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© 2019 Éditions Nathan, SEJER, 25, avenue Pierre-de-Coubertin, 75013 Paris, France

Illustration de couverture © Nancy Peña

Loi no 49-956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse, modifiée par
la loi no 2011-525 du 17 mai 2011

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ISBN 978-2-09-257925-1

Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.


CHAPITRE 1

UN TAUREAU
BIEN TROP JOLI

Du haut de l’Olympe, Zeus contemple l’horizon. Son regard


balaie la mer, rebondit sur les vagues, atteint un lointain rivage…
Zeus pousse un long soupir. Il est doux, ce rivage. Une longue
plage de sable doré ; des arbres dont les feuilles frissonnent sous
le vent ; une prairie piquée de fleurs ; des jeunes filles qui cueillent
ces fleurs ; une jeune fille…
C’est elle que Zeus observe.
C’est vers elle qu’il ramène les yeux, toujours et encore.
Comme elle est belle ! Belle et inaccessible.
Inaccessible ? Peut-être pas…
Loin derrière la prairie se dresse une montagne. Sur ses flancs,
un troupeau broute paisiblement. Peu à peu, une idée germe dans
la tête de Zeus.
– Hermès ! appelle-t-il soudain. Hermès, où es-tu ? J’ai besoin
de tes services.
Aussitôt, le jeune dieu surgit.
– Me voici !
Zeus contemple avec affection ce fils si gracieux, au sourire
espiègle. À lui, il peut tout demander. Hermès est malin, très
malin, et il comprend à demi-mot les souhaits de son père.
– Tu vois ces vaches et ces taureaux là-bas, sur cette montagne
au bout de l’horizon ? dit Zeus en désignant le lointain.
Hermès hoche la tête et Zeus reprend :
– Débrouille-toi pour qu’ils descendent sur le rivage, dans cette
prairie…
Zeus n’a pas besoin d’en dire plus. Hermès est déjà en train
d’exécuter ses ordres et bientôt, le troupeau se retrouve à brouter
dans la prairie où jouent les jeunes filles.
Zeus prend alors une longue inspiration et quitte l’Olympe.

Lorsqu’il arrive dans la prairie, il n’est plus le puissant roi des


dieux, le seul à savoir manier la foudre. Il est un taureau, un
taureau comme les autres.
Comme les autres ? Pas tout à fait…
Europe, l’une des jeunes filles, s’en aperçoit aussitôt.
– Vous avez vu ce taureau ? s’exclame-t-elle à l’adresse de ses
compagnes. Comme il est beau !
Le cœur de Zeus bondit. Elle le trouve beau !
– Ne t’approche pas ! lance une autre. Il est peut-être
méchant !
Zeus retient un mouvement de colère. Méchant, lui ? Mais non,
bien sûr !
– Mais non ! dit justement Europe. Il est trop joli pour être
méchant. Regardez comme sa robe est blanche. Aussi blanche
que la neige de nos montagnes. Et son corps, musclé juste
comme il faut. Et ses cornes ! Elles sont si mignonnes !
– C’est vrai, confirme l’une de ses amies en s’approchant à son
tour. On dirait qu’elles ont été fabriquées par le plus habile des
artisans. Et elles sont transparentes…
– Comme si elles avaient été taillées dans des pierres
précieuses, murmure Europe.
Elle cueille une poignée de fleurs et s’approche du taureau.
– Tiens, c’est pour toi ! dit-elle en tendant les fleurs à l’animal.
Tout joyeux, Zeus caresse ses mains du bout de son mufle
blanc. Europe éclate de rire. Elle flatte à son tour le cou, le dos, le
ventre du taureau.
Zeus se laisse faire.
Europe tresse une guirlande de fleurs qu’elle pose sur les
cornes du taureau.
Tout doucement, sans en avoir l’air, Zeus recule, attirant ainsi
la jeune fille près de la mer. Là, il courbe les genoux en regardant
Europe d’un air très doux. Puis il se laisse tomber au sol, lui
offrant son large dos. Europe s’y installe en riant. Ses compagnes
l’entourent. Elles voudraient bien aussi grimper sur le dos de ce
taureau si gentil, mais l’animal se relève, s’éloigne du groupe,
trempe ses sabots dans l’eau. Les jeunes filles n’osent pas le
suivre, et Europe rit encore en voyant l’écume blanche enserrer les
pattes tout aussi blanches du taureau.
Zeus avance un peu plus loin dans la mer. L’eau atteint ses
genoux, son ventre… Alors Europe prend peur.
– Arrête-toi ! crie-t-elle. Fais demi-tour !
Mais soudain, le taureau s’élance. La mer est calme tout à
coup. Jamais elle n’a été aussi lisse ! Sur cette surface plate,
l’animal avance à vive allure. Désespérée, Europe se tourne vers le
rivage, à la recherche d’une aide.
C’est la dernière vision que ses amies auront d’elle : une jeune
fille assise sur le dos d’un taureau, s’agrippant de la main droite à
l’une de ses cornes, la main gauche posée sur sa croupe, le buste
tourné vers ses compagnes, vers la terre qu’elle est en train de
quitter, les yeux écarquillés de frayeur, ses vêtements ondulant
sous le vent.
CHAPITRE 2

OÙ EST EUROPE ?

– Disparue ! tonne Agénor.


Dans la grande salle du palais, personne ne souffle mot.
Agénor est le roi de Sidon et le père d’Europe.
– Disparue… répète-t-il, anéanti.
Il se fait raconter, encore et encore, la scène qui s’est déroulée
dans la prairie au bord de l’eau.
– On a enlevé ma fille, gémit-il. Où est-elle à présent ?
Il se dresse et appelle :
– Cadmos ! Phénix ! Cilix !
Aussitôt, trois jeunes gens surgissent devant lui.
Agénor les contemple quelques instants, avant de dire d’une
voix sourde :
– Mes fils, un malheur épouvantable vient de nous frapper. Ma
fille… Votre sœur… Elle a été enlevée ! Partez à sa recherche. Ne
perdez pas une minute. Parcourez les plaines et les montagnes,
suivez les rivières et les fleuves, traversez les mers s’il le faut,
interrogez ceux que vous croiserez, ne négligez aucun indice, et
retrouvez-la.
Le roi examine longuement ses trois enfants qui l’écoutent en
silence et ordonne :
– Partez immédiatement.
Il observe encore un moment de silence et conclut :
– Ne revenez pas ici avant d’avoir trouvé votre sœur.
À ces mots, chacun des trois frères rassemble ses armes, un
bagage léger et quelques compagnons. En un rien de temps, ils
sont prêts à partir.
C’est alors que Téléphassa, leur mère, surgit, en tenue de
voyage elle aussi.
– Je pars avec vous, dit-elle sur un ton qui n’admet pas de
réplique.
Elle ajoute d’une voix basse et pleine de colère :
– Moi aussi, je veux chercher ma fille… Et je ne veux pas perdre
mes trois garçons.
Les larmes aux yeux, Cadmos, Phénix et Cilix entourent leur
mère. Inutile de protester, elle ne changera pas d’avis, ils le savent.
Alors ils se mettent en route, se retournant pour regarder une
dernière fois le palais où ils ont grandi.

Les fils d’Agénor, leur mère et leurs compagnons marchent sur


les chemins. Ils traversent des plaines et franchissent des
montagnes. Ils remontent des rivières et descendent des fleuves.
Ils interrogent tous ceux qu’ils rencontrent :
– Nous cherchons notre sœur, Europe, la fille d’Agénor, roi de
Sidon…
Ils décrivent le taureau blanc. Personne n’a rien vu…
Les jours passent et l’immensité de leur tâche leur apparaît. Un
matin, ils arrivent à un grand carrefour et s’arrêtent, indécis. Dans
quelle direction aller ?
– Séparons-nous, propose alors Cadmos. Nous aurons plus de
chances de retrouver Europe.
Ses frères acceptent.
– Toi, Phénix, poursuit Cadmos, tu prendras la route du sud.
Toi, Cilix, tu iras vers le nord. Et moi, conclut-il, je partirai vers
l’ouest.
– Et toi, mère, demande Phénix, qui vas-tu suivre ?
Téléphassa dévisage tour à tour ses trois fils et décide :
– Je suivrai Cadmos.
Ce dernier déclare :
– Le premier d’entre nous qui découvrira un indice enverra un
message aux autres. Nous nous rejoindrons alors et nous unirons
à nouveau pour retrouver Europe.
– C’est d’accord, approuvent Phénix et Cilix.
Les trois frères s’étreignent longuement. Savoir quand ils se
reverront ? Quel est celui d’entre eux qui trouvera le premier
indice ? Puis chacun rassemble ses compagnons et ils se
séparent.
Téléphassa suit des yeux Phénix et Cilix jusqu’à ce qu’ils ne
soient plus que deux petits points sur l’horizon, l’un s’éloignant
vers le sud, l’autre vers le nord. Alors seulement, Cadmos, sa mère
et leurs propres compagnons se mettent en route vers une
destination inconnue.

Pendant des jours et des jours, Cadmos, Téléphassa et leurs


compagnons marchent vers l’ouest. Ils gagnent la mer,
empruntent un bateau, débarquent sur une île, la parcourent en
tous sens, repartent, arrivent sur un nouveau rivage.
Cadmos et Téléphassa disent à tous ceux qu’ils rencontrent :
– Je cherche ma sœur…
– Je cherche ma fille…
Jamais Cadmos ne regarde derrière lui. Il ne cherche plus à
apercevoir la terre où il a grandi. Sidon se trouve maintenant au-
delà de la mer, au-delà de l’horizon, tellement loin ! Ils sont en
Grèce et passent d’île en île, toujours en direction de l’ouest. Ils
découvrent de nouveaux paysages, de nouveaux peuples, de
nouvelles coutumes.
Ils posent enfin le pied sur le continent, dans une région dont
ils apprennent le nom : la Thrace. C’est un vaste pays de plaines
et de montagnes. Là, un soir, sans que rien ne l’ait laissé prévoir,
Téléphassa s’endort pour ne plus se réveiller.
Cadmos pleure sa mère et organise pour elle de belles
funérailles. À cet instant, il voudrait tellement que ses frères soient
là ! Mais depuis qu’ils se sont séparés, il n’a reçu aucune nouvelle
de Phénix et de Cilix. Ils doivent errer sur des terres inconnues,
s’éloignant chaque jour un peu plus de leur ville natale, lançant à
ceux qu’ils croisent :
– Je cherche ma sœur, Europe, la fille d’Agénor, roi de Sidon…
Cadmos se sent bien seul. Un instant, il caresse l’idée de
rentrer chez lui. Mais les paroles de son père résonnent à ses
oreilles comme une malédiction : « Ne revenez pas ici avant d’avoir
trouvé votre sœur… »
Alors il rassemble ses compagnons et reprend la route.

Un jour, au cœur d’une région particulièrement sauvage, le


petit groupe croise un voyageur. Cadmos l’arrête et lui pose la
question qu’il a tant de fois répétée :
– Je cherche ma sœur, Europe, la fille d’Agénor, roi de Sidon.
La dernière fois qu’elle a été vue, elle était sur le dos d’un taureau
blanc qui l’emportait sur la mer. Aurais-tu entendu parler d’elle ?
Le voyageur secoue la tête. Non. Il n’a entendu parler ni
d’Europe ni d’un taureau blanc. En revanche, il a une idée :
– Pourquoi n’iriez-vous pas à Delphes, interroger la Pythie ?
Peut-être sait-elle quelque chose…
La Pythie ?
La Pythie est la grande prêtresse du dieu Apollon. Et Apollon
sait tout ce qui s’est passé autrefois. Mieux encore : il peut prédire
ce qui se produira dans l’avenir. Quand on a un doute sur quelque
chose, quand on se pose une question, on interroge la Pythie, et
Apollon répond par son intermédiaire.
Cadmos repart d’un pas vif, le sourire aux lèvres. Comment n’a-
t-il pas eu cette idée lui-même ?
CHAPITRE 3

LES PAROLES
D’APOLLON

Plus le petit groupe approche de la prestigieuse cité, plus la


circulation est dense. Des cavaliers, des attelages et de nombreux
piétons se rendent eux aussi à Delphes. Comme Cadmos, ils ont
une interrogation en tête et ils ont accompli un long voyage pour
qu’on leur apporte une réponse.
Lorsqu’ils arrivent enfin en vue de Delphes, Cadmos et ses
compagnons s’arrêtent, bouche bée. Accroché à la montagne,
installé au pied de hautes falaises rouges, le sanctuaire d’Apollon
scintille sous le soleil. Des temples, des statues, des colonnes…
Les monuments s’étagent par dizaines, tous plus resplendissants
les uns que les autres.
Portés par la foule, Cadmos et ses compagnons avancent vers
l’entrée de la ville. Ils franchissent ses portes, parcourent, éblouis,
l’allée qui mène au temple d’Apollon.
Dès le lendemain, Cadmos se plie aux rites que doit suivre
celui qui veut interroger la Pythie. D’abord, il se purifie à la source
Castalie ; puis il paie la taxe qui lui est demandée ; puis il offre
une chèvre au dieu. Avant de sacrifier l’animal, on l’asperge d’eau
froide. Cadmos guette la réaction de la chèvre. Si celle-ci
frissonne, c’est bon signe ! Cela signifie qu’Apollon est prêt. Dans
le cas contraire, mieux vaut renoncer à consulter le dieu, il
n’apportera pas de réponse.
Le jeune homme a de la chance. Tout se passe comme il
l’espérait, et il est admis, ainsi que d’autres pèlerins, à suivre les
prêtres et la Pythie dans le temple d’Apollon. Une fois là, ils
descendent dans les profondeurs du temple, jusque dans ses
parties les plus secrètes.
– Asseyez-vous et attendez, ordonne l’un des prêtres en
désignant un banc le long d’un mur.
Les pèlerins obéissent tandis que la Pythie, enveloppée dans
des voiles, disparaît dans une petite pièce. Et l’attente commence.
Enfin, Cadmos est invité à pénétrer à son tour dans la pièce
secrète. La Pythie est là, assise sur un trépied. Elle ne lui accorde
pas un regard. D’ailleurs, son visage est dans l’ombre, Cadmos
n’en distingue pas les traits. Une légère brume venue des
profondeurs de la terre enveloppe la fragile silhouette, et un
étrange parfum flotte dans l’air et se mêle à l’odeur des torches
qui éclairent le lieu.
Alors Cadmos s’éclaircit la voix et dit :
– Grande prêtresse, demande à Apollon de m’aider. Je cherche
ma sœur, Europe, la fille d’Agénor, roi de Sidon…
Dans l’antre de la Pythie, les mots de Cadmos résonnent
curieusement : « prairie… », « taureau blanc… », « mer… »,
« disparue… ».
Quand Cadmos se tait, le silence s’installe. La fumée se fait
plus épaisse et le jeune homme cligne des yeux. Puis, la Pythie
prend la parole. Elle débite à toute allure une suite de paroles
incompréhensibles ponctuées de cris et de gémissements.
Cadmos est éberlué. Qu’est-ce que cela peut bien signifier ?
Il ne tarde pas à le savoir. Un prêtre l’attire à l’extérieur de la
petite pièce. Il est chargé d’interpréter les réponses de la Pythie et
de les transmettre aux pèlerins. Il explique :
– Le dieu Apollon te fait dire ceci : renonce à chercher ta sœur,
jeune étranger. Ce qui lui est arrivé ne te concerne pas et tu as
d’autres exploits à accomplir. Quand tu sortiras d’ici, reprends la
route. Un jour, tu croiseras une vache aux flancs marqués d’une
lune. Suis cette vache là où elle te mènera. Viendra un matin, ou
peut-être un soir, où elle se laissera tomber sur le sol. À cet
endroit, tu fonderas une cité…
Le prêtre se tait. Cadmos a l’impression d’avoir reçu un énorme
coup de massue sur la tête. Mais déjà on le pousse vers les
marches qui remontent à la surface. Il titube. Il ne sait plus où il
est. Il s’accroche aux murs, émerge enfin dans le soleil, cligne des
yeux, respire profondément, se répète les paroles du prêtre :
« Renoncer à trouver Europe… », « Une vache aux flancs marqués
d’une lune… », « Fonder une cité… »
Et pourquoi pas…
CHAPITRE 4

QUELLE DRÔLE
DE GUIDE !

À la sortie de Delphes, Cadmos s’interroge. Quelle direction


emprunter pour trouver la vache aux flancs marqués d’une lune ?
Pas le nord, c’est de là qu’ils viennent et ils ont croisé bien peu
de troupeaux.
Pas le sud, où la mer brille, car ce n’est pas sur l’eau qu’il
trouvera la bête qu’il cherche !
Alors, l’est ou l’ouest ?
Cadmos opte pour l’est et entraîne ses compagnons.
À présent, il n’arrête plus les passants pour leur parler d’Europe.
L’image de sa sœur est à l’abri au fond de son cœur. Car on ne
discute pas les conseils de la Pythie. Il marche donc d’un bon pas
et s’arrête dès qu’il aperçoit un troupeau. Ses compagnons et lui
examinent chaque bête, cherchant celle qui porte une lune sur ses
flancs. Mais aucune ne répond à cette description, et ils repartent,
chaque fois un peu plus déçus.
Un soir enfin, alors que leur route suit une prairie traversée par
une rivière, Cadmos s’arrête net.
Elle est là !
Elle est de petite taille, bien faite, avec une tête fine et deux
cornes joliment courbées, et aucun doute n’est permis : c’est bien
une lune qui orne ses flancs !
Aussitôt, Cadmos interpelle le berger qui surveille les bêtes,
appuyé sur son bâton.
– Bonjour à toi, berger. C’est un joli troupeau que tu gardes…
– Il appartient à mon maître, le roi Pélagon, répond l’homme.
– Ah… Crois-tu que ton maître accepterait de me vendre l’une
de ces bêtes ? l’interroge Cadmos.
– Pourquoi pas… bougonne le berger. Reviens demain, tu auras
la réponse.
– Je ne veux pas n’importe laquelle, précise Cadmos. Je veux
celle-ci ! ajoute-t-il en désignant la vache aux flancs marqués
d’une lune.
Le lendemain, dès l’aube, Cadmos et ses compagnons sont au
bord de la prairie.
– C’est d’accord ! lance le berger dès qu’il arrive. La vache est à
toi !

La vache aux flancs marqués d’une lune est infatigable. Elle


marche à son rythme, s’arrêtant de-ci, de-là pour brouter une fleur
ou une touffe d’herbe, ou pour boire l’eau claire d’un ruisseau,
avant de reprendre sa route.
Cadmos et ses compagnons la suivent. Ils respectent son
allure.
Ils s’arrêtent quand elle s’arrête.
Ils grignotent leur repas tandis qu’elle broute paisiblement
l’herbe des chemins.
Ils se désaltèrent lorsqu’elle trempe son museau dans l’eau
d’une rivière.
La vache semble suivre son instinct. Elle ne se retourne pas.
Elle n’a pas l’air de souffrir d’avoir été séparée du reste du
troupeau. Elle avance, comme guidée par une force mystérieuse,
comme si elle savait qu’elle avait une mission à accomplir.
Le petit groupe progresse, jour après jour. Les voyageurs qui le
croisent se retournent sur son passage. Qui peuvent bien être ces
jeunes étrangers qui ne quittent pas des yeux cette drôle de petite
vache ?
Un soir, la vache aux flancs marqués d’une lune donne des
signes de fatigue. Son pas est moins vif, sa tête plus basse. Elle
jette parfois un meuglement vers le ciel, et son cri résonne
bizarrement aux oreilles de Cadmos. Le lieu où ils se trouvent est
désert. Une colline se dresse devant eux. La vache entreprend d’en
gravir la pente. Cadmos et ses compagnons la suivent en retenant
leur souffle. Au sommet de la colline, elle s’arrête. Elle tourne la
tête vers ceux qui l’ont si fidèlement accompagnée et s’allonge sur
le sol.
Une curieuse sensation envahit Cadmos. La sérénité et
l’excitation se mêlent dans son cœur, et une profonde certitude
l’habite : celle d’être arrivé au terme de son long voyage. Il se
retourne pour contempler le panorama qui s’offre à lui. Du haut de
la colline où la vache aux flancs marqués d’une lune s’est arrêtée,
un immense paysage se déploie. Comme cette région est belle,
avec ses courbes douces, ses plaines et ses rivières, et cette brise
légère qui porte à ses narines les mille parfums de la nature !
Il lance un regard reconnaissant à la petite vache et murmure :
– C’est ici que je bâtirai ma cité.
CHAPITRE 5

UNE MYSTÉRIEUSE
CAVERNE

Pour fonder une cité, mieux vaut s’assurer la protection des


dieux.
Cadmos décide de se placer sous celle de la déesse Athéna.
Son premier travail consiste donc à dresser une statue d’Athéna
sur le flanc de la colline.
Dans un second temps, il doit l’honorer avec un sacrifice. Son
regard se pose sur la vache. Elle fera une offrande parfaite ! Mais
un sacrifice ne s’improvise pas. Il doit être fait dans les règles, et
l’une de ces règles impose l’utilisation d’eau sacrée. Où trouver de
l’eau sacrée dans cette région inconnue ?
– Par là ! explique un jeune berger qui s’est approché, curieux
de rencontrer ces étrangers. Descendez la colline, suivez le vallon,
pénétrez dans la forêt. Au centre se trouve une caverne dont
l’entrée est en partie cachée par les branches des arbres. Une
source en jaillit qui coule dans un bassin de pierre au bord d’une
clairière. C’est la source d’Arès…
Aussitôt dit, aussitôt fait. Cadmos envoie quelques-uns de ses
hommes chercher de l’eau sacrée à la source d’Arès. Lui restera
ici, avec le reste de ses compagnons, à attendre leur retour.

Le temps s’écoule.
Beaucoup de temps.
Les hommes que Cadmos a envoyés à la source ne reviennent
pas. Le jeune berger a emmené son troupeau plus loin, mais
Cadmos se souvient bien de ses paroles : « La source est toute
proche, et vous la trouverez facilement… »
Ses compagnons devraient déjà être de retour ! Que font-ils
donc ?
Au bout d’un moment, il décide d’aller voir. Il descend la
colline, suit le vallon, s’engage dans la forêt. Bientôt, il aperçoit
l’entrée de la caverne, en partie dissimulée par les branches des
arbres, et il entend le murmure de la source qui s’écoule dans le
bassin de pierre au bord d’une clairière couverte d’herbe tendre.
Et sur l’herbe…
Cadmos se fige, tétanisé. Ses compagnons sont là, couchés
sur le sol. Leurs armes sont éparpillées autour d’eux,
abandonnées, inutiles. Instinctivement, Cadmos cherche du regard
un éventuel ennemi. Mais le lieu est désert et paisible. Que s’est-il
donc passé ?
Il s’approche à pas prudents et se penche sur l’un d’eux. Ses
vêtements sont déchirés et son corps est couvert de terribles
morsures. Il a dû se battre vaillamment, car sa main est toujours
serrée sur la poignée de son épée. Mais il n’a pas survécu.
Le voici à présent auprès du deuxième. Il est allongé sur le
ventre et son dos porte de drôles de traces… Comme si son cou
avait été serré par quelque chose de très fort, au point de le faire
étouffer ! Il est mort, lui aussi.
Le troisième repose sur le flanc et son corps présente des
taches brunâtres qui dégagent une odeur épouvantable. Cadmos
s’écarte. Il ne peut s’agir que d’un poison violent…
Le quatrième… Le quatrième est mort, comme les autres.
Cadmos fait ainsi le tour de la clairière. Du groupe d’hommes
qu’il a envoyés pour rapporter de l’eau sacrée, aucun n’a survécu !
Et tous portent des marques terribles et inexplicables. Il examine
les lieux. Tout paraît si paisible. La source chante inlassablement ;
les feuilles des arbres frissonnent sous la brise légère ; les rayons
du soleil se posent sur l’herbe ; les oiseaux gazouillent…
Il s’arrête soudain, tous ses sens en éveil.
Non. Les oiseaux ne gazouillent pas. Ils se sont tus depuis
quelques instants, Cadmos vient de le réaliser.
Il s’aperçoit alors qu’une légère vibration anime le sol. Ce n’est
d’abord qu’un fourmillement sous ses pieds, puis le fourmillement
gagne ses chevilles, ses jambes, ses genoux. Maintenant, ce sont
les arbres qui tremblent…
Et soudain !
Soudain, une affreuse créature jaillit de la caverne. Sa tête est
coiffée d’une crête dorée ; le feu brille dans ses yeux qui dardent
sur Cadmos un regard méchant ; une langue fourchue sort de sa
gueule largement ouverte et au bord de laquelle s’alignent trois
rangées de dents tranchantes et aiguisées. Derrière cette tête, le
corps d’un serpent se déroule. Un serpent monstrueux avec des
anneaux écailleux qui se courbent en arcs gigantesques. La bête
est si énorme qu’elle domine la clairière, cache le ciel, éteint la
lumière du soleil.
Bien campé sur ses deux jambes, Cadmos n’a pas peur. Il est
porté par la rage. Voilà donc celui qui a tué ses fidèles
compagnons ! Ces hommes qui l’ont suivi depuis la lointaine
Sidon ! Eh bien, lui ne se laissera pas faire. Il brandit sa lance de
fer qui miroite dans la lumière, serre les doigts de son autre main
sur son javelot et se fige, comme si ses pieds étaient enracinés
dans le sol.
Le serpent se jette sur lui à la vitesse de l’éclair. Mais il est prêt.
Au moment même où le monstre a esquissé son geste, il a lancé
son javelot qui s’enfonce dans son ventre. Fou de douleur, le
monstre tourne la tête, saisit l’arme de Cadmos avec ses dents, tire
de toutes ses forces, l’arrache enfin de son corps… mais le fer du
javelot y reste planté et le fait cruellement souffrir.
Il se redresse cependant tandis qu’une écume blanchâtre
dégouline de sa gueule. Sa queue couverte d’écailles frappe le sol
avec violence, son haleine empoisonne l’air, il se love sur lui-
même, formant un cercle immense, puis déroule ses anneaux et se
redresse droit vers le ciel. Il jette son poitrail contre les arbres qui
s’écroulent sous le choc. La terre tremble et la peur envahit alors
Cadmos.
Il songe au chemin qu’il a parcouru pour arriver jusqu’ici.
Il songe à sa sœur Europe pour qui il a quitté la cité où il est
né.
Il songe à sa mère qui l’a suivi aussi loin qu’elle a pu.
Il songe à son père qu’il ne reverra jamais.
Il songe à ses frères qui errent de par le monde et combattent
peut-être, eux aussi, des monstres jaillis du ventre de la terre.
Il songe à cette cité qu’il doit fonder.
Et la peur s’efface. Il ne se laissera pas arrêter par un serpent,
si monstrueux soit-il. Il va combattre, et il vaincra.
Il recule pas à pas, sans quitter la bête des yeux. La lance
pointée en avant, il le tient en respect. Le serpent y plante ses
dents, sans parvenir à l’arracher des mains de son adversaire, et
c’est du sang qui coule à présent de sa gueule. Alors Cadmos
pèse de toutes ses forces sur son arme et l’enfonce au plus
profond de la gorge du monstre qui recule et recule encore. Un
arbre l’arrête. Son corps est collé contre le tronc et Cadmos
parvient enfin à transpercer le cou de la bête. La créature s’écroule
sur le sol, vaincue, morte.
Cadmos reste figé quelques instants, glacé de terreur, les
membres raidis, la tête bourdonnante, le corps meurtri par le
prodigieux exploit qu’il vient d’accomplir. Petit à petit, il reprend
conscience du monde qui l’entoure. La source murmure à nouveau
à ses oreilles, les feuilles des arbres frissonnent sous la brise, les
oiseaux gazouillent…
Oui ! Les oiseaux gazouillent !
CHAPITRE 6

UN CADEAU
BIZARRE

Le serpent repose sur le sol, inerte, et Cadmos en fait le tour,


observant dans ses moindres détails le corps de celui qu’il a
vaincu.
Quand il relève la tête, il n’est plus seul. Une étrange apparition
se dresse au bord du bassin de pierre. C’est une femme, grande,
vêtue d’une longue tunique blanche et coiffée d’un casque. Elle
porte une lance et un bouclier, et pose sur lui un regard
bienveillant. Il la contemple quelques instants. Petit à petit, un
nom se forme dans son esprit. Non. Impossible. Il n’ose pas y
croire. Et pourtant…
– Tu ne me reconnais pas ? lance l’apparition.
– Euh… Si… balbutie Cadmos.
Mais il n’ose prononcer le nom de cette femme armée comme
un guerrier. Car celle qui se dresse devant lui n’est autre que la
déesse Athéna !
– Je vois que tu as vaincu le serpent de mon frère, dit Athéna
sans lui laisser le temps de se remettre de sa surprise.
– De… De vo… votre… votre frère ? bégaie Cadmos.
– Oui ! Arès ! C’est lui qui a installé cette créature ici.
C’est alors que Cadmos se souvient de ce que le jeune berger a
dit : cette source porte le nom d’Arès. Qu’a-t-il fait ? Il a tué le
serpent du dieu Arès !
– Mon frère a toujours des idées saugrenues, poursuit
tranquillement Athéna. Ce monstrueux serpent terrifie toute la
région depuis longtemps. Ça l’amuse, j’ai du mal à comprendre
pourquoi. Voilà un moment que j’attendais un combattant
d’envergure pour en venir à bout. Et tu es celui-là… termine-t-elle
en examinant Cadmos.
– C’est-à-dire… commence le jeune homme.
– Ne t’inquiète pas, l’interrompt Athéna qui a deviné ses
pensées. Tu ne crains rien, tu es sous ma protection. C’est pour
m’honorer que tu as envoyé tes hommes chercher de l’eau ici,
n’est-ce pas ?
– Oui, admet Cadmos.
– C’est bien ce qu’il me semblait. Alors écoute-moi. Le serpent
que tu as vaincu a des pouvoirs et tu vas en profiter. Voici ce que
tu vas faire…
La déesse parle et Cadmos l’écoute, mémorisant ses paroles.
Puis elle disparaît, aussi mystérieusement qu’elle est apparue.
Cadmos reste immobile quelques instants, abasourdi. Ce que
vient de lui raconter Athéna est invraisemblable. Mais on ne
désobéit pas à une déesse. Aussi se met-il à l’ouvrage.
– « Arracher les dents du serpent »… marmonne-t-il.
Pas facile ! Mais il y parvient et sort de la gueule du monstre,
l’une après l’autre, les dents tranchantes et aiguisées qu’il serre au
fur et à mesure dans un petit sac. Il se redresse et regarde autour
de lui.
– « Semer les dents du dragon dans le sol » a dit Athéna.
Il repère un endroit plat au bord de l’eau.
– Ici, ce sera parfait, décide-t-il.
Mais ce n’est pas si simple. Il ne peut se contenter de jeter les
dents sur le sol. Il lui faut d’abord labourer le terrain. C’est ce qu’il
fait à l’aide d’un solide bâton. Puis il accroche son sac à sa
ceinture et, avançant lentement le long des sillons fraîchement
creusés, il jette les dents du serpent à pleines mains dans la terre.
Au début, il ne se passe rien. Mais au bout d’un moment, le sol
commence à frémir. Encore un moment et une motte de terre se
soulève, puis une deuxième, une troisième… et d’autres encore.
Ensuite, ce sont des casques qui apparaissent
Sous le regard ahuri de Cadmos, une nuée de guerriers est en
train de naître de la terre. Des guerriers tout droit sortis des dents
qu’il a semées ! Leurs casques coiffent des têtes au visage décidé
et étincellent sous le soleil. Puis ce sont les épaules, les poitrines,
les bras qui émergent. Bientôt, les hommes en armes dégagent
leurs cuisses, leurs jambes, leurs chevilles, leurs pieds. Ils sont
nombreux, ils n’ont pas l’air aimables, et ils se tournent vers
Cadmos.
« Ainsi, se dit celui-ci, voici les Spartoi, les “Hommes Semés”
promis par Athéna. »
Pas question de perdre une seconde ! Il a réussi à vaincre le
serpent d’Arès, mais toute une armée de Spartoi… c’est une autre
affaire.
Alors il suit les instructions de la déesse. Il recule doucement,
ramasse une grosse pierre, se dissimule prestement derrière un
arbre, et lance la pierre au milieu des Spartoi !
– Qui a fait ça ? beugle celui qui l’a reçue sur la tête. C’est toi !
enchaîne-t-il en se tournant vers son voisin, l’épée au poing.
– Mais non ! Ce n’est pas moi ! hurle l’autre. C’est lui ! ajoute-t-
il en désignant celui qui se trouve à côté de lui.
– Pas du tout ! proteste ce dernier. C’est lui !
– Non ! Lui !
– Lui ! Lui ! Lui !
En un rien de temps, c’est la bagarre générale. Les Spartoi
s’accusent les uns les autres, les armes jaillissent et les coups
pleuvent. Cadmos n’a plus qu’à s’asseoir dans un coin pour
attendre tranquillement l’issue du combat.
Et c’est ce qu’il fait.
Au bout d’un moment, la plupart des Spartoi sont morts. Il en
reste cinq lorsque le combat cesse.
Les cinq Spartoi baissent alors leurs armes et se mesurent du
regard. Le résultat doit les satisfaire, car ils se tournent vers
Cadmos.
– Je suis Échion, dit le premier.
Il désigne ses camarades et poursuit :
– Et voici Oudaeos, Chthonios, Hypérénor et Péloros. Nous
sommes à ton service, tu seras notre maître. Tout ce que tu nous
ordonneras, nous l’accomplirons.
« Eh bien voilà, se dit Cadmos. Ces Hommes Semés seront les
premiers citoyens de ma cité. Ils sont nés de cette terre. Ils sont
braves et ils n’ont peur de rien. Et je suis sûr de pouvoir toujours
compter sur eux. »
– J’accepte ! lance-t-il. Suivez-moi. Nous avons une grande
tâche à accomplir.
Et il quitte la clairière où il a vaincu le serpent d’Arès. Puis,
toujours avec ses cinq Spartoi, il remonte le vallon avant de
grimper sur la colline où la vache aux flancs marqués d’une lune
s’est arrêtée et où un jour sa cité se dressera.
CHAPITRE 7

UNE VILLE
À BÂTIR

« Ne t’inquiète pas à propos d’Arès… a dit Athéna. Tu ne crains


rien, tu es sous ma protection… »
Mais Arès ne l’entend pas de la même manière. Il est furieux.
Absolument furieux. On a tué son serpent ! Un serpent auquel il
était très attaché. Il réclame vengeance, ou au moins un
dédommagement ! Il insiste tellement que Zeus est obligé de
trancher.
– Tu as raison, lui accorde-t-il avec un soupir. Cadmos a tué ce
serpent qui gardait ta source. Pour cela, il devra te servir pendant
une Grande Année. Après, il sera libre.
Chez les hommes, une Grande Année représente huit ans.
Alors, pendant huit ans, Cadmos sert Arès, comme Zeus le lui a
ordonné. Au dernier jour de la huitième année, le voilà libre !
Athéna ne l’a pas oublié. Elle lui offre un cadeau : la Béotie,
cette belle région où la vache aux flancs marqués d’une lune l’a
entraîné.
Sur la colline où Cadmos a décidé de bâtir sa cité, les Spartoi,
les Hommes Semés, l’ont fidèlement attendu. À présent que
Cadmos est libre, tout peut commencer. Pierre après pierre, les
murailles de la cité s’élèvent, et celles du palais royal, et les
temples où les dieux seront honorés, et les maisons des habitants
qui vivront ici.
Puis la ville reçoit son nom : elle s’appellera Cadmée, en
l’honneur de Cadmos, son fondateur.
Athéna a toujours gardé un œil sur celui à qui elle a confié le
secret des Hommes Semés. Lorsque la cité de Cadmos est
achevée, elle lui rend visite et lui dit :
– Te voilà roi à présent. Et à tout roi, il faut une reine. Tu devrais
te marier.
– Me marier ? répète Cadmos. Mais avec qui ?
– Laisse-moi faire, réplique la déesse. J’ai mon idée…
Cadmos est un peu inquiet. Que va donc inventer Athéna ? Il
ne tarde pas à le savoir. Quelques jours plus tard, la déesse lui
annonce :
– Elle s’appelle Harmonie.
Cadmos se dit que c’est un joli nom, doux, et qui respire la
paix. Il revient néanmoins sur ce jugement lorsque Athéna
enchaîne :
– C’est la fille d’Arès.
Arès est le dieu de la guerre… Comment espérer que sa fille soit
douce et paisible ? Et puis il y a autre chose…
– Arès ne donnera jamais son accord, dit Cadmos. J’ai tué son
serpent, j’ai été son esclave et…
– Justement, l’interrompt Athéna. Durant ces huit années, tu as
payé ton crime. Tu ne dois plus rien à Arès, vous êtes quittes.
Quant au caractère d’Harmonie, ajoute-t-elle, ne t’inquiète pas. Sa
mère est Aphrodite, la déesse de l’amour et de la beauté, et elle lui
ressemble. De toute façon, c’est Zeus qui a décidé ce mariage…
Cadmos n’a plus rien à ajouter. Si Zeus a décidé, inutile de
discuter ! Et après tout, si Harmonie est aussi jolie qu’Athéna le
prétend, il aurait tort de refuser !
Cette fois, Athéna a eu raison de dire à Cadmos de ne pas
s’inquiéter. Non seulement Arès donne son consentement à ce
mariage, mais en plus il est décidé que les dieux de l’Olympe y
assisteront.

À Cadmée, on prépare le mariage de Cadmos et d’Harmonie.


Des trônes d’or sont installés dans la grande salle du palais. Ils
sont destinés aux dieux qui ont promis de descendre de l’Olympe.
Un formidable festin est organisé, et tous les Cadméens revêtent
des habits de fête.
La veille du grand jour, Cadmos grimpe sur les murs de sa cité.
À ses pieds s’étend la Béotie, la région qui est désormais la
sienne. Comme elle est belle ! Et douce, et riche, et paisible.
Il songe à l’enchaînement de circonstances qui l’a conduit
jusqu’ici.
Il y a eu l’enlèvement d’Europe par cet étrange taureau blanc
capable de galoper sur la mer. Et puis la décision de leur père de
les envoyer, ses frères et lui, à la recherche d’Europe. C’est alors
qu’Agénor a eu cette phrase irrévocable : « Ne revenez pas ici
avant d’avoir trouvé votre sœur. »
Depuis, lui, Cadmos, a bâti une ville, et à présent il va épouser
la fille d’un dieu et d’une déesse !
Un sourire se dessine sur ses lèvres. Si son père avait
connaissance de tout cela, serait-il fier de lui ?
Son sourire s’éteint.
Non, sans doute pas, puisqu’il n’a pas su retrouver Europe…
Le jour du mariage, les dieux tiennent parole. Ils quittent
l’Olympe et viennent à Cadmée.
Harmonie est aussi belle et douce que Cadmos l’a espéré.
Alors qu’elle se tient debout à côté de son époux, les dieux et
les déesses défilent devant elle. Chacun lui a apporté un cadeau.
– J’ai fabriqué cette lyre pour toi, commence Hermès en
mettant dans ses mains un magnifique instrument taillé dans le
bois le plus fin.
– Moi, dit Déméter, je te promets de belles récoltes de blé. Je
m’occuperai personnellement de tes champs. Ni ton peuple, ni ton
époux, ni toi ne manquerez de nourriture. J’y veillerai. La Béotie
pourra toujours nourrir ceux qui y vivent.
Athéna est la dernière à offrir son présent. Elle passe autour du
cou d’Harmonie un collier d’or et explique :
– Ce collier est l’œuvre d’Héphaïstos. Lui seul est capable de
fabriquer un bijou aussi beau. Il t’apportera le bonheur…
Un peu à l’écart, Zeus suit la scène du regard, un léger sourire
aux lèvres. Cadmos surprend ce sourire et une étrange émotion
s’empare de lui. Ses yeux passent du collier au visage de Zeus
dont le sourire s’élargit. Cadmos s’interroge. Quel est le secret de
ce collier ? Pourquoi Zeus semble-t-il le connaître ? Et pourquoi
lui-même est-il ému et troublé en le voyant scintiller autour du
cou de son épouse ?
Zeus est le seul à connaître les réponses à ces questions.
Autrefois, lorsqu’il est tombé amoureux d’Europe, il lui a offert ce
bijou. Ce même bijou qui se trouve à présent autour du cou de
l’épouse de Cadmos ! Mais jamais il ne l’avouera à Cadmos, et
encore moins à Harmonie.
Durant tout le jour, Cadmos, Harmonie, les dieux et les déesses
de l’Olympe et le peuple de Cadmée festoient. On mange, on boit,
on chante et on danse. Les Muses sont venues elles aussi. Elles
jouent de la flûte tandis qu’Apollon les accompagne de sa lyre.
Les autres dieux les acclament et tous ceux qui sont présents
poussent des cris de joie.
Le soir descend sur la Béotie et sur la ville de Cadmée, et la
fête continue sous les étoiles.
Beaucoup plus tard, alors que Cadmos contemple longuement
le ciel nocturne, ses pensées dérivent à nouveau vers Sidon, sa
ville natale, et vers Europe. Il ne saura jamais ce qui est arrivé à sa
sœur. Et pourtant… ils sont au moins deux, dans l’assistance, qui
pourraient le lui apprendre.
Hermès se souvient de la demande de Zeus : « Débrouille-toi
pour que ce troupeau descende sur le rivage, dans cette prairie où
jouent ces jeunes filles… »
Zeus, quant à lui, n’oubliera jamais la beauté et la grâce
d’Europe, ni son rire frais et joyeux alors qu’elle tressait des
guirlandes de fleurs destinées au merveilleux taureau. Aujourd’hui
encore, il ressent l’émotion qui était la sienne tandis qu’il traversait
la mer, sous la forme du taureau, avec la jeune fille sur son dos,
agrippée à ses cornes, ses voiles flottant dans le vent.
Ce jour-là, Zeus a conduit Europe dans une île lointaine, la
Crète, là où lui-même a grandi. Europe et lui se sont unis et trois
enfants sont nés de leur union. Trois enfants promis à une grande
histoire, mais cela, Cadmos l’ignorera toujours.
POUR EN SAVOIR PLUS SUR
L’HISTOIRE D’EUROPE

L’histoire d’Europe appartient à la mythologie grecque. On


connaît la mythologie grâce à des textes, des monuments,
des statues, des vases et toutes sortes d’objets que l’on a
retrouvés. Est-ce que cela signifie que l’histoire d’Europe
est une histoire vraie ? Pas si simple…

Comment connaît-on l’histoire


d’Europe ?
En partie grâce à des textes.
Ces textes ont été écrits par des auteurs qui ont vécu il y a
très longtemps, comme Hygin, Ovide, ou encore
Apollodore. On connaît aussi cette histoire grâce aux
peintures des vases grecs ou aux mosaïques qui montrent,
par exemple, l’enlèvement d’Europe par Zeus ou le combat
de Cadmos contre le serpent.

Qui est Hygin ?


Un auteur latin.
er
Il a vécu au milieu du I siècle avant J.-C. Dans ses Fables,
il relate le combat de Cadmos contre le serpent.

Qui est Ovide ?


Un auteur latin.
er
Il a vécu à la fin du I siècle avant J.-C. et au début du
er
I siècle après J.-C. Dans Les Métamorphoses, il rapporte
comment Zeus a enlevé Europe et comment Cadmos a
suivi la vache.

Qui est Apollodore ?


On ne sait pas vraiment !
e
On sait qu’un Apollodore d’Athènes a vécu au II siècle
avant J.-C. Longtemps, on a pensé qu’il était l’auteur de
Bibliothèque, qui regroupe de nombreuses histoires de la
mythologie grecque. Mais aujourd’hui, on pense que les
textes de Bibliothèque ont plutôt été écrits entre le Ier et le
e
III siècle après J.-C. par un inconnu à qui on a donné le

nom de « Pseudo-Apollodore ». L’un des textes de


Bibliothèque raconte plusieurs épisodes de l’histoire
d’Europe et de Cadmos.

Qui est Europe ?


La fille d’Agénor, le roi de Sidon, en Phénicie, et de son
épouse, Téléphassa.
On raconte qu’une nuit Europe a fait un rêve : deux parties
du monde se combattaient à son sujet. L’une était l’Asie,
l’autre la terre située en vis-à-vis. Cette dernière réclamait
la fille du roi comme si elle était sa propre fille ! C’est ainsi
qu’Europe a donné son nom à notre continent.

Qui sont les enfants de Zeus et Europe ?


Minos, Sarpédon et Rhadamante.
Plus tard, Astérius, le roi de Crète, épousera Europe et
adoptera ses fils. Minos deviendra roi de Crète. Il épousera
Pasiphaé, qui donnera naissance au Minotaure, un être
monstrueux pourvu d’un corps humain et d’une tête de
taureau.

Où se trouve Sidon ?
Dans l’actuel Liban.
Voici très longtemps, cette terre, située sur la côte orientale
de la mer Méditerranée, s’appelait la Phénicie. Les
Phéniciens étaient des marins audacieux et de grands
commerçants. Ils naviguaient dans tout le monde
méditerranéen pour exporter leurs produits, comme le bois
de cèdre. Vers 1000 avant J.-C., ils inventèrent un alphabet
que les Grecs adoptèrent en lui apportant quelques
modifications. C’est de là que vient l’alphabet que nous
utilisons aujourd’hui.

Qu’est-il arrivé aux frères de Cadmos ?


Chacun a connu un destin différent.
Phénix finit par s’établir en Phénicie. Cilix donna son nom
à la Cilicie, une région située au bord de la mer
Méditerranée, au sud de l’actuelle Turquie.

La ville de Cadmée existe-t-elle ?


Oui.
Baptisée Cadmée du nom de son fondateur, la cité
s’appellera plus tard Thèbes. Cadmée s’était en effet
agrandie au fil du temps jusqu’à devenir la citadelle de
Thèbes, située un peu plus bas sur la colline. Les maîtres
de Cadmée décidèrent alors d’intégrer la citadelle à la
ville, et donnèrent à l’ensemble le nom de Thèbes en
l’honneur de Thébé, une de leurs parentes.

Que sont devenus Cadmos


et Harmonie ?
Ils eurent plusieurs enfants.
Après de nombreuses années de règne, Cadmos et
Harmonie quittèrent Cadmée et se rendirent en Illyrie, un
royaume situé dans l’actuelle Albanie. Plus tard, ils furent
tous deux transformés en serpents, sans doute par Arès,
qui n’avait jamais vraiment pardonné à Cadmos la mort
de son serpent.
L’AUTRICE - HÉLÈNE MONTARDRE

« La Grèce est un pays magique. Chaque lieu porte le souvenir


d’un dieu, d’une déesse, d’un héros et raconte une histoire. Ce
sont les histoires de la mythologie. On me les a racontées, je les
ai lues et relues. J’ai parcouru la Grèce pour les retrouver. Puis j’ai
à mon tour écrit les aventures de ces héros partis explorer le
monde, et qui sont toujours dans nos mémoires. »

Hélène Montardre est écrivaine. Elle a publié une centaine de


livres, dont, aux éditions Nathan, tous les romans des collections «
Petites histoires de la mythologie » et « Petites histoires de
l’Histoire ».

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