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Les disciples

de
(
Zarathoustra
Un dieu prééminent, Ahura Mazdâ, un dieu secondaire, Angra
Manyu, un prophète, Zarathoustra, une pensée de la bonne vie ...
Entre le vie siècle avant notre ère et le VIf siècle après,
le mazdéisme a été la première religion des Perses.
Entretien avec Clarisse Herrenschmidt

LES COLLECTIONS DE I:HISTOIRE N"42


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Le disqu e solaire
ailé est le symbole
d'Ahura Mazdâ,
ladivinité qui
a mis en branle
l'activité
du cosmos.
Ci-contre: détail
d'un relief en
cérami9ue
émailleedu
vf siècle av. J.-C.

e mazdéisme* constitue une religion anti- est absolument supérieur à Angra Manyu car il est

L que, polythéiste, toujours vivante. Ses origi-


nes historiques restent et resteront obscures,
malgré les progrès réalisés par les iranistes dans
hors du temps et mazdâ, <<sage, tout intelligent''·
Le mazdéisme a une pensée du temps clos qui
suppose que l'histoire du monde est comprise à l'in-
les vingt dernières années. Son avenir n'est pas dos térieur de trois périodes de trois mille ans : elle
car les communautés mazdéennes, en Amérique, s'étend sur neuf mille ans. Au cours de la première
et en particulier en Californie, sont bien vivantes. période, le monde est mis en ma rche et Ahura
Le mazdéisme, attesté au v1• siècle avant notre ère, Mazdâ assomme le dieu du mal par la prière : pen-
a été la première religion des Perses*. Culte officiel dant trois mille ans, le monde existe sans vieillisse-
à la période achéménide*, il est resté majoritaire ment, sans mort ; !~vesta dit : <<Le père et lefils mar-
jusqu'à la conquête arabo-musulmane, au vu• siècle. chaient la main dans la main, ayant tous les deux
Le dieu principal des mazdéens était Ahura l'âge de quinze ans. ,,
Mazdâ, dont on peut traduire le nom par << le sei- Cette période prend fin
gneur-être sage ». Lui rendre hommage impliquait
.Un dualisme quand le mal se réveille : pen-
que l'on s'oppose aux forces des ténèbres, de la positif: dant les trois mille ans qui sui-
mort, représentées par les démons et par un dieu les forces vent, il investit le monde ; les
du mal, Angra Manyu, << l'agent du mal-penser ''· devie sont corps vivants, humains, ani-
Ahura Mazdâ, incréé, auto-engendré, à la fois mâle victorieuses maux, minéraux, végétaux,
et femelle, a mis en branle l'activité du cosmos. Il par sont marqués par le mélange,
s'agit d'une instauration plutôt que d'une création : le dépérissement, la mort. A la
la place des étoiles, le chemin suivi par le soleil, définition fin de ces trois mille ans naît
la succession des générations, une sorte de bon Zarathoustra* qui trouve le
ordre de marche, auquel il a fallu donner l'impul- moyen d'avoir accès à Ahura Mazdâ. Alors com-
sion initiale. Aux temps antiques, on pensait que mence la période de l'histoire, conflit entre la bonne
le corps d'Ahura Mazdâ était le ciel diurne, sa bou- et la mauvaise création. Les Iranie ns mazdéens y
che, qui était aussi son oreille, le feu du culte : c'est figurent les soldats du juste combat.
par lui qu'il pa rlait aux hommes et entendait leurs
paroles. UNE REUGION DU FEU
Ahura Mazdâ s'accompagnait d'entités divines Le culte se déroulait en face du feu. Le feu est
figurant des personnifications du rituel, de l'atti- là, et sa présence est très symbolique : les hommes
tude sacrificielle ou des bénéfices du culte : Ordre en ont besoin pour vivre et d'autre part il repré-
cosmique et rituel, Bonne Pensée, Déférence, sente le feu absolu, la lumière céleste. Grâce à
Emprise, Santé et Immortalité. Le mazdéisme lui se fait le contact entre le monde humain et le
L'AUTEUR
connaissait aussi des dieux personnels, dont les monde divin : il convoie les paroles des hommes Clarisse
plus connus sont Mithra, le dieu du contrat et de la vers Ahura Mazdâ, et montre le chemin que suivra Herrenschmidt
justice, associé au soleil parce que dans beaucoup l'âme du mazdéen pour atteindre le paradis, après est spécialiste
de civilisations anciennes la justice c'est la lumière de la civilisation
la mort. Devant le feu se pratiquaient des sacrifices. iranienne
qui ne laisse pas d'ombre, et Anahitâ, déesse des Cependant, ce que l'homme sacrifie, ce n'est pas a ncienne.
eaux et des rois ; et puis le dieu du vent, celui de la seulement un animal, des plantes, de l'eau, mais Linguiste et
sémiologue,
victoire, la déesse de la part ou, si vous préférez, du c'est aussi sa pa role, qui est« rendue sacrée "· elle travaille
destin ... Bref, le mazdéisme est un polythéisme. Ce que nous connaissons des textes sacrés est aussi sur l'histoire
Mais le mazdéisme est un dualisme positif dans contenu dans !~vesta (cf p. 39). Zarathoustra est et l'a nthropologie
des écritures.
sa mythologie : les forces de vie et du bien sont vic- l'acteur principal de ses éléments les plus anciens. Elle a nota mment
torieuses par définition. Angra Manyu préexiste On y apprend qu'il a compris, grâce à son intelli- r.ubliéLes Trois
au temps, comme Ahura Mazdâ. L'erreur, la confu- Ecritures. Langue,
gence supérieure, comment l'homme pouvait avoir nombre, code
sion et le mensonge constituent Angra Manyu et accès à Ahura Mazdâ. Zarathoustra sait comment (Gallimard,
les démons ; leur caractéristique, c'est d'être pleins il faut lui rendre culte, et aussi comment il faut lui 2007).
de mort. Si Ahura Mazdâ a mis en marche le cos- parler, comment il faut penser le monde. Ce t entretie n est
une version revue
mos, c'est justement pour mettre en échec Angra Son nom signifie littéralement << Qui a de vieux et abrégée de
Manyu, l'enfermer dans le temps. Il savait que les chameaux''· On a longtemps pensé - en particu- «Zarathoustra
et la religion des
forces du mal essaieraient de prendre le pouvoir lier Nietzsche - que ce nom signifiait l'« étoile d'or "• Perses "• L'Histoire
dans sa création et qu'à la fin elles perdraient. Il inte rprétation monstrueuse fondée sur la forme n• 230, pp. 68-72.

LES COLLECTIONS DE I.:HIST OIRE N"4 2


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grecque : Zoroastrès ; on a lu «étoile >> dans astêr et
dans le segment zoro le nom iranien de l'« or " ! En
Zarathoustra fait, c'est un nom dépréciatif, qui a pour fonction
d'éloigner l'envie des démons ; il y en a d'autres,
a-t-il existé ? comme « qui a des chevaux desséchés ''· Évidem-
ment, on peut se dema nder si Nietzsche aurait écrit
l n'existe pas de preuve historique de l'existence de Zarathous- Ainsi parlait Zarathoustra s'il avait su ce que ce nom
Iarchéologique,
tra, de Lao Tseu, d'Abraham ou de Moïse : aucune recherche
nulle découverte épigraphique n'a fourni le moin-
signifiait ! Nietzsche a vu dans Zarathoustra une
figure antithétique à celle de Socrate et opéré un
dre indice sur les lieux et dates de la naissance, de la vie et de la détournement : philologues et savants disaient que
mort de ces quatre personnalités réputées fondatrices ou réforma- Zarathoustra avait inventé la morale, Nietzsche en
trices de religions aussi importantes que le mazdéisme, le taoïsme a fait le penseur de la vie, l'amoraliste. Mais Zara-
ou le judaïsme. Doit-on pour autant en faire des héros de légende thoustra avait déjà fasciné les Grecs qui en avaient
relevant plus du mythe que de l'histoire ? entendu parler au plus tard au V" siècle av. J.-C. ; la
Zarathoustra souffre de l'hellénisation de son nom (Zoroas- mention la plus ancienne est celle du Premier Alci-
tre) par les auteurs grecs et de la déformation de sa doctrine par biade de Platon.
Nietzsche dans Ainsi parlait Zarathoustra (1883-1885), un essai Le mazdéisme est la religion de la bonne vie :
aussi beau que faux: commentun prophète iranien pourrait-il être le célibat et l'ascèse y figurent l'horreur. Hérodote
perçu comme un philosophe grec ou un antéchrist surhomme ? raconte que les Perses étaient très adonnés au vin,
Les dates proposées pour sa naissance, variant du Xl~ au VI" siècle ce qui est sûrement exact -le roi, quand il avait pris
av. J.-C., sont incertaines. Ses origines géographiques, peut-être une décision à jeun, se soû-
le nord-est de l'Empire iranien, vagues. Pire, les recueils les plus lait pour vérifier qu'il restait
anciens de Mvesta et des Gâthâs attribués à Zarathoustra datent A travers du même avis en étant ivre.
du me ou IV" siècle ap. J.-C. ll serait donc possible aux sceptiques ldbeàuté, Les Iraniens anciens avajent
d'en faire des textes apocryphes empruntant à diverses traditions les Perses le goût de l'apparat et de la
religieuses, juives et chrétiennes. Mais jusqu'à la découverte des rendaient beauté, à travers lesquels ils
manuscrits de Qumran (1947), les plus anciens textes complets rendaient hommage à l'ordre
de la Bible hébraïque dataient du xl" siècle après J.-C. et les sour- hommage de la création d'Ahura Mazdâ.
ces écrites du judaïsme et du zoroastrisme posent des problèmes àA[wra Quel choc cela a signifié, pour
chronologiques impossibles à résoudre dans l'état actuel de nos Mazdâ les Romains, de voir les Par-
connaissances. thes venir au combat couverts
Mieux vaut donc voir en Zarathoustra, comme en Abraham ou de bijoux ! Le mazdéisme est
Moïse, non une personne historiquement connue, mais un per- une pensée admirable, mais qui manque, quand on
sonnage religieusement reconnu. Ni simple fruit de l'imagination fréquente les textes, de légèreté ...
ni vrai auteur d'une compilation, lui et ses disciples auraient ins-
piré une réforme de la religion iranienne et influencé l'évolution REDÉCOUVERTE AU XVIIe SIÈCLE
de la religion juive. En raisonnant par l'absurde, on pourrait mon- Et le rire? Pline rapporte que Zarathoustra a ri à
trer que l'inexistence de Zarathoustra poserait autant de problè- sa naissance, ce qui est connu des textes mazdéens.
mes que son existence pour la compréhension des théologies du Mais ce n'est pas de la gaieté. Zarathoustra a ri
Proche-Orient antique. Les anges, le Jugement des morts, l'Es- parce qu'il a compris la cosmologie et su que vien-
prit Saint, issus probablement de la tradition zoroastrienne, ont drait la fin du temps. Il a su qu'il était né non pour
( enrichi la réflexion et la dévotion des prédicateurs monothéis- mourir, mais pour être éternel. C'est le seul point
tes. La religion bahaïe ne s'y trompe pas puisqu'elle considère le de rencontre entre l'« homr11e aux vieux chameaux"
zoroastrisme comme l'une des religions « révélées » au même titre et le Zarathoustra de Nietzsche : ils pratiquaient le
que le judaïsme, le christianisme et l'islam. rire philosophique.
Odon Vallet Après la conquête arabo-musulmane, en 651,
Docteur en droit et en science des religions certains Ira niens sont restés mazdéens : les zar-
douchtis, principalement dans les provinces de
Yazd et de Kerman (en bordure du désert central).
Le sud-est de l'Iran entretenait depuis mujours des
relations commercia les avec l'ouest de l'Inde, la
région de Bombay. C'est là, dans leurs comptoirs
en somme, que se sont rendus les mazdéens fuyant
l'Iran* au XC siècle. Ils ont abandonné leur langue
et certains usages, comme le mariage incestueux,
mais pas leur religion, et ont fondé les communau-
tés parsies··\ C'est au xvn<siècle que la religion des
anciens Iraniens a été redécouverte par les Euro-
péens, quand ils ont voyagé en Iran et en Inde pour
faire du commerce ou de la diplomatie : ils avaient
lu les historiens grecs, Strabon et surtout Plutar-
que, ils avaient lu des choses sur les adorateurs du
feu de l'Antiquité iranienne et ont su reconnaître
leurs descendants en Iran et en Inde_
Pour le xvm• siècle, il faut citer la figure d'An-
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"'

mér et Au moment de la conquête arabo-musulmane, au VIf siècle, des


; .. ! En
~ct ion Mazdéens ontfui l'Iran vers l'Inde etfondé les communautés parsies
!!utres,
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~raient
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evie :
rodote
ru vin,
tit pris Un ancien village
e soû- mazdéen en Iran.
rest Aufond, sur
le promontoire,
• ivre. une «tourdu
laient silence" dans
laquelle étaient
de la déposés les corps
els ils des morts.
:ordre
!azdâ. quetil-Duperron. C'est un des personnages les plus ~AVEST~TEXTESACRÉ
• pour admirables de l'histoire intellectuelle française .
s Par- Un aventurier, et pas seulement de l'esprit. Il étu- L'Avesta est un recueil de textes sacrés du
..rverts dia, en plus du grec et du latin, l'hébreu, l'arabe et mazdéisme, exprimé dans une langue
ne est le persan. Il partit à pied en 1755, à 24 ans, pour iranienne ancienne, l'avestique. Le recueil
.nd on connaître l'homme, l'origine des langues et les entier a été couché par écrit au vf-VIf siècle,
textes de Zoroastre. En Inde, Anquetil-Duperron mais a disparu lors de la conquête arabo-
entra en contact avec des parsis à Su rat, en particu- musulmane. Il n'est resté que son résumé
lier avec le dastur Darâb, prêtre et savant qui l'ini- qui comprend comme livres principaux:
i arià tia à la tradition mazdéenne. Dastur Darâb expli- le Sacrifice, où sont inclus les Gâthâs, les
!~ens. qua à Anquetil-Duperron des textes tardifs, écrits Hymnes, la Loi de séparation d'avec les
a a ri en moyen-perse, langue de la basse Antiquité ira-
vien- nienne. Ces textes étaient eux-mêmes des com-
démons. !:Avestafut introduit en Europe
! pour mentaires de l'Avesta, rédigé dans une la ngue à par Anquetil-Duperron auxvrif siècle.
point· laquelle plus personne n'avait accès ...
!i!Œ Tout ceci a eu un retentissement gigantesque en langue beaucoup plus archaïque que le reste. Il
lent le France. Anquetil-Duperron a remis les manuscrits affirma : «Ces textes-là sont ceux de Zarathoustra ! "
qu'il avait achetés à Surat à la bibliothèque du roi, - coup de force philologique. Haug partit en Inde
1651, devenue plus ta rd la Bibliothèque nationale : ils y à la suite de cette découverte et devint le maître à
s zar- sont encore. Il a publié plusieurs recueils et trois gros penser des parsis. Il a joué auprès d'eux le rôle d'un
es de volumes synthétiques qu'il a intitulés Zend Avesta, réformateur religieux, les convainquant de revenir
1tral). ouvrage de Zoroastre. C'est à la fois une traduction, à la véritable religion de Zarathoustra, telle qu'il
rs des un commentaire et une description du rituel. Son l'avait trouvée dans les Gâthâs ! Pour bon nombre
de, la livre a déclenché ce qu'on appelle la « querelle de de parsis, ce fut tragique. D'un jour à l'autre, les
!l(Oirs l'Avesta ». Un savant anglais, William Jones, écri- croyants ont perdu leurs repères . ..
uyant vit un texte très virulent contre Anquetil, affirmant De nos jours, des traits de civilisation
rngue que soit Zoroastre n'avait pas le sens commun, soit mazdéenne continuent d'influencer la menta lité
ueux, il n'avait pas écrit les textes qu'Anquetil-Duperron iranienne. La fête du Nouvel An - qu'au début des
mau- lui attribuait. Libelle des plus méchants. Volta ire et années 1980 la République islamique avait inter-
o des Diderot lui ont emboîté le pas. Heureusement, des dite et qui est remise à l'honneur national depuis
Euro- savants a llemands ont pris sa défense. Vingt ans quelques années - est d'origine mazdéenne. Celle
•pour plus tard, William Jones reconnut son erreur. du Mercredi-Rouge, davantage encore : c'est une
>aient C'est Martin Haug, un Allemand, formé, au fête du feu et de la femme, qui se tenait dans les
lutar- milieu du x1xc siècle, à la théologie protestante et rues du temps du shâh ; les jeunes sautent par-des-
II'S du à la philologie, qui est le véritable fondateur de sus un feu et lui pa rlent, disant : « Je te donne ma
1aître l'iranologie savante moderne ; il repéra que dans couleur jaune, donne-moi ta couleur rouge!,,
l'Avesta on peut isoler un petit corpus de textes Note
dAn- en vers, les Gâthâs," chants,, exprimés dans une (Propos recueillis par Véronique Sales.) *Cf. lexique, p. 94

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