plus formidable que Vivesaigues, d’une taille dix fois
supérieure, au surplus. Le caractère dénué de relief de l’histoire de la
maison Tully avait encore été exacerbé par le naturel de ses deux derniers
seigneurs… mais les dieux avaient à présent placé au premier plan une
génération de Tully plus jeunes, une paire de fiers jeunes gens, résolus à
faire leurs preuves, lord Kermit comme dirigeant, ser Oscar comme
guerrier.
Chevauchant à leurs côtés, des berges du Trident jusqu’aux portes de
Port-Réal se trouvait un homme plus jeune encore : Benjicot Nerbosc, sire
de Corneilla. Ben le Sanglant, comme ses hommes avaient pris l’habitude
de le surnommer, n’avait que treize ans, un âge auquel la plupart des jeunes
gens de haute naissance ne sont qu’écuyers, bouchonnant les chevaux de
leur maître et raclant la rouille de leur maille. La seigneurie lui était échue
tôt, lorsque son père lord Samwell Nerbosc avait été tué par ser Amos
Bracken à la bataille du Moulin Brûlé. Malgré sa jeunesse, l’enfant-lord
avait refusé de déléguer son autorité à des hommes plus âgés. À la Curée
des Poissons, il était resté fameux pour avoir pleuré à la vue de tant de
morts, mais n’avait pas pour autant reculé devant la bataille par la suite, la
recherchant plutôt. Ses hommes avaient aidé à bouter ser Criston Cole hors
d’Harrenhal en traquant ses fourrageurs, il avait commandé le centre à la
seconde bataille de Chutebourg et, durant le Chaos de Boue, avait mené
depuis les bois l’attaque par le flanc qui avait brisé les Orageois de lord
Baratheon et emporté la victoire. Vêtu pour la cour, a-t-on dit, lord Benjicot
était tout à fait un enfant, grand pour son âge mais de constitution frêle,
avec un visage délicat et des manières timides et discrètes ; caparaçonné de
maille et de plate, Ben le Sanglant était un homme totalement différent, un
personnage qui, sur le champ de bataille, avait vu plus de choses à treize
ans que la plupart des gens n’en voient de toute leur vie.
Assurément, il y avait dans l’ost à la rencontre duquel vint Corlys
Velaryon, en 131, devant la porte des Dieux, d’autres seigneurs et des
chevaliers célèbres, tous plus vieux, certains plus sages, que Ben Nerbosc le
Sanglant et les frères Tully. Néanmoins, les trois jeunes gens avaient
émergé du Chaos de Boue comme les chefs incontestés. Unis par les
combats, tous trois étaient devenus tellement inséparables que leurs
hommes commencèrent à faire référence à eux de façon collective, en
disant « les Gars ».
Parmi leurs partisans figuraient deux femmes extraordinaires : Alysanne
Nerbosc, dite Aly la Noire, une des sœurs du défunt lord Samwell Nerbosc
et, par là même, tante de Ben le Sanglant, et Sabitha Frey, dame des
Jumeaux, veuve de lord Forrest Frey et mère de son héritier, une « harpie de
la maison Vyprin, aux traits anguleux et à la langue acérée, qui préférait
monter que danser, porter de la maille plutôt que de la soie et aimait à
occire les hommes et embrasser les femmes », selon Champignon.
Les Gars ne connaissaient lord Corlys Velaryon que de réputation, mais
cette réputation était formidable. Arrivant à Port-Réal en s’attendant à
devoir assiéger la ville ou la prendre d’assaut, ils furent ravis (quoique
surpris) de se la voir offrir comme sur un plateau doré… et d’apprendre
qu’Aegon II était mort (bien que Benjicot Nerbosc et sa tante expriment
tous deux leur trouble devant la façon dont il avait péri, car le poison était
considéré comme une arme de lâche et dénué d’honneur). Des cris de joie
retentirent à la ronde au fur et à mesure que la nouvelle de la mort du roi se
propageait et, un par un, les seigneurs du Trident et leurs alliés s’avancèrent
pour ployer le genou devant le prince Aegon et le saluer comme leur roi.
Quand les seigneurs du Conflans traversèrent la ville à cheval, le peuple
les salua de vivats depuis les toits et les balcons, et de jolies filles
s’avancèrent en gambades pour couvrir leurs sauveurs de baisers (comme
des baladins dans une farce, dit Champignon, suggérant que tout ceci avait
été mis en scène par Larys Fort). Les manteaux d’or bordaient les rues,
abaissant leurs piques au passage des Gars. Dans l’enceinte du Donjon
Rouge, ceux-ci trouvèrent le cadavre du roi gisant sur un catafalque au pied
du trône de fer, sa mère la reine Alicent en pleurs près de lui. Ce qu’il
restait de la cour d’Aegon était assemblé dans la salle, parmi lesquels lord
Larys Fort le Pied-Bot, le Grand Mestre Orwyle, ser Perkin la Puce,
Champignon, septon Eustace, ser Gyles Belgrave et quatre autres frères
jurés de la Garde Royale, ainsi que divers nobliaux et chevaliers de
maisons. Orwyle se fit leur porte-parole, saluant les seigneurs du Conflans
comme des sauveurs.
Ailleurs sur les terres de la Couronne et le long du détroit, les derniers
partisans du roi défunt capitulaient également. Les Braaviens amenèrent
lord Leowyn Corbray à Sombreval, avec la moitié de la puissance que lady
Arryn avait envoyée du Val ; l’autre moitié, sous les ordres de son frère, ser
Corwyn Corbray, débarqua à Viergétang. Les deux villes reçurent les osts
d’Arryn avec des banquets et des fleurs. Castelfoyer et Rosby tombèrent
sans que coule le sang, amenant le dragon doré d’Aegon II pour hisser le
dragon rouge d’Aegon III. La garnison de Peyredragon se montra plus
entêtée, barrant les portes et jurant de les défier. Ils tinrent bon trois jours et
deux nuits. La troisième nuit, garçons d’écurie, cuisiniers et serviteurs du
château prirent les armes et se soulevèrent contre les hommes du roi, en
massacrant un grand nombre dans leur sommeil et livrant le reste enchaînés
au jeune Alyn Velaryon.
Septon Eustace nous raconte qu’une « euphorie étrange » s’empara de
Port-Réal ; Champignon commente simplement que « la moitié de la ville
était ivre ». Le cadavre du roi Aegon II fut livré aux flammes avec l’espoir
que tous les maux et les haines de son règne brûleraient en même temps que
sa dépouille. On gravit la grande colline d’Aegon par milliers pour entendre
le prince Aegon proclamer que la paix était à portée de main. On prépara
pour le jeune homme un couronnement splendide, que devait suivre son
mariage à la princesse Jaehaera. Une nuée de corbeaux s’envola du Donjon
Rouge pour Villevieille, le Bief, Castral Roc et Accalmie, convoquant à
Port-Réal les derniers loyalistes du roi empoisonné, afin de rendre
hommage à leur nouveau monarque. On délivra des sauf-conduits, on
promit des pardons. Les nouveaux gouvernants du royaume se trouvèrent
divisés sur la question de ce qu’on devait faire de la reine douairière
Alicent, mais par ailleurs tous étaient en accord et une bonne camaraderie
prévalut… pendant la plus grande part d’une demi-lune.
Dans sa Chronique véritable, le Grand Mestre Munkun nomme cette
époque l’« Aube Trompeuse ». Époque assurément grisante mais de courte
durée… car lorsque lord Cregan Stark arriva devant les murs de Port-Réal
avec ses Nordiens, les réjouissances prirent fin et les projets heureux
s’écroulèrent. Le sire de Winterfell avait vingt-trois ans, à peine quelques
années de plus que les sires de Corneilla et de Vivesaigues… Toutefois,
Stark était un homme et ils étaient des enfants, comme tous ceux qui les
virent ensemble parurent en prendre conscience. En sa présence, les Gars
rétrécissaient, dit Champignon. « Chaque fois que le Loup du Nord faisait
irruption dans une pièce, Ben le Sanglant se rappelait qu’il n’avait que
treize ans, tandis que lord Tully et son frère bredouillaient, bégayaient et
rougissaient pour prendre la même couleur que leurs cheveux. »
Port-Réal avait accueilli les seigneurs du Conflans et leurs hommes par
des banquets, des fleurs et des honneurs. Il n’en alla pas de même avec les
Nordiens. D’abord, ils étaient plus nombreux : un ost deux fois supérieur à
ceux qu’avaient menés les Gars, et avec une réputation effrayante. Sous
leurs cottes de mailles et leurs capes de fourrure hirsute, les traits dissimulés
derrière d’épaisses barbes en broussaille, ils se pavanaient à travers la ville
comme des ours en armure, dit Champignon. L’essentiel de ce que Port-
Réal savait des Nordiens, elle le tenait de ser Medrick Manderly et de son
frère Torrhen ; des hommes courtois, discourant bien, élégamment vêtus,
fort disciplinés, et pieux. Les hommes de Winterfell n’honoraient même pas
les vrais dieux, note avec horreur septon Eustace. Ils méprisaient les Sept,
ne tenaient pas compte des jours de fête, se moquaient des livres sacrés, ne
témoignaient d’aucune révérence envers les septons ou les septas,
vénéraient des arbres.
Deux années plus tôt, Cregan Stark avait fait une promesse au prince
Jacaerys. Maintenant, il était venu tenir parole, bien que Jaque et sa mère
soient tous les deux morts. « Le Nord se souvient, déclara lord Stark quand
le prince Aegon, lord Corlys et les Gars lui souhaitèrent la bienvenue.
— Vous arrivez trop tard, messire, lui dit le Serpent de Mer, car la guerre
est terminée et le roi est mort. »
Septon Eustace, qui fut témoin de la réunion, nous dit que le sire de
Winterfell « considéra le vieux sire des Marées d’un regard aussi gris et
froid qu’une tempête d’hiver et dit : “De la main de qui et sur l’ordre de qui,
je m’interroge ?” Car les sauvages étaient venus en quête de sang et de
combats, ainsi que nous ne tarderions pas à l’apprendre tous, à notre
chagrin. »
Le bon septon n’avait pas tort. D’autres avaient commencé cette guerre,
entendit-on lord Cregan déclarer ; mais il avait l’intention d’y mettre un
terme, de poursuivre vers le sud et de détruire tout ce qu’il restait des Verts
qui avaient placé Aegon II sur le trône de fer et s’étaient battus pour l’y
maintenir. Il commencerait par réduire Accalmie à merci, puis traverserait
le Bief pour prendre Villevieille. Une fois la Grand-Tour tombée, il
conduirait ses loups au nord le long des côtes des mers du Crépuscule pour
rendre visite à Castral Roc.
« Un plan audacieux », commenta avec prudence le Grand Mestre
Orwyle quand il l’entendit. Champignon préfère dire « folie », mais il
ajoute : « On avait traité Aegon le Dragon de fou lorsqu’il avait parlé de
conquérir tout Westeros. » Quand Kermit Tully fit observer qu’Accalmie,
Villevieille et Castral Roc étaient aussi puissantes (voire plus) que le
Winterfell de Stark et qu’elles ne tomberaient pas sans difficultés (si elles
tombaient), et que Ben Nerbosc lui fit écho en disant : « La moitié de vos
hommes vont périr, lord Stark », le Loup aux yeux gris de Winterfell
répliqua : « Ils sont morts le jour où nous nous sommes mis en marche, mon
garçon. »
Comme les Loups de l’Hiver avant eux, la plupart des hommes qui
avaient pris la route du sud avec lord Cregan ne s’attendaient pas à revoir
leurs foyers. Les neiges étaient déjà épaisses au-dessus du Neck, la bise se
levait ; dans les citadelles, les châteaux et les humbles villages à travers le
Nord tout entier, les grandes et petites gens priaient mêmement le bois
sculpté de leurs arbres-dieux pour que l’hiver soit court. Aux époques
sombres, ceux qui avaient moins de bouches à nourrir s’en tiraient mieux,
aussi était-il depuis longtemps de coutume dans le Nord, que les vieux, les
cadets, les célibataires, les sans-enfants, les sans-foyer et les sans-espoir
quittent leur logis à la chute des premières neiges, afin que leurs proches
puissent survivre et voir un nouveau printemps. Pour les hommes de ces
armées d’hiver, la victoire était une considération secondaire ; ils
marchaient pour la gloire, l’aventure, le pillage et, par-dessus tout, pour une
fin méritoire.
Une fois encore, il échut à Corlys Velaryon, sire des Marées, de plaider
pour la paix, le pardon et la réconciliation. « Le massacre dure depuis trop
longtemps, insista le vieil homme. Rhaenyra et Aegon sont morts. Que leur
querelle périsse avec eux. Vous parlez de prendre Accalmie, Villevieille et
Castral Roc, messire, mais les hommes qui tenaient ces places fortes sont
morts au combat, jusqu’au dernier. Des petits garçons et des nourrissons à
la mamelle siègent à leur place, désormais, et ne nous posent aucune
menace. Offrez-leur des conditions honorables et ils ploieront le genou. »
Mais lord Stark n’était pas plus enclin à prêter attention à de tels discours
que ne l’avaient été Aegon II et la reine Alicent. « Avec le temps, les petits
garçons deviennent des hommes, riposta-t-il, et un bébé tète la haine avec le
lait de sa mère. Exterminez ces ennemis tout de suite, ou ceux d’entre nous
qui ne seront pas dans la tombe dans vingt ans maudiront notre folie quand
ces bambins ceindront le baudrier de leurs pères et viendront demander
vengeance. »
Lord Velaryon ne se laissa pas ébranler. « Le roi Aegon en a dit autant, et
il en est mort. S’il avait écouté nos conseils et proposé la paix et le pardon à
ses ennemis, peut-être siégerait-il avec nous, aujourd’hui.
— Est-ce pour cela que vous l’avez empoisonné, messire ? » lui
demanda le sire de Winterfell. Bien que Cregan Stark n’ait aucun passif
avec le Serpent de Mer, ni en bien ni en mal, il savait que lord Corlys avait
servi sous Rhaenyra comme Main de la Reine, qu’elle l’avait emprisonné
en le soupçonnant de trahison, qu’il avait été libéré par Aegon II et avait
accepté un siège à son conseil… seulement, semblait-il, pour aider à
provoquer sa mort par empoisonnement. « Pas étonnant qu’on vous appelle
le Serpent de Mer, continua lord Stark. Vous pouvez sinuer d’un côté ou de
l’autre, mais, dame, vos crocs sont venimeux. Certes, Aegon était un
parjure, un parricide et un usurpateur, mais c’était un roi. Quand il n’a pas
voulu écouter vos conseils de couard, vous l’avez éliminé comme un couard
le ferait, sans honneur, avec du poison… et vous allez maintenant en
répondre. »
Les hommes de Stark firent alors irruption dans la salle du conseil,
désarmèrent les gardes à la porte et arrachèrent le vieux Serpent de Mer à
son siège pour le traîner au cachot. Ne tardèrent pas à l’y rejoindre Larys
Fort le Pied-Bot, le Grand Mestre Orwyle, ser Perkin la Puce et le septon
Eustace, ainsi qu’une demi-centaine d’autres, autant de haute que de basse
naissance, en qui Stark avait trouvé motif de ne pas se fier. « Je fus moi-
même tenté de regagner ma barrique de farine, nous dit Champignon, mais
par chance, je me révélai trop petit pour être remarqué du loup. »
Même les Gars ne furent pas épargnés par l’ire de lord Cregan, bien
qu’ils soient ostensiblement ses alliés. « Êtes-vous des enfants au maillot,
pour vous laisser abuser par des fleurs, des banquets et de belles paroles ?
leur reprocha Stark. Qui vous a dit que la guerre était finie ? Le Pied-Bot ?
Le Serpent ? Pourquoi, parce qu’ils souhaitent qu’elle le soit ? Parce que
vous avez remporté votre petite victoire dans la boue ? Les guerres
s’achèvent quand le vaincu ploie le genou, et pas avant. Villevieille a-t-elle
capitulé ? Castral Roc a-t-elle restitué l’or de la Couronne ? Vous dites que
vous escomptez marier le prince à la fille du roi, et pourtant, elle demeure à
Accalmie, hors de votre portée. Tant qu’elle reste libre et non mariée,
qu’est-ce qui empêchera la veuve de Baratheon de couronner la fille reine,
comme héritière d’Aegon ? »
Quand lord Tully protesta que les Orageois étaient défaits et n’avaient
pas la puissance pour ranger sur le champ de bataille une nouvelle armée,
lord Cregan leur rappela les trois émissaires qu’Aegon II avait envoyés par-
delà le détroit, « dont chacun pourrait revenir demain avec des milliers
d’épées-louées ». La reine Rhaenyra s’était crue victorieuse après avoir pris
Port-Réal, rappela le Nordien, Aegon II avait pensé qu’il avait mis un point
final à la guerre en donnant à son dragon sa sœur à dévorer. Il n’en avait pas
moins subsisté des hommes de la reine, alors même que la reine était morte
et « Aegon réduit en cendres et en os ».
Les Gars se trouvèrent confondus. Abasourdis, ils capitulèrent et
acceptèrent d’additionner leurs propres forces à celles de lord Cregan quand
il marcherait contre Accalmie. Munkun nous dit qu’ils agirent de leur plein
gré, convaincus que le seigneur loup avait raison. « Exaltés par la victoire,
ils en voulaient davantage, écrit-il dans la Chronique véritable. Ils avaient
encore un appétit de gloire, de cette renommée dont les jeunes gens rêvent
et qui ne se remporte qu’au combat. » Champignon jette sur la chose un œil
plus cynique et suggère que les jeunes seigneurs furent simplement terrifiés
devant Cregan Stark.
Le résultat fut le même. « La ville lui appartenait, pour en faire ce que
bon lui semblerait, dit septon Eustace. Le Nordien l’avait prise sans même
tirer une épée ou décocher une flèche. Qu’ils soient hommes de la reine ou
du roi, Orageois ou hippocampes, seigneurs du Conflans ou chevaliers de
caniveau, de haute ou basse naissance, les simples soldats se soumirent à lui
comme s’ils étaient nés à son service. »
Six jours durant, Port-Réal vacilla sur le fil d’une épée. Dans les
tavernes, les gargotes de vin de Culpucier, des hommes pariaient sur la
durée pendant laquelle le Pied-Bot, le Serpent de Mer, la Puce ou la reine
douairière conserveraient leurs têtes. Des rumeurs successives couraient la
ville. Certaines voulaient que lord Cregan ait l’intention de ramener le
prince Aegon à Winterfell et de le marier à une de ses filles (un mensonge
évident, puisque Cregan Stark n’avait à l’époque pas de fille légitime),
d’autres que Stark envisage de mettre à mort le jeune garçon afin d’épouser
la princesse Jaehaera et de revendiquer lui-même le Trône de Fer. Les
Nordiens allaient incendier les septuaires de la ville et forcer Port-Réal à
rétablir le culte des anciens dieux, assurèrent des septons. D’autres
chuchotèrent que le sire de Winterfell avait une sauvageonne pour épouse,
qu’il jetait ses ennemis dans une fosse remplie de loups pour les regarder se
faire dévorer.
L’ambiance euphorique s’était dissipée ; une fois de plus, la peur régnait
sur les rues de la ville. Un homme qui prétendait être le Berger ressuscité
sortit du caniveau, appelant à la destruction des Nordiens impies. Bien qu’il
ne ressemble nullement au premier Berger (en premier lieu, il avait ses deux
mains), des centaines accoururent vers lui pour l’écouter parler. Un bordel
de la rue de la Soie flamba quand une querelle entre un homme de lord
Tully et un de lord Stark autour d’une certaine putain déclencha une mêlée
sanglante avec leurs amis et frères d’armes. Même les hommes de haute
naissance n’étaient pas en sécurité dans les quartiers les moins
fréquentables de la ville. Le fils cadet de lord Corbois, banneret de lord
Stark, disparut avec deux compagnons, alors qu’ils vaquaient à leurs
plaisirs dans Culpucier. On ne les retrouva jamais ; ils auraient fini dans un
bol de brun, le trop célèbre ragoût de Culpucier, s’il faut en croire
Champignon.
Peu de temps après, on apprit en ville que lord Corbray avait quitté
Viergétang et se dirigeait vers Port-Réal, accompagné de lord Mouton, lord
Brune et ser Rennifer Crabbe. En même temps, ser Corwyn Corbray quittait
Sombreval pour rejoindre son frère en route. Avec lui chevauchaient
Clément Celtigar, fils et héritier du vieux lord Bartimos, et lady Staunton, la
veuve de Repos-des-Freux. À Peyredragon, le jeune Alyn Velaryon exigeait
la libération de lord Corlys (la chose était vraie) et menaçait de fondre sur
Port-Réal avec ses navires si on avait fait du mal au vieillard (vraie à demi).
D’autres rumeurs soutenaient que les Lannister étaient en marche, que les
Hightower étaient en marche, que ser Marston Waters avait débarqué avec
dix mille épées-louées venues de Lys et de l’Antique Volantis (toutes
absolument fausses). Et que la Jouvencelle du Val avait pris la mer à
Goëville, avec lady Rhaena Targaryen et son dragon (vraie).
Tandis que marchaient les armées et que s’affûtaient les épées, lord
Cregan Stark siégeait dans le Donjon Rouge, menant son enquête sur le
meurtre du roi Aegon II tout en préparant sa campagne contre les partisans
restants du roi défunt. Le prince Aegon, pour sa part, se trouvait claustré
dans la Citadelle de Maegor, sans autre compagnie que le jeune Gaemon
Cheveux-Pâles. Quand le prince exigea de savoir pourquoi il n’était pas
libre d’aller à sa guise, Stark répondit que c’était pour sa sécurité. « Cette
ville est un nid de vipères, lui dit lord Cregan. Il y a à la cour des menteurs,
des tourne-casaques et des empoisonneurs qui vous assassineraient aussi
vite qu’ils l’ont fait avec votre oncle pour assurer leur pouvoir. » Quand
Aegon protesta que lord Corlys, lord Larys et ser Perkin étaient ses amis, le
sire de Winterfell répliqua que, pour un roi, les faux amis étaient plus
dangereux que n’importe quel ennemi, que le Serpent, le Pied-Bot et la
Puce ne l’avaient sauvé que pour se servir de lui, afin de pouvoir gouverner
Westeros en son nom.
Avec l’infaillibilité que confère le recul, de nos jours, nous regardons à
plusieurs siècles de distance, et nous jugeons que la Danse était terminée,
mais la chose paraissait moins certaine pour ceux qui vivaient en ce sombre
et dangereux après-guerre. Comme septon Eustace et le Grand Mestre
Orwyle languissaient au fond de leurs cachots (où Orwyle avait commencé
à rédiger ses confessions, le texte qui fournirait à Munkun les bases sur
lesquelles il fonderait sa monumentale Chronique véritable), il ne reste plus
que Champignon pour nous mener au-delà des chroniques de la cour et des
édits royaux. « Les grands seigneurs nous auraient assuré encore deux
années de guerre, déclare le fou dans son Témoignage. Ce furent les
femmes qui conclurent la paix. Aly la Noire, la Jouvencelle du Val, les
Trois Veuves, les Jumelles du Dragon, ce furent elles qui mirent un terme
au sang versé, et non point par des épées ou du poison, mais avec des
corbeaux, des paroles et des baisers. »
Les graines jetées au vent par lord Corlys Velaryon au cours de l’Aube
Trompeuse avaient pris racine et donné des fruits mûrs. Un par un, les
corbeaux rentrèrent, porteurs de réponses aux offres de paix du vieil
homme.
Castral Roc fut la première à répondre. Lord Jason Lannister avait laissé
six enfants quand il avait péri au combat : cinq filles et un fils, Loreon,
quatre ans. À l’ouest, le gouvernement passa donc à sa veuve, lady Johanna,
et au père de celle-ci, Roland Ouestrelin, sire de Falaise. Les snekkars du
Kraken Rouge continuant à menacer leurs côtes, les Lannister se souciaient
plus de défendre Kayce et de reprendre Belle Île que de recommencer à
lutter pour le Trône de Fer. Lady Johanna accepta tous les termes du
Serpent de Mer, promettant de venir en personne à Port-Réal jurer
obéissance au nouveau roi pour son couronnement, et livrer deux filles au
Donjon Rouge, afin qu’elles servent de compagnes à la nouvelle reine (et
d’otages, afin de garantir sa future loyauté). Elle accepta également de
restituer la portion du trésor royal que Tyland Lannister avait envoyée à
l’ouest pour la mettre en sécurité, à condition que ser Tyland lui-même se
voie accorder un pardon. En retour, elle demandait seulement que le Trône
de Fer « donne ordre à lord Greyjoy de réintégrer ses îles, de restituer Belle
Île à ses seigneurs légitimes et de libérer toutes les femmes qu’il a enlevées
ou, du moins, toutes celles de noble naissance ».
Nombre de ceux qui avaient survécu à la bataille de la route Royale
étaient ensuite rentrés à Accalmie. Affamés, épuisés, blessés, ils étaient
arrivés seuls ou par petits groupes, et il suffit à la veuve de lord Borros
Baratheon, lady Elenda, de les regarder pour comprendre qu’ils avaient
perdu tout goût pour les batailles. Elle ne souhaitait d’ailleurs pas faire
courir de risques à son fils nouveau-né, Olyver, car ce petit seigneur à son
sein était l’avenir de la maison Baratheon. Bien qu’on ait dit que sa fille
aînée, lady Cassandra, versa des larmes amères en apprenant qu’elle ne
serait pas reine, lady Elenda accepta bientôt les termes. Encore affaiblie par
ses couches, elle ne pourrait venir en personne à la ville assister au
couronnement, mais elle enverrait le seigneur son père faire hommage en
son nom, et trois de ses filles pour tenir lieu d’otages. Elles seraient
accompagnées par ser Willis Fell ainsi que par sa « précieuse charge », la
princesse Jaehaera, huit ans, dernière enfant survivante du roi Aegon II et
future épouse du nouveau roi.
Villevieille fut la dernière à répondre. Plus riche des grandes maisons qui
s’étaient ralliées au roi Aegon II, les Hightower demeuraient à certains
égards les plus dangereux, car ils étaient capables de lever rapidement des
armées importantes à partir des rues de Villevieille et, avec leurs vaisseaux
de guerre et ceux de leurs proches parents, les Redwyne de La Treille, de
mettre également à la mer une flotte conséquente. De plus, un quart de l’or
de la Couronne reposait toujours dans de profondes caves sous la Grand-
Tour, de l’or qu’on aurait pu aisément employer à acheter de nouvelles
alliances et à s’attacher des compagnies d’épées-louées. Villevieille avait la
capacité de relancer la guerre ; il ne lui manquait que la volonté de le faire.
Quand la Danse avait commencé, lord Ormund venait de prendre une
seconde épouse, la première ayant péri en couches quelques années plus tôt.
À sa mort à Chutebourg, ses terres et son titre étaient allés à son fils aîné,
Lyonel, un jeune homme de quinze ans, au bord de l’âge adulte. Son cadet,
Martyn, était écuyer de lord Redwyne à La Treille ; le troisième, pupille à
Hautjardin, compagnon de lord Tyrell et échanson de la dame sa mère. Tous
trois étaient des enfants du premier mariage de lord Ormund. Lorsqu’on
présenta les termes de lord Velaryon à Lyonel Hightower, dit-on, le jeune
seigneur arracha le parchemin de la main de son mestre et le déchira en
mille morceaux, jurant de rédiger sa réponse avec le sang du Serpent de
Mer.
La jeune veuve du seigneur son père avait d’autres idées, toutefois. Lady
Samantha était la fille de lord Donald Tarly de Corcolline et de lady Jeyne
Rowan de Boisdoré, deux maisons qui avaient pris les armes pour la reine
durant la Danse. Farouche, ardente et belle, cette jeune femme à la forte
volonté n’avait aucune intention de céder sa place de dame de Villevieille et
de maîtresse de la Grand-Tour. Lyonel n’avait que deux ans de moins
qu’elle et (affirme Champignon) il s’était entiché d’elle depuis qu’elle était
arrivée à Villevieille pour épouser son père. Alors qu’elle avait jusqu’ici
tenu à distance les avances balourdes du jeune garçon, lady Sam (surnom
sous lequel on la connaîtrait bien des années durant) y céda maintenant, se
laissant séduire par lui et promettant ensuite de l’épouser… mais à la seule
condition qu’il conclue la paix, « car assurément je périrais de chagrin si je
devais perdre un autre époux ».
Placé devant un choix entre « un père mort, froid sous la terre, et une
femme vivante, chaude et consentante dans ses bras, l’enfant montra un bon
sens étonnant pour un personnage d’aussi haute naissance, et choisit
l’amour avant l’honneur », raconte Champignon. Lyonel Hightower
capitula, acceptant tous les termes présentés par lord Corlys, y compris la
restitution de l’or de la Couronne (à la fureur de son cousin, ser Myles
Hightower, qui en avait volé une bonne partie, récit qui n’a pas besoin de
nous concerner ici). Un scandale énorme éclata lorsque le jeune lord
annonça son intention d’épouser la veuve de son père et le Grand Septon en
exercice finit par condamner ce mariage comme une forme d’inceste, mais
même cela ne put séparer ces jeunes amants. Refusant dès lors de se marier,
le sire de la Grand-Tour et Défenseur de Villevieille conserva lady Sam à
ses côtés comme maîtresse pendant les treize années qui suivirent, lui
donnant six enfants et la prenant enfin pour épouse lorsqu’un nouveau
Grand Septon vint au pouvoir au septuaire Étoilé et récusa la décision de
son prédécesseur 1.
Quittons à présent les Hightower et revenons encore une fois à Port-Réal
où lord Cregan Stark voyait tous ses plans de guerre défaits par les Trois
Veuves. « D’autres voix se faisaient également entendre, des voix plus
discrètes qui résonnaient tout bas dans les salles du Donjon Rouge », dit
Champignon. La Jouvencelle du Val était arrivée de Goëville, amenant lady
Rhaena Targaryen sa pupille, un dragon sur l’épaule. Le peuple de Port-
Réal qui, moins d’un an plus tôt, avait exterminé tous les dragons de la
ville, était maintenant enchanté d’en voir un. Du jour au lendemain, lady
Rhaena et sa sœur jumelle, Baela, devinrent les enfants chéries de la ville.
Lord Stark ne put les cloîtrer dans le château, comme il l’avait fait avec le
prince Aegon, et il découvrit rapidement qu’il ne pouvait pas non plus les
contrôler. Quand elles exigèrent qu’on leur laisse voir « notre frère chéri »,
lady Arryn les soutint et le Loup de Winterfell céda (« avec quelque
mauvais gré », nous dit Champignon) 2.
L’Aube Trompeuse avait eu son temps et l’Heure du Loup (ainsi que le
Grand Mestre Munkun la nomme) touchait maintenant à son terme, elle
aussi. La situation et la ville glissaient toutes deux entre les doigts de
Cregan Stark. Lorsque lord Leowyn Corbray et son frère arrivèrent à Port-
Réal et rejoignirent le conseil de gouvernement, ajoutant leurs voix à celles
de lady Arryn et des Gars, le Loup de Winterfell se trouva souvent en
opposition avec eux tous. Çà et là à travers le royaume, des loyalistes
obstinés faisaient encore flotter le dragon doré d’Aegon II, mais ils
comptaient pour peu de chose ; la Danse était terminée, s’accordaient à dire
tous les autres, il était temps de faire la paix et de remettre le royaume en
ordre.
Sur un point, lord Cregan demeura inflexible, toutefois ; les meurtriers du
roi ne pouvaient rester impunis. Aussi indigne qu’ait pu être Aegon II, son
assassinat était de la haute trahison et les coupables devaient en répondre.
Son attitude était si féroce, si ferme, que les autres cédèrent devant lui.
« Vous serez seul responsable, Stark, déclara Kermit Tully. Je ne veux rien
avoir à faire avec ça, mais je ne veux pas qu’on dise que Vivesaigues a
entravé le cours de la justice. »
Aucun seigneur n’ayant le droit d’en mettre un autre à mort, il fallut
d’abord que le prince Aegon institue lord Stark comme Main du Roi, avec
pleine autorité pour agir en son nom. Ce qui fut fait. Lord Cregan se
chargea de tout le reste tandis que les autres cédaient la place. Il n’eut pas la
prétention de siéger sur le trône de fer, se contentant d’un simple banc de
bois au pied de celui-ci. Un par un, les hommes soupçonnés d’avoir joué un
rôle dans l’empoisonnement du roi Aegon II lui furent amenés.
Septon Eustace fut le premier à comparaître et le premier libéré : aucune
preuve n’existait contre lui. Le Grand Mestre Orwyle eut moins de chance,
car il avait confessé sous la torture qu’il avait remis le poison au Pied-Bot.
« Messire, j’ignorais à quoi il servirait, protesta Orwyle.
— Et vous n’avez rien demandé, répondit lord Stark. Vous ne vouliez pas
savoir. »
Le Grand Mestre fut jugé complice et condamné à mort.
Ser Gyles Belgrave reçut lui aussi la peine de mort ; s’il n’avait pas glissé
en personne le poison dans le vin du roi, il avait laissé faire, soit par
négligence, soit par aveuglement délibéré. « Aucun chevalier de la Garde
Royale ne devrait survivre au roi si celui-ci périt de mort violente », décréta
Stark. Trois des frères jurés de Belgrave, présents à la mort du roi Aegon,
reçurent une condamnation identique, bien qu’on n’ait pas pu prouver leur
complicité dans le complot (les trois frères jurés de la Garde Royale qui ne
se trouvaient pas en ville furent jugés innocents).
Vingt-deux personnes de moindre stature furent convaincues d’avoir elles
aussi joué leur rôle dans le meurtre du roi Aegon. Les porteurs de litière de
Sa Grâce figuraient parmi elles, de même que le héraut du roi, le gardien
des caves à vin royales et le serviteur dont la tâche consistait à veiller à ce
que la carafe du roi soit toujours pleine. Tous reçurent la peine de mort. De
même les hommes qui avaient passé Ummet, le goûteur du roi, au fil de
l’épée (ce fut Champignon en personne qui témoigna), ainsi que ceux
responsables d’avoir tué Tom Langue-en-Brouille et noyé son père dans la
bière. La plupart d’entre eux étaient des chevaliers de caniveau, des épées-
louées, des hommes d’armes sans maître et de la canaille des rues qui
s’étaient vu attribuer leur douteuse chevalerie par ser Perkin la Puce durant
les troubles. Jusqu’au dernier, tous soutinrent qu’ils avaient agi sur les
ordres de ser Perkin.
De la culpabilité de la Puce lui-même il ne pouvait y avoir aucun doute.
« Tourne-casaque un jour, tourne-casaque toujours, statua lord Cregan. Vous
vous êtes soulevé en rébellion contre votre reine légitime et avez aidé à la
chasser de cette ville vers sa mort, vous avez installé votre écuyer à sa
place, puis vous l’avez abandonné pour sauver votre peau sans valeur. Le
royaume sera un endroit meilleur, sans vous. » Quand ser Perkin protesta
qu’il avait reçu un pardon pour ces crimes, lord Stark riposta : « Pas de
moi. »
Les hommes qui s’étaient emparés de la reine douairière sur les marches
serpentines portaient l’insigne de la maison Velaryon, tandis que ceux qui
avaient libéré lady Baela Targaryen de son emprisonnement avaient été au
service de lord Larys Fort. Les geôliers de la reine Alicent avaient tué ses
gardes et furent par conséquent condamnés à mort, mais une plaidoirie
passionnée de lady Baela en personne préserva ses sauveteurs d’un pareil
sort, bien qu’ils aient également trempé leurs épées de sang en tuant les
hommes du roi postés à sa porte. « Même des larmes de dragon n’auraient
pu faire fondre le cœur de glace de Cregan Stark, disait-on à bon droit »,
nous raconte Champignon, mais quand lady Baela brandit une épée et
annonça qu’elle couperait la main de tous ceux qui chercheraient à porter
atteinte aux hommes qui l’avaient sauvée, le Loup de Winterfell sourit sous
les yeux de l’assemblée, et concéda que, si sa seigneurie était tellement
attachée à ses chiens, il lui permettrait de les garder.
Les derniers qui affrontèrent le Jugement du Loup (ainsi que Munkun
baptise ces procès dans la Chronique véritable) furent les deux grands
seigneurs au cœur de la conspiration : Larys Fort le Pied-Bot, sire
d’Harrenhal, et Corlys Velaryon, le Serpent de Mer, maître de Lamarck et
sire des Marées.
Lord Velaryon ne chercha pas à nier sa culpabilité. « Ce que j’ai fait, je
l’ai fait pour le bien du royaume, déclara le vieil homme. Je
recommencerais. Cette folie devait prendre fin. » Lord Fort se montra
moins disert. Le Grand Mestre Orwyle avait témoigné qu’il avait remis le
poison à sa seigneurie, et ser Perkin juré qu’il avait été l’instrument du
Pied-Bot, agissant entièrement sur ses ordres, mais lord Larys refusa de
confirmer ou d’infirmer les accusations. Quand lord Stark lui demanda s’il
avait quoi que ce soit à ajouter pour sa défense, il se borna à répondre :
« Quand un loup a-t-il déjà été touché par des mots ? » Et ainsi lord Cregan
Stark, Main du Roi sans Couronne, déclara-t-il les lords Velaryon et Fort
coupables de meurtre, de régicide et de haute trahison, et décréta qu’ils
paieraient leurs crimes de leur vie.
Larys Fort avait toujours été un homme qui suivait son propre chemin,
gardait son opinion pour lui et changeait d’allégeances comme d’autres de
manteau. Une fois condamné, il se trouva sans amis ; pas une voix ne
s’éleva pour sa défense. Il en alla bien différemment avec Corlys Velaryon,
toutefois. Le vieux Serpent de Mer avait maints amis et admirateurs. Même
certains qui s’étaient battus contre lui durant la Danse parlèrent maintenant
en sa faveur… d’aucuns par affection pour le vieil homme, sans doute,
d’autres par inquiétude quant à ce que son jeune héritier, Alyn, pourrait
faire si son aïeul (ou père) tant chéri était mis à mort. Quand lord Stark se
montra inflexible, certains d’entre eux tentèrent de le contourner en
s’adressant au futur roi, le prince Aegon lui-même. Premières d’entre eux,
ses demi-sœurs, Baela et Rhaena, qui rappelèrent au prince qu’il aurait sans
doute perdu une oreille, et plus encore, si lord Corlys n’avait pas agi comme
il l’avait fait. « Les mots ne sont que du vent, dit le Témoignage de
Champignon, mais un grand vent peut abattre de puissants chênes, et le
chuchotis de jolies filles changer le cours d’un royaume. » Non seulement
Aegon accepta d’épargner le Serpent de Mer, mais il alla jusqu’à lui
restituer ses charges et ses titres, y compris une place au conseil restreint.
Le prince n’avait que dix ans, toutefois, et n’était pas encore roi. Faute de
couronne et d’onction qui l’auraient fait roi, les décrets de Sa Grâce
n’avaient aucun poids en matière de loi. Même après son couronnement, il
resterait soumis à un régent ou un conseil de régence jusqu’à son seizième
anniversaire. En conséquence, lord Stark aurait amplement eu le droit de ne
tenir aucun compte des ordres du prince et de maintenir l’exécution de
Corlys Velaryon. Il choisit de ne point le faire, une décision qui a intrigué
les érudits depuis lors. Septon Eustace suggère que « la Mère l’inclina cette
nuit-là à la pitié », bien que lord Cregan ne révère pas les Sept. Eustace
propose encore que le Nordien répugnait à provoquer Alyn Velaryon,
redoutant sa puissance en mer, mais cela semble contredire singulièrement
ce que nous savons du caractère de Stark. Une nouvelle guerre ne l’aurait
pas attristé ; en vérité, il semblait par moments la rechercher.
C’est Champignon qui nous fournit l’explication la plus lucide de cette
surprenante mansuétude du Loup de Winterfell. Ce ne fut pas le prince qui
le fit fléchir, prétend le fou, ni la menace des flottes Velaryon, pas même les
objurgations des jumelles, mais en fait un marché passé avec lady Alysanne
de la maison Nerbosc.
« La garce était une mince et grande créature, explique le nain, svelte
comme un fouet et plate de poitrine comme un garçon, mais la jambe
longue et le bras robuste, avec une épaisse crinière de boucles noires qui lui
croulaient jusqu’à la taille quand on la libérait. » Chasseresse, dompteuse de
chevaux et archère sans égal, Aly la Noire avait peu en elle de la douceur
des femmes. Beaucoup la pensait de même race que Sabitha Frey, car elles
se tenaient souvent compagnie l’une et l’autre et avaient à l’occasion
partagé une tente sur la route. Cependant, à Port-Réal, escortant son jeune
neveu Benjicot à la cour et au conseil, elle avait rencontré Cregan Stark et
conçu une attirance pour le sévère Nordien.
Et lord Cregan, veuf depuis trois ans, avait répondu de pareille façon.
Bien qu’Aly la Noire ne soit pour personne une reine d’amour et de beauté,
son intrépidité, sa force entêtée et sa langue grivoise trouvèrent une
résonance chez le sire de Winterfell, qui se mit vite à rechercher sa
compagnie dans les salles et les cours. « Elle sent le feu de bois, non point
les fleurs », confia Stark à lord Cerwyn, qu’on disait être son meilleur ami.
Et donc, quand lady Alysanne vint lui demander de laisser tel quel l’édit
du prince, il écouta. « Pourquoi le ferais-je ? lui aurait-il demandé quand
elle présenta sa requête.
— Pour le royaume, répondit-elle.
— Mieux vaut pour le royaume que périssent les traîtres.
— Pour l’honneur de notre prince, dit-elle encore.
— Le prince est un enfant. Il n’aurait pas dû se mêler de ceci. C’est
Velaryon qui lui a apporté le déshonneur, car désormais on répétera jusqu’à
la fin des temps qu’il a accédé à son trône par le meurtre.
— Pour la paix, insista lady Alysanne, pour tous ceux qui mourront
certainement, si Alyn Velaryon devait chercher vengeance.
— Il est de pires façons de périr. L’hiver est venu, madame.
— Pour moi, alors, dit Aly la Noire. Accordez-moi cette faveur et je n’en
demanderai plus jamais d’autre. Faites cela et je saurai que vous êtes aussi
sage que vous êtes fort, aussi bon que vous êtes féroce. Accordez-moi ceci
et je vous accorderai tout ce qu’il vous plaira de me demander. »
Champignon raconte qu’à ces mots, lord Cregan fit la moue. « Et si je
vous demandais votre pucelage, madame ?
— Je ne puis vous donner ce que je ne détiens pas, messire. J’ai perdu
mon pucelage sur la selle quand j’avais treize ans.
— D’aucuns estimeraient que vous avez gaspillé sur un cheval le don
qui, de droit, aurait dû appartenir à votre futur époux.
— D’aucuns sont des sots, répliqua Aly la Noire, et c’était une bonne
jument, meilleure que la plupart des époux que j’ai vus. »
La réponse plut à lord Cregan, qui éclata de rire et dit : « J’essaierai de
garder cela en mémoire, madame. Eh bien, soit, je vous accorde cette
faveur.
— Et en retour ? demanda-t-elle.
— Tout ce que je demande, c’est vous entière, et pour toujours, déclara le
sire de Winterfell d’un ton solennel. Je revendique votre main en mariage.
— Une main contre une tête », dit Aly la Noire avec un large sourire…
car Champignon nous conte que c’était là son intention depuis le début.
« Conclu. » Et ce le fut.
Au matin des exécutions poignit une aube grise et humide. Tous ceux qui
étaient condamnés à mourir furent remontés enchaînés des cachots jusqu’à
la cour extérieure du Donjon Rouge. Là, on les força à s’agenouiller sous
les yeux du prince Aegon et de sa cour.
Alors que septon Eustace conduisait la prière des condamnés, implorant
la Mère d’avoir pitié de leur âme, la pluie se mit à tomber. « Il plut si fort et
Eustace marmonna si longtemps que nous commençâmes à craindre que les
prisonniers se noieraient avant qu’on puisse trancher leur chef, narre
Champignon. Enfin la prière s’acheva et lord Cregan Stark dégaina Glace,
la grande épée valyrienne qui faisait l’orgueil de sa maison, car la sauvage
coutume du Nord voulait que l’homme qui édictait la sentence doive aussi
manier l’épée, afin que le sang ne retombe que sur ses mains.
Qu’il soit grand seigneur ou bourreau du commun, rarement homme avait
dû faire face à autant d’exécutions que Cregan Stark ce matin-là sous la
pluie. Pourtant, tout se défit en un clin d’œil. Les condamnés avaient tiré au
sort pour savoir qui serait le premier à mourir et le choix s’était porté sur ser
Perkin la Puce. Quand lord Cregan demanda à ce rusé coquin s’il avait des
derniers mots, ser Perkin répondit qu’il voulait prendre le noir. Un seigneur
sudier aurait pu honorer sa requête ou l’ignorer, mais les Stark sont du
Nord, où les besoins de la Garde de Nuit sont tenus en grand respect.
Et quand lord Cregan pria ses hommes de remettre la Puce sur ses pieds,
les autres prisonniers virent la voie de la délivrance et reprirent en écho sa
requête. « Tous se mirent à crier de concert, dit Champignon, comme un
chœur d’ivrognes beuglant les paroles d’une chanson qu’ils se rappellent à
moitié. » Chevaliers de caniveau et hommes d’armes, porteurs de litière,
serviteurs, hérauts, le gardien de la cave aux vins, trois membres de la
Garde Royale, chacun d’eux témoigna d’un profond désir de défendre le
Mur. Même le Grand Mestre Orwyle se joignit à la clameur désespérée. Il
fut épargné lui aussi, car la Garde de Nuit a besoin d’hommes de plume
comme d’hommes d’épée.
Deux hommes seulement moururent ce jour-là. L’un fut ser Gyles
Belgrave, de la Garde Royale. À la différence de ses frères jurés, ser Gyles
refusa l’occasion de troquer son manteau blanc contre un noir. « Vous
n’aviez pas tort, lord Stark, lui dit-il quand vint son tour. Un chevalier de la
Garde Royale ne devrait pas survivre à son roi. » Lord Cregan lui trancha la
tête d’un seul revers rapide de Glace.
Suivant (et dernier) à mourir fut lord Larys Fort. Lorsqu’on s’enquit s’il
voulait prendre le noir, il répondit : « Non, messire. J’irai dans un enfer plus
chaud, ne vous déplaise… mais j’ai quand même une dernière requête.
Lorsque je serai mort, tranchez mon pied bot avec cette grande épée que
vous avez. Je l’ai traîné avec moi toute ma vie, faites que j’en sois libéré
dans la mort, au moins. » Faveur que lui accorda lord Stark.
Ainsi périt le dernier des Fort et une maison fière et ancienne connut-elle
son terme. La dépouille de lord Larys fut confiée aux sœurs du Silence ; des
années plus tard, ses os trouveraient Harrenhal pour ultime lieu de repos…
à l’exception de son pied bot. Lord Stark décréta qu’on devait l’enterrer
séparément dans un cimetière d’indigents, mais avant que cela puisse être
mis en œuvre, il disparut. Champignon nous assure qu’on l’avait volé et
vendu à un sorcier, qui l’employa à jeter ses sorts. (On conte la même
histoire du pied arraché à la jambe du prince Joffrey à Culpucier, ce qui
rend suspecte la véracité des deux, à moins qu’on ne veuille nous faire
croire que les pieds sont tous dotés de pouvoirs maléfiques.)
Les têtes de lord Larys Fort et de ser Gyles Belgrave furent exposées de
part et d’autre des portes du Donjon Rouge. Les autres condamnés
réintégrèrent leurs cachots pour y languir jusqu’à ce que des arrangements
puissent être pris afin de les envoyer au Mur. La dernière ligne de l’histoire
du triste règne du roi Aegon II Targaryen avait été écrite.
Le bref mandat de Cregan Stark en tant que Main du Roi sans Couronne
prit fin le lendemain, lorsqu’il remit la chaîne de sa charge au prince Aegon.
Il aurait aisément pu rester des années Main du Roi, ou même revendiquer
la régence jusqu’à ce que le prince Aegon parvienne à sa majorité, mais le
Sud n’avait pas d’intérêt pour lui. « Il neige dans le Nord, annonça-t-il, et
ma place est à Winterfell. »
Sous les régents
La Main encagoulée

Cregan Stark s’était retiré comme Main du Roi et avait annoncé son
intention de rentrer à Winterfell, mais avant qu’il puisse prendre congé du
Sud, il affronta un épineux problème.
Lord Stark avait marché vers le Sud avec un grand ost, composé en
grande partie d’hommes ni voulus ni utiles au Nord, dont le retour
représenterait un fardeau considérable, voire la mort, pour les êtres aimés
qu’ils avaient laissés derrière eux. La légende (et Champignon) nous dit que
ce fut lady Alysanne qui suggéra une réponse. Toutes les terres bordant le
Trident abondaient en veuves, rappela-t-elle à lord Stark ; des femmes ayant
pour beaucoup de jeunes enfants à charge, qui avaient envoyé leurs époux
au combat contre l’un ou l’autre seigneur, pour les voir tomber dans la
bataille. Avec l’hiver qui venait, des dos robustes et des mains capables
seraient les bienvenus, dans plus d’un foyer.
Finalement, plus d’un millier de Nordiens accompagnèrent Aly la Noire
et son neveu lord Benjicot quand ils rentrèrent dans le Conflans après le
mariage royal. « À chaque veuve un loup, plaisanta Champignon, qui
réchauffera son lit en hiver et lui rongera les os, le printemps venu. » On
n’en célébra pas moins des centaines de mariages aux bien-nommées Foires
aux Veuves qui se tinrent à Corneilla, Vivesaigues, Pierremoûtier, les
Jumeaux et Beaumarché. Les Nordiens qui ne souhaitaient pas se marier
décidèrent de jurer leur épée à des seigneurs, grands ou petits, comme
gardes ou hommes d’armes. Quelques-uns, cela est triste à dire, se
tournèrent vers le brigandage et finirent mal, mais, pour la plupart, les
mariages de lady Alysanne furent une grande réussite. Non seulement les
Nordiens réétablis consolidèrent-ils les seigneurs du Conflans qui les
reçurent, en particulier la maison Tully et la maison Nerbosc, mais ils
aidèrent aussi à raviver et à propager le culte des anciens dieux au sud du
Neck.
D’autres Nordiens choisirent de chercher de nouvelles vies et l’aventure
de l’autre côté du détroit. Quelques jours après que lord Stark se démit de sa
charge de Main du Roi, ser Marston Waters rentra seul de Lys, où on l’avait
envoyé engager des épées-louées. Il accepta avec plaisir le pardon de ses
crimes passés et rapporta que la Triarchie s’était effondrée. Au seuil de la
guerre, les Trois Filles engageaient des compagnies libres aussi vite que
celles-ci pouvaient se constituer, à des soldes qu’il ne pouvait espérer
concurrencer. Nombre des Nordiens de lord Cregan y virent leur chance.
Pourquoi retourner dans un pays happé par l’hiver pour y geler ou mourir
de faim, quand on pouvait gagner de l’or sur l’autre bord du détroit ? Ce ne
fut pas une, mais deux compagnies libres qui naquirent, en résultat. La
Meute des Loups, commandée par Hallis Corbois, qu’on appelait Hal le
Fou, et Timotty Snow, le Bâtard de Pouce-Flint, était entièrement composée
de Nordiens, tandis que les Briseurs d’Orage, financés et conduits par ser
Oscar Tully, rassemblaient des hommes de tous les horizons de Westeros.
Pendant que ces aventuriers se préparaient à prendre congé de Port-Réal,
d’autres accouraient de toute la rose des vents pour le couronnement du
prince Aegon et le mariage royal. De l’ouest arriva lady Johanna Lannister
et son père, Roland Ouestrelin, sire de Falaise ; du sud, une quarantaine de
Hightower de Villevieille, menés par lord Lyonel et la redoutable lady
Samantha, veuve du père de celui-ci. Bien qu’ils n’aient pas eu permission
de se marier, leur passion commune était désormais de notoriété publique et
suscitait un tel scandale que le Grand Septon refusa de voyager avec eux,
arrivant trois jours plus tard en compagnie des lords Redwyne, Costayne et
des Essaims.
Lady Elenda, veuve de lord Borros, demeura à Accalmie avec son
nourrisson, mais elle envoya ses filles Cassandra, Ellyn et Floris afin de
représenter la maison Baratheon. (Maris, la quatrième fille, avait rejoint les
sœurs du Silence, nous informe septon Eustace. Dans la chronique de
Champignon, cela advint après que la dame sa mère lui eut fait ôter la
langue, mais on peut sans risque rejeter ce détail atroce. La croyance
persistante qui veut que les sœurs du Silence n’aient pas de langue n’est
qu’un mythe : c’est la piété qui tient les sœurs muettes et non des pincettes
portées au rouge.) Le père de lady Baratheon, Royce Caron, sire de Séréna
et des Marches, escorta les filles jusqu’à la capitale, et resterait auprès
d’elles en gardien.
Alyn Velaryon débarqua également, et les frères Manderly accomplirent
une nouvelle fois le voyage de Blancport avec une centaine de chevaliers en
manteaux bleu-vert. On vint même d’au-delà du détroit, de Braavos, de
Pentos, des Trois Filles et de l’Antique Volantis. Des îles d’Été se
présentèrent trois grands princes noirs en capes de plumes dont la splendeur
était une merveille à contempler. La totalité des auberges et des écuries de
Port-Réal furent bientôt pleines à craquer, tandis qu’à l’extérieur de
l’enceinte s’élevait une ville de tentes et de pavillons à l’usage de ceux qui
n’avaient pas pu trouver d’autre gîte. On but et on forniqua
considérablement, prétend Champignon ; on pria, on jeûna et on accomplit
beaucoup de bonnes actions, rapporte septon Eustace. Les aubergistes de la
ville devinrent pour un temps gras et heureux, de même que les catins de
Culpucier, et leurs sœurs des belles maisons de la rue de la Soie, bien que le
petit peuple se plaigne du tapage et de la puanteur.
Une fragile et frénétique atmosphère de camaraderie forcée régna sur
Port-Réal durant les jours qui précédèrent les noces, car beaucoup de ceux
qui s’entassaient côte à côte dans les gargotes de vin et les échoppes de pot
de la ville s’étaient tenus un an plus tôt dans des camps opposés sur les
champs de bataille. « Si seul le sang peut laver le sang, Port-Réal était
remplie de toute la crasse du monde », commente Champignon. Il y eut
pourtant moins de rixes dans les rues que la plupart des gens ne s’y
attendaient, et trois morts seulement. Peut-être les seigneurs du royaume
étaient-ils enfin las de la guerre.
Avec Fossedragon encore en grande partie en ruine, le mariage du prince
Aegon et de la princesse Jaehaera fut célébré à l’air libre, au sommet de la
colline de Visenya, où l’on dressa de gigantesques gradins afin que les
hommes et femmes de la noblesse puissent siéger confortablement et
profiter d’une vue totalement dégagée. La journée fut froide mais
ensoleillée, note septon Eustace. C’était le septième jour de la septième
lune, en la cent trente et unième année après la Conquête d’Aegon, date de
bon augure. Le Grand Septon de Villevieille célébra lui-même les rites, et
un rugissement assourdissant monta du peuple quand Sa Sainteté Suprême
déclara que le prince et la princesse ne faisaient plus qu’un. Ils étaient dix
mille à se presser dans les rues pour acclamer Aegon et Jaehaera quand on
les transporta en litière ouverte jusqu’au Donjon Rouge, où le prince fut
couronné d’un simple cercle d’or jaune sans ornementation et proclamé
Aegon de la maison Targaryen, troisième du nom, roi des Andals, des
Rhoynars et des Premiers Hommes, seigneur des Sept Couronnes. Aegon
plaça lui-même la couronne sur la tête de son épouse enfant.
Bien que ce soit un garçon fort solennel, le nouveau roi était
indéniablement séduisant, fin de visage et de silhouette, les cheveux
argentés et les yeux mauves, tandis que la reine était une enfant très belle.
Leurs noces furent le plus somptueux spectacle qu’aient vu les Sept
Couronnes depuis le couronnement d’Aegon II à Fossedragon. Il n’y
manquait que des dragons. Pour ce roi, il n’y aurait pas de vol triomphal
autour des remparts de la ville, pas de descente majestueuse sur la cour du
château. Et les plus observateurs notèrent une autre absence. On ne vit la
reine douairière nulle part ; pourtant, en tant que grand-mère de Jaehaera,
Alicent Hightower aurait dû être présente.
Comme il n’avait encore que dix ans, le premier acte du nouveau roi fut
de nommer les hommes qui le protégeraient, le défendraient et régneraient
en son nom jusqu’à ce qu’il atteigne sa majorité. Ser Willis Fell, unique
survivant de la Garde Royale de l’époque du roi Viserys, fut nommé lord
Commandant de la Blanche Épée, avec ser Marston Waters pour second.
Comme les deux hommes étaient considérés comme des Verts, les postes
restants dans la Garde Royale furent remplis par des Noirs. Ser Tyland
Lannister, récemment rentré de Myr, fut fait Main du Roi, tandis que lord
Leowyn Corbray était nommé Protecteur du Royaume. Le premier avait été
un Vert, le second un Noir. Au-dessus d’eux siégerait un conseil de régence,
consistant en lady Jeyne Arryn du Val, lord Corlys Velaryon de Lamarck,
lord Roland Ouestrelin de Falaise, lord Royce Caron de Séréna, lord
Manfryd Mouton de Viergétang, ser Torrhen Manderly de Blancport et le
Grand Mestre Munkun, récemment choisi par la Citadelle pour reprendre la
chaîne de charge du Grand Mestre Orwyle.
(Des sources fiables rapportent que lord Cregan Stark se vit lui aussi
offrir une place parmi les régents, mais qu’il refusa. D’autres omissions
évidentes dans le conseil incluaient Kermit Tully, Unwin Peake, Sabitha
Frey, Thaddeus Rowan, Lyonel Hightower, Johanna Lannister et Benjicot
Nerbosc, mais, insiste septon Eustace, seul lord Peake fut véritablement
ulcéré de se retrouver exclu.)
C’était un conseil que le septon Eustace approuvait de grand cœur : « Six
hommes pleins de vigueur et une femme pleine de sagesse, sept pour nous
gouverner ici sur terre comme les Sept d’En-Haut gouvernent de leur ciel
tous les hommes. » Champignon fut moins impressionné. « Sept régents en
étaient six de trop, commente-t-il. Plaignez notre pauvre roi. » En dépit des
réticences du fou, la plupart des observateurs semblaient estimer que le
règne du roi Aegon III commençait sur une note d’espoir.
Le reste de l’année 131 fut une époque de départs, les grands seigneurs
de Westeros prenant un par un congé de Port-Réal pour regagner leurs
propres sièges de pouvoir. Les Trois Veuves figurèrent parmi les premiers à
s’esquiver, après avoir fait des adieux pleins de larmes aux filles, fils,
frères, sœurs et cousins qui resteraient au service du nouveau couple royal
comme compagnons et comme otages. Moins de quinze jours après le
couronnement, Cregan Stark mena vers le Nord son ost considérablement
diminué, en suivant la route Royale ; trois jours plus tard, lord Nerbosc et
lady Alysanne se mirent en route pour Corneilla, un millier des Nordiens de
Stark en queue de colonne. Lord Lyonel et sa maîtresse, lady Sam,
chevauchèrent vers le sud pour Villevieille avec leurs Hightower, tandis que
les seigneurs Rowan, des Essaims, Costayne, Tarly et Redwyne s’unissaient
afin d’escorter Sa Sainteté Suprême à la même destination. Lord Kermit
Tully et ses chevaliers rentrèrent à Vivesaigues, tandis que son frère, ser
Oscar, prenait la mer avec ses Briseurs d’Orage en partance pour Tyrosh et
les Terres Disputées.
Il y en eut un qui ne partit pas comme prévu, toutefois. Ser Medrick
Manderly avait accepté de conduire les hommes destinés au Mur jusqu’à
Blancport sur sa galère, l’Étoile du Nord. De là, ils poursuivraient par voie
de terre jusqu’à Châteaunoir. Au matin où l’Étoile du Nord devait
appareiller, pourtant, un décompte des condamnés révéla qu’il en manquait
un. Le Grand Mestre Orwyle avait changé d’avis en ce qui concernait la
prise du noir, semblait-il. Soudoyant un de ses gardes pour détacher ses
liens, il avait revêtu des haillons de mendiant et disparu dans les quartiers
louches de la ville. Ne voulant pas s’attarder plus longtemps, ser Medrick
condamna le garde qui avait libéré Orwyle à prendre sa place et l’Étoile du
Nord appareilla.
À la fin de 131, nous dit septon Eustace, un « calme gris » enveloppait
Port-Réal et les terres de la Couronne. Aegon III siégeait sur le trône de fer
quand il le devait mais sinon, on le voyait peu. La tâche de défendre le
royaume incombait au lord Protecteur, Leowyn Corbray, la terne routine
quotidienne du gouvernement à sa Main aveugle, Tyland Lannister.
Naguère aussi grand, blond et séduisant que son jumeau, le défunt lord
Jason, ser Tyland avait été tellement défiguré par les bourreaux de la reine
qu’on avait connu des dames nouvelles à la cour qui s’étaient évanouies en
le voyant. Pour les préserver, la Main prit coutume de se coiffer d’une
cagoule de soie lors d’occasions officielles. Peut-être était-ce une erreur de
jugement, car elle conférait à ser Tyland une sinistre apparence et, avant
bien longtemps, le peuple de Port-Réal commença à chuchoter des histoires
sur le maléfique sorcier masqué du Donjon Rouge.
L’intelligence de ser Tyland demeurait vive, cependant. On aurait pu
s’attendre à ce que ses tourments l’aient rendu amer, qu’il soit obsédé par la
vengeance, mais cela se révéla bien loin de la vérité. La Main se prévalut
d’une singulière perte de mémoire, soutenant qu’il ne se rappelait plus qui
avait été Noir et qui Vert, tout en manifestant une loyauté tenace envers le
fils de cette même reine qui l’avait livré aux bourreaux. Très rapidement,
ser Tyland exerça une tacite emprise sur Leowyn Corbray, dont
Champignon dit : « Il avait la nuque aussi lourde que l’intelligence, mais
jamais je n’ai entendu homme péter plus bruyamment. » De par la loi, la
Main autant que le lord Protecteur étaient sujets à l’autorité du conseil de
régence mais, au fil des jours qui passaient, des cycles de lune qui se
succédaient, les régents se réunirent de moins en moins, tandis que
l’infatigable Tyland Lannister, aveugle et cagoulé, concentrait sur lui un
pouvoir de plus en plus grand.
Il devait affronter de redoutables défis, car l’hiver était descendu sur
Westeros et durerait quatre longues années, un des hivers les plus âpres et
froids qu’on ait connus dans l’histoire des Sept Couronnes. De plus, le
commerce du royaume s’était effondré durant la Danse, d’innombrables
villages, bourgs et châteaux avaient été ravagés ou détruits, et des bandes de
brigands et d’hommes en rupture de ban hantaient routes et forêts.
La reine douairière, en refusant de se réconcilier avec le nouveau roi,
posait un problème plus immédiat. L’assassinat du dernier de ses fils avait
mué en pierre le cœur d’Alicent. Aucun des régents ne souhaitait la voir
mise à mort, certains par compassion, d’autres par crainte qu’une telle
exécution ne rallume les feux de la guerre. Pourtant, on ne pouvait
l’autoriser à prendre part comme dans le passé à la vie de la cour. Elle était
trop susceptible de proférer des malédictions à l’encontre du roi ou de
s’emparer du poignard d’un garde distrait. On ne pouvait même pas laisser
en confiance Alicent en compagnie de la petite reine ; la dernière fois qu’on
lui avait permis de partager un repas avec Sa Grâce, elle avait sommé
Jaehaera de trancher la gorge de son époux pendant son sommeil, ce qui
avait provoqué les hurlements de l’enfant. Ser Tyland estima qu’il n’avait
pas d’autre choix que de claustrer la reine douairière dans ses appartements
de la Citadelle de Maegor ; captivité clémente, mais captivité néanmoins.
La Main se mit alors en devoir de rétablir le commerce du royaume et
d’entamer le processus de reconstruction. Grands seigneurs et petites gens
furent pareillement ravis qu’il abolisse les taxes promulguées par la reine
Rhaenyra et lord Celtigar. Maintenant que l’or de la Couronne était de
nouveau en sécurité, ser Tyland consacra un million de dragons d’or à des
prêts pour les seigneurs dont les possessions avaient été détruites au cours
de la Danse. (Bien que beaucoup aient profité de ces sommes, ces prêts
causèrent une brouille entre le Trône de Fer et la Banque de Fer de
Braavos.) Il ordonna également la construction de trois immenses silos à
grain fortifiés, à Port-Réal, Port-Lannis et Goëville, et l’achat d’assez de
grain pour les remplir. (Ce dernier décret fit fortement monter le prix du
grain, ce qui satisfit les villes et seigneurs qui avaient du blé, du maïs et de
l’orge à vendre, mais suscita la colère des propriétaires d’auberges et de
tavernes, et des pauvres et des affamés en général.)
Bien qu’il ait fait cesser le travail sur les gigantesques statues des princes
Aemond et Daeron commissionnées par Aegon II (pas avant que les têtes
des deux princes aient été sculptées), la Main mit des centaines de tailleurs
de pierre, de charpentiers et d’ouvriers au travail sur les réparations et la
restauration de Fossedragon. On renforça sur son ordre les portes de Port-
Réal afin qu’elles puissent mieux résister aux attaques venues de l’intérieur
de l’enceinte, autant que de l’extérieur. La Main annonça également que la
Couronne financerait la construction de cinquante nouvelles galères de
guerre. Quand on l’interrogea, il expliqua aux régents qu’il voulait fournir
de l’ouvrage aux chantiers navals et défendre la ville des flottes de la
Triarchie… mais beaucoup soupçonnèrent que le véritable objectif de ser
Tyland était de réduire la dépendance de la Couronne envers la maison
Velaryon de Lamarck.
Peut-être la Main avait-elle aussi en tête la guerre qui se poursuivait à
l’ouest quand elle mit au travail les charpentiers de marine. Si l’accession
au pouvoir d’Aegon III avait pour l’essentiel marqué la fin du carnage de la
Danse des Dragons, il ne serait pas tout à fait exact d’affirmer que le
couronnement du jeune roi ramena la paix dans les Sept Couronnes. Dans
l’Ouest, les combats continuèrent durant les trois premières années du règne
de l’enfant-roi, tandis que lady Johanna de Castral Roc résistait toujours, au
nom de son fils, le jeune lord Loreon, aux ravages des Fer-nés de Dalton
Greyjoy. Les détails de leur guerre débordent notre entreprise ici (pour ceux
qui voudraient en savoir plus long, les chapitres pertinents de l’ouvrage Les
Démons de la mer : une histoire des Enfants du dieu Noyé des îles par
l’archimestre Mancaster sont particulièrement réussis). Qu’il suffise de dire
que si le Kraken Rouge s’était révélé un précieux allié pour les Noirs au
cours de la Danse, l’arrivée de la paix démontra que les Fer-nés n’avaient
pas plus de considération pour eux que pour les Verts.
Bien qu’il ne soit pas allé jusqu’à se déclarer ouvertement roi des îles de
Fer, Dalton Greyjoy accorda peu d’attention aux décrets venus du Trône de
Fer, au cours de ces années… peut-être parce que le roi était un enfant et sa
Main un Lannister. Quand on lui ordonna de cesser ses raids, Greyjoy
continua comme par le passé. Sommé de restituer les femmes que ses Fer-
nés avaient emportées, il répondit que « seul le dieu Noyé pouvait trancher
le lien entre un homme et ses femmes-sel ». Requis de rendre Belle Île à ses
seigneurs précédents, il riposta : « S’ils devaient remonter de sous la mer,
c’est avec joie que nous leur rendrions ce qui leur appartenait autrefois. »
Quand Johanna Lannister tenta de construire une nouvelle flotte de
vaisseaux de guerre pour porter le combat jusqu’aux Fer-nés, le Kraken
Rouge fondit sur ses chantiers navals, les incendia et s’enfuit avec une
centaine de femmes supplémentaires, par la même occasion. La Main
envoya une furieuse remontrance, à laquelle lord Greyjoy répondit : « Les
femmes de l’Ouest préfèrent les hommes de fer aux lions sans courage,
semblerait-il, car elles sautent à la mer et nous implorent de les prendre. »
En face de Westeros, les vents de la guerre soufflaient de même sur le
détroit. L’assassinat de Sharako Lohar de Lys, l’amiral qui avait présidé à la
débâcle de la Triarchie au Gosier, se révéla l’étincelle qui engloutit les Trois
Filles dans les flammes, attisant jusqu’à la guerre ouverte des rivalités qui
couvaient entre Tyrosh, Lys et Myr. Il est communément accepté de nos
jours que la mort de Sharako était une affaire personnelle : l’arrogant amiral
fut tué par un de ses rivaux pour les faveurs d’une courtisane qu’on appelait
le Cygne noir. À l’époque, toutefois, on considéra sa mort comme un
meurtre politique et on soupçonna les Myriens. Lorsque Lys et Myr
entrèrent en guerre, Tyrosh saisit l’occasion pour revendiquer sa domination
sur les Degrés de Pierre.
Pour conforter ces prétentions, l’archonte de Tyrosh fit venir Racallio
Ryndoon, le flamboyant capitaine-général qui avait autrefois commandé les
forces de la Triarchie contre Daemon Targaryen. Racallio envahit les îles en
un clin d’œil et mit à mort le roi du Détroit en exercice… pour décider alors
de s’attribuer la couronne, trahissant l’archonte et sa cité natale. La guerre
quadripartite confuse qui suivit eut pour effet de clore au commerce
l’extrémité sud du détroit, empêchant Port-Réal, Sombreval, Viergétang et
Goëville de trafiquer avec l’Est. Pentos, Braavos et Lorath furent
pareillement affectées et envoyèrent des émissaires à Port-Réal dans
l’espoir d’amener le Trône de Fer à une grande alliance contre Racallio et
les querelleuses Filles. Ser Tyland leur réserva un accueil magnifique, mais
déclina leur proposition. « Ce serait pour Westeros une grave erreur de se
trouver mêlée aux perpétuelles querelles des cités libres », expliqua-t-il au
conseil des régents.
La fatidique année 131 arriva à terme alors que les mers s’embrasaient à
la fois à l’est et à l’ouest des Sept Couronnes, et que des blizzards
s’abattaient sur Winterfell et le Nord. À Port-Réal, l’ambiance n’était pas
non plus au bonheur. Le peuple de la ville commençait déjà à se lasser de
son enfant-roi et de sa petite reine, qu’on n’avait vus ni l’un ni l’autre
depuis les noces, et des chuchotements couraient sur « la Main
encagoulée ». Bien que le Berger « ressuscité » ait été arrêté par les
manteaux d’or et soulagé de sa langue, d’autres s’étaient levés à sa place et
prêchaient que la Main du Roi pratiquait les arts interdits, buvait le sang de
bébés et était au surplus « un monstre qui cache aux dieux et aux hommes
son visage défiguré ».
Dans l’enceinte du Donjon Rouge, on murmurait également sur le
compte du roi et de la reine. Le mariage royal avait été troublé depuis le
début. La mariée et son époux étaient tous deux des enfants ; Aegon III
avait maintenant onze ans, Jaehaera huit seulement. Une fois mariés, ils
avaient eu très peu de contacts ensemble, sinon lors des événements
officiels, et même cela était rare, car la petite reine n’aimait guère quitter
ses appartements. « Tous deux sont brisés », déclara le Grand Mestre
Munkun dans une lettre au Conclave. La fillette avait assisté au meurtre de
son frère jumeau aux mains de Sang et de Fromage. Le roi avait perdu ses
quatre frères, puis avait vu son oncle donner sa mère à dévorer à un dragon.
« Ce ne sont pas des enfants normaux, poursuivait Munkun. Ils n’ont
aucune joie en eux ; ils ne rient pas et ne jouent pas. La fillette mouille son
lit la nuit et verse des pleurs inconsolables quand on lui adresse des
remontrances. Ses propres dames disent qu’elle a huit ans, mais paraît plus
près de quatre. Si, pour le mariage, je n’avais pas additionné son lait de
bonsomme, je suis convaincu que l’enfant se serait effondrée au cours de la
cérémonie. »
Quant au roi, continuait le nouveau Grand Mestre, « Aegon manifeste
peu d’intérêt envers son épouse, ou tout autre fille. Il ne monte pas, ne
chasse pas, ne joute pas, mais il ne goûte pas davantage des activités
sédentaires comme la lecture, la danse ou le chant. Bien qu’il semble d’une
intelligence parfaitement normale, il n’entame jamais la conversation et,
quand on lui parle, répond si brièvement qu’on pourrait croire que le simple
fait de parler lui est douloureux. Il n’a aucun ami, à l’exception du petit
bâtard Gaemon Cheveux-Pâles, et il dort rarement d’un seul trait, la nuit. À
l’heure du loup, on le trouve souvent debout à une fenêtre, en train de
contempler les étoiles, mais quand je lui ai offert Les Royaumes du ciel de
l’archimestre Lyman, il n’a manifesté aucun intérêt. Aegon sourit peu et ne
rit jamais, mais il n’affiche pas non plus de signes extérieurs de colère ou de
peur, sinon en ce qui concerne les dragons, dont la seule mention le plonge
dans une rage peu commune. Orwyle avait coutume de juger Sa Grâce
calme et maîtrisée ; je dis que cet enfant est mort à l’intérieur. Il parcourt les
couloirs du Donjon Rouge comme un fantôme. Mes frères, je me dois de
parler franchement. Je crains pour notre roi et je crains pour notre
royaume. »
Ses craintes, hélas, allaient se révéler fondées. Si mauvaise qu’ait été
131, les deux années qui suivirent seraient bien pires.
Tout commença sur une note inquiétante quand on retrouva le Grand
Mestre Orwyle dans un bordel appelé Chez Maman, pratiquement au bas de
la rue de la Soie. S’étant taillé les cheveux et la barbe, débarrassé de la
chaîne de sa charge, il gagnait son pain, sous le nom du Vieux Wyl, en
balayant, en récurant, en inspectant les clients de la maison pour repérer la
vérole et en mélangeant du thé de lune et des potions de chanvrine et de
régalsou pour que les « filles » de Maman se débarrassent des enfants non
désirés. Nul ne prêta attention au Vieux Wyl jusqu’à ce qu’il se mêle
d’apprendre à lire à certaines des plus jeunes filles de Maman. Une de ses
élèves exhiba son nouveau talent à un sergent des manteaux d’or, qui conçut
des soupçons et fit comparaître le vieil homme pour l’interroger. La vérité
ne tarda pas à émerger.
La désertion de la Garde de Nuit est punie de mort. Quoique Orwyle n’ait
pas encore prononcé ses vœux, la plupart ne le considérèrent pas moins
comme un parjure. Il n’était pas question de lui permettre d’embarquer pour
le Mur. La sentence de mort originelle qu’avait prononcée lord Stark contre
lui devait s’appliquer, s’accordèrent à juger les régents. Ser Tyland ne le nia
pas, mais fit observer que la charge de Justice du Roi n’était pas encore
remplie et qu’en tant qu’aveugle, il était lui-même un choix déplorable pour
manier l’épée. Usant de ce prétexte, la Main préféra enfermer Orwyle dans
une cellule de la tour (vaste, bien aérée et beaucoup trop confortable,
reprochèrent d’aucuns) « jusqu’au temps où l’on trouverait un bourreau
approprié ». Ni septon Eustace ni Champignon ne s’y trompèrent ; Orwyle
avait servi avec ser Tyland dans les conseils verts d’Aegon II et, de toute
évidence, une vieille amitié et le souvenir de tout ce qu’ils avaient subi
influençaient la décision de la Main. On fournit même à l’ancien Grand
Mestre une plume, de l’encre et du parchemin, afin qu’il puisse poursuivre
sa confession. Ce qu’il fit, pour la plus grande partie de deux années,
consignant par écrit la longue histoire des règnes de Viserys Ier et
d’Aegon II, qui se révélerait par la suite une source si précieuse pour la
Chronique véritable de son successeur.
Moins de quinze jours plus tard, parvinrent à Port-Réal des rapports
parlant de bandes de sauvageons venus des montagnes de la Lune,
descendus en grand nombre sur le Val d’Arryn pour le mettre à sac et le
piller, et lady Jeyne quitta la cour et prit la mer pour Goëville afin de veiller
à la défense de ses terres et de son peuple. Il y avait également dans les
Marches de Dorne des mouvements inquiétants, car Dorne avait un nouveau
dirigeant en la personne d’Aliandra Martell, une ardente jouvencelle de dix-
sept ans qui se considérait comme « la nouvelle Nymeria » et voyait chacun
des jeunes seigneurs au sud des montagnes Rouges rivaliser pour ses
affections. En réaction à ses incursions, lord Caron prit lui aussi congé de
Port-Réal, se hâtant de rentrer à Séréna dans les Marches de Dorne. Ainsi
les sept régents devinrent-ils cinq. Le plus influent d’entre eux était de toute
évidence le Serpent de Mer, dont la fortune, l’expérience et les alliances en
faisaient le premier d’entre ces égaux. De façon encore plus éloquente, il
paraissait être le seul homme auquel le jeune roi semble accorder sa
confiance.
Pour toutes ces raisons le royaume subit un coup terrible, le sixième jour
de la troisième lune, en 132, lorsque Corlys Velaryon, sire des Marées,
s’écroula en gravissant les marches serpentines du Donjon Rouge à Port-
Réal. Le temps que le Grand Mestre Munkun se précipite à son secours, le
Serpent de Mer était mort. Âgé de soixante-dix-neuf ans, il avait servi sous
quatre rois et une reine, navigué jusqu’aux extrémités de la terre, élevé la
maison Velaryon à des sommets de richesse et de puissance sans précédent,
épousé une princesse qui aurait pu être reine, engendré des dragonniers,
construit des villes et des flottes, prouvé sa valeur en temps de guerre et sa
sagesse en temps de paix. Jamais plus les Sept Couronnes ne verraient son
pareil. Avec son décès, un grand trou se déchira dans l’étoffe en lambeaux
des Sept Couronnes.
Le corps de lord Corlys fut exposé sept jours au pied du trône de fer.
Ensuite, sa dépouille fut ramenée à Lamarck à bord du Baiser de la Sirène,
dont le capitaine était Marilda de Carène, avec son fils Alyn. Là, on mit une
nouvelle fois à flot la coque malmenée du vieux Serpent de Mer, qu’on
remorqua jusqu’au large de Peyredragon, où Corlys Velaryon connut des
funérailles en mer à bord du navire qui lui avait valu son surnom. On
raconta par la suite qu’alors que la coque sombrait, le Cannibale passa au-
dessus, ses grandes ailes noires déployées pour un dernier salut. (Une
touche émouvante, mais plus vraisemblablement un embellissement
ultérieur. Selon tout ce que nous savons du Cannibale, il aurait été plus
susceptible de dévorer le cadavre que de le saluer.)
Alyn de Carène, de basse naissance, désormais Alyn Velaryon, avait été
l’héritier choisi par le Serpent de Mer, mais sa succession ne se passa pas
sans contestation. On se souviendra qu’au temps du roi Viserys, un neveu
de lord Corlys, ser Vaemond Velaryon, s’était présenté comme héritier
légitime de Lamarck. Cette rébellion lui avait coûté sa tête, mais il avait
laissé derrière lui une épouse et des fils. Ser Vaemond était le fils de l’aîné
des frères du Serpent de Mer. Cinq autres neveux, nés d’un autre frère,
faisaient aussi valoir leurs prétentions. En présentant leur affaire devant
Viserys, malade et affaibli, ils avaient commis la grave erreur de mettre en
doute la légitimité des enfants de sa fille. Viserys leur avait fait ôter la
langue pour cette insolence, mais leur avait laissé leur tête. Trois des « cinq
silencieux » étaient morts durant la Danse, combattant pour Aegon contre
Rhaenyra… mais deux avaient survécu, de même que les fils de ser
Vaemond, et tous se firent alors connaître, soutenant qu’ils avaient plus de
droits sur Lamarck que « ce bâtard de Carène, qui avait une souris pour
mère ».
Les fils de ser Vaemond, Daemion et Daeron, exposèrent leurs
prétentions devant le conseil, à Port-Réal. Quand la Main et les régents
décidèrent contre eux, ils choisirent avec sagesse d’accepter la décision et
de se réconcilier avec lord Alyn, qui les récompensa par des terres sur
Lamarck, à condition qu’ils contribuent par des vaisseaux à sa flotte. Leurs
cousins silencieux optèrent pour une approche différente. « Faute de langue
avec laquelle présenter leur cas, ils préférèrent argumenter par l’épée »,
raconte Champignon. Toutefois, leur complot pour assassiner leur jeune
seigneur tourna mal quand les gardes à Château Lamarck se révélèrent
loyaux à la mémoire du Serpent de Mer et à son héritier choisi. Ser
Malentine fut tué durant la tentative ; son frère capturé. Condamné à mort,
ser Rhogar sauva sa tête en prenant le noir.
Alyn Velaryon, le bâtard né de Souris, fut officiellement intronisé sire des
Marées et maître de Lamarck. Après quoi, il se mit en route pour Port-Réal
afin de reprendre le siège du Serpent de Mer parmi les régents. (Même
enfant, lord Alyn n’avait jamais manqué d’audace.) La Main le remercia et
le renvoya chez lui… Chose compréhensible, puisque Alyn Velaryon
n’avait que seize ans en 132. On avait déjà offert le siège de lord Corlys au
conseil des régents à un homme plus âgé et plus aguerri : Unwin Peake, sire
de Stellepique, sire de Petrebourg et sire de Boisblanc.
Ser Tyland avait en 132 un souci bien plus immédiat : la question de la
succession. Certes, lord Corlys avait été âgé et affaibli, mais sa mort
soudaine avait servi de sinistre rappel que tout homme pouvait mourir à tout
instant, même des jeunes rois en apparente bonne santé comme Aegon III.
La guerre, la maladie, un accident… il y avait tant de façons de mourir et, si
le roi devait périr, qui lui succéderait alors ?
« S’il meurt sans héritier, nous reprendrons la danse, la musique devrait-
elle nous en déplaire », fut la mise en garde de lord Manfryd Mouton à ses
camarades régents. La légitimité de la reine Jaehaera était aussi solide que
celle du roi et, dans l’esprit de certains, plus solide, mais l’idée de placer sur
le trône de fer cette enfant douce, tendre et craintive était de la folie, tous le
reconnurent. Pour sa part le roi Aegon, quand on lui posa la question,
présenta son échanson, Gaemon Cheveux-Pâles, rappelant aux régents que
l’enfant « avait déjà été roi ». Cela aussi était impossible.
En vérité, il n’y avait que deux prétendants que le royaume était
susceptible d’accepter : les demi-sœurs du roi, Baela et Rhaena Targaryen,
filles jumelles du prince Daemon et de sa deuxième épouse, lady Laena
Velaryon. Elles avaient seize ans, désormais. Grandes et minces, cheveux
d’argent, elles étaient véritablement les enfants chéries de la ville. Le roi
Aegon n’avait guère posé le pied hors du Donjon Rouge depuis qu’on
l’avait couronné, et sa petite reine ne quittait jamais ses appartements ;
aussi, pour la plus grande partie de l’année qui venait de s’écouler, y avait-il
eu Rhaena et Baela, sortant à cheval chasser à courre ou au faucon, donnant
l’aumône aux pauvres, recevant des émissaires et rendant visite aux
seigneurs avec la Main du Roi, tenant le rôle d’hôtesses aux banquets (qui
étaient rares), aux soirées musicales et dans les bals (dont il n’y avait encore
eu aucun pour le moment). Les jumelles étaient les seules Targaryen que
voyait le peuple.
Pourtant, même là, le conseil se heurta à des difficultés et des
dissensions. Quand Leowyn Corbray déclara : « Lady Rhaena serait une
reine splendide », ser Tyland fit observer que Baela avait émergé la
première du ventre de leur mère. « Baela est trop imprévisible, riposta ser
Torrhen Manderly. Comment pourrait-elle régner sur le royaume alors
qu’elle ne peut même pas se gouverner elle-même ? » Ser Willis Fell
approuva. « Il faut que ce soit Rhaena. Elle a un dragon, pas sa sœur. »
Quand lord Corbray rétorqua : « Baela a volé sur un dragon, Rhaena n’a
qu’un jeune sorti de l’œuf », Roland Ouestrelin répliqua : « Le dragon de
Baela a abattu notre défunt roi. Beaucoup dans le royaume ne l’ont pas
oublié. Couronnez-la et nous rouvrirons brutalement toutes les vieilles
blessures. »
Ce fut pourtant le Grand Mestre Munkun qui sut clore le débat quand il
dit : « Messires, cela n’a aucune importance. Toutes deux sont des filles.
Avons-nous si peu appris du massacre ? Nous devons respecter la
primogéniture, ainsi qu’en a décidé le Grand Conseil de 101. La
revendication du mâle passe avant celle de la femme. » Mais quand ser
Tyland voulut savoir : « Et qui serait ce prétendant mâle, messire ? Il
semble bien que nous les ayons tous occis », Munkun ne trouva rien à
répondre, sinon qu’il effectuerait des recherches sur la question. Ainsi donc,
la question cruciale de la succession demeura pendante.
Cette incertitude n’épargna guère aux jumelles les attentions serviles de
tous les galants, confidents, compagnons et flagorneurs de même farine,
avides de se lier d’amitié avec les héritières présumées du roi, bien que les
sœurs tiennent face aux flatteurs des attitudes diamétralement opposées. Si
Rhaena adorait occuper le centre de la vie de la cour, Baela se hérissait sous
les louanges, et semblait prendre plaisir à railler et à tourmenter les
soupirants qui papillonnaient autour d’elle.
Jeunes filles, les jumelles avaient été inséparables, et impossibles à
distinguer l’une de l’autre, mais, une fois séparées, leurs expériences les
avaient conformées de façons bien différentes. Au Val, Rhaena avait joui
d’une vie de confort et de privilèges, en tant que pupille de lady Jeyne. Des
servantes lui brossaient les cheveux et lui coulaient ses bains, tandis que des
rhapsodes composaient des odes à sa beauté et que des chevaliers joutaient
pour gagner sa faveur. Il en allait de même à Port-Réal où des dizaines de
valeureux jeunes seigneurs rivalisaient pour ses sourires, des artistes
imploraient permission de la dessiner ou de la peindre, les plus grands
tailleurs de la ville sollicitaient l’honneur de réaliser ses robes. Et partout où
allait Rhaena suivait Point du Jour, son jeune dragon, la plupart du temps
lové sur ses épaules comme une étole.
Le séjour passé par Baela sur Peyredragon avait été plus troublé,
s’achevant dans le feu et le sang. Le temps qu’elle arrive à la cour, elle était
une jeune femme indomptable et volontaire comme on en voyait peu dans
le royaume. Rhaena adorait danser ; Baela vivait pour la monte… et pour le
vol, bien que ce plaisir lui ait été soustrait avec la mort de son dragon. Elle
tenait ses cheveux d’argent taillés aussi courts que ceux d’un garçon, afin
qu’ils ne lui giflent pas la face quand elle était à cheval. Elle faussait sans
cesse compagnie à ses suivantes pour partir à l’aventure dans les rues. Elle
avait participé, ivre, à des courses de chevaux le long de la rue des Sœurs,
s’était adonnée à des traversées au clair de lune de l’embouchure de la Néra
(dont les courants puissants avaient déjà noyé plus d’un nageur vigoureux),
avait bu avec les manteaux d’or dans leurs baraquements, joué de l’argent et
parfois ses vêtements dans les trous à rats de Culpucier. Une fois, elle
disparut trois jours et, à son retour, refusa de dire où elle était.
Chose plus grave encore, Baela avait le goût des compagnons
inappropriés. Comme des chiens errants, elle les ramenait avec elle au
Donjon Rouge, insistant pour qu’on leur confie des charges au château, ou
qu’on les incorpore à sa suite. Ces familiers comprirent un séduisant jeune
jongleur, un apprenti forgeron dont elle admirait les muscles, un mendiant
cul-de-jatte dont elle avait eu pitié, un escamoteur aux tours faciles qu’elle
prit pour un sorcier authentique, l’écuyer plutôt laid d’un chevalier errant, et
même une paire de jeunes filles tirées d’un bordel, des jumelles, « comme
nous, Rhae ». Un jour, elle se présenta avec toute une troupe de baladins.
Elle faisait le désespoir de septa Amarys, à qui on avait confié son
instruction religieuse et morale, et septon Eustace lui-même semblait
impuissant à discipliner ses imprévisibles coups de tête. « Il faut marier
cette fille, et vite, confia-t-il à la Main du Roi, sinon je crains qu’elle
n’apporte le déshonneur sur la maison Targaryen et qu’elle ne couvre de
honte Sa Grâce, son frère. »
Ser Tyland reconnut le bon sens du conseil du septon… mais ce n’était
pas sans périls non plus. Baela ne manquait pas de prétendants. Elle était
jeune, belle, riche, en pleine santé et de la plus haute naissance ; n’importe
quel seigneur dans les Sept Couronnes la prendrait volontiers pour épouse.
Mais un mauvais choix pourrait entraîner de graves conséquences, car son
époux se tiendrait très près du trône. Un compagnon peu scrupuleux, vénal
ou exagérément ambitieux risquait de provoquer une guerre ou des
malheurs sans fin. Une vingtaine de candidats possibles à la main de lady
Baela furent passés en revue par les régents. Furent avancés lord Tully, lord
Nerbosc, lord Hightower (pas encore marié, bien qu’il ait pris la veuve de
son père pour maîtresse), ainsi que nombre de candidats moins appropriés,
dont Dalton Greyjoy (le Kraken Rouge se vantait d’avoir une centaine de
femmes-sel, mais n’avait jamais pris de femme-roc), un frère cadet de la
princesse de Dorne, et même cette canaille de Racallio Ryndoon. Tous
furent finalement rejetés pour une raison ou une autre.
La Main et le conseil de régence décidèrent enfin d’accorder la main de
lady Baela en mariage à Thaddeus Rowan, sire de Boisdoré. Sans doute
Rowan était-il un choix prudent. Sa deuxième femme était décédée l’année
précédente et on le savait à la recherche d’une jouvencelle adéquate pour
prendre sa place. Sa virilité ne faisait aucun doute : il avait donné deux fils
à sa première femme, et cinq de plus à la seconde. Comme il n’avait pas de
filles, Baela serait la maîtresse incontestée en son château. Ses quatre plus
jeunes fils étaient encore chez lui et avaient besoin des soins d’une femme.
Le fait que toute la progéniture de lord Rowan se compose de mâles pesait
lourdement en sa faveur ; s’il devait donner un fils à lady Baela, Aegon III
aurait un successeur tout désigné.
Lord Thaddeus était un homme brusque, robuste et jovial, très aimé et
très respecté, un mari empressé et un bon père pour ses fils. Il s’était battu
pour la reine Rhaenyra durant la Danse, et l’avait fait avec compétence et
valeur. Il était fier sans être arrogant, juste dans son jugement mais pas
vindicatif, loyal envers ses amis, pratiquant en matière de religion sans
déployer une piété excessive, épargné par toute ambition démesurée. Si le
trône devait échoir à lady Baela, lord Rowan constituerait le consort idéal,
la soutenant de toutes ses forces et sa sagesse sans chercher à la dominer, ni
à la supplanter sur le trône. Septon Eustace nous dit que les régents furent
extrêmement satisfaits du résultat de leurs délibérations.
Lorsqu’on l’informa du parti choisi, Baela Targaryen ne partagea pas leur
contentement. « Lord Rowan est mon aîné de quarante ans, chauve comme
un caillou, avec une bedaine qui pèse plus que moi », aurait-elle répondu à
la Main du Roi. Et elle ajouta : « J’ai couché avec deux de ses fils. L’aîné et
le troisième né, me semble-t-il. Pas tous les deux en même temps, ç’aurait
été inconvenant. » Qu’il y ait la moindre vérité à cette déclaration, nous ne
pouvons le dire. On savait lady Baela délibérément provocatrice, à
l’occasion. Si tel était son objectif ici, elle l’atteignit. La Main la renvoya
dans ses appartements, postant des gardes à sa porte pour s’assurer qu’elle y
resterait jusqu’à ce que les régents puissent se réunir.
Pourtant, le lendemain, il découvrit à sa consternation que Baela avait fui
le château par des moyens secrets (on apprit par la suite qu’elle était sortie
par une fenêtre, avait échangé ses vêtements avec une lavandière avant de
sortir à pied par la porte principale). Le temps que l’alerte soit donnée, elle
avait déjà traversé la moitié de la baie de la Néra, ayant loué les services
d’un pêcheur pour la transporter à Lamarck. Là, elle alla trouver son cousin,
le sire des Marées, et lui fit étalage de ses griefs. Quinze jours plus tard,
Alyn Velaryon et Baela Targaryen se mariaient dans le septuaire de
Peyredragon. La mariée avait seize ans, son époux presque dix-sept.
Plusieurs régents, scandalisés, pressèrent ser Tyland d’en appeler au
Grand Septon pour une annulation, mais la Main réagit avec une résignation
désemparée. Avec prudence, estimant que le scandale découlait plus de la
rébellion de lady Baela que de son choix d’époux, il fit courir le bruit que le
mariage avait été arrangé par le roi et la cour. « Ce garçon vient d’un sang
noble, assura ser Tyland aux régents, et je ne doute pas qu’il se montre aussi
loyal que son frère. » On mit du baume sur l’orgueil blessé de Thaddeus
Rowan en le fiançant avec Floris Baratheon, une jouvencelle de quatorze
ans, largement considérée comme la plus jolie des « Quatre Orages », ainsi
qu’on appelait les quatre filles de lord Borros. Dans son cas, le nom était
mal choisi. Charmante enfant, quoiqu’un peu frivole, elle mourrait en
couches deux ans plus tard. Le vrai mariage orageux se révélerait être celui
conclu à Peyredragon, comme les années allaient le démontrer.
Pour la Main et le conseil des régents, la fuite clandestine de Baela
Targaryen de l’autre côté de la baie de la Néra avait confirmé tous leurs
doutes à son sujet. « Cette fille est imprévisible, obstinée et délurée, ainsi
que nous le craignions, déclara ser Willis d’un ton lugubre, et elle s’est
maintenant liée au bâtard parvenu de lord Corlys. Un serpent pour père, une
souris pour mère… Ce sera donc là notre prince consort ? » Les régents
opinèrent : Baela Targaryen ne pouvait être l’héritière du roi Aegon. « Il
faudra que ce soit lady Rhaena, déclara Mouton, à condition qu’elle soit
mariée. »
Cette fois-ci, sur l’insistance de ser Tyland, la jeune fille fut elle-même
partie prenante dans les discussions. Lady Rhaena se montra aussi docile
que sa sœur avait été rebelle. Bien entendu, elle épouserait tout candidat
que le roi et le conseil décideraient, concéda-t-elle, mais cependant « il me
plairait qu’il ne soit pas si vieux qu’il ne puisse me donner d’enfants, ni si
gros qu’il m’écrase quand nous serons au lit. Tant qu’il sera aimable, doux
et noble, je sais que je l’aimerai ». Lorsque la Main lui demanda si elle avait
des préférences parmi les seigneurs et chevaliers qui l’avaient courtisée, elle
avoua qu’elle était « particulièrement attachée » à ser Corwyn Corbray,
qu’elle avait initialement rencontré lorsqu’elle était pupille de lady Arryn
au Val.
Ser Corwyn était loin d’être un choix idéal. Fils cadet, il avait deux filles
d’un mariage précédent. À trente-deux ans, c’était un adulte et non un jeune
homme vert. Cependant, la maison Corbray était ancienne et honorable, et
ser Corwyn un chevalier d’une telle réputation que feu son père lui avait
remis Dame Affliction, la lame en acier valyrien des Corbray. Son frère
Leowyn était Protecteur du Royaume. Cela suffisait en soi-même à rendre
difficile aux régents d’élever quelque objection. Ainsi le parti fut-il pris : de
brèves fiançailles suivies d’un mariage précipité une demi-lune plus tard.
(La Main aurait préféré des fiançailles plus longues, mais les régents
jugèrent prudent que Rhaena se marie vite, au cas où sa sœur attendrait déjà
un enfant.)
Les jumelles ne furent pas les seules dames de la cour à se marier en 132.
Plus tard la même année, Benjicot Nerbosc, sire de Corneilla, prit la tête
d’une escorte pour remonter la route Royale jusqu’à Winterfell, afin d’être
témoin au mariage de sa tante Alysanne avec lord Cregan Stark. Avec le
Nord déjà sous l’emprise de l’hiver, le voyage dura trois fois plus
longtemps que prévu. Une moitié des cavaliers perdirent leur monture
tandis que la colonne s’évertuait à travers les hurlements des tempêtes de
neige et, à trois reprises, les chariots de lord Nerbosc furent attaqués par des
bandes de hors-la-loi, qui emportèrent une grande partie des vivres de la
colonne et tous les cadeaux de mariage. Le mariage en lui-même fut
néanmoins splendide, dit-on : Aly la Noire et son loup échangèrent leurs
serments devant l’arbre-cœur dans le bois sacré glacé de Winterfell. Au
banquet qui suivit, Rickon, quatre ans, fils de lord Cregan par son premier
mariage, chanta une ballade à sa belle-mère.
Lady Elenda Baratheon, la veuve d’Accalmie, prit elle aussi un nouvel
époux, cette année-là. Lord Borros étant mort et Olyver étant un bambin, les
incursions dorniennes dans les terres de l’Orage s’étaient multipliées, et les
hors-la-loi du Bois-du-Roi se révélaient problématiques. La veuve sentit le
besoin d’une poigne d’homme vigoureuse pour maintenir la paix. Elle
choisit ser Steffon Connington, fils cadet du sire de La Griffonnière. Bien
que de vingt ans plus jeune que lady Elenda, Connington avait prouvé sa
valeur durant la campagne de lord Borros contre le roi Vautour et on le
disait aussi féroce que séduisant.
Ailleurs, les hommes étaient plus préoccupés de guerre que de noces.
Tout au long des mers du Crépuscule, le Kraken Rouge et ses Fer-nés
continuaient à piller et à dévaster. Tyrosh, Myr et Lys et l’alliance tripartite
de Braavos, Pentos et Lorath guerroyaient les unes contre les autres à
travers les Degrés de Pierre et les Terres Disputées, tandis que le royaume
brigand de Racallio Ryndoon pinçait entre ses doigts le fond du détroit. À
Port-Réal, Sombreval, Viergétang et Goëville, le commerce périclitait.
Marchands et négociants venaient tempêter auprès du roi… qui, soit refusait
de les recevoir, soit n’y était pas autorisé, selon la chronique à laquelle on
se fie. Dans le Nord, le spectre de la famine menaçait ; Cregan Stark et ses
seigneurs bannerets voyaient diminuer leurs stocks de vivres, tandis que la
Garde de Nuit refoulait en nombre toujours croissant les incursions des
sauvageons d’au-delà du Mur.
Vers la fin de l’année, une terrible épidémie courut à travers les Trois
Sœurs. La fièvre d’Hiver, ainsi qu’on la nomma, tua la moitié des habitants
de Sortonne. La moitié survivante, convaincue que la maladie était arrivée
sur leurs côtes à bord d’un baleinier venu de Port-Ibben, se souleva et
massacra tous les marins ibbéniens qui leur tombèrent sous la main, boutant
le feu à leurs navires. Ce qui n’eut aucun résultat. Lorsque la maladie
franchit la Morsure vers Blancport, les prières des septons et les potions des
mestres se révélèrent elles aussi impuissantes contre elle. Des milliers
périrent, parmi lesquels lord Desmond Manderly. Son excellent fils ser
Medrick, le plus grand chevalier du Nord, ne lui survécut que de quatre
jours, avant de succomber à la même affliction. Comme ser Medrick n’avait
pas d’enfant, la chose eut une calamiteuse conséquence supplémentaire, car
la seigneurie passa entre les mains de son frère ser Torrhen, qui fut en
conséquence forcé de céder sa place au conseil des régents pour prendre les
rênes de Blancport. Cela laissa quatre régents, au lieu des sept qu’il y avait
eu.
Tant de seigneurs, grands et petits, avaient péri durant la Danse des
Dragons que la Citadelle dénomme à bon droit cette époque l’Hiver des
Veuves. Jamais auparavant ni depuis, dans l’histoire des Sept Couronnes,
autant de femmes n’ont disposé de tant de pouvoir, gouvernant à la place de
leurs maris, frères et pères, tués, pour des fils dans les langes ou encore à la
mamelle. Nombre de leurs chroniques ont été collectées par l’archimestre
Abelon dans son énorme Au temps où gouvernaient les femmes : les Dames
de l’après-guerre. Si Abelon traite de centaines de veuves, nous devons
nous borner par nécessité à un nombre moindre. Quatre de ces femmes ont
joué des rôles cruciaux dans l’histoire du royaume à la fin de 132 et au
début de 133, pour son bien ou son mal.
La première d’entre elles fut lady Johanna, la veuve de Castral Roc, qui
gouvernait les domaines de la maison Lannister pour son jeune fils, lord
Loreon. Elle avait imploré à maintes reprises auprès de la Main
d’Aegon III, le jumeau de son défunt époux, un renfort contre les pillards,
mais aucun ne s’était manifesté. Prête à tout pour défendre son peuple, lady
Johanna finit par revêtir une maille d’homme pour mener les hommes de
Port-Lannis et de Castral Roc contre l’ennemi. Les chansons content
comment elle occit une douzaine de Fer-nés sous les murailles de Kayce,
mais on peut aisément balayer cela comme un ouvrage de rhapsodes
éméchés (Johanna portait au combat sa bannière, et non une épée).
Toutefois, son courage inspira bel et bien ses Ouestiens, car les pillards
furent promptement mis en déroute et Kayce sauvée. Parmi les morts, on
comptait l’oncle préféré du Kraken Rouge.
Lady Sharis Piète, la veuve de Chutebourg, remporta une autre sorte de
gloire à travers ses efforts pour reconstruire la ville détruite. Gouvernant au
nom de son fils nourrisson (une demi-année après la seconde bataille de
Chutebourg, elle avait donné naissance à un vigoureux garçon aux cheveux
noirs, qu’elle présenta comme l’héritier légitime du défunt seigneur son
époux, bien qu’il soit beaucoup plus probable que l’enfant ait été conçu par
Jon Roxton le Hardi), lady Sharis abattit les vestiges calcinés de boutiques
et de maisons, rebâtit les murailles de la ville, enterra les morts, planta du
blé, de l’orge et des navets dans les champs où s’étaient dressés les
campements et fit même nettoyer, monter et exposer la tête des dragons
Fumée-des-Mers et Vermithor sur la place principale, où les voyageurs
payaient en monnaie sonnante et trébuchante pour les voir (un sou pour
regarder, une étoile pour toucher).
À Villevieille, les relations entre le Grand Septon et la veuve de lord
Ormund, lady Sam, continuèrent de se détériorer quand elle ignora l’ordre
de Sa Sainteté Suprême de quitter le lit de son beau-fils et de prononcer des
vœux comme sœur du Silence en expiation de ses péchés. Dans la fureur de
son indignation, le Grand Septon condamna la dame douairière de
Villevieille pour être une fornicatrice impudique et lui interdit de remettre
les pieds dans le septuaire Étoilé tant qu’elle ne se serait pas repentie et
qu’elle n’aurait pas demandé le pardon. Lady Samantha en réponse
enfourcha un destrier et fit irruption dans le septuaire alors que Sa Sainteté
Suprême prononçait une prière. Quand il exigea de savoir ce qu’elle
cherchait, lady Sam répondit que, s’il lui avait interdit de poser le pied dans
le septuaire, il n’avait point parlé des sabots de sa monture. Puis elle
ordonna à ses chevaliers de barrer les portes ; si le septuaire lui était fermé,
il le serait pour tous. Il eut beau frémir, tonner et lancer des malédictions
contre « cette catin à cheval », le Grand Septon n’eut au bout du compte
d’autre ressource que de se dédire.
La quatrième (et la dernière, dans notre cadre) de ces femmes
remarquables émergea des tours torses et des donjons foudroyés
d’Harrenhal, cette immense ruine près des eaux de l’Œildieu. Délaissé et
oublié depuis que Daemon Targaryen et son neveu Aemond s’y étaient
retrouvés pour leur ultime vol, le siège maudit d’Harren le Noir était devenu
un repaire de hors-la-loi, de chevaliers brigands et d’hommes en rupture de
ban, qui ne quittaient son enceinte que pour attaquer les voyageurs, les
pêcheurs et les fermiers. Un an plus tôt, ils étaient rares, mais leurs effectifs
avaient crû, dernièrement, et on racontait qu’une sorcière les gouvernait,
une reine sorcière au pouvoir terrifiant. Lorsque ces racontars atteignirent
Port-Réal, ser Tyland décida que l’heure de reconquérir le château était
venue. Il confia cette tâche à un chevalier de la Garde Royale, ser Régis
Bosques, qui se mit en route avec une demi-centaine d’hommes aguerris. À
Darry-le-Château, il fut rejoint par ser Damon Darry et un effectif
équivalent. Imprudemment, ser Régis supposa que cela suffirait amplement
pour s’occuper des quelques occupants.
À son arrivée devant les remparts d’Harrenhal, toutefois, il trouva les
vantaux barrés et des centaines d’hommes en armes sur le chemin de ronde.
Il y avait au moins six cents âmes à l’intérieur de la forteresse, dont un tiers
étaient des hommes en âge de se battre. Quand ser Régis demanda à parler à
leur seigneur, une femme parut pour débattre avec lui, un enfant à ses côtés.
La « reine sorcière » d’Harrenhal s’avéra n’être autre qu’Alys Rivers, la
nourrice de basse naissance qui avait été la prisonnière puis la maîtresse du
prince Aemond Targaryen et se présentait désormais comme sa veuve.
L’enfant était celui d’Aemond, annonça-t-elle au chevalier. « Son bâtard ?
s’enquit ser Régis.
— Son fils légitime et héritier, cracha Alys Rivers en retour, et le roi
véritable de Westeros. » Elle ordonna au chevalier : « Agenouille-toi devant
ton roi » pour lui jurer son épée. Ser Régis partit à ces mots d’un grand rire,
disant : « Je ne m’agenouille pas devant les bâtards, moins encore devant la
vile progéniture d’un parricide et d’une vache à lait. »
Ce qu’il advint ensuite reste le sujet de quelques débats. Certains disent
qu’Alys Rivers leva simplement une main et que ser Régis se mit à hurler, à
prendre sa tête entre ses mains jusqu’à ce que son crâne éclate, projetant du
sang et de la cervelle. D’autres insistent pour voir dans le geste de la veuve
un simple signal, auquel un arbalétrier sur le chemin de ronde décocha un
vireton qui frappa ser Régis à l’œil. Champignon (qui se trouvait à des
centaines de lieues de là) a suggéré qu’un des hommes sur les murs pouvait
être expert au maniement d’une fronde. On a déjà vu des projectiles en
plomb tendre, projetés avec assez de force, causer le genre d’effet explosif
auquel assistèrent les hommes de Bosques et qu’ils attribuèrent à la
sorcellerie.
Quel que soit le cas, ser Régis Bosques tomba mort sur l’instant. Un
demi-battement de cœur plus tard, les portes d’Harrenhal s’ouvrirent à la
volée et un essaim de cavaliers chargea en hurlant. S’ensuivit un combat
sanglant. Les hommes du roi furent mis en déroute. Ser Damon Darry, doté
d’une bonne monture, d’une bonne armure et d’une bonne formation, fut un
des rares à s’échapper. Les séides de la reine sorcière le traquèrent toute la
nuit avant d’abandonner la chasse. De la centaine d’hommes qui en étaient
partis, quelque trente-deux survécurent pour regagner Darry-le-Château.
Le lendemain, un trente-troisième fit son apparition. Capturé avec une
douzaine d’autres, il avait été contraint de les regarder mourir l’un après
l’autre sous la torture avant d’être libéré pour transmettre un avertissement.
« Je dois vous rapporter ce qu’elle a dit, hoqueta-t-il, mais vous devez pas
rire. La veuve m’a jeté un mauvais sort. Si y en a un de vous qui rit, je
meurs. » Quand ser Damon lui eut assuré que nul ne rirait de lui, le
messager déclara : « Revenez plus, à moins que vous ayez l’intention de
ployer le genou, qu’elle a dit. Tous ceux qui approcheront de ses murailles
mourront. Il y a de la puissance dans ces pierres-là, et la veuve l’a réveillée.
Misère des Sept, elle a un dragon. J’l’ai vu. »
Le nom du messager est perdu pour nous, ainsi que celui de l’homme qui
rit. Mais quelqu’un rit, un des hommes de lord Darry. Le messager le fixa,
pétrifié, puis il saisit sa gorge et commença à étouffer. Incapable de respirer,
il mourut en quelques instants. On raconte qu’on put voir sur sa peau des
empreintes de doigts de femme, comme si elle s’était trouvée dans la pièce,
pour l’étrangler.
La mort d’un chevalier de la Garde Royale troubla considérablement ser
Tyland, bien qu’Unwin Peake balaie ces contes de sorcellerie et de dragon
de ser Damon Darry et attribue aux hors-la-loi la mort de ser Régis Bosques
et de ses hommes. Les autres régents acquiescèrent. Il faudrait une force
plus importante pour les extirper d’Harrenhal, conclurent-ils, alors que
s’achevait 132, une année « de paix ». Mais avant que ser Tyland puisse
mettre un tel assaut sur pied, voire envisager qui pourrait occuper la place
de ser Régis parmi les Sept d’Aegon, une menace bien plus grave qu’une
« reine sorcière » s’abattit sur la ville. Car au troisième jour de 133, la
fièvre d’Hiver arriva à Port-Réal.
Que la fièvre soit née ou pas dans les sombres forêts d’Ib et apportée à
Westeros par un baleinier, comme le pensaient les Sœurois, elle se déplaçait
assurément de port en port. Blancport, Goëville, Viergétang et Sombreval
avaient été touchées, chacune à son tour ; des rapports disaient qu’elle
ravageait également Braavos. La maladie se manifestait d’abord par un
échauffement du visage, une rougeur aisément confondue avec les joues
rouge vif que présentent nombre d’hommes après une exposition à l’air
givré d’une froide journée d’hiver. Mais une fièvre s’ensuivait, d’abord
légère, puis s’élevant, toujours davantage. Les saignées n’aidaient en rien,
ni l’ail, ni aucun des multiples potions, onguents et décoctions qu’on
essaya. Tenir les gens affectés plongés dans un baquet de neige et d’eau
glacée paraissait ralentir les progrès de la fièvre, sans l’arrêter, constatèrent
bientôt les mestres qui luttaient contre la maladie. Au deuxième jour, la
victime se mettait à grelotter violemment et à se plaindre d’avoir froid, bien
qu’elle puisse paraître brûlante au toucher. Au troisième, venaient le délire
et les suées sanglantes. Au quatrième, l’individu était mort… ou en voie de
guérison, si la fièvre tombait. Seul un homme sur quatre survivait à la fièvre
d’Hiver. On n’avait pas connu d’épidémie aussi terrible dans les Sept
Couronnes depuis que les Frissons avaient ravagé Westeros sous le règne de
Jaehaerys Ier.
À Port-Réal, les premiers signes de la fluxion fatale furent repérés en
bordure du fleuve chez les marins, poissonniers, dockers, débardeurs et
catins des quais qui exerçaient leur profession à l’embouchure de la Néra.
Avant que la plupart aient même pris conscience qu’ils étaient malades, ils
avaient répandu la contagion à travers tous les quartiers de la ville, chez les
riches et les pauvres mêmement. Quand la nouvelle parvint à la cour, le
Grand Mestre Munkun alla en personne examiner ceux qui étaient touchés,
pour vérifier s’il s’agissait effectivement de la fièvre d’Hiver et non d’une
maladie moins sérieuse. Alarmé par ce qu’il vit, Munkun ne rentra pas au
château, de crainte d’avoir été lui-même contaminé par ses proches contacts
avec une quarantaine de catins et de débardeurs fiévreux. Il y envoya plutôt
son acolyte avec un message urgent pour la Main du Roi. Ser Tyland réagit
immédiatement, ordonnant aux manteaux d’or de fermer la ville et de
veiller à ce que nul n’entre ni ne sorte tant que la fièvre n’aurait pas achevé
ses ravages. Il ordonna qu’on barre également les grandes portes du Donjon
Rouge, pour tenir la maladie à distance du roi et de la cour.
La fièvre d’Hiver n’avait aucun respect pour les portes, les gardes ou les
remparts des châteaux, hélas. Bien qu’elle ait paru s’affaiblir quelque peu
en progressant vers le sud, ils furent des dizaines de milliers à la contracter,
durant les jours qui suivirent. Trois quarts d’entre eux périrent. Le Grand
Mestre Munkun se révéla faire partie des fortunés du quatrième quart et se
rétablit… Mais ser Willis Fell, lord Commandant de la Garde Royale, fut
frappé, ainsi que deux de ses frères jurés. Le lord Protecteur, Leowyn
Corbray, se retira dans ses appartements lorsqu’il fut contaminé et il essaya
de se soigner avec du vin épicé chaud. Il périt, comme sa maîtresse et
plusieurs de ses domestiques. Deux des dames de compagnie de la reine
Jaehaera contractèrent la fièvre et en moururent, mais la petite reine elle-
même demeura forte et saine. Le commandant du Guet périt. Neuf jours
plus tard, son successeur le suivit dans la tombe. Les régents eux-mêmes ne
furent pas épargnés. Lord Ouestrelin et lord Mouton contractèrent tous deux
la maladie. La fièvre de lord Mouton passa et il survécut, quoique
considérablement affaibli. Plus âgé, Roland Ouestrelin périt.
Un des trépas fut peut-être une miséricorde. La reine douairière Alicent
de la maison Hightower, deuxième épouse du roi Viserys Ier et mère de ses
fils, Aegon, Aemond et Daeron, et de sa fille Helaena, mourut la même nuit
que lord Ouestrelin, après avoir confessé ses péchés à sa septa. Elle avait
survécu à tous ses enfants et passé la dernière année de sa vie cloîtrée dans
ses appartements, sans autre compagnie que sa septa, les servantes qui lui
apportaient ses repas et les gardes devant sa porte. On lui donnait des livres,
ainsi que des aiguilles et du fil, mais ses gardes racontèrent qu’Alicent
passait plus de temps à pleurer qu’à lire ou à coudre. Un jour, elle déchira
tous ses vêtements. À la fin de l’année, elle avait commencé à parler toute
seule et conçu une profonde aversion pour la couleur verte.
Durant ses derniers jours, la reine douairière avait paru recouvrer un peu
de lucidité. « Je veux revoir mes fils, dit-elle à sa septa, et Helaena, ma
douce fille, oh… et le roi Jaehaerys. Je lui ferai la lecture, comme je le
faisais quand j’étais petite. Il disait que j’avais une voix charmante. »
(Chose étrange, au cours de ses dernières heures, Alicent évoqua souvent le
Vieux Roi, mais jamais son époux, le roi Viserys.) L’Étranger vint la
chercher par une nuit pluvieuse, à l’heure du loup.
Toutes ces morts furent fidèlement retranscrites par septon Eustace, qui
prend soin de nous donner pour notre inspiration les dernières paroles de
chaque grand seigneur et de chaque noble dame. Champignon cite aussi les
morts, mais il consacre plus de temps aux folies des vivants, comme
l’écuyer laid qui convainquit une jolie femme de chambre qu’il avait la
fluxion et que « dans quatre jours, je serai mort, et je ne voudrais pas mourir
sans connaître l’amour ». Le subterfuge se révéla si efficace qu’il le
renouvela avec six autres filles… mais lorsqu’il persista à ne pas mourir,
elles se mirent à bavarder et son plan partit à vau-l’eau. Champignon
attribue sa propre survie à la boisson. « Si je buvais suffisamment de vin,
raisonnai-je, je ne m’apercevrais sans doute jamais que j’étais malade et le
premier fou venu sait bien que l’on n’a rien à craindre de ce qu’on ne sait
pas. »
Durant ces jours sombres, deux héros inattendus vinrent au premier plan.
L’un fut Orwyle, que ses geôliers libérèrent de sa cellule quand nombre
d’autres mestres eurent été vaincus par la maladie. Le grand âge, la peur et
une longue incarcération avaient laissé de lui l’ombre de celui qu’il avait
été, et ses cures et ses potions ne se révélèrent pas plus efficaces que celles
d’autres mestres, pourtant Orwyle travailla infatigablement à sauver ceux
qu’il put et à adoucir la fin de ceux qu’il ne pouvait pas.
L’autre héros, à la stupeur de tous, fut le jeune roi. À l’horreur de sa
Garde Royale, Aegon passa ses journées à visiter les malades, et il restait
souvent assis avec eux des heures durant, parfois tenant leur main, ou
adoucissant leur front enfiévré avec des linges frais et humides. Bien que Sa
Grâce parle rarement, il partageait ses silences avec eux et écoutait quand
ils lui racontaient des histoires de leur vie, imploraient son pardon ou se
vantaient de leurs conquêtes, de leurs bonnes actions et de leurs enfants. La
plupart de ceux qu’il visita moururent, mais ceux qui se rétablirent
attribuèrent par la suite leur survie au contact des « mains guérisseuses » du
souverain.
Pourtant, s’il existe vraiment quelque magie dans le toucher d’un roi,
comme le croit le peuple, elle faillit quand on en eut le plus besoin. Le
dernier chevet que visita Aegon III fut celui de ser Tyland Lannister. Aux
jours les plus sombres de la ville, ser Tyland était resté dans la tour de la
Main, s’évertuant jour et nuit contre l’Étranger. Bien qu’aveugle et estropié,
il ne souffrit de rien d’autre que d’épuisement, pratiquement jusqu’à la
fin… mais, par un cruel caprice du destin, alors que le pire était passé et que
les nouveaux cas de fièvre d’Hiver étaient presque tombés à néant, vint un
matin où ser Tyland ordonna à son serviteur de fermer une fenêtre. « Il fait
très froid, ici », dit-il, bien que le feu flambe dans son âtre et que la fenêtre
soit déjà close.
La Main déclina rapidement après cela. La fièvre lui emporta la vie en
deux jours au lieu des quatre habituels. Septon Eustace était à ses côtés
quand il mourut, ainsi que l’enfant-roi qu’il avait servi. Aegon lui tint la
main quand il poussa son dernier soupir.
Ser Tyland Lannister n’avait jamais été aimé. Après la mort de la reine
Rhaenyra, il avait pressé le roi Aegon II de mettre également à mort son fils
Aegon, et certains Noirs l’avaient haï pour cela. Cependant, après la mort
d’Aegon II, il était resté pour servir Aegon III et certains Verts pour cela en
avaient conçu de la haine envers lui. Sortir second du ventre de sa mère,
quelques battements de cœur après son jumeau Jason, l’avait privé de la
gloire de la seigneurie et de l’or de Castral Roc, lui laissant se tailler sa
place dans le monde. Ser Tyland ne s’était jamais marié et n’avait pas eu
d’enfants, aussi furent-ils peu à porter son deuil quand on l’emporta. Le
voile qu’il portait pour dissimuler son visage défiguré donna naissance à la
croyance que ce visage était monstrueux et maléfique. Certains l’avaient
accusé de couardise pour avoir tenu Westeros en dehors de la guerre des
Filles et pour avoir si peu agi afin de réprimer les Greyjoy dans l’Ouest. En
évacuant les trois quarts de l’or de la Couronne de Port-Réal lorsqu’il était
Grand Argentier, Tyland Lannister avait semé les graines de la chute de la
reine Rhaenyra, une habileté qui lui coûterait finalement ses yeux, ses
oreilles et la santé, et coûterait à la reine son trône et sa vie même. Pourtant,
on se doit de dire que, comme Main, il servit bien et fidèlement le fils de
Rhaenyra.
Sous les régents
La guerre, la paix et les foires au bétail

Le roi Aegon III était encore un enfant, bien loin de son treizième
anniversaire, mais, durant les jours qui suivirent la mort de ser Tyland
Lannister, il fit preuve d’une maturité dépassant son âge. Passant outre ser
Marston Waters, lieutenant de la Garde Royale, Sa Grâce attribua des
manteaux blancs à ser Robin Massey et à ser Robert Sombrelyn, et nomma
Massey lord Commandant. Avec le Grand Mestre Munkun encore en ville
pour s’occuper des victimes de la fièvre d’Hiver, Sa Grâce se tourna vers
son prédécesseur, Orwyle, donnant instruction à l’ancien Grand Mestre de
faire venir lord Thaddeus Rowan à Port-Réal. « Je souhaite avoir lord
Rowan pour Main. Ser Tyland en avait assez bonne opinion pour lui
proposer la main de ma sœur en mariage, je sais donc qu’on peut se fier à
lui. » Il voulut également que lady Baela revienne à la cour. « Lord Alyn
sera mon lord Amiral, comme l’était son aïeul. » Orwyle, espérant peut-être
un pardon royal, se hâta d’envoyer les corbeaux.
Le roi Aegon avait agi sans consulter son conseil de régents, toutefois. Il
n’en restait que trois, à Port-Réal : lord Peake, lord Mouton et le Grand
Mestre Munkun, qui regagna en toute hâte le Donjon Rouge à l’instant où
ser Robert Sombrelyn commanda qu’on en ouvre de nouveau les portes.
Manfryd Mouton était cloué au lit, recouvrant encore ses forces après sa
bataille contre la fièvre, et il demanda que toute décision soit suspendue
jusqu’à ce qu’on puisse rappeler lady Jeyne Arryn du Val et lord Royce
Caron des Marches de Dorne pour participer aux délibérations. Ses
collègues ne voulurent pas en entendre parler, lord Peake soutenant qu’en
quittant Port-Réal les anciens régents avaient renoncé à leur charge au
conseil. Avec l’appui du Grand Mestre (Munkun se repentirait plus tard de
son approbation), Unwin Peake rejeta donc toutes les nominations et tous
les arrangements du roi, sous prétexte qu’un enfant de douze ans n’avait pas
assez de jugement pour décider tout seul de sujets aussi graves.
Marston Waters fut confirmé comme lord Commandant de la Garde
Royale, tandis qu’on priait Sombrelyn et Massey de restituer leur manteau
blanc, afin que ser Marston puisse les attribuer à des chevaliers qu’il
choisirait lui-même. Le Grand Mestre Orwyle réintégra son cachot, pour y
attendre son exécution. Afin de ne pas offenser lord Rowan, les régents lui
offrirent une place en leur sein, ainsi que la charge de Justicier et de maître
des lois. On ne fit aucun geste de ce genre à l’intention d’Alyn Velaryon,
mais, bien entendu, il n’était pas question qu’un garçon de son âge et d’une
lignée aussi douteuse, serve comme lord Amiral. Les charges de Main du
Roi et de lord Protecteur du Royaume, précédemment distinctes, furent à
présent combinées, et assumées par nul autre qu’Unwin Peake en personne.
Champignon nous raconte que le roi Aegon III réagit aux décisions de
son conseil des régents par un silence maussade, ne prenant qu’une seule
fois la parole, pour protester contre le renvoi de Massey et de Sombrelyn.
« Les frères jurés de la Garde Royale servent à vie », déclara-t-il. Ce à quoi
lord Peake répondit : « Uniquement quand ils ont été nommés
officiellement, Votre Grâce. » Par ailleurs, nous dit septon Eustace, le roi
accueillit ces décrets « avec courtoisie » et remercia lord Peake de sa
sagesse, puisque « je suis toujours un enfant, comme votre seigneurie le sait
bien, et manquant d’instruction sur ces sujets ». Si ses véritables sentiments
étaient autres, Aegon ne choisit pas de les exprimer, et préféra se retirer de
nouveau dans le silence et la passivité.
Pendant le reste de sa minorité, le roi Aegon III prit peu de part au
gouvernement de son royaume, sinon pour apposer son seing et son sceau
sur les papiers que pouvait lui présenter lord Peake. Lors de certains
événements officiels, on faisait venir Sa Grâce pour siéger sur le trône de
fer ou accueillir un émissaire, mais on le voyait peu dans le Donjon Rouge,
par ailleurs, et jamais hors de son enceinte.
Il convient maintenant de nous arrêter un moment pour tourner notre
regard vers Unwin Peake qui, à tous égards sinon en titre, allait diriger les
Sept Couronnes pendant trois ans pratiquement, servant comme lord
Régent, Protecteur du Royaume et Main du Roi.
Sa maison était une des plus anciennes du Bief, l’entrelacs de ses racines
profondes remontant jusqu’à l’Âge des Héros et aux Premiers Hommes.
Parmi ses nombreux ancêtres illustres, sa seigneurie pouvait compter des
légendes telles que ser Urrathon Fend-l’Écu, lord Meryn le Scribe, lady
Yrma au Bol doré, ser Barquen l’Assiégeant, lord Eddison l’Aîné, lord
Eddison le Jeune et lord Emerick le Vengeur. Nombre de Peake avaient
servi en conseillers à Hautjardin, au temps où le Bief était le plus riche et le
plus puissant royaume de tout Westeros. Lorsque l’orgueil et la puissance
de la maison Manderly passèrent les bornes, ce fut Lorimar Peake qui leur
enseigna l’humilité et les chassa en exil dans le Nord, service pour lequel le
roi Perceon III Jardinier lui avait accordé l’ancien siège des Manderly à
Petrebourg et les terres y attenant. Le fils du roi Perceon, Gwayne, prit
également pour épouse la fille de lord Lorimar, faisant d’elle la septième
jouvencelle Peake à siéger sous la Main Verte comme Reine de Tout le Bief.
Au fil des siècles, d’autres filles de la maison Peake avaient épousé des
Redwyne, des Rowan, des Costayne, des du Rouvre, des Osgris, des Florent
et même des Hightower.
Tout cela avait pris fin à l’arrivée des dragons. Lord Armen Peake et ses
fils avaient péri sur le Champ de Feu aux côtés du roi Mern et des siens. À
l’extinction de la maison Jardinier, Aegon le Conquérant avait accordé
Hautjardin et le gouvernement du Bief à la maison Tyrell, les anciens
intendants royaux. Les Tyrell n’avaient avec les Peake aucun lien de sang,
et aucune raison de les favoriser. Et ainsi avait débuté la lente chute de cette
fière maison. Un siècle plus tard, les Peake possédaient toujours trois
châteaux et avaient de vastes domaines bien peuplés, à défaut d’être
particulièrement riches, mais ils n’occupaient plus le premier rang parmi les
bannerets de Hautjardin.
Unwin Peake avait résolu d’y remédier et de restituer à la maison Peake
son lustre d’antan. Comme son père, qui s’était rangé avec la majorité lors
du Grand Conseil de 101, il n’estimait pas les femmes faites pour gouverner
les hommes. Durant la Danse des Dragons, lord Unwin avait figuré parmi
les plus farouches Verts, menant un millier d’épées et de piques pour
maintenir Aegon II sur le trône de fer. Quand Ormund Hightower était
tombé à Chutebourg, lord Unwin pensait que le commandement de son ost
devait lui revenir, mais une cabale de rivaux l’en priva. Il ne pardonna
jamais, poignardant le tourne-casaque Owain Bornay et arrangeant le
meurtre des dragonniers Hugh Marteau et Ulf Blanc. Au premier rang des
Chausse-Trapes (bien que la chose soit peu connue), dont il était un des
seuls survivants, lord Unwin avait prouvé à Chutebourg qu’il n’était pas un
homme avec lequel on plaisantait. Il le prouverait de nouveau à Port-Réal.
Ayant élevé ser Marston Waters au commandement de la Garde Royale,
lord Peake le convainquit d’attribuer des manteaux blancs à deux de ses
parents, son neveu, ser Amaury Peake de Stellepique, et son frère bâtard,
ser Mervyn Flowers. Le Guet fut placé sous les ordres de ser Lucas Bonleu,
fils d’un des Chausse-Trapes qui avait péri à Chutebourg. Pour remplacer
les hommes qui étaient morts durant la fièvre d’Hiver et la Lune de Folie, la
Main accorda des manteaux d’or à cinq cents de ses propres hommes.
Lord Peake n’était pas confiant de nature et tout ce qu’il avait vu (et tout
ce à quoi il avait pris part) à Chutebourg l’avait convaincu que ses ennemis
le jetteraient à bas s’il leur en donnait la plus petite occasion. Toujours
soucieux de sa sécurité, il s’entoura de sa propre garde personnelle, dix
épées-louées loyales à lui seul (et à l’or qu’il déversait sur elles) qui, avec le
temps, furent appelées ses « Doigts ». Leur capitaine, un aventurier
volantain nommé Tessario, avait des rayures de tigre tatouées sur le visage
et sur le dos, les marques d’un soldat esclave. On l’appelait en face Tessario
le Tigre, ce qui lui plaisait ; et dans son dos, on l’appelait Tessario le Pouce,
sobriquet railleur que lui avait décerné Champignon.
Une fois rassurée quant à sa personne, la nouvelle Main se mit à placer à
la cour ses partisans, sa famille et ses amis, en lieu d’hommes et de femmes
dont la loyauté était moins acquise. Sa tante Clarisse Osgris, une veuve, fut
chargée de la maison de la reine Jaehaera, supervisant ses domestiques et
servantes. Ser Gareth Long, maître d’armes à Stellepique, se vit accorder le
même titre au Donjon Rouge et charger de former le roi Aegon à la
chevalerie. George Graceford, sire de Sacrelieu, et ser Victor Risley,
chevalier de la Clairière de Risley, les seuls des Chausse-Trapes à avoir
survécu en dehors de lord Peake lui-même, furent faits lord Confesseur et
Justice du Roi respectivement.
La Main alla jusqu’à renvoyer septon Eustace, faisant venir un homme
plus jeune, septon Bernard, pour veiller aux besoins spirituels de la cour et
superviser l’instruction morale et religieuse de Sa Grâce. Bernard était lui
aussi de son sang, descendant d’une sœur plus jeune de son arrière-grand-
père. Une fois libéré de sa charge, septon Eustace quitta Port-Réal pour
Pierremoûtier, sa ville natale, où il se consacra à l’écriture de son œuvre
majeure (quoiqu’un peu ampoulée), Le Règne du roi Viserys, premier du
nom, et la Danse des Dragons qui s’ensuivit. Hélas, septon Bernard
préférait composer de la musique sacrée plutôt que de coucher par écrit les
ragots de la cour et ses écrits offrent en conséquence peu d’intérêt pour les
historiens et les érudits (et moins encore pour ceux qui prennent du plaisir à
la musique sacrée, il nous peine de le signaler).
Aucun de ces changements n’était du goût du roi. Sa Grâce était
particulièrement mécontente de sa Garde Royale. Elle n’avait ni affection ni
confiance envers les deux nouvelles recrues, et n’avait pas oublié la
présence de ser Marston Waters à la mort de sa mère. Le roi Aegon
appréciait encore moins les Doigts de la Main, si la chose était possible, en
particulier leur commandant rustaud au langage ordurier, Tessario le Pouce.
Cette inimitié se changea en haine lorsque le Volantain occit ser Robin
Massey, un des jeunes chevaliers qu’Aegon avait souhaité nommer dans sa
Garde Royale, lors d’une querelle à propos d’un cheval que les deux
hommes désiraient acheter.
Le roi ne tarda pas à concevoir également une vive antipathie à l’égard de
son nouveau maître d’armes. Ser Gareth Long était un bretteur talentueux,
mais un précepteur sévère, bien connu à Stellepique pour sa dureté envers
les jeunes garçons qui recevaient son instruction. Ceux qui ne satisfaisaient
pas à ses attentes étaient forcés de passer des journées entières sans
sommeil, plongés dans des baquets d’eau glacée, se voyaient raser le crâne
et étaient souvent battus. Dans son nouveau poste, ser Gareth ne disposait
d’aucune de ces punitions. Bien qu’Aegon soit un élève morose qui
manifestait peu d’intérêt pour le jeu d’épée ou les arts de la guerre, sa
royale personne était sacrée. Chaque fois que ser Gareth s’adressait à lui sur
un ton trop haut ou trop dur, le roi se bornait à jeter au sol son épée et son
bouclier et à quitter les lieux.
Aegon ne semblait avoir qu’un unique compagnon qui lui était cher.
Gaemon Cheveux-Pâles, son échanson et goûteur de six ans, non seulement
partageait tous les repas du roi, mais il l’accompagnait souvent dans la cour,
comme ser Gareth ne manqua pas de le remarquer. Bâtard né d’une catin,
Gaemon comptait pour peu de chose, à la cour, aussi, lorsque ser Gareth
demanda à lord Peake de nommer le jeune garçon, garçon de fouet du roi, la
Main fut-elle ravie de le faire. Dès lors, tout manquement, toute paresse,
toute mauvaise humeur de la part du roi Aegon eurent pour conséquence la
punition de son ami. Le sang de Gaemon et ses larmes touchaient le roi
comme aucune parole de Gareth Long n’y avait réussi, et tous les
observateurs dans la cour du château notèrent bientôt les progrès de Sa
Grâce, mais l’antipathie du roi pour son précepteur n’en devint que plus
forte.
Tyland Lannister, aveugle et estropié, avait toujours traité le roi avec
déférence, s’adressant à lui avec douceur, cherchant à guider plutôt qu’à
ordonner. Unwin Peake était une Main plus sévère ; brusque et dur, il
montrait peu de patience envers le jeune monarque, le traitant « davantage
comme un enfant boudeur que comme un roi », selon les mots de
Champignon, et ne faisant aucun effort pour impliquer Sa Grâce dans le
gouvernement au jour le jour de son royaume. Lorsque Aegon III se retira
de nouveau dans le silence, la solitude et une passivité songeuse, sa Main se
fit un plaisir de l’ignorer, sinon en certaines occasions officielles où sa
présence était requise.
À tort ou à raison, on jugea que ser Tyland Lannister avait été une Main
faible et inefficace, et pourtant, sinistre, manipulatrice, voire monstrueuse.
Lord Unwin Peake accéda à la charge de Main avec la détermination de
démontrer sa force et sa rigueur. « La Main que vous avez devant vous n’est
pas aveugle, voilée ou estropiée, annonça-t-il au roi et à la cour. C’est une
Main qui sait encore manier une épée. » En prononçant ces mots, il tira sa
lame du fourreau et la leva bien haut, afin que chacun puisse la voir. Des
murmures coururent dans la salle. L’épée que brandissait sa seigneurie
n’était pas ordinaire. Elle était forgée en acier valyrien : Faiseuse
d’Orphelin, vue pour la dernière fois entre les mains de Jon Roxton le
Hardi, alors qu’il se battait contre les hommes de Hugh Marteau le Dur
dans une cour de Chutebourg.
La Fête de Notre Père-d’En-Haut est un jour particulièrement propice
pour rendre des jugements, nous enseignent les septons. En 133, la nouvelle
Main décréta que ce serait le jour où ceux qui avaient déjà été jugés
paieraient enfin leurs crimes. Les geôles de la ville, surpeuplées, étaient
près d’éclater ; même les cachots des soubassements du Donjon Rouge
étaient presque pleins. Lord Unwin les vida. On fit défiler les prisonniers,
ou on les traîna, jusqu’à la place face aux portes du Donjon Rouge, où des
milliers de Port-Réalais s’amassèrent pour les voir recevoir leur juste
châtiment. Avec le jeune roi maussade et sa sévère Main pour observer du
haut du chemin de ronde, la Justice du Roi se mit à l’ouvrage. Comme il y
avait trop de besogne pour une seule épée, Tessario le Pouce et ses Doigts
eurent pour tâche de le seconder.
« Les choses seraient allées plus vite si la Main avait envoyé quérir des
bouchers dans la rue des Mouches, commente Champignon, car ils
abattirent une tâche de bouchers, en taillant et tranchant. » Quarante voleurs
eurent la main tranchée. Huit violeurs furent castrés, puis durent défiler,
nus, jusqu’aux berges du fleuve, leurs organes génitaux accrochés au cou,
avant d’embarquer à destination du Mur. Un individu soupçonné d’être un
Pauvre Compagnon, qui prêchait que les Sept avaient envoyé la fièvre
d’Hiver pour punir de ses incestes la maison Targaryen, eut la langue
coupée. Deux catins accablées de vérole furent mutilées d’innommable
façon pour l’avoir transmise à des dizaines d’hommes. Six serviteurs
convaincus d’avoir volé leurs maîtres eurent le nez fendu ; un septième, qui
avait foré un trou dans une cloison pour épier les filles de son maître dans
leur nudité, eut également l’œil fautif arraché.
Ensuite vinrent les meurtriers. On en présenta sept, l’un d’eux, un
aubergiste qui avait tué certains de ses clients (ceux dont il jugeait que
personne ne remarquerait la disparition) pour dérober leurs objets de valeur
depuis l’époque du Vieux Roi. Si les autres assassins furent pendus
directement, lui eut les mains tranchées et brûlées sous ses yeux, puis on le
pendit à un nœud coulant et on l’éviscéra tandis qu’il s’étranglait.
En dernier lieu vinrent les prisonniers les plus importants, ceux
qu’attendait la foule : un nouveau « Berger ressuscité », le capitaine d’un
navire de commerce pentoshi qu’on avait accusé et jugé coupable d’avoir
transporté la fièvre d’Hiver de Sortonne à Port-Réal, et l’ancien Grand
Mestre Orwyle, traître condamné et déserteur de la Garde de Nuit. La
Justice du Roi, ser Victor Risley, se chargea lui-même de chacun. Il procéda
à la décollation du Pentoshi et du faux Berger avec sa hache de bourreau,
mais le Grand Mestre Orwyle se vit accorder l’honneur de périr par l’épée,
en raison de son âge, de sa haute naissance et de ses longs états de service.
« Quand la Fête de Notre Père fut terminée et la foule devant les portes
dispersée, la Main du Roi était fort satisfaite », écrivit septon Eustace, qui
partit le lendemain pour Pierremoûtier. « Je souhaiterais écrire que le peuple
rentra en ses résidences et taudis pour y jeûner, prier et demander le pardon
de ses péchés, mais ce serait bien loin de la vérité. Leur sang échauffé, ils
visitèrent plutôt des antres d’iniquité, et les gargotes de bière de la ville, ses
bouges à vin et ses bordels se remplirent pratiquement à en éclater, car telle
est la perversité des hommes. » Champignon en dit à peu près autant, mais à
sa façon : « Chaque fois que je vois mettre à mort un homme, j’aime à
disposer ensuite d’une carafe et d’une femme, afin de me remémorer que je
suis toujours vivant. »
Le roi Aegon III resta au-dessus de l’entrée, sur le chemin de ronde,
durant toute la Fête de Notre Père-d’En-Haut, sans jamais parler ni
détourner les yeux du sang versé en contre-bas. « Le roi aurait aussi bien pu
être en cire », commente septon Eustace. Le Grand Mestre Munkun lui fait
écho. « Sa Grâce était présente comme son devoir l’exigeait, et elle
semblait en même temps se trouver très loin, d’une certaine manière.
Certains condamnés regardèrent vers les remparts pour lancer des cris en
appelant à sa pitié, mais le roi ne paraissait pas les voir ni entendre leurs
suppliques désespérées. Qu’on ne s’y trompe point. Ce fut la Main qui nous
servit ce banquet, et elle qui s’en reput. »
Au mitan de l’année, le château, la ville et le roi étaient fermement sous
l’emprise de la nouvelle Main. Le peuple était calme, la fièvre d’Hiver
s’était éloignée, la reine Jaehaera restait tapie, solitaire, dans ses
appartements, le roi Aegon s’exerçait aux armes dans la cour le matin et
contemplait les étoiles la nuit. En dehors de l’enceinte de Port-Réal,
toutefois, les fléaux qui affligeaient le royaume depuis deux ans n’étaient
allés qu’en s’aggravant. Le commerce s’était réduit quasi à néant, la guerre
se poursuivait dans l’Ouest, la famine et la fièvre gouvernaient une grande
partie du Nord et, au sud, les Dorniens s’enhardissaient et devenaient plus
turbulents. Il était plus que temps que le Trône de Fer fasse la
démonstration de sa puissance, décida lord Peake.
La construction de huit des dix grands navires de guerre commissionnés
par ser Tyland était achevée, aussi la Main résolut-elle pour commencer de
rouvrir le détroit au commerce. Afin de commander la flotte royale, il fit
appel à un autre oncle, ser Gedmund Peake, un combattant aguerri qu’on
appelait Gedmund Grande-Hache, d’après son arme favorite. Bien que
renommé à bon droit pour ses prouesses comme guerrier, ser Gedmund
avait cependant peu de connaissances ou d’expérience sur le plan maritime,
aussi sa seigneurie convoqua-t-elle également Ned Flageolet (alias
Flageolet le Noir, pour son épaisse barbe noire), voile-louée tristement
célèbre, afin de servir comme lieutenant sous Grande-Hache et le conseiller
en toutes questions nautiques.
La situation dans les Degrés de Pierre quand ser Gedmund et Flageolet le
Noir appareillèrent était un chaos absolu, pour employer une litote. Les
navires de Racallio Ryndoon avaient pour la plupart été balayés de la mer,
mais il continuait à régner sur la plus grande des îles, Peyresang, et sur
quelques rochers de moindre taille. Les Tyroshis se préparaient à l’écraser
quand Lys et Myr avaient conclu une paix et lancé une attaque conjointe
contre Tyrosh, obligeant l’archonte à retirer ses navires et ses épées.
L’alliance tricéphale de Braavos, Pentos et Lorath avait perdu une de ses
têtes avec le retrait des Lorathis, mais les épées-louées pentoshies tenaient à
présent tous les Degrés qui n’étaient pas au pouvoir des hommes de
Racallio, et les flots les séparant appartenaient aux vaisseaux de guerre
braaviens.
Westeros ne pouvait espérer prévaloir dans une guerre en mer contre
Braavos, lord Unwin le savait. Son intention, déclara-t-il, était de mettre un
terme à cette canaille de Racallio Ryndoon et à son royaume pirate et
d’établir une présence sur Peyresang, afin d’assurer que jamais plus le
détroit ne serait fermé. La flotte royale – comprenant les huit nouveaux
vaisseaux de guerre et quelque vingt cogues et galères plus anciennes –
n’était en aucune façon assez importante pour y parvenir, aussi la Main
écrivit-elle à Lamarck, donnant pour instruction au sire des Marées de
rassembler « les flottes du seigneur votre aïeul et de les placer sous le
commandement de notre brave oncle Gedmund, afin qu’il puisse ouvrir à
nouveau les routes maritimes ».
Ce n’était que ce qu’Alyn Velaryon appelait depuis longtemps de ses
vœux, comme le Serpent de Mer avant lui, même si, à la lecture du
message, le jeune seigneur se hérissa et déclara : « Ce sont mes flottes,
désormais, et le singe de Baela est plus apte à les commander que tonton
Gedmund. » Néanmoins, il agit comme on le lui demandait, rassemblant
soixante galères de guerre, trente snekkars et plus d’une centaine de cogues
et de grandes cogues pour rejoindre la flotte royale qui se déployait depuis
Port-Réal. Quand la grande armada de guerre traversa le Gosier, ser
Gedmund envoya Flageolet le Noir sur le vaisseau amiral de lord Alyn, la
Reine Rhaenys, avec une lettre l’autorisant à prendre le commandement de
l’escadre Velaryon, « afin qu’ils puissent bénéficier de ses maintes années
d’expérience ». Lord Alyn le renvoya. « Je l’aurais pendu, écrivit-il à ser
Gedmund, mais je répugne à gaspiller une bonne corde de chanvre sur un
vulgaire flageolet. »
En hiver, sur le détroit, prédominent souvent de forts vents du nord, si
bien que la flotte accomplit son voyage vers le sud dans d’excellents délais.
Au large de Torth, une autre douzaine de snekkars commandés par lord
Bryndemere, l’Étoile-du-Soir, arrivèrent à force de rames, pour grossir leurs
rangs. Les nouvelles dont sa seigneurie était porteuse se révélèrent moins
bienvenues, toutefois. Le Seigneur de la Mer de Braavos, l’archonte de
Tyrosh et Racallio Ryndoon avaient signé un pacte ; ils allaient gouverner
les Degrés de Pierre en commun et seuls les vaisseaux avec autorisation de
commercer délivrée par Braavos ou Tyrosh auraient le droit de passer. « Et
Pentos ? voulut savoir lord Alyn.
— Rejetée, l’informa l’Étoile-du-Soir. Une tourte coupée en trois offre
de plus grosses tranches que lorsqu’on la partage à quatre. »
Gedmund Grande-Hache (qui avait eu un tel mal de mer durant le voyage
que ses matelots l’avaient surnommé Gedmund Vert-Nausée) décida qu’on
devait avertir la Main du Roi de cette nouvelle disposition parmi les cités en
guerre. L’Étoile-du-Soir avait déjà dépêché un corbeau à Port-Réal, si bien
que Peake décréta que la flotte demeurerait à Torth jusqu’à ce qu’une
réponse leur parvienne. « Cela va nous priver de tout espoir d’attaquer
Racallio par surprise », protesta Alyn Velaryon, mais ser Gedmund se
montra inébranlable. Les deux commandants se séparèrent furieux.
Le lendemain matin, quand le soleil se leva, Flageolet le Noir éveilla ser
Gedmund pour le prévenir que le sire des Marées était parti. La totalité de la
flotte Velaryon s’était éclipsée durant la nuit. Gedmund Grande-Hache
ricana. « Sans doute rentrée à Lamarck, j’imagine », dit-il. Ned Flageolet
acquiesça, qualifiant lord Alyn de « gamin froussard ».
Ils n’auraient pas pu être plus loin de la vérité. Lord Alyn avait conduit
ses vaisseaux, non point au nord, mais au sud. Trois jours plus tard, tandis
que Gedmund Grande-Hache et sa flotte royale continuaient de lanterner au
large de Torth en guettant un corbeau, la bataille s’engageait au sein des
rochers, des cheminées de mer et des voies maritimes embrouillées des
Degrés de Pierre. L’attaque prit les Braaviens par surprise, et leur grand
amiral et une quarantaine de ses capitaines, en plein banquet sur Peyresang,
en compagnie de Racallio Ryndoon et des émissaires de Tyrosh. La moitié
des vaisseaux braaviens furent capturés, incendiés ou envoyés par le fond,
encore à l’ancre ou à l’amarre à un quai, d’autres au moment où ils levaient
les voiles et tentaient de prendre la mer.
Le combat ne fut pas entièrement dépourvu de pertes. Le Grand Défi, un
gigantesque dromon braavien de quatre cents avirons, lutta pour s’ouvrir un
passage à travers une demi-douzaine de vaisseaux de guerre Velaryon de
moindre taille afin de gagner le large, pour trouver lord Alyn en personne
qui se jetait sur lui. Trop tard, les Braaviens tentèrent de virer de bord pour
faire face à l’attaquant, mais l’énorme dromon était lourd sur les flots et lent
à réagir, et la Reine Rhaenys l’éperonna de flanc, tous ses avirons battant les
eaux.
La proue de la Reine percuta le flanc du puissant vaisseau braavien
« comme un grand poing de chêne », écrivit plus tard un observateur,
fracassant ses avirons, enfonçant ses ponts et sa coque, abattant ses mâts,
coupant le massif dromon pratiquement en deux. Quand lord Alyn hurla à
ses rameurs de reculer, la mer se précipita dans la brèche béante qu’avait
ouverte la Reine et le Grand Défi sombra en quelques instants « et avec lui
l’orgueil démesuré du Seigneur de la Mer ».
La victoire d’Alyn Velaryon était complète. Il perdit trois vaisseaux dans
les Degrés de Pierre (l’un d’eux, hélas, était le Cœur fidèle, avec pour
capitaine son cousin Daeron, qui périt quand le bâtiment sombra), tout en
en expédiant par le fond plus de trente et en capturant six galères, onze
cogues, quatre-vingt-neuf otages, d’énormes quantités de vivres, de
boisson, d’armes et d’argent, et un éléphant destiné à la ménagerie du
Seigneur de la Mer. Tout ceci, le sire des Marées le rapporta à Westeros, en
même temps qu’un surnom qui lui resterait le restant de sa longue vie :
Poingdechêne. Quand lord Alyn engagea la Reine Rhaenys dans
l’embouchure de la Néra et entra par la porte de la Rivière sur le dos de
l’éléphant du Seigneur de la Mer, des dizaines de milliers de personnes se
massèrent au long des rues de la capitale en criant son nom et en réclamant
à grand bruit d’apercevoir leur nouveau héros. Aux portes du Donjon
Rouge, le roi Aegon III en personne apparut pour lui souhaiter la
bienvenue.
Une fois à l’intérieur de l’enceinte, toutefois, l’histoire fut tout autre. Le
temps qu’Alyn Poingdechêne atteigne la salle du trône, le jeune roi avait
disparu, on ne sait comment. À sa place, lord Unwin Peake le regardait d’un
œil mauvais du haut du trône de fer, et lança : « Imbécile, triple imbécile. Si
j’osais, je vous ferais couper votre maudite tête ! »
La Main avait de bonnes raisons, pour un tel courroux. Malgré tous les
vivats de la foule en faveur de Poingdechêne, son audacieuse attaque plaçait
le royaume dans une position intenable. Lord Velaryon avait eu beau
capturer une vingtaine de vaisseaux braaviens et un éléphant, il n’avait
capturé ni Peyresang, ni aucun des autres Degrés ; les chevaliers et les
hommes d’armes qu’aurait exigés une telle prise se trouvaient à bord des
navires plus importants de la flotte royale qu’il avait abandonnés au large
des côtes de Torth. Lord Peake avait eu pour objectif la destruction du
royaume pirate de Racallio Ryndoon ; en fait, Racallio s’en tirait
apparemment plus puissant que jamais. La dernière chose que la Main
aurait voulue était une guerre avec Braavos, la plus riche et la plus forte des
neuf cités libres. « Voilà pourtant ce que vous nous avez donné, messire,
tonna Peake. Une guerre !
— Et un éléphant, riposta lord Alyn avec insolence. Je vous prie,
n’oubliez pas l’éléphant, messire. »
La remarque suscita des gloussements nerveux, même chez les hommes
choisis de lord Peake, nous raconte Champignon, mais elle n’amusa pas la
Main. « Il n’était pas lui-même homme à aimer rire, explique le nain, et il
aimait encore moins qu’on rie de lui. »
D’autres hommes auraient pu redouter d’encourir l’inimitié de lord
Unwin, mais Alyn Poingdechêne avait confiance en sa propre force. Bien
qu’il soit à peine un homme fait, et de naissance bâtarde, qui plus est, il
était marié à la demi-sœur du roi, avait à ses ordres toute la puissance et la
fortune de la maison Velaryon et il venait juste de devenir l’enfant chéri du
peuple. Lord Régent ou pas, Unwin Peake n’était pas insensé au point
d’imaginer qu’il pouvait sans risque porter atteinte au héros des Degrés de
Pierre.
« Tous les jeunes hommes soupçonnent qu’ils sont immortels, écrit le
Grand Mestre Munkun dans la Chronique véritable, et chaque fois qu’un
jeune guerrier goûte au vin capiteux de la victoire, ce soupçon se change en
certitude. Toutefois, la confiance de la jeunesse compte peu face à la ruse de
l’âge. Lord Alyn pouvait bien se rire des reproches de la Main, mais il
aurait bientôt de bonnes raisons de redouter les récompenses de la Main. »
Munkun savait de quoi il parlait. Sept jours après son triomphal retour à
Port-Réal, lord Alyn fut honoré dans le Donjon Rouge lors d’une grandiose
cérémonie, avec le roi Aegon III assis sur le trône de fer, et la cour et une
bonne moitié de la ville pour spectateurs. Ser Marston Waters, lord
Commandant de la Garde Royale, l’adouba. Unwin Peake, lord Régent et
Main du Roi, ceignit son cou d’une chaîne d’or d’amiral et lui offrit une
représentation en argent de la Reine Rhaenys en commémoration de sa
victoire. Le roi lui-même demanda si sa seigneurie consentirait à servir dans
son conseil restreint, comme maître des navires. Avec humilité, lord Alyn
accepta.
« Puis les doigts de la Main se refermèrent sur sa gorge, dit Champignon.
La voix était celle d’Aegon, les paroles étaient d’Unwin. » Depuis
longtemps, ses léaux sujets de l’Ouest étaient harcelés par des pillards des
îles de Fer, déclara le jeune roi, et qui de mieux pour ramener la paix sur les
mers du Crépuscule que son nouveau lord Amiral ? Et Alyn Poingdechêne,
ce jeune homme orgueilleux, hardi, s’aperçut qu’il n’avait d’autre choix que
d’accepter de guider ses flottes autour de l’extrémité méridionale de
Westeros, reprendre Belle Île et mettre un point final à la menace de lord
Dalton Greyjoy et de ses Fer-nés.
Le piège était proprement tendu. Le voyage était périlleux et susceptible
de prélever un lourd tribut sur les flottes Velaryon. Les Degrés de Pierre
grouillaient d’ennemis, qui ne se laisseraient pas surprendre une deuxième
fois. Au-delà, s’étendaient les côtes désolées de Dorne, où lord Alyn avait
peu de chances de trouver un havre sûr. Et s’il parvenait aux mers du
Crépuscule, il trouverait le Kraken Rouge qui l’attendrait avec ses snekkars.
Si les Fer-nés prévalaient, la puissance de la maison Velaryon serait brisée
pour de bon et lord Peake n’aurait plus jamais à souffrir de l’insolence du
jeune Poingdechêne. Si lord Alyn triomphait, Belle Île serait restituée à ses
seigneurs légitimes, les terres de l’Ouest seraient libérées de toute nouvelle
atteinte et les seigneurs des Sept Couronnes connaîtraient le prix de défier
le roi Aegon III et sa nouvelle Main.
Le sire des Marées fit présent de son éléphant au roi Aegon III en prenant
congé de Port-Réal. De retour à Carène pour réunir sa flotte et
l’approvisionner pour le long voyage, il fit ses adieux à son épouse, lady
Baela, qui le quitta sur un baiser et la nouvelle qu’elle attendait un enfant.
« Appelle-le Corlys, comme mon grand-père, lui dit lord Alyn. Un jour, il
pourrait siéger sur le trône de fer. » Baela en rit. « Je l’appellerai Laena,
comme ma mère. Un jour, elle chevauchera peut-être un dragon. »
Lord Corlys Velaryon avait accompli sur son Serpent de Mer neuf
fameux voyages, on s’en souviendra. Lord Alyn Poingdechêne en réaliserait
six, sur six navires différents. « Mes dames », les appellerait-il. Pour son
voyage autour de Dorne jusqu’à Port-Lannis, il navigua sur une galère de
guerre braavienne de deux cents avirons, capturée dans les Degrés de Pierre
et rebaptisée Lady Baela, en hommage à sa jeune épouse.
Certains pourraient s’étonner que lord Peake envoie au loin la plus vaste
flotte des Sept Couronnes alors qu’une guerre contre Braavos menaçait. De
Torth, ser Gedmund Peake et la flotte royale avaient été rappelés dans le
Gosier, pour garder l’entrée de la baie de la Néra, au cas où les Braaviens
chercheraient à lancer des représailles contre Port-Réal, mais d’autres ports
et d’autres villes tout autour du détroit demeuraient vulnérables, si bien que
la Main du Roi dépêcha à Braavos son collègue régent lord Manfryd
Mouton afin de négocier avec le Seigneur de la Mer et lui restituer son
éléphant. L’accompagnaient six autres nobles seigneurs, ainsi qu’une
soixantaine de chevaliers, de gardes, de scribes et de septons, six
rhapsodes… et Champignon, qui se serait dissimulé dans une barrique de
vin pour fuir la morosité du Donjon Rouge et « trouver un lieu où les
hommes se rappelaient comment on rit ».
À l’époque comme de nos jours, les Braaviens étaient un peuple
pragmatique, car leur cité est celle d’esclaves en fuite où l’on honore un
millier de faux dieux, mais on ne vénère réellement que l’or. Parmi les cent
îles, le profit a plus de valeur que l’orgueil. À son arrivée, lord Mouton et
ses compagnons s’émerveillèrent devant le Titan et on les mena au
légendaire Arsenal, pour assister à la construction d’un vaisseau de guerre,
achevé en une seule journée. « Nous avons déjà remplacé tous les vaisseaux
que votre petit amiral a volés ou coulés », se vanta le Seigneur de la Mer
devant lord Mouton.
Ayant de cette manière démontré la puissance de Braavos, toutefois, il fut
plus que disposé à être apaisé. Tandis qu’il marchandait avec lord Mouton
les termes de la paix, les lords Follard et Cressey distribuaient
d’extravagants pots-de-vin parmi les garde-clés, les magistrats, les prêtres et
les princes marchands de la ville. Au bilan, contre une indemnité d’un
montant très respectable, Braavos pardonna « la transgression infondée » de
lord Velaryon, accepta de dissoudre son alliance avec Tyrosh et de rompre
tous ses liens avec Racallio Ryndoon, céda les Degrés de Pierre au Trône de
Fer (puisqu’ils étaient à l’époque entre les mains de Ryndoon et des
Pentoshis, le Seigneur de la Mer avait en l’espèce vendu une chose qui ne
lui appartenait pas, mais à Braavos, ce n’était pas inhabituel).
La mission à Braavos se révéla mouvementée à d’autres titres,
également. Lord Follard s’éprit d’une courtisane braavienne et choisit de
rester à ses côtés plutôt que de retourner à Westeros. Ser Herman
Grondegué fut tué dans un duel contre un spadassin qui s’était estimé
offensé par la couleur de son pourpoint, et ser Denys Harte aurait loué les
services des mystérieux Sans-Visage pour occire un rival à Port-Réal, selon
Champignon. Le fou lui-même amusa tant le Seigneur de la Mer qu’il reçut
une offre généreuse pour rester à Braavos. « Je dois le confesser, je fus
tenté. À Westeros, mon bel esprit se galvaude à cabrioler pour un roi qui
jamais ne sourit, mais à Braavos, on m’aimerait… Trop bien, je le crains.
Toutes les courtisanes me désireraient et, tôt ou tard, un spadassin prendrait
ombrage des dimensions de mon membre et me piquerait de sa petite
broche à nains pointue. Ainsi donc, notre Champignon trottina pour rentrer
au Donjon Rouge, comme le sot que j’étais. »
Ainsi se fit-il que lord Mouton regagna Port-Réal, la paix en main mais à
un lourd prix. L’énorme indemnité exigée par le Seigneur de la Mer vida
tant le trésor royal que lord Peake se trouva bientôt contraint d’emprunter à
la Banque de Fer de Braavos, afin que la Couronne puisse seulement payer
ses dettes, et cela à son tour l’obligea à rétablir certains des impôts de lord
Celtigar qu’avait abolis ser Tyland Lannister, ce qui fâcha de même façon
seigneurs et marchands, et affaiblit son soutien parmi le peuple.
La dernière moitié de l’année se révéla également calamiteuse à d’autres
égards. La cour se réjouit lorsque lady Rhaena annonça qu’elle attendait un
enfant de lord Corbray, mais la joie se changea en chagrin un cycle de lune
plus tard quand elle fit une fausse couche. On rapporta qu’une immense
famine sévissait dans le Nord, et la fièvre d’Hiver s’abattit sur Tertre-bourg.
C’était la première fois qu’elle se propageait si loin à l’intérieur des terres.
Un pillard du nom de Sylas le Terrible mena trois mille sauvageons à
l’assaut du Mur, écrasant les frères noirs à Porte Reine et se répandant à
travers le Don jusqu’à ce que lord Cregan Stark sorte de Winterfell, se
joigne aux Glover de Motte-la-Forêt, aux Flint et aux Norroit des collines,
et à cent patrouilleurs de la Garde de Nuit pour les traquer et en finir avec
eux. À mille lieues au sud, ser Steffon Connington chassait, lui aussi,
poursuivant une petite bande de pillards dorniens à travers les marches
balayées par les vents. Mais il chevaucha trop loin, trop vite, sans savoir ce
qui se trouvait devant lui, jusqu’à ce que Wyland Wyl le manchot se jette
sur lui et que lady Elenda se retrouve veuve une nouvelle fois.
Dans l’Ouest, lady Johanna Lannister espérait prolonger sa victoire à
Kayce en frappant un autre coup contre le Kraken Rouge. Assemblant une
flottille disparate de bateaux de pêche et de cogues sous les murs de Feux-
de-Joie, elle y embarqua une centaine de chevaliers et trois mille hommes
d’armes et les envoya en mer, sous le couvert des ténèbres, reprendre Belle
Île aux Fer-nés. Le plan était de débarquer à l’extrémité sud de l’île sans se
faire repérer, mais quelqu’un les avait trahis et les snekkars attendaient.
Lord Prestre, lord Tarbeck et ser Erwin Lannister commandaient
l’infortunée traversée. Dalton Greyjoy fit par la suite parvenir leurs têtes à
Castral Roc, les qualifiant de « remboursement pour mon oncle, bien qu’en
vérité il ait été un glouton et un ivrogne, et que les îles soient bien
débarrassées de lui ».
Pourtant, tout cela ne fut rien face à la tragédie qui frappa la cour et le
roi. Au vingt-deuxième jour de la neuvième lune en 133, Jaehaera de la
maison Targaryen, reine des Sept Couronnes et dernière enfant survivante
du roi Aegon II, périt à l’âge de dix ans. La petite reine mourut exactement
comme avait péri sa mère, la reine Helaena, en se jetant d’une fenêtre de la
Citadelle de Maegor sur les piques en fer qui garnissaient la douve sèche en
contrebas. Embrochée par la poitrine et par le ventre, elle se tordit de
souffrance une demi-heure avant qu’on puisse la dégager, après quoi elle
quitta immédiatement cette vie.
Port-Réal porta le deuil, comme seule le pouvait Port-Réal. Jaehaera
avait été une enfant craintive et, du jour où elle avait coiffé la couronne, elle
s’était terrée à l’intérieur du Donjon Rouge. Cependant le petit peuple de la
ville se remémorait son mariage, combien la petite fille avait paru brave et
belle, et on pleura donc, on se lamenta, on déchira ses vêtements et on se
bouscula dans les tavernes et les bordels pour chercher toutes les
consolations qui s’y pouvaient trouver. Là, les chuchotements prirent
bientôt leur envol, tout comme ils l’avaient fait quand la reine Helaena était
morte de manière comparable. La petite reine s’était-elle vraiment donné la
mort ? Même entre les murs du Donjon Rouge, les spéculations se
donnèrent libre cours.
Jaehaera était une enfant solitaire, encline à pleurer et quelque peu simple
d’esprit ; néanmoins, elle paraissait se plaire dans ses appartements avec ses
servantes et ses dames, ses chatons et ses poupées. Qu’est-ce qui aurait pu
lui faire perdre l’esprit ou l’affliger assez pour qu’elle ait sauté de sa fenêtre
sur ces piques cruelles ? Certains purent suggérer que la fausse couche de
lady Rhaena l’avait accablée à un tel point qu’elle n’avait plus voulu de
l’existence. D’autres, d’un naturel plus cynique, objectèrent que cela
pouvait être la jalousie vis-à-vis de l’enfant qui grandissait en lady Baela
qui l’avait poussée à cet acte. « C’est le roi, murmurèrent d’autres encore.
Elle l’aimait de tout son cœur, mais il ne lui prêtait aucune attention, ne lui
témoignait aucune affection, il ne partageait même pas ses appartements. »
Et bien entendu, il y en eut beaucoup pour refuser de croire que Jaehaera
s’était donné la mort. « On l’a assassinée, soufflèrent-ils, comme on l’a fait
de sa mère. » Mais en ce cas, qui était l’assassin ?
Les suspects ne manquaient pas. Par tradition, il y avait toujours un
chevalier de la Garde Royale posté à la porte de la reine. Se glisser à
l’intérieur et jeter l’enfant par la fenêtre aurait été pour lui un jeu d’enfant.
En ce cas, c’était certainement le roi lui-même qui avait donné l’ordre.
Aegon s’était lassé de ses pleurs et de ses jérémiades et il voulait une
nouvelle épouse, disaient les hommes. Ou peut-être souhaitait-il se venger
du roi qui avait tué sa mère sur sa fille. Le jeune garçon était sombre et
morose, nul ne connaissait réellement le fond de son être. On cita librement
des anecdotes sur Maegor le Cruel.
D’autres attribuaient le blâme à une des compagnes de la petite reine,
lady Cassandra Baratheon. Aînée des « Quatre Orages », lady Cassandra
avait été brièvement promise au roi Aegon II durant la dernière année de sa
vie (et peut-être à son frère Aemond Un-Œil auparavant). La déception
l’avait aigrie, disaient ses détracteurs ; naguère héritière de son père à
Accalmie, elle s’était retrouvée quantité négligeable à Port-Réal, et détestait
amèrement devoir s’occuper de l’enfant-reine pleurnicharde et lente d’esprit
qu’elle blâmait de tous ses malheurs.
On soupçonna également une des chambrières de la reine, quand on
découvrit qu’elle avait dérobé deux des poupées et un collier de perles de
Jaehaera. Un serviteur qui avait renversé de la soupe sur la petite reine
l’année précédente, et reçu le fouet pour cela, fut accusé. Tous deux furent
soumis à la question par le lord Confesseur, et finalement déclarés
innocents (bien que le garçon ait péri sous la torture et que la fille ait perdu
une main pour vol). Même les serviteurs sacrés des Sept n’échappaient pas
à tout soupçon. On avait entendu une certaine septa de la ville déclarer que
la petite reine ne devrait jamais avoir d’enfants, car les femmes à l’esprit
faible donnent des fils à l’esprit faible. Les manteaux d’or l’arrêtèrent
également, et elle disparut dans un cachot.
Le chagrin rend les hommes fous. Rétrospectivement, nous pouvons dire
avec quelque certitude qu’aucun de tous ceux-là n’avait joué le moindre
rôle dans la triste fin de la petite reine. Si, en vérité, Jaehaera Targaryen
avait été assassinée (et il n’y a pas l’ombre d’une preuve de cela), ce fut
sans aucun doute fait sur la demande du seul véritable coupable plausible :
Unwin Peake, lord Régent, sire de Stellepique, de Petrebourg et de
Boisblanc, Protecteur du Royaume et Main du Roi.
On savait que lord Peake partageait les inquiétudes de son prédécesseur
sur la succession. Aegon III n’avait ni enfants, ni aucun frère ou sœur en vie
(pour autant que l’on sache), et quiconque avait des yeux voyait bien que le
roi n’aurait pas d’héritier de sa petite reine. À moins qu’il n’en ait, les
demi-sœurs du roi demeuraient ses plus proches parentes, mais lord Peake
n’allait pas laisser une femme accéder au Trône de Fer, après s’être si
récemment battu, précisément pour empêcher cela. Si l’une des deux
jumelles avait un fils, certes, le garçon prendrait aussitôt la première place
dans la lignée de succession… Mais la grossesse de lady Rhaena s’était
achevée par une fausse couche, ce qui ne laissait plus que l’enfant qui
grandissait en lady Baela, à Lamarck. L’idée que la couronne pourrait
passer au « rejeton d’une traînée et d’un bâtard » était plus que lord Unwin
n’était prêt à en supporter.
Si le roi engendrait un héritier de son sang, on pourrait éviter cette
calamité… mais avant que cela puisse se produire, il fallait éliminer
Jaehaera pour permettre à Aegon de se remarier. Lord Peake n’avait
assurément pas pu pousser lui-même l’enfant par la fenêtre, car il se
trouvait ailleurs en ville lorsqu’elle était morte… mais le frère juré de la
Garde Royale posté à la porte de la reine cette nuit-là était Mervyn Flowers,
son frère bâtard.
Aurait-il pu être l’homme de paille de la Main ? La chose est plus que
possible, particulièrement à la lumière des événements ultérieurs, dont nous
discuterons en temps utile. Lui-même né bâtard, ser Mervyn était considéré
par tous comme un membre fidèle de la Garde Royale, à défaut d’être
particulièrement héroïque ; ni champion ni héros, un soldat aguerri, un
homme qui savait correctement manier l’épée, un personnage léal qui
obéissait aux ordres. Tous les hommes ne sont pas ainsi qu’ils le semblent,
toutefois, en particulier à Port-Réal. Ceux qui connaissaient le mieux
Flowers voyaient de lui d’autres facettes. Quand il n’était pas de service, il
aimait bien le vin, dit Champignon, dont on sait qu’il avait bu avec lui. Bien
que juré à la chasteté, il dormait rarement seul, sinon dans sa cellule de la
Tour de la Blanche Épée ; quoique guère avantagé par la nature, il possédait
un charme rustaud auquel répondaient les lavandières et les servantes et,
quand il avait bu, il se vantait même d’avoir couché avec certaines dames
de haute naissance. Comme la plupart des bâtards, il avait le sang chaud et
le tempérament prompt à la colère, trouvant des offenses où aucune n’avait
été voulue.
Cependant, rien de tout ceci ne suggère que Flowers était le genre de
monstre capable de s’emparer d’une enfant durant son sommeil pour la
précipiter vers une mort effroyable. Même Champignon, toujours prêt à
penser le pire de tout le monde, en dit autant. Si ser Mervyn avait tué la
reine, il l’aurait fait avec un oreiller, insiste le fou… avant de suggérer une
possibilité bien plus sinistre et probable. Jamais Flowers n’aurait jeté la
reine par cette fenêtre, assure le nain, mais il aurait pu s’écarter pour laisser
entrer quelqu’un d’autre dans la chambre, s’il connaissait cette personne…
quelqu’un, peut-être, tel que Tessario le Pouce, ou l’un de ses Doigts.
Flowers n’aurait pas non plus ressenti le besoin de demander ce qu’ils
avaient à faire avec la petite reine, pas s’ils disaient venir sur ordre de la
Main.
C’est ce que raconte le fou, mais, assurément, tout ceci est folle
conjecture. La véritable histoire de la façon dont Jaehaera Targaryen périt
ne sera jamais connue. Peut-être s’est-elle donné la mort dans quelque crise
de désespoir enfantin. Si toutefois le meurtre a véritablement été la cause de
son trépas, pour toutes ces raisons, l’homme qui était derrière ne peut avoir
été que lord Unwin Peake. Cependant, en l’absence de preuve, rien de tout
cela n’aurait été incriminant… sans ce que la Main fit ensuite.
Sept jours après que le corps de la petite reine eut été livré aux flammes,
lord Unwin rendit visite au roi en deuil, accompagné par le Grand Mestre
Munkun, le septon Bernard et Marston Waters de la Garde Royale. Ils
étaient venus informer Sa Grâce qu’il devait ranger ses vêtements noirs de
deuil et se remarier « pour le bien du royaume ». De plus, on avait choisi
pour lui sa nouvelle épouse.
Unwin Peake s’était marié à trois reprises et avait eu sept enfants. Une
seule avait survécu. Le premier-né, un garçon, était mort en bas âge, de
même que ses deux filles avec sa deuxième femme. Sa fille aînée avait vécu
assez longtemps pour se marier, mais était décédée en couches à l’âge de
douze ans. Son deuxième fils avait été confié comme pupille à La Treille,
où il avait servi sous lord Redwyne de page et d’écuyer, mais il avait péri à
l’âge de douze ans dans un accident en mer. Ser Titus, héritier de
Stellepique, fut le seul des fils de lord Unwin à accéder à l’âge adulte. Fait
chevalier par Jon Roxton le Hardi pour sa valeur après la bataille de
l’Hydromel, il avait trouvé la mort seulement six jours plus tard, au cours
d’une escarmouche insignifiante contre une bande d’hommes en rupture de
ban sur lesquels il était tombé par hasard durant une patrouille. Le dernier
enfant survivant de la Main était une fille, Myrielle.
Myrielle Peake serait la nouvelle reine d’Aegon III. Elle était le choix
idéal, déclara la Main : même âge que le roi, « une enfant charmante, et
courtoise », née dans une des plus nobles maisons du royaume, formée par
les septas à lire, à écrire et à faire des additions. La dame sa mère avait été
fertile, aussi n’y avait-il aucune raison de penser que Myrielle ne donnerait
pas à Sa Grâce de robustes fils.
« Et si elle ne me plaît pas ? demanda le roi Aegon.
— Il n’est point besoin qu’elle vous plaise, répondit lord Peake, il vous
suffit de l’épouser, de coucher avec elle et de lui donner un fils. » Puis il
ajouta ces propos promis à une triste célébrité : « Votre Grâce n’aime pas
les navets, mais quand vos cuisiniers vous en préparent, vous les mangez,
n’est-ce pas ? »
Le roi Aegon hocha la tête d’un air morose… mais le récit se répandit,
comme toujours en pareil cas, et la malheureuse lady Myrielle fut bientôt
connue de tous à travers les Sept Couronnes sous le nom de Lady Navets.
Jamais elle ne serait la Reine Navets.
Unwin Peake avait dépassé les bornes. Thaddeus Rowan et Manfryd
Mouton furent scandalisés qu’il n’ait pas jugé utile de les consulter ; des
questions d’une telle importance ressortissaient clairement au conseil des
régents. Lady Arryn envoya du Val une lettre acerbe. Kermit Tully déclara
les fiançailles « présomptueuses ». Ben Nerbosc s’interrogea sur la
précipitation de l’affaire ; Aegon aurait dû bénéficier au moins d’une moitié
d’an pour pleurer sa petite reine. Une sèche missive arriva de Cregan Stark
à Winterfell, suggérant que le Nord pourrait considérer un tel arrangement
d’un œil défavorable. Même le Grand Mestre Munkun commença à hésiter.
« Lady Myrielle est une jeune fille délicieuse et je ne doute pas qu’elle
serait une reine admirable, dit-il à la Main, mais nous devons nous soucier
des apparences, messire. Nous autres, qui avons l’honneur de servir auprès
de Votre Seigneurie, savons que vous aimez Sa Grâce comme votre propre
fils et que vous agissez en tout point pour lui et pour le royaume, mais
d’autres pourraient suggérer que vous avez choisi votre fille pour des
raisons plus indignes… pour le pouvoir, ou la gloire de la maison Peake. »
Champignon, notre sage fou, observe qu’il est des portes qu’il vaut
mieux ne pas ouvrir, car « on ne sait jamais ce qui pourrait en sortir ».
Peake avait ouvert pour sa fille la porte d’une reine, mais d’autres seigneurs
avaient eux aussi des filles (ainsi que des sœurs, des nièces, des cousines,
voire, ici et là, une mère veuve ou une tante vieille fille) et, avant que la
porte puisse se clore, tous s’y bousculèrent, soutenant que leur sang ferait
une consort royale plus appropriée que Lady Navets.
Énumérer tous les noms avancés exigerait plus de pages que nous n’en
disposons, mais quelques-uns sont dignes de mention. À Castral Roc, lady
Johanna Lannister mit de côté sa guerre contre les Fer-nés le temps d’écrire
à la Main pour signaler que ses filles Cerelle et Tyshara étaient des pucelles
de noble naissance, en âge d’être mariées. La Dame d’Accalmie, Elenda
Baratheon, deux fois veuve, mit en avant ses propres filles, Cassandra et
Ellyn. Cassandra avait été autrefois promise à Aegon II et était « toute
disposée à servir comme reine », écrivit-elle. De Blancport arriva un
corbeau de lord Torrhen, évoquant des pactes de mariage conclus entre le
dragon et le triton et « brisés par un sort cruel », suggérant que le roi Aegon
pourrait réparer les choses en prenant pour femme une Manderly. Sharis
Piète, veuve de Chutebourg, fut assez hardie pour se proposer elle-même.
Peut-être la lettre la plus audacieuse vint-elle de l’incontrôlable lady
Samantha de Villevieille, qui déclara que sa sœur Sansara (de la maison
Tarly) « a du caractère et de la vigueur, et a lu plus de livres que la moitié
des mestres de la Citadelle », tandis que sa belle-sœur Bethany (de la
maison Hightower) était « très belle, avec une peau douce et lisse, des
cheveux lustrés et les plus aimables dispositions », quoique également
« paresseuse et quelque peu sotte, à dire le vrai, bien que certains hommes
semblent apprécier ce trait chez une femme ». Elle concluait en suggérant
que le roi Aegon devrait peut-être les épouser toutes deux, « une pour
gouverner à ses côtés, ainsi que le fit la reine Alysanne avec le roi
Jaehaerys, et une pour coucher et donner des enfants ». Et au cas où « toutes
deux seraient jugées inaptes pour quelque obscure raison », lady Sam,
serviable, ajoutait les noms de trente et une autres pucelles nubiles des
maisons Hightower, Redwyne, Tarly, Ambrose, Florent, Delépi, Costayne,
des Essaims, Varnier et Grimm qui seraient dignes d’être reines.
(Champignon ajoute que sa seigneurie acheva sur un post-scriptum osé qui
disait : « Je connais certains jolis garçons également, si Sa Grâce inclinait
en ce sens, mais je crains qu’ils ne puissent lui donner d’héritiers » ; aucune
des autres chroniques ne fait toutefois mention de cette effronterie, et la
lettre de sa seigneurie a été perdue.)
Face à un tel tumulte, lord Unwin fut contraint de réviser ses plans. Bien
qu’il reste résolu à marier sa fille Myrielle au roi, il devait procéder d’une
manière qui n’offenserait pas les seigneurs dont le soutien lui était
nécessaire. S’inclinant devant l’inévitable, il gravit le trône de fer et
annonça : « Pour le bien de son peuple, Sa Grâce doit prendre une nouvelle
épouse, même si aucune femme ne remplacera jamais notre bien-aimée
Jaehaera dans son cœur. Beaucoup ont été proposées pour cet honneur, les
plus belles fleurs du royaume. Celle qu’épousera le roi Aegon sera
Alysanne quand il sera Jaehaerys, Jonquil quand il sera Florian. Elle
dormira à son côté, donnera naissance à ses enfants, partagera ses épreuves,
rafraîchira son front quand il sera souffrant, vieillira avec lui. Il convient
donc que nous laissions le roi effectuer seul ce choix. Au Jour de la
Jouvencelle nous donnerons un bal, un bal comme Port-Réal n’en a pas vu
depuis le temps du roi Viserys. Que les pucelles viennent de tous les recoins
des Sept Couronnes et se présentent devant le roi, afin que Sa Grâce puisse
choisir celle qui sera la plus apte à partager sa vie et son amour. »
Ainsi le message fut-il lancé et une grande exaltation s’empara-t-elle de
la cour et de la ville, et se propagea-t-elle à travers le royaume. Des
Marches de Dorne jusqu’au Mur, pères attendris et mères orgueilleuses
considérèrent leurs filles nubiles en se demandant si ce pouvait être
l’unique, et chaque jouvencelle de haute naissance à Westeros commença à
se pomponner, à coudre, et à friser ses cheveux, en se disant : « Pourquoi
pas moi ? Je pourrais être la reine. »
Cependant, avant même de gravir le trône de fer, lord Unwin avait
dépêché à Stellepique un corbeau afin de convoquer sa fille à la capitale.
Bien que le Jour de la Jouvencelle soit encore à trois lunes, sa seigneurie
voulait avoir Myrielle à la cour, dans l’espoir qu’elle puisse se lier d’amitié
avec le roi et le séduire, et être ainsi choisie le soir du bal.
Tout cela est connu ; ce qui va suivre à présent n’est que rumeurs. Car on
a dit qu’alors même qu’il attendait l’arrivée de sa fille, Unwin Peake se mit
également en devoir de saper, calomnier, dévoyer et souiller les damoiselles
qu’il voyait comme les plus probables rivales de sa fille. On entendit de
nouveau suggérer que Cassandra Baratheon avait poussé la petite reine à la
mort, et les méfaits de certaines autres jouvencelles, réels ou imaginaires,
devinrent un sujet courant de ragots à la cour. L’attrait d’Ysabel Staunton
pour le vin fut ébruité, le récit de la défloraison d’Elinor Massey fut conté et
re-conté, on assura que Rosamund Darry dissimulait sous son corsage six
tétons (soi-disant parce que sa mère aurait couché avec un chien), Lyra
Fengué fut accusée d’avoir étouffé un de ses frères au berceau dans une
crise de jalousie, et on assura que les « trois Jeyne » (Jeyne Petibois, Jeyne
Mouton et Jeyne Merryweather) aimaient à revêtir des atours d’écuyer pour
rendre visite aux maisons de passe bordant la rue de la Soie, afin d’y
embrasser et d’y caresser les femmes comme si elles étaient toutes trois des
garçons.
Toutes ces calomnies vinrent aux oreilles du roi, certaines des propres
lèvres de Champignon, car le fou reconnaît avoir été payé « une coquette
somme » pour empoisonner l’esprit d’Aegon III contre ces jouvencelles et
d’autres encore. Le nain partageait souvent la compagnie de Sa Grâce à la
suite du décès de la reine Jaehaera. Bien que ses facéties ne puissent
dissiper la morosité du souverain, elles enchantaient Gaemon Cheveux-
Pâles, aussi Aegon le faisait-il souvent venir pour le plaisir du garçonnet.
Dans son Témoignage, Champignon explique que Tessario le Pouce lui
laissa le choix entre « l’argent ou l’acier » et « à ma grande honte, je le priai
de ranger sa dague au fourreau et m’emparai de cette jolie bourse dodue ».
Les mots n’étaient d’ailleurs pas les seuls moyens par lesquels lord
Unwin chercha à remporter sa guerre secrète pour le cœur du roi, s’il faut
en croire ce qui se murmure. On trouva un palefrenier au lit avec Tyshara
Lannister peu de temps après l’annonce du bal ; bien que Tyshara prétende
que le jeune homme était entré par sa fenêtre sans y être invité, l’examen du
Grand Mestre Munkun révéla son pucelage rompu. Lucinda Penrose fut
attaquée par des brigands lors d’une chasse au faucon au bord de la baie de
la Néra, à moins d’une demi-journée de cheval du château. Son faucon fut
tué, son cheval volé et un des hommes la maintint au sol tandis qu’un autre
lui fendait le nez. La jolie Falena Castelfoyer, une joviale fillette de huit ans
qui avait parfois joué à la poupée avec la petite reine, dégringola les
marches serpentines et se brisa la jambe, tandis que lady Buckler et ses
deux filles se noyaient quand le bateau dans lequel elles traversaient la Néra
sombra et coula. Certains commencèrent à parler d’une « malédiction du
Jour de la Jouvencelle », tandis que d’autres, mieux instruits des façons du
pouvoir, virent des mains invisibles à l’œuvre et tinrent leur langue.
La Main et ses séides étaient-ils responsables de ces tragédies et
malheurs, ou n’étaient-ce que coïncidences ? Au final, cela n’aurait aucune
importance. On n’avait pas vu à Port-Réal de bal de cette sorte depuis le
règne du roi Viserys, et celui-ci serait un bal comme il n’y en aurait nul
autre. Dans les tournois, douces jouvencelles et gentes dames rivalisaient
pour l’honneur d’être nommées reine d’amour et de beauté, mais de tels
empires ne duraient qu’une nuit. La pucelle que choisirait le roi Aegon
régnerait toute sa vie sur Westeros. Les bien-nés fondirent sur Port-Réal, de
leurs citadelles et châteaux, de toutes les régions des Sept Couronnes. Dans
une tentative pour en limiter le nombre, lord Peake décréta que le concours
serait limité aux pucelles de noble sang en dessous de trente ans d’âge,
mais, malgré cela, plus d’un millier de jeunes femmes nubiles se pressèrent
dans le Donjon Rouge au jour dit, une marée bien trop importante pour que
la Main l’endigue. Elles vinrent même d’au-delà de la mer ; le prince de
Pentos envoya une fille, l’archonte de Tyrosh une sœur, et les filles de
maisons anciennes prirent la mer de Myr et même de l’Antique Volantis
(bien qu’hélas, aucune Volantaine ne soit jamais arrivée à Port-Réal, car
elles furent enlevées en chemin par des corsaires des îles du Basilic).
« Chaque pucelle paraissait plus charmante que la précédente, raconte
Champignon dans son Témoignage, pétillantes et tourbillonnantes dans
leurs soieries et leurs bijoux, elles présentaient un spectacle éblouissant en
entrant dans la salle du trône. On représenterait difficilement plus belle
vision, sauf, peut-être, si elles étaient toutes arrivées nues. » (L’une d’elles
le fit, pratiquement. Myrmadora Haen, fille d’un magistrat de Lys, apparut
dans une robe de soie translucide bleu-vert assortie à ses yeux, avec
seulement une ceinture de joyaux au-dessous. Son apparition causa une
onde de choc à travers la cour extérieure, mais la Garde Royale lui interdit
de pénétrer dans la salle tant qu’elle ne se serait pas changée pour revêtir
une tenue moins révélatrice.)
Nul doute que ces jeunes filles avaient de beaux rêves de danser avec le
roi, de le charmer par leur esprit, d’échanger des regards pudiques au-
dessus d’une coupe de vin. Mais il n’y aurait ni danse, ni vin, ni aucune
occasion d’engager la conversation, qu’elle soit spirituelle ou ennuyeuse.
La réunion n’était pas un bal au sens courant. Le roi Aegon III siégeait sur
le trône de fer, tout de noir vêtu, un diadème d’or sur la tête, une chaîne d’or
à la gorge, tandis que les damoiselles défilaient une par une devant lui.
Tandis que le héraut déclinait le nom et la lignée de chaque candidate, la
jeune fille exécutait une révérence, le roi la saluait d’un hochement de tête,
puis venait le temps de passer à la suivante. « Lorsqu’on présenta la
dixième, commente Champignon, le roi avait sans aucun doute oublié les
cinq premières. Leurs pères auraient pu les réintroduire dans la file pour un
nouveau passage, et probablement certains des plus rusés le firent-ils. »
Une poignée des plus hardies jouvencelles eurent assez d’audace pour
adresser la parole au roi, une tentative pour se rendre plus mémorables.
Ellyn Baratheon demanda à Sa Grâce s’il aimait la robe qu’elle portait (sa
sœur prétendit par la suite que la question avait été : « Aimez-vous mes
seins ? », mais il n’y a aucune vérité en cela). Alyssa Royce lui dit qu’elle
avait fait tout le trajet depuis Roches-aux-runes pour être avec lui en ce
jour. Patricia Redwyne fit encore mieux en déclarant que son équipage était
venu de La Treille et avait été à trois reprises obligé de repousser des
attaques de hors-la-loi. « J’en ai atteint un d’une flèche, assura-t-elle avec
fierté. Dans le cul. » Lady Anya Ciredutemps, âgée de sept ans, informa Sa
Grâce que son cheval était nommé Tinte-sabot et qu’elle l’aimait
beaucoup ; elle demanda si Sa Grâce avait un bon cheval, aussi. (« Sa Grâce
en a une centaine », répondit avec agacement lord Unwin.) D’autres
hasardèrent des compliments sur sa ville, son château, ses vêtements. Une
jouvencelle du Nord, une certaine Barbra Bolton, fille de Fort-Terreur,
demanda : « Si vous me renvoyez chez moi, Votre Grâce, renvoyez-moi
avec des vivres, car les neiges sont épaisses et votre peuple meurt de faim. »
La langue la plus insolente appartint à une Dornienne, Moriah Qorgyle de
Grès, qui se redressa en souriant après sa courbette et dit : « Votre Grâce, si
vous descendiez de là-haut pour me donner un baiser ? » Aegon ne lui
répondit pas. Il ne répondit à aucune. À chacune il adressait un hochement
de tête, pour signifier qu’il l’avait entendue. Puis ser Marston et la Garde
Royale les escortaient vers la sortie.
De la musique flotta toute la nuit dans la salle, mais on l’entendait à
peine sous le frottement des pas, le brouhaha des discussions et, de temps
en temps, les accents doux et légers de sanglots. La salle du trône de
Westeros est un espace profond, plus grand que n’importe quelle grand-
salle de Westeros, avec l’exception de celle d’Harren le Noir, mais avec
plus d’un millier de jouvencelles sur place, chacune avec sa suite de parents
et de frères et sœurs, de gardes et de serviteurs, elle fut rapidement trop
bondée pour qu’on y puisse remuer, et il régnait une chaleur suffocante,
alors que la bise soufflait au-dehors. Le héraut chargé d’annoncer les nom et
qualités de chacune des gentes damoiselles perdit sa voix et dut être
remplacé. Quatre des impétrantes défaillirent, de même qu’une douzaine de
mères, plusieurs pères et un septon. Un corpulent seigneur s’écroula et
mourut.
« La foire au bétail du Jour de la Jouvencelle » : ainsi Champignon
évoquerait-il ce bal, par la suite. Même les rhapsodes qui avaient tant
chanté l’événement par anticipation trouvèrent peu de matière à ballade
dans son déroulement, et l’impatience du roi lui-même parut croître au fur
et à mesure que les heures passaient et que la parade de jeunes filles se
poursuivait. « Tout ceci, raconte Champignon, était exactement ce que la
Main souhaitait. Chaque fois que Sa Grâce fronçait les sourcils, s’agitait sur
son siège ou hochait la tête avec lassitude, la probabilité que son choix se
porte sur Lady Navets augmentait, raisonnait lord Unwin. »
Myrielle Peake était arrivée à Port-Réal pratiquement un cycle de lune
avant le bal, et son père avait veillé à ce qu’elle passe une partie de chaque
jour en compagnie du roi. Brune de cheveux et d’yeux, avec un large visage
couvert de taches de rousseur et des dents irrégulières qui la faisait hésiter à
sourire, Lady Navets avait quatorze ans, un de plus qu’Aegon. « Ce n’était
pas une grande beauté, juge Champignon, mais elle avait de la fraîcheur, de
la joliesse et de l’agrément, et ne semblait pas déplaire à Sa Grâce. » Au
cours de la demi-lune précédant le Jour de la Jouvencelle, nous dit le nain,
lord Unwin avait arrangé les choses pour que Myrielle partage avec le roi
une demi-douzaine de repas. Convoqué pour amuser durant ces longs repas
empruntés, Champignon nous dit que le roi Aegon parlait aussi peu que
possible pendant qu’ils mangeaient, mais « semblait plus à son aise avec
Lady Navets qu’il ne l’avait été avec la reine Jaehaera. C’est-à-dire, point
du tout, mais elle ne semblait pas lui déplaire. Trois jours avant le bal, il lui
donna une des poupées de la petite reine : “Tenez, dit-il en la lui tendant
avec brusquerie, vous pouvez prendre ça.” Pas tout à fait les mots que
rêvent d’entendre d’innocentes jeunes damoiselles, sans doute, mais
Myrielle prit le cadeau comme une marque d’affection, et son père fut très
satisfait. »
Lady Myrielle apporta la poupée avec elle quand elle fit son apparition
au bal, la tenant dans ses bras comme si c’était un nourrisson. Elle ne fut
pas la première qu’on présenta (cet honneur revint à la fille du prince de
Pentos), ni la dernière (Henrietta Coquebosc, fille d’un chevalier fieffé des
Piz). Son père avait veillé à ce qu’elle vienne devant le roi vers la fin de la
première heure, assez tard pour qu’on ne l’accuse pas de lui avoir attribué
une place de premier plan, mais assez tôt pour que le roi Aegon soit encore
relativement dispos. Quand Sa Grâce salua lady Myrielle par son nom et
dit, non seulement : « Vous avez été bien aimable de venir, madame », mais
aussi : « Je suis content que la poupée vous plaise », son père fut
assurément encouragé, croyant que toutes ses manigances méticuleuses
avaient porté leurs fruits.
Pourtant, tout serait défait en un clin d’œil par les demi-sœurs du roi,
précisément ces jumelles dont Unwin Peake avait été si déterminé à
empêcher la succession. Il restait moins d’une douzaine de jouvencelles, et
la presse s’était considérablement éclaircie, quand un soudain appel de
trompes annonça l’arrivée de Baela Velaryon et de Rhaena Corbray. Les
portes de la salle du trône s’ouvrirent à la volée et les filles du prince
Daemon entrèrent dans une bourrasque d’air hivernal. Lady Baela était
visiblement enceinte, lady Rhaena pâle et hâve de sa fausse couche,
pourtant elles avaient rarement semblé à ce point ne faire qu’une. Toutes
deux étaient vêtues de robes de doux velours noir, avec des rubis à leur
gorge, et le dragon à trois têtes de la maison Targaryen sur leurs manteaux.
Montées sur une paire de destriers noirs comme le charbon, les jumelles
traversèrent côte à côte toute la salle dans sa longueur. Quand ser Marston
Waters de la Garde Royale leur bloqua le passage et exigea qu’elles mettent
pied à terre, lady Baela le fouetta sur la joue avec sa cravache. « Sa Grâce
mon frère peut me donner des ordres. Vous, point. » Au pied du trône de fer,
elles tirèrent sur les rênes. Lord Unwin se précipita, demandant à savoir ce
que tout ceci signifiait. Les jumelles ne lui accordèrent pas plus d’attention
qu’elles l’auraient fait avec un domestique. « Frère, annonça lady Rhaena à
Aegon, ne te déplaise, nous t’avons amené ta nouvelle reine. »
Le seigneur son époux, ser Corwyn Corbray, fit avancer la fille. Un
hoquet de surprise traversa la salle. « Lady Daenaera de la maison
Velaryon, tonna le héraut, d’une voix quelque peu éraillée, fille du défunt et
regretté Daeron de cette maison et de la dame son épouse, Hazel de la
maison Harte, également disparue, pupille de lady Baela de la maison
Targaryen et d’Alyn Poingdechêne de la maison Velaryon, lord Amiral,
maître de Lamarck et sire des Marées. »
Daenaera Velaryon était orpheline. Sa mère avait été emportée par la
fièvre d’Hiver ; son père était mort dans les Degrés de Pierre quand son
Cœur fidèle avait sombré. Son père à lui avait été ce ser Vaemond décapité
par la reine Rhaenyra, mais Daeron s’était réconcilié avec lord Alyn et avait
péri en combattant pour lui. Debout face au roi en ce Jour de la Jouvencelle,
vêtue de pâle soie blanche, de dentelle de Myr, et de perles, ses longs
cheveux brillant à la lueur des torches et ses joues rougies par
l’enthousiasme, Daenaera n’avait que six ans, mais elle était pourtant d’une
beauté à couper le souffle. Le sang de l’ancienne Valyria parlait fort en elle,
comme on le voit fréquemment chez les fils et filles de l’hippocampe ; ses
cheveux étaient d’argent semé d’or, ses yeux aussi bleus qu’une mer en été,
sa peau aussi lisse et pâle qu’une neige en hiver. « Elle scintillait, raconte
Champignon, et quand elle sourit, dans la salle les rhapsodes se réjouirent,
car ils surent que c’était enfin une jouvencelle digne d’une chanson. » Le
sourire de Daenaera transformait son visage, s’accordaient à dire les
hommes ; il était doux, hardi et malicieux, tout cela en même temps. Ceux
qui le virent ne purent s’empêcher de penser : « Voici une petite fille
lumineuse, douce et heureuse, l’antidote idéal à la morosité du roi. »
Quand Aegon III lui rendit son sourire et dit : « Merci d’être venue,
madame, vous êtes très jolie », même lord Unwin Peake dut comprendre
que la partie était perdue. Les quelques dernières damoiselles furent
poussées en avant à la hâte pour accomplir leur présentation, mais l’envie
du roi de mettre un terme au défilé était tellement palpable que la pauvre
Henrietta Coquebosc sanglotait, en exécutant sa révérence. Tandis qu’on
l’escortait vers la sortie, le roi Aegon fit venir son jeune échanson, Gaemon
Cheveux-Pâles. C’est à lui que revint l’honneur d’effectuer la proclamation.
« Sa Grâce épousera lady Daenaera de la maison Velaryon ! » clama avec
enthousiasme Gaemon.
Piégé dans un collet qu’il avait lui-même préparé, lord Unwin Peake
n’eut d’autre choix que d’accepter la décision du roi avec autant de bonne
grâce qu’il put en afficher. Lors d’une réunion du conseil le lendemain,
toutefois, il laissa libre cours à son courroux. En choisissant pour épouse
une enfant de six ans, « ce garçon boudeur » avait défait tout le but du
mariage. Il faudrait des années avant que la fillette ait l’âge de partager son
lit, et plus longtemps encore avant qu’elle puisse espérer donner naissance à
un héritier légitime. Jusque-là, la succession demeurerait trouble. Le
premier devoir d’une régence était de préserver le roi des folies de la
jeunesse, déclara-t-il, « de folies telles que celle-ci ». Pour le bien du
royaume, on devait écarter le choix du roi, afin que Sa Grâce puisse épouser
« une jouvencelle convenable, d’âge à donner des enfants.
— Votre fille, par exemple ? s’enquit lord Rowan. Je suis d’avis que
non. » Ses collègues régents ne se montrèrent pas plus compréhensifs. Pour
une fois, le conseil resta inflexible, défiant les vœux de la Main. Le mariage
aurait lieu. On annonça les fiançailles le lendemain, tandis que des dizaines
de jouvencelles déçues déferlaient par les portes de la ville pour rentrer
chez elles.
Le roi Aegon III Targaryen épousa lady Daenaera au dernier jour de la
cent trente-troisième année depuis la Conquête d’Aegon. Les foules qui
bordaient les rues pour acclamer le couple royal étaient notablement plus
réduites que celles qui étaient sorties pour Aegon et Jaehaera, car la fièvre
d’Hiver avait emporté près d’un cinquième de la population de Port-Réal,
mais ceux qui bravèrent l’âpre bise d’hiver et les bourrasques de neige
furent enchantés par leur nouvelle reine, charmés par ses saluts joyeux, ses
joues rougies et ses sourires timides et doux. Lady Baela et lady Rhaena,
chevauchant juste derrière la litière royale, furent également accueillies par
des vivats exubérants. Seuls quelques-uns remarquèrent la Main du Roi plus
en retrait, avec « un visage lugubre comme la mort ».
Sous les régents
Le voyage d’Alyn Poingdechêne

Quittons un temps Port-Réal et revenons en arrière dans le calendrier


pour parler de messire l’époux de lady Baela, Alyn Poingdechêne, lors de
son voyage épique vers les mers du Crépuscule.
Les tribulations et les triomphes de la flotte Velaryon, tandis qu’elle
contournait « le cul de Westeros » (ainsi que lord Alyn avait coutume de
l’appeler) rempliraient par eux-mêmes un épais volume. Pour ceux qui
chercheront les détails de ce voyage, Six fois sur les mers : un récit des
Grands Voyages d’Alyn Poingdechêne de mestre Bendamure demeure la
source la plus complète et qui fait le plus autorité. Même si peu fiables, les
chroniques vulgaires de la vie de lord Alyn intitulées Dur comme le chêne
et Né bâtard n’en sont pas moins hautes en couleur, et passionnantes à leur
façon. La première a été écrite par ser Russell Lambique, qui fut dans sa
jeunesse écuyer pour sa seigneurie et par la suite adoubé par elle, avant de
perdre une jambe au cours du cinquième voyage de Poingdechêne, la
seconde par une femme seulement connue par son nom de Péganion, qui a
été ou pas une septa, et a été ou pas une des maîtresses de sa seigneurie.
Nous ne ferons pas écho ici à leurs ouvrages, sinon dans les traits les plus
généraux.
Poingdechêne fit preuve de considérablement plus de prudence à son
retour dans les Degrés de Pierre que lors de sa précédente visite. Se méfiant
des alliances toujours fluctuantes et des trahisons calculées des cités libres,
il envoya des éclaireurs sous l’apparence de bateaux de pêche et de
commerce pour découvrir ce qui l’attendait. Ils rapportèrent que dans leur
ensemble les combats sur les îles avaient cessé, avec un Racallio Ryndoon
en résurgence qui tenait Peyresang et toutes les îles au sud, tandis que des
épées-louées pentoshies à la solde de l’archonte de Tyrosh contrôlaient les
rochers au nord-est. Nombre de chenaux entre les îles étaient barrés par des
espars ou bloqués par les coques de vaisseaux coulés durant l’attaque de
lord Alyn. Les voies navigables qui restaient ouvertes se trouvaient sous la
domination de Ryndoon et de ses forbans. Lord Alyn affrontait donc un
choix simple : soit se battre pour franchir l’obstacle de « la Reine Racallio »
(comme l’archonte l’avait surnommé), soit traiter avec lui.
On a peu écrit en langue commune sur Racallio Ryndoon, cet étrange et
extraordinaire aventurier, mais dans les cités libres, sa vie a fait l’objet de
deux études érudites et d’un nombre incalculable de chansons, de poèmes et
de romans vulgaires. Dans sa cité natale, Tyrosh, son nom demeure à ce
jour un anathème pour les hommes et les femmes de sang honorable, alors
qu’il est vénéré par les voleurs, les pirates, les putains, les ivrognes et toutes
engeances de ce genre.
On sait étonnamment peu de chose sur sa jeunesse, et une grande part de
ce que nous croyons savoir est faux ou contradictoire. Il mesurait six pieds
et demi de haut, dit-on, avec une épaule plus haute que l’autre, lui donnant
une posture courbée et une démarche qui tanguait. Il parlait une douzaine de
dialectes de valyrien, ce qui laissait à penser qu’il était de haute naissance,
mais était tristement réputé pour son obscénité, ce qui induit qu’il venait du
caniveau. À la mode de nombreux Tyroshis il avait coutume de se teindre
les cheveux et la barbe. Le pourpre était sa couleur préférée (laissant
soupçonner la possibilité d’un lien avec Braavos) et la plupart des récits sur
son compte font état d’une longue chevelure mauve et bouclée, souvent
striée d’orange. Il aimait les odeurs sucrées et se baignait dans l’eau de rose
ou de lavande.
Qu’il ait été un homme aux ambitions et aux appétits énormes paraît
clair. C’était un vorace et un ivrogne à ses heures d’oisiveté, un démon au
combat. Il savait manier l’épée de l’une ou l’autre main et se battait parfois
avec deux d’un coup. Il honorait les dieux : tous les dieux, partout. Quand
la bataille menaçait, il jetait les osselets pour choisir quel dieu apaiser par
un sacrifice. Bien que Tyrosh soit une ville d’esclavage, il avait l’esclavage
en horreur, ce qui suggère qu’il venait peut-être lui-même de la captivité.
Quand il était riche (il gagna et perdit plusieurs fortunes) il achetait toute
esclave qui croisait son regard et lui donnait un baiser avant de l’affranchir.
Il était généreux avec ses hommes, revendiquant une part de butin qui
n’était pas plus grande que le moindre d’entre eux. À Tyrosh, il était connu
pour jeter des pièces d’or aux mendiants. Si un homme admirait un de ses
biens, que ce soit une paire de bottes, une bague d’émeraude ou une épouse,
Racallio le forçait à l’accepter en cadeau.
Il avait des dizaines d’épouses qu’il ne battait jamais, mais leur ordonnait
parfois de le battre. Il adorait les chatons et détestait les chats. Il idolâtrait
les femmes enceintes mais exécrait les enfants. De temps en temps, il
enfilait des vêtements de femme et jouait les catins, bien que sa taille, son
dos voûté et sa barbe mauve le rendent plus grotesque que féminin à la vue.
Parfois, il éclatait de rire au plus fort de la bataille. Parfois, il se mettait à
chanter des chansons obscènes.
Racallio Ryndoon était fou. Pourtant, ses hommes l’adoraient, se
battaient pour lui, mouraient pour lui. Et, l’espace de quelques courtes
années, ils le firent roi.
En 133, dans les Degrés de Pierre, « la Reine » Racallio se trouvait au
pinacle de sa puissance. Peut-être Alyn Velaryon aurait-il pu en venir à
bout, mais il redoutait que cela lui coûte la moitié de ses forces, et il aurait
besoin de chaque homme, s’il voulait garder le moindre espoir de défaire le
Kraken Rouge. Il choisit par conséquent de parlementer plutôt que de se
battre. Détachant sa Lady Baela de la flotte, il la pilota jusqu’à Peyresang
sous pavillon de trêve, pour essayer d’obtenir le libre passage pour ses
vaisseaux à travers les eaux de Ryndoon.
Il y parvint finalement, bien que Racallio l’ait retenu plus d’une demi-
lune dans son immense forteresse de bois sur Peyresang. Lord Alyn fut-il
captif ou invité, ce ne fut jamais très clair, même pour sa seigneurie, car son
hôte était aussi changeant que la mer. Un jour, il saluait Poingdechêne
comme un ami et un frère d’armes et le pressait de le rejoindre dans une
attaque contre Tyrosh. Le lendemain, il lançait les osselets pour voir s’il
devait mettre à mort son invité. Il insista pour que lord Alyn lutte contre lui
dans une fosse boueuse derrière son fortin, sous les invectives de centaines
de pirates qui assistaient à la rencontre. Quand il décapita un de ses
hommes accusé d’espionner pour le compte des Tyroshis, Racallio offrit à
lord Alyn la tête en gage d’amitié, mais le lendemain accusa sa seigneurie
d’être elle-même à la solde de l’archonte. Afin de démontrer son innocence,
lord Alyn se vit dans l’obligation de tuer trois prisonniers tyroshis. Quand il
l’eut fait, « la Reine » en fut tellement enchanté qu’il envoya cette nuit-là
deux de ses épouses dans la chambre à coucher de Poingdechêne. « Donne-
leur des fils, ordonna Racallio. Je veux des fils aussi braves et forts que
toi. » Nos sources se contredisent quant à savoir si lord Alyn agit comme on
le lui avait demandé.
Enfin, Ryndoon autorisa la flotte Velaryon à passer, pour un certain prix.
Il voulait trois vaisseaux, une alliance rédigée sur une peau de mouton et
signée avec du sang, et un baiser. Poingdechêne lui donna les trois
vaisseaux de sa flotte les moins en état de naviguer, une alliance tracée sur
du parchemin et signée à l’encre de mestre, et la promesse d’un baiser de
lady Baela, si « la Reine » venait à leur rendre visite à Lamarck. Cela
s’avéra suffisant. La flotte traversa les Degrés de Pierre.
De nouvelles épreuves les attendaient, toutefois. La suivante était Dorne.
La soudaine apparition de la vaste flotte Velaryon dans les eaux au large de
Lancehélion alarma les Dorniens, de façon compréhensible. Toutefois,
dépourvus pour leur part de force maritime, ils choisirent de considérer la
venue de lord Alyn comme une visite plutôt que comme une attaque.
Aliandra Martell, princesse de Dorne, vint à sa rencontre, accompagnée
d’une douzaine de ses favoris et prétendants du moment. La « nouvelle
Nymeria » venait tout juste de célébrer son dix-huitième anniversaire, et
elle fut, raconte-t-on, tout à fait charmée par le jeune, séduisant et vaillant
« Héros des Degrés de Pierre », le hardi amiral qui avait humilié les
Braaviens. Lord Alyn avait besoin d’eau douce et de vivres pour ses
vaisseaux, tandis que la princesse désirait des services de nature plus
intime. Né bâtard voudrait nous faire croire qu’il les lui fournit, Dur comme
le chêne qu’il ne les lui fournit pas. Nous savons que les attentions que la
charmeuse princesse dornienne lui prodigua mécontentèrent
considérablement les seigneurs d’Aliandra et mirent en colère son frère et
sa sœur plus jeunes, Qyle et Coryanne. Néanmoins, lord Poingdechêne
obtint de nouvelles barriques d’eau, assez de provisions pour les nourrir
jusqu’à Villevieille et La Treille, et des cartes indiquant les tourbillons
mortels tapis au long de la côte sud de Dorne.
Malgré cela, ce fut dans les eaux dorniennes que lord Velaryon subit ses
premières pertes. Une tempête soudaine se leva alors que la flotte longeait
les terres sèches à l’ouest de Salrivage, dispersant les vaisseaux et en
coulant deux. Plus loin vers l’ouest, près de l’embouchure du fleuve Soufre,
une galère endommagée accosta pour embarquer de l’eau douce et procéder
à diverses réparations, et elle fut attaquée sous le couvert des ténèbres par
des bandits qui massacrèrent son équipage et pillèrent ses provisions.
Ces pertes furent plus que compensées à l’arrivée de lord Poingdechêne à
Villevieille, toutefois. Le grand fanal au sommet de la Grand-Tour guida le
Lady Baela et la flotte pour remonter le Murmure jusqu’au port, où Lyonel
Hightower vint en personne à leur rencontre pour les accueillir en sa ville.
La courtoisie avec laquelle lord Alyn traita lady Sam réchauffa
immédiatement le cœur de lord Lyonel à son égard, et les deux jeunes gens
débutèrent une solide amitié qui contribua beaucoup à mettre un terme aux
vieilles inimitiés entre Noirs et Verts. Villevieille fournirait à la flotte vingt
vaisseaux de guerre, promit Hightower, et son grand ami lord Redwyne de
La Treille en enverrait trente. D’un seul coup, la flotte de lord
Poingdechêne avait acquis une puissance bien plus formidable.

La flotte s’attarda trop sur le Murmure, dans l’attente de lord Redwyne et


des galères promises. Alyn Velaryon profita de l’hospitalité de la Grand-
Tour, explora les anciennes ruelles et les passages de Villevieille et visita la
Citadelle, où il passa des jours à compulser d’anciennes cartes marines et à
étudier de poussiéreux traités valyriens sur la conception des vaisseaux de
guerre et les tactiques de batailles navales. Au septuaire Étoilé, il reçut la
bénédiction du Grand Septon, qui traça sur son front une étoile à sept
branches avec de l’huile sacrée, et l’envoya déchaîner le courroux du
Guerrier contre les Fer-nés et leur dieu Noyé. Lord Velaryon se trouvait
toujours à Villevieille quand la nouvelle de la mort de la reine Jaehaera
parvint à la ville, suivie quelques jours plus tard par celle des fiançailles du
roi avec Myrielle Peake. Il était désormais devenu un proche de lady Sam
autant que de lord Lyonel, mais savoir s’il joua le moindre rôle dans la
rédaction de la trop célèbre lettre de la dame reste un sujet de conjecture.
On sait toutefois qu’il envoya des lettres à la dame son épouse à Lamarck
tandis qu’il résidait à la Grand-Tour. Nous en ignorons la teneur.
En 133, Poingdechêne était encore un jeune homme et les jeunes gens ne
sont pas connus pour leur patience. Il décida finalement qu’il n’attendrait
plus lord Redwyne et donna l’ordre de prendre la mer. Villevieille l’acclama
tandis que les vaisseaux Velaryon levaient leurs voiles et abaissaient leurs
avirons, glissant un par un dans le Murmure. Vingt galères de guerre de la
maison Hightower les suivirent, sous le commandement de ser Leo
Costayne, navigateur d’expérience qu’on appelait le Lion de Mer.
Au large des falaises chantantes de Noircouronne, où des tours tordues et
des pierres sculptées par le vent sifflaient au-dessus des vagues, la flotte
obliqua vers le nord, entrant dans les mers du Crépuscule et remontant
lentement la côte ouest, devant Bandallon. Alors qu’ils croisaient
l’embouchure de la Mander, les hommes des îles Bouclier envoyèrent leurs
propres galères les rejoindre : trois vaisseaux chacune du Bouclier Gris et
du Bouclier du Sud, quatre du Bouclier Vert, six du Bouclier de Chêne.
Avant qu’ils puissent progresser tellement plus loin vers le nord, toutefois,
une autre tempête s’abattit sur eux. Un vaisseau sombra et trois autres
furent si gravement endommagés qu’ils ne purent continuer. Lord Velaryon
regroupa la flotte au large de Crakehall, où la dame du château vint à force
d’aviron à sa rencontre. Ce fut par elle que sa seigneurie entendit pour la
première fois parler du grand bal qui devait se tenir au Jour de la
Jouvencelle.
La nouvelle avait également atteint Belle Île, et on nous dit que lord
Dalton Greyjoy envisageait même d’envoyer une de ses sœurs rivaliser
pour la couronne de reine. « Une Fer-née sur le trône de fer, disait-il, quoi
de plus approprié ? » Le Kraken Rouge avait toutefois des soucis plus
immédiats. Depuis longtemps prévenu de l’arrivée d’Alyn Poingdechêne, il
avait réuni ses forces pour le recevoir. Des snekkars étaient assemblés par
centaines dans les eaux au sud de Belle Île, et davantage encore au large de
Feux-de-Joie, de Kayce et de Port-Lannis. Une fois qu’il aurait envoyé « ce
gamin » dans les salles du dieu Noyé au fond de la mer, proclama le Kraken
Rouge, il conduirait sa propre flotte sur le trajet qu’avait emprunté
Poingdechêne, dresserait sa bannière sur les Boucliers, mettrait Villevieille
et Lancehélion à sac, et s’emparerait de Lamarck. (Bien que Greyjoy n’ait
pas tout à fait trois ans de plus que son adversaire, il ne l’appelait jamais
autrement que « ce gamin ».) Il pourrait même prendre lady Baela pour
épouse-sel, lança en riant le sire des îles de Fer à ses capitaines. « Certes,
j’en ai déjà vingt-deux, mais pas une n’a des cheveux d’argent. »
Une si grande partie de l’histoire nous narre les actions des rois et des
reines, des grands seigneurs, des preux chevaliers, des pieux septons et des
mestres pleins de sagesse qu’on oublie aisément le petit peuple qui
partageait l’époque avec ces grands et ces puissants. Pourtant, de temps en
temps, un homme ou une femme ordinaires, que n’ont bénis ni la naissance,
ni la fortune, l’intelligence, la sagesse ou le talent aux armes, apparaissent
on ne sait d’où et, d’un simple geste ou d’un mot chuchoté, bouleversent le
destin de royaumes entiers. Il en fut ainsi sur Belle Île, en cette fatidique
année 133.
Lord Dalton Greyjoy possédait bel et bien vingt-deux épouses-sel. Quatre
vivaient à Pyk ; deux d’entre elles lui avaient donné des enfants. Les autres
étaient des femmes de l’Ouest, capturées au cours de ses conquêtes, parmi
lesquelles deux filles du défunt lord Farman, la veuve du Chevalier de
Kayce, et même une Lannister (une Lannister de Port-Lannis, et non point
de Castral Roc). Le reste était des femmes d’origines plus humbles, les
filles de simples pêcheurs, de négociants ou d’hommes d’armes, qui avaient
d’une façon ou d’une autre attiré son regard, le plus souvent après qu’il
avait occis leurs pères, frères, époux ou tout autre protecteur mâle. Une
d’elles portait le nom de Tess. Son nom est tout ce que nous connaissons
réellement d’elle. Avait-elle treize ans ou trente ? Était-elle jolie ou
quelconque ? Veuve ou vierge ? Où lord Greyjoy l’avait-il trouvée et depuis
combien de temps comptait-elle parmi ses épouses-sel ? Le haïssait-elle
comme pillard et violeur, ou l’aimait-elle d’un amour si féroce que la
jalousie la rendit folle ?
Nous ne savons pas. Les récits diffèrent de façon si nette que Tess devra
à tout jamais rester un mystère dans les annales de l’histoire. Tout ce qu’on
sait avec certitude, c’est que par une journée pluvieuse, battue de vent, à
Belcastel, alors que les snekkars se rassemblaient en contrebas, lord Dalton
prit du plaisir avec elle et qu’ensuite, tandis qu’il dormait, Tess fit glisser le
poignard du Fer-né hors du fourreau et lui ouvrit la gorge d’une oreille à
l’autre, puis se jeta, nue et couverte de sang, dans la mer avide au-dessous.
Et ainsi périt le Kraken Rouge de Pyk, à l’aube de sa plus grande
bataille… occis non par l’épée d’un ennemi, mais par son propre poignard,
de la main d’une de ses épouses.
Ses conquêtes ne lui survécurent pas longtemps, non plus. Quand la
nouvelle de sa mort se répandit, la flotte qu’il avait assemblée pour
affronter Alyn Poingdechêne commença à se désagréger, ses capitaines
s’éclipsant l’un après l’autre pour rentrer chez eux. Dalton Greyjoy n’avait
jamais pris d’épouse-roc, si bien que ses seuls héritiers étaient deux jeunes
fils, nés des épouses-sel qu’il avait laissées sur Pyk, trois sœurs et plusieurs
cousins, tous plus cupides et ambitieux les uns que les autres. De par la loi,
le Trône de Grès fut transmis à l’aîné de ses fils-sel, mais le petit Toron
n’avait pas encore six ans et sa mère, comme épouse-sel, ne pouvait espérer
jouer pour lui un rôle de régente, comme aurait pu le faire une épouse-roc.
Une lutte pour le pouvoir était inévitable, une vérité dont les capitaines fer-
nés avaient bien conscience en se précipitant pour regagner leurs îles.
Dans l’intervalle, le peuple de Belle Île et les chevaliers qui restaient
encore sur place se soulevèrent en une sanglante rébellion. Les Fer-nés qui
s’étaient attardés alors que leurs compatriotes fuyaient furent arrachés à
leurs lits et taillés en pièces ou attaqués sur les quais, leurs vaisseaux pris
d’assaut et incendiés. En l’espace de trois jours, des centaines de pillards
connurent des trépas aussi cruels, sauvages et soudains que ceux qu’ils
avaient infligés à leurs proies, jusqu’à ce que seul Belcastel reste au pouvoir
des Fer-nés. La garnison, composée en majorité de proches compagnons et
de frères d’armes du Kraken Rouge, résista avec obstination sous les ordres
du rusé Alester Wynch et de Gunthor Bonfrère, un géant rugissant, jusqu’à
ce que le second tue le premier dans une querelle autour de la fille de lord
Farman, Lysa, une des veuves-sel.
Et il advint de la sorte que, lorsque Alyn Velaryon arriva enfin pour
délivrer l’Ouest des Fer-nés des îles, il se trouva dépourvu d’adversaire.
Belle Île était libre, les snekkars en fuite, les combats terminés. Quand le
Lady Baela passa sous les murailles de Port-Lannis, les cloches de la ville
carillonnèrent la bienvenue. C’est par milliers qu’on se rua par les portes
pour s’aligner sur la côte, en poussant des vivats. Lady Johanna en personne
émergea de Castral Roc pour offrir à Poingdechêne un hippocampe d’or
ouvragé et autres marques de l’estime des Lannister.
Des jours de célébration s’ensuivirent. Lord Alyn était pressé
d’embarquer des provisions et d’entreprendre son long voyage de retour,
mais les Ouestiens se refusaient à ce qu’il parte. Leur flotte détruite, ils
demeuraient vulnérables si les Fer-nés devaient revenir, menés par le
successeur du Kraken Rouge, quel qu’il soit. Lady Johanna alla jusqu’à
proposer directement une attaque contre les îles de Fer ; elle fournirait
autant d’épées et de piques que nécessaire, lord Velaryon n’aurait qu’à les
déposer sur les îles. « Nous devrions passer tous les hommes au fil de
l’épée, déclara la dame, et vendre leurs femmes et leurs enfants aux
esclavagistes de l’est. Que les goélands et les crabes s’emparent de ces rocs
sans valeur. »
Il n’en était pas question pour Poingdechêne, mais, afin de contenter ses
hôtes, il accepta que Leo Costayne, le Lion de Mer, demeure à Port-Lannis
avec un tiers de la flotte, le temps que les Lannister, les Farman et autres
seigneurs de l’Ouest aient pu reconstruire assez de vaisseaux de guerre pour
se défendre contre tout retour des Fer-nés. Puis il leva l’ancre une nouvelle
fois et prit le large avec le reste de sa flotte, retournant d’où il était venu.
De leur voyage de retour, nous n’avons guère besoin de parler. Près de
l’embouchure de la Mander, on repéra enfin la flotte Redwyne, se hâtant
vers le nord, mais elle fit demi-tour après avoir rompu le pain avec lord
Velaryon à bord du Lady Baela. Sa seigneurie fit une brève visite à La
Treille, comme invité de lord Redwyne, et une autre, plus longue, à
Villevieille, où il renouvela son amitié avec lord Lyonel Hightower et lady
Sam, s’assit avec les scribes et les mestres de la Citadelle afin qu’ils
puissent consigner par écrit les détails de son voyage, fut fêté par les
mestres des sept guildes et reçut encore une fois la bénédiction du Grand
Septon. De nouveau, il longea les côtes sèches et arides de Dorne, cette fois
en direction de l’est. La princesse Aliandra fut ravie de le voir de retour à
Lancehélion, et insista pour entendre chaque détail de ses aventures, à la
fureur de ses frère et sœur et de ses prétendants jaloux.
Ce fut par elle que lord Poingdechêne apprit que Dorne avait rejoint la
guerre des Filles, forgeant une alliance avec Tyrosh et Lys contre Racallio
Ryndoon… et ce fut à sa cour à Lancehélion, durant le banquet du Jour de
la Jouvencelle (ce même jour où mille damoiselles défilaient à Port-Réal
devant Aegon III), que sa seigneurie fut approchée par un certain Drazenko
Rogare, un des émissaires que Lys avait dépêchés à la cour d’Aliandra, qui
sollicita un entretien en particulier ; intrigué, lord Alyn accepta d’écouter, et
les deux hommes sortirent dans la cour, où Drazenko se pencha si près que
sa seigneurie en a dit : « J’ai craint qu’il n’ait l’intention de me donner un
baiser. » En fait, il murmura quelques mots à l’oreille de l’amiral, un secret
qui changea le cours de l’histoire ouestrienne. Le lendemain, lord Velaryon
remonta à bord du Lady Baela et donna l’ordre de mettre le cap… vers Lys.
Ses raisons, et ce qui lui arriva dans la cité libre, nous le révélerons en
temps utile mais, pour l’heure, ramenons notre regard vers Port-Réal. Alors
que paraissait l’an nouveau, l’espoir et la bonne volonté régnaient sur le
Donjon Rouge. Bien que plus jeune que celle qui l’avait précédée, la reine
Daenaera était une enfant plus heureuse et sa nature radieuse fit beaucoup
pour alléger la morosité du roi… pour un temps, tout au moins. On vit plus
souvent Aegon III à la cour qu’il n’en avait coutume, et il quitta même le
château en trois occasions, pour montrer à sa nouvelle épouse les curiosités
qu’offrait la ville (bien qu’il refuse de la conduire à Fossedragon, où le
jeune animal de lady Rhaena, Point du Jour, avait établi sa tanière). Sa
Grâce sembla porter un nouvel intérêt à ses études, et on faisait souvent
demander Champignon pour distraire le roi et la reine au souper (« Le son
du rire de la reine était une musique pour le fou, si charmante que le roi
souriait par moments »). Même Gareth Long, le maître d’armes détesté du
Donjon Rouge, prit note du changement. « Nous n’avons plus besoin de
battre le bâtard aussi souvent qu’auparavant, rapporta-t-il à la Main. Ce
garçon n’a jamais manqué de force ni de rapidité. Désormais, il manifeste
enfin un semblant d’habileté. »
Le nouvel intérêt de l’enfant-roi pour le monde s’étendit jusqu’au
gouvernement de son royaume. Aegon III commença à siéger au conseil.
Bien qu’il prenne rarement la parole, sa présence réjouit le Grand Mestre
Munkun et parut contenter lord Mouton et lord Rowan. Ser Marston Waters
de la Garde Royale parut contrarié de la présence de Sa Grâce, toutefois, et
lord Peake la prit comme un reproche. Chaque fois qu’Aegon avait l’audace
de poser une question, nous dit Munkun, la Main se hérissait et l’accusait de
faire perdre du temps au conseil, ou l’informait que d’aussi graves sujets
dépassaient la compréhension d’un enfant. On ne sera pas surpris qu’avant
longtemps, Sa Grâce commence à s’absenter des réunions, comme par le
passé.
Amer et soupçonneux de nature, possédé d’un orgueil immense, Unwin
Peake était, en 134, un homme très mécontent. Le bal du Jour de la
Jouvencelle avait été une humiliation, et il prit comme un affront personnel
le rejet de sa fille Myrielle par le roi, en faveur de Daenaera. N’ayant jamais
éprouvé de sympathie pour lady Baela, il avait désormais des raisons de ne
guère aimer non plus sa sœur Rhaena : toutes deux, il en avait la conviction,
œuvraient contre lui, fort probablement à l’instigation de l’époux de Baela,
l’insolent et rebelle Poingdechêne. Les jumelles, de façon délibérée et avec
malveillance, avaient anéanti ses plans pour assurer la succession, déclara-t-
il à ses partisans et, en veillant à ce que le roi prenne une enfant de six ans
pour épouse, elles avaient garanti que la jeune Baela serait la suivante dans
l’ordre de succession au Trône de Fer.
« Si l’enfant est un garçon, Sa Grâce ne vivra jamais assez longtemps
pour donner naissance à un héritier de sa propre chair », assura-t-il un jour à
Marston Waters, en présence de Champignon. Peu de temps après, Baela
Velaryon dut s’aliter pour accoucher et elle donna naissance à une petite
fille en pleine santé. Elle appela l’enfant Laena, comme sa mère. Pourtant,
même cela n’apaisa pas longtemps la Main du Roi, car, moins d’une demi-
lune plus tard, les premiers éléments de la flotte Velaryon rentrèrent à Port-
Réal porteurs d’un mystérieux message : Poingdechêne les avait envoyés en
avant-garde tandis qu’il mettait le cap sur Lys pour y recueillir « un trésor
sans prix ».
Ces mots embrasèrent les soupçons de lord Peake. Quel était ce trésor ?
Comment lord Velaryon avait-il l’intention de le « recueillir » ? À la pointe
de l’épée ? Allait-il déclencher une guerre contre Lys, comme il l’avait fait
avec Braavos ? La Main avait expédié l’impétueux amiral faire tout le tour
de Westeros pour débarrasser de lui la cour, et voilà qu’il se préparait à
s’abattre sur eux une nouvelle fois, « dégoulinant de louanges imméritées »
et peut-être d’une immense fortune, par la même occasion. (L’or avait
toujours été un point sensible, pour Unwin Peake, dont la maison était
pauvre par ses terres, riche de pierre, de terre et d’orgueil et cependant en
manque chronique de monnaie.) En Poingdechêne, le peuple voyait un
héros, sa seigneurie le savait : l’homme qui avait humilié le fier Seigneur de
la Mer de Braavos et le Kraken Rouge de Pyk, alors que, pour sa part, la
Main était mal vue, conspuée. Même dans l’enceinte du Donjon Rouge,
beaucoup espéraient que les régents démettraient lord Peake de sa charge de
Main du Roi pour le remplacer par Alyn Velaryon.
L’enthousiasme soulevé par le retour de Poingdechêne était palpable,
néanmoins, aussi la Main dut-elle se borner à écumer. Lorsqu’on vit pour la
première fois les voiles du Lady Baela à l’autre bout de la baie de la Néra,
avec le reste de la flotte Velaryon qui sortait des brumes du matin derrière
lui, les cloches de Port-Réal se mirent toutes à sonner. On s’entassa par
milliers sur les remparts de la ville pour acclamer le héros, tout comme on
l’avait fait à Port-Lannis une moitié d’une année plus tôt, tandis que des
milliers supplémentaires se précipitaient par la porte de la Rivière pour se
poster le long de la côte. Mais quand le roi exprima son désir d’aller sur les
quais « remercier mon beau-frère de ses services », la Main l’interdit,
insistant qu’il n’était pas convenable que Sa Grâce aille au-devant de lord
Velaryon, que l’amiral devait venir au Donjon Rouge se prosterner devant
le Trône de Fer.
Sur ce point, comme sur la question des fiançailles d’Aegon à Myrielle
Peake, lord Unwin se retrouva en minorité face aux autres régents. Malgré
les vigoureuses objections de la Main, le roi Aegon et la reine Daenaera
descendirent du château dans leur litière, accompagnés par lady Baela et sa
fille nouveau-née ; sa sœur Rhaena et le seigneur son époux, Corwyn
Corbray ; le Grand Mestre Munkun ; septon Bernard ; les régents Manfryd
Mouton et Thaddeus Rowan ; les chevaliers de la Garde Royale ; et nombre
d’autres notables, impatients d’accueillir le Lady Baela sur les quais.
La matinée était lumineuse et froide, nous disent les chroniques. Là, sous
des dizaines de milliers d’yeux, lord Alyn Poingdechêne contempla pour la
première fois sa fille Laena. Après avoir embrassé la dame son épouse, il lui
prit l’enfant et la brandit bien haut afin que toute la foule la voie, tandis que
les vivats roulaient comme le tonnerre. Ce ne fut qu’alors qu’il rendit
l’enfant aux bras de sa mère et qu’il ploya le genou devant le roi et la reine.
La reine Daenaera, rougissant joliment et bégayant légèrement, lui plaça
autour du cou une lourde chaîne en or cloutée de saphirs, « b… bleus
comme la mer où messire a remporté ses victoires ». Puis le roi Aegon III
pria l’amiral de se relever, avec ces mots : « Nous sommes heureux de vous
avoir en sécurité chez nous, mon frère. »
Champignon raconte que Poingdechêne riait en se relevant. « Sire,
répondit-il, vous m’avez fait l’honneur de me donner la main de votre sœur
et je suis fier d’être votre frère par le mariage. Cependant, jamais je ne
pourrai l’être par le sang. Mais voici quelqu’un qui l’est. » Puis, avec un
geste théâtral, lord Alyn fit venir le trésor qu’il avait rapporté de Lys. Du
Lady Baela émergea une pâle jeune femme d’une grande beauté, bras
dessus, bras dessous avec un jeune homme richement vêtu, à peu près de
l’âge du roi, ses traits dissimulés sous la cagoule de son manteau brodé.
Lord Unwin Peake ne pouvait plus se contenir. « Qui est-ce ? voulut-il
savoir, se forçant un passage en avant. Qui êtes-vous ? » Le jeune homme
rejeta sa cagoule. Quand le soleil brilla sur les cheveux d’argent et d’or au-
dessous, le roi Aegon III fondit en larmes, se jetant sur ce garçon pour
l’étreindre farouchement. Le « trésor » de Poingdechêne était Viserys
Targaryen, le frère perdu du roi, le plus jeune fils de la reine Rhaenyra et du
prince Daemon, présumé mort depuis la bataille du Gosier, et disparu
depuis près de cinq ans.
On se souviendra qu’en 129, la reine Rhaenyra avait envoyé ses deux
plus jeunes fils à Pentos afin de les placer hors de danger, pour voir le
vaisseau qui leur faisait traverser le détroit tomber entre les crocs d’une
flotte de guerre de la Triarchie. Tandis que le prince Aegon prenait la fuite
sur son dragon Nuée d’Orage, le prince Viserys avait été capturé. La
bataille du Gosier avait suivi et quand, à son terme, on n’avait eu aucune
nouvelle du jeune prince, on l’avait présumé mort. Personne ne pouvait
seulement dire avec certitude sur quel bâtiment il s’était trouvé.
Mais, bien qu’il y ait eu des milliers de morts à la bataille du Gosier,
Viserys Targaryen n’en faisait pas partie. Le navire qui transportait le jeune
prince avait survécu au combat et regagné à grand-peine son port d’attache
de Lys, où Viserys se retrouva prisonnier de Sharako Lohar, grand amiral de
la Triarchie. La défaite avait laissé Sharako en disgrâce, toutefois, et le
Lysien se retrouva bien vite cerné par des ennemis, tant anciens que
nouveaux, avides de le jeter à bas. Dans un besoin désespéré d’argent et
d’alliés, il vendit le garçonnet à un magistrat de cette ville, un certain
Bambarro Bazanne, contre le poids de Viserys en or et la promesse d’un
soutien. Le meurtre subséquent de l’amiral en disgrâce fit remonter à la
surface les tensions et rivalités entre les Trois Filles, et des rancunes qui
couvaient depuis longtemps éclatèrent dans la violence, par une série
d’assassinats qui ne tarda pas à déboucher sur une guerre ouverte. Dans le
chaos qui suivit, le magistrat Bambarro jugea prudent de cacher
temporairement son trophée, de crainte qu’un de ses compatriotes, ou des
rivaux d’une autre ville, ne lui arrachent le garçonnet.
Durant sa captivité, Viserys fut bien traité. S’il lui était interdit de quitter
le domaine de la résidence de Bambarro, il avait ses propres appartements,
partageait des repas avec le magistrat et sa famille, disposait de précepteurs
pour lui inculquer les langues, la littérature, les mathématiques, l’histoire et
la musique, et même d’un maître d’armes pour lui apprendre le maniement
de l’épée, art dans lequel il ne tarda pas à exceller. La théorie la plus
répandue (quoique jamais prouvée) veut que Bambarro ait eu l’intention
d’attendre la fin de la Danse des Dragons, puis, soit de restituer le prince
Viserys à sa mère contre rançon (si c’était Rhaenyra qui émergeait
triomphante), soit de vendre sa tête à son oncle (si Aegon se révélait
vainqueur).
Quand, durant la guerre des Filles, Lys subit une série d’écrasantes
défaites, ces plans se trouvèrent battus en brèche. Bambarro Bazanne
mourut en 132 dans les Terres Disputées, lorsque la compagnie d’épées-
louées qu’il dirigeait contre Tyrosh se retourna contre lui pour une question
de solde en retard. À sa mort, on découvrit qu’il avait d’énormes dettes, sur
quoi ses créditeurs saisirent sa demeure. Sa femme et ses enfants furent
vendus comme esclaves, et ses meubles, ses vêtements, ses livres et autres
objets de prix, y compris le petit prince captif, passèrent entre les mains
d’un autre noble, Lysandro Rogare.
Lysandro était le patriarche d’une riche et puissante dynastie de
banquiers et de commerçants dont on pouvait suivre la lignée jusqu’à
Valyria avant le Fléau. Entre nombre d’autres biens, les Rogare possédaient
une célèbre maison de plaisirs, le Jardin Parfumé. Viserys Targaryen avait
une apparence tellement frappante que, dit-on, Lysandro Rogare songea à le
mettre à l’ouvrage comme giton… jusqu’à ce que le garçonnet se fasse
connaître. Une fois qu’il sut qu’il avait un prince entre les mains, le
magistrat révisa promptement ses plans. Plutôt que de vendre les faveurs du
prince, il le maria à sa plus jeune fille, lady Larra Rogare, qui deviendrait
célèbre dans les chroniques historiques de Westeros sous le nom de Larra de
Lys.
La rencontre fortuite entre Alyn Velaryon et Drazenko Rogare à
Lancehélion avait fourni l’occasion idéale de procéder à la restitution du
prince Viserys à son frère… mais il n’est pas dans la nature des Lysiens
d’offrir en cadeau ce que l’on pourrait vendre, aussi fut-il d’abord
nécessaire que Poingdechêne vienne à Lys et s’entende sur les termes avec
Lysandro Rogare. « Le royaume aurait pu être mieux servi si la mère de
lord Alyn avait pris place à cette table, plutôt que lord Alyn », commente, à
juste titre, Champignon. Poingdechêne n’était pas homme à marchander.
Pour obtenir le prince, sa seigneurie accepta que le Trône de Fer verse une
rançon de cent mille dragons d’or, promette de ne pas prendre les armes
contre la maison Rogare ou ses intérêts durant cent ans, confie à la banque
Rogare de Lys les fonds qui étaient à cette heure en dépôt à la Banque de
Fer de Braavos, accorde le titre de seigneur à trois des plus jeunes fils de
Lysandro, et… par-dessus tout… jure sur son honneur que le mariage entre
Viserys Targaryen et Larra Rogare ne serait pas dissous, pour quelque
raison que ce soit. À tout ceci, lord Alyn Velaryon avait donné son accord et
apposé son seing et son sceau.
Le prince Viserys avait sept ans quand il avait été enlevé sur le Jôl
Abandon. Il en avait douze à son retour en 134. Son épouse, la belle jeune
femme qui était descendue bras dessus, bras dessous avec lui du Lady
Baela, en avait dix-neuf, sept ans de plus que lui. Bien que plus jeune de
deux ans que le roi, Viserys était par certains côtés plus mûr que son frère
aîné. Aegon III n’avait jamais manifesté aucun intérêt charnel pour l’une ou
l’autre de ses deux reines (ce qui se comprenait dans le cas de la reine
Daenaera, qui était encore une enfant), mais Viserys avait déjà consommé
son propre mariage, comme il le confia avec fierté au Grand Mestre
Munkun durant le banquet qui fut donné pour l’accueillir de nouveau chez
lui.
Le retour de son frère d’entre les morts opéra en Aegon III un admirable
changement, nous dit Munkun. Sa Grâce ne s’était jamais réellement
pardonnée d’avoir laissé Viserys à son triste sort quand il avait fui le Jôl
Abandon sur le dos de son dragon, avant la bataille du Gosier. Bien qu’il
n’ait que neuf ans à l’époque, Aegon venait d’une longue lignée de
guerriers et de héros et avait été élevé sur les récits de leurs grandes
prouesses et de leurs vaillants exploits, et aucun d’eux ne comprenait
déserter un combat en livrant son petit frère à la mort. Tout au fond de lui,
le Roi Brisé se jugeait indigne de siéger sur le trône de fer. Il avait été
incapable de sauver son frère, sa mère ou sa petite reine de morts atroces.
Comment aurait-il eu l’ambition de sauver un royaume ?
Le retour de Viserys contribua beaucoup à atténuer la solitude du roi,
également. Enfant, Aegon avait idolâtré ses trois demi-frères plus âgés,
mais c’était Viserys qui partageait sa chambre, ses leçons et ses jeux. « Une
partie du roi avait péri au Gosier avec son frère, écrit Munkun. Très
clairement, on voit que l’affection d’Aegon pour Gaemon Cheveux-Pâles
était née de ce désir de remplacer le petit frère qu’il avait perdu, mais ce ne
fut que lorsque Viserys lui fut rendu qu’Aegon parut de nouveau vivant et
entier. » Le prince Viserys redevint le constant compagnon du roi Aegon,
comme il l’avait été enfant sur Peyredragon, tandis que Gaemon Cheveux-
Pâles était mis de côté et oublié et que même la reine Daenaera était
négligée.
Le retour du prince perdu résolut de même la question de la succession.
En tant que frère du roi, Viserys était l’héritier présomptif indiscuté, avant
tout enfant né de Baela Velaryon ou de Rhaena Corbray, ou des jumelles
elles-mêmes. Le choix d’une enfant de six ans pour seconde épouse par le
roi Aegon ne semblait plus un tel problème. Le prince Viserys était un jeune
homme plein d’enthousiasme et de promesses, doté d’un grand charme et
d’une vitalité sans bornes. Bien qu’il ne soit pas aussi grand, aussi fort ou
aussi séduisant que son frère, il donnait à tous ceux qui le rencontraient
l’impression d’être plus intelligent, et plus curieux que le roi… et son
épouse n’était pas une enfant, mais une belle jeune femme largement entrée
dans ses années de fertilité. Qu’Aegon ait son épouse enfant ; Larra de Lys
donnerait vraisemblablement à Viserys une progéniture, tôt plutôt que tard,
assurant par là même la dynastie.
Pour toutes ces raisons, le roi et la cour se réjouirent de l’arrivée du
prince, et lord Alyn Velaryon devint plus aimé que jamais pour avoir libéré
Viserys de sa captivité à Lys. En revanche, la Main du Roi ne partageait pas
cette joie. Si lord Unwin se disait enchanté du retour du frère du roi, il était
furieux de la somme que Poingdechêne avait accepté de payer pour lui. Le
jeune amiral n’avait aucune autorité pour consentir à « des termes aussi
ruineux », insistait Peake ; seuls les régents et la Main avaient tout pouvoir
de parler pour le Trône de Fer, et non n’importe quel « imbécile avec une
flotte ».
La loi et la tradition étaient de son côté, reconnut le Grand Mestre
Munkun quand la Main présenta ses griefs devant le conseil… mais le roi et
le peuple avaient un autre sentiment, et il aurait été le sommet de la folie de
rejeter le pacte de lord Alyn. Les autres régents agréèrent. Ils votèrent de
nouveaux honneurs à Poingdechêne, confirmèrent la légitimité du mariage
du prince Viserys à lady Larra, acceptèrent de payer à son père la rançon en
dix versements annuels et transférèrent une somme d’or considérablement
plus importante de Braavos à Lys.
Pour lord Unwin Peake, cela sembla une nouvelle rebuffade humiliante.
Survenant si vite après la foire au bétail du Jour de la Jouvencelle et le rejet
de sa fille Myrielle par le roi en faveur de la petite Daenaera, c’était plus
que son orgueil n’en pouvait souffrir. Peut-être sa seigneurie crut-elle
pouvoir ployer ses collègues régents à sa volonté en menaçant de
démissionner comme Main du Roi ? En fait, le conseil accepta sa démission
avec empressement et nomma à sa place lord Thaddeus Rowan, solide,
honnête et bien considéré.
Unwin Peake se retira en son siège de Stellepique pour remâcher les torts
qu’il pensait avoir subis. Toutefois, sa tante, lady Clarice, son oncle
Gedmund Peake Grande-Hache, Gareth Long, Victor Risley, Lucas Bonleu,
George Graceford, septon Bernard et ses nombreuses autres nominations ne
le suivirent pas et continuèrent à servir dans leurs charges respectives,
comme firent son frère bâtard ser Mervyn Flowers et son neveu ser Amaury
Peake, car les frères jurés de la Garde Royale servent à vie. Lord Unwin
légua même Tessario et ses Doigts à son successeur ; le roi avait ses gardes,
déclara-t-il, et la Main devait en avoir aussi.
Le Printemps lysien
et la fin de la Régence

La paix régna sur Port-Réal durant le reste de l’année, uniquement


endeuillée par le décès de Manfryd Mouton, sire de Viergétang et dernier
des régents d’origine du roi Aegon. Sa seigneurie déclinait depuis quelque
temps, n’ayant jamais pleinement recouvré ses forces après la fièvre
d’Hiver, aussi sa disparition souleva-t-elle peu de commentaires. Pour
prendre sa place au conseil, lord Rowan se tourna vers ser Corwyn Corbray,
l’époux de lady Rhaena. Sa sœur, lady Baela, retourna à cette époque à
Lamarck avec lord Alyn et leur fille. Peu de temps après, le prince Viserys
fit sensation à la cour en annonçant que lady Larra attendait un enfant. Tout
Port-Réal se réjouit.
En dehors de la ville, cependant, 134 ne serait pas une année dont on
garderait un plaisant souvenir. Au nord du Neck, l’hiver serrait toujours le
pays dans son poing glacé. À Tertre-bourg, lord Dustin barra ses portes
lorsque des centaines de villageois affamés s’amassèrent sous ses murs. La
situation était meilleure à Blancport, car son activité maritime permettait de
faire venir des vivres du sud, mais les prix montèrent tant que de braves
hommes commencèrent à se vendre à des esclavagistes venus de l’autre
côté de la mer pour que leurs épouses et enfants puissent manger, tandis que
des hommes moins braves vendaient leurs épouses et leurs enfants. Même
dans la ville d’hiver, jusque sous les remparts de Winterfell, les Nordiens se
mirent à manger des chiens et des chevaux. Le froid et la famine
emportèrent un tiers de la Garde de Nuit et quand des milliers de
sauvageons traversèrent à pied la mer prise par les glaces, à l’est du Mur,
des centaines de frères noirs de plus périrent au combat.
Sur les îles de Fer, la mort du Kraken Rouge fut suivie d’une lutte féroce
pour le pouvoir. Ses trois sœurs et les hommes qu’elles avaient épousés
s’emparèrent de Toron Greyjoy, le garçonnet sur le trône de grès, et mirent
à mort sa mère, tandis que ses cousins rejoignaient les sires de Harloi et de
Noirmarées pour promouvoir le demi-frère de Toron, Rodrik, et que les
hommes de Grand Wyk se ralliaient à un prétendant du nom de Sam Sel,
qui prétendait descendre de la lignée noire.
Leur sanglante lutte tripartite faisait rage depuis la moitié d’un an quand
ser Leo Costayne s’abattit sur eux avec sa flotte, débarquant des milliers
d’épées et de piques Lannister sur Pyk, Grand Wyk et Harloi. Lord
Poingdechêne avait refusé de s’associer à la vengeance de la maison
Lannister contre les Fer-nés, mais le vieux Lion de Mer se montra plus
compréhensif face aux instances de lady Johanna… convaincu, peut-être,
par la promesse qu’elle lui fit de l’épouser s’il livrait les îles de Fer au
pouvoir de son fils. Toutefois, cela se révéla dépasser les capacités de ser
Leo. Costayne périt dans les collines rocheuses de Grand Wyk, occis de la
main d’Arthur Bonfrère, et les trois quarts de ses vaisseaux furent capturés
ou coulés dans ces mers froides et grises.
Si le souhait de lady Johanna de passer tous les Fer-nés au fil de l’épée ne
se concrétisa pas, aucun homme ne put douter que les Lannister avaient
remboursé leurs dettes quand les combats s’achevèrent. Des centaines de
snekkars et de bateaux de pêche furent incendiés, ainsi que nombre de
maisons et de villages. Les femmes et les enfants des Fer-nés qui avaient
répandu un tel chaos dans les terres de l’Ouest furent pourfendus partout où
on en trouva. Parmi les morts figuraient neuf des cousins du Kraken Rouge,
deux de ses trois sœurs et leurs époux, lord Timbal de Vieux Wyk et lord
Bonfrère de Grand Wyk, ainsi que les lords Volmark et Harloi de Harloi,
Botley de Lordsport et Maisonpierre de Vieux Wyk. Des milliers d’autres
mourraient de faim avant la fin de l’année, car les Lannister emportèrent en
plus bien des quintaux de réserves de grain et de poisson salé, et gâtèrent ce
qu’ils ne pouvaient emporter. Si Toron Greyjoy demeura sur le trône de grès
quand ses défenseurs repoussèrent l’assaut des Lannister contre les murs de
Pyk, son demi-frère Rodryk fut capturé et ramené à Castral Roc, où lady
Johanna le fit castrer et le donna comme fou à son fils.
De l’autre côté de Westeros, éclata vers la fin de l’année 134 une autre
querelle de succession, quand lady Jeyne Arryn, la Jouvencelle du Val,
mourut à Goëville d’un refroidissement qui s’était fixé sur sa poitrine. Âgée
de quarante ans, elle expira dans le matristère de Maris, sur son île
rocailleuse dans le port de Goëville, serrée dans les bras de Jessamyn
Rougefort, sa « chère compagne ». Sur son lit de mort, sa seigneurie dicta
un dernier testament, désignant son cousin ser Joffrey Arryn comme son
héritier. Ser Joffrey l’avait servie avec loyauté au cours des dix dernières
années en tant que Chevalier de la Porte Sanglante, défendant le Val contre
les féroces sauvageons des collines.
Toutefois, ser Joffrey n’était qu’un cousin par alliance au quatrième
degré. Le cousin direct de lady Jeyne, ser Arnold Arryn, qui avait deux fois
tenté de la déposer, était bien plus proche par le sang. Emprisonné après
l’échec de sa seconde rébellion, ser Arnold avait désormais complètement
perdu la raison, au terme de longues années passées dans les cellules
célestes des Eyrié et les cachots sous les Portes de la Lune… mais son fils,
ser Eldric Arryn, était sain d’esprit, rusé et ambitieux, et il se présenta alors
pour faire valoir les revendications de son père. Maints seigneurs du Val se
rallièrent à ses bannières, estimant qu’on ne pouvait écarter les lois de
l’héritage établies depuis longtemps sur « le caprice d’une femme à
l’agonie ».
Un troisième prétendant émergea en la personne d’un certain Isembard
Arryn, patriarche des Arryn de Goëville, branche encore plus éloignée de
cette grande maison. Ayant fait sécession de leurs nobles parents sous le
règne du roi Jaehaerys, les Arryn de Goëville s’étaient lancés dans le
commerce et avaient fait fortune. On disait de plaisante façon que le faucon
des armes d’Isembard était en or, et on le connut bientôt sous le nom du
Faucon Doré. Il employait maintenant cette fortune pour acheter des
nobliaux afin de soutenir sa revendication et pour faire venir des épées-
louées de l’autre bord du détroit.
Lord Rowan s’évertua pour atténuer ces malheurs, ordonnant aux
Lannister de se retirer des îles de Fer, expédiant des vivres dans le Nord et
convoquant les prétendants Arryn à Port-Réal afin de présenter leur affaire
devant les régents, mais ses efforts ne furent dans l’ensemble pas suivis
d’effet. Les Lannister comme les Arryn ignorèrent ses décrets et bien trop
peu de nourriture parvint à Blancport pour soulager la famine. Bien qu’ils
soient appréciés, ni Thaddeus Rowan ni l’enfant qu’il servait n’étaient
craints. À la fin de l’année, beaucoup à la cour commencèrent à chuchoter
que ce n’étaient pas les régents qui gouvernaient le royaume, mais plutôt les
usuriers de Lys.
Si la cour et la ville demeuraient sous le charme de Viserys, frère du roi,
cet habile et vaillant jeune homme, on ne pouvait en dire autant de son
épouse lysienne. Larra Rogare avait établi résidence dans le Donjon Rouge
avec son époux. Pourtant, elle demeurait en son cœur une dame de Lys.
Bien qu’elle parle couramment le haut valyrien et les dialectes de Myr,
Tyrosh et l’Antique Volantis en plus de sa propre langue, le lysien, lady
Larra ne fit aucun effort pour apprendre la langue commune, préférant s’en
remettre à des interprètes pour faire connaître ses désirs. Ses dames étaient
toutes lysiennes, de même que ses domestiques. Les toilettes qu’elle portait
venaient toutes de Lys, même ses vêtements de dessous ; trois fois par an,
les navires de son père lui livraient les dernières modes lysiennes. Elle avait
même ses propres protecteurs. Des épées de Lys la gardaient nuit et jour,
sous le commandement de son frère Moredo et d’un muet colossal venu des
arènes de combat de Meereen, appelé Sandoq l’Ombre.
Tout ceci, la cour et le royaume auraient pu l’accepter avec le temps, si
lady Larra n’avait pas également insisté pour révérer ses propres dieux. Elle
ne voulait rien avoir à faire avec le culte des Sept, ni les anciens dieux des
Nordiens. Elle réservait sa vénération à certains des dieux multiples de Lys,
Pantera la déesse-chat aux six seins, Yndros du Crépuscule, qui était
homme le jour et femme la nuit, l’enfant blême Bakkalon de l’Épée,
Saagaël le sans-visage, dispensateur de douleur.
Ses dames, ses serviteurs et ses gardes se joignaient à certaines heures à
lady Larra pour exprimer leur révérence envers ces bizarres divinités
anciennes. On vit si souvent des chats entrer et sortir de ses appartements
que les hommes commencèrent à raconter qu’ils étaient ses espions, lui
ronronnant à voix douce tous les faits et gestes du Donjon Rouge. On alla
jusqu’à prétendre que Larra avait elle-même le pouvoir de se changer en
chatte afin de hanter les caniveaux et les toits de la ville. De plus sombres
rumeurs ne tardèrent pas à surgir. Les disciples d’Yndros, par l’acte
d’amour, étaient capables, racontait-on, de se muer d’homme en femme et
de femme en homme et on murmura que sa seigneurie usait de ce don
durant des orgies crépusculaires, de façon à aller fréquenter les bordels de la
rue de la Soie sous la forme d’un homme. Et chaque fois qu’un enfant
disparaissait, les ignorants échangeaient des regards et évoquaient
l’insatiable soif de sang de Saagaël.
Encore moins aimés que Larra de Lys étaient les trois frères qui l’avaient
accompagnée à Port-Réal. Moredo commandait les gardes de sa sœur,
tandis que Lotho s’appliquait à implanter une filiale de la banque de Rogare
au sommet de la colline de Visenya. Roggerio, le plus jeune, ouvrit près de
la porte de la Rivière une opulente maison de plaisirs lysienne appelée la
Sirène et l’emplit de perroquets des îles d’Été, de singes de Sothoryos et
d’une centaine de jeunes filles (et de jeunes garçons) exotiques venus de
tous les coins de la terre. Bien que leurs faveurs coûtent dix fois le prix que
tout autre bordel demandait, Roggerio ne manqua jamais de clientèle.
Grands seigneurs et simples négociants vantaient tous les beautés et les
merveilles qu’on trouvait derrière les portes sculptées et gravées de la
Sirène… y compris, affirmaient certains, une sirène authentique. (Presque
tout ce que nous savons des myriades de prodiges de la Sirène nous vient de
Champignon, qui, seul de nos chroniqueurs, admet volontiers qu’il a visité
le bordel en de nombreuses occasions et qu’il a savouré ses multiples
plaisirs dans des chambres à la décoration somptueuse.)
De l’autre côté de la mer, la guerre des Filles parvint enfin à son terme.
Racallio Ryndoon avait fui au sud vers les îles du Basilic avec ses derniers
partisans ; Lys, Tyrosh et Myr se divisèrent les Terres Disputées ; et les
Dorniens étendirent leur domination sur la plus grande partie des Degrés de
Pierre. Ce furent les Myriens qui perdirent le plus dans ces nouveaux
arrangements, tandis que l’archonte de Tyrosh et la princesse de Dorne y
gagnaient le plus. À Lys, d’anciennes maisons s’effondrèrent et plus d’un
magistrat de haute naissance fut jeté à bas et ruiné, tandis que d’autres
surgissaient pour s’emparer des rênes du pouvoir. Premiers d’entre eux,
Lysandro Rogare et son frère Drazenko, architecte de l’alliance avec Dorne.
Les liens de Drazenko avec Lancehélion et ceux de Lysandro avec le Trône
de Fer firent des Rogare les princes de Lys à tous égards, sinon en titre.
Au terme de 134, certains craignirent qu’ils ne règnent également bientôt
sur Westeros. On ne parlait à Port-Réal que de leur orgueil, leur pompe et
leur puissance. On commença à dénoncer à voix basse leurs ruses. Lotho
achetait les hommes avec de l’or, Roggerio les séduisait avec des chairs
parfumées, Moredo les soumettait en les intimidant par son acier. Pourtant,
les frères n’étaient que des pantins entre les mains de lady Larra ; c’était
elle et ses étranges dieux lysiens qui tiraient les ficelles. Le roi, la petite
reine, le jeune prince… ils n’étaient que des enfants, aveugles à ce qui se
passait autour d’eux, tandis que la Garde Royale, les manteaux d’or et
même la Main du Roi étaient achetés et vendus.
C’était du moins ce qu’on racontait. Comme toutes les histoires de ce
genre, elles contenaient une part de vérité, bien mêlée à la peur et aux
mensonges. Que les Lysiens aient été orgueilleux, cupides et ambitieux, on
ne peut en douter. Que Lotho ait mis à profit sa banque et Roggerio son
bordel pour gagner des amis à sa cause va sans dire. Cependant, au bout du
compte, ils ne différaient guère de nombre d’autres seigneurs et dames à la
cour d’Aegon III, tous poursuivant à leur manière la puissance et la fortune.
Bien que plus heureux que leurs rivaux (pour un temps, du moins), les
Lysiens n’étaient qu’une faction parmi tant d’autres qui luttaient pour
acquérir de l’influence. Si lady Larra et ses frères avaient été ouestriens, on
aurait fort bien pu les admirer et les fêter, mais leur naissance étrangère,
leurs façons étrangères et leurs dieux étrangers faisaient d’eux des sujets de
suspicion et de défiance.
Munkun désigne cette période sous le terme de l’Ascension Rogare, mais
on n’a jamais employé l’expression qu’à Villevieille, entre mestres et
archimestres de la Citadelle. Le peuple qui la vécut la nomma le Printemps
lysien… car le printemps en constitua en effet une partie. Au début de 135,
le Conclave expédia de Villevieille ses corbeaux blancs pour annoncer la fin
d’un des hivers les plus longs et les plus cruels que les Sept Couronnes
aient jamais connus.
Le printemps est toujours une saison d’espoir, de renaissance et de
renouvellement, et le printemps de 135 ne fit pas exception. La guerre dans
les îles de Fer parvint à son terme, et lord Cregan Stark de Winterfell
emprunta une énorme somme d’argent à la Banque de Fer de Braavos afin
d’acheter de la nourriture et des semences pour son peuple affamé. Il n’y
eut que dans le Val que les combats continuèrent. Furieux que les
prétendants Arryn aient refusé de se présenter à Port-Réal pour soumettre
leur dispute au jugement des régents, lord Thaddeus Rowan envoya un
millier d’hommes à Goëville sous le commandement de son collègue
régent, ser Corwyn Corbray, afin de rétablir la paix du roi et de régler la
question de succession.
Pendant ce temps, Port-Réal connaissait une période de prospérité
comme elle n’en avait pas vu depuis bien des années, et en grande part
grâce à la maison Rogare de Lys. La banque Rogare payait de riches
intérêts sur toutes les sommes déposées chez eux, conduisant de plus en
plus de seigneurs à confier leur or aux Lysiens. Le commerce était florissant
lui aussi ; des navires de Tyrosh, Myr, Pentos, Braavos, et surtout de Lys,
encombraient les quais au long de la Néra, débarquant soieries et épices, de
la dentelle de Myr, du jade de Qarth, de l’ivoire de Sothoryos et bien
d’autres produits étranges et merveilleux venus des fins fonds de la terre, y
compris des objets de luxe rarement vus dans les Sept Couronnes
auparavant.
D’autres ports prenaient leur part de cette abondance : Sombreval,
Viergétang, Goëville et Blancport virent aussi leur commerce se développer,
comme Villevieille au sud et même Port-Lannis sur les mers du Crépuscule.
À Lamarck, la ville de Carène connut une renaissance. On construisit et on
lança des dizaines de nouveaux navires, et la mère de lord Poingdechêne
accrut de façon considérable ses propres flottes de commerce et entama les
travaux pour une résidence vaste comme un palais, dominant le port, que
Champignon surnomma la Maison de la Souris.
Sur l’autre bord du détroit, Lys elle-même prospérait, sous la « tyrannie
de velours » de Lysandro Rogare, qui s’était attribué le titre de Premier
Magistrat à vie. Et quand son frère Drazenko épousa la princesse Aliandra
Martell de Dorne et fut nommé par elle prince consort et sire des Degrés de
Pierre, l’ascension de la maison Rogare atteignit son zénith. Les hommes
commencèrent à parler de Lysandro le Magnifique.
Dans le premier quart de 135, deux événements importants furent
l’occasion d’une grande liesse à travers les Sept Couronnes de Westeros. Au
troisième jour de la troisième lune, le peuple de Port-Réal s’éveilla devant
un spectacle qu’on n’avait plus vu depuis la sombre époque de la Danse :
un dragon dans les cieux de la ville. Lady Rhaena, à l’âge de dix-neuf ans,
volait pour la première fois sur Point du Jour, son dragon. En ce premier
jour, elle décrivit un cercle au-dessus de la ville avant de regagner
Fossedragon, mais chaque jour par la suite, elle s’enhardit et vola plus loin.
Rhaena ne posa Point du Jour qu’une fois à l’intérieur du Donjon Rouge,
cependant, car même les plus grands efforts du prince Viserys ne purent
convaincre son frère le roi de venir voir sa sœur voler (la reine Daenaera, de
son côté, fut tellement charmée par Point du Jour qu’on l’entendit dire
qu’elle voulait avoir un dragon pour elle). Peu après, Point du Jour emporta
lady Rhaena pour une traversée de la baie de la Néra jusqu’à Peyredragon,
où, comme elle le dit : « Les dragons et ceux qui les montent sont mieux
accueillis. »
Moins d’une demi-lune plus tard, Larra de Lys donna naissance à un fils,
le premier-né du prince Viserys. La mère avait vingt ans, le père seulement
treize. Viserys nomma l’enfant Aegon, comme son frère le roi, et il plaça un
œuf de dragon dans son berceau, comme c’était devenu la coutume pour
tous les enfants légitimes de la maison Targaryen. Aegon fut oint avec les
sept chrêmes par septon Bernard dans le septuaire royal, et les cloches de la
ville sonnèrent pour célébrer sa naissance. Des présents furent envoyés de
tous les coins du royaume, bien qu’aucun ne soit aussi somptueux que ceux
qu’offrirent au nourrisson ses oncles lysiens. À Lys, Lysandro le
Magnifique déclara une journée de fête en l’honneur de son petit-fils.
Toutefois, au sein de la joie, des murmures mécontents commençaient à
se faire entendre. Ce nouveau fils de la maison Targaryen avait été oint dans
la Foi, mais sous peu la ville entendit rapporter que sa mère avait l’intention
de le faire bénir également par ses propres dieux, et des rumeurs de
cérémonies obscènes à la Sirène et de sacrifices sanglants dans la Citadelle
de Maegor commencèrent à circuler dans les rues de Port-Réal. Les soucis
auraient pu en rester là, sur des ragots, mais peu après une série de désastres
frappa le royaume et la famille royale, se succédant sans répit, jusqu’à ce
que même des hommes qui se moquaient des dieux, comme Champignon,
commencent à se demander si les Sept dans leur courroux ne s’étaient pas
réellement détournés de la maison Targaryen et des Sept Couronnes.
On vit le premier présage des temps sombres à venir à Lamarck, quand
l’œuf de dragon offert à Laena Velaryon à sa naissance s’éveilla pour
éclore. La fierté et le plaisir de ses parents se changèrent vite en cendres,
toutefois ; le dragon qui s’était extrait de l’œuf était une monstruosité, un
serpent sans ailes, blanc comme une larve, aveugle. Quelques instants après
avoir éclos, la créature se retourna contre le bébé dans son berceau et
déchira un lambeau sanglant à son bras. Tandis que Laena hurlait, lord
Poingdechêne arracha d’elle le « dragon », le jeta au sol et le tailla en
pièces.
La nouvelle de cette monstrueuse naissance de dragon et de ses suites
sanglantes troubla considérablement le roi Aegon et conduisit bientôt à des
paroles de colère entre Sa Grâce et son frère. Le prince Viserys avait
toujours son propre œuf de dragon. Bien qu’il ne se soit jamais éveillé, le
prince l’avait conservé avec lui tout au long de ses années d’exil et de
captivité, car il avait pour lui une grande signification. Quand Aegon
ordonna qu’aucun œuf de dragon ne soit permis dans son château, Viserys
conçut un grand courroux. Toutefois, la volonté du roi l’emporta, comme il
se doit ; on transféra l’œuf à Peyredragon, et le prince Viserys refusa
d’adresser la parole au roi pendant un cycle de lune.
Sa Grâce fut considérablement déconcertée par sa querelle avec son frère,
nous dit Champignon, mais ce qui se passa ensuite le laissa atterré et
dévasté. Le roi Aegon prenait tranquillement son repas dans ses
appartements privés avec sa petite reine, Daenaera, et son ami Gaemon
Cheveux-Pâles, et le nain les amusait par une chanson absurde sur un ours
qui avait trop bu, quand le jeune bâtard commença à se plaindre de crampes
d’estomac. « Cours chercher le Grand Mestre Munkun », ordonna le roi à
Champignon. Le temps que le fou revienne avec le Grand Mestre, Gaemon
s’était écroulé et la reine Daenaera gémissait : « J’ai mal au ventre, moi
aussi. »
Gaemon avait longtemps exercé pour le roi Aegon la fonction de goûteur
de nourriture, ainsi que d’échanson, et Munkun déclara rapidement que lui
et la petite reine étaient tous les deux victimes d’un empoisonnement. Le
Grand Mestre donna à Daenaera un puissant purgatif qui lui sauva très
probablement la vie. Elle fut prise de vomissements incontrôlables toute la
nuit, pleurant et se tordant de douleur, et fut trop épuisée et trop faible pour
se lever du lit le lendemain, mais elle était guérie. Munkun était arrivé trop
tard pour Gaemon Cheveux-Pâles, toutefois. L’enfant périt dans l’heure. Né
bâtard dans un bordel, le « roi Connin » avait régné brièvement sur son
royaume d’une colline durant la Lune de Folie, vu sa mère mise à mort et
servi Aegon III comme échanson, garçon de fouet et ami. On estimait qu’il
n’avait que neuf ans, à sa mort.
Par la suite, le Grand Mestre donna les restes du dîner à une cage de rats
et établit que le poison avait été intégré à la croûte des tourtes aux pommes.
Par bonheur, le roi n’avait jamais été particulièrement friand de sucreries (ni
d’aucun autre plat, à vrai dire). Les chevaliers de la Garde Royale
descendirent sur-le-champ dans les cuisines du Donjon Rouge et placèrent
sous bonne garde une douzaine de cuisiniers, de pâtissiers, de marmitons et
de servantes, pour les livrer à George Graceford, le lord Confesseur. Sous la
torture, sept avouèrent avoir tenté d’empoisonner le roi… mais chaque récit
différait du suivant, ils ne s’accordaient pas sur l’origine du poison et aucun
des captifs ne cita correctement le plat qui avait été empoisonné, si bien que
lord Rowan rejeta leurs aveux, clamant qu’ils n’étaient pas « dignes que je
me torche le cul avec ». (La Main était déjà d’humeur noire avant
l’empoisonnement, car elle avait récemment connu une tragédie personnelle
quand sa jeune épouse, lady Floris, était morte en couches.)
Bien qu’après le retour de son frère à Westeros, le roi ait passé moins de
temps avec son échanson, la mort de Gaemon Cheveux-Pâles ne l’en laissa
pas moins inconsolable. Un peu de bien en sortit, car cela aida à réparer la
fracture entre le roi et son frère Viserys, qui rompit son silence buté pour
réconforter Sa Grâce dans son chagrin, et s’assit auprès de lui au chevet de
la reine. Cela se révéla peu de chose, néanmoins. Par la suite, ce fut Aegon
qui se tut, car sa vieille morosité l’avait repris et il sembla perdre tout
intérêt pour sa cour et son royaume.
Le coup suivant frappa loin de Port-Réal, dans le Val d’Arryn, quand ser
Corwyn Corbray décida que le testament de lady Jeyne devait prévaloir et
déclara ser Joffrey sire légitime des Eyrié. Lorsque les autres prétendants se
montrèrent intransigeants et refusèrent sa décision, ser Corwyn fit
emprisonner le Faucon Doré et ses fils et exécuter Eldric Arryn. Pourtant,
on ne sait comment, le père dément de ser Eldric, ser Arnold, lui glissa
entre les doigts et s’enfuit à Roches-aux-runes, où il avait servi comme
écuyer dans son enfance. Gunthor Royce, qu’on appelait dans le Val le
Géant de Bronze, était un vieil homme, aussi entêté qu’intrépide ; quand ser
Corwyn arriva pour extirper ser Arnold de son sanctuaire, lord Gunthor
revêtit son antique armure de bronze et sortit à cheval l’affronter. Le ton
s’échauffa, on passa aux imprécations, puis aux menaces. Lorsque Corbray
tira Dame Affliction – soit pour en frapper Royce, soit simplement pour le
menacer, nul ne saura jamais – un arbalétrier sur les remparts de Roches-
aux-runes décocha un carreau qui lui traversa la poitrine.
Abattre un des régents du roi était un acte de trahison, comparable à une
attaque contre le roi lui-même. De plus, ser Corwyn était l’oncle de
Quenton Corbray, le puissant et martial sire de Cordial, ainsi que l’époux
bien-aimé de lady Rhaena la dragonnière, beau-frère de sa jumelle, lady
Baela, et de la sorte, parent par le mariage d’Alyn Poingdechêne. Avec sa
mort, les flammes de la guerre jaillirent de nouveau à travers le Val
d’Arryn. Les Corbray, Veneur, Crayne et Rougefort se rallièrent pour
soutenir l’héritier désigné par lady Jeyne, ser Joffrey Arryn, tandis que les
Royce de Roches-aux-runes et ser Arnold, l’Héritier fou, étaient rejoints par
les Templeton, les Tallett, les Froideseaux et les Dutton, ainsi que par les
seigneurs des Doigts et des Trois Sœurs. Goëville et la maison Grafton ne
faiblirent pas dans leur soutien au Faucon Doré, en dépit de sa captivité.
La réponse de Port-Réal ne tarda guère. Lord Rowan envoya au Val une
dernière volée de corbeaux, ordonnant aux seigneurs qui soutenaient
l’Héritier fou et le Faucon Doré de déposer immédiatement les armes, pour
ne point provoquer « le déplaisir du Trône de Fer ». Lorsque aucune
réponse ne vint, la Main prit conseil auprès de Poingdechêne et dressa des
plans pour mettre fin par la force à la rébellion.
Avec l’arrivée du printemps, on estima que la grand-route à travers les
montagnes de la Lune serait à nouveau praticable. Cinq mille hommes
s’engagèrent sur la route Royale, sous le commandement de ser Robert
Rowan, fils aîné de lord Thaddeus. Des levées de Viergétang, de Darry et de
Fengué vinrent grossir leurs effectifs en chemin et, une fois le Trident
franchi, ils furent rejoints par six cents Frey et mille Nerbosc sous les ordres
de lord Benjicot en personne, les rendant forts de neuf mille hommes en
entrant dans les montagnes.
Une seconde attaque fut lancée par voie de mer. Plutôt que de recourir à
la flotte royale commandée par ser Gedmund Peake Grande-Hache, l’oncle
de son prédécesseur, la Main se tourna vers la maison Velaryon pour les
navires nécessaires. Poingdechêne commanderait lui-même la flotte, tandis
que son épouse, lady Baela, irait à Peyredragon réconforter sa jumelle
devenue veuve (et accessoirement s’assurer que lady Rhaena ne tentait pas
de venger elle-même avec Point du Jour la mort de son époux).
L’armée que lord Alyn devait transporter jusqu’au Val serait commandée
par le frère de lady Larra, Moredo Rogare, annonça lord Rowan. Que lord
Moredo soit un combattant farouche, nul n’en pouvait douter ; grand et
grave, avec des cheveux blanc-blond et des yeux bleus étincelants, il était
l’image même d’un guerrier de l’ancienne Valyria, disait-on, et il portait
une longue épée d’acier valyrien qu’il appelait Vérité.
En dépit de toutes ses prouesses, cependant, la nomination du Lysien fut
extrêmement impopulaire. Si ses frères Roggerio et Lotho parlaient tous
deux couramment la langue commune, la maîtrise qu’en avait Moredo était
pour le moins limitée et la pertinence de confier à un Lysien le
commandement d’une armée de chevaliers ouestriens fut largement
disputée. Les ennemis de lord Rowan à la cour – parmi lesquels nombre
d’hommes qui devaient leur charge à Unwin Peake – s’empressèrent de
clamer que c’était la preuve de ce qu’ils chuchotaient depuis la moitié d’un
an, que Thaddeus Rowan s’était vendu à Poingdechêne et aux Rogare.
De tels murmures auraient pu ne pas importer si les attaques contre le Val
avaient été couronnées de succès. Ce ne fut pas le cas. Certes,
Poingdechêne balaya aisément les voiles-louées du Faucon Doré pour
prendre le port de Goëville, mais les attaquants perdirent des centaines
d’hommes dans l’assaut des remparts du port, et trois fois autant durant les
combats de porte en porte qui s’ensuivirent. Quand son interprète fut tué au
cours de la bataille dans les rues, Moredo Rogare eut les plus grandes
difficultés à communiquer avec ses troupes ; les hommes ne comprenaient
pas ses ordres et il ne comprenait pas leurs rapports. Ce fut le chaos.
À l’autre extrémité du Val, pendant ce temps, la grand-route à travers les
montagnes se révéla beaucoup moins praticable qu’on ne l’avait supposé.
L’ost de ser Robert Rowan se vit contraint de se frayer un passage à travers
des neiges épaisses dans les cols les plus hauts, ralentissant terriblement
leur progression, et à de multiples reprises leur train de bagages se vit
attaqué par les sauvages natifs de ces montagnes (des descendants des
Premiers Hommes, chassés du Val des milliers d’années plus tôt par les
Andals). « C’étaient des squelettes vêtus de peaux de bête, armés de haches
de pierre et de gourdins de bois, raconta plus tard Ben Nerbosc, mais si
affamés et prêts à tout qu’on ne pouvait les décourager, malgré toutes les
quantités que nous en tuions. » Bientôt, le froid, la neige et les attaques
nocturnes commencèrent à prélever leur tribut.
Haut dans les montagnes, une nuit, l’impensable se produisit, alors que
ser Robert et ses hommes étaient blottis autour de leurs feux de camp. Sur
la pente au-dessus d’eux, on discernait de la route l’embouchure d’une
caverne, et une dizaine d’hommes firent l’ascension pour voir si elle
pouvait leur offrir une protection contre le vent. Les ossements semés
autour de l’embouchure de la grotte auraient pu les arrêter, mais ils
continuèrent… et réveillèrent un dragon.
Seize hommes périrent dans le combat qui suivit, et soixante autres
subirent des brûlures avant que la furieuse bête brune prenne son essor et
s’enfuie plus profondément dans les montagnes avec « une femme en
haillons accrochée à son dos ». Ce fut le dernier aperçu de Voleur-de-
Moutons et d’Orties, sa dragonnière, signalée dans les annales de
Westeros… Bien que les sauvageons des montagnes parlent encore d’une
« sorcière du feu » qui vivait jadis dans une vallée cachée, loin de toute
route et de tout village. Un des plus sauvages clans de la montagne en vint à
l’adorer, selon les conteurs ; les jeunes prouvaient leur courage en lui
apportant des cadeaux, et n’étaient considérés comme des hommes que
lorsqu’ils revenaient avec des brûlures montrant qu’ils avaient affronté la
femme dragon dans sa tanière.
Sa rencontre avec le dragon ne fut pas le dernier péril que rencontra l’ost
de ser Robert. Le temps qu’ils parviennent à la Porte Sanglante, un tiers
d’entre eux avaient péri, dans une attaque de sauvageons, de froid ou de
faim. Parmi les défunts figurait ser Robert Rowan, écrasé par la chute d’un
quartier de roc quand les hommes des clans firent s’effondrer la moitié d’un
flanc de montagne sur la colonne. Ben Nerbosc le Sanglant reprit le
commandement à sa mort. Bien qu’il soit encore à une demi-année de l’âge
adulte, lord Nerbosc avait désormais autant d’expérience de la guerre que
des hommes de quatre fois son âge. À la Porte Sanglante, l’entrée dans le
Val, les survivants trouvèrent des vivres, de la chaleur et un bon accueil…
mais ser Joffrey Arryn, chevalier de la Porte Sanglante et successeur
désigné de lady Jeyne Arryn, vit immédiatement que la traversée avait
laissé les hommes de Nerbosc hors d’état de se battre. Loin de l’assister
dans sa guerre, ils seraient un fardeau.
Tandis que les combats continuaient dans le Val, la promesse du
Printemps lysien subit un nouveau coup dangereux à des centaines de lieues
au sud, avec les trépas quasi simultanés de Lysandro le Magnifique à Lys et
de son frère Drazenko à Lancehélion. Bien que séparés par le détroit, les
deux Rogare périrent à moins d’un jour l’un de l’autre, tous deux dans des
circonstances suspectes. Drazenko mourut le premier, étouffé par un bout
de lard grillé. Lysandro se noya quand son opulente barge coula à pic alors
qu’elle le ramenait du Jardin Parfumé à son palais. Bien que quelques-uns
insistent pour attribuer leurs morts à des accidents malheureux, beaucoup
plus virent dans la façon et le moment de leur disparition la preuve d’un
complot pour abattre la maison Rogare. Les Sans-Visage de Braavos furent
communément cités comme les artisans de ces meurtres ; on ne connaissait
nulle part dans le vaste monde d’assassins plus subtils.
Mais si les Sans-Visage avaient réellement commis ces actes, sur la
demande de qui avaient-ils agi ? On soupçonna la Banque de Fer de
Braavos, de même que l’archonte de Tyrosh, Racallio Ryndoon et divers
princes marchands et magistrats de Lys connus pour mal supporter la
« tyrannie de velours » de Lysandro le Magnifique. Certains allèrent jusqu’à
suggérer que le Premier Magistrat avait été éliminé par ses propres fils (il
avait donné naissance à six fils légitimes, trois filles et seize bâtards). Les
frères avaient été supprimés avec tant d’habileté, toutefois, qu’on ne put
même pas prouver qu’il y avait eu crime.
Aucune des charges par lesquelles Lysandro exerçait sa domination sur
Lys n’était héréditaire. On avait à peine remonté du fond de la mer son
cadavre dévoré par les crabes que ses vieux ennemis, ses faux amis et
d’anciens alliés entamaient la lutte pour sa succession.
On dit à bon droit que, chez les Lysiens, les guerres se livrent par les
complots et le poison, plutôt que par les armées. Durant le reste de cette
année de sang, magistrats et princes marchands de Lys exécutèrent un ballet
mortel, surgissant pour s’effondrer presque toutes les demi-lunes. Le plus
souvent, leur chute était fatale. Torreo Haen fut empoisonné avec son
épouse, sa maîtresse, ses filles (l’une d’elles étant la damoiselle dont la robe
vaporeuse avait créé un tel scandale au bal du Jour de la Jouvencelle), ses
frères et sœurs et ses partisans au cours du banquet qu’il donnait pour
célébrer son accession au rang de premier magistrat. Silvario Pendaerys
reçut un coup de poignard dans l’œil en quittant le temple du Commerce,
tandis que son frère Pereno était étranglé avec un lacet dans une maison de
plaisirs alors qu’une esclave le contentait avec sa bouche. Le gonfaloniere
Moreo Dagareon fut assassiné par sa propre garde d’élite, et Matteno
Orthys, fervent adorateur de la déesse Pantera, fut déchiqueté et en partie
dévoré par le lynx-de-fumée dont il était si fier, quand la cage de l’animal
resta inexplicablement ouverte une nuit.
Si les enfants de Lysandro ne purent hériter de ses charges, son palais
revint à sa fille Lysara, ses vaisseaux à son fils Drako, sa maison de plaisirs
à son fils Fredo, sa bibliothèque à sa fille Marra. Toute sa progéniture
profita de la fortune que représentait la banque Rogare. Même ses bâtards
reçurent des parts, quoique moins nombreuses que celles dévolues à ses fils
et filles légitimes. Le contrôle effectif de la banque, toutefois, fut transmis
au fils aîné de Lysandro, Lysaro… sur lequel on a pu écrire, à bon droit :
« Il avait deux fois l’ambition de son père, et la moitié de ses capacités. »
Lysaro Rogare aspirait à gouverner Lys, mais n’avait ni la ruse ni la
patience de passer des décennies à accumuler lentement la fortune et le
pouvoir, à l’instar de son père Lysandro. Voyant ses rivaux périr autour de
lui, Lysaro commença par assurer la sécurité de sa personne en achetant un
millier d’Immaculés aux esclavagistes d’Astapor. Ces guerriers eunuques
avaient la réputation d’être les meilleurs fantassins du monde, et étaient de
plus formés à une obéissance absolue, afin que leurs maîtres n’aient à
redouter ni défi ni trahison.
Une fois entouré de ces protecteurs, Lysaro obtint d’être choisi comme
gonfaloniere, s’attachant le peuple par des distractions somptueuses et les
magistrats par les plus énormes pots-de-vin qu’ils aient jamais vus. Quand
ces dépenses eurent épuisé sa fortune personnelle, il commença à détourner
l’or de la banque. Son intention, comme il le révéla plus tard, était de
déclencher une guerre courte et victorieuse contre Tyrosh ou Myr. Comme
gonfaloniere, la gloire des conquêtes lui reviendrait, lui permettant de
remporter la charge de premier magistrat. Le sac de Tyrosh ou de Myr lui
fournirait suffisamment d’or pour rembourser les fonds qu’il avait pris à la
banque, tout en le laissant l’homme le plus riche de Lys.
C’était une stratégie insensée et elle échoua rapidement. La légende
prétend que ce furent des hommes à la solde de la Banque de Fer de
Braavos qui, les premiers, suggérèrent que la banque Rogare n’était pas
fiable, mais, quelle qu’en soit l’origine, on entendit de tels propos courir
tout Lys. Magistrats et princes marchands de la ville commencèrent à
réclamer le retour de leurs dépôts ; d’abord quelques-uns, puis de plus en
plus, jusqu’à ce que les caves de Lysaro dégorgent un fleuve d’or… un
fleuve qui se tarit rapidement. À ce moment-là, Lysaro lui-même avait déjà
décampé. Face à la ruine qui menaçait, il s’enfuit de Lys au cœur de la nuit
avec trois esclaves de lit, six serviteurs et cent de ses Immaculés,
abandonnant femme, enfants et palais. Inquiets, de façon compréhensible,
les magistrats de la cité se mirent aussitôt en devoir de saisir la banque
Rogare, pour découvrir qu’il n’en restait plus qu’une coquille vide.
La chute de la maison Rogare fut prompte et brutale. Les frères et sœurs
de Lysaro prétendirent n’avoir joué aucun rôle dans la spoliation de la
banque, mais nombre de gens doutèrent de leurs protestations d’innocence.
Drako Rogare s’échappa à Volantis sur une de ses galères tandis que sa
sœur Marra gagnait le temple d’Yndros déguisée en homme et y demandait
sanctuaire. Mais tous leurs frères et sœurs furent saisis et passèrent devant
les tribunaux, même les bâtards. Quand Lysara Rogare assura : « Je ne
savais pas », le magistrat Tigaro Moraqos riposta : « Vous auriez dû », et la
foule rugit son approbation. La moitié de la ville avait été ruinée.
Les dégâts ne se cantonnèrent pas à Lys. Quand la nouvelle de la chute de
la maison Rogare parvint à Westeros, seigneurs et marchands découvrirent
ensemble que les sommes qu’ils lui avaient confiées étaient perdues. À
Goëville, Moredo Rogare réagit avec vivacité, cédant son commandement à
Alyn Poingdechêne et embarquant à destination de Braavos. Lotho Rogare
fut arrêté par ser Lucas Bonleu et ses manteaux d’or alors qu’il tentait de
quitter Port-Réal ; on saisit la totalité de sa correspondance et de ses
registres, en même temps que l’or et l’argent qui restaient dans les caves au
sommet de la colline de Visenya, jusqu’à la dernière miette. Pendant ce
temps, ser Marston Waters de la Garde Royale fit une descente sur la
Sirène, avec deux de ses frères jurés et cinquante gardes. On refoula dans la
rue les clients du bordel, nombre d’entre eux tout nus (Champignon était au
nombre des expulsés, de son propre aveu), tandis qu’on faisait avancer lord
Roggerio sous la menace des piques, face aux quolibets de la foule. Au
Donjon Rouge, le tenancier de bordel et le banquier furent tous deux
emprisonnés dans la tour de la Main ; leur parenté avec l’épouse du prince
Viserys leur épargnait pour l’heure l’horreur des cellules noires.
Initialement, tout le monde supposa que c’était la Main qui avait ordonné
leur arrestation. Après la mort de ser Corwyn au Val, ne restaient plus
comme régents que lord Rowan et le Grand Mestre Munkun. Cette erreur ne
persista que quelques heures, car ce même soir lord Rowan en personne alla
rejoindre les Rogare en captivité. Les Doigts, censés être les protecteurs de
la Main, ne firent rien pour le défendre. Quand ser Mervyn Flowers pénétra
dans la salle du conseil pour conduire sa seigneurie en prison, Tessario le
Tigre ordonna à ses hommes de laisser faire. La seule résistance qu’on leur
opposa fut celle de l’écuyer de lord Rowan, bien vite écrasé sous le nombre.
« Épargnez ce garçon », implora lord Thaddeus, et c’est ce qu’ils firent…
mais pas avant que Flowers ait coupé une des oreilles du jeune homme
« pour lui apprendre à ne pas tirer l’épée devant la Garde Royale ».
La liste de ceux dont on se saisit et qu’on écroua, pour les faire
comparaître parce qu’ils étaient soupçonnés de trahison ne s’arrêta pas là.
Trois cousins de lord Rowan et un de ses neveux furent également arrêtés,
de même qu’une quarantaine de palefreniers, de domestiques et de
chevaliers attachés à son service. Tous, pris par surprise, se rendirent sans
résistance. Mais quand ser Amaury approcha de la Citadelle de Maegor
avec une douzaine d’hommes d’armes, il trouva Viserys Targaryen en
personne sur le pont-levis, hache de combat à la main. « C’était une lourde
hache, le prince un jeune gringalet de treize ans, nous dit Champignon le
fou. On doutait que le petit arrive à soulever la hache, plus encore à la
manier. »
« Si vous êtes venus vous saisir de la dame mon épouse, ser, tournez les
talons et partez, déclara le jeune prince, car vous ne passerez pas tant que je
me tiendrai là. »
Ser Amaury trouva cette attitude de défi plus amusante que menaçante.
« Votre dame est requise pour être questionnée en liaison avec la trahison de
ses frères, dit-il au prince.
— Et qui donc la requiert ?
— La Main du Roi, répondit ser Amaury.
— Lord Rowan ?
— Lord Rowan a été démis de sa charge. Ser Marston Waters est la
nouvelle Main du Roi. »
À ce moment précis, Aegon III en personne émergea de la porte de la
Citadelle pour venir se placer à côté de son frère. « Je suis le roi, leur
rappela Sa Grâce, et je n’ai jamais désigné ser Marston pour être ma
Main. »
L’intervention d’Aegon prit ser Amaury à contrepied, nous dit
Champignon, mais, après un instant d’hésitation, il déclara : « Votre Grâce
est encore un enfant. Jusqu’à ce que vous atteigniez votre majorité, sire, vos
seigneurs léaux doivent assumer de tels choix à votre place. Ser Marston a
été choisi par vos régents.
— Mon régent est lord Rowan, insista le roi.
— Plus maintenant. Lord Rowan a trahi votre confiance. Sa régence est
terminée.
— Par quelle autorité ?
— La Main du Roi », répondit le chevalier blanc.
Le prince Viserys éclata de rire à cette réponse (car le roi Aegon ne riait
jamais, à la consternation de Champignon) et résuma : « La Main nomme le
régent, le régent nomme la Main, et tourne, tourne, tourne la ronde… mais
vous ne passerez pas, ser, et vous ne toucherez pas à ma femme. Partez, ou
je vous le promets, vous périrez tous ici jusqu’au dernier. »
Alors, ser Amaury Peake arriva à bout de patience. Il ne pouvait se
laisser damer le pion par deux enfants, l’un de quinze ans, l’autre de treize,
et l’aîné désarmé. « Il suffit », dit-il, et il ordonna à ses hommes d’écarter
les garçons. « Traitez-les avec douceur, et veillez à ce qu’il ne leur arrive
aucun mal entre nos mains.
— Vous serez seul responsable de tout ceci, ser », le mit en garde le
prince Viserys. Il planta la hache profondément dans le bois du pont-levis,
recula précipitamment et dit : « N’allez pas plus loin que la hache, ou vous
périrez. » Le roi le prit par l’épaule et l’entraîna vers la sécurité de la
citadelle ; une ombre s’avança sur le pont-levis.
Sandoq l’Ombre était arrivé de Lys avec lady Larra, un présent de son
père, le magistrat Lysandro. Noir de peau et noir de cheveux, il mesurait
pratiquement sept pieds de haut. Son visage, qu’il cachait souvent derrière
un voile de soie noire, était une masse de petites cicatrices blanches, et on
lui avait retiré les lèvres et la langue, le laissant à la fois muet et hideux à
regarder. On disait de lui qu’il avait été le vainqueur de cent combats à mort
dans les arènes de Meereen, qu’il avait un jour arraché avec les dents la
gorge d’un adversaire après que son épée se fut brisée, qu’il buvait le sang
de ceux qu’il tuait, qu’il avait tué dans l’arène des lions, des ours, des loups
et des vouivres, sans autres armes que les pierres qu’il trouvait sur le sable.
De telles histoires enflent à chaque répétition, assurément, et nous ne
pouvons savoir dans quelle proportion tout ceci, voire la moindre part, est
authentique. Si Sandoq ne savait ni lire ni écrire, Champignon nous dit qu’il
appréciait la musique et qu’il s’asseyait souvent dans les ombres de la
chambre à coucher de lady Larra en tirant de douces notes tristes d’un
singulier instrument à cordes en orcœur et en ébène qui était presque aussi
grand que lui. « Je pouvais parfois faire rire la dame, bien qu’elle ne
comprenne pas plus de quelques mots dans notre langue, raconte le fou,
mais les airs de l’Ombre la faisaient toujours pleurer, et, chose étrange, elle
préférait cela. »
Ce fut une tout autre sorte de musique que Sandoq l’Ombre joua aux
portes de la Citadelle de Maegor, quand les gardes de ser Amaury se ruèrent
sur lui avec piques et épées. Cette nuit-là, les instruments qu’il avait choisis
étaient un grand bouclier noir en bois de nuit, en cuir bouilli et en fer, et une
longue épée courbe à la poignée en os de dragon, dont la lame noire brillait
sous l’éclat des torches avec les ondoiements caractéristiques de l’acier
valyrien. Ses ennemis hurlaient, juraient et poussaient des cris en venant sur
lui, mais l’Ombre ne produisit pas un bruit sinon par son acier, tranchant à
travers eux, silencieux comme un chat, sa lame sifflant de gauche et de
droite, de haut et de bas, versant le sang à chaque coupure, tranchant leur
maille comme s’ils avaient été drapés de parchemin. Champignon, qui
prétend avoir assisté du toit au combat, au-dessus, témoigne que « cela ne
ressemblait pas tant à un combat d’épées, qu’à un fermier en train de
faucher. À chaque coup, de nouveaux épis s’abattaient, mais ces épis étaient
des hommes vivants, qui hurlaient et juraient en tombant ». Les hommes de
ser Amaury ne manquaient pas de courage, et certains vécurent assez
longtemps pour porter eux aussi des coups, mais l’Ombre, toujours en
mouvement, arrêtait leurs lames sur son bouclier, puis employait ce bouclier
pour les repousser, hors du pont-levis, sur les piques de fer avides en
dessous.
Qu’on dise une chose de ser Amaury : la Garde Royale n’eut pas à rougir
de la façon dont il mourut. Trois de ses hommes avaient péri sur le pont-
levis et deux autres se tordaient sur les piques en contrebas quand Peake fit
glisser sa propre lame hors du fourreau. « Sous son manteau blanc, il était
vêtu d’une armure d’écailles blanches, nous dit Champignon, mais son
casque était ouvert sur le visage et il n’avait pas apporté de bouclier, et
Sandoq lui fit cruellement payer ces manques. » L’Ombre en fit une danse,
dit le fou ; entre chaque nouvelle blessure qu’il infligeait à ser Amaury, il
tuait un de ses séides restants avant de se tourner de nouveau vers le
chevalier en blanc. Pourtant, Peake continua à se battre avec une valeur
entêtée et, près de la fin, pendant la moitié d’un battement de cœur, les
dieux lui offrirent sa chance, quand le dernier des gardes, on ne sait
comment, se saisit avec la main de l’épée de Sandoq et l’arracha à la poigne
de l’Ombre avant de basculer du pont-levis. À genoux, ser Amaury se remit
péniblement debout et chargea son ennemi désarmé.
Sandoq arracha la hache de bataille du bois où l’avait plantée le prince, et
fendit en deux le crâne et le heaume de ser Amaury, de la crête au gorgerin.
Laissant le corps s’effondrer sur les piques, l’Ombre prit le temps de
pousser les morts et les agonisants hors du pont-levis avant de se retirer à
l’intérieur de la Citadelle de Maegor, après quoi le roi ordonna qu’on lève le
pont-levis, qu’on abaisse la herse et qu’on barre les portes. Le château-
dans-le-château était protégé.
Et il le resterait dix-huit jours durant.
Le reste du Donjon Rouge se trouvait entre les mains de ser Marston
Waters et de sa Garde Royale, tandis que, hors les murs, ser Lucas Bonleu
et ses manteaux d’or gardaient une emprise solide sur Port-Réal. Tous deux
se présentèrent le lendemain matin devant la Citadelle, pour prier le roi de
quitter son sanctuaire. « Votre Grâce nous fait grand tort de penser que nous
lui voulons du mal, déclara ser Marston tandis qu’on remontait de la douve
les cadavres des hommes qu’avait occis Sandoq. Nous avons seulement agi
pour protéger Votre Grâce des faux amis et des traîtres. Ser Amaury avait
juré de vous protéger, de donner sa vie pour la vôtre au besoin. Il était votre
homme léal, ainsi que je le suis. Il ne méritait pas un pareil trépas, aux
mains d’un pareil animal. »
Le roi Aegon resta impavide. « Sandoq n’est pas un animal, répondit-il
du haut des remparts. Il ne peut pas parler, mais il entend, et il obéit. J’ai
ordonné à ser Amaury de s’en aller, et il a refusé. Mon frère l’a averti de ce
qui se passerait s’il avançait au-delà de la hache. Les vœux de la Garde
Royale comprennent l’obéissance, me semblait-il.
— Nous avons juré d’obéir au roi, sire, en vérité, répondit ser Marston, et
quand vous serez un homme fait, mes frères et moi nous jetterons volontiers
sur nos épées si vous nous en donnez l’ordre. Tant que vous restez un
enfant, toutefois, nous sommes tenus par notre serment d’obéir à la Main du
Roi, car la Main parle avec la voix du roi.
— Ma Main est lord Thaddeus, insista Aegon.
— Lord Thaddeus a vendu votre royaume à Lys et devra en répondre. Je
vous servirai comme Main jusqu’au moment où sa culpabilité ou son
innocence seront prouvées. » Ser Marston tira son épée du fourreau, mit un
genou en terre et ajouta : « Je jure sur mon épée à la vue des dieux et des
hommes que nul ne vous portera atteinte tant que je serai à vos côtés. »
Si le lord Commandant avait imaginé que ces mots convaincraient le roi,
il n’aurait pu se tromper davantage. « Vous étiez à mes côtés quand le
dragon a dévoré ma mère, répondit Aegon. Vous vous êtes borné à regarder.
Je refuse que vous regardiez tandis qu’on tue l’épouse de mon frère. » Puis
il quitta le chemin de ronde, et aucune parole de Marston Waters ne put le
persuader de revenir ce jour-là, ni le suivant, ni celui d’après.
Au quatrième jour, le Grand Mestre Munkun apparut aux côtés de ser
Marston. « Je vous en supplie, sire, cessez ces enfantillages insensés et
sortez, que nous puissions vous servir. » Le roi Aegon le regarda de haut,
sans rien dire, mais son frère, moins réticent, ordonna au Grand Mestre
d’envoyer « mille corbeaux » afin que le royaume sache que le roi était
retenu captif dans son propre château. À cela, le Grand Mestre ne répondit
rien. Les corbeaux ne s’envolèrent pas.
Durant les jours qui suivirent, Munkun lança plusieurs nouvelles invites,
assurant Aegon et Viserys que tout ce qui avait été fait était licite, ser
Marston passa des prières aux menaces puis aux négociations, et on fit venir
septon Bernard afin de prier d’une forte voix pour que l’Aïeule éclaire le
chemin du roi et qu’il revienne à la sagesse, tout cela sans résultat. Ces
efforts suscitèrent peu ou pas de réactions de la part de l’enfant-roi, hormis
un silence maussade et têtu. Sa Grâce ne fut qu’une fois poussée à la colère,
quand son maître d’armes, ser Gareth Long, prit son tour pour tenter de
convaincre le roi de capituler. « Et si je ne veux pas, qui punirez-vous, ser ?
lui cria le roi Aegon. Vous pourrez fouetter les os de ce pauvre Gaemon,
vous n’en tirerez plus le sang. »
Tant et plus d’observateurs se sont étonnés de l’apparente patience de la
nouvelle Main et de ses alliés au cours de cette impasse. Ser Marston avait
plusieurs centaines d’hommes à l’intérieur du Donjon Rouge, et les
manteaux d’or de ser Lucas Bonleu se chiffraient à plus de deux mille. La
Citadelle de Maegor était une formidable redoute, assurément, mais elle
n’était que faiblement défendue. Des Lysiens qui étaient venus à Westeros
avec lady Larra, seuls demeuraient encore auprès d’elle Sandoq l’Ombre et
six autres, le reste étant partis pour le Val avec son frère Moredo. Quelques
hommes loyaux à lord Rowan avaient rejoint la Citadelle avant que ses
portes ne soient closes, mais il n’y avait pas un chevalier, pas un écuyer, pas
un homme d’armes parmi eux, ni parmi la suite du roi. (Il y avait un
chevalier de la Garde Royale à l’intérieur de la Citadelle, mais ser Raynard
Ruskyn était prisonnier, ayant été submergé sous le nombre et blessé par les
Lysiens au tout début du défi du roi.) Champignon nous raconte que les
dames de la reine Daenaera revêtirent de la maille et saisirent des piques
pour aider à laisser paraître que le roi Aegon disposait de plus de défenseurs
qu’il n’en avait vraiment, mais cette ruse n’aurait pas abusé longtemps ser
Marston et ses hommes, en supposant même qu’elle les abuse.
Ainsi donc, la question se pose : pourquoi Marston Waters n’a-t-il pas
simplement pris la Citadelle d’assaut ? Il disposait d’assez d’hommes.
Certains auraient été tués face à Sandoq et aux autres Lysiens, assurément,
mais même l’Ombre aurait fini par succomber sous le nombre. Pourtant, la
Main se retint, menant toujours ses tentatives de mettre fin au « siège
secret » (comme on appellerait par la suite cette confrontation) par les
paroles, alors que des épées y auraient très probablement apporté une
conclusion rapide.
Il y en aura pour dire que la réticence de ser Marston était de la simple
couardise, qu’il redoutait d’affronter la lame de Sandoq, le géant lysien. La
chose semble peu probable. On objecte quelquefois que les défenseurs de la
Citadelle de Maegor (le roi lui-même selon certaines chroniques, son frère
dans d’autres) avaient menacé de pendre leur chevalier de la Garde Royale
captif au premier signe d’une attaque… mais Champignon qualifie cela de
« vile menterie ».
L’explication la plus probable est sans doute la plus simple. Marston
Waters n’était ni un grand chevalier, ni un brave homme, la plupart des
érudits s’entendent sur cela. Bien que né bâtard, il était parvenu à l’état de
chevalier et à une modeste place dans la suite du roi Aegon II. Mais sans
doute son ascension se serait-elle arrêtée là, sans sa parenté avec certains
pêcheurs de Peyredragon, qui conduisit Larys Fort à le choisir plutôt que
cent meilleurs chevaliers pour cacher le roi durant la [500] suprématie de
Rhaenyra. Au cours des années qui s’étaient écoulées depuis lors, Waters
était monté haut en vérité, devenant lord Commandant de la Garde Royale
devant des chevaliers de meilleure naissance et de bien plus grand renom.
Comme Main du Roi, il serait l’homme le plus puissant du royaume jusqu’à
la majorité d’Aegon III… Mais au point crucial, il hésita, entravé par ses
vœux et son honneur de bâtard. Répugnant à déshonorer le manteau blanc
qu’il portait en ordonnant une attaque contre le roi qu’il avait juré
de protéger, ser Marston renonça aux échelles, aux grappins et aux assauts,
et continua à placer sa confiance dans des paroles de raison (et peut-être
dans la faim, car les vivres à l’intérieur de la Citadelle ne dureraient plus
très longtemps).
Au matin du douzième jour du siège secret, Thaddeus Rowan fut amené,
enchaîné, pour confesser ses offenses.
Septon Bernard détailla les crimes supposés de lord Rowan : il avait reçu
des pots-de-vin sous forme d’or et de filles (des créatures exotiques venues
de la Sirène, précise Champignon ; plus jeunes elles étaient et mieux cela
valait), avait envoyé Moredo Rogare au Val pour déposséder ser Arnold
Arryn de son légitime héritage, avait conspiré avec Poingdechêne pour se
débarrasser d’Unwin Peake comme Main du Roi, avait aidé à piller la
banque Rogare de Lys, par là même dépouillant et réduisant à la misère
nombre de « braves et léaux hommes de Westeros de noble naissance et de
haut rang », avait attribué à son propre fils un commandement « duquel il
était manifestement indigne », conduisant à la mort de milliers d’hommes
dans les montagnes de la Lune.
La plus terrible accusation de toutes : sa seigneurie aurait conspiré avec
les trois Rogare pour empoisonner le roi Aegon et sa reine, afin de placer le
prince Viserys sur le trône de fer avec Larra de Lys pour reine. « Le poison
utilisé se dénomme les Larmes de Lys », déclara Bernard, une affirmation
que le Grand Mestre Munkun confirma alors. « Bien que les Sept vous aient
épargné, sire, conclut Bernard, l’infâme complot de lord Rowan a pris la vie
de votre jeune ami Gaemon. »
Quand le septon eut achevé sa récitation, ser Marston Waters ajouta :
« Lord Rowan a avoué tous ces crimes », et il fit signe au lord Confesseur,
George Graceford, de faire avancer le prisonnier. Entravé aux chevilles par
de lourdes chaînes, le visage tellement meurtri et tuméfié qu’il en était
méconnaissable, lord Thaddeus ne bougea pas, tout d’abord, jusqu’à ce que
lord Graceford le pique de la pointe de son poignard, sur quoi il énonça
d’une voix pâteuse : « Ser Marston dit la vérité, Votre Grâce, j’ai tout
avoué. Lotho m’a promis cinquante mille dragons une fois l’acte accompli,
et cinquante de plus quand Viserys accéderait au trône. Le poison m’avait
été remis par Roggerio. » Ses propos étaient tellement hésitants, ses mots si
étouffés que certains sur les remparts crurent sa seigneurie ivre, jusqu’à ce
que Champignon fasse observer qu’il avait perdu toutes ses dents.
La confession laissa le roi Aegon III privé de paroles. Le garçon ne
pouvait que rester là, le regard fixe, avec tant de désespoir sur le visage que
Champignon craignit que Sa Grâce ne s’apprête à bondir des remparts sur
les piques au-dessous, pour rejoindre sa première reine.
Il échut au prince Viserys de faire réponse. « Et mon épouse, lady Larra,
cria-t-il vers le bas, faisait-elle partie de ce complot aussi, messire ? » Lord
Rowan hocha lourdement la tête. « Elle en faisait partie », dit-il. « Et qu’en
est-il de moi ? » demanda le prince. « Oui, vous aussi », répondit sa
seigneurie d’une voix morne… une réponse qui parut surprendre Marston
Waters, tout en fâchant grandement lord George Graceford. « Et Gaemon
Cheveux-Pâles, c’est lui qui a glissé le poison dans la tarte, je présume,
répondit d’un ton léger Viserys.
— S’il plaît à mon prince », marmonna Thaddeus Rowan. À ces mots, le
prince se retourna vers le roi son frère et déclara : « Gaemon était aussi
coupable que le reste d’entre nous… de rien », et le nain Champignon lança
en bas : « Lord Rowan, est-ce vous qui avez empoisonné le roi Viserys ? »
Ce à quoi la vieille Main hocha la tête, en disant : « C’était moi, messire. Je
le confesse. »
Le visage du roi se durcit. « Ser Marston, dit-il, cet homme est ma Main
et innocent de trahison. Les traîtres ici sont ceux qui l’ont torturé pour
produire cette fausse confession. Emparez-vous du lord Confesseur, si vous
aimez votre roi… Sinon, je saurai que vous êtes aussi faux que lui. » Ses
paroles résonnèrent à travers la cour intérieure et, en cet instant, Aegon III
l’enfant brisé parut roi de tout son être. À ce jour, certains affirment que ser
Marston n’était qu’un instrument, un simple et honnête chevalier utilisé et
abusé par des hommes plus subtils que lui, tandis que d’autres soutiennent
que Waters faisait partie de la conspiration depuis le début, mais qu’il se
retourna contre ses acolytes lorsqu’il sentit la marée changer à son
désavantage.
Quelle que soit la vérité, ser Marston fit ainsi que le roi l’avait ordonné.
La Garde Royale se saisit de lord Graceford et l’emporta dans le cachot sur
lequel il régnait le matin même à son réveil. On ôta ses chaînes à lord
Rowan, et tous ses chevaliers et serviteurs furent tirés des cachots et
conduits au soleil.
Il ne se révéla pas nécessaire de soumettre le lord Confesseur à la
torture ; la seule vision des instruments suffit à lui faire avouer les noms des
autres conspirateurs. Parmi ceux qu’il dénonça figuraient les défunts ser
Amaury Peake et ser Mervyn Flowers de la Garde Royale, Tessario le
Tigre, septon Bernard, ser Gareth Long, ser Victor Risley, ser Lucas Bonleu
des manteaux d’or, avec six des sept capitaines des portes de la ville, et
même trois des dames de la reine.
Tous ne se rendirent pas paisiblement. Une courte et sauvage bataille se
livra à la porte des Dieux quand on vint chercher Lucas Bonleu, laissant
neuf morts, parmi lesquels Bonleu lui-même. Trois des capitaines accusés
s’enfuirent avant qu’on puisse les arrêter, avec une douzaine de leurs
hommes. Tessario le Tigre choisit aussi la fuite, mais il fut capturé dans une
taverne des quais près de la porte de la Rivière alors qu’il marchandait avec
le capitaine d’un baleinier ibbénien un passage jusqu’à Port-Ibben.
Ser Marston choisit d’affronter personnellement Mervyn Flowers. « Nous
sommes tous deux des bâtards, et des frères jurés, de plus », l’entendit-on
confier à ser Raynard Ruskyn. Quand on lui exposa les révélations de
Graceford, ser Mervyn commenta : « Vous allez me demander mon épée »,
en tirant sa flamberge du fourreau et en en tendant la garde vers Marston
Waters. Toutefois, au moment où ser Marston la prenait, ser Mervyn le
saisit au poignet, sortit un poignard avec son autre main et le plongea dans
le ventre de Waters. Flowers n’alla pas plus loin que l’écurie, où un homme
d’armes ivre et deux jeunes palefreniers le trouvèrent en train de seller son
destrier. Il les tua tous, mais le bruit en fit accourir d’autres et le chevalier
bâtard fut finalement dépassé par le nombre et battu à mort, toujours revêtu
du manteau blanc comme le lait qu’il avait déshonoré.
Son lord Commandant, ser Marston Waters, ne lui survécut pas
longtemps. On le retrouva dans la Tour de la Blanche Épée, dans une flaque
de son sang et on le transporta devant le Grand Mestre Munkun qui
l’examina et déclara la blessure fatale. Bien que Munkun l’ait soigné de son
mieux et lui ait donné du lait de pavot, Waters expira cette même nuit.
Lord Graceford avait également cité ser Marston parmi les conspirateurs,
soutenant que « ce foutu tourne-casaque » était avec eux depuis le début,
une accusation que Waters n’était plus là pour démentir. Le reste des
conspirateurs furent enfermés dans les cellules noires pour y attendre leur
procès. Certains protestèrent de leur innocence, tandis que d’autres
affirmaient, comme l’avait fait ser Marston, qu’ils avaient agi avec la
sincère conviction que Thaddeus Rowan et les Lysiens étaient les traîtres.
Quelques-uns se montrèrent toutefois plus coopératifs. Ser Gareth Long fut
le plus disert, clamant qu’Aegon III était une chiffe molle incapable de tenir
une épée, et moins encore de siéger sur le trône de fer. Septon Bernard
plaida du point de vue de sa Foi : les Lysiens et leurs excentriques dieux
étrangers n’avaient pas leur place dans les Sept Couronnes. L’intention
avait toujours été que lady Larra meure avec ses frères, dit-il, de façon que
Viserys soit libre de prendre une reine ouestrienne convenable.
Le plus franc des conspirateurs fut Tessario le Pouce. Il avait agi pour
l’or, des filles et la vengeance. Roggerio Rogare l’avait banni de la Sirène
pour avoir frappé une de ses putains, aussi avait-il exigé comme prix le
bordel et la virilité de Roggerio, et on les lui avait promis. Mais quand ses
inquisiteurs demandèrent qui avait fait cette promesse, Tessario n’eut
d’autre réponse qu’un sourire… un sourire qui se changea en grimace, puis
en hurlement, quand on lui reposa la question sous la torture. Le premier
nom qu’il donna fut celui de Marston Waters, mais après plus ample
interrogation, il nomma George Graceford et plus tard encore Mervyn
Flowers. Champignon nous dit que le Tigre se préparait à donner un
quatrième nom, peut-être le véritable, lorsqu’il expira.
Un nom ne fut jamais cité, bien qu’il plane sur le Donjon Rouge comme
un nuage. Dans Le Témoignage de Champignon, le fou écrit clairement ce
que peu osèrent dire à l’époque : qu’il y avait sûrement eu un autre
conspirateur, seigneur et maître du reste, l’homme qui avait mis tout ceci en
œuvre de loin, employant les autres à tirer les marrons du feu. Le « joueur
dans l’ombre », l’appelle Champignon. « Graceford était cruel mais pas
intelligent, Long avait du courage mais aucune ruse, Risley était un ivrogne,
Bernard était un pieux imbécile, le Pouce était une crapule de Volantain,
pire que les Lysiens. Les femmes étaient des femmes et la Garde Royale
était formée à obéir aux ordres, pas à en donner. Lucas Bonleu adorait se
pavaner dans son manteau d’or, il buvait, se battait et baisait comme
personne, mais ce n’était pas un conspirateur. Et tous avaient des liens avec
un homme : Unwin Peake, sire de Stellepique, de Petrebourg et de
Boisblanc, autrefois Main du Roi. »
Sans doute d’autres eurent-ils les mêmes soupçons une fois que le
complot pour tuer le roi eut été dévoilé. Nombre de traîtres avaient des liens
de parenté avec l’ancienne Main, tandis que d’autres lui devaient leurs
postes. Peake n’était pas non plus étranger aux conspirations, ayant naguère
fomenté le meurtre des deux dragonniers à l’enseigne des Sanglantes
Chausse-Trapes. Mais Peake se trouvait à Stellepique durant le siège secret
et aucun de ses supposés fantoches n’avait jamais prononcé son nom, aussi
rien ne prouvait-il son implication, à l’époque comme aujourd’hui.
L’atmosphère de défiance dans le Donjon Rouge était si lourde
qu’Aegon III ne quitta pas la Citadelle de Maegor de six jours encore, après
que son frère Viserys eut décousu la fausse confession de lord Rowan. Ce
ne fut que lorsqu’il vit le Grand Mestre Munkun envoyer une nuée de
corbeaux convoquant à Port-Réal une quarantaine de seigneurs léaux que
Sa Grâce permit qu’on abaisse de nouveau le pont-levis. Ils avaient
tellement épuisé leurs vivres à l’intérieur de la Citadelle que la reine
Daenaera s’endormait chaque nuit en pleurant, et l’inanition avait tellement
affaibli deux de ses dames qu’on dut les aider à franchir les douves.
Le temps qu’émerge le roi, lord Graceford avait livré ses noms, nombre
de traîtres avaient été arrêtés, d’autres avaient fui et Marston Waters,
Mervyn Flowers et Lucas Bonleu étaient morts. Peu de temps après, lord
Thaddeus prit de nouveau ses quartiers dans la tour de la Main… mais il
était clair pour tout le monde que sa seigneurie n’était pas en état d’assumer
sa charge de Main du Roi. Ce qu’on lui avait fait subir dans les cachots
l’avait brisé. À un instant, il semblait redevenu comme avant, vaillant et
joyeux, pour fondre en sanglots incontrôlables l’instant d’après.
Champignon, qui pouvait être aussi cruel qu’il était spirituel, se moquait du
vieil homme, l’accusant de crimes extravagants pour susciter des
confessions plus absurdes encore. « Je me rappelle un soir lui avoir fait
avouer le Fléau de Valyria, nous dit le nain dans son Témoignage. La cour
hurla de rire, mais quand je revois maintenant la scène, j’en rougis de
honte. »
Après un cycle de lune, comme lord Rowan ne manifestait que peu ou
pas de signes d’amélioration, le Grand Mestre Munkun convainquit le roi
de le relever de sa charge. Rowan prit la route pour son siège de Boisdoré,
promettant de revenir à Port-Réal quand il aurait recouvré la santé, mais il
mourut en chemin en compagnie de deux de ses fils. Pendant le reste de
l’année, le Grand Mestre servit à la fois comme régent et comme Main, car
le royaume avait besoin d’être gouverné et Aegon n’avait toujours pas
atteint sa majorité. En tant que mestre, doté d’une chaîne et dédié à servir,
Munkun ne se croyait toutefois pas qualifié pour juger de grands seigneurs
et des chevaliers adoubés, aussi les traîtres accusés languirent-ils dans les
cachots, dans l’attente d’une nouvelle Main.
Alors que l’année ancienne allait vers son terme et cédait la place à la
nouvelle, des seigneurs arrivèrent l’un après l’autre à Port-Réal, en réponse
à la convocation du roi. Les corbeaux avaient accompli leur tâche. Bien que
jamais officiellement constituée en Grand Conseil, la réunion des seigneurs
en 136 fut la plus vaste assemblée de nobles dans les Sept Couronnes
depuis que le Vieux Roi avait fait venir les seigneurs du royaume à
Harrenhal, en 101. Port-Réal se remplit tant qu’elle fut bientôt près
d’éclater, au grand contentement des aubergistes, des putains et des
marchands.
La plupart des participants venaient des terres de la Couronne, du
Conflans, des terres de l’Orage… et du Val, où lord Poingdechêne et Ben
Nerbosc le Sanglant avaient enfin forcé le Faucon Doré, l’Héritier fou, le
Géant de Bronze et tous leurs partisans à ployer le genou et à jurer
hommage à Joffrey Arryn comme suzerain (Gunthor Royce, Quenton
Corbray et Isembard Arryn figuraient parmi ceux qui accompagnèrent lord
Alyn à l’assemblée, en même temps que lord Arryn en personne). Johanna
Lannister envoya un cousin et trois bannerets parler au nom de l’Ouest,
Torrhen Manderly arriva de Blancport par la mer avec une quarantaine de
chevaliers et de cousins, et Lyonel Hightower et lady Sam vinrent à cheval
de Villevieille avec une suite forte de six cents personnes. Néanmoins, la
suite la plus importante fut celle qui accompagnait lord Unwin Peake, qui
amena un millier de ses hommes et cinq cents épées-louées. (« De quoi
peut-il bien avoir peur ? » plaisanta Champignon.)
Là, sous l’ombre du trône de fer vide (car le roi Aegon n’avait pas
souhaité venir à la cour), les seigneurs tentèrent de choisir de nouveaux
régents pour gouverner jusqu’à ce que Sa Grâce puisse atteindre sa
majorité. Après s’être réunis pendant plus d’une demi-lune, ils n’étaient pas
plus proches d’un accord que lorsqu’ils avaient commencé. Sans la main
vigoureuse d’un roi pour les guider, certains seigneurs se laissèrent aller à
exprimer de vieux griefs, et les blessures à demi cicatrisées de la Danse se
remirent à saigner. Les hommes forts avaient trop d’ennemis, tandis que les
petits nobles étaient jaugés avec morgue pour leur pauvreté ou leur
faiblesse. Finalement, désespérant de trouver un point d’entente, le Grand
Mestre Munkun proposa que trois régents soient choisis par tirage au sort.
Quand le prince Viserys ajouta sa voix à celle de Munkun, la proposition fut
adoptée. Les tirages désignèrent William Gerblance, Marq Merryweather et
Lorent Grandison, de qui on pouvait en toute franchise dire qu’ils étaient
aussi inoffensifs que peu remarquables.
La sélection de la Main du Roi était une affaire de plus d’importance, une
affaire que les seigneurs ne voulurent pas laisser aux nouveaux régents. Il y
avait ceux, principalement venus du Bief, qui insistaient pour qu’Unwin
Peake soit prié de servir une fois de plus comme Main, mais on leur imposa
vite silence quand le prince Viserys déclara que son frère préférerait un
homme plus jeune, « quelqu’un de moins susceptible de garnir sa cour de
traîtres ». Le nom d’Alyn Velaryon fut également avancé, mais jugé trop
jeune. Kermit Tully et Benjicot Nerbosc furent rejetés pour la même raison.
Les seigneurs choisirent de se tourner plutôt vers le Nordien Torrhen
Manderly, sire de Blancport… un homme inconnu de beaucoup d’entre eux,
mais pour cette raison même dépourvu d’ennemis au sud du Neck (sinon
Unwin Peake, peut-être, qui avait la mémoire longue).
« Certes, je le ferai, répondit lord Torrhen, mais j’aurai besoin d’un
homme qui sache manier l’argent, si je dois traiter avec ces voleurs de
Lysiens et leur foutue banque. » Alors Poingdechêne se leva, pour proposer
le nom d’Isembard Arryn, le Faucon Doré du Val. Pour apaiser lord Peake
et ses partisans, Gedmund Peake Grande-Hache fut nommé lord Amiral et
maître des navires (on a dit que Poingdechêne fut plus surpris que furieux,
et qu’il déclara le choix fort bon, car « ser Gedmund adore payer pour des
navires et j’adore naviguer sur eux »). Ser Raynard Ruskyn devint lord
Commandant de la Garde Royale, tandis que ser Adrian Thorne était choisi
pour prendre la tête des manteaux d’or. Anciennement capitaine à la porte
du Lion, Thorne était le seul des sept capitaines de Lucas Bonleu qui
n’avait pas été accusé d’être partie prenante dans la conspiration.
Et il en fut fait ainsi. Il ne resta à Aegon III qu’à apposer son sceau, ce
qu’il fit sans hésiter le lendemain matin avant de se retirer une fois de plus
dans la splendeur solitaire de ses appartements.
Sa nouvelle Main commença sans délai à s’occuper des affaires du
royaume. Sa première tâche était formidable : siéger en juge au procès de
ceux qui étaient accusés d’avoir empoisonné Gaemon Cheveux-Pâles et
d’avoir ourdi une trahison contre le roi. Pas moins de quarante-deux
personnes avaient été accusées, car celles nommées par Graceford en
avaient à leur tour dénoncé d’autres quand on les avait fermement
interrogées. Seize s’étaient enfuies, huit étaient mortes, laissant dix-huit à
juger. Treize d’entre elles avaient déjà avoué un degré ou un autre
d’implication dans les crimes, car les inquisiteurs du roi étaient
extrêmement persuasifs. Cinq continuaient à protester de leur innocence,
déclarant qu’elles avaient réellement cru que la trahison venait de lord
Rowan et qu’elles avaient ainsi rejoint la conspiration pour sauver Sa Grâce
des Lysiens qui voulaient sa mort.
Les procès durèrent trente-trois jours. Le prince Viserys y fut présent
d’un bout à l’autre, souvent accompagné de son épouse, lady Larra, dont le
ventre enflait de leur deuxième enfant, et de leur fils Aegon avec sa
nourrice. Le roi Aegon ne vint que trois fois, en ces jours où l’on prononça
la sentence contre Gareth Long, George Graceford et septon Bernard ; il ne
manifesta aucun intérêt pour le reste, et ne posa jamais de questions sur le
sort qui avait été le leur. La reine Daenaera n’y assista pas du tout.
Ser Gareth et lord Graceford furent condamnés à mort, mais tous deux
choisirent plutôt de prendre le noir. Lord Manderly décréta qu’ils
embarqueraient sur le prochain navire en partance pour Blancport, d’où on
les conduirait au Mur. Le Grand Septon avait écrit en sollicitant la clémence
pour septon Bernard, « qu’il puisse expier ses péchés par la prière, la
méditation et les bonnes œuvres », aussi Manderly lui épargna-t-il la hache
du bourreau. En revanche, Bernard fut castré et condamné à se rendre pieds
nus de Port-Réal à Villevieille, sa virilité suspendue à son cou. « S’il survit,
que Sa Sainteté Suprême fasse de lui ce qu’elle voudra », décréta la Main.
(Bernard survécut effectivement, et passa le reste de sa vie comme scribe, à
copier les écrits sacrés dans le septuaire Étoilé, sous un vœu de silence.)
Les manteaux d’or qui avaient été accusés et arrêtés (un certain nombre
s’était échappé) choisirent d’imiter ser Gareth et lord Graceford, préférant
prendre le noir que perdre leur tête. Les Doigts survivants optèrent pour le
même choix… mais ser Victor Risley, naguère Justice du Roi, insista sur
son droit en tant que chevalier oint d’exiger un duel judiciaire, « que je
puisse prouver mon innocence par raison de mon corps, aux yeux des dieux
et des hommes ». Ser Gareth Long, premier et principal de ceux qui avaient
cité Risley comme partie prenante du complot, fut donc ramené à la cour
pour l’affronter. « Tu as toujours été un sombre imbécile, Victor »,
commenta ser Gareth, quand on plaça sa flamberge entre ses mains.
L’ancien maître d’armes expédia prestement l’ancien bourreau, puis se
retourna avec un sourire vers les condamnés à l’arrière de la salle du trône
et demanda : « Quelqu’un d’autre ? »
Les cas les plus troublants furent ceux de ces trois femmes qui étaient
accusées, toutes dames de haute naissance et au service de la reine. Lucinda
Penrose (celle qu’on avait agressée alors qu’elle chassait au faucon, avant le
bal du Jour de la Jouvencelle) reconnut avoir souhaité la mort de Daenaera,
disant : « Si mon nez n’avait pas été fendu, c’est elle qui aurait été à mon
service, et non moi au sien. Aucun homme ne voudra plus de moi,
désormais, à cause d’elle. » Cassandra Baratheon confessa qu’elle avait
souvent partagé son lit avec ser Mervyn Flowers et parfois, sur la demande
de ser Mervyn, avec Tessario le Tigre, « mais uniquement quand il me le
demandait ». Lorsque William Gerblance suggéra qu’elle faisait peut-être
partie de la récompense promise au Volantain, lady Cassandra éclata en
sanglots. Cependant, même sa confession pâlit auprès de celle de lady
Priscella Verraz, une fille de quatorze ans, triste et quelque peu simple
d’esprit, trapue et courtaude, au visage quelconque, qui, on ne savait
comment, avait conçu l’idée que le prince Viserys l’épouserait, pourvu
seulement que Larra de Lys meure. « Il sourit chaque fois qu’il me voit,
exposa-t-elle à la cour, et une fois, en me croisant dans l’escalier, son épaule
a frôlé ma poitrine. »
Lord Manderly, le Grand Mestre Munkun et les régents soumirent les
trois femmes à un interrogatoire serré, peut-être (comme le prétend
Champignon) en cherchant à faire surgir le nom d’une quatrième femme,
jusqu’ici jamais citée : lady Clarice Osgris, tante veuve de lord Unwin
Peake. Elle supervisait toutes les demoiselles de la reine Daenaera, ses
dames de compagnie et ses suivantes, comme elle s’occupait de celles de la
reine Jaehaera avant elles, et connaissait fort bien nombre des conspirateurs
reconnus (Champignon raconte que George Graceford et elle étaient
amants, et suggère que la torture émoustillait tellement sa seigneurie qu’elle
allait parfois rejoindre le lord Confesseur dans les cachots pour l’assister
dans son ouvrage). Si elle était mêlée à cela, il était probable que lord
Unwin l’était aussi. Toutes leurs questions restèrent vaines, toutefois, et
quand lord Torrhen demanda sans ambages si lady Clarice avait été
complice, les trois condamnées ne purent toutes les trois que secouer la tête.
Bien qu’elles soient indéniablement mêlées à la conspiration, les trois
femmes avaient joué des rôles relativement accessoires. Pour ce motif et en
raison de leur sexe, lord Manderly et les régents optèrent pour la clémence.
Lucinda Penrose et Priscella Verraz furent condamnées à avoir le nez
coupé, étant bien entendu que la punition serait suspendue si elles se
dédiaient à la Foi, tant qu’elles resteraient fidèles à leurs vœux.
La haute naissance de Cassandra Baratheon la préserva de la même
punition ; elle était, après tout, l’aînée des enfants du défunt lord Borros et
sœur de l’actuel sire d’Accalmie, et avait naguère été promise au roi
Aegon II. Bien que sa mère, lady Elenda, ne soit pas en assez bonne santé
pour assister aux procès, elle avait envoyé trois des bannerets de son fils
afin de s’exprimer au nom d’Accalmie. Par leur entremise (et celle de lord
Grandison, dont les terres et le donjon se situaient aussi dans les terres de
l’Orage), il fut arrangé que lady Cassandra épouserait un petit chevalier
nommé ser Walter Montbrun, qui régnait sur quelques arpents de terre au
cap de l’Ire, depuis un château souvent décrit comme étant fait de « boue et
de racines d’arbres ». Trois fois veuf, ser Walter avait fait à ses épouses
précédentes seize enfants, dont treize vivaient encore. Lady Elenda avait
songé que s’occuper de ces enfants et de tout fils ou fille supplémentaire
qu’elle pourrait elle-même donner à ser Walter empêcherait lady Cassandra
de manigancer de nouvelles trahisons. (Ce fut en effet le cas.)
Ceci concluait le dernier des procès en trahison, mais les cachots au-
dessous du Donjon Rouge n’étaient pas encore vidés. Le sort des frères de
lady Larra, Lotho et Roggerio, restait à décider. Bien qu’innocents de haute
trahison, de meurtre et de conspiration, ils restaient accusés de fraude et de
vol ; l’effondrement de la banque Rogare avait mené à la ruine des milliers
de personnes, à Westeros comme à Lys. Bien que liés par le mariage à la
maison Targaryen, les frères n’étaient eux-mêmes ni rois ni princes, et leurs
seigneuries n’étaient que des courtoisies vides de sens, s’entendirent à
penser lord Manderly et le Grand Mestre Munkun ; ils seraient jugés et
punis.
En cela, les Sept Couronnes étaient très en retard sur la cité libre de Lys,
où la chute de la banque Rogare avait conduit inexorablement à la ruine
complète de la maison qu’avait édifiée Lysandro le Magnifique. Le palais
qu’il avait légué à sa fille Lysara avait été saisi, en même temps que les
demeures de ses autres enfants, avec tout leur mobilier. Une poignée de
galères de commerce de Drako Rogare apprit la chute de la maison à temps
pour changer de cap et rejoindre Volantis, mais pour chacun des vaisseaux
sauvés, neuf furent perdus, avec leur cargaison, les quais et les entrepôts
Rogare. À lady Lysara on confisqua son or, ses bijoux et ses robes ; à lady
Marra ses livres. Fredo Rogare vit les magistrats saisir le Jardin Parfumé,
alors qu’il tentait de le vendre. On mit à l’encan ses esclaves, en même
temps que ceux de ses frères et sœurs, légitimes ou bâtards. Quand cela se
révéla insuffisant à couvrir plus d’un dixième des dettes laissées par
l’effondrement de la banque, les Rogare eux-mêmes furent vendus comme
esclaves, avec leurs enfants. Les filles de Fredo et de Lysaro Rogare
seraient bientôt de retour au Jardin Parfumé, où elles avaient joué enfants,
mais comme esclaves de couche, et non comme propriétaires.
Lysaro Rogare, artisan de la perte de sa famille, ne s’en tira pas non plus.
Ses gardes eunuques et lui furent capturés dans la ville de Volon Therys sur
la Rhoyne, alors qu’ils attendaient un bateau pour leur faire traverser le
fleuve. Loyaux jusqu’au bout, les Immaculés moururent jusqu’au dernier en
combattant pour le protéger… mais il n’en restait que vingt avec lui (bien
qu’il en ait pris cent en fuyant Lys, Lysaro avait été obligé de vendre la
plupart en route), et ils se retrouvèrent tous piégés et cernés dans une
bataille confuse et sanglante près des quais. Une fois capturé, Lysaro fut
envoyé en aval à Volantis, où les Triarques le proposèrent contre une
certaine somme à son frère Drako. Drako déclina l’offre et suggéra aux
Volantains de le revendre plutôt à Lys. Ainsi Lysaro Rogare fut-il renvoyé à
Lys, enchaîné à une rame dans le ventre d’un navire esclavagiste volantain.
Au cours de son procès, lorsqu’on lui demanda ce qu’il avait fait de tout
l’or qu’il avait volé, Lysaro éclata de rire et commença à indiquer certains
magistrats de l’assemblée, en expliquant : « Je l’ai employé à le soudoyer,
lui et lui, et lui, et lui », désignant une douzaine d’hommes avant qu’on
parvienne à le réduire au silence. Cela ne le sauva pas. Les hommes qu’il
avait achetés votèrent avec le reste pour le condamner (et conservèrent
également leurs pots-de-vin, car les magistrats de Lys font passer la cupidité
avant l’honneur, comme chacun sait).
Lysaro fut condamné à être enchaîné nu à un pilier devant le temple du
Commerce, où tous ceux qu’il avait spoliés auraient le droit de le fouetter,
le nombre de coups de fouet accordé à chacun devant être déterminé par
l’étendue de ses pertes. Et on en fit ainsi. Il est écrit que sa sœur Lysara et
son frère Fredo faisaient partie de ceux qui manièrent le fouet, tandis que
d’autres Lysiens pariaient sur l’heure de sa mort. Lysaro expira à la
septième heure du premier jour de ses flagellations. Ses os resteraient
enchaînés trois ans au pilier, jusqu’à ce que son frère Moredo les retire et
les enterre dans la crypte familiale.
À cette occasion, au moins, la justice lysienne se révéla considérablement
plus dure que celle des Sept Couronnes. Beaucoup à Westeros auraient été
ravis de voir Lotho et Roggerio Rogare subir le même sort terrible que
Lysaro, car l’effondrement de la banque Rogare avait réduit à la misère de
grands seigneurs et d’humbles négociants… mais même ceux qui les
détestaient le plus ne purent présenter l’ombre d’une preuve qu’ils
connaissaient les malversations de leur frère à Lys, ou qu’ils avaient
bénéficié de ses détournements, sous quelque forme que ce soit.
Finalement, le banquier Lotho fut jugé coupable de vol, pour avoir pris
de l’or, des bijoux et de l’argent qui ne lui appartenaient pas et avoir échoué
à les restituer sur demande. Lord Manderly lui donna à choisir entre prendre
le noir ou avoir la main droite coupée, comme s’il était un vulgaire voleur.
« Alors, loué soit Yndros : je suis gaucher », répondit Lotho en choisissant
la mutilation. On ne put rien prouver du tout contre son frère Roggerio,
mais lord Manderly le condamna quand même à sept coups de fouet.
« Pourquoi ? se récria Roggerio, atterré.
— Pour être un maudit Lysien », riposta Torrhen Manderly.
Une fois la sentence exécutée, les deux frères quittèrent Port-Réal.
Roggerio ferma son bordel, vendant le bâtiment, les tapis, les tentures, les
lits et autre mobilier, même les perroquets et les singes, employant la
somme ainsi réunie pour s’acheter un navire, une grande cogue qu’il baptisa
La Fille de la Sirène. C’est ainsi que sa maison de plaisirs renaquit, cette
fois-ci avec des voiles. Pendant les années qui suivraient, Roggerio
naviguerait en tous sens sur le détroit, vendant du vin épicé, des mets
exotiques et des plaisirs charnels aux habitants des grands ports comme des
humbles villages de pêcheurs. Son frère Lotho, avec une main en moins, fut
recueilli par lady Samantha, la maîtresse de lord Lyonel Hightower, et il
rentra avec elle à Villevieille. Les Hightower n’avaient pas confié ne serait-
ce qu’un liard au Lysien, aussi demeuraient-ils une des maisons les plus
riches de Westeros, seulement deuxième, peut-être, derrière les Lannister de
Castral Roc, et lady Sam souhaitait savoir comment mieux employer cet or.
Ainsi naquit la banque de Villevieille, qui enrichit encore la maison
Hightower.
(Moredo Rogare, l’aîné des trois frères qui étaient arrivés à Port-Réal
avec lady Larra, se trouvait à Braavos durant les procès, pour traiter avec
les garde-clés de la Banque de Fer. Avant la fin de l’année, il prendrait la
mer pour Tyrosh, riche d’or braavien, afin d’engager des vaisseaux et des
épées pour attaquer Lys. C’est une histoire pour une autre occasion,
toutefois, qui dépasse notre projet présent.)
Le roi Aegon III n’apparut pas une seule fois pour siéger sur le trône de
fer durant le procès des frères, mais le prince Viserys vint chaque jour
s’asseoir auprès de sa femme. Ce que Larra de Lys pensa de la justice de la
Main, ni Champignon ni les chroniques de cour ne nous en parlent, sinon
pour noter qu’elle pleura quand lord Torrhen énonça son verdict.
Peu de temps après, les seigneurs commencèrent à prendre congé, chacun
vers son siège personnel, et la vie reprit à Port-Réal comme avant, sous les
nouveaux régents et Main du Roi… quoique sous la seconde plus que sous
les premiers. « Ce sont les dieux qui ont choisi nos nouveaux régents,
commenta Champignon, et il semblerait que les dieux soient aussi sots que
des seigneurs. » Il n’avait pas tort. Lord Gerblance adorait chasser au
faucon, lord Merryweather adorait banqueter et lord Grandison adorait
dormir, et chacun des trois considérait les deux autres comme des sots mais,
au bout du compte, cela n’eut aucune importance, car Torrhen Manderly se
révéla une Main honnête et capable, de laquelle on a dit fort exactement
qu’elle était cassante et gourmande, mais juste. Certes, le roi Aegon ne la
prit jamais en amitié, mais Sa Grâce n’avait pas une nature confiante, et les
événements de l’année qui venait de s’écouler n’avaient réussi qu’à
accroître ses soupçons. On ne pouvait pas dire non plus que lord Torrhen
manifestait un respect considérable pour le roi, qu’il qualifiait de « gamin
boudeur » quand il écrivait à sa fille à Blancport. Manderly eut de
l’attachement vis-à-vis du prince Viserys, toutefois, et il était fou de la reine
Daenaera.
Si la régence du Nordien fut relativement brève, elle fut loin de se
dérouler sans incident. Avec l’aide considérable du Faucon Doré, Isembard
Arryn, Manderly procéda à une réforme majeure des impôts, apportant plus
de revenus à la Couronne et un soulagement à ceux qui purent prouver
qu’ils avaient subi des pertes lors du pillage de la banque Rogare. Avec le
lord Commandant, il ramena la Garde Royale à sept membres, accordant
des manteaux blancs à ser Edmund Warrick, ser Dennis Whitfield et ser
Agramore Delépi pour remplacer Marston Waters, Mervyn Flowers et
Amaury Peake. Il rejeta officiellement le pacte qu’Alyn Poingdechêne avait
signé pour assurer la libération du prince Viserys, par raison que l’accord
avait été conclu non pas avec la cité libre de Lys, mais avec la maison
Rogare, dont on ne pouvait prétendre qu’elle existait toujours.
Maintenant que ser Gareth Long était au Mur, le Donjon Rouge avait
besoin d’un nouveau maître d’armes. Lord Manderly nomma un excellent
jeune bretteur nommé ser Lucas Lothston. Petit-fils d’un chevalier errant,
ser Lucas était un instructeur patient qui devint bientôt un favori du prince
Viserys et gagna même le respect réticent du roi Aegon. Comme lord
Confesseur, Manderly retint mestre Rowley, un jeune homme au visage
glabre nouvellement arrivé de Villevieille, où il avait étudié sous
l’archimestre Sandeman, réputé pour être le plus sage guérisseur de
l’histoire de Westeros. Ce fut le Grand Mestre Munkun qui insista pour la
nomination de Rowley. « Un homme qui sait apaiser la douleur saura aussi
l’infliger, expliqua-t-il à la Main, mais il importe également que nous ayons
un lord Confesseur qui voie sa tâche comme un devoir et non comme un
plaisir. »
La veille du jour du Ferrant, Larra de Lys donna au prince Viserys un
deuxième fils, un garçon gros et vigoureux que le prince nomma Aemon.
On donna un banquet pour célébrer l’événement, et tous se réjouirent de la
naissance d’un nouveau prince… à l’exception peut-être de son frère d’un
an et demi, Aegon, qu’on découvrit en train de frapper le bébé avec l’œuf
de dragon qu’on avait placé dans son berceau. Il n’y eut aucun mal, car les
hurlements d’Aemon firent promptement accourir lady Larra pour désarmer
et sanctionner son fils aîné.
Peu de temps après, l’envie de bouger démangea lord Alyn Poingdechêne
et il commença à dresser des plans pour le deuxième de ses six grands
voyages. Les Velaryon avaient confié une grande partie de leur or à Lotho
Rogare, et perdu en conséquence plus de la moitié de leur richesse. Pour
rétablir leur fortune, lord Alyn assembla une grande flotte de vaisseaux
marchands, avec une douzaine de ses galères de guerre pour les garder, dans
l’intention de voguer vers l’Antique Volantis via Pentos, Tyrosh et Lys, en
visitant Dorne sur le chemin du retour.
On dit que son épouse et lui se querellèrent avant le voyage, car lady
Baela était du sang du dragon et prompte à s’emporter, et qu’elle avait trop
entendu le seigneur son époux parler de la princesse Aliandra de Dorne. Ils
finirent pourtant par se réconcilier, comme toujours. La flotte leva l’ancre
au milieu de l’année, menée par Poingdechêne dans une galère qu’il nomma
la Hardie Marilda, en hommage à sa mère. Lady Baela resta à Lamarck
avec le deuxième enfant de lord Alyn qui croissait en elle.
Le seizième anniversaire du roi approchait. Avec le royaume en paix et le
printemps en pleine floraison, lord Torrhen Manderly décida que le roi
Aegon et la reine Daenaera devraient accomplir une pérégrination royale
pour marquer son accession à la majorité. Il serait bon pour le jeune homme
de voir les terres qu’il gouvernait, raisonnait la Main, de se montrer à son
peuple. Aegon était grand et bien fait, et sa charmante jeune reine
apporterait le charme qui pouvait manquer au roi. Assurément, le peuple
l’adorerait, ce qui ne pouvait que bénéficier au solennel jeune roi.
Les régents marquèrent leur approbation. On prépara une grande
pérégrination qui durerait une année entière, et entraînerait Sa Grâce dans
des régions du royaume qui n’avaient encore jamais vu de roi. De Port-
Réal, ils gagneraient Sombreval et Viergétang et de là embarqueraient pour
Goëville. Après une visite aux Eyrié, ils reviendraient à Goëville et
mettraient le cap sur le Nord, avec une escale aux Trois Sœurs.
Blancport offrirait au roi et à la reine un accueil comme ils n’en avaient
jamais vu, promit lord Manderly. Ensuite, ils pourraient poursuivre vers le
nord jusqu’à Winterfell, peut-être même visiteraient-ils le Mur, avant de
repartir vers le sud, suivant la route Royale jusqu’au Neck. Sabitha Frey les
recevrait aux Jumeaux, ils iraient voir lord Benjicot à Corneilla et, bien
entendu, s’ils rendaient visite aux Nerbosc, ils devraient passer le même
temps avec les Bracken. Quelques nuits à Vivesaigues et ils traverseraient
les collines vers l’ouest, pour visiter lady Johanna à Castral Roc.
De là, ils descendraient la route de l’Océan jusqu’au Bief… Hautjardin,
Boisdoré, Vieux Rouvre… Il y avait un dragon à Rougelac, cela ne plairait
pas à Aegon, mais on pouvait aisément contourner Rougelac… une visite à
l’un des sièges d’Unwin Peake pourrait contribuer à amadouer l’ancienne
Main. À Villevieille, on réussirait sans doute à persuader le Grand Septon
en personne de donner sa bénédiction au roi et à la reine, et lord Lyonel et
lady Sam profiteraient de l’occasion pour montrer au roi que les splendeurs
de leur ville dépassaient de loin celles de Port-Réal. « Ce sera une
pérégrination comme le royaume n’en a pas vue depuis plus d’un siècle,
annonça le Grand Mestre Munkun à Sa Grâce. Le printemps est une époque
de nouveaux départs, sire, et ceci marquera le véritable commencement de
votre règne. Des Marches de Dorne jusqu’au Mur, tous sauront que vous
êtes leur roi, et Daenaera leur reine. »
Torrhen Manderly approuva. « Ça fera du bien au petit de sortir de ce
foutu château, déclara-t-il à portée d’oreille de Champignon. Il pourra
chasser à courre et au faucon, escalader une montagne ou deux, pêcher le
saumon dans la Blanchedague, voir le Mur. Des banquets chaque soir. Ça ne
lui ferait pas de mal de mettre un peu de viande sur tous ses os. Qu’il goûte
à une bonne bière du Nord, tellement épaisse qu’on peut la trancher avec
une épée. »
Les préparatifs pour les célébrations de l’anniversaire du roi et la
pérégrination royale qui lui succéderait absorbèrent toute l’attention de la
Main et des trois régents durant les jours qui suivirent. On dressa des listes
de seigneurs et chevaliers désireux d’accompagner le roi, on les déchira et
on en dressa de nouvelles. On ferra les chevaux, on polit les armures, on
répara et repeignit chariots et chalets roulants, on ravauda les bannières.
Des centaines de corbeaux allèrent et vinrent à travers les Sept Couronnes,
chaque seigneur et chevalier fieffé de Westeros sollicitant l’honneur d’une
visite royale. On découragea avec tact le désir de lady Rhaena
d’accompagner la pérégrination sur son dragon, tandis que sa sœur Baela
déclarait qu’elle viendrait aussi, qu’on veuille d’elle ou non. Même les
vêtements que porteraient le roi et la reine firent l’objet de délibérations
posées. Les jours où la reine porterait du vert, décida-t-on, Aegon porterait
son noir coutumier. Mais quand la petite reine serait habillée du rouge et
noir de la maison Targaryen, le roi revêtirait une cape verte, afin que les
deux couleurs soient visibles partout où ils se rendaient.
Quelques questions restaient en débat quand arriva enfin l’anniversaire
d’Aegon. Un grand banquet devait se tenir ce soir-là dans la salle du trône,
et la vénérable guilde des Alchimistes avait promis des déploiements de
pyromancie tels que le royaume n’en avait jamais vus.
C’était encore le matin, toutefois, quand le roi Aegon entra dans la salle
du conseil où lord Torrhen et les régents discutaient pour savoir s’il fallait
ou non inclure Chutebourg dans la pérégrination.
Quatre chevaliers de la Garde Royale accompagnaient le jeune roi dans la
salle du conseil. De même, Sandoq l’Ombre, voilé et silencieux, portant sa
grande épée. Sa présence inquiétante jeta un froid dans la salle. L’espace
d’un instant, même Torrhen Manderly perdit l’usage de sa langue.
« Lord Manderly, annonça le roi Aegon dans le silence soudain, ayez
l’obligeance de dire quel âge j’ai, je vous prie.
— Vous avez seize ans aujourd’hui, Votre Grâce, répondit lord Manderly.
Un homme fait. Il est temps pour vous de prendre entre vos mains le
gouvernement des Sept Couronnes.
— Je vais le faire, répondit Aegon. Vous occupez mon siège. »
La froideur de sa voix surprit chacun des hommes présents, écrirait des
années plus tard le Grand Mestre Munkun. Troublé et ébranlé, Torrhen
Manderly entreprit d’extraire sa masse considérable du siège à la tête de la
table du conseil, avec un coup d’œil inquiet du côté de Sandoq l’Ombre.
Tandis qu’il tenait le siège pour le roi, il dit : « Votre Grâce, nous débattions
de la pérégrination…
— Il n’y aura pas de pérégrination, déclara le roi en s’asseyant. Je ne
passerai pas un an à cheval, à dormir dans des lits inconnus et à échanger
des fadaises polies avec des seigneurs avinés, dont la moitié seraient
heureux de me voir mort si cela leur rapportait un liard. Si quelqu’un a
besoin de me parler, il me trouvera sur le trône de fer. »
Torrhen Manderly insista. « Sire, assura-t-il, cette pérégrination ferait tant
et plus pour vous gagner l’amour du peuple.
— J’ai l’intention d’apporter au peuple la paix, de quoi manger et la
justice. Si cela ne suffit pas à me valoir son amour, que Champignon parte
en pérégrination. Ou peut-être devrions-nous envoyer un ours qui danse.
Quelqu’un m’a dit un jour que le peuple n’aimait rien tant que les ours qui
dansent. Vous pouvez annuler le banquet de ce soir, par la même occasion.
Renvoyez les seigneurs chez eux dans leurs forteresses et donnez les plats
aux affamés. Des ventres pleins et des ours qui dansent, voici quelle sera
ma politique. » Aegon se tourna alors vers les trois régents. « Messires
Gerblance, Grandison et Merryweather, je vous remercie de vos services.
Considérez-vous libres de prendre congé. Je n’aurai plus besoin de régents.
— Et Votre Grâce aura-t-elle besoin d’une Main ? demanda lord
Manderly.
— Un roi devrait avoir une Main qu’il a choisie lui-même, jugea
Aegon III en se remettant debout. Vous m’avez bien servi, sans doute,
comme vous avez servi ma mère avant moi, mais ce sont mes seigneurs qui
vous ont choisi. Vous pouvez regagner Blancport.
— Avec plaisir, sire, répondit Manderly d’une voix que le Grand Mestre
Munkun décrirait par la suite comme un grondement. Je n’ai pas bu une
bière décente depuis que je suis arrivé dans cette fosse puante de château. »
Sur quoi il retira la chaîne de sa charge et la déposa sur la table du conseil.
Moins d’une demi-lune plus tard, lord Manderly s’embarqua pour
Blancport avec une petite suite d’épées liges et de domestiques… parmi
lesquels Champignon. Le fou avait pris le gras Nordien en affection,
semblerait-il, et avait accepté avec empressement son offre d’une place à
Blancport plutôt que de rester auprès d’un roi qui souriait rarement et ne
riait jamais. « J’étais un fou, mais point assez fou pour rester auprès de ce
fou », nous dit-il.
Le nain survivrait au jeune roi qu’il abandonnait. Les volumes ultérieurs
de son Témoignage, remplis d’anecdotes hautes en couleur sur sa vie à
Blancport, son séjour à la cour du Seigneur de la Mer de Braavos, son
voyage à Port-Ibben, et ses années parmi les baladins de la Dame qui
zézaie, sont précieux à leur titre, bien que moins utiles à notre présente
entreprise… aussi, à regret, le petit homme à la bouche ordurière doit-il
quitter notre histoire. Bien qu’il n’ait jamais été le plus fiable des
chroniqueurs, le nain énonçait des vérités que nul autre n’osait formuler et il
était souvent cocasse, au surplus.
Champignon nous conte que la cogue sur laquelle naviguaient lord
Manderly et sa suite s’appelait le Joyeux Loup de mer mais que l’humeur à
bord était loin d’être joyeuse tandis qu’ils faisaient route vers le nord à
destination de Blancport. Torrhen Manderly n’avait jamais aimé « ce gamin
boudeur », ainsi que ses lettres à sa fille en attestent pleinement, et il ne
pardonnerait jamais au roi la brusquerie avec laquelle il l’avait congédié, ni
celle par laquelle Sa Grâce avait « assassiné » la pérégrination royale, une
fin brutale que sa seigneurie perçut comme un affront personnel,
profondément humiliant.
Quelques instants après avoir pris le gouvernement des Sept Couronnes
entre ses mains, le roi Aegon III s’était fait un ennemi d’un homme qui
avait compté parmi ses serviteurs les plus léaux et les plus dévoués.
Ce fut ainsi que le règne des régents connut une fin misérable, et que
commença le règne brisé du Roi Brisé.
LA SUCCESSION DES TARGARYEN
Datée en années après la Conquête d’Aegon

1–37 Aegon Ier, le Conquérant, le Dragon


37–42 Aenys Ier, fils d’Aegon Ier et de Rhaenys
42–48 Maegor Ier, le Cruel, fils d’Aegon Ier et de Visenya
48–103 Jaehaerys Ier, le Vieux Roi, le Conciliateur ; fils d’Aenys
103–129 Viserys Ier, petit-fils de Jaehaerys
129–131 Aegon II, fils aîné de Viserys [L’accession au Trône d’Aegon II fut
disputée par sa demi-sœur Rhaenyra, de dix ans son aînée. Tous deux périrent
dans la guerre qui les opposa, appelée par les rhapsodes la Danse des
Dragons.]
131–157 Aegon III, la Perte des Dragons, fils de Rhaenyra [Le dernier des
dragons Targaryen mourut durant le règne d’Aegon III.]
157–161 Daeron Ier, le Jeune Dragon, l’Enfant Roi, fils aîné d’Aegon III
[Daeron conquit Dorne, mais fut incapable de la conserver et mourut jeune.]
161–171 Baelor Ier, le Bien-Aimé, le Bienheureux ; septon et roi, fils cadet
d’Aegon III
171–172 Viserys II, frère cadet d’Aegon III
172–184 Aegon IV, l’Indigne, fils aîné de Viserys [Son cadet, le prince
Aemon le Chevalier-Dragon, fut le champion et, aux dires de certains,
l’amant de la reine Naerys.]
184–209 Daeron II, le Bon, fils de la reine Naerys, par Aegon ou Aemon
[Daeron amena Dorne dans le royaume en épousant la princesse Mariah de
Dorne.]
209–221 Aerys Ier, deuxième fils de Daeron II [Il ne laissa aucun
descendant.]
221–233 Maekar Ier, quatrième fils de Daeron II
233–259 Aegon V, l’Improbable, quatrième fils de Maekar
259–262 Jaehaerys II, deuxième fils d’Aegon l’Improbable
262–283 Aerys II, le Roi Fou, fils unique de Jaehaerys II
Ici s’acheva la lignée des rois-dragons, quand Aerys II fut détrôné et tué, en
même temps que son héritier présomptif, le prince Rhaegar Targaryen, occis
par Robert Baratheon sur le Trident.
TABLE

FEU ET SANG
UNE HISTOIRE DES ROIS TARGARYEN DE WESTEROS - PARTIE 1
La Conquête d’Aegon
Le règne du Dragon (Les guerres du roi Aegon Ier)
Le Dragon avait trois têtes (Le gouvernement sous le roi Aegon Ier)
Les fils du Dragon
Du prince au roi (L’ascension de Jaehaerys Ier)
L’Année des Trois Épouses (49 apC)
Un surplus de dirigeants
Le temps de la mise à l’épreuve (La refonte du royaume)
Naissance, mort et trahison (sous le règne de Jaehaerys Ier)
Jaehaerys et Alysanne (Leurs triomphes et leurs tragédies)
Le long règne (Jaehaerys et Alysanne Diplomatie, descendance et
douleur)

FEU ET SANG
UNE HISTOIRE DES ROIS TARGARYEN DE WESTEROS - PARTIE 2
Les héritiers du Dragon (Une affaire de succession)
La Mort des Dragons (Les Noirs et les Verts)
La Mort des Dragons (Fils pour fils)
La Mort des Dragons (Le Dragon rouge et le Dragon d’or)
La Mort des Dragons (Le triomphe de Rhaenyra)
La Mort des Dragons (La chute de Rhaenyra)
La Mort des Dragons (Le bref et triste règne du roi Aegon II)
L’Après-guerre (L’Heure du Loup)
Sous les régents (La Main encagoulée)
Sous les régents (La guerre, la paix et les foires au bétail)
Sous les régents (Le voyage d’Alyn Poingdechêne)
Le Printemps lysien et la fin de la Régence

La succession des Targaryen


Notes

1. C’est du moins ainsi qu’a été rapportée la confrontation aux portes de


Peyredragon par le Grand Mestre Benifer, qui se trouvait là et y a assisté.
Jusqu’à ce jour, le récit a partout été un des préférés des pucelles éperdues
d’amour et de leurs soupirants dans les Sept Couronnes, et bien des bardes
ont chanté la valeureuse Garde Royale, sept hommes en manteau blanc face
à une demi-centaine. Toutes ces versions négligent néanmoins la présence
de la garnison du château ; les documents qui ont pu nous parvenir
indiquent qu’il y avait à l’époque vingt archers et autant de gardes,
stationnés à Peyredragon sous le commandement de ser Merrell Bufflon et
de ses fils, Alyn et Howard. Où se portait leur loyauté à ce moment-là, quel
rôle ils auraient pu jouer dans une confrontation, nul ne le saura jamais,
mais suggérer que les Sept du roi se tenaient seuls serait peut-être présumer
trop vite.
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1. Il importe de noter, sous peine d’être accusé d’omission, qu’il y avait en
50 une quatrième reine à Westeros. La reine Elinor de la maison Costayne,
deux fois veuve, qui avait découvert le roi Maegor mort sur le trône de fer,
avait quitté Port-Réal après l’avènement de Jaehaerys. Revêtue de robes de
pénitente et accompagnée seulement d’une demoiselle de compagnie et
d’un homme d’armes léal, elle gagna les Eyrié dans le Val d’Arryn pour
visiter l’aîné de ses trois fils par ser Theo Boulin et, de là, Hautjardin dans
le Bief, où son deuxième fils avait été placé comme pupille de lord Tyrell.
Une fois satisfaite de les voir en bonne condition l’ancienne reine récupéra
son plus jeune fils et regagna le siège de son père, à Trois Tours dans le
Bief, où elle déclara vouloir vivre dans la paix le restant de ses jours. Le
destin et le roi Jaehaerys avaient d’autres plans pour elle, ainsi que nous le
verrons. Qu’il suffise de dire que la reine Elinor ne joua aucun rôle dans les
événements de l’an 50.
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2. Certains exemplaires de Mémoires d’une gourgandine comportent un
épisode érotique supplémentaire dans lequel lord Rogar en personne a des
rapports charnels avec la fille « toute la nuit durant », mais il s’agit très
probablement d’un ajout ultérieur par quelque scribe égrillard ou un
entremetteur dépravé.
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3. On raconte que, bien des années plus tard, alors que le roi Aegon IV était
pris de boisson, quelqu’un souleva la question en sa présence. Sa Grâce
aurait ri et exprimé sa conviction que, si lord Rogar n’était pas un sot, il
avait donné pour instruction à toutes les pucelles envoyées à Peyredragon
en 50 de coucher avec le jeune roi, puisque la Main ne pouvait savoir
laquelle plairait le plus à Jaehaerys. Cette suggestion tristement célèbre a
pris racine dans le peuple, mais aucune preuve d’aucune sorte ne la soutient
et on peut sans risque la rejeter.
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1. Ser Orryn Baratheon ne rentra jamais à Westeros. Avec les hommes qui
l’avaient accompagné à Villevieille, il fit la traversée jusqu’à la cité libre de
Tyrosh, où il se plaça au service de l’archonte. Un an plus tard, il épousa la
fille de celui-ci, la pucelle à laquelle son frère Rogar avait songé marier le
roi Jaehaerys pour assurer une alliance entre le Trône de Fer et la cité libre.
Accorte jouvencelle aux cheveux bleu-vert et aux plaisantes manières,
l’épouse de ser Orryn ne tarda pas à lui donner une fille, bien qu’on ait pu
douter qu’elle soit bien de lui car, comme nombre de femmes dans les cités
libres, elle dispensait libéralement ses faveurs. Lorsque s’acheva la
mandature de son beau-père comme archonte, ser Orryn perdit lui aussi son
poste et fut obligé de quitter Tyrosh pour Myr, où il entra chez les Hommes
de la Pucelle, une compagnie libre à la réputation particulièrement
exécrable. Il fut tué peu après dans les Terres Disputées, au cours d’une
bataille contre les Hommes de Valeur. Nous n’avons aucune connaissance
de ce qu’il advint de sa femme et de sa fille.
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1. Jamais Rogar Baratheon ne se remaria.
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1. Par la suite, afin d’éviter de confondre les deux princes, nous ferons
référence au fils de la reine Alicent sous le nom d’Aegon l’Aîné et à celui
de la princesse Rhaenys par le nom d’Aegon le Jeune.
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1. Initialement, les deux prétendants au Trône de Fer arboraient le dragon à
trois têtes de la maison Targaryen, rouge sur noir, mais, à la fin de l’année
129, tant Aegon que Rhaenyra avaient introduit des variations afin de
distinguer leurs partisans de l’ennemi. Le roi changea la couleur du dragon
sur ses bannières du rouge à l’or, pour célébrer les brillantes écailles dorées
de son dragon Feux-du-Soleyl, tandis que la reine écartelait les armes des
Targaryen avec celles de la maison Arryn et de la maison Velaryon, en
l’honneur de la dame sa mère et de son premier époux, respectivement.
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1. Quelle que soit la façon dont il est mort, on ne peut nier que Daeron
Targaryen, benjamin du roi Viserys Ier par la reine Alicent, soit mort à la
seconde bataille de Chutebourg. On a démontré de façon définitive que les
prétendus princes qui sont apparus sous son nom durant le règne d’Aegon
III étaient des imposteurs.
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1. Comme par la volonté des dieux, sept jours plus tard, la dame son épouse
donna naissance à Accalmie à ce fils et héritier que lord Borros désirait
depuis si longtemps. Sa seigneurie avait laissé des instructions pour qu’on
nomme l’enfant Aegon si c’était un garçon, en l’honneur du roi. Mais,
apprenant la mort de son seigneur au combat, lady Baratheon baptisa
l’enfant Olyver, comme son propre père.
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1. Tel est du moins le récit que nous en fait Champignon. La Chronique
véritable de Munkun attribue une cause différente au changement d’avis de
lord Lyonel, toutefois. On se souviendra que les Hightower, si riches et
puissants qu’ils soient, restaient des bannerets jurés à la maison Tyrell de
Hautjardin, où le frère de sa seigneurie, Garmund, était page. Les Tyrell
n’avaient pris aucune part à la Danse (gouvernés comme ils l’étaient par un
petit seigneur encore dans ses langes), mais voici qu’ils se manifestèrent
enfin, interdisant à lord Lyonel de lever une armée ou de partir en guerre
sans leur permission. S’il devait désobéir, son frère paierait cette insolence
de sa vie… car chaque pupille est aussi un otage, comme l’a un jour dit un
sage. C’est du moins ce qu’affirme le Grand Mestre Munkun.
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2. La rencontre ne se passa toutefois pas aussi bien que les jumelles
l’avaient espéré. À la vue du dragon de lady Rhaena, le prince blêmit et il
ordonna aux Nordiens qui le gardaient d’emporter « cette misérable
créature hors de ma vue ».
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