Vous êtes sur la page 1sur 7

Avenue de la Bouzaréah

L’appartement où je suis née se situait dans le quartier très populaire


de Bab El oued, avenue de la Bouzaréah. C’était un vieil immeuble et
autant que je me souvienne vous habitions au deuxième étage,
naturellement il n’y avait pas d’ascenseur.
Le voisinage était très pittoresque. On vivait beaucoup dans l’escalier,
dans lequels les voisins s’interpellaient. On n’était jamais seul ! Nos
voisins les plus proches étaient les Alfosea, qui avaient deux enfants
de notre âge environ Annie et un garçon pervers plus âgé qui me
faisait chanter désagréablement.
Les voisines du dessous étaient espagnoles, les Catala (de Catalogne),
Mme Catala, une dame âgée très gentille, et sa fille Françoise.
Quand nous étions petites, nos parents allaient à la synagogue pour
Kippour et nous laissaient à garder. Évidemment, nous ne jeûnions
pas et c’était le seul jour de l’année où nous mangions du jambon. Ce
qui était proscrit chez nous.
Au dernier étage il y avait les Vautrain, qui étaient collabos pensant la
guerre et ont crié joyeusement que les Allemands débarquaient. Pas
de chance c’étaient les alliés. Je n’ai jamais compris comment la
cohabitation avait pu être possible par la suite. Au même étage la
famille Ripoll était très accueillante. Il y avait un petit garçon, plus
jeune que moi, Christian que j’aimais bien. Et j’attendais
impatiemment les Rameaux car il ne manquait pas de me donner des
friandises (chocolatées) propres à ce jour. Je n’ai jamais vu rien de tel
en France, devant les églises on vous vend un bout d’herbe, comme
c’est triste !
Cet immeuble possédait un sous-sol, qui d’ailleurs fut bien précieux
lors des bombardements, car tout le monde s’y retrouvait. On ne
peut qu’imaginer ce qui s’y disait.
Mais ce sous-sol était habité par les Kadoch (Kalifa ?), une autre
famille juive qui était assez bruyante, les filles Kadoch étaient me
semble-t-il un peu scandaleuses. On était peu de temps après la
guerre, et le besoin de s’amuser était patent, et les filles y avaient
sans doute, beaucoup de jeunes filles en tout cas, pris goût, fumaient
et sortaient avec des garçons. Les Américains étaient passés par là.
Ce tout petit appartement a reçu toute la famille ! on y faisait les
azguers, commémorations des décès, mais à part la prière du rabbin,
ce n’étaient que réjouissances, on mangeait de la boutargue, du
saucisson (casher bien sûr), pourtant il y avait pas loin du fromage de
Hollande coupé en triangle, ce qui n’était pas très orthodoxe. Tout
cela était prétexte à la joie qui régnait dans la famille et pour les
enfants à jeux et cavalcades. Je me souviens d’une réunion mais ce
n’était pas à la maison, où nous courions sur le balcon qui entourait
tout l’appartement alors qu’il n’y avait pas de balustrade !
Tous les matins Michel le laitier venait avec sa charrette et son cheval
nous livrer le lait frais, qu’il servait à la louche dans le pot au lait en
alu avec sa poignée en bois.
Le marchand d’habits passait aussi tous les jours sous nos fenêtres en
criant « marchand d’habits ». Quand on n’était pas sage, on nous
menaçait de nous vendre à lui.
Il est vrai que la rue était une attraction permanente. Les petits
arabes avaient inventé le skate board avec des moyens de fortune,
ou faisaient rouler un cerceau avec une tige de fer. Tous les enfants
jouaient dans la rue (sauf ma sœur), nous jouions aux billes, aux
osselets. Il y avait un grand (et gros) Sauveur (le genre de noms que
bizarrement des juifs pouvaient donner, j’avais même un demi cousin
Christian après tout !) qui m’a initiée à un goûter fait de pain trempé
dans de l’huile et du sel. Sinon mon quotidien était pain beurre
chocolat, miam !
J’ai un jour participé à l’animation de la rue : j’avais coincé mes
jambes dans les barreaux du balcon. De l’autre côté de la rue une
voisine criait des instructions pour me délivrer !

Dans les distractions que procurait la rue, les Gnawa tenaient une
place à part. Ces populations probablement issues du Soudan ont
donné naissance à un genre musical devenu populaire. A l’époque
c’était sans doute l’authenticité à l’état pur. Ils venaient chanter sous
nos fenêtres et tombaient en transe. J’imagine que ce devait être
impressionnant mais c’était aussi un amusement pour les enfants qui
en faisaient un jeu.
Le dimanche était traditionnellement consacré à Sidi Feruch. On
emballait les victuailles dans la glacière et hop, dans la 4 chevaux !
C’était la plage le matin puis le pique-nique dans la forêt en face, non
sans avoir sacrifié au cornet de chips délicieusement grasses dont le
goût n’a jamais été égalé.
Nous y retrouvions toute la famille de mon père, Tonton Eloi, les
Azoulay, les Durand, les Bacri, ce qui faisait…pas mal de monde
quand même avec au moins trois générations pour chaque famille,
sans compter qu’il y avait 2 frères Durand, les inénarrables Martin et
Benjamin. C’était un pique-nique chic, avec tables nappe et chaises,
le fameux transat bleu lafuma de mon père qui se repliait et tenait
dans un étui. Chaque famille apportait ses plats et bien sûr on
partageait. Maman faisait une délicieuse pizza pour l’occasion, et des
cocas qui n’avaient rien à voir avec la boisson. C’était un genre de
samosas avec de la tchouktchouka dedans.
Pour les enfants c’était des courses, des cache-cache, la balançoire
qu’on accrochait entre deux arbres. Mes compagnons de jeux étaient
surtout Alain Durand et Jean-Luc Chouraqui, nous avions à peu près
le même âge. Les autres enfants étaient un peu plus jeunes et nous
n’en faisions pas vraiment cas. On devait jouer au ballon et aux
boules mais je n’en ai aucun souvenir. Les vieux jouaient à la ronda
comme il se doit.
C’est un dimanche avant Sidi Feruch que j’effectuais ma première
sortie seule à 4 ans, c’était pour aller acheter du sucre. Le paquet
était marron rose. Par la suite, bleu. J’étais très émue, un peu comme
si j’étais en faute, ça s’est passé très vite. J’ignore si j’en fus fière !
j’en garde une impression mitigée, un peu gênée.
L’été mon père revenait du bureau et nous allions à la Madrague
nous baigner entre midi et deux comme on disait. Ça sentait l’ambre
solaire et on profitait pleinement de la baignade.
Nous avions une radio, nous disions la TSF (télégraphie sans fil), que
je prononçais tinsef. Elle diffusait Brassens, la chasse aux papillons,
dans l’eau de la clairefontaine, mais aussi Gloria Lasso qui chantait
une adaptation des danses polovtsiennes du Prince Igor (étrangère
au paradis), Caterina Valente (39 de fièvre),Marino Marini, Bob
Azzam (fais moi du couscous chérie), Sacha Distel, dont j’étais
amoureuse et c’est vrai qu’il était très beau, bref tous les succès de
l’époque et bien sûr Charles Trenet, que j’ai mis longtemps à aimer.
Je crois qu’à l’époque nous n’avions pas encore d’électrophone ni de
disques microsillons. Nous étions branchés sur France V, la radio
publique d’Algérie. Notre quotidien c’était entre deux morceaux de
musique, l’annonce de tant de morts, tant de blessés. On était en
pleine guerre d’Algérie mais on n'en avait aucune conscience. Nous
étions au contraire très insouciants la plupart du temps.
Un jour on est venu chercher mon père pour la territoriale. Je ne sais
pas s’il y est allé mais ma mère disait que l’uniforme qu’ils avaient
apporté était plein de poux !
Nous n’avions pas davantage de machine à laver et la lessive se
faisait à la main sur la terrasse où il y avait des bacs et naturellement
de longues cordes pour étendre. Pour les enfants c’était la fête ! Je
crois même qu’on faisait du vélo ( avec les petites roues car j’ai appris
à en faire seulement à 20 ans quand j’ai connu Gilbert, j’ai arrêté
quand je suis tombée en tournant autour d’un mini rond-point dans
le lotissement de Pessicart, le pauvre vélo de Caroline a plus souffert
que moi, mais je n’ai plus osé remonter sur une bicyclette).
Mes tout premiers souvenirs doivent eux remonter avant deux ans,
car je me vois sur une chaise haute ou dans un youpala. A cette
époque nous avions la visite des deux cousines de maman Renée et
Georgette, visites que nous appréciions particulièrement car elles
nous faisaient jouer, notamment à Pierre et Paul. Renée qui s’est
appelée Rina s’est mariée avec Paul Kaspi, lui ayant pris le nom de
Yoské. Georgette-Yudith elle s’est mariée plus tard au kibboutz avec
un Tchèque Moshélé. La pauvre est morte jeune, elle a eu deux fils
dont l’un aussi est mort trop jeune. Lors de mon premier voyage en
Israël j’ai pu faire leur connaissance et ils étaient adorables avec moi.
J’aimais beaucoup lire mais même avant de savoir lire on me lisait
des histoires que je connaissais par cœur, et gare si on en changeait
une virgule ! Le goût pour l’écriture m’est venu très jeune.
Je voulais écrire des livres à partir de livres illustrés dont j’aurais écrit
le texte, et on me proposait des cahiers ; bref rien qui aurait
correspondu à mon désir. Plus tard j’ai écrit mon journal et j’écrivais
beaucoup de lettres. On téléphonait rarement et internet n’existait
pas. J’ai écrit deux livres, Marillion, l’ère du poisson qui a eu un bon
succès et René Arnoux, la couleur retrouvée, à la demande du
peintre. Ce livre a fait un flop car nous nous sommes brouillés avec le
peintre. Une sordide histoire ! J’ai écrit aussi la biographie d’Elisheva,
mais ça n’a jamais été publié. J’ai participé à l’écriture du livre de
Louis mon époux, qui a failli être publié à plusieurs reprises mais
hélas ne le fut jamais. La tentative que j’ai refaite en le modifiant n’a
pas davantage eu de succès. Pourtant c’est un très bon livre, très bien
écrit. Louis avait un talent pour l’écriture.

Vous aimerez peut-être aussi