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Une vielle femme et une jeune fille vivaient sur l’île de la Tortue. Un jour que la jeunette était allée se
baigner dans la mer, tandis qu’elle nageait, un rayon de soleil frôla ses épaules et l’enlaça tendrement.
Quand elle sortit de l’eau son ventre était rebondi, elle s’accroupit au pied d’un arbre et mit au monde un
bébé. Après l’avoir présenté au ciel et à la terre, elle prononça le nom qu’elle lui avait choisi : Fils de
l’Océan. Elle baisa sont front, se tourna vers l’aïeule, lui remit l'enfant et dit :
-Grand-mère, je dois partir, prend bien soin de mon petit.
-Tu peux me le confier, dit la vielle, je m’occuperai bien de lui.
Les yeux de la mère se teintèrent de gratitude puis elle entra dans l’eau avec grâce. Après quelques brasses
et dans un léger clapotis, un rayon la souleva et l’emporta dans le soleil.
Fils de l’Océan était un drôle de petit d’homme. Le premier soir, les yeux pétillants, il vit briller mille étoiles
et s’interrogea sur le Grand Mystère. Dans la journée, il avait goûté au vol des colibris, à la majesté des
séquoias et à la danse des feuilles. Il avait saisi ce que les yeux ne peuvent voir. Le deuxième jour, il goûta
aux chants, aux gazouillis d’oiseaux et bourdonnements d’abeilles, aux mouvements des vagues. Il devina la
musique cachée derrière toutes les voix du monde. Le troisième jour, et à la stupéfaction de sa grand-mère,
il se mit à parler comme un homme.
-Grand-mère, demain tu me poseras par terre pour que je marche et je nage.
La vielle sourit et, faisant mine de le croire, elle approuva. Le quatrième jour elle fit ce qu’elle avait promis
et s’émerveilla : Fils de l’Océan se tint debout et partit d’un pas décidé vers la plage. Il nagea. Le cinquième
jour, il avait tant grandi qu’il courrait après les porcs-épics et s’amusait avec les dauphins. Le sixième, il
escalada une montagne et plongea dans un gouffre. Le septième, il fut un homme. Alors la grand-mère
confia qu’elle était bien fatiguée, qu’elle allait se reposer. Elle s’allongea sur le sol et ferma les yeux en
murmurant :
Je deviens terre et mes cheveux des herbes.
Mon ventre, une colline
Mon dos se fait Rocher et mes bras rivières.
Je deviens mer, mes mains et mes pieds, nageoires.
Je vais avec les baleines et le Grand Mystère
Pour toujours avec toi.
Fils de l’Océan devint le premier conteur de l’île de la Tortue. Et, depuis ce jour-là, tous les bavards d’ici-
bas Font comme le premier d’entre eux. Ils reçoivent la parole d’un frère qu’ils entendent en eux-mêmes et
prêtent leur corps à cette fête. Leurs cheveux sont de l’herbe, leurs ventres collines, leurs bras rivières. Ils
deviennent mer et ciel, leurs mains et leurs pieds se changent en nageoires et ils vont avec les grandes
baleines. Enfants de la mer et frères de l’orque et du loup, ils transportent l’océan, la terre et le ciel dans
leur précieux langage.