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Café sanglant

Hugo Cayzac

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— Allez, un dernier ! Je ne vois même plus mes pompes...


— T’es sûr que c’est les tiennes ?
— Putain, qu’est-ce que t’en a à foutre ? Fais pas chier !
Mieux vaut la fermer avec ce genre de chochotte qui a du mal à gérer sa
grosse tête trop compliquée pour lui. Il frappera sûrement sa femme à son retour
à la maison. S’il se souvient d’où se trouve le doux foyer. Marco fit le compte :
quinze cadavres de bouteilles de bière, de la Gallo bien sûr mon pote, alignés en
rang d’oignons sur une table de bois étroite, sale et bancale à cause d’une patte
trop courte. Pendant qu'il buvait un litre, Buey en éclusait quatre. Avec la bouteille
qu’il était déjà en train de terminer, il en était à treize, une bonne explication pour
son regard flottant, pour ne pas dire en pointillés. Impressionnant de s’imaginer
un gars de cette corpulence en colère. Il mesurait près d'un mètre quatre-vingt-
dix, avec des bras plus épais que les cuisses de Miss Guatemala. Charger et
décharger des quintaux de quoi que ce soit toute la journée vaut le meilleur des
gymnases. Bon, les gymnases entre la Neuvième Avenue et le Terminal Sud ne
doivent pas être nombreux. En tout cas, Buey n’avait pas perdu un corps athlétique
acquis patiemment durant quinze ans avec l’entraînement quotidien imposé dans
l'armée. D'après ce qu'il venait de confier à Marco, son retour à la vie civile au
pays des nains de jardin n’avait pas été facile :
— Les foutus politiques, mon frère, ils te virent du jour au lendemain avec
quelques sous en poche et démerde-toi ! Sans faire de bruit, tu piges ?
Il n’avait pourtant pas été très discret après son embauche par une de ces
sociétés de sécurité privées attentives à récupérer les bons éléments de l’institution
militaire qui quittent ses rangs. En effet, à peine terminé son mois d’essai, Buey
s’était déjà branché avec quelques collègues dans un super plan pour braquer un
fourgon bancaire entre Cobán et la capitale. Il était très énervé, Buey, car il
soupçonnait un de ses complices :
— Qu’est-ce que tu crois ? Le connard a commencé à flipper… il a partagé
son inquiétude avec sa chère épouse qui est allé bavarder avec la voisine qui a été
raconter sa vie va savoir à qui… Le commérage a fait le tour de la ville à une telle
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vitesse qu’il nous est revenu comme un boomerang, juste à temps pour laisser
tomber ce projet de merde !
Malgré son air d’alcoolo complètement embué par les vapeurs éthyliques,
Buey éclata d’un rire pantagruélique, celui d'un énorme ogre de ces contes qui
terrifient les enfants. Il frappa la table brinquebalante avec son poing-massue, des
bouteilles tombèrent sur le sol crasseux de la Cantina de Las Gemelas, parsemé
de mégots et de crachats. L'une des pesantes jumelles s’approcha pour lui tirer les
oreilles :
— Eh toi, Buey! Tu te crois chez maman ou quoi ? Tu n’es pas dans ton
village de ploucs ici, compris ? Ici, c’est un commerce respectable et tranquille.
Tu n'es pas chez les cow-boys !
Celui qui venait de se faire gronder essaya de fixer la patronne du regard à
travers les brumes de l’ivresse. Elle ne ressemblait pas du tout aux voluptueuses
filles en bikini des affiches publicitaires pour huiles, pneus et autres produits
punaisées sur les murs de cette honorable cantina, posters qu’on trouve
couramment dans un atelier débordant de vieux pneus et reluisant de graisse.
— Vous dites ça parce que je suis bronzé ? grogna-t-il. — T”inquiète,
on ne va pas foutre le bordel.
— Je te le dis parce que tu as l’air bien fatigué, mon petit bonhomme —
répondit-elle d'une voix un peu plus sympathique. — Nous allons fermer. J’offre
un dernier et vous dégagez, d’accord ?
Un dernier ? Avec tout ce qu’il avait déjà absorbé, Buey n'allait pas en dire
plus que le peu que Marco avait réussi lui soutirer jusqu’ici sur l'affaire. De toute
façon, la brute s’était déjà lancée sur un autre sujet qui l’intéressait davantage :
— T’as vu comment on se fait traiter, frère ? Je suis d’El Progreso, un grand
mot pour un département si petit que tu le traverses sans t’en rendre compte. C’est
ce que disait mon défunt père : à la capitale, ils nous traitent comme des abrutis.
Comme si nous étions tous des cowboys idiots. Mon père était un cow-boy, un
vacher et je le respectais beaucoup, je te le jure. C’est lui qui m'a appris que plus
ton travail est dur, plus on te considère comme une merde. Tu le savais?
Pour appuyer sa pertinence sociologique, Buey lâcha un pet de… bœuf.
— Messieurs, c’est l’heure ! — cria la proprio, qui finalement n’avait pas
offert de pot de départ.
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Grincheux, Buey se mit debout, titubant, le reste des bouteilles s’envola.
L'ivrogne faillit se casser la figure mais, tel un champion de patinage artistique,
se rétablit immédiatement sur ses pieds :
— Ici, personne ne va me foutre à terre !
— C’est bon, c’est bon… — marmonna la mastodonte jumelle, — rentrez
bien !
Bien que Buey serine à qui veut l’entendre, c’est-à-dire personne, que
chacun doit payer sa note, le détective dut tout payer de sa poche parce qu’il avait
plus de ressources, pas tant économiques que mentales.

Marco se tenait debout dans l'embrasure de l’entrée de la gargote


faiblement éclairée par une misérable lanterne rouge, attendant Buey. Pour
essayer de décrocher un autre rendez-vous… Ce dernier lui passa devant à grandes
enjambées pour déboucher directement dans la rue :
— Deux secondes, sinon je vais me pisser dessus !
Afin d’apporter sa contribution citoyenne à la forte odeur d'urine et de
charogne qui envahissait l'entrée de la cantina, Buey s’était collé au mur pour
l'arroser copieusement. Marco jeta un oeil à sa montre : 3 h 00 du matin. Il crut
entendre un bruit de moteur arrivant à pleine vitesse, très proche du trottoir.
— Fais gaffe, Buey, ils sont tellement bourrés qu’ils sont capables de nous
écraser comme des vermines ! — cria Marco.
Il vit un bras jaillir de la fenêtre arrière du 4x4 dont la vitre était baissée,
mais il était déjà trop tard. Une rafale laboura le mur, criblant Buey au niveau des
reins.
— AK47… — identifia Marco aplati au sol et essayant de revenir à
l’intérieur de la Cantina de Las Gemelas. Il entendit des balles lui frôler les
oreilles.
Il se remit à ramper. Personne n'avait quitté la gargote mais la porte
métallique venait d’être refermée :
— La solidarité guatémaltèque… — se dit Marco.
Le véhicule avait déjà disparu au coin de la rue. Le détective se remit sur
pieds, s'approcha de Buey qui baignait dans une mare de sang. Il lui posa deux
doigts sur la jugulaire : zéro pouls. Mieux valait déguerpir rapido avant l'arrivée
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des flics, si tant est que des patrouilles circulaient encore à cette heure. Ou avant
que ces crevures ne reviennent pour lui régler son compte, comme témoin. Sans
courir, Marco quitta l'endroit, prit la Quatrième Rue puis remonta la Troisième
Avenue et se dirigea vers une station-service ouverte toute la nuit. Il y avait laissé
sa voiture.

Il en sortit un polo propre, une casquette de titi parisien achetée au Mexique


l’an passé et des lunettes style prof de collège. Il entra dans le mini supermarché
où il commanda un café au lait et deux brioches. Il allait tourner encore quelques
heures dans le coin, pour écouter s’il y avait des rumeurs. Pas facile de comprendre
ce qui s'était passé. Des dingues qui avaient eu hâte d’étrenner leur nouvel achat,
ils voulaient descendre Buey, ou le descendre lui, ou les deux ? Est-ce que cela
avait à voir avec l'autre affaire pour laquelle il avait été engagé quarante-huit
heures auparavant ? Dans ce cas, ils étaient très rapides et très furieux, ces
enfoirés !

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Il se retourna encore dans son lit, impossible de dormir quelques minutes de plus.
Pas à cause d’une douzaine de chopes nocturnes, qu'allez-vous imaginer ? Non
plus par la faute d’une fusillade offerte comme digestif. Si Marco n’avait pas pu
dormir à cause de toutes les balles qu'il avait reçues au cours de sa vie ou de celles
qui lui étaient passé tout près, il aurait déjà gagné le trophée Guiness de l'insomnie.
Son agacement était dû à un voisin martelant une tôle ondulée, et belote et rebelote
avec son foutu marteau.
Ils font toujours leur bordel le samedi matin ou le dimanche matin. Afin que
tout le voisinage comprenne qu’un bon père de famille doit bricoler le week-end,
aux aurores évidemment, sinon à quoi bon ? Car ils ont aussi beaucoup d’activités
prévues, par exemple s'asseoir pour regarder le match de football, l'un avec son
litron, l'autre avec sa gnôle, que Monsieur extrait discrètement de la boîte-à-outils
dès que Madame est partie à la messe avec la ribambelle de morveux. Marco s'était
donc arraché de son lit de bien mauvaise humeur. Etat d’esprit qui ne lui convenait
pas, il fallait qu’il se calme pour pouvoir se concentrer sur les derniers
événements.

Savourant son expresso fait maison avec une cafetière italienne,


accompagné de quelques biscuits plus ou moins frais, il jeta un coup d'œil sur les
journaux qu'Ana Beatriz, sa femme de ménage, avait laissés sur la table de la
cuisine. Femme de ménage, façon de parler, elle était certainement la seule femme
de ménage de sang bleu de tout le pays. D’autant plus qu’en général, les femmes
de ménage sont des jeunes filles mineures originaires de villages indiens que leur
misère et crédulité permettent d’exploiter sans limite. La majorité de leurs
employeurs, des métisses plus ou moins urbanisés dans leur tête et pas si friqués
que ça, se la pètent, singeant l'oligarchie et pouvant ainsi faire passer leurs
frustrations sociales sur plus paumé et marginalisé qu'eux.
Ana Beatriz était la nièce d'un ancien maire de la capitale, un grand Blanc
aux yeux bleus, qui se sentait et prétendait, en privé, être plus Basque que
Guatémaltèque. Lorsqu’il avait appris que la jeune fille était depuis peu accro à
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la cocaïne — avec autant de pognon et d'ennui, qui ne l'aurait pas été ? —, cet
honorable arrière-arrière-arrière-etc.-petit-fils de conquistador n'avait pas eu de
meilleure idée que d’imposer la consigne dans toute la famille d’ignorer la jeune
femme, même si vous la croisez dans la rue. Hors de question de s’exposer aux
foudres du patriarche ! Marco et Ana Beatriz s’étaient rencontrés par hasard dans
une boulangerie de la Zone 10 : pas d'amour éternel, pas de sexe entre deux portes,
elle avait juste à nettoyer le petit appartement deux fois par semaine et y laisser
les journaux quand elle passait chaque matin pour se rendre chez des voisins dont
elle gardait les enfants. Pour elle, ces petites activités lui permettaient de ne pas
retomber dans la mélancolie des paradis artificiels. Quant à Marco, il avait
l’impression d’avoir une présence féminine à la maison, mais pas trop, et sans
aucun engagement de la part de personne.

Rien de nouveau dans la presse, toujours les mêmes vieilles rengaines : le


spectre de l'insécurité et ses cadavres disséminés sur le territoire national, les
derniers cas de corruption découverts par inadvertance ou à cause de la plainte
d'un concurrent, rarement grâce à l’investigation de services officiels, et
l’annonce d’un prochain ouragan, Johnny. Les Gringos ont attribué un prénom
anglais à cet abruti, une décision exceptionnelle. Se pourrait-il qu'ils aient été
accusés de démagogie car ils donnent toujours des prénoms espagnols à ces
typhons qui ne se lassent pas de traverser les Caraïbes et l'Amérique centrale tout
au long de l'année ?
— Pourquoi ne pas leur filer des noms africains avec tout ce que les habitants
de la Nouvelle-Orléans ont dû endurer ? — se demanda Marco.
Il saisit son calepin pour commencer à mettre de l’ordre dans ses idées sur
son nouveau boulot lorsqu’il vit une photo en pied de page de la une de la Prensa
Libre. Sous l'illustration, la légende expliquait : « Destruction de 332 kilos de
cocaïne saisis à Cobán. » Le photographe montrait un gigantesque bûcher en
présence de représentants du gouvernement qui assistaient à l'événement. Le
cliché était spectaculaire car pris la nuit. Malgré l'obscurité ambiante, on
distinguait bien le visage des participants, tous debout : le représentant du
Ministère public de Cobán, le Directeur de la Police nationale civile, le Directeur
du Département de lutte contre les stupéfiants de la même police, et un quatrième
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personnage situé un peu en retrait, non identifié. Tout comme lorsqu'il avait reçu
Marco dans son salon trois jours auparavant dans son élégante villa du quartier de
La Cañada à la capitale, José Luis Gramajo López, propriétaire d’un domaine
dans le département de l’Alta Verapaz, portait un très élégant costume italien fait
sur mesure, qui dissimulait subtilement une très forte corpulence. Intrigué, Marco
se mit à lire l'article.
Il y était affirmé que « Selon un travailleur de la ferme, l'administrateur du
domaine de Las Lomas del Norte, Alfredo Pop Choc, autorisait depuis plusieurs
mois des atterrissages dans la propriété contre rétribution monétaire des
trafiquants de drogue. Il semblerait qu’ait surgi un désaccord entre les comparses
sur le montant convenu et que pour cette raison il avait finalement dénoncé la
présence de ces trafiquants dans la région au propriétaire du domaine, José Luis
Gramajo López. Ce dernier aurait informé les autorités qui avaient décidé de
perquisitionner dans la nuit du vendredi au samedi. Dans la maison du propriétaire
de l’exploitation, les policiers ont découvert les cadavres de son épouse et de
l'administrateur. Madame Gramajo se reposait ces jours-ci au domaine. Les deux
corps montraient des signes évidents de torture. »
— Qu’est-ce que c’est que ce baratin ? — s’interrogea Marco. Un client
l’engage jeudi passé pour vérifier si on n'utilise pas son domaine pour trafiquer
de la drogue, sa femme et son administrateur s’y font assassiner le lendemain,
puis les autorités y découvrent les deux corps et une montagne de cocaïne.
Une grosse migraine commença à lui plomber le crâne.

Il essayait d'imaginer José Luis Gramajo López. Comment se sentait-il ?


Était-il encore à Cobán ? Ailleurs, réconfortant des parents proches ? Ou déjà
de retour à la capitale, à La Cañada où vivaient ses deux filles ? Il se souvint de
l'appel téléphonique :
— Bonjour, êtes-vous Don Marco?
— Oui, lui-même.
— Je m’appelle Haroldo Hernández Herrera. Je vous appelle de la part de
Monsieur José Luis Gramajo López, de Cobán, à qui vous avez été chaudement
recommandé comme étant un excellent professionnel.
— Merci pour le compliment. Que puis-je faire pour vous ?
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— Écoutez, Don Marco, Monsieur Gramajo López vous propose un rendez-
vous dans sa résidence de la capitale ce jeudi, si vous êtes disponible. Elle est
située dans la zone 14, quartier de La Cañada, vous connaissez ?
— Oui, bien sûr.
— Vous avez de quoi noter ? Quatrième Rue, 7-74.
— Très bien, à quelle heure ? — demanda-t-il en cherchant fébrilement à
atteindre son calepin.
— Après midi, à l'heure qui vous convient le mieux.
— Disons 13 h 30, qu’en dites-vous ?
— Parfait. A bientôt.
Ce Haroldo Hernández Herrera raccrocha sans autre commentaire ni
salutations d’usage, comme il se doit entre personnes qui ne se connaissent pas
mais ayant un minimum d’éducation !

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Le temps était ensoleillé, de quoi être de bonne humeur. Il avait cependant dû


montrer patte blanche. Les guignols de la guérite à l’entrée de La Cañada n'avaient
pas compris ou avaient fait semblant de ne pas comprendre. À cause de la sale
gueule de sa coccinelle cabossée et perdant sa couleur d’origine en plusieurs
endroits de sa carrosserie ? Ou bien parce que c'était l'heure du déjeuner : ça sentait
le poulet frit (avec des hormones) et les tortillas… non, plutôt le carton mâché
(sans maïs). Son nez commençant à le démanger et son estomac commençant à
se plaindre, Marco se souvint qu'il n'avait pas encore déjeuné. Il avait passé
plusieurs heures à se renseigner sur Cobán et la région de la Verapaz, il s’imagina
un kak’ik fumant accompagné de ses tamalitos et, pourquoi pas ? deux coupes de
vin rouge chilien, plus précisément un Shiraz de chez Casillero del Diablo. Il
aimait comment sonnait ce mot, Shiraz. La désignation d’il y a quelques siècles
d’une colline ronde dans le sud de la France le faisait rêver, lui, à un voyage en
tapis volant entre Damas et Bagdad ; et cette saveur puissante qui restait collée au
palais… Il se rappela qu'il devait passer chez Negro pour récupérer sa part de
bouteilles d’une caisse qu'ils avaient achetée ensemble à un prix plus qu’attractif.

Finalement, ils les laissèrent entrer, lui et sa coccinelle plus ou moins bleu
pâle par manque de fonds pour un rajeunissement total. Il traversa lentement le
quartier de La Cañada en admiration devant les villas de luxe, plutôt pour leur
taille que pour leur style, le plus souvent pompeux et de mauvais goût.
— Il semblerait que les ambassadeurs et les trafiquants de drogue aient une
passion pour les colonnes grecques et les halls newyorkais — ironisa le détective.
Une blague connue à propos de La Cañada : un ambassadeur, un narco, un
ambassadeur, un narco… De temps en temps, la presse informait que la police y
avait mis la main sur quelques millions de dollars emballés sous vide et entassés
dans des armoires hermétiques pour résister aux effets néfastes de l'humidité
ambiante en attendant qu'une blanchisserie puisse nettoyer ces billets sales.
Fortunes emmagasinées dans la demeure d'un narco, pas celle d’un ambassadeur
bien sûr, contrairement à ce que pouvaient colporter certains ragots.
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Il trouva facilement la villa de José Luis Gramajo López. Rien de visible à
part un mur gris pâle d'environ huit mètres de hauteur dissimulé sous une épaisse
végétation de uña de gato recouverte par endroits de tumbergia. Avec sa porte
d'entrée et son rideau métallique de garage (prévu pour au moins trois véhicules)
peints en noir, la façade de bunker n'attirait pas du tout l'attention, pas plus que
les caméras habilement dissimulées dans le feuillage à chaque extrémité de la
muraille. A peine s’apprêtait-il à appuyer sur le bouton de la sonnette électrique que
la porte s'ouvrit sur un géant dont le visage se voulait accueillant :
— Ravi de vous voir, Don Marco, je suis Haroldo Hernández Herrera, c'est
moi qui vous ai appelé — dit-il en lui tendant une paluche de pelleteuse.
— De même — répondit Marco —, surpris par la douceur de la main du
gorille. Il pensait qu’il allait la lui broyer…
— Entrez, s'il vous plait, le boss vous attend.
Ils traversèrent le hall d'entrée, deux salons où l'on aurait pu installer
plusieurs tables de ping-pong, meublés de tables, chaises et malles faites de ce
bois sombre typique du style colonial.
Ils débouchèrent sur une immense terrasse où deux petites filles jouaient
dans une piscine de la taille de l'appartement de Marco. La vue, splendide, donnait
sur le dernier domaine qui subsiste encore aux confins de la zone 14, à moitié
caché par la végétation et uniquement accessible par la route qui mène en contrebas
de la capitale à Boca del Monte, et l’on pouvait distinguer au loin une partie du
lac Amatitlan. Trônant dans un luxueux canapé en osier, un gras du bide plus ou
moins cinquantenaire vêtu d’un costume trois-pièces se leva pour l’étouffer dans
une embrassade d'ours :
— Don Marco, c'est un honneur de vous recevoir dans ma modeste
demeure ! J’ai cru comprendre que vous aviez des ancêtres européens. Je dis cela
pour votre ponctualité ! — ajouta-t-il en riant. — J’apprécie de savoir que nous
avons encore de vrais professionnels dans ce pays. Je vous en prie, asseyez-vous,
sur ce canapé, oui, s'il vous plaît. Si vous n'avez pas encore déjeuné, je vous
propose de m’accompagner…
— Je vous remercie, ce sera avec plaisir.
— Prendrez-vous un apéritif ? Un scotch ?
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— Je vous accompagne, mais sans fioritures, s'il vous plaît — répondit
Marco.
M. José Luis Gramajo López sourit, fixa son regard dans les yeux de Marco
comme s'il y cherchait quelque chose, avant de réagir :
— Notre invité a le sens de l'humour. Excellent, excellent !
Marco ne réussit pas à savoir si son amphitryon avait vraiment apprécié la
plaisanterie ou pas. Par précaution, il décida de ne plus s’y risquer.
Ils sirotèrent leur whisky en commentant la beauté de la vue panoramique.
M. José Luis Gramajo López expliqua à Marco qu'il était originaire de Cobán, où
sa famille vivait depuis sept générations. Lors de la Réforme libérale, dans les
années 1870, ses ancêtres agriculteurs s’étaient progressivement convertis en
administrateurs des plantations de café établies à l’époque par des Allemands,
plus précisément des Suisses-Allemands, invités par le gouvernement de Rufino
Barrios.
— C’est peut-être pour cette raison que nous avons toujours été des gens très
ponctuels — ajouta le terrateniente, fixant à nouveau impassiblement Marco. Ce
dernier ne sourcilla pas, adoptant le visage attentif d’un premier de la classe.
— Ce type est un vieux renard — songea le détective, — mieux vaut rester
sur ses gardes.
Le propriétaire terrien raconta comment ses aïeuls étaient peu à peu
devenus eux-mêmes caféiculteurs dans la Verapaz, jusqu'à ce que son père
réussisse à acquérir d'autres exploitations de café sur la Boca Costa et dans le
département de Santa Rosa. Lui-même avait passé une grande partie de son
enfance entre San Marcos, Barberena et la capitale mais, expliquait-il, las Lomas
del Norte, ainsi s'appelait son domaine principal dans l’Alta Verapaz, restait
l’endroit où la famille conservait ses racines. Même lorsqu'un officier supérieur
de l'armée avait tenté de faire main basse dessus à un prix dérisoire, en 1976 ;
tous les hommes de la famille s'étaient rassemblés dans la ferme, armés jusqu’aux
dents, pour la défendre jusqu’au bout.
— Ce n'est pas une coïncidence que mon père ait été assassiné le mois
suivant. Nous savons qui c’est mais, comme vous ne l’ignorez pas, avec l’impunité
qui règne dans ce pays… Si ce n'est pas indiscret de ma part, avez-vous été à un
moment ou un autre dans l’armée, Don Marco ?
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— Le cochon… — s’inquiéta Marco. — J'ai fait mon service militaire, oui.
— Bien sûr, bien sûr, moi aussi. En fait, dans un bureau de la capitale, rien
de spectaculaire… — grommela le fermier, son regard dirigé en direction de la
piscine :
— Je ne vous ai pas présenté mes deux filles, Dolores et María, elles ont
treize et onze ans. Mes deux petites chéries, la prunelle de mes yeux. Ces jours-ci,
ma femme se trouve justement à Las Lomas del Norte, pour y réviser la
comptabilité. — Par politesse, Marco demanda où étudiaient les deux gamines.
— Ici, dans la capitale, l’aînée dans une école gringa et la petite à l'école française.
Mieux vaut ne pas mettre tous ses œufs dans le même panier, n’est-ce pas ? —
commenta-t-il avec un rire à moitié jaune. Sans attendre de réponse de la part du
détective, il l’interrogea tout de go : — Croyez-vous qu'une femme soit capable
de gérer une exploitation agricole ? — Allons-y, encore un petit piège — songea
Marco, — il a sûrement déjà sa propre réponse à sa propre question.
— La vérité, c’est que je n'ai aucune idée en quoi consiste la gestion d’un
domaine — reconnut-il. M. José Luis Gramajo López s’esclaffa avec
complaisance et l’encouragea à entamer le repas.

Un festin utz pin pin, royal ! aurait commenté la grand-mère de Marco. Ils
débutèrent avec un guacamole exquis, suivi d'un succulent beefsteak
accompagné de pommes de terre comme Marco n’en avait jamais dégustées. Le
vin rouge, français, un médoc Château La Branne 2007, se laissait boire. Ils
n’avaient pas beaucoup conversé pendant qu'ils mangeaient, quelques banalités
sur la météo, les effets du dernier ouragan sur la production agricole et des
échanges prudents autour de la politique mi-figue mi-raisin du Président Obama
concernant les migrants latinos illégaux aux États-Unis. La presse écrite rapportait
régulièrement la terrible situation de ces centaines de personnes déportées
débarquant chaque jour par avion au Guatemala.
Les deux enfants, sous l’oeil de deux domestiques indiennes, étaient très
discrètes et, remarqua Marco, ne s’étaient à aucun moment adressé à leur père.
Discipline suisse-allemande ? se demanda le détective.
Après le dessert, un inoubliable sorbet aux framboises maison, M. José Luis
Gramajo López invita Marco à passer dans son bureau pour y déguster un digestif.
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À sa grande surprise, l'endroit ne ressemblait en rien à ces bureaux
traditionnels d’oligarques, de mandarins universitaires ou d'avocats-notaires tels
que Marco les connaissait, avec leurs étagères remplies de livres reliés de cuir
sombre et leurs murs tapissés de diplômes. Dans une grande pièce très lumineuse
aux murs d’un blanc immaculé trônait un imposant bureau de verre avec
seulement un ordinateur extra-plat dernier modèle posé dessus. S’y trouvaient
également un immense canapé de cuir blanc et une table basse elle aussi de verre
où les attendait une Napoléon Fine déjà servie dans deux verres à cognac. Aucun
document à l’horizon, pas un papier qui traîne. Chacun prit place à une extrémité
du canapé. Le terrateniente soupira, lissant sa fine moustache :
— J'imagine qu'il est temps de vous expliquer pourquoi je pense que vos
services pourraient m'être utiles, Don Marco.
— Je vous écoute, Monsieur.
— Bien, je n'irai pas par quatre chemins. Figurez-vous que j'ai la
désagréable impression que des trafiquants de drogue utilisent Las Lomas del
Norte pour leur entreprise, ou qu'ils comptent le faire, ou encore pire, qu’ils
veulent s’approprier le domaine. Rassurez-vous, je ne délire pas, car plusieurs
propriétaires terriens des Verapaces et d’El Petén ont dû quitter précipitamment
leurs domaines à cause de menaces de mort quand ce n’est pas à cause de
l’assassinat de parents proches ou du personnel administrant ces fincas.
— Je comprends la situation — acquiesça Marco, — qu’attendez-vous de
moi ?
— Une enquête discrète, très discrète, dans la région de Cobán et plus
précisément de Senahú. Bien sûr, aucune intervention directe de votre part, mais
toutes les informations que vous pourriez collecter m’intéressent. Si je ne me
trompe pas, vous avez étudié architecture à l’Université de San Carlos durant
quelques années ?
— Voyez comme il s’est bien renseigné… — pensa Marco. — Excellent,
ce cognac, merci ! Oui, en effet.
— Excellent, nous vous présenterons comme chargé d’une étude pour la
rénovation de la maison patronale afin que vous puissiez vous déplacer comme
bon vous semble sans que personne ne se pose et ne vous pose de questions.
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Il accepta sans marchander la proposition économique que le caféiculteur
lui fit pour cette petite enquête : il pourrait rembourser toutes ses dettes, et même
prendre une année sabbatique s'il en avait envie.

Pourtant, quand il quitta la villa, malgré la douceur mélangée de la


framboise et du cognac, il avait comme un goût amer dans la bouche.

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Elle aimait se lever au petit matin, à l'heure où résonne au loin le moulin qui moud
le maïs pour que les femmes préparent les tortillas, dans la fraicheur de l'aube et
des nuages collés aux montagnes, se promener dans le centre du domaine avant
le petit-déjeuner. Fausse blonde aux yeux couleur café, elle portait un pull
d’alpaga, un jean serré avec un large et épais ceinturon de cuir dont la grosse boucle
métallique représentait un cheval dressé sur ses deux pattes arrière, et des bottes
mexicaines très pointues. Il ne lui manquait que le chapeau blanc et un derrière
peut-être plus imposant pour ressembler à ces filles qui trémoussent leur cul dans
les vidéos des chansons rancheras. La ranchera, sous-culture de bars borgnes,
avec ou sans putes, pour ceux qui ont la bite à la place du cerveau et préfèrent se
boire leur salaire, avec des potes aussi nazes que toi ou seul, plutôt que de remplir
la marmite ou d’offrir une nouvelle paire de chaussures aux enfants. Madame
Carolina Menendez de Gramajo, elle, elle trouvait tout cela très pittoresque,
absolument charmant. En fait, ça l'excitait. Comme les odeurs champêtres. Pas
celles de la nature, celles de la campagne, ce qui est bien différent. Elle aspira une
profonde bouffée de cet authentique parfum de fumier qu’on utilise comme
engrais.
Elle semblait avoir plus ou moins la trentaine et le compte était bon, trente-
trois ans exactement. Elle s'était mariée à vingt ans. Parce qu’elle s’était retrouvée
enceinte d’un bonhomme qu'elle considérait être un imbécile, qui était deux fois
plus âgé qu’elle, et qui lui servait depuis lors de mari. En fait, elle se le ruminait
de temps en temps, c’est elle qui avait été stupide d'avoir refusé la proposition
d'avortement que lui avaient faite à l’époque ses parents. Par respect pour Dieu,
répétait la petite entêtée malgré l’insistance de son père, catholique pratiquant qui
ne manquait jamais au port d’un char représentant la Virgen Guadalupe le
Vendredi Saint, et de sa mère, une grenouille de bénitier qui n’avait jamais
accepté de s’aventurer au-delà de la position du missionnaire.
Finalement, la vie n'avait pas été si difficile pour elle. Au contraire.
Orgueilleux comme un paon de s’afficher avec une jeunette, son mari ne lui
exigeait pas grand-chose, pour ainsi dire rien du tout. Peut-être était-il frustré de
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ne pas avoir encore de fils, pour reprendre ses affaires. Il ne faisait jamais
d’allusion à ce sujet, seulement parfois et de manière indirecte, en commentant le
cas de tel ou tel autre propriétaire terrien qui avait la chance divine d’avoir enfin
un fils.

Elle passa le large portail pour sortir de la cour de la ferme. De là, elle
pouvait apprécier pleinement la magie de l’endroit. Le chemin de terre qui
rejoignait la route goudronnée après avoir serpenté durant deux kilomètres entre
montagnes et bois. À droite, une petite lagune babillait avec ses premiers reflets
de la journée. A gauche, un immense pâturage, d'un vert très vif, puis de la pinède
d’un vert plus sombre, à perte de vue. A environ cinq cents mètres du portail, une
bifurcation à gauche du chemin de terre menait au hameau où vivaient dans leurs
cabanes les ouvriers agricoles q’eqchis de l’exploitation et leurs familles. Plus
loin, en retrait derrière une colline, se trouvaient les quelques maisons des
contremaîtres, métisses. Au sommet d’une autre colline, plus petite, derrière le
village, se dessinaient les tombes colorées d’un cimetière. En faisant demi-tour,
elle distinguait de hautes montagnes noires couvertes de forêts défilant au nord du
domaine. Carolina se rappela alors de sa première visite au domaine.

Elle venait d’avoir vingt ans. Bien qu'elle soit enceinte de huit mois et
quelques jours, qu’elle n'ait jamais eu l'occasion de quitter la Zone 1 de la capitale,
don José Luis Gramajo López, avec qui elle venait de se marier faute d’alternative,
avait insisté pour qu’elle visite le domaine de ses aïeuls dans la Verapaz, la vallée
du Polochic. La maison patronale était immense, de bon goût et agréable. Avec
ses épais murs d’adobe, la chaleur était conservée quand le froid hivernal sévissait
et il y faisait frais durant les chaleurs estivales. Elle aima aussitôt le son de la pluie
martelant les tôles ondulées du toit et les chants ininterrompus des oiseaux. Le
hameau l'avait cependant choqué avec ses cabanes construites de murs de
baguettes de bois et de toits de palme. Il empestait la pauvreté.
— Ces gens préfèrent vivre ainsi — lui avait expliqué son mari. — J'ai
essayé d’améliorer certaines choses mais ils sont heureux comme ça : ils ont le
travail garanti, un toit et un lopin de terre pour leur maïs et leur potager. Tu ne
vas pas me croire : je leur ai proposé d'avoir une petite école mais ils l'ont refusée!
18
La jeune fille n’avait pas été complètement convaincue. A cause du
contraste, et parce qu'en vingt ans de vie dans la capitale, elle n'aurait jamais
imaginé qu'il puisse exister autant de misère, avec cette odeur insupportable, dans
son propre pays. Elle s’était pourtant peu à peu habituée à l'idée : chacun dans son
monde, selon ses capacités et ses goûts. Ces gens ne parlaient même pas espagnol
ou avec difficulté, alors… Dans ses moments de sincérité ou de caprice, elle se
disait qu'après tout ce n'était pas désagréable d'être la Madame du domaine. Elle
ne pouvait cependant pas oublier sa première visite à Las Lomas del Norte.

Il faisait déjà nuit. Ils avaient dîné aux chandelles. Carolina ne se souvenait
pas de ce qu'ils avaient mangé mais était resté gravé dans sa mémoire le parfum
sucré de la résine de pin se consumant lentement. Ils conversaient tranquillement,
assis dans les fauteuils si confortables du salon, contemplant le feu qui crépitait
dans la cheminée, juste elle et cet homme bourru qui lui servait maintenant de
mari. Elle avait pris peur lorsque s’étaient fait sentir les premières contractions
puis elle avait fondu en larmes. Il l’avait prise dans ses bras en lui commentant
qu'il était encore trop tôt pour accoucher. Trop tôt ? L'heure ? Le jour ? L'année ?
Mais qu’est-ce que racontait cet imbécile !? La scène s’était répétée plusieurs fois.
Carolina ne pouvait plus supporter la douleur et la panique. Elle avait essayé de
conserver son calme mais elle n’en pouvait plus. Surtout du visage stupide du
mari qui parlait comme s'il savait tout. Il ne bougeait pas son cul parce qu’il ne
comprenait rien à ce qui se passait ! Carolina avait hurlé :
— Tu vas faire quelque chose ou tu vas me laisser crever comme une
misérable ?!
Don José Luis Gramajo López était sorti en courant et était revenu après une
éternité accompagné de deux femmes du hameau :
— Ce sont des sage-femmes, elles vont t’aider. Ne t’inquiète pas, elles
l’ont déjà fait des centaines de fois.

Carolina gémissait d'effroi et de colère. Elle se rappelait de la visite à la


clinique de la capitale où avait été planifié son accouchement, si lumineuse et si
réconfortante. Les deux vieilles femmes allumèrent des bougies de différentes
couleurs un peu partout dans la pièce. Alors que l'une marmonnait en jetant
19
régulièrement une poudre dans le feu de la cheminée, l'autre parlait à Carolina en
lui caressant le front. Que lui murmurait cette inconnue ? Pourquoi ces
enchantements ? Sa panique augmenta. L'autre univers, parallèle, venait de faire
irruption dans sa vie au pire moment. Les deux femmes faisaient des mimiques
pour montrer à Carolina comment elle devait respirer. Elle ne comprenait pas un
traître mot de ce qu’elles lui disaient, ni de ce qu'elles commentaient entre elles.
L'une des deux palpa son ventre énorme avec ses mains épaisses et crevassées,
avant de répéter plusieurs fois la même parole à son mari :
— Elle dit que c'est une fille — traduisit-il, l’air faussement serein.
— Où suis-je ? — se demanda Carolina, épouvantée. — Comment peut-
elle le savoir ? Je veux être à la clinique, pas avec ces sorcières.
Elle faillit s’évanouir en entendant le petit cri. C'était une fille. Sans même
prendre le temps de réfléchir, Carolina décida immédiatement de l'appeler
Dolores. Son mari, le père, accepta ce prénom sans rechigner.

Aujourd'hui, Dolores avait treize ans, une jolie adolescente en bonne santé.
Elle n’était jamais tombé malade, était studieuse et tranquille. Dans la capitale ou
au domaine, elle n'avait aucune difficulté à se relationner avec les autres enfants.
Pourtant, lorsqu’ils étaient de visite à Las Lomas del Norte, chaque fois qu’elle la
voyait jouer avec leurs enfants, Carolina se souvenait avec anxiété de la sage-
femme jetant une poudre mystérieuse dans le feu. Elle se reprenait rapidement,
essayant de se persuader que c’était peut-être grâce à cet étrange rite, lorsque les
deux mondes se croisèrent dans une nuit de spasmes et d’espoirs, que Dolores
était si parfaite.

20
5

Après leur déjeuner d’affaires princier et s’être mis d’accord avec Gramajo López,
Marco était retourné chez lui pour une courte sieste avant de planifier l'enquête.
Il n’avait pas la mauvaise habitude de manger en grosse quantité, tout en
s’alcoolisant, mais il avait en revanche la bonne habitude de se reposer avant
d'organiser un nouveau plan de travail. Cependant, lorsqu’il fut réveillé par de
grands coups donnés dans la porte d’entrée, la nuit était déjà tombée. A peine
l’entrouvrit-il que toute la bande s’était déjà engouffrée dans l’appartement :
Conejo, El Proconsul et, bien sûr, Negro. Ils avaient amené trois bouteilles de Red
Label avec eux. Ce qui devait arriver arriva et ils jouèrent au poker jusqu'à l'aube.
Pas de chance pour Marco, qui laissa quasiment cinq cents quetzales sur la table.

Quelques heures plus tard, il se réveilla avec une gueule de bois d’enfer. Il
se mit malgré tout au travail, cherchant de l’information pour comprendre
comment le narco gérait ses affaires. En fin de journée, il avait plus ou moins un
résumé du tout. Premièrement : le Guatemala se situe, c’est pas de chance, dans
le couloir entre la demande qui se situe plutôt au Nord et l'offre qui se trouve
essentiellement au Sud. Deuxio : il n’existait pas d'organisation unifiée du trafic
de drogue au Guatemala mais une demi-douzaine de mafias locales, souvent
familiales, qui partageaient un statu quo territorial depuis des années.
Troisièmement : des ex-éléments d’élite de l’armée appelés kaibiles, des machines à
tuer, qui s’étaient offerts comme garde rapprochée de certains capos mexicains,
avaient décidé d’administrer directement la partie guatémaltèque du couloir afin
que le flux soit plus important, plus rapide et s’en mettre un peu plus dans les
poches. Ils étaient entrés en guerre contre les mafias locales au Guatemala, et au
passage contre certains propriétaires terriens dont ils voulaient contrôler les
propriétés, pour utiliser leurs pistes d’atterrissage et imposer leur nouvelle
organisation dans les départements du nord du pays. En ce moment, ils étaient
concentrés sur l'Alta Verapaz, lieu de passage entre la côte Atlantique et le sud du
Mexique. Qu’ils veuillent utiliser le domaine de Las Lomas del Norte à leur profit
paraissait plausible.
21
Lorsqu’il apprit par la presse l’assassinat de l’épouse de don Gramajo
López et de son administrateur, Marco avait donc déjà une vue d'ensemble, que
les derniers événements semblaient confirmer. Le détective s’était néanmoins
demandé dans quelle mesure le commentaire journalistique pouvait être pris au
sérieux, selon lequel cet administrateur, quel est son nom ? il est là : Alfredo Pop
Choc… commentaire selon lequel ce dernier était en affaires avec les trafiquants.
Imaginons qu'il en soit ainsi, ok. Mais pourquoi tuer la femme ? Était-elle, comme
dans les films de série B, au mauvais endroit au mauvais moment, par exemple
témoin involontaire du meurtre de l'administrateur ? Ou tout simplement pour
mettre la pression sur le mari ? Le mieux serait d’en discuter avec lui. Il appela le
numéro de contact téléphonique qu’on lui avait donné. Ce fut Haroldo Hernández
Herrera qui décrocha :
— TripleH à l’appareil, en quoi puis-je vous aider, Don Marco?
— Pas besoin de salamalecs quant aux condoléances et toutes ces choses
avec ce mec — pensa Marco. — Je voudrais m'entretenir avec M. Gramajo López.
— Le boss m'a prévenu que vous alliez appeler. Les funérailles auront lieu
demain dimanche, seulement avec les parents les plus proches. Il vous attend lundi
à 17 h 00 à son domicile à La Cañada.
— Écoutez, il n'y aurait…
Avant qu’il ait terminé sa phrase, TripleH avait déjà raccroché. Quel con !

Marco profita de son dimanche pour pousser son enquête tout en restant
dans ses pénates. En feuilletant la presse écrite sur internet, il essaya de
comprendre selon quelle stratégie les narcos tentaient de s’implanter dans la
région de Cobán. La nécessité de leur présence permanente dans la zone de Las
Lomas del Norte n'était pas évidente, bien que le domaine puisse effectivement se
convertir en une bonne base arrière en cas de repli. Marco n’était pas beaucoup
plus avancé. Il passa la presse dominicale au peigne fin mais ne rencontra aucune
nouvelle information à propos de ce qui l’intéressait.

Le caféiculteur ne le reçut pas chez lui à la capitale comme il avait été


convenu.. Lorsque le détective arriva devant son opulente villa de La Cañada,
22
TripleH l'attendait dans la rue, sagement assis dans un 4x4 Suzuki Samurai, une
main déjà posée sur le démarreur :
— Les gamines sont à l'intérieur avec la belle-mère. Le boss dit que nous
ferions mieux de nous réunir près d’un chantier qu'il est parti superviser au km 24
de la route d'El Salvador. On y va sans se prendre la tête ? — dit-il en ouvrant la
portière du copilote. — Vous savez que le boss, lui, il a la tête dure.
— J’ai l’impression qu’on n’a pas le choix — soupira Marco. — Go ! —
ordonna-t-il en dissimulant avec peine sa déception. Il se serait bien resservi de
cet excellent cognac…
Le gorille ne pipa pas un mot durant tout le trajet :
— Voilà au moins un excellent chauffeur, bien concentré sur la route à
suivre — se dit le détective.
L'heure de pointe commençait et il était 17 h 00 bien passé lorsqu’ils
parvinrent enfin à destination. A l'entrée du chantier, une immense pancarte
proclamait la « nouvelle vie » qu’offrait Gran Vista, une copropriété de quarante
maisons, chacune avec son jardinet privé. Ils pénétrèrent dans un bureau où
Gramajo López se trouvait en grande discussion avec deux hommes penchés sur
des plans de construction déroulés devant eux.
— Ah, Don Marco, bienvenue ! Approchez, s’il vous plaît.
S'il ne l'avait pas su, il n'aurait jamais deviné que l’épouse de cet homme
venait d'être assassinée.
— Je vous présente les frères David et Pascual Cambranes, les architectes
à qui j'ai confié ce petit projet de condominio. Comme vous pouvez le voir, cela
prend forme. Pas aussi rapidement que je le souhaiterais mais nous avançons bien.
— Je vous félicite, j'aime le style — acquiesça le détective. — Style
poulailler, comme toute cette merde de copropriétés pour classe moyenne —
songea-t-il. — Mêmes maisons, mêmes voitures, mêmes enfants, et vous ne
pouvez pas péter sans qu’en soit tout de suite informé l’Honorable Comité des
voisins, dont les dirigeants sont toujours les plus conservateurs, les plus
hypocrites et les plus sexuellement frustrés de la place.
— Don Marco, accordez-moi quelques minutes et je suis à vous. Si vous
voulez, Haroldo vous accompagnera pour jeter un coup d’oeil au chantier.

23
Cheminant côte-à-côte avec le gorille, Marco se rendit compte que ce
dernier devait mesurer un mètre quatre-vingt-dix sinon plus. Aucune surprise
durant la visite : chaque maison avait son garage pour deux voitures, salon,
cuisine, salle à manger et chambre de bonne avec son coin douche-toilettes au rez-
de-chaussée, et deux chambres avec chacune sa salle de bains à l'étage. Chaque
résidence possédait son petit espace vert à l’arrière, mais rien de transcendental.
Un poulailler, se répéta Marco, sécurisé à souhait pour les nouveaux petits riches
ou petits nouveaux riches, ce genre de gens qui vous demandent régulièrement de
leur « donner quelques minutes de votre temps ». Il avait envie de rire car il venait
de terminer de lire un bouquin de Xavier Velasco, un auteur mexicain, qui se
moquait sur un ton acerbe de cette manière faussement courtoise d’exiger du
temps des autres, et sans qu’importe leur réponse.
— Combien peut valoir une maison comme celles-là ? — questionna-t-il.
— Le dépliant parle de cinquante mille… — chuchota TripleH.
— Dollars ?
— Oui, dollars de Gringolandia.
Profitant de la conversation, Marco lui demanda :
— Et vous, si ce n’est pas indiscret, vous vivez où?
— Notre maison familiale est à Morales, dans le département d’Izabal,
mais en général je dors où le boss dort.
— Lèche-cul — pensa Marco.
— En parlant du boss, il semble bien supporter la situation...
— Aujourd'hui, ça a l'air d’aller mieux. Mais jusqu'à hier, il était bien
destroy. Ben… c'est normal, non ?
— Bien sûr, bien sûr…

Ils retournèrent dans le bureau des architectes où don Gramajo, resté seul,
les attendait. Ce dernier demanda à Marco s'il avait lu la presse.
— Oui, bien sûr.
— Bien, ce sont les faits, ni plus ni moins si l'on supprime le blablabla qui
permet à ces personnes de vivre du malheur des autres. Voulez-vous continuer ?
— Compte tenu de ces nouveaux éléments — répondit emphatiquement
Marco, — c’est à vous de me dire si mon enquête a encore quelque utilité.
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— De mon point de vue, plus que jamais. Je n'attends rien de l'efficacité de
la police, et une enquête parallèle discrète, très discrète, ne nuirait à personne. Il
reste cependant très clair que ces délinquants sont capables de tout. C'est à vous
de décider si vous êtes prêt à prendre ce risque. Ma proposition économique en
tiendra compte, évidemment.

25
6

Ce n'était pas la première fois que Marco voyageait en hélicoptère.Rien d’étonnant


dans le pays qui détient le record mondial du nombre d'hélicoptères par habitant.
Plus étrange que ce soit dans le même pays où le taux de malnutrition infantile est
le plus élevé du continent, selon le supplément dominical de Prensa Libre que
Marco avait lu le dimanche précédent. Etait-ce vraiment si bizarre ?
— Peut-être que ces deux statistiques sont liées entre elles et tout
s’explique… — se hasarda le détective.
Il n'aimait pas l'hélicoptère. Trop bruyant. Il aurait préféré prendre le train,
comme dans les films européens, pour avoir le temps de regarder les vaches qui
regardent le train passer. En hélicoptère, vous attraperiez un torticolis en les
cherchant du regard, et elles aussi. De toutes façons, la question ne se pose pas.
En effet, dans ce pays avec beaucoup d’hélicoptères et beaucoup de malnutrition
infantile, il n'y a pas de trains.

Il était une fois, quand les entreprises bananières gringas avaient besoin de
trains pour transporter leur marchandise, un gouvernement leur construisit un
chemin de fer juste pour elles. Un autre gouvernement leur confisqua quelques
arpents des milliers d’hectares qu’elles possédaient et prétendit même leur faire
payer des impôts, elles se mirent en colère et organisèrent avec succès un coup
d'État. Ce gouvernement putschiste tomba à son tour, un autre encore lui succéda,
mais ces entreprises n'avaient déjà plus besoin de trains. Enfant, Marco écoutait
souvent son père se plaindre de cette jolie petite histoire :
— République bananière, république bananière, comme s’il existait
également des républiques des pommes, des ananas ou des avocats... Non,
seulement bananières, et c’est sur nous que c’est tombé ! Quelle honte, chérie,
quelle honte ! — répétait-il régulièrement à son épouse qui levait les bras en signe
d’impuissance. Marco ne comprenait pas de quoi il se scandalisait, à cet âge où
l'on croit encore que les pastèques et les spaghettis poussent dans les arbres.
Il se souvenait quand il était enfant, lorsque son père l'emmenait parfois en
automobile à la capitale pour visiter un cousin à qui il devait toujours un peu
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d’argent. Lorsqu’ils croisaient en voiture des rails de chemin de fer vestiges du
passé, à la grande joie du gamin, il lui faisait à chaque fois la même blague,
comme s’il paniquait au volant :
— Merde, merde, le foutu train arrive, il arriiiiive !
Marco aurait aimé qu’apparaisse le train fantôme pour enfin voir quelle tête
avait ce monstre de métal.

Le détective se sentait un peu paumé. Don Gramajo avait insisté pour qu'il
parte le plus tôt possible pour Las Lomas del Norte. Entre son retour chez lui après
sa seconde rencontre avec le terrateniente et le moment où il avait dû se présenter
à l’aéroport de La Aurora pour grimper dans l’hélicoptère, il avait à peine eu le
temps de préparer ses bagages. Pourquoi une telle hâte ? N'était-il pas plus habile
de laisser passer quelques jours ou même quelques semaines avant que ne
débarque sur la scène du crime quelqu’un qui allait étudier la rénovation des
bâtiments centraux du domaine ? Don Gramajo s’était mis à bouder et n’avait rien
voulu entendre. Le détective ne parvenait pas à cerner le propriétaire terrien. Ce
dernier était pourtant loin d’avoir perdu sa lucidité. La preuve en est qu’il lui avait
imposé TripleH comme compagnon de route : à tout moment, il aurait les yeux et
les oreilles du boss dans le dos. Difficile de refuser vu le montant exorbitant de sa
nouvelle proposition économique, comme il l'appelait. Avec toutes les dettes
qu’avait accumulées Marco au fil du temps, difficile de dire non.

Le pilote de l’hélicoptère ne parlant que l'anglais, Marco en profita pour


clarifier tout de suite sa relation de travail avec TripleH :
— Vous m’entendez ? — marmonna-t-il dans son micro.
— Cinq sur cinq, Don Marco.
— Cinq sur cinq ! C’est un ancien militaire ou a-t-il vu trop de films d'action,
celui-là ? — se demanda le détective.
— Écoutez... Comment voulez-vous que je vous appelle dans notre relation
de travail ?
— TripleH, tout le monde m'appelle comme ça...
— Bon, écoutez, TripleH, j'ai un bon ami qui travaille dans la police à
Cobán. Je vais essayer de le rencontrer avant de me rendre au domaine. Il a peut-
27
être des informations pour moi et d'autres contacts intéressants à me proposer.
Nous resterons cette nuit à Cobán et nous irons demain à Las Lomas del Norte.
Qu'en dites-vous ?
— C’est vous qui décidez, Don Marco. Un ami du boss a un chouette hôtel
dans le centre.
— Dans le centre ? — questionna Marco pour gagner du temps. Il
s’imaginait déjà TripleH faisant son rapport : « Il a rencontré des contacts à lui et
nous sommes à l’hôtel chez votre ami untel… » Il devait aller de l’avant en
préservant un certain équilibre : une concession pour lui, une pour le boss, une
pour lui, etc. Comme ça, pas d’emmerdes.
— Oui, à deux pas de la place centrale.
— Très bien, nous y coucherons cette nuit. Merci pour la suggestion,
TripleH.
— Je vous en prie, Don Marco. J'appelle tout de suite le gérant pour
l’informer de notre arrivée.
— Se pourrait-il que cet idiot fasse toujours exactement ce qu’on lui dit ?
— s’interrogea le détective.

Le voyage fut si rapide dans cette machine infernale que Marco n'eut même
le temps de mesurer le temps qu'il leur fallut pour arriver à Cobán. Ils avaient
survolé la région de Salama qui ressemblait de plus en plus à un désert.
— Foutue déforestation ! — grogna-t-il. Les uns se plaignent que les
Indiens volent le bois là où ils le trouvent pour l’utiliser pour cuisiner chez eux.
D'autres dénoncent que ce sont des trafiquants qui coupent illégalement les arbres,
avec la complicité largement rétribuée des autorités locales et de membres de la
police. Le reste opine que tout le monde doit avoir raison quelque part. — Bien
sûr — pensa le détective, — mais si vous êtes capable de comprendre combien il
serait compliqué d'interdire de ramasser du bois aux pauvres qui n'ont pas assez
de ressources pour se payer du gaz ou de l'électricité, est-il aussi difficile
d'identifier les mafias qui nous privent de notre oxygène et contribuent aux
catastrophes naturelles ? — Alors qu’il était perdu dans ces préoccupations
écologiques, capitales aux yeux d’Ana Beatriz, ils atterrissaient déjà sur la piste
de Cobán.
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Descendant de l’appareil, il avait été saisi par un froid humide qui s'infiltrait
jusque dans ses os. Il jeta un œil sur sa montre : bien sûr, il était seulement 8 h 00
du mat ! Plus au nord, les nuages étaient encore collés aux sommets de la Sierra
de Chama. Deux avionnettes de fortune étaient pourtant prêtes à décoller pour
l’Ixcán, à la pointe nord d’El Quiché. Marco avait entendu parler de ces pilotes
fous, pour la plupart d'anciens membres de l'armée, qui y allaient dur de la
bouteille et volaient régulièrement en surcharge de marchandises ou... de
passagers. Chaque année s’écrasait en moyenne une avionnette entre Cobán et
Playa Grande. Un chauffeur de l’hôtel les attendait avec un 4x4 rutilant.

La Posada de Doña Esmeralda était un charmant établissement de style


colonial, avec une quinzaine de chambres donnant chacune sur un patio envahi
d’orchidées et d'aras avec leur plumage multicolore et leur franc-parler. L'un d'eux
avait la particularité d'imiter parfaitement le rire humain. Alors qu’il remplissait
son formulaire d'inscription à la réception, Marco s’était retourné deux fois mais
sans voir personne. TripleH était plié de rire :
— La nuit, c'est pire — dit-il, — mais faut juste s’habituer. Cet animal est
un meilleur gardien que n'importe quel chien.
Le réceptionniste confirma d’un signe de tête laconique qu'il partageait cet
avis hautement scientifique.

29
7

Marco avait rendez-vous avec Pascual Reyes García à 10 h 00. Il en profita pour
prendre tranquillement son petit-déjeuner dans le patio de l'hôtel : œufs au plat à
la fermière avec du chirmol, haricots noirs mélangés avec du fromage frais et
bananes plantin frites et bien sucrées, le tout accompagné d'un jus d'orange naturel
et, surtout, d'un excellent expresso de ce café de Cobán à la saveur de fleurs et de
fruits d'une acidité discrète.
— Sans sucre, bien sûr, nous ne sommes pas des criminels. Dans ce pays,
nous cultivons le café mais nous n'avons pas de culture du café… — regrettait
Marco.
Bien sûr, il y avait une explication : jusqu'à ce que se produise la crise du
café de l’an 2000 — bien qu’on ait jamais su ce qu’il s’était passé, mais il ne fait
aucun doute que les petits caféiculteurs avaient tout perdu à cette époque —, le
café de qualité partait à l'exportation et les grains qui restaient à flotter
misérablement à la surface des bacs d'eau étaient destinés à la consommation
nationale. Cela faisait à peine une quinzaine d’années que vous pouviez acheter
dans les supermarchés du café qui ne soit pas un mélange de lentilles pilées avec
je ne sais quoi.

Marco se souvint alors de la drôle d'histoire de la légalisation spirituelle du


café. Ce dernier avait ses adversaires, qui prétendaient qu’il s’agissait de la
boisson de Belzebuth lui-même. Ces gens pour qui ce qui n'est pas à leur goût a
forcément à voir avec le Diable : les sorcières, les juifs, les noirs et la fille de la
voisine quand elle se promène en mini-jupe. En ce temps-là, le café provenait de
contrées dont une large majorité des habitants étaient musulmans… Les plus
motivés des culs-bénis s’étaient rendus au Vatican pour solliciter l’interdiction du
produit maudit ! Le pape d'alors, Clément VIII, pragmatique et curieux, avait tout
d’abord goûter le breuvage polémique. Il sirota une tasse de la concoction
satanique et, en fin politicien, en conclut qu'il n'y avait aucune raison de permettre
exclusivement le plaisir de ce délice à Satan et aux infidèles, et Sa Sainteté
convertit le café en une boisson chrétienne. Béni soit le bon sens…
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Le détective effectua ensuite une ballade sur la place principale de Cobán.
À l'arrière-plan, la cathédrale, avec l’ancien couvent sur le côté. Serait-ce à cause
de l'espace exagérément occupé par ce dernier que la cathédrale n'a qu'un seul
clocher ? Au centre de la place de la Paix, un kiosque style années trente. Très
moche, décréta le détective. A droite, le Palais du gouverneur, une beauté
architecturale avec ses arcades et ses couloirs extérieurs dans la façade à deux
étages. A mi-chemin du kiosque et de la pointe de la place, le buste de Manuel
Tot, un Indien indépendantiste qui mourut torturé, dénoncé par son confesseur.
Les religieux ne sont pas toujours les plus raisonnables.

Ils rencontra Pascual Reyes García dans un petit restaurant donnant sur la
place, de leurs sièges ils pouvaient voir le monument dédié au martyr indien. Les
deux hommes s’étaient connus deux ans auparavant par pur hasard. Marco
enquêtait pour un particulier sur les raisons pour lesquelles un de ses amis, avocat,
avait organisé son propre assassinat. Quand il avait frôlé une explication
vraisemblable, bien que sans preuves tangibles, on avait tenté de l'éliminer; à deux
reprises. Son enquête avait été interrompue et deux éléments de la Police nationale
civile avaient été affectés à sa protection rapprochée durant six mois, l’un d’eux
étant Pascual. Q’eqchi’, originaire d’un hameau très isolé de la région de Cahabón,
il mesurait 1,85 mètre.
— Grâce à ma grand-mère qui a dû se lier d'amitié avec un caféiculteur
suisse-allemand pour survivre ! — plaisantait-il.
Ils étaient devenus amis et avaient repris contact lorsque Pascual avait eu
l’occasion d’être de visite à la capitale.

— Je ne t'ai rien dit au téléphone, tu sais comment c’est…


— Bien sûr — répondit le policier, — pas de problème, je comprends.
Alors, qu’est-ce qui se passe ?
La serveuse s'approcha :
— Je prends votre commande ?
— Vous avez une machine à expresso ? — questionna Marco. Pascual se
mit à rire :
31
— Pourquoi crois-tu que j'ai choisi cet endroit ? Pour moi, ce sera un thé
d'apazote — ajouta-t-il en direction de le jeune fille. — Tu ne veux pas manger
quelque chose ? — demanda-t-il au détective.
— Non, merci, j’ai petit-déjeuner tard — répondit Marco. — Ecoute, la
raison officielle de ma présence ici est le remodelage de la maison patronale d’un
domaine.
— Vraiment ? Tu es devenu designer ? Génial ! — se moqua Pascual.
— Officiellement, oui… — soupira le détective en souriant.
— Tu as ton diplôme ? — lui demanda-t-il.
— Pas besoin, je travaille à l'inspiration… — rétorqua Marco.
— Tu es toujours dans le même turbin donc, je suis rassuré...
— Super, super ! — rit le détective. Il jeta un regard discret alentour avant
demurmurer : — Il s’agit d’un domaine dans le nord.
— Alors, prend une bonne veste parce qu’il fait un froid de canard là-bas...
— Merci pour le conseil, et j'imagine que dans les montagnes, la nuit,
c'est encore pire.
Pascual lui renvoya un regard explicite ; il avait pigé. Il toussota et se pencha
comme si de rien n’était au-dessus de la table :
— Tout ce qui est sorti dans la presse, ce ne sont que des conneries.
— Mercredi… — pensa Marco. — Comment ça ? Tout, vraiment tout ?
— l’interrogea-t-il.
La serveuse s'approcha pour leur servir leurs commandes. Le détective
trempa ses lèvres dans la tasse de café et redemanda tout de suite un expresso, un
double. Ils en demandèrent deux.
Après que la jeune fille se fut éloignée, le flic se cala dans son siège avant
de confirmer d’un ton sec :
— Tout. — Marco resta silencieux. Surprise ! Pascual poursuivit : — Tu as
étudié une carte, j'imagine.
— Oui, évidemment.
— Une carte avec des montagnes, des vallées, des vallées surtout car c’est
ce qui nous intéresse, n’est-ce-pas ? Par où peut-on aller et venir ? Pas par des
collines, qu’est-ce qu’on va aller foutre dans des collines, à moins qu’on y soit
obligé ?
32
— Oui, je me suis rendu compte que c’est un peu beaucoup illogique. Je
me suis alors dit que ça pouvait être une zone pour se reposer, en attendant que
des problèmes se tassent…
— Oui, mais si tu as déjà un endroit pour te reposer, comme tu dis, si tu as
ton petit pied-à-terre sur le même trajet, pourquoi vas-tu en chercher un autre en
dehors de ton itinéraire habituel ? — insista le flic.
— Comme je te l'ai dit, moi aussi, ça m’a fait tiquer… — répéta à voix
basse Marco. — Il existe une autre version ?
— Officielle ? Non, car il s’agit de ne pas saboter le projet de lancer
prochainement une grande opération contre ces gens-là.
— Ok, je vois… — commenta Marco, — cette théorie qui est sortie dans les
médias n'est donc pas de source officielle ?
— Il semblerait qu’elle vienne de témoins, du lieu lui-même. Je dis
« semblerait » parce que je ne peux pas te le démontrer.
— Tu es en train de me dire que vous n’allez pas enquêter...
— Je ne crois pas. Il y a d'autres priorités, ici en ville, et nous n’avons pas
de fonds pour ça ; comme toujours… — soupira Pascual.
La serveuse réapparut avec leur nouvelle commande. Elle adressa un
sourire d’enfant à Marco.
— Très jeune cette gamine — songea-t-il. — Quand comprendront-ils que
les enfants doivent étudier, pas travailler ? Je parie que ses frères vont à l'école mais
pas elle ni ses sœurs. Mentalité de merde, nous n’irons jamais de l’avant avec cette
mentalité archaïque... Et toi, que penses-tu du fond de l’affaire ?
— Compte tenu des circonstances, il pourrait s'agir de n'importe quelle
connerie ; y compris des cambrioleurs qui passaient par-là, ils pénètrent dans la
propriété, coup de panique et la grosse cata...
— Ça vaut le coup d’aller y jeter un œil ? — continua Marco en faisant une
grimace de dégoûté.
Le policier glissa légèrement de son siège et revint se pencher au-dessus de
la table pour lui murmurer :
— Tu sais quoi ? Je pense que c'est la seule chose à faire si tu veux en savoir
plus que le roman à la con qui est sorti dans la presse.
— Ça tombe bien — répondit Marco, — j'y vais demain —. Le policier émit
33
un grognement de satisfaction. — En hélico ! — ajouta-t-il en rigolant
discrètement.
— Carrément, carrément… Votre Altesse… — ironisa Pascual. — Très
bien. Si cela t’intéresse, avant que tu ne partes, tu pourrais rencontrer un collègue
qui est arrivé sur la scène du crime samedi matin. Alors ?
— Je prends. Quand ? Où ?
— Donne-moi deux secondes. Il appela sur son portable, deux ou trois mots
et raccrocha : — A midi, à ton hôtel, c’est le Doña Esmeralda, n’est-ce pas ?
— Exact.
— Midi, donc. Il s’appelle Victor Rivera.

Lorsque Marco quitta la cafétéria, la bruine, le chipi chipi, avait déjà


commencé et il se retrouva rapidement complètement trempé. On s’était foutu de
sa gueule avec cette histoire de narcos, et maintenant il pleuvait comme vache qui
pisse. Sa bonne humeur avait bel et bien disparu.

34
8

« Tu ferais mieux de ne pas t’en mêler, petit fouineur de merde, sinon... »,


menaçait le message écrit en grosses lettres tordues qui l’attendait lorsqu’il était
arrivé tout dégoulinant à l'hôtel. Une demi-page de cahier d'écolier à grands
carreaux pliée en quatre que le réceptionniste lui avait remis.
— Qui l'a laissé ? — l’interrogea Marco.
— Un gamin, un enfant plutôt — répondit l’autre en haussant les épaules.
— Evidemment — pensa Marco. — Facile, dans un pays avec tant de
misère : hep, toi, gamin, viens-ici, je te donne cinq sous si tu vas laisser ce message
pour le bonhomme qui vient d’arriver à l'hôtel, au coin de la rue. Le mouflet
crotteux courant comme un fou sur ses petites jambes, heureux, naïf messager de
la mort. Quelle merde, mon vieux, quelle merde, je te le dis, moi ! — De déprimé,
Marco passa à colérique. Où était TripleH? Il l'appela sur son téléphone portable.
Il avait la voix du gars qu’on vient de réveiller brutalement. Il était dans sa
chambre, à vingt pas de l'endroit où se trouvait Marco : — Je dois me calmer
rapidement ! — TripleH s'approchait, la gueule effectivement endormie. Marco
lui proposa qu’ils aillent s’asseoir dans une petite pièce à part, au fond du couloir.

Ils demandèrent quelque chose à boire : une mousse pour le vrai gorille et
un milk-shake de zapote pour le faux architecte. Il lança le message sur la table
d’un geste rageur. TripleH le ramassa, y jeta un coup d'œil avant de le reposer :
— Putain ! Nous venons juste d'arriver, comment est-ce possible ? — Sa
réaction semblait sincère mais Marco ne faisait pas du tout confiance à ce type.
— Qui sait, qui sait... Qui était au courant de notre arrivée ?
— Moi, vous, le boss, des membres du personnel de l’aéroport et de la
compagnie de transport, l'hôtel... — Marco l’interrompit :
— Ouais, un monde fou, en fait. Sans oublier que dans un trou perdu comme
ici, la moitié du département est déjà au courant de notre arrivée depuis que nous
avons atterri.
— Votre contact vous a filé de nouvelles informations ? — demanda
TripleH tout en passant un cure-dent entre ses lèvres closes.
35
— Ni un pet de dindon. Il m’a seulement confirmé ce que raconte la presse.
Le narco veut s’ouvrir une route dans le coin, selon lui. Ce que confirment les
témoins du domaine.
— Que comptez-vous faire, continuer ou pas ?
— J'ai un rendez-vous avec un autre contact à midi, faut voir ce qu’il
raconte, et ensuite j'appelle votre boss et on prendra une décision, ok ?
— A vos ordres, Don Marco. Voulez-vous que je vous accompagne à votre
rendez-vous ?
— Non, ça va, je vous remercie. Foutu espion… — songea-t-il.

Il prit une douche plus ou moins chaude et mit des vêtements secs. Et, malgré
l’humidité ambiante, une veste épaisse pour le froid et dissimuler son P38. Dans
ce genre de situation, si vous décidez de rester et que les choses vont forcément
se compliquer, il faut suivre le mouvement, il n’y a pas à tortiller du cul. En
attendant l’arrivée de Victor Rivera, il alluma le poste de télévision. CNN en
anglais, de façon à ne rien comprendre et éviter ainsi un autre mal de tête car,
comme d’habitude, ils ne montraient que des images catastrophiques. Il tenta de
résumer la situation. Qui avait intérêt à ce qu’il retourne au galop à la capitale ?
Si la thèse des narcos était la bonne : les narcos. Si elle ne tenait pas la route ?
Quatre possibilités. La première est que le ou les auteurs du double meurtre ne
voulaient pas qu'il mette son nez dans l’affaire. Une autre, la police voulait
absolument clore l'affaire, au plus vite ! Une troisième possibilité serait que
quelqu'un veuille confirmer la fausse piste des trafiquants de drogue afin qu'il
n’aille pas chercher ailleurs. Quatrièmement... non, il n'y avait que trois
possibilités. Conclusion : d'abord écouter ce qu’allait lui raconter Victor Rivera ;
deuxio, appeler mister Luis José Gramajo López ; tertio, prendre la décision de
rester ou de partir.

Dans la même petite pièce ombragée au fond du couloir où il se trouvait


peu de temps auparavant avec TripleH, la petite table basse et les fauteuils
n’avaient pas changé de place. Même milk-shake de zapote, mais sans glace cette
fois, pour que la vie ne soit pas trop monotone. Ce Victor Rivera l’avait pris par
surprise, son apparence, mais pas seulement, l'individu aussi. Marco s’était
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imaginé un brun rondelet et court sur pattes avec une petite moustache et il
découvrit un homme de haute taille, mince, yeux clairs, vert d'eau peut- être,
habillé en civil, très élégant dans son costard gris foncé, chemise blanche et
cravate bleu-marine. Boisson : eau minérale. Un gars sérieux ou qui se prend au
sérieux, conclut Marco. M. Rivera ne se présenta pas comme policier mais en tant
que membre du Secrétariat à l'analyse stratégique (SAE), institution en charge de
la sécurité de l'État.
— Notre réunion est informelle — avait-il prévenu d’entrée. — Pascual
m’a recommandé de parler avec vous, que cela pourrait vous être utile.
— Je vous en remercie — répondit Marco. — Il vous a expliqué la raison
de ma présence ici ?
— Vous êtes enquêteur privé et vous avez été engagé par le propriétaire du
domaine de Las Lomas del Norte à Senahú à propos du meurtre de sa femme et
de son administrateur, rien de plus.
— Selon lui et d'après ce que j'ai lu dans la presse, il s'agirait de trafiquants
de drogue, mais Pascual m'a fait comprendre que ce n’est pas le cas. En étudiant
les cartes avant de débarquer ici, j'étais déjà parvenu à la même conclusion.
— Vous devriez travailler avec nous ! — s’esclaffa Rivera. — Bien vu,
les cartes ! Excusez-moi. — Il répondit à un appel sur son téléphone portable. Il
conversait avec un enfant, semblait-il.

— Désolé… — dit-il en éteignant son téléphone, — les inconvénients du


métier : papa voyage souvent…
— Alors, selon vous ?
— Selon moi, et non selon l’institution pour laquelle je travaille —insista-
t-il.
— Je comprends parfaitement — rétorqua Marco, — il s’agit d’uneopinion
toute personnelle.
— Exactement. Vous savez que cette région de Cobán a été l'un des
principaux centres du conflit armé interne.
— Affirmatif — acquiesça Marco.
— Cette ferme, à l’époque, était une base d'approvisionnement pour l'Armée
de guérilla des paumés, EGP. Que dis-je ? des pauvres — corrigea-t-il, fier de son
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private jock. — Je ne pourrais pas vous dire si ce fut le cas de ses employés, mais
l’administrateur de cette ferme soutenait clairement la lutte de ces gens-là.
— Une sorte d’impôt révolutionnaire ? — demanda Marco.
— Dans ce cas, pas vraiment, non. L'administrateur était rapidement passé
du côté de la guérilla. Il faut savoir que c’était un Indien q’eqchi et non un métisse
pour comprendre ce qui s’est passé ensuite. Au début des années quatre-vingt,
l'armée a affiné sa capacité à mesurer les besoins d'approvisionnement des
guérilleros, surtout en nourriture. Il lui suffisait de calculer la différence entre la
production et la consommation en maïs et haricot d'une communauté, ou en
analysant les ventes d'une ferme. De cette façon, au lieu de s'épuiser dans des
combats sporadiques avec l'EGP, il suffisait de couper leurs sources
d'approvisionnement ; sachant que cela impliquait de s’attaquer aux populations
civiles.
— De là tous ces massacres...
— Entre autres raisons, entre autres raisons. En juin 1982, je ne pourrais
pas vous dire le jour exact, des militaires débarquent à Las Lomas del Norte et
massacrent tout le monde.
— Tout le monde ?! — s’écria Marco.
— Tous, hommes, femmes, enfants, personnes âgées. Selon le rapport de
l'Église catholique, il y a eu plus d'une centaine de victimes, et la Commission de
clarification historique en a identifiées plus de cent cinquante.
— Des témoignages...
— Directs, non, car il n'y a eu aucun survivant ; l’investigation s’est basée
sur les registres d'état civil, les plans de répartition des lopins de terre et les
témoignages d’habitants des hameaux les plus proches.

Depuis sa chaise, Marco se rendit compte que TripleH était à la réception,


debout près du comptoir, regardant dans sa direction. Il se leva et marcha
rapidement vers le gorille pour lui couper toute envie d’entrer dans le petit salon.
Il s’approcha de lui tout en s'excusant, lui expliquant qu'il était avec un ami et lui
proposa qu'ils se voient à 13 h 00 pour le déjeuner. TripleH tordait son cou épais
pour essayer de voir par-dessus l’épaule de Marco qui l’accompagnait. Mais d'où
il se trouvait, il lui était impossible de voir à l'intérieur de la petite pièce plongée
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dans une légère pénombre. Il est relou ce type ! s’indigna Marco. Il retourna près
de Rivera qui le questionna :
— Qui est-ce ?
— Le garde du corps de mon client.
— Votre client est ici ? — demanda Rivera, intrigué.
— Pas que je sache… — bougonna le détective.
— Je vois, je vois, il vous garde vous, le bougre… — murmura-t-il en
souriant. — Reprenons. La question est la suivante. Il y a quelques mois,
quelqu’un a découvert qu’un ingénieur de l’Institut de transformation agraire,
l'INTA, avec l’aide d’un assistant, était à l’époque du massacre en train de
mesurer des terrains à la pointe de la ferme, dans les forêts du nord. Qui croyez-
vous a fait cette découverte ?
— L'administrateur ?
— Exactement, je ne sais pas comment, sûrement quelqu’un d’un autre
village qui se baladait dans la zone à ce moment-là. Selon le peu que nous savons,
il n'avait pas identifié précisément l'ingénieur et son assistant, mais il savait que
lorsque ces deux-là sont redescendus à la ferme, l'armée venait à peine de quitter
les lieux. Il semble que l'ingénieur ait pris des photos et ces clichés devraient
logiquement être archivés dans les bureaux de l'INTA de la capitale. Alors…
— Mais l’INTA n'existe plus ! — interrompit Marco.
— L'INTA, non, mais ses archives se trouvent toujours dans un local du
ministère de l’Agriculture de la Zone 1 de la capitale où les rats font la bamboula
jour et nuit. L'administrateur a essayé d'accéder à ces photos, avec l'aide de…
— L’épouse ? — demanda Marco.
— Exactement, elle-même. Le plus curieux, c'est que cela fait à peine deux
semaines que cette dame s'est présentée dans les bureaux de l’ex-INTA pour
demander où se trouvait le dossier de Las Lomas del Norte.

39
9

Au loin, un singe hurleur rugit dans la montagne, peut-être égaré dans un


cauchemar. Dans le hameau, personne n’a rien remarqué. Tout le monde dort
profondément, dans chaque cabane des parents empilés avec leurs enfants sur les
mêmes planches, pour ne pas gaspiller la chaleur corporelle. Les foyers ne
survivent plus que de quelques braises fragiles que les femmes, une fois de plus
levées au milieu de la nuit, ressusciteront à la lueur d’une lampe à gaz. A cette
heure complètement obscure, tout le monde dort. Même les chiens et les coqs. À
l'exception de l'un de ces derniers, hystérique ou plutôt stupide, qui s’égosillera
comme un dément jusqu’à comprendre enfin que le soleil n’est pas encore levé.
Le domaine de Las Lomas del Norte est enveloppé d'une sérénité totale. On entend
presque les nuages effleurer les sommets.

Soudain, des moteurs de camions, des gens qui courent dans tous les sens,
des hurlements, des cliquetis métalliques, des lumières, partout. Des coups de feu
autour et à l'intérieur des cabanes. Les soldats ont rassemblé tous les habitants au
centre du hameau, les hommes d'un côté, les femmes et les enfants de l'autre : cris
et gémissements, les petits pleurent, les adultes prient. Plusieurs cadavres
couvrent déjà le sol. Au loin résonnent des rafales de mitraillette dans les
bâtiments de la ferme, des cris aussi puis un terrible silence, rien. D'autres camions
arrivent. Les militaires amènent avec eux un homme en civil, le torse nu, couvert
de sang. Un officier métisse, debout les jambes écartées, crie :
— Nous avons ici le fils de pute traître à la patrie !
Il colle la pointe de son pistolet sur la tempe de l'administrateur du domaine:
— Maintenant, nous t’écoutons, tes petits amis de la guérilla ne sont plus là
pour te protéger. Parle, regardez-moi comment ce lâche se chie dessus ! —
L’homme tremble tellement qu'il ne peut pas articuler un mot.
— Raconte-moi, petite salope, raconte-nous où sont tes amis à qui vous faîtes
cadeau de la récolte ! Nous savons qu'il y a des pommes pourries ici et vous savez
comment une seule pomme peut pourrir tout le cageot, bien sûr qu’ils le savent,
ces salauds ! Je t’écoute, petit pédé, parle !
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Ne s’entendent que les pleurs des enfants.
— D'accord, il semblerait que nous ayons affaire à des têtes de mules...
Il rengaine son pistolet, arrache une mitraillette Uzi des mains d’un soldat
proche et tire dans le tas sur l’attroupement des hommes. Une dizaine de ceux
placés en première file tombent face contre terre. Des femmes se mettent à hurler.
L'officier donne le signal : plusieurs soldats se mettent à leur tirer dessus. Des
femmes et des enfants se recroquevillent sur le sol, morts.
— Ou préférez-vous qu'on les viole, vos chiennes d’Indiennes, c’est ça que
vous voulez, machos de mes couilles ? Quelqu’un a quelque chose à dire ?
Un vieil homme aux cheveux blancs sort du groupe d'hommes, s'avance
prudemment.
— Qui es-tu ?
— Je m'appelle Gaspar Pop Coc...
— Putain de sa mère, c’est pas de l’espagnol ça, tu viens d'Angleterre ou
quoi ?
— Je suis une autorité ici et je vous supplie de m'écouter, Monsieur
l’officier.
— L'autorité, mon cul, l'autorité ici c'est moi, compris, abruti ?
— Oui, Monsieur l’officier, mais vous devez savoir que presque personne
ici ne parle espagnol, Monsieur l’officier.
— Avec vos potes guérilléros, vous parlez quoi, japonais ? Les soldats, tous
Indiens, rigolent.
— Nous sommes obligés, Monsieur l’officier, sinon ils nous tuent. Si nous
ne leur donnons pas de nourriture, ils nous tueront. Vous savez bien que quand
vous êtes passés cet après-midi, l'homme à la cagoule qui vous accompagnait vous
a déjà donné le nom de ses complices de la guérilla.
— Et lui, ce n’est pas l’un d’eux ? — interroge l’officier en revenant près de
l'administrateur. — Tu es devenu muet, petit père, ni espagnol ni anglais ni
japonais, mon cul ! Il sort sa machette et le frappe en plein visage, lui retirant l'œil
droit.

Ce qui s’est passé ensuite, le 6 juin 1982 au domaine de Las Lomas del
Norte, les tortures de l'administrateur, l’assassinat de tous les habitants du hameau,
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le viol des jeunes et moins jeunes femmes, les nouveau-nés éclatés contre les
rochers, les cabanes incendiées, les animaux tués, la destruction des stocks de
récoltes, ce silence total qui absorba tout l'endroit, sauf le murmure fébrile des
mouches au-dessus des corps en décomposition, personne ne peut le raconter.
Parce qu'il n’est resté personne.

42
10

Après une nuit malgré tout tranquille, Marco était prêt, attendant qu’arrive
l'hélicoptère pour se rendre à Las Lomas del Norte. Emmitouflé dans un épais
manteau, il prenait un café chaud dans ce qui prétendait être la salle d'attente de
l’aérodrome, observant la bruine qui n’en finissait pas de tomber. Déprimant.
TripleH l'appela pour lui expliquer qu’il avait tardé, on ne saura jamais pourquoi,
à se mettre en communication avec le boss et que de toutes façons l'appareil
n’arriverait pas avant 9 h 00 à cause du climat sur la capitale.
— Super ! — s’exclama Marco.
— Pardon ? — demanda quelqu'un assis au fond de la salle.
Marco se tourna vers l'homme qui dormait recroquevillé sur son siège
quand il était entré :
— Je vous ai réveillé ? Désolé… C’est qu’on vient juste de m’informer que
mon transport arrivera plus tard que prévu et…
— Non, non, je somnolais seulement —. Il se leva et s'approcha en
souriant, la main tendue pour le saluer :
— Oscar Pérez Caal, ravi de vous rencontrer, monsieur…
— Marco, appelez-moi Marco.
— Vous n’êtes pas d'ici ?
— De la capitale.
Pourquoi donner plus de détails ? Cet inconnu affichait un sourire
permanent, de ces gens avec qui on sympathise immédiatement. C’est quand
même un inconnu, pensa Marco, ce qui n’empêche pas de se renseigner, bien au
contraire :
— Vous, oui, vous êtes d'ici ?
— De Cobán, non. Je vis plus haut, dans le Polochic. J'ai quelques têtes de
bétail et de la cardamome — ajouta-t-il, toujours souriant. Quelqu'un, dehors,
frappa du doigt contre la vitre : TripleH.
— Don Oscar… — s’excusa Marco.
— Je vous en prie, ravi de vous avoir rencontré — répondit l'autre, avec
son immuable sourire.
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Marco sortit dans le froid glacial et humide, et vit que TripleH n’avait
pas l’air très content.
— Bonjour, vous êtes tombé du lit ou quoi ?
— Le perroquet et ses petites rigolades, fait chier non ?
— Je ne me suis même pas rendu compte qu'il rigolait aussi la nuit —
ironisa Marco.
Le gorille ne trouva pas ça drôle :
— Écoutez, Don Marco, le boss est sur les nerfs parce qu'il s’est fait
remonter les bretelles à votre sujet.
— A mon sujet ? Qui ?
— Des gens du gouvernement, ils lui ont tiré les oreilles en lui rappelant
que l'affaire est close.
— C'est bizarre qu'ils lui en aient parlé… Vraiment ? — Marco prit l’air
surpris.
— Ils lui ont raconté que la version sortie dans la presse est la bonne et qu’ils
ne peuvent rien faire de plus.
— Il a dû se fâcher, vous m’étonnez ! Alors, quand est-ce qu’arrive
l'hélicoptère ?
— Il est confirmé pour 9 h 00. Excusez-moi, Don Marco, je vais saluer ce
monsieur là-bas — lança TripleH, désignant du doigt Oscar Perez en train
d’acheter un verre de bouillie de riz et de maïs à une vendeuse pas assez vêtue et
tremblante de froid.
— Tiens, la pluie s'est un peu arrêtée, très bien — commenta le détective
en levant la tête vers le ciel. — Vous connaissez cet homme ?
— Le chipichipi, cette putain de bruine ne s’arrête jamais ! Mais c’est
excellent pour les cultures. Oui, don Oscar Pérez est un voisin de Las Lomas del
Norte.
— Ce n’est pas vrai ? Quel coup de pot ! — rétorqua Marco en évitant
d’avoir un ton ironique. — Incroyable ! — pensa-t-il, — ici, tout le monde a
quelque chose à voir avec ce fichu domaine.

Alors que TripleH demandait un atol pour lui tout en papotant avec le
voisin, Marco appela Gramajo López. Il était effectivement fou furieux.
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— Contre ces putains de communistes incompétents qui dirigent le pays !
— hurla-t-il dans le téléphone.
Marco attendit patiemment que le bonhomme se calmât : personne ne peut
être éternellement en colère et la fatigue finit toujours par prendre le dessus sur la
frustration. Ils commentèrent alors les avancées de l’investigation :
— Jusqu’à maintenant, tout le monde confirme la piste des narcos.
— Oui, de toutes manières, je n’en vois pas d’autre — ponctua le fermier.
— Ben tiens, et moi, je suis la cousine de Tecún Umán ! — pensa Marco.
Don Gramajo s’était excusé du retard de l'hélicoptère, expliquant que si
l’appareil avait pu peut-être quitter la ville de Guatemala un peu plus tôt, il ne
serait de toute manière pas allé plus loin que Cobán car, en général, aux
premières heures de la journée le temps est toujours plus couvert dans la région
du Polochic. Lorsque Marco raccrocha, TripleH s'approcha, accompagné d'Oscar
Pérez Caal. Ce dernier n'était pas sûr que son avionnette arrive, alors s’ils
pouvaient lui rendre ce service…
— Votre avis ? — demanda Marco au gorille.
— Ce n'est pas la première fois que nous donnons un coup de main à Don
Oscar.
C’est ainsi qu’ils firent le voyage avec le monsieur toujours souriant, qui
les remercia au moins quatre fois au cours d'un trajet qui ne dura pas plus de vingt
minutes.

Après être descendu à quelques kilomètres au sud de Cobán, une zone que
Marco identifia comme étant la région de San Juan Chamelco, l’hélicoptère
remonta la vallée du Polochic. Ils survolèrent Tamahú puisTucurú, ou peut-être
l’inverse car Marco ne se souvenait pas exactement de la carte étudiée quelques
jours auparavant. Plus haut, ils franchirent une trouée nuageuse au-dessus du col
entre la Sierra de Chama au nord, déjà ensoleillée, et la Sierra de Las Minas, à
droite, encore dans l'ombre, pour passer entre Senahú et Panzos, ou peut-être
l’inverse car…
— Nous y voilà — commenta le pilote dans son micro. — En continuant
droit devant, nous arrivons dans la zone de Cahabón — indiqua-t-il avec un fort
accent gringo.
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— Merci beaucoup — répondit poliment Marco, qui ne savait pas où il était,
mis à part que tout le paysage était vert, incroyablement vert, une végétation
exubérante digne des meilleurs films d'aventure amazonienne.
— Nous allons entrer en suivant la route — dit Triple H, — regardez à votre
gauche, vous voyez une petite lagune ?
— Oui, oui — répondit Marco.
— Ok, maintenant à votre droite, de l'autre côté de la route, après le grand
pré, c’est le hameau où vivent les ouvriers agricoles de la ferme et, un peu plus loin,
les contremaîtres. Nous allons atterrir dans le pré, à deux cents mètres du portail
du domaine. N’oubliez pas de baisser la tête en descendant de l’hélico sinon… —
de son index et en tordant hideusement la bouche tout en sortant la langue, il simula
un égorgement.
— Génial, la brute est aux petits oignons avec moi… — se dit le détective.

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11

— Tu m'apportes du sucre en chemin, s'il te plait ?


— Combien de fois t'ai-je dit que je ne suis pas ta secrétaire… — soupira
Carmen.
— Je plaisante, je plaisante… — répondit Martin.
— Humour relou — ponctua Carmen.
— De mec ou de flic ? — demanda-t-il.
— Les deux — rétorqua Carmen en le foudroyant du regard. Martin ricana.
Une tête apparut dans l'ouverture de la porte :
— Martin et Carmen, convoqués dans le bureau du chef !
— Quel chef ? Il y en a tellement ici… — questionna Martin.
— Là-haut, le sous-chef !
— Le sous-commissaire ? Molina ?
— Le Directeur-adjoint, grouillez-vous avant de vous faire enguirlander !
— Celui de Ressources humaines ou celui d’Appui logistique ? Nous avons
gagné le gros lot ? — blagua Martin. De notoriété publique, ces deux sous-
directions étaient les principales sources de corruption au sein de la Police
nationale civile (PNC).
— Le Directeur-adjoint de la Sous-Direction générale des investigations
criminelles. La SGIC, S-G-I-C épela-t-il lettre par lettre, vous connaissez ? Il vous
reste deux minutes pour vous présenter dans son bureau, inspecteurs d’opérette !
Sans attendre l'ascenseur, ils grimpèrent quatre à quatre les marches de
l’escalier menant à l’étage supérieur. Ils arrivèrent en sueur devant la porte du
patron de la SGIC, mais ponctuels. Personne. Ils poireautèrent une demi-heure
jusqu'à ce qu’apparaisse l’assistante du Directeur-adjoint :
— Je vois que vous êtes en avance. Monsieur le Directeur-adjoint va bientôt
arriver, dans... — elle regarda sa montre, — dans trente minutes. Nous avions dit
14 h 30… — ajouta-elle d’un ton sucré. Carmen et Martin échangèrent un regard
discret : Avez-vous déjà vu quelqu'un ponctuel dans cette boîte ? Tout le monde
a sûrement compris l’heure qui lui convenait le mieux. Sans parler des petits
farceurs que sont certains collègues...
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Martin essayait vainement de s’intéresser à un magazine automobile auquel
il n'aurait, en d’autres circonstances, ni même jeté un œil. Carmen survolait du
regard, par la fenêtre du bout du couloir principal de l'avant-dernier étage,
l'étrange quartier de Gérone de la Zone 1, qui paraissait un no man’s land
attendant lui aussi on ne sait quoi.
Monsieur le Directeur-adjoint des affaires criminelles, Alejandro Flores
Batz, lui, achevait son déjeuner en sirotant avec une délectation non feinte un
délicieux café irlandais, du café chaud mélangé avec du whisky, dans un
restaurant agréable et discret, à quelques pâtés de maisons du ministère. Etudiant
un dossier d’apparence anodine posé devant lui, il résumait mentalement la
carrière professionnelle de deux de ses inspecteurs, ou plutôt d’une de ses
inspectrices et d’un de ses inspecteurs. La première était Carmen Guzmán Cordón,
vingt-neuf ans, divorcée, sans enfants, originaire de Teculután, département de
Zacapa, études à l'Académie de police avec mention d’excellence, parlant
espagnol et anglais. Sur la photo, un minois de souris de laboratoire, au teint blanc
avec de courts cheveux noirs, des yeux très noirs :
— Bientôt, ils recruteront des lolitas… — grogna le Directeur-adjoint.
L’autre fiche concernait Martin Tista Rodas, trente-et-un ans, marié, deux
fils, originaire de Poptún, département d’El Petén, sorti de l’Académie de police
avec mention satisfaisante, parlant espagnol et q’eqchi’. Sur son cliché, un large
sourire plein de dents très blanches s’imprimait sur un visage très brun.
— Je devrais demander à ce crétin quel dentifrice il utilise... Bientôt, ils
recruteront des clowns.
Les deux inspecteurs avaient plusieurs points communs. Un bon point, ils
étaient rapidement devenus inspecteurs. Un mauvais point, ils avaient attiré
l'attention générale, pour ne pas dire qu'ils s’étaient grillés, dans le cas bien connu
d'un avocat qui avait organisé son propre assassinat et à propos duquel on n’avait
jamais su pour quelle mystérieuse raison il avait fallu si longtemps aux gens de la
SGIC pour comprendre ce dossier. Sans parler de certains documents qui, semble-
t-il, avaient été égarés par le Ministère public.
— Juste au cas où… — marmonna Alejandro Flores Batz en souriant, se
considérant une fois de plus comme un homme très avisé.
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Lorsqu'ils entendirent le pas lourd du Directeur-adjoint sortant de
l'ascenseur, les inspecteurs Carmen Guzmán Cordón et Martin Tista Rodas se
levèrent immédiatement de leurs sièges.
— Entrez — leur dit-il sans même les regarder et avant d'entrer le premier,
son énorme corpulence occupant quasiment toute l’embrasure de la porte. — S'il
vous plait, que personne ne nous dérange, je suis en réunion ! — commanda-t-il à
son assistante qui jouait au solitaire sur le nouvel ordinateur qu’elle venait de
recevoir. — Nous allons enfin travailler de façon moderne et efficace ! —
déclamait-elle depuis deux semaines en soupirant d’aise dans les couloirs.
Derrière des portes capitonnées, ils pénétrèrent dans l’antre typique d'un
haut fonctionnaire : un imposant bureau en bois sombre, un siège directorial en cuir
avec dossier haut, l'ordinateur avec son écran plat, une table basse entourée de
fauteuils et le portrait du Président, avec son cou un peu tordu.
— Je vous en prie, asseyez-vous — invita-t-il d'un ton des plus courtois en
laissant au passage la chemise avec les fiches des deux crétins sur son bureau. Il
s'assit à son tour et resta quelques secondes à les regarder, comme des animaux
qu’on évalue avant de les envoyer à l’abattoir ; afin qu’ils se rappellent qui c’est le
patron ici. Il n'aimait pas le reflet légèrement ironique du regard de l'inspecteur
Tista Rodas, alors allons droit au but :
— Vous vous demandez sûrement pourquoi vous êtes ici, passant
allègrement par-dessus la hiérarchie. Avant toute chose, par souci de
transparence, sachez que votre commissaire est au courant de cette démarche.
Cependant, permettez-moi de vous informer que votre supérieur immédiat n’a
qu'une idée générale du contenu de votre mission. Pour être parfaitement clair :
vous adresserez directement vos rapports à mon bureau, et pas de copies, à
personne.
A moitié immergé dans son fauteuil, le cachalot fit une pause et les observa.
Haussant et fronçant alternativement les sourcils, l'inspecteur Guzmán Cordón
semblait interrogative, mais fière de bénéficier de la confiance de ses supérieurs.
En ce qui concerne l'inspecteur Tista Rodas, son insupportable ironie n'était plus
discrètement affichée dans ses yeux mais s’étalait sans vergogne sur ses lèvres.
— Celui-là, il commence à me gonfler avec sa tête à claques… — mâchonna
49
mentalement Monsieur le Directeur-adjoint avant de se décider à leur expliquer
l’affaire. Double meurtre dans un domaine d'Alta Verapaz, l'administrateur de la
ferme et l'épouse du propriétaire. Aucun doute sur le mobile du crime :
l'administrateur avait passé un accord avec des trafiquants de drogue puis un
conflit avait éclaté entre eux. Les narcos avaient décidé de punir ou d'éliminer
l'administrateur mais, pure coïncidence, la femme du propriétaire était présente et
ils l’avaient également supprimée. Depuis des mois, les autorités centrales
organisaient un vaste coup de filet pour arrêter simultanément plusieurs capos de
la drogue dans l’Est du pays, ce pourquoi il avait été décidé de ne pas enquêter
sur ce cas particulier afin de ne pas contaminer les préparatifs et l'effet surprise
du plan directeur. Il fit une pause et les scruta à nouveau :
— La demoiselle est attentive et l’âne bâté ne sourit plus, très bien — se
réjouit le Directeur-adjoint. — Je parie que c’est Monsieur Colgate qui va me
demander où est le problème ? — Il attendit encore un peu mais aucun des deux
inspecteurs ne tomba dans un piège aussi grossier et ne dodelina de la tête comme
un lèche-cul pour demander : — Ok, chef, mais où est le problème ?
Légèrement vexé, Alejandro Flores Batz poursuivit :
— Alors, quel est le problème ? me diriez-vous. Le hic est que le
propriétaire du domaine de Las Lomas del Norte ne se contente pas de
l’explication officielle. Il a donc engagé un détective privé pour en savoir plus,
pour vérifier s'il s'agissait effectivement de drogue ou plutôt d’autre chose. Vous
imaginez facilement comment cet électron libre peut saboter notre projet d'arrêter
les capos du narcotrafic de la région si son détective commence à s’agiter dans
tous les coins... Sans compter que cet enquêteur est l'un des meilleurs…
— Nous le connaissons ? — interrogea l’'inspecteur Guzmán Cordón en
sortant son calepin et son stylo pour montrer qu’elle s’était déjà mise au travail.
Le patron se marra intérieurement.
— Oui, c'est précisément la raison pour laquelle nous vous avons choisis.
Pour le connaître, vous le connaissez : c'est ce Marco qui a levé le voile sur le
dossier de l'avocat et son vrai faux suicide. — Les deux inspecteurs pâlirent.
— Là, je les ai bien en main ces deux débiles mentaux ! — jubila Monsieur
le Directeur-adjoint, une fois encore très satisfait de lui-même.

50
12

— Bizarre, non ?
— Putain, ouais, plutôt… — confirma Martin alors qu’ils étaient de retour
dans leur bureau.
Parmi la dizaine de bureaux quasiment collés les uns aux autres faute
d’espace, impossible de se tromper : le bureau de Carmen était celui où il n’y a
rien dessus, celui de Martin était celui qui ressemblait à un dépôt d’ordures. A la
grande joie des collègues les plus moqueurs :
— C’est évident que tu travailles trop, Martin ! En revanche, on se
demande bien ce que fout ta partenaire à longueur de journée…
Lorsqu’ils insistaient un peu trop sur le sujet, l’inspectrice ne ratait pas
l’occasion de placer sa ritournelle :
— Le bureau, l'ordinateur reflètent la façon dont chacun est organisé, ou
non, dans sa tête. — S'il était présent à ce moment-là, Martin réagissait toujours
de la même façon à l’insinuation, un truc qu’il avait entendu à la TV, même s’il
ne comprenait pas ce qu’il voulait dire :
— Le désordre, c’est encore une forme d'ordre !
En raison de la rencontre surprenante qui venait de se dérouler avec le
Directeur-adjoint, ou à cause de la présence des autres collègues, chacun des deux
retourna en silence à ses dossiers en cours, jetant un œil furtif dans celui
mystérieusement intitulé « Nonne blanche », que leur avait remis l'assistante du
cachalot. Intitulé pas si mystérieux s’ils avaient écouté la maîtresse à l’école
primaire : la nonne blanche est la fleur symbolique de la région de l’Alta Verapaz
et de son chef-lieu, Coban. N’y tenant plus, Carmen passa discrètement un
message dans la box pour Martin :
— Nous nous retrouvons au parking tout à l’heure.

— Qui commence ? — demanda Martin.


— Vas-y… — répondit Carmen.
Ils se tenaient debout dans le parking, prétextant l’envie incontrôlable d’une
cigarette, justifiée par l'interdiction de fumer à l’intérieur des bâtiments.
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— Ok — se concentra l'inspecteur, — selon le dossier, sur la base des
témoignages recueillis auprès du personnel du domaine, les trafiquants de drogue
ont commis les deux meurtres. Personne ne remet en cause cette interprétation,
nous non plus.
— Il est certain que personne ne mène d’enquête à part...
— A part le propriétaire — la coupa Martin. — Il a décidé d'embaucher un
particulier, logique vu que les services officiels ont clos l'affaire pour des
raisons...
— Stratégiques au bénéfice de la Nation — s’amusa Carmen.
— Bah ! Nous ignorons cependant s'il a embauché Marco pour confirmer
la thèse générale ou s'il a une autre explication en tête.
— Exactement. Cet aspect reste à vérifier mais...
— Mais ? — l’interrompit à nouveau Martin.
— Mais — reprit Carmen en lui dressant un reproche du regard, — ce n'est
pas ce que le sous-dirlo nous a demandé. Ce qu'il veut, c'est que nous l'informions
de ce que ce type fait...
— Marco, il s’appelle Marco — grinça Martin. — Tu te souviens de ce fils
de pute qui n’avait aucune d'idée de ce qu'est une enquête policière ? Il a eu de la
chance... Tu te souviens lorsqu’il nous a raconté qu'il avait décidé de devenir
détective privé après avoir vu un putain de thriller gringo à la télévision ? Ce que
nous savons, c’est qu’il est persévérant, cet idiot ! Aucune formation
professionnelle mais un super flair, le salaud… Quand il va nous voir débarquer,
je te parie qu’il va se foutre de notre gueule.
— Marco, oui, Marco… — répéta Carmen l’air très sérieuse. — Voilà donc
ce que nous allons faire, surveiller Marco, non ?
— Oui, nous n’avons pas le choix. — Silence entre les deux. Le brouhaha
des embouteillages se faisait entendre dans la rue voisine, la Septième Avenue,
comme chaque jour au moment de la sortie des employés de bureau.
— Nous devrons passer nos rapports directement au sous-dirlo, sans passer
par la hiérarchie... — ajouta Martin.
— Exact, nous sommes foutus… — soupira Carmen en haussant ses minces
épaules.
— Complètement foutus… — grommela Martin, le visage renfrogné.
52
Il avait attendu l'heure du dîner pour informer sa femme et ses deux enfants
qu'il devait partir tôt le lendemain pour Cobán. Ainsi, toute la famille le saurait
tout de suite et Angelica ne ferait pas de scandale en insinuant je ne sais quoi, à
propos de celle qu’elle appelait « ta soi-disant collègue ». Il travaillait comme
coéquipier de Carmen depuis quatre ans. Cette dernière était venue plusieurs fois
passer le week-end dans la maison des parents d’Angelica à Jutiapa. Elle déjeunait
régulièrement chez eux le samedi. Mais qui pouvait maîtriser la jalousie maladive
de l’épouse de l'inspecteur à part elle-même ? Quelquefois, Martin appréciait cette
jalousie, l’interprétant comme une preuve d’amour. Parfois, il ne pouvait plus
supporter ces scènes de ménage qui se prolongeaient parfois jusqu’à 2 h 00 du
matin et il était désolé que sa femme l'aime trop, de cette manière. Dans ses
moments de lucidité, il se souvenait que la jalousie n'a rien à voir avec l'amour et
il devenait triste en pensant à l'inutilité de ce sentiment qui tuait l'amour. A petit
feu, dans son cas.
— Combien de temps ? — avait sèchement interrogé Angelica en plongeant
son nez dans son assiette.
— Jusqu'à ce que l'enquête se termine — avait répondu Martin, pas du tout
surpris par l’apparition de grosses rides horizontales sur le front de son épouse.
Marcelino et Alberto, les gamins, avaient trouvé l'idée super ! Papi allait
revenir de son voyage avec des cadeaux pour eux deux ; et ils pourraient aller un
jour ensemble en vacances dans la Verapaz, selon ce que leur avait dit leur père.
Le pire moment pour Martin fut la conversation au lit, lorsqu’il tenta
d'expliquer à Angelica de quoi il s'agissait. Croyant limiter de cette manière
l’excès de contrôle conjugal, il crut pertinent de lui conter que l’équipe relèverait
directement du Sous-Directeur. Angelica le scruta : ses soupçons se confirmaient.
Sans un mot, elle éteignit sa lampe de chevet et se retourna brutalement pour lui
donner le dos.

Pour Carmen, aucun problème. Elle vivait seule, elle n'avait ni chien ni
chat, ni plantes vertes à arroser une fois par semaine. Elle était seulement allée à
la pharmacie pour acheter un pack de trois préservatifs, au cas où. Elle n'avait pas
de projet de gymnastique en chambre, mais au cas où. Elle se voulait être une
53
femme moderne, propriétaire de son corps, qui n'avait pas l'intention de devenir
une mégère au foyer avec une tripotée de marmots se chamaillant dans ses jupes.
Elle était tout à fait consciente que la plupart ne comprennent pas ce qu'est la
prévention et considèrent les femmes qui se baladent avec des préservatifs comme
des putes.
— Je préfère — rétorquait Carmen, — être une putain libre qu'une
honorable dame enfermée chez elle à torcher la merde.

Comme d'habitude dans cette région, la bruine, le fameux chipichipi, ne


cessait jamais. Les inspecteurs Carmen Guzmán Cordón et Martin Tista Rodas
avaient un gros désavantage : ils n'avaient jamais mis les pieds dans les
Verapaces. En revanche, compte tenu de la discrétion qu'exigeait leur mission,
que personne ne les connaisse pouvait finalement être un avantage. Cependant,
une personne qui se baladait elle aussi dans le coin les connaissait bien : le sujet
qu’ils étaient chargés de surveiller. Ils avaient en fait deux handicaps. Une raison
suffisante pour arriver à Cobán de fort méchante humeur. La bruine était arrivée
comme la cerise avariée sur un gros gâteau gluant et empoisonné. Le seul côté
positif de cette escapade imposée était que leurs dépenses dépendaient
directement du bureau du Sous-directeur, comme l’avait souligné son assistante
avec un petit regard complaisant lorsqu’elle leur avait donné les détails d'un
compte bancaire ouvert à Cobán : pour chaque retrait, ils devaient signer tous les
deux, sinon le chèque serait rejeté.
— Pour garantir que notre travail soit un travail d'équipe — avait ironisé
Martin, dissimulant son mécontentement de se trouver loin de sa famille pour un
temps indéfini.

Comme tous ceux qui avaient mis leur nez dans les cartes de la région et
examiné les couloirs qu'utilisait le trafic de drogue pour transporter la poudre
blanche colombienne qui n’est pas de la farine vers le Mexique, ils s’étaient rendu
compte très vite du hic :
— Putain, ils n'ont rien à faire par-là !
— Sûr, mais je te rappelle que nous sommes ici pour surveiller l'enquêteur
privé, rien de plus ! — insista Carmen. — Ne va pas nous mettre dans la merde
54
par excès de zèle, veux-tu ? — dit-elle d’un ton excédé, son coéquipier elle
l’aimait bien mais il avait une facilité déconcertante à s’attirer les emmerdements.
Ils repérèrent aisément Marco : le matin même de leur arrivée, il était parti
vers Senahú en hélicoptère.
— Tu penses qu'on pourrait aussi...
— Oublie ça ! — l’interrompit Carmen. — Nous prenons une bagnole de
location, ce sera plus pratique et discret. Si tant est que quelqu'un peut se déplacer
ici sans que tout le monde le sache immédiatement…
— Je vois que Madame a révisé sa géographie locale avant de venir ! —
rigola Martin.
Rien de plus facile que louer un pick-up quand on a la possibilité de
débourser cinq cents quetzales par jour. Lorsqu'ils partirent le lendemain pour
Senahú, chacun avait chargé le véhicule selon son obsession personnelle : de
nombreuses bouteilles d'eau pour l'inspecteur Guzmán Cordón et de nombreux
produits de protection contre le soleil et les moustiques pour l'inspecteur Tista
Rodas.

Réf. : Dossier « Nonne blanche »


Rapport de : SGIC Antenne Cobán
A: SGIC Sous-Direction Capitale

Jour 1 :
1230 : Arrivée à Cobán de 2 membres du personnel de SGIC Capital. Ont posé
des questions sur Tatou à l'aérodrome.
1620 : Location d’un 4x4 Toyota immatriculation P-152DDB.

Jour 2 :
0830 : Départ des 2 membres de SGIC Capital avec plaque d'immatriculation P-
152DDB en direction du Polochic.

55
13

Chaudement enveloppé dans ses couvertures, Marco écoutait le son monotone de


la pluie sur les tôles ondulées du toit en attendant que le sommeil l’envahisse. Il
se sentait très bien. Il avait été reçu comme un prince à Las Lomas del Norte et
tout le monde se montrait attentionné à son égard. Il se souvenait de l’endroit où il
était né et avait grandi jusqu'à l'adolescence, une petite ferme perdue dans El
Petén, parmi les Indiens Itzas. Sa famille était la seule famille métisse, ladina
disait-on à l'époque, de la région mais leur vie avait été la même que celle des
autres paysans, ils mangeaient la même chose, ils avaient les mêmes coutumes, ils
partageaient les mêmes souffrances et moments de bonheur.

Après que le moteur de l'hélicoptère ait enfin été éteint et que le voisin,
Oscar Pérez Caal, lui eût adressé tout sourire un chaleureux au revoir, Marco avait
franchi le portail imposant de Las Lomas del Norte et avait été saisi d’une certaine
nostalgie de la magie dans laquelle il avait vécu à l’époque. Parce qu’il était enfant
et entouré de gens qui partageaient un univers où ils vivaient côté à côté avec leurs
ancêtres. Il se rappelait combien avait été difficile sa première année dans la
capitale :
— Le jour où ils commenceront à édifier des tours ici, les ancêtres iront
sûrement s’installer ailleurs — avait-il commenté lors de son arrivée à Ciudad de
Guatemala.
Il avait été bouleversé par sa visite au hameau où vivaient les ouvriers
agricoles du domaine et leurs familles. Pas tant à cause de la misère qui y régnait
et de son parfum insidieux qu’il connaissait bien qu’à cause de ce que Victor
Rivera lui avait confié à Cobán :
— Savent-ils ce qui s’est passé là où ils habitent ? — s’était-il demandé à
voix haute. — Se pourrait-il qu'ils le sachent mais préfèrent ne pas le savoir ? Ils
auraient pu s’installer sur une autre partie du domaine, du côté de la lagune et
donc plus près d’une source d’eau par exemple, mais peut-être que le don les a
obligés à vivre précisément là où avaient eu lieu ces atrocités. Pour en faire
définitivement disparaître la comptabilité morbide. Ou se pourrait-il qu'ils le
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sachent, et c'est justement la raison pour laquelle ils ont décidé de reconstruire le
hameau au même endroit ?
Il aimait bien cette impression de se lier à un lieu à travers la mémoire
même du lieu. Cela lui rappelait son enfance, une enfance heureuse.

Le déjeuner achevé, il avait insisté pour que lui soit expliqué le traitement
du café. Jacobo Chub Tzib, comptable et secrétaire de l'administrateur assassiné,
un monsieur très bien sur lui, était maintenant aux commandes. Il semblait
profondément affligé par ce qui s'était passé bien qu'il n’en laisse rien
transparaître. Il n'avait pas franchement ri quand Marco avait essayé de glisser une
plaisanterie :
— Je dis toujours que le Guatemala cultive un des meilleurs cafés du monde
mais nous n'avons pas de culture du café ; je ne sais même pas comment il est
fabriqué !
Ils s’éloignèrent de quelques centaines de mètres des installations de la
ferme, là où commençaient des rangées de caféiers. Jacobo lui montra qu'ils
travaillaient deux types de plantation : le caféier guatémaltèque, originel, semé à
la fin du XIXe siècle par des Suisses-Allemands importés par les Libéraux, avec
des arbustes pouvant atteindre trois mètres de haut, et un autre type de caféier qui
avait été planté il y a seulement une douzaine d'années, le caféier brésilien, plus
bas mais avec le même rendement.
— Récolter les cerises est ainsi plus facile et on ne casse pas de branches
— précisa Jacobo.
— Bien sûr — songea Marco, — ce ne sont pas les géants germaniques qui
font la cueillette mais les petits Indiens ; sans parler des enfants, évidemment.
Que ce soit le caféier national ou celui du pays de la samba, il aimait le vert
vif et foncé de leur feuillage.
Ils retournèrent vers le centre de la ferme.
— Le café, c’est comme l’épouse lors de la nuit de noce. Après une bonne
douche, il faut retirer délicatement la pulpe de la cerise.
Marco était tout ouïe :
— Connaissez-vous la différence entre le traitement par voie sèche et le
traitement par voie humide, Don Marco?
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— On me l’a expliqué à l'école, mais c’était il y a bien longtemps, racontez-
moi.
— D’accord. Dans le système à sec, on fait sécher la cerise au soleil environ
deux semaines en la retournant avec de grands râteaux pour qu’elle ne fermente
pas, on attend quatre semaines avant de la dépulper et sécher le grain. C’est le
système le moins coûteux mais il nécessite un climat sec, chaud et surtout
prolongé.
— J'imagine qu'avec l’humidité qui règne ici…
— Exactement. Ici, nous pratiquons le traitement humide tandis que sur la
côte Sud, ils appliquent le traitement à sec. Tant mieux car, selon moi, le café lavé
est de meilleure qualité que le café séché. Quant à la cerise, sa qualité va de pair
avec sa couleur, du vert, comment dirais- je ? disons, du vert jade au bleuâtre.
— Du café bleu ?! — s’exclama Marco.
— Et bien oui, bleuâtre. Plus la plantation est en altitude, plus la cerise est
bleuâtre ; plus la ferme est basse, plus la cerise pointe vers le vert. Au Guatemala,
la cerise varie donc du vert foncé au bleuâtre.
Ils se dirigèrent vers d'énormes réservoirs de ciment :
— Là, nous procédons au lavage de la cerise, on lui enlève sa pulpe avant de
la laisser fermenter plus ou moins vingt-quatre heures. Si vous regardez de ce côté,
là-bas, ces terrasses en pierre étaient auparavant utilisées pour le séchage.
Il lui désigna du doigt quelques machines protégées par un toit de tôles
ondulées :
— Ce sont des sécheuses mécaniques. Dans le temps, tout dépendait du
climat et il fallait protéger les grains de la rosée nocturne en tendant des draps
dessus. Le séchage pouvait prendre un temps fou, alors qu’actuellement nous avons
besoin de moins de six semaines pour l'ensemble du processus — dit-il en
énumérant les différentes étapes en commençant par son petit doigt : la cueillette,
le lavage, la dépulpeuse, la fermentation, re-lavage et séchage.
— Remercions la technologie ! — commenta Marco.
— Absolument ! — rétorqua Jacobo. — Beaucoup plus rapide, et
qu’importe la météo. Mais elle a son prix.
— Comment ça ?
— Des installations comme celles-ci sont très chères et ne travaillent que
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trois ou quatre mois dans l’année, il faut avoir les épaules suffisamment larges
pour assumer au début. Et puis, il y a grain et grain…
— Je m’en rappelle — dit Marco. — Le grain plus lourd, de meilleure
qualité, reste au fond des cuves et le plus léger remonte à la surface.
— Exact, et après que le grain ait été égoutté et séché à nouveau, nous le
nettoyons encore une fois et il passe au polisseur pour devenir bien brillant.
— Le fameux café d’or… — commenta Marco.
— Tout à fait — confirma Jacobo, — celui qui se vend le plus cher, surtout
à l’exportation.
Ils effectuèrent quelques pas entre les réservoirs, les patios de ciment et les
machines :
— Impressionnant de savoir d’où vient mon petit expresso sans lequel je
ne pourrais pas me lever le matin — pensa-t-il. — Le processus se termine là ?
— demanda-t-il.
— Ah non! Il faut encore classer les grains par forme et par taille, sur une
bande mécanique qui n’est pas en fonctionnement en ce moment. En général, ce
sont des femmes qui retirent les grains tachés ou cassés. Ce qui reste est passé au
tamis afin que les grains soient regroupés selon leur calibre. Ensuite, nous
emballons le café dans des sacs de fibre naturelle qui sont entreposés sur des
palettes en bois et qui ne doivent rien toucher, ni les murs ni le plafond, et il ne
doit pas y avoir d'autres produits entreposés au même endroit, encore moins la
cardamome car elle tuerait l'arôme du café.
— Bien sûr ! — plaisanta Marco, — la cardamome est ajoutée plus tard
dans la tasse, si vous l'aimez comme ça, mais surtout pas avant !
Don Jacobo Chub Tzib ne se départait pas de son air grave malgré le fait qu'il
soit manifestement enthousiaste de partager ses connaissances sur le traitement
du café avec le détective.
— Pauvre vieux — songea Marco, — il a l’air complètement abattu à cause
du double meurtre. Lequel des deux assassinats l’a le plus touché, celui de la dame
ou celui de l'administrateur ? Ce n'était évidemment pas le meilleur moment pour
lui poser ce genre de question.
— Comment sortez-vous le café d'ici ?
— Par la route, avec des camions.
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— Ecoutez, j'apprécie vraiment que vous m’ayez consacré tout ce temps et
toutes ces explications. J'ai juste une autre question, si vous permettez.
— Allez-y, Don Marco, pas de problème.
— Merci. Que faîtes-vous de la pulpe?
— Je vois que vous êtes un élève attentif, Don Marco ! — dit-il avec une
moue plus que jamais déprimée. — Nous en faisons de l’engrais, mais il y a des
gens qui, par paresse, préfèrent la jeter et polluer les rivières, pour acheter des
engrais chimiques qui empoisonnent la terre.

Recroquevillé dans son lit chaud et douillet, Marco sourit :


— Notre nouvelle connaissance approfondie du traitement du café ne nous
aidera pas beaucoup dans notre investigation, mais qui sait ?
En tout cas, ce premier jour sur les lieux du crime avait été très agréable et
intéressant. Malgré tout.

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14

Il n'aimait pas conduire la nuit. On n’y voit goutte, le risque de se faire agresser, des
monstres qui peuvent surgir à tout moment de l'obscurité. Peu importe la raison,
penché sur son volant comme une taupe myope essayant de distinguer quelque
chose à travers le pare-brise, Ramon Estrada Coy n'aimait pas conduire la nuit. Il
se demanda s'il valait mieux ralentir ou accélérer lorsqu’il vit deux énergumènes
agiter les bras sur le bord de la route. Il regarda sa montre : presque 21 h 00 !
Serait-ce une embuscade ou plus simplement des gens en difficulté ? Il vérifia la
sécurité des portières et stoppa son véhicule. Parce que Ramon Estrada Coy, il est
comme ça. Il est serviable. Les deux inconnus s’approchèrent de l’automobile :
un homme avec une lampe torche à la main et une femme qui se tenait en retrait.
— Ils ne sont pas d'ici, c’est évident — se dit-il. — Ni des touristes
étrangers, ce sont des nationaux. De la capitale ? Pas de la haute en tout cas.
Il s’assura que sa machette était bien à portée de main avant de baisser sa
vitre de quelques centimètres. Parce que Ramon Estrada Coy est comme ça. Il est
serviable mais il ne veut pas avoir de problèmes.
— Bonsoir, excusez-nous, nous ne sommes pas d'ici et notre véhicule nous
a lâchés — expliqua l’homme.
— Il parle de sa voiture comme d'une femme — pensa Ramon, — il n'est
donc pas d'ici. En quoi puis-je vous aider ?
— Connaitriez-vous un mécanicien?
— Connaitriez-vous... tout un académicien ce don. Pas étonnant qu'il ne
sache pas comment fonctionne sa propre voiture — se moqua gentiment Ramon.
— Avez-vous vos cartes d’identité?
— Oui, bien sûr.
— Je peux les voir ?
L'homme s'éloigna de quelques pas, et donnant le dos à Ramon, se mit à
converser à voix basse avec la femme. Bah oui, les policiers sont rarement pour
ne pas dire jamais invités à présenter leur carte d'identité... L’homme revint et
passa les deux documents à travers l'espace laissé par la vitre abaissée.
— Si je raconte cette histoire à ma femme, elle va se foutre de moi.
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Parce que Ramon Estrada Coy est comme ça. Il est serviable, il ne veut pas
de problèmes, et maintenant qu’il se retrouve avec deux cartes d'identité dans les
mains, qu'il a demandées, il se souvient qu’il se sait pas lire.
— Mais quel con ! — grogna-t-il, — ça y est, je me suis mis dans le pétrin…
Il fit comme s’il lisait les papiers tout en ayant les deux autres à l’œil. Ils le
regardaient, lui, le regard vide, un peu désespérés semblait-il.
— Alors, qu'est-ce que je fais ? — se demanda-t-il. Il prit une décision :
conserver les cartes d’identité pour le moment, descendre de sa bagnole avec sa
machette et aller voir quel problème pouvait bien avoir le véhicule de ces
enquiquineurs. — Bon, prêtez-moi les clés de votre voiture et restez… près de cet
arbre — dit-il en leur indiquant du doigt un endroit situé à une dizaine de mètres.
Tout en faisant comme s’ils n’avaient pas vu la machette, les deux étrangers
obtempérèrent sans sourciller. Ramon tenta de démarrer le moteur : rien. Il vérifia
la batterie : parfait. Les bougies : neuves. Il les interrogea :
— La voiture est à vous ?
— Non, c'est une location — répondit la dame.
— Merde — pensa Ramon, — ils se sont faits rouler, pour sûr —. Il vérifia
quand même, parce qu'on ne sait jamais avec ces agences de location : — En plein
dedans ! Cette bagnole n’a plus d'essence… — leur annonça-t-il.
— Mais, ils ne remettent pas le véhicule avec le plein ? — demanda la dame.
— Bah, je n’ai jamais loué de voiture mais j’imagine que si,
normalement…
— Normalement ? — demanda-t-elle.
— Écoutez, ma petite dame, je m’y connais un peu en voitures, mais les
voitures de location, ne me demandez rien — rétorqua Ramon. Il ouvrit le
réservoir et regarda le dos du fermoir. — Vous avez de la chance — commenta-
il.
— Si vous le dîtes ! — s’exclama l’homme en riant. — On peut savoir
pourquoi ?
— C'est du diesel, comme le mien.
Il aspira quelques litres de carburant de son propre réservoir et les passa
dans l’autre. La voiture démarra aussitôt. Les deux inconnus échangèrent un
regard de soulagement avant de le remercier encore et encore.
62
— Où allez-vous ? — leur demanda-t-il.
— Senahú — répondirent-ils à l’unisson.
— Vous y avez une connaissance ?
— Non, nous avons prévu d’aller à l’hôtel.
— Quel hôtel ? — demanda-t-il alors que peu lui importait mais la curiosité
souvent n’a pas besoin d’explication. Ce qu’on appelle communément de la
simple curiosité.
— Nous ne savons pas encore, c'est la première fois que nous mettons les
pieds dans cette région — répondit la dame.
Le cerveau de Ramon se mit à bouillonner.
— Si vous voulez, nous pouvons vous prêter une chambre dans notre
maison pour la nuit ; mais nous sommes des gens modestes, vous savez…
— Nous apprécions beaucoup la proposition, mais nous ne voulons pas
déranger — répondit la dame, — et nous vous paierons. Vous nous avez sauvé la
vie aujourd'hui !
— Non, non, c'est un plaisir — déclara Ramon en faisant un geste de refus
de la main. — Ce ne serait pas mal, un peu de pognon en plus — pensa-t-il.
Il leur rendit leurs cartes d’identité :
— Suivez-moi alors. Comment se fait-il qu'ils n'aient même pas remarqué
que l'indicateur était au rouge ? — se demanda Ramon. — Les gens de la
capitale…

Quand ils arrivèrent devant la maison de la famille Coy, il était 21 h 30 bien


passées. La masure était faite de murs épais en adobe, un toit en tôle ondulée, très
bas. Ils furent accueillis par madame Coy, Marta, qui les attendait avec une soupe
de potiron fumante dont la proportion de piment était à vous décrocher la
mâchoire. Leur chambre était déjà prête.
— Quelle chouette invention le téléphone portable ! — se réjouit Ramon.
Carmen et Martin virent tout de suite le lit pour deux personnes. Ils
échangèrent un regard neutre et ne firent aucun commentaire. La nourriture les
réchauffa. Ils conversèrent avec le couple Coy, Ramon et Martin faisaient
alternativement office de traducteurs pour Marta car Carmen ne parlait que
l’espagnol. Elle leur expliqua qu'ils avaient neuf enfants, trois garçons, quatre
63
filles et deux morts nés. Don Ramon avait son champ de maïs, de haricot noir et
de potirons, un petit potager leur procurait des légumes et aussi quelques arbres
fruitiers et même un avocatier. Ils se plaignirent à plusieurs reprises que la vie
n’est pas facile tous les jours. Martin se dit que les paysans pleurnichent tout le
temps. Jusqu’à ce que Ramon ajoute que malgré tout ils vivaient plus tranquilles
et heureux que beaucoup de gens, ce qui fit qu’il regretta sa conclusion hâtive. Il
se faisait tard, très tard. Ils remercièrent longuement les Coys avant d’aller se
coucher.

— Ça devait arriver un jour, non? — ricana Martin.


— Peut-être — répondit Carmen dubitative. — Mais ne t’inquiète pas,
j’aurai mon flingue chargé à portée de main au cas où tu serais victime d’une crise
de somnambulisme érotique.
Martin se marra. Ils s'endormirent immédiatement. L'inspecteur Carmen
Guzmán Cordón rêva du cas de l'avocat qui avait planifié son propre meurtre il y
a quelques années. Marco était là, le visage impassible, leur racontant ce qui s'était
réellement passé. Martin et elle l’écoutaient, éberlués, ne pouvant croire ce conte
à dormir debout qui était pourtant la pure vérité. Quant à l'inspecteur Martin Tista
Rodas ? Il s’agitait dans le même cauchemar.

64
15

Au cours de son petit-déjeuner, Marco passa un coup de fil à don Gramajo López
pour l'informer qu'il allait bien, qu'il avait effectué une première visite de l’endroit
et qu'il avait identifié toutes les personnes présentes à la ferme. Il lui posa
quelques questions sur le voisin qu'il avait croisé en chemin, Oscar Pérez Caal.
— Un voisin de toujours, aucun problème. Il vit de son côté, il entretient
peu de relations avec les autres voisins. Je ne pense pas qu’il ait quoi que ce soit à
voir avec notre affaire ! — affirma d’un ton catégorique le propriétaire terrien.
Marco lui demanda également si TripleH allait rester pour l’aider dans son
enquête. La réponse fit sourire le détective :
— Ce n'est pas prévu. Il est là pour suivre et m'informer de la situation
générale du domaine en attendant que je trouve un nouvel administrateur. Bien
sûr, chaque fois que vous aurez besoin de sa collaboration, n'hésitez pas à la lui
requérir.
La réponse de Marco fut du même acabit :
— Je vous remercie. J'essaierai d'éviter de le déranger dans ses propres
tâches. En tant que larbin espion — ajouta Marco, mais seulement en pensée.
À la question de Gramajo López sur ce qu'il avait prévu pour les prochains
jours, il lui expliqua qu'il voulait s'imprégner du contexte, des événements et
commencer à interroger les gens, mais avec discrétion, toujours en tant que
responsable de la conception de la modernisation du bâtiment principal, raison
officielle de sa présence ici.

En début d’après-midi, il se réunit avec Jacobo Chub Tzib pour qu’il lui
transmette la liste du personnel permanent travaillant, vivant ou dormant
ponctuellement dans la ferme, sans tenir compte des contremaîtres, ouvriers
agricoles et visiteurs qui habitaient à l’extérieur. Le comptable s’était laissé
convaincre sans beaucoup de conviction que cette information serait utile à Marco
afin qu’il puisse converser avec ces gens pour repenser efficacement l’ergonomie
des espaces construits. Neuf personnes composaient cette liste :
- 1 comptable-secrétaire : Jacobo Chen Tzib ;
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- 2 gardiens : Guillermo Cahuec Cu et Juan Francisco Chub Caal ;
- 2 mécaniciens en charge de la maintenance des machines et des véhicules : Luis
Botzoc Coy et Gualberto Alvarado Pop ;
- 2 responsables de l'entretien des bâtiments et des jardins : Roberto Coy Caal et
Carlos Cab Chen ;
- 2 personnes en charge de la cuisine et du nettoyage dans la maison patronale :
María Toc Cab et Margarita Chub Caal.
Jacobo l’informa qu'ils étaient tous de la région, soit de Coban soit de
Senahú même. Quant aux voisins, c'était simple :
— À l'ouest, nous avons le domaine Wolhers. Il commence au-delà de la
montagne au nord et jouxte Las Lomas del Norte jusqu'à la route goudronnée, à
l'exception du lopin où se trouve Oscar Pérez Caal, qui débute à l’angle du chemin
de terre et de la route. À l'est se trouvent les Wagner, à côté de nous jusqu'au début
du lopin de don Oscar.
— Ont-ils plus de terres que Las Lomas?
— A la cuillère, je dirais que les Wagner sont propriétaires comme don
Gramajo de quatre caballerias, c’est-à-dire un peu plus de 150 hectares, mais
leur propriété est moins carrée, plus en longueur. Les Wolhers, de la montagne à
la route, possèdent eux aussi environ quatre caballerias, mais sans compter l’autre
versant de la montagne. Je ne sais pas combien de surface ils ont de l’autre côté
de la crête car ils n’en ont qu’une partie, pas la totalité. Parmi les gens qui vivent
ici, celui qui vous répondrait le mieux à ce sujet est don Vicente, un vieil homme
qui habite sur la montagne au nord de Las Lomas.
— Qui est-ce ? — demanda Marco, intrigué.
— Un très vieil homme, un genre d’ermite. Il était déjà là quand je suis
arrivé ici. Personne ne le connaît vraiment.
— Mais il est vivant ? — plaisanta Marco.
— Oui, bien sûr, d'ici, en direction du Nord, vous pouvez voir un bosquet
de bananiers parmi les pins. Parfois on peut y voir de la fumée quand il fait du feu.
Don José Luis dit que le vieil homme, qui était déjà installé là quand lui-même est
né, ne dérange personne, qu’il n'a jamais causé de problèmes, et qu’il faut le laisser
tranquille. La légende raconte que don Vicente aurait sauvé la vie du grand-père
de don José dans je ne sais quelle guerre. Pour lui prouver sa reconnaissance, il
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s’est déclaré prêt à lui offrir tout ce qu’il voulait. Don Vicente lui aurait alors
demandé la main de sa fille, la mère de don José, mais c’était impossible, un
Indien et une criolla, vous comprenez ? Son sauveur lui aurait donc juste demandé
la permission de vivre là-haut et la garantie de ne pas être dérangé, ce qui fut fait.
Les mauvaises langues commentent que le renard ne voulait pas trop s’éloigner du
poulailler car une des poules désirait fort se faire croquer. De là à commérer que
don José, peut-être… il n’y a qu’un pas. Mais vous savez, les légendes, il y a à
prendre et à laisser…
D'après les commentaires de Jacobo à propos de la relation de José Luis
Gramajo López avec ses voisins, il n'existait aucun différent. A part un désaccord
concernant quelques ares là où Las Lomas del Norte coïncidait avec la propriété
des Wolhers et celle d'Oscar Pérez Caal.
— Je n'ai jamais entendu don José Luis mentionner ce thème au cours de
mes huit années de travail ici — ajouta Jacobo.

En milieu d’après-midi, Marco traîna dans le centre de la ferme, fouinant.


Chacun, chacune avec ses occupations ou conversant les uns avec les autres. En
q’eqchi’… Marco comprit qu’il ne récolterait pas beaucoup d’informations en
écoutant ces échanges. Les mécaniciens, eux, parlaient en espagnol mais, du
moins quand il s’approcha d’eux, ils ne faisaient que commenter des problèmes
techniques et comment les résoudre. Tout un débat, sourit Marco, les deux
hommes passant beaucoup plus de temps dans la théorie que dans la pratique.
Il pénétra dans la maison patronale et se mit à observer les photos accrochées
au mur du côté droit de l'immense cheminée. Il y avait un cliché en noir et blanc
des arrière-grands-parents de José Luis Gramajo López : un homme avec peu de
cheveux, vêtu de lin blanc avec une cravate sombre et les mains dans les poches de
son pantalon, qu'il porte dans des bottes en cuir noir. La dame aux très longs
cheveux noirs porte une longue robe de lin blanche avec des petits volants au col,
montant et fermé, et aux poignets. Ils ont tous deux l'air européen, vu leur teint
clair. Derrière, également debout, plusieurs hommes avec des chapeaux de paille
et des vêtements de coton épais blancs, et quelques femmes avec de longues robes
et des chemisiers du même tissu. Ces personnes sont de taille beaucoup plus petite
que le propriétaire terrien et son épouse, le teint foncé, les cheveux noirs, leurs
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vêtements blancs ont l'air plutôt gris, sales et ils ne portent pas de chaussures.
Marco remarqua que personne ne souriait sur cette photo de groupe. D'autres
photos en couleur, plus récentes, montraient José Luis Gramajo López avec ses
deux filles, que Marco avait entrevues dans la capitale, et une femme aux longs
cheveux blonds. Ils portent tous des jeans et des chemises blanches. La dame
paraît beaucoup plus jeune que don José Luis, le seul qui ne sourit pas.
Il entendit des pas s’approcher. Il se retourna lentement. C’était une dame
brune avec de longs cheveux noirs, très petite, vêtue d'un chemisier vert pâle et
d'une jupe plissée vert foncé, comme les femmes que Marco avait aperçues à
Cobán. Plus ou moins la trentaine, estima-t-il. Elle devait être Margarita Chub
Caal. Cette dernière regardait les photos en silence, son visage ne dénotant aucune
émotion, mais Marco perçut quand même de la colère dans ses yeux brun foncé.
Peut-être ne parlait-elle que q'eqchi'…
— Comme elle est heureuse sur ces photos ! Elle était toujours à l'aise ici,
elle aimait y amener ses filles. Comme leur mère, elles se sentent très bien avec
nous. Les deux petites parlent très bien notre langue, le q’eqchi’. Elles me
manquent, comment vont-elles en ce moment ? — se demanda à voix haute la
dame dans un espagnol parfait. Voyant Marco ouvrir les yeux comme deux ronds
de flanc, elle rit : — J'ai étudié l'espagnol chez les curés de Carcha. J'ai le
baccalauréat. Je pourrais entrer à l’université mais je préfère vivre dans un endroit
comme celui-ci, calme et proche de mes parents. — Marco se mit à rire aussi :
— Excusez-moi, je ne voulais pas vous offenser ! — s'excusa-t-il.
Désignant du doigt la photographie prise il y a plus d’un siècle, il ajouta : — Je
viens d’arriver et je pense que je ne me suis pas encore complètement débarrassé
d’un vieux cliché noir et blanc gravé dans ma tête.
— Ne vous excusez pas, je vous en prie, c'est normal. Disons que c’est
normal et que ça ne l’est pas ! — la femme rit de nouveau.
Ne sachant que répondre, Marco observa à nouveau la photo des ancêtres
de Gramajo López.
— Fascinant, non ? — demanda Margarita. — Chaque matin, quand j'entre
dans cette pièce, je contemple cette photographie. Qu'est-ce qui y attire le plus
votre attention ?
— Écoutez, Margarita, je peux vous appeler Margarita ? — Elle acquiesça.
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— Merci, appelez-moi Marco, s'il vous plaît. Au début, ce sont les différences qui
m'ont frappé, ils diffèrent tous en tout, mais c'est leur point commun qui m'a le
plus impressionné. Il n’osa pas en dire plus. Margarita rit de nouveau.
— Comme c'est étrange, moi aussi. Chez nous, ça ne se fait pas de sourire
quand on est pris en photo, il faut toujours avoir l’air sérieux, on ne sait jamais qui
peut voir la photo. Mais là, ce cliché, c’est autre chose, ils sont tellement différents,
tellement différents et leur seul point commun c’est la ferme, comme patron et
comme ouvriers agricoles, alors personne ne sourit ! La relation esclavagiste et
esclave interdit aux deux de sourire, c’est comme ça.
Marco resta sans voix face à la perspicacité de la petite dame :
— C’est vrai, mais sur les photos les plus récentes, il y a des gens qui
sourient, sa femme, ses filles... sauf...
— Sauf lui — confirma Margarita. — Croyez-vous que son fils, si tant est
qu’il ait un jour un fils, sourira sur la photo ?
Elle se retourna et repartit en direction de la cuisine sans attendre de réponse
à sa question. Marco n'était pas tout à fait sûr, mais il avait une autre fois perçu
comme un éclair de colère dans les yeux de Margarita Chub Caal.

69
16

Des coups frappés à la porte de sa chambre le réveillèrent brusquement. Durant


quelques secondes, il crut que la bande des potes débarquait pour une partie de
poker. Panique. Il regarda sa montre : 6 h 00 du matin. Il jeta un regard autour de
lui :
— Merci ! — cria Marco, se demandant s’il avait déjà atteint cette étape de
la vie où il est indispensable de reconstituer son univers chaque matin au réveil.
— De rien… — murmura derrière la porte la voix de Guillermo Cahuec
Cu, l'un des gardiens.
Comme on le lui avait recommandé, le détective s'habilla de façon à se
protéger des froids, celui du matin et celui des hauteurs, sans oublier les bottes en
caoutchouc noir qu’on lui avait aimablement prêtées. Dans la cuisine, il tomba
nez-à-nez avec María Toc Cab, une femme d'une cinquantaine d'années, préparant
des œufs avec une sauce à base de tomates et de piments chiltepe, accompagnés
de haricots noirs, tortillas et du mosh brûlant, une boisson de flocons d’avoine où
flottent quelques morceaux de banane. Il les salua, elle et Guillermo, mais seul ce
dernier lui répondit :
— Bonjour, Don Marco, réveil agréable ? Excusez mais doña María ne
parle pas espagnol…
— Voudriez-vous lui dire que je la salue et que je la remercie de s’être levée
si tôt pour préparer cet agréable petit-déjeuner.
— Elle se lève tous les…
— S'il vous plait… — insista Marco.
Guillermo fit la traduction pour María Toc Cab. Celle-ci fixa le détective
du haut de son mètre et quelque chose avant de prononcer quelques mots en
q’eqchi”. Marco interrogea Guillermo du regard :
— Doña Maria dit que l’on voit que vous êtes une personne généreuse. Elle
vous recommande de prendre soin de vous.

Après ce copieux petit-déjeuner typique et avoir remercier à nouveau doña


María en sortant, ils empruntèrent le chemin qui commençait derrière le hangar
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des sécheuses et qui grimpait vers la chaîne montagneuse du Nord. Pour que sa
vision du monde soit claire pour Guillermo, Marco commenta :
— Les tortillas de doña Maria… voilà bien longtemps que je n’avais pas
dégusté de si délicieuses tortillas ! — Guillermo resta silencieux. — Message bien
reçu… — pensa Marco.
Ces tortillas épaisses et fraîches n'avaient rien à voir avec ces machins en
carton-pâte vendus dans la capitale, remis dans une pochette en plastique que l’on
retrouvera plus tard dans les intestins d’une tortue marine. La pente, très raide, du
sentier lui indiqua que le moment n’était plus à de grandes réflexions socio-écolo-
philosophiques. Après une vingtaine de minutes et alors qu'il avait déjà du mal à
respirer, Marco essaya de s'imposer un rythme régulier ; le pied lourd mais se
laissant porter par le relief du sol, le corps légèrement penché en avant pour être
entraîné par son propre poids. A peine passée une demi-heure, ils se retrouvèrent
enveloppés par le froid et l'humidité des nuages.
— Ils se lèveront vers 9 h 00, quand le soleil sera là — lui assura Guillermo.
— Tant mieux ! — soupira Marco, — je suis congelé.

Aux alentours, des pins et encore des pins, avec leur arôme si puissant, et
plus frais à cette heure matinale. Marco se félicita d'avoir suivi le conseil de
chausser ces bottes en caoutchouc, laides mais très utiles pour traverser les
épaisses flaques de cette boue qui paraissait du chewing-gum prêt à absorber le
promeneur pour l’entraîner dans les entrailles de la Terre. Cette boue était bien
plus fatigante que la pente. Le chewing-gum irritait Marco :
— Reste calme, reste calme… — se répétait-il. — Fais comme lorsque tu es
coincé dans un embouteillage en ville, pense à autre chose et laisse le pilotage
automatique prendre les commandes. Mais à quoi penser qui ne me fasse pas
penser à ici et maintenant ? Une femme ?
Il essaya de se souvenir de la première fille dont il était tombé amoureux.
Catarina s’appelait-elle. Elle habitait à sept maisons de celle de ses parents. Dans
un hameau, l'endroit idéal pour tuer l'amour, où non seulement tout le monde est
au courant de tout et même davantage, où les gens commentent à propos de
n’importe quoi parce que leur vie est si petite qu'ils ont besoin de commérer sur
celle des autres. Toujours en termes négatifs, bien sûr, pour que la leur paraisse
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plus enviable, à leurs yeux du moins. Pas question de flirter ou draguer sur la
place publique. La seule possibilité était de rencontrer l'objet de ses désirs dans la
cambrousse, comme si leur rencontre eut été une pure coïncidence. Quel était le
moment le plus propice ? Quand les gamines allaient puiser l'eau de la rivière avec
leurs cruches en plastique. Ou lorsqu’elles allaient ramasser du bois pour alimenter
le foyer où les mères cuisinaient. L'affaire restait néanmoins compliquée, car les
jeunes filles sortaient toujours accompagnées d'un membre de la famille ou
d'autres filles chargées de se surveiller entre elles.

Il était cependant parvenu à ses fins et ils avaient construit peu à peu une
jolie relation. Ils organisaient des rendez-vous secrets et pouvaient se rencontrer
et converser quasiment chaque jour. Quel âge avaient-ils ? Douze ou treize ans,
jusqu’au jour où ils commencèrent à discuter, à divaguer corrigea Marco, sur leur
avenir. Se marier, avoir des enfants. Combien en veux-tu ? Quatre, cinq, et toi ?
Ils dramatisaient leur vie en se demandant si leurs parents les laisseraient faire.
Une Indienne et un métisse qui se marient, le projet était déjà tragique en soi. Un
sujet qu’on effleure quelque fois mais sans jamais en parler ; impossible ! Ce fut
la première fois de sa vie que Marco réalisa qu'il existait des différences difficiles
à surmonter. A cause des autres. Finalement, il avait été obligé de partir pour la
capitale, chez un oncle, pour pouvoir étudier au lycée. Ils pleurèrent beaucoup,
tous les deux, s’échangeant des baisers pour la première fois. Ce souvenir
douloureux ramena brutalement Marco dans la froide pinède :
— Excellente cette idée d'aller visiter le vieil ermite là-haut — pensa-t-il.
— Je commence par étudier la scène du crime depuis un point éloigné. C’est une
méthode d’investigation. D'autres vont à l’inverse, commençant par l’endroit où
le crime a été commis pour l’élargir vers sa périphérie.
L’autre avantage de la démarche était que les locaux auraient la
confirmation que ces gens de la ville sont effectivement un peu dérangés et que,
dans son cas, sa présence n’avait clairement rien à voir avec cette affaire de double
meurtre. Il ne restait plus qu'à trouver un prétexte pour éloigner Guillermo
pendant qu'il converserait avec le vieil homme.
— Ce monsieur que je vais visiter, il s’appelle seulement Vicente, rien de
plus ?
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— Oui, don Vicente — répondit Guillermo sans se retourner. Le regardant
grimper devant lui, Marco se rendit compte que le gardien portait un pistolet de
gros calibre dans son ceinturon entre ses reins. — Il est gardien, j’imagine qu’il
doit se balader en permanence avec son arme — pensa-t-il pour se rassurer.
— Cet homme parle espagnol ?
— Oui, il le parle bien.
— Bien, bien, donc je n'ai pas besoin de vous embêter avec la traduction
— commenta Marco avec une petite toux significative.
Sans se retourner, Guillermo rigola doucement :
— Pas de problème. Sans vouloir vous vexer, je ne suis pas très intéressé
par ce vieil homme qui a pété un boulon. Prenez votre temps, Jacobo m'a demandé
d’en profiter pour jeter un œil sur l’état de la clôture sur la crête. Nous
redescendrons en milieu d'après-midi quand le soleil tape moins fort, si ce satané
soleil pointe enfin son nez.

Quand ils redescendirent, le maigre soleil qui avait été là pendant la journée
avait bel et bien disparu, et l'air paraissait encore plus froid qu’à l’aube. Peut-être
avait-il commis une erreur en ne retirant pas son pull en milieu de journée, comme
don Vicente le lui avait conseillé à plusieurs reprises.
Le vieil homme était impressionnant, il semblait avoir plus de cent ans et
pensait et repensait chaque mot avant qu'il ne sorte de sa bouche édentée. À l'heure
du déjeuner, ils avaient partagé les petits tamales de maïs préparés par doña
María avec des morceaux de tatou et de malanga, cuits dans une sauce à
l’achiote par don Vicente. Cet homme qui lui paraissait très sympathique et pas
du tout déjanté lui avait également offert un verre d’alcool de canne à sucre qui
réchauffait le corps et l’esprit avec une rapidité et efficacité surprenantes :
— C'est très fort, non ? — s’était mis à rire l’ermite, — vous allez oublier
tout ce que je vous ai raconté !
— J'espère bien que non, j'espère bien que non ! — avait vivement réagit
Marco. — Ça valait la peine de vous écouter, je vous le garantis.
Il aurait été bien incapable d'expliquer en quoi le récit de ce monsieur avait
apporté des éléments nouveaux à l’enquête. Il lui avait été assez difficile de
s'adapter au discours de don Vicente. Il ne parlait pas l'espagnol aussi bien que ce
73
que Guillermo avait prétendu. Il le parlait plutôt bien, mais ses phrases étaient
construites différemment ; selon une syntaxe différente en tout cas de celle que
Marco avait apprise à l'école. Il faisait de grands détours, ou il semblait à Marco
que le vieux faisait de grands détours, car il était convaincu que le monologue du
vieil homme suivait un fil très clair pour lui-même mais invisible pour un petit
gars de la capitale comme lui. Il se souvenait des gens de son hameau de naissance,
qu'il comprenait parfaitement en sachant lire entre les lignes et distinguer le plus
important parmi les détails. Un jour, il avait interrogé son père à ce sujet :
— Il faut garder ses distances avec n’importe quel événement, n’importe
quel discours, en faire le tour une fois, deux fois, sans trop s'en approcher — lui
avait-il répondu doctement, — sinon on ne peut plus penser pour bien le
comprendre.
Il redescendait la montagne, trébuchant souvent à cause de la fatigue, la tête
pleine et confuse à cause des commentaires — et de l’eau-de-vie — de don
Vicente à propos du passé du domaine des Lomas del Norte :
— Il y a eu d'autres propriétaires auparavant, mais ce n’était pas une ferme
en tant que telle à ce moment-là, figurez-vous. Après, la mort a été semée ici, par
pure jalousie, avec des gens armés ou pas, la mémoire qui n'est pas la même selon
l'un et l'autre, le fric qui corrompt tout le monde.
Marco avait pris une décision concernant le monologue de don Vicente qu'il
avait dû prendre quelquefois au cours d’enquêtes précédentes : ne plus analyser
le témoignage mais l’avoir toujours à l'esprit.

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17

Après avoir remercié et dit au revoir à la famille Coy, ils avaient cherché et trouvé
un hôtel, c'est-à-dire le seul hôtel trois étoiles de Senahú. Il s'appelait Hôtel de
Senahú, avec trois étoiles sur sa façade décrépie dont deux survivaient et dont il
ne restait qu’une légère et vieille empreinte de la troisième qui avait dû tomber une
nuit de tempête. Impossible de se tromper. La générosité du Directeur-adjoint était
compréhensible : difficile de dépenser des millions dans ce coin paumé, sauf en
jetant des sacs de piécettes dans la fontaine peinte en bleu céleste au centre de la
place centrale pour que se réalisent vos souhaits.
Les inspecteurs Martin Tista Rodas et Carmen Guzmán Cordón devaient
s’habiller en civil et avaient été invités à ne jamais se mettre en contact avec leurs
collègues locaux quoi qu’il puisse se passer. Ils avaient rapidement compris que
le statut de la police était quelque peu précaire dans cette commune. Des lynchages
de voleurs et de kidnappeurs avaient déjà eu lieu et plusieurs policiers avaient
échappé à l’immolation, accusés de complicité avec des criminels. Face à la
sollicitude répétée d’un Comité de voisins et certainement aussi à cause du
lynchage du juge de paix, la PNC avait finalement décidé de fermer ses bureaux
à Senahú. Cependant, douze ans après, répondant à la pétition insistante du même
Comité de voisins, le poste de police avait été rouvert il y a tout juste deux mois
pour protéger la population des exactions des trafiquants de drogue.
— Vos collègues marchent sur des œufs, il vaut donc mieux ne pas leur
compliquer la vie — avait expliqué le Directeur-adjoint, les assurant que le chef
du commissariat était au courant de leur arrivée mais sans en savoir plus que le
strictement nécessaire concernant la présence de deux inspecteurs de la SGIC
dans sa juridiction. En réalité, le commissaire de Senahú n’en avait aucune idée.
Officiellement, ces deux-là étaient d’importants fonctionnaires de l’Organisme
judiciaire en congé. S'il pouvait éviter, selon ce qu’on lui avait fait comprendre,
de demander de quelle institution précisément, ce serait préférable.
— Résumant la situation — articula Martin d'un ton déprimé, — nous ne
pouvons pas piper un mot, nous ne pouvons parler à personne et nous ne pouvons
pas aller là où se trouve ce Marco.
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— Allons-nous promener alors ! — proposa Carmen d’un ton enjoué pour
essayer de lui remonter le moral.
— Si j'ai envie de me la couler douce, j’emmène la famille au port déguster
du ceviche — rétorqua sèchement l'inspecteur.
— Tu préfères rester ici à l'hôtel jour et nuit à compter les punaises ? —
protesta Carmen qui ne cachait pas son agacement.
— Non plus, non plus…
— Donc ? — lui demanda-t-elle avec un haussement de sourcils
interrogateur.
— Allons faire un tour, alors ! — s’écria Martin qui avait du mal à cacher
son faux enthousiasme.

Ils arrivèrent à la fameuse Source du mariage sur la place principale.


Lorsqu'ils demandèrent pourquoi cette fontaine portait ce nom, une dame vendant
des jus de fruits naturels se fit un plaisir de le leur expliquer :
— Si quelqu’un boit son eau ou s’y baigne, il finit marié peu de temps après.
C'est inévitable. Si, si, si… — insista la vendeuse face à la réaction dubitative des
deux touristes.
— Il y a des gens qui le font délibérément alors ? — questionna Carmen.
— Comment ça ?
— Des personnes qui cherchent un ou une partenaire — précisa Martin.
— Ah non! — se moqua la bonne femme, — la source ne fait pas la
différence…
— Quelle différence ? — demanda Carmen.
— La différence entre hommes et femmes, donc si vous, par exemple, vous
vous baignez maintenant dans cette fontaine, vous vous marierez bientôt mais cela
dépend de votre chance ; ça peut être un homme… ou une femme… — ricana la
femme enchantée de sa blague homophobe.
— Tu parles d’une chance ! Je m'en fiche, je suis déjà marié… — dit Martin
en riant. — Même dans ses légendes, notre pays est homophobe — songea-t-il,
— un pays où à part les pédés, quasiment tout le monde l’est, homophobe, pas
pédé —. Le Président venait de le rappeler : la Bible mentionne Adam et Eve et
pas Adam et Nicolas. Pour une république laïque, pas mal non ? Merci Rome !
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— On ne sait jamais, monsieur, on ne sait jamais… — conclut la vendeuse
hilare avant de retourner à son mixer.

Ils gravirent un nombre sans fin de marches pour atteindre l'église


catholique. Selon Carmen, avec les ouvertures de ses deux tours à travers
lesquelles on pouvait voir passer les nuages, le temple paraissait un décor de
théâtre. Ils passèrent un long moment à observer le va-et-vient des gens dans le
marché avant d'aller s'asseoir sur une petite terrasse de café où ils commandèrent
deux mousses. Ils espéraient pouvoir recueillir des rumeurs sur les événements de
Las Lomas del Norte, un commérage ou deux sur un type de la capitale qui venait
d’y débarquer. Mais tout le monde parlait q’eqchi’ et Martin n’était visiblement
pas pressé de se mettre au travail. Ils prirent une autre bière, puis une autre.
Finalement, ils décidèrent de retourner à l'hôtel pour regarder la télévision.
— Tu sais quoi, Martin ?
— Dis-moi.
— Nous allons crever ici, figure-toi, d’ennui ou… d'alcoolisme ! —
plaisanta Carmen.
Son collègue grimaça en silence.

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18

C'était samedi. L'un des gardiens était resté, Juan Francisco Chub Caal, et
Guillermo arriverait dimanche pour le remplacer. De même, María Toc Cab était
présente et Margarita Chub Caal viendrait travailler demain. Le reste du personnel
avait pris ses deux jours de repos. Quant à TripleH, selon ses dires, il allait passer
le week-end à réviser l’état du fil barbelé de la clôture mitoyenne avec les
Wolhers. Marco ne serait pas surpris de le voir arriver à quatre pattes le dimanche
soir, de retour d’une beuverie prolongée avec une connaissance de la région. Il
n'y avait donc que Juan Francisco avec qui il pourrait converser en espagnol. Quand
Marco se réveilla, il était déjà 9 h 00. Il avait dormi comme un bienheureux, grâce
à la fatigue causée par la marche de la veille sur son organisme peu habitué à ce
genre d’exercice. La nuit était déjà tombée lorsqu’ils étaient revenus à la ferme.
Il se souvint d'avoir fait un rêve dans lequel le bienveillant don Vicente était apparu
pour tout lui expliquer même s’il n’avait rien compris.

Il s'installa dans la cuisine pour prendre son petit-déjeuner. Doña María


préparait le chirmol de Cobán, un savoureux pepian et un flan aux mûres pour le
déjeuner. Comme un gamin, Marco posa le bout de son index sur le chirmol qu’il
suçota ensuite pour goûter. Il se figea, passa au rouge écarlate, se mit à pleurer
puis à tousser. Il ne comprit pas un traître mot de ce que la vieille dame morte de
rire lui disait en q’eqchi’.
Alors qu'il sirotait son café pour accompagner des œufs brouillés et du
fromage frais, une idée lui vint, parler tout seul à voix haute :
— Marco, mon petit, me dirait ma maman, pourquoi es-tu allé te mettre
dans ce pétrin ? Qui ? Moi ? Eh bien, pour gagner ma vie. Je ne me plains pas, je
suis dans un bel endroit, me reposant du stress de la capitale. Je mange comme un
prince, je dors autant que je peux, je fais même de l'exercice, je marche dans la
montagne, je respire l'air frais ! J'ai trouvé quelques polars gringos et je peux
rafraîchir mon anglais que j'avais perdu de vue depuis le lycée. Aucune raison de
me plaindre, donc. C’est vrai, je n'ai pas de potes ici mais qui sait? Peut-être que
je m’en ferai, il faut juste les rencontrer. Une femme ? Qui sait ?
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Il rit, jeta un regard en biais à Maria. La dame se rendit compte qu'il la
regardait, lui sourit et retourna à l'art de ses casseroles.
L'enquêteur solitaire poursuivit :
— La raison de mon séjour ici ? Eh bien, confirmer ce que tout le monde
prétend quant à qui a tué cette pauvre femme et l’administrateur. À première vue,
pas de doute, et pourtant j’en ai un gros, de doute. Tous les experts avec qui j'ai
parlé à ce sujet ont également un doute. Bizarrement, personne ne propose une
autre version. En réalité, je n'ai pas encore vraiment eu le temps d’interroger les
gens d’ici, la plupart d’entre eux ne parlent pas espagnol et je ne connais pas un
mot de q’eqchi’ ! La question est donc : mon cher client avait-il pensé à ce
problème ? Bien sûr qu’il y avait pensé. Alors, monsieur le détective ? Alors, j'ai
un mauvais pressentiment, et plus encore après avoir conversé avec don Vicente.
Je n'ai pas d'autre thèse en tête, seulement cette mauvaise impression que le vieil
homme de la montagne m'a confirmée. Tout est resté confus pour moi dans ce
qu'il m’a dit mais la mauvaise impression s’est faite plus forte ; comme s’il y avait
une autre façon de voir les événements mais je n'ai pas la bonne paire de lunettes
pour les capter.
À ce stade de son monologue, lui surgit un autre doute, à propos de Maria.
Il l’observa de nouveau : la dame avait toujours le nez dans ses marmites
fumantes. Lorsqu’il se remit à s’activer de la fourchette, il vit que quelqu'un se
tenait debout dans l'embrasure de la porte, un jeune homme, fusil à la main. Marco
regretta d'avoir été si confiant quant à la tranquillité de sa fin de semaine
champêtre. Il avait laissé son arme dans sa chambre. Vu le regard de Marco sur
son fusil, l’inconnu se rendit compte du malentendu et s’empressa de le rassurer :
— Excusez-moi, Don Marco, je suis Juan Francisco Chub Caal.
— Qui ça ?
— Juan Francisco Chub Caal, le gardien, l'un des gardiens. Je travaille avec
Guillermo, avec qui vous êtes allé hier rendre visite au vieil homme là-haut dans
la montagne.
— Ah, très bien, bien sûr ! Avez-vous déjà mangé ?
— J’allais le faire, merci — répondit Juan Francisco en prenant une chaise.
Marco se demanda depuis combien de temps cet homme était là. Avait-il entendu
ses commentaires ? Autant entrer dans le vif du sujet.
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— Alors c'est votre tour le samedi…
— Le reste de la semaine, nous sommes ici tous les deux.
— Ça ne m'avance pas beaucoup — pensa Marco,— ils était donc tous les
deux présents le vendredi du crime. — Quel âge avez-vous ? — demanda-t-il.
— Vingt-quatre ans.
— Et depuis quand travaillez-vous ici ?
— Quatre ans à la fin du mois.
— Et d'où venez-vous ? — Tout en posant sa question, le détective réalisa
sa maladresse.
— D’un village près de Senahú — répondit Juan Francisco, surpris par
autant de questions.
— Excusez-moi, Juan Francisco, ce n'est pas que tous les architectes soient
si curieux, mais aujourd'hui je me sens un peu… — Il laissa délibérément le reste
de sa phrase en suspens.
— Et donc ? — demanda le gardien, curieux à son tour.
— Eh bien, vous savez ce qui s'est passé ici, peu de temps avant mon
arrivée…
— Oui, c'est moche. Deux personnes sympathiques. Elle était très gentille,
la Seño Caro et cet Alfredo, je n'ai jamais eu de problème avec lui, des personnes
bien sympathiques…
— La Seño Caro?
— Madame Gramajo, mais tout le monde l'appelait Seño Caro parce qu'elle
ressemblait plus à l'amie de tout le monde qu'à l’épouse d’un patron.
— Je comprends, je comprends. Mais quel était le nom de famille
d’Alfredo ?
— Pop Choc, Alfredo Pop Choc.
— Eh bien, cet homme, vous avez entendu parler que certains
prétendent qu'il était impliqué dans des affaires illégales.
— Vous faites référence aux accusations de la presse qu'il était complice
des trafiquants de drogue ?
— Eh bien oui, ce que j'ai lu, comme vous.
— De purs mensonges ! — cria presque Juan Francisco.
— Merde ! — songea Marco, — moi qui avais crainte de m'ennuyer ce
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week-end, oublie ça... Bon, tant mieux, ou tant pis, je ne sais pas. — Mais la
presse dit qu’elle a repris ces propos du témoignage de quelqu’un d’ici — insista-
t-il.
— De pures balivernes, vous dis-je ! Que va venir faire le narco ici ? Je sais
bien qu'il est quasiment partout dans le département. Mais ici, rien à voir.
— Un autre qui, sans même à avoir à analyser des cartes géographiques,
considère que ces gens n’ont rien à faire ici — songea Marco. — Pourtant, on
affirme avoir trouvé je ne sais pas combien de kilos de drogue...
— Dans une ferme de Panzos, pas ici… — marmonna le gardien. Marco
resta sans voix avant de se ressaisir :
— Dans une ferme de Panzos ?
— Oui, si vous faites référence à la photo en une de Prensa Libre, cette
cargaison a été découverte dans une ferme de Panzos, pas de Senahú, pas d’ici.
— Vous permettez ? Je reviens…
— Je vous en prie — répondit le gardien tout en prenant la tasse de café
que lui tendait doña María.
Marco partit presqu’en courant vers sa chambre.
Il fouilla dans son dossier et retrouva la coupure de presse. Voyons : la
photographie, d'accord, avec José Luis Gramajo López. Légende de la photo :
Destruction des 332 kilos de cocaïne saisis à Cobán. Cobán ? La ville ? Le
département de Cobán ? Ils ne précisent pas. D'accord. Le représentant du
Ministère public... blablabla... M. José Luis Gramajo López, propriétaire de la
ferme Las Lomas del Norte, d'accord. Voyons, l'article : blablabla, ah, j’y suis !
Alfredo Pop Choc autorisait depuis plusieurs mois des débarquements,
blablabla... il y aurait eu un désaccord entre eux, ok, ce pourquoi il aurait dénoncé
la présence de trafiquants de drogue dans la région au propriétaire de la ferme,
José Luis Gramajo López. Ah voilà : ce dernier a dénoncé cette situation aux
autorités, et les forces de police sont arrivées pour effectuer une perquisition dans
la nuit du vendredi au samedi. Dans la maison du propriétaire ont été découverts
les corps de son épouse et de l'administrateur. Madame Gramajo était venue se
reposer quelques jours à la ferme. Les deux cadavres portaient des preuves
évidentes de torture.
— Bon sang ! — s’écria Marco, — la police est arrivée ici le samedi matin
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à cause des meurtres, qu’est-ce que c’est que ce charabia ? Personne n'a affirmé
avoir trouvé ces 332 kilos ici ! Ou Gramajo Lopez l’a mentionné quand nous
avons conversé à la capitale ? Il ne l'a pas dit comme ça, il l’a insinué, non, il me
l’a laissé entendre ? — Il retourna à la cuisine où Juan Francisco et María
papotaient en q'eqchi'.— Quel dommage que vous ne compreniez pas le q'eqchi',
Don Marco, Maria peut vous confirmer qu’ici il n'y a jamais eu de trafic de drogue
— insista le gardien.
— Je vous crois, je vous crois, Juan Francisco, vous êtes certainement
mieux informés que la presse, on ne peut pas leur faire confiance, de toutes façons.
— Bon, si vous permettez, je dois retourner à mon poste.
— Passez une bonne journée — répondit Marco, dépité.

Le pepián du déjeuner fut un réel délice. Mais il lui resta coincé dans la
gorge. La forte mauvaise impression était devenue une très forte mauvaise
impression. Celle d’être un imbécile.

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19

Après samedi, il y a dimanche. Il en a toujours été ainsi. Enfin, presque ! Le


dimanche, on n’appelle pas les gens à 8 h 00 du matin, sauf en cas d'urgence, selon
l’opinion de Marco. Ce fut probablement la raison pour laquelle don Gramajo
López commença par s'excuser, qu'il n'avait pas pu l'appeler plus tôt. Lorsqu'il lui
demanda s'il avait prévu de sortir, il répondit qu'il préférait rester au domaine.
Évitant ainsi la délicate question de savoir où pouvait bien se trouver TripleH qui
avait disparu depuis vendredi après-midi. En revanche, il avait décidé d’aborder
directement le thème du mobile du double meurtre lorsque le fermier
l’interrogerait :
— Avez-vous réussi à progresser sur le sujet qui nous intéresse, malgré le
week-end ?
— Pas grand-chose, à cause du peu de temps passé ici, bien sûr. Cependant,
je ne serais pas aussi affirmatif en termes de responsabilité que l’ont été la presse
ou les autorités elles-mêmes.
— Dans quel sens ?
— Le relief de la zone ne se prête pas vraiment au transit ou comme porte
de sortie. Il appuya sur le mot sortie. Il existe d'autres vallées plus adaptées à cet
effet.
— Avez-vous une autre thèse ?
— Pour le moment, non. Je ne vais donc pas m'aventurer au-delà de ce que
je viens de vous dire — répondit Marco. Il en profita : — Auriez-vous vous-même
des soupçons sur un autre aspect de l’affaire ?
— Non, non, juste le doute que les choses puissent être aussi simples. Mais
c'est bien, très bien… — chuchota Don Gramajo López.
— Très bien ?! — demanda Marco surpris.
— Je veux dire, c'est précisément pour enquêter sur le mobile que je vous
ai embauché, non ?
— En effet — confirma le détective.
— Bon, je vous laisse travailler. J'ai moi-même plusieurs questions à régler,
même un dimanche ! — déclara le propriétaire terrien en soupirant.
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Ils échangèrent les formules de courtoisie habituelles et raccrochèrent. Il ne
m’a pas répondu à propos de ses soupçons, pensa Marco.

Il craignait que son dimanche ressemble fort à son samedi. À deux


exceptions près : Guillermo Cahuec Cu avait remplacé Juan Francisco Chub Caal
pour surveiller le portail, et il rencontra Margarita Chub Caal au lieu de María Toc
Cab dans la cuisine. Alors que le détective dévorait son petit-déjeuner, elle lui
demanda s'il avait déjà des idées pour le réaménagement du centre de la ferme.
— La vérité est qu'il me faut un peu de temps pour me concentrer sur mon
sujet, sachant ce qui s'est passé ici il n'y a même pas deux semaines — répondit-
il.
Il savourait sa bouillie d’avoine et de banane bien sucrée et la grande
assiette de fruits frais que Margarita avait préparé pour lui : papaye, melon,
ananas et pastèque. Il prit trois tasses de cet excellent café dont il savait déjà qu'il
allait le regretter le jour où il devrait quitter cet endroit :
— Il est vraiment délicieux, je pourrais en boire des litres !
— Écoutez, Don Marco, les trafiquants de drogue n'y sont pour rien —
affirma soudainement Margarita.
— Je n'ai rien dit ! — protesta Marco.
La femme rit, mais sans se débarrasser de son regard triste :
— N'oubliez pas le proverbe : plus le village est petit, plus l’enfer est grand.
La plupart d'entre nous sommes d'ici. Vous pouvez être sûr que toute conversation
que vous aurez ici sera rapportée le jour même dans le hameau et alimentera les
commentaires des uns et des autres.
— Mais… — s’esclaffa Marco, — étiez-vous ici ce vendredi-là ?
— Quand ils ont été assassinés, dites-vous?
— Absolument.
— Il était environ 10 h 00 du soir et je me reposais dans ma chambre.
— Dans la maison qui se trouve derrière ?
— Exactement. C’est là que nous nous reposons la nuit. Les gens qui ont
de la famille au hameau peuvent rentrer chez eux, s'ils préfèrent ; c'est selon, sauf
pour les gardiens.
— Et dans votre cas ?
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— Parfois ici, parfois là-bas, pour changer, si j'ai des choses à terminer chez
moi, ou si je veux passer un moment plus tranquille.
— Donc cette nuit-là, vous dormiez ici ?
— Oui, ici. Je ne dormais pas, j’étais en train de lire… la Légende de la
Llorona. Aucun des deux ne prit ça pour une blague.

Margarita, qui s’était absentée un moment, revint avec des chiffons propres
et se mit à parler d’elle-même tout en essuyant la vaisselle qu'elle venait de laver:
— Il était presque 10 h 00 heures du soir quand j’ai entendu du bruit dans
la maison patronale. A cette heure, la Seño Caro est… était toujours endormie, elle
avait l’habitude de se coucher tôt. J'avais peur, c’était horrible, je n'ai même pas eu
le courage d'ouvrir ma porte pour voir ce qui se passait. J'étais sûre d’avoir
entendu des pas venant du salon. Environ cinq minutes se sont écoulées et j'ai
discrètement regardé par ma fenêtre, en prenant garde de ne pas bouger le rideau.
J'ai vu passer deux ombres, ce devait être les gardiens mais j'avais tellement peur !
Quelqu'un est venu frapper à ma porte ; c'était María, avec l'un des mécaniciens,
Gualberto. Nous nous sommes rendu ensemble à la maison patronale, la porte
était grande ouverte. On entendait la voix des deux gardiens à l'intérieur, alors
nous sommes entrés. Je ne sentais même pas mes jambes tellement j’avais peur.
Ils étaient dans la grande salle, observant deux corps allongés sur le sol, face à la
cheminée, l'un à côté de l'autre. La Seño Caro était sur le ventre et don Alfredo sur
le dos. On pouvait voir qu'il avait eu la gorge tranchée et sa tête était toute tordue.
Guillermo s’est penché et a vérifié si la Seño Caro était également morte. Il n'était
pas sûr qu'ils l’aient tuée elle aussi, vous comprenez ? — Margarita se mit à
pleurer. — Je ne sais pas, peut-être qu'elle était seulement évanouie, ça peut
arriver, non ? Je me suis également penchée et j'ai vu qu’elle avait subi le même
sort. Je me suis sentie tellement mal que j'ai vomi. Luis, qui venait d’arriver,
m’a soutenue et m’a aidée à m’asseoir, sinon je crois que je me serais évanoui.
— Les deux gardiens étaient habillés en vêtements de jour ? — demanda
Marco.
— Oui, les deux portaient des jeans et leurs chemises blanches.
Margarita s'assit et s'essuya le visage avec un petit mouchoir qu'elle sortit
de son soutien-gorge, sous son chemisier. Marco laissa passer quelques minutes
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et s’aventura à l’interroger bien qu'il n’ait pas très envie d’importuner cette femme
qui n'arrêtait pas de pleurer :
— Est-il vrai qu'ils ont été torturés ?
— D'après ce que j'ai vu, non, je ne sais pas. Les policiers ont pris un temps
fou pour arriver, ils ont beaucoup tardé ! Ils ont débarqué vers 6 h 00 du matin.
C'était une nuit de cauchemar, nous ne savions pas quoi faire. Don Jacobo a insisté
pour que nous ne restions pas là, que nous ne devions rien toucher; rien, même pas
un verre pour boire de l'eau, pas même la porte de la maison qui était restée
ouverte.
— Et ensuite ?
— Nous nous sommes rassemblés sous le toit des sécheuses, en attendant
l'arrivée des policiers.
— Toute la nuit, dans le froid ?
— Oh, Don Marco, je ne sentais même pas le froid ! Je tremblais plutôt de
peur… Luis et don Jacobo sont partis au hameau pour demander aux gens s’ils
avaient entendu quelque chose mais personne n’avait rien entendu. Don Jacobo
leur a recommandé de ne pas venir par ici, pour éviter qu’il y ait des empreintes
de pas partout. Et aussi qu’ils postent quelques hommes armés sur le bord de la
route au cas où.
Marco décida de lui poser une autre question, la dernière :
— Qu'a dit la police?
— Ils nous ont expliqué que les deux avaient été égorgés avec la même
arme, un couteau, pas une machette, avec un couteau. Et que don Alfredo, ils lui
ont coupé... Le visage inondé de larmes, Margarita se mit à bégayer.
— Ils lui ont coupé quoi ?
— Entre les jambes, ils lui ont tout coupé. Je me souviens, le policier qui
nous a mentionné cette horreur a dit quelque chose comme « on dirait qu’ici la
guerre n’est pas terminée… »

86
20

Après dimanche arrive lundi. Il en a toujours été ainsi, ou presque, que cela nous
plaise ou non. Cependant, rien à voir avec les bureaux de la capitale quand, le
lundi matin, tous arrivent avec l’air fatigué, échangent des salutations et des
informations comme s'ils ne s'étaient pas vus depuis Mathusalem, jettent un œil
sur leurs courriels — ils mentent toujours en prétendant qu’ils en ont reçus un
nombre incroyable durant le week-end, professionnels bien entendu. Lorsqu’ils
terminent de mettre de l'ordre sur leur bureau, il est déjà temps de rentrer à la
maison. Rien à voir à Las Lomas del Norte. Dès que Marco s’était levé, il avait
entendu le personnel de l’exploitation bourdonner comme une ruche. Dans la
cuisine, il était tombé sur TripleH. Visage boursoufflé, yeux rougis, typiques
grimaces post-beuverie. Il marmonna quelque chose au sujet des délimitations et
des clôtures, beaucoup de problèmes, beaucoup de travail, quelque chose dans le
style, le détective n’y prêta même pas attention. Le gorille puait l'alcool à cinq
mètres.

Synthétisant les trois témoignages qu'il avait entendus pour le moment,


Marco en était maintenant convaincu : les trafiquants de drogue n'avaient rien à voir
avec le double meurtre. Malgré le fait que Guillermo, le gardien d’hier, ne puisse
pas être considéré comme ayant vraiment donné son témoignage, il avait tout de
même confirmé ce doute en laissant échapper d’un ton irrité par l'insistance de
Marco :
— Ecoutez, je vous l’ai déjà fait comprendre quand nous avons grimpé là-
haut, je ne veux rien savoir, je ne veux pas en entendre parler. Mais n’allez pas
avaler ce conte à dormir débout à propos de je ne sais quels trafiquants !
— À ce stade, pourquoi ne pas profiter de l'état semi-liquide dans lequel se
trouve TripleH ? — se dit Marco.
— Tout va bien? — lui demanda-t-il, — vous avez l'air bien fatigué.
— On commence avec un, puis deux, trois, vous savez ce que c’est…
— J'imagine, j’imagine… — soupira profondément Marco, faussement
compatissant. — Ah ! J'ai oublié de vous mentionner que le patron a appelé
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dimanche, c’est-à-dire hier, très tôt le matin. Et hop, prend ça dans ta gueule, l’air
de rien !
TripleH toussa et se trémoussa sur sa chaise, visiblement mal à l'aise :
— Il m'a demandé ?
— Oui, mais ne vous inquiétez pas, je lui ai expliqué que vous étiez ici, en
plein boulot — mentit Marco.
— Merci beaucoup, Don Marco, vous m’évitez une grosse emmerde. C'est
que le patron se fâche pour un rien, surtout lorsqu’il est de mauvaise humeur.
— Pour sûr — pensa Marco, — le toutou fidèle ne va pas grogner contre
son maître. Il reprit la conversation sans laisser à TripleH le temps de reprendre
sa respiration :
— Ce n’étaient pas les trafiquants de drogue ! — déclara-t-il
péremptoirement.
Le malaise du gorille se multiplia par dix. Il avait une sacrée gueule de bois
et ce détective de merde le faisait chier avec cette histoire. Avant qu’il ouvre la
bouche pour répondre, Marco savait déjà que TripleH était sur la défensive et avait
donc décidé d'opter pour l'agressivité. L'écran de fumée arrive, sourit Marco.
— Écoutez, Don, j'ai mon boulot pépère. Je sais que le patron, ce qu'il veut
de moi, c'est que je fasse ce qu'il me demande, rien de plus. Je sais qu’il n’aimerait
pas que je mette mon nez dans des oignons qui ne sont pas les miens. Vous avez
été embauché pour l'affaire. Alors, chacun son travail, vous avez le vôtre et moi
le mien, vous me comprenez ?
— Pourquoi dis-tu l’affaire, pourquoi ne dis-tu pas le crime ou le meurtre,
mon bonhomme ? — se demanda Marco avant de répéter :
— Les trafiquants de drogue n’ont rien à voir avec l’affaire.
TripleH prenait sur lui, difficilement, pour garder son calme, mais Marco
n'était pas dupe ; il savait que le gorille simulait une colère contenue pour se
protéger ; alors il répéta à nouveau :
— Ce n'est pas le narco.
Le gorille se leva brusquement sans un mot et partit.

Le détective était allé demander aux mécaniciens qui travaillaient dans le


hangar des sécheuses si quelqu'un pouvait l’emmener en voiture. Gualberto s’était
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excusé car il devait réparer un moteur. Luis Botzoc Coy, lui, répondit qu'il serait
heureux de lui rendre service mais qu’il devait demander les clés à TripleH.
— Je vous attendrai ici — répondit Marco.

Luis tarda pas mal de temps avant de revenir enfin avec les clés :
— Il voulait vous accompagner mais je lui ai gentiment expliqué qu’il ne
peut pas conduire dans l’état où il est.
Les deux mécaniciens se moquèrent du gorille et de sa tendance à la
bouteille. Tant mieux, je ne l’aurai pas sur le dos, se réjouit Marco. Ils montèrent
dans une jeep noire et quittèrent la ferme, saluant Juan Francisco au passage du
portail, debout avec son fusil à la main. Marco se rendit compte qu'il avait passé
cinq jours sans sortir de la ferme.
— Où allons-nous? — demanda Luis.
— Jusqu’à la route, s'il vous plaît. Ensuite, je vous indiquerai.
Ils passèrent les prés et entrèrent dans la zone boisée. Le chemin de terre
était en bon état, sauf à l'intersection d'une rivière sans pont qu’ils traversèrent
avec prudence. Pour les autres rivières qu’ils rencontrèrent, des passerelles de
rondins très épais semblaient construites pour résister à un troupeau d'éléphants.
Après encore un kilomètre de route, les bois et les plantations de café laissaient
place à une jungle très dense :
— Pourquoi cette partie n’est pas exploitée ? — demanda Marco.
— Ces gens-là voient à très long terme. Ici, ils ont pas mal de bois précieux.
On raconte qu'il y a de l'acajou qui vaut des millions, beaucoup d’acajou. Ils ne le
coupent pas, au cas où un jour l’exploitation du café aurait des problèmes.
— Comment ça ?
— Le café a ses maladies, je n'en sais pas grand-chose, on m’a raconté. S’il
pleut trop, s’il y a trop d'humidité, le café attrape un champignon, l'œil de coq, et
il peut pourrir sur pied. Pour ce que j’en sais.

Continuant de descendre, ils atteignirent la route goudronnée :


— Qu’est-ce que c’est agréable, l’asphalte ! — soupira Marco, — quoi
qu’on en dise… — après deux kilomètres et des brouettes à êtresecoué comme un
sac à patates. — Comment fait-on pour l’essence ? — demanda-t-il.
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— Ne vous inquiétez pas, le réservoir vient d’être rempli ! — rit Luis. —
Il n'y a pas de station-service jusqu'à Senahú, nous avons une citerne au domaine.
— De quel côté se trouve Senahú ?
— À droite. A gauche, la route goudronnée va jusqu’à l’entrée des Wagner.
— Prenons à gauche, alors, s'il vous plaît.

Au bout d’un peu plus d'un kilomètre, la route s’achevait devant un portail
en pierres, semblable à l'entrée d'un château médiéval. Ils sortirent de la voiture
et saluèrent un gardien venu à leur rencontre. Marco le questionna à propos du
chemin de terre qui continuait vers l'Est.
— Il court sur un kilomètre environ et atteint le sommet de la montagne où
il débouche sur un ravin, vous ne pourrez pas passer. C'est là que se termine le
domaine — ajouta l'homme.
Ils firent demi-tour et retrouvèrent le croisement avec la route de Las Lomas
del Norte, Marco pria Luis d'aller tout droit.
— Savez-vous où se situe la limite entre la propriété de… il consulta le petit
bout de papier qu’il avait emporté avec lui, la propriété d'Oscar Pérez Caal et celle
des Wolhers ?
— Bien sûr, vous pouvez la voir de la route.
La route continuait de descendre et le mur de pierres de plus de deux
mètres de haut ne s’interrompit qu’au bout d’environ un kilomètre et demi pour
laisser place à une clôture de deux fils barbelés.
— Impressionnant, ce mur ! — commenta-il à haute voix.
— Vous pouvez le dire, vous imaginez le boulot ?! — s’exclama le
mécanicien.
— Je vais descendre un petit moment — dit Marco.
— D'accord, je vous attends.
Marco fit quelques pas sur l'asphalte pour se dégourdir, sortit son carnet et
dessina à grands traits un plan de la zone. Avec les renseignements que Jacobo et
Guillermo lui avaient donnés et cette balade, il en avait une vision plus claire. Il
rejoignit le véhicule et informa Luis qu'ils allaient rendre visite à don Oscar.
— Et l'autre côté de la route — — interrogea-t-il, — à qui appartient-il?
— Désolé, Don Marco, je ne sais pas. Jacobo, lui, sûrement le sait.
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Marco jeta un oeil à sa montre. Il était presque 10 h 00, l’heure idéale pour
une visite de courtoisie, pensa-t-il.

La propriété d'Oscar Pérez Caal n'était pas de la même taille que les fermes
voisines, elle n’était pas entourée de murs monumentaux, la maison se situait à
seulement deux cents mètres de l'entrée. Une demeure en bois d'un étage, peinte
en turquoise et vert corinthien, un puits en face et un parterre d'herbe où trônaient
une Blanche-Neige et ses sept nains en terre cuite vernie.
— C'est chouette! — se dit Marco. L’endroit lui rappelait la photo qu'un de
ses amis avait prise d'un jardin à Paris, en France. Don Oscar sortit de sa demeure,
avec son sourire habituel, salua Luis et s'approcha de Marco pour le serrer dans
une chaleureuse embrassade :
— Bienvenu, Don Marco, bienvenu, quelle bonne idée de rendre visite à un
voisin un peu seul, entrez, je vous en prie !
Ils pénétrèrent dans une vaste pièce avec salon, salle à manger et cuisine sans
séparations :
— J'aime beaucoup — commenta le détective.
— Qu'est-ce qui vous plaît, mon cher Marco ? — demanda Don Oscar.
— Les parties communes, sans murs —. L'hôte se mit à glousser :
— Je l'ai copié dans un magazine gringo, d'un appartement à San Francisco,
Californie. Pourquoi mettre des murs qui ne servent à rien ? Regardez tout
l’espace gagné ! Asseyez-vous, s’il vous plaît, oui, dans ces fauteuils. Je vous sers
un petit café ? Vous, Don Luis, avec peu de café et beaucoup de sucre si je me
souviens bien…
— Oui, merci, Don Oscar — répondit Luis.
— Et vous, Don Marco ?
— Avec beaucoup de café et sans sucre, s'il vous plaît.
— Vous l'aimez très noir ?
— Autant que possible —. Don Oscar se leva de son fauteuil, le fixa avec
des yeux inquisiteurs :
— Je crois que je sais ce qui vous ferait plaisir, Don Marco. — Il se rendit
dans la cuisine et en revint avec une grande tasse pour Luis et deux petites tasses,
une pour Marco et l'autre pour lui. Le détective regarda son contenu, surpris :
91
— Je ne peux pas le croire, merci beaucoup ! Il aspira un peu du liquide
brûlant. C’est trop bon…
— Quel hasard, je venais justement de m’en refaire une carafe ! Qu'avez-
vous imaginé, Don Marco, que nous ne connaissions pas l'expresso dans le
Polochic, que nous sommes des sauvages ? — don Oscar s’amusait de sa propre
blague.
— Sauvages, non, bien sûr que non, je suis moi-même d’El Petén, mais il
est vrai que nous n'avons pas de café. Vous m’avez pris par surprise, une
excellente surprise…
Don Oscar demanda au détective comment il se sentait à Las Lomas del
Norte. Le faux architecte répondit qu'il était venu pour concevoir le
réaménagement de la maison de Don Gramajo López mais qu’il n’avait pas encore
vraiment commencé. Ils échangèrent des propos banals sur le climat et la culture
du café. Marco accepta l'invitation à une promenade dans la propriété :
—Allons voir ce bétail et cette cardamome ! — s'exclama-t-il en se levant
de son fauteuil.
— Bien, bien, vous avez une bonne mémoire — s’esclaffa le petit homme
d’un air tout réjoui.
Luis l’informa qu’il allait profiter de leur balade pour régler un problème
mécanique qu’il venait de détecter dans la jeep. Tant mieux, se dit Marco, sinon
les gens vont commencer à penser que je suis trop intéressé par ces meurtres. Don
Oscar conta à Marco qu'il entretenait de bonnes relations avec ses voisins, à qui il
louait même parfois des prés pour son bétail, afin de pouvoir renouveler
régulièrement le sien, plus petit.
— En réalité, ce qui me sauve, c'est la cardamome. Je dois remercier les
Arabes —. Il expliqua à Marco que presque toute la production de la région
était exportée vers les pays du Golfe où cette épice est utilisée pour aromatiser
le café.
— Dommage qu'ils ne nous achètent pas aussi le café car, malgré les
intermédiaires rapaces, ils paient très bien.

Ils revinrent vers à la maison et dégustèrent un autre expresso, cette fois-ci


agrémenté de cardamome. Marco apprit alors que don Oscar vivait seul ; il avait
92
perdu sa femme et ses trois enfants pendant la guerre. Lui-même avait dû se cacher
dans les montagnes pendant presque trois ans.
— De la terre, j'ai mangé de la terre, vous imaginez ? Les curés de Cobán
sont venus me récupérer, sinon je ne serais pas ici aujourd'hui pour vous raconter
cette triste histoire.
Lorsque Marco l’interrogea à propos du hameau de Las Lomas del Norte,
l’éternel sourire de Don Oscar disparut :
— Ce fut terrible, terrible... Ils n'ont rien laissé, personne, rien. Il se leva
brusquement :
— Un autre expresso, Don Marco ? Il était clair qu'il préférait changer de
sujet mais Marco ne put s'empêcher de poser la question qui lui brûlait les lèvres:
— Le double crime de Las Lomas pourrait-il avoir quelque chose à voir
avec ce passé ? Don Oscar s'arrêta, se retourna, fixa Marco, se concentra quelques
secondes avant de répondre :
— Je n’y ai pas pensé. Maintenant que vous le dites, pourquoi pas ?
Il secoua la tête comme pour éloigner des fantômes et continua vers la
cuisine :
— Alors, Don Marco, simple ou double ?

93
21

Ce matin-là, le Directeur-adjoint de la Sous-Direction générale des investigations


criminelles, Alejandro Flores Batz, dit le Cachalot pour ses subalternes, arriva de fort
mauvaise humeur à son bureau, comme tous les mardis. Le lundi, il avait
seulement à reprendre les dossiers en attente de la semaine précédente, des
semaines précédentes. Mais mardi ! Le mardi, il fallait étudier et donner des
directives sur de nouveaux dossiers, sans oublier de vieilles affaires qui pouvaient
tout à coup exiger une intervention urgente. Impossible d’attendre jusqu’à
mercredi pour que devienne opérationnel un dossier qui était déjà sur votre bureau
depuis vingt-quatre heures. Lorsqu’il vit la chemise avec l'indication Confidentiel
(Cobán), il sut qu'il avait définitivement foiré sa journée. Il ouvrit le dossier où il
ne trouva qu’une seule feuille :

Réf. : Dossier « Nonne blanche »


Rapport de : SGIC Antenne Senahú
À : SGIC Sous-Direction capitale
Jour 1:
Heure indéterminée : 2 membres du personnel de SGIC capitale sont arrivés à
Senahú dans la nuit. Ont passé la nuit chez monsieur Ramon Estrada Coy (voir
Annexe 1). Installés à l’Hôtel de Senahú. Ont visité l'église de Senahú.
1210 : Sont restés déjeuner et consommer des bières sur la place du marché de
Senahú.
1705 : Retour à l’Hôtel Senahú.

Réf. : Dossier « Nonne blanche »


Rapport de : SGIC Antenne Senahú
À : SGIC Sous-Direction capitale
Jour 2 :
0930 : Sortie des 2 personnels SGIC Capital de l'Hôtel Senahú.
1300 : Sont restés déjeuner et consommer des bières sur la place du marché
de Senahú.
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1705: Retour à l'Hôtel Senahú.

Réf. : Dossier « Nonne blanche »


Rapport de : SGIC Antenne Senahú
À : SGIC Sous-Direction capitale
Jour 3 :
1030 : Sortie des 2 personnels SGIC capitale de l'Hôtel Senahú.
1120 : Sont restés déjeuner et consommer des bières sur la place du marché
de Senahú.
17 h 55 : Retour à l'Hôtel Senahú.

Le Directeur-adjoint fronça les sourcils et grommela :


— Ok, j'imagine le prochain rapport : sortie à midi, déjeuner puis bières,
retour à l'hôtel en soirée… Je dois leur donner des directives plus claires sinon ils
vont plus qu’autre chose me causer des soucis supplémentaires. Putain de mardi !

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22

Un vrai coup de pot ! Il était midi, il observait les deux mécaniciens, Luis et
Gualberto, en train de se battre avec un moteur de sécheuse ; toujours le même,
celui qui ne voulait pas démarrer. Le détective se demandait s'il ne valait pas
mieux laisser tomber le centre de la scène du crime pour retourner enquêter depuis
sa périphérie, par exemple retourner à la ferme du si sympathique don Oscar,
lorsque María apporta leur déjeuner aux deux ouvriers :
— C'est une habitude que nous avons tous les deux, de déjeuner à côté des
machines, nous les aimons trop ! — plaisanta Luis.
Ils proposèrent à Marco de partager leur repas :
— A la bonne franquette ! — s’exclama Luis.
Il accepta, c'était l'occasion de converser avec eux et de faire connaissance
avec Gualberto qui, contrairement à son collègue, était guère communicatif. Il
n’articulait pas plus d'un mot par demi-heure, sauf en ce qui concerne les questions
mécaniques, mais ce fut quand même lui qui posa soudain la question :
— Êtes-vous ici à cause de ce qui s'est passé ?
— Ce qui s'est passé ? — demanda Marco.
— Le double meurtre — précisa Luis. Depuis qu'ils avaient commencé à
discuter, c’était toujours lui qui assurait la continuité des échanges lancés par
Gualberto, les rares fois où ce dernier s’était risqué à participer à la conversation.
— Je ne suis pas là pour cette raison, vous le savez, mais mettez-vous à
ma place : ce n'est pas tous les jours que vous débarquez dans un endroit où deux
crimes ont été commis juste avant votre arrivée. Vous étiez là, n'est-ce pas ?
— Eh oui… — murmura Gualberto, — pas de chance pour nous.
— C'était la nuit, si j'ai bien compris… — se risqua Marco
— Minuit — dit Luis.
— Avant — corrigea Gualberto, — il n'était même pas 11 h 00 parce que
c’est quand je dois prendre mes médicaments.
— La tisane de ta sorcière ! — se moqua Luis. — Mais tu as raison, avant
11 h 00, quelqu’un marchait par là. J’ai cru que c’était dehors, de l’autre côté du
portail.
96
— Tu rigoles mais ça fonctionne, regarde, mon ventre ne me fait plus mal
à chaque fois que je mange quelque chose — se défendit Gualberto. — J'ai
entendu des bruits, des crissements mais impossible d’identifier d'où ils venaient.
— Tu es tout de même sorti le premier, petit curieux !
— Quand j'ai la trouille, je préfère me lancer pour éviter d’avoir encore plus
peur.
— Le plus timide n'est pas forcément le plus lâche… — songea Marco.
— Quand tu es sorti, figures-toi que tu m'as encore mis plus la trouille —
reconnut Luis.
— Quand je suis sorti, Maria y allait déjà, comme si de rien n’était !
— Oui, je m’en suis rendu compte. Cette femme a des couilles. Quand nous
sommes arrivés là-bas, elle a gardé son calme ; faut pas croire, il y a des femmes
qui ont plus de couilles que les hommes — énonça très sérieusement Luis.
— Vous êtes les premiers à être entrés ? — demanda Marco, avec un air
surpris.
— Non, non, Guillermo et Juan Francisco étaient déjà là, tremblotant
comme des malades avec leurs fusils à la main — rétorqua Luis. — Du sang
partout et la Maria figée par la peur. Ouf, j’ai perdu l’appétit, changeons de sujet.
— Moi aussi, je ferais mieux d’aller faire un petit tour — déclara Marco,
merci pour le casse-croûte, messieurs… il se leva et alla se promener, Il n’avait
rien appris de nouveau.
Le détective sortit de la ferme. Il se demanda si TripleH était toujours en
train d’essayer de retrouver une certaine lucidité dans son lit ou allez savoir où. Il
informa les gardiens qu'il allait faire une balade dans le hameau.

Quand il y entra, un troupeau d’enfants se mit à tournoyer autour de lui,


criant en q’eqchi’, riant. Une fois de plus, il fut choqué de voir les mouflets les
pieds nus. Il eut une pensée fugitive pour les filles de don Gramajo López ;
comparaison simple mais réelle. Toutes les baraques avaient leur porte ouverte.
Dehors, des gens conversaient, assis devant leurs maisons, des petits groupes
d'hommes ou de femmes. Un homme l’interpella :
— Don Marco, s'il vous plaît, accepteriez-vous un petit café ?
Il s’approcha. L'homme avait sûrement plus de soixante ans, avec des
97
cheveux encore très foncés, mais un visage labouré par les années. Les autres
hommes assis avec lui par terre avaient à peu près le même âge, également
marqués par le temps.
— Avec du sucre ?
— Par habitude, il allait répondre seulement café avec du café, mais en
voyant le liquide tout pâle, il changea d'avis :
— Oui, s'il vous plaît, avec beaucoup de sucre.
— Comment se fait-il qu’ils boivent ce jus de chaussette alors qu’ils
travaillent dans une exploitation de café ? — Il se souvint que la plus petite
machine à faire de l’expresso valait mille dollars et que si une touriste canadienne
ne la lui avait pas offerte, il n’aurait jamais réussi à économiser suffisamment
pour s’en payer une.
— Pardonnez-moi de ne pas parler q’eqchi’… — s’excusa-t-il.
— Ne vous en faites pas, nous parlons tous le castillan, en tout cas ceux qui
sont ici — sourit le vieil homme.
— Excellent ! Je dis ça parce qu’il y a une dame à la ferme qui ne le parle
pas.
— Doña María, oui ; peu de femmes le parlent dans nos villages —
commenta un autre homme fumant du tabac enveloppé dans une feuille de papier
épais. Face à la mine interrogative du détective, il ajouta : — C'est que les
Q’eqchis, nous n'aimons pas que la femme parle espagnol, nous sommes des
possessifs.
Les autres s’esclaffèrent tandis que l'un d'eux tendait une tasse à Marco.
— Où avez-vous appris l'espagnol ? — questionna Marco. L'homme qui
l’avait invité répondit :
— Nous ne sommes pas d'ici, toutes les familles sont originaires de
Cahabón. Quand il y a eu le conflit armé, ils nous ont déplacés dans un village
nouvellement construit, ils nous ont organisés en milices paramilitaires et là, ils
ont obligé les hommes à apprendre l’espagnol.
— Les militaires, dites-vous ?
— Oui, l'armée. Ils nous ont dit que c'était pour notre bien, à cause des
guérilléros qui étaient installés dans la région où nous vivions. Ils nous ont donné
des maisons avec de l'eau et de l'électricité, ils nous ont donné de l'engrais pour
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les cultures. Nous devions effectuer des patrouilles et apprendre l’espagnol. Après,
nous avons été transférés ici, à Las Lomas del Norte.
Marco sirota son café avec beaucoup de sucre, ou plutôt son sucre avec peu
de café, et jeta un regard aux quatre anciens avant de lancer son commentaire :
— J’imagine que vous savez déjà tout de moi, alors je me permets de vous
poser ce genre de questions.
Ils rirent encore.
— C'est vrai — dit l'un d’eux, — l'endroit est petit et nous sommes peu
nombreux. Quand un étranger arrive, c'est un événement national pour nous !
Marco se mit à rire aussi :
— Que ce soit un gringo ou quelqu’un de la capitale, pour vous c’est la
même chose, il me semble.
— Oui, il n’est pas d'ici, c’est tout.
— Combien de familles vivent ici? — demanda Marco.
— Peu — répondit un autre, — une quarantaine. Les autres ont refusé.
Encore une fois, Marco, se rongeant un ongle, contempla les visages des
quatre anciens. Il l’aurait parié : ils savaient déjà ce qu'il allait leur demander :
— Savez-vous ce qui s'est passé ici avant votre arrivée ?
— Bien sûr, ici, et pas seulement ici, ils ont tué beaucoup de gens partout,
à commencer par la région de Cahabón. Nous avons eu de la chance. Chaque
famille ici à un oncle, un cousin, un parent qui a été tué.
— Maintenant, vous vivez en paix — ajouta Marco. Il croyait bien faire
mais sa phrase à peine terminée, il réalisa sa bourde.
— En paix jusqu'à il y a quelques jours — commenta gravement un autre.
— Maintenant, nous sommes à nouveau envahis par la peur et la tristesse.
— Je comprends — dit Marco, — je comprends, c’est tout naturel. Mais
vous n'avez rien à voir avec cette histoire, non ?
— Tout a à voir avec tout, Don Marco. La doña était très gentille avec
nous, mais de toutes façons nous continuerons de vivre ici.
Marco regrettait la façon dont il avait abordé le sujet. Les vieux en étaient
conscients :
— Ecoutez — reprit l’homme au visage sévère, — beaucoup se sont sali les
mains dans le conflit ; ils n'aimeraient pas qu'on leur rappelle ce qu'ils ont fait.
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Marco décida de ne pas réagir et resta muet. Soudain, une jeune femme
apparut en courant et s’approcha du groupe en criant, mais Marco ne pouvait pas
comprendre à quel propos. Les quatre hommes se levèrent :
— Excusez-nous, nous devons aller visiter un voisin qui a de graves
problèmes de santé.
— Si je peux aider en quoi que ce soit... — dit Marco.
— Nous vous remercions, Don Marco, excusez-nous…
Sans insister, Marco se leva, les remercia et retourna à la ferme, se
demandant qui pouvait bien avoir les mains sales ici.

A mi-chemin, il croisa Gualberto assis sous les arbres sur le bord de la route
en train de fumer une cigarette :
— Don Marco, auriez-vous quelques minutes?
— Bien sûr, tout le temps du monde… — sourit Marco, s’asseyant dans
l’herbe à côté du gardien.
— Écoutez, Don Marco, juste quelques mots.
— Je vous écoute.
— Je ne suis pas né dans cette vallée, mais ici, dans le passé, avant notre
arrivée avec nos familles, des événements horribles ont eu lieu ici, vous le savez
déjà.
— Oui, plusieurs personnes m’en ont parlé.
— Eh bien, il y a des gens d’ici qui étaient déjà là à cette époque, vous
comprenez ?
— Bien sûr, j'imagine que…
— Non, non, pas de noms ! Réfléchissez-y, c’est tout — l’interrompit
Gualberto en se levant.
— Pourquoi dois-je y réfléchir, Gualberto ? — interrogea Marco, frustré de
la façon dont le gardien avait mené la conversation. — Vous êtes en train de me
menacer ?
— Pas du tout, au contraire, mais il est clair que vous n'êtes pas seulement
ici en tant qu'architecte, disons. Ce que je dis, c'est qu'ici il y a des gens qui n'ont
pas la conscience tranquille et ce que nous avons appris, c'est que quand du sang
est répandu c'est parce qu'il y a des gens qui n'ont pas la conscience tranquille.
100
— Je comprends qu'un administrateur, en raison de son travail, puisse
devoir peut-être cacher certaines choses, mais l’épouse de…
Le gardien lui coupa à nouveau la parole :
— Ce que je vous ai dit, des gens qui n'ont pas la conscience
tranquille… — répéta-il en s’éloignant.
— Bon, il n'est pas aussi timide qu'il y paraît — se dit Marco.

101
23

Le mariage ne faisant pas partie de leurs plans à brève échéance, Marco et TripleH
s’éloignèrent rapidement de la fameuse fontaine pour trouver un endroit dans le
marché où prendre un verre. Après une semaine passée à Las Lomas del Norte, le
détective avait ressenti un besoin impératif de retrouver l’ambiance bruyante,
malodorante et agressive de la populace, des chiens aboyant, des bus et des
caniveaux puants, des voitures et des braqueurs menaçant les unes de vous écraser
et les autres de vous agresser, et vice-versa.
— Eh, Don Marco, ici ils ont des jus et des mousses — indiqua TripleH.
— Super ! — répondit Marco. — Une mousse pour moi et un jus pour
vous… Vous conduisez, pas moi !
Il était grincheux parce que le gorille ne l'avait pas laissé aller seul à Senahú.
Pour votre propre sécurité, avait-il rappelé, imaginez s’il vous arrive quelque
chose, le patron me tue. Marco demanda du citron et du sel pour accompagner sa
bière bien fraiche, narguant TripleH qui sirotait un Seven Up tiède en grimaçant.
— Que le mouchard bave de jalousie ! — jubila Marco.

Ils déjeunèrent au même endroit, Marco se préoccupait de s'ils allaient avoir


le temps pour une visite à Panzós, quand il crut reconnaître un couple qui venait de
passer à côté d’eux pour aller s'asseoir à la terrasse d’un autre restaurant situé à
une cinquantaine de mètres. Ils lui tournaient le dos et il ne les distinguait pas
bien à cause de la forte luminosité du soleil à son zénith. Ces silhouettes lui
étaient pourtant familières.
— Comment va l'enquête ? — TripleH l'interrompit dans sa réflexion.
— Rien de nouveau, je reste encore quelques jours à Las Lomas et je
retourne à la capitale — répondit-il. Juste pour faire chier ce connard qui lui sortait
par les trous de nez. — Cependant…
— Cependant ? — demanda le gorille reniflant.
— Je ne suis pas convaincu par la thèse officielle.
— À quoi pensez-vous, vous ? — insista TripleH.
— A tout ce qui s'est passé dans cette ferme — répondit Marco en regardant
102
TripleH d'un air mystérieux. — Vas-y, fais travailler le peu de neurones que tu as,
espèce de bourrin… — pensa-t-il.
— Nous savons déjà ce qui s'est passé, non ?
— Je parle de ce qui s'est passé avant, par le passé.
— Le passé ?
— Oui, le passé, la guerre, il y eut la guerre là-bas, figurez-vous —
commenta Marco. — Bon, on grignote ?
TripleH grogna quelque chose, mais Marco ne faisait déjà plus attention à
lui. Il se souvenait maintenant où il avait rencontré les deux olibrius qui
commandaient leur déjeuner à quelques pas de là, faisant semblant de ne pas le
reconnaître.
— Quel hasard, — sourit-il. — Si tant est que ce soit par hasard.

Il rumina le thème tout en mâchant son repas. Il ne se rappelait pas du nom


de ces deux inspecteurs mais il se souvenait qu'ils avaient enquêté sur le cas de
cet avocat de la capitale qui avait financé sa propre exécution. Cette affaire s’était
terminée de façon honteuse pour eux car les autorités les avaient utilisés comme
fusibles pour justifier leur propre incompétence. En réalité, ce fut une information
que leur passa Marco qui leur permit de découvrir la machination, bien que le
détective conservât encore quelquefois des doutes à propos de l'explication
officielle finale. C’est ce qui arrive lorsqu'une enquête se complique tellement que
ses conclusions ne seront jamais convaincantes à cent pour cent.
— Se pourrait-il qu'ils soient rancuniers ? Ou est-ce que leur présence ici
n'a rien à voir avec moi ? — Il n'était pas sûr qu’ils l’aient aperçu ou pas. — Bien
sûr que oui. — Quelle que soit la raison de leur présence à Senahú, ils n'avaient
de toute façon aucun intérêt à l'ignorer.
— Seraient-ils ici pour le double crime de Las Lomas del Norte? —
s’interrogea Marco. Cette question laissait la porte ouverte à toute sorte de
spéculations. S'ils étaient arrivés pour enquêter sur le double meurtre, ils se
seraient présentés au domaine ; sauf s'ils venaient juste d'arriver. Afin de ne rien
laisser de côté, une autre question plus tordue lui vint, mais son boulot consistait
à imaginer toutes les possibilités : — Étaient-ils là pour lui, parce qu’il enquêtait
sur cette affaire ? Ce serait logique — pensa Marco. — Il existe une version
103
officielle, celle reprise par la presse. Cependant, un particulier, le propriétaire de
la ferme, engage un détective privé. Donc, si je suis du ministère, cela me dérange,
ou cela pourrait me déranger que quelqu'un fasse demain une grande déclaration à
la presse pour expliquer que je me suis planté. Que je me suis planté comme dans
le cas de l'avocat, en plein dedans ! Voilà pourquoi ces deux inspecteurs sont ici.
Si l’Intérieur découvre qu’il a de nouveau foiré, il utilisera encore une fois ces
deux abrutis de service comme fusibles ! Ou peut-être qu'ils n'ont pas été envoyés
pour enquêter, mais juste pour être de près ou de loin avec mon enquête au cas
où des boucs-émissaires seraient nécessaires. Vois-tu, mon petit Marco, comment
l'explication la plus compliquée peut se révéler la plus simple ? — songea-t-il tout
en se resservant un peu de ce délicieux bouillon de dinde qui le faisait terriblement
transpirer.

Petit café, en fait une grande tasse de jus de chaussette insipide. Maintenant,
il fallait passer à l'action. Aller les saluer serait stupide, au cas où ils ne l'auraient
pas vu. Les suivre ? Autre stupidité. S’ils me mettent à découvert, c’est moi qui
vais faire le ridicule ! J’ai une autre idée, pour faire d’une pierre deux coups.
— TripleH, avez-vous vu le couple assis là ?
— Où ça ?
— Dans le resto Ximena, avec les chaises vertes, restez discret.
— Je le vois. Le couple assis de dos ?
— Exact. Pouvez-vous me donner un coup de main ? Je crois que je les
connais, mais je n'en suis pas certain, et si c’est le cas, nous ne sommes pas non
plus de vieux amis.
Le gorille se leva et de loin fit plus ou moins le tour du couple avant de
revenir à leur table.
— Ils ne sont pas mari et femme, ni amis. Ce sont des professionnels, des
collègues de boulot.
— Vous n’avez rien pu écouter ?
— Avec ce bordel ? — ricana-t-il.
— Qu'est-ce qui est si drôle, TripleH ?
— Vous savez quoi ? Ces deux-là travaillent aux pompes funèbres ou sont
des policiers en civil… — rétorqua le gorille.
104
— Merde, il a un bon œil, ce connard ! Je dois faire gaffe à moi — se dit
Marco. Il alla à la pêche. — Je ne sais pas ce qu’ils foutent ici, mais je n'ai pas
aimé la façon dont ils nous ont regardés lorsqu'ils sont passés — ajouta-il.
— S’ils nous avaient suivis, je m’en serais rendu compte, vous pouvez me
faire confiance, Don Marco.
— Je n'en doute pas, je n'en doute pas… — pensa Marco. — Regardez, ce
que nous allons faire pour vérifier. Je vais me promener en voiture dans les
environs durant… disons, environ une heure. Vous restez ici. Nous allons voir
s'ils me suivent. S'ils restent, vous restez, s'ils décollent d’ici, vous me prévenez,
ok ? Nous communiquons avec les téléphones portables.
— Cinq sur cinq — répondit TripleH en lui tendant les clés du véhicule.
— Bon, j’y vais — dit Marco en quittant son siège. — Sa vie, c’est comme
un film de guerre, cet abruti… — maugréa-t-il.

Il se balada dans les alentours de Senahú. Il fit halte au bord de la route,


descendit de la voiture et fit une petite sieste à l'ombre d'un chêne en écoutant les
informations à la radio. Rien sur son affaire, pas un mot. Quand il se réveilla, il
était déjà 16 h 00. Il vérifia si TripleH l'avait appelé pendant son sommeil. Rien.
— Je ne peux pas le croire, ils sont toujours là-bas, le cul sur leur chaise !
Il appela le gorille. Exactement, ils n'avaient pas bougé de leurs sièges. Et
TripleH était en grande conversation avec sa sixième bière :
— Il va falloir m’aider pour les frais de mission, Don Marco ! — plaisanta-
t-il.
Une autre heure s’écoula avant que Triple H appelle Marco car il valait
mieux retourner à Las Lomas avant la tombée de la nuit. Cette fois, pour la
sécurité de tous, ce fut Marco qui conduisit.

Réf. : Dossier « Nonne blanche »


Rapport de : SGIC Antenne Senahú
À : SGIC Sous-Direction capitale
Jour 4 :
1230 : Départ des 2 personnels SGIC capitale de l'Hôtel Senahú.
1300 : Déjeuner et bières sur la place du marché de Senahú.
105
1820 : Retour à l’Hôtel Senahú.

Réf. : Dossier « Nonne blanche »


Rapport de : SGIC Antenne Senahú
À : SGIC Sous-Direction capitale
Jour 5 :
1230 : Départ des 2 personnels SGIC capitale de l’Hôtel Senahú.
1300 : Déjeuner et bières sur la place du marché de Senahú. Dans un restaurant
proche se trouvaient S1 et S2.
1415 : S1 sort avec la plaque d'immatriculation Jeep P-208JDC. Destination
non identifiée. S2 est resté.
1620 : Retour de S1 dans le restaurant.
1740 : Départ S1 et S2 avec plaque de véhicule de marque Jeep P-208JDC
adresse L2.
1755 : Les 2 membres du personnel de SGIC capitale retournent à l'Hôtel Senahú.

106
24

Une idée est un nuage : elle se forme, se déforme, rencontre et se dilue dans
d'autres nuages, puis disparaît. Qui croit qu'une idée lui vient comme une ampoule
qui s'allume, Eureka ! est un ingénu. Voilà quelle avait été son opinion sur le sujet
lors de leur dernière partie de poker arrosée de Red Label avec Conejo, Negro et
El Proconsul. Nostalgique, il essaya de s’imaginer ce que ses potes mal élevés
pouvaient être en train de faire en ce moment.
— Je vais d'abord faire un autre petit tour parmi le monde du travail de la
ferme et ensuite j’appelle El Proconsul.
L’idée que le meurtre de l'épouse et de l'administrateur ait à voir avec des
événements qui s’étaient passés il y a longtemps à Las Lomas del Norte prenait
forme. Marco accordait déjà plus d'importance à ce que Victor Rivera lui avait
commenté à Cobán au sujet de l’épouse du propriétaire fouinant dans les archives
de l'INTA, l’Institut national de transformation agraire.
— Mieux vaut se dépêcher avant qu'elle ne se dilue ! — Marco essayait de
se moquer de lui-même.

Jacobo lui servit de guide. Pendant le petit-déjeuner, Marco avait tenté de


résumer les progrès de ses recherches. Premier point : version officielle, autorités
et presse, le narco. Second point : version non officielle, tous les témoignages de
la ferme, pas de narco, mais une histoire liée au passé. Troisième point : deux
semaines de recherche et seulement une vague impression. Conclusions : peu de
progrès. Il n’eut pas besoin d'expliquer quoi que ce soit à Jacobo :
— A votre service, Don Marco.
Ils marchaient déjà depuis une demi-heure dans cette saloperie de boue. Le
ciel s’était littéralement effondré sur le domaine durant la nuit.
— J'espère que nous n'allons pas barboter pendant des heures car
aujourd'hui je n'en ai pas vraiment envie… — râla Marco encore en pleine
digestion.
Comme s'il avait deviné ses pensées, Jacobo le héla depuis le sommet
de la colline où ils se dirigeaient :
107
— Encore un petit effort, Don Marco, nous y sommes !

Debout sur la pointe du rocher qu'ils venaient de gravir, Marco admira le


paysage. Le vert foncé des plantations de café ne l’ennuyait pas encore, au
contraire l’endroit l’enchantait toujours par sa magie silencieuse. Il entendit des
voix, en espagnol et en q’eqchi’. Ils s’approchèrent d’un étrange spectacle : un
homme criait en espagnol à un autre homme qui lui répondait en q’eqchi’ :
— Écoute, petit Indien fainéant, tu brises une autre branche et je te casse la
tête ! T’as pigé ?
L’autre répondit quelque chose en q’eqchi’. Marco se retourna vers Jacobo
mais celui-ci ne pipait mot.
— Tu me prends pour un con ? Cette branche était en parfaite santé avant
que tu ne ramènes ta fraise ! — Il remarqua la présence du comptable accompagné
d'un inconnu et ajouta sur un ton fatigué : — Bon, retourne au boulot et fais
attention...
Jacobo s'approcha de l'homme qui visiblement ne se calmait pas, lui
chuchota quelques mots que Marco ne réussit pas à entendre, et il se retourna vers
lui :
— L'inconvénient d’une partie de notre café est qu'il est très haut, et notre
personnel n’est pas grand…
— Et donc ? — demanda Marco.
— Il arrive que des branches se cassent et que des cerises soient perdues
pour les prochaines récoltes. Vous ne vous souvenez pas ? Quand je vous ai dit
que le café brésilien était meilleur...
— Oui, je me souviens, pas tant pour son goût que pour sa faible hauteur.
Ils rirent tous les deux pour essayer de détendre un peu l’atmosphère.
— Si ça ne vous dérange pas, Jacobo, je vais faire quelques pas, c'est la
première fois de ma vie que je vois des gens travailler le café.
— Je vous en prie, je vais en profiter pour régler quelques détails afin de
préparer le paiement de cette quinzaine.

Marco n'aimait pas le travail en général, encore moins le travail manuel. Et


encore moins lorsqu’il voyait des gens travailler dans la boue sous un soleil de
108
plomb. Il aperçut le vieil homme qui l'avait invité au village à discuter autour d’une
tasse de sucre accompagné de café. Il lui lança un clin d'œil discret.
— Je ne connais même pas son nom, je suis un con… — se dit Marco.
En silence, les gens ouvriers agricoles arrachaient les mauvaises herbes.
Certains hommes travaillaient torse nu, maigres et brûlés.
— Ils ressemblent à des robots, pour ne pas dire des esclaves — Marco était
écœuré. Il se souvint qu'il avait appris à l'école ce qu’était l'esclavage à l'époque
des anciens Mayas. — Le monde ne change pas ! — grommela-t-il.

À son retour, il vit Jacobo en pleine discussion avec cinq hommes, dont le
gars qui était en plein caca nerveux à leur arrivée. Avec son index et son pouce,
Jacobo se retourna vers Marco pour lui faire signe de patienter un petit moment.
Marco resta donc en arrière tout en observant la scène. Jacobo paraissait calme
mais il agitait beaucoup ses mains en s'adressant à ces hommes. Marco nota que
ces derniers avaient entre la trentaine et la quarantaine, métisses, grands, la peau
tannée par le soleil, chaussés de bottes de cuir et non de caoutchouc comme celles
des ouvriers agricoles. Deux d'entre eux avaient des moustaches et les deux autres
portaient un flingue glissé dans la ceinture de leur pantalon. Aucun ne regardait
Jacobo en face. Vu les gestes des uns et des autres, Marco en déduit que ces
pistolets étaient l'objet de la réprimande.

Jacobo le lui confirma lorsqu'il le rejoint :


— On leur a déjà dit mille fois qu'ils ne viennent au travail avec leurs armes.
Ces contremaîtres sont têtus. Ils ne comprennent pas que nous sommes au
troisième millénaire et non à l'époque de la Conquête.
— Ils ne sont pas d'ici, je veux dire, ils ne sont pas Q’eqchis ? — demanda
Marco.
— Non, ce sont des métisses qui viennent d'une autre ferme que le don a sur
la côte Sud.
— Ils vivent ici ?
— Un peu plus haut, derrière le village, mais leurs familles sont restées à
Santa Rosa. On les change chaque année, mais chaque fois ils se prennent pour
des petits seigneurs dès qu’ils ont passé quelques mois ici… — soupira Jacobo.
109
— C'est intentionnel ?
— Qu'on s’organise de cette façon ? Bien sûr ! Quand ils ne travaillent pas
comme contremaîtres dans les fermes, ils sont gardes du corps, ou tueurs qui
travaillent allez savoir pour qui… Je vous conseille de ne pas vous en approcher,
Don Marco, s'il vous plaît, ces gens-là sont dangereux… et racistes.
— Avec les Indiens ?
— Avec tous ceux qui ne leur ressemblent pas, de vraies brutes.
— Mais vous, en tant que personnel administratif ?
— Ils me respectent parce que je fais les paies mais ils me méprisent pour
être Q’eqchi’. Ils causent souvent des problèmes avec les ouvriers agricoles, les
maltraitent dans les plantations, parfois ils font des descentes au village pour
embêter les filles. On les a toujours à l’oeil, on les contrôle, mais je sais que je ne
peux pas leur tourner le dos, ni une seule minute.
— Vous croyez que… — Jacobo ne le laissa pas finir :
— Aucun doute là-dessus, il y a déjà eu des cas d'administrateurs indiens
qui ont eu, comment dire ? des accidents…
— Pardonnez mon indiscrétion, Jacobo, alors pourquoi assumer ce poste
s’il est dangereux, sans parler de devoir supporter le mépris de ces gens-là ?
— C'est un accord. Si le comptable de Las Lomas n’était pas q’eqchi’, il
n’y aurait plus un ouvrier agricole ici. Peut-être des travailleurs métisses ou indiens
d'autres régions, mais cela ne conviendrait pas au don. C'est ce qu'on appelle la
paix sociale. — Devant la surprise du détective, il continua : — Ces terres sont
détenues par les propriétaires terriens sur le papier mais elles appartiennent
historiquement aux Q’eqchis à qui elles ont été volées par la force, tout le monde
le sait, je ne sais pas si je me fais comprendre…
— Je crois que oui. Je comprends que je suis un peu perdu. Que dis-je?
Que je vis dans un pays compliqué et fou.
— Surtout très injuste, Don Marco, très injuste. C'est le plus gros problème
que nous ayons, les Guatémaltèques.
— Je l’aime bien ce Jacobo — se dit Marco.
Le détective n’avait pas eu l’occasion depuis longtemps de rencontrer un
homme pour lequel il éprouvait une certaine admiration, pour sa vision claire de
l'endroit où il se trouvait et de pourquoi il s’y trouvait.
110
Après le déjeuner, plus exactement après sa sieste habituelle après le
déjeuner, Marco appela son ami El Proconsul. Pas de réponse, il lui laissa un
message. El Proconsul , officiellement Luis de son prénom et Cortez Mejia de son
nom propre, était tout un personnage. Fils d'un riche homme d'affaires qui
possédait plusieurs centaines de semi-remorques, il était sapé comme un clochard.
Il avait une maîtrise en administration d’entreprise de l’Université Marroquín et
une autre en finances internationales d'une université gringa, mais il était
incapable de rester plus d'une demi-heure assis dans un bureau. Avec son physique
de mannequin, il aurait pu avoir une copine différente chaque mois de l'année.
Mais non, il fréquentait une femme plus âgée d'une douzaine d'années et bien sûr
jalouse comme un pou. Au lieu de vivre dans l'une des maisons luxueuses que son
père possédait dans la capitale, il préférait louer une chambre qu'il partageait avec
un Hollandais plus ou moins hippie dans la Zone 1 de la capitale. La question était
évidemment : de quoi vit-il ? D'après le peu qu’en savait Marco, El Proconsul
vivait de l’information, d'informations. Il avait un véritable don pour trouver des
informations, quel que soit le sujet. Il connaissait tout le monde dans les sphères
du pouvoir de Ciudad de Guatemala, entrepreneurs, politiques, militaires,
mafieux, religieux… Vous avez besoin d'infos ? Demandez à El Proconsul ! Sauf
s’il juge que vous cherchez des informations pour foutre en l’air la vie de
quelqu’un, vous avez la garantie que la marchandise sera de qualité… Si vous
payez comme il se doit, bien sûr.

Peu de temps après que Marco l’eut appelé, El Proconsul le rappela. Il lui
décrit à grands traits la situation, la version officielle sur le motif des crimes, ses
doutes. Il lui fit part de ses soupçons, qui en fait n'étaient pas très précis, seulement
une intuition. Ils convinrent que El Proconsul chercherait toutes les informations
possibles sur José Luis Gramajo López, sur le domaine appelé Las Lomas del
Norte, où l'armée avait perpétré un massacre en juin 1982, à propos d'un ingénieur
de l'Institut national de transformation agraire qui était censé être présent à cette
époque sur le domaine pour mesurer les terrains aidé d’un assistant.
— Et Victor Rivera, regarde si tu trouves quelque chose à propos de ce
type.
111
— Tu ne veux pas aussi de l’info sur les troufions qui sont allés se fourvoyer
là-bas ? — plaisanta El Proconsul — Comment est-ce que je te passe l’info ?
— Je t'appelle lundi, d'accord ?
— Parfait, salut, à bientôt.

112
25

Aujourd’hui aurait pu être un jour de repos pour Marco. Il débuta sa matinée en


prenant tranquillement des notes. La version des trafiquants de drogue était
définitivement écartée. Selon sa nouvelle hypothèse, l'épouse du propriétaire
terrien aurait été éliminée pour avoir cherché des informations sur le massacre de
1982 ; dont un ingénieur et son assistant auraient pris des photos qui se trouveraient
dans les archives de l'INTA à Ciudad de Guatemala. L'administrateur ? Il a peut-
être aidé Carolina Menendez de Gramajo dans son enquête, ou a eu le malheur
d’être présent au moment de son assassinat. Tous les témoignages recueillis pour
l’instant par Marco allaient dans ce sens : don Vicente, à sa manière, le personnel
agricole de la ferme, Victor Rivera, peut-être aussi le voisin Oscar Pérez Caal
avec ses insinuations. Par ailleurs, il devait prendre en compte la présence à
Senahú de deux inspecteurs de la Sous-Direction générale des investigations
criminelles venus de la capitale. Que savaient-ils, ces deux-là ?

A bien y regarder, personne ne savait rien. Personne ne lui avait dit quoi
que ce soit de précis et catégorique sur cette affaire, seulement des références de
ci de là.
— Le vague, le flou, l’approximation… une de nos spécialités, les
Guatémaltèques… — râla Marco.
Pour continuer dans le même sens, il se demanda si la seconde hypothèse
ne résultait pas de la paranoïa généralisée que vivait le pays. Il n'avait même pas
encore mis les pieds à Las Lomas del Norte que tout le monde avait déjà décidé
que l’objet de sa visite n'était pas de concevoir je ne sais quel réaménagement
mais d'enquêter sur le double crime ! Le doute le rongeait : des gens vivant ici
n’auraient-ils pas été impliqués dans le massacre, un mouchard, un guide, un
officier ou un soldat ? Difficile à imaginer mais pas impossible. En même temps,
Victor Rivera s’était montré sûr de lui, peut-être trop. Le détective se sentait
manipulé par des fantômes, impuissant. Cependant, ce ne serait pas la première
fois qu'une enquête révèlerait que le mobile d'un meurtre se situe à des milliers de
kilomètres ou des années-lumière de la scène du crime.
113
— Je dois profiter du temps que j’ai pour me reposer jusqu'à ce que nous
nous recontactions avec El Proconsul. De toutes manières, il n'y a plus personne
à interroger… — soupira Marco.
Il vibrait d’impatience.

La télépathie n'existe pas ou n'est pas encore envisageable, cependant elle


semble parfois fonctionner. Son téléphone sonna, il regarda l'écran : numéro non
identifié, mais il reconnut immédiatement la voix de son interlocuteur : El
Proconsul.
— Qu’est-ce qu’il se passe, tu ne peux plus m’aider, camarade ? — le
provoqua Marco.
— Au contraire, cher ami, j'ai déjà tout et plus sur Victor Rivera.
— Une fois de plus, je suis épaté par ta rapidité — railla Marco.
— Pas difficile, ce type a un dossier épais comme un matelas de princesse
au Secrétariat aux affaires stratégiques, le SAE.
— Il y travaille ?
— Tout à fait, il y travaille mais ce n’est pas tout.
— Je t’écoute, petit père.
— Ce gars a été officier, capitaine, de l'Armée de guérilla des pauvres,
l’EGP, de 1979 jusqu'à la démobilisation en 1997. Il avait la responsabilité de
coordonner la logistique et les transmissions dans la région de l’Ixcán, au nord du
département d’El Quiché, dans le département de l’Alta Verapaz, et aussi l’autre
côté de la frontière mexicaine, évidemment. Ensuite, après la signature des
accords de paix, il a été employé à la Fondation Guillermo Toriello, chargée de la
réintégration socioéconomique des ex-combattants. Attends, où ai-je laissé ma
petite note ? Ah, la voici : Il y a sept ans, il semble qu'il ait eu des divergences de
vue avec son organisation. Il s'est alors investi dans un projet coopératif agricole
fondé par d'anciens guérilléros près de Cobán, qui n'a pas fonctionné. Il y a cinq
ans et demi, il a été engagé par le SAE pour couvrir le département d'Alta Verapaz.
— Mon pote policier Pascual ne s’est donc pas foutu de moi sur la qualité
de son contact — ponctua Marco.
— Impossible d’en trouver un meilleur ! — confirma El Proconsul. — J'ai
un autre truc intéressant pour toi.
114
— Dites-moi, cher ami.
— C'est un détail mais tu sais que nous sommes des professionnels
pointilleux… — plaisanta El Proconsul. — Ecoute ça : Selon ses états de service,
ces quatre derniers mois, ses activités se sont concentrées uniquement sur la vallée
du Polochic, plus précisément la région où tu te trouves en ce moment.
— En quoi est-ce bizarre ? — demanda Marco avec surprise. S'ils étaient
convaincus dans la capitale que le trafic de drogue allait ouvrir un nouveau couloir
par ici…
— Ce qui est étrange, c'est qu'au cours de ces derniers mois, la conflictivité
a augmenté, comme on dit, justement surtout au sud du Polochic, Panzós, La
Tinta, des conflits fonciers. Des gens des communautés indiennes sont morts lors
d'expulsions organisées par la police.
— Oui, je me souviens d’avoir lu des articles sur le sujet.
— Eh bien, imagine-toi que ton Rivera n’a pas beaucoup mentionné ces
événements dans ses rapports de ces derniers mois. A tel point qu'une note de
réprimande de la part de ses supérieurs figure dans son dossier.
— Critiquer son manque d'objectivité en tant qu'ancien guérillero dans des
conflits où l'on soupçonne que plusieurs de ses ex-compagnons sont impliqués ?
Rien de surprenant ! — se moqua Marco.
— Que nenni ! Ce qui lui est reproché c’est le fait qu'il y a peu, il a dépensé
des subventions publiques pour une prétendue enquête dans la région de Senahú,
mais sans plus de détails. Je cite : « Sans justification »…
— Tu crois qu’il était impliqué dans ce que je suis en train de renifler en ce
moment ? — lui demanda Marco.
— Franchement, je n’en sais rien — répondit El Proconsul, — mais ce n’est
pas à exclure. À toi de reconstituer le puzzle.

Marco ne prêtait pas beaucoup d'attention au déjeuner. Ce que ElProconsul


lui avait raconté à propos de Victor Rivera le laissait dubitatif :
— Pourquoi ne m’a-t-il pas mentionné qu'il avait passé ces derniers mois à
enquêter dans la région de Las Lomas del Norte ? Par discrétion professionnelle,
par précaution personnelle ? Alors que le détective mastiquait et remastiquait ses
doutes et ses déductions, il entendit soudain un hélicoptère atterrir dans le pré
115
devant l'entrée du domaine. Marco se leva pour aller voir le spectacle, car il
réagissait déjà comme les gens de ces endroits reculés pour lesquels contempler
l'arrivée ou le départ d'un hélicoptère est un événement social rare. Quelle ne fut
pas sa surprise en voyant le bonhomme descendre de l’appareil : M. José Luis
Gramajo López en personne, le patron, le boss comme disait TripleH ! Vu qu’en
général, une surprise n’arrive jamais seule, deux femmes, blondes ou fausses
blondes, au corps sculptural, apparurent également au pied de l’appareil.
Toujours avec cette manie qu’il avait, le fermier étreignit brutalement
Marco :
— Quel plaisir de vous voir, Don Marco! Laissez-moi vous regarder:vous
m’avez l'air en excellente santé, très bien, très bien ! Que diriez-vous que nous
vous accompagnions dans votre déjeuner, cher monsieur ?
— Excellent, quelle surprise ! — répondit Marco. — S'il vous plaît, votre
demeure est votre demeure, Don José.
Marco regarda de côté TripleH, fraichement rasé et parfumé, qui s'était
approché pour se charger des bagages des visiteurs :
— Il le savait, ce fils de sa mère, et il ne m'a pas prévenu… — Marco lui
lança un regard noir.

Il prêta encore moins d’attention que jamais au déjeuner. Que signifiait


cette visite impromptue ? Le faisait-il souvent ? Sûrement. Passer un week-end
dans l'une de ses fermes tout en en profitant pour s’informer de vive voix des
progrès des recherches de Marco, pourquoi pas ? Les deux grandes jeunes femmes
étaient très parfumées, avec des talons très hauts et des jupes très courtes. Elles
s’appelaient Anna et Patricia. Salvadoriennes.
— Putes de luxe… — pensa Marco. — Le deuil du veuf aura été bref…
Comme si la situation était tout à fait normale, le caféiculteur ne fit aucune
référence directe aux deux jeunes femmes dans leurs conversations. Elles
n'avaient pas plus de vingt-cinq ans. Durant le déjeuner, Anna le fixait souvent,
les jambes très détendues.
— Ils ont déjà tout concocté pendant l’aller — comprit Marco.
Pile poil! Don Gramajo López se leva de table pour l'informer qu'il devait
aller discuter avec le personnel. Il ordonna à TripleH de l'accompagner et invita
116
Patricia à se promener dans la propriété. Elle protesta car elle n'avait pas les
chaussures adéquates, mais sous le regard insistant pour ne pas dire autoritaire du
propriétaire terrien, elle céda et sortit sans demander son reste.

Seuls dans le salon, Marco et Anna commencèrent à échanger des banalités.


Le détective ne se souvenait pas de qui avait donné l'idée du digestif, du whisky
mélangé à du coca-cola pour les deux, et de verre en verre, avec plus en plus de
whisky et de moins en moins de coca-cola, ils finirent par partager le même verre.
En observant Anna allongée sur le canapé devant lui, Marco pouvait parfois
apercevoir subrepticement la petite culotte rose de la jeune femme, qui laissait ses
longues cuisses à la vue de tous, c’est-à-dire lui.
— Comme si elle ne s'en rendait pas compte ! — soupira Marco. — En petite
culotte fine, ici, au milieu des champs et des bois…
Pour briser le charme et reprendre le contrôle de la situation, il proposa à
Anna de faire quelques pas dehors. Malgré les bienfaits de l'air frais, il ne put
s’empêcher de s’enivrer du tangage des hanches de la jeune femme.

La nuit venue, alors qu’il s’était déjà endormi après avoir consulté ses notes
pour la énième fois, il sentit que Anna se glissait entre ses draps, il ne put résister
à la tentation et la nature reprit ses prérogatives.

117
26

Bien que la journée s’annonce belle, Marco avait au moins deux bonnes raisons
pour être de mauvaise humeur. Une qui lui triturait la conscience : avoir copulé
avec Anna. Coucher par le truchement d’un paiement n'était pas dans son
habitude, il l’avait pourtant fait. Oui, mais ce n’est pas lui qui avait payé… Quelle
mauvaise foi ! Il se souvenait très bien lui avoir demandé de lui faire une pipe et
il jouait maintenant à l'homme repenti, sachant que ce qui était fait était fait.
L'autre raison de son énervement était la discussion plutôt désagréable qu'il
avait eu la nuit antérieure avec don Gramajo López, quand ils s’étaient réunis dans
le salon pour savourer un scotch après le dîner. Le client l’avait interrogé sur
l'avancement de ses recherches. Marco savait qu'il était inutile de faire des ronds
de jambe : TripleH avait sûrement déjà rendu son rapport, et le patron, posant des
questions de ci de là, n'avait pas besoin de tout un après-midi pour savoir si et
comment avançait le schmilblick. Le ton de sa question le lui avait confirmé et lui
avait laissé entendre que le boss n'était pas vraiment satisfait.
— Comme je l'ai mentionné lors de notre dernière conversation
téléphonique, le trafic de drogue n'a aucune raison d’opérer ici — répéta le
détective.
— C'est très clair pour moi — répondit don Gramajo, — en quoi consiste
l’autre piste ?
— Il pourrait s'agir d'événements passés…
— Quel genre d'événements passés ? — Ton sec, quasi aride.
— Comme vous le savez, il y a eu un massacre ici dans les années quatre-
vingt.
— Personne ne l’ignore, c'était la guerre. Franchement, je ne vois pas ce
que cela peut avoir à voir avec la mort de ma femme.
— J’y viens. Officiellement, il n'y a pas eu de survivant.
— J’en suis désolé — l’interrompit Gramajo López, — comme je vous l'ai
dit, c'était la guerre.
— Cependant — poursuivit Marco, sans tenir compte du commentaire du
propriétaire terrien, — il y a eu des témoins, peut-être pas directs, mais ils étaient
118
sur le territoire du domaine et ont tout vu après le départ des militaires, ils ont
peut-être même pris des photos.
— Êtes-vous sûr que c'est l'armée qui a commis ce massacre ? —
questionna don Gramajo López.
— Les auteurs ne sont pas identifiés individuellement mais ce cas est
largement documenté et il est confirmé qu'il s'agissait de l'armée — répondit le
détective, surpris que Gramajo ait des doutes à ce sujet.
— Bon, s’il en est ainsi, il en est ainsi, je ne vais pas chipoter… — grogna
don Gramajo López en se versant un autre scotch.
— Ce qui nous intéresse, ce n'est pas tant de savoir qui fut responsable de
ce massacre. Il semblerait qu'il y ait eu des témoins… — chuchota Marco.
— Il semblerait, dites-vous, savons-nous qui ils étaient ?
— Oui, un ingénieur et son assistant, employés de l'INTA.
— Je n'ai aucune raison de douter à priori de ce que vous affirmez, Don
Marco. Néanmoins, qu'est-ce que cet événement a à voir avec l’assassinat de ma
femme ? Accordez-moi un instant, je reviens.

Alors que Marco se demandait encore pourquoi Gramajo López essayait de


gagner du temps, ce dernier revint de la salle de bains, remontant sa fermeture
éclair avant de s'asseoir sur le canapé.
— Alors, vous me disiez ? — demanda-t-il.
— Comme si tu ne t’en souvenais pas… — pensa Marco. — L'ingénieur et
son assistant… — lui rappela-t-il.
— Et je vous demandais ce que cela peut avoir à voir… — murmura le
fermier.
— Il pourrait y avoir un lien, je dis bien il pourrait… Votre épouse tentait
de localiser ces deux hommes — répondit Marco, guettant la réaction de son
interlocuteur, — en tout cas des photos qu’ils ont prises lorsqu’ils sont arrivés au
village après le massacre.
Le propriétaire terrien resta silencieux, scrutant Marco durant quelques
secondes avant de se lever pour se dresser devant le mur où étaient accrochées les
photos de famille.
— C'est grave, très grave ce que vous venez d’affirmer, Don Marco ! — Le
119
détective n’est était pas certain mais il avait senti comme une menace de la part
du fermier. Mieux vaut y aller une fois pour toutes, décida-t-il, c'est maintenant
ou jamais pour tenter de comprendre un peu plus ce qu’il se passe ici :
— Je ne l’affirme pas moi, bien sûr, je ne me permettrais pas de tenir un tel
discours en me basant sur des spéculations personnelles… — bougonna Marco.
— Peut-on savoir de qui il s’agit ? — interrogea Gramajo López. — Des
commérages ? Un voisin rancunier ? — Il avait un ton coupant et contenait à
grand peine sa colère.
— J’ai cru comprendre que vous entretenez de bonnes relations avec le
voisinage. D’ailleurs, je peux vous assurer que depuis mon arrivée ici, je n'ai
jamais, ni une fois, entendu qui que ce soit dire du mal de vous. Voilà, une façon
de protéger je ne sais qui d'une éventuelle vengeance, sait-on jamais — se dit
Marco tandis que Gramajo se rasseyait dans son fauteuil.
— Tant mieux, tant mieux, alors dîtes-moi qui se permet ! — cria presque
le terrateniente.
— S'il vous plaît, calmez-vous, Don ! — rétorqua le détective, — nous
sommes dans les hypothèses. Maintenant tu es bien attrapé, connard — se réjouit-
il.
— Des hypothèses délirantes, monsieur, délirantes ! Comment peut- on
accuser ma chère épouse de… ? — Marco le coupa. Il l'avait appelé monsieur…
et ce veuf récent parlait de sa chère femme avec déjà deux putes à la maison ? Le
baratin commençait. Nous allons dans la bonne direction, crétin, songea Marco,
content du tour que prenait leur conversation :
— Personne ne l'accuse de rien ! Selon certaines informations, elle a tenté
d'accéder aux archives de l'INTA et à ces photos, c’est tout.
— Imaginons qu'il en soit ainsi, imaginons… Elle se fait tuer à cause de sa
curiosité… vous plaisantez ?
— Je ne l'affirme pas, une de mes sources l'affirme — répéta Marco.
— Ah oui ?
— Vous savez parfaitement que je ne peux pas donner mes sources,
Don Gramajo…
Le propriétaire terrien était submergé par la rage :
— Mais, putain de sa mère, je vous paie !
120
— Excusez-moi, vous me payez pour savoir qui a commis ce double crime,
pas pour vous donner mes sources.
— Pouvez-vous au moins me dire s'il s'agit d'une source officielle ?
— Effectivement — répondit Marco.
L’ours fou furieux se dressa brusquement sur ses pattes :
— Où sont passées ces deux foutues nanas ?! — rugit-il avant de quitter
précipitamment la pièce.
Marco pris la décision de rester ; peut-être qu'avec un peu de patience,
il allait en savoir plus.

Il ne s’était pas écoulé cinq minutes que Don Gramajo López réapparut :
— Les femmes ! Les femmes ne causent que des problèmes ! — clama-t-il
en levant les bras au ciel.
Marco se demanda s'il faisait référence aux deux prostituées ou à sa défunte
épouse… Don Gramajo s'assit, proposa un verre à Marco et servit les deux verres,
le sien avec de la glace. Il avait saisi que Marco ne buvait du café qu’avec du café
et du scotch qu’avec du scotch, aussi simple que cela. Il le lui commenta, essayant
visiblement de retrouver son calme, avant de lui demander :
— Vous n’êtes pas fatigué, Don Marco?
— Non pas du tout. Je me sens à l'aise ici, malgré… Et je vous félicite
pour ce très beau domaine.
Gramajo rit jaune :
— Figurez-vous que je ne sais pas si vous allez y rester encore
longtemps !
— A cause de mon travail, dites-vous ?
— Non, non, vous êtes un excellent professionnel, sinon je ne vous aurais
pas engagé. Je vous l'ai déjà expliqué lors de notre première rencontre.
— Parce que je refuse de vous donner mes sources ?
— Ecoutez, ce n’est pas forcément le problème, je peux comprendre vos
raisons.
— Et donc? Où est-ce que ce type voulait en venir ?— se demanda-t-il.
— Je peux accepter que vous refusiez de me dire qui dit quoi. Par contre,
j'ai plus de mal à accepter que vous considériez Rivera comme une source fiable.
121
— Merde, il est fort ! Ou c’est l’autre gros con qui a vendu la mèche, quand
nous étions à Coban… — pensa Marco. Don Gramajo le regardait, un sourire
discret mais franchement satisfait aux lèvres. — Rivera ? — interrogea-t-il.
— Victor Rivera, oui. Qui d'autre peut inventer ces conneries dans le
Polochic, si ce n’est pas mon grand ami Victor Rivera ? Le plus grand fils de pute
de la planète !
— Vous le connaissez ?
— Qui ne le connaît pas ici ? Ancien chef de la guérilla, ancien fondateur
d'une prétendue coopérative ; heureusement il a échoué, avec son obsession du
territoire libéré !
— Vous me mentionnez des faits qui…
— Ne vous inquiétez pas, Don Marco, pour l’heure ce n'est pas notre sujet.
Bon, j’ai sommeil et je dois partir tôt demain matin. Écoutez-moi attentivement :
je ne veux pas savoir si c'est ce pédé communiste ou pas qui vous a fait ces
commérages à propos de ma femme. Je vous dis simplement que cet homme n'a
d'autre but dans la vie que de gâcher le vie de ceux d'entre nous qui tentent de
développer ce coin reculé du monde. Vous poursuivez votre enquête comme
prévu et c’est tout. Bonne nuit.

Donc, de très mauvaise humeur, Marco agita la main et adressa son sourire
le plus hypocrite en direction de l'hélicoptère qui ramenait don Gramajo et les
deux jolies demoiselles à la capitale.
— Enfin tranquille ! — soupira le détective.

122
27

Enfin tranquille, façon de parler. Grâce au bref mais mémorable séjour de don
Gramajo, Marco avait compris le message : si tu bouges le petit doigt, le boss le
sait immédiatement. Non seulement grâce à son gorille, même s’il n’était jamais
là en fait. Il devait roder dans les environs, encore en train de se bourrer la gueule
avec ses compères dans une gargote sordide. Marco scruta le ciel pour voir s’il
pouvait distinguer un satellite avec l’annonce : « Souriez ! las Lomas del Norte
vous observent. » Le détective rigola. Il l’avait facile, don Gramajo ! Il connaissait
la zone mieux que quiconque ; il était peut-être même né ici. Assis sur sa fortune, il
n'avait qu'à attendre que les informateurs se présentent d’eux-mêmes pour
grapiller quelques quetzales. En outre, en tant que grand propriétaire terrien, il
entretenait sûrement des amitiés dans la police ou allez savoir avec qui.
Pourtant, s'il était effectivement au courant de tout, il aurait dû savoir qui
était responsable du meurtre de sa femme et de son administrateur, alors pourquoi
avoir engagé un détective privé ? Pour emmerder ses amis du ministère ? Pour
clore des comptes pas encore réglés du siècle dernier ? Pour se protéger : au cas
où les meurtriers reviendraient à l’offensive, ils éliminent le détective indiscret
pour remettre la pression et le propriétaire du domaine est encore assez vivant pour
accepter de négocier ou prendre ses jambes à son cou ? Etait-il de ceux qui n'ont
pas la conscience tranquille à cause de leur passé ? Il est préférable que j’ai mon
propre détective, je regarde où le mène ses recherches et j'attrape le criminel, mais
personne ne va mettre son nez dans mes affaires. Où était Gramajo lors de la
répression dans la région de Senahú ? On verra bien ce que El Proconsul
commentera demain à ce propos. Autre hypothèse de pourquoi le boss avait
engagé un enquêteur : se sentait-il coupable pour une raison ou une autre de la
mort de la mère de ses enfants ? Y avait-il une troisième piste ? Une quatrième… ?
— Arrête, tu délires ! — se ressaisit Marco.

C’est finalement la sonnerie de son téléphone portable qui interrompit ses


divagations : numéro inconnu. C'était sûrement El Proconsul. Re-sonnerie. C'était
bien lui ; droit au but comme toujours :
123
— Tu m’as demandé des informations qui ont déjà été dûment examinées
par la Commission de clarification historique, il m’a suffi de les recouper et de
lire entre les lignes — se vanta-t-il.
— Super ! Vas-y, Sherlock, je prends des notes.
— Donc, le domaine de Las Lomas del Norte. Massacre du 18 juin 1982.
On estime que plus ou moins cent cinquante personnes ont été tuées. Q’eqchis, 0-
76 ans. Aucun survivant. Responsable de l'action : l'armée. Motif : les villageois
ont soutenu les guérilleros en leur fournissant de la nourriture et des cachettes
logistiques. Tu m'écoutes ?
— Oui, oui, je t’entends — répondit Marco, la gorge sèche. — Je suis là, je
pensais à l’endroit où a eu lieu cette grosse…
— Bon, alors, dans le rôle principal de chef de troupe, le capitaine
Alejandro Flores Batz, et dans le rôle du mouchard…
— Un mouchard ?! — Marco le coupa.
— Il y en avait beaucoup à cette époque, plus ou moins la même mise en
scène, avec le mouchard et sa cagoule pour que les autres ne le reconnaissent pas
et qu'il désigne en toute impunité les complices ou supposés complices de la
subversion.
— Pourquoi supposés ?
— Parce que comme dans toute guerre, certains ont profité de la situation
pour piquer son terrain au voisin, sa coopérative, sa femme. Tu le savais, non?
Laisse-moi continuer. Une première fois, ils ont descendu une dizaine d’individus
dénoncés par le mouchard, puis ils sont revenus plus tard pour exterminer toute la
population, leurs animaux, ont incendié leurs maisons et leurs récoltes.
Pacification totale. Ecoute bien maintenant : le mouchard n'était pas un vrai
mouchard, je veux dire qu’il n’était pas du village, car c’était un métisse et pas un
Q’eqchi’. Il s’agissait en réalité d’un officier, ou plutôt d’un officier de réserve,
qui avait été dans la même promotion à l’Ecole polytechnique avec Alejandro
Flores Batz. Il s'appelait, bon, il s'appelle toujours José Luis Gramajo López.
— Il a un ami officier qui opère dans la région, il se met d'accord avec lui
pour nettoyer son domaine de toute influence de la guérilla. Presque trente ans
après, son épouse met le nez dans l'affaire et le met en danger, alors il la tue ? aussi
simple que ça ?
124
— Oui, c'est aussi simple que ça, sauf que…
— Sauf que ?
— Sauf que tu oublies qu'il avait un complice…
— Ce capitaine, dis-tu ? Il aurait également pu se retrouver dans la merde
avec l’enquête de madame Gramajo, bien sûr.
— Surtout si de capitaine il y a des années et des années, il est devenu
une gosse légume…
— Comme qui ?
— Nul autre que le Directeur-adjoint de la Direction générale des
investigations criminelles (DGIC), mon cher.
Grâce au sixième sens que seuls possèdent les vrais détectives, Marco se
remémora l'image du couple de flics à Senahú.
— Ok, ce pourrait être l'un des deux, Alejandro Flores Batz ou José Luis
Gramajo López, ou les deux, ok.
— Je trouve les informations, tu les analyses, mon gars. Qu’est-ce que j’ai
d’autre sur le massacre ? Ah, oui ! Je te confirme que les deux techniciens de
l'INTA, l'ingénieur et son assistant, ont effectivement pris des photos du village
après le départ des militaires.
— Tu les as trouvées ? — demanda le détective.
— Ce week-end ? Bien sûr, ils étaient tous les deux en train de mesurer un
gros thon blanc qu’ils venaient de pêcher dans… Laisse tomber, mon gars ! Ces
deux-là sont morts dans un accident d'hélicoptère à Huehuetenango quelques mois
plus tard. Rien à voir avec notre affaire, semble-t-il. Oui, ces photos doivent se
trouver dans les archives de feu l’INTA, mais qui sait où… — soupira El
Proconsul.
— Ils les cachent ?
— Qui ça ils ? L’ennemi ? — questionna El Proconsul d'un ton moqueur.
— L'ennemi n'est ni moins ni plus que le chaos qui règne dans ces archives. Il
faudrait des années de travail et un solide soutien financier international pour y
faire le ménage, alors mieux vaut laisser tomber. Bon, je dois y aller; Si j'en
apprends plus, je t’appelle.
Marco remercia encore l'ami et informateur pour son excellent travail avant
de raccrocher. Quand est-ce qu’on se retrouvera pour un billard ? songea Marco.
125
L'air devenait irrespirable. Compte tenu des besoins de l'enquête, le
détective savait qu'il devrait visiter à nouveau le village, là où se trouvait
auparavant le village disparu. Mais pire que tout, il imaginait sa prochaine
conversation avec don Gramajo, un ex cagoulé impliqué dans un génocide. Il
grimpa dans le 4x4 pour aller faire un tour afin de se rafraîchir les idées, si tant est
que cela soit possible.

A cause de la chaleur des derniers jours, la jeep soulevait un épais nuage de


poussière sur le chemin de terre. Un peu plus haut que l'entrée de la ferme de don
Oscar, le détective vit dans son rétroviseur un autre nuage qui s'approchait à toute
allure. N’ayant aucun goût pour la course automobile, il ralentit pour laisser passer
l'autre véhicule. Alors qu’il passait en deuxième, il entendit des claquements secs,
du sang, son sang giclait de tous les côtés, couvrant le tableau de bord, le pare-
brise, les sièges. Il ne sentait plus ses mains, ses bras. Il coupa le moteur, tenta de
retirer sa ceinture de sécurité, mais une balle avait écrasé le fermoir.
— La ceinture m'a sauvé la vie, sinon cette merde me traversait le pancréas,
le foie, l’estomac, remercions les recommandations de la police routière — se dit
Marco, sarcastique.
Il réussit enfin à s’extraire de la voiture, à appeler le numéro des pompiers,
à rassembler ses papiers et le fric qu’il avait sur lui dans un sac en plastique,
papiers et fric qu’ils portaient dans une poche arrière de son pantalon,
ensanglantés par un autre projectile qui était allé se loger dans son auguste
postérieur, la fesse droite plus précisément. Il jeta un œil aux blessures des bras.
Il n’était pas très content de voir qu'un morceau d'os avait disparu de son bras
gauche, car il préférait rester entier quoi qu’il se passe. Puis il s’allongea sur le
bord de la route pour s’évanouir tranquillement. Ils risquaient de revenir pour lui
donner le coup de grâce mais il déjà était trop tard pour se prendre la tête.

126
28

Quand il se réveilla, il était allongé sur un brancard, plusieurs personnes en


blouses vertes, bleues et blanches s’agitaient autour de lui, l'une découpant son
pantalon, une autre lui prenant sa tension artérielle, une autre en train de mettre
ses affaires personnelles dans un sac en plastique, un autre encore lui demandant
ce qui s’était passé. D'autres seulement le regardaient. Beaucoup de monde dans
cet ascenseur ! On lui fit une prise de sang puis, toujours sur le brancard, ils le
laissèrent dans la salle d'entrée des urgences. Là, alors qu'une jeune infirmière était
en train d’installer l’alimentation en sérum, une autre s’approcha par l'autre côté
du brancard :
— C'est Carlos Mendoza, non ?
— Pas du tout, il s'appelle Marco je ne sais quoi… — répondit l'autre.
— Tu es sûre ? On m'a dit que…
— Ton Carlito s’est effectivement fait lui aussi tirer dessus comme une
passoire, mais voilà déjà dix minutes qu'il est parti pour le Paradis.
Marco, dont le regard jonglait de l'une à l'autre comme le spectateur d'un
match de ping-pong, soupira :
— Bienvenue en Enfer, frangin.

Il resta couché là pendant dix heures. Il se sentait complètement bousillé.


Les premières heures avaient été les pires. Marco ne saura jamais pourquoi il avait
fallu attendre six heures avant de lui administrer un analgésique. En revanche, il
avait rapidement compris que certaines infirmiers ne se gênaient pas pour regarder
le match à la télévision et hurler « Goooooooool ! » alors que des patients
crevaient de douleur à deux pas. Il avait également saisi l’absence de coordination
entre la police et le Ministère public. Sachant qu’il y avait toujours des flics
rapaces qui cherchaient à arrondir leur fin de mois en proposant leurs services aux
victimes, au quatrième officier qui vint l'interroger sur les circonstances de la
fusillade, il bredouilla qu'il se sentait très fatigué et garda les yeux fermés jusqu'à
ce que l’importun décampe. Il apprit également qu'être une Indienne ne vous
donne pas la priorité dans la salle d'urgence d'un hôpital ; bien au contraire.
127
Finalement, ils l’emmenèrent au bloc opératoire, où on ne le laissa pas
demander ce qui allait se passer. Pour se rassurer, Marco s’imaginait que les
blessures allaient être nettoyées et refermées ; il semblait qu’il ne s’était rien passé
quand il se perdit dans les effets de l'anesthésie.

Il faisait nuit, il pouvait le voir depuis son lit situé près d'une fenêtre ouverte
par laquelle entrait une douce et fraîche brise. Il se trouvait dans une pièce
immense, avec des dizaines de lits où des hommes dormaient. Son bras gauche
était couvert de bandages en plâtre, mais impossible de bouger pour pouvoir jeter
un oeil sur les autres blessures. A peine réveillé, ils le déposèrent dans un fauteuil
roulant pour l’emmener à la radiographie. En insistant, alors qu’on le manipulait
comme un paquet, il réussit à avoir quelques informations.
— Un projectile a traversé votre bras gauche, il y a fracture et il manque un
bout d'os. Dans votre bras droit, la balle est entrée par le coude et est sortie par
l'avant-bras, elle a suivi et supprimé le tendon principal, vous ne ressentez donc
rien du tout de ce côté-là. Il y en a une autre dans votre fesse droite, nichée
dans le muscle, à moins d’un millimètre du nerf sciatique. Vous pouvez
remercier Dieu, monsieur.
— Eh bien oui, je pense que j'ai eu beaucoup de chance… — répondit
Marco.
— Ce n'est pas de la chance, vous devez remercier Dieu, croyez-moi —
répéta l'infirmier d’un ton péremptoire.
A qui il devait remercier, c’était le fabricant de la ceinture de sécurité, pensa
Marco, se rappelant le fermoir qui lui avait sauvé la vie.

Quand il regagna son lit, son voisin semblait l’attendre, un jeune homme
réveillé plus par curiosité que par la broche qui parcourait toute sa jambe.
— Qu'est-ce qui vous est arrivé ?
— On m'a tiré dessus — répondit laconiquement Marco. Il n’avait pas envie
de participer à un échange de peines et douleurs où chacun essaye de convaincre
l’autre que sa propre situation est forcément la pire. Peut-être à cause de l'heure,
ou à cause du jeune âge du gamin, il lui retourna la question :
128
— Et toi, qu’est-ce qui t’est arrivé?
— Chute de moto, mais je suis tombé en plein sur la jambe — répondit le
gars en ajoutant comme pour s’assurer la première place : — Ça fait vingt-deux
jours que je suis ici.
— Merde ! — se dit Marco, — franchement, passer vingt-deux jours
immobilisé dans un lit lui paraissait une abomination.
— Eh bien, amigo, je suis totalement épuisé, bonne nuit.

Jusqu'à ce qu'il soit opéré, soixante-douze heures après son arrivée à


l’hôpital, Marco n’avait pas senti le temps passer. Aller aux toilettes lui exigeait
au minimum une demi-heure, une douche, au moins une heure, et ainsi de suite.
Il passait le reste de son temps à écouter les jérémiades des blessés d’accidents de
la route ou par balle, plus ou moins 50 % pour chaque catégorie.
— S'ils interdisent la voiture et les drogues, il n’y aura plus besoin
d’hôpitaux… — aimait se répéter Marco.
Presque toutes les infirmières étaient des Indiennes de petite taille et les
médecins étaient tous des métisses, plus grands. Effectuant le total du tout, et vu
ce que le détective put observer de leurs relations tout au long de la journée, le pays
était encore loin d’en avoir terminé avec le temps de la Colonie ; sans parler des
patients.

C'était un autre jeune homme, peut-être pas si jeune qu’il en avait l’air, un
gars de La Tinta victime d'obésité.
— Vas-y, je t’écoute.
— Quand ils vous emmènent au bloc, vous pouvez porter seulement une
blouse ?
— Qu’est-ce que tu crois, qu’ils vont t’opérer en costume-cravate ?
— Mais même pas le slip ?
— T’en as besoin pour quoi ?
— On raconte que parfois ils profitent qu’on est endormi pour vous
violer…
— Cela pourrait être ton cas, mignon comme tu es — commenta Marco
le visage très sérieux.
129
Sa propre situation le faisait parfois rigoler. Comme le deuxième jour,
lorsqu’ils le grondèrent pour avoir beaucoup bougé :
— Regardez, votre lit est rouge de sang !
Malgré les protestations de Marco, ils persistaient à répéter qu’ils n’avaient
jamais vu quelqu’un d’aussi agité en chirurgie :
— Mais qu'est-ce qui vous est arrivé, vous baignez dans votre sang ! — cria
la docteure en le découvrant lors de sa visite matinale. Elle inspecta les deux
blessures du côté droit.
— Bien sûr que vous perdez tout votre sang, ils se sont concentrés sur les
fractures du bras gauche et sur votre fesse mais ils ont oublié de fermer les blessures
du bras droit.
— Tout est ouvert ? — murmura Marco horrifié.
La toubib haute comme trois pommes ne répondit pas. Elle attrapa un flacon
de désinfectant, du fil et une aiguille ronde et avait tout réglé en moins de cinq
minutes, sans anesthésie et sans aucun mot.
— Putain — pensa Marco, — je ne suis pas dans un hôpital public, je suis
sur un champ de bataille. Ils ont oublié de fermer… putain de merde, tu entends
ça ? Ils ont oublié, oublié de fermer deux trous causés par une balle de 45 mm ! Je
te le dis, je l'admire cette toubib, mais quelles cicatrices de merde je vais avoir
s’ils bossent comme si nous étions en guerre !

Le même jour, don José Luis Gramajo López lui rendit visite. Il lui rapporta
qu'un ouvrier agricole de don Oscar l'avait trouvé évanoui à côté du 4x4, perdant
beaucoup de sang. Il avait appelé les pompiers, qui s’étaient déjà mis en route
après son propre appel.
— Je ne me souviens même pas de les avoir appelés — rétorqua Marco.
— Bien sûr, dans l'état dans lequel vous vous trouviez… et heureusement
que vous avez réussi à les appeler. Très peu de gens passent sur cette route en
cette période de l'année.
Après les formules de circonstance, lui avoir expliqué qu’il avait tenté de
le faire transférer dans une clinique privée mais qu’aucune n’avait la capacité à
effectuer autant d’opérations en simultané et lui avoir annoncé qu'il lui faudrait
au moins un an pour se récupérer, le propriétaire terrien aborda la question :
130
— Je ne sais pas si c’est le meilleur moment pour parler de notre affaire…
— Je vous écoute, Don José.
— Bien. Avez-vous identifié le véhicule, ses passagers ?
— Non ! — répondit catégoriquement Marco.
— Ce type d'action n’est-il pas typique des trafiquants de drogue ?
— Sauf s'il y a eu erreur sur la personne, cela ressemble plutôt à des
représailles.
— Comment cela, erreur sur la personne ?! — s’exclama Gramajo,
surpris.
— Ce que je veux dire, c'est que les informations dont ils disposaient
concernaient peut-être plutôt le véhicule.
— Ce véhicule est un des miens, également utilisé par le personnel de
l’exploitation.
— C'est pourquoi je mentionne cette possibilité — confirma Marco.
— Quelle que soit la cible qu'ils avaient, pour moi, c'est eux, à cause de la
façon dont ils ont opéré.
— Ils pourraient être d'anciens militaires, par exemple… — murmura
Marco, juste pour faire chier ce connard.
— D'accord, cher Marco, je vois que malgré l'état dans lequel vous vous
trouvez, vous n’avez pas perdu votre sens de l'humour, je vous en félicite.
— En tant que détective, ma tâche est de n’écarter aucune piste, vous le
savez.
— Je le sais parfaitement — répondit le fermier, irrité. — Anciens de
l'armée, ex-guérilleros, je vois où vous voulez en venir, encore une fois avec vos
fantômes…
— C'est juste une hypothèse.
— Bien sûr, bien sûr, une hypothèse, une probabilité entre je ne sais combien
d’hypothèses... Quoi qu'il en soit, notre contrat est terminé.
— C’est vous qui décidez.
— J’ai décidé. J'ai donné l'ordre de déposer sur votre compte bancaire cinq
fois la somme convenue et…
— Je ne vous demande pas…
— Nous allons procéder de cette manière ! — le coupa très sèchement José
131
Luis Gramajo López, — nous ferons comme ça car ce qui vous est arrivé est en
partie de ma responsabilité. Parce que, figurez-vous, Don Marco, que mon
interprétation personnelle des derniers événements m’amène à considérer les
choses de cette façon — affirma fermement le fermier, la bouche remplie de son
foutu sourire ironique. — Je vous souhaite de vous rétablir dès que possible.
Salutations.
Il se leva, remit son chapeau de cowboy sur sa tête et quitta la pièce comme
s’il était l’image finale d'un épisode de série télévisée.

132
29

Alejandro Flores Batz se sentait fatigué, était venu le moment de prendre des
vacances bien méritées. Que le Directeur-général des investigations criminelles
ne se soit pas reposé était son problème. Lui, il n’était que le Second. Il s'imagina
en train de savourer un café irlandais sur une plage à Cancun, loin des odeurs de
papier, d'encre, du bureau. Avant de rentrer chez lui, il jeta encore un oeil, agacé,
sur la dernière page du dossier marqué du sceau Confidentiel.

Réf. : Dossier « Nonne blanche »


Rapport de : SGIC Antenne Senahú
À : SGIC Sous-Direction capitale
Jour 14 :
1030 : Départ de l'hôpital Cobán de S1 où il est entré le jour 9.
1140 : Départ de S1 par avion léger (immatriculation non enregistrée) pour la
capitale.
1310 : Départ des 2 personnels de SGIC Capital de l'hôtel Senahú.
1335 : Ils sont restés déjeuner et boire des bières sur la place du marché de
Senahú.
1940 : Les 2 personnels de SGIC Capital retournent à l'hôtel Senahú.

Il était temps de rappeler l'inspecteur Guzmán Cordón et sa collègueTista


Rodas au siège avant qu’ils ne deviennent des ivrognes. Ils avaient passé de
bommes vacances ! Ce qui irritait le plus le Directeur-adjoint du SGIC, ce n’était
pas tant l'incompétence de ces deux inutiles que la tentative d’arnaque dont il
avait été victime de la part de José Luis Gramajo López.

133
30

C'est Ana Beatriz qui l'avait poussé à reprendre « l'affaire Lomas del Norte »,
comme elle l'appelait. Non pas qu’elle l'aie forcé. Pourtant, femme de ménage un
peu spéciale, n’était-elle que cela ?
— Ana Beatriz, tu te fous de moi ? — rétorqua Conejo.
— Non, mon vieux. Elle me balance des petites piques — expliqua Marco
en agitant ses mains maintenant plus ou moins en état de fonctionner. — Imagine,
elle est en train de faire la vaisselle et elle se pose tout à coup la question à haute
voix : « Comment est-il possible que… ? » A voix haute, comprends-tu ? L’autre
jour, elle a éteint le mixeur à mi-chemin d'un smoothie aux fraises pour me
demander : « Ne penses-tu pas que… ? » Tous les saints jours de la sainte
semaine.
Conejo était plié de rire sur sa chaise. Marco le regarda, renfrogné et
hésitant :
— Je suis sûr d'avoir la gueule du parfait crétin en ce moment, parce que je
le suis. Qui serait allé replonger son nez dans ce putain de cas à part moi?

Les hommes changent, peut-être, et encore… leurs méthodes, jamais.


Marco commença donc par le début : mettre en ordre ses fiches pour organiser son
analyse. Pas si facile. Premièrement, parce qu'il ne comprenait pas vraiment quel
motif le poussait à rouvrir ce dossier à cause duquel il avait failli se retrouver au
Paradis, si il existe. Il lui avait aussi coûté une humiliation de première classe de
la part d’un propriétaire terrien qui n’était qu’une grosse merde. En laissant de
côté ce péché d'orgueil, il aurait pu considérer que cette affaire était close pour
toujours. Pourtant, en y repensant, non. Ce qui le motivait, c'était la curiosité, rien
que de la curiosité : Qui avait assassiné Carolina Menendez de Gramajo et Alfredo
Pop Choc ? Il se rendit compte qu'il n'avait jamais su avec quelle arme ils avaient
été exécutés et quelles tortures leur avaient été exactement infligées. Il annota ces
deux remarques sur un post-it avant d'entrer dans les grandes hypothèses, à haute
voix pour que cette maudite Ana Beatriz, en train de passer la serpillère, sache
qu’avait été finalement réouvert le fameux cas de Las Lomas del Norte.
134
— Allons-y, première hypothèse : les trafiquants de drogue, un vrai écran
de fumée, encore plus après que Gramajo López, lors de sa visite à l’hôpital, ait
quand même laissé ouverte la possibilité que ce soient eux qui m’aient canardé
sur le chemin de terre. Deuxième hypothèse : quelqu'un qui n’appréciait pas que
madame Gramajo fouille dans le passé. Nous avons l'ancien capitaine Alejandro
Flores Batz, aujourd'hui Directeur-adjoint de la DGIC. Il cherche et présente des
prétextes afin qu'il n'y ait pas d'enquête, au grand dam du veuf qui m'engage pour
clarifier les choses. Flores réagit en envoyant deux de ses agents à Senahú pour
s’assurer que la situation ne lui échappera pas. Pas mal, cette deuxième hypothèse.
Ok, troisième hypothèse : le bonhomme n’apprécie pas que sa femme enquête sur
le passé récent du domaine, mais dans ce cas, il avait mille autres moyens de l’en
empêcher au lieu de la refroidir. Quatrième hypothèse: quelqu'un veut piquer son
domaine à Gramajo López, ou régler avec lui une facture du siècle dernier restée
impayée. Impossible, un nouveau visage ne peut pas apparaître dans la région sans
que tout le monde le sache immédiatement. Sauf si les tueurs sont du coin. Tu sais
quoi, idiot ? se questionna Marco à lui-même : Celui ou ceux qui ont tué cette
femme et l'administrateur sont de la paroisse, c'est évident !

Il sortit pour acheter une bouteille de Shiraz, un luxe qu'il pourrait se


permettre pendant un certain temps avec tout le fric que Gramajo López avait
déposé sur son compte en compensation de la fusillade. Il le goûta comme s'il
s'agissait d'un Château-La-Pompe inestimable, tout en répertoriant plus ou moins
les familles du village et les habitants de la ferme de Las Lomas del Norte et ses
environs. Une fois terminé, il contempla sa liste. Difficile d'imaginer quelqu’un
sortant du bled et y revenant en pleine nuit sans que personne s'en aperçoive. Peut-
être un ou plusieurs contremaîtres ? Ils vivent à part, faudrait voir. Autre
possibilité, plus compliquée à vérifier : quelqu’un d'un des domaines voisins, les
Wolhers ou les Wagner, ou d'un autre plus éloigné.
— Bon, allons-y pas à pas, mon pote… — marmonna Marco.
Il appela El Proconsul. Après les salutations d’usage et des blagues à propos
de la dernière partie de poker où Marco avait failli perdre jusqu’à ses chaussettes,
il lui demanda s'il savait quelque chose sur l'arme du crime.
135
— Quel crime ? il y en a beaucoup… — El Proconsul se marrait.
— Celui de Las Lomas del Norte… — bougonna le détective, exaspéré car
sachant déjà ce qu’allait commenter son copain.
— Putain, tu n’as pas compris qu'ils ne veulent pas que tu renifles par-là,
semble-t-il !
— Écoute, tes commentaires…
— Ok, ok, calme-toi, mon petit. Je t’envoie tout de suite le dossier médico-
légal.
— Tu l’as ?
— Oui, après ce qui s'est passé, je me suis dit que tu n'allais pas lâcher le
morceau.
— Toi, depuis le lycée, tu as cette sale manie de penser à ma place.
— Depuis l’école primaire, ta mémoire faiblit ! — plaisanta El Proconsul.
— Ecoute, Marco…
— Quoi ?
— Tu fais gaffe, ok ? Nous avons besoin d’un quatrième au poker, fais pas
le con…
Marco raccrocha et réfléchit sur l'importance de l'amitié, se souvenant des
visites à l’hôpital de Negro, Conejo et bien sûr d’El Proconsul, alors qu'il ne savait
même pas où il était entre les douleurs et un putain d’épuisement qui ne le laissait
même pas penser.
— Ana Beatriz aussi m'a beaucoup soutenu — pensa-t-il, — il faudra que je
la remercie.

Il imprima le fichier PDF qu’El Proconsul venait de lui envoyer. Rien de


moins que le dossier de l'Institut national des sciences judiciaires, de la première
à la dernière page. L’INACIF avait bien travaillé malgré l’éloignement du
domaine du chef-lieu, Cobán. Marco prit une autre gorgée de Shiraz avant de
relire les informations sur l'arme avec laquelle Carolina Menendez de Gramajo et
Alfredo Pop Choc avaient été exécutés avant d’être égorgés et mutilés, un 45 mm
équipé d’un silencieux. Aucun doute pour le détective, ils avaient tenté de le tuer
avec le même flingue que celui utilisé dans le double meurtre commis à Las
Lomas del Norte. Se rapprochait-il de la vérité ? Marco continua d'étudier le
136
rapport : la disposition des deux corps bâillonnés dans la pièce, la position de
chacun, les horaires du personnel de maison, des indices tels que la saleté collée
aux semelles et de la paille dans les cheveux. Tout convergeait pour conclure,
selon le médecin légiste, que les deux victimes avaient été exécutées ailleurs avant
d’être transportées puis égorgées et mutilées dans le salon de la maison patronale.
Pourquoi prendre le risque d’être vu en allant déposer puis s’acharner sur les deux
cadavres dans la pièce principale de la ferme ? s’interrogea le détective. Un autre
doute concernait les signes de mutilation. Le tir de grâce dans la nuque indiquait
une punition pour trahison, mais pourquoi avoir mutilé ces personnes au niveau
de leurs parties génitales ?

137
31

Les deux semaines de repos sur la plage de Monterrico s’écoulèrent rapidement.


Il était temps pour Marco de sortir de là, bronzé et barbu, quelques kilos en plus
et les cheveux très courts. Avec ses binocles fumées, impossible de le reconnaître.
Ayant tout planifié avant son départ de Ciudad de Guatemala, il passa de vraies
vacances, flirtant avec des touristes gringas, qu’il abordait toujours de la même
façon :
— Pourriez-vous me ramener chez vous dans votre valise ? Je ne prends
pas beaucoup de place…
En certaines occasions, lorsque l'histoire aurait pu se terminer ou
commencer au lit, Marco donnait un coup d’arrêt à ce petit jeu juste à l'entrée de
la chambre de la dame. Parce que ce n'était qu'un jeu ; hors de question de mettre
en cloque la fille de Donald Trump, car le dad était vraiment trop conservateur, ou
de récupérer les bubons d'une maladie exotique du Texas ou du Dakota. Avec le
Canal 29 après minuit, Marco se suffisait à lui-même.

En fait, ce ne fut pas deux semaines mais un mois de vacances, en y incluant


le voyage de Monterrico à Tapachula au Mexique, endroit aussi sordide que le
souvenir qu'il en avait conservé, puis le District fédéral (DF) tellement pollué dans
certaines zones que vous pouvez à peine respirer, ensuite Chetumal et enfin
quelques jours pour visiter les ruines de Tikal lors du retour au Guatemala. Bien
sûr Monsieur, si vous pouvez vous le permettre… Si on ne prend pas en compte
que notre détective encore à moitié invalide avait failli tomber de la terrasse du
Temple V parce qu’il faisait le clown devant un groupe de touristes
japonaises, le voyage avait été parfait.
Marco aurait pu passer toute sa vie dans un pullman mexicain tant il aimait
voyager par ce moyen. Grâce à l’excellent état des autoroutes où le véhicule
semblait glisser plus que rouler, pas comme au Guatemala où tu te sens traité
comme un paquet, pas fragile évidemment. Également en raison de la
correspondance totale entre le nombre de sièges et le nombre de voyageurs
autorisés à grimper dans le car. Vous n'avez donc pas à vous tenir debout dans la
138
rangée du milieu durant tout le voyage et à vous accroupir à chaque contrôle de
police, comme au Guatemala. Et aussi le comportement respectueux des
chauffeurs qui vous accueillent, conduisent prudemment, sauf quand ils font la
course entre eux, et n'imposent pas leurs goûts musicaux personnels à plein
volume, comme au Guatemala. Vous pouvez même faire des rencontres, parfois
de personnes intéressantes, avec qui partager la conversation et la nourriture, et
ne pas passer tout votre voyage espionné par des regards obliques, comme au
Guatemala. Vous n'aurez pas non plus à voir des passagers jeter par la fenêtre des
couches pleines de merde, des canettes de bière ou des os de poulet, sous prétexte
que la planète doit être comme chez moi, c’est-à-dire une décharge d’ordures,
comme au Guatemala.
Comme prévu, il avait récupéré un vrai faux passeport guatémaltèque à
Tapachula. Dorénavant, il s'appelait Pedro, Pedro Arriola Santos, et sur la photo,
il ressemblait beaucoup à lui-même : un joufflu brun barbu, mais sans lunettes
parce que l'oncle Sam l’interdisait, au cas où un terroriste musulman se cacherait
derrière lui.

Il était donc assez satisfait de lui-même lorsqu’il arriva à Coban et, pour dire
la vérité, il n’avait pas vraiment envie de travailler. Il s’était installé à l’hôtel
Los Fanales, un endroit qui se voulait moderne et donc assez impersonnel. Il était
cependant logique qu’étant à la recherche de l’acquisition d’une exploitation
agricole, il s’installât dans l'hôtel le plus cher de la ville. Marco n'avait pas une
idée très claire des critères pour choisir une ferme de production de café mais cela
faisait partie du plan. Très peu de gens ne tombent pas dans le piège de quelqu'un
se faisant passer pour un imbécile, car très peu de personnes ont cette capacité :
avoir l’air plus stupides qu’elles ne le sont en réalité. Disons, volontairement.
Discutant ici et là, il avait déjà deux rendez-vous programmés pour le vendredi,
quarante-huit heures seulement après son arrivée dans la capitale q’eqchi’.

Le premier avait été fixé à midi pile, avec un certain Pascual Ospina
Monroy, dans un restaurant en face de l'hôtel. Le gars, court sur pattes, avec un
pantalon jouant de l'accordéon et rasé avec une machette, était arrivé avec près
d'une heure de retard. Il ne s’était même pas excusé. La première impression de
139
Marco fut très défavorable. De toute manière, son opinion dépendrait avant tout
de la zone où se trouvait sa proposition :
— Figurez-vous, nous avons cette ferme dans la famille depuis trois
générations. Elle s’est agrandie petit à petit, achetant des terrains mitoyens quand
l’opportunité se présentait. La dernière fois, ce fut il y a sept ans avec l’acquisition
de seize hectares. Alors maintenant, la propriété totalise soixante-douze hectares.
Pas mal, non, qu'en pensez-vous ?
— Une belle propriété. A-t-elle des sources ?
— Bien sûr, il y en a six. Une cascade aussi et le domaine produit sa propre
énergie électrique avec un moulin à eau.
Il ne tenait pas à extérioriser ce qu’il ressentait, mais le détective ne put
s’empêcher de s’exclamer :
— Super, l’autonomie totale, sa propre eau et sa propre électricité ! — Son
interlocuteur le regarda avec inquiétude, se demandant d’où pouvait bien venir
ce zozo. Mais peu importe. Maintenant, la question des questions : — Où trouve-
t-on cette beauté?
— Voyons voir, je vous fais un petit plan. Il attrapa une serviette en papier
et commença à dessiner.
— C'est facile. Connaissez-vous Fray, Fray Bartolomé de las Casas?
Marco répondit poliment que oui, plus ou moins, même si la région où se
trouvait le domaine n'avait rien à voir avec ce qui l'intéressait. À partir de ce
moment, il écouta Ospina Monroy d’une seule oreille; il avait juste à hocher la tête
de temps en temps. Le prix était très exagéré et il semblait que le droit de propriété
était en litige. Il prêta plus attention à la diarrhée verbale de l’autre lorsque celui-ci
déclara que la région de Fray était calme, pas comme celle de Senahú :
— Que voulez-vous dire ? — questionna Marco.
— Vous n’avez pas entendu parler de Senahú ? Un peu plus haut que
Senahú, il y a quelques mois…
— Non, que s'est-il passé ?
— Un double meurtre, l'épouse d'un terrateniente et son administrateur.
Ils les ont torturés puis exécutés.
— Non, exécutés puis mutilés, gros con qui croit tout ce que racontent les
journaux ! — pensa Marco. — Sait-on qui c'est ?
140
— Vous savez, c’est le bordel dans toute la vallée du Polochic, tout est
politique.
— Je ne comprends pas…
— C'est comme si la guerre continuait, d'un côté les militaires et ex-
militaires et de l'autre les ex-guérilleros, les petits Indiens coincés entre les deux,
avec leurs terres, bien sûr.
— Ils se disputent leurs terres, dites-vous ?
— Ce n'est pas tant qu'ils veulent leurs terres, qu’on leur a piquées il y a
déjà longtemps, mais chacun délimite son territoire. On dirait la guerre, comme
avant.
— Alors, ce double crime dont vous me parliez ?
— Les petits Indiens, c'est sûr. Le clebs ne mange pas du clebs, vous savez
bien. Ils veulent se venger. Il y a de quoi avoir peur, bien sûr, mais regardez : si
on vous humilie, on vous exploite depuis toujours, un jour vous vous mettez en
colère, vous ne croyez pas ? Ça me fait peur, mais je comprends que ça ne peut
pas finir autrement.
Le détective, d'abord surpris par cette nouvelle hypothèse, l’écarta
rapidement. Ce n'était pas une probabilité mais le délire d'un raciste.
— Raciste et connard, qui ne s’est même pas excusé d’arriver avec je ne sais
pas combien de temps de retard… — rumina Marco.

Le second rendez-vous l’avait également pris par surprise, mais pour une
tout autre raison. Il devait rencontrer un certain Dominique Gourbeau Vélasquez
à 19 h 00 au bar de l’hôtel Los Faroles. Il était arrivé un peu plus tôt pour pouvoir
savourer tranquillement un whisky sec et jeter un œil à la presse du soir. Pas si
tranquillement car était là un groupe de touristes espagnols dont la principale
caractéristique n'était pas la discrétion.

Juste avant 19 h 00, une femme entra, la trentaine, élégante dans une robe
rouge taillée à l'italienne et une coupe de cheveux rappelant vaguement Jeanne
d'Arc. Malgré l'attrait momentané de Marco pour cette apparition quelque peu
hors contexte, il se replongea dans la lecture monotone et morbide des derniers
événements concernant les crimes, les viols, les vols, les enlèvements, la
141
corruption, le détournement de fonds ; enfin, l'habituel et le quotidien de la presse
nationale.
Il dut pourtant revenir à la surface quand il entendit les pas de la femme
s'approcher de sa table. Il leva le visage, non seulement elle le regardait, mais elle
lui parlait :
— Excusez-moi, êtes-vous M. Pedro Arriola Santos ?
— Oui — répondit le détective déjà debout et offrant à l’inconnue de
s'asseoir à sa table, — s'il vous plait…
— Ravie de vous rencontrer — dit-elle, lui tendant une main ferme
comme de la fonte fraîchement coulée.
— Vous êtes ? Si je peux me permettre de poser la question.
— Je suis Dominique Gourbeau Vélasquez — répondit-elle tout sourire.
— C'est juste que… — balbutia Marco.
— Ne vous inquiétez pas — commenta la femme, toujours avec son petit
sourire en coin, — j'y suis habituée. Appelez-moi Dominique…
— Tu sais quoi ? — pensa-t-il. — Tu es la risée du public, là !
Alors que madame Gourbeau Vélasquez commandait un thé à la
camomille, Marco essaya de comprendre qui était devant lui. A grands traits,
femme d'origine française et espagnole, avec papa friqué et bonne éducation.
L'objet de son étude sommaire l’interrompit en pleine analyse :
— Ne vous inquiétez pas — répéta-t-elle, — je comprends que cela puisse
vous paraître bizarre. En fait, mon nom est masculin et féminin, c'est ainsi. Je ne
pense pas que vous fassiez partie de ces professionnels qui ont des capacités
particulières pour identifier rapidement avec qui ils ont l’honneur de…
Tout à coup à la défensive, le détective lui coupa la parole :
— Comment ça ?
— La robe, la façon de parler, de bouger… On dit qu'aux États-Unis, des
psychologues de la police peuvent détecter si quelqu’un ment uniquement en
décryptant la position de son corps, les mouvements des yeux et des mains…
Marco s’amusait de cette femme très imaginative mais pas si éloignée de la
réalité.
— Non, je ne suis pas policier, Dieu merci ! Mais moi aussi, j'aime bien
lire des romans policiers.
142
Les deux se mirent à rire comme s'ils se connaissaient depuis longtemps.
Madame Gourbeau goûta son thé du bout des lèvres avant de reposer sa tasse sur
la table basse :
— Très chaud, je vais attendre un peu. Alors, monsieur Arriola, vous
cherchez une exploitation qui produise du café ?
— Effectivement. J'ai reçu un héritage et certains de mes amis m'ont
conseillé d'investir dans ce type d'activité.
— Quelle coïncidence ! Figurez-vous que la ferme que j'ai à vendre est
l'héritage d'un parent qui a disparu récemment.
— Toutes mes condoléances…
— Merci, mais s'il vous plaît ne prenez pas ce visage dramatique. Je l'ai
reçue d'un oncle que je n'ai jamais eu l'honneur de connaître. Je ne vis pas au
Guatemala. Un cabinet d'avocats de la capitale gère cette affaire mais, c’est une
pure coïncidence, je suis de passage à Coban et j'étais curieuse de vous rencontrer.
Marco resta sans voix, il ne savait pas comment réagir.
— Sans être psychologue ou policière, il me semble que vous n'en savez pas
beaucoup plus que moi à propos de culture du café.
Ils rirent si fort que les Espagnols bruyants découvrirent qu’il y avait
d’autres clients dans la salle et la mirent en veilleuse, durant quelques minutes.

En fin de compte, madame Gourbeau Vélasquez et monsieur Arriola Santos


discutèrent de tout : la crise internationale, Sherlock Holmes, l'existence réelle ou
non du quetzal, leur désintérêt partagé pour le football, les impressionnistes et le
surréalisme français, les volcans et les lacs guatémaltèques. Ils rirent de tout, sauf
du café, parce qu’ils n’en fut jamais fait mention dans leur conversation. Quand
ils se séparèrent, peut-être parce qu'elle sentit que Marco allait peut-être oser lui
faire une proposition, elle le salua froidement :
— Ce fut un réel plaisir de partager ce moment avec vous, mais je dois me
coucher tôt. J'ai un avion aller simple pour l'Europe demain à midi.
De retour dans sa chambre, Marco se répéta qu'il devait être patient.
Le plan était bon. Il fallait juste se montrer patient.

143
32

Des rendez-vous et des réunions, Marco en avait obtenus un paquet. Pourtant,


l’occasion qu'il attendait ne se présentait pas comme prévu selon le plan. Jusqu'à
sa rencontre avec Alejandra Perdomo Sáenz, plus d'une semaine après son retour
dans la capitale q'eqchi’. Elle faisait partie de ces femmes qu'il n'aimait pas, qui
n’ont jamais travaillé de leur vie, grâce à ces mariages de raison qui permettent à
une grande famille de sauver, ou plutôt, de mettre le grappin sur une autre
menacée de banqueroute. Elle était veuve, c'est-à-dire seule et à la merci des
vautours, qu’on appelle avocats et notaires dans la langue officielle. Le détective
la trouva néanmoins sympathique quand elle lui dit :
— Savez-vous, je ne suis rien de plus qu'une de ces veuves qui n'ont jamais
travaillé et qui se retrouve un jour seule entourée d’une bande d’arrivistes qui
comptent bien profiter de sa naïveté, me comprenez-vous ?
Marco avait été frappé par la lucidité de la vieille et était intéressé par le
fait qu'elle vende une ferme située au-dessus de Senahú. Enfin ! A vrai dire, il ne
lui avait fallu qu'une semaine de rendez-vous, dont certains où on lui avait tendu
un lapin et d’autres où il avait pu faire connaissance et sans plus avec de vrais
escrocs, avant de rencontrer Alejandra Perdomo Sáenz. Il se sentait très bien. Il
s’était même promis d’offrir une boîte de Black Label à El Proconsul et une autre à
sa propre personne pour n'avoir jamais douté de ses informations :
— Que c'est agréable quand tout se déroule comme prévu — ronronnait-il,
— ce qui arrive rarement.
Ils avaient convenu de se retrouver le samedi pour visiter le domaine d’El
Paraíso. Après un vendredi passé dans sa chambre à réfléchir à la question, Marco
était gonflé à bloc quand il retrouva Alejandra Perdomo Sáenz qui l'attendait
debout à côté de son 4x4, un Land Rover antédiluvien qui méritait une place au
musée. Devant à la moue dubitative du détective, la dame se mit à rire :
— N'ayez pas de mauvaises pensées, M. Arriola — roucoula-t-elle, — ce
véhicule me ressemble, et il a des ressources inimaginables.
L’appréhension du détective disparut totalement lorsqu’ils arrivèrent à
l'entrée de Senahú à environ 150 km à l’heure :
144
— Vous vous demandez si j’ai été pilote de Formule Un ?
— Écoutez, Doña Alejandra, je peux vous appeler ainsi ?
— Je vous en prie, Don Pedro.
— Écoutez, sans vous vexer, je pensais à quelque chose dans le style.
— Il n'y a pas de souci, mon cher, il n'y a pas de souci. Si vous
m'imaginiez en championne de rallye, eh bien, figurez-vous que vous n’êtes pas
très loin de la réalité.
Se retournant vers le visage choqué de Marco, elle ajouta dans un soupir
nostalgique et ironique :
— Il y a un demi-siècle ; comme le temps passe, incroyable!

Ils arrivèrent à la ferme El Paraíso vers midi. Après avoir traversé quelques
kilomètres de jungle, un chemin de terre bordé de deux prairies conduisait à un
portail majestueux et ses gardiens, la maison des propriétaires avec ses
dépendances, réservoirs d'eau, entrepôts et ateliers ; et du personnel indien affairé
de tous côtés. Marco se dit que toutes les exploitations de café se ressemblaient.
— Aimez-vous les fleurs ? — lui demanda Doña Alejandra en descendant
du véhicule.
Marco se rendit compte que, contrairement aux autres fermes qu'’il avait
visitées ces derniers jours, celle-ci était envahie de fleurs. Il ne savait pas grand-
chose à propos des fleurs mais il resta bouche bée devant les centaines d'orchidées
qui parsemaient l'endroit.
— Très beau ! — s’extasia-t-il. — Vraiment très beau !
Il avait également été agréablement surpris par l'accueil des employés, des
cuisinières et même des gardiens. Rien à voir avec la relation prépotente que le
propriétaire de Las Lomas del Norte entretenait avec la population locale. Il
s’imaginait que lorsque Carolina Menendez de Gramajo arrivait dans sa ferme,
elle était également reçue avec beaucoup d'affection, de sentiments et donc de
respect. Pas le respect obligé pour le patron, plutôt ce respect pour quelqu'un qui
respecte les autres. Doña Alejandra lui présenta chaque personne, toujours avec
un petit mot gentil pour chacune et chacun.
Une Indienne très âgée s’approcha, si vieille que ses yeux se perdaient dans
ses rides. Elles s'étreignirent avec tant d’effusion que Marco se sentit indiscret.
145
— Rapprochez-vous, jeune homme. Doña Matilda, je vous présente Pedro.
Ne vous fiez pas aux apparences, c’est une bonne personne, je peux vous l'assurer.
Pardonnez tant d'émotion devant un inconnu, Don Pedro, cette femme est la sage-
femme qui a aidé à ma naissance. Elle m'a attribué mon nahual. Nous avons le
même, elle et moi, mais c'est un secret, vous le savez… — dit-elle en posant son
index sur ses lèvres.
— Nahual ? — se demanda Marco, — je dois consulter Wikipédia plus tard.
— Si mes comptes sont bons, Doña Matilda a plus de cent ans…
— Beaucoup plus, bien plus ! — ricana la sage-femme. — Vous faîtes bien
de ne pas révéler l'âge d'une fille à un gamin dont on ne sait pas d’où il vient et
avec qui il a fricoté.
Et les deux vieilles dames d’être prises par une crise de rire, au point que
Marco eut peur qu’elle aient choisi ce moment précis pour un infarctus collectif.

Après déjeuner, ils passèrent l’après-midi à visiter l’immense domaine.


Tout ce qu’il avait appris à Las Lomas del Norte lui fut tout de même utile, surtout
lorsque les discussions abordèrent des aspects plus techniques. Il avait honte de
tromper cette femme si aimable mais il fallait suivre le plan. Ils avaient visité les
cinq hameaux où les ouvriers agricoles vivaient avec leurs familles. Partout, les
Q’eqchis accueillaient Doña Alejandra avec beaucoup de bienveillance. De retour
à la ferme, elle lui confia :
— Ne vous y trompez pas, mon cher Pedro. Mon mari les traitait comme
des animaux et je n'ai jamais été directement impliquée dans l’administration de
la propriété, la production, avec les personnes qui travaillent ici. Vous savez
comment sont les gens, le minimum dont on a besoin… donc il était le méchant
et je suis la gentille.
— Cela vous dérange d’être la bonne et non la méchante ? — répondit
Marco d’un ton impertinent.
— Non, petit monsieur insolent, non, cela ne me dérange pas. Je suis
préoccupée que les gens ne… Disons : je sais que j'ai vécu toute ma vie, et je vis
très bien, de la sueur de ces gens qui m'aiment tant.
— Personne n'est parfait…
— Je n'ai jamais entendu une banalité si proche de la réalité.
146
33

Le vieil homme ramassa ses affaires ou plutôt essaya de récupérer ses affaires, sa
machette et sa besace, il n'en avait pas la force et il se laissa retomber lourdement
sur son tabouret. Il jeta un coup d'œil tordu à don Pedro, un type plein de pognon
qu'il venait de rencontrer dans les vapeurs de l’eau-de-vie.
— Ah ouais, t’es alcoolique, toi ? Avec de l’oseille ! Tu parles trop, tu baves
pire qu’un crapaud !
— Tais-toi, tu ne vois pas que je suis concentré.
— Concentré mes couilles, tu vas te faire éclater le ciboulot, fiston !
Et voilà que le vieux tomba entre le tabouret et le mur, là où les araignées
copulent et fermentent de vieux crachats.
— Enfin ! — soupira Marco, — un peu de silence…
Pas vraiment… Un couple se chamaillait dans une télénovela sur le petit
écran flou d’un poste de télévision au son grésillant suspendu par deux grosses
chaînes métalliques au plafond de la cantina. Ils étaient tous les deux en jeans, lui
avec la moustache et son chapeau de cowboy comme il se doit, et elle avec des
seins super aérodynamiques, comme il se doit dans ce genre de drame. Malgré la
torpeur causée par l'alcool, le détective comprit que le mec, très fâché, venait de
donner une beigne à la nana qui était tombée sur un canapé de très mauvais goût.
— Ingrate, comment as-tu pu me faire ça, m’humilier avec des membres
de mon propre personnel !
— Pas possible que ce canapé soit si moche — bougonna Marco, — il doit
venir de ce centre commercial de la Zone 10, comment s’appelle-t-il ? Le Temple
du mauvais goût, faut l’appelez comme ça.
— T’as vu cette pute, t’as vu ? — grommela le vieil homme en se relevant.
Il ajouta en rigolant : — Tu ne connais pas la meilleure, mon petit ami, la
meilleure ! Elle l'a fait avec un petit Indien, un putain de petit Indien !
— T’es pas un petit Indien, toi ? — questionna brutalement Marco, — je ne
te comprends pas.
Il regarda de nouveau l'écran puis la pièce où il se trouvait : ils étaient tous
bourrés comme des coings et hypnotisés par cette putain d'histoire. Lui, bien
147
qu’hypnotisé par ce spectacle, réagit tout de même comme la mouche : si je sens
l'air se déplacer, je ferais bien de changer de place avant d’être écrasée. C'était
sans doute l'intention du coup de machette à plat un peu mou qui le frappa sur
l'épaule. Il se retourna. Le vieux était déjà reparti tout seul dans ses délires. Le
propriétaire de la gargote s'approcha et donna un bon coup au vieillard ; sur la
caboche, avec une batte de baseball portant l'inscription « Dieu, famille et paix ».
Il surprit le regard de Marco sur la batte :
— Je suis évangéliste — dit-il comme pour se justifier. — Ils deviennent
cinglés avec cette série, ils la matent cent fois par jour et chaque fois ils deviennent
cinglés, allez savoir pourquoi.
Changement de chaîne pour un match de football. Certains clients
commencèrent à émettre des protestations puis se turent rapidement, le patron de
la gargote tenant toujours fermement sa batte à deux mains. Après avoir jeté une
poignée de billets froissés sur la table, sans les compter, Marco sortit dans
l'obscurité froide pour aller s’allonger à l'arrière du van qu'il louait depuis… il
essaya de compter les jours sur ses doigts mais impossible, peut-être à cause du
mélange eau-de-vie et bière.

Une semaine et des brouettes. Il rodait depuis une semaine et des brouettes
autour de Senahú avec cette camionnette. Il y avait ajouté un matelas, une
cuisinière à deux brûleurs et un mini-réfrigérateur. Quelle ironie ! Avec le fric de
Gramajo, après avoir joué les acquéreurs de biens immobiliers, il profitait de la
phase deux du grand plan pour faire d’une pierre deux coups et réaliser son vieux
rêve hippie d'adolescent, à savoir faire le tour du monde avec sa maison dans sa
camionnette. Première étape, faire le tour de cette partie de l’Alta Verapaz. Si
l’expérience s’avérait positive, après avoir élucidé le double meurtre, il pourrait
s’acheter un de ces vans que vous pouvez modifier et… mais bon, chaque chose
en son temps.

Il avait passé plus d’une semaine avec son personnage mi-touriste local, mi-
alcoolique. Choix efficace. Evidemment… un touriste est le naïf idéal à qui chiper
du flouze, et un ivrogne aussi. Marco avait compris depuis longtemps que parmi
les imbéciles, personne ne peut s’imaginer qu’il y en ait un qui fasse exprès. L'être
148
humain, qu'il soit rat de la ville ou rat des champs, avec des études universitaires
ou analphabète, se croit toujours plus malin que les autres. C'est très curieux : il
se croit le plus intelligent tout en restant pourtant toujours sur la défensive. Kif-
kif avec les machos, les femmes comme les hommes. Et racistes avec ça !
— Même dans les gargotes, mon frère, même là ils maltraitent les Indiens
— commenta-il à Negro au téléphone. — Un poivrot métisse et un poivrot indien
se mettent sur la gueule, la police est toujours du côté du premier, même si les
policiers sont des Indiens !
— Tu découvres l’Amérique ou quoi ? Un jour, je t’inviterais à n'importe
quel bistrot à Boca del Monte ou Villa Canales ; ce sont tous des abrutis, ces
métisses qui se croient supérieurs aux Indiens. Tout aussi ignorants et les poches
percées, mais ils se la jouent. Tu ne peux pas comprendre, mon frère. Il y a pire,
les Indiens qui viennent de leurs communautés pour s’installer dans la capitale,
plus Indiens pas possible, et gueulant comme des putois quand ils sont beurrés
qu’ils ne sont pas Indiens. Nous sommes malades, mon frère, malades.
— Alors non.
— Non quoi ?
— Quand je reviens, nous continuerons à jouer au poker chez moi. Je paye
la bouteille.
— Ok, bon argument. Laissons tomber Boca del Monte et toute cette
merde de frustrés sociaux. Quand reviens-tu alors ?
— Dans quelques jours. Je t'appelle.

La bonne nouvelle était que sa barbe avait bien poussé, il était totalement
impossible de le reconnaître. En presque deux semaines, il avait rencontré de tout.
Même de vrais touristes. Un couple d'Espagnols, pardon, de Catalans, sinon ils se
vexent, de la même génération que lui, un peu plus que la trentaine. Ils avaient
passé la journée ensemble, se promenant dans des endroits banals mais pour eux
au top de l'exotisme. Marco leur servit de guide, puisque son épopée dans la
Verapaz lui avait rendu familier l’ex-royaume q’eqchi : Bartolomé de Las Casas,
des cascades et des grottes, les Suisses-Allemands, le café, le chipichipi, le
quetzal, et du café, encore du café. Ils avaient bu quelques verres de bière, pas de
café, dans l'une des gargotes les plus sordides que le détective avait récemment
149
découverte à la sortie de Senahú, en direction du Nord. Ils avaient adoré. Ils
avaient également adoré le matelas du van où ils s’étaient retrouvés en trio,
tandis que le détective s'inquiétait de le faire sans préservatif, mais heureux de
réaliser qu'il comprenait parfaitement le catalan :
— Molt fort! Mort fort ! — criait la femme.
Ce n'est pas ce genre de rencontre qui faisait avancer l'enquête. Marco se
souvint de quand il avait partagé sa préoccupation avec El Proconsul à propos de
l'intérêt que pouvait encore avoir les gens pour un crime commis un an plus tôt.
Ce dernier avait été catégorique :
— Le sang sèche mais jamais le voyeurisme. Les gens aiment ça, je te
l’assure. Il arrive qu’ils s’inventent parfois des histoires, cela leur permet d’en
parler encore et encore, ainsi ils se sentent plus en sécurité. Après, bien sûr, c'est à
toi de faire le tri entre mémoire et imagination.
Une fois de plus, son pote avait visé juste. Il suffisait de donner quelques
vagues explications sur qui je suis et ce que je fais ici et qui que ce soit ne
s’arrêtait plus de déblatérer. Tout le monde savait tout sur ce double crime, et un
peu plus à chaque fois.

Une rencontre l'avait beaucoup aidé, celle de Julio Chen Toc à la sortie
d'une quincaillerie où il n'avait pas trouvé ce qu'il cherchait. Sous l’effet du choc,
le jeune homme qu’il avait sérieusement bousculé par mégarde avait laissé tomber
livres et documents. Marco les ramassa tout en les époussetant :
— Ne vous embêtez pas, monsieur, s'il vous plaît ! — réagit l’adolescent.
Le détective regarda sa montre ; il était presque 13 h 00.
— En guise d'excuses, je vous invite à déjeuner, qu’en dites-vous ?
— Je pense que c'est super.
Un jeune homme intéressant ce Julio. Boursier, il étudiait l’administration
d'entreprise à l’Université Landivar de Cobán. Il avait presque fallu une demi-
heure au détective pour comprendre que Julio était le fils de Jacobo et María,
respectivement le comptable et l'une des domestiques de Las Lomas del Norte !
Interrogé sur le double meurtre, il montra que le fait de ne pas avoir d'expérience
dans les enquêtes policières n’empêchait pas de faire preuve d’une certaine
perspicacité :
150
— Les possibilités, il y en a pas mal. Bien sûr, le trafic de drogue. Tout le
monde ici a commenté que rien à voir, mais un capo ne peut-il pas se planter,
même une fois ? Autre chose : le passé, le massacre du village dans les années
quatre-vingts. Nous savons tous que le don a dû en être, certains prétendent même
qu'il a craché des noms aux militaires.
— Pardonne-moi pour ce que je vais dire, mais ils les ont tous exterminés…
— Oui, c'est vrai, mais on raconte qu'il y avait une liste d'environ onze
noms, de complices présumés des guérilleros, puis ça a dégénéré et il n’est resté
personne. Bon, ça peut être aussi pour des raisons politiques, pour une histoire de
fesses, par jalousie, ou tout simplement pour nuire.
— Tu tuerais deux personnes juste pour nuire à une troisième ? — Julio se
mit à rire :
— Moi non, mais beaucoup le feraient, c'est pourquoi je veux décamper
d’ici dès que je peux !
— Pour aller où ? Si on peut savoir…
— Gringolandia, où il y a déjà plus de deux millions de compatriotes qui
préfèrent prendre des risques pour vivre mieux que vivre de l’agriculture,
supporter la famille et les voisins qui n'ont même pas la courtoisie de cacher la
rage qu’ils ont quand une autre personne atteint ses objectifs et se sent heureuse.
— Donc, mieux vaut jouer au chat et à la souris avec les flics gringos avec le
risque de se faire déporter que d'essayer de faire quelque chose dans sa
communauté ou son quartier ?
— Bien sûr ! Au final, c'est moins déprimant.
Marco ne sut que répondre. Lui, il vivait de peu, quelques petites enquêtes,
quelques amis, Ana Beatriz en pointillés, le poker, internet et quelques livres, pas
la grande vie, quoi !
— Tu sais quoi, Julio ?
— Dîtes-moi.
— Je ne sais pas si j'aurais le courage de me lancer dans cette aventure :
traverser le désert, les passeurs, les douanes, se planquer, être illégal…
— C'est ce que je vous dis. S'ils sont tant à partir là-bas, encore et encore,
c'est parce qu'ici on est foutu. Cela pourrait aussi être une grosse bourde.
— De quoi parles-tu ? — le questionna le détective interloqué.
151
— Excusez-moi, monsieur ! — plaisanta le jeune homme, — je repensais
au crime de Las Lomas.
— Une connerie, une énorme connerie ?
— Cela ne me surprendrait pas — insista Julio. — Tout le monde bricole,
les politiciens, les maçons, les universitaires, les garagistes, pourquoi pas les
tueurs à gages ?
— L'analyse est intéressante mais un peu généralisée, tu ne crois pas ?
— C'est possible, Don Pedro, bien sûr, mais comment allons-nous survivre,
nous les jeunes, si nous ne pouvons pas généraliser ?
— Ce gamin est un génie — pensa Marco, — j'espère qu'il pourra s’en aller
d'ici.

Il repensa durant pas mal de temps à sa conversation avec le jeune Julio.


Non pas qu’elle lui ait apporté de nouvelles informations ou un nouvel éclairage
sur le double meurtre. Marco se demandait : pourquoi effectivement chercher une
explication professionnelle là où tous ne sont que des amateurs ? Pourquoi essayer
d'expliquer par la raison un crime commis dans un pays de fous ? Il y pensa et
repensa. Vers 3 h 00 du matin, alors que la bruine n’arrêtait pas de sautiller sur le
toit du van, il était en train d’inventer une nouvelle méthode d’investigation :
l'immersion et le flair, s'imprégner de l'atmosphère et laisser le nez faire le reste.
Il rigola tout seul, éteignit la petite lampe et rit de nouveau dans l'obscurité :
— Si je continue comme ça, je vais bientôt pratiquer l’investigation
policière par télépathie !

152
34

Un vent au goût salé agitait le pré. Il allait pleuvoir, d'énormes nuages noirs
s’accumulaient au sommet des montagnes plus au nord. Des corbeaux hystériques
virevoltaient autour d'un kapokier géant. Marco n'avait jamais fait confiance à ces
oiseaux au beau plumage sombre aux reflets bleus à cause de leur regard perçant et
pourtant sans expression. Il se rapprocha, par curiosité.
— Soyez prudent… — chuchota une voix.
Marco fit volte-face. Au loin, un gardien armé d’un fusil lui adressait un
signe de la main depuis le portail d’entrée d’un domaine, il ne reconnaissait pas
cette entrée. Le gars n'arrêtait pas de bouger sa main le doigt levé de droite à gauche
puis de gauche à droite, ses lèvres elles aussi remuaient mais il était trop loin pour
qu’on comprenne ce qu’il disait. Quelque chose comme allez-y ! ou n’y allez pas!
Peut-être. Le détective était déjà arrivé à une trentaine de mètres de l'arbre. Les
oiseaux aux cris stridents n'étaient pas des corbeaux, ils ressemblaient à des buses
au plumage jaune et flamboyant. Ils ne faisaient pas attention à lui, occupés qu’ils
étaient à picorer les yeux des pendus. D'après les vêtements de certains des
cadavres suspendus, des femmes, il compris que c’étaient des Indiens, des
Q’eqchis. Beaucoup de Q’eqchis. Une main tomba sur son avant-bras :
— Partons, Marco, il n'y a rien de bon pour toi ici.
— Ana Beatriz, qu'est-ce que tu fais là ?
Elle était debout, ses longs cheveux noirs flottant. Elle ne portait qu’une
chemise de nuit. Impressionné par sa pâleur, Marco répéta :
— Ana, qu'est-ce que tu fais là ? Répond-moi ! Pourquoi marches-tu pieds
nus? tu vas tomber malade.
Il voulut la prendre dans ses bras, elle le repoussa, ses immenses yeux brun
foncé fixant le vide :
— Partons, Marco, il n'y a rien de bon pour toi ici.
— Tu as vu ce qu'ils ont fait à ces pauvres gens ? Qui peut mériter un tel
sort ?
— Partons, Marco, il n'y a rien de bon pour toi ici… — insista d’une voix
lancinante Ana Beatriz, toute tremblante.
153
— Partir, que dis-tu, partir, comme si de rien n'était ? C'est cela que tu
proposes ?! — cria Marco, agacé par son impuissance.
Ana Beatriz se mit à pleurer et bredouiller :
— Partons d'ici, allons avertir les gens, allons-y et nous leur raconterons
ce que nous avons vu, partons Marco !

Ils marchèrent en direction de la sortie du pré. Au seuil du bois, le ciel était


complètement noir, la lumière grise, il ne pleuvait pas encore. Marco remarqua à
nouveau les pieds nus d'Ana Beatriz.
— Je ne comprends pas… — murmura-t-il, — je ne comprends pas.
Il resta ainsi, debout, des heures et des heures le regard fixé sur les pieds de
la jeune femme.
— Des heures, comment cela est-il possible ? Regarde, nous arrivons au
hameau. Ana, regarde, nous sommes arrivés au hameau !
Plutôt un village, il ne reconnaissait pas ce village. Les rues étaient désertes.
Seul un coq se faisait entendre au loin, hurlant d'une voix métallique et rouillée,
horriblement stridente. Ils passèrent devant une chapelle aux portes ouvertes,
personne à l'intérieur, elle ressemblait à une salle de cinéma. Une bicyclette les
croisa si rapidement que Marco ne put voir qui la chevauchait. Ils se reposèrent
quelques instants, assis sur des pneus empilés face à un garage. Ana Beatriz se
mit à gémir :
— J'ai besoin d'eau, je sens que je vais m'évanouir.
Marco la regarda, dans sa chemise de nuit transparente qui laissait deviner
ses petits seins, ses fesses légèrement arquées et très fermes. Était-ce le lieu et le
temps d'y penser, après tant d'années sans s'en rendre compte ?
— Ne bouge pas, je vais tout de suite te trouver de l'eau.
Il tourna l’angle de la rue et tomba sur une épicerie. Il y avait un homme,
qui paraissait saoul, accroupi dans un coin, le visage dans l’ombre. Encore un
ivrogne, pensa Marco. Des têtes fraîchement coupées étaient alignées sur le
comptoir. Malgré leurs cheveux collés à leur visage, Marco en reconnut plusieurs:
Dominique Gourbeau Velasquez, que faisait-elle ici, n'avait-elle pas pris son
avion pour l’Europe ? Il y avait Buey, impossible, ils l'avaient tué devant ses yeux!
Son propre frère soupçonnait qu'il flirtait avec sa femme, son propre frère l’avait
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fait flinguer. putain de sauvages ! Il y avait aussi, les yeux grand ouverts, Oscar
Pérez Caal, le sympathique voisin de Las Lomas del Norte. Sa bouche maussade
s’ouvrit :
— Don Marco, vous n’avez rien compris, quel dommage !
— C'est parce qu'il est trop intelligent… — commenta ironiquement la
tête de Julio Chen Toc.
— Ne parle pas comme ça, mon fils, ne sois pas impoli ! — le gronda une
autre tête.
— Ce doit être María Toc Cab… — s’imagina Marco, — il était difficile
de l'identifier avec toutes ces blessures au visage.
— Vos gueules, bande d’abrutis ! — cria en se levant l'homme accroupi dans
le coin. Il avait un pistolet dans la main et Marco ne fut pas assez rapide pour
éviter qu’il le lui pointe sur le front, entre les deux yeux.
— TripleH, le larbin de Gramajo López ! Es-tu tellement bourré que tu ne
me reconnais pas ? — demanda Marco complètement paniqué.
Il lui cracha au visage avant de se mettre à crier encore plus fort :
— Bien sûr que je te reconnais, petit fouineur ! Il est tellement intelligent
qu'il vous a tous mis dans cette merde ; et même moi, tellement il est intelligent !
Il enleva la sécurité de l'arme. Crève, salopard !

Marco sentit son pantalon se mouiller. Il ouvrit les yeux, une masse tapait à
l’intérieur de son crâne. Dès demain, il allait devoir acheter un nouveau matelas
pour son joli van.

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Bien sûr, il avait parfois des doutes. Pas le doute de simplifier les choses, plutôt
de les compliquer. Gramajo López et ce Flores Batz avaient été impliqués dans le
massacre de 1982. L'épouse du premier avait commencé à s’intéresser à l'affaire.
Elle s'apprêtait, peut-être vu le bordel régnant dans les archives du ministère, à
mettre la main sur les photos prises le lendemain du massacre par des gens de
l'INTA. Ces deux tueurs l'assassinent, avec l'administrateur, qui n’avait pas à être
là ou pour brouiller les pistes. Le second profite de son poste de Directeur-adjoint
des investigations criminelles pour empêcher toute enquête et se permet le luxe
d'envoyer deux de ses inspecteurs à Senahú pour s'assurer que personne ne va
aller mettre son nez là où il ne faut pas. Pour une raison ou pour une autre, ils
avaient à un moment considéré que Marco était sur le point de découvrir quelque
chose et ils avaient donc tenté de le flinguer lui aussi.
— Voilà, simple, évident, transparent, limpide. Alors pourquoi Gramajo
López m'a-t-il embauché ?
— Vous l’emmenez ou nous vous le livrons, monsieur ? une adresse ? —
le vendeur l'interrompit dans ses pensées.
— Si vous pouviez me le charger dans le véhicule stationné devant chez
vous…
Alors qu’il attendait la facture, ils passèrent devant lui avec le matelas, vert
kaki !
— Excusez-moi, vous n’avez pas d’autre couleur ? — demanda-t-il au
vendeur.
— Bien sûr, monsieur, nous avons aussi en bleu pâle ou rose pâle —
répondit-il avec un petit sourire en coin.
— Alors, rose, s'il vous plaît — répliqua immédiatement Marco en fixant
le petit connard. — Si j'invite un jour une fille dans ma camionnette, je préfère
qu'elle me traite de pédé que de troufion… — songea-t-il.

Aujourd'hui, il n'avait rendez-vous avec personne. Comme il n’avait rien


d’autre à faire ou par provocation, il s'assit à la même terrasse de café où ils avaient
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passé un bout d’après-midi avec TripleH. En face, un panneau continuait de
rappeler en vain que « S'il vous plaît, montrez que vous avez de l’éducation », en
référence aux animaux, pardon pour les animaux, qui sortaient régulièrement du
bar pour arroser fièrement ce mur de leur pisse. Marco se souvenait qu’on pouvait
observer presque tout le marché de Senahú depuis cet endroit. Il y passa une bonne
partie de la matinée, en prenant alternativement un café, un jus de tomate, une
mousse, un café, un jus de… Quelqu'un pouvait-il le reconnaître? Impossible, il
devenait chaque jour plus barbu et plus bronzé. Imaginons que TripleH passe, se
rendrait-il compte ?
— Je t'ai déjà dit que non — rumina le détective, — et ce TripleH, il me
semble que j’ai rêvé de lui. Comment est-il possible de perdre du temps à rêver
d’une brute de ce genre ? — se demanda-t-il.
Ainsi sont les rêves. Ils ont toujours à voir avec un événement qui s’est
produit la veille ; et en général, ils l’aidaient à se souvenir d'un événement, le
lendemain du rêve. Quelquefois, il se faisait peur en pensant que dormir c’est
continuer de vivre les yeux fermés, que cette machine ne s'arrêtait jamais et que
le jour où elle s’arrêterait, elle pourrirait pour se transformer en un autre
processus. Des vers ? D’autres vers le croisent et le saluent :
— Eh, mais c’est ce bon vieux Marco ! Alors, Marco ? qu'est-ce que tu
deviens ?

Il était en train de déjeuner, sur la même terrasse, un ceviche trop salé sous
un soleil trop fort, quand lui vint une bonne idée. Les bonnes idées ne viennent
pas lorsque vous êtes assis à vous triturez le cerveau, avec de profondes rides
gravées sur le front, mais quand et où vous vous y attendez le moins. Le détective
se souvenait de plusieurs cas qu'il avait résolus les années précédentes. L'affaire
d'un banquier qui avait provoqué délibérément la faillite de deux de ses banques,
qui avait été évidemment été libéré, et dont les clients continuaient de se mobiliser
de temps en temps devant le Palais présidentiel avec l’espoir désespéré de
récupérer un jour leur argent. Un autre cas, plus amusant, était celui d’un
professeur de littérature, un Guatémaltèque vivant en France depuis plusieurs
décennies : il avait fait publier un roman policier en espagnol au Guatemala,
l’histoire d'un type qui assassine un parent avant de fuir pour l’Europe. C'était sa
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propre histoire ! Il y avait eu prescription et de toute façon personne ne se souciait
plus depuis longtemps de qui avait tué qui. Ah ! et ce feuilleton épique qui avait
occupé la une des journaux pendant des mois, des policiers qui avaient arrêté des
policiers qui avaient tué des policiers qui avaient couvert l’assassinat de députés
salvadoriens en visite dans le pays. Quand le cas fut finalement résolu, Marco prit
quelques mois de congé au Mexique pour éviter de faire partie à son tour de ce
jeu de poupées russes mortel. Ou de n’importe quelle embrouille, comme toujours
tirée par les cheveux. Par exemple, des soupçons qui pèsent sur le neveu du
voisin de la tante du propriétaire de la voiture que son fils a prêté à un ami du
gardien de la copropriété où vit l’épouse de son ancien employeur… La bonne idée
lui vint à ce moment-là, rampant furtivement dans l'ombre : le propriétaire terrien
n'avait rien à voir avec le double meurtre de Las Lomas del Norte et c'est pour
cette raison qu’il avait engagé un détective privé.

Un nouveau point de départ fragile mais néanmoins sûr à cent pour cent.
Ils vous abattent pour n'importe quoi dans le coin, dans tout le pays en réalité.
Peut-être que l'épouse de Gramajo López était accidentellement entrée en
collision avec la grand-mère d'un idiot dans un supermarché, elle s’était excusée
mais la vieille femme était un peu sourde, elle était rentrée chez elle, s’était plaint
d’avoir été martyrisée pour dramatiser sa vie déjà pathétique. Le petit-fils, de la
grand-mère, pas le petit-fils de la femme de Gramajo López, avait senti
rapidement le sang lui monter à la tête, avait attrapé son arme, sa camionnette
incolore et était allé aussi sec enseigner à cette chienne ce qu'est le respect.
N'importe quoi, je vous dis ! Batz, l'administrateur avait voulu acheter un
nouveau cahier pour sa comptabilité dans la librairie en face du même
supermarché. Maladroite, la jeune vendeuse avait fait tomber son achat par terre.
Lui, toujours très serviable, avait tenté de la rassurer mais le patron avait menacé
de la licencier. Batz avait alors pris sa défense. Le propriétaire de la librairie s’était
mis en colère. Après avoir ruminé l’affaire pendant plusieurs jours, il n’avait
finalement pas envoyé la gamine à la rue mais ce putain de petit Indien en Enfer,
ça oui !
N'importe quoi, n'importe qui ! Un fervent adepte de Jésus-Christ s'imagine
que ces deux-là, la femme du fermier et l'administrateur, se tètent. Ça lui rappelle
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une putain de télénovela, celle de la riche métisse et de l'Indien ingrat. Il ne peut
plus supporter le scandale et avec la main de Dieu, il assume et remplit sa mission
pour que règnent paix et justice sur Terre. Tout est possible dans ce pays de
dingues. Donc, on continue avec la même méthode : s'imprégner, z’yeuter, écouter
jusqu'à ce qu'il se passe quelque chose.

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Juste au moment où il allait s’agenouiller, José Luis Gramajo López entendit


crisser le gravier derrière lui. Il leva la tête pour poser un regard interrogateur
discret en direction de TripleH qui montait la garde dans le sentier d’accès. Deux
gorilles le maintenaient fermement : jeans, vestes de cuir, lunettes obscures,
typiques flics en civil.
— Reste calme, José Luis, nous sommes là pour t’aider. — Il reconnut la
voix rauque d'Alejandro Flores Batz.
— Vous trouvez amusant de déranger les gens alors qu’ils visitent leurs
chers êtres disparus, Monsieur de la Direction générale des investigations
criminelles ? — demanda-t-il sans bouger.
— Tout doux mon ami. Je t’ai dit que nous étions ici pour te donner un
coup de main.
— Pour nettoyer la tombe ? C'est du tout neuf… — sourit Gramajo en lisant
l'inscription: Carolina Menendez de Gramajo - 1977-2010.
— Je ne vais pas la ressusciter, mon vieux, mais attraper l’enfoiré qui a fait
ça, je te le promets.
— Ah oui ? — demanda le propriétaire terrien sur un ton sarcastique.
— Écoute, tu vas te lever lentement, t'asseoir n'importe où et je vais
t’expliquer.
Gramajo López se leva, se retourna. Le visage de Flores Batz était
impassible, ses yeux à demi fermés flottant dans la fumée bleue de sa cigarette.
— Ils ne t’ont pas encore diagnostiqué un cancer des poumons ?
— Oh que si, il y a déjà longtemps, crois-moi ! Il existe des plaisirs
difficiles à abandonner. Tu te concentres ?
— Vas-y, je suis tout ouïe.
Le policier lui passa une main dans le dos.
— Nous ferions mieux de nous asseoir sur ce banc là-bas, il n'y a pas de
murs mais des oreilles, si… — dit-il en regardant ses deux hommes qui tenaient
toujours TripleH comme s'il était hors de question de laisser s’enfuir l’ennemi
public numéro un.
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Le Directeur-adjoint de la Direction générale des investigations criminelles
poussa un profond soupir, respira un bon coup et se décida enfin à parler :
— En vérité, au début, je pensais que tu l'avais assassinée, José Luis Batz.
— J’ai pensé la même chose te concernant.
— Rien de surprenant, et pour les mêmes raisons, sûrement.
— Evidemment — confirma Gramajo López sans regarder Flores.
— Une autre vérité que je vais te confier : je ne me suis jamais inquiété
sur le sujet, nous obéissions aux ordres ni plus ni moins.
— Peut-être que tu as raison, peut-être pas. De toute façon, cela n'a plus
beaucoup d'importance maintenant…
— Troisième et dernière vérité, ce n'est pas nous qui avons trouvé le chien
enragé qui a assassiné ta femme et Alfredo Pop Choc. Tu te souviens que nous
avions décidé qu’il était préférable de ne pas enquêter et tu as quand même engagé
ce type…
— Marco…
— Oui, Marco. J’ai su qu’il n’avait pas réussi à obtenir beaucoup de
résultats, à part presque perdre la vie.
— Effectivement, et mieux vaut un employé congédié que refroidi.
— Cela dépend, cela dépend… — murmura Flores Batz. — J’essaie de te
dire que tu as une dette envers quelqu’un.
— Toi, j'imagine… — sourit tristement le propriétaire terrien.
— Non, pas moi, figure-toi. Tu as une dette envers Victor Rivera.
— Cet ancien guignol de guérilléro qui fout la merde dans le Polochic !
— Je ne sais pas ce qu'il y fout, mais il est comme un poisson dans l'eau
dans les Verapaces.
Ils sourirent du bon mot, repensant à la stratégie contre-insurrectionnelle
où ils s’étaient investis en d’autres temps : retirer l’eau au poisson.
— Quel humour !
— Je te garantis qu'il gère un niveau d'information que je lui envie…
— Quel intérêt aurait-il pour mon problème ? — demanda Gramajo
soupçonneux.
— Va savoir, va savoir… Ces gens-là ont leurs astuces, leurs petites ruses,
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ils font leurs calculs, au moins aussi tordus que les nôtres. Ce que je sais, c'est que
tu lui es redevable.
— Quelle garantie ai-je que tu n’essaies pas de me rouler ?
— Une preuve ?
— Ouais, une preuve, une seule.
— Une preuve irréfutable ?
— Vas-y…
— La confession du coupable te suffirait ?
— Tu l’as ici, enregistrée ?
— Non, je l'ai lui.

Alejandro Flores Batz et José Luis Gramajo López revinrent près de la


tombe de Carolina Menendez de Gramajo.
— Vous pouvez le lâcher — ordonna le propriétaire terrien aux deux
policiers qui empêchaient TripleH de bouger même un petit doigt. — Il n’y a pas
de problème — ajouta-il en s’adressant à son chien de garde.
— Ils ne vont pas le lâcher, je peux te le jurer, mon ami ! — réagit
sèchement Flores Batz.
Stupéfait, le propriétaire terrien fixa le flic, tourna son regard vers TripleH,
muet, qui avait les yeux injectés de sang puis, le front plissé, observa à nouveau
Flores Batz. Il s'approcha de son garde du corps, jusqu'à environ cinquante
centimètres de distance.
— Pourquoi ? — l’interrogea-t-il d'une voix sourde.
Personne n’eut le temps de réagir, il avait déjà dans la main le flingue
qu'il avait sorti de la ceinture de TripleH.
— Pourquoi ? — répéta-t-il, retirant la sécurité et pointant l'arme sur le cou
du garde du corps, sur la carotide.
— C’était une pute, patron, une pute ; elle et ce petit salopard
d’Indien… — TripleH balbutiait : — Je vous jure, patron, ils se foutaient de vous !
— Tu es malade ! Tu es fou ! — hurla Gramajo. — Il est cinglé, non ?
C'est impossible ! — dit-il en regardant Flores Batz.
— Nous avons vérifié, cet imbécile a tout inventé, il s’est fait un film.
Tu sais, ces brutes, entre les cuites répétées à l’aguardiente, les conneries
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misogynes de la chanson ranchera et ces télénovelas de merde, ils deviennent
tarés, complètement tarés…
Une détonation lui coupa la parole, puis une autre, et une troisième.
Gramajo se retourna, livide, laissant tomber le pistolet sur le sol. Un des policiers
en civil essuya une éclaboussure de sang sur ses lunettes. Est-ce que la
blanchisserie pourrait récupérer la veste en cuir argentin d’importation que sa
petite amie venait de lui offrir ?

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Depuis combien de temps s’imbibait-il de l’ambiance humide et envoûtante de


Senahú ? Plusieurs semaines… Il absorbait facilement l'équivalent quotidien de
cinq litres de bière et ressentait chaque jour de plus en plus le poids de la solitude.
Son ciboulot avait de plus en plus de peine à poursuivre cette enquête. Parfois, il
se demandait s’il n’allait pas à reculons. Il lui manquait juste un prétexte pour
prendre son courage à deux mains et retourner à la capitale.

Quand Ana Beatriz l’appela, il était déjà prêt :


— Dis-moi Ana…
— Marco, ce monsieur, Gramajo López, a appelé.
— Qu'’est ce qu’il t’a raconté ?
— Je te répète exactement ses mots : « Dites-lui que nous avons trouvé le
gars, celui qui a assassiné ma femme et qui a essayé de le tuer. »
— Il a dit ça comme ça ?
— Ce sont ses mots exacts, je te l’ai dit. Il a ajouté qu’il avait lui-même
éliminé ce… je te passe les détails.
— Il a appelé en personne ?
— Bah oui.
— Ce n’est pas son ange-gardien qui a appelé ?
— Comment ça ?
— Le garde du corps a appelé et il t’a passé don Gramajo.
— Non, Gramajo a appelé directement, sans intermédiaire. Pourquoi ?
— Non, rien, juste pour confirmer un doute. Dis-moi, Ana, tu as un maillot
de bain ?
— Bien sûr, c’est quoi cette question ?
— J'arrive dans six heures et nous partons à la mer, ok ?
— Je suis déjà prête.
Marco raccrocha, pensif :
— Le matelas rose lui plaira-t-il ? Ce qui est sûr, c'est qu’il va la faire
marrer, surtout les petits nounours…
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