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Jean Paul Demoule La Révolution Néolithique Le Pommier (2008)
Jean Paul Demoule La Révolution Néolithique Le Pommier (2008)
Le natoufien
Vers 12000 avant notre ère environ, le nombre d’habitats sédentaires semble
s’accroître au Proche-Orient. Ils se présentent sous forme de groupes de
huttes rondes à soubassement en pierre. La forme circulaire de ces huttes
« en dur » reproduit certainement celle des tentes que devaient transporter
ces populations lorsqu’elles étaient encore nomades. La présence de groupes
de tombes à proximité des huttes, ébauche de véritables cimetières
permanents, est un indice supplémentaire de sédentarité – les chasseurs-
cueilleurs nomades inhumant en général leurs morts sur le lieu de leur décès,
au gré de leurs déplacements. On appelle cette nouvelle culture le
« natoufien », du nom d’un cours d’eau, le Wadi el-Natouf, qui se trouve en
Israël. De fait, si le natoufien a été défini dans le sud du Levant, on
généralise souvent ce terme pour désigner des manifestations identiques
trouvées dans l’ensemble du Levant. En effet, si les sites les plus connus
(Hayonim, Mallaha et Nahal Oren) se trouvent en Israël, des villages
comparables ont été étudiés en Syrie (Abu Hureyra ou Mureybet, par
exemple). Fouillé par l’archéologue français Jacques Cauvin, celui de
Mureybet offre une remarquable évolution sur le long terme de l’un de ces
tout premiers villages du monde.
L’étude des vestiges matériels retrouvés dans ces villages montre que le
choix de la sédentarité est permis par une certaine abondance du milieu
naturel. Les Natoufiens se livraient en particulier à la cueillette systématique
des blés et des orges sauvages. Des expériences ont montré que, pendant les
trois semaines où ces céréales sauvages sont à maturité, une famille de
quatre ou cinq personnes peut récolter suffisamment de grains pour subsister
la majeure partie de l’année – encore faut-il disposer des techniques
adéquates. Les tiges sont coupées à l’aide de faucilles faites d’une lame de
silex insérée dans un manche en bois ou en os, ce dernier étant parfois
sculpté en forme d’animal. Les grains sont stockés dans des fosses-silos qui
permettent de les conserver pendant des mois, avant d’être broyés par va-et-
vient sur des meules de pierre. Sans la technique de conservation dans les
silos, la consommation des céréales serait restée saisonnière. Faucilles,
meules et silos se retrouveront non modifiés lorsque l’agriculture
proprement dite sera mise au point. Ils ne sont donc pas des indices de
l’agriculture mais l’ont précédée.
À côté de cette cueillette spécialisée, la chasse continue d’apporter
l’alimentation carnée, comme auparavant.
Les Natoufiens ont un art représentatif très discret. On ne compte que
quelques figurines en pierre, très schématisées. La plus connue provient
d’Aïn Sakhri et représente un couple copulant, étroitement enlacé, sur un
galet de calcite. D’autres se limitent à l’évocation de visages. Ces
représentations ne distinguent pas les Natoufiens d’autres groupes de
chasseurs-cueilleurs de par le monde, notamment en Europe à la même
époque.
Premières domestications
C’est au sein de ces communautés natoufiennes que la collecte intensive des
céréales débouche progressivement sur une véritable agriculture, entre
10000 et 9000 avant notre ère – toutes les étapes de cette évolution ne nous
sont pas connues en détail. En outre, on ne peut considérer comme espèces
domestiquées (qu’il s’agisse d’espèces végétales ou animales) que celles
pour lesquelles le processus est totalement abouti, au point qu’elles
divergent désormais nettement des espèces sauvages. Or des exemples
ethnographiques montrent que des populations mettent en œuvre une sorte
de « protoagriculture » lorsque, au cours de la cueillette, elles favorisent les
espèces collectées en éliminant les espèces concurrentes. Ainsi, en Afrique,
des populations pratiquant le brûlis et l’abattis épargnent systématiquement
et uniquement les palmiers à huile sauvages, ce qui leur a permis, au fil des
générations, de constituer de véritables forêts de palmiers à huile sans en
avoir jamais planté un seul. C’est ce qui a pu se passer pour les céréales
sauvages. Cela semble confirmé par les analyses d’ADN qui montrent que
tous les blés et orges connus cultivés ensuite, non seulement au Proche-
Orient, mais aussi dans toute l’Europe (où ces espèces n’existent pas à l’état
sauvage), proviennent de souches sauvages levantines.
Quant à la domestication des animaux, elle était déjà attestée chez certains
groupes de chasseurs-cueilleurs. Dans plusieurs régions du monde, comme
en Grande-Bretagne, au Japon ou en Sibérie, des loups ont été apprivoisés
pour devenir progressivement des chiens. Les loups et les hommes ont
plusieurs points communs, comme celui de chasser en bande. Des échanges
mutuels de services ainsi que la capture de jeunes animaux dociles ont pu
déboucher sur cette domestication – dont on notera qu’elle n’a pas eu de but
alimentaire, bien qu’elle soit la plus ancienne connue au monde. Il semble
que la domestication de canidés sauvages ait également été pratiquée par des
groupes de Natoufiens. Cette pratique se serait progressivement étendue à
d’autres animaux, en commençant par les plus dociles et les moins
dangereux – le mouton et la chèvre –, suivis un peu plus tard par le porc,
domestiqué à partir du sanglier, puis par le bœuf, domestiqué à partir de
l’aurochs, nettement plus redoutable.
Les archéologues appellent cette période initiale PPNA (Pre-Pottery
Neolithic A, « néolithique précéramique A » en français). En effet, lorsque le
néolithique émerge, la poterie, qui est caractéristique du néolithique
européen, n’est pas encore inventée. Le principe de l’argile cuite est connu
(en fait, depuis 25 000 ans, comme sur le site tchèque de Dolní V˘estonice),
mais il est réservé à la fabrication de petites figurines. Le contrôle de cette
matière n’est pas encore suffisant pour permettre la confection de poteries ;
les récipients étaient en bois, en cuir, en vannerie, voire en pierre. À partir de
9 000 avant notre ère, le PPNA est suivi par le PPNB, période à laquelle la
domestication des animaux et des plantes est totalement avérée et maîtrisée.
De nouvelles idéologies
Les spécialistes des sciences naturelles nous confirment que, durant le
PPNB, c’est bien désormais à des espèces domestiques que l’on a affaire,
leurs caractères s’éloignant progressivement de ceux des espèces sauvages
originelles. La taille des animaux tend à diminuer, à la fois parce que, à
chaque génération, on sélectionne les bêtes les plus dociles pour la
reproduction, et parce que ces animaux sont désormais coupés de leur milieu
naturel, qu’ils doivent changer d’alimentation et d’habitudes. En même
temps, la taille des villages augmente rapidement : ils peuvent couvrir plus
d’une dizaine d’hectares et compter plusieurs centaines d’habitants, voire
davantage.
Cet accroissement des habitats provoque aussi des transformations
architecturales. Les populations sédentaires du PPNA avaient conservé les
maisons rondes traditionnelles. Celles du PPNB construisent désormais des
maisons quadrangulaires, souvent faites de bois et de terre sur un
soubassement de pierre, avec un sol blanc plâtré. Murs et sol sont parfois
revêtus de motifs peints. Cette forme nouvelle permet d’accroître plus
facilement la taille de l’unité d’habitation, puisqu’il suffit d’ajouter des
cellules quadrangulaires sur les côtés, ce qui est impossible avec une forme
ronde. Des constructions circulaires se rencontrent encore, mais il semble
qu’il s’agisse plutôt d’édifices cérémoniels. Étudié par une mission française
lors d’une fouille de sauvetage, l’un des meilleurs exemples se trouve sur le
site syrien de Jerf el Ahmar, sur les bords de l’Euphrate : au milieu des
habitations rectangulaires, un bâtiment circulaire en partie enterré semble
combiner des activités rituelles, illustrées par des dalles de pierre gravées, et
des activités de stockage de céréales.
De fait, le développement du néolithique s’accompagne d’un net
développement des manifestations idéologiques. Rarissimes dans les sociétés
de chasseurs-cueilleurs, les représentations humaines se multiplient. Il s’agit
principalement de figurines féminines, qui peuvent être de petite taille, en
pierre ou en argile cuite, mais aussi en chaux sur une ossature de jonc,
comme à ’Ain Ghazal en Jordanie, où des statues de ce type, qui dépassent
un mètre de hauteur, sont rehaussées de peinture. Dans ce domaine des
représentations, les découvertes les plus spectaculaires ont été faites durant
les années 1990-2000 dans le sud de la Turquie, sur les sites de Göbekli Tepe
et Nevali Çori : à côté de maisons d’habitation, des constructions
cérémonielles sont dressées, ornées de dalles de pierre gravées mesurant
jusqu’à trois mètres de hauteur, sur lesquelles sont représentés des êtres
humains (ce qui est rare à cette époque), masculins ou féminins, et surtout
des animaux sauvages – lions, serpents, crocodiles, rapaces, aurochs.
Cette importance croissante des images représentatives s’accompagne
d’une complexification des pratiques funéraires. Ainsi, sur le crâne desséché
d’un défunt, parfois récupéré quelque temps après la mort, un visage d’argile
sera modelé, dont les yeux seront représentés à l’aide de pierres ou de
coquillages. Ces crânes, qui sont parfois exposés au regard des vivants, ont
aussi été retrouvés enterrés dans des caches. Si le creusement de tombes
remonte à l’homme de Neandertal, il y a 100 000 ans, ces manifestations
funéraires témoignent d’un rapport différent avec les morts, qui, d’une
certaine manière, continuent d’habiter l’espace des vivants. De fait, outre ces
crânes surmodelés, on rencontre de nombreux corps inhumés sous les
habitations. Les interventions pratiquées sur ces corps et la récupération de
certaines de leurs parties constituent des preuves supplémentaires d’une
familiarité nouvelle avec la mort.
Poterie et colonisation
Aux alentours de 7000 avant notre ère, la nouvelle civilisation néolithique
est pleinement installée sur l’ensemble du Levant, dans tout le centre du
Croissant fertile. Le paysage est jalonné d’agglomérations comptant
plusieurs dizaines d’habitations. L’alimentation repose désormais pour
l’essentiel sur la culture des céréales et sur l’élevage, la chasse et la cueillette
n’ayant désormais plus qu’une place marginale. Ces grands villages
s’entourent parfois de murailles de pierres sèches. Les activités
cérémonielles, notamment funéraires, occupent une place importante dans la
société.
Vers 6500 avant notre ère, deux faits importants se produisent.
Le premier événement est l’invention de la poterie, après plusieurs
tâtonnements. Désormais, de cette nouvelle technique s’identifie avec le
néolithique, du moins dans une grande partie du monde – nous avons vu que
des sociétés de chasseurs-cueilleurs l’avaient adoptée bien avant l’apparition
de l’agriculture et de l’élevage. Permettant de produire rapidement de
grandes quantités de récipients, la terre cuite convient bien à des
communautés humaines en constante augmentation. Par ailleurs,
contrairement aux outils de pierre et plus tard de métal, les formes de ces
récipients et, surtout, leurs décors sont soumis à peu de contraintes par
rapport à leur fonction. Aussi potières et potiers peuvent-ils créer de
nouvelles formes et de nouveaux motifs, au gré des modes, ce qui fait de la
poterie l’indicateur chronologique le plus fin dont disposent les
archéologues. Formes et décors permettent de différencier des styles
régionaux (ce que l’on appelle traditionnellement des « cultures
archéologiques ») et des phases successives. L’analyse physique et chimique
de ces récipients permet aussi de les dater (par la technique de la
thermoluminescence) et de reconstituer leur contenu originel, donc les
manières de table préhistoriques. En outre, les poteries adoptent quasi
exclusivement des décors géométriques rigoureusement organisés. Il est
tentant de rapprocher cette géométrisation systématique, d’une part, du
quadrillage des terroirs par les champs et les pâtures et, d’autre part, du
quadrillage de l’espace habité par ses maisons quadrangulaires, ses rues et
ses murailles.
Le second événement n’a rien à voir avec le premier. Les grands villages
disparaissent, l’habitat humain se disperse, se fait plus ténu. Dans le même
temps, le mode de vie néolithique s’étend rapidement à de nouvelles régions,
comme la Mésopotamie, l’ensemble de la Turquie, et, de là, bientôt à
l’Europe et à l’Égypte. Comment expliquer ce double mouvement, à la fois
d’éclatement et de dispersion ? Les archéologues n’ont pas de réponse
définitive. On évoque un épisode de deux ou trois siècles de désertification
passagère – ce que les climatologues appellent parfois l’« événement 6200 ».
Mais d’autres explications, non forcément exclusives, peuvent aussi être
suggérées, dans l’ordre social cette fois. Dans tous les cas, cet événement est
sans doute d’une grande importance pour la compréhension de l’évolution
ultérieure des sociétés néolithiques.
Ce premier chapitre s’est borné à décrire comment, dans l’état actuel des
connaissances archéologiques, le néolithique le plus ancien est apparu, dans
cette petite région du Proche-Orient. Il reste à nous interroger sur les causes
de cette apparition.
2
Idéologies et sociétés
L’importance des choix culturels a été à l’origine de la thèse de
l’archéologue français Jacques Cauvin. Très populaire dans les années 1990,
cette thèse se situait dans un mouvement plus général qui constitua l’un des
aspects de ce que l’on a appelé le « post-modernisme » et qui réhabilitait les
facteurs culturels et idéologiques par rapport aux facteurs sociaux et
économiques, largement dominants dans les années 1950-1960. Il y aurait
d’abord eu un changement de regard sur le monde naturel : au lieu de le
subir, d’y vivre immergées parmi les autres espèces vivantes, certaines
communautés humaines auraient décidé de le contrôler. À l’appui de sa
thèse, Cauvin remarque que la période de transition entre le natoufien
proprement dit et le PPNA semble marquée par de nouvelles préoccupations
idéologiques : on sculpte des figures humaines, surtout féminines ; dans les
murs des habitations ou sous leurs fondations, on fiche des ossements de
taureaux sauvages, notamment la partie du crâne portant les cornes (le
bucrane). Or on sait que, aux périodes historiques, les grandes religions
orientales vouent un culte à une grande déesse assistée d’un parèdre mâle,
souvent figuré sous la forme d’un taureau. Avant la « révolution
néolithique », il y aurait donc eu une « révolution des symboles » qui, en
changeant la vision du monde et l’idéologie de ces chasseurs-cueilleurs,
aurait fourni la condition préalable aux transformations techniques et
économiques. C’est sans nul doute une thèse intéressante, mais qui
n’explique pas pourquoi cette sorte de « Révélation » s’est produite,
soudainement et sans que cela soit explicable. Après tout, durant les dizaines
de millénaires précédents, bien des sociétés de chasseurs-cueilleurs ont
sculpté, gravé ou peint des représentations animales ou humaines sans
changer pour autant de mode de production.
Il existe cependant des liens étroits entre modes de production et
idéologie. À partir du néolithique, plus les sociétés tendront à se hiérarchiser,
plus elles produiront des systèmes religieux eux-mêmes hiérarchisés, jusqu’à
l’arrivée du monothéisme et de son Dieu unique et tout-puissant, qui
correspond à la mise en place de grands empires à prétention universelle.
Dans les années 1960, l’ethnologue André-Georges Haudricourt a mis en
parallèle le rapport entre les types de domestications proche-orientales (le
mouton, particulièrement docile et vulnérable ; le blé, que l’on coupe, que
l’on bat et que l’on broie) et les idéologies occidentales du pouvoir : le bon
pasteur qui guide son troupeau, dans une vision dualiste et transcendante du
monde. Il leur opposait les domestications orientales : l’igname, le taro et,
partiellement, le riz dont on favorise la croissance sans être en contact direct
avec la plante ; le buffle, qui se laisse guider par des enfants qu’il peut
protéger contre le tigre, ces domestications s’accordant avec les visions du
monde extrême-orientales, marquées par l’immanence et l’unité du cosmos.
Il y a un lien entre la manière de gérer le monde et celle de l’interpréter.
En définitive, il n’y a pas de réponse unique à la question des conditions
ayant permis l’invention du néolithique. Il a fallu, certes, un faisceau de
différents facteurs, dont la rencontre ne s’est produite que dans de rares
endroits du monde, ce qui prouve que cet avènement ne relevait ni de
l’évidence ni d’une fatalité linéaire. Mais dès que le nouveau mode de vie a
été solidement implanté, il s’est imposé, en raison de l’avantage
démographique qu’il conférait à ses inventeurs. Néanmoins, s’il est peu
probable qu’il ait été précédé par une révolution idéologique, il est certain
qu’il a rapidement provoqué des bouleversements profonds dans la vision du
monde. De fait, comme on l’a évoqué plus haut, les activités cérémonielles
prennent une ampleur sans précédent, avec le culte de morts que l’on
démembre et que l’on remodèle, des bâtiments spécialisés, des statues
sculptées ou modelées, des sacrifices animaux. Il est clair que l’on change
alors d’univers, même si les thèmes iconographiques liés à la sauvagerie
continuent à jouer un rôle essentiel, sans doute parce que c’est de cela qu’il
est question, au fond : de la domination du monde sauvage.
Pourquoi la représentation de la femme, la plupart du temps figurée nue
avec des traits sexuels marqués, est-elle associée de très près à celle du
monde sauvage ? Il est usuel de dire qu’elle incarne la fécondité et la
fertilité, nécessairement liées à l’agriculture. Mais ces représentations
existaient aussi dans le monde paléolithique. Il est plus probable que, du
moins du point de vue masculin, dans le contexte de cette complexe refonte
idéologique, la sexualité a continué à jouer un rôle majeur.
3
Du village à l’État
Vers l’Afrique
À l’autre extrémité du Croissant fertile, en Égypte, le néolithique apparaît au
cours du VIe millénaire, vers 5500 avant notre ère. Il s’agit, là encore, d’un
débordement démographique du néolithique levantin. Ce dernier pénètre
dans la vallée du Nil plus tard qu’en Europe, sans doute parce que le vaste
désert du Sinaï a longtemps constitué une sérieuse barrière. L’Afrique du
Nord-Est n’est alors pas dépourvue d’habitants : au nord nomadisent des
populations qui récoltent du sorgho sauvage, fabriquent une poterie de bonne
qualité, décorée d’impressions, et ont peut-être en partie domestiqué le bœuf
(cela reste en discussion) ; autour du lac de l’oasis du Fayoum et le long du
Nil vivent d’autres communautés de chasseurs-cueilleurs, largement
sédentarisées grâce aux ressources en gibiers de terre et d’eau, qui fabriquent
aussi de la poterie.
Bientôt, l’ensemble des espèces animales et végétales originellement
domestiquées dans le Levant sont introduites en Égypte. Cette nouvelle
économie se caractérise toutefois par des traits idéologiques originaux qui
sont sans doute des indices de la fusion des populations issues du Levant
avec les populations indigènes. Dans les grandes nécropoles de Nagada et de
Badari, ont été déposées des figurines longilignes, féminines et masculines,
sculptées dans de l’ivoire d’éléphant et des os de crocodile. On trouve aussi
des tombes de gazelles, de taureaux, de béliers et de chiens, qui témoignent
de l’attention portée aux animaux, caractéristique que l’on retrouvera dans le
panthéon de l’Égypte pharaonique.
La période pharaonique prolonge directement celle de Nagada. Vers
3 000 ans avant notre ère, comme en Mésopotamie, apparaissent les
premières villes et bientôt un État unifiant les deux régions de la Haute- et de
la Basse-Égypte. Ce processus d’étatisation a été beaucoup plus rapide qu’en
Mésopotamie, puisque 2 500 ans à peine le séparent des premières
communautés agricoles. Mince et très longue oasis dépendant des
inondations du Nil, l’Égypte a elle aussi fonctionné comme un piège pour
ses populations. Plus fermée encore que la plaine mésopotamienne, le
processus vers l’urbanisation et l’unification politique y a été accéléré.
L’exception européenne ?
Oscillations et effondrements
Pourquoi l’Europe n’a-t-elle pas pris le chemin du Proche-Orient ? Il est
tentant de supposer que la contrainte de l’environnement a manqué. Dans un
espace encore peu peuplé, aux ressources naturelles abondantes et au climat
clément, il était beaucoup plus difficile de maintenir en place un groupe
social qui subissait un pouvoir excessif ; rien ne s’opposait donc à son
éclatement, à sa dispersion.
De fait, pendant plusieurs millénaires encore, l’histoire de l’Europe est
faite d’oscillations entre des périodes où les pouvoirs locaux se font forts, et
des périodes où ces derniers s’estompent. Ainsi, au début de l’âge du bronze,
vers 2000 avant notre ère, on trouve à nouveau de très riches tombes,
couvertes de grands tumulus de terre, dans l’ouest de la France, le sud-est de
l’Angleterre et l’Allemagne. Puis, vers 1500 avant notre ère, à l’âge du
bronze moyen, les différences sociales s’amenuisant en Europe occidentale
et centrale, le rite du tumulus est partagé par un beaucoup plus grand nombre
de défunts – on parle même de « culture des tumulus ». Une fois encore, un
groupe social élargi aurait repris le pouvoir, sous forme d’une oligarchie
plutôt que d’une autocratie.
Dans le même temps, la première émergence d’un pouvoir centralisé fort,
sinon déjà urbain, se manifeste dans l’extrême sud-est de l’Europe, avec les
palais crétois à partir de 2000 avant notre ère, puis les palais mycéniens à
partir de 1500 environ. L’écriture apparaît dans le même temps, comme elle
l’avait fait en Orient, où elle avait aussi accompagné l’émergence de
civilisations urbaines. L’influence du monde urbain oriental est d’ailleurs
visible dans une partie de la culture matérielle : objets de luxe, plan des
palais, etc. Ce n’est sans doute pas un hasard si ces pouvoirs apparaissent
dans une île et dans une péninsule, espaces restreints à propos desquels on
peut évoquer les contraintes de l’environnement. Pourtant, vers la fin du
IIe millénaire avant notre ère, le pouvoir crétois puis le pouvoir mycénien
s’effondrent. On parle alors d’« âges sombres » – ils sont effectivement
sombres pour les élites, qui disparaissent. Mais, du point de vue
économique, il s’agit seulement d’un retour à des communautés villageoises
classiques, dépourvues de pouvoir central fort.
C’est seulement au cours du dernier millénaire avant notre ère que des
cités-États font à nouveau leur apparition, cette fois dans les trois péninsules
méditerranéennes : la Grèce, l’Italie (avec les villes grecques dites « de
Grande Grèce », les cités étrusques, Rome et les cités des autres peuples
italiques) et l’Espagne (avec la culture des Ibères). Cette fois, la marche vers
un pouvoir central urbain s’appuyant sur l’écriture devient irréversible. Avec
l’extension de l’impérialisme romain, ce nouveau mode de vie affecte la
moitié de l’Europe, trois millénaires après l’Orient. Ce sera pourtant un
empire éphémère, puisque les « Barbares », dont le mode de vie est resté en
partie villageois, viendront en compliquer l’évolution. Il faudra un millénaire
supplémentaire pour que la ville et l’État s’imposent sur tout le continent.
Ainsi, l’histoire n’a pas été vraiment linéaire et, selon les contextes, la
révolution néolithique n’a pas eu partout les mêmes conséquences ni les
mêmes formes. C’est ce que nous vérifierons maintenant, en passant
rapidement en revue les autres régions du monde où, de manière
indépendante, cette révolution se produisit également.
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