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Michèle Marineau La Troisième Lettre
Michèle Marineau La Troisième Lettre
Collection QA compact
Adulte
La Troisième Lettre, coll. Tous Continents, 2007.
Jeunesse
La route de Chlifa, coll. Titan+, 1992, réédition 2010.
• Prix littéraire du Gouverneur général du Canada
1993
• Prix 12/17 Brive-Montréal 1993
• Prix Alvine-Bélisle 1993
• Livre préféré des jeunes Communication-jeunesse
1993-1994
• Roman préféré des 18-108 ans, Sondage « Coup de
coeur » 1997
SÉRIE MARION
Marion et le royaume d'Einomrah, Dominique et compagnie,
2009.
Marion et le Nouveau Monde, Dominique et compagnie,
2002.
• Prix Québec / Wallonie-Bruxelles 2003
Cassiopée, coll. QA Compact, 2002.
• Livre préféré des jeunes de 12-17 ans au palmarès
de Communication-Jeunesse 2003-2004
Rouge poison, coll. Titan, 2000.
• Prix du livre M. Christie 2001
Les vélos n'ont pas d'états d'âme, coll. Titan, 1998.
• Mention spéciale du jury – Prix Alvine-Bélisle
• Traduit en anglais
L'Homme du Cheshire, coll. Bilbo, 1990.
Cassiopée – L'Été des baleines, coll. Titan, 1989.
Cassiopée – L'Été polonais, coll. Titan, 1988.
• Prix du Gouverneur général
• Traduit en suédois, en espagnol, en catalan et en
basque
Albums
Barbouillette !, Québec Amérique, 2011.
Cendrillon, Les 400 coups, 2000.
L'Affreux, Les 400 coups, 2000.
La Troisième
Lettre
Catalogage avant publication de Bibliothèque et
Archives nationales du Québec et Bibliothèque et
Archives Canada
Marineau, Michèle
La troisième lettre
(Collection QA compact)
Éd. originale : 2006.
Publ. à l'origine dans la coll. : Tous continents.
ISBN 978-2-7644-1311-1 (Version imprimée)
ISBN 978-2-7644-1326-5 PDF
ISBN 978-2-7644-1941-0 EPUB
I. Titre.
PS8576.A657T76 2011 C843'.54 C2011-941106-7
PS9576.A657T76 2011
Québec Amérique
329, rue de la Commune Ouest, 3e étage
Montréal (Québec) Canada H2Y 2E1
Téléphone : 514 499-3000, télécopieur : 514 499-3010
Imprimé au Canada
MICHÈLE MARINEAU
La Troisième
Lettre
Québec Amérique
À François
Nancy Huston
Professeurs de désespoir
Prologue
« Here he is… »
Première partie
Lettres
Chapitre 1
Mercredi 4 mai
Traison et mensonges sont toujours puni.
— Oui.
— Et alors ? »
Chapitre 2
Jeudi 5 mai
Agathe fouille dans son sac à dos, d'où elle extirpe trois
enveloppes qu'elle dépose devant Florence.
Traison et mensonges sont toujours puni.
— Florence ! »
Agathe soupire.
— Non, je suis sûre que non… Je n'ai fait que passer, c'est
tout, et je n'ai eu aucun contact avec des gens de là-bas.
Sans compter que ces séjours datent déjà de quelques
années… »
La piste Halifax semblant épuisée pour l'instant, Florence
relance Agathe sur la conversation qu'elle a eue avec son
amant.
Florence soupire.
— Mouchette ?
— C'est sa chatte.
— … Et alors ?
— Alors, je suggère que tu montres les lettres à Hubert. Il
pourrait t'aider… »
Chapitre 3
Jeudi 5 mai (suite)
« Allô ? »
— Oui. »
Chapitre 4
Vendredi 6 mai
— Tant pis… »
Florence saisit son sac à main et, du bout des doigts,
esquisse un signe d'au revoir.
— Pardon ? »
— Mais pourquoi ? »
« À cause de Mouchette.
« Ça va ? Je passe le test ? »
« Pas de traitements. »
Chapitre 5
Samedi 7 mai
Nathalie sait très bien que son mari déteste cette visite
annuelle et qu'il ne se prête au jeu que pour prouver qu'il
est un mari attentionné. Il a, comme ça, quelques habitudes
immuables (le souper du samedi soir à la maison, les fêtes
en famille, la soirée à l'opéra avec les enfants, le bal de la
Saint-Valentin du Musée des beaux-arts auquel il assiste
avec Nathalie) qui lui servent à affirmer sa qualité, et ses
qualités, de père et d'époux, et dont il s'acquitte avec un
zèle touchant. Nathalie aurait parfois envie de lui dire qu'il
n'a pas besoin de se donner tout ce mal, mais elle a compris
depuis longtemps que c'est davantage pour lui-même que
pour sa famille que Laurent éprouve ainsi le besoin de bien
jouer son rôle de père et d'époux. Car c'est bien d'un rôle
qu'il s'agit. Un rôle que Laurent endosse de temps en temps,
qu'il interprète avec tout le talent qu'on lui connaît, puis
qu'il met de côté jusqu'à la fois suivante. Peut-être a-t-il
l'impression de compenser ses infidélités ou ses
manquements envers sa femme et ses enfants. Peut-être
est-ce une simple question d'équilibre : un soir avec sa
maîtresse, un soir avec sa femme ; un an d'activités
extrafamiliales, une matinée au centre de jardinage et une
soirée à l'opéra…
— Et fâchée ?
— Fâchée ?
— Un peu, oui.
— Oui.
— Et qu'a-t-il dit ?
— Une blague ?
— Oui.
— Quoi ?
— Vous dénigrer devant vos enfants ?
« Il dit qu'il vous aime comme vous êtes, mais il passe son
temps à insinuer que vous vous habillez mal, que vos
cheveux gris vous vieillissent, que vous êtes beaucoup
moins drôle depuis que vous ne buvez plus… Il dit qu'il
n'aurait pas pu trouver meilleure mère pour ses enfants,
mais il pique une crise épouvantable le jour où vous leur
accordez la permission d'aller au cinéma sans l'avoir
d'abord consulté, lui… Il vante votre intelligence, mais il se
moque de vos moindres erreurs, il ridiculise vos lectures, il
dénigre vos goûts musicaux… Cet homme-là ne vous aime
pas, il aime le pouvoir qu'il a sur vous. Il aime vous humilier,
vous infantiliser… Et vous, vous le laissez faire. Et vous en
redemandez. Et vous trouvez le moyen de l'excuser. »
Certains jours, Nathalie sortait de chez la psychologue en
furie, décidée à ne plus jamais remettre les pieds chez cette
femme qui prenait un malin plaisir à décortiquer son couple,
à prêter à Laurent des intentions malfaisantes, à la décrire,
elle, Nathalie, comme un pantin sans volonté propre.
Nathalie n'a pas que son jardin. Elle est aussi membre
d'un club de lecture, elle fait du bénévolat à l'hôpital Sainte-
Justine, elle adore se payer une séance de cinéma au milieu
de l'après-midi… Qui plus est, ses rapports avec Laurent
sont maintenant harmonieux. Son mari la traite en adulte
responsable — Nathalie se demande parfois comment elle a
pu supporter si longtemps d'être traitée autrement —, et
leur cohabitation est agréable, ou du moins civilisée. Il y a
longtemps qu'ils font chambre à part, mais ils n'ont pas
entièrement éliminé les rapports sexuels de leur vie
commune. Ils font l'amour exactement cinq fois par année :
à la Saint-Valentin, à l'anniversaire de naissance de chacun
(Laurent le 28 avril, Nathalie le 18 octobre), à leur
anniversaire de mariage (le 21 juin), à Noël ou au Jour de
l'An (jamais les deux : comme le dit Marie Trempe avec
ironie, c'est l'élément de suspense de leur vie sexuelle). Ce
n'est pas ce qu'on pourrait appeler une sexualité débridée,
mais Nathalie ne s'en plaint pas. Elle n'a jamais été
follement attirée par le sexe, de toute façon, et si, plus
jeune, elle a parfois eu la fantaisie de se retrouver
amoureuse et de faire l'amour avec un autre homme que
Laurent, elle y pense de moins en moins avec l'âge. Son
amie Colette est convaincue que Nathalie réprime sa
sexualité et que cela est très malsain. « Si tu baisais plus, tu
serais plus épanouie », répète-t-elle régulièrement. « Non
merci, répond toujours Nathalie, je suis très épanouie. » Pas
mal plus que toi, aurait-elle parfois envie d'ajouter. Colette,
qui baise pourtant beaucoup, semble perpétuellement en
rogne contre le monde, les hommes, les patrons, la
température, ses enfants, le destin, la féminitude, l'état du
monde et les résultats de la loto…
Chapitre 6
Samedi 7 mai (Suite)
— Avec Francine… »
« Laurent, non ! »
Chapitre 7
Dimanche 8 mai (Suite)
Nathalie sursaute.
« Quoi ? Je… »
« À présent que papa est revenu sur terre, c'est toi qui
sembles flotter dans je ne sais quels nuages… »
Nathalie sourit.
Chapitre 8
Lundi 10 mai
« Allô…
— Merci. »
— Merci.
— Quoi donc ? »
Agathe sourit à son tour. Son neveu. C'est vrai, il lui a déjà
parlé d'un neveu grand admirateur de la Chouette
chevêche, le soir où elle lui a téléphoné pour la première
fois. Ce sont sans doute ses œuvres qui sont exposées sur le
réfrigérateur.
— Il est mort ?
— Il n'existe plus. »
— Qui donc ?
— Nathalie Salois.
— Et qui est Nathalie Salois ? »
— Et alors ?
« Il est comédien ? »
— Et lui ?
— Quarante-quatre, quarante-cinq…
— Je pense, oui.
— Vous pensez ? »
— Jonathan… »
— En effet… »
Hubert grimace.
— Pas grand-chose… »
« Elle aime les livres, aussi ! Elle est allée à Moncton pour
assister à un festival de littérature avec une amie, et
Laurent m'a dit qu'elle faisait régulièrement ce genre de
chose…
— C'est loin.
En face de chez Agathe, debout dans l'embrasure de porte
d'où il a guetté l'arrivée de sa maîtresse pendant près d'une
heure, Laurent remet lentement son cellulaire dans sa
poche. Agathe continue à lui mentir. Il n'aime pas ça. Il
n'aime pas ça du tout.
Chapitre 9
Vendredi 13 mai
« Pardon, madame ! »
La femme s'arrête, lâche les poignées de sa brouette et se
tourne vers Hubert.
« Santé !
— Santé. »
Il est tout sourire, mais le regard qu'il pose sur Hubert est
remarquablement froid. Tiens, tiens, se dit le géologue,
l'antipathie est réciproque.
« Bonnes vacances ! »
— Aucune idée… »
— Avec Hubert ?
— Pourquoi ?
— Parce que ! »
Elle décroche.
« Allô.
— Tant mieux.
— Et Laurent.
— Quoi ? »
Chapitre 10
Samedi 14 mai
Dring…
« Allô ! »
Dring.
« Allô !
— Ah… »
« Agathe… »
« Non, il n'y a pas d'autre homme. C'est moi, juste moi qui
me sens coincée dans tout ça… »
Nouveau silence.
— Peut-être, oui. »
Chapitre 11
Dimanche 15 mai
Agathe court dans tous les sens, elle se heurte aux murs,
tente d'ouvrir des portes… Les enfants sont morts de rire.
Du coin de l'œil, Agathe aperçoit Hubert, qui rit lui aussi de
bon cœur en regardant Bruno.
— C'est long ! »
« Presque… »
« Quelqu'un veut du vin blanc ? du rouge ? une bière ? de la
limonade ? Il reste de tout… »
« Merci. »
« Un peu de vin ? »
« Wow ! »
« Marc-André ! Franchement ! »
Il se tait.
« Une semaine…
— Et… »
« Moi aussi, il faut que j'y aille, annonce Florence. J'ai dit à
Julien que je serais à la maison vers dix-huit heures, et il
faut d'abord que je passe chez ma grand-mère. Je ne vais
quand même pas me balader dans le métro en princesse
Chicorée…
Hubert l'interrompt.
— Pourquoi pas ? »
— Hein ? »
Hubert se lève.
Deuxième partie
Filatures
Chapitre 12
Mercredi 18 mai
« Eh bien…, commence-t-elle.
Jusqu'à la dernière minute, Laurent espère qu'Agathe va
l'inviter à monter — il l'a sentie plus tendre, plus malléable
vers la fin du repas, ce qui l'a rassuré mais pas vraiment
étonné : il savait bien qu'elle ne voulait pas réellement le
quitter, qu'elle ne cherchait qu'à affermir son emprise sur lui
—, mais son espoir est déçu. Agathe le remercie, encore une
fois, elle l'embrasse rapidement sur la joue, puis elle sort de
la Volvo, monte l'escalier et s'engouffre chez elle sans
même un regard vers lui.
À quelques mètres de là, l'homme qui se fait appeler
Finnegan n'a rien perdu de la scène. Il commençait à
s'éloigner, il était rendu au coin de la rue, en fait, quand il a
vu revenir Agathe, dans un VUS conduit par un homme
beaucoup plus âgé qu'elle. Un collègue comédien, sans
doute…
Chapitre 13
Nuit du mercredi 18 au jeudi 19 mai
Cette fois, Hubert n'a pas crié. Sa voix est à peine plus
qu'un murmure. Mais ce murmure atteint Agathe en plein
cœur, et elle s'arrête au milieu de la rue.
Hubert l'interrompt.
— Ma tortue.
— Ta tortue ?
« OK. »
Hubert acquiesce.
Agathe commence par refuser. Pas question d'avertir la
police.
Elle se tait.
« Mais quoi ?
— Mais pourquoi ? »
Une fois là, elle étale les cartes postales sur la table.
Agathe sourit.
« Si on veut… »
— Merci. »
La sergente-détective Lysanne Thibodeau, enquêteuse au
poste 31 du Service de police de la Ville de Montréal, ou
SPVM, croit d'abord à une blague quand son supérieur, le
lieutenant Robert Maranda, lui demande d'aller voir une
femme qui a trouvé sa tortue assassinée dans son lit.
— La femme ?
Chapitre 14
Nuit du mercredi 18 au jeudi 19 mai (suite)
— Ah. »
— Eh bien…
— Il est ici en ami, intervient Agathe. Quand j'ai trouvé
Desdémone, j'ai un peu perdu la tête. Comme Hubert habite
dans le coin, je me suis rendue chez lui, et il a eu la
gentillesse de revenir ici avec moi.
— Oui. »
« Laurent Bouvier. »
« Le comédien ? »
— Eh bien… »
— Oui.
— Oh ! »
« Ah bon… »
« Mais…, commence-t-elle.
« Bois. »
Chapitre 15
Nuit du mercredi 18 au jeudi 19 mai (suite)
« Tu dors ? »
Allongé sur le canapé dans le sac de couchage qu'Agathe
a déniché au fond d'un placard, Hubert, les yeux grands
ouverts, est attentif aux bruits de la nuit. Le ronronnement
du réfrigérateur, le floc régulier d'une goutte d'eau qui
tombe dans l'évier de la cuisine, la circulation du boulevard
Saint-Laurent, les occasionnelles sirènes d'ambulances ou
de voitures de police… Sans compter tous ces bruits
discrets qui proviennent de la chambre d'Agathe. Le
craquement du lit, le frôlement des draps, le petit
toussotement. Puis la porte de la chambre qui s'ouvre, les
pas légers sur le plancher de bois, et enfin ce murmure, à
quelques pas de lui.
« Tu dors ?
— Non. »
« Tu aurais pu mourir… »
Hubert réfléchit.
— Mais… »
— Bruno. »
Hubert revoit la scène, qui n'est jamais bien loin dans son
souvenir. Lui et Bruno de part et d'autre de la tombe béante.
L'infirme imbibé d'alcool qui vacille sur ce qui lui sert de
jambes, et l'enfant trop maigre au corps agité de tics qui
semble constamment sur le point de tomber. Pathétiques, a
songé Hubert. Aussi nuls et monstrueux l'un que l'autre. On
pourrait se faire engager dans un freak show… C'est alors
que le regard de Bruno a croisé le sien et qu'Hubert a
compris que, malgré les apparences, l'enfant et lui n'avaient
rien en commun. Un seul d'entre eux était nul et pathétique,
et c'était lui, Hubert.
« Bonjour. »
Un sourire.
« Bonjour. »
« Oui… »
« Oups ! »
« Qui est-ce ? »
— Comment ça ? »
« Je ne trouve pas… »
Hubert se fige.
Agathe grimace.
« Ça t'intéresse ? Vraiment ? »
« Bon, eh bien… »
« Oui… »
Chapitre 16
Jeudi 19 mai
— C'est-à-dire ?
— Oui. »
Nathalie se concentre.
— On vous suit. »
— Quoi ??? »
— Évidemment, mais…
— Une… ? ! ! »
— Oui.
— Desdémone la tortue ?
— Oui. »
« Pardon ! ? »
— Trois, il me semble.
La policière le relance.
« Surtout que… »
Le comédien s'immobilise.
« Bon, finit-il par dire, je vais vous dire ce qui m'est passé
par l'esprit… Mais je tiens à préciser — et je tiens à ce que
ce soit dans votre rapport, ajoute-t-il en direction de Carl
Toupin, qui continue à consigner ses paroles dans un carnet
— que je me suis tout de suite rendu compte que ça ne
tenait pas debout…
Il soupire.
— Un peu, oui ! »
— Mais… »
— Oui.
— Non.
« Je ne te dérange pas ? »
Chapitre 17
Jeudi 19 mai (suite)
— Pourquoi ?
— C'est-à-dire ? »
— Et pourquoi donc ? »
« J'ai dit à Agathe que c'était parce qu'il était génial pour
retrouver Mouchette — c'est la chatte de ma grand-mère,
une petite chatte d'Espagne. Mais c'était surtout parce qu'il
était célibataire et sympathique, et que j'en avais assez de
voir Agathe perdre son temps avec Laurent Bouvier, et… et
c'est ça. »
Hubert se secoue.
« Je suis sûr que Nathalie Salois n'a rien à voir avec les
lettres, pas plus qu'avec la mort de Desdémone !
Maranda a approuvé.
« Ce matin, vous nous avez dit que c'était parce que vous
ne vouliez pas compliquer les choses. Qu'entendiez-vous
par là ? »
— Non.
— Il voulait de l'argent ?
— Je ne sais pas. Je… »
Agathe réfléchit.
Tout cela ne lui dit pas où est Agathe, à qui il venait offrir
le réconfort dont elle a besoin après les événements
traumatisants de la veille. Qui pourrait lui procurer ce
réconfort, sinon lui, Laurent, qui l'aime, qui la comprend, qui
connaît ses faiblesses et ses besoins mieux qu'elle-même ?
Elle n'est quand même pas retournée voir ce cul-de-jatte
chez qui elle s'est précipitée hier soir ? Hubert Fauvel…
Depuis que les policiers lui ont révélé le nom du jeune
homme, Laurent a tourné et retourné ce nom dans sa tête. Il
l'a déjà entendu, c'est certain, mais où ?
Il faut qu'il en ait le cœur net.
« Excuse-moi… »
« Je sais. C'est une blague. C'est mon fils qui habite là, et
je veux lui faire une surprise, mais pour ça, il faut que je sois
sûr qu'il est chez lui. »
« C'est tout.
— Oui.
— Et si… et si le monde, là, dise que c'est à eux autres, le
foulard, qu'est-ce que je fais ?
— Tu le leur laisses.
— Et…
Ne dis rien…
Chapitre 18
Vendredi 20 mai
— Ce que c'est ?
— La chanson ! Le titre, l'interprète, le disque dont elle est
tirée… Tu pourrais chercher dans Internet…
— Yannick.
— Yannick, alors.
— Oui. »
And he'll stand by his word when he's spoken his mind
« Hé ! Ça va ? »
« Aurais-tu un kleenex ? »
Ils se penchent tous les deux sur le livret, qui leur apprend
que la chorale existe depuis 1966, qu'elle se compose de
mineurs et d'ex-mineurs de l'île du Cap-Breton et qu'elle a
pour mission de préserver et de diffuser l'héritage musical
de cette région.
Une fois de plus, Agathe a porté les mains à ses joues, qui
étaient trempées de larmes, oui, et brûlantes d'embarras.
« Bonjour, Bruno ! »
— Bien sûr. »
« Non, il avait les yeux fâchés. Est-ce qu'il était fâché ap…
près moi ?
Chapitre 19
Vendredi 20 mai (suite)
« Ça va ? »
— Agathe et le cul-de-jatte ! »
Nathalie grimace.
« Quel cul-de-jatte ?
« Il dort. Tu viens ? »
Agathe décroche.
Troisième partie
Retours
Chapitre 20
Dimanche 22 mai
Elle n'a pas fini sa phrase, mais son message était clair :
elle n'avait aucune envie de lui parler ou de le voir. Pas
maintenant. Peut-être plus jamais ? Une angoisse sourde a
envahi Hubert, une angoisse qui lui a noué le ventre et
comprimé la poitrine. C'était fini, c'est ça ? fini avant même
d'avoir commencé ? Bruno et lui avaient fait peur à Agathe,
la veille, en se montrant trop accaparants, trop famille ? Elle
s'était sentie coincée et elle avait décidé de prendre ses
distances ? Hubert avait pourtant l'impression qu'elle avait
passé de bons moments avec eux. Il n'a pas imaginé ses
fous rires, quand même, ni l'émotion qui l'a saisie à
quelques reprises… Ou peut-être que si. Peut-être que la
complicité et même la tendresse qu'il a cru sentir entre eux
étaient à sens unique. Agathe avait besoin d'air ? Il allait lui
laisser de l'air. Il ne voulait surtout pas risquer de la faire fuir
à tout jamais en se montrant trop pressant.
« Non. »
Puis, devant l'air déçu de son neveu, il a ajouté :
« En vacances ? Où ça ? »
« Au Témiscamingue.
« J'ai faim. »
Robert Duguay
« J'ai fini. »
Robert Duguay
12 octobre 1988
12 octobre 1988
Louise Héroux
Accusations d'inceste !
Des accusations d'attentat à la pudeur et d'inceste pèsent
contre un homme de 44 ans de la région de Ville-Marie.
Les actes qui lui sont reprochés auraient été commis à
l'égard de sa fille de 10 ans. C'est la femme de l'accusé,
également mère de la fillette, qui a porté plainte contre
lui. Une enquête policière est présentement en cours.
5 octobre 1988
Frédéric Lapierre
Frédéric Lapierre
Le 26 octobre, l'hebdomadaire présentait des réactions
aux révélations de la semaine précédente.
Frédéric Lapierre
« Réjean n'était pas un escroc ! »
Louise Héroux
Frédéric Lapierre
Robert Duguay
Chapitre 21
Dimanche 22 mai (suite)
« Il y a un restaurant, là ! »
« On y va ?
— On y va. »
« Les deux ! »
Hubert a ouvert des yeux aussi grands que ceux de son
neveu en découvrant les trains d'Oscar Imbeault, et
Geneviève se dit qu'il passerait sans doute de longues
heures au sous-sol, lui aussi, à explorer l'univers créé par un
notaire qui, dans les dernières années de sa vie, consacrait
l'essentiel de son temps à développer sa collection et ses
circuits. Mais le jeune homme n'est pas venu pour ça, et il
remonte au rez-de-chaussée après avoir recommandé à
Bruno de faire très attention à tout ce qui se trouvait dans
cette pièce de rêve.
« Mais… » commence-t-il.
— Quel épais !
Geneviève sourit.
Chapitre 22
Dimanche 22 mai, en soirée
— Pourquoi ?
« Mais depuis ?
— Quoi ! ? »
— Oui.
— Pourquoi ?
Aussitôt revenu chez Geneviève Imbeault, Hubert téléphone
à Agathe, mais il tombe sur son répondeur. Il raccroche sans
laisser de message en se disant qu'il va la rappeler plus
tard.
— B…bonne nuit. »
Chapitre 23
Lundi 23 mai
Il est sept heures dix quand Lysanne Thibodeau et l'agent
Carl Toupin se présentent au logement de l'avenue
Shamrock en compagnie d'un serrurier. La sergente-
détective a prévenu le lieutenant Maranda de son intention
d'entrer chez Agathe O'Reilly, dont elle a des raisons de
croire qu'elle est en danger, en insistant sur l'urgence d'agir.
Elle a aussitôt obtenu son feu vert — ainsi que le soutien de
Toupin, dont elle se serait bien passée.
— Desdémone.
« Agathe… »
— Pardon ?
— S'il fallait que tous les gars qui gèrent mal leur vie
amoureuse soient considérés comme des criminels, il ne
resterait plus beaucoup d'hommes en liberté…
« Allô ? »
Hubert est très embêté. C'est lui qui a entraîné Bruno ici
en lui promettant un beau voyage, et il a le sentiment de
l'avoir beaucoup négligé depuis leur arrivée. Avant de
retourner à Montréal, ils pourraient sans doute s'arrêter
dans cette fameuse Forêt enchantée, qui est composée de
thuyas aux formes étranges et qui fait partie du lieu
historique du Fort-Témiscamingue, à quelques kilomètres de
Ville-Marie. Ce n'est même pas un détour : ils doivent passer
à proximité pour rentrer à Montréal. Hubert se demande
toutefois si le site est accessible à cette période de l'année.
Et, à supposer qu'ils puissent aller là-bas, comment Bruno
va-t-il réagir quand il va se rendre compte que Geneviève a
raison et que ce n'est pas sa Forêt enchantée ? En voulant
éviter un drame, Hubert sèmerait-il les graines d'un drame
plus grand encore ?
« Hubert Fauvel ?
— Oui.
Un peu plus tard, après avoir confié une fois de plus son
neveu à Geneviève Imbeault, Hubert téléphone à Pauline
Sanscartier.
— Je t'attendais. »
« Bonjour, Agathe. »
Agathe fait un geste qui les englobe tous les trois, Hubert,
Pauline Sanscartier et elle. De toute évidence, elle se
demande par quel hasard les deux autres sont là, ensemble,
pour l'accueillir.
« Non ! »
— Je t'expliquerai.
Il se gratte la tête.
« Je ne sais pas exactement combien de temps ça va me
prendre avec Bruno. Disons que je vais essayer de vous
retrouver au motel. Si je ne suis pas là dans une demi-
heure, rendez-vous aux Mésanges sans moi. Je vous
rejoindrai directement là-bas.
— Non. »
Chapitre 24
Lundi 23 mai (suite)
— Right.
— Attends, j'ai pas fini, dit O'Reilly. Après, j'ai vu une autre
photo. Une photo qui a fait mon cœur s'arrêter. »
Pas de réponse.
« C'est pas moi qui tue, Pauline, c'est toi. Je t'ai dit au
début : je veux la justice, pas le revenge. Je veux vivre mes
jours qui restent avec ma femme et ma fille et que tout le
monde sait je suis innocent. C'est tout.
— Right.
Jusque-là, Pauline a réussi à conserver son calme. Tant
qu'elle ne savait pas exactement ce que Pat avait
découvert, la meilleure stratégie consistait à se taire et à le
laisser parler. À présent que la voilà fixée, elle va enfin
pouvoir exprimer tout ce qu'elle retient depuis près de dix-
sept ans. Sa fureur, sa haine, sa désillusion, sa douleur… Sa
fierté, aussi — la fierté d'avoir élaboré des scénarios qui
étaient des merveilles de précision et d'ingéniosité, et de les
avoir appliqués à la lettre ; la fierté de ne pas avoir été
démasquée durant toutes ces années ; la fierté d'avoir su se
relever après avoir été abominablement trahie…
— Le 10 octobre.
— À Halifax ? »
Chapitre 25
Lundi 23 mai (suite)
« Agathe ! »
Hubert est dehors, à quelques pas de la chambre où se
trouvent Agathe, son père et Pauline Sanscartier. Quand le
coup de feu a éclaté, il a eu l'impression que son cœur
s'arrêtait de battre du même coup, avant de repartir en fou.
Il sent son pouls palpiter jusqu'au bout de ses doigts,
jusqu'à la racine de ses cheveux.
« Agathe ! »
« De l'oxygène, vite ! »
« Un garrot ! »
« Une civière ! »
« Agathe ! »
Elle s'arrête.
« Merci.
« Je ne sais pas.
— Il a eu un accident ?
— Oui.
— Comme maman ?
— Non, pas exactement comme Julie… »
— Peut-être… »
Agathe passe une main dans ses cheveux. Son geste est
las, son bras semble peser une tonne.
« Je ne sais pas…
— Non !
Un bain chaud, un pyjama trop grand mais confortable, un
fauteuil dans lequel se pelotonner sous une couverture
extraordinairement douce, des biscuits, du Cointreau, les
Suites pour violoncelle seul de Bach… Et Geneviève, qui
vient de passer une heure à la bichonner, à l'écouter, à la
réconforter. Agathe s'étonne de se sentir aussi bien, compte
tenu des circonstances. Elle fait part de son étonnement à
son amie, qui se réjouit de savoir qu'elle va mieux et qui en
profite pour passer à une nouvelle phase.
— Oui.
— Oui.
— Et tu l'as cru ?
— Oui.
— Et pourquoi ?
— Tu aurais pu te tromper.
— Non.
— Il aurait pu changer.
— C'est logique.
— Voilà.
— Tu supposes bien.
— Merci bien !
— … mais elle allait tout faire pour tuer ton père et
présenter ça comme un cas de légitime défense, ou un acte
de courage, ou quelque autre noble action comme celle-là.
Mais la rencontre père-fille tardait à se produire, alors
Pauline, frustrée une fois de plus, a probablement décidé de
faire monter la tension d'un cran en trucidant Perséphone,
déesse des tortues.
— Desdémone.
— Exact. »
— Et Bruno.
— Et Bruno.
— Oui.
— Lysanne Thibodeau.
— Peut-être, oui… »
— Non…
— Je me sens mal... »
— Ça m'étonnerait beaucoup.
Agathe a senti les larmes lui monter aux yeux — les abus
de la veille combinés au manque de sommeil et aux
émotions des derniers jours se faisaient sentir, la laissant
particulièrement vulnérable. Hubert ? Oui, sans doute,
mais…
« Tu pleures… »
Quatrième partie
Larmes blanches
Otello, acte 2
Chapitre 26
Nuit du mardi 24 au mercredi 25 mai
Hubert sourit.
« Oui.
— Oui.
— Bonne nuit. »
« Non.
À: Justin Francœur
Objet: Vacances
Lysanne
Lysanne décroche.
« C'est pas grave. Moi non plus, je n'ai rien d'une top
model, dit la belle voix rocailleuse. Mais en attendant de
pouvoir comparer nos défauts respectifs, on a quelque
chose d'un peu moins agréable à faire. Ça tombe bien que
tu m'aies envoyé ce message parce que j'hésitais à te
téléphoner à cette heure-là, surtout que je ne suis pas sûr
de ce que signifie le détail que je viens d'apprendre en
parlant avec le collègue qui a mené l'interrogatoire de
Pauline Sanscartier.
— Quel détail ?
— Si on veut… »
« Oui ?
« Pardon ? »
— Comment ça ?
« J'ai soif. »
« Tu es un monstre ! »
Pas de réaction.
« Desdémone ? »
— Mais pourquoi ?
« Je ne comprends pas.
Elle ne veut pas mourir. Elle ne peut pas mourir. Pas ici,
pas maintenant, pas comme ça. Elle a encore tellement de
choses à faire. Pas des choses exceptionnelles — pas
conquérir les grandes scènes du monde ou passer à la
postérité, comme elle en a déjà rêvé —, juste des choses
ordinaires, qui se bâtissent jour après jour, un instant à la
fois, et qui donnent un sens à la vie. Forget your perfect
offering… À peine ces paroles de Leonard Cohen se sont-
elles insinuées dans son esprit qu'Agathe songe à Antigone.
Antigone qui voulait tout, tout de suite, et que tout soit
parfait — ou mourir. Tout ou rien. Pauvre, pauvre Antigone.
Si jeune, si intransigeante. Si morte. Tristement et
inutilement morte. Elle, Agathe, espère avoir encore
beaucoup de temps avant de mourir. Du temps pour rire,
chanter, pleurer, apprendre des rôles, sourire à des
inconnus dans le métro, partager des fous rires et des
confidences, écouter de la musique, tenter de rendre la vie
un peu plus douce à ceux qui l'entourent. S'occuper de sa
mère, le mieux possible, avec le plus d'amour possible,
malgré tout ce qui les a longtemps opposées. Accompagner
son père dans ses derniers mois, être avec lui quand il va
mourir et lui tenir la main. Dire à Hubert qu'elle l'aime, avoir
des bébés et vieillir avec lui — et donner une vraie famille à
Bruno, comme il dit, lui servir de mère à la place de Julie,
qu'elle n'a jamais rencontrée mais qu'elle a l'impression de
connaître intimement à travers les musiques qu'elle aimait.
Vibrer aux mêmes musiques et aux mêmes mots, ça crée
des liens. Tout comme souffrir aux mains du même homme,
songe-t-elle avec un regard vers Nathalie. Pour Nathalie
aussi, elle doit rester vivante.
« Tu es en colère, Laurent, je peux comprendre ça. Mais il
ne faudrait pas que ta colère t'amène à faire des choses que
tu vas regretter… Il n'est pas trop tard, Laurent. Tu n'as
commis aucun crime. Tu es surmené, tu te sens trahi, tu es
dépassé par les événements. Avec de l'aide, je suis sûre que
tout ça peut s'arranger. Détache-nous, donne à boire à
Nathalie, on va parler, on va trouver une solution pour
t'aider… »
« Allô ? »
« Agathe ! Nathalie ! »
Hubert s'immobilise.
Hubert intervient.
Épilogue
Anna Gavalda
Ville-Marie, au Témiscamingue
Lundi 15 août
Il y a aussi les autres, tous les autres. Ceux qui ont connu
Patrick O'Reilly, dans le temps, et qui regrettent de l'avoir
mal jugé. Ceux qui ont passé des années à le haïr et qui
sont venus sur le tard s'excuser et lui tenir compagnie
quelques instants. Ceux qui ne le connaissaient pas, mais
qui ont été émus ou révoltés par son histoire. Ceux qui
courent les funérailles comme d'autres courent les festivals
ou les défilés militaires. Ceux qui n'ont pas grand-chose à
faire le lundi matin. Ceux qui ne veulent rien rater
d'important. Ceux qui sont curieux, tout simplement.
Remerciements