Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Hugo Cayzac
1
2
1
6
2
Il se retourna encore dans son lit, impossible de dormir quelques minutes de plus.
Pas à cause d’une douzaine de chopes nocturnes, qu'allez-vous imaginer ? Non
plus par la faute d’une fusillade offerte comme digestif. Si Marco n’avait pas pu
dormir à cause de toutes les balles qu'il avait reçues au cours de sa vie ou de celles
qui lui étaient passé tout près, il aurait déjà gagné le trophée Guiness de l'insomnie.
Son agacement était dû à un voisin martelant une tôle ondulée, et belote et rebelote
avec son foutu marteau.
Ils font toujours leur bordel le samedi matin ou le dimanche matin. Afin que
tout le voisinage comprenne qu’un bon père de famille doit bricoler le week-end,
aux aurores évidemment, sinon à quoi bon ? Car ils ont aussi beaucoup d’activités
prévues, par exemple s'asseoir pour regarder le match de football, l'un avec son
litron, l'autre avec sa gnôle, que Monsieur extrait discrètement de la boîte-à-outils
dès que Madame est partie à la messe avec la ribambelle de morveux. Marco s'était
donc arraché de son lit de bien mauvaise humeur. Etat d’esprit qui ne lui convenait
pas, il fallait qu’il se calme pour pouvoir se concentrer sur les derniers
événements.
10
3
Finalement, ils les laissèrent entrer, lui et sa coccinelle plus ou moins bleu
pâle par manque de fonds pour un rajeunissement total. Il traversa lentement le
quartier de La Cañada en admiration devant les villas de luxe, plutôt pour leur
taille que pour leur style, le plus souvent pompeux et de mauvais goût.
— Il semblerait que les ambassadeurs et les trafiquants de drogue aient une
passion pour les colonnes grecques et les halls newyorkais — ironisa le détective.
Une blague connue à propos de La Cañada : un ambassadeur, un narco, un
ambassadeur, un narco… De temps en temps, la presse informait que la police y
avait mis la main sur quelques millions de dollars emballés sous vide et entassés
dans des armoires hermétiques pour résister aux effets néfastes de l'humidité
ambiante en attendant qu'une blanchisserie puisse nettoyer ces billets sales.
Fortunes emmagasinées dans la demeure d'un narco, pas celle d’un ambassadeur
bien sûr, contrairement à ce que pouvaient colporter certains ragots.
11
Il trouva facilement la villa de José Luis Gramajo López. Rien de visible à
part un mur gris pâle d'environ huit mètres de hauteur dissimulé sous une épaisse
végétation de uña de gato recouverte par endroits de tumbergia. Avec sa porte
d'entrée et son rideau métallique de garage (prévu pour au moins trois véhicules)
peints en noir, la façade de bunker n'attirait pas du tout l'attention, pas plus que
les caméras habilement dissimulées dans le feuillage à chaque extrémité de la
muraille. A peine s’apprêtait-il à appuyer sur le bouton de la sonnette électrique que
la porte s'ouvrit sur un géant dont le visage se voulait accueillant :
— Ravi de vous voir, Don Marco, je suis Haroldo Hernández Herrera, c'est
moi qui vous ai appelé — dit-il en lui tendant une paluche de pelleteuse.
— De même — répondit Marco —, surpris par la douceur de la main du
gorille. Il pensait qu’il allait la lui broyer…
— Entrez, s'il vous plait, le boss vous attend.
Ils traversèrent le hall d'entrée, deux salons où l'on aurait pu installer
plusieurs tables de ping-pong, meublés de tables, chaises et malles faites de ce
bois sombre typique du style colonial.
Ils débouchèrent sur une immense terrasse où deux petites filles jouaient
dans une piscine de la taille de l'appartement de Marco. La vue, splendide, donnait
sur le dernier domaine qui subsiste encore aux confins de la zone 14, à moitié
caché par la végétation et uniquement accessible par la route qui mène en contrebas
de la capitale à Boca del Monte, et l’on pouvait distinguer au loin une partie du
lac Amatitlan. Trônant dans un luxueux canapé en osier, un gras du bide plus ou
moins cinquantenaire vêtu d’un costume trois-pièces se leva pour l’étouffer dans
une embrassade d'ours :
— Don Marco, c'est un honneur de vous recevoir dans ma modeste
demeure ! J’ai cru comprendre que vous aviez des ancêtres européens. Je dis cela
pour votre ponctualité ! — ajouta-t-il en riant. — J’apprécie de savoir que nous
avons encore de vrais professionnels dans ce pays. Je vous en prie, asseyez-vous,
sur ce canapé, oui, s'il vous plaît. Si vous n'avez pas encore déjeuné, je vous
propose de m’accompagner…
— Je vous remercie, ce sera avec plaisir.
— Prendrez-vous un apéritif ? Un scotch ?
12
— Je vous accompagne, mais sans fioritures, s'il vous plaît — répondit
Marco.
M. José Luis Gramajo López sourit, fixa son regard dans les yeux de Marco
comme s'il y cherchait quelque chose, avant de réagir :
— Notre invité a le sens de l'humour. Excellent, excellent !
Marco ne réussit pas à savoir si son amphitryon avait vraiment apprécié la
plaisanterie ou pas. Par précaution, il décida de ne plus s’y risquer.
Ils sirotèrent leur whisky en commentant la beauté de la vue panoramique.
M. José Luis Gramajo López expliqua à Marco qu'il était originaire de Cobán, où
sa famille vivait depuis sept générations. Lors de la Réforme libérale, dans les
années 1870, ses ancêtres agriculteurs s’étaient progressivement convertis en
administrateurs des plantations de café établies à l’époque par des Allemands,
plus précisément des Suisses-Allemands, invités par le gouvernement de Rufino
Barrios.
— C’est peut-être pour cette raison que nous avons toujours été des gens très
ponctuels — ajouta le terrateniente, fixant à nouveau impassiblement Marco. Ce
dernier ne sourcilla pas, adoptant le visage attentif d’un premier de la classe.
— Ce type est un vieux renard — songea le détective, — mieux vaut rester
sur ses gardes.
Le propriétaire terrien raconta comment ses aïeuls étaient peu à peu
devenus eux-mêmes caféiculteurs dans la Verapaz, jusqu'à ce que son père
réussisse à acquérir d'autres exploitations de café sur la Boca Costa et dans le
département de Santa Rosa. Lui-même avait passé une grande partie de son
enfance entre San Marcos, Barberena et la capitale mais, expliquait-il, las Lomas
del Norte, ainsi s'appelait son domaine principal dans l’Alta Verapaz, restait
l’endroit où la famille conservait ses racines. Même lorsqu'un officier supérieur
de l'armée avait tenté de faire main basse dessus à un prix dérisoire, en 1976 ;
tous les hommes de la famille s'étaient rassemblés dans la ferme, armés jusqu’aux
dents, pour la défendre jusqu’au bout.
— Ce n'est pas une coïncidence que mon père ait été assassiné le mois
suivant. Nous savons qui c’est mais, comme vous ne l’ignorez pas, avec l’impunité
qui règne dans ce pays… Si ce n'est pas indiscret de ma part, avez-vous été à un
moment ou un autre dans l’armée, Don Marco ?
13
— Le cochon… — s’inquiéta Marco. — J'ai fait mon service militaire, oui.
— Bien sûr, bien sûr, moi aussi. En fait, dans un bureau de la capitale, rien
de spectaculaire… — grommela le fermier, son regard dirigé en direction de la
piscine :
— Je ne vous ai pas présenté mes deux filles, Dolores et María, elles ont
treize et onze ans. Mes deux petites chéries, la prunelle de mes yeux. Ces jours-ci,
ma femme se trouve justement à Las Lomas del Norte, pour y réviser la
comptabilité. — Par politesse, Marco demanda où étudiaient les deux gamines.
— Ici, dans la capitale, l’aînée dans une école gringa et la petite à l'école française.
Mieux vaut ne pas mettre tous ses œufs dans le même panier, n’est-ce pas ? —
commenta-t-il avec un rire à moitié jaune. Sans attendre de réponse de la part du
détective, il l’interrogea tout de go : — Croyez-vous qu'une femme soit capable
de gérer une exploitation agricole ? — Allons-y, encore un petit piège — songea
Marco, — il a sûrement déjà sa propre réponse à sa propre question.
— La vérité, c’est que je n'ai aucune idée en quoi consiste la gestion d’un
domaine — reconnut-il. M. José Luis Gramajo López s’esclaffa avec
complaisance et l’encouragea à entamer le repas.
Un festin utz pin pin, royal ! aurait commenté la grand-mère de Marco. Ils
débutèrent avec un guacamole exquis, suivi d'un succulent beefsteak
accompagné de pommes de terre comme Marco n’en avait jamais dégustées. Le
vin rouge, français, un médoc Château La Branne 2007, se laissait boire. Ils
n’avaient pas beaucoup conversé pendant qu'ils mangeaient, quelques banalités
sur la météo, les effets du dernier ouragan sur la production agricole et des
échanges prudents autour de la politique mi-figue mi-raisin du Président Obama
concernant les migrants latinos illégaux aux États-Unis. La presse écrite rapportait
régulièrement la terrible situation de ces centaines de personnes déportées
débarquant chaque jour par avion au Guatemala.
Les deux enfants, sous l’oeil de deux domestiques indiennes, étaient très
discrètes et, remarqua Marco, ne s’étaient à aucun moment adressé à leur père.
Discipline suisse-allemande ? se demanda le détective.
Après le dessert, un inoubliable sorbet aux framboises maison, M. José Luis
Gramajo López invita Marco à passer dans son bureau pour y déguster un digestif.
14
À sa grande surprise, l'endroit ne ressemblait en rien à ces bureaux
traditionnels d’oligarques, de mandarins universitaires ou d'avocats-notaires tels
que Marco les connaissait, avec leurs étagères remplies de livres reliés de cuir
sombre et leurs murs tapissés de diplômes. Dans une grande pièce très lumineuse
aux murs d’un blanc immaculé trônait un imposant bureau de verre avec
seulement un ordinateur extra-plat dernier modèle posé dessus. S’y trouvaient
également un immense canapé de cuir blanc et une table basse elle aussi de verre
où les attendait une Napoléon Fine déjà servie dans deux verres à cognac. Aucun
document à l’horizon, pas un papier qui traîne. Chacun prit place à une extrémité
du canapé. Le terrateniente soupira, lissant sa fine moustache :
— J'imagine qu'il est temps de vous expliquer pourquoi je pense que vos
services pourraient m'être utiles, Don Marco.
— Je vous écoute, Monsieur.
— Bien, je n'irai pas par quatre chemins. Figurez-vous que j'ai la
désagréable impression que des trafiquants de drogue utilisent Las Lomas del
Norte pour leur entreprise, ou qu'ils comptent le faire, ou encore pire, qu’ils
veulent s’approprier le domaine. Rassurez-vous, je ne délire pas, car plusieurs
propriétaires terriens des Verapaces et d’El Petén ont dû quitter précipitamment
leurs domaines à cause de menaces de mort quand ce n’est pas à cause de
l’assassinat de parents proches ou du personnel administrant ces fincas.
— Je comprends la situation — acquiesça Marco, — qu’attendez-vous de
moi ?
— Une enquête discrète, très discrète, dans la région de Cobán et plus
précisément de Senahú. Bien sûr, aucune intervention directe de votre part, mais
toutes les informations que vous pourriez collecter m’intéressent. Si je ne me
trompe pas, vous avez étudié architecture à l’Université de San Carlos durant
quelques années ?
— Voyez comme il s’est bien renseigné… — pensa Marco. — Excellent,
ce cognac, merci ! Oui, en effet.
— Excellent, nous vous présenterons comme chargé d’une étude pour la
rénovation de la maison patronale afin que vous puissiez vous déplacer comme
bon vous semble sans que personne ne se pose et ne vous pose de questions.
15
Il accepta sans marchander la proposition économique que le caféiculteur
lui fit pour cette petite enquête : il pourrait rembourser toutes ses dettes, et même
prendre une année sabbatique s'il en avait envie.
16
4
Elle aimait se lever au petit matin, à l'heure où résonne au loin le moulin qui moud
le maïs pour que les femmes préparent les tortillas, dans la fraicheur de l'aube et
des nuages collés aux montagnes, se promener dans le centre du domaine avant
le petit-déjeuner. Fausse blonde aux yeux couleur café, elle portait un pull
d’alpaga, un jean serré avec un large et épais ceinturon de cuir dont la grosse boucle
métallique représentait un cheval dressé sur ses deux pattes arrière, et des bottes
mexicaines très pointues. Il ne lui manquait que le chapeau blanc et un derrière
peut-être plus imposant pour ressembler à ces filles qui trémoussent leur cul dans
les vidéos des chansons rancheras. La ranchera, sous-culture de bars borgnes,
avec ou sans putes, pour ceux qui ont la bite à la place du cerveau et préfèrent se
boire leur salaire, avec des potes aussi nazes que toi ou seul, plutôt que de remplir
la marmite ou d’offrir une nouvelle paire de chaussures aux enfants. Madame
Carolina Menendez de Gramajo, elle, elle trouvait tout cela très pittoresque,
absolument charmant. En fait, ça l'excitait. Comme les odeurs champêtres. Pas
celles de la nature, celles de la campagne, ce qui est bien différent. Elle aspira une
profonde bouffée de cet authentique parfum de fumier qu’on utilise comme
engrais.
Elle semblait avoir plus ou moins la trentaine et le compte était bon, trente-
trois ans exactement. Elle s'était mariée à vingt ans. Parce qu’elle s’était retrouvée
enceinte d’un bonhomme qu'elle considérait être un imbécile, qui était deux fois
plus âgé qu’elle, et qui lui servait depuis lors de mari. En fait, elle se le ruminait
de temps en temps, c’est elle qui avait été stupide d'avoir refusé la proposition
d'avortement que lui avaient faite à l’époque ses parents. Par respect pour Dieu,
répétait la petite entêtée malgré l’insistance de son père, catholique pratiquant qui
ne manquait jamais au port d’un char représentant la Virgen Guadalupe le
Vendredi Saint, et de sa mère, une grenouille de bénitier qui n’avait jamais
accepté de s’aventurer au-delà de la position du missionnaire.
Finalement, la vie n'avait pas été si difficile pour elle. Au contraire.
Orgueilleux comme un paon de s’afficher avec une jeunette, son mari ne lui
exigeait pas grand-chose, pour ainsi dire rien du tout. Peut-être était-il frustré de
17
ne pas avoir encore de fils, pour reprendre ses affaires. Il ne faisait jamais
d’allusion à ce sujet, seulement parfois et de manière indirecte, en commentant le
cas de tel ou tel autre propriétaire terrien qui avait la chance divine d’avoir enfin
un fils.
Elle passa le large portail pour sortir de la cour de la ferme. De là, elle
pouvait apprécier pleinement la magie de l’endroit. Le chemin de terre qui
rejoignait la route goudronnée après avoir serpenté durant deux kilomètres entre
montagnes et bois. À droite, une petite lagune babillait avec ses premiers reflets
de la journée. A gauche, un immense pâturage, d'un vert très vif, puis de la pinède
d’un vert plus sombre, à perte de vue. A environ cinq cents mètres du portail, une
bifurcation à gauche du chemin de terre menait au hameau où vivaient dans leurs
cabanes les ouvriers agricoles q’eqchis de l’exploitation et leurs familles. Plus
loin, en retrait derrière une colline, se trouvaient les quelques maisons des
contremaîtres, métisses. Au sommet d’une autre colline, plus petite, derrière le
village, se dessinaient les tombes colorées d’un cimetière. En faisant demi-tour,
elle distinguait de hautes montagnes noires couvertes de forêts défilant au nord du
domaine. Carolina se rappela alors de sa première visite au domaine.
Elle venait d’avoir vingt ans. Bien qu'elle soit enceinte de huit mois et
quelques jours, qu’elle n'ait jamais eu l'occasion de quitter la Zone 1 de la capitale,
don José Luis Gramajo López, avec qui elle venait de se marier faute d’alternative,
avait insisté pour qu’elle visite le domaine de ses aïeuls dans la Verapaz, la vallée
du Polochic. La maison patronale était immense, de bon goût et agréable. Avec
ses épais murs d’adobe, la chaleur était conservée quand le froid hivernal sévissait
et il y faisait frais durant les chaleurs estivales. Elle aima aussitôt le son de la pluie
martelant les tôles ondulées du toit et les chants ininterrompus des oiseaux. Le
hameau l'avait cependant choqué avec ses cabanes construites de murs de
baguettes de bois et de toits de palme. Il empestait la pauvreté.
— Ces gens préfèrent vivre ainsi — lui avait expliqué son mari. — J'ai
essayé d’améliorer certaines choses mais ils sont heureux comme ça : ils ont le
travail garanti, un toit et un lopin de terre pour leur maïs et leur potager. Tu ne
vas pas me croire : je leur ai proposé d'avoir une petite école mais ils l'ont refusée!
18
La jeune fille n’avait pas été complètement convaincue. A cause du
contraste, et parce qu'en vingt ans de vie dans la capitale, elle n'aurait jamais
imaginé qu'il puisse exister autant de misère, avec cette odeur insupportable, dans
son propre pays. Elle s’était pourtant peu à peu habituée à l'idée : chacun dans son
monde, selon ses capacités et ses goûts. Ces gens ne parlaient même pas espagnol
ou avec difficulté, alors… Dans ses moments de sincérité ou de caprice, elle se
disait qu'après tout ce n'était pas désagréable d'être la Madame du domaine. Elle
ne pouvait cependant pas oublier sa première visite à Las Lomas del Norte.
Il faisait déjà nuit. Ils avaient dîné aux chandelles. Carolina ne se souvenait
pas de ce qu'ils avaient mangé mais était resté gravé dans sa mémoire le parfum
sucré de la résine de pin se consumant lentement. Ils conversaient tranquillement,
assis dans les fauteuils si confortables du salon, contemplant le feu qui crépitait
dans la cheminée, juste elle et cet homme bourru qui lui servait maintenant de
mari. Elle avait pris peur lorsque s’étaient fait sentir les premières contractions
puis elle avait fondu en larmes. Il l’avait prise dans ses bras en lui commentant
qu'il était encore trop tôt pour accoucher. Trop tôt ? L'heure ? Le jour ? L'année ?
Mais qu’est-ce que racontait cet imbécile !? La scène s’était répétée plusieurs fois.
Carolina ne pouvait plus supporter la douleur et la panique. Elle avait essayé de
conserver son calme mais elle n’en pouvait plus. Surtout du visage stupide du
mari qui parlait comme s'il savait tout. Il ne bougeait pas son cul parce qu’il ne
comprenait rien à ce qui se passait ! Carolina avait hurlé :
— Tu vas faire quelque chose ou tu vas me laisser crever comme une
misérable ?!
Don José Luis Gramajo López était sorti en courant et était revenu après une
éternité accompagné de deux femmes du hameau :
— Ce sont des sage-femmes, elles vont t’aider. Ne t’inquiète pas, elles
l’ont déjà fait des centaines de fois.
Aujourd'hui, Dolores avait treize ans, une jolie adolescente en bonne santé.
Elle n’était jamais tombé malade, était studieuse et tranquille. Dans la capitale ou
au domaine, elle n'avait aucune difficulté à se relationner avec les autres enfants.
Pourtant, lorsqu’ils étaient de visite à Las Lomas del Norte, chaque fois qu’elle la
voyait jouer avec leurs enfants, Carolina se souvenait avec anxiété de la sage-
femme jetant une poudre mystérieuse dans le feu. Elle se reprenait rapidement,
essayant de se persuader que c’était peut-être grâce à cet étrange rite, lorsque les
deux mondes se croisèrent dans une nuit de spasmes et d’espoirs, que Dolores
était si parfaite.
20
5
Après leur déjeuner d’affaires princier et s’être mis d’accord avec Gramajo López,
Marco était retourné chez lui pour une courte sieste avant de planifier l'enquête.
Il n’avait pas la mauvaise habitude de manger en grosse quantité, tout en
s’alcoolisant, mais il avait en revanche la bonne habitude de se reposer avant
d'organiser un nouveau plan de travail. Cependant, lorsqu’il fut réveillé par de
grands coups donnés dans la porte d’entrée, la nuit était déjà tombée. A peine
l’entrouvrit-il que toute la bande s’était déjà engouffrée dans l’appartement :
Conejo, El Proconsul et, bien sûr, Negro. Ils avaient amené trois bouteilles de Red
Label avec eux. Ce qui devait arriver arriva et ils jouèrent au poker jusqu'à l'aube.
Pas de chance pour Marco, qui laissa quasiment cinq cents quetzales sur la table.
Quelques heures plus tard, il se réveilla avec une gueule de bois d’enfer. Il
se mit malgré tout au travail, cherchant de l’information pour comprendre
comment le narco gérait ses affaires. En fin de journée, il avait plus ou moins un
résumé du tout. Premièrement : le Guatemala se situe, c’est pas de chance, dans
le couloir entre la demande qui se situe plutôt au Nord et l'offre qui se trouve
essentiellement au Sud. Deuxio : il n’existait pas d'organisation unifiée du trafic
de drogue au Guatemala mais une demi-douzaine de mafias locales, souvent
familiales, qui partageaient un statu quo territorial depuis des années.
Troisièmement : des ex-éléments d’élite de l’armée appelés kaibiles, des machines à
tuer, qui s’étaient offerts comme garde rapprochée de certains capos mexicains,
avaient décidé d’administrer directement la partie guatémaltèque du couloir afin
que le flux soit plus important, plus rapide et s’en mettre un peu plus dans les
poches. Ils étaient entrés en guerre contre les mafias locales au Guatemala, et au
passage contre certains propriétaires terriens dont ils voulaient contrôler les
propriétés, pour utiliser leurs pistes d’atterrissage et imposer leur nouvelle
organisation dans les départements du nord du pays. En ce moment, ils étaient
concentrés sur l'Alta Verapaz, lieu de passage entre la côte Atlantique et le sud du
Mexique. Qu’ils veuillent utiliser le domaine de Las Lomas del Norte à leur profit
paraissait plausible.
21
Lorsqu’il apprit par la presse l’assassinat de l’épouse de don Gramajo
López et de son administrateur, Marco avait donc déjà une vue d'ensemble, que
les derniers événements semblaient confirmer. Le détective s’était néanmoins
demandé dans quelle mesure le commentaire journalistique pouvait être pris au
sérieux, selon lequel cet administrateur, quel est son nom ? il est là : Alfredo Pop
Choc… commentaire selon lequel ce dernier était en affaires avec les trafiquants.
Imaginons qu'il en soit ainsi, ok. Mais pourquoi tuer la femme ? Était-elle, comme
dans les films de série B, au mauvais endroit au mauvais moment, par exemple
témoin involontaire du meurtre de l'administrateur ? Ou tout simplement pour
mettre la pression sur le mari ? Le mieux serait d’en discuter avec lui. Il appela le
numéro de contact téléphonique qu’on lui avait donné. Ce fut Haroldo Hernández
Herrera qui décrocha :
— TripleH à l’appareil, en quoi puis-je vous aider, Don Marco?
— Pas besoin de salamalecs quant aux condoléances et toutes ces choses
avec ce mec — pensa Marco. — Je voudrais m'entretenir avec M. Gramajo López.
— Le boss m'a prévenu que vous alliez appeler. Les funérailles auront lieu
demain dimanche, seulement avec les parents les plus proches. Il vous attend lundi
à 17 h 00 à son domicile à La Cañada.
— Écoutez, il n'y aurait…
Avant qu’il ait terminé sa phrase, TripleH avait déjà raccroché. Quel con !
Marco profita de son dimanche pour pousser son enquête tout en restant
dans ses pénates. En feuilletant la presse écrite sur internet, il essaya de
comprendre selon quelle stratégie les narcos tentaient de s’implanter dans la
région de Cobán. La nécessité de leur présence permanente dans la zone de Las
Lomas del Norte n'était pas évidente, bien que le domaine puisse effectivement se
convertir en une bonne base arrière en cas de repli. Marco n’était pas beaucoup
plus avancé. Il passa la presse dominicale au peigne fin mais ne rencontra aucune
nouvelle information à propos de ce qui l’intéressait.
23
Cheminant côte-à-côte avec le gorille, Marco se rendit compte que ce
dernier devait mesurer un mètre quatre-vingt-dix sinon plus. Aucune surprise
durant la visite : chaque maison avait son garage pour deux voitures, salon,
cuisine, salle à manger et chambre de bonne avec son coin douche-toilettes au rez-
de-chaussée, et deux chambres avec chacune sa salle de bains à l'étage. Chaque
résidence possédait son petit espace vert à l’arrière, mais rien de transcendental.
Un poulailler, se répéta Marco, sécurisé à souhait pour les nouveaux petits riches
ou petits nouveaux riches, ce genre de gens qui vous demandent régulièrement de
leur « donner quelques minutes de votre temps ». Il avait envie de rire car il venait
de terminer de lire un bouquin de Xavier Velasco, un auteur mexicain, qui se
moquait sur un ton acerbe de cette manière faussement courtoise d’exiger du
temps des autres, et sans qu’importe leur réponse.
— Combien peut valoir une maison comme celles-là ? — questionna-t-il.
— Le dépliant parle de cinquante mille… — chuchota TripleH.
— Dollars ?
— Oui, dollars de Gringolandia.
Profitant de la conversation, Marco lui demanda :
— Et vous, si ce n’est pas indiscret, vous vivez où?
— Notre maison familiale est à Morales, dans le département d’Izabal,
mais en général je dors où le boss dort.
— Lèche-cul — pensa Marco.
— En parlant du boss, il semble bien supporter la situation...
— Aujourd'hui, ça a l'air d’aller mieux. Mais jusqu'à hier, il était bien
destroy. Ben… c'est normal, non ?
— Bien sûr, bien sûr…
Ils retournèrent dans le bureau des architectes où don Gramajo, resté seul,
les attendait. Ce dernier demanda à Marco s'il avait lu la presse.
— Oui, bien sûr.
— Bien, ce sont les faits, ni plus ni moins si l'on supprime le blablabla qui
permet à ces personnes de vivre du malheur des autres. Voulez-vous continuer ?
— Compte tenu de ces nouveaux éléments — répondit emphatiquement
Marco, — c’est à vous de me dire si mon enquête a encore quelque utilité.
24
— De mon point de vue, plus que jamais. Je n'attends rien de l'efficacité de
la police, et une enquête parallèle discrète, très discrète, ne nuirait à personne. Il
reste cependant très clair que ces délinquants sont capables de tout. C'est à vous
de décider si vous êtes prêt à prendre ce risque. Ma proposition économique en
tiendra compte, évidemment.
25
6
Il était une fois, quand les entreprises bananières gringas avaient besoin de
trains pour transporter leur marchandise, un gouvernement leur construisit un
chemin de fer juste pour elles. Un autre gouvernement leur confisqua quelques
arpents des milliers d’hectares qu’elles possédaient et prétendit même leur faire
payer des impôts, elles se mirent en colère et organisèrent avec succès un coup
d'État. Ce gouvernement putschiste tomba à son tour, un autre encore lui succéda,
mais ces entreprises n'avaient déjà plus besoin de trains. Enfant, Marco écoutait
souvent son père se plaindre de cette jolie petite histoire :
— République bananière, république bananière, comme s’il existait
également des républiques des pommes, des ananas ou des avocats... Non,
seulement bananières, et c’est sur nous que c’est tombé ! Quelle honte, chérie,
quelle honte ! — répétait-il régulièrement à son épouse qui levait les bras en signe
d’impuissance. Marco ne comprenait pas de quoi il se scandalisait, à cet âge où
l'on croit encore que les pastèques et les spaghettis poussent dans les arbres.
Il se souvenait quand il était enfant, lorsque son père l'emmenait parfois en
automobile à la capitale pour visiter un cousin à qui il devait toujours un peu
26
d’argent. Lorsqu’ils croisaient en voiture des rails de chemin de fer vestiges du
passé, à la grande joie du gamin, il lui faisait à chaque fois la même blague,
comme s’il paniquait au volant :
— Merde, merde, le foutu train arrive, il arriiiiive !
Marco aurait aimé qu’apparaisse le train fantôme pour enfin voir quelle tête
avait ce monstre de métal.
Le détective se sentait un peu paumé. Don Gramajo avait insisté pour qu'il
parte le plus tôt possible pour Las Lomas del Norte. Entre son retour chez lui après
sa seconde rencontre avec le terrateniente et le moment où il avait dû se présenter
à l’aéroport de La Aurora pour grimper dans l’hélicoptère, il avait à peine eu le
temps de préparer ses bagages. Pourquoi une telle hâte ? N'était-il pas plus habile
de laisser passer quelques jours ou même quelques semaines avant que ne
débarque sur la scène du crime quelqu’un qui allait étudier la rénovation des
bâtiments centraux du domaine ? Don Gramajo s’était mis à bouder et n’avait rien
voulu entendre. Le détective ne parvenait pas à cerner le propriétaire terrien. Ce
dernier était pourtant loin d’avoir perdu sa lucidité. La preuve en est qu’il lui avait
imposé TripleH comme compagnon de route : à tout moment, il aurait les yeux et
les oreilles du boss dans le dos. Difficile de refuser vu le montant exorbitant de sa
nouvelle proposition économique, comme il l'appelait. Avec toutes les dettes
qu’avait accumulées Marco au fil du temps, difficile de dire non.
Le voyage fut si rapide dans cette machine infernale que Marco n'eut même
le temps de mesurer le temps qu'il leur fallut pour arriver à Cobán. Ils avaient
survolé la région de Salama qui ressemblait de plus en plus à un désert.
— Foutue déforestation ! — grogna-t-il. Les uns se plaignent que les
Indiens volent le bois là où ils le trouvent pour l’utiliser pour cuisiner chez eux.
D'autres dénoncent que ce sont des trafiquants qui coupent illégalement les arbres,
avec la complicité largement rétribuée des autorités locales et de membres de la
police. Le reste opine que tout le monde doit avoir raison quelque part. — Bien
sûr — pensa le détective, — mais si vous êtes capable de comprendre combien il
serait compliqué d'interdire de ramasser du bois aux pauvres qui n'ont pas assez
de ressources pour se payer du gaz ou de l'électricité, est-il aussi difficile
d'identifier les mafias qui nous privent de notre oxygène et contribuent aux
catastrophes naturelles ? — Alors qu’il était perdu dans ces préoccupations
écologiques, capitales aux yeux d’Ana Beatriz, ils atterrissaient déjà sur la piste
de Cobán.
28
Descendant de l’appareil, il avait été saisi par un froid humide qui s'infiltrait
jusque dans ses os. Il jeta un œil sur sa montre : bien sûr, il était seulement 8 h 00
du mat ! Plus au nord, les nuages étaient encore collés aux sommets de la Sierra
de Chama. Deux avionnettes de fortune étaient pourtant prêtes à décoller pour
l’Ixcán, à la pointe nord d’El Quiché. Marco avait entendu parler de ces pilotes
fous, pour la plupart d'anciens membres de l'armée, qui y allaient dur de la
bouteille et volaient régulièrement en surcharge de marchandises ou... de
passagers. Chaque année s’écrasait en moyenne une avionnette entre Cobán et
Playa Grande. Un chauffeur de l’hôtel les attendait avec un 4x4 rutilant.
29
7
Marco avait rendez-vous avec Pascual Reyes García à 10 h 00. Il en profita pour
prendre tranquillement son petit-déjeuner dans le patio de l'hôtel : œufs au plat à
la fermière avec du chirmol, haricots noirs mélangés avec du fromage frais et
bananes plantin frites et bien sucrées, le tout accompagné d'un jus d'orange naturel
et, surtout, d'un excellent expresso de ce café de Cobán à la saveur de fleurs et de
fruits d'une acidité discrète.
— Sans sucre, bien sûr, nous ne sommes pas des criminels. Dans ce pays,
nous cultivons le café mais nous n'avons pas de culture du café… — regrettait
Marco.
Bien sûr, il y avait une explication : jusqu'à ce que se produise la crise du
café de l’an 2000 — bien qu’on ait jamais su ce qu’il s’était passé, mais il ne fait
aucun doute que les petits caféiculteurs avaient tout perdu à cette époque —, le
café de qualité partait à l'exportation et les grains qui restaient à flotter
misérablement à la surface des bacs d'eau étaient destinés à la consommation
nationale. Cela faisait à peine une quinzaine d’années que vous pouviez acheter
dans les supermarchés du café qui ne soit pas un mélange de lentilles pilées avec
je ne sais quoi.
Ils rencontra Pascual Reyes García dans un petit restaurant donnant sur la
place, de leurs sièges ils pouvaient voir le monument dédié au martyr indien. Les
deux hommes s’étaient connus deux ans auparavant par pur hasard. Marco
enquêtait pour un particulier sur les raisons pour lesquelles un de ses amis, avocat,
avait organisé son propre assassinat. Quand il avait frôlé une explication
vraisemblable, bien que sans preuves tangibles, on avait tenté de l'éliminer; à deux
reprises. Son enquête avait été interrompue et deux éléments de la Police nationale
civile avaient été affectés à sa protection rapprochée durant six mois, l’un d’eux
étant Pascual. Q’eqchi’, originaire d’un hameau très isolé de la région de Cahabón,
il mesurait 1,85 mètre.
— Grâce à ma grand-mère qui a dû se lier d'amitié avec un caféiculteur
suisse-allemand pour survivre ! — plaisantait-il.
Ils étaient devenus amis et avaient repris contact lorsque Pascual avait eu
l’occasion d’être de visite à la capitale.
34
8
Ils demandèrent quelque chose à boire : une mousse pour le vrai gorille et
un milk-shake de zapote pour le faux architecte. Il lança le message sur la table
d’un geste rageur. TripleH le ramassa, y jeta un coup d'œil avant de le reposer :
— Putain ! Nous venons juste d'arriver, comment est-ce possible ? — Sa
réaction semblait sincère mais Marco ne faisait pas du tout confiance à ce type.
— Qui sait, qui sait... Qui était au courant de notre arrivée ?
— Moi, vous, le boss, des membres du personnel de l’aéroport et de la
compagnie de transport, l'hôtel... — Marco l’interrompit :
— Ouais, un monde fou, en fait. Sans oublier que dans un trou perdu comme
ici, la moitié du département est déjà au courant de notre arrivée depuis que nous
avons atterri.
— Votre contact vous a filé de nouvelles informations ? — demanda
TripleH tout en passant un cure-dent entre ses lèvres closes.
35
— Ni un pet de dindon. Il m’a seulement confirmé ce que raconte la presse.
Le narco veut s’ouvrir une route dans le coin, selon lui. Ce que confirment les
témoins du domaine.
— Que comptez-vous faire, continuer ou pas ?
— J'ai un rendez-vous avec un autre contact à midi, faut voir ce qu’il
raconte, et ensuite j'appelle votre boss et on prendra une décision, ok ?
— A vos ordres, Don Marco. Voulez-vous que je vous accompagne à votre
rendez-vous ?
— Non, ça va, je vous remercie. Foutu espion… — songea-t-il.
Il prit une douche plus ou moins chaude et mit des vêtements secs. Et, malgré
l’humidité ambiante, une veste épaisse pour le froid et dissimuler son P38. Dans
ce genre de situation, si vous décidez de rester et que les choses vont forcément
se compliquer, il faut suivre le mouvement, il n’y a pas à tortiller du cul. En
attendant l’arrivée de Victor Rivera, il alluma le poste de télévision. CNN en
anglais, de façon à ne rien comprendre et éviter ainsi un autre mal de tête car,
comme d’habitude, ils ne montraient que des images catastrophiques. Il tenta de
résumer la situation. Qui avait intérêt à ce qu’il retourne au galop à la capitale ?
Si la thèse des narcos était la bonne : les narcos. Si elle ne tenait pas la route ?
Quatre possibilités. La première est que le ou les auteurs du double meurtre ne
voulaient pas qu'il mette son nez dans l’affaire. Une autre, la police voulait
absolument clore l'affaire, au plus vite ! Une troisième possibilité serait que
quelqu'un veuille confirmer la fausse piste des trafiquants de drogue afin qu'il
n’aille pas chercher ailleurs. Quatrièmement... non, il n'y avait que trois
possibilités. Conclusion : d'abord écouter ce qu’allait lui raconter Victor Rivera ;
deuxio, appeler mister Luis José Gramajo López ; tertio, prendre la décision de
rester ou de partir.
39
9
Soudain, des moteurs de camions, des gens qui courent dans tous les sens,
des hurlements, des cliquetis métalliques, des lumières, partout. Des coups de feu
autour et à l'intérieur des cabanes. Les soldats ont rassemblé tous les habitants au
centre du hameau, les hommes d'un côté, les femmes et les enfants de l'autre : cris
et gémissements, les petits pleurent, les adultes prient. Plusieurs cadavres
couvrent déjà le sol. Au loin résonnent des rafales de mitraillette dans les
bâtiments de la ferme, des cris aussi puis un terrible silence, rien. D'autres camions
arrivent. Les militaires amènent avec eux un homme en civil, le torse nu, couvert
de sang. Un officier métisse, debout les jambes écartées, crie :
— Nous avons ici le fils de pute traître à la patrie !
Il colle la pointe de son pistolet sur la tempe de l'administrateur du domaine:
— Maintenant, nous t’écoutons, tes petits amis de la guérilla ne sont plus là
pour te protéger. Parle, regardez-moi comment ce lâche se chie dessus ! —
L’homme tremble tellement qu'il ne peut pas articuler un mot.
— Raconte-moi, petite salope, raconte-nous où sont tes amis à qui vous faîtes
cadeau de la récolte ! Nous savons qu'il y a des pommes pourries ici et vous savez
comment une seule pomme peut pourrir tout le cageot, bien sûr qu’ils le savent,
ces salauds ! Je t’écoute, petit pédé, parle !
40
Ne s’entendent que les pleurs des enfants.
— D'accord, il semblerait que nous ayons affaire à des têtes de mules...
Il rengaine son pistolet, arrache une mitraillette Uzi des mains d’un soldat
proche et tire dans le tas sur l’attroupement des hommes. Une dizaine de ceux
placés en première file tombent face contre terre. Des femmes se mettent à hurler.
L'officier donne le signal : plusieurs soldats se mettent à leur tirer dessus. Des
femmes et des enfants se recroquevillent sur le sol, morts.
— Ou préférez-vous qu'on les viole, vos chiennes d’Indiennes, c’est ça que
vous voulez, machos de mes couilles ? Quelqu’un a quelque chose à dire ?
Un vieil homme aux cheveux blancs sort du groupe d'hommes, s'avance
prudemment.
— Qui es-tu ?
— Je m'appelle Gaspar Pop Coc...
— Putain de sa mère, c’est pas de l’espagnol ça, tu viens d'Angleterre ou
quoi ?
— Je suis une autorité ici et je vous supplie de m'écouter, Monsieur
l’officier.
— L'autorité, mon cul, l'autorité ici c'est moi, compris, abruti ?
— Oui, Monsieur l’officier, mais vous devez savoir que presque personne
ici ne parle espagnol, Monsieur l’officier.
— Avec vos potes guérilléros, vous parlez quoi, japonais ? Les soldats, tous
Indiens, rigolent.
— Nous sommes obligés, Monsieur l’officier, sinon ils nous tuent. Si nous
ne leur donnons pas de nourriture, ils nous tueront. Vous savez bien que quand
vous êtes passés cet après-midi, l'homme à la cagoule qui vous accompagnait vous
a déjà donné le nom de ses complices de la guérilla.
— Et lui, ce n’est pas l’un d’eux ? — interroge l’officier en revenant près de
l'administrateur. — Tu es devenu muet, petit père, ni espagnol ni anglais ni
japonais, mon cul ! Il sort sa machette et le frappe en plein visage, lui retirant l'œil
droit.
Ce qui s’est passé ensuite, le 6 juin 1982 au domaine de Las Lomas del
Norte, les tortures de l'administrateur, l’assassinat de tous les habitants du hameau,
41
le viol des jeunes et moins jeunes femmes, les nouveau-nés éclatés contre les
rochers, les cabanes incendiées, les animaux tués, la destruction des stocks de
récoltes, ce silence total qui absorba tout l'endroit, sauf le murmure fébrile des
mouches au-dessus des corps en décomposition, personne ne peut le raconter.
Parce qu'il n’est resté personne.
42
10
Après une nuit malgré tout tranquille, Marco était prêt, attendant qu’arrive
l'hélicoptère pour se rendre à Las Lomas del Norte. Emmitouflé dans un épais
manteau, il prenait un café chaud dans ce qui prétendait être la salle d'attente de
l’aérodrome, observant la bruine qui n’en finissait pas de tomber. Déprimant.
TripleH l'appela pour lui expliquer qu’il avait tardé, on ne saura jamais pourquoi,
à se mettre en communication avec le boss et que de toutes façons l'appareil
n’arriverait pas avant 9 h 00 à cause du climat sur la capitale.
— Super ! — s’exclama Marco.
— Pardon ? — demanda quelqu'un assis au fond de la salle.
Marco se tourna vers l'homme qui dormait recroquevillé sur son siège
quand il était entré :
— Je vous ai réveillé ? Désolé… C’est qu’on vient juste de m’informer que
mon transport arrivera plus tard que prévu et…
— Non, non, je somnolais seulement —. Il se leva et s'approcha en
souriant, la main tendue pour le saluer :
— Oscar Pérez Caal, ravi de vous rencontrer, monsieur…
— Marco, appelez-moi Marco.
— Vous n’êtes pas d'ici ?
— De la capitale.
Pourquoi donner plus de détails ? Cet inconnu affichait un sourire
permanent, de ces gens avec qui on sympathise immédiatement. C’est quand
même un inconnu, pensa Marco, ce qui n’empêche pas de se renseigner, bien au
contraire :
— Vous, oui, vous êtes d'ici ?
— De Cobán, non. Je vis plus haut, dans le Polochic. J'ai quelques têtes de
bétail et de la cardamome — ajouta-t-il, toujours souriant. Quelqu'un, dehors,
frappa du doigt contre la vitre : TripleH.
— Don Oscar… — s’excusa Marco.
— Je vous en prie, ravi de vous avoir rencontré — répondit l'autre, avec
son immuable sourire.
43
Marco sortit dans le froid glacial et humide, et vit que TripleH n’avait
pas l’air très content.
— Bonjour, vous êtes tombé du lit ou quoi ?
— Le perroquet et ses petites rigolades, fait chier non ?
— Je ne me suis même pas rendu compte qu'il rigolait aussi la nuit —
ironisa Marco.
Le gorille ne trouva pas ça drôle :
— Écoutez, Don Marco, le boss est sur les nerfs parce qu'il s’est fait
remonter les bretelles à votre sujet.
— A mon sujet ? Qui ?
— Des gens du gouvernement, ils lui ont tiré les oreilles en lui rappelant
que l'affaire est close.
— C'est bizarre qu'ils lui en aient parlé… Vraiment ? — Marco prit l’air
surpris.
— Ils lui ont raconté que la version sortie dans la presse est la bonne et qu’ils
ne peuvent rien faire de plus.
— Il a dû se fâcher, vous m’étonnez ! Alors, quand est-ce qu’arrive
l'hélicoptère ?
— Il est confirmé pour 9 h 00. Excusez-moi, Don Marco, je vais saluer ce
monsieur là-bas — lança TripleH, désignant du doigt Oscar Perez en train
d’acheter un verre de bouillie de riz et de maïs à une vendeuse pas assez vêtue et
tremblante de froid.
— Tiens, la pluie s'est un peu arrêtée, très bien — commenta le détective
en levant la tête vers le ciel. — Vous connaissez cet homme ?
— Le chipichipi, cette putain de bruine ne s’arrête jamais ! Mais c’est
excellent pour les cultures. Oui, don Oscar Pérez est un voisin de Las Lomas del
Norte.
— Ce n’est pas vrai ? Quel coup de pot ! — rétorqua Marco en évitant
d’avoir un ton ironique. — Incroyable ! — pensa-t-il, — ici, tout le monde a
quelque chose à voir avec ce fichu domaine.
Alors que TripleH demandait un atol pour lui tout en papotant avec le
voisin, Marco appela Gramajo López. Il était effectivement fou furieux.
44
— Contre ces putains de communistes incompétents qui dirigent le pays !
— hurla-t-il dans le téléphone.
Marco attendit patiemment que le bonhomme se calmât : personne ne peut
être éternellement en colère et la fatigue finit toujours par prendre le dessus sur la
frustration. Ils commentèrent alors les avancées de l’investigation :
— Jusqu’à maintenant, tout le monde confirme la piste des narcos.
— Oui, de toutes manières, je n’en vois pas d’autre — ponctua le fermier.
— Ben tiens, et moi, je suis la cousine de Tecún Umán ! — pensa Marco.
Don Gramajo s’était excusé du retard de l'hélicoptère, expliquant que si
l’appareil avait pu peut-être quitter la ville de Guatemala un peu plus tôt, il ne
serait de toute manière pas allé plus loin que Cobán car, en général, aux
premières heures de la journée le temps est toujours plus couvert dans la région
du Polochic. Lorsque Marco raccrocha, TripleH s'approcha, accompagné d'Oscar
Pérez Caal. Ce dernier n'était pas sûr que son avionnette arrive, alors s’ils
pouvaient lui rendre ce service…
— Votre avis ? — demanda Marco au gorille.
— Ce n'est pas la première fois que nous donnons un coup de main à Don
Oscar.
C’est ainsi qu’ils firent le voyage avec le monsieur toujours souriant, qui
les remercia au moins quatre fois au cours d'un trajet qui ne dura pas plus de vingt
minutes.
Après être descendu à quelques kilomètres au sud de Cobán, une zone que
Marco identifia comme étant la région de San Juan Chamelco, l’hélicoptère
remonta la vallée du Polochic. Ils survolèrent Tamahú puisTucurú, ou peut-être
l’inverse car Marco ne se souvenait pas exactement de la carte étudiée quelques
jours auparavant. Plus haut, ils franchirent une trouée nuageuse au-dessus du col
entre la Sierra de Chama au nord, déjà ensoleillée, et la Sierra de Las Minas, à
droite, encore dans l'ombre, pour passer entre Senahú et Panzos, ou peut-être
l’inverse car…
— Nous y voilà — commenta le pilote dans son micro. — En continuant
droit devant, nous arrivons dans la zone de Cahabón — indiqua-t-il avec un fort
accent gringo.
45
— Merci beaucoup — répondit poliment Marco, qui ne savait pas où il était,
mis à part que tout le paysage était vert, incroyablement vert, une végétation
exubérante digne des meilleurs films d'aventure amazonienne.
— Nous allons entrer en suivant la route — dit Triple H, — regardez à votre
gauche, vous voyez une petite lagune ?
— Oui, oui — répondit Marco.
— Ok, maintenant à votre droite, de l'autre côté de la route, après le grand
pré, c’est le hameau où vivent les ouvriers agricoles de la ferme et, un peu plus loin,
les contremaîtres. Nous allons atterrir dans le pré, à deux cents mètres du portail
du domaine. N’oubliez pas de baisser la tête en descendant de l’hélico sinon… —
de son index et en tordant hideusement la bouche tout en sortant la langue, il simula
un égorgement.
— Génial, la brute est aux petits oignons avec moi… — se dit le détective.
46
11
50
12
— Bizarre, non ?
— Putain, ouais, plutôt… — confirma Martin alors qu’ils étaient de retour
dans leur bureau.
Parmi la dizaine de bureaux quasiment collés les uns aux autres faute
d’espace, impossible de se tromper : le bureau de Carmen était celui où il n’y a
rien dessus, celui de Martin était celui qui ressemblait à un dépôt d’ordures. A la
grande joie des collègues les plus moqueurs :
— C’est évident que tu travailles trop, Martin ! En revanche, on se
demande bien ce que fout ta partenaire à longueur de journée…
Lorsqu’ils insistaient un peu trop sur le sujet, l’inspectrice ne ratait pas
l’occasion de placer sa ritournelle :
— Le bureau, l'ordinateur reflètent la façon dont chacun est organisé, ou
non, dans sa tête. — S'il était présent à ce moment-là, Martin réagissait toujours
de la même façon à l’insinuation, un truc qu’il avait entendu à la TV, même s’il
ne comprenait pas ce qu’il voulait dire :
— Le désordre, c’est encore une forme d'ordre !
En raison de la rencontre surprenante qui venait de se dérouler avec le
Directeur-adjoint, ou à cause de la présence des autres collègues, chacun des deux
retourna en silence à ses dossiers en cours, jetant un œil furtif dans celui
mystérieusement intitulé « Nonne blanche », que leur avait remis l'assistante du
cachalot. Intitulé pas si mystérieux s’ils avaient écouté la maîtresse à l’école
primaire : la nonne blanche est la fleur symbolique de la région de l’Alta Verapaz
et de son chef-lieu, Coban. N’y tenant plus, Carmen passa discrètement un
message dans la box pour Martin :
— Nous nous retrouvons au parking tout à l’heure.
Pour Carmen, aucun problème. Elle vivait seule, elle n'avait ni chien ni
chat, ni plantes vertes à arroser une fois par semaine. Elle était seulement allée à
la pharmacie pour acheter un pack de trois préservatifs, au cas où. Elle n'avait pas
de projet de gymnastique en chambre, mais au cas où. Elle se voulait être une
53
femme moderne, propriétaire de son corps, qui n'avait pas l'intention de devenir
une mégère au foyer avec une tripotée de marmots se chamaillant dans ses jupes.
Elle était tout à fait consciente que la plupart ne comprennent pas ce qu'est la
prévention et considèrent les femmes qui se baladent avec des préservatifs comme
des putes.
— Je préfère — rétorquait Carmen, — être une putain libre qu'une
honorable dame enfermée chez elle à torcher la merde.
Comme tous ceux qui avaient mis leur nez dans les cartes de la région et
examiné les couloirs qu'utilisait le trafic de drogue pour transporter la poudre
blanche colombienne qui n’est pas de la farine vers le Mexique, ils s’étaient rendu
compte très vite du hic :
— Putain, ils n'ont rien à faire par-là !
— Sûr, mais je te rappelle que nous sommes ici pour surveiller l'enquêteur
privé, rien de plus ! — insista Carmen. — Ne va pas nous mettre dans la merde
54
par excès de zèle, veux-tu ? — dit-elle d’un ton excédé, son coéquipier elle
l’aimait bien mais il avait une facilité déconcertante à s’attirer les emmerdements.
Ils repérèrent aisément Marco : le matin même de leur arrivée, il était parti
vers Senahú en hélicoptère.
— Tu penses qu'on pourrait aussi...
— Oublie ça ! — l’interrompit Carmen. — Nous prenons une bagnole de
location, ce sera plus pratique et discret. Si tant est que quelqu'un peut se déplacer
ici sans que tout le monde le sache immédiatement…
— Je vois que Madame a révisé sa géographie locale avant de venir ! —
rigola Martin.
Rien de plus facile que louer un pick-up quand on a la possibilité de
débourser cinq cents quetzales par jour. Lorsqu'ils partirent le lendemain pour
Senahú, chacun avait chargé le véhicule selon son obsession personnelle : de
nombreuses bouteilles d'eau pour l'inspecteur Guzmán Cordón et de nombreux
produits de protection contre le soleil et les moustiques pour l'inspecteur Tista
Rodas.
Jour 1 :
1230 : Arrivée à Cobán de 2 membres du personnel de SGIC Capital. Ont posé
des questions sur Tatou à l'aérodrome.
1620 : Location d’un 4x4 Toyota immatriculation P-152DDB.
Jour 2 :
0830 : Départ des 2 membres de SGIC Capital avec plaque d'immatriculation P-
152DDB en direction du Polochic.
55
13
Après que le moteur de l'hélicoptère ait enfin été éteint et que le voisin,
Oscar Pérez Caal, lui eût adressé tout sourire un chaleureux au revoir, Marco avait
franchi le portail imposant de Las Lomas del Norte et avait été saisi d’une certaine
nostalgie de la magie dans laquelle il avait vécu à l’époque. Parce qu’il était enfant
et entouré de gens qui partageaient un univers où ils vivaient côté à côté avec leurs
ancêtres. Il se rappelait combien avait été difficile sa première année dans la
capitale :
— Le jour où ils commenceront à édifier des tours ici, les ancêtres iront
sûrement s’installer ailleurs — avait-il commenté lors de son arrivée à Ciudad de
Guatemala.
Il avait été bouleversé par sa visite au hameau où vivaient les ouvriers
agricoles du domaine et leurs familles. Pas tant à cause de la misère qui y régnait
et de son parfum insidieux qu’il connaissait bien qu’à cause de ce que Victor
Rivera lui avait confié à Cobán :
— Savent-ils ce qui s’est passé là où ils habitent ? — s’était-il demandé à
voix haute. — Se pourrait-il qu'ils le sachent mais préfèrent ne pas le savoir ? Ils
auraient pu s’installer sur une autre partie du domaine, du côté de la lagune et
donc plus près d’une source d’eau par exemple, mais peut-être que le don les a
obligés à vivre précisément là où avaient eu lieu ces atrocités. Pour en faire
définitivement disparaître la comptabilité morbide. Ou se pourrait-il qu'ils le
56
sachent, et c'est justement la raison pour laquelle ils ont décidé de reconstruire le
hameau au même endroit ?
Il aimait bien cette impression de se lier à un lieu à travers la mémoire
même du lieu. Cela lui rappelait son enfance, une enfance heureuse.
Le déjeuner achevé, il avait insisté pour que lui soit expliqué le traitement
du café. Jacobo Chub Tzib, comptable et secrétaire de l'administrateur assassiné,
un monsieur très bien sur lui, était maintenant aux commandes. Il semblait
profondément affligé par ce qui s'était passé bien qu'il n’en laisse rien
transparaître. Il n'avait pas franchement ri quand Marco avait essayé de glisser une
plaisanterie :
— Je dis toujours que le Guatemala cultive un des meilleurs cafés du monde
mais nous n'avons pas de culture du café ; je ne sais même pas comment il est
fabriqué !
Ils s’éloignèrent de quelques centaines de mètres des installations de la
ferme, là où commençaient des rangées de caféiers. Jacobo lui montra qu'ils
travaillaient deux types de plantation : le caféier guatémaltèque, originel, semé à
la fin du XIXe siècle par des Suisses-Allemands importés par les Libéraux, avec
des arbustes pouvant atteindre trois mètres de haut, et un autre type de caféier qui
avait été planté il y a seulement une douzaine d'années, le caféier brésilien, plus
bas mais avec le même rendement.
— Récolter les cerises est ainsi plus facile et on ne casse pas de branches
— précisa Jacobo.
— Bien sûr — songea Marco, — ce ne sont pas les géants germaniques qui
font la cueillette mais les petits Indiens ; sans parler des enfants, évidemment.
Que ce soit le caféier national ou celui du pays de la samba, il aimait le vert
vif et foncé de leur feuillage.
Ils retournèrent vers le centre de la ferme.
— Le café, c’est comme l’épouse lors de la nuit de noce. Après une bonne
douche, il faut retirer délicatement la pulpe de la cerise.
Marco était tout ouïe :
— Connaissez-vous la différence entre le traitement par voie sèche et le
traitement par voie humide, Don Marco?
57
— On me l’a expliqué à l'école, mais c’était il y a bien longtemps, racontez-
moi.
— D’accord. Dans le système à sec, on fait sécher la cerise au soleil environ
deux semaines en la retournant avec de grands râteaux pour qu’elle ne fermente
pas, on attend quatre semaines avant de la dépulper et sécher le grain. C’est le
système le moins coûteux mais il nécessite un climat sec, chaud et surtout
prolongé.
— J'imagine qu'avec l’humidité qui règne ici…
— Exactement. Ici, nous pratiquons le traitement humide tandis que sur la
côte Sud, ils appliquent le traitement à sec. Tant mieux car, selon moi, le café lavé
est de meilleure qualité que le café séché. Quant à la cerise, sa qualité va de pair
avec sa couleur, du vert, comment dirais- je ? disons, du vert jade au bleuâtre.
— Du café bleu ?! — s’exclama Marco.
— Et bien oui, bleuâtre. Plus la plantation est en altitude, plus la cerise est
bleuâtre ; plus la ferme est basse, plus la cerise pointe vers le vert. Au Guatemala,
la cerise varie donc du vert foncé au bleuâtre.
Ils se dirigèrent vers d'énormes réservoirs de ciment :
— Là, nous procédons au lavage de la cerise, on lui enlève sa pulpe avant de
la laisser fermenter plus ou moins vingt-quatre heures. Si vous regardez de ce côté,
là-bas, ces terrasses en pierre étaient auparavant utilisées pour le séchage.
Il lui désigna du doigt quelques machines protégées par un toit de tôles
ondulées :
— Ce sont des sécheuses mécaniques. Dans le temps, tout dépendait du
climat et il fallait protéger les grains de la rosée nocturne en tendant des draps
dessus. Le séchage pouvait prendre un temps fou, alors qu’actuellement nous avons
besoin de moins de six semaines pour l'ensemble du processus — dit-il en
énumérant les différentes étapes en commençant par son petit doigt : la cueillette,
le lavage, la dépulpeuse, la fermentation, re-lavage et séchage.
— Remercions la technologie ! — commenta Marco.
— Absolument ! — rétorqua Jacobo. — Beaucoup plus rapide, et
qu’importe la météo. Mais elle a son prix.
— Comment ça ?
— Des installations comme celles-ci sont très chères et ne travaillent que
58
trois ou quatre mois dans l’année, il faut avoir les épaules suffisamment larges
pour assumer au début. Et puis, il y a grain et grain…
— Je m’en rappelle — dit Marco. — Le grain plus lourd, de meilleure
qualité, reste au fond des cuves et le plus léger remonte à la surface.
— Exact, et après que le grain ait été égoutté et séché à nouveau, nous le
nettoyons encore une fois et il passe au polisseur pour devenir bien brillant.
— Le fameux café d’or… — commenta Marco.
— Tout à fait — confirma Jacobo, — celui qui se vend le plus cher, surtout
à l’exportation.
Ils effectuèrent quelques pas entre les réservoirs, les patios de ciment et les
machines :
— Impressionnant de savoir d’où vient mon petit expresso sans lequel je
ne pourrais pas me lever le matin — pensa-t-il. — Le processus se termine là ?
— demanda-t-il.
— Ah non! Il faut encore classer les grains par forme et par taille, sur une
bande mécanique qui n’est pas en fonctionnement en ce moment. En général, ce
sont des femmes qui retirent les grains tachés ou cassés. Ce qui reste est passé au
tamis afin que les grains soient regroupés selon leur calibre. Ensuite, nous
emballons le café dans des sacs de fibre naturelle qui sont entreposés sur des
palettes en bois et qui ne doivent rien toucher, ni les murs ni le plafond, et il ne
doit pas y avoir d'autres produits entreposés au même endroit, encore moins la
cardamome car elle tuerait l'arôme du café.
— Bien sûr ! — plaisanta Marco, — la cardamome est ajoutée plus tard
dans la tasse, si vous l'aimez comme ça, mais surtout pas avant !
Don Jacobo Chub Tzib ne se départait pas de son air grave malgré le fait qu'il
soit manifestement enthousiaste de partager ses connaissances sur le traitement
du café avec le détective.
— Pauvre vieux — songea Marco, — il a l’air complètement abattu à cause
du double meurtre. Lequel des deux assassinats l’a le plus touché, celui de la dame
ou celui de l'administrateur ? Ce n'était évidemment pas le meilleur moment pour
lui poser ce genre de question.
— Comment sortez-vous le café d'ici ?
— Par la route, avec des camions.
59
— Ecoutez, j'apprécie vraiment que vous m’ayez consacré tout ce temps et
toutes ces explications. J'ai juste une autre question, si vous permettez.
— Allez-y, Don Marco, pas de problème.
— Merci. Que faîtes-vous de la pulpe?
— Je vois que vous êtes un élève attentif, Don Marco ! — dit-il avec une
moue plus que jamais déprimée. — Nous en faisons de l’engrais, mais il y a des
gens qui, par paresse, préfèrent la jeter et polluer les rivières, pour acheter des
engrais chimiques qui empoisonnent la terre.
60
14
Il n'aimait pas conduire la nuit. On n’y voit goutte, le risque de se faire agresser, des
monstres qui peuvent surgir à tout moment de l'obscurité. Peu importe la raison,
penché sur son volant comme une taupe myope essayant de distinguer quelque
chose à travers le pare-brise, Ramon Estrada Coy n'aimait pas conduire la nuit. Il
se demanda s'il valait mieux ralentir ou accélérer lorsqu’il vit deux énergumènes
agiter les bras sur le bord de la route. Il regarda sa montre : presque 21 h 00 !
Serait-ce une embuscade ou plus simplement des gens en difficulté ? Il vérifia la
sécurité des portières et stoppa son véhicule. Parce que Ramon Estrada Coy, il est
comme ça. Il est serviable. Les deux inconnus s’approchèrent de l’automobile :
un homme avec une lampe torche à la main et une femme qui se tenait en retrait.
— Ils ne sont pas d'ici, c’est évident — se dit-il. — Ni des touristes
étrangers, ce sont des nationaux. De la capitale ? Pas de la haute en tout cas.
Il s’assura que sa machette était bien à portée de main avant de baisser sa
vitre de quelques centimètres. Parce que Ramon Estrada Coy est comme ça. Il est
serviable mais il ne veut pas avoir de problèmes.
— Bonsoir, excusez-nous, nous ne sommes pas d'ici et notre véhicule nous
a lâchés — expliqua l’homme.
— Il parle de sa voiture comme d'une femme — pensa Ramon, — il n'est
donc pas d'ici. En quoi puis-je vous aider ?
— Connaitriez-vous un mécanicien?
— Connaitriez-vous... tout un académicien ce don. Pas étonnant qu'il ne
sache pas comment fonctionne sa propre voiture — se moqua gentiment Ramon.
— Avez-vous vos cartes d’identité?
— Oui, bien sûr.
— Je peux les voir ?
L'homme s'éloigna de quelques pas, et donnant le dos à Ramon, se mit à
converser à voix basse avec la femme. Bah oui, les policiers sont rarement pour
ne pas dire jamais invités à présenter leur carte d'identité... L’homme revint et
passa les deux documents à travers l'espace laissé par la vitre abaissée.
— Si je raconte cette histoire à ma femme, elle va se foutre de moi.
61
Parce que Ramon Estrada Coy est comme ça. Il est serviable, il ne veut pas
de problèmes, et maintenant qu’il se retrouve avec deux cartes d'identité dans les
mains, qu'il a demandées, il se souvient qu’il se sait pas lire.
— Mais quel con ! — grogna-t-il, — ça y est, je me suis mis dans le pétrin…
Il fit comme s’il lisait les papiers tout en ayant les deux autres à l’œil. Ils le
regardaient, lui, le regard vide, un peu désespérés semblait-il.
— Alors, qu'est-ce que je fais ? — se demanda-t-il. Il prit une décision :
conserver les cartes d’identité pour le moment, descendre de sa bagnole avec sa
machette et aller voir quel problème pouvait bien avoir le véhicule de ces
enquiquineurs. — Bon, prêtez-moi les clés de votre voiture et restez… près de cet
arbre — dit-il en leur indiquant du doigt un endroit situé à une dizaine de mètres.
Tout en faisant comme s’ils n’avaient pas vu la machette, les deux étrangers
obtempérèrent sans sourciller. Ramon tenta de démarrer le moteur : rien. Il vérifia
la batterie : parfait. Les bougies : neuves. Il les interrogea :
— La voiture est à vous ?
— Non, c'est une location — répondit la dame.
— Merde — pensa Ramon, — ils se sont faits rouler, pour sûr —. Il vérifia
quand même, parce qu'on ne sait jamais avec ces agences de location : — En plein
dedans ! Cette bagnole n’a plus d'essence… — leur annonça-t-il.
— Mais, ils ne remettent pas le véhicule avec le plein ? — demanda la dame.
— Bah, je n’ai jamais loué de voiture mais j’imagine que si,
normalement…
— Normalement ? — demanda-t-elle.
— Écoutez, ma petite dame, je m’y connais un peu en voitures, mais les
voitures de location, ne me demandez rien — rétorqua Ramon. Il ouvrit le
réservoir et regarda le dos du fermoir. — Vous avez de la chance — commenta-
il.
— Si vous le dîtes ! — s’exclama l’homme en riant. — On peut savoir
pourquoi ?
— C'est du diesel, comme le mien.
Il aspira quelques litres de carburant de son propre réservoir et les passa
dans l’autre. La voiture démarra aussitôt. Les deux inconnus échangèrent un
regard de soulagement avant de le remercier encore et encore.
62
— Où allez-vous ? — leur demanda-t-il.
— Senahú — répondirent-ils à l’unisson.
— Vous y avez une connaissance ?
— Non, nous avons prévu d’aller à l’hôtel.
— Quel hôtel ? — demanda-t-il alors que peu lui importait mais la curiosité
souvent n’a pas besoin d’explication. Ce qu’on appelle communément de la
simple curiosité.
— Nous ne savons pas encore, c'est la première fois que nous mettons les
pieds dans cette région — répondit la dame.
Le cerveau de Ramon se mit à bouillonner.
— Si vous voulez, nous pouvons vous prêter une chambre dans notre
maison pour la nuit ; mais nous sommes des gens modestes, vous savez…
— Nous apprécions beaucoup la proposition, mais nous ne voulons pas
déranger — répondit la dame, — et nous vous paierons. Vous nous avez sauvé la
vie aujourd'hui !
— Non, non, c'est un plaisir — déclara Ramon en faisant un geste de refus
de la main. — Ce ne serait pas mal, un peu de pognon en plus — pensa-t-il.
Il leur rendit leurs cartes d’identité :
— Suivez-moi alors. Comment se fait-il qu'ils n'aient même pas remarqué
que l'indicateur était au rouge ? — se demanda Ramon. — Les gens de la
capitale…
64
15
Au cours de son petit-déjeuner, Marco passa un coup de fil à don Gramajo López
pour l'informer qu'il allait bien, qu'il avait effectué une première visite de l’endroit
et qu'il avait identifié toutes les personnes présentes à la ferme. Il lui posa
quelques questions sur le voisin qu'il avait croisé en chemin, Oscar Pérez Caal.
— Un voisin de toujours, aucun problème. Il vit de son côté, il entretient
peu de relations avec les autres voisins. Je ne pense pas qu’il ait quoi que ce soit à
voir avec notre affaire ! — affirma d’un ton catégorique le propriétaire terrien.
Marco lui demanda également si TripleH allait rester pour l’aider dans son
enquête. La réponse fit sourire le détective :
— Ce n'est pas prévu. Il est là pour suivre et m'informer de la situation
générale du domaine en attendant que je trouve un nouvel administrateur. Bien
sûr, chaque fois que vous aurez besoin de sa collaboration, n'hésitez pas à la lui
requérir.
La réponse de Marco fut du même acabit :
— Je vous remercie. J'essaierai d'éviter de le déranger dans ses propres
tâches. En tant que larbin espion — ajouta Marco, mais seulement en pensée.
À la question de Gramajo López sur ce qu'il avait prévu pour les prochains
jours, il lui expliqua qu'il voulait s'imprégner du contexte, des événements et
commencer à interroger les gens, mais avec discrétion, toujours en tant que
responsable de la conception de la modernisation du bâtiment principal, raison
officielle de sa présence ici.
En début d’après-midi, il se réunit avec Jacobo Chub Tzib pour qu’il lui
transmette la liste du personnel permanent travaillant, vivant ou dormant
ponctuellement dans la ferme, sans tenir compte des contremaîtres, ouvriers
agricoles et visiteurs qui habitaient à l’extérieur. Le comptable s’était laissé
convaincre sans beaucoup de conviction que cette information serait utile à Marco
afin qu’il puisse converser avec ces gens pour repenser efficacement l’ergonomie
des espaces construits. Neuf personnes composaient cette liste :
- 1 comptable-secrétaire : Jacobo Chen Tzib ;
65
- 2 gardiens : Guillermo Cahuec Cu et Juan Francisco Chub Caal ;
- 2 mécaniciens en charge de la maintenance des machines et des véhicules : Luis
Botzoc Coy et Gualberto Alvarado Pop ;
- 2 responsables de l'entretien des bâtiments et des jardins : Roberto Coy Caal et
Carlos Cab Chen ;
- 2 personnes en charge de la cuisine et du nettoyage dans la maison patronale :
María Toc Cab et Margarita Chub Caal.
Jacobo l’informa qu'ils étaient tous de la région, soit de Coban soit de
Senahú même. Quant aux voisins, c'était simple :
— À l'ouest, nous avons le domaine Wolhers. Il commence au-delà de la
montagne au nord et jouxte Las Lomas del Norte jusqu'à la route goudronnée, à
l'exception du lopin où se trouve Oscar Pérez Caal, qui débute à l’angle du chemin
de terre et de la route. À l'est se trouvent les Wagner, à côté de nous jusqu'au début
du lopin de don Oscar.
— Ont-ils plus de terres que Las Lomas?
— A la cuillère, je dirais que les Wagner sont propriétaires comme don
Gramajo de quatre caballerias, c’est-à-dire un peu plus de 150 hectares, mais
leur propriété est moins carrée, plus en longueur. Les Wolhers, de la montagne à
la route, possèdent eux aussi environ quatre caballerias, mais sans compter l’autre
versant de la montagne. Je ne sais pas combien de surface ils ont de l’autre côté
de la crête car ils n’en ont qu’une partie, pas la totalité. Parmi les gens qui vivent
ici, celui qui vous répondrait le mieux à ce sujet est don Vicente, un vieil homme
qui habite sur la montagne au nord de Las Lomas.
— Qui est-ce ? — demanda Marco, intrigué.
— Un très vieil homme, un genre d’ermite. Il était déjà là quand je suis
arrivé ici. Personne ne le connaît vraiment.
— Mais il est vivant ? — plaisanta Marco.
— Oui, bien sûr, d'ici, en direction du Nord, vous pouvez voir un bosquet
de bananiers parmi les pins. Parfois on peut y voir de la fumée quand il fait du feu.
Don José Luis dit que le vieil homme, qui était déjà installé là quand lui-même est
né, ne dérange personne, qu’il n'a jamais causé de problèmes, et qu’il faut le laisser
tranquille. La légende raconte que don Vicente aurait sauvé la vie du grand-père
de don José dans je ne sais quelle guerre. Pour lui prouver sa reconnaissance, il
66
s’est déclaré prêt à lui offrir tout ce qu’il voulait. Don Vicente lui aurait alors
demandé la main de sa fille, la mère de don José, mais c’était impossible, un
Indien et une criolla, vous comprenez ? Son sauveur lui aurait donc juste demandé
la permission de vivre là-haut et la garantie de ne pas être dérangé, ce qui fut fait.
Les mauvaises langues commentent que le renard ne voulait pas trop s’éloigner du
poulailler car une des poules désirait fort se faire croquer. De là à commérer que
don José, peut-être… il n’y a qu’un pas. Mais vous savez, les légendes, il y a à
prendre et à laisser…
D'après les commentaires de Jacobo à propos de la relation de José Luis
Gramajo López avec ses voisins, il n'existait aucun différent. A part un désaccord
concernant quelques ares là où Las Lomas del Norte coïncidait avec la propriété
des Wolhers et celle d'Oscar Pérez Caal.
— Je n'ai jamais entendu don José Luis mentionner ce thème au cours de
mes huit années de travail ici — ajouta Jacobo.
69
16
Aux alentours, des pins et encore des pins, avec leur arôme si puissant, et
plus frais à cette heure matinale. Marco se félicita d'avoir suivi le conseil de
chausser ces bottes en caoutchouc, laides mais très utiles pour traverser les
épaisses flaques de cette boue qui paraissait du chewing-gum prêt à absorber le
promeneur pour l’entraîner dans les entrailles de la Terre. Cette boue était bien
plus fatigante que la pente. Le chewing-gum irritait Marco :
— Reste calme, reste calme… — se répétait-il. — Fais comme lorsque tu es
coincé dans un embouteillage en ville, pense à autre chose et laisse le pilotage
automatique prendre les commandes. Mais à quoi penser qui ne me fasse pas
penser à ici et maintenant ? Une femme ?
Il essaya de se souvenir de la première fille dont il était tombé amoureux.
Catarina s’appelait-elle. Elle habitait à sept maisons de celle de ses parents. Dans
un hameau, l'endroit idéal pour tuer l'amour, où non seulement tout le monde est
au courant de tout et même davantage, où les gens commentent à propos de
n’importe quoi parce que leur vie est si petite qu'ils ont besoin de commérer sur
celle des autres. Toujours en termes négatifs, bien sûr, pour que la leur paraisse
71
plus enviable, à leurs yeux du moins. Pas question de flirter ou draguer sur la
place publique. La seule possibilité était de rencontrer l'objet de ses désirs dans la
cambrousse, comme si leur rencontre eut été une pure coïncidence. Quel était le
moment le plus propice ? Quand les gamines allaient puiser l'eau de la rivière avec
leurs cruches en plastique. Ou lorsqu’elles allaient ramasser du bois pour alimenter
le foyer où les mères cuisinaient. L'affaire restait néanmoins compliquée, car les
jeunes filles sortaient toujours accompagnées d'un membre de la famille ou
d'autres filles chargées de se surveiller entre elles.
Il était cependant parvenu à ses fins et ils avaient construit peu à peu une
jolie relation. Ils organisaient des rendez-vous secrets et pouvaient se rencontrer
et converser quasiment chaque jour. Quel âge avaient-ils ? Douze ou treize ans,
jusqu’au jour où ils commencèrent à discuter, à divaguer corrigea Marco, sur leur
avenir. Se marier, avoir des enfants. Combien en veux-tu ? Quatre, cinq, et toi ?
Ils dramatisaient leur vie en se demandant si leurs parents les laisseraient faire.
Une Indienne et un métisse qui se marient, le projet était déjà tragique en soi. Un
sujet qu’on effleure quelque fois mais sans jamais en parler ; impossible ! Ce fut
la première fois de sa vie que Marco réalisa qu'il existait des différences difficiles
à surmonter. A cause des autres. Finalement, il avait été obligé de partir pour la
capitale, chez un oncle, pour pouvoir étudier au lycée. Ils pleurèrent beaucoup,
tous les deux, s’échangeant des baisers pour la première fois. Ce souvenir
douloureux ramena brutalement Marco dans la froide pinède :
— Excellente cette idée d'aller visiter le vieil ermite là-haut — pensa-t-il.
— Je commence par étudier la scène du crime depuis un point éloigné. C’est une
méthode d’investigation. D'autres vont à l’inverse, commençant par l’endroit où
le crime a été commis pour l’élargir vers sa périphérie.
L’autre avantage de la démarche était que les locaux auraient la
confirmation que ces gens de la ville sont effectivement un peu dérangés et que,
dans son cas, sa présence n’avait clairement rien à voir avec cette affaire de double
meurtre. Il ne restait plus qu'à trouver un prétexte pour éloigner Guillermo
pendant qu'il converserait avec le vieil homme.
— Ce monsieur que je vais visiter, il s’appelle seulement Vicente, rien de
plus ?
72
— Oui, don Vicente — répondit Guillermo sans se retourner. Le regardant
grimper devant lui, Marco se rendit compte que le gardien portait un pistolet de
gros calibre dans son ceinturon entre ses reins. — Il est gardien, j’imagine qu’il
doit se balader en permanence avec son arme — pensa-t-il pour se rassurer.
— Cet homme parle espagnol ?
— Oui, il le parle bien.
— Bien, bien, donc je n'ai pas besoin de vous embêter avec la traduction
— commenta Marco avec une petite toux significative.
Sans se retourner, Guillermo rigola doucement :
— Pas de problème. Sans vouloir vous vexer, je ne suis pas très intéressé
par ce vieil homme qui a pété un boulon. Prenez votre temps, Jacobo m'a demandé
d’en profiter pour jeter un œil sur l’état de la clôture sur la crête. Nous
redescendrons en milieu d'après-midi quand le soleil tape moins fort, si ce satané
soleil pointe enfin son nez.
Quand ils redescendirent, le maigre soleil qui avait été là pendant la journée
avait bel et bien disparu, et l'air paraissait encore plus froid qu’à l’aube. Peut-être
avait-il commis une erreur en ne retirant pas son pull en milieu de journée, comme
don Vicente le lui avait conseillé à plusieurs reprises.
Le vieil homme était impressionnant, il semblait avoir plus de cent ans et
pensait et repensait chaque mot avant qu'il ne sorte de sa bouche édentée. À l'heure
du déjeuner, ils avaient partagé les petits tamales de maïs préparés par doña
María avec des morceaux de tatou et de malanga, cuits dans une sauce à
l’achiote par don Vicente. Cet homme qui lui paraissait très sympathique et pas
du tout déjanté lui avait également offert un verre d’alcool de canne à sucre qui
réchauffait le corps et l’esprit avec une rapidité et efficacité surprenantes :
— C'est très fort, non ? — s’était mis à rire l’ermite, — vous allez oublier
tout ce que je vous ai raconté !
— J'espère bien que non, j'espère bien que non ! — avait vivement réagit
Marco. — Ça valait la peine de vous écouter, je vous le garantis.
Il aurait été bien incapable d'expliquer en quoi le récit de ce monsieur avait
apporté des éléments nouveaux à l’enquête. Il lui avait été assez difficile de
s'adapter au discours de don Vicente. Il ne parlait pas l'espagnol aussi bien que ce
73
que Guillermo avait prétendu. Il le parlait plutôt bien, mais ses phrases étaient
construites différemment ; selon une syntaxe différente en tout cas de celle que
Marco avait apprise à l'école. Il faisait de grands détours, ou il semblait à Marco
que le vieux faisait de grands détours, car il était convaincu que le monologue du
vieil homme suivait un fil très clair pour lui-même mais invisible pour un petit
gars de la capitale comme lui. Il se souvenait des gens de son hameau de naissance,
qu'il comprenait parfaitement en sachant lire entre les lignes et distinguer le plus
important parmi les détails. Un jour, il avait interrogé son père à ce sujet :
— Il faut garder ses distances avec n’importe quel événement, n’importe
quel discours, en faire le tour une fois, deux fois, sans trop s'en approcher — lui
avait-il répondu doctement, — sinon on ne peut plus penser pour bien le
comprendre.
Il redescendait la montagne, trébuchant souvent à cause de la fatigue, la tête
pleine et confuse à cause des commentaires — et de l’eau-de-vie — de don
Vicente à propos du passé du domaine des Lomas del Norte :
— Il y a eu d'autres propriétaires auparavant, mais ce n’était pas une ferme
en tant que telle à ce moment-là, figurez-vous. Après, la mort a été semée ici, par
pure jalousie, avec des gens armés ou pas, la mémoire qui n'est pas la même selon
l'un et l'autre, le fric qui corrompt tout le monde.
Marco avait pris une décision concernant le monologue de don Vicente qu'il
avait dû prendre quelquefois au cours d’enquêtes précédentes : ne plus analyser
le témoignage mais l’avoir toujours à l'esprit.
74
17
Après avoir remercié et dit au revoir à la famille Coy, ils avaient cherché et trouvé
un hôtel, c'est-à-dire le seul hôtel trois étoiles de Senahú. Il s'appelait Hôtel de
Senahú, avec trois étoiles sur sa façade décrépie dont deux survivaient et dont il
ne restait qu’une légère et vieille empreinte de la troisième qui avait dû tomber une
nuit de tempête. Impossible de se tromper. La générosité du Directeur-adjoint était
compréhensible : difficile de dépenser des millions dans ce coin paumé, sauf en
jetant des sacs de piécettes dans la fontaine peinte en bleu céleste au centre de la
place centrale pour que se réalisent vos souhaits.
Les inspecteurs Martin Tista Rodas et Carmen Guzmán Cordón devaient
s’habiller en civil et avaient été invités à ne jamais se mettre en contact avec leurs
collègues locaux quoi qu’il puisse se passer. Ils avaient rapidement compris que
le statut de la police était quelque peu précaire dans cette commune. Des lynchages
de voleurs et de kidnappeurs avaient déjà eu lieu et plusieurs policiers avaient
échappé à l’immolation, accusés de complicité avec des criminels. Face à la
sollicitude répétée d’un Comité de voisins et certainement aussi à cause du
lynchage du juge de paix, la PNC avait finalement décidé de fermer ses bureaux
à Senahú. Cependant, douze ans après, répondant à la pétition insistante du même
Comité de voisins, le poste de police avait été rouvert il y a tout juste deux mois
pour protéger la population des exactions des trafiquants de drogue.
— Vos collègues marchent sur des œufs, il vaut donc mieux ne pas leur
compliquer la vie — avait expliqué le Directeur-adjoint, les assurant que le chef
du commissariat était au courant de leur arrivée mais sans en savoir plus que le
strictement nécessaire concernant la présence de deux inspecteurs de la SGIC
dans sa juridiction. En réalité, le commissaire de Senahú n’en avait aucune idée.
Officiellement, ces deux-là étaient d’importants fonctionnaires de l’Organisme
judiciaire en congé. S'il pouvait éviter, selon ce qu’on lui avait fait comprendre,
de demander de quelle institution précisément, ce serait préférable.
— Résumant la situation — articula Martin d'un ton déprimé, — nous ne
pouvons pas piper un mot, nous ne pouvons parler à personne et nous ne pouvons
pas aller là où se trouve ce Marco.
75
— Allons-nous promener alors ! — proposa Carmen d’un ton enjoué pour
essayer de lui remonter le moral.
— Si j'ai envie de me la couler douce, j’emmène la famille au port déguster
du ceviche — rétorqua sèchement l'inspecteur.
— Tu préfères rester ici à l'hôtel jour et nuit à compter les punaises ? —
protesta Carmen qui ne cachait pas son agacement.
— Non plus, non plus…
— Donc ? — lui demanda-t-elle avec un haussement de sourcils
interrogateur.
— Allons faire un tour, alors ! — s’écria Martin qui avait du mal à cacher
son faux enthousiasme.
77
18
C'était samedi. L'un des gardiens était resté, Juan Francisco Chub Caal, et
Guillermo arriverait dimanche pour le remplacer. De même, María Toc Cab était
présente et Margarita Chub Caal viendrait travailler demain. Le reste du personnel
avait pris ses deux jours de repos. Quant à TripleH, selon ses dires, il allait passer
le week-end à réviser l’état du fil barbelé de la clôture mitoyenne avec les
Wolhers. Marco ne serait pas surpris de le voir arriver à quatre pattes le dimanche
soir, de retour d’une beuverie prolongée avec une connaissance de la région. Il
n'y avait donc que Juan Francisco avec qui il pourrait converser en espagnol. Quand
Marco se réveilla, il était déjà 9 h 00. Il avait dormi comme un bienheureux, grâce
à la fatigue causée par la marche de la veille sur son organisme peu habitué à ce
genre d’exercice. La nuit était déjà tombée lorsqu’ils étaient revenus à la ferme.
Il se souvint d'avoir fait un rêve dans lequel le bienveillant don Vicente était apparu
pour tout lui expliquer même s’il n’avait rien compris.
Le pepián du déjeuner fut un réel délice. Mais il lui resta coincé dans la
gorge. La forte mauvaise impression était devenue une très forte mauvaise
impression. Celle d’être un imbécile.
82
19
Margarita, qui s’était absentée un moment, revint avec des chiffons propres
et se mit à parler d’elle-même tout en essuyant la vaisselle qu'elle venait de laver:
— Il était presque 10 h 00 heures du soir quand j’ai entendu du bruit dans
la maison patronale. A cette heure, la Seño Caro est… était toujours endormie, elle
avait l’habitude de se coucher tôt. J'avais peur, c’était horrible, je n'ai même pas eu
le courage d'ouvrir ma porte pour voir ce qui se passait. J'étais sûre d’avoir
entendu des pas venant du salon. Environ cinq minutes se sont écoulées et j'ai
discrètement regardé par ma fenêtre, en prenant garde de ne pas bouger le rideau.
J'ai vu passer deux ombres, ce devait être les gardiens mais j'avais tellement peur !
Quelqu'un est venu frapper à ma porte ; c'était María, avec l'un des mécaniciens,
Gualberto. Nous nous sommes rendu ensemble à la maison patronale, la porte
était grande ouverte. On entendait la voix des deux gardiens à l'intérieur, alors
nous sommes entrés. Je ne sentais même pas mes jambes tellement j’avais peur.
Ils étaient dans la grande salle, observant deux corps allongés sur le sol, face à la
cheminée, l'un à côté de l'autre. La Seño Caro était sur le ventre et don Alfredo sur
le dos. On pouvait voir qu'il avait eu la gorge tranchée et sa tête était toute tordue.
Guillermo s’est penché et a vérifié si la Seño Caro était également morte. Il n'était
pas sûr qu'ils l’aient tuée elle aussi, vous comprenez ? — Margarita se mit à
pleurer. — Je ne sais pas, peut-être qu'elle était seulement évanouie, ça peut
arriver, non ? Je me suis également penchée et j'ai vu qu’elle avait subi le même
sort. Je me suis sentie tellement mal que j'ai vomi. Luis, qui venait d’arriver,
m’a soutenue et m’a aidée à m’asseoir, sinon je crois que je me serais évanoui.
— Les deux gardiens étaient habillés en vêtements de jour ? — demanda
Marco.
— Oui, les deux portaient des jeans et leurs chemises blanches.
Margarita s'assit et s'essuya le visage avec un petit mouchoir qu'elle sortit
de son soutien-gorge, sous son chemisier. Marco laissa passer quelques minutes
85
et s’aventura à l’interroger bien qu'il n’ait pas très envie d’importuner cette femme
qui n'arrêtait pas de pleurer :
— Est-il vrai qu'ils ont été torturés ?
— D'après ce que j'ai vu, non, je ne sais pas. Les policiers ont pris un temps
fou pour arriver, ils ont beaucoup tardé ! Ils ont débarqué vers 6 h 00 du matin.
C'était une nuit de cauchemar, nous ne savions pas quoi faire. Don Jacobo a insisté
pour que nous ne restions pas là, que nous ne devions rien toucher; rien, même pas
un verre pour boire de l'eau, pas même la porte de la maison qui était restée
ouverte.
— Et ensuite ?
— Nous nous sommes rassemblés sous le toit des sécheuses, en attendant
l'arrivée des policiers.
— Toute la nuit, dans le froid ?
— Oh, Don Marco, je ne sentais même pas le froid ! Je tremblais plutôt de
peur… Luis et don Jacobo sont partis au hameau pour demander aux gens s’ils
avaient entendu quelque chose mais personne n’avait rien entendu. Don Jacobo
leur a recommandé de ne pas venir par ici, pour éviter qu’il y ait des empreintes
de pas partout. Et aussi qu’ils postent quelques hommes armés sur le bord de la
route au cas où.
Marco décida de lui poser une autre question, la dernière :
— Qu'a dit la police?
— Ils nous ont expliqué que les deux avaient été égorgés avec la même
arme, un couteau, pas une machette, avec un couteau. Et que don Alfredo, ils lui
ont coupé... Le visage inondé de larmes, Margarita se mit à bégayer.
— Ils lui ont coupé quoi ?
— Entre les jambes, ils lui ont tout coupé. Je me souviens, le policier qui
nous a mentionné cette horreur a dit quelque chose comme « on dirait qu’ici la
guerre n’est pas terminée… »
86
20
Après dimanche arrive lundi. Il en a toujours été ainsi, ou presque, que cela nous
plaise ou non. Cependant, rien à voir avec les bureaux de la capitale quand, le
lundi matin, tous arrivent avec l’air fatigué, échangent des salutations et des
informations comme s'ils ne s'étaient pas vus depuis Mathusalem, jettent un œil
sur leurs courriels — ils mentent toujours en prétendant qu’ils en ont reçus un
nombre incroyable durant le week-end, professionnels bien entendu. Lorsqu’ils
terminent de mettre de l'ordre sur leur bureau, il est déjà temps de rentrer à la
maison. Rien à voir à Las Lomas del Norte. Dès que Marco s’était levé, il avait
entendu le personnel de l’exploitation bourdonner comme une ruche. Dans la
cuisine, il était tombé sur TripleH. Visage boursoufflé, yeux rougis, typiques
grimaces post-beuverie. Il marmonna quelque chose au sujet des délimitations et
des clôtures, beaucoup de problèmes, beaucoup de travail, quelque chose dans le
style, le détective n’y prêta même pas attention. Le gorille puait l'alcool à cinq
mètres.
Luis tarda pas mal de temps avant de revenir enfin avec les clés :
— Il voulait vous accompagner mais je lui ai gentiment expliqué qu’il ne
peut pas conduire dans l’état où il est.
Les deux mécaniciens se moquèrent du gorille et de sa tendance à la
bouteille. Tant mieux, je ne l’aurai pas sur le dos, se réjouit Marco. Ils montèrent
dans une jeep noire et quittèrent la ferme, saluant Juan Francisco au passage du
portail, debout avec son fusil à la main. Marco se rendit compte qu'il avait passé
cinq jours sans sortir de la ferme.
— Où allons-nous? — demanda Luis.
— Jusqu’à la route, s'il vous plaît. Ensuite, je vous indiquerai.
Ils passèrent les prés et entrèrent dans la zone boisée. Le chemin de terre
était en bon état, sauf à l'intersection d'une rivière sans pont qu’ils traversèrent
avec prudence. Pour les autres rivières qu’ils rencontrèrent, des passerelles de
rondins très épais semblaient construites pour résister à un troupeau d'éléphants.
Après encore un kilomètre de route, les bois et les plantations de café laissaient
place à une jungle très dense :
— Pourquoi cette partie n’est pas exploitée ? — demanda Marco.
— Ces gens-là voient à très long terme. Ici, ils ont pas mal de bois précieux.
On raconte qu'il y a de l'acajou qui vaut des millions, beaucoup d’acajou. Ils ne le
coupent pas, au cas où un jour l’exploitation du café aurait des problèmes.
— Comment ça ?
— Le café a ses maladies, je n'en sais pas grand-chose, on m’a raconté. S’il
pleut trop, s’il y a trop d'humidité, le café attrape un champignon, l'œil de coq, et
il peut pourrir sur pied. Pour ce que j’en sais.
Au bout d’un peu plus d'un kilomètre, la route s’achevait devant un portail
en pierres, semblable à l'entrée d'un château médiéval. Ils sortirent de la voiture
et saluèrent un gardien venu à leur rencontre. Marco le questionna à propos du
chemin de terre qui continuait vers l'Est.
— Il court sur un kilomètre environ et atteint le sommet de la montagne où
il débouche sur un ravin, vous ne pourrez pas passer. C'est là que se termine le
domaine — ajouta l'homme.
Ils firent demi-tour et retrouvèrent le croisement avec la route de Las Lomas
del Norte, Marco pria Luis d'aller tout droit.
— Savez-vous où se situe la limite entre la propriété de… il consulta le petit
bout de papier qu’il avait emporté avec lui, la propriété d'Oscar Pérez Caal et celle
des Wolhers ?
— Bien sûr, vous pouvez la voir de la route.
La route continuait de descendre et le mur de pierres de plus de deux
mètres de haut ne s’interrompit qu’au bout d’environ un kilomètre et demi pour
laisser place à une clôture de deux fils barbelés.
— Impressionnant, ce mur ! — commenta-il à haute voix.
— Vous pouvez le dire, vous imaginez le boulot ?! — s’exclama le
mécanicien.
— Je vais descendre un petit moment — dit Marco.
— D'accord, je vous attends.
Marco fit quelques pas sur l'asphalte pour se dégourdir, sortit son carnet et
dessina à grands traits un plan de la zone. Avec les renseignements que Jacobo et
Guillermo lui avaient donnés et cette balade, il en avait une vision plus claire. Il
rejoignit le véhicule et informa Luis qu'ils allaient rendre visite à don Oscar.
— Et l'autre côté de la route — — interrogea-t-il, — à qui appartient-il?
— Désolé, Don Marco, je ne sais pas. Jacobo, lui, sûrement le sait.
90
Marco jeta un oeil à sa montre. Il était presque 10 h 00, l’heure idéale pour
une visite de courtoisie, pensa-t-il.
La propriété d'Oscar Pérez Caal n'était pas de la même taille que les fermes
voisines, elle n’était pas entourée de murs monumentaux, la maison se situait à
seulement deux cents mètres de l'entrée. Une demeure en bois d'un étage, peinte
en turquoise et vert corinthien, un puits en face et un parterre d'herbe où trônaient
une Blanche-Neige et ses sept nains en terre cuite vernie.
— C'est chouette! — se dit Marco. L’endroit lui rappelait la photo qu'un de
ses amis avait prise d'un jardin à Paris, en France. Don Oscar sortit de sa demeure,
avec son sourire habituel, salua Luis et s'approcha de Marco pour le serrer dans
une chaleureuse embrassade :
— Bienvenu, Don Marco, bienvenu, quelle bonne idée de rendre visite à un
voisin un peu seul, entrez, je vous en prie !
Ils pénétrèrent dans une vaste pièce avec salon, salle à manger et cuisine sans
séparations :
— J'aime beaucoup — commenta le détective.
— Qu'est-ce qui vous plaît, mon cher Marco ? — demanda Don Oscar.
— Les parties communes, sans murs —. L'hôte se mit à glousser :
— Je l'ai copié dans un magazine gringo, d'un appartement à San Francisco,
Californie. Pourquoi mettre des murs qui ne servent à rien ? Regardez tout
l’espace gagné ! Asseyez-vous, s’il vous plaît, oui, dans ces fauteuils. Je vous sers
un petit café ? Vous, Don Luis, avec peu de café et beaucoup de sucre si je me
souviens bien…
— Oui, merci, Don Oscar — répondit Luis.
— Et vous, Don Marco ?
— Avec beaucoup de café et sans sucre, s'il vous plaît.
— Vous l'aimez très noir ?
— Autant que possible —. Don Oscar se leva de son fauteuil, le fixa avec
des yeux inquisiteurs :
— Je crois que je sais ce qui vous ferait plaisir, Don Marco. — Il se rendit
dans la cuisine et en revint avec une grande tasse pour Luis et deux petites tasses,
une pour Marco et l'autre pour lui. Le détective regarda son contenu, surpris :
91
— Je ne peux pas le croire, merci beaucoup ! Il aspira un peu du liquide
brûlant. C’est trop bon…
— Quel hasard, je venais justement de m’en refaire une carafe ! Qu'avez-
vous imaginé, Don Marco, que nous ne connaissions pas l'expresso dans le
Polochic, que nous sommes des sauvages ? — don Oscar s’amusait de sa propre
blague.
— Sauvages, non, bien sûr que non, je suis moi-même d’El Petén, mais il
est vrai que nous n'avons pas de café. Vous m’avez pris par surprise, une
excellente surprise…
Don Oscar demanda au détective comment il se sentait à Las Lomas del
Norte. Le faux architecte répondit qu'il était venu pour concevoir le
réaménagement de la maison de Don Gramajo López mais qu’il n’avait pas encore
vraiment commencé. Ils échangèrent des propos banals sur le climat et la culture
du café. Marco accepta l'invitation à une promenade dans la propriété :
—Allons voir ce bétail et cette cardamome ! — s'exclama-t-il en se levant
de son fauteuil.
— Bien, bien, vous avez une bonne mémoire — s’esclaffa le petit homme
d’un air tout réjoui.
Luis l’informa qu’il allait profiter de leur balade pour régler un problème
mécanique qu’il venait de détecter dans la jeep. Tant mieux, se dit Marco, sinon
les gens vont commencer à penser que je suis trop intéressé par ces meurtres. Don
Oscar conta à Marco qu'il entretenait de bonnes relations avec ses voisins, à qui il
louait même parfois des prés pour son bétail, afin de pouvoir renouveler
régulièrement le sien, plus petit.
— En réalité, ce qui me sauve, c'est la cardamome. Je dois remercier les
Arabes —. Il expliqua à Marco que presque toute la production de la région
était exportée vers les pays du Golfe où cette épice est utilisée pour aromatiser
le café.
— Dommage qu'ils ne nous achètent pas aussi le café car, malgré les
intermédiaires rapaces, ils paient très bien.
93
21
95
22
Un vrai coup de pot ! Il était midi, il observait les deux mécaniciens, Luis et
Gualberto, en train de se battre avec un moteur de sécheuse ; toujours le même,
celui qui ne voulait pas démarrer. Le détective se demandait s'il ne valait pas
mieux laisser tomber le centre de la scène du crime pour retourner enquêter depuis
sa périphérie, par exemple retourner à la ferme du si sympathique don Oscar,
lorsque María apporta leur déjeuner aux deux ouvriers :
— C'est une habitude que nous avons tous les deux, de déjeuner à côté des
machines, nous les aimons trop ! — plaisanta Luis.
Ils proposèrent à Marco de partager leur repas :
— A la bonne franquette ! — s’exclama Luis.
Il accepta, c'était l'occasion de converser avec eux et de faire connaissance
avec Gualberto qui, contrairement à son collègue, était guère communicatif. Il
n’articulait pas plus d'un mot par demi-heure, sauf en ce qui concerne les questions
mécaniques, mais ce fut quand même lui qui posa soudain la question :
— Êtes-vous ici à cause de ce qui s'est passé ?
— Ce qui s'est passé ? — demanda Marco.
— Le double meurtre — précisa Luis. Depuis qu'ils avaient commencé à
discuter, c’était toujours lui qui assurait la continuité des échanges lancés par
Gualberto, les rares fois où ce dernier s’était risqué à participer à la conversation.
— Je ne suis pas là pour cette raison, vous le savez, mais mettez-vous à
ma place : ce n'est pas tous les jours que vous débarquez dans un endroit où deux
crimes ont été commis juste avant votre arrivée. Vous étiez là, n'est-ce pas ?
— Eh oui… — murmura Gualberto, — pas de chance pour nous.
— C'était la nuit, si j'ai bien compris… — se risqua Marco
— Minuit — dit Luis.
— Avant — corrigea Gualberto, — il n'était même pas 11 h 00 parce que
c’est quand je dois prendre mes médicaments.
— La tisane de ta sorcière ! — se moqua Luis. — Mais tu as raison, avant
11 h 00, quelqu’un marchait par là. J’ai cru que c’était dehors, de l’autre côté du
portail.
96
— Tu rigoles mais ça fonctionne, regarde, mon ventre ne me fait plus mal
à chaque fois que je mange quelque chose — se défendit Gualberto. — J'ai
entendu des bruits, des crissements mais impossible d’identifier d'où ils venaient.
— Tu es tout de même sorti le premier, petit curieux !
— Quand j'ai la trouille, je préfère me lancer pour éviter d’avoir encore plus
peur.
— Le plus timide n'est pas forcément le plus lâche… — songea Marco.
— Quand tu es sorti, figures-toi que tu m'as encore mis plus la trouille —
reconnut Luis.
— Quand je suis sorti, Maria y allait déjà, comme si de rien n’était !
— Oui, je m’en suis rendu compte. Cette femme a des couilles. Quand nous
sommes arrivés là-bas, elle a gardé son calme ; faut pas croire, il y a des femmes
qui ont plus de couilles que les hommes — énonça très sérieusement Luis.
— Vous êtes les premiers à être entrés ? — demanda Marco, avec un air
surpris.
— Non, non, Guillermo et Juan Francisco étaient déjà là, tremblotant
comme des malades avec leurs fusils à la main — rétorqua Luis. — Du sang
partout et la Maria figée par la peur. Ouf, j’ai perdu l’appétit, changeons de sujet.
— Moi aussi, je ferais mieux d’aller faire un petit tour — déclara Marco,
merci pour le casse-croûte, messieurs… il se leva et alla se promener, Il n’avait
rien appris de nouveau.
Le détective sortit de la ferme. Il se demanda si TripleH était toujours en
train d’essayer de retrouver une certaine lucidité dans son lit ou allez savoir où. Il
informa les gardiens qu'il allait faire une balade dans le hameau.
A mi-chemin, il croisa Gualberto assis sous les arbres sur le bord de la route
en train de fumer une cigarette :
— Don Marco, auriez-vous quelques minutes?
— Bien sûr, tout le temps du monde… — sourit Marco, s’asseyant dans
l’herbe à côté du gardien.
— Écoutez, Don Marco, juste quelques mots.
— Je vous écoute.
— Je ne suis pas né dans cette vallée, mais ici, dans le passé, avant notre
arrivée avec nos familles, des événements horribles ont eu lieu ici, vous le savez
déjà.
— Oui, plusieurs personnes m’en ont parlé.
— Eh bien, il y a des gens d’ici qui étaient déjà là à cette époque, vous
comprenez ?
— Bien sûr, j'imagine que…
— Non, non, pas de noms ! Réfléchissez-y, c’est tout — l’interrompit
Gualberto en se levant.
— Pourquoi dois-je y réfléchir, Gualberto ? — interrogea Marco, frustré de
la façon dont le gardien avait mené la conversation. — Vous êtes en train de me
menacer ?
— Pas du tout, au contraire, mais il est clair que vous n'êtes pas seulement
ici en tant qu'architecte, disons. Ce que je dis, c'est qu'ici il y a des gens qui n'ont
pas la conscience tranquille et ce que nous avons appris, c'est que quand du sang
est répandu c'est parce qu'il y a des gens qui n'ont pas la conscience tranquille.
100
— Je comprends qu'un administrateur, en raison de son travail, puisse
devoir peut-être cacher certaines choses, mais l’épouse de…
Le gardien lui coupa à nouveau la parole :
— Ce que je vous ai dit, des gens qui n'ont pas la conscience
tranquille… — répéta-il en s’éloignant.
— Bon, il n'est pas aussi timide qu'il y paraît — se dit Marco.
101
23
Le mariage ne faisant pas partie de leurs plans à brève échéance, Marco et TripleH
s’éloignèrent rapidement de la fameuse fontaine pour trouver un endroit dans le
marché où prendre un verre. Après une semaine passée à Las Lomas del Norte, le
détective avait ressenti un besoin impératif de retrouver l’ambiance bruyante,
malodorante et agressive de la populace, des chiens aboyant, des bus et des
caniveaux puants, des voitures et des braqueurs menaçant les unes de vous écraser
et les autres de vous agresser, et vice-versa.
— Eh, Don Marco, ici ils ont des jus et des mousses — indiqua TripleH.
— Super ! — répondit Marco. — Une mousse pour moi et un jus pour
vous… Vous conduisez, pas moi !
Il était grincheux parce que le gorille ne l'avait pas laissé aller seul à Senahú.
Pour votre propre sécurité, avait-il rappelé, imaginez s’il vous arrive quelque
chose, le patron me tue. Marco demanda du citron et du sel pour accompagner sa
bière bien fraiche, narguant TripleH qui sirotait un Seven Up tiède en grimaçant.
— Que le mouchard bave de jalousie ! — jubila Marco.
Petit café, en fait une grande tasse de jus de chaussette insipide. Maintenant,
il fallait passer à l'action. Aller les saluer serait stupide, au cas où ils ne l'auraient
pas vu. Les suivre ? Autre stupidité. S’ils me mettent à découvert, c’est moi qui
vais faire le ridicule ! J’ai une autre idée, pour faire d’une pierre deux coups.
— TripleH, avez-vous vu le couple assis là ?
— Où ça ?
— Dans le resto Ximena, avec les chaises vertes, restez discret.
— Je le vois. Le couple assis de dos ?
— Exact. Pouvez-vous me donner un coup de main ? Je crois que je les
connais, mais je n'en suis pas certain, et si c’est le cas, nous ne sommes pas non
plus de vieux amis.
Le gorille se leva et de loin fit plus ou moins le tour du couple avant de
revenir à leur table.
— Ils ne sont pas mari et femme, ni amis. Ce sont des professionnels, des
collègues de boulot.
— Vous n’avez rien pu écouter ?
— Avec ce bordel ? — ricana-t-il.
— Qu'est-ce qui est si drôle, TripleH ?
— Vous savez quoi ? Ces deux-là travaillent aux pompes funèbres ou sont
des policiers en civil… — rétorqua le gorille.
104
— Merde, il a un bon œil, ce connard ! Je dois faire gaffe à moi — se dit
Marco. Il alla à la pêche. — Je ne sais pas ce qu’ils foutent ici, mais je n'ai pas
aimé la façon dont ils nous ont regardés lorsqu'ils sont passés — ajouta-il.
— S’ils nous avaient suivis, je m’en serais rendu compte, vous pouvez me
faire confiance, Don Marco.
— Je n'en doute pas, je n'en doute pas… — pensa Marco. — Regardez, ce
que nous allons faire pour vérifier. Je vais me promener en voiture dans les
environs durant… disons, environ une heure. Vous restez ici. Nous allons voir
s'ils me suivent. S'ils restent, vous restez, s'ils décollent d’ici, vous me prévenez,
ok ? Nous communiquons avec les téléphones portables.
— Cinq sur cinq — répondit TripleH en lui tendant les clés du véhicule.
— Bon, j’y vais — dit Marco en quittant son siège. — Sa vie, c’est comme
un film de guerre, cet abruti… — maugréa-t-il.
106
24
Une idée est un nuage : elle se forme, se déforme, rencontre et se dilue dans
d'autres nuages, puis disparaît. Qui croit qu'une idée lui vient comme une ampoule
qui s'allume, Eureka ! est un ingénu. Voilà quelle avait été son opinion sur le sujet
lors de leur dernière partie de poker arrosée de Red Label avec Conejo, Negro et
El Proconsul. Nostalgique, il essaya de s’imaginer ce que ses potes mal élevés
pouvaient être en train de faire en ce moment.
— Je vais d'abord faire un autre petit tour parmi le monde du travail de la
ferme et ensuite j’appelle El Proconsul.
L’idée que le meurtre de l'épouse et de l'administrateur ait à voir avec des
événements qui s’étaient passés il y a longtemps à Las Lomas del Norte prenait
forme. Marco accordait déjà plus d'importance à ce que Victor Rivera lui avait
commenté à Cobán au sujet de l’épouse du propriétaire fouinant dans les archives
de l'INTA, l’Institut national de transformation agraire.
— Mieux vaut se dépêcher avant qu'elle ne se dilue ! — Marco essayait de
se moquer de lui-même.
À son retour, il vit Jacobo en pleine discussion avec cinq hommes, dont le
gars qui était en plein caca nerveux à leur arrivée. Avec son index et son pouce,
Jacobo se retourna vers Marco pour lui faire signe de patienter un petit moment.
Marco resta donc en arrière tout en observant la scène. Jacobo paraissait calme
mais il agitait beaucoup ses mains en s'adressant à ces hommes. Marco nota que
ces derniers avaient entre la trentaine et la quarantaine, métisses, grands, la peau
tannée par le soleil, chaussés de bottes de cuir et non de caoutchouc comme celles
des ouvriers agricoles. Deux d'entre eux avaient des moustaches et les deux autres
portaient un flingue glissé dans la ceinture de leur pantalon. Aucun ne regardait
Jacobo en face. Vu les gestes des uns et des autres, Marco en déduit que ces
pistolets étaient l'objet de la réprimande.
Peu de temps après que Marco l’eut appelé, El Proconsul le rappela. Il lui
décrit à grands traits la situation, la version officielle sur le motif des crimes, ses
doutes. Il lui fit part de ses soupçons, qui en fait n'étaient pas très précis, seulement
une intuition. Ils convinrent que El Proconsul chercherait toutes les informations
possibles sur José Luis Gramajo López, sur le domaine appelé Las Lomas del
Norte, où l'armée avait perpétré un massacre en juin 1982, à propos d'un ingénieur
de l'Institut national de transformation agraire qui était censé être présent à cette
époque sur le domaine pour mesurer les terrains aidé d’un assistant.
— Et Victor Rivera, regarde si tu trouves quelque chose à propos de ce
type.
111
— Tu ne veux pas aussi de l’info sur les troufions qui sont allés se fourvoyer
là-bas ? — plaisanta El Proconsul — Comment est-ce que je te passe l’info ?
— Je t'appelle lundi, d'accord ?
— Parfait, salut, à bientôt.
112
25
A bien y regarder, personne ne savait rien. Personne ne lui avait dit quoi
que ce soit de précis et catégorique sur cette affaire, seulement des références de
ci de là.
— Le vague, le flou, l’approximation… une de nos spécialités, les
Guatémaltèques… — râla Marco.
Pour continuer dans le même sens, il se demanda si la seconde hypothèse
ne résultait pas de la paranoïa généralisée que vivait le pays. Il n'avait même pas
encore mis les pieds à Las Lomas del Norte que tout le monde avait déjà décidé
que l’objet de sa visite n'était pas de concevoir je ne sais quel réaménagement
mais d'enquêter sur le double crime ! Le doute le rongeait : des gens vivant ici
n’auraient-ils pas été impliqués dans le massacre, un mouchard, un guide, un
officier ou un soldat ? Difficile à imaginer mais pas impossible. En même temps,
Victor Rivera s’était montré sûr de lui, peut-être trop. Le détective se sentait
manipulé par des fantômes, impuissant. Cependant, ce ne serait pas la première
fois qu'une enquête révèlerait que le mobile d'un meurtre se situe à des milliers de
kilomètres ou des années-lumière de la scène du crime.
113
— Je dois profiter du temps que j’ai pour me reposer jusqu'à ce que nous
nous recontactions avec El Proconsul. De toutes manières, il n'y a plus personne
à interroger… — soupira Marco.
Il vibrait d’impatience.
La nuit venue, alors qu’il s’était déjà endormi après avoir consulté ses notes
pour la énième fois, il sentit que Anna se glissait entre ses draps, il ne put résister
à la tentation et la nature reprit ses prérogatives.
117
26
Bien que la journée s’annonce belle, Marco avait au moins deux bonnes raisons
pour être de mauvaise humeur. Une qui lui triturait la conscience : avoir copulé
avec Anna. Coucher par le truchement d’un paiement n'était pas dans son
habitude, il l’avait pourtant fait. Oui, mais ce n’est pas lui qui avait payé… Quelle
mauvaise foi ! Il se souvenait très bien lui avoir demandé de lui faire une pipe et
il jouait maintenant à l'homme repenti, sachant que ce qui était fait était fait.
L'autre raison de son énervement était la discussion plutôt désagréable qu'il
avait eu la nuit antérieure avec don Gramajo López, quand ils s’étaient réunis dans
le salon pour savourer un scotch après le dîner. Le client l’avait interrogé sur
l'avancement de ses recherches. Marco savait qu'il était inutile de faire des ronds
de jambe : TripleH avait sûrement déjà rendu son rapport, et le patron, posant des
questions de ci de là, n'avait pas besoin de tout un après-midi pour savoir si et
comment avançait le schmilblick. Le ton de sa question le lui avait confirmé et lui
avait laissé entendre que le boss n'était pas vraiment satisfait.
— Comme je l'ai mentionné lors de notre dernière conversation
téléphonique, le trafic de drogue n'a aucune raison d’opérer ici — répéta le
détective.
— C'est très clair pour moi — répondit don Gramajo, — en quoi consiste
l’autre piste ?
— Il pourrait s'agir d'événements passés…
— Quel genre d'événements passés ? — Ton sec, quasi aride.
— Comme vous le savez, il y a eu un massacre ici dans les années quatre-
vingt.
— Personne ne l’ignore, c'était la guerre. Franchement, je ne vois pas ce
que cela peut avoir à voir avec la mort de ma femme.
— J’y viens. Officiellement, il n'y a pas eu de survivant.
— J’en suis désolé — l’interrompit Gramajo López, — comme je vous l'ai
dit, c'était la guerre.
— Cependant — poursuivit Marco, sans tenir compte du commentaire du
propriétaire terrien, — il y a eu des témoins, peut-être pas directs, mais ils étaient
118
sur le territoire du domaine et ont tout vu après le départ des militaires, ils ont
peut-être même pris des photos.
— Êtes-vous sûr que c'est l'armée qui a commis ce massacre ? —
questionna don Gramajo López.
— Les auteurs ne sont pas identifiés individuellement mais ce cas est
largement documenté et il est confirmé qu'il s'agissait de l'armée — répondit le
détective, surpris que Gramajo ait des doutes à ce sujet.
— Bon, s’il en est ainsi, il en est ainsi, je ne vais pas chipoter… — grogna
don Gramajo López en se versant un autre scotch.
— Ce qui nous intéresse, ce n'est pas tant de savoir qui fut responsable de
ce massacre. Il semblerait qu'il y ait eu des témoins… — chuchota Marco.
— Il semblerait, dites-vous, savons-nous qui ils étaient ?
— Oui, un ingénieur et son assistant, employés de l'INTA.
— Je n'ai aucune raison de douter à priori de ce que vous affirmez, Don
Marco. Néanmoins, qu'est-ce que cet événement a à voir avec l’assassinat de ma
femme ? Accordez-moi un instant, je reviens.
Il ne s’était pas écoulé cinq minutes que Don Gramajo López réapparut :
— Les femmes ! Les femmes ne causent que des problèmes ! — clama-t-il
en levant les bras au ciel.
Marco se demanda s'il faisait référence aux deux prostituées ou à sa défunte
épouse… Don Gramajo s'assit, proposa un verre à Marco et servit les deux verres,
le sien avec de la glace. Il avait saisi que Marco ne buvait du café qu’avec du café
et du scotch qu’avec du scotch, aussi simple que cela. Il le lui commenta, essayant
visiblement de retrouver son calme, avant de lui demander :
— Vous n’êtes pas fatigué, Don Marco?
— Non pas du tout. Je me sens à l'aise ici, malgré… Et je vous félicite
pour ce très beau domaine.
Gramajo rit jaune :
— Figurez-vous que je ne sais pas si vous allez y rester encore
longtemps !
— A cause de mon travail, dites-vous ?
— Non, non, vous êtes un excellent professionnel, sinon je ne vous aurais
pas engagé. Je vous l'ai déjà expliqué lors de notre première rencontre.
— Parce que je refuse de vous donner mes sources ?
— Ecoutez, ce n’est pas forcément le problème, je peux comprendre vos
raisons.
— Et donc? Où est-ce que ce type voulait en venir ?— se demanda-t-il.
— Je peux accepter que vous refusiez de me dire qui dit quoi. Par contre,
j'ai plus de mal à accepter que vous considériez Rivera comme une source fiable.
121
— Merde, il est fort ! Ou c’est l’autre gros con qui a vendu la mèche, quand
nous étions à Coban… — pensa Marco. Don Gramajo le regardait, un sourire
discret mais franchement satisfait aux lèvres. — Rivera ? — interrogea-t-il.
— Victor Rivera, oui. Qui d'autre peut inventer ces conneries dans le
Polochic, si ce n’est pas mon grand ami Victor Rivera ? Le plus grand fils de pute
de la planète !
— Vous le connaissez ?
— Qui ne le connaît pas ici ? Ancien chef de la guérilla, ancien fondateur
d'une prétendue coopérative ; heureusement il a échoué, avec son obsession du
territoire libéré !
— Vous me mentionnez des faits qui…
— Ne vous inquiétez pas, Don Marco, pour l’heure ce n'est pas notre sujet.
Bon, j’ai sommeil et je dois partir tôt demain matin. Écoutez-moi attentivement :
je ne veux pas savoir si c'est ce pédé communiste ou pas qui vous a fait ces
commérages à propos de ma femme. Je vous dis simplement que cet homme n'a
d'autre but dans la vie que de gâcher le vie de ceux d'entre nous qui tentent de
développer ce coin reculé du monde. Vous poursuivez votre enquête comme
prévu et c’est tout. Bonne nuit.
Donc, de très mauvaise humeur, Marco agita la main et adressa son sourire
le plus hypocrite en direction de l'hélicoptère qui ramenait don Gramajo et les
deux jolies demoiselles à la capitale.
— Enfin tranquille ! — soupira le détective.
122
27
Enfin tranquille, façon de parler. Grâce au bref mais mémorable séjour de don
Gramajo, Marco avait compris le message : si tu bouges le petit doigt, le boss le
sait immédiatement. Non seulement grâce à son gorille, même s’il n’était jamais
là en fait. Il devait roder dans les environs, encore en train de se bourrer la gueule
avec ses compères dans une gargote sordide. Marco scruta le ciel pour voir s’il
pouvait distinguer un satellite avec l’annonce : « Souriez ! las Lomas del Norte
vous observent. » Le détective rigola. Il l’avait facile, don Gramajo ! Il connaissait
la zone mieux que quiconque ; il était peut-être même né ici. Assis sur sa fortune, il
n'avait qu'à attendre que les informateurs se présentent d’eux-mêmes pour
grapiller quelques quetzales. En outre, en tant que grand propriétaire terrien, il
entretenait sûrement des amitiés dans la police ou allez savoir avec qui.
Pourtant, s'il était effectivement au courant de tout, il aurait dû savoir qui
était responsable du meurtre de sa femme et de son administrateur, alors pourquoi
avoir engagé un détective privé ? Pour emmerder ses amis du ministère ? Pour
clore des comptes pas encore réglés du siècle dernier ? Pour se protéger : au cas
où les meurtriers reviendraient à l’offensive, ils éliminent le détective indiscret
pour remettre la pression et le propriétaire du domaine est encore assez vivant pour
accepter de négocier ou prendre ses jambes à son cou ? Etait-il de ceux qui n'ont
pas la conscience tranquille à cause de leur passé ? Il est préférable que j’ai mon
propre détective, je regarde où le mène ses recherches et j'attrape le criminel, mais
personne ne va mettre son nez dans mes affaires. Où était Gramajo lors de la
répression dans la région de Senahú ? On verra bien ce que El Proconsul
commentera demain à ce propos. Autre hypothèse de pourquoi le boss avait
engagé un enquêteur : se sentait-il coupable pour une raison ou une autre de la
mort de la mère de ses enfants ? Y avait-il une troisième piste ? Une quatrième… ?
— Arrête, tu délires ! — se ressaisit Marco.
126
28
Il faisait nuit, il pouvait le voir depuis son lit situé près d'une fenêtre ouverte
par laquelle entrait une douce et fraîche brise. Il se trouvait dans une pièce
immense, avec des dizaines de lits où des hommes dormaient. Son bras gauche
était couvert de bandages en plâtre, mais impossible de bouger pour pouvoir jeter
un oeil sur les autres blessures. A peine réveillé, ils le déposèrent dans un fauteuil
roulant pour l’emmener à la radiographie. En insistant, alors qu’on le manipulait
comme un paquet, il réussit à avoir quelques informations.
— Un projectile a traversé votre bras gauche, il y a fracture et il manque un
bout d'os. Dans votre bras droit, la balle est entrée par le coude et est sortie par
l'avant-bras, elle a suivi et supprimé le tendon principal, vous ne ressentez donc
rien du tout de ce côté-là. Il y en a une autre dans votre fesse droite, nichée
dans le muscle, à moins d’un millimètre du nerf sciatique. Vous pouvez
remercier Dieu, monsieur.
— Eh bien oui, je pense que j'ai eu beaucoup de chance… — répondit
Marco.
— Ce n'est pas de la chance, vous devez remercier Dieu, croyez-moi —
répéta l'infirmier d’un ton péremptoire.
A qui il devait remercier, c’était le fabricant de la ceinture de sécurité, pensa
Marco, se rappelant le fermoir qui lui avait sauvé la vie.
Quand il regagna son lit, son voisin semblait l’attendre, un jeune homme
réveillé plus par curiosité que par la broche qui parcourait toute sa jambe.
— Qu'est-ce qui vous est arrivé ?
— On m'a tiré dessus — répondit laconiquement Marco. Il n’avait pas envie
de participer à un échange de peines et douleurs où chacun essaye de convaincre
l’autre que sa propre situation est forcément la pire. Peut-être à cause de l'heure,
ou à cause du jeune âge du gamin, il lui retourna la question :
128
— Et toi, qu’est-ce qui t’est arrivé?
— Chute de moto, mais je suis tombé en plein sur la jambe — répondit le
gars en ajoutant comme pour s’assurer la première place : — Ça fait vingt-deux
jours que je suis ici.
— Merde ! — se dit Marco, — franchement, passer vingt-deux jours
immobilisé dans un lit lui paraissait une abomination.
— Eh bien, amigo, je suis totalement épuisé, bonne nuit.
C'était un autre jeune homme, peut-être pas si jeune qu’il en avait l’air, un
gars de La Tinta victime d'obésité.
— Vas-y, je t’écoute.
— Quand ils vous emmènent au bloc, vous pouvez porter seulement une
blouse ?
— Qu’est-ce que tu crois, qu’ils vont t’opérer en costume-cravate ?
— Mais même pas le slip ?
— T’en as besoin pour quoi ?
— On raconte que parfois ils profitent qu’on est endormi pour vous
violer…
— Cela pourrait être ton cas, mignon comme tu es — commenta Marco
le visage très sérieux.
129
Sa propre situation le faisait parfois rigoler. Comme le deuxième jour,
lorsqu’ils le grondèrent pour avoir beaucoup bougé :
— Regardez, votre lit est rouge de sang !
Malgré les protestations de Marco, ils persistaient à répéter qu’ils n’avaient
jamais vu quelqu’un d’aussi agité en chirurgie :
— Mais qu'est-ce qui vous est arrivé, vous baignez dans votre sang ! — cria
la docteure en le découvrant lors de sa visite matinale. Elle inspecta les deux
blessures du côté droit.
— Bien sûr que vous perdez tout votre sang, ils se sont concentrés sur les
fractures du bras gauche et sur votre fesse mais ils ont oublié de fermer les blessures
du bras droit.
— Tout est ouvert ? — murmura Marco horrifié.
La toubib haute comme trois pommes ne répondit pas. Elle attrapa un flacon
de désinfectant, du fil et une aiguille ronde et avait tout réglé en moins de cinq
minutes, sans anesthésie et sans aucun mot.
— Putain — pensa Marco, — je ne suis pas dans un hôpital public, je suis
sur un champ de bataille. Ils ont oublié de fermer… putain de merde, tu entends
ça ? Ils ont oublié, oublié de fermer deux trous causés par une balle de 45 mm ! Je
te le dis, je l'admire cette toubib, mais quelles cicatrices de merde je vais avoir
s’ils bossent comme si nous étions en guerre !
Le même jour, don José Luis Gramajo López lui rendit visite. Il lui rapporta
qu'un ouvrier agricole de don Oscar l'avait trouvé évanoui à côté du 4x4, perdant
beaucoup de sang. Il avait appelé les pompiers, qui s’étaient déjà mis en route
après son propre appel.
— Je ne me souviens même pas de les avoir appelés — rétorqua Marco.
— Bien sûr, dans l'état dans lequel vous vous trouviez… et heureusement
que vous avez réussi à les appeler. Très peu de gens passent sur cette route en
cette période de l'année.
Après les formules de circonstance, lui avoir expliqué qu’il avait tenté de
le faire transférer dans une clinique privée mais qu’aucune n’avait la capacité à
effectuer autant d’opérations en simultané et lui avoir annoncé qu'il lui faudrait
au moins un an pour se récupérer, le propriétaire terrien aborda la question :
130
— Je ne sais pas si c’est le meilleur moment pour parler de notre affaire…
— Je vous écoute, Don José.
— Bien. Avez-vous identifié le véhicule, ses passagers ?
— Non ! — répondit catégoriquement Marco.
— Ce type d'action n’est-il pas typique des trafiquants de drogue ?
— Sauf s'il y a eu erreur sur la personne, cela ressemble plutôt à des
représailles.
— Comment cela, erreur sur la personne ?! — s’exclama Gramajo,
surpris.
— Ce que je veux dire, c'est que les informations dont ils disposaient
concernaient peut-être plutôt le véhicule.
— Ce véhicule est un des miens, également utilisé par le personnel de
l’exploitation.
— C'est pourquoi je mentionne cette possibilité — confirma Marco.
— Quelle que soit la cible qu'ils avaient, pour moi, c'est eux, à cause de la
façon dont ils ont opéré.
— Ils pourraient être d'anciens militaires, par exemple… — murmura
Marco, juste pour faire chier ce connard.
— D'accord, cher Marco, je vois que malgré l'état dans lequel vous vous
trouvez, vous n’avez pas perdu votre sens de l'humour, je vous en félicite.
— En tant que détective, ma tâche est de n’écarter aucune piste, vous le
savez.
— Je le sais parfaitement — répondit le fermier, irrité. — Anciens de
l'armée, ex-guérilleros, je vois où vous voulez en venir, encore une fois avec vos
fantômes…
— C'est juste une hypothèse.
— Bien sûr, bien sûr, une hypothèse, une probabilité entre je ne sais combien
d’hypothèses... Quoi qu'il en soit, notre contrat est terminé.
— C’est vous qui décidez.
— J’ai décidé. J'ai donné l'ordre de déposer sur votre compte bancaire cinq
fois la somme convenue et…
— Je ne vous demande pas…
— Nous allons procéder de cette manière ! — le coupa très sèchement José
131
Luis Gramajo López, — nous ferons comme ça car ce qui vous est arrivé est en
partie de ma responsabilité. Parce que, figurez-vous, Don Marco, que mon
interprétation personnelle des derniers événements m’amène à considérer les
choses de cette façon — affirma fermement le fermier, la bouche remplie de son
foutu sourire ironique. — Je vous souhaite de vous rétablir dès que possible.
Salutations.
Il se leva, remit son chapeau de cowboy sur sa tête et quitta la pièce comme
s’il était l’image finale d'un épisode de série télévisée.
132
29
Alejandro Flores Batz se sentait fatigué, était venu le moment de prendre des
vacances bien méritées. Que le Directeur-général des investigations criminelles
ne se soit pas reposé était son problème. Lui, il n’était que le Second. Il s'imagina
en train de savourer un café irlandais sur une plage à Cancun, loin des odeurs de
papier, d'encre, du bureau. Avant de rentrer chez lui, il jeta encore un oeil, agacé,
sur la dernière page du dossier marqué du sceau Confidentiel.
133
30
C'est Ana Beatriz qui l'avait poussé à reprendre « l'affaire Lomas del Norte »,
comme elle l'appelait. Non pas qu’elle l'aie forcé. Pourtant, femme de ménage un
peu spéciale, n’était-elle que cela ?
— Ana Beatriz, tu te fous de moi ? — rétorqua Conejo.
— Non, mon vieux. Elle me balance des petites piques — expliqua Marco
en agitant ses mains maintenant plus ou moins en état de fonctionner. — Imagine,
elle est en train de faire la vaisselle et elle se pose tout à coup la question à haute
voix : « Comment est-il possible que… ? » A voix haute, comprends-tu ? L’autre
jour, elle a éteint le mixeur à mi-chemin d'un smoothie aux fraises pour me
demander : « Ne penses-tu pas que… ? » Tous les saints jours de la sainte
semaine.
Conejo était plié de rire sur sa chaise. Marco le regarda, renfrogné et
hésitant :
— Je suis sûr d'avoir la gueule du parfait crétin en ce moment, parce que je
le suis. Qui serait allé replonger son nez dans ce putain de cas à part moi?
137
31
Il était donc assez satisfait de lui-même lorsqu’il arriva à Coban et, pour dire
la vérité, il n’avait pas vraiment envie de travailler. Il s’était installé à l’hôtel
Los Fanales, un endroit qui se voulait moderne et donc assez impersonnel. Il était
cependant logique qu’étant à la recherche de l’acquisition d’une exploitation
agricole, il s’installât dans l'hôtel le plus cher de la ville. Marco n'avait pas une
idée très claire des critères pour choisir une ferme de production de café mais cela
faisait partie du plan. Très peu de gens ne tombent pas dans le piège de quelqu'un
se faisant passer pour un imbécile, car très peu de personnes ont cette capacité :
avoir l’air plus stupides qu’elles ne le sont en réalité. Disons, volontairement.
Discutant ici et là, il avait déjà deux rendez-vous programmés pour le vendredi,
quarante-huit heures seulement après son arrivée dans la capitale q’eqchi’.
Le premier avait été fixé à midi pile, avec un certain Pascual Ospina
Monroy, dans un restaurant en face de l'hôtel. Le gars, court sur pattes, avec un
pantalon jouant de l'accordéon et rasé avec une machette, était arrivé avec près
d'une heure de retard. Il ne s’était même pas excusé. La première impression de
139
Marco fut très défavorable. De toute manière, son opinion dépendrait avant tout
de la zone où se trouvait sa proposition :
— Figurez-vous, nous avons cette ferme dans la famille depuis trois
générations. Elle s’est agrandie petit à petit, achetant des terrains mitoyens quand
l’opportunité se présentait. La dernière fois, ce fut il y a sept ans avec l’acquisition
de seize hectares. Alors maintenant, la propriété totalise soixante-douze hectares.
Pas mal, non, qu'en pensez-vous ?
— Une belle propriété. A-t-elle des sources ?
— Bien sûr, il y en a six. Une cascade aussi et le domaine produit sa propre
énergie électrique avec un moulin à eau.
Il ne tenait pas à extérioriser ce qu’il ressentait, mais le détective ne put
s’empêcher de s’exclamer :
— Super, l’autonomie totale, sa propre eau et sa propre électricité ! — Son
interlocuteur le regarda avec inquiétude, se demandant d’où pouvait bien venir
ce zozo. Mais peu importe. Maintenant, la question des questions : — Où trouve-
t-on cette beauté?
— Voyons voir, je vous fais un petit plan. Il attrapa une serviette en papier
et commença à dessiner.
— C'est facile. Connaissez-vous Fray, Fray Bartolomé de las Casas?
Marco répondit poliment que oui, plus ou moins, même si la région où se
trouvait le domaine n'avait rien à voir avec ce qui l'intéressait. À partir de ce
moment, il écouta Ospina Monroy d’une seule oreille; il avait juste à hocher la tête
de temps en temps. Le prix était très exagéré et il semblait que le droit de propriété
était en litige. Il prêta plus attention à la diarrhée verbale de l’autre lorsque celui-ci
déclara que la région de Fray était calme, pas comme celle de Senahú :
— Que voulez-vous dire ? — questionna Marco.
— Vous n’avez pas entendu parler de Senahú ? Un peu plus haut que
Senahú, il y a quelques mois…
— Non, que s'est-il passé ?
— Un double meurtre, l'épouse d'un terrateniente et son administrateur.
Ils les ont torturés puis exécutés.
— Non, exécutés puis mutilés, gros con qui croit tout ce que racontent les
journaux ! — pensa Marco. — Sait-on qui c'est ?
140
— Vous savez, c’est le bordel dans toute la vallée du Polochic, tout est
politique.
— Je ne comprends pas…
— C'est comme si la guerre continuait, d'un côté les militaires et ex-
militaires et de l'autre les ex-guérilleros, les petits Indiens coincés entre les deux,
avec leurs terres, bien sûr.
— Ils se disputent leurs terres, dites-vous ?
— Ce n'est pas tant qu'ils veulent leurs terres, qu’on leur a piquées il y a
déjà longtemps, mais chacun délimite son territoire. On dirait la guerre, comme
avant.
— Alors, ce double crime dont vous me parliez ?
— Les petits Indiens, c'est sûr. Le clebs ne mange pas du clebs, vous savez
bien. Ils veulent se venger. Il y a de quoi avoir peur, bien sûr, mais regardez : si
on vous humilie, on vous exploite depuis toujours, un jour vous vous mettez en
colère, vous ne croyez pas ? Ça me fait peur, mais je comprends que ça ne peut
pas finir autrement.
Le détective, d'abord surpris par cette nouvelle hypothèse, l’écarta
rapidement. Ce n'était pas une probabilité mais le délire d'un raciste.
— Raciste et connard, qui ne s’est même pas excusé d’arriver avec je ne sais
pas combien de temps de retard… — rumina Marco.
Le second rendez-vous l’avait également pris par surprise, mais pour une
tout autre raison. Il devait rencontrer un certain Dominique Gourbeau Vélasquez
à 19 h 00 au bar de l’hôtel Los Faroles. Il était arrivé un peu plus tôt pour pouvoir
savourer tranquillement un whisky sec et jeter un œil à la presse du soir. Pas si
tranquillement car était là un groupe de touristes espagnols dont la principale
caractéristique n'était pas la discrétion.
Juste avant 19 h 00, une femme entra, la trentaine, élégante dans une robe
rouge taillée à l'italienne et une coupe de cheveux rappelant vaguement Jeanne
d'Arc. Malgré l'attrait momentané de Marco pour cette apparition quelque peu
hors contexte, il se replongea dans la lecture monotone et morbide des derniers
événements concernant les crimes, les viols, les vols, les enlèvements, la
141
corruption, le détournement de fonds ; enfin, l'habituel et le quotidien de la presse
nationale.
Il dut pourtant revenir à la surface quand il entendit les pas de la femme
s'approcher de sa table. Il leva le visage, non seulement elle le regardait, mais elle
lui parlait :
— Excusez-moi, êtes-vous M. Pedro Arriola Santos ?
— Oui — répondit le détective déjà debout et offrant à l’inconnue de
s'asseoir à sa table, — s'il vous plait…
— Ravie de vous rencontrer — dit-elle, lui tendant une main ferme
comme de la fonte fraîchement coulée.
— Vous êtes ? Si je peux me permettre de poser la question.
— Je suis Dominique Gourbeau Vélasquez — répondit-elle tout sourire.
— C'est juste que… — balbutia Marco.
— Ne vous inquiétez pas — commenta la femme, toujours avec son petit
sourire en coin, — j'y suis habituée. Appelez-moi Dominique…
— Tu sais quoi ? — pensa-t-il. — Tu es la risée du public, là !
Alors que madame Gourbeau Vélasquez commandait un thé à la
camomille, Marco essaya de comprendre qui était devant lui. A grands traits,
femme d'origine française et espagnole, avec papa friqué et bonne éducation.
L'objet de son étude sommaire l’interrompit en pleine analyse :
— Ne vous inquiétez pas — répéta-t-elle, — je comprends que cela puisse
vous paraître bizarre. En fait, mon nom est masculin et féminin, c'est ainsi. Je ne
pense pas que vous fassiez partie de ces professionnels qui ont des capacités
particulières pour identifier rapidement avec qui ils ont l’honneur de…
Tout à coup à la défensive, le détective lui coupa la parole :
— Comment ça ?
— La robe, la façon de parler, de bouger… On dit qu'aux États-Unis, des
psychologues de la police peuvent détecter si quelqu’un ment uniquement en
décryptant la position de son corps, les mouvements des yeux et des mains…
Marco s’amusait de cette femme très imaginative mais pas si éloignée de la
réalité.
— Non, je ne suis pas policier, Dieu merci ! Mais moi aussi, j'aime bien
lire des romans policiers.
142
Les deux se mirent à rire comme s'ils se connaissaient depuis longtemps.
Madame Gourbeau goûta son thé du bout des lèvres avant de reposer sa tasse sur
la table basse :
— Très chaud, je vais attendre un peu. Alors, monsieur Arriola, vous
cherchez une exploitation qui produise du café ?
— Effectivement. J'ai reçu un héritage et certains de mes amis m'ont
conseillé d'investir dans ce type d'activité.
— Quelle coïncidence ! Figurez-vous que la ferme que j'ai à vendre est
l'héritage d'un parent qui a disparu récemment.
— Toutes mes condoléances…
— Merci, mais s'il vous plaît ne prenez pas ce visage dramatique. Je l'ai
reçue d'un oncle que je n'ai jamais eu l'honneur de connaître. Je ne vis pas au
Guatemala. Un cabinet d'avocats de la capitale gère cette affaire mais, c’est une
pure coïncidence, je suis de passage à Coban et j'étais curieuse de vous rencontrer.
Marco resta sans voix, il ne savait pas comment réagir.
— Sans être psychologue ou policière, il me semble que vous n'en savez pas
beaucoup plus que moi à propos de culture du café.
Ils rirent si fort que les Espagnols bruyants découvrirent qu’il y avait
d’autres clients dans la salle et la mirent en veilleuse, durant quelques minutes.
143
32
Ils arrivèrent à la ferme El Paraíso vers midi. Après avoir traversé quelques
kilomètres de jungle, un chemin de terre bordé de deux prairies conduisait à un
portail majestueux et ses gardiens, la maison des propriétaires avec ses
dépendances, réservoirs d'eau, entrepôts et ateliers ; et du personnel indien affairé
de tous côtés. Marco se dit que toutes les exploitations de café se ressemblaient.
— Aimez-vous les fleurs ? — lui demanda Doña Alejandra en descendant
du véhicule.
Marco se rendit compte que, contrairement aux autres fermes qu'’il avait
visitées ces derniers jours, celle-ci était envahie de fleurs. Il ne savait pas grand-
chose à propos des fleurs mais il resta bouche bée devant les centaines d'orchidées
qui parsemaient l'endroit.
— Très beau ! — s’extasia-t-il. — Vraiment très beau !
Il avait également été agréablement surpris par l'accueil des employés, des
cuisinières et même des gardiens. Rien à voir avec la relation prépotente que le
propriétaire de Las Lomas del Norte entretenait avec la population locale. Il
s’imaginait que lorsque Carolina Menendez de Gramajo arrivait dans sa ferme,
elle était également reçue avec beaucoup d'affection, de sentiments et donc de
respect. Pas le respect obligé pour le patron, plutôt ce respect pour quelqu'un qui
respecte les autres. Doña Alejandra lui présenta chaque personne, toujours avec
un petit mot gentil pour chacune et chacun.
Une Indienne très âgée s’approcha, si vieille que ses yeux se perdaient dans
ses rides. Elles s'étreignirent avec tant d’effusion que Marco se sentit indiscret.
145
— Rapprochez-vous, jeune homme. Doña Matilda, je vous présente Pedro.
Ne vous fiez pas aux apparences, c’est une bonne personne, je peux vous l'assurer.
Pardonnez tant d'émotion devant un inconnu, Don Pedro, cette femme est la sage-
femme qui a aidé à ma naissance. Elle m'a attribué mon nahual. Nous avons le
même, elle et moi, mais c'est un secret, vous le savez… — dit-elle en posant son
index sur ses lèvres.
— Nahual ? — se demanda Marco, — je dois consulter Wikipédia plus tard.
— Si mes comptes sont bons, Doña Matilda a plus de cent ans…
— Beaucoup plus, bien plus ! — ricana la sage-femme. — Vous faîtes bien
de ne pas révéler l'âge d'une fille à un gamin dont on ne sait pas d’où il vient et
avec qui il a fricoté.
Et les deux vieilles dames d’être prises par une crise de rire, au point que
Marco eut peur qu’elle aient choisi ce moment précis pour un infarctus collectif.
Le vieil homme ramassa ses affaires ou plutôt essaya de récupérer ses affaires, sa
machette et sa besace, il n'en avait pas la force et il se laissa retomber lourdement
sur son tabouret. Il jeta un coup d'œil tordu à don Pedro, un type plein de pognon
qu'il venait de rencontrer dans les vapeurs de l’eau-de-vie.
— Ah ouais, t’es alcoolique, toi ? Avec de l’oseille ! Tu parles trop, tu baves
pire qu’un crapaud !
— Tais-toi, tu ne vois pas que je suis concentré.
— Concentré mes couilles, tu vas te faire éclater le ciboulot, fiston !
Et voilà que le vieux tomba entre le tabouret et le mur, là où les araignées
copulent et fermentent de vieux crachats.
— Enfin ! — soupira Marco, — un peu de silence…
Pas vraiment… Un couple se chamaillait dans une télénovela sur le petit
écran flou d’un poste de télévision au son grésillant suspendu par deux grosses
chaînes métalliques au plafond de la cantina. Ils étaient tous les deux en jeans, lui
avec la moustache et son chapeau de cowboy comme il se doit, et elle avec des
seins super aérodynamiques, comme il se doit dans ce genre de drame. Malgré la
torpeur causée par l'alcool, le détective comprit que le mec, très fâché, venait de
donner une beigne à la nana qui était tombée sur un canapé de très mauvais goût.
— Ingrate, comment as-tu pu me faire ça, m’humilier avec des membres
de mon propre personnel !
— Pas possible que ce canapé soit si moche — bougonna Marco, — il doit
venir de ce centre commercial de la Zone 10, comment s’appelle-t-il ? Le Temple
du mauvais goût, faut l’appelez comme ça.
— T’as vu cette pute, t’as vu ? — grommela le vieil homme en se relevant.
Il ajouta en rigolant : — Tu ne connais pas la meilleure, mon petit ami, la
meilleure ! Elle l'a fait avec un petit Indien, un putain de petit Indien !
— T’es pas un petit Indien, toi ? — questionna brutalement Marco, — je ne
te comprends pas.
Il regarda de nouveau l'écran puis la pièce où il se trouvait : ils étaient tous
bourrés comme des coings et hypnotisés par cette putain d'histoire. Lui, bien
147
qu’hypnotisé par ce spectacle, réagit tout de même comme la mouche : si je sens
l'air se déplacer, je ferais bien de changer de place avant d’être écrasée. C'était
sans doute l'intention du coup de machette à plat un peu mou qui le frappa sur
l'épaule. Il se retourna. Le vieux était déjà reparti tout seul dans ses délires. Le
propriétaire de la gargote s'approcha et donna un bon coup au vieillard ; sur la
caboche, avec une batte de baseball portant l'inscription « Dieu, famille et paix ».
Il surprit le regard de Marco sur la batte :
— Je suis évangéliste — dit-il comme pour se justifier. — Ils deviennent
cinglés avec cette série, ils la matent cent fois par jour et chaque fois ils deviennent
cinglés, allez savoir pourquoi.
Changement de chaîne pour un match de football. Certains clients
commencèrent à émettre des protestations puis se turent rapidement, le patron de
la gargote tenant toujours fermement sa batte à deux mains. Après avoir jeté une
poignée de billets froissés sur la table, sans les compter, Marco sortit dans
l'obscurité froide pour aller s’allonger à l'arrière du van qu'il louait depuis… il
essaya de compter les jours sur ses doigts mais impossible, peut-être à cause du
mélange eau-de-vie et bière.
Une semaine et des brouettes. Il rodait depuis une semaine et des brouettes
autour de Senahú avec cette camionnette. Il y avait ajouté un matelas, une
cuisinière à deux brûleurs et un mini-réfrigérateur. Quelle ironie ! Avec le fric de
Gramajo, après avoir joué les acquéreurs de biens immobiliers, il profitait de la
phase deux du grand plan pour faire d’une pierre deux coups et réaliser son vieux
rêve hippie d'adolescent, à savoir faire le tour du monde avec sa maison dans sa
camionnette. Première étape, faire le tour de cette partie de l’Alta Verapaz. Si
l’expérience s’avérait positive, après avoir élucidé le double meurtre, il pourrait
s’acheter un de ces vans que vous pouvez modifier et… mais bon, chaque chose
en son temps.
Il avait passé plus d’une semaine avec son personnage mi-touriste local, mi-
alcoolique. Choix efficace. Evidemment… un touriste est le naïf idéal à qui chiper
du flouze, et un ivrogne aussi. Marco avait compris depuis longtemps que parmi
les imbéciles, personne ne peut s’imaginer qu’il y en ait un qui fasse exprès. L'être
148
humain, qu'il soit rat de la ville ou rat des champs, avec des études universitaires
ou analphabète, se croit toujours plus malin que les autres. C'est très curieux : il
se croit le plus intelligent tout en restant pourtant toujours sur la défensive. Kif-
kif avec les machos, les femmes comme les hommes. Et racistes avec ça !
— Même dans les gargotes, mon frère, même là ils maltraitent les Indiens
— commenta-il à Negro au téléphone. — Un poivrot métisse et un poivrot indien
se mettent sur la gueule, la police est toujours du côté du premier, même si les
policiers sont des Indiens !
— Tu découvres l’Amérique ou quoi ? Un jour, je t’inviterais à n'importe
quel bistrot à Boca del Monte ou Villa Canales ; ce sont tous des abrutis, ces
métisses qui se croient supérieurs aux Indiens. Tout aussi ignorants et les poches
percées, mais ils se la jouent. Tu ne peux pas comprendre, mon frère. Il y a pire,
les Indiens qui viennent de leurs communautés pour s’installer dans la capitale,
plus Indiens pas possible, et gueulant comme des putois quand ils sont beurrés
qu’ils ne sont pas Indiens. Nous sommes malades, mon frère, malades.
— Alors non.
— Non quoi ?
— Quand je reviens, nous continuerons à jouer au poker chez moi. Je paye
la bouteille.
— Ok, bon argument. Laissons tomber Boca del Monte et toute cette
merde de frustrés sociaux. Quand reviens-tu alors ?
— Dans quelques jours. Je t'appelle.
La bonne nouvelle était que sa barbe avait bien poussé, il était totalement
impossible de le reconnaître. En presque deux semaines, il avait rencontré de tout.
Même de vrais touristes. Un couple d'Espagnols, pardon, de Catalans, sinon ils se
vexent, de la même génération que lui, un peu plus que la trentaine. Ils avaient
passé la journée ensemble, se promenant dans des endroits banals mais pour eux
au top de l'exotisme. Marco leur servit de guide, puisque son épopée dans la
Verapaz lui avait rendu familier l’ex-royaume q’eqchi : Bartolomé de Las Casas,
des cascades et des grottes, les Suisses-Allemands, le café, le chipichipi, le
quetzal, et du café, encore du café. Ils avaient bu quelques verres de bière, pas de
café, dans l'une des gargotes les plus sordides que le détective avait récemment
149
découverte à la sortie de Senahú, en direction du Nord. Ils avaient adoré. Ils
avaient également adoré le matelas du van où ils s’étaient retrouvés en trio,
tandis que le détective s'inquiétait de le faire sans préservatif, mais heureux de
réaliser qu'il comprenait parfaitement le catalan :
— Molt fort! Mort fort ! — criait la femme.
Ce n'est pas ce genre de rencontre qui faisait avancer l'enquête. Marco se
souvint de quand il avait partagé sa préoccupation avec El Proconsul à propos de
l'intérêt que pouvait encore avoir les gens pour un crime commis un an plus tôt.
Ce dernier avait été catégorique :
— Le sang sèche mais jamais le voyeurisme. Les gens aiment ça, je te
l’assure. Il arrive qu’ils s’inventent parfois des histoires, cela leur permet d’en
parler encore et encore, ainsi ils se sentent plus en sécurité. Après, bien sûr, c'est à
toi de faire le tri entre mémoire et imagination.
Une fois de plus, son pote avait visé juste. Il suffisait de donner quelques
vagues explications sur qui je suis et ce que je fais ici et qui que ce soit ne
s’arrêtait plus de déblatérer. Tout le monde savait tout sur ce double crime, et un
peu plus à chaque fois.
Une rencontre l'avait beaucoup aidé, celle de Julio Chen Toc à la sortie
d'une quincaillerie où il n'avait pas trouvé ce qu'il cherchait. Sous l’effet du choc,
le jeune homme qu’il avait sérieusement bousculé par mégarde avait laissé tomber
livres et documents. Marco les ramassa tout en les époussetant :
— Ne vous embêtez pas, monsieur, s'il vous plaît ! — réagit l’adolescent.
Le détective regarda sa montre ; il était presque 13 h 00.
— En guise d'excuses, je vous invite à déjeuner, qu’en dites-vous ?
— Je pense que c'est super.
Un jeune homme intéressant ce Julio. Boursier, il étudiait l’administration
d'entreprise à l’Université Landivar de Cobán. Il avait presque fallu une demi-
heure au détective pour comprendre que Julio était le fils de Jacobo et María,
respectivement le comptable et l'une des domestiques de Las Lomas del Norte !
Interrogé sur le double meurtre, il montra que le fait de ne pas avoir d'expérience
dans les enquêtes policières n’empêchait pas de faire preuve d’une certaine
perspicacité :
150
— Les possibilités, il y en a pas mal. Bien sûr, le trafic de drogue. Tout le
monde ici a commenté que rien à voir, mais un capo ne peut-il pas se planter,
même une fois ? Autre chose : le passé, le massacre du village dans les années
quatre-vingts. Nous savons tous que le don a dû en être, certains prétendent même
qu'il a craché des noms aux militaires.
— Pardonne-moi pour ce que je vais dire, mais ils les ont tous exterminés…
— Oui, c'est vrai, mais on raconte qu'il y avait une liste d'environ onze
noms, de complices présumés des guérilleros, puis ça a dégénéré et il n’est resté
personne. Bon, ça peut être aussi pour des raisons politiques, pour une histoire de
fesses, par jalousie, ou tout simplement pour nuire.
— Tu tuerais deux personnes juste pour nuire à une troisième ? — Julio se
mit à rire :
— Moi non, mais beaucoup le feraient, c'est pourquoi je veux décamper
d’ici dès que je peux !
— Pour aller où ? Si on peut savoir…
— Gringolandia, où il y a déjà plus de deux millions de compatriotes qui
préfèrent prendre des risques pour vivre mieux que vivre de l’agriculture,
supporter la famille et les voisins qui n'ont même pas la courtoisie de cacher la
rage qu’ils ont quand une autre personne atteint ses objectifs et se sent heureuse.
— Donc, mieux vaut jouer au chat et à la souris avec les flics gringos avec le
risque de se faire déporter que d'essayer de faire quelque chose dans sa
communauté ou son quartier ?
— Bien sûr ! Au final, c'est moins déprimant.
Marco ne sut que répondre. Lui, il vivait de peu, quelques petites enquêtes,
quelques amis, Ana Beatriz en pointillés, le poker, internet et quelques livres, pas
la grande vie, quoi !
— Tu sais quoi, Julio ?
— Dîtes-moi.
— Je ne sais pas si j'aurais le courage de me lancer dans cette aventure :
traverser le désert, les passeurs, les douanes, se planquer, être illégal…
— C'est ce que je vous dis. S'ils sont tant à partir là-bas, encore et encore,
c'est parce qu'ici on est foutu. Cela pourrait aussi être une grosse bourde.
— De quoi parles-tu ? — le questionna le détective interloqué.
151
— Excusez-moi, monsieur ! — plaisanta le jeune homme, — je repensais
au crime de Las Lomas.
— Une connerie, une énorme connerie ?
— Cela ne me surprendrait pas — insista Julio. — Tout le monde bricole,
les politiciens, les maçons, les universitaires, les garagistes, pourquoi pas les
tueurs à gages ?
— L'analyse est intéressante mais un peu généralisée, tu ne crois pas ?
— C'est possible, Don Pedro, bien sûr, mais comment allons-nous survivre,
nous les jeunes, si nous ne pouvons pas généraliser ?
— Ce gamin est un génie — pensa Marco, — j'espère qu'il pourra s’en aller
d'ici.
152
34
Un vent au goût salé agitait le pré. Il allait pleuvoir, d'énormes nuages noirs
s’accumulaient au sommet des montagnes plus au nord. Des corbeaux hystériques
virevoltaient autour d'un kapokier géant. Marco n'avait jamais fait confiance à ces
oiseaux au beau plumage sombre aux reflets bleus à cause de leur regard perçant et
pourtant sans expression. Il se rapprocha, par curiosité.
— Soyez prudent… — chuchota une voix.
Marco fit volte-face. Au loin, un gardien armé d’un fusil lui adressait un
signe de la main depuis le portail d’entrée d’un domaine, il ne reconnaissait pas
cette entrée. Le gars n'arrêtait pas de bouger sa main le doigt levé de droite à gauche
puis de gauche à droite, ses lèvres elles aussi remuaient mais il était trop loin pour
qu’on comprenne ce qu’il disait. Quelque chose comme allez-y ! ou n’y allez pas!
Peut-être. Le détective était déjà arrivé à une trentaine de mètres de l'arbre. Les
oiseaux aux cris stridents n'étaient pas des corbeaux, ils ressemblaient à des buses
au plumage jaune et flamboyant. Ils ne faisaient pas attention à lui, occupés qu’ils
étaient à picorer les yeux des pendus. D'après les vêtements de certains des
cadavres suspendus, des femmes, il compris que c’étaient des Indiens, des
Q’eqchis. Beaucoup de Q’eqchis. Une main tomba sur son avant-bras :
— Partons, Marco, il n'y a rien de bon pour toi ici.
— Ana Beatriz, qu'est-ce que tu fais là ?
Elle était debout, ses longs cheveux noirs flottant. Elle ne portait qu’une
chemise de nuit. Impressionné par sa pâleur, Marco répéta :
— Ana, qu'est-ce que tu fais là ? Répond-moi ! Pourquoi marches-tu pieds
nus? tu vas tomber malade.
Il voulut la prendre dans ses bras, elle le repoussa, ses immenses yeux brun
foncé fixant le vide :
— Partons, Marco, il n'y a rien de bon pour toi ici.
— Tu as vu ce qu'ils ont fait à ces pauvres gens ? Qui peut mériter un tel
sort ?
— Partons, Marco, il n'y a rien de bon pour toi ici… — insista d’une voix
lancinante Ana Beatriz, toute tremblante.
153
— Partir, que dis-tu, partir, comme si de rien n'était ? C'est cela que tu
proposes ?! — cria Marco, agacé par son impuissance.
Ana Beatriz se mit à pleurer et bredouiller :
— Partons d'ici, allons avertir les gens, allons-y et nous leur raconterons
ce que nous avons vu, partons Marco !
Marco sentit son pantalon se mouiller. Il ouvrit les yeux, une masse tapait à
l’intérieur de son crâne. Dès demain, il allait devoir acheter un nouveau matelas
pour son joli van.
155
35
Bien sûr, il avait parfois des doutes. Pas le doute de simplifier les choses, plutôt
de les compliquer. Gramajo López et ce Flores Batz avaient été impliqués dans le
massacre de 1982. L'épouse du premier avait commencé à s’intéresser à l'affaire.
Elle s'apprêtait, peut-être vu le bordel régnant dans les archives du ministère, à
mettre la main sur les photos prises le lendemain du massacre par des gens de
l'INTA. Ces deux tueurs l'assassinent, avec l'administrateur, qui n’avait pas à être
là ou pour brouiller les pistes. Le second profite de son poste de Directeur-adjoint
des investigations criminelles pour empêcher toute enquête et se permet le luxe
d'envoyer deux de ses inspecteurs à Senahú pour s'assurer que personne ne va
aller mettre son nez là où il ne faut pas. Pour une raison ou pour une autre, ils
avaient à un moment considéré que Marco était sur le point de découvrir quelque
chose et ils avaient donc tenté de le flinguer lui aussi.
— Voilà, simple, évident, transparent, limpide. Alors pourquoi Gramajo
López m'a-t-il embauché ?
— Vous l’emmenez ou nous vous le livrons, monsieur ? une adresse ? —
le vendeur l'interrompit dans ses pensées.
— Si vous pouviez me le charger dans le véhicule stationné devant chez
vous…
Alors qu’il attendait la facture, ils passèrent devant lui avec le matelas, vert
kaki !
— Excusez-moi, vous n’avez pas d’autre couleur ? — demanda-t-il au
vendeur.
— Bien sûr, monsieur, nous avons aussi en bleu pâle ou rose pâle —
répondit-il avec un petit sourire en coin.
— Alors, rose, s'il vous plaît — répliqua immédiatement Marco en fixant
le petit connard. — Si j'invite un jour une fille dans ma camionnette, je préfère
qu'elle me traite de pédé que de troufion… — songea-t-il.
Il était en train de déjeuner, sur la même terrasse, un ceviche trop salé sous
un soleil trop fort, quand lui vint une bonne idée. Les bonnes idées ne viennent
pas lorsque vous êtes assis à vous triturez le cerveau, avec de profondes rides
gravées sur le front, mais quand et où vous vous y attendez le moins. Le détective
se souvenait de plusieurs cas qu'il avait résolus les années précédentes. L'affaire
d'un banquier qui avait provoqué délibérément la faillite de deux de ses banques,
qui avait été évidemment été libéré, et dont les clients continuaient de se mobiliser
de temps en temps devant le Palais présidentiel avec l’espoir désespéré de
récupérer un jour leur argent. Un autre cas, plus amusant, était celui d’un
professeur de littérature, un Guatémaltèque vivant en France depuis plusieurs
décennies : il avait fait publier un roman policier en espagnol au Guatemala,
l’histoire d'un type qui assassine un parent avant de fuir pour l’Europe. C'était sa
157
propre histoire ! Il y avait eu prescription et de toute façon personne ne se souciait
plus depuis longtemps de qui avait tué qui. Ah ! et ce feuilleton épique qui avait
occupé la une des journaux pendant des mois, des policiers qui avaient arrêté des
policiers qui avaient tué des policiers qui avaient couvert l’assassinat de députés
salvadoriens en visite dans le pays. Quand le cas fut finalement résolu, Marco prit
quelques mois de congé au Mexique pour éviter de faire partie à son tour de ce
jeu de poupées russes mortel. Ou de n’importe quelle embrouille, comme toujours
tirée par les cheveux. Par exemple, des soupçons qui pèsent sur le neveu du
voisin de la tante du propriétaire de la voiture que son fils a prêté à un ami du
gardien de la copropriété où vit l’épouse de son ancien employeur… La bonne idée
lui vint à ce moment-là, rampant furtivement dans l'ombre : le propriétaire terrien
n'avait rien à voir avec le double meurtre de Las Lomas del Norte et c'est pour
cette raison qu’il avait engagé un détective privé.
Un nouveau point de départ fragile mais néanmoins sûr à cent pour cent.
Ils vous abattent pour n'importe quoi dans le coin, dans tout le pays en réalité.
Peut-être que l'épouse de Gramajo López était accidentellement entrée en
collision avec la grand-mère d'un idiot dans un supermarché, elle s’était excusée
mais la vieille femme était un peu sourde, elle était rentrée chez elle, s’était plaint
d’avoir été martyrisée pour dramatiser sa vie déjà pathétique. Le petit-fils, de la
grand-mère, pas le petit-fils de la femme de Gramajo López, avait senti
rapidement le sang lui monter à la tête, avait attrapé son arme, sa camionnette
incolore et était allé aussi sec enseigner à cette chienne ce qu'est le respect.
N'importe quoi, je vous dis ! Batz, l'administrateur avait voulu acheter un
nouveau cahier pour sa comptabilité dans la librairie en face du même
supermarché. Maladroite, la jeune vendeuse avait fait tomber son achat par terre.
Lui, toujours très serviable, avait tenté de la rassurer mais le patron avait menacé
de la licencier. Batz avait alors pris sa défense. Le propriétaire de la librairie s’était
mis en colère. Après avoir ruminé l’affaire pendant plusieurs jours, il n’avait
finalement pas envoyé la gamine à la rue mais ce putain de petit Indien en Enfer,
ça oui !
N'importe quoi, n'importe qui ! Un fervent adepte de Jésus-Christ s'imagine
que ces deux-là, la femme du fermier et l'administrateur, se tètent. Ça lui rappelle
158
une putain de télénovela, celle de la riche métisse et de l'Indien ingrat. Il ne peut
plus supporter le scandale et avec la main de Dieu, il assume et remplit sa mission
pour que règnent paix et justice sur Terre. Tout est possible dans ce pays de
dingues. Donc, on continue avec la même méthode : s'imprégner, z’yeuter, écouter
jusqu'à ce qu'il se passe quelque chose.
159
36
163
37