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L’hyperconnectivité professionnelle et le droit à la


déconnexion et au repos:: quel encadrement juridique?

Chapter · January 2021


DOI: 10.2307/j.ctv1f2s22n.11

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Dalia Gesualdi-Fecteau Geneviève Richard


Université de Montréal Université du Québec à Montréal
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CHAPITRE 6

L’hyperconnectivité professionnelle
et le droit à la déconnexion et
au repos : quel encadrement juridique ?

Dalia Gesualdi-Fecteau et Geneviève Richard*

L es plus récentes innovations technologiques ont favorisé une tran-


sition accélérée vers de nouvelles temporalités professionnelles.
Pour les personnes salariées occupant une forme d’emploi traditionnelle,
les attentes implicites ou explicites en milieu de travail les incitent à
demeurer « branchées » au travail par courriel ou au moyen d’applications
de messagerie1. Ces innovations ont également permis l’émergence d’une
nouvelle forme d’emploi, soit les contrats de travail « zéro heure2 ».
Cette contribution explore de quelle façon, au Québec, les normes
juridiques censées limiter la durée du travail des personnes salariées

* Dalia Gesualdi-Fecteau est professeure au Département des sciences juridique à l’Uni-


versité du Québec à Montréal (UQAM) et Geneviève Richard est avocate et candidate
au doctorat en droit à l’Université du Québec à Montréal (UQAM).
1. R. Krause, « “Always-on” : The Collapse of the Work-Life Separation in Recent Deve-
lopments, Deficits and Counter-Strategies », dans E. Ales et collab. (dir.), Working in
Digital and Smart Organizations. Legal, Economic and Organizational Perspectives on the
Digitalization of Labour Relations, Cham (Suisse), Palgrave Macmillan, 2018, p. 223 ;
C. Woodrow Von Bergen, M. S. Bressler et T. L. Proctor, « On the Grid 24/7/365 and
the Right to Disconnect », Employee Relations Law Journal, vol. 45, no 2, 2019, p. 1.
2. Organisation internationale du travail, Le temps de travail au xxie siècle, Genève, Bureau
international du travail, 2011, paragr. 122 et suiv.

153
154 TROISIÈME PARTIE – SUBJECTIVITÉ ET RÉGIMES D’ACTION

répondent aux défis posés par les innovations technologiques qui accen-
tuent le brouillage des frontières entre le temps de travail et le temps de
repos. Dans un premier temps, nous détaillerons de quelle façon se présente
le brouillage des frontières entre le temps de travail et le temps hors travail
dans un contexte d’hyperconnectivité professionnelle, et les conséquences
qu’entraîne un tel brouillage. Dans un deuxième temps, nous explorerons
de quelle façon, au Québec, la législation en vigueur encadre ce phéno-
mène, le cas échéant. Finalement, nous présenterons les tenants et abou-
tissants de l’introduction d’un certain droit à la déconnexion dans la
législation du travail en procédant à une analyse des récentes modifications
apportées au Code du travail français en cette matière.

1. BROUILLAGE DES TEMPS SOCIAUX ET HYPERCONNECTIVITÉ

Si le mouvement de rationalisation et de computation du temps à


des fins marchandes émergea dès le Moyen Âge, l’introduction d’une
scission hermétique entre le temps de travail et hors travail qui intervint
lors du passage vers le capitalisme industriel entraîna dans son sillage
d’importants bouleversements dans l’organisation sociale3. Le temps de
travail devient donc un cadre et un principe d’organisation de la société
industrielle.
La première Constitution de l’Organisation internationale du
travail4 (OIT), formant la partie XIII du Traité de Versailles de 19195,
reconnaît que la fixation d’une durée maximale de la journée et de la
semaine de travail compte « parmi les mesures requises d’urgence6 ».
Cette question est d’ailleurs à l’ordre du jour de la première Conférence
internationale du travail de l’OIT, en 1919, alors que les pays membres
adoptent une convention limitant à huit heures par jour et à 48 heures

3. C’est la thèse qui fut rigoureusement défendue par Edward P. Thompson, « Time, Work-
Discipline and Industrial Capitalism », Past & Present, vol. 38, 1967, p. 56-97.
4. Ci-après OIT.
5. Voir la section I de la partie XIII du Traité de paix de Versailles : Bureau international
du travail, Clauses des traités de paix relatives au travail, Genève, Bureau international
du travail, 1920. Voir aussi, à ce sujet, la première constitution de l’OIT : Constitution
de l’Organisation internationale du travail, 1919.
6. Organisation internationale du travail, Le temps de travail au xxie siècle, op. cit.,
paragr. 11.
CHAPITRE 6 – L’HYPERCONNECTIVITÉ PROFESSIONNELLE ET LE DROIT À LA DÉCONNEXION ET AU REPOS 155

par semaine la durée du travail dans les établissements industriels7. Si la


question de la durée du travail fut périodiquement au cœur de l’activité
législative de l’OIT8, elle fut également très rapidement envisagée par
le législateur québécois. En effet, bien que l’Acte des manufactures9, adopté
en 1885, soit d’abord et surtout l’ancêtre de la Loi sur la santé et la sécurité
du travail 10, cet instrument normatif proposa certaines balises en matière
de durée du travail11. Ces normes étaient perçues comme nécessaires pour
encadrer les heures pendant lesquelles les activités d’un travailleur ou d’une
travailleuse n’étaient pas soumises au contrôle de l’employeur12. Cette
recherche d’équilibre comprenait la protection des travailleurs et des
travailleuses contre les heures de travail excessives et le maintien de leur
besoin de repos et de rétablissement, ainsi que le temps pour s’acquitter
de leurs responsabilités personnelles13.
Il n’en demeure pas moins que cette frontière, en apparence hermé-
tique, entre le temps de travail et le temps hors travail paraît de plus en

7. Convention no 1 sur la durée du travail (industrie), 29 octobre 1919, 1re session de la


Conférence internationale du travail, OIT, Washington (entrée en vigueur : 13 juin
1921).
8. Pour n’en citer que certaines, signalons la Convention no 4 sur le travail de nuit des
femmes, 28 novembre 1919, 1re session de la Conférence internationale du travail, OIT,
Washington (entrée en vigueur : 13 juin 1921), la Convention no 6 sur le travail de nuit
des enfants, 28 novembre 1919, 1re session de la Conférence internationale du travail,
OIT, Washington (entrée en vigueur :13 juin 1921), la Convention no 14 sur le repos
hebdomadaire dans les industries, 17 novembre 1921, 3e session de la Conférence inter-
nationale du travail, OIT, Genève (entrée en vigueur : 19 juin 1923) et la Convention
no 47 des quarante heures, 22 juin 1935, 19e session de la Conférence internationale du
travail, OIT, Genève (entrée en vigueur : 23 juin 1957).
9. Acte pour protéger la vie et la santé des personnes employées dans les manufactures, chap.
32, 1885, [En ligne], <http://www.bibliotheque.assnat.qc.ca/DepotNumerique_v2/
AffichageFichier.aspx ?idf=136889>.
10. RLRQ, c. S-21 (ci-après la LSST).
11. Ces dispositions visaient à restreindre la durée du travail pour les femmes et les enfants
et imposaient l’octroi à cette main-d’œuvre d’une pause-repas. C. Desîlets et D. Ledoux,
Histoire des normes du travail au Québec de 1885 à 2005 : de l’Acte des manufactures à la
Loi sur les normes du travail, Québec, Publications du Québec, 2006, p. 30.
12. Organisation internationale du travail, Le temps de travail au xxie siècle, op. cit. ; P. Berg
et collab., « Contesting time : International comparisons of employee control of working
time », Industrial & Labor Relations Review, vol. 57, no 3, 2004, p. 331-349 ; P. Berg,
G. Bosch et J. Charest, « Working-Time Configurations : A Framework for Analyzing
Diversity across Countries », ILR Review, vol. 67, no 3, 2014, p. 805-837.
13. J.-F. Paulin, « Les temps soustraits au pouvoir », Semaine sociale Lamy Supplément,
vol. 1340, 2008, p. 55.
156 TROISIÈME PARTIE – SUBJECTIVITÉ ET RÉGIMES D’ACTION

plus poreuse14. Différents facteurs permettent d’expliquer cette réalité,


dont l’accessibilité accrue des technologies de l’information et des commu-
nications15. Les appareils mobiles, le courriel, la messagerie instantanée
et autres applications de communication sont autant d’outils qui
permettent désormais aux employés d’effectuer leur travail au-delà des
heures normales de travail ou à l’extérieur du lieu de travail habituel. Si,
dans certains cas, ce sont les employeurs qui fournissent aux personnes
salariées des appareils mobiles à leurs frais, dans d’autres, les personnes
salariées utilisent leurs appareils personnels à des fins professionnelles.
Les personnes salariées utilisent de plus en plus les TIC à leur dispo-
sition pour mettre en place un régime de travail souple afin d’assurer un
équilibre travail-vie personnelle plus satisfaisant16. Les régimes de travail
flexibles permettent aux personnes salariées de modifier de façon perma-
nente ou temporaire leur horaire de travail, le nombre d’heures qu’elles
travaillent ou l’endroit où elles exécutent leur travail17. Le télétravail, qui
consiste généralement à travailler à l’extérieur du lieu de travail habituel,

14. Sur cette question, voir notamment : Alain Supiot, Au-delà de l’emploi : transformations
du travail et devenir du droit de l’emploi en Europe, Paris, Flammarion, 1999, p. 107-120 ;
J.-E. Ray, « Temps professionnel et temps personnels », Droit social, vol. 1, 2004,
p. 58-69 ; S. Lee, D. McCann et J. C. Messenger, Working Time Around the World :
Trends in Workings Hours, Laws, and Policies in a Global Comparative Perspective, coll.
« Routledge Studies in the Modern World Economy », Genève, International Labour
Office, 2007 ; G. Vallée, « Les nouvelles formes d’emploi et le “brouillage” de la frontière
entre la vie de travail et la vie privée : jusqu’où va l’obligation de disponibilité des sala-
riés ? », Lex electronica, vol. 15, no 2, 2010, p. 1 ; G. Vallée et D. Gesualdi-Fecteau, « Le
travail à la demande et l’obligation de disponibilité des personnes salariées : portée des
balises fixées par la Loi sur les normes du travail », dans Service de la formation continue
du Barreau du Québec, Développements récents en droit du travail (2017), Cowansville,
Éditions Yvon Blais, 2017, p. 257-297.
15. Ci-après les TIC. En 2017, les réseaux mobiles couvraient environ le quart du territoire
canadien et étaient accessibles par 99 % des Canadiens ; le taux de pénétration (soit
le nombre d’abonnements aux services mobiles, divisé par la population) des services
mobiles atteignait 85,7 % : Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications
canadiennes (CRTC), Rapport de surveillance des communications 2018 – Secteur des
services mobiles de détail, Ottawa, CRTC, 2018, [En ligne], <https://crtc.gc.ca/fra/
publications/reports/policymonitoring/2018/cmr3d.htm> (consulté le 28 mai 2020).
16. International Labour Office et Eurofound, Working anytime, anywhere : The effects on the
world of work, Luxembourg, Publications Office of the European Union, 2017, p. 28.
17. Depuis 2017, un travailleur dont les conditions de travail sont régies par le Code
canadien du travail (L.R.C. 1985, c. L-2) peut, après six mois de service continu,
demander à son employeur de modifier son horaire de travail (l’employeur peut refuser
ou faire droit entièrement ou partiellement à la demande). Cet article (177.1) vise entre
autres à assurer notamment un meilleur équilibre travail-vie personnelle.
CHAPITRE 6 – L’HYPERCONNECTIVITÉ PROFESSIONNELLE ET LE DROIT À LA DÉCONNEXION ET AU REPOS 157

semble également contribuer à accroître la rétention du personnel et à


améliorer le rendement des personnes salariées18.
Néanmoins, les TIC sont susceptibles d’accentuer le brouillage entre
les temps sociaux, et ce, de deux principales façons. D’une part, les TIC
peuvent accroître la durée effective du travail, les personnes salariées se
voyant dans l’obligation, implicite ou explicite, de travailler au-delà de
leurs heures habituelles ou normales de travail. D’autre part, les TIC
facilitent la mise en place de périodes de « disponibilité » pendant lesquelles
les personnes salariées ont l’obligation d’être facilement joignables19.
Le fait d’être branché de façon quasi permanente aux terminaux de
communication mobile définit le concept d’hyperconnectivité 20.
L’hyperconnectivité engendrerait dans son sillage un phénomène d’hyper-
vigilance, les personnes veillant à ce que les conditions techniques préa-
lables à une connectivité constante soient remplies21, ainsi qu’une forme
de télépression22, qui désigne le fait d’être constamment à l’affût afin de
répondre sans délai aux communications virtuelles23.
Cette hyperconnectivité à des fins professionnelles en dehors des
heures de travail a été associée à un plus faible rétablissement des employés
et à une ingérence accrue du travail dans leur vie personnelle, à des niveaux
supérieurs d’épuisement professionnel et à divers problèmes de santé de
plus en plus nombreux24. Des recherches indiquent également que la

18. International Labour Office et Eurofound, Working anytime, anywhere, op. cit.
19. G. Vallée et D. Gesualdi-Fecteau, « Le travail à la demande et l’obligation de disponibilité
des personnes salariées », op. cit.
20. V. Carayol, « Introduction » dans V. Carayol et collab. (dir.), La laisse électronique : les
cadres débordés par les TIC, Pessac, Maison des sciences de l’homme d’Aquitaine, 2016,
p. 9, à la p. 10. L’auteur Jean-Emmanuel Ray utilise aussi ce terme, parlant même
de « pathologie de l’hyperconnexion » : J.-E. Ray, « Grande accélération et droit à la
déconnexion », Droit social, vol. 11, 2016, p. 912-920.
21. Par exemple, garder son téléphone cellulaire en fonction, suffisamment chargé et à portée
de main : J. Mattern, R. Haines et S. Schellhammer, Predicting Constant Connectivity via
one’s Smartphone – the Role of Work Ethic, Expectations and Emotional Reward, Antecedents
of Constant Connectivity, Munich, Fortieth International Conference on Information
Systems, 2019, p. 1-9, à la p. 3.
22. M. J. Grawitch et collab., « Self-imposed pressure or organizational norms ? Further
examination of the construct of workplace telepressure », Stress and Health, vol. 34,
2018, p. 306-319 ; L. K. Barber et A. M. Santuzzi, « Please respond ASAP : Workplace
telepressure and employee recovery », Journal of Occupational Health Psychology, vol. 20,
no 2, 2015, p. 172-189.
23. L. K. Barber et A. M. Santuzzi, « Please respond ASAP », op. cit., p. 172.
24. G. H. Fenner et R. W. Renn, « Technology-assisted supplemental work and work-to-
family conflict : The role of instrumentality beliefs, organizational expectations and time
158 TROISIÈME PARTIE – SUBJECTIVITÉ ET RÉGIMES D’ACTION

« télépression au travail » prolongée peut nuire à la vie familiale puisque


le travail effectué à l’extérieur du lieu de travail s’ajoute au travail effectué
dans les locaux de l’employeur25. Les effets de ce brouillage entre les temps
sociaux seront vraisemblablement plus prononcés chez les femmes26, qui,
statistiquement, se sentent plus préoccupées par l’équilibre travail-
famille27. Or, en 2015, au Canada, les femmes ont consacré 33 % plus de
temps que les hommes à des activités de travail non rémunérées28. De

management », Human Relations, vol. 63, no 1, 2010, p. 63-82 ; D. Djerks et A. B.


Bakker, « Smartphone Use, Work-Home Interference, and Burnout : A Diary Study on
the Role of Recovery », Applied Psychology : An International Review, vol. 63, no 3, 2014,
p. 411-440 ; A. Arlinghaus et F. Nachreiner, « Health effects of supplemental work
from home in the European Union », Chronobiology International, vol. 31, no 10, 2014,
p. 1100 ; L. K. Barber et A. M. Santuzzi, « Please respond ASAP », op. cit. ; A. E. Dembe
et X. Yao, « Chronic Disease Risks From Exposure to Long-Hour Work Schedules Over
a 32-Year Period », Journal of Occupational and Environmental Medicine, vol. 58, no 9,
2016, p. 861-866.
25. S. Ojala, J. Nätti et T. Anttila, « Informal overtime at home instead of telework : increase
in negative work-family interface », International Journal of Sociology and Social Policy,
vol. 34, nos 1-2, 2014, p. 69-87.
26. International Labour Office et Eurofound, Working anytime, anywhere, op. cit. ; M.
Hilbrecht et D. S. Lero, « Self-employment and family life : constructing work-life
balance when you’re “always on” », Community, Work & Family, vol. 17, no 1, 2014,
p. 20-42 ; C. Sullivan et S. Lewis, « Home-based Telework, Gender, and the Synchro-
nization of Work and Family : Perspectives of Teleworkers and their Co-residents »,
Gender, Work and Organization, vol. 8, no 2, 2001, p. 123-145.
27. E. E. Kossek, R. Su et L. Wu, « “Opting Out” or “Pushed Out” ? Integrating Perspec-
tives on Women’s Career Equality for Gender Inclusion and Interventions », Journal
of Management, vol. 43, no 1, 2017, p. 228-254 ; R. Barbulescu et M. Bidwell, « Do
Women Choose Different Jobs from Men ? Mechanisms of Application Segregation
in the Market for Managerial Workers », Organization Science, vol. 24, no 3, 2013,
p. 737-756 ; D. A. Major, V. J. Morganson et H. M. Bolen, « Predictors of Occupational
and Organizational Commitment in Information Technology : Exploring Gender
Differences and Similarities », Journal of Business and Psychology, vol. 28, no 3, 2013,
p. 301-314. La firme Deloitte et Touche a d’ailleurs noté une nette amélioration du
taux de rétention des femmes et de leur nomination à des postes haut placés lorsqu’elle
a notamment réduit les heures attendues de travail (qui s’élevaient à 80 par semaine)
et facilité une réelle flexibilité travail-famille : L. Babcock et S. Laschever, Women Don’t
Ask : Negotiation and the Gender Divide, Princeton, Princeton University Press, 2009.
Voir, au même effet : V. Harvey, « La répartition du temps familial pour le père 2.0 et
ses effets sur le travail », dans D.-G. Tremblay et S. A. Soussi (dir.), Le travail à l’épreuve
des nouvelles temporalités, Québec, Presses de l’Université du Québec, 2020, p. 119, à la
p. 137.
28. Notamment des tâches domestiques et des soins à un adulte ou à un enfant : Statis-
tique Canada, « Moyenne de temps consacré en heures par jour à diverses activités par
groupe d’âge et sexe, 15 ans et plus, Canada et provinces », 2015-2016, [En ligne],
<www150.statcan.gc.ca/t1/tbl1/fr/tv.action ?pid=4510001401&pickMembers %5B
0 %5D=1.1&pickMembers %5B1 %5D=3.1&pickMembers %5B2 %5D=4.2&pick
Members %5B3 %5D=5.1&request_locale=fr> (consulté le 9 juin 2020). D’ailleurs,
CHAPITRE 6 – L’HYPERCONNECTIVITÉ PROFESSIONNELLE ET LE DROIT À LA DÉCONNEXION ET AU REPOS 159

plus, selon une étude, certaines éprouveraient de la détresse psychologique


et de la culpabilité lorsqu’elles sont rejointes à l’extérieur des heures
normales de travail, alors que cette corrélation était inexistante chez les
hommes29. Ces raisons pourraient expliquer le fait que les femmes se
priveraient de promotions impliquant l’obligation d’être branchées au-delà
des heures normales de travail30.
Le droit du travail établissant des normes d’ordre public notamment
en matière de durée du travail permet-il, au Québec, de limiter le brouillage
des temps sociaux généré par l’hyperconnectivité ? C’est de cette question
qu’il sera question dans la prochaine section.

au Canada depuis le début de la pandémie mondiale de COVID-19 et en contexte


de fermeture des écoles, de nombreuses garderies et de plusieurs services, les femmes
sont plus nombreuses que les hommes à avoir réduit leur nombre d’heures travaillées,
à avoir démissionné ou à ne pas avoir cherché d’emploi après leur licenciement, le tout
afin de s’occuper des enfants : The Canadian Women’s Foundation, Canadian Centre
for Policy Alternatives, Ontario Nonprofit Network et Fay Faraday, Resetting Normal :
Women, Decent Work and Canada’s Fractured Care Economy, Canadian Women’s Foun-
dation, 2020, [En ligne], <https://www.policyalternatives.ca/sites/default/files/uploads/
publications/National %20Office/2020/07/ResettingNormal-Women-Decent-Work-
and-Care.pdf> (consulté le 24 août 2020) ; RBC Economics, « La pandémie menace
des décennies de progression des femmes au sein de la population active », Leadership
avisé RBC, 22 juillet 2020, [En ligne], <https://leadershipavise.rbc.com/la-pandemie-
menace-des-decennies-de-progression-des-femmes-au-sein-de-la-population-active/ ?_
ga=2.40218155.860140022.1598293224-1835710399.1598293224&fbclid=IwA
R2G-gchLiASm9WBtKTLHofd4OubQrOh-XIC7QI6i4H2kgMjEfyKqwxsfR0>
(consulté le 28 août 2020).
29. P. Glavin, S. Schieman et S. Reid, « Boundary-Spanning Work Demands and Their
Consequences for Guilt and Psychological Distress », Journal of Health and Social Beha-
vior, vol. 52, no 1, 2011, p. 43-57, aux p. 50 et suiv.
30. M. Hilbrecht et collab., « “I’m Home for the Kids” : Contradictory Implications for
Work–Life Balance of Teleworking Mothers », Gender, Work and Organization, vol. 15,
no 5, 2008, p. 454-476 ; Bright Horizons et Working Families, Modern Families Index
2019, Waterton et Londres, 2019, [En ligne], <https://www.workingfamilies.org.uk/
wp-content/uploads/2019/02/BH_MFI_Report_2019_Full-Report_Final.pdf>. Une
étude américaine rapportait que les femmes choisissent plus souvent que les hommes de
travailler à temps partiel afin de pouvoir s’occuper des enfants : Institute for Women’s
Policy Research, A. Hegewisch et V. Lacarte, Gender Inequality, Work Hours, and the
Future of Work, Washington, Institute for Women’s Policy Research, 2019, p. 28.
160 TROISIÈME PARTIE – SUBJECTIVITÉ ET RÉGIMES D’ACTION

2. ENCADREMENT JURIDIQUE DE LA DURÉE DU TRAVAIL


AU QUÉBEC

En droit du travail, la référence au temps de travail permet « de borner


l’emprise patronale sur la vie du salarié31 ». L’obligation de disponibilité
découle du lien de subordination entre un employeur et une personne
salariée ; elle s’établit en conjuguant la vie privée de la personne salariée
et son activité professionnelle effectuée pour le compte de l’employeur32.
Comme le souligne l’auteur Fernand Morin, l’obligation de disponibilité
est relative, car elle varie en fonction de la nature du travail et implique
que la personne salariée soit en état de fournir la prestation de travail
convenue33.
Ainsi, il importe de faire un état des lieux : comment le droit positif
en vigueur encadre-t-il la durée du travail ?
D’entrée de jeu, il importe de rappeler qu’au Québec le droit du
travail est constitué de trois régimes normatifs distincts quoiqu’étroitement
interreliés. Il s’agit du régime du contrat individuel de travail régi par le
droit commun, du droit issu de la négociation entre les parties à la conven-
tion individuelle ou collective de travail et de l’intervention du législateur,
lequel a fixé, au fil du temps, des minima d’ordre public. Si les parties à
la convention individuelle ou collective de travail sont susceptibles de
convenir de règles afférentes à la durée du travail, il importe de présenter
les normes d’ordre public en cette matière, lesquelles s’imposent aux parties
et sont prévues dans la Loi sur les normes du travail (2.1) et la Loi sur la
santé et la sécurité du travail (2.2).

2.1 En vertu de la Loi sur les normes du travail

À l’intérieur des limites fixées par ces dispositions d’ordre public, la


durée du travail s’établit par la voie du contrat individuel de travail ou de
la convention collective. En matière de durée du travail, la Loi sur les
normes du travail34 (LNT) ne prévoit aucune norme imposant une durée
maximale quotidienne ou hebdomadaire de travail. Elle prévoit toutefois

31. A. Supiot, Au-delà de l’emploi, op. cit., p. 96.


32. F. Morin, Fragments sur l’essentiel du droit de l’emploi, Montréal, Wilson & Lafleur,
2007, p. E-6.
33. Ibid., p. E-7.
34. RLRQ, c. N-11 (ci-après la LNT).
CHAPITRE 6 – L’HYPERCONNECTIVITÉ PROFESSIONNELLE ET LE DROIT À LA DÉCONNEXION ET AU REPOS 161

une pluralité de mesures dont la finalité très générale est de permettre aux
personnes salariées de bénéficier de différents temps de « repos35 ».
Ainsi, la LNT prévoit que, sauf disposition contraire d’une convention
collective ou d’un décret, l’employeur doit fournir à la personne salariée,
au-delà d’une période de travail de cinq heures consécutives, une pause
de 30 minutes pour le repas : cette pause est non rémunérée36. Cette
pause-repas doit toutefois être rémunérée si la personne salariée n’est pas
autorisée à quitter son poste de travail37.
La LNT prévoit que la personne salariée doit pouvoir bénéficier d’un
repos hebdomadaire d’une durée minimale de 32 heures consécutives38.
Cependant, rien ne prohibe formellement celles-ci d’accepter de travailler
de façon continue.
La LNT stipule également l’obligation de rémunérer la personne
salariée qui doit travailler au-delà de ses heures normales de travail39,
lorsqu’elle attend du travail sur les lieux du travail40, lorsqu’elle se déplace
pour le compte de l’employeur41 ou lorsqu’elle est en période de formation
ou d’essai42.
La mise en disponibilité de la personne salariée « branchée » peut-elle
être assimilée à une période de travail devant être rémunérée, si cette
obligation de disponibilité se déploie à l’extérieur des heures de travail et
hors du lieu de travail ? La LNT impose que la personne salariée en attente
de travail soit rémunérée uniquement si elle se trouve sur les lieux du
travail43. Ainsi, les périodes où une personne salariée doit être disponible

35. Il s’agit du droit au congé hebdomadaire et à la pause repas : art. 78 et 79 LNT. Les
congés sociaux sont de différentes natures : congé de maladie, pour raisons familiales ou
parentales, etc. : art. 79.1 et suiv. LNT.
36. Art. 79(1) LNT.
37. Art. 79(2) LNT. Voir Fédération interprofessionnelle de la santé du Québec (FIQ) et CISSS
Bas St-Laurent (CSSS Rimouski-Neigette), 2016 QCTA 920, paragr. 72 et 73.
38. Art. 78 LNT. Le second alinéa de cette disposition prévoit que les travailleurs agricoles
peuvent, s’ils y consentent, reporter leur congé hebdomadaire à la semaine suivante.
39. La personne salariée doit être rémunérée pour toutes les heures travaillées et, si elle
travaille au-delà de la semaine normale de travail de 40 heures prévue à la LNT, elle doit
recevoir une majoration salariale de 50 % : art. 55 LNT.
40. Art. 57(1) LNT.
41. Art. 57(3) LNT.
42. Art. 57(4) LN.
43. Art. 57(1) LNT.
162 TROISIÈME PARTIE – SUBJECTIVITÉ ET RÉGIMES D’ACTION

hors du lieu de travail ne sont pas rémunérées44 ; il reviendrait aux parties


de négocier une contrepartie pour ces périodes pendant lesquelles la
personne salariée sera disponible pour une demande éventuelle de l’em-
ployeur sans toutefois effectivement réaliser une prestation de travail45.
Les personnes salariées peuvent toutefois, dans certains cas, limiter la
durée de leur prestation de travail effective. La LNT entretient un rapport
ambigu avec le droit pour la personne salariée de refuser de travailler
au-delà du seuil convenu entre les parties. En effet, elle ne confère pas aux
personnes salariées un droit général de refus au-delà de leurs heures habi-
tuelles de travail ; elle limite plutôt ce droit de refus à certaines circonstances
précises. La personne salariée peut d’abord exercer son droit de refus sur
une base journalière ou hebdomadaire si elle a déjà travaillé plus de deux
heures au-delà de ses heures habituelles quotidiennes de travail ou plus
de 14 heures de travail par période de 24 heures, selon la période la plus
courte, ou, pour une personne salariée dont les heures quotidiennes de
travail sont variables ou effectuées de manière non continue, plus de
12 heures de travail par période de 24 heures. Sur une base hebdomadaire,
une personne salariée peut généralement refuser d’exécuter plus de
50 heures de travail par semaine46. Le droit de refus peut également être
exercé lorsque la personne salariée n’a pas été informée au moins cinq
jours à l’avance qu’elle serait requise de travailler47. Il importe de souligner
que cette disposition n’empêche pas l’employeur de demander que la
personne salariée exécute le travail : il est simplement prévu que, dans
certaines circonstances précises, la personne salariée pourra refuser d’effec-
tuer sa prestation de travail. Le fardeau de refuser repose ainsi sur les
épaules de la personne salariée, qui se doit d’exercer ce droit de façon claire
et explicite48. De plus, la personne salariée doit avoir exercé son droit de
refus après avoir effectivement travaillé le nombre d’heures de travail établi

44. G. Vallée et D. Gesualdi-Fecteau, « Le travail à la demande et l’obligation de disponibilité


des personnes salariées », op. cit.
45. Voir en particulier : Syndicat de l’industrie de l’imprimerie de Saint-Hyacinthe c.
Imprimeries Trancontinental inc. (division St-Hyacinthe), D.T.E. 2001T-406 (QCTA),
requête en révision judiciaire rejetée, D.T.E. 2001T-987 (QCCS), appel rejeté, D.T.E.
2003T-394 (QCCA).
46. Art. 59.0.1 LNT. Voir l’alinéa 2 pour les exceptions.
47. Sauf lorsque la nature de ses fonctions exige qu’elle demeure en disponibilité, dans le
cas d’un travailleur agricole ou lorsque ses services sont requis dans les limites fixées au
paragraphe 1 : art. 59.0.1 LNT.
48. Syndicat des salariés de Pro-Mix Béton - CSN et Pro-Mix Béton inc. (griefs individuels,
Patrick Fournier et autres), 2018 QCTA 392 aux paragr. 60-66.
CHAPITRE 6 – L’HYPERCONNECTIVITÉ PROFESSIONNELLE ET LE DROIT À LA DÉCONNEXION ET AU REPOS 163

par cette disposition49, laquelle ne permet donc pas aux personnes salariées
de refuser d’être mises en disponibilité.
Finalement, la personne salariée pourra également refuser de travail-
leur au-delà de ses heures normales de travail si sa présence est nécessaire
pour remplir des obligations reliées à la garde, à la santé ou à l’éducation
de son enfant ou de l’enfant de son conjoint, ou en raison de l’état de
santé de son conjoint, de son père, de sa mère, d’un frère, d’une sœur ou
de l’un de ses grands-parents, dans la mesure où la personne salariée a pris
les moyens raisonnables à sa disposition pour assumer autrement ces
obligations50. Une fois de plus, ce droit de refus ne peut être invoqué par
les personnes mises en disponibilité.
Qu’en est-il toutefois des personnes salariées qui effectuent, au moyen
des TIC, des tâches à l’extérieur des heures de travail et hors des lieux où
elles exercent usuellement leur prestation de travail ? Les règles afférentes
au contrat de travail exigent que les personnes salariées soient rétribuées
pour le travail effectué51. De plus, tout travail exécuté en plus des heures
de la semaine normale de travail de 40 heures entraîne une majoration de
50 % du salaire horaire habituel que touche la personne salariée52. Dans
les deux cas, les personnes salariées pourront réclamer le salaire impayé,
le cas échéant53. Une analyse de la jurisprudence ne révèle toutefois aucun
cas mettant en cause une réclamation salariale par des personnes salariées
effectuant des tâches supplémentaires au moyen des TIC.

2.2 En vertu de la Loi sur la santé et la sécurité du travail

La Loi sur la santé et la sécurité du travail « a pour objet l’élimination


à la source même des dangers pour la santé, la sécurité et l’intégrité
physique des travailleurs54 », en prévoyant notamment les droits et obli-
gations des personnes salariées et des employeurs quant à la prévention

49. Landry et Matériaux à bas prix ltée, 2004 QCCRT 0553.


50. Art. 79.6.1 et 122(6) LNT.
51. C’est un principe au fondement même du contrat de travail tel qu’il est défini à l’article
2085 du Code civil du Québec.
52. Art. 55 LNT.
53. La voie procédurale pour ce faire varie selon que l’on est en milieu syndiqué (grief
déposé par l’association syndicale, art. 100 et suiv. Code du travail, RLRQ, c. C-27) ou
en milieu non syndiqué (plainte à la Commission des normes de l’équité, de la santé et
de la sécurité du travail, art. 98 et suiv. LNT).
54. Art. 2 LSST.
164 TROISIÈME PARTIE – SUBJECTIVITÉ ET RÉGIMES D’ACTION

en matière de santé et de sécurité au travail. Ni la LSST ni ses règlements


ne prévoient de norme afférente directement à la durée du travail.
Néanmoins, toute personne assujettie55 à la LSST peut refuser d’effec-
tuer un travail si celui-ci est dangereux pour son intégrité physique ou
encore sa santé ou sa sécurité56 physiques ou psychologiques57, ou celles
d’autrui. Le travailleur ou la travailleuse exerçant ce droit de refus doit,
par prépondérance de preuve, démontrer la crainte, la croyance raisonnable
ou l’appréhension du danger58, mais n’a pas à en prouver l’existence en
tant que telle59. Ce droit de refus ne pourra toutefois pas être exercé s’il
en résultait un risque immédiat à « la vie, la santé, la sécurité ou l’intégrité
physique d’une autre personne60 ».
La première étape de l’exercice du droit de refus est l’avis donné au
supérieur à cet effet61. Le supérieur doit ensuite mandater un représentant
à la prévention, qui devra déterminer si la situation en cause représente
ou non un danger62. S’il y a désaccord entre le travailleur ou la travailleuse
et l’employeur quant à la dangerosité du travail, le service de l’inspectorat
de la CNESST sera chargé de le trancher63. Cette décision pourra être
révisée par le Tribunal administratif du travail64 (TAT).
Ce droit de refus est-il mobilisé par les travailleurs et les travailleuses
pour qui la durée du travail est susceptible de représenter un risque pour
leur santé ou leur sécurité ? Ces cas évoquent-ils les conséquences d’une

55. Art. 1 LSST. Sont toutefois exclus les gérants, les surintendants, les contremaîtres et les
représentants de l’employeur. Pour plus de précisions, voir : F. A. Tremblay et G. Vallée,
« Fascicule 2 – Champ d’application personnel et portée territoriale », dans ­JurisClasseur
Québec, Santé et sécurité du travail, coll. « Droit du travail », Montréal, LexisNexis
Canada, paragr. 96-121.
56. Art. 12-31 LSST.
57. Forget-Chagnon et Marché Bel-Air inc., [2000] CLP 388, paragr. 301-308 et 326.
58. Pour en savoir plus sur la notion de danger, voir : C. Giguère et A. Gagnon, « Fasci-
cule 5 – Droit de refus en vertu de la Loi sur la santé et la sécurité du travail », dans
­JurisClasseur Québec, Santé et sécurité du travail, coll. « Droit du travail », Montréal,
LexisNexis Canada, paragr. 11-13.
59. Casino du Lac Leamy et Villeneuve, CLPE 2004LP-64, paragr. 64-68.
60. Art. 13 LSST. Les travailleurs et travailleuses ne pourront pas non plus refuser d’exercer
un travail si ce refus va à l’encontre de leur code de déontologie, le cas échéant. Voir, par
exemple, art. 2 et 3 du Code de déontologie des médecins, RLRQ, c. M-9, r. 17.
61. Art. 15 LSST.
62. Le cas échéant, le représentant déterminera aussi les correctifs à apporter : art. 16-18
LSST.
63. Art. 18-19 LSST.
64. Ci-après le TAT, Art. 20 LSST.
CHAPITRE 6 – L’HYPERCONNECTIVITÉ PROFESSIONNELLE ET LE DROIT À LA DÉCONNEXION ET AU REPOS 165

hyperconnectivité professionnelle implicitement ou explicitement exigée


par l’employeur ?
On recense peu de décisions où un travailleur ou une travailleuse
exerce son droit de refus d’exécuter davantage de tâches ou un quart de
travail supplémentaire en raison de la fatigue ressentie, et des risques qui
y sont associés, à la suite de longues heures de travail65. L’analyse de la
jurisprudence révèle toutefois que le droit de refus n’est pas souvent accordé
pour limiter le nombre d’heures travaillées. Par exemple, le TAT a déter-
miné qu’un ambulancier ne pouvait exercer de droit de refus en raison de
la fatigue accumulée, même s’il exerçait son droit après un quart de travail
et une période de garde (pendant laquelle il lui était interdit de se coucher)
totalisant 27 heures consécutives d’éveil66.
Par ailleurs, un travailleur ou une travailleuse ne pourra pas exercer
son droit de refus si les conditions jugées dangereuses sont considérées,
pour l’emploi en cause, comme étant « normales67 ». La CSST a ainsi déjà
déterminé que le fait d’exiger à un agent de services correctionnels d’effec-
tuer des heures supplémentaires (alors qu’il venait de travailler pendant
12 heures consécutives et qu’il avait déjà effectué des heures supplémen-
taires quelques jours auparavant) ne s’écartait pas « de quelque manière
que ce soit des conditions normales d’exécution de son travail68 ». Aussi,
le fait que des collègues aient accepté de continuer de travailler dans des
circonstances similaires pourra jouer en la défaveur du travailleur ou de
la travailleuse ayant exercé son droit de refus69. Dans tous les cas recensés
en jurisprudence, aucun ne fait mention d’une prestation de travail effec-
tuée hors du lieu de travail et au moyen des TIC.

65. Une recherche menée en juin 2020 sur la base de données SOQUIJ n’a relevé que
5 résultats pertinents.
66. Charest et Services ambulanciers Porlier ltée, 2018 QCTAT 2891. Cette décision paraît
surprenante en regard d’une décision du TAT deux ans auparavant, portant aussi sur
la santé et la sécurité des travailleurs. Après avoir pris connaissance d’une preuve volu-
mineuse portant sur le sommeil, la fatigue et les risques y associés, le TAT exigeait que
l’employeur, une coopérative de paramédics et d’ambulanciers, s’assure que les quarts
de travail ne dépassent pas 17 heures consécutives en raison des risques associés à la
fatigue et à la somnolence : Coopérative des paramédics du Grand-Portage et Commission
des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail, 2016 QCTAT 3849.
67. Art. 13 LSST.
68. En effet, la CSST a déjà jugé que cela démontrait qu’une telle situation « s’inscri[vai]
t dans un contexte habituel » : Clément et Québec (Ministère de la Sécurité publique)
(Détention de Sorel), 2009 QCCSST 28, paragr. 25.
69. Charest et Services ambulanciers Porlier ltée, op. cit., paragr. 228.
166 TROISIÈME PARTIE – SUBJECTIVITÉ ET RÉGIMES D’ACTION

En définitive, les normes juridiques d’ordre public en vigueur au


Québec susceptibles de freiner la porosité entre les temps sociaux ne
semblent pas constituer un rempart utile pour les personnes profession-
nellement hyperconnectées, que celles-ci doivent effectuer des tâches
au-delà de leurs heures habituelles ou demeurer disponibles pour une
demande éventuelle de leur employeur. En effet, ces normes semblent mal
adaptées dans un contexte de transformation de l’organisation du travail
induite par les TIC, à « la sujétion de la personne salariée outrepass[ant]
alors le cadre temporel de la durée du travail et le cadre spatial du lieu de
travail70 ». Convient-il d’envisager des normes juridiques ayant pour seul
objectif de freiner l’hyperconnectivité professionnelle et ses conséquences
néfastes ? Au cours des dernières années, le concept de « droit à la décon-
nexion » est apparu comme un outil visant à limiter les communications
électroniques à des fins professionnelles effectuées en dehors des heures
usuelles de travail. Mais de quoi s’agit-il concrètement ? Nous aborderons
les contours de cette notion à la lumière notamment de l’expérience
française.

3. L’ENCADREMENT JURIDIQUE DE L’HYPERCONNECTIVITÉ


PROFESSIONNELLE : LE DROIT À LA DÉCONNEXION
COMME SOLUTION ?

Reconnaissant la porosité71 grandissante de la séparation entre le


temps de travail et le temps de repos des travailleurs dans un contexte
d’hyperconnectivité professionnelle, quelques États ont adopté des lois
visant à fournir aux travailleurs et aux travailleuses un droit à la décon-
nexion. Ces dispositions ont pour objet général le respect des périodes de
repos et de congé des travailleurs et travailleuses mis en péril par
l’hyperconnectivité.
Le premier État à légiférer sur cette question fut la France. Ainsi,
depuis le 1er janvier 2017, les partenaires sociaux doivent négocier les
modalités du plein exercice par la personne salariée de son droit à la
déconnexion et la mise en place par l’entreprise de dispositifs de régulation
de l’utilisation des outils numériques, en vue d’assurer le respect des temps

70. G. Vallée et D. Gesualdi-Fecteau, « Le travail à la demande et l’obligation de disponibi-


lité des personnes salariées », op. cit., p. 262.
71. E. Genin, « Proposal for a Theoretical Framework for the Analysis of Time Porosity »,
International Journal of Comparative Labour Law and Industrial Relations, vol. 32, no 3,
2016, p. 280-300.
CHAPITRE 6 – L’HYPERCONNECTIVITÉ PROFESSIONNELLE ET LE DROIT À LA DÉCONNEXION ET AU REPOS 167

de repos et de congé ainsi que de la vie personnelle et familiale72. À défaut


d’accord, l’employeur élabore une charte, après l’avis du comité d’entre-
prise ou, à défaut, des délégués du personnel. Cette charte définit les
modalités de l’exercice du droit à la déconnexion et prévoit en outre la
mise en œuvre, à destination des personnes salariées et du personnel-cadre
et de direction, d’actions de formation et de sensibilisation à un usage
raisonnable des outils numériques73.
Or, la nature du droit à la déconnexion conféré n’est pas envisagée ;
aucune définition légale n’est prévue dans le Code du travail. Le droit à la
déconnexion implique-t-il d’imposer « une trêve de courriels » ou encore
de « couper le serveur » durant certaines périodes ? Ou s’agit-il davantage
d’une norme de « bonne pratique », aux contours indéfinis et aux effets
tangibles incertains ? Force est toutefois de constater que l’introduction
d’une définition aux contours rigides serait possiblement incomplète et
rapidement désuète74.
De plus, si ce droit à la déconnexion doit théoriquement être négocié,
le défaut de parvenir à une entente sur cette question aura pour effet de
transférer à l’employeur la prérogative de déterminer la nature et la portée
de ce droit75. Or, comme le souligne l’auteur Jean-Emmanuel Ray, un
accord collectif a un effet normatif et est opposable en justice, ce qui n’est
pas le cas de cette « charte » de l’employeur76. Ainsi, le droit à la décon-
nexion doit s’accompagner d’un mécanisme de mise en œuvre approprié
afin qu’un tel droit ne constitue pas un simple énoncé de principe77.

72. Art. L2242-17 Code du travail français (ci-après C. trav.).


73. Art. L2242-8(7) C. Trav.
74. D. Moulton, « The problem with a “right to disconnect” law », The Lawyer’s Daily,
11 avril 2017, [En ligne], <https://www.thelawyersdaily.ca/articles/2859/the-problem-
with-a-right-to-disconnect-law> (consulté le 26 février 2020).
75. J.-E. Ray, « Grande accélération et droit à la déconnexion », op. cit., p. 917. Voir égale-
ment : L. Gratton, « Révolution numérique et négociation collective », Droit social,
vol. 12, 2016, p. 1050-1059 ; L.-L. Fontaine, « Réforme du droit du travail français :
une vraie déconnexion ? », Le Devoir, 7 janvier 2017, [En ligne], <http://www.ledevoir.
com/societe/actualites-en-societe/488644/reforme-du-droit-du-travail-francais-une-
vraie-deconnexion> (consulté le 29 mars 2019).
76. J.-E. Ray, « Grande accélération et droit à la déconnexion », op. cit.
77. C. Mathieu, M.-M. Péretié et A. Picault, « Le droit à la déconnexion : une chimère ? »,
Revue de droit du travail, vol. 10, 2016, p. 592 ; L. L. Fontaine, « Réforme du droit du
travail français : une vraie déconnexion ? », op. cit.
168 TROISIÈME PARTIE – SUBJECTIVITÉ ET RÉGIMES D’ACTION

Un rapport paru en France témoigne d’une application inégale et


limitée de la loi ; certaines entreprises avaient élaboré une charte adaptée
aux besoins à la fois des travailleurs et de l’entreprise, mais près de la moitié
s’étaient plutôt contentées de reproduire un modèle trouvé sur Internet,
sans négociation préalable avec les représentants des travailleurs78. De
plus, la majorité des accords analysés ne traitaient pas explicitement de la
protection de la santé des travailleurs79.
Récemment, l’Espagne80 et l’Italie81 ont également adopté des lois
demandant aux employeurs de prévoir explicitement les modalités de
l’exercice du droit à la déconnexion des travailleurs et de travailleuses. La
loi espagnole s’applique à toutes les entreprises, peu importe le nombre
de travailleurs et de travailleuses, et la loi italienne ne s’applique qu’à
certaines catégories de personnes salariées82 : dans les deux cas, à l’instar
de la loi française, aucune sanction ni définition n’y sont prévues si
l’employeur omet de mettre en place de telles politiques83. Par ailleurs,

78. Et « Quand elles négocient, les trois quarts des entreprises se contentent de mesures
standards et peu contraignantes portant principalement sur l’usage des messageries » :
L. Besnier et collab., Négocier la déconnexion : analyse des accords déconnexion dans la
région Grand Est, Strasbourg, Institut du travail, Université de Strasbourg (Unistra),
2019, p. 67, [En ligne], <http://grand-est.direccte.gouv.fr/sites/grand-est.direccte.gouv.
fr/IMG/pdf/idt_rapport_deconnexion__juillet2019_.pdf> (consulté le 11 juin 2020).
79. Ibid., p. 68.
80. Ley Orgánica de Protección de Datos Personales y garantía de los derechos digitales,
5 décembre 2018, art. 88.
81. Ministero dello Sviluppo Economico, Legge n. 81 del 22 maggio 2017 : Misure per la
tutela del lavoro autonomo non imprenditoriale e misure volte a favorire l’articolazione
flessibile nei tempi e nei luoghi del lavoro subordinato, CIRCOLARE N 3707 /C, 22 mai
2017, art. 19(1).
82. D. Figueroa, « Italy : Provisions on Self-Employed Workers and Flexible Work Schedules
| Global Legal Monitor », The Law Library of Congress, 7 juillet 2017, [En ligne], <//
www.loc.gov/law/foreign-news/article/italy-provisions-on-self-employed-workers-and-
flexible-work-schedules/> (consulté le 27 février 2020).
83. M. Llorente, « El derecho a desconectarse ya tiene su ley en España », Heraldo, 18 février
2019, [En ligne], <https://www.heraldo.es/noticias/economia/2019/02/18/el-derecho-
desconectarse-tiene-ley-espana-1293317-309.html#> (consulté le 12 décembre 2019).
CHAPITRE 6 – L’HYPERCONNECTIVITÉ PROFESSIONNELLE ET LE DROIT À LA DÉCONNEXION ET AU REPOS 169

quelques autres États, comme l’Allemagne84, l’Irlande85, l’Inde86 et


l’État de New York87, étudient des projets de loi à ce sujet.
Au Québec, un projet de loi portant nommément sur le droit à la
déconnexion88 a été déposé par l’un des partis d’opposition à l’Assemblée
nationale au printemps 2018, et est mort au feuilleton lors du déclenche-
ment des élections quelques semaines plus tard. Un projet de loi fort
similaire fut redéposé en juin 202089. Entretemps, le ministre du Travail
a dit souhaiter réfléchir au « potentiel d’abus » de la part d’employeurs qui
demanderaient une connexion constante de leurs travailleurs au moyen
des TIC ; il a toutefois formellement écarté l’idée de légiférer sur le sujet90.
En ce qui concerne les normes fédérales du travail91, un comité d’experts
s’est penché notamment sur la « déconnexion des communications élec-
troniques liées au travail après les heures de travail92 ». Après avoir entendu
différents représentants d’employeurs, de syndicats et de travailleurs et
avoir étudié les normes en vigueur tant au Canada qu’ailleurs dans le
monde, le comité a reconnu le flou législatif existant, mais a jugé, à l’été
2019, « qu’il serait difficile à l’heure actuelle de mettre en œuvre et de faire

84. Federal ministry of Labour and Social affairs, Re-imagining work. White paper – Work
4.0 (Arbeiten 4.0), Berlin, 2017.
85. B. Durkan, « Governement to examine if “right to disconnect” from emails out of
hours would work in Ireland », thejournal.ie, 15 août 2019, [En ligne], <https://www.
thejournal.ie/right-to-disconnect-ireland-4765985-Aug2019/> (consulté le 12 décembre
2019).
86. S. Borkar et P. Rane, « India : Everything You Want To Know About Right To
Disconnect », Mondaq, 29 janvier 2019, [En ligne], <http://www.mondaq.com/
india/x/775698/employee+rights+labour+relations/Everything+You+Want+To+Know
+About+Right+To+Disconnect> (consulté le 11 décembre 2019).
87. B. Kesslen, « A “right to disconnect” ? New York City Council explores protecting off
hours », NBC, 26 janvier 2019, [En ligne], <https://www.nbcnews.com/news/us-news/
right-disconnect-new-york-city-council-explores-protecting-hours-n963071> (consulté
le 12 décembre 2019).
88. Projet de loi 1097, Loi sur le droit à la déconnexion (2018), 1re sess., 41e légis., Assem-
blée nationale, 2018, [En ligne], <http://www.assnat.qc.ca/fr/travaux-parlementaires/
projets-loi/projet-loi-1097-41-1.html> (consulté le 2 mars 2020).
89. Projet de loi 492, Loi sur le droit à la déconnexion, 1re sess., 42e légis., Assemblée natio-
nale, 2020, [En ligne], <http://www.assnat.qc.ca/fr/travaux-parlementaires/projets-loi/
projet-loi-492-42-1.html> (consulté le 3 juin 2020).
90. C. Plante, « Droit à la déconnexion : le ministre du Travail mène des réflexions », La Presse,
23 février 2020, [En ligne], <https://www.lapresse.ca/affaires/techno/202002/23/01-
5262089-droit-a-la-deconnexion-le-ministre-du-travail-mene-des-reflexions.php>
(consulté le 28 février 2020).
91. Code canadien du travail, op. cit.
92. Emploi et Développement social Canada, « Rapport du Comité d’experts sur les normes
du travail fédérales modernes », op. cit., p. 103-122.
170 TROISIÈME PARTIE – SUBJECTIVITÉ ET RÉGIMES D’ACTION

appliquer un droit à la déconnexion93 ». Avant d’envisager l’introduction


dans le Code canadien du travail d’un droit à la déconnexion, le comité
souligne notamment l’importance d’introduire une définition législative
ce que l’on entend par le fait « d’être réputé au travail » afin que soient
effectives toutes les dispositions portant sur la durée du travail.
Plusieurs employeurs semblent réticents à l’idée de légiférer sur cette
question, préférant que chaque entreprise déploie ses propres solutions94.
De fait, quelques entreprises, en l’absence de norme statutaire prévoyant
un droit à la déconnexion, ont négocié des mesures précises à ce sujet,
de concert avec les représentants des travailleurs et de travailleuses. Par
exemple, en Allemagne, les serveurs des cellulaires fournis par Volkswagen
à son personnel non cadre n’envoient aucun courriel hors des heures
normales de travail, et ce, depuis 2012 : les courriels sont soit supprimés,
soit envoyés lors de la plage horaire de travail suivante95. Toujours en
Allemagne, les travailleurs et travailleuses du fabricant automobile
Daimler peuvent96, depuis 2014, utiliser un programme informatique
supprimant de leur boîte de réception tout courriel reçu pendant leurs
vacances, après que l’expéditeur en eut été avisé et eut été dirigé vers
d’autres personnes97. Hormis quelques manifestations saluant de telles

93. Ibid., p. 115.


94. Emploi et Développement social Canada, Rapport du Comité d’experts sur les normes
du travail fédérales modernes, Ottawa, Emploi et Développement social Canada, 2019,
p. 113 et 114, [En ligne], <https://www.canada.ca/content/dam/canada/employment-
social-development/services/labour-standards/reports/comite-experts-finale/comite-
experts-rapport-finale-20190826.pdf> (consulté le 20 janvier 2020).
95. Les appels téléphoniques sont toutefois toujours possibles : G. Corera, « Volkswagen
turns off Blackberry email after work hours », BBC News, 8 mars 2012, [En ligne],
<https://www.bbc.com/news/technology-16314901> (consulté le 28 mars 2019).
96. Chacun des 100 000 employés visés décide s’il veut ou non appliquer cette option :
R. J. Rosen, « Daimler Employees Can Set Emails to Auto-Delete During Vacation »,
The Atlantic, 14 août 2014, [En ligne], <https://www.theatlantic.com/business/
archive/2014/08/daimlers-german-employees-can-set-emails-to-auto-delete-during-
vacation/376068/> (consulté le 14 décembre 2019).
97. M. Gibson, « Here’s a Radical Way to End Vacation Email Overload », Time, 15 août
2014, [En ligne], <https://time.com/3116424/daimler-vacation-email-out-of-office/>
(consulté le 11 décembre 2019). Cette mesure est intéressante, puisque le travailleur
n’aura pas, à son retour de vacances, plusieurs dizaines voire centaines de courriels à
traiter, ce qui n’aurait fait que déplacer sa charge de travail : J.-E. Ray, « Grande accélé-
ration et droit à la déconnexion », op. cit. ; L.A. Perlow, Sleeping With Your Smartphone.
How to Break the 24/7 Habit and Change the Way You Work, Boston, Harvard Business
Review Press, 2012, p. 2.
CHAPITRE 6 – L’HYPERCONNECTIVITÉ PROFESSIONNELLE ET LE DROIT À LA DÉCONNEXION ET AU REPOS 171

initiatives98, aucune étude ne semble avoir analysé l’efficacité ou les effets


de ces initiatives privées.
La mise en place d’un droit statutaire à la déconnexion serait vrai-
semblablement accompagnée d’un régime d’exception pour une pluralité
de secteurs et de professions99. Une telle façon de procéder amenuiserait
la portée d’un droit à la déconnexion et exclurait de facto ces personnes
salariées d’une protection contre les risques que posent l’hyperconnectivité
et les longues heures de travail.
Comment donc encadrer les effets des TIC sur la vie professionnelle
et personnelle des travailleurs et des travailleuses ? Afin de favoriser un
droit effectif à la déconnexion, il semble essentiel de revoir les normes
portant sur la durée du travail. D’une part, il semble indispensable d’enca-
drer la mise en disponibilité des personnes salariées, laquelle est susceptible
de se déployer à l’extérieur des lieux de travail. À cet égard, notons que la
France a instauré le droit à la rémunération des travailleurs et travailleuses
qui doivent demeurer disponibles pour répondre à d’éventuelles demandes
de travail de leur employeur. Bien que la notion d’astreinte ne vise pas
uniquement les effets des TIC sur l’organisation du travail, elle est prévue
dans le Code du travail100 et se définit comme étant « une période pendant
laquelle le salarié, sans être sur son lieu de travail et sans être à la disposition
permanente et immédiate de l’employeur, doit être en mesure d’intervenir
pour accomplir un travail au service de l’entreprise101 ». L’astreinte
constitue l’obligation pour la personne salariée d’être disponible à l’exté-
rieur du lieu de travail102, par opposition à une personne « en service » qui
attend du travail à son lieu de travail pendant les heures normales de

98. M. Gibson, « Here’s a Radical Way to End Vacation Email Overload », op. cit.
99. C. Woodrow Von Bergen et M. S. Bressler, « Work, Non-Work Boundaries and the
Right to Disconnect », Journal of Applied Business and Economics, vol. 21, no 2, 2019,
p. 51-69, aux p. 61-62. Dans bien des cas aussi, ce type de mesure n’empêche pas les
travailleurs d’effectuer du temps supplémentaire hors du lieu et des heures usuelles de
travail : J.-E. Ray, « Grande accélération et droit à la déconnexion », op. cit. ; S. Schlachter
et collab., « Voluntary Work-related Technology Use during Non-work Time », op. cit.,
p. 839.
100. En général sur le sujet, voir : M. Véricel, « Astreintes : caractère substantiel des conditions
légales de leur institution », Revue du droit de travail, no 12, 2017, p. 804-806 ; P. M.
Secunda, « The Employee Right to Disconnect », op. cit.
101. Art. L3121-9 C. trav.
102. En 2016, le Code du travail a été modifié pour préciser que la personne salariée, sans
être sur son lieu de travail, doit être en mesure d’accomplir du travail pour l’employeur
(auparavant, pour être considérée comme en astreinte, elle devait nécessairement se
trouver « à son domicile ou à proximité ») : art. L3121-9(1) C. trav.
172 TROISIÈME PARTIE – SUBJECTIVITÉ ET RÉGIMES D’ACTION

travail. Une personne salariée qui doit être joignable par téléphone et prête
à répondre en tout temps peut être considérée comme étant en période
d’astreinte103. Celle-ci fait l’objet d’une contrepartie, soit sous forme
financière, soit sous forme de repos104. Il semble par ailleurs qu’en France
les entreprises dans lesquelles les mesures en matière de déconnexion ont
connu du succès sont celles où l’employeur balisait également la mise en
place de l’astreinte ; ce faisant, la mise en disponibilité des personnes
salariées était prévue et compensée105.
D’autre part, le temps de travail effectif doit être compensé, peu
importe le mode de rémunération préconisé. Au Québec, le salaire pourra
être déterminé sur une base horaire, en fonction de la durée de la prestation
de travail, mais aussi sur une base quotidienne, hebdomadaire, mensuelle
ou annuelle. La rémunération fixe permet de contourner la référence au
cadre temporel et spatial pour mesurer l’exécution de la prestation de
travail des personnes salariées106.
Finalement, l’introduction de normes fixant une durée maximale de
la journée et de la semaine de travail permettrait aux normes d’ordre public
portant sur la durée du travail d’assurer leur fonction originelle de protéger
la santé et la sécurité des travailleurs et des travailleuses. De telles normes
favoriseraient également un réexamen de l’organisation du travail107.

103. Par exemple, la Cour de cassation (l’un des tribunaux de dernier recours de France) a
statué qu’un employé qui devait garder son téléphone cellulaire allumé et être dispo-
nible en tout temps pour son employeur était assujetti à l’astreinte. L’employé a reçu
une indemnisation de 60 000 € pour une période d’un an et demi : Cour de cassation,
chambre sociale, 12 juillet 2018, [En ligne], <https://www.legifrance.gouv.fr/affichJuri-
Judi.do ?oldAction=rechJuriJudi&idTexte=JURITEXT000037384264&fastReqId=12
44248928&fastPos=1> (consulté le 28 mars 2019).
104. Art. L3121-9(3) C. trav.
105. L. Besnier et collab., « Négocier la déconnexion », op. cit., p. 51 et 52.
106. Sur cette question, voir G. Vallée et D. Gesualdi-Fecteau, « Le travail à la demande et
l’obligation de disponibilité des personnes salariées », op. cit.
107. P. Fleming, « Why you shouldn’t let your smartphone be the boss of you », The Guardian,
13 janvier 2016, [En ligne], <https://www.theguardian.com/commentisfree/2016/
jan/13/smartphone-boss-of-you-burn-out-societal-malaise> (consulté le 14 décembre
2019) ; S. Schlachter et collab., « Voluntary Work-related Technology Use during Non-
work Time : A Narrative Synthesis of Empirical Research and Research Agenda », Inter-
national Journal of Management Reviews, vol. 20, 2018, p. 825-846, aux p. 828 et 840.
Dans un ordre d’idées similaire, une expérience menée par une professeure américaine
auprès de dizaines de travailleurs effectuant fréquemment plus de 60 heures par semaine
à un rythme effréné et dans un environnement demandant l’instauration d’une soirée
(et, dans certains cas, d’une journée complète) « sans travail » par semaine, par employé,
déterminée d’avance, a démontré que l’efficacité, le bien-être et l’équilibre travail-famille
des travailleurs, de même que leurs relations avec leurs clients, avait augmenté : L.A.
CHAPITRE 6 – L’HYPERCONNECTIVITÉ PROFESSIONNELLE ET LE DROIT À LA DÉCONNEXION ET AU REPOS 173

CONCLUSION

Au Québec, les normes d’ordre public ne semblent pas freiner le


brouillage des frontières entre la vie personnelle et la vie professionnelle
des travailleurs et de travailleuses qu’entraînent les TIC. Si ces dernières
permettent une flexibilité certes fort appréciée108, les effets néfastes
qu’entraîne l’hyperconnectivité professionnelle méritent que l’on réexa-
mine les normes juridiques susceptibles d’agir comme levier pour freiner
ceux-ci.
L’évaluation préliminaire du droit légiféré à la déconnexion introduit
en France révèle une efficacité mitigée de ce dispositif. Sans une analyse
globale de l’organisation du travail et de la charge de travail devant être
assumée par les personnes salariées, la possibilité réelle de se « débrancher »
semble illusoire, voire susceptible d’engendrer une plus grande détresse
psychologique109.
La question demeure donc entière : quels sont les outils appropriés
pour borner efficacement ce brouillage des temps sociaux ? Un examen
des normes juridiques portant sur la durée du travail révèle une inadé-
quation de celles-ci face aux mutations contemporaines du travail.
Dans le contexte actuel de pandémie mondiale de COVID-19, le
nombre de personnes en situation de télétravail a augmenté de façon
marquée110. De fait, cette nouvelle forme d’organisation du travail pourrait
être là pour rester. À ce sujet d’ailleurs, dans un avis publié en octobre
2020, le Comité consultatif du travail et de la main-d’œuvre (CCTM)111
a rappelé que les normes juridiques actuelles s’appliquaient au télétravail,

Perlow, Sleeping With Your Smartphone, op. cit. La prévisibilité des périodes de décon-
nexion aurait contribué fortement au succès de l’étude, puisque les collègues et les supé-
rieurs pouvaient s’adapter en conséquence : ibid., p. 39 et suiv.
108. International Labour Office et Eurofound, Working anytime, anywhere, op. cit. p. 28 ;
C. Woodrow Von Bergen et M. Bressler, « Work, Non-Work Boundaries and the Right
to Disconnect », op. cit., p. 61 et 62.
109. Ce qui serait d’ailleurs le cas pour certaines personnes salariées, selon une étude : E. Russell
et S. A. Woods, « Personality differences as predictors of action-goal relationships in
work-email activity », Computers in Humans Behavior, vol. 103, 2020, p. 67-79.
110. Ce nombre aurait triplé au Canada entre février et avril 2020 : Centre for Future Work
et J. Stanford, 10 ways the COVID-19 pandemic must change work for good, Vancouver,
Centre for Future Work, 2020, p. 22 et suiv.
111. Comité consultatif du travail et de la main-d’œuvre, Avis sur le télétravail, Québec,
Ministère du Travail, de l’Emploi et de la Solidarité sociale, 2020, en ligne : <https://
www.travail.gouv.qc.ca/fileadmin/fichiers/Documents/cctm/Avis/Avis_CCTM_tele-
travail.pdf> (consulté le 30 novembre 2020).
174 TROISIÈME PARTIE – SUBJECTIVITÉ ET RÉGIMES D’ACTION

et a émis le souhait que les entreprises dont les salariés et salariées effectuent
du télétravail se dotent d’une politique ou d’une entente-cadre écrite et
claire. Le CCTM a aussi joint à cet avis une liste des modalités qu’une
telle politique ou entente-cadre pourrait couvrir : durée prévue de cet
aménagement de travail, horaires de télétravail, santé, sécurité et vie privée
de la personne en télétravail et droit à la déconnexion, notamment. Le
ministre québécois du Travail a promis qu’il ferait une « recommandation
forte » afin que de telles politiques ou ententes-cadres soient adoptées112.
De plus, pour mieux outiller les employeurs qui voudraient suivre sa
recommandation, il a ajouté que la CNESST préparerait « un guide pour
accompagner les entreprises qui souhaitent développer une politique de
télétravail »113. Le ministre a toutefois répété qu’il n’envisageait pas adopter
de politique générale ni légiférer à ce sujet114.
Si le télétravail comporte certains avantages115, il importe toutefois
que le cadre dans lequel il s’exerce soit clairement établi, à défaut de quoi
cette pratique pourrait accroître le brouillage entre les temps sociaux116
et accentuer les effets néfastes de l’hyperconnectivité117. Bien qu’encourager
le dialogue social portant sur cette question soit opportun, il semble plus
que jamais nécessaire de procéder à un examen des normes juridiques
québécoises présentement en vigueur et portant sur la durée du travail
afin d’assurer que celles-ci soient adéquates face aux mutations contem-
poraines du travail.

112. L. Lévesque, « Le ministre Boulet favorise une politique sur le télétravail »,


La Presse, 23 octobre 2020, en ligne : <https://www.lapresse.ca/affaires/entre-
prises/2020-10-23/le-ministre-boulet-favorise-une-politique-sur-le-teletravail.php>
(consulté le 28 novembre 2020).
113. Ibid. Initialement prévu pour la mi-novembre 2020, ce guide n’est toujours pas dispo-
nible au moment de la rédaction de ce chapitre (décembre 2020).
114. Ibid.
115. N. Green, D. Tappin et T. Bentley, « Exploring the Teleworking Experiences of Orga-
nisations in a Post-Disaster Environment », New Zealand Journal of Human Resources
Management, vol. 17, no 1, 2017, p. 1-19.
116. Centre for Future Work et J. Stanford, 10 ways the COVID-19 pandemic must change
work for good, op. cit., p. 25 ; International Labour Office et Eurofound, Working
anytime, anywhere, op. cit., p. 29 et 30.
117. F. Churchill, « Half working from home during lockdown are unhappy with work-
life balance, survey finds », People Management, 7 avril 2020, en ligne : <https://www.
peoplemanagement.co.uk/news/articles/half-working-from-home-during-lockdown-
unhappy-with-work-life-balance> (consulté le 29 mai 2020), citant S. Bevan, B. Mason
et Z. Bajorek, Homeworker Wellbeing Survey. Interim results, Royaume-Uni, Institute for
Employment Studies, 2020.

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