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Coéditée par les Éditions Le Pommier et les éditions de la Cité des sciences et de l’industrie, la

collection « Le collège » s’inspire principalement du programme des conférences organisées par


Universcience sur ses deux sites : la Cité des sciences et de l’industrie et le Palais de la découverte.
Dans le même esprit – construire les outils d’une culture scientifique partagée et nourrir le dialogue
science/société –, les textes, simples et originaux, sont élaborés spécialement pour la collection par les
meilleurs spécialistes d’aujourd’hui.
Ce livre est paru en 2008, dans la collection « Le collège de la cité » sous le même titre, avec l’ISBN
978-2-7465-0400-4.
La présente édition, publiée initialement en 2015 avec l’ISBN 9782746506787, a fait l’objet d’une
mise à jour.
couverture : Robaglia Design/NASA
mise en pages : Marina Smid
relecture de la 1re édition : Axelle Maldidier, Gérard Tassi pour celle-ci.
© Le Pommier
Tous droits réservés
N° ISBN 978-2-7465-1234-4
Éditions Le Pommier, 8, rue Férou, 75006 Paris
www.editions-lepommier.fr
www.cite-sciences.fr/college
Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.
Dépôt légal : février 2017.
Introduction

Ce que les archéologues ont appelé « révolution néolithique », qui


correspond à la domestication des animaux et des plantes, est certainement la
révolution la plus décisive de l’histoire de l’homme depuis son apparition
sous sa forme actuelle, Homo sapiens sapiens. Pendant la quasi-totalité de
leur histoire, les humains ont en effet vécu de chasse, de cueillette et de
pêche, immergés dans la nature, sur le même plan que les autres espèces
biologiques. En ses débuts, le XXe siècle a qualifié de « prédateur » ce mode
de vie traditionnel, par opposition à l’économie dite « de production »
qu’aurait introduite la domestication des animaux et des plantes. Mais, sur sa
fin, ce même siècle a commencé à se demander si lui-même ne pratiquait pas
une prédation à bien plus grande échelle encore, au point de menacer la
plupart des espèces biologiques, y compris peut-être aussi l’espèce humaine.
Sous sa forme actuelle d’Homo sapiens sapiens, l’humanité semble avoir
émergé en Afrique de l’Est il y a environ 100 000 ans, à partir de formes
locales d’Homo erectus. Elle serait ensuite sortie d’Afrique et aurait
supplanté les groupes locaux d’Homo erectus partout dans le monde. On
discute encore de la possibilité de croisements entre ces différentes formes –
selon ce que l’on appelle le « modèle multirégional » –, même si le scénario
de l’élimination progressive des erectus locaux par les nouveaux sapiens
sapiens est privilégié.
Jusqu’à il y a environ 12 000 ans, le climat de la planète était moins
favorable qu’aujourd’hui. Avant cette date sévissait en effet la dernière
grande période glaciaire : de gigantesques glaciers recouvraient la moitié
nord de l’Europe, retenant une grande partie de l’eau du globe. Puis le climat
s’est peu à peu réchauffé : en un ou deux millénaires, les glaces ont fondu, le
niveau des mers est remonté d’une centaine de mètres, un climat et une
végétation tempérés se sont imposés sur des pans entiers de continents.
Peu de temps après, entre 9000 et 5000 avant notre ère, les premiers essais
de domestication des animaux et des plantes apparaissent en plusieurs points
du globe, de manière indépendante, chaque fois avec des espèces
biologiques différentes. C’est le cas au Proche-Orient pour le blé, l’orge, le
mouton et la chèvre, puis le porc et le bœuf ; en Chine avec le millet, le riz,
le porc, le poulet et le bœuf ; au Mexique et dans les Andes avec le maïs, les
courges, les haricots et le lama ; en Nouvelle-Guinée avec le taro et la
banane ; et peut-être en Afrique avec le sorgho, le mil et le bœuf. Il ne faut
pas se représenter ces innovations comme des inventions soudaines, mais
comme une prise de contrôle très progressive de certaines espèces
sélectionnées. Du reste, les formes de domestication, on le verra, peuvent
être très variées.
À peine perceptibles au début, les effets de ces domestications vont
bientôt être radicaux. Auparavant, quelques centaines de milliers d’humains
peuplaient les cinq continents – seules les îles de l’Océanie et de l’océan
Indien restaient encore inhabitées – et nomadisaient sur leurs territoires de
chasse par groupes de quelques dizaines d’individus, au gré des ressources
saisonnières. Quelques rares peuples actuellement survivants, pour très peu
de temps encore, dans le nord de l’Eurasie ou le sud de l’Afrique, nous
permettent de nous représenter les modes de vie d’alors.
Aujourd’hui, les sociétés ayant adopté la domestication des animaux et
des plantes ont imposé partout leur mode de production. Le contrôle accru
de leurs ressources alimentaires leur a permis de se sédentariser et de croître
indéfiniment en nombre. Elles comptent désormais plusieurs milliards
d’individus, en constante augmentation, concentrés pour la plupart dans de
vastes agglomérations urbaines. Le progrès continu des techniques leur
permet, en principe, de nourrir de plus en plus d’individus et de développer
des outils de plus en plus complexes, en particulier dans la gestion et la
communication d’informations toujours plus nombreuses.
Mais ces sociétés contemporaines se portent-elles bien ? On estime
qu’environ dix mille enfants meurent chaque jour des conséquences de la
misère et de la faim ; qu’environ trente millions d’humains au moins sont
morts de manière violente depuis le dernier grand conflit mondial. On ne
saurait idéaliser, comme on a pu le faire dans les années 1970, les défuntes
sociétés de chasseurs-cueilleurs, et s’interroger sur le bien-fondé rétrospectif
de la « révolution néolithique » serait un exercice de pure rhétorique.
Néanmoins, les choix faits il y a quelques millénaires par certains petits
groupes de chasseurs-cueilleurs dans plusieurs endroits du monde ont
radicalement bouleversé le futur de l’humanité tout entière. Le but de cet
ouvrage est de retracer l’histoire de ces choix et de réfléchir non seulement à
ce qui les a rendus possibles, mais aussi à leurs conséquences.
1

La révolution néolithique au Proche-Orient

Le terme « néolithique » fut créé à la fin du XIXe siècle par un archéologue


anglais, John Lubbock. Il correspondait à une subdivision dans la
classification mise au point par le conservateur du musée de Copenhague,
Christian Thomsen : dans les années 1830, il fut le premier à répartir les
objets de ses collections selon trois « âges », en fonction de leur matériau :
âge de la pierre, âge du bronze, âge du fer, ce qui n’était pas sans évoquer les
cinq « races » successives du mythe d’Hésiode repris plus tard par Platon et
Virgile – les races d’or, d’argent, de bronze, des héros et du fer. Comme eux,
Thomsen considérait que sa classification avait un sens chronologique.
Lubbock subdivisa en trois l’âge de la pierre : l’âge de la pierre ancienne
ou paléolithique (du grec palaios, « ancien », et lithos, « pierre »), l’âge de la
pierre moyenne ou mésolithique, et l’âge de la pierre récente ou néolithique.
On parlait aussi, pour le paléolithique, d’un « âge de la pierre taillée » et,
pour le néolithique, d’un « âge de la pierre polie ». Ces classifications
prenaient place dans un schéma général de l’évolution de l’humanité
qu’autorisaient non seulement la baisse progressive de crédibilité du modèle
biblique et l’essor de la théorie de l’évolution de Charles Darwin, mais aussi
les découvertes préhistoriques, l’ancienneté de l’homme étant définitivement
admise par le monde savant à partir des années 1850.
Les préhistoriens reconnurent aussi que l’âge de la pierre taillée était celui
des sociétés de chasseurs-cueilleurs, qui avaient constitué la forme sociale et
économique de la plus grande partie de l’histoire humaine ; et que l’âge de la
pierre polie ou néolithique était celui des premières sociétés agricoles. Le
polissage de la pierre n’était lui-même qu’une technique annexe de finition,
destinée à rendre non seulement plus efficaces, mais aussi plus esthétiques
les haches à couper le bois. Et, au moins en Europe, le néolithique était
également associé à l’invention de la poterie. Dans les années 1930, cette
prise de conscience historique déboucha sur le concept de révolution
néolithique. On le doit au préhistorien marxiste australien Vere Gordon
Childe, qui ébaucha la première synthèse cohérente et ambitieuse de la
préhistoire et de l’histoire du Proche-Orient ancien et de l’Europe. Cette
synthèse identifiait des formes sociales et économiques successives et se
fondait sur les résultats des fouilles archéologiques les plus récentes.
De la sédentarité
Childe avait défini l’expression « révolution néolithique » à partir des
données obtenues au Proche-Orient. De fait, c’est dans cette région du
monde que cette révolution est la plus ancienne et que, aujourd’hui encore,
les informations archéologiques restent les plus détaillées et les mieux
connues. Et c’est à partir d’elle que le néolithique s’est répandu dans
l’ensemble du Bassin méditerranéen, l’Asie centrale et toute l’Europe.
Pourtant, cette région, que l’on appelle aussi « Levant », n’est qu’une
étroite bande de terre au climat méditerranéen, qui s’étend depuis le Sinaï
jusqu’au sud-est de la Turquie. Elle forme le centre du Croissant fertile, dont
les deux branches sont constituées par la Mésopotamie à l’est et par l’Égypte
au sud. Elle se trouve limitée par la Méditerranée à l’ouest et par le vaste
désert d’Arabie à l’est. Les fleuves qui l’arrosent, le Jourdain en particulier,
et les dépressions, comme la mer Morte et le lac de Tibériade, prolongent la
faille africaine du Rift. Si les zones les plus montagneuses (au Liban) sont
forestières, le paysage principal est celui d’une steppe où poussent des
pistachiers, des amandiers, ainsi que des céréales sauvages (blés et orges),
des pois et des lentilles. Dans cet environnement paissent non seulement des
troupeaux d’animaux potentiellement domesticables (chèvres, moutons,
sangliers, aurochs et certains canidés), mais aussi des antilopes, des onagres
et des cervidés.
Sans être exceptionnellement riche, ce milieu est suffisamment favorable
pour que de petits groupes de chasseurs-cueilleurs puissent s’y sédentariser
en partie. On a par exemple mis au jour, sur les bords du lac de Tibériade, le
site d’Ohalo, avec des traces de cabanes fixes. Ce ne sont néanmoins pas les
premières maisons du monde : il y a 25 000 ans, dans les plaines froides de
l’Ukraine (à Kostienki, Gontsy ou Avdeevo), des chasseurs gravettiens
construisent de spectaculaires huttes rondes faites de défenses, de crânes et
d’ossements de mammouths. L’abondance du gibier leur permet peut-être
une certaine sédentarité.
À partir de la fin de la dernière glaciation, des formes de sédentarisation
peuvent s’observer en plusieurs points dans le monde, au sein de sociétés de
chasseurs-cueilleurs. Ainsi, les hommes de la civilisation de Jomon, au
Japon, qui modèlent la plus ancienne poterie connue dès 15000 avant notre
ère, construisent des maisons en bois, rectangulaires ou circulaires, sur les
bords des estuaires, qui leur fournissent coquillages, poissons et mammifères
marins. Tels qu’ils ont pu être observés au XIXe siècle de notre ère, les
Amérindiens de la côte nord-ouest du Canada et des États-Unis vivaient dans
de grands villages permanents, grâce aux ressources fixes que leur assuraient
glands et saumons. Il y a 8 000 ans, sur les bords du Danube, en Serbie, la
civilisation de Lepenski Vir établit aussi des habitats, et même des
cimetières ; c’est aussi le cas, un peu plus tard, des chasseurs mésolithiques
de la civilisation d’Ertebølle, sur les rives de la Baltique.
On peut donc constater que, dans de nombreux cas, ces formes de
sédentarisation semblent permises par un accès permanent à des ressources
aquatiques, sans doute plus stables que les ressources terrestres (animaux et
plantes), qui sont plus saisonnières. Au Proche-Orient, c’est précisément le
cas du site d’Ohalo, tout comme plus tard, au cours du VIe millénaire avant
notre ère, ce sera celui des villages permanents installés sur les rives du lac
du Fayoum, où l’on situe l’une des origines du néolithique égyptien. Mais si
elles permettent la sédentarité, des ressources naturelles abondantes ne
débouchent pas nécessairement sur la domestication des animaux et des
plantes. Bien au contraire, pourrait-on dire, puisque cette abondance
naturelle dispense des efforts techniques permanents qu’exige cette
domestication.

Le natoufien
Vers 12000 avant notre ère environ, le nombre d’habitats sédentaires semble
s’accroître au Proche-Orient. Ils se présentent sous forme de groupes de
huttes rondes à soubassement en pierre. La forme circulaire de ces huttes
« en dur » reproduit certainement celle des tentes que devaient transporter
ces populations lorsqu’elles étaient encore nomades. La présence de groupes
de tombes à proximité des huttes, ébauche de véritables cimetières
permanents, est un indice supplémentaire de sédentarité – les chasseurs-
cueilleurs nomades inhumant en général leurs morts sur le lieu de leur décès,
au gré de leurs déplacements. On appelle cette nouvelle culture le
« natoufien », du nom d’un cours d’eau, le Wadi el-Natouf, qui se trouve en
Israël. De fait, si le natoufien a été défini dans le sud du Levant, on
généralise souvent ce terme pour désigner des manifestations identiques
trouvées dans l’ensemble du Levant. En effet, si les sites les plus connus
(Hayonim, Mallaha et Nahal Oren) se trouvent en Israël, des villages
comparables ont été étudiés en Syrie (Abu Hureyra ou Mureybet, par
exemple). Fouillé par l’archéologue français Jacques Cauvin, celui de
Mureybet offre une remarquable évolution sur le long terme de l’un de ces
tout premiers villages du monde.
L’étude des vestiges matériels retrouvés dans ces villages montre que le
choix de la sédentarité est permis par une certaine abondance du milieu
naturel. Les Natoufiens se livraient en particulier à la cueillette systématique
des blés et des orges sauvages. Des expériences ont montré que, pendant les
trois semaines où ces céréales sauvages sont à maturité, une famille de
quatre ou cinq personnes peut récolter suffisamment de grains pour subsister
la majeure partie de l’année – encore faut-il disposer des techniques
adéquates. Les tiges sont coupées à l’aide de faucilles faites d’une lame de
silex insérée dans un manche en bois ou en os, ce dernier étant parfois
sculpté en forme d’animal. Les grains sont stockés dans des fosses-silos qui
permettent de les conserver pendant des mois, avant d’être broyés par va-et-
vient sur des meules de pierre. Sans la technique de conservation dans les
silos, la consommation des céréales serait restée saisonnière. Faucilles,
meules et silos se retrouveront non modifiés lorsque l’agriculture
proprement dite sera mise au point. Ils ne sont donc pas des indices de
l’agriculture mais l’ont précédée.
À côté de cette cueillette spécialisée, la chasse continue d’apporter
l’alimentation carnée, comme auparavant.
Les Natoufiens ont un art représentatif très discret. On ne compte que
quelques figurines en pierre, très schématisées. La plus connue provient
d’Aïn Sakhri et représente un couple copulant, étroitement enlacé, sur un
galet de calcite. D’autres se limitent à l’évocation de visages. Ces
représentations ne distinguent pas les Natoufiens d’autres groupes de
chasseurs-cueilleurs de par le monde, notamment en Europe à la même
époque.

Premières domestications
C’est au sein de ces communautés natoufiennes que la collecte intensive des
céréales débouche progressivement sur une véritable agriculture, entre
10000 et 9000 avant notre ère – toutes les étapes de cette évolution ne nous
sont pas connues en détail. En outre, on ne peut considérer comme espèces
domestiquées (qu’il s’agisse d’espèces végétales ou animales) que celles
pour lesquelles le processus est totalement abouti, au point qu’elles
divergent désormais nettement des espèces sauvages. Or des exemples
ethnographiques montrent que des populations mettent en œuvre une sorte
de « protoagriculture » lorsque, au cours de la cueillette, elles favorisent les
espèces collectées en éliminant les espèces concurrentes. Ainsi, en Afrique,
des populations pratiquant le brûlis et l’abattis épargnent systématiquement
et uniquement les palmiers à huile sauvages, ce qui leur a permis, au fil des
générations, de constituer de véritables forêts de palmiers à huile sans en
avoir jamais planté un seul. C’est ce qui a pu se passer pour les céréales
sauvages. Cela semble confirmé par les analyses d’ADN qui montrent que
tous les blés et orges connus cultivés ensuite, non seulement au Proche-
Orient, mais aussi dans toute l’Europe (où ces espèces n’existent pas à l’état
sauvage), proviennent de souches sauvages levantines.
Quant à la domestication des animaux, elle était déjà attestée chez certains
groupes de chasseurs-cueilleurs. Dans plusieurs régions du monde, comme
en Grande-Bretagne, au Japon ou en Sibérie, des loups ont été apprivoisés
pour devenir progressivement des chiens. Les loups et les hommes ont
plusieurs points communs, comme celui de chasser en bande. Des échanges
mutuels de services ainsi que la capture de jeunes animaux dociles ont pu
déboucher sur cette domestication – dont on notera qu’elle n’a pas eu de but
alimentaire, bien qu’elle soit la plus ancienne connue au monde. Il semble
que la domestication de canidés sauvages ait également été pratiquée par des
groupes de Natoufiens. Cette pratique se serait progressivement étendue à
d’autres animaux, en commençant par les plus dociles et les moins
dangereux – le mouton et la chèvre –, suivis un peu plus tard par le porc,
domestiqué à partir du sanglier, puis par le bœuf, domestiqué à partir de
l’aurochs, nettement plus redoutable.
Les archéologues appellent cette période initiale PPNA (Pre-Pottery
Neolithic A, « néolithique précéramique A » en français). En effet, lorsque le
néolithique émerge, la poterie, qui est caractéristique du néolithique
européen, n’est pas encore inventée. Le principe de l’argile cuite est connu
(en fait, depuis 25 000 ans, comme sur le site tchèque de Dolní V˘estonice),
mais il est réservé à la fabrication de petites figurines. Le contrôle de cette
matière n’est pas encore suffisant pour permettre la confection de poteries ;
les récipients étaient en bois, en cuir, en vannerie, voire en pierre. À partir de
9 000 avant notre ère, le PPNA est suivi par le PPNB, période à laquelle la
domestication des animaux et des plantes est totalement avérée et maîtrisée.
De nouvelles idéologies
Les spécialistes des sciences naturelles nous confirment que, durant le
PPNB, c’est bien désormais à des espèces domestiques que l’on a affaire,
leurs caractères s’éloignant progressivement de ceux des espèces sauvages
originelles. La taille des animaux tend à diminuer, à la fois parce que, à
chaque génération, on sélectionne les bêtes les plus dociles pour la
reproduction, et parce que ces animaux sont désormais coupés de leur milieu
naturel, qu’ils doivent changer d’alimentation et d’habitudes. En même
temps, la taille des villages augmente rapidement : ils peuvent couvrir plus
d’une dizaine d’hectares et compter plusieurs centaines d’habitants, voire
davantage.
Cet accroissement des habitats provoque aussi des transformations
architecturales. Les populations sédentaires du PPNA avaient conservé les
maisons rondes traditionnelles. Celles du PPNB construisent désormais des
maisons quadrangulaires, souvent faites de bois et de terre sur un
soubassement de pierre, avec un sol blanc plâtré. Murs et sol sont parfois
revêtus de motifs peints. Cette forme nouvelle permet d’accroître plus
facilement la taille de l’unité d’habitation, puisqu’il suffit d’ajouter des
cellules quadrangulaires sur les côtés, ce qui est impossible avec une forme
ronde. Des constructions circulaires se rencontrent encore, mais il semble
qu’il s’agisse plutôt d’édifices cérémoniels. Étudié par une mission française
lors d’une fouille de sauvetage, l’un des meilleurs exemples se trouve sur le
site syrien de Jerf el Ahmar, sur les bords de l’Euphrate : au milieu des
habitations rectangulaires, un bâtiment circulaire en partie enterré semble
combiner des activités rituelles, illustrées par des dalles de pierre gravées, et
des activités de stockage de céréales.
De fait, le développement du néolithique s’accompagne d’un net
développement des manifestations idéologiques. Rarissimes dans les sociétés
de chasseurs-cueilleurs, les représentations humaines se multiplient. Il s’agit
principalement de figurines féminines, qui peuvent être de petite taille, en
pierre ou en argile cuite, mais aussi en chaux sur une ossature de jonc,
comme à ’Ain Ghazal en Jordanie, où des statues de ce type, qui dépassent
un mètre de hauteur, sont rehaussées de peinture. Dans ce domaine des
représentations, les découvertes les plus spectaculaires ont été faites durant
les années 1990-2000 dans le sud de la Turquie, sur les sites de Göbekli Tepe
et Nevali Çori : à côté de maisons d’habitation, des constructions
cérémonielles sont dressées, ornées de dalles de pierre gravées mesurant
jusqu’à trois mètres de hauteur, sur lesquelles sont représentés des êtres
humains (ce qui est rare à cette époque), masculins ou féminins, et surtout
des animaux sauvages – lions, serpents, crocodiles, rapaces, aurochs.
Cette importance croissante des images représentatives s’accompagne
d’une complexification des pratiques funéraires. Ainsi, sur le crâne desséché
d’un défunt, parfois récupéré quelque temps après la mort, un visage d’argile
sera modelé, dont les yeux seront représentés à l’aide de pierres ou de
coquillages. Ces crânes, qui sont parfois exposés au regard des vivants, ont
aussi été retrouvés enterrés dans des caches. Si le creusement de tombes
remonte à l’homme de Neandertal, il y a 100 000 ans, ces manifestations
funéraires témoignent d’un rapport différent avec les morts, qui, d’une
certaine manière, continuent d’habiter l’espace des vivants. De fait, outre ces
crânes surmodelés, on rencontre de nombreux corps inhumés sous les
habitations. Les interventions pratiquées sur ces corps et la récupération de
certaines de leurs parties constituent des preuves supplémentaires d’une
familiarité nouvelle avec la mort.

Poterie et colonisation
Aux alentours de 7000 avant notre ère, la nouvelle civilisation néolithique
est pleinement installée sur l’ensemble du Levant, dans tout le centre du
Croissant fertile. Le paysage est jalonné d’agglomérations comptant
plusieurs dizaines d’habitations. L’alimentation repose désormais pour
l’essentiel sur la culture des céréales et sur l’élevage, la chasse et la cueillette
n’ayant désormais plus qu’une place marginale. Ces grands villages
s’entourent parfois de murailles de pierres sèches. Les activités
cérémonielles, notamment funéraires, occupent une place importante dans la
société.
Vers 6500 avant notre ère, deux faits importants se produisent.
Le premier événement est l’invention de la poterie, après plusieurs
tâtonnements. Désormais, de cette nouvelle technique s’identifie avec le
néolithique, du moins dans une grande partie du monde – nous avons vu que
des sociétés de chasseurs-cueilleurs l’avaient adoptée bien avant l’apparition
de l’agriculture et de l’élevage. Permettant de produire rapidement de
grandes quantités de récipients, la terre cuite convient bien à des
communautés humaines en constante augmentation. Par ailleurs,
contrairement aux outils de pierre et plus tard de métal, les formes de ces
récipients et, surtout, leurs décors sont soumis à peu de contraintes par
rapport à leur fonction. Aussi potières et potiers peuvent-ils créer de
nouvelles formes et de nouveaux motifs, au gré des modes, ce qui fait de la
poterie l’indicateur chronologique le plus fin dont disposent les
archéologues. Formes et décors permettent de différencier des styles
régionaux (ce que l’on appelle traditionnellement des « cultures
archéologiques ») et des phases successives. L’analyse physique et chimique
de ces récipients permet aussi de les dater (par la technique de la
thermoluminescence) et de reconstituer leur contenu originel, donc les
manières de table préhistoriques. En outre, les poteries adoptent quasi
exclusivement des décors géométriques rigoureusement organisés. Il est
tentant de rapprocher cette géométrisation systématique, d’une part, du
quadrillage des terroirs par les champs et les pâtures et, d’autre part, du
quadrillage de l’espace habité par ses maisons quadrangulaires, ses rues et
ses murailles.
Le second événement n’a rien à voir avec le premier. Les grands villages
disparaissent, l’habitat humain se disperse, se fait plus ténu. Dans le même
temps, le mode de vie néolithique s’étend rapidement à de nouvelles régions,
comme la Mésopotamie, l’ensemble de la Turquie, et, de là, bientôt à
l’Europe et à l’Égypte. Comment expliquer ce double mouvement, à la fois
d’éclatement et de dispersion ? Les archéologues n’ont pas de réponse
définitive. On évoque un épisode de deux ou trois siècles de désertification
passagère – ce que les climatologues appellent parfois l’« événement 6200 ».
Mais d’autres explications, non forcément exclusives, peuvent aussi être
suggérées, dans l’ordre social cette fois. Dans tous les cas, cet événement est
sans doute d’une grande importance pour la compréhension de l’évolution
ultérieure des sociétés néolithiques.
Ce premier chapitre s’est borné à décrire comment, dans l’état actuel des
connaissances archéologiques, le néolithique le plus ancien est apparu, dans
cette petite région du Proche-Orient. Il reste à nous interroger sur les causes
de cette apparition.
2

Pourquoi la révolution néolithique ?

Les sociétés agricoles possèdent toutes des mythes d’origine de l’agriculture


et de l’élevage. Dans nombre de ces mythes, qui varient beaucoup, un héros,
humain ou divin et un peu prométhéen, révèle aux hommes, ou du moins à
ceux du groupe d’origine dudit mythe, les espèces végétales ou animales
qu’ils pourront exploiter et les moyens d’y parvenir. C’est le cas par exemple
dans la Bible, même si Abel et Caïn, l’éleveur et l’agriculteur des origines,
voient rapidement leurs relations devenir conflictuelles. Avec le siècle des
Lumières et l’essor des sciences, une nouvelle vision du monde, laïcisée,
s’impose peu à peu, celle d’une humanité qui, tel l’enfant devenant adulte,
est passée par une série de stades évolutifs lui ayant permis d’atteindre le
niveau de la société occidentale. Grâce aux grandes découvertes, la rencontre
de peuples de différents degrés de complexité sociale, économique et
technique favorise une vision universaliste du monde. Un travail comparatif
peut alors être fait, comme par exemple celui qu’accomplit le jésuite Joseph-
François Lafitau, missionnaire au Canada, qui publie en 1724 son ouvrage
sur les Mœurs des sauvages américains comparées aux mœurs des premiers
temps, dans lequel il met en parallèle les populations du Nouveau Monde et
celles de l’Antiquité gréco-romaine.
Cette approche est systématisée par Condorcet dans son Esquisse d’un
tableau historique des progrès de l’esprit humain, paru en 1795. Convaincu
que l’humanité ne peut aller que vers plus de liberté et de responsabilité, le
philosophe identifie ses onze principaux stades d’évolution. Cet
évolutionnisme linéaire poursuivra son cours pendant près de deux siècles.
La synthèse suivante est accomplie par Lewis Morgan, l’un des fondateurs
de l’anthropologie sociale, dans son Ancient Society, paru en 1877. Il y offre
une vision globale de l’histoire humaine, issue de milliers de rapports
rédigés par des missionnaires et des soldats ayant participé à la colonisation
occidentale du monde. Il divise cette histoire en trois grandes périodes,
chacune étant à son tour subdivisée en trois sous-périodes. La première
période, la « sauvagerie », regroupe toutes les sociétés de chasseurs-
cueilleurs. La deuxième, la « barbarie », voit l’apparition des sociétés
agricoles et leurs développements ultérieurs, avec des formes sociales de
plus en plus inégalitaires. La troisième, la « civilisation », est celle des États,
respectivement ceux, esclavagistes, de l’Antiquité, puis ceux, féodaux, du
Moyen Âge et, enfin, les sociétés industrielles actuelles.
C’est de ce schéma que s’inspirent explicitement Karl Marx et Friedrich
Engels dans le volet historique de leur œuvre imposante. Engels le
systématise dans L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État,
paru en 1884, un an après la mort de Marx.
On peut donc constater que, au fond, l’idée d’une échelle d’évolution sur
laquelle se répartit l’ensemble des communautés humaines court,
implicitement ou explicitement, jusqu’à nos jours. Elle repose sur la
conviction que le degré de complexité technique est en même temps la
mesure absolue de l’évolution d’une société. Ce n’est qu’à partir des années
1950, notamment avec Claude Lévi-Strauss, que cette idée commence à être
mise en doute, le développement technique, de toute façon toujours relatif,
n’étant pas le seul critère permettant de juger d’une société, notamment du
degré d’épanouissement individuel de ses membres. Si les années 1970 ont
encore renforcé ce doute, la primauté du technique reste pourtant une
évidence pour une grande partie de nos États contemporains. D’autre part,
les sociétés techniquement les plus élaborées ont en général éliminé les
autres et, même avec des oscillations sur lesquelles nous reviendrons, il
existe bien, jusqu’à présent, une évolution générale vers des formations
sociales de plus en plus complexes.

Des phénomènes non linéaires


Une première nuance doit être apportée au schéma évolutionniste classique :
l’agriculture et l’élevage n’ont finalement été inventés que dans un nombre
limité de régions, de l’ordre d’une demi-douzaine – dont nous avons déjà fait
l’inventaire. À conditions environnementales comparables, cette invention
aurait pu et dû être bien plus générale. D’autre part, certains groupes de
chasseurs-cueilleurs ont pu développer des formes sociales et économiques
complexes sans domestiquer d’animaux ni de plantes, sinon très
marginalement.
L’un des exemples les plus fameux, évoqué dans le chapitre précédent, est
celui de la civilisation japonaise de Jomon, la plus ancienne du monde à
avoir inventé la poterie, il y a environ 15 000 ans. Les Jomons ont vécu
pendant plus de dix millénaires dans des villages sédentaires aux larges
maisons de bois, rondes ou rectangulaires. Ils pratiquent la chasse au cerf et
au sanglier, domestiquent le chien à partir du loup, ont recours à quantité de
ressources alimentaires aquatiques – coquillages, mammifères marins,
poissons –, leurs villages étant établis la plupart du temps le long de cours
d’eau, sur les bords des estuaires ou de la mer. Ils développent des pratiques
cérémonielles et funéraires complexes, modèlent des statuettes élaborées en
argile et des céramiques d’une grande complexité. Ils pratiquent même des
formes de sylviculture, encourageant la pousse de certaines espèces de
chênes et de marronniers dont ils recueillent les fruits. Ce n’est que dans les
tout derniers siècles avant notre ère que, après des expériences très
marginales et isolées, la riziculture, sèche comme humide, fait massivement
son apparition dans l’archipel, avec la civilisation de Yayoi.
Des phénomènes comparables se sont produits à la même latitude, de
l’autre côté du Pacifique, avec les Amérindiens de la côte nord-ouest du
Canada et des États-Unis, qui vivent de la cueillette systématique des glands
et de la pêche au saumon, qu’ils savent conserver en le fumant. Les
témoignages ethnographiques nous montrent qu’il s’agit de sociétés
complexes, où l’esclavage est même parfois attesté. Certes, dans ces deux
cas, Japon et Nord-Ouest américain, la pression progressive des sociétés
agricoles environnantes a finalement mis fin, de façon très différente, à ces
modes de vie originaux. Mais, sans que l’on tente de refaire l’histoire, ces
deux exemples montrent que d’autres rapports à la subsistance et à
l’environnement, et donc d’autres choix, ont été possibles pour les sociétés
humaines.
D’autres exemples existent qui contredisent l’idée d’une évolution linéaire
des sociétés humaines. L’agriculture et l’élevage n’ont en effet pas toujours
été irréversibles. Grâce notamment aux travaux de vulgarisation de Jared
Diamond, on connaît les phénomènes d’« effondrement » qui ont mis fin
aussi bien à l’Empire maya qu’à la civilisation de l’île de Pâques. Dans les
deux cas, une surexploitation environnementale combinée à des décisions
politiques et sociales inadéquates ont mené à sa perte un système social
brillant et complexe. Nous évoquerons d’autres exemples plus loin.
À l’échelle de sociétés simplement villageoises, nous avons constaté la
disparition des grands villages du PPNB du Proche-Orient vers le
VIIe millénaire avant notre ère. Aux XIIIe et XIVe siècles de notre ère, des
phénomènes comparables ont affecté plusieurs des communautés du sud-
ouest des États-Unis, avant l’invasion européenne. Ainsi en fut-il de la
brillante civilisation d’Hohokam, qui, depuis le début de notre ère, occupait
le vaste bassin de la ville actuelle de Phoenix, en Arizona. L’irrigation y est
assurée par des centaines de kilomètres de canaux, permettant la culture du
maïs, du tabac, du coton, des haricots ou des courges. L’influence des
civilisations méridionales mexicaines se fait sentir, notamment dans les
espaces cérémoniels dévolus aux jeux de balle. De vastes agglomérations
rassemblent plusieurs centaines d’habitants au moins. Plus à l’ouest
s’étendent des civilisations comparables, telles celles de Mogollon ou des
Anasazis.
Pourtant leur mode de production élaboré tombe peu à peu en déclin, en
même temps que les activités cérémonielles semblent au contraire
s’intensifier. Finalement, cette région ainsi qu’une partie du Sud-Ouest
américain sont presque entièrement désertées. Là encore, c’est sans doute la
combinaison de facteurs environnementaux défavorables (désertification,
mais aussi inondations catastrophiques) et de réponses sociales et politiques
inadéquates – ou du moins jugées comme telles selon nos critères actuels –
qui a pu causer l’effondrement du système. Un peu plus au nord, dans
l’Utah, la culture de Fremont pratique l’agriculture du maïs depuis plusieurs
siècles. À peu près au même moment, cette agriculture et ses villages
permanents sont abandonnés, sans doute à cause d’une désertification
analogue. Il semble que les communautés Fremont aient préféré éclater en
groupes de plus petite taille et retourner à un mode de vie essentiellement
fondé sur la chasse et la cueillette.

Trois conditions préalables


Pour pouvoir être inventé, le néolithique a requis trois catégories de
conditions : environnementales, techniques et culturelles.
Du point de vue environnemental, deux extrêmes s’opposent. D’un côté,
certains milieux défavorisés sont dépourvus d’espèces domesticables. Il
existe aussi des exemples de domestications avortées, tel celui de ces
gazelles sagement rangées et traites dans des étables à l’époque de l’Empire
égyptien, mais dont l’élevage s’est révélé assez peu rentable. Précisons que
l’élevage dont nous parlons ici est à distinguer de celui qui, de nos jours,
s’est étendu à de très nombreuses espèces de mammifères sauvages (élan,
sanglier, kangourou, bison…) et surtout de poissons, voire de reptiles
(caïman, crocodile), où il s’agit d’un simple enfermement à usage
alimentaire industriel, et non du contrôle d’animaux réellement domestiqués.
À l’opposé, il existe des milieux dont l’abondance naturelle de la faune et de
la flore sauvages rend inutiles les efforts de domestication. C’est sans doute
le cas d’une grande partie des régions du monde où l’agriculture et l’élevage
n’ont pas été spontanément inventés, mais finalement imposés par
l’expansion démographique des sociétés qui les avaient adoptés à proximité.
Il fallait donc des conditions intermédiaires, où le milieu se prête à la
domestication et où celle-ci représente un gain. On a aussi parfois tenté
d’expliquer l’extraordinaire réussite de l’expansion européenne par des
causes environnementales. Et, effectivement, même si l’agriculture y a été
importée du Proche-Orient, elle a bénéficié, une fois cette importation
acquise, des conditions très favorables d’un milieu tempéré.
La deuxième catégorie de conditions concerne la mise au point de
techniques nombreuses et complexes. Semer du blé, par exemple, suppose
que l’on ait les moyens de stocker les grains sans qu’ils se gâtent ni ne
germent, entre le moment de la récolte et celui des semailles. Au Proche-
Orient, ces techniques sont élaborées par les chasseurs-cueilleurs natoufiens,
qui inventent le principe du silo. Dans un volume entièrement fermé, les
grains émettent du gaz carbonique qui maintient la germination en sommeil
jusqu’à l’ouverture du silo. Les faucilles à lames de silex et les meules à
broyer les grains sont mises au point en même temps. L’élevage suppose une
longue période de familiarité avec les animaux qui passe par la capture et
l’enfermement de jeunes encore dociles. Tous les types d’animaux ne s’y
prêtent pas. Et cela ne constitue que les premiers pas. Rapidement
apparaissent, par exemple, des maladies favorisées par le confinement des
animaux contraints à la sédentarité, avec d’éventuelles contagions vers
l’homme. Quant aux plantes cultivées, elles doivent être protégées contre
toutes sortes de prédateurs. Des tâtonnements permanents, échelonnés sur
des siècles, voire des millénaires, ont été nécessaires, sans que rien ne soit
définitivement acquis. Et tout comme l’homme avait dû le faire pour lui-
même, il a fallu adapter les nouvelles espèces domestiques à des milieux
différents de ceux où elles vivaient à l’état sauvage : en bref, il a fallu non
seulement planter et élever, mais surtout transplanter.
Ces conditions environnementales et techniques sont nécessaires, mais
non suffisantes : il faut leur adjoindre des conditions culturelles pour
permettre l’avènement du néolithique. Certaines communautés humaines ont
fait le choix de la généralisation de la domestication des animaux et des
plantes.
Ce choix du néolithique de la généralisation de la domestication n’était
pas évident à faire. En effet, s’il existe toutes sortes de formes de
domestication, elles sont souvent restées limitées à des usages spécifiques.
Par exemple, dans le célèbre « culte de l’ours » des populations sibériennes
et des Aïnous du nord du Japon, de jeunes ours sont capturés, élevés avec
soin puis finalement sacrifiés. Depuis le XIXe siècle avec l’historien allemand
Eduard Hahn, et jusqu’à nos jours avec le philosophe français René Girard,
cet exemple a servi à argumenter le fait que l’élevage serait issu du sacrifice
religieux. De la même façon, la coutume de planter un igname sur la tombe
d’un défunt, attestée en Nouvelle-Guinée, n’a pas pour autant débouché sur
une agriculture systématique.
Le néolithique ne présentait pas que des avantages. Comme l’a souligné
l’ethnologue américain Marshall Sahlins, les chasseurs-cueilleurs passent
beaucoup moins de temps à acquérir leur nourriture que les agriculteurs.
C’est pourquoi, dans les années 1970, il a défendu l’idée que les sociétés
paléolithiques auraient été les seules sociétés d’abondance, ce qui était dans
l’air du temps d’alors. L’abondance n’est en effet pas une notion absolue
(qui ne tiendrait compte que de la quantité de richesses), mais relative,
fonction de la relation entre l’énergie investie et le résultat obtenu. Les
chasseurs-cueilleurs ne travaillaient en moyenne qu’une vingtaine d’heures
par semaine…

Idéologies et sociétés
L’importance des choix culturels a été à l’origine de la thèse de
l’archéologue français Jacques Cauvin. Très populaire dans les années 1990,
cette thèse se situait dans un mouvement plus général qui constitua l’un des
aspects de ce que l’on a appelé le « post-modernisme » et qui réhabilitait les
facteurs culturels et idéologiques par rapport aux facteurs sociaux et
économiques, largement dominants dans les années 1950-1960. Il y aurait
d’abord eu un changement de regard sur le monde naturel : au lieu de le
subir, d’y vivre immergées parmi les autres espèces vivantes, certaines
communautés humaines auraient décidé de le contrôler. À l’appui de sa
thèse, Cauvin remarque que la période de transition entre le natoufien
proprement dit et le PPNA semble marquée par de nouvelles préoccupations
idéologiques : on sculpte des figures humaines, surtout féminines ; dans les
murs des habitations ou sous leurs fondations, on fiche des ossements de
taureaux sauvages, notamment la partie du crâne portant les cornes (le
bucrane). Or on sait que, aux périodes historiques, les grandes religions
orientales vouent un culte à une grande déesse assistée d’un parèdre mâle,
souvent figuré sous la forme d’un taureau. Avant la « révolution
néolithique », il y aurait donc eu une « révolution des symboles » qui, en
changeant la vision du monde et l’idéologie de ces chasseurs-cueilleurs,
aurait fourni la condition préalable aux transformations techniques et
économiques. C’est sans nul doute une thèse intéressante, mais qui
n’explique pas pourquoi cette sorte de « Révélation » s’est produite,
soudainement et sans que cela soit explicable. Après tout, durant les dizaines
de millénaires précédents, bien des sociétés de chasseurs-cueilleurs ont
sculpté, gravé ou peint des représentations animales ou humaines sans
changer pour autant de mode de production.
Il existe cependant des liens étroits entre modes de production et
idéologie. À partir du néolithique, plus les sociétés tendront à se hiérarchiser,
plus elles produiront des systèmes religieux eux-mêmes hiérarchisés, jusqu’à
l’arrivée du monothéisme et de son Dieu unique et tout-puissant, qui
correspond à la mise en place de grands empires à prétention universelle.
Dans les années 1960, l’ethnologue André-Georges Haudricourt a mis en
parallèle le rapport entre les types de domestications proche-orientales (le
mouton, particulièrement docile et vulnérable ; le blé, que l’on coupe, que
l’on bat et que l’on broie) et les idéologies occidentales du pouvoir : le bon
pasteur qui guide son troupeau, dans une vision dualiste et transcendante du
monde. Il leur opposait les domestications orientales : l’igname, le taro et,
partiellement, le riz dont on favorise la croissance sans être en contact direct
avec la plante ; le buffle, qui se laisse guider par des enfants qu’il peut
protéger contre le tigre, ces domestications s’accordant avec les visions du
monde extrême-orientales, marquées par l’immanence et l’unité du cosmos.
Il y a un lien entre la manière de gérer le monde et celle de l’interpréter.
En définitive, il n’y a pas de réponse unique à la question des conditions
ayant permis l’invention du néolithique. Il a fallu, certes, un faisceau de
différents facteurs, dont la rencontre ne s’est produite que dans de rares
endroits du monde, ce qui prouve que cet avènement ne relevait ni de
l’évidence ni d’une fatalité linéaire. Mais dès que le nouveau mode de vie a
été solidement implanté, il s’est imposé, en raison de l’avantage
démographique qu’il conférait à ses inventeurs. Néanmoins, s’il est peu
probable qu’il ait été précédé par une révolution idéologique, il est certain
qu’il a rapidement provoqué des bouleversements profonds dans la vision du
monde. De fait, comme on l’a évoqué plus haut, les activités cérémonielles
prennent une ampleur sans précédent, avec le culte de morts que l’on
démembre et que l’on remodèle, des bâtiments spécialisés, des statues
sculptées ou modelées, des sacrifices animaux. Il est clair que l’on change
alors d’univers, même si les thèmes iconographiques liés à la sauvagerie
continuent à jouer un rôle essentiel, sans doute parce que c’est de cela qu’il
est question, au fond : de la domination du monde sauvage.
Pourquoi la représentation de la femme, la plupart du temps figurée nue
avec des traits sexuels marqués, est-elle associée de très près à celle du
monde sauvage ? Il est usuel de dire qu’elle incarne la fécondité et la
fertilité, nécessairement liées à l’agriculture. Mais ces représentations
existaient aussi dans le monde paléolithique. Il est plus probable que, du
moins du point de vue masculin, dans le contexte de cette complexe refonte
idéologique, la sexualité a continué à jouer un rôle majeur.
3

Du village à l’État

La révolution néolithique connaît un nouveau tournant aux alentours de 6500


avant notre ère, lors de sa « sortie » de la zone originelle du Levant, qui, de
son côté, témoigne alors de manifestations beaucoup moins spectaculaires
qu’auparavant. Cette extension de la néolithisation concerne l’ensemble du
Croissant fertile – et non plus exclusivement son centre – ainsi que
l’ensemble de la Turquie et, de là, l’Europe, l’Asie centrale et sans doute
aussi l’Inde. Grâce à la variété des formes et des décors des poteries, on a pu
relativement bien reconstituer le détail de cette extension, dans l’espace et
dans le temps.
Cette diffusion généralisée prend des formes variées. Dans certaines
régions, comme l’Europe au commencement, de petites communautés
paysannes occupent l’espace de manière lâche. Dans d’autres, comme la
Mésopotamie ou l’Égypte, les communautés paysannes grossissent peu à peu
en importance et en densité, au cours d’un processus qui, nous l’avons vu,
s’était amorcé une première fois au Levant, mais de manière éphémère.
Cette croissance débouche en peu de temps sur l’établissement des premières
villes et des premiers États du monde. Dans d’autres régions enfin, ces
processus de complexification connaissent des oscillations : à des sociétés
déjà hiérarchisées succèdent à nouveau des communautés paysannes plus
simples. C’est ce que l’on rencontre par exemple en Europe, sur les bords de
l’Atlantique, où aux dolmens funéraires géants du Ve millénaire avant notre
ère succèdent des architectures beaucoup plus simples ; ou encore, de façon
plus spectaculaire, dans la civilisation de l’Indus dont les grandes cités du
IIIe millénaire avant notre ère disparaissent peu à peu au cours du
IIe millénaire pour laisser la place à des formes beaucoup plus simples de
communautés villageoises.
Comment interpréter ces différences, voire ces oscillations ? L’histoire des
sociétés humaines connaît plusieurs tendances. Une tendance générale les
conduit vers des regroupements de plus en plus vastes pour aboutir
finalement aux villes, corollaires de formes sociales de plus en plus
hiérarchisées et donc de plus en plus contraignantes. Mais la tendance
inverse existe aussi : il est rare que des systèmes très autoritaires parviennent
à survivre longtemps sans finalement éclater, prenant alors une forme ou une
autre – l’histoire moderne nous en offre de nombreux exemples. Nous
reviendrons (dans le prochain chapitre) sur les raisons qui peuvent conduire
un sous-groupe social à prendre le pas sur l’ensemble d’une communauté –
un état de choses non attesté dans les sociétés humaines les plus anciennes.
Pour qu’un État inégalitaire et hiérarchisé se maintienne durablement, il est
nécessaire que les membres de la société restent rassemblés. S’ils se
dispersent, le pouvoir des dominants se dissout de lui-même. Pour éviter une
telle dispersion, trois facteurs peuvent entrer en jeu, seuls ou combinés : les
dominants imposent leur pouvoir par la force, ce qui exige beaucoup
d’énergie et n’est pas forcément durable ; ou bien les dominants usent,
souvent de bonne foi, de persuasion idéologique, comme l’amour pour les
dirigeants ou, plus sûrement, la croyance en des systèmes idéologico-
religieux qui promettent le bonheur dans l’au-delà au prix d’une vie
laborieuse et méritante sur cette terre ; ou bien enfin les conditions
environnementales sont telles que les sujets ne peuvent partir ailleurs.

Les premières villes du monde


C’est précisément cette dernière situation que vont connaître l’Égypte et la
Mésopotamie. Grâce à l’endiguement et à l’irrigation, ces deux régions sont
des oasis liées à la domestication des fleuves. D’une certaine manière, elles
fonctionnent comme des pièges retenant les nouveaux arrivants, coincés
entre mers et déserts. Aussi, lorsque les hommes du néolithique y
parviennent depuis la zone levantine, leur population croît indéfiniment dans
le même espace. Symétriquement, c’est sans doute parce que le Levant a
bénéficié de la possibilité de déverser son trop-plein démographique vers les
régions limitrophes que le premier mouvement de concentration de l’habitat,
avec ses grands sanctuaires et ses remparts, ne s’y est pas poursuivi et s’est
même estompé – des raisons climatiques (en particulier la sécheresse) étant
aussi invoquées.
Les marges de la région centrale du Croissant fertile comprennent les
monts du Zagros, une longue chaîne de montagnes qui s’étend sur 1 500 km
le long de la frontière entre l’Iran et l’Iraq actuels. Des expériences de
domestication de la chèvre sauvage, l’apparition d’habitations rondes puis
rectangulaires (par exemple sur les sites d’Ali Kosh en Iran ou de Jarmo en
Iraq) montrent des similitudes entre l’évolution de cette région et celle du
centre du Croissant.
Jusque-là, la fertile plaine mésopotamienne avait été très peu occupée. À
partir des VIIe et surtout VIe millénaires avant notre ère, elle est à son tour
colonisée par des communautés néolithiques. L’une des cultures néolithiques
les plus notables est celle d’Halaf, qui se répand en très peu de temps depuis
la Méditerranée jusqu’à la basse plaine du Tigre. Sa population vit dans des
maisons circulaires regroupées au sein de petits villages d’une centaine
d’habitants. Sa culture matérielle reflète nettement son origine levantine,
avec sa céramique peinte et ses petites figurines féminines. Cette rapide
expansion sur plusieurs centaines de kilomètres a longtemps étonné.
L’explication la plus convaincante est qu’elle est moins le résultat d’un
dynamisme conquérant que du refus de reconstituer les grandes
agglomérations du PPNB du Levant. En réponse à une démographie
continûment croissante, les communautés d’Halaf préfèrent cette forme de
fuite en avant dans l’espace à la construction d’une société de plus en plus
complexe et hiérarchisée.
Mais une fois parvenues en basse Mésopotamie, ces communautés se
retrouvent coincées entre mer, montagne et désert, sur des terres qui ne
peuvent être exploitées qu’à condition de créer digues et canaux. C’est alors
qu’émerge la période suivante, celle de la culture d’Obeid, durant laquelle
les agglomérations ne cessent de s’étendre et se dotent de grands bâtiments
collectifs. D’une architecture massive, les constructions sont réalisés en
briques crues ou cuites. Cette culture débouche à son tour sur celle d’Uruk,
la première civilisation urbaine du monde. Ces cités-États se dotent de
l’écriture, passant ainsi de la préhistoire à l’histoire, même si leurs premiers
textes écrits nous informent beaucoup moins que l’archéologie.
L’utilisation de signes abstraits est aussi ancienne qu’Homo sapiens,
puisqu’on en trouve déjà sur les parois des grottes paléolithiques. Et des
civilisations de l’oral ont été capables de transmettre pendant des générations
de très longs textes épiques ou religieux, appris par cœur. Mais un système
économique aussi complexe que la cité-État, impliquant des transactions
entre des milliers de personnes, exige une nouvelle forme de
communication. L’écriture est alors portée sur des tablettes d’argile ou, pour
les textes les plus importants, sur la pierre ; plus tard, ses supports
évolueront au fil des millénaires, pour devenir de plus en plus simples à
utiliser et rapides à transmettre : papyrus, parchemin, papier, puis, dans les
époques plus proches de nous, papier imprimé et supports électroniques,
eux-mêmes en constante évolution.
Ces premières villes connaissent ensuite une succession de nombreuses
périodes d’unification (formant alors royaumes et empires) et d’éclatement.
Avec la ville, débouché naturel de la nouvelle économie néolithique, un
nouveau mode de vie se met en place. La ville apporte des équipements
collectifs et un certain confort pour les élites. Elle est aussi source de stress,
d’épidémies et de violence. Cinq millénaires plus tard, la plus grande partie
de l’humanité, qui va toujours en s’accroissant, habite dans des villes, sans
que les problèmes de vie collective que posent ces dernières aient été
vraiment résolus.

Vers l’Afrique
À l’autre extrémité du Croissant fertile, en Égypte, le néolithique apparaît au
cours du VIe millénaire, vers 5500 avant notre ère. Il s’agit, là encore, d’un
débordement démographique du néolithique levantin. Ce dernier pénètre
dans la vallée du Nil plus tard qu’en Europe, sans doute parce que le vaste
désert du Sinaï a longtemps constitué une sérieuse barrière. L’Afrique du
Nord-Est n’est alors pas dépourvue d’habitants : au nord nomadisent des
populations qui récoltent du sorgho sauvage, fabriquent une poterie de bonne
qualité, décorée d’impressions, et ont peut-être en partie domestiqué le bœuf
(cela reste en discussion) ; autour du lac de l’oasis du Fayoum et le long du
Nil vivent d’autres communautés de chasseurs-cueilleurs, largement
sédentarisées grâce aux ressources en gibiers de terre et d’eau, qui fabriquent
aussi de la poterie.
Bientôt, l’ensemble des espèces animales et végétales originellement
domestiquées dans le Levant sont introduites en Égypte. Cette nouvelle
économie se caractérise toutefois par des traits idéologiques originaux qui
sont sans doute des indices de la fusion des populations issues du Levant
avec les populations indigènes. Dans les grandes nécropoles de Nagada et de
Badari, ont été déposées des figurines longilignes, féminines et masculines,
sculptées dans de l’ivoire d’éléphant et des os de crocodile. On trouve aussi
des tombes de gazelles, de taureaux, de béliers et de chiens, qui témoignent
de l’attention portée aux animaux, caractéristique que l’on retrouvera dans le
panthéon de l’Égypte pharaonique.
La période pharaonique prolonge directement celle de Nagada. Vers
3 000 ans avant notre ère, comme en Mésopotamie, apparaissent les
premières villes et bientôt un État unifiant les deux régions de la Haute- et de
la Basse-Égypte. Ce processus d’étatisation a été beaucoup plus rapide qu’en
Mésopotamie, puisque 2 500 ans à peine le séparent des premières
communautés agricoles. Mince et très longue oasis dépendant des
inondations du Nil, l’Égypte a elle aussi fonctionné comme un piège pour
ses populations. Plus fermée encore que la plaine mésopotamienne, le
processus vers l’urbanisation et l’unification politique y a été accéléré.

Çatal Höyük et l’Anatolie


La dernière destination possible pour les populations du néolithique levantin
était le nord, c’est-à-dire vers l’Anatolie. Le sud de l’actuel territoire turc
faisait partie du néolithique levantin, malgré ses spécificités régionales, en
particulier les sculptures monumentales en pierre que l’on trouve dans les
grands sanctuaires de Göbekli Tepe et de Nevali Çori.
À partir du VIIe millénaire avant notre ère, à plusieurs centaines de
kilomètres au nord-ouest, se développe la civilisation de Çatal Höyük. Ce
site très célèbre regroupe alors plusieurs centaines de maisons
quadrangulaires en terre crue, accolées les unes aux autres, où vivent sans
doute plusieurs milliers d’habitants. Ceux-ci pratiquent une économie
néolithique classique et fabriquent des poteries. Les habitations témoignent
d’intenses activités idéologiques. Les parois comportent fréquemment des
fresques montrant des scènes de chasse ou des vautours attaquant des
hommes sans tête. Des têtes de taureaux dans lesquelles ont été plantées des
cornes véritables sont modelées sur les murs. Les figurines féminines sont
abondantes ; on en trouve certaines dans des réserves à grains, suggérant une
relation entre féminité et fertilité. Les morts (leur corps complet ou leur seul
crâne) sont parfois enterrés sous le sol des habitations ou dans des sortes de
banquettes.
Le site de Çatal Höyük ayant bénéficié de conditions de préservation
exceptionnelles, notamment de ses fresques, on y trouve quantité de
témoignages des civilisations néolithiques qui ont pu disparaître à jamais
dans d’autres sites. Rien n’indique en effet si de telles manifestations
spirituelles existaient ou non ailleurs, dans d’autres cultures, où elles
n’auraient pas été préservées. Quoi qu’il en soit, les thèmes idéologiques de
Çatal Höyük sont comparables à ceux qui étaient présents auparavant dans le
Levant : la femme, le taureau sauvage, les animaux carnivores continuent à
occuper une place centrale, comme si le contrôle de la sauvagerie, sous
toutes ses formes – y compris celle qui était alors attribuée à la femme –,
restait une préoccupation essentielle.
Au cours du VIIe millénaire avant notre ère, la culture d’Hacilar, moins
spectaculaire, succède à celle de Çatal Höyük. Elle présente quelques
similarités avec celle d’Halaf. Elle se répand dans toute l’Anatolie sous la
forme de villages de taille moyenne, construits en brique crue dans le Sud,
en bois et en torchis dans les zones plus boisées du Nord. De là, les
populations néolithiques se répandent vers l’ouest, le nord et l’est, c’est-à-
dire vers l’Europe, l’Iran, l’Asie centrale, et sans doute vers l’Inde. Cette
progression est plus ou moins bien connue, selon la densité des recherches
archéologiques menées dans ces différents pays, ainsi que la part prise par la
composante indigène dans le nouveau mode de vie. En plusieurs régions,
d’autres civilisations urbaines apparaissent à leur tour, parfois éphémères,
comme celle de Jiroft en Iran, nouvellement découverte, ou bien celle de
l’Indus, au Pakistan et dans le nord de l’Inde.
La suite de l’histoire de l’Asie occidentale et centrale est faite de ces allers
et retours entre des formes urbaines complexes et des civilisations
villageoises plus simples, même si la part de ces dernières se réduit peu à
peu.
4

L’exception européenne ?

Les colons néolithiques venus du Proche-Orient en passant par l’Anatolie


pénètrent en Europe par la péninsule Balkanique aux alentours de
6500 avant notre ère. De là, ils se répandent en deux millénaires sur
l’ensemble du continent, jusqu’à l’Atlantique. Ils doivent alors s’adapter à
des environnements différents, quittant pour la première fois, pour certains,
le climat méditerranéen pour le climat tempéré.
La trajectoire vers l’urbanisation n’est en rien comparable à celle du
Proche-Orient. Même une fois le continent entièrement occupé, il faudra
attendre les civilisations helléniques et italiques, au cours du Ier millénaire
avant notre ère, pour qu’apparaissent les premières cités-États, exception
faite de l’éphémère épisode créto-mycénien. Il y a donc une originalité de la
révolution néolithique en Europe et de ses conséquences.
Figure 1. Diffusion de la révolution néolithique en Europe à partir du Proche-Orient (source : François
Giligny, in Jean-Paul Demoule (éd.), La Révolution néolithique en France, Paris, La Découverte,
2007).

La colonisation des Balkans


Que le néolithique européen provienne d’Anatolie est maintenant
confirmé. L’Europe n’est qu’une péninsule de l’Eurasie et aucune frontière
naturelle ne la sépare de l’Asie. En outre, au VIIe millénaire avant notre ère,
avant qu’un séisme ne la mette en communication avec la mer Égée, la mer
Noire n’est sans doute qu’un lac d’eau douce dont la surface est beaucoup
moins importante qu’aujourd’hui. Enfin, la remontée des eaux marines
consécutive à la fin de la dernière glaciation n’est pas encore achevée à cette
période : le niveau de la mer est encore une quinzaine de mètres au-dessous
du niveau actuel, ce qui augmente de manière importante la surface des côtes
et des îles, et facilite les communications.
Dans les Balkans, la culture matérielle du plus ancien néolithique présente
de très nombreux points de comparaison avec celle de la Turquie
occidentale. Les poteries ont des formes arrondies et sont décorées de motifs
géométriques peints en blanc sur fond rouge ou en rouge sur fond blanc. Les
techniques de fabrication et même la forme des outils, faits de silex et d’os,
sont très comparables à celles du Proche-Orient. L’économie repose sur les
animaux domestiques, chèvres et moutons pour les quatre cinquièmes, et sur
le blé et l’orge. Les analyses génétiques par ADN portant sur ces espèces
végétales et animales démontrent qu’elles sont bien d’origine proche-
orientale – celles portant sur les restes humains eux-mêmes ne font que
commencer.
Des centaines de sites sont connus. Dans le sud de la Bulgarie, celui de
Kova˘cevo, fouillé récemment par une mission franco-bulgare, montre bien
l’organisation des villages : leur architecture combine terre et bois, leurs
planchers sont revêtus de matière blanche, comme au Proche-Orient, et
comportent parfois des vides sanitaires sous les habitations. Le quartz local
est utilisé pour l’outillage courant, mais un silex plus recherché est importé
des Rhodopes. Le bois est travaillé avec des haches polies en pierre dure
(celles qui faisaient jadis qualifier le néolithique d’âge de la pierre polie).
Des bracelets faits de marbre ou d’argile cuite, des pendeloques de pierre
servent de parures.
Au cours de son évolution, entre 6200 et 5400 avant notre ère environ, le
site de Kova˘cevo est allé jusqu’à couvrir plusieurs hectares, ce qui implique
qu’il abritait sans doute plusieurs centaines d’habitants. Outre l’art plastique
(essentiellement des figurines de terre cuite), les poteries fines, peintes en
blanc ou en noir, en sont les expressions esthétiques les plus remarquables.
Dans le domaine idéologique, on retrouve la prédominance de statuettes
féminines, principalement en terre cuite, plus rarement en pierre ou en os, et
le plus fréquemment retrouvées brisées, sans doute volontairement. Le
thème du taureau est également attesté. Les animaux domestiques sont très
peu et très sommairement représentés. Les coutumes funéraires sont mal
connues pour les phases les plus anciennes ; le démembrement des corps et
l’inhumation au sein de l’habitat sont pratiqués.
En résumé, il est très difficile d’argumenter en faveur d’une apparition
spontanée du néolithique dans les Balkans ainsi que dans d’autres régions
d’Europe, bien que cela soit régulièrement tenté par divers chercheurs
locaux, principalement pour des raisons de fierté nationale. En revanche, il
est attesté que de petits groupes de chasseurs-cueilleurs indigènes
nomadisaient dans l’ensemble du continent, alors recouvert d’une forêt
vierge de chênes et de tilleuls, ou d’espèces méditerranéennes dans les
régions méridionales. Nous avons très peu d’informations sur les contacts
entre populations néolithiques et populations indigènes dans les Balkans ;
nous ignorons en particulier s’ils ont été pacifiques ou violents. Nous savons
par exemple que les nouveaux arrivants, qui apprécient particulièrement
l’obsidienne – une roche noire d’origine volcanique – pour leur outillage,
utilisent celle de l’île de Milos, dans les Cyclades, comme les chasseurs-
cueilleurs l’ont fait avant eux. Comme il s’agit d’une zone plutôt écartée, ils
ont probablement bénéficié d’informations de la part de leurs prédécesseurs
indigènes.
Dans un premier temps, le néolithique se répand dans l’ensemble de la
péninsule Balkanique jusqu’au niveau du Danube. Les hommes qui en sont
porteurs se cantonnent donc, pendant près d’un millénaire, à un
environnement relativement sec et chaud, semblable à celui de leur région
d’origine. Certains, toutefois, commencent à longer les côtes de la
Méditerranée, à partir de la Grèce, en suivant les rives de l’Adriatique et en
traversant sans doute aussi cette mer, car elle comporte de nombreuses îles.
De là, vers 5800 avant notre ère, ils atteignent les côtes de la France actuelle,
qu’ils continuent de longer jusqu’en Espagne et, finalement, au Portugal,
parvenant ainsi sur les bords de l’Atlantique. Ce courant maritime est
qualifié de culture « cardiale », car ses poteries sont décorées d’impressions
de coques (Cardium edule) : le coquillage est appliqué sur la surface encore
fraîche du vase, sur laquelle il laisse son empreinte. Son architecture reste
mal connue, ses habitats semblent discrets et peu nombreux, quasiment plus
aucune statuette n’est sculptée.
Il est certain que ces Néolithiques maîtrisent la navigation en haute mer,
puisque leur présence, même discrète, est attestée sur toutes les îles de la
Méditerranée, et même sur les côtes de l’Afrique du Nord. Peu à peu, ils
gagnent l’arrière-pays méditerranéen et s’étendent vers le nord, même si,
vers la fin du VIe millénaire avant notre ère, une nouvelle dégradation
climatique gêne peut-être un temps leur progression.

La néolithisation de l’Europe tempérée


Autour de 5400 avant notre ère, la zone balkanique semble avoir atteint son
degré de saturation. Des régions peu occupées jusqu’alors, comme les îles ou
les plaines humides, sont à leur tour habitées. Cela explique sans doute le
fait que, en quelques siècles, la colonisation néolithique se soit étendue à
l’ensemble de l’Europe tempérée. C’est une nouvelle culture qui se répand
ainsi en Europe, la culture dite « de la céramique linéaire » (ou « rubanée »),
ses poteries étant décorées de lignes gravées sur la pâte fraîche du récipient.
Cette culture s’est constituée dans le bassin moyen du Danube (ce qui lui
vaut également le nom de « culture danubienne »), sur le front de
colonisation du néolithique ancien balkanique. Elle reprend un certain
nombre de traits économiques et idéologiques de ce dernier, mais avec des
caractères qui lui sont propres. Ainsi, les bovidés et les porcs, animaux plus
rentables et bien adaptés à un climat tempéré, deviennent les animaux
majoritairement consommés. Toutefois, bien qu’ils existent à l’état sauvage
dans les forêts européennes, c’est leurs formes domestiques venues du
Proche-Orient qui continuent d’être exploitées.
L’élément le plus remarquable de cette culture est sans doute son
architecture : bien différentes des petites maisons, sans doute familiales, du
néolithique balkanique, ses longues maisons rectangulaires collectives
peuvent atteindre 45 m de longueur. Elles reposent sur cinq rangées de
poteaux, très caractéristiques. Bien qu’elles soient parmi les plus anciennes,
ce sont sans doute les maisons les mieux connues et les plus étudiées de tout
le néolithique européen (on en connaît au moins deux milliers).
En quelques siècles, de 5400 à 4800 avant notre ère, cette culture occupe
un immense espace, depuis l’Ukraine jusqu’à l’Atlantique (de là, elle se
dirige vers les îles Britanniques) et depuis les Alpes jusqu’à la mer Baltique,
avec des évolutions régionales progressives. Dans son extension, sa culture
matérielle se simplifie. Les poteries sont plus sommaires, tant du point de
vue de la forme que des techniques ou des décors. Le modelage de statuettes
tend à s’estomper de plus en plus, au fur et à mesure de la progression vers
l’ouest. On a l’impression d’une sorte d’appauvrissement qui
accompagnerait le front pionnier de colonisation, alors que dans les Balkans,
à la même époque, les réalisations plastiques (de terre cuite, parfois de pierre
ou d’os) font partie des œuvres les plus remarquables de l’art pré- et
protohistorique européen.
Devant une avancée aussi massive, les populations indigènes, dites
« mésolithiques », descendantes des peintres paléolithiques de Lascaux ou
d’Altamira, n’ont visiblement pas pesé lourd – même si cette question reste
très débattue. Il y eut des phénomènes d’acculturation, relativement visibles,
dans les zones marginales de l’Europe, moins convoitées par les agriculteurs
et où, en revanche, des communautés de chasseurs-cueilleurs se sont en
partie sédentarisées au contact de ressources aquatiques. Ainsi, sur les bords
de la Baltique, la culture d’Ertebølle emprunte progressivement une
technique de poterie sommaire et commence à domestiquer le porc et le
bœuf. En Ukraine, le long des grands fleuves – le Dniestr, le Dniepr et le
Donets –, des contacts comparables aboutissent à la formation de cultures
originales qui évoluent vers le pastoralisme steppique et entreprendront un
peu plus tard la domestication, d’abord bouchère, du cheval. En Europe de
l’Ouest, et notamment en France, on rencontre parfois, dans les villages
relevant de la culture de la céramique linéaire, des formes de poterie très
particulières, d’ailleurs assez grossières, dites « du Limbourg » et « de la
Hoguette », que certains attribuent à des potiers indigènes en voie
d’acculturation tandis que, pour d’autres, elles viendraient du monde
méditerranéen de la culture cardiale ; pour d’autres enfin, il s’agirait de
catégories de vaisselle particulières, propres à la céramique linéaire. Ce
débat n’est pas encore tranché, faute surtout d’une documentation
suffisamment abondante.

Violence et inégalités sociales


Vers 4500 avant notre ère, tout l’espace européen est occupé par des
communautés d’agriculteurs, à l’exception des zones les moins propices,
septentrionales ou montagnardes. Durant des millénaires, ces populations, en
constante augmentation, doivent donc vivre sur le même territoire. Les deux
principales conséquences sont immédiatement visibles. D’une part, les
Néolithiques améliorent leurs techniques de production : invention de la
traction animale, de la roue, de l’araire (cette charrue primitive qui permet de
cultiver de nouveaux sols, plus lourds), consommation des laitages,
invention de la métallurgie (d’abord du cuivre et de l’or, plus tard du fer),
bientôt domestication du cheval, etc. D’autre part, d’un point de vue social,
on constate à la fois des phénomènes de violence à une échelle beaucoup
plus large qu’auparavant et des phénomènes de plus en plus marqués
d’inégalité et de hiérarchie sociale.
La violence se manifeste non seulement par des traces de traumatismes
retrouvées sur les squelettes, mais surtout par le développement de
fortifications autour des villages, qui souvent s’installent sur des hauteurs
inconfortables. L’inégalité, qui constitue une autre forme de violence, interne
à chaque communauté, est surtout visible dans les tombes au sein desquelles,
dans la plupart des sociétés traditionnelles, on dépose les symboles du statut
social du mort.
Les deux expressions les plus remarquables de la culture néolithique en
Europe à cette époque concernent, et ce n’est pas un hasard, les deux
extrémités du continent.
À l’extrême ouest sont érigés les grands dolmens, ces chambres funéraires
faites de dalles qui peuvent atteindre plusieurs dizaines de tonnes et sont
recouvertes de tumulus de terre et de pierres. On les trouve tout le long de
l’Atlantique, depuis le Portugal jusqu’au Danemark, à savoir, en quelque
sorte, là où l’on ne peut pas aller plus loin, là où le stress territorial se fait le
plus fortement sentir sur les colons. Les plus anciens dolmens ne sont
construits que pour un seul individu ou pour un très petit nombre. La
chambre est refermée définitivement une fois le défunt déposé. Plus tard,
certains dolmens sont munis d’un couloir d’accès qui permet d’introduire de
nouveaux corps, mais toujours en nombre restreint, ce qui témoigne de
l’existence d’une sorte d’aristocratie. On y trouve de très longues haches
vertes en jadéite qui proviennent du mont Viso, situé en Italie, et ont donc
parcouru plus d’un millier de kilomètres, ce qui démontre la mise en place
de réseaux d’échange de biens de prestige entre élites émergentes.
À l’autre extrémité de l’Europe, dans les Balkans, sur les bords de la mer
Noire, est inventée la première métallurgie de l’or. Dans les tombes les plus
riches de la nécropole de Varna, en Bulgarie, sont déposés des bracelets, des
pendentifs, des perles, des sceptres en or, mais aussi des haches et des
poinçons en cuivre, des biens exotiques précieux (obsidienne, coquillages) et
enfin de très longues lames en silex jaune, les plus longues jamais taillées
par l’homme – elles peuvent atteindre 45 cm. Pour réaliser ces dernières, il a
fallu construire des sortes de machines à levier très complexes, afin de
produire la pression de 400 kg/cm2 nécessaire pour les détacher de leur bloc
d’origine. Tout comme les très longues haches bretonnes en jadéite, ces
lames de silex sont bien trop fragiles pour pouvoir être utilisées. Par ailleurs,
les rites funéraires sont variés. Dans certaines tombes, le corps est absent,
remplacé par un masque d’argile.
Pourquoi cette région recèle-t-elle des manifestations aussi
spectaculaires ? Sans doute parce que l’implantation néolithique y est la plus
ancienne et que, malgré le déversement continu de son trop-plein
démographique vers le nord et l’ouest, la pression démographique y est sans
doute de plus en plus forte. Pour gérer ces communautés humaines de plus
en plus nombreuses, il est nécessaire d’introduire une certaine hiérarchie,
différents niveaux de décision, ce qui ouvre la porte aux inégalités sociales
et à leurs manifestations matérielles. De fait, à cette époque, au nord de la
Bulgarie, en Moldavie et en Ukraine, des villages comportant des centaines
d’habitations abritent sans doute des milliers d’habitants. La métallurgie de
l’or et du cuivre y est aussi présente.

Les fondements du pouvoir


Des technologies très complexes (extraction et transport de dalles massives
de granit, taille de haches en jadéite et de longues lames de silex, métallurgie
de l’or) ont donc été mises au point et mobilisées pour produire, à l’ouest
comme à l’est, des objets sans aucune utilité pratique sinon celle de produire
du prestige pour ces premiers « chefs » néolithiques. Ainsi la naissance du
pouvoir n’est-elle pas liée uniquement à la production et à la détention de
richesses directement utilitaires et consommables. Elle tient aussi à la
capacité de ces élites émergentes à « manipuler l’imaginaire »
communautaire.
Comme nous l’avons évoqué au début du chapitre précédent, il s’agit pour
les dominants de maintenir ensemble un groupe humain, ce que la seule
force physique ne saurait longtemps permettre. Deux autres moyens sont
disponibles : la contrainte idéologique acceptée et la contrainte
environnementale – cette dernière ayant démontré son efficacité en Égypte et
en Mésopotamie.
En Europe, l’émergence du pouvoir s’accompagne d’une mobilisation
idéologique importante. Les pratiques funéraires sont complexes, le pouvoir
est symbolisé dans la mort, nous l’avons vu, par des monuments
mégalithiques (à l’ouest) et des objets de prestige déposés dans les tombes (à
l’est et à l’ouest). En dehors du domaine funéraire, pour la première fois,
s’élèvent des lieux cérémoniels spécifiques, de grandes enceintes circulaires
ou ovales entourées de fossés et de palissades, où se déroulent des sacrifices
d’animaux, des dépôts de vases et de statuettes.
Pourtant, ces manifestations spectaculaires s’estompent dans le courant du
IVe millénaire avant notre ère. L’Europe ne prend pas le chemin du Proche-
Orient. La métallurgie de l’or devient rare dans les Balkans, où l’on ne
trouve plus de tombes d’une richesse hors du commun. Les vastes
concentrations humaines de Moldavie et d’Ukraine disparaissent. À l’ouest,
on ne construit plus de grands monuments mégalithiques. Des dispositifs
plus discrets, appelés « allées couvertes », sortes de grands coffres en pierre
d’une vingtaine de mètres de longueur enterrés dans le sol, renferment
jusqu’à plusieurs centaines de défunts, successivement déposés au fur et à
mesure de leur décès. Les monuments mégalithiques se sont pour ainsi dire
« démocratisés ». Non pas qu’ils aient nécessairement été accessibles à tous,
mais du moins à un groupe social élargi. Par ailleurs, au cours des IVe et
IIIe millénaires avant notre ère, l’art plastique disparaît presque entièrement
de l’espace européen, à quelques exceptions régionales près, comme les
statues-menhirs en pierre du midi de la France. On rencontre encore des
formes féminines, mais le thème nouveau du guerrier, armé d’un arc et d’une
hache, fait une première apparition. Il semble que l’on soit dans une période
de réorganisation et de recomposition des manifestations idéologiques et
esthétiques.

Oscillations et effondrements
Pourquoi l’Europe n’a-t-elle pas pris le chemin du Proche-Orient ? Il est
tentant de supposer que la contrainte de l’environnement a manqué. Dans un
espace encore peu peuplé, aux ressources naturelles abondantes et au climat
clément, il était beaucoup plus difficile de maintenir en place un groupe
social qui subissait un pouvoir excessif ; rien ne s’opposait donc à son
éclatement, à sa dispersion.
De fait, pendant plusieurs millénaires encore, l’histoire de l’Europe est
faite d’oscillations entre des périodes où les pouvoirs locaux se font forts, et
des périodes où ces derniers s’estompent. Ainsi, au début de l’âge du bronze,
vers 2000 avant notre ère, on trouve à nouveau de très riches tombes,
couvertes de grands tumulus de terre, dans l’ouest de la France, le sud-est de
l’Angleterre et l’Allemagne. Puis, vers 1500 avant notre ère, à l’âge du
bronze moyen, les différences sociales s’amenuisant en Europe occidentale
et centrale, le rite du tumulus est partagé par un beaucoup plus grand nombre
de défunts – on parle même de « culture des tumulus ». Une fois encore, un
groupe social élargi aurait repris le pouvoir, sous forme d’une oligarchie
plutôt que d’une autocratie.
Dans le même temps, la première émergence d’un pouvoir centralisé fort,
sinon déjà urbain, se manifeste dans l’extrême sud-est de l’Europe, avec les
palais crétois à partir de 2000 avant notre ère, puis les palais mycéniens à
partir de 1500 environ. L’écriture apparaît dans le même temps, comme elle
l’avait fait en Orient, où elle avait aussi accompagné l’émergence de
civilisations urbaines. L’influence du monde urbain oriental est d’ailleurs
visible dans une partie de la culture matérielle : objets de luxe, plan des
palais, etc. Ce n’est sans doute pas un hasard si ces pouvoirs apparaissent
dans une île et dans une péninsule, espaces restreints à propos desquels on
peut évoquer les contraintes de l’environnement. Pourtant, vers la fin du
IIe millénaire avant notre ère, le pouvoir crétois puis le pouvoir mycénien
s’effondrent. On parle alors d’« âges sombres » – ils sont effectivement
sombres pour les élites, qui disparaissent. Mais, du point de vue
économique, il s’agit seulement d’un retour à des communautés villageoises
classiques, dépourvues de pouvoir central fort.
C’est seulement au cours du dernier millénaire avant notre ère que des
cités-États font à nouveau leur apparition, cette fois dans les trois péninsules
méditerranéennes : la Grèce, l’Italie (avec les villes grecques dites « de
Grande Grèce », les cités étrusques, Rome et les cités des autres peuples
italiques) et l’Espagne (avec la culture des Ibères). Cette fois, la marche vers
un pouvoir central urbain s’appuyant sur l’écriture devient irréversible. Avec
l’extension de l’impérialisme romain, ce nouveau mode de vie affecte la
moitié de l’Europe, trois millénaires après l’Orient. Ce sera pourtant un
empire éphémère, puisque les « Barbares », dont le mode de vie est resté en
partie villageois, viendront en compliquer l’évolution. Il faudra un millénaire
supplémentaire pour que la ville et l’État s’imposent sur tout le continent.
Ainsi, l’histoire n’a pas été vraiment linéaire et, selon les contextes, la
révolution néolithique n’a pas eu partout les mêmes conséquences ni les
mêmes formes. C’est ce que nous vérifierons maintenant, en passant
rapidement en revue les autres régions du monde où, de manière
indépendante, cette révolution se produisit également.
5

Les autres révolutions néolithiques

Il n’y a qu’une demi-douzaine de régions où le néolithique paraît avoir été


inventé sur place : Chine, Andes, Mexique, Nouvelle-Guinée, Afrique. Dans
l’état actuel des données archéologiques, la révolution néolithique proche-
orientale reste la mieux connue, dans son origine comme dans les détails de
son évolution puis de son expansion, notamment vers l’Europe. Il est vrai
que les missions archéologiques se sont traditionnellement concentrées sur le
Proche-Orient, considéré comme l’un des principaux berceaux de la
civilisation occidentale. Jusqu’à aujourd’hui, l’archéologie « biblique » a
suscité de nombreuses fouilles qui ont permis d’accumuler des
connaissances sur toutes les périodes de l’histoire de cette région. On en sait
en revanche beaucoup moins sur la Chine, l’Afrique ou les Amériques,
même si les recherches progressent. Par ailleurs, la course entre chercheurs
pour trouver les sites les plus anciens favorise les effets d’annonce au
détriment d’un travail sérieux et approfondi. Enfin, il faut bien distinguer des
expériences localisées de domestication portant sur une espèce particulière,
d’une part, d’une économie totalement néolithique reposant sur une large
variété d’espèces domestiquées, d’autre part. La domestication du chien à
partir du loup par certains chasseurs-cueilleurs du nord de l’Eurasie n’a
évidemment rien de néolithique. Mais, en dépit de la variété des
environnements et des espèces domestiquées, les trajectoires historiques que
nous observerons, du moins celles qui ont débouché sur des formations
étatiques, ne sont pas très différentes de celles que nous avons présentées
dans les chapitres précédents.
Figure 2. Carte et chronologie des révolutions néolithiques dans le monde. Les traits en pointillés
délimitent l’extension des agricultures préhistoriques (source : Peter Bellwood, modifié par Jean
Guilaine in Les Racines de la Méditerranée et de l’Europe, Paris, Fayard-Collège de France, 2008).

La Chine des deux fleuves


L’immense continent asiatique offre une large variété d’environnements.
Pourtant, l’apparition du néolithique en Chine offre de grandes similarités
avec celle du Proche-Orient, y compris dans les dates. La seule différence
notable est constituée par l’existence d’une poterie à décor imprimé très
précoce, datée actuellement autour de 10000 avant notre ère, que l’on trouve,
çà et là, dans une grande partie de l’Asie septentrionale, y compris au Japon,
où serait apparue la poterie la plus ancienne. Ces poteries sont fabriquées par
des chasseurs-cueilleurs en partie sédentarisés, qui ont parfois domestiqué le
chien. Elles suggèrent un intérêt pour la préparation d’aliments bouillis.
Comme au Proche-Orient, la cueillette – avec des outils spécialisés – et le
broyage de céréales sauvages sont peu à peu attestés : millet au nord, dans le
bassin du fleuve Jaune ; riz au sud, dans le bassin du Yangzi Jiang.
L’intensification d’une cueillette favorisant les espèces recherchées au
détriment des autres débouche comme au Proche-Orient, vers 7000 à
6500 avant notre ère, sur l’avènement d’une véritable agriculture et la
construction de vastes villages. Il semble que le processus concernant le
millet et le riz ait été global, et qu’il n’y ait donc pas eu deux domestications
indépendantes, les habitats naturels de ces deux céréales se recouvrant
légèrement et la manière de les traiter ayant des ressemblances. Il en va sans
doute de même, plus au nord, en Mandchourie, pour l’apparition de la
culture du millet, qui est sans doute à relier à la proximité du fleuve Jaune.
Le contrôle de ces deux céréales a rapidement un immense impact sur la
démographie de la région, surtout avec le développement de la riziculture
irriguée, qui se répand dans une grande partie de l’Asie, en particulier l’Asie
des moussons.
Dans le même temps, les premières espèces animales domestiquées sont le
chien, déjà mentionné – qui joue aussi un rôle alimentaire en Chine – ainsi
que le porc et le poulet. La domestication du bœuf et du buffle semble
légèrement plus tardive.
Les villages s’étendent rapidement. Le sol des maisons est légèrement
enterré, comme c’est alors la tradition dans une grande partie de l’Asie
septentrionale. Leur plan est rond ou carré, et elles sont construites en terre
et en bois. Des figurines humaines et animales en terre cuite sont modelées.
L’outillage en pierre, qui comprend des haches à tailler le bois, le matériel de
broyage des céréales et les couteaux à moissonner, est parfois difficile à
reconstituer, car, dans l’Asie méridionale, l’utilisation massive du bois et du
bambou, matériaux périssables, complique singulièrement le travail des
archéologues. Le millet est stocké dans des fosses. Les villages sont
environnés de cimetières permanents. Poteries, parures, outils ou encore
architecture permettent de distinguer un certain nombre de groupes, comme
ceux de Peiligang, Laoguantai et Dadiwan sur le fleuve Jaune, ou ceux de
Chengbeixi et Kuahuqiao sur le Yangzi Jiang.
À partir du Ve millénaire avant notre ère, le rapide essor démographique et
économique de ces régions les conduit à connaître les premiers signes de
complexité sociale, comme dans la culture de Yangshao sur le fleuve Jaune,
avec sa remarquable poterie décorée de motifs peints en noir sur fond rouge,
ou la culture d’Hemudu sur le Yangzi Jiang. Dans un remarquable état de
conservation, le site d’Hemudu a permis la préservation de tout l’outillage en
bois et matières organiques. Les villages couvrent maintenant plusieurs
hectares (comme à Banpocun). Le four à poterie est inventé, ainsi que des
systèmes abstraits de notation.
La différenciation sociale s’accentue au IIIe millénaire avant notre ère,
avec la fabrication d’objets de luxe en jade et bientôt en bronze, le
remplacement de la culture du millet par celle du blé (sans doute venu
d’Asie centrale) et surtout l’apparition de véritables villes, entourées de
murailles, et de l’ébauche des premiers royaumes, qui déboucheront sur les
dynasties des Xia et des Shang. L’histoire de la Chine est faite ensuite
d’alternances entre des regroupements territoriaux de type impérial et des
éclatements en plus petites entités. Mais la densité exceptionnelle de
peuplement, permise par l’économie et l’environnement, a rendu le
processus urbain irréversible.

Vers l’Asie du Sud-Est et l’Océanie


La façon dont l’agriculture s’est diffusée à partir de la zone originelle des
bassins des deux grands fleuves (fleuve Jaune et Yangzi Jiang) n’est pas
complètement claire. Certains pensent que le nord de l’Inde et l’Assam ont
pu constituer un foyer indépendant pour la riziculture, qui y apparaît vers
3000 avant notre ère. D’autres arguent du décalage des dates pour suggérer
une diffusion dans ces régions depuis la Chine. Les analyses génétiques
n’ont pas encore tranché. L’Inde a par ailleurs reçu les influences de l’Asie
occidentale. Vers le Sud-Est asiatique où, durant le dernier demi-siècle, les
recherches archéologiques n’ont pas été facilitées par les conditions
géopolitiques, la poterie est peut-être présente dès le Ve millénaire avant
notre ère. Mais ce n’est qu’à partir de 2500 avant notre ère qu’elle se répand
dans toute la péninsule indochinoise, associée à la riziculture, en même
temps que vers l’est et la Corée. De là, vers la fin du Ier millénaire avant notre
ère, la riziculture irriguée touche l’archipel japonais avec la civilisation de
Yayoi. Celle-ci supplante peu à peu la civilisation de Jomon, durant les
phases récentes de laquelle sont entreprises quelques tentatives limitées
d’horticulture, ce qui a facilité l’adoption généralisée de l’agriculture.
Vers le sud, l’agriculture atteint l’Indonésie, les Philippines et enfin toute
l’Océanie – les migrations océaniennes étant sans doute les plus
spectaculaires de l’histoire humaine, puisqu’elles iront jusqu’à l’île de
Pâques vers l’est, la Nouvelle-Zélande vers le sud et Madagascar vers
l’ouest. La poterie imprimée dite « Lapita » (du nom d’un site de Nouvelle-
Calédonie daté de 1300 avant notre ère) permet de retracer le détail de ces
migrations en Mélanésie et en Polynésie. Plutôt que de les attribuer à un
appétit inné d’exploration, il est probable que ces déplacements d’île en île
aient eu pour but, sinon de résoudre des problèmes démographiques et
alimentaires, en tout cas de limiter les conséquences en termes de hiérarchie
sociale croissante qu’aurait eu le maintien sur place de toute la population.
De fait, une fois toutes les îles océaniennes occupées, ce sont des sociétés
nettement hiérarchisées, notamment en Polynésie, que rencontreront les
premiers explorateurs européens.
Dans cette diffusion généralisée, on connaît, en Mélanésie, un isolat
d’invention autonome de l’agriculture, ou du moins de l’horticulture. Dans
les hautes terres de Nouvelle-Guinée, une domestication de plusieurs espèces
végétales indigènes a pu être mise en évidence à partir de 5000 environ
avant notre ère, notamment sur le site de Kuk. Des groupes de chasseurs-
cueilleurs domestiquent progressivement une variété locale de banane ainsi
que le taro, avec des traces de drainage à partir de 2000 avant notre ère
environ. Cette horticulture particulière n’a pas de conséquences profondes,
mais fonctionne probablement comme une réserve d’appoint pour des
chasseurs-cueilleurs dont elle ne bouleverse pas le mode de vie. Les animaux
domestiques ne sont introduits que vers 1000 avant notre ère, depuis
l’Indonésie ; il s’agit alors des espèces classiques : porc, poulet et chien.
Des Amériques polycentriques
Lorsque l’agriculture et l’élevage apparaissent dans les Amériques, ils
présentent de nombreux traits originaux qui les différencient de ceux du
Proche-Orient et de l’Asie orientale. Plusieurs foyers indépendants sont
reconnus, ceux des Andes et du Mexique étant les deux principaux, qui
déboucheront sur des systèmes étatiques.
De nombreuses plantes sont domestiquées, qui ne jouent pas un grand rôle
alimentaire (calebasse, coton, tabac, arachide, piment, avocat), hormis le
maïs, dont le processus de domestication n’est pas encore totalement
éclairci. L’élevage ne joue qu’un rôle mineur, à l’exception du chien, déjà
connu des chasseurs-cueilleurs, ainsi que du lama et du cobaye dans les
Andes. Ailleurs, les grands mammifères, comme le bison des Grandes
Plaines ou le tapir de la forêt tropicale, ne sont pas domesticables ; en outre,
ils sont abondants et disponibles pour la chasse.
Enfin, la céramique apparaît assez tard dans les sociétés néolithiques
américaines. Elle semble avoir été inventée d’abord par des chasseurs-
cueilleurs sédentarisés de la forêt amazonienne, dès le VIe millénaire avant
notre ère. Mais la recherche archéologique a encore beaucoup de travail à
accomplir dans ces vastes régions parfois peu pénétrables.
C’est entre 4000 et 2000 avant notre ère que la culture du maïs apparaît
dans les Andes et l’Amérique centrale. Sa domestication reste discutée :
provient-il d’une plante sauvage, le téosinte, ou bien d’une autre espèce,
désormais disparue, ou encore d’une forme différente d’hybridation ? On
ignore aussi s’il y eut un seul ou plusieurs foyers de domestication. Une fois
stabilisé, la facilité de sa culture dans les zones propices a rapidement
favorisé un large essor démographique des populations l’ayant adopté.
Dans les Andes, sur la côte péruvienne, à partir de 8000 avant notre ère,
des villages de chasseurs-cueilleurs sédentaires vivent pour l’essentiel de
ressources marines. Là semble progressivement émerger une petite
horticulture d’appoint (courge, haricot, calebasse, coton). Un peu plus tard,
entre 6000 et 4000 avant notre ère, dans les vallées andines situées au-dessus
de 2 000 m d’altitude, comme à Guitarrero, d’autres groupes entreprennent
la culture du haricot, d’un maïs très primitif, de la courge, de la calebasse et
du piment. La célèbre pomme de terre ne semble pas cultivée avant
2000 avant notre ère. C’est également dans les vallées andines que, à partir
de 4000 avant notre ère, apparaissent les seuls mammifères américains à
avoir été domestiqués : le lama et l’alpaga (à partir du guanaco et de la
vigogne), ainsi que le cobaye (ou cochon d’Inde).
En Amérique centrale, le maïs semble apparaître dans des villages
d’horticulteurs sédentaires aux alentours du IVe millénaire avant notre ère.
D’abord faits de huttes rondes, ces villages sont ensuite composés de
bâtiments quadrangulaires, construits en terre et en bois.
Au cours du IIIe millénaire avant notre ère, des signes de différenciation
sociale deviennent visibles, avec la construction de vastes agglomérations
munies d’installations collectives. L’un des sites les plus spectaculaires est
celui de Caral, au Pérou, qui couvre plus de 60 ha ; il comporte des plates-
formes cérémonielles en terre et une grande place quadrangulaire. En Méso-
Amérique, un processus comparable est visible à partir du IIe millénaire
avant notre ère, qui débouchera sur la première grande culture urbaine, celle
des Olmèques, vers 1000 avant notre ère, tout comme se formera, un peu
plus tard, la civilisation de Chavín, au Pérou.
C’est aussi au cours du IIIe millénaire avant notre ère que la poterie des
chasseurs amazoniens se diffuse peu à peu chez les agriculteurs et dans une
partie des deux continents. Deux grandes civilisations urbaines couronnent
cette évolution, celle des Incas, détruite par les Espagnols, et celle des
Mayas, déjà disparue à leur arrivée. Selon les hypothèses actuelles, dans une
course au pouvoir et à la monumentalité ayant conduit à la stérilisation des
terres les plus fertiles pour y dresser des constructions toujours plus
prestigieuses, les élites mayas auraient finalement mené leur propre
civilisation à un véritable suicide écologique, sans doute lourd
d’enseignements.
Vers le nord, on considère que l’apparition de l’agriculture dans le sud-
ouest des actuels États-Unis, à partir de 1000 avant notre ère, est le résultat
d’une diffusion depuis l’Amérique centrale. En revanche, sur le bassin du
Mississippi, la culture de plantes herbacées indigènes, notamment des
chénopodiacées et des oléagineux, est attestée à partir du IIe millénaire avant
notre ère, sans lien avec les régions situées plus au sud, même si le maïs finit
par y parvenir à son tour, au cours du Ier millénaire de notre ère, après une
nécessaire adaptation climatique.
Ces civilisations locales développent peu à peu des formes de
différenciations sociales, dont témoignent des tumulus funéraires, des
systèmes d’enceintes, des monticules cérémoniels. Mais, dans un
environnement qui n’est pas sans rappeler celui de l’Europe tempérée, elles
restent néanmoins à un niveau d’organisation relativement modeste. Enfin,
dans une grande partie des deux Amériques, des communautés de chasseurs-
cueilleurs maintiennent leur organisation économique et sociale jusqu’à
l’invasion européenne. L’abondance de leurs ressources naturelles ne les
incite pas forcément à rechercher d’autres types d’aliments.

Les néolithiques africains


Nous avons déjà mentionné l’Afrique à propos de l’Égypte. Le néolithique
d’origine levantine pénètre dans ce continent vers 5500 avant notre ère.
Parmi les cultures indigènes, des chasseurs-cueilleurs sédentaires exploitent
les ressources aquatiques du lac du Fayoum et des rives du Nil. Plus
largement, sur l’ensemble de la zone saharienne – à une époque où ce désert
est beaucoup moins étendu qu’aujourd’hui –, d’autres populations fabriquent
une poterie à décor imprimé dès 8500 avant notre ère. Elles récoltent des
céréales sauvages, millet et sorgho, au moment où le blé et l’orge sauvages
sont exploités au Proche-Orient. Il est possible qu’elles aient en partie
domestiqué les bovidés, mais cela reste débattu. Le néolithique s’étend peu à
peu, avec la poterie, sur l’ensemble de l’Afrique du Nord, à partir de ces
différentes composantes.
À la bordure sud du Sahara, dans la ceinture sahélienne, alors beaucoup
plus clémente qu’aujourd’hui et parsemée de lacs, poussaient un certain
nombre de plantes indigènes, comme des variétés locales de mil et de riz, le
sorgho et, plus au sud, l’igname. Leur domestication, assurée au plus tard à
partir du IIIe millénaire avant notre ère, est-elle un phénomène indépendant
ou bien un effet de l’expansion de l’agriculture originaire du Nord-Est
africain ? Moins discutée est la poursuite de cette expansion vers le sud,
réalisée en même temps que les migrations bantoues, à partir de 1500 avant
notre ère. Partant de l’Afrique centrale, ces migrations auraient colonisé et
néolithisé en un millénaire toute la moitié méridionale du continent,
parvenant jusqu’à la pointe de l’Afrique du Sud. Aux espèces animales et
végétales indigènes et à celles venues du Proche-Orient s’ajoutent des
espèces originaires d’Asie orientale – banane, taro, igname – arrivées à la
faveur des migrations qui mènent les Austronésiens jusqu’à Madagascar.
Contrairement à ce qui se passe à la même époque en Amérique, les
chasseurs-cueilleurs sont refoulés et cantonnés soit dans l’épaisse forêt
équatoriale pour les Pygmées, soit dans les zones désertiques méridionales
pour les Bochimans (appelés aussi Sans). En raison de leur régulière
croissance démographique, les communautés agricoles conduisent à leur tour
à des formes d’inégalités sociales. Les phénomènes urbains commencent à
se manifester à partir du Ier millénaire de notre ère, que ce soit dans les
royaumes d’Afrique occidentale ou sur la côte orientale. La pénétration
arabe, au nord comme à l’est, puis la colonisation européenne bouleverseront
ces processus.

Diversité des trajectoires


Ce rapide tour du monde de la néolithisation montre des différences selon les
régions, mais aussi des ressemblances avec le modèle canonique proche-
oriental d’invention et de diffusion de l’agriculture. D’une part, le
néolithique apparaît à des dates comparables sur les divers continents, alors
même que l’homme moderne existe depuis des dizaines de millénaires, y
compris dans des régions épargnées par la période glaciaire, qui a affecté la
planète jusque vers 10000 avant notre ère. D’autre part, les foyers
d’invention sont très limités par rapport à la répartition naturelle des plantes
et des animaux sauvages qui seront domestiqués. Il s’agit donc de
phénomènes ponctuels, de choix particuliers qui n’émergent pas dans toutes
les populations de chasseurs-cueilleurs.
Une fois mis en place, le néolithique s’étend rapidement, du moins quand
il repose sur une plante fondamentale, qu’il s’agisse, selon les régions, du
blé, du riz, du maïs ou du sorgho. L’avantage démographique conféré aux
populations qui l’adoptent conduit celles-ci à coloniser de nouveaux
territoires, repoussant ou absorbant les populations indigènes de chasseurs-
cueilleurs et imposant sans doute aussi leur langue (cet aspect constitue une
problématique actuellement étudiée). L’Afrique et l’Europe nous offrent des
exemples de chasseurs ainsi refoulés dans les zones les moins favorables et
qui finalement disparaissent ou subsistent coûte que coûte, dans des
conditions difficiles. Mais des contre-exemples existent au Japon et en
Amérique, y compris à des dates historiques : des chasseurs-cueilleurs
sédentaires préfèrent poursuivre leur mode de vie, même au contact
d’agriculteurs. Enfin, il est de rares cas où, dans des conditions
environnementales devenues défavorables, de petits groupes d’agriculteurs
retournent à un mode de vie de chasse et de cueillette : culture de Fremont
dans l’ouest des États-Unis, certaines communautés de la forêt amazonienne
et, ponctuellement, de Mélanésie.
Quant aux zones néolithiques originelles, elles débouchent à leur tour, à
des vitesses variables, sur des formations étatiques et urbaines,
l’aboutissement de ces processus ayant été fortement affecté par la
colonisation européenne d’une grande partie de la planète, à partir du
XVIe siècle de notre ère.
Conclusion

Retracer et expliquer la – ou plutôt les – révolution(s) néolithique(s) dans le


monde ne relève pas seulement du plaisir de la connaissance, même s’il
s’agit du principal événement de l’histoire de l’humanité : les enseignements
et les réflexions que nous pouvons en tirer nous semblent aller au-delà du
phénomène lui-même. Chacune des révolutions néolithiques a été au cœur
des relations entre la société dans laquelle elle émerge, son environnement et
ses choix culturels et sociaux.
Que ces révolutions aient eu lieu plusieurs fois et de manière
indépendante suggère qu’elles ont répondu à une certaine logique, même si
elles ne se sont pas produites au sein de toutes les communautés de
chasseurs-cueilleurs vivant au milieu d’espèces naturelles domesticables.
Plus que les révolutions, ce sont sans doute les non-révolutions néolithiques
qui sont intéressantes. Elles montrent que d’autres choix étaient possibles, à
partir du moment où l’environnement offrait des ressources suffisantes.
C’est sans doute dans des zones un peu marginales – mais dans certaines
d’entre elles seulement – que des groupes de chasseurs-cueilleurs ont voulu
diminuer les risques dus à leur environnement et favoriser le développement
des espèces animales et végétales dont ils tiraient leur alimentation.
Nous avons insisté aussi sur la diversité des associations matérielles. On
croyait autrefois que l’agriculture avait permis la sédentarité. On sait
maintenant que la sédentarité est présente chez de nombreux groupes de
chasseurs-cueilleurs et que c’est elle qui a permis, sinon suscité,
l’agriculture. Il en va de même pour la poterie : des chasseurs-cueilleurs
l’ont inventée, indépendamment, dans de nombreuses régions – Asie
septentrionale, Amazonie, Afrique du Nord ; à l’inverse, certains
agriculteurs ne l’ont inventée ou adoptée que longtemps après l’avènement
de leur nouveau mode de vie. Toutes les domestications ne se valaient pas :
certaines en sont restées à une horticulture d’appoint ; seules les cultures du
riz, du blé, du maïs et, accessoirement, du millet et du sorgho ont débouché
sur une explosion démographique qui a donné un avantage décisif aux
populations les ayant adoptées.
L’État n’est à son tour apparu que dans une partie seulement des régions
néolithisées. De nombreuses sociétés ont oscillé parmi diverses formes
intermédiaires entre village et ville. Leurs trajectoires ont été rarement
linéaires, mais souvent entrecoupées par des interruptions, des retours, des
effondrements. Les choix culturels, idéologiques et sociaux ont été plus
complexes encore, dans la mesure où ils n’impliquaient pas une
communauté humaine simple, mais de nombreux sous-groupes d’une même
société, aux intérêts contradictoires.
La révolution néolithique était-elle inévitable ? La révolution étatique, à
son tour, l’était-elle également ? Ces questions n’ont évidemment aucun
sens. Ce qui en a, en revanche, c’est la mesure du degré de liberté dont les
sociétés humaines ont pu et peuvent disposer. Si les agriculteurs ont éliminé
les chasseurs de la planète, si l’agriculture a permis à l’espèce humaine une
explosion démographique sans précédent et l’élimination de nombreuses
espèces biologiques qui lui paraissaient inutiles, on ne saurait se satisfaire de
l’état présent, tant alimentaire qu’économique et culturel, d’une grande
partie de cette même humanité. On ne saurait non plus affirmer que nous
maîtrisons vraiment le devenir biologique des espèces que nous avons
domestiquées, et dont notre alimentation et donc notre survie immédiate sont
entièrement dépendantes.
On présente aujourd’hui la croissance indéfinie et le libéralisme
économique mondialisé comme le seul horizon désormais possible et
pensable, imposé par une sorte de loi naturelle transcendante. L’archéologie
et l’histoire nous montrent l’exemple de trajets et de choix bien plus variés et
complexes. Elles nous montrent aussi qu’il a existé de mauvais choix – ceux
des Mayas ou des Pascuans, par exemple. Elles nous montrent finalement
qu’il n’est pas interdit de réfléchir sur nos choix actuels, voire de les
infléchir.
Bibliographie

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Alain Testart, Avant l’histoire : L’évolution des sociétés de Lascaux à


Carnac, Paris, Gallimard, 2012.
Table of Contents
Titre
Copyright
Introduction
1 - La révolution néolithique au Proche-Orient
De la sédentarité
Le natoufien
Premières domestications
De nouvelles idéologies
Poterie et colonisation
2 - Pourquoi la révolution néolithique ?
Des phénomènes non linéaires
Trois conditions préalables
Idéologies et sociétés
3 - Du village à l’État
Les premières villes du monde
Vers l’Afrique
Çatal Höyük et l’Anatolie
4 - L’exception européenne ?
La colonisation des Balkans
La néolithisation de l’Europe tempérée
Violence et inégalités sociales
Les fondements du pouvoir
Oscillations et effondrements
5 - Les autres révolutions néolithiques
La Chine des deux fleuves
Vers l’Asie du Sud-Est et l’Océanie
Des Amériques polycentriques
Les néolithiques africains
Diversité des trajectoires
Conclusion
Bibliographie

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