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Flore Quaquin Kayl

MAUVAISE
‘’Il faut entrer en soi-même armé jusqu’aux dents.’’
Paul Valéry

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Première partie J’ai quitté ma famille. Je suis partie du jour au lendemain. Je suis une
de ces femmes mauvaises qui ont commis ce crime ultime, cette
transgression impensable. Et pourtant, ça m’a sauvé la vie. Je
n’aurais pas pu continuer à vivre comme ça. Quand j’ai franchi le
seuil de la porte de notre maison, j’ai seulement ressenti une joie
intense et libératoire, une joie que je n’avais pas ressentie depuis
des années, depuis la naissance des enfants sûrement, depuis ma
rencontre avec Nicolas peut-être si je suis honnête avec moi-même,
certainement même depuis avant cela. Et si ça remontait à l’époque
où j’ai commencé mon premier boulot ?
J’avais été attirée par les paillettes, par le glamour. Je voulais un peu
de beauté dans ma vie, je voulais des choses qui sentent bon, des
choses qui rendent belles, et des choses qui font du bien à l’âme. J’ai
rejoint une ‘grande famille’ dans les cosmétiques en tant
qu’Assistante de Boutique. J’étais fière, c’était une grande boîte au
sein d’un grand groupe. Il y avait plein d’avantages sociaux, un super
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CE et un plan annuel de participation et d’intéressement. J’accédais J’avais fait un BTS Commerce International à Poitiers. J’étais bonne
au graal du jeune adulte : le CDI stable dans une boîte qui investit sur en langues et je voulais voyager. Je voulais gagner ma vie rapidement
ses jeunes, un vrai job intéressant et bien payé dans ma petite ville et bien, je voulais le confort et les sacs à main de marque, l’électricité
de province. C’était mon ambition à ce moment-là et je allumée dans toutes les pièces de mon F2 et le chauffage à fond en
l’accomplissais, je me construisais une belle première expérience sur hiver. Je voulais les économies à la banque en cas de coups durs, les
mon CV, c’était facilement revendable. Je me suis éloignée de mes restaurants du centre-ville et les vacances en avion. Je voulais tout
rêves d’adolescente, de mon intransigeance envers le capitalisme et et je pouvais l’obtenir facilement si je jouais selon les règles du jeu
l’hypocrisie des adultes ; je gagnais enfin mon indépendance et le jeu de la société. Je croyais que je serais plus forte que les autres, que
en valait la chandelle. j’arriverais à ne pas rentrer dans le moule, à ne pas me perdre en
chemin. Je voulais rester authentique et conserver coûte que coûte
J’y ai été bien pendant longtemps : j’avais vite trouvé ma place dans
mon identité créatrice. Être actrice de ma vie. Ne pas devenir
l’équipe, j’ai été promue Responsable de Boutique au bout de 5 ans.
cynique. Garder l’envie de connaitre les autres. J’ai eu tort. Ce travail
Et puis mon énergie s’est émoussée au gré des changements de
me pompait mon énergie à petit feu.
management et d’orientations stratégiques. Tous les 6 mois, on
restructurait. Et puis sans arrêt je recevais des targets commerciales Nicolas et moi, nous sommes de Poitiers. Quand on s’est rencontrés,
pour soutenir le dernier lancement d’une des grandes marques, Dior on s’est reconnus en quelque sorte. On avait 22 ans. C’était au
ou Chanel, ou une marque vendue en exclusivité dans notre réseau, restaurant La Serrurerie, des amis communs nous avaient présentés.
ou encore un partenariat avec Puig pour pousser les ventes du Nicolas était très beau. C’était un intello aux traits fins et aux
dernier lancement Valentino, eau de parfum vraiment très intense cheveux déjà clairsemés, avec une petite barbe mal rasée. Il allait à
cette fois-ci. Il y avait toujours un énième incentive pour lequel il la fac, il voulait être prof d’Anglais. Moi j’avais fini mon BTS et je
allait falloir motiver l’équipe de vente. L’équipe, il y avait deux-trois bossais déjà. Je le considérais comme tellement au-dessus de moi, il
filles fiables et régulières, mais tellement de turnover, des nouveaux était plus cultivé, plus analytique, plus ouvert sur le monde. Je l’ai
employés à former sans cesse, l’un après l’autre, les CDI, les CDD, les aimé très rapidement et très profondément. Nous étions Chris et
stagiaires envoyés par le siège, les intérimaires. Comment on utilise Nico, Nico et Chris. Nous nous complétions : je lui amenais ce petit
la caisse, comment on refait le visual merchandising sur les étagères, souffle de légèreté qui lui manquait. Nous nous retrouvions surtout
en pyramide s’il te plait, je te l’ai déjà dit, et qui a reçu la livraison dans notre goût des voyages. Nous partions dès que possible en Asie,
Guerlain ? Caro, ils ont livré les 3 testeurs de la Petite Robe Noire ? en Afrique, au Moyen-Orient. Nous sommes retournés plusieurs fois
Mon job était devenu routinier et alimentaire. J’aurais pu le faire en au Cambodge. On s’y détendait immédiatement dès qu’on sortait de
dormant et je n’avais plus envie de me réveiller le matin.

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l’aéroport et qu’on sentait sur notre peau la moiteur de l’air tropical les histoires, j’apprends à cuisiner, je donne les bains et je vérifie la
de l’Asie du Sud-Est. bonne température. Je fais attention. Je donne ma vigilance de
chaque instant, mes sursauts face à la porte chaude d’un four, je
Quand les enfants sont nés 6 ans plus tard, mes deux beaux jumeaux,
bondis quand deux petits doigts s’égarent vers une porte-fenêtre
nous avons arrêté de voyager et mon cœur déjà maigrichon s’est
coulissante, j’ai peur la nuit quand je touche leurs fronts et qu’ils
recroquevillé. Ils me demandaient tellement d’amour. A chaque cri,
sont bouillants. Je m’inquiète, je patiente, je m’angoisse. Je suis la
à chaque colère, à chaque pleur la nuit, mon amour pour eux
tour de contrôle de la famille. Je donne tout de moi. En échange, je
s’effritait. Un petit morceau infime se détachait, comme un petit
reçois des sourires, des souvenirs, des petits moments-bonheurs
caillou qui rebondit sur les parois de la montagne. J’ai été une bonne
fugaces qui durent parfois quelques secondes seulement et qui ne
maman, je crois. Aimante, câline, présente sur tous les fronts :
font pas le poids. Ma boite de conserve se vidait chaque jour un peu
sécurité-alimentation-propreté-épanouissement-intellectuel. J’ai
plus. Les moments doux étaient trop rares, et quand les enfants
été une super-maman même. Et puis un jour ça a cassé. Mon cœur
grandirent les engueulades, les remontrances, la discipline qu’il faut
était sec.
instaurer, les appels au bain, les appels à table, les appels à
Je n’ai jamais visualisé mon cœur comme cet organe qui grossit plus débarrasser, les appels à se brosser les dents, les appels à se coucher,
on a de gens qu’on aime dans sa vie. C’est pourtant ce qui se dit tous les appels gagnaient du terrain. Ils m’usaient, ils rongeaient ce
communément, que plus on a d’enfants, plus notre cœur grossit qui me restait de patience et d’amour.
pour donner de l’amour au nouveau venu, comme si le cœur pouvait
J’avais aimé le bisou du soir, c’était un rituel comme un petit brin de
s’étendre infiniment, grossir et grossir comme un ballon ou pousser
grâce enrobé dans la boue du quotidien. Je le recevais comme une
comme une fleur grimpante et prendre tant de place dans la poitrine
goutte d’eau de pluie pure et fraiche qui tombait dans ma boite en
qu’il écraserait les poumons. Moi je ne perçois pas mon cœur
ferraille vide avec un ploc solitaire, mais qui serait bue goulûment
comme ça. Mon cœur est fini, de taille constante, comme une boite
par mes enfants assoiffés le lendemain matin dès les premières
de conserve dans laquelle on met des petits trésors, des petits mots
minutes du réveil.
doux. Et puis on a des enfants, la boite s’ouvre, on essaie de la
remplir mais elle s’écoule sans arrêt, j’écope, j’écope, j’essaie de Peut-être était-ce parce qu’ils étaient jumeaux, garçon et fille, mais
remettre à l’intérieur ce qui semble vouloir s’épancher leur esprit de compétition était très développé. Tout était sujet à
sournoisement de tous côtés. discussion pour savoir qui devait être le premier : une balade à vélo
virait au drame si l’un des deux enfants était devant l’autre pendant
Je donne mon temps, mes caresses, mes baisers. Je donne mon
l’aller et le retour, ou si, malgré une alternance rigoureuse, l’un des
sommeil. Je donne mes cours de sport auxquels je ne vais plus. Je lis

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deux trajets était plus court que l’autre ; chaque verre de jus de fruits autrefois. Et le pire, c’est que j’avais fait ces choix-là toute seule,
était longuement mesuré et comparé pour s’assurer qu’ils étaient personne ne m’a jamais mis un couteau sous la gorge en me disant :
exactement au même niveau ; c’était jusqu’à qui s’assiérait en « réduis tes horaires de travail ou tes enfants seront malheureux et
premier à l’avant de la baignoire pendant le bain. Hier c’était elle, vont en souffrir à vie ». C’est moi qui me mettais ces idées dans la
c’est à mon tour ! Oui mais hier c’est toi qui as mis les lunettes de tête, qu’il fallait que je leur donne plus, qu’ils avaient de plus en plus
plongeon en premier, alors aujourd’hui c’est à mon tour. besoin de moi en grandissant, que ma présence les aiderait à se
Mamaaaaaan !! Je ne supportais plus leurs cris et leurs chamailleries. développer émotionnellement pour devenir des adultes
Je voulais qu’ils se taisent. Je suis partie sans regret, j’avais donné compatissants et bienveillants. Et eux bien sûr, en bons petits tyrans,
tout ce que je pouvais, je ne voyais pas comment j’aurais pu donner ils ont tout pompé. Tout ce que je donnais, ils le prenaient avant
plus. même que je n’aie le temps de le formuler. « Et si on allait faire un
tour de vélo dehors dans le quartier ? » devenait vite « Maman, tu
Quand je suis partie, Nicolas ne m’attirait plus depuis longtemps. Son
as promis qu’on irait faire du vélo tous les après-midis et les copains
ventre qu’il avait laissé pousser, ses pantalons de jogging, sa passion
du quartier nous attendent, donc tu dois venir nous surveiller et
naissante pour le golf, sa barbe de trois jours qui en avait dix, tout
rester ici pendant une heure. » Au début, on dit oui. C’est mignon à
me repoussait. Je ne voulais plus qu’il me touche. On s’était vraiment
regarder la première fois. La deuxième fois, ça commence à être
aimés mais j’étais devenue son havre de paix, son foyer, son
lourd. Au bout de la dixième fois, je gueule parce que je n’ai plus
compagnon de route. Je représentais toute la chaleur humaine des
envie d’attendre, parce que je voudrais rentrer chez moi, toute
femmes, la tête qui se niche au creux des seins tout doux et bien
seule. Je voudrais juste qu’ils me laissent tranquille et ne plus les
chauds. Mais cet amour-là sans étincelle, sans surprise, ce n’était
entendre. Je voudrais qu’ils soient ailleurs.
plus pour moi. Notre vie m’ennuyait, sa conversation m’ennuyait.
Sauf quand on parlait des enfants bien sûr : toute ma vie tournait
autour d’eux.
**********
Pour eux, j’avais décidé de travailler moins, de lever le pied. J’étais
maintenant en 4/5èmes. Pour eux, je gagnais moins d’argent et je
faisais des gâteaux les mercredis après-midi. J’allais les chercher à la Poitiers est une jolie ville. J’en connais toutes les rues ou presque. J’y
sortie de l’école deux fois par semaine. Pour eux, la femme forte que ai fait toutes mes études, de l’école maternelle au BTS. J’y ai fait mon
j’étais s’était sacrifiée. Elle avait laissé la place à une femme molle, tout premier stage chez la mère de mon amie Géraldine qui
casanière. Je suis devenue celle que je ne voulais jamais devenir possédait une boutique franchisée Etam. J’y ai fait tous mes stages

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en fait, principalement dans des magasins du centre-ville, franchises qui n’étaient plus là dans la boîte en bois et en nacre que j’ai laissé
ou PME familiales, toujours dans des boutiques de vêtements sauf le ouverte sur ma table de chevet, et qu’on avait achetée ensemble
dernier stage qui était chez Yves Rocher. J’ai aimé cet univers de la dans un marché couvert de Chiang Mai en Thaïlande lors d’un de nos
cosmétique, ça sentait bon. Quand j’ai eu mon BTS, j’avais déjà signé roadtrips en Asie, à l’époque où nous étions encore amoureux. J’ai
mon contrat d’embauche dans la parfumerie de la rue Gambetta, à pris sa valise à lui, je ne sais pas pourquoi. Peut-être qu’un jour il la
deux pas de mon magasin précédent. Du coup, je croise toujours reconnaitra sur un tapis roulant dans un aéroport à l’autre bout du
quelqu’un que je connais quand je suis en ville : un commerçant, un monde, il me cherchera du regard, il m’aura retrouvée, il sourira en
jeune qui est venu travailler en intérim pendant les fêtes de fin s’approchant de moi. Et il me donnera une énorme claque.
d’année ou pendant les vacances scolaires, un ancien élève du
En arrivant à Paris, je ne savais pas trop où aller. J’ai fait une
collège ou même une ancienne prof.
recherche rapide sur Internet et je suis allée dans un hôtel pas très
Mais Poitiers, c’est petit. Ça manque d’anonymat. Quand j’ai quitté loin de Montparnasse, un bel hôtel à 150€ la nuit. J’étais épuisée,
ma vie d’avant et ma ville, j’avais envie d’un territoire plus grand, il fière, forte. Ça faisait si longtemps que je ne m’étais pas sentie aussi
me fallait disparaitre. Je ne voulais pas qu’on me retrouve. Il me bien dans ma peau de femme, aussi séduisante. Je regardais les
fallait au moins Paris. Une fois que j’ai pris la décision de partir, je hommes seuls s’enregistrer à la réception. Je suis montée dans ma
me suis organisée rapidement et j’ai franchi le pas de la porte trois chambre me changer, enfiler une robe un peu décolletée, et je suis
jours plus tard. J’étais allée à la banque, j’avais retiré 5,000 € du allée au bar. Je me suis assise en terrasse, il faisait bon. On était en
compte commun. En bonne provinciale, je suis ‘’montée’’ à Paris en Octobre mais le fond de l’air était encore doux. Assez vite, je me suis
TGV. Je me sentais en apesanteur, légère. Je suis une cold bitch, je faite accoster par David. Il était Américain, de passage à Paris pour
n’arrêtais pas de me dire ça. C’était devenu mon mantra, ça sonnait le boulot, ingénieur dans la construction, célibataire apparemment,
presque comme le surnom d’une héroïne de manga ou de Marvel, ou plutôt sans alliance. Après quelques verres, mon anglais s’est
mais pas la gentille qui gagne à la fin, non, plutôt l’anti-héroïne, la décrassé, ma langue est devenue souple et tout le plaisir que j’avais
méchante, celle qu’il faut empêcher de nuire. Cold Bitch. Yes, that’s eu à parler anglais quand on voyageait avec Nicolas est revenu d’un
me baby, bring it on. coup, comme un vieil ami fidèle qu’on retrouve : ‘’Hep toi là-bas, je
ne savais pas que tu habitais dans ce coin-là de mon cerveau, viens
Je n’ai pas laissé de lettre à Nicolas. Il n’était pas stupide, il pourrait
donc par ici que je te regarde, tu as pris quelques rides mais tu n’es
additionner 1 + 1 et comprendre. Il verrait les vêtements manquants,
pas trop mal encore’’.
les produits de beauté absents des étagères de la salle de bain, les
bijoux qu’il m’avait offerts pendant toutes nos années d’amour et

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David venait de Chicago dans l’Illinois. Il n’était pas spécialement Ma mère aussi avait appelé trois fois, et ma boss Frédérique. J’ai
beau mais bien bâti. Il avait un pantalon bootleg bien large typique éteint mon téléphone et j’ai dormi.
des Américains et des grosses baskets blanches Nike aux pieds. Je
Le lendemain, j’ai passé la matinée sur internet à faire des
crois qu’il ne savait pas trop quoi faire de moi, car je lui plaisais mais
recherches sur Chicago. Je me suis enregistrée en ligne pour obtenir
je n’étais pas non plus ouvertement en train de flirter avec lui. Il avait
l’ESTA, le visa touristique pour aller aux USA. Trois jours après, j’étais
envie de m’emmener dans sa chambre bien sûr mais il ne savait pas
dans l’avion qui m’emmenait vers l’aéroport d’O’hare et ma nouvelle
trop s’il allait se prendre un râteau. Du coup, il parlait beaucoup et
vie. J’ai jeté ma carte SIM dans une poubelle de l’aéroport. J’ai pensé
j’ai aimé l’écouter me raconter sa ville et son architecture unique, le
à mes enfants que je laissais à leur père aimant. Ils avaient dix ans.
grand incendie de 1871 et comment la ville s’était réinventée en se
Ils étaient forts, équilibrés, intelligents. Ils étaient en sécurité. Ils
lançant dans une course effrénée aux gratte-ciels. Il m’a fait rire avec
seraient heureux. A moi maintenant.
ses anecdotes truculentes de l’hôtel The Drake où avait vécu Al
Capone. Je l’ai écouté pendant une bonne partie de la nuit, il était Je n’avais évidemment pas gardé de contact avec David, je n’en
intarissable. Il connaissait aussi très bien l’histoire musicale de voulais pas. Je suis arrivée en solo, complètement émerveillée de ma
Chicago depuis le blues jusqu’au hip-hop et l’électro. Il m’a parlé propre audace, pleine de toute cette liberté que j’avais sur les bras.
longuement du Lac Michigan et de sa nature changeante. Pour moi Qu’allais-je en faire ? Je ne voulais pas avoir fait tout ça pour rien. Je
qui ne connaissais Chicago que via Tintin En Amérique que mon fils voulais que cette nouvelle partie de ma vie ait du sens, plus de sens
lisait en boucle quand il était plus petit, je buvais ses paroles. J’avais que la précédente. Je voulais reconstruire pour moi et moi seule.
tellement soif d’aventures. Je voulais tellement sortir de mon C’était complètement grisant et terrifiant.
quotidien et vivre quelque chose de grand, aussi grand que les
Grands Lacs. Oui, leur nom et le climat glacial de cette région
correspondaient bien à une Cold Bitch. J’étais accrochée. **********
Je voyais bien que David essayait d’avoir un contact physique avec
moi, mais ma peau refusait. Chaque fois que sa main s’approchait de
ma cuisse, invariablement ma jambe partait brusquement dans la
direction opposée, comme si j’avais reçu une décharge électrique. Assez vite j’ai rencontré Sean dans un bar du Loop un soir, au
J’ai écouté mon corps. Je me suis rendu compte que ma tête disait comptoir. Il venait de divorcer. Il avait deux enfants, garçon et fille
oui mais que mon corps ne voulait absolument pas. Je suis partie. lui aussi, et il haïssait profondément son ex-femme. Au début, je ne
J’avais dix appels en absence de Nicolas, cinq textos, dix WhatsApp. l’ai pas pris au sérieux. Mon cœur était toujours sec et dur comme

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une noix toute vieille, toute rabougrie. Même en cassant la coquille, bisous dans le cou, ce qui n’arrivait que trop rarement dans la réalité.
il n’y aurait absolument rien eu à trouver à l’intérieur, à part J’étais émue de partager ce moment avec Sean, c’était la première
éventuellement un peu de fruit moisi. Je n’avais rien à lui donner. fois que je parlais d’eux à qui que ce soit depuis mon départ de
Pourquoi s’est-il acharné ? Je ne sais pas. Peut-être qu’il aimait mon France. Il a projeté sur moi sa propre version de ce que serait sa
accent. Peut-être qu’il aimait quand on faisait l’amour, certainement tragédie à lui. Il m’a demandé pudiquement :’’Car accident ?’’, et
différent du sexe avec les Américaines. Le fait est qu’il s’est enroulé lâchement, j’ai dit oui.
autour de moi comme une liane, il m’appelait, il voulait me voir. A ce
En arrivant à Chicago, j’avais sous-loué une chambre dans un
moment-là, je faisais des ménages chez de riches particuliers au
appartement avec deux autres femmes, une Russe et une Albanaise.
black. Ça me faisait du bien de faire un métier purement manuel, je
C’était dans le quartier de Lakeview près du Wrigley Field stadium,
ne réfléchissais pas et je dormais comme une masse le soir. J’aimais
le stade de baseball des Chicago Cubs. J’aimais bien ce quartier bobo
nettoyer, purifier, j’en avais besoin, et j’aimais l’odeur des produits
et gay où les gens mangeaient des avocats et des tas de graines de
d’entretien sur mes mains. Sean venait me chercher en bas des
façon très engagée. Les Américains que je découvrais dans mon
immeubles de mes clients, il m’invitait au restaurant. J’ai goûté à
quartier étaient très attachants et pleins de contradictions. Quand
toutes les cuisines du monde, surtout aux spécialités d’Amérique du
ils faisaient leurs courses chez Trader Joe’s ou WholeFoods, les deux
Sud que Sean adore, tacos, quesadillas, fajitas.
supermarchés un peu chics du quartier, ils demandaient à la caisse
Petit à petit une relation s’est formée avec Sean. Bien sûr je ne lui ai deux sacs plastiques l’un sur l’autre pour être bien sûr que ce soit
jamais parlé de mon passé, de ce que j’avais fait. Il voyait bien à mon solide et que les sacs ne craquent pas. Ce n’était pas très écolo mais
corps un peu déformé, à mon ventre pas très ferme, que j’avais déjà ça ne choquait personne. A côté de ça, ils étaient pleins de bonne
été enceinte. Il a essayé quelques fois d’aborder le sujet. Un soir volonté et essayaient de consommer localement : ils buvaient de la
alors qu’il caressait la cicatrice de ma césarienne avec son pouce, bière de l’Illinois et mangeaient du fromage du Wisconsin. Ils
bizarrement je lui ai dit :’’I lost my children’’. C’était à la fois faux et faisaient un peu de tri sélectif, ils achetaient des légumes
vrai. Bien sûr c’était faux car physiquement je savais parfaitement où organiques, et les rues, les parcs, tout était très beau et très propre.
ils étaient et comment les retrouver. C’était tellement vrai aussi, je
En parallèle, les camions Amazon passaient sans arrêt faire leurs
savais que j’avais perdu leur amour pour moi.
livraisons dans le quartier, la flèche bleue souriante était partout. Les
Ils ne me manquaient pas réellement et pourtant les larmes me sont habitants du quartier achetaient sans limite sur Internet, les cartons
montées aux yeux. Mon cerveau avait l’art de projeter des images d’emballages étaient empilés les uns sur les autres sur les perrons
idéalisées d’eux jouant, riant, me faisant des chatouilles et des des maisons et dans les halls d’entrée des immeubles. Trier un peu

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ses déchets d’accord, mais réduire la consommation en ligne et les l’amour avec beaucoup d’énergie ce soir-là, il avait des étoiles dans
emballages, c’était plus dur. Et partout où j’allais, le chauffage était les yeux et des courbatures le lendemain.
à fond, je devais souvent enlever mon pull dans les magasins. Dans
Cold Bitch. Le ridicule ne tue pas. Ce surnom est pathétique, comme
la chambre que je sous-louais, le chauffage central au fioul balançait
s’il y avait quoi que ce soit de glamour à être mauvaise et froide, à
une chaleur épaisse qui permettait de compenser le vent glacial des
avoir le cœur sec, à abandonner ses enfants et son mec. Non ce n’est
Grands Lacs qui se glissait sous mes vieilles fenêtres mal isolées. Je
pas glamour, pauvre truffe. Non tu n’es pas une aventurière, mais
ne jugeais pas les gens du quartier : ils péchaient surtout par
seulement une lâche, une fainéante. Et ce n’est pas parce que tu
désintérêt des pouvoirs publics pour l’environnement. Nous étions
l’avoues et l’acceptes que tu es absoute ni par les autres ni par toi-
en novembre 2017 et ce n’était vraiment pas une priorité de
même.
l’Amérique de Donald Trump.
La date de mon retour en France approchait, mon vol était réservé.
Sean voulait qu’on vive ensemble. Quelques années auparavant, il
Sean a compris et il voulait me garder près de lui, aux US, à Chicago.
avait acheté un appartement de trois chambres un peu plus au nord
Moi, je n’avais rien de mieux à faire. Je n’avais aucune envie de
dans le quartier de Uptown sur West Lawrence Avenue avec son ex-
rentrer en France.
femme. Après leur divorce, il lui avait racheté ses parts et l’avait
gardé. Ses enfants venaient y dormir une semaine sur deux, du coup Je ne l’avais pas planifié, ça s’est fait comme ça, on s’est mariés
je n’avais pas du tout envie d’aller vivre là-bas. Ses enfants étaient rapidement. Dans le fond, j’appréciais de plus en plus ce bonhomme
okay mais je n’avais pas laissé les miens pour me taper ceux des chaleureux et baraqué qui se comportait comme un gentleman avec
autres. Ça aurait manqué de cohérence. moi. C’était une période où nous étions très proches, très charnels.
Est-ce que je lui disais merci à ma façon ? Sûrement un peu, et c’était
En parallèle, ma situation légale aux US commençait à devenir
vraiment bien d’ailleurs. Il était endurant, il mettait du cœur à la
précaire. Mon visa de touriste n’était valable que 90 jours. Je n’avais
tâche. Il avait le physique pour, les plaquettes de chocolat, les biceps
pas beaucoup d’options. Je ne voulais pas devenir illégale aux US,
gros comme mes cuisses, la cellulite en moins. Il allait à la salle de
donc soit je rentrais en France, soit je trouvais une solution. Cold
sport quatre à cinq fois par semaine, et malgré ça il n’était pas
bitch. J’ai dit à Sean que j’acceptais de venir vivre chez lui à condition
complètement débile. J’étais tombée sur une perle rare.
qu’on se marie. C’était un peu rocambolesque mais j’ai expliqué que
j’avais besoin de me sentir en sécurité dans cette relation, que je ne J’ai eu des papiers mais ça a pris un temps fou : j’ai fait des examens
pouvais pas quitter mon pays juste pour avoir une situation illégale médicaux et j’ai rempli des tas de formulaires ; j’ai dû avoir de
ici, et que s’il m’aimait vraiment, il ferait ce qu’il fallait. Je lui ai fait nouveaux vaccins pour être à jour avec les règles de USCIS,

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l’organisme américain qui gère les immigrants ; on a montré des tas gentils, ça me gonflait. Les gens généreux m’écœuraient toujours un
de papiers de l’entreprise de Sean ; on a été convoqués à une peu. Que cherchaient-ils ? L’entrée au paradis ? Que tout le monde
interview qui a duré 20 minutes avec un agent des services de les aime et dise ‘’qu’il est gentil, toujours le cœur sur la main,
l’Immigration à la mine patibulaire et au dynamisme d’une limace. toujours à rendre un service, on peut lui demander n’importe
Notre dossier a été approuvé et j’ai reçu une ‘Conditional Green quoi’’ ? Ça veut dire quoi ce besoin d’amour, de reconnaissance dans
Card’, valide 3 ans. J’étais en liberté surveillée, sous la responsabilité le regard des autres ? Les gens gentils manquent de force de
exclusive de Sean. caractère et donnent pour devenir utiles, indispensables même. Ils
sont les ‘’sauveurs’’. Et si soudain ils nous irritent et qu’on ose
Evidemment, j’ai utilisé mon passeport français pour faire ces
s’énerver contre eux, oh tout à coup ce sont eux les victimes, ‘’mais
formalités au risque que Nicolas me retrouve, si tant est qu’il me
qu’est-que j’ai fait de mal ?’’. Rien, idiot ! Rien, jamais rien de mal.
cherche. Tant pis, je me disais, qu’il vienne me chercher ici s’il ose,
Ça me dérange, je n’y crois pas. Ces gens-là sont faux. Fake news,
je n’en ai rien à faire. Je lui dirais : « bye-bye Nico, dégage, retourne
comme dirait l’autre.
d’où tu viens, je ne veux plus de la petite vie de province, c’est fini
pour moi ». Heureusement qu’on n’était pas mariés... Sean était un peu gluant comme ça mais je dois avouer que ça servait
ma cause. Il fallait que je reste un petit moment avec lui pour valider
Et s’il venait avec les enfants ? Je ne savais pas. Je ne savais pas et je
ma green card. Trois ans, ça devrait suffire aux services
ne pouvais pas y penser.
d’immigration pour enlever le ‘Conditional’ de ma green card, ne
Souvent j’étais en dehors de ma vie, comme cette vie avec Sean. Il plus être sous le sponsorship de Sean ; et puis je me ferai la malle et
était gentil mais je me doutais que ce n’était pas moi qui vivais cette je pourrai rester aux US avec ma carte verte normale pendant une
vie avec lui, que c’était mon double gentil. Moi, j’étais profondément dizaine d’années. Ils sont venus chez nous d’ailleurs, USCIS, les
méchante et égoïste, pourrie jusqu’à la moelle, et les gens gentils ne services de l’Immigration. Quelqu’un leur avait dit que notre mariage
m’intéressaient pas, Sean ne m’intéressait pas. Il ne voyait pas à quel était blanc, possiblement son ex-femme qui picolait pas mal et ne
point j’étais une eau trouble, opaque, gluante. Peut-être mettait-il m’aimait pas beaucoup. Contrôle très superficiel, ils ont vite compris
cela sur le dos de la langue ? Mon anglais manquait encore de fluidité qu’on avait une vie intime active et que les enfants de Sean étaient
et nos conversations de profondeur. à l’aise avec moi, familiers comme avec une tante. Du coup, ils
n’avaient pas de raison particulière de douter de ‘’notre amour’’, que
Je le sentais amoureux, je lui faisais des petits plats français, je
personnellement j’appellerais plutôt ‘’relationship’’, c’est plus
m’occupais du nécessaire vital pour ses enfants. Il était simplement
honnête.
un jeune marié heureux. Dans le fond, Sean était un gentil, et moi les

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Franchement je ne savais pas ce que Sean cherchait dans cette des rouleaux de l’Océan Atlantique qui s’écrasent sans pudeur
relation avec moi. Il me laissait une paix royale. A cause de ma contre les rochers des digues.
supposée ‘tragédie’, Sean pensait que j’étais fragile et je ne le
Sean ne m’a jamais demandé de travailler. Ça ne le dérangeait pas
détrompais pas. Je me plongeais dans des silences métaphysiques,
que je sois toujours à la maison, je pense même qu’il préférait me
ou au contraire, selon mon humeur, dans de longs monologues
garder pour lui en exclusivité. Même quand je venais le voir jouer en
superficiels. Je soufflais le chaud et le froid. Dans les deux cas, je ne
concert au bar de la plage, il ne me quittait pas du regard, et ses
dévoilais presque rien de ma première vie, et ça me rendait
pupilles devenaient perçantes dans l’obscurité dès qu’un autre
mystérieuse. Sean pensait que j’étais comme une pêche : la peau
homme m’adressait la parole. C’était son grand défaut, la jalousie, la
douce un peu cabossée par la vie à l’extérieur, mais la chair encore
possessivité, et dans ces cas-là il devenait rapidement agressif. Ça ne
sucrée à l’intérieur. Heureusement qu’il ne voyait pas le noyau ! Il
me dérangeait pas et quelque part, j’aimais voir que lui aussi avait
était super attentif, vraiment américain dans ce sens-là. Je ne
un côté sombre en lui. Je le comprenais mieux au fur et à mesure :
pouvais pas dire que je me forçais à être avec lui. Il était un peu naïf
sa gentillesse exigeait rançon. Il me donnait toute sa sollicitude, son
mais je l’aimais bien, mon gars du Midwest.
soutien, son argent. Il exigeait en retour une disponibilité constante
Sean ne jouait pas trop mal de la guitare, et quand il était ado il avait de ma part et un amour placé sous son contrôle. Un contrôle certes
créé un groupe avec ses potes, leur nom était tout naze : les Text bienveillant, mais de tout instant.
Pistols. Ils jouaient encore une fois par semaine pour se marrer et
Je me sentais apaisée, calme. Cette situation me convenait car elle
j’allais souvent les écouter dans un bar-ginguette situé au bord de la
m’évitait de devoir réfléchir, de devoir faire des plans, qu’ils soient
mer, enfin : au bord du lac. Il est tellement grand, ce lac, qu’on ne
professionnels ou personnels. Elle m’évitait de penser à mon boulot
peut pas s’empêcher de dire la mer.
que j’avais abandonné, à ce que je ferais pour gagner ma vie si Sean
J’aimais beaucoup le lac Michigan. Parfois je laissais Sean et ses n’était pas là. Je ressentais une grande lassitude et le besoin de
copains jouer sur l’estrade et je partais marcher sur la plage au bord repos. Sean m’offrait cette parenthèse et finalement je n’avais pas
de l’eau. Le lac m’apaisait, il avait une présence non-violente, et s’il beaucoup de contraintes en échange.
sentait un peu la poiscaille comme toute étendue d’eau douce, il
Je me demandais parfois ce que mes enfants, mon Maxime et ma
ramenait avec lui la fraicheur des Grands Lacs. Il sentait le Canada,
Chloé, pouvaient être en train de faire en France, s’ils commençaient
les grands espaces. Il nettoyait l’air sans faire de vagues, sans
à m’oublier, si je devais leur envoyer une carte postale. Je
histoires, sans marée haute ni marée basse, sans les embruns salés
commençais à appréhender la douleur qu’ils avaient ressenti de ne
pas me voir revenir. Qu’est-ce que Nicolas avait pu leur raconter

11
pour expliquer mon absence ? Je me disais aussi que je leur criais chouette quand tu as douze ans. C’est à peu près tout ce que je
tellement dessus avant mon départ qu’ils étaient probablement retiens de la religion. J’ai fait un rejet à seize ans. Il était hors de
soulagés de ne plus m’avoir sur le dos. Nicolas était plus doux que question que je remette un pied dans une église. D’ailleurs,
moi, il avait moins d’autorité. Peut-être en aurait-il plus maintenant, bizarrement, mes parents n’étaient eux-mêmes pas très pratiquants.
bien obligé. Ils n’allaient pas à la messe le dimanche, même pas à Pâques ni à
Noël quand j’y repense. Quels drôles de zouaves, ces deux-là.
Globalement je pensais assez peu à eux. En aucun cas je ne voulais
les revoir, et me projeter dans une scène pathétique de retrouvailles Leurs décisions pour mon éducation étaient complètement sans
me donnait la chair de poule. Les larmes, leurs nez qui coulent, les queue ni tête. Ils me laissaient une grande liberté d’action. Ils
« maman, tu m’as manqué ». Je ne pouvais pas imaginer une seule m’autorisaient à rentrer tard les samedis soir dès l’âge de quatorze
seconde revenir à ma vie d’avant. Ou même revenir en France. Ou ans. C’était logique à leur sens puisque depuis mai-68 les jeunes
même simplement revenir dans cette peau de maman, toutes ces avaient gagné des droits, il ne s’agissait donc pas d’agir comme leurs
responsabilités, « Tu t’es lavé les dents ? T’as mis tes propres parents. Ils voulaient être plus permissifs. Ils se disaient
chaussettes ? Mets tes chaussures, on va être en retard ». Non, je ne aussi que nous habitions à la campagne et que j’étais moins en
voulais plus ! danger qu’en ville. Et en même temps le poids de la tradition faisait
qu’il fallait que j’aie cette éducation chrétienne campagnarde pétrie
de contes pour enfants et de morale archaïque. Je n’y comprenais
********** rien, les messages que je recevais d’eux étaient brouillés, je pense
que même dans leurs têtes c’était confus. Ils ne savaient pas ce qu’ils
faisaient.
Ils avaient répondu à mes besoins physiologiques pendant toute
Depuis mon départ, je ne ressentais pas de culpabilité, ce qui était mon enfance correctement. Ma mère me donnait aussi un peu de
assez étrange car j’ai grandi ‘’dans la foi catholique’’. Mes parents tendresse, mon père moins mais je n’ai pas souvenir d’en avoir
m’ont faite baptisée quand j’avais un an. Je m’appelle d’ailleurs souffert. J’ai le souvenir d’une enfance d’une extrême banalité, sans
Christine, plus Chrétien comme prénom, tu meures. Et puis j’ai suivi aucun accroc ni évènement particulier. Je n’ai pas souffert de gestes
toutes les étapes classiques. J’allais au catéchisme dans l’église de la déplacés ni de harcèlement scolaire, pas d’instit vicieux, pas
commune toutes les semaines pendant mon enfance, de mes six ans d’anorexie, pas de fêlure psychologique profonde qui puisse
à ma confirmation. La communion, tu reçois plein de cadeaux, c’est expliquer un cœur dysfonctionnel, un dégoût de soi au point de

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quitter son foyer et d’abandonner ses propres enfants à trente-huit aurait voulu donner un fils à mon père. Elle vivait l’incapacité de son
ans. corps à procréer une deuxième fois comme un échec intime de sa
chair. ‘’Eh non, il n’y aura pas de ‘petit deuxième’ ‘’, disait-elle d’un
Quand j’ai eu seize ans, mes parents ont estimé qu’ils avaient fini
air très triste quand les gens lui posaient la question, ce qui arrivait
leur taf : ma recherche d’identité, de limites ou de libertés n’était
souvent. C’était une souffrance pour elle à chaque fois, et moi qui
plus de leur ressort. Je ne sais pas s’ils me faisaient confiance au
étais petite fille et qui lui donnais la main en me tenant sagement
point qu’ils me jugeaient suffisamment équipée pour affronter mon
debout à côté d’elle, j’ai toujours su que je n’étais pas assez pour
avenir seule ; ou s’ils en avaient marre de s’occuper de moi, de mes
elle.
demandes d’argent, de mes critiques sur leur mode de vie rural, de
mes sorties incessantes en mobylette et des garçons qui me Mon père était plombier de profession. Il travaillait depuis toujours
tournaient autour. Je crois qu’ils voulaient aussi se dédouaner de ce dans une PME locale familiale. Quand le fils du patron a rejoint
qu’il pourrait m’arriver. Pour eux, à 16 ans on devient adulte et la vie l’entreprise pour y travailler en tant que chef de chantier, des
est sérieuse. Ils se sont désintéressés du sujet ‘Christine’. tensions entre eux deux ont commencé à surgir, des désaccords de
méthode à adopter face à un problème, ou peut-être était-ce
Mon père était déjà mort quand les jumeaux sont nés, mais ma mère
simplement une différence de génération. La situation s’est
n’a jamais été très proche de ses petits-enfants et je doute que mon
envenimée et mon père a fini par perdre son boulot. Le patron disait
père l’eût été s’il avait été encore en vie. Ma mère, Véronique, n’a
que mon père avait piqué des clients chez qui il allait travailler au
jamais demandé à les garder pendant les vacances scolaires. Elle
black le week-end pour la moitié du prix. Tout n’était pas vrai, ce
n’avait pas ce besoin de jouer au Nain Jaune avec eux ou de leur lire
n’était peut-être qu’une excuse pour laisser les coudées franches à
une histoire le soir. J’imagine que mon père n’aurait pas eu envie de
son fils au sein de la direction de l’entreprise, mais ce n’était pas tout
leur apprendre à pêcher ou à jouer à la pétanque. Parfois ma mère
à fait faux non plus. Et puis cette histoire s’est propagée dans son
venait à Poitiers pour la soirée pour faire du baby-sitting afin que
corps de métier et dans le monde de la construction, elle s’est
Nicolas et moi puissions aller au restau et au ciné, une ou deux fois
amplifiée, elle a été déformée par d’anciens collègues
par an. En grandissant, les enfants me disaient que ça se passait bien
malveillants ou jaloux : quoi qu’il en soit, mon père n’arrivait pas à
avec Mamie. Mais, comme du temps de mon enfance, la soirée avait
retrouver de boulot. Dans la région il n’y avait pas beaucoup de
été anodine et sans remous. Rien à signaler.
postes disponibles et il était grillé, il n’inspirait plus confiance. A
J’étais fille unique. Ma mère avait fait beaucoup de fausses couches cette époque, il a commencé à boire. Il avait quarante-cinq ans, moi
avant et après moi, et mes parents avaient fini par abandonner l’idée dix-huit.
de faire ‘’un petit deuxième’’. Ma mère en était triste je le sais, elle

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Pendant un temps, il s’est mis à son compte. Ça lui plaisait car il beaucoup, le vieux Barbeau, il nous parlait beaucoup de ce vieux
faisait ce qu’il voulait. Il faisait trainer ses chantiers chez les petits paysan qui aimait peindre et se passionnait pour le blanc.
vieux qui tenaient beaucoup à lui et à ses visites, qui ne voyaient plus
Barbeau, mon père nous disait, aimait les couleurs, toutes les
grand-monde de toute façon. Il lui manquait toujours une pièce qu’il
couleurs. Il les utilisait sous toutes leurs formes. Il explorait leurs
devait aller acheter à Poitiers dans un magasin spécialisé, un tuyau
reliefs, leurs petites collines et les ombres qu’elles créent à la surface
aux mauvaises dimensions, un outil qui venait de casser, mais promis
de la toile, ces petites nuances discrètes que peut-être seuls ses yeux
il reviendrait la semaine prochaine. Ils l’attendaient impatiemment
voyaient. Et pourtant, malgré tout cet amour des couleurs, malgré
avec un pot de café tout chaud et une bouteille d’eau de vie faite
l’habitude de sa palette patinée et bariolée, malgré tous ses
maison à verser discrètement au fond de la tasse. Mon père rompait
pinceaux recouverts d’un patchwork de couleurs qu’il aimait comme
leur solitude et ils essayaient de le garder le plus longtemps possible
de vieux amis et dont les manches en bois vieilli étaient doux à ses
chez eux pour parler à quelqu’un de ‘’jeune’’ qui sentait encore la
doigts usés, malgré tout cela, sa couleur préférée était le Blanc. Le
vie.
Blanc et sa pureté, son ‘éblouissance’, comme disait le vieux Barbeau
Mais mon père avait trop de liberté en fait. Il a bu la goûte glissée qui avait inventé ce terme pour exprimer à la fois la complexité et la
dans le café par les petits vieux puis il l’a rajoutée lui-même dans son lumière aveuglante du Blanc. Tout dans le Blanc le rendait fou, disait
café du matin en hiver pour se réchauffer. Il a dérapé petit à petit. Il mon père.
a fini par accepter le petit verre de vin blanc frais le matin à 11h pour
« C’est un vieux maniaque, pour sûr. Il ne supporte pas que son blanc
se redonner du cœur à l’ouvrage en attendant midi. Il a accepté les
sèche, il ne supporte pas de le voir vieillir, s’abîmer dans le pot. Il ne
invitations à déjeuner autour d’un pichet de vin rouge. Il a accepté
supporte pas de voir la croûte dure qui se forme sur le dessus de la
les petites bières de 15h pour se rafraîchir car il fait trop chaud
peinture blanche avec le temps. Il garde même sa peinture au frigo
l’après-midi, et il a accepté les pastis à 17h car c’est la fin de la
dans des pots de yaourts recyclés ! ». Mon père le trouvait un peu
journée et il l’a bien mérité. Il a arrosé les victoires de l’équipe de
fou mais l’adorait, et à la maison nous devions religieusement laver
France dans tous les sports possibles et imaginables, du foot à la
tous nos pots de yaourts, les déposer dans un panier que mon père
pétanque et même au pingpong.
prenait avec lui quand il allait travailler sur le chantier du côté de
Un jour, il a raté un virage, rien de bien grave mais il s’est foutu dans chez Barbeau. Ils parlaient beaucoup tous les deux, de peinture
le fossé sur une petite route de campagne en revenant de chez le apparemment mais peut-être aussi des femmes, ou du bonheur de
vieux Barbeau, un monsieur de quatre-vingts ans qui vivait seul dans ne pas en avoir ? Le vieux Barbeau était un célibataire endurci aux
un hameau de trois maisons pas loin de chez nous. Mon père l’aimait mains calleuses qui avait élevé ses moutons et ses chèvres toute sa

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vie, qui était allé les vendre de foire en foire, de marché en marché, Mes parents habitaient un village de 500 habitants à dix kilomètres
saison après saison, avec pour seul passe-temps sa peinture et son de Poitiers, tous se connaissaient depuis la maternelle. Je n’ai pas
blanc. Et la gnôle aussi sûrement. vraiment aimé y grandir, je m’ennuyais, et j’aimais encore moins y
retourner maintenant que j’avais quitté le bercail. Dès que j’ai eu
Quand les gendarmes sont arrivés sur le lieu de l’accident, ils ont
mon BTS à 21 ans et que j’ai travaillé, j’ai pris un appart en centre-
bien entendu enlevé son permis de conduire à mon père qui était fin
ville et je les ai quittés. Je détestais voir mon père décliner comme
saoul. Ils l’ont gentiment ramené à la maison, où ma mère l’a
ça. Je détestais aussi voir ma mère ne pas lui gueuler dessus, ne pas
récupéré et foutu au lit. Au bout de quelques mois, il a pu récupérer
essayer de le secouer. Je sais que pour elle, pour sa génération,
son permis et reprendre le travail, mais à la suite d’un contrôle de
c’était relativement normal, un homme qui vieillit et qui boit à la
police quatre mois plus tard, rebelote, il l’a à nouveau perdu.
campagne.
Finalement ce cycle permis enlevé/permis récupéré s’est reproduit
si souvent que ma mère et moi avions arrêté de compter. Ma mère, c’est vraiment une taiseuse à l’ancienne, elle courbe le dos
face aux difficultés. Elle semble dire ‘’On en a vu d’autres’’, et peut-
Quand mon père ne bossait pas, ce qui était devenu très fréquent
être est-ce le cas ? Je n’aurais pas pu le savoir car elle ne m’a jamais
quand il avait encore perdu son permis de conduire, il buvait toute
rien raconté d’elle de vraiment personnel. Je ne connais aucun de
la journée. Le matin il allait dans la grange où il avait entreposé tous
ses souvenirs d’enfance, aucune anecdote sur mes grands-parents.
ses outils et son équipement de plomberie qu’il bricolait sans cesse.
Sa vie semble avoir commencé quand elle s’est mariée avec mon
Il y avait planqué un frigo rempli de ses réserves de bière fraîche et
père et a emménagé dans ce petit village avec lui.
de rosé. Ma mère ne l’a jamais su et ne s’en est rendu compte qu’à
sa mort quand elle a vidé la grange et vendu tout le bazar qui était Elle a travaillé toute sa vie au bureau de poste de la commune, elle
entassé là-dedans. Ensuite, mon paternel allait faire son loto en ville y travaille encore d’ailleurs, mais ses mains sont aussi dures et larges
et prenait un ou deux petits ballons de blanc au comptoir en cours que celles d’un homme à force de tenir la bèche. Chez mes parents,
de route. Puis évidemment de retour à la maison il arrosait le c’était elle qui s’occupait du potager familial qui s’étendait au fond
déjeuner au vin rouge, buvait une petite bière en fin d’après-midi du jardin. Elle bossait dur et elle troquait son surplus de tomates et
après la sieste pour se désaltérer, et trinquait l’apéro au whisky le de pommes de terre avec ses voisins en échange d’un morceau de
soir avec ses voisins, installés sous un arbre près du terrain de sanglier ou de poisson-chat quand les hommes du village revenaient
pétanque. Parfois il jouait avec les autres, mais de moins en moins de la chasse ou de la pêche. Elle venait de la ville, de Poitiers, mais
souvent. en s’installant dans le village de mon père, elle avait appris par
mimétisme ce bon sens paysan qui faisait qu’elle retombait toujours

15
sur ses pieds, comme un réalisme ancré dans la terre qu’elle Finalement, en quittant la France, ma maison, ma famille, mon
labourait chaque printemps sans relâche, mais un réalisme un peu boulot, en laissant tout derrière moi, c’est ce que j’ai réussi à faire :
sombre teinté d’une fatalité toute chrétienne. faire sortir de ses rails ce maudit train qui accélérait et s’emballait
sur le chemin de la médiocrité. Je suis sortie de mes gonds, je me
Depuis que mon père est mort, elle a laissé tomber le potager. De
suis déboulonnée et j’ai pris ma locomotive sous le bras. ‘‘I crashed
toute façon, elle n’a plus envie de cuisiner. Elle n’a plus vraiment
my car into the bridge, I don’t care, I love it”.
faim non plus.
Evidemment mon père ne s’est pas soudainement arrêté de boire, il
n’a pas eu d’épiphanie spirituelle, il ne s’est pas tout à coup mis au *****
sport. Il a simplement continué à picoler pendant des années. Je
retournais voir mes parents régulièrement à Pâques, quelques
dimanches pour les anniversaires, et j’allais y passer la nuit à Noël
jusqu’à ce que je rencontre Nicolas. Après c’est devenu comme dans
Je ne me suis jamais vraiment aimée, ce qui me donnait l’avantage
tous les couples, nous alternions un Noël sur deux dans chacune de
d’être insensible à la culpabilité. Je ne m’étais pas auto-déçue car je
nos familles.
savais que j’étais décevante. Je ne voyais pas le mal dans mon
Un soir de décembre il y a 15 ans, un de ces soirs silencieux à abandon de foyer, ou plutôt si, je l’analysais, je le comprenais, mais
l’humidité glaciale et à l’obscurité profonde si caractéristiques des je ne le ressentais pas, je le tenais à distance. De toute façon mon
routes de campagne de la Haute-Vienne en hiver, mon père rentrait cœur était vide pour les autres, qui plus est pour moi. Je n’avais pas
d’un diner bien arrosé organisé par son club de pêche. Il a fait une non plus de self-pity. Ma vie n’était pas malheureuse, je n’étais pas
embardée et a heurté de plein fouet un fossé gelé, la terre durcie par à plaindre, j’avais en France deux enfants magnifiques et en bonne
le froid comme un mur de béton. Le capot de sa vieille Kangoo santé que j’avais bien élevés, j’avais aux US un mec aux épaules
blanche s’est écrabouillé comme un accordéon, le parebrise a larges qui me faisait bien l’amour et qui ne voulait pas que je
explosé. Mon père est mort sur le coup. C’est étrange, je me rends travaille.
compte que c’est à partir de ce moment-là que le train de ma vie a
J’aurais aimé que Sean boive un peu plus : ça me dérangeait parfois
filé sur des rails tout droits, bien prévisibles, à une allure pas trop
car je ne bossais pas et j’aurais bien aimé picoler avec lui les soirs en
rapide afin d’éviter tous les risques et tous les dangers d’un possible
semaine. Du coup, je me retenais de trop boire : je ne voulais pas
déraillement en cas de virage brusque.
qu’il se rende compte trop vite qu’à la place d’une élégante française

16
il avait épousé une alcoolique un peu fêlée. Mais finalement, dans dérangeaient vraiment pas. Nintendo, Ipad, télé dans la chambre,
l’ensemble, dans ce mariage tordu et bizarre avec Sean, j’obtenais téléphone, ils avaient droit à tout, et loin de moi l’idée de vouloir les
un répit, comme une pause pour souffler, recharger mes batteries. en empêcher. Ça m’arrangeait même. Dans le rôle de la mère
Reprendre le contrôle de ma vie. La remettre sur les bons rails, ceux acariâtre qui dit ‘’non, allez plutôt lire un livre’’ à ses enfants qui ne
que je voulais vraiment et pas ceux que Nicolas avait voulus pour rêvent que de jouer à Minecraft, j’ai déjà donné, je ne le referais pas
moi. Sean m’offrait l’arrêt sur image que j’avais recherché en pour les enfants d’une autre.
quittant la France. J’avais appuyé sur le bouton ‘pause’ de ma vie.
Est-ce que Sean avait voulu un autre type d’enfant avec moi ? Un
Et puis, je suis tombée enceinte de Sean… C’était une catastrophe. enfant avec un peu de zest, de grinçant, et un tout petit peu plus de
joie de vivre ? C’est comme ça que j’ai élevé les miens, peut-être l’a-
Evidemment je ne voulais absolument pas de ce bébé. Ça ne faisait
t-il senti. Sean… ce n’est pas possible qu’il ne soit pas rendu compte
même pas un an que j’étais aux US et déjà je m’étais mise dans une
d’un accident de préservatif, pas à 45 ans. Il ne peut que l’avoir fait
situation inextricable ! Quelle idiote. Je m’en suis voulu à mort. Je ne
exprès. Il m’avait piégée.
savais même pas d’où il venait, ce gosse : Sean et moi utilisions des
préservatifs religieusement. A moins qu’il ne l’ait fait exprès, le Pendant deux mois, il ne s’est rendu compte de rien et ça
fourbe ? Moi et mon habitude de m’endormir immédiatement juste m’arrangeait. Je faisais semblant de boire un verre avec lui le soir.
après l’amour… Mais pourquoi ?! J’avais besoin de réfléchir un peu à tout ça avant de prendre une
décision. Tout était de sa faute mais ce gros nigaud ne voyait rien.
Il a 45 ans, il a déjà deux gosses, certes pas extraordinaires mais son
ex-femme n’était pas fantastique non plus, il n’avait pas pu J’avais l’option de le faire passer discrètement. Sean est assez
s’attendre à faire des miracles tout seul quand même, à un moment croyant, il est Américain après tout. Il aime aller à l’église le
donné, la génétique parle. Mais bon, ses enfants n’étaient pas dimanche matin une fois par mois, il me dit que ça fait du bien à son
méchants, ils auraient dû lui suffire. Ils étaient un peu câlin, pas très âme. Je le laisse y aller seul ou avec ses enfants. Il le prendrait assez
brillants à l’école mais suffisamment moyens pour que ce ne soit pas mal s’il apprenait que j’ai avorté dans son dos, il suffisait donc qu’il
un problème. Ils étaient mignons dans une espèce de zone de ne l’apprenne pas. C’était une option valide.
normalité complètement sans saveur. Ils ne posaient pas de
Je venais de fêter mes 39 ans, et je ne savais pas si j’avais envie de
question intéressante. Ils ne s’intéressaient qu’à ce qu’on leur
revivre ce que j’avais vécu à 19 ans. Bien avant Nicolas, je suis
montrait et pour une période de temps stéréotypée, décente. Ils
tombée enceinte. Je jouais avec le feu, et bam, au premier coup, la
étaient polis mais détachés, puis ils retournaient à leurs écrans. De
poisse. Il a bien fallu s’en débarrasser. Ça n’a pas été rigolo. Je suis
toute façon ils étaient la plupart du temps plantés devant. Ils ne me

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allée à l’hôpital, j’ai eu un premier rendez-vous, j’ai confirmé que souvent une ado un peu paumée, sélectionne la famille adoptive
j’étais saine d’esprit, que j’étais sûre de ma décision, bla bla bla. Puis parmi plusieurs dossiers et garde un droit de visite sur son enfant.
j’ai vu la psy de l’hôpital, la première et la dernière fois de ma vie que Elle peut choisir de garder le contact, ou pas. L’enfant sait qui est sa
j’irai voir une psy, je me le suis juré. Elle était froide comme un ‘’vraie’’ mère, mais a des parents adoptifs qui prennent toutes les
glaçon. Je lui ai raconté ma petite aventure sans lendemain et je lui décisions relatives à son éducation. Si tout le monde travaille en
ai confirmé que ma décision était ferme. Elle m’a juste fait promettre bonne intelligence, l’enfant grandit épanoui entre sa famille
de ne plus me retrouver dans le même pétrin, ce à quoi j’ai acquiescé d’accueil et sa mère biologique qui peut éventuellement prendre
immédiatement. On a parlé contraception. On a parlé délai légal de une place affective dans son cœur, si l’enfant le souhaite. La théorie
réflexion. du procédé est formidable, dans un monde où tout le monde est très
gentil. La fleur au fusil, le sourire béat et les grenouilles qui coassent
J’y suis retournée deux semaines après. Je ne faisais pas la maline,
au bord du bénitier en fond sonore, dégoulinantes de bienveillance
allongée sur la table dans cette grande salle trop éclairée. Malgré
toute chrétienne, on peut y croire, et ça me plaisait, ce système.
l’anesthésie, je compris et sentis tout ce qu’il se passait. J’aurais
Mais il aurait fallu que Sean soit dans le coup et je savais que jamais
préféré m’endormir entièrement et me réveiller comme par magie
il n’accepterait. Abandonner un enfant à nos âges quand on peut
« et voilà Mademoiselle, c’est fini, vous n’avez plus rien, vous êtes
l’assumer financièrement, quand on peut l’aimer ? Ça ne ferait
comme neuve ! ». J’aurais préféré ne pas voir, simplement fermer
aucun sens pour lui. Sean avait un de ces cœurs qui se gonflent
les yeux et tourner la tête juste ce qu’il fallait pour que la vie et la
comme un ballon au contact de l’amour.
non-vie soient supportables. Je repensais à tout cela, ce jour de
septembre 2018 où j’ai compris que j’étais enceinte de Sean, et plus Mais moi je ne voulais pas le garder, ce bébé. Absolument pas. J’étais
j’y pensais, et moins l’avortement était une option. Je n’avais aucune foutue. Je m’en voulais parce qu’en quittant la France et depuis un
envie de revivre ça. peu moins d’un an que j’étais aux US, je me sentais légère. J’avais
l’impression de flotter et de ne jamais toucher terre. Je ne voulais
Depuis mes 19 ans, j’étais devenue une spécialiste de l’évitement,
plus que la vie et ses contraintes me rappellent à l’ordre. Je savais
experte en fuite en avant, passée maître en l’art de ne pas affronter
bien que s’il y avait une chose au monde qui me tirerait vers le bas,
de face les problèmes. J’ai même choisi la fuite ultime, l’abandon de
qui me ramènerait les pieds sur terre, ce serait un enfant.
mes enfants, la pire des trahisons et des dérobades en biais.
Spécialiste en lâcheté, oui. Experte en égoïsme, oui, encore moi. Je voyais bien ce qu’il s’était passé avec les jumeaux. Avant même
qu’ils naissent, la grossesse n’avait pas été un moment de plénitude
Je pensais à une autre solution car aux US, il y a une procédure qui
béate comme on peut se l’imaginer. Pour moi, ça avait été de
s’appelle ‘’adoption ouverte’’. La maman qui donne son bébé,

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l’inquiétude en barres qui me rongeait de l’intérieur à chaque quotidiens. Nicolas essayait de rester stoïque, mais je me souviens,
instant, qui m’enserrait et m’empêchait d’exister en tant que les traits de son visage s’étaient tendus et ses sourires étaient
personne. Toutes mes pensées déjà étaient pour eux seuls. J’étais un crispés.
corps consacré à la procréation biologique, et malheureusement je
Nicolas et moi sommes entrés dans un univers médical précis et
ne le faisais pas très bien : même pas encore nés, les bébés étaient
déshumanisé. Un vendredi matin début juillet, une infirmière est
déjà en danger. La grossesse était à risque. Pendant cette période,
venue nous dire : « Bon, et bien, c’est pour aujourd’hui ! ». Les deux
tous les engrenages dans ma tête qui d’habitude s’enclenchaient les
chirurgiennes du service pédiatrique devaient être présentes car il
uns dans les autres pour travailler le réel et le transformer en une
en fallait une par bébé. Elles étaient d’accord : elles préféraient faire
réalité acceptable avaient cessé de fonctionner, la machinerie de
ça avant le week-end, histoire de ne pas devoir revenir le samedi ou
mon cerveau s’était enrayée. Mon cœur s’était recroquevillé sous la
le dimanche en urgence, le coup de téléphone maudit au beau milieu
peur, l’anxiété avait tout bouffé.
du mariage du neveu ou de l’apéro des voisins. J’étais à S31, un peu
moins de sept mois de grossesse. Tout à coup, il y avait urgence, il
fallait que les bébés sortent, maintenant, tout de suite. « Oui bien
**********
sûr ce sera une césarienne, Madame. Non, on ne peut pas le
déclencher, ça prendrait trop de temps, vous n’êtes pas du tout
ouverte ».
Nicolas n’a pas eu le droit d’être avec moi dans le bloc opératoire.
J’ai accouché des jumeaux au CHU de Poitiers en juillet 2007. J’avais
On m’a préparée, blouse, charlotte, plein de piqûres, et puis surtout
été très suivie : pour des jumeaux, les médecins sont prudents et je
celle de la péridurale avec son aiguille immense. On m’a expliqué les
devais aller à l’hôpital toutes les deux semaines, surtout qu’un des
risques de paralysie. Une toile bleue verticale a été installée entre
deux bébés grossissait moins vite que l’autre. C’était J2, la petite fille,
mon torse et le bas de mon corps, ce qui m’empêchait de voir mon
ma future Chloé, qui était plus agitée, plus nerveuse, je la sentais
ventre. Je ne sentais plus mes jambes ni mon bide énorme, je ne
bouger beaucoup plus que son frère dans mon ventre. Lors des deux
sentais plus les bébés. Il fallait faire vite pour que le produit
derniers mois de grossesse, l’inquiétude des médecins grandissait.
anesthésique ne passe pas dans le sang des enfants. Les
Les dopplers montraient que l’afflux de sang de J2 dans son cordon
chirurgiennes sont arrivées suivies d’une troupe d’étudiants derrière
ombilical était irrégulier. Les conséquences pouvaient être graves
elles. Vu le nombre de personnes autour de moi, je devais être un
pour le développement de son cerveau. J’ai été hospitalisée. Tout à
super cas d’étude. Elles ne m’ont pas saluée, ou peut-être ai-je
coup, l’angoisse était montée d’un cran, les examens étaient

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oublié. J’étais ce corps qui doit expulser deux aliens gluants hors de comme si leur peau était brulée. J’ai fondu en larmes, ils étaient en
soi et qui ne peut pas le faire seule. C’étaient elles qui allaient donner souffrance et je le ressentais dans ma chair.
la vie, elles qui allaient accoucher mes enfants à moi, et j’étais
inutile.
**********
Jumeau 1 a été expulsé, RAS, j’ai à peine eu le temps de comprendre
ce qu’il se passait. On me l’a montré et j’ai pu l‘embrasser, il était
tout petit et rose. Il a été placé directement en couveuse et envoyé
au service de réanimation. Au tour de Jumeau 2, deux minutes plus
tard. J’ai ressenti la concentration de l’équipe derrière la toile bleue, Peu avant de quitter la France, j’avais vu un reportage sur les
leur silence. J’ai senti qu’on tirait fort à l’intérieur de moi. Et puis j’ai femmes qui dénonçaient les violences obstétriques. C’était déjà loin
entendu ses petits cris à peine audibles. On me l’a montrée derrière moi tout ça mais ça a remué la boue de ces souvenirs que
rapidement : elle avait souffert, ça se voyait. Sa peau écarlate toute j’avais essayés d’oublier. Je me suis reconnue dans les récits de ces
fripée sur son corps maigre était celle d’un vieillard. L’infirmière me jeunes mamans traumatisées par leur accouchement, humiliées par
l’a montrée, elle ne s’est pas attardée. Elle a couru à la couveuse, et la façon infantilisante dont on s’adressait à elles. Je n’avais pas oublié
toute une équipe est partie à sa suite. La double-porte battante du l’infirmière qui ne comprenait pas pourquoi je pleurais, quelques
bloc a claqué, j’ai entendu leurs pas de course à travers les couloirs jours après l’accouchement. Forte de son savoir mais insensibilisée
de l’hôpital. par la violence de son métier, elle insistait : « Mais pourquoi pleurez-
vous, Madame ? Vos enfants sont en bonne santé ! Il y a des cas bien
Mes enfants étaient loin de moi au 7ème étage quand j’ai rouvert un
pires que le vôtre. Dans la chambre juste à côté par exemple : on a
œil en salle de réveil. Nicolas est arrivé vingt minutes plus tard, il
un bébé gravement malade, on ne sait pas s’il va vivre ou non. Alors,
était allé les voir au service réanimation. Ils allaient bien, ils étaient
vous voyez, vous n’avez aucune raison d’être triste. On vous prescrit
stables. C’était un soulagement, mais lui était livide. Il avait dû
un rendez-vous avec la psychologue de l’hôpital ? ». Non.
mettre une charlotte et une tunique jetables pour s’approcher des
couveuses. Il ne s’attendait pas à ce qu’ils soient si petits. Il n’avait Moi je pleurais parce que j’avais les hormones en folie, parce que
pas pu les toucher. Les enfants étaient minuscules, J1-Maxime faisait mes deux bébés n’étaient pas finis et parce qu’ils étaient câblés de
1,6 kilo et c’était le costaud de la bande. J2-Chloé faisait 1,4 kilo. la tête au pied. Ils avaient été jetés hors de leur enveloppe de
Nicolas me montra des photos qu’il venait de prendre. Des câbles douceur et balancés dans un monde bruyant, séparés l’un de l’autre
partout, un tube à oxygène scotché sous le nez, les visages rouges et placés chacun dans une coque en plastique, au milieu des

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sonneries perçantes des machines électroniques auxquelles ils chaud coûte que coûte, ils avaient déjà perdu tellement de poids
étaient rattachés et qui bipaient chaque fois qu’un capteur se depuis la naissance. Les infirmières me prêtaient une petite peau de
décollait. J’étais impuissante à préserver le calme autour d’eux, à mouton avec laquelle je les recouvrais pour qu’ils ne refroidissent
faire en sorte que leur transition vers le monde des hommes soit pas.
douce. Ils étaient nés et avaient été confrontés immédiatement à la
Parfois je les prenais tous les deux ensemble, je ne voulais pas qu’ils
violence de la vie. Ça me faisait beaucoup de peine, je vivais ça
perdent dès la naissance leur lien de gémellité. Installés sur mon
comme un échec. Tout ça me semblait être de vraiment bonnes
torse, les bébés bougeaient à la façon des souriceaux avec les yeux
raisons pour pleurer, à l’époque comme encore maintenant.
fermés et les doigts vagabonds, attirés animalement l’un par l’autre,
De repenser à tout ça étant à Chicago, enceinte d’un autre futur alors les câbles s’emmêlaient et les autocollants des capteurs se
nourrisson à langer, laver, nourrir, faire roter, endormir, à qui je décollaient. Ça faisait sonner toutes les machines. Je me souviens,
devrais chanter des chansons, frère Jacques et son pote Pierrot, non j’étais toujours stressée, en alerte. Ce n’était pas un moment de
vraiment je ne pouvais pas envisager de revivre ça. détente. Un jour, je suis arrivée dans leur chambre comme
d’habitude avec mon poncho de papier jaune, et les infirmières
Je me souvenais des tout-premiers jours à l’hôpital avec les
avaient mis les deux bébés dans la même couveuse. J’aurais aimé
jumeaux : j’avais droit à deux peaux-à-peaux par jour, un le matin,
avoir eu l’idée moi-même. Ils se retrouvaient, se touchaient, c’était
un l’après-midi, une heure chacun. Je m’installais sur un fauteuil et
beau. Soudain, Chloé a arraché la sonde gastrique de son frère.
les infirmières m’amenaient soit l’un, soit l’autre des bébés. Au
Galère, urgence, vite les sortir, les redéposer rapidement chacun
début, quand ils étaient encore tout rouges, je n’avais pas le droit de
dans sa couveuse, remettre la sonde gastrique, Maxime pleure, il a
les caresser car leur peau n’était pas finie, ça les aurait irrités. Je
mal. Les infirmières n’ont plus retenté l’expérience après.
posais ma main sur eux, immobile, jusqu’à ce que mes doigts
s’engourdissent, jusqu’à ce que ma peau soit toute moite. Je restais Tout était compliqué. Je ne pouvais pas commencer à aimer. C’était
très attentive, ma main ne s’appesantissait pas, j’avais peur de les tellement de peurs, d’angoisses pour tout et pour rien, pour une
écraser. J’alternais religieusement les peaux-à-peaux entre les deux, jaunisse, pour un retard de gain de poids, pour des difficultés
l’un après l’autre, pour m’assurer que je donnais autant d’attention d’allaitement. Après quelques semaines à l’hôpital à ce rythme,
et de tendresse à l’un qu’à l’autre. J’essayais de les garder le plus j’étais à bout, d’autant plus que les infirmières me mettaient la
longtemps possible sur moi. Ils étaient tout nus avec uniquement pression pour que je continue à allaiter. Il y avait une femme au bout
leurs couches microscopiques. Leur peau était si sensible qu’ils du couloir, elle n’en était pas à sa première grossesse et elle ne se
n’auraient pas supporté de vêtements, mais il fallait les garder au laissait pas marcher sur les pieds. Je l’enviais : une infirmière m’avait

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racontée, avec une moue pleine de reproches, qu’elle était venue à deux bébés, il arrivait parfois que Nicolas aille au sous-sol de
l’hôpital avec sa propre boîte de lait en poudre et qu’elle alternait l’immeuble pour ranger la cave ou réparer les vélos, et qu’il
entre le sein et la boîte en fonction de ce qui l’arrangeait, en fonction disparaisse ainsi avec une super bonne excuse (« je range, ce n’est
du moment. pas bien ? ») pendant plusieurs heures, me laissant seule gérer les
deux nourrissons de deux mois. En soi, ce n’était pas grave, mais
- Moi aussi je veux faire ça !
c’était tellement égoïste en même temps. Moi aussi j’aurais préféré
- Ah oui mais non, ce serait du gâchis, Madame : vous avez
ranger tranquillement en silence, ou même avec un peu de musique
plein de lait, et puis vos enfants ne peuvent pas digérer le lait
et une petite bière, une étagère d’outils ou trier des vieux livres, me
en poudre, ils sont trop petits. Vous voulez qu’on donne du
plonger avec délice dans un cocon d’organisation simple et de tâches
lait maternel d’une autre maman ?»
manuelles faciles mais avec une petite pointe de difficulté, et donc
J’ai continué, je me suis forcée. Bien sûr c’était mieux pour eux mais tellement satisfaisantes quand elles s’achèveraient sur mon
ma santé mentale y laissait des plumes. J’apprenais dès leur triomphe : « Les vélos fonctionnent parfaitement ! J’ai réparé les
naissance que j’allais devoir me sacrifier toute ma vie pour le bien- freins et j’ai trouvé où était percée la roue arrière du tien. J’ai mis
être de mes enfants, qu’ils seraient toujours prioritaires, que toutes une rustine, c’est nickel maintenant ! » « J’ai jeté les vieilles
mes décisions seraient soumises avant toute chose au filtre de ce qui cassettes audio et vidéo dont on ne se sert plus, ça faisait longtemps
était bien pour eux. Je me sentais lourde et vieille avant même que je devais le faire, ouf ! Ça libère plein de place, c’est cool non ?
d’avoir quitté l’hôpital avec 2 couffins sous les bras… Lourde et vieille C’était un sacré boulot ! »
comme à ce moment précis, à Chicago, où il fallait que je décide quoi
Oui. Soit. Quand Nicolas remontait tout fier de lui, je lui mettais un
faire de ce fœtus qui avait choisi de s’installer en moi.
gosse dans chaque bras et je partais dans la salle de bain. C’était ma
petite échappée à moi, mon me-time seule avec une pince à épiler
et un vernis à ongle. J’essayais de m’en foutre qu’il ait deux heures,
**********
cent vingt minutes, pour lui seul et moi seulement vingt pendant
lesquelles je l’entendais galérer, j’entendais les enfants pleurer puis
hurler, et ça me tordait le ventre, mais non, j’essayais de ne pas y
aller, c’était MON temps. J’essayais de répondre calmement quand
Les hommes ont cette capacité absolument géniale de pouvoir il venait à la porte de la salle de bain pour me demander
s’isoler de la vie familiale pendant quelques heures sans aucun : « Chérie, tout va bien ? Super, profite de ton temps, ne t’inquiète
scrupule, en fait sans même y penser. De retour à la maison avec les pas pour nous, je gère. J’ai juste une petite question : quand est-ce

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que t’as donné leur biberon aux enfants ? J’ai l’impression qu’ils ont enfants, la méchante femme égoïste et sans cœur, commençait à
faim, ils n’arrêtent pas de pleurer et j’ai peur de me tromper, je ne douter.
sais pas trop ce que tu veux que je fasse. » J’avais été promue
Mais c’était tellement à l’opposé de ce dont j’avais besoin, un bébé
Générale des armées infantiles, patronne en chef du foyer,
au nez qui coule. C’était tout ce que je ne voulais plus. Je suffoquais
commandante des couches et de la bouffe. Je devais décider des
déjà à l’idée de changer des couches, mélanger l’eau et le lait en
agendas de trois humains dont deux petits qui n’avaient pas
poudre dans les biberons et secouer, secouer, secouer… C’était
vraiment leur mot à dire et un troisième qui se mettait en position
absurde, c’était débile de ne serait-ce qu’hésiter. Un bon IVG, et bye
d’infériorité de peur de faire un pas de travers. Mon job était devenu
bye, hasta la vista, finitos los problemos. Come on Chris, cold bitch,
une longue checklist de trucs à faire, à acheter, à prendre.
you can do this. J’ai pris rendez-vous à la clinique. J’étais déjà à huit
La rancœur envers Nicolas a commencé à gonfler, à prendre toute la semaines, il fallait tout simplement que je passe à l’action.
place dans ma tête. Mon cœur se contractait. Je sentais qu’une
mélancolie toute grise venait lécher les bords de mon âme, l’imbiber
un petit peu plus chaque jour de cette tristesse poisseuse, si dense *****
que je ne parvenais plus à la faire voler en éclat, même quand je me
mettais à danser comme une folle ou à boire comme un trou un soir.
Elle était toujours là, lourde, constante. Je n’ai jamais été très cordiale, très avenante. En comparaison, les
Américaines ont l’empathie bruyante. Il suffit qu’un gosse tombe et
Jusqu’à ce que je parte, que je m’envole enfin, que je mette des
se fasse mal pour qu’un chœur dissonant de voix féminines s’élève
kilomètres entre moi et elle : depuis que j’étais aux US, cette chape
: « How is he ? Oh my God, I was so scared. Oh really ? Oh noooooo,
de plomb avait disparu, je ne la sentais plus. Je ne ressentais plus
am so sorry to heeeear that. Oh-onnnn », avec des élévations aigües
grand-chose de toute façon, ni mélancolie, ni joie, et c’était un
puis basses, la voix qui module comme un serpent dans tous les tons.
soulagement inespéré. Si j’avais su, je serais partie avant. J’aurais fui
« Ohhhh poor thing. It must be so hard. That’s terrible. I feel sooo
ce quotidien qui collait les muscles à la peau, qui m’engluait les
bad. I wish I knew earlier, is there anything I can do to help?” Non, il
poumons et m’empêchait de respirer. Là, à Chicago, je me sentais à
n’y a rien à faire, le gosse s’est juste fait une entorse, ça arrive à plein
nouveau bien. Sauf ce fœtus-fardeau dans mon ventre bien sûr. Il
de gosses dans le monde, il survivra et sa mère aussi. Je n’ai pas en
fallait que je prenne une décision. Plus je tergiversais, et plus moi la
moi cette compassion pour autrui.
pire des mères, celle qui me révulsait, celle qui avait abandonné ses

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J’étais sans tristesse par rapport au fœtus qui ne devait pas vivre. Je attentif et j’étais contente qu’il rentre dans le jeu et que cette soirée
ne le concevais pas comme un ‘bébé-icide’. Il n’avait pas vraiment lui plaise. La musique c’était sa marotte, son petit truc à lui, je voyais
d’existence de toute façon. Let’s do this. Ma décision était prise. bien qu’il étudiait la voix du chanteur, qu’il décortiquait les accords
chanson après chanson, il était absorbé.
C’était l’anniversaire de Sean ce week-end de mi-Novembre. Il faisait
déjà très froid dans l’Illinois. Le jour d’Halloween, fin Octobre, il Le deuxième concert était un duo de Japonais, pas sûr qu’ils soient
s’était mis à neiger sur les toits de Chicago. J’avais ressorti mes en couple. Le garçon était probablement amoureux de la nana qui
affaires d’hiver à reculons en me gavant de bonbons chimiques en ne l’aimait probablement pas. Quand elle parlait anglais avec son
forme d’araignées et de citrouilles. accent japonais très prononcé, je ne comprenais rien mais elle avait
une grâce incroyable et une petite voix haute-perchée. On aurait cru
Pour son anniversaire, je voulais qu’on fasse un truc différent et je
une petite fille avec son chapeau rond comme une cloche à fromage
voulais qu’il y ait de la musique, je savais que ça plairait à Sean. J’ai
sur la tête et son manteau dix-mille fois trop grand pour elle. Quand
pris des billets pour un concert intimiste un peu étrange en trois
elle s’est mise à chanter, il s’est passé quelque chose de très beau :
parties : tu achètes tes billets pour aller écouter trois groupes en une
tout le monde s’est tu, a tendu l’oreille et a retenu son souffle. Son
soirée sans savoir dans quel lieu tu dois aller ni quels seront les
petit filet de voix partait dans les aigüs et on essayait de le suivre,
groupes. Tu reçois l’adresse par email une fois que tu as payé. On
mais clic-clac il revenait dans les graves, en sourdine, et hop-là il
s’est retrouvés dans un immeuble de bureaux dans le quartier de la
s’envolait à nouveau vers la lune. Sa voix semblait se mêler à un
ville où Google s’était installé, au cœur de bobo-land donc. Je suis
chœur lointain de femmes japonaises qui chantaient depuis des
plutôt beauf que bobo d’habitude : les meilleures soirées sont
millénaires la beauté de leur pays et les dangers de l’amour. C’était
toujours les barbecues l’été avec un pichet de rosé glacé, le soleil
compliqué et délicat, et même si on ne comprenait pas les paroles,
couchant, un bon Balavoine en fond sonore parce que ça rappelle
cette petite femme au chapeau rond était tellement passionnée
des souvenirs d’enfance, les effluves de viande grillée et les fumées
qu’elle nous a emportés dans son monde à elle. Ma tête s’est tue
de cigarettes. Quelques couplets de Capitaine Flame beuglés par un
enfin, et mon corps s’est balancé au rythme de sa voix, vers l’avant
copain recouvrent le refrain du générique de Fort Boyard que les
quand elle s’envolait très haut, vers l’arrière quand elle faisait une
enfants regardent dans le salon. Mais on est donc allés voir ces 3
pause et revenait au rivage. Quelque chose en moi lâchait un peu de
petits concerts comme deux vieux bobos, et le premier chanteur
contrôle. J’avais envie de danser. Je n’ai pas osé, j’ai dansé à
n’était pas mal du tout. Il avait beaucoup de douceur et de
l’intérieur, en secret, et ça m’a fait sourire. Elle m’avait emmené en
vulnérabilité. Il chantait a capella à peine accompagné par un de ses
voyage hors de moi, là où il reste encore un peu de beauté et de
amis qui jouait délicatement du djembé derrière lui. Sean était très
lumière.

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Pendant que le troisième groupe s’installait, quatre jeunes types Le matin suivant, le petit point de lumière est revenu et ça a duré un
maigres aux cheveux longs qui croyaient sûrement être les nouveaux peu plus longtemps, une dizaine de minutes. Je suis restée immobile
Nirvana, j’ai demandé à Sean si on pouvait partir. J’avais besoin pour l’observer, ne pas l’effrayer, puis à nouveau il est parti. Ça a
d’une pause et de sortir de là pour reprendre mes esprits. ”Yes duré quelques jours comme ça, il jouait à cache-cache, je le saluais
please darling. That was really strange. Why do they bring Japanese comme un ami, il restait quelque temps, puis s’enfuyait gaiement. Le
bands? We can’t understand anything.” voile de la mélancolie gagnait à chaque fois, il était tellement sûr de
lui. Ce corps vide, c’était son domaine, son territoire depuis tant
Le lendemain matin, je me suis réveillée avec un rayon de soleil sur
d’années. Il n’avait pas peur d’un petit rayon de soleil, il savait que
le visage, j’avais mal fermé le store de la chambre. Ça me chauffait
c’était temporaire. Ce corps lui appartenait, cette mauvaise âme
la peau. J’ai repensé à une conversation qu’on avait eue avec mes
teigneuse était à lui.
enfants, il y a quelques années. Un jour, Chloé, la plus petite
physiquement des deux jumeaux, m’a demandé : « Maman, c’est
quoi le plus important : l’amour ou le soleil ? ». Elle avait souvent des
*****
questions comme ça : est-ce que l’espace et l’univers, c’est la même
chose ? Est-ce que tu préfères ton cœur ou ton cerveau ? Qui est-ce
qui est le plus fort, le feu ou l’eau ? Cette fois-ci, son frère Maxime
lui a répondu, très pragmatique : « Ben, c’est le soleil car s’il n’y a pas
de soleil on ne peut pas vivre sur la Terre, et donc il ne peut pas y La date de mon rendez-vous à la clinique approchait, il était fixé au
avoir d’amour ». C’était assez magique que la vie soit sur Terre, les lundi qui suivait le week-end de Thanksgiving. Il ne me restait plus
enfants le sentaient. « Maman, s’il n’y a pas de soleil, il n’y a pas de qu’une semaine.
vie ? ». Et moi, ce matin-là, j’ai ressenti quelque chose de nouveau,
J’ai commencé à l’attendre, mon petit rayon. Le soleil perçait chaque
comme la pointe d’une aiguille brillante qui venait percer quelque
jour un peu plus, je le voyais faire, ce petit point, cette bille jaune
chose dans ma poitrine. Pas tout à fait à l’emplacement du cœur
vibrante qui bondissait. Elle me faisait penser à ces balles
mais plutôt à côté, juste à côté. Ce n’était pas très agréable. Ça ne
rebondissantes que les enfants achetaient autrefois dans les vieilles
ressemblait à rien de ce que je connaissais. Je n’arrivais pas à définir
machines à fente de mon enfance, on y glissait un franc et on avait
si c’était une réaction physique ou une émotion nouvelle. Ça brillait
une balle ou un gros bonbon tout dur qu’on mettait trois plombes à
comme un petit point de soleil. Ça a duré quelques minutes puis la
croquer. Les balles multicolores allaient dans toutes les directions,
petite lumière s’est éteinte, et le voile gris poisseux que je
elles étaient incontrôlables, c’est ça qui était drôle. Il fallait leur
connaissais bien s’est posé dessus.

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courir après, se mettre à quatre pattes pour aller les récupérer sous mes os cassants. Chaque choc envoyait des vibrations dans ma cage
les meubles. thoracique, dans mes bras, mon crâne. Mes jambes tressautaient.
J’étais éclaboussée de l’intérieur. Je devais m’allonger jusqu’à ce
Ma balle envahissante à moi gagnait en diamètre de jour en jour,
qu’elles s’apaisent et que la trêve journalière soit instaurée, me
étendant son terrain de jeu rebond après rebond. Elle se créait un
laissant vide et grise.
espace de chaleur tout jaune au milieu de ma poitrine, dans lequel
j’aurais aimé mettre le doigt pour y récolter un peu de nectar doré Le jeudi de Thanksgiving est arrivé. J’ai trouvé un tuto sur Youtube
et le lécher comme un enfant lèche une cuillère de miel. J’aurais pour apprendre à cuisiner la dinde à l’américaine. Sean était content
voulu le toucher, être sûre qu’il soit là, que je n’inventais pas tout ça que je fasse honneur aux traditions américaines pour l’occasion. Ses
dans ma tête, vérifier que je ne devenais pas folle. parents étaient restés dans le Wisconsin d’où il était originaire, la
route de cinq heures jusqu’à Chicago leur semblant insurmontable.
Je pensais de plus en plus à Maxime et à Chloé. Je me l’avouais et me
Ça m’arrangeait bien : nous ne serions que quatre à table avec ses
détestais pour ça. Je le ressentais comme une trahison, une
deux enfants, Lyana et Owen, ça me faisait moins de nourriture à
faiblesse. J’étais partie pour ça ? J’avais lâché toute ma vie d’avant,
cuisiner et je n’aurais pas besoin de faire du small talk.
j’avais regardé le futur en face et j’avais essayé de me créer un
espace de reconstruction, tout ça pour quoi ? Pour être nostalgique On a passé un bon moment dans la cuisine, Sean et moi : je préparais
de ce que j’avais laissé derrière ? Il était hors de question de me la dinde et une purée de patates douces aux chamallows, Sean
retourner sur le passé et d’avoir des remords. « Alors, ma vieille, tu buvait des bières en écoutant de la musique. Quand on s’est assis à
fais moins la maline, hein ? Je ne t’aimais pas beaucoup mais je te table, Sean a voulu bénir ce repas et on s’est tous donné la main. En
respectais d’avoir osé faire ce que tu as fait, partir sans un regard en relevant la tête, il a voulu trinquer avec moi, et j’ai vu à ce moment-
arrière. Mais là, tu redeviens soft. Où est ta personnalité, ton là qu’il a eu comme un éclair d’intelligence : il s’est rendu compte
backbone, ta colonne vertébrale ? » Et si le bébé était une fille, une que je ne voulais pas de vin rouge, que je faisais des siestes tous les
nouvelle petite Chloé ? Je n’avais pas envie de revivre ça, « j’aime les jours en ce moment, que mes seins étaient un peu plus gros que
licornes et le rose ; on peut regarder Dora ? », pitié ! Non, non, non. d’habitude, il les a regardés un long moment. Il m’a jeté un regard
inquisiteur depuis l’autre côté de la table. J’avais la trouille.
La boule jaune gonflait chaque jour un peu plus, et avec elle un mal-
J’essayais de rester stoïque. Je ne voulais pas qu’aucun mouvement
être très sourd qui partait de ma poitrine. Jour après jour, elle s’était
dans mon visage ne me trahisse. Mais petit à petit les coins de ses
démultipliée, clonée en une troupe de petites boules rugueuses. A
lèvres se sont relevés et Sean m’a lancé un bon gros sourire de
présent, son armée envahissait mon corps chaque jour, j’étais un
bonheur qui fendait sa poire d’une oreille à l’autre. Il est venu me
champ de batailles. Les boulets se brisaient contre la carcasse de

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prendre dans ses bras, et m’a glissé dans l’oreille « thank you, mon J’avais besoin d’un break, je devenais folle. Pas question de psy et je
amour », avec son accent américain qui n’arrive pas à prononcer les n’avais pas d’amie, et même si j’en avais eu une, quel morceau de
r. Nous nous sommes embrassés. A cet instant-là très précis et vérité aurais-je pu lui avouer ?
fugace, je me suis sentie bien. Pas vraiment heureuse mais sereine
J’avais discrètement annulé le rendez-vous à la clinique. Nous étions
et prête à affronter la shitstorm qui, j’en étais sure, allait bientôt
déjà en Décembre. Sean voulait être très impliqué dans la grossesse,
fondre sur moi. Il est retourné s’assoir et n’a rien dit de plus car Lyana
il m’a accompagné pour le rendez-vous des 3 mois. Il a annoncé la
et Owen étaient là, mais son sourire débile ne m’a pas lâchée
bonne nouvelle à ses parents, qui étaient aussi heureux que lui
jusqu’au dessert.
d’après ce qu’il me rapportait de ses conversations téléphoniques
Evidemment cette tranquillité que j’avais ressentie s’en est allée hebdomadaires avec sa mère, Karen, même si je les soupçonnais de
d’un coup après quelques minutes, c’était trop fragile pour durer. Je ne pas m’apprécier beaucoup. Sean et moi nous étions mariés à la
me retrouvais assise profondément seule à table avec mon beau-fils va-vite. Nous les avions invités deux jours avant, et ils n’étaient pas
et ma belle-fille, avec un mari béat. Mon petit discours de haine venus. Sur le coup, ça m’avait semblé assez froid de leur part, mais
intérieure a repris : « Quelle imbécile tu fais, ma vieille ! Tu as déjà qui étais-je pour juger de ce qu’un parent doit ressentir pour son
abandonné deux enfants et tu songes à en faire un troisième, enfant ? J’étais la plus mal placée au monde pour ça. Et puis après
seriously ? Et tu l’abandonneras quand il aura quel âge, celui- tout c’était son deuxième mariage, ça ne faisait que trois mois qu’on
là ? Coldbitch ou airhead ? » Le bouillon de mes pensées glougloutait se fréquentait à cette époque, ça ne criait pas précisément ‘’mariage
tout poisseux, si épais qu’il menaçait de boucher et de faire exploser d’amour forever and ever’’.
ma raison. Peu après le repas, je suis partie dans la chambre, j’ai
Son frère Arnie était venu au mariage, ça m’avait fait plaisir pour
prétexté de la fatigue. J’ai attendu patiemment l’arrivée de mes
Sean. Arnie était un type assez simple et gentil. Il avait peu de
petites boules jaunes. Elles n’ont pas tardé.
personnalité et n’a pas exprimé d’opinion par rapport à notre union,
ce qui m’arrangeait bien. Il parlait peu mais sa présence était
agréable. J’avais passé du temps avec lui quand il venait écouter les
*****
Text Pistols jouer l’été dernier dans la guinguette au bord du Lac et
j’avais apprécié la qualité de son silence. Il n’avait pas vraiment
d’opinion sur rien. Arnie était creux, mais il avait l’élégance d’avoir
le vide bienveillant. Je n’aurais pas su dire ce qu’il pensait de moi,
probablement rien.

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Arnie et Sean bossaient ensemble. Ils avaient une agence de photos que l’assemblée lui accorde, et alors, érigé en homme savant, il
professionnelles depuis trois ans avec un site internet pas mal foutu. soulève humblement les épaules comme pour dire : « C’est assez
Ils faisaient des shootings privés de familles et de mariages, mais leur limpide pour moi en fait, ça me semble être une évidence, je voulais
bread and butter c’étaient surtout des shootings de produits partager ce savoir avec vous pour vous apprendre quelque chose. Si
alimentaires pour les restaurants. Ça ne marchait pas mal, ils avaient je peux aider, c’est avec plaisir ». Et il replonge ensuite avec fausse
même deux employés : une jeune femme avec un background dans pudeur dans son silence. Il a gagné le respect de l’assemblée. Il en
le graphisme avait la charge du site internet et des commandes ; et devient souvent le leader, celui vers qui on se retourne pour
un vieux monsieur charmant payé à l’heure s’occupait des livraisons. demander un avis ou trancher un débat houleux.
Sean était le photographe, l’expert technique en charge des
Celui-là n’est pas le pire. Il y a surtout l’observateur froid et mauvais.
photoshoots. Il s’occupait aussi de l’inventaire du matériel
Lui cherche une proie et n’attaque que les plus faibles. Il écoute et
photographique. Arnie faisait l’administratif, la compta, les HR, les
observe les comportements de chacun, tous les gestes qui trahissent
impôts, et un peu de relance clients quand ils avaient des mauvais
le manque de confiance en soi, les tics de langage, ou la petite
payeurs. Il était collant et n’abandonnait jamais, les clients
blessure d’ego sur laquelle il pourra appuyer plus tard. Il analyse la
craquaient et finissaient par payer. Sean et Arnie formaient une
partie faible ou illogique d’une argumentation. Il enregistre les
bonne équipe. Deux grands gentils ensemble, ça se passait bien.
erreurs et prépare l’addition, qu’il servira au moment le plus propice
J’avais développé une théorie sur les gens silencieux, les quand sa victime est en confiance, qu’elle a baissé la garde. Et là, il
« observateurs » : je trouvais qu’il y en avait de plusieurs sortes. D’un attaque, il casse, il lance un mot acerbe ou une vanne méchante et
côté, il y avait l’observateur froid et narcissique, passif en apparence tellement proche du réel, tellement ‘vraie’ que ce n’est plus une
mais qui écoute avec beaucoup d’attention. Il se tait jusqu’au vanne et que seuls quelques rires gênés se font entendre dans
moment où il frappe son estocade avec une phrase bien formulée l’assemblée. La victime se tait, cherche du soutien dans les yeux des
qui lui semble extrêmement intelligente. Bien souvent c’est un autres, se creuse la tête pour trouver une répartie intelligente qui ne
poncif, la vraie intelligence étant rare finalement, mais il est vient pas. Elle repensera le lendemain à ce moment qui tournera en
persuadé d’avoir découvert la Lune. Les autres personnes présentes boucle dans sa tête : « Mais pourquoi n’ai-je pas pensé à lui dire ça ?
pensent que l’observateur froid a un temps d’avance, qu’il réfléchit J’aurais dû, ça l’aurait cassé, effet boomerang immédiat, bim, bam,
plus profondément et plus vite que les autres. C’est un penseur, un boum ». Pendant ce temps-là, le rouge lui monte aux joues, toujours
sage même ! « Mais c’est exactement ça. Tu as raison, je n’y avais rien qui ne vient à l’esprit, et soudain c’est trop tard. L’affaire de
jamais pensé. Alors en fait tu crois que c’est pour ça que… ?» quelques secondes de silence en trop et l’humiliation est là.
L’observateur froid et narcissique se rengorge de la reconnaissance L’observateur froid a gagné. Il a laissé sa victime bavarde sans voix,

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une personne de moins à combattre autour de cette table. Chaque rue par des femmes et aussi des hommes, même quand je marchais
soirée, chaque réunion, est pour lui une arène dans laquelle il donne à côté de lui. Je n’étais pas jalouse, j’étais sûre de mon emprise sur
les coups les plus vicieux. Les mots blessent et il sait s’en servir à la lui. J’étais encore pas mal moi aussi. J’avais laissé pousser mes
perfection. Je ne l’aime pas, cet observateur-là, et je le repère à trois cheveux depuis un an, ils m’arrivaient un peu en dessous des
kilomètres à la ronde. Ça me permet d’anticiper, de ne pas trop épaules. Je me faisais des colorations à la maison, blond cendré,
m’exposer. merci Garnier. J’étais encore mince pour mon âge, et à 39 ans je
n’avais aucune ride. Le diable avait dû décider que j’étais de son
Arnie, lui, était de la troisième catégorie dans ma classification
côté, il me faisait un coup à la Dorian Gray. C’était un beau cadeau.
fumeuse : l’observateur silencieux et bienveillant. Il était à la fois
Je n’avais rien demandé, rien signé en bas du parchemin. Mais un
présent et à l’écart, avec toujours le regard doux de quelqu’un de
cadeau ne se refuse pas, qu’il vienne du diable ou de la nature. Je
profondément gentil. Il écoutait sans vraiment s’intéresser et quand
jouais aussi beaucoup de mes yeux couleur chocolat, de mon regard
on l’interpelait il ne savait pas trop quoi dire, aucune remarque ne
‘pétillant’ et de mes lèvres charnues. J’avais plus d’un tour dans mon
lui venait à l’esprit. Je l’aimais bien, il m’était sympathique. C’était
sac. Sean était à moi sans équivoque, je le contrôlais autant qu’il me
peut-être le seul dont je ne craignais pas le jugement. Je m’imaginais
contrôlait.
parfois pouvoir soulager ma conscience auprès de lui, lui raconter
mon histoire, mais je n’ai jamais osé prendre ce risque. Sa loyauté Pauvre Arnie, la comparaison avec son frère devait être rude. Il
irait à Sean sans équivoque. s’habillait comme beaucoup d’Américains : pantalon de jogging,
baskets Nike, tee-shirt XXL et hoodie à capuche avec le nom de son
Arnie n’était pas marié et n’avait pas d’enfant. Il avait 42 ans, la
université en toutes lettres « LOYOLA UNIVERSITY ». Arnie avait un
bedaine bedonnante et le crâne qui se dégarnissait déjà. Il avait un
chien, c’était sûrement sa seule excentricité, la seule preuve qu’il ait
air de famille avec Sean, ils avaient les mêmes yeux noisette tous les
pu un jour exprimer un désir : « Je veux avoir un chien ». Okay Arnie,
deux. Malheureusement il n’avait pas hérité de la moitié de la grâce
go for it. Son chien était assez joli. C’était un mix entre un golden
naturelle de son grand frère. Sean avait un truc pour lui, je ne me
retriever et un berger allemand, les poils tout doux tout dorés. Son
l’expliquais pas. Son nez de footballeur américain était un peu
chien était marrant, il se jetait sur moi à chaque fois que je passais à
cabossé, il y avait beaucoup joué au College et ça donnait à son
côté de lui. Il s’appelait Whisky parce que Arnie aimait le whisky. Ça
visage lisse une aspérité inattendue, un truc sur lequel mon regard
faisait quand même une deuxième chose que Arnie aimait vraiment
s’accrochait. J’aimais le regarder de profil. Physiquement, Sean me
dans la vie, et c’était déjà pas mal.
plaisait beaucoup : j’aimais ses cheveux poivre et sel, ses grosses
épaules, ses mains et le grain de sa peau. Il se faisait mater dans la

29
Depuis Thanksgiving, j’avais mis mon cerveau en mode off, je ne concessions Harley-Davidson et de brasseries de bières locales. En
pouvais plus réfléchir. Je laissais Sean mener la barque parce que le arrivant sur Sturgeon Bay, c’est devenu plus joli. La ville était au
radeau de ma raison prenait l’eau. centre d’un bande de terre qui se détachait du Wisconsin pour se
jeter de façon assez téméraire dans le Lac Michigan. A gauche de la
Lors de l’échographie des trois mois, on nous a annoncé avec une
péninsule était Green Bay, et à droite le lac ; et les deux se
certitude de 80% que c’était un petit gars : Sean était fou de joie. Le
rejoignaient dans un bras de mer sur lequel était posé Sturgeon Bay.
jour de Noël, nous avons fait la route tous les trois, Arnie, Sean et
La ville s’était construite tout autour de cette large rivière. Sean était
moi, pour aller à Sturgeon Bay, le bled de leurs parents dans le
excité, il parlait sans cesse. Arnie restait tranquillement silencieux à
Wisconsin. Il était temps que je les rencontre : Sean devenait
l’arrière. Autrefois le coin était prospère mais les chalutiers avaient
vraiment insistant et comment lui refuser ? Les enfants de Sean
déserté quand les stocks de whitefish, le poisson local à chair
étaient chez leur mère donc je n’aurais aucun coussin protecteur,
blanche, avaient baissé à la suite d’une pêche massive sans quota ni
aucun rempart pour diffracter leur attention sur autre chose que
limitation. En parallèle, des poissons étrangers plus résistants
moi. Arnie et son apathie ne me seraient d’aucun secours. Les
étaient arrivés et avaient tué petit à petit la plupart des truites
parents de Sean allaient me poser des questions, me juger.
sauvages et des gamefish, les poissons sauvages, sur lesquels les
Je m’auto-coachais en silence dans la voiture. « Et bien alors, bitch ? pêcheurs de Sturgeon Bay faisaient le plus de marge autrefois et
Tu as 39 ans et tu as la trouille de deux rednecks du Wisconsin ? Tu comptaient pour remplir leurs bas de laine. Les chantiers navals
ne les as pas attendus pour devenir qui tu es, pour être forte et avaient fermé les uns après les autres. J’ai repéré beaucoup
solide, pour vivre ta vie. Be strong, Coldbitch ». d’oiseaux migrateurs. Les marinas étaient vides, on avait rangé les
bateaux au cas où le lac Michigan gèlerait encore cet hiver. Il n’y avait
Sturgeon Bay était une petite ville de 10,000 âmes qui faisait partie
pas grand-monde dans les rues et je trouvais ce calme d’arrière-
de Door County, un comté qui avait banni l’usage des lumières
saison un peu lugubre.
électriques sur les façades de tous les bâtiments, même sur les
devantures des boutiques. Ça lui donnait un air un peu désuet et La spécialité de Sturgeon Bay et de Door County, c’était le poisson
charmant que les touristes adoraient apparemment, parce que ça se fumé. Ça sentait tellement fort en ville : cette odeur puissante du
remplissait beaucoup dès que les beaux jours arrivaient en mai. Sean poisson qu’on a fumé pendant des heures et des heures en plein air
m’expliqua tout ça avec une pointe de fierté dans la voix. Il avait sur un feu de bois envahissait tout. Ça me rappelait un peu le
grandi là jusqu’à ce qu’il aille à l’université à Milwaukee. La route Portugal et les morues séchées. Nous y étions allés avec Nicolas peu
n’était pas très jolie entre Chicago et Brussels, WI, juste un long filet après notre rencontre. Ça avait été un de ces week-ends qui
d’autoroute américaine à deux voies, égrené de nombreuses construisent une histoire d’amour, quand les débuts sont hésitants

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et que parfois un peu de magie s’en mêle pour transformer un joli Leur père aussi était un gentil, un type bien qui saurait leur
moment en pierre angulaire de la relation. C’est ce qui s’était passé apprendre à donner, à aimer sans rancune. J’ai eu l’intuition qu’il ne
pour Nicolas et moi à Porto. On avait posé une des premières pierres leur aurait pas raconté de méchancetés sur moi, qu’il aurait édulcoré
de notre histoire. la réalité pour que mes enfants continuent à m’aimer malgré mon
absence, et à ce moment-là, en ce jour de Noël au fin fond du
Ce souvenir m’a prise par surprise. Je devais rester concentrée. Les
Wisconsin, je t’ai remercié, Nicolas, du fond de mon cœur
parents de Sean habitaient une petite maison en bois vert foncé,
handicapé.
avec une balustrade qui faisait toute la longueur de la façade. En
sortant de la voiture, l’odeur du whitefish fumé m’a prise à la gorge, J’ai aussi su que j’allais devoir bouffer du poisson fumé si je restais
j’ai retenu une violente envie de vomir, et le père de Sean a plantée là dehors avec les hommes. Heureusement Karen, la mère
débarqué avec une pince à barbecue dans la main droite et une de Sean, est apparue à ce moment-là. Elle a descendu les marches
assiette dans la main gauche : « Come here my boys ! ». Sean s’est du perron, elle a embrassé Sean et Arnie longuement, une mère-
jeté dans ses bras, puis Arnie, et j’ai été surprise par la force de la poule qui retrouve ses poussins, et elle s’est tournée vers moi. Son
chaleur humaine qui se dégageait de leurs bons gros hugs. Sean s’est regard a tout de suite englouti mon ventre arrondi, ma nervosité, ma
rué ensuite sur le poisson fumé, le chopant avec ses doigts en faisant méfiance. Elle a compris beaucoup de choses en un instant. Fine
glisser chaque morceau dans sa bouche grande ouverte avec des mouche, celle-là. Il allait falloir que je sois sur mes gardes et que je
bruits de satisfaction « ohhh, hmmmmm, Oh dad, you’re getting tienne ma langue.
better at this each year ! ». Arnie l’a imité. Leurs doigts gluants, leurs
Il y avait eu un redoux, les températures étaient remontées, il faisait
lèvres grasses, l’odeur omniprésente, j’allais vomir. Son père s’est
10◦C. Pete et Karen ont voulu qu’on déjeune dehors. Ils poussaient
ensuite tourné vers moi: « Leave some for your lovely wife, kid! Hey,
un peu le bouchon, ce n’était pas le printemps non plus, mais
you must be Christine. I’m Pete, welcome to Sturgeon Bay! ».
évidemment ils n’étaient pas frileux. Ils étaient en tee-shirt, vert et
Il avait une voix de stentor et il avait dû rentrer dans le fumoir tout jaune bien sûr car les Green Bay Packers, leur équipe de NFL, avaient
entier avec son poisson. C’était intenable, j’ai failli m’évanouir quand gagné leur match la veille contre les Dallas Cowboys. Ils étaient en
il m’a enserrée dans ses bras grand ouverts, mais j’ai cru lire dans bonne position pour gagner le Superbowl cette année. Sean jubilait,
son regard qu’il ne me voudrait pas de mal, qu’il était juste curieux il avait emmené sa casquette NFL jaune et verte aussi et m’avait
de me rencontrer. Sa bonté m’a sauté aux yeux et me rappelait celle acheté un tee-shirt aux mêmes couleurs. Trop gentil, il ne fallait pas.
de Sean et la bienveillance d’Arnie. Ces deux hommes-là tenaient de J’ai dû l’enfiler, ils se marraient tous. On s’est mis à table et la
leur père, et bizarrement ça m’a fait penser à Chloé et à Maxime. discussion s’est déroulée assez légèrement. Je prétendais parfois ne

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pas comprendre les questions pour gagner un peu de temps de sur moi le regard attendri de Sean, l’affection d’Arnie, j’ai vu la gêne
réflexion, ne pas répondre tout de suite pour éviter les gaffes, les pudique de leur père Pete qui baissait les yeux, mais surtout j’ai reçu
contradictions maladroites dans mon histoire personnelle. de plein fouet la joie maladroite de Karen qui essayait de se contenir
mais n’y arrivait pas, sa joie qui gonflait en elle comme un gros
Quand Karen a posé sa main sur mon avant-bras en me regardant
ballon. Son grand garçon allait encore avoir un autre bébé, c’était un
avec ses yeux mouillés, j’étais prête, une vraie actrice. Je savais ce
blessing, quelles que soient les circonstances. Elle était aux anges et
qui allait venir: « Oh Christine, Sean told me everything, I am so sorry
avait du mal à le cacher. Dans une autre vie, elle aurait pu m’être
for what happened to you ». J’ai enfilé mon masque de surprise
sympathique.
pudique, j’ai baissé les yeux. « This is just the worst thing that can
happen to a woman». Masque de tristesse fuyante, le regard perdu Le bon côté des choses, c’est que j’avais gagné le droit implicite de
dans le lointain. Elle a continué : « And now you get another shot at garder le silence. J’étais à présent la femme française au passé
happiness, it’s so wonderful». Ce masque-là était le plus dur, il ne douloureux qui se perdait parfois dans ses pensées mélancoliques.
venait pas facilement. Je devais me forcer, me concentrer. Mes traits J’avais remporté cette bataille, mais à quel prix : j’étais épuisée.
ont revêtu le masque de la joie timide, un peu gênée d’être
La conversation repartait entre eux quatre sur des sujets beaucoup
heureuse, la deuxième chance inespérée dans laquelle on osait à
plus quotidiens. J’ai commencé à m’ennuyer. La meilleure façon
peine croire. J’ai réussi mon grand moment : mes yeux se sont
pour fumer le whitefish et les lamentations pour savoir quand Arnie
mouillés, j’ai pensé à mes deux enfants bien vivants et comme prévu
aurait une copine me passaient à 10,000 kilomètres au-dessus de la
ça a adouci les traits de mon visage. J’imagine que tout à coup
tête. La discussion a dévié sur la politique et quelques sujets de
l’amour maternel se lisait sur moi. J’avais travaillé cette douceur du
société qui leur tenaient à cœur. Malheureusement pour moi, ils
regard, cette empathie qu’ont les « good mums » ici. J’ai laissé
étaient Républicains. « L’augmentation des droits de douane va
toutes ces émotions glisser sur ma peau et donner à mes yeux une
sauver des emplois dans la pêche et l’agriculture. Y en a marre des
nostalgie un peu joyeuse très ciselée qui voulait dire : « Je suis si
vegans, les animaux ça se mange, un point c’est tout. Si tu travailles
triste pour mes enfants morts, mais quelle joie d’en refaire un avec
dur, tu gagnes plus et je ne vois pas pourquoi tu paierais pour les
ton fils, j’ai tellement hâte de redevenir mère. »
autres. La société part en couilles. Une famille solide, c’est avec un
Mon masque ne devait pas être mal car c’est passé comme une lettre père et une mère, c’est quand même la base de notre pays ». Je me
à la poste. Elle a tout gobé, la Karen. Comme si on pouvait penser rendis compte que je prenais à mon corps défendant la posture
une seule seconde qu’on avait envie de refaire un enfant après que détestable de l’observatrice froide et mauvaise. Sean écoutait d’une
les deux premiers soient morts dans un accident de voiture. J’ai senti oreille, il n’abondait pas ni ne protestait. Il avait l’air de s’en foutre,

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typiquement ‘seannien’. Son manque d’intérêt pour tout en général sûre de bien dormir. Le week-end, elle se lâchait un peu plus
et sa placidité m’arrangeaient bien la plupart du temps, mais là ça puisqu’elle ne bossait pas le lendemain. Et puis un vendredi soir,
m’a énervée. J’aurais aimé qu’il dise quelque chose. Je me retenais alors que Sean était sorti jouer avec les Text Pistols, elle s’est
de ne pas exploser et de leur balancer une ou deux répliques bien endormie devant la télé. Un feu s’est déclenché dans la maison d’à-
acides. Je sentais une méchanceté cruelle monter en moi et je me côté. Les enfants de Sean n’ont pas réussi à la réveiller et ce sont eux
détestais pour ça. Je luttais pour la contenir en silence. qui ont ouvert la porte aux pompiers. Hanna ronflait tranquillement
quand ceux-ci l’ont réveillée, les enfants en pyjama et en pleurs
Après ce repas interminable, nous sommes partis nous promener à
debout devant elle à côté du canapé.
Cave Point County Park, un petit parc national pas loin de Sturgeon
Bay, côté Lac Michigan. La lumière était incroyable et l’eau du lac se C’est Lyana, l’ainée de Sean, qui a raconté les détails à Karen.
reflétait sur les falaises calcaire fouettées par le vent à longueur Finalement, il ne s’était rien passé de très grave, le feu ne s’était pas
d’année. Pour la première fois, plantée là au bord de l’eau, les yeux propagé. Il y avait eu un peu de fumée et les enfants avaient
plongés dans le lac majestueux, j’ai senti le bébé bouger en moi. Il beaucoup toussé pendant quelques jours. Mais Sean n’a pas pu
soufflait des petites bulles de savon qui venaient chatouiller pardonner à Hanna, c’était la fois de trop. Il m’a semblé qu’il y avait
l’intérieur de mon ventre. Je lui ai murmuré : « Tiens, tu aimes le un historique assez lourd entre eux deux, ce n’était probablement
vent, toi » en le caressant lentement. pas la première fois qu’Hanna faisait une boulette, mais je n’ai pas
cherché à creuser. Karen ne s’est pas étendue non plus, elle en avait
assez dit d’ailleurs, et puis je manquais de fascination pour le
***** personnage Hanna : depuis qu’elle nous avait dénoncé aux services
de l’immigration, cette femme me faisait pitié et je n’avais pas envie
d’en savoir plus sur elle. Par ailleurs, je gagnais à la comparaison :
Karen m’a attrapée par le coude et m’a éloignée du bord. En j’avais l’air d’une sainte puisque je ne buvais pas une goutte d’alcool
marchant, de fil en aiguille, elle m’a raconté l’histoire entre Sean et en ce moment. Si seulement Karen savait à quel point j’en avais
son ex-femme. Hanna, c’était son nom, était assistante dans un envie.
cabinet dermatologique et aimait beaucoup boire. Les soirs en
Nous sommes tous retournés à la voiture. Pete et Karen ont voulu
semaine en rentrant du boulot, elle prenait quelques bières à
aller à l’église pour voir la crèche et faire une petite prière.
l’apéro. Apparemment, elle en buvait aussi quelques-unes de plus au
Apparemment, c’était leur tradition à eux. Au lieu de se geler les
diner. Jusque-là, ça ne me semblait pas bien méchant. Souvent, elle
miches le soir après le diner pour aller écouter la messe dans la nuit
prenait un petit whisky ou deux avant d’aller se coucher pour être

33
glaciale d’un mois de décembre du Wisconsin, ils y allaient l’après- bébé remplissait un peu d’espace, un petit melon qui se baladait tout
midi, tranquillement. C’était plus calme et beaucoup plus facile aussi seul au milieu d’un grand néant, d’une grande carcasse cramée. Ma
pour se garer. Ils se sentaient très malins. mère, son visage insupportablement inquiet, apparut devant mes
yeux, elle me tendit la main. Je savais qu’elle pensait bien faire mais
Moi, je n’avais pas mis les pieds dans une église depuis un sacré bout
je n’avais qu’une envie : rabaisser sa main d’un geste dur, la
de temps. Des tas de souvenirs m’ont bousculée. Ma première
repousser, me retourner et partir. Mon équilibre était trop fragile
communion. Mon père ému qui se tenait très droit, debout au
pour supporter sa peine moite.
deuxième rang, son grand corps coincé entre deux rangées de bancs
en bois blond dans l’église de Vauxou, le chef-lieu de notre hameau. Soudain je sentis une rafale de boulets jaunes engager le combat
Une copine de collège que j’avais invitée était venue, et je ne lui ai dans mon corps. Ça faisait quelques jours qu’ils m’avaient laissée
plus jamais parlé ensuite : elle s’était moquée du pull Poivre Blanc tranquille, alors pourquoi là en cet instant, dans cette petite église
que mes parents m’avaient offert mais qu’ils n’avaient pas dû payer de Sturgeon Bay ? Tout ça en même temps ? C’était trop, je sentais
bien cher car d’après elle c’était un faux. Ma mère était là, qui était que quelque chose allait craquer. Je me suis assise près de l’autel.
allée chez le coiffeur. Elle avait fait une sacrée permanente. Elle avait Ces derniers temps, quand l’armée de lumière débarquait, je devais
la même touffe de cheveux que cette actrice qui saute super haut et m’allonger tellement elle me pompait toute mon énergie. Ses
super longtemps dans Flashdance. Monsieur Barbeau était venu. Il soldats de feu me brûlaient de l’intérieur, ils grillaient mes organes.
m’avait peint une petite aquarelle qui représentait simplement la
Cette guerre en moi, en plus des masques si lourds à porter, de la
mer et un ciel rempli de nuages blancs. En partant, en quittant tout
bienveillance des autres à encaisser, de ce bébé qui grossissait en
il y a un peu plus d’un an, je l’ai oubliée. Je l’ai laissée derrière moi
silence, et toujours cette odeur de poisson fumé qui s’infiltrait
en France, à la maison, chez Nicolas quoi. Peut-être qu’un de mes
jusque dans cette petite église et qui se mêlait vicieusement à
deux enfants l’avait gardée dans un tiroir de sa commode en pensant
l’odeur sacrée des cierges de mes souvenirs. Le lac qui m’appelait et
à moi, ils savaient que j’y tenais.
ma mère qui voulait me dire quelque chose. Mon cerveau s’affola.
Je ne sais pas pourquoi je ne l’ai pas prise, cette petite aquarelle, je Les boulets de canon s’excitaient, les foldingues, et ils avaient encore
n’ai presque rien pris en fait. J’ai tout laissé. J’ai trop laissé d’ailleurs. grossi ! Ils rebondirent de joie comme des fous contre mes côtes,
J’ai déposé toute ma vie et tous mes souvenirs au seuil de la frontière contre mon cœur. Ils faisaient n’importe quoi, ils tapaient contre
française. Je voulais m’oublier, me transformer. Ça a pris des mon placenta très fort, et ils cognèrent le bébé. Ils allaient lui faire
chemins auxquels je ne m’attendais pas. Ce vide en moi auquel mal ! NON ! J’ai glissé de ma chaise. Le sol de l’église était froid
j’étais habituée depuis des années se creusait encore et encore. Le contre ma joue.

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Sean est arrivé près de moi, s’assit sur le lit, j’ai vu son visage très
tendu, inquiet. Il m’a demandé si j’allais bien, si je pensais que le
**********
bébé allait bien. Il était déjà 21h et il voulait que je descende pour
passer quelque temps avec eux. On pourrait faire l’échange de
cadeaux maintenant puis tout le monde irait se coucher tôt. Je suis
descendue lentement, marche par marche, le long de l’escalier en
Je me suis réveillée dans une chambre en sous-pente aux murs pin blond en m’accrochant péniblement à la rampe. Sean m’aidait,
recouverts d’un papier-peint fleuri rose et vert pastel. J’étais son bras passé autour de ma taille, attentif à chacun de mes pas. Et
probablement chez Pete et Karen dans la chambre qu’ils nous puis j’ai vu les sourires doux de Pete et de Karen qui étaient remplis
avaient réservée, à Sean et moi. Il faisait nuit dehors mais comme de charité sans arrière-pensée. J’ai vu le sourire d’Arnie qui m’a lancé
elle tombait à 16h par ici en hiver, je n’avais aucune idée de l’heure un clin d’œil. Et dans la douce lumière orangée du feu de bois, j’ai eu
qu’il pouvait être. J’ai repensé à ce qu’il s’était passé avec une envie de pleurer. Ils m’aimaient bien, donc. S’ils savaient qui j’étais
angoisse sourde et croissante. Ma petite boule jaune et curieuse, vraiment, les pauvres… Les mensonges, les masques… Je me suis
amicale au début, était devenue une armée dangereuse de boulets sentie partir encore, glisser loin de moi. C’était sûrement l’effort
dorés qui me faisaient physiquement mal. Je ne pouvais plus laisser physique qui m’épuisait. Mes oreilles bourdonnaient. Sean m’a fait
ses soldats vagabonder en liberté dans mon corps sans aucun assoir dans un gros fauteuil en velours vert foncé à côté d’un
contrôle. Ils brillaient toujours autant mais leur chaleur ne me radiateur et a posé une couverture sur mes épaules et un plaid sur
réchauffait plus, elle me brûlait. Ils me faisaient peur. Je devais les mes genoux. Il m’a souri et m’a glissé dans les mains une enveloppe
apprivoiser. Ils devaient m’obéir. J’avais cru qu’ils étaient ma rouge avec un nœud doré posé dessus. « Merry Christmas, darling ».
salvation, mon salut, qu’ils représentaient la lumière au bout du A l’intérieur, il y avait une note qu’il avait écrite à la main : « Voucher
tunnel gris de la mélancolie, mais là non, ce n’était pas ça, c’était for a two-weeks honeymoon in the country of your choice.”
trop agressif. Ce soir-là, au fin fond du Wisconsin, j’ai senti que ce
J’ai porté mes mains à mes yeux et mes doigts étaient mouillés.
qui avait déclenché ce spasme destructeur dans la vieille église
Etrange, ça ne me ressemblait vraiment pas. Coldbitch, where are
puante de Sturgeon Bay pouvait gagner et me faire perdre la tête.
you now when I need you?
J’étais en danger et si je laissais faire, ça n’allait pas me sauver la vie
mais me détruire. Je devais lutter, lui opposer une force extérieure - Where do you want to go, honey?, me demanda-t-il.
plus puissante, et l’anéantir. - Anywhere sunny, Sean, I want a lot of sun. I am cold, down to
my bones cold. I am frozen.

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- Have you ever seen a desert, baby?
- No. And yes, Sean: it’s a great idea, I want to see a desert. I
want to see the biggest desert in the world and the hottest
sun ever.
- Know what? I heard ‘bout Dubai, it’s an Arab country but
Deuxième partie
apparently it’s safe and very lovely for holidays. A client of
mine went there on holidays last spring and they loved it,
even his kiddos. And I think there is a big desert there. You’d
fancy that?
- Sean: I’d love that. Let’s go to Dubai. Soon.
Nous avons fait l’amour tout doucement ce soir-là pour ne pas faire
de bruit dans cette grande barraque aux linteaux de bois qui grinçait
de partout, et aussi parce que c’était bien comme ça.

*****

36
qu’elle était partie s’installer là-bas et depuis je n’avais pas eu de
nouvelles. Entretemps elle avait rencontré un Emirati et était
tombée enceinte. Ils s’étaient mariés et elle avait un petit garçon qui
s’appelait Mohammed, comme tous les premiers mâles d’une
famille Arabe dans le Golfe d’après ce qu’elle m’expliqua. Elle n’avait
pas trop eu le choix dans le prénom.
Elle était toujours dans les cosmétiques, elle était maintenant Store
Manager d’une boutique dans un des gros malls de la ville. Son mari
travaillait dans l’armée des E.A.E., il était gradé, il avait un beau
salaire. Ça chauffait un peu en ce moment avec le Yémen et parfois
Au boulot dans la parfumerie à Poitiers, il y a longtemps, j’avais eu il partait en mission, mais globalement il avait des horaires extra-
une vendeuse, Stéphanie, qui avait postulé à un poste à Dubaï. Elle light. Evidemment sa famille à lui ne l’aimait pas beaucoup, elle. Ils
était ambitieuse et voulait monter en grade rapidement. La boîte auraient préféré qu’il se marie avec une Emirati, surtout pour son
offrait une poste de Shop Supervisor là-bas, tout le salaire tax-free et premier mariage. Il aurait eu plus d’avantages du gouvernement,
un retour en France garanti au bout de 3 ans. Elle était célib, maison, factures d’énergie gratuites… et eux auraient pu faire une
l’aventure la tentait, elle est partie. Elle était spécialisée en belle alliance avec une autre famille locale. Mais ni lui ni Steph
maquillage et était très douée. Je me souvenais qu’elle était un peu n’avaient eu le choix : c’était illégal d’avoir un enfant sans être marié
fofolle mais qu’on s’était bien entendues. C’était le genre de à Dubaï, et c’était illégal d’avorter. Fin de la discussion, passage par
personne à la fois insupportable et irrésistible. Elle avait la critique la case mariage sans prendre 20,000 dirhams.
facile et un sens de l’humour décapant. Elle s’amusait à croquer les
Elle était coincée là-bas maintenant car elle était mariée sous la loi
clientes en utilisant un seul mot qui devait être absolument parfait
de la Charia, pas vraiment en faveur des femmes en cas de divorce.
pour les décrire : « héron », « bonnet » ... On se marrait comme des
Stéphanie ne partait jamais en vacances sans son mec, il avait peur
baleines.
qu’elle ne s’enfuît avec le petit. Je lui ai demandé si elle y pensait, si
En préparant notre voyage pour Dubaï, à notre retour à Chicago, j’ai c’était ce qu’elle souhaitait. « Mais non bien sûr, je suis très
repensé à elle, et après une brève recherche sur LinkedIn, je l’ai heureuse. Je parle au cas où, si jamais, tu vois quoi. » Oui, je voyais
retrouvée. Elle vivait toujours à Dubaï. On s’est échangé nos très bien. On avait toutes nos prisons.
numéros et on a chatté sur WhatsApp. Ça faisait plus de dix ans

37
On a prévu de se voir pendant mon séjour. Je devrais faire attention : défenses que j’avais érigées pour ne plus rien sentir, ou plutôt pour
elle avait connu Nicolas et était partie à Dubaï juste après qu’on ait survivre face à cette absence de sens, de sensations, de sentiments,
eu les jumeaux. Je devrais peaufiner mon histoire au cas où on tout exploserait en lambeaux et je serais revenue au point de
connaisse encore des gens en commun à Poitiers. Heureusement départ : la tristesse infinie et l’inutilité de ma vie finalement
que Sean ne comprenait pas le Français, ça me laisserait une marge m’éclateraient à nouveau au visage. Tout redeviendrait comme
de manœuvre si jamais il voulait se joindre à nos conversations. avant avec une double dose de gâchis et de dégoût en plus.
Malheureusement, mon fantasme de purification transformative par
le soleil brûlant est vite parti en fumée : Janvier à Dubaï, il fait beau
**********
mais vraiment frais, 22◦C en moyenne la journée, l’arnaque, pas de
quoi griller la peau de personne. Et puis, j’avais vu des
documentaires sur Dubaï, Zone Interdite etc, je savais à quoi ça
ressemblait : la grande ville futuriste, les skyscrapers, la plage, les
On est arrivés à Dubaï mi-janvier, grand ciel bleu et fond de l’air frais, hôtels de luxe. Mais malgré moi j’avais des images romantiques dans
crisp. J’avais poussé Sean à partir le plus tôt possible. De toute façon la tête sur les pays Arabes, un poète bédouin assis en tailleur qui
janvier était un mois calme pour son business. J’en étais à un peu fume la shisha les yeux soulignés de khôl noir pour lutter contre la
plus de quatre mois de grossesse. J’étais tellement contente de réverbération du soleil sur les dunes de sable ; une femme très belle
quitter le froid glacial de Chicago. Ces dernières semaines il faisait - et sensuelle, mi-gitane, mi-conteuse des mille et une nuits, qui
10◦C avec un vent à décorner les bœufs. Les soldats de lumière de ensorcelle les hommes de son regard sombre en ondulant
ma carcasse se tenaient tranquilles depuis Noël, ils me rendaient langoureusement les hanches façon Angélique, Marquise des Anges,
visite de temps en temps mais restaient calmes. Je rêvais de dans les bras du Sultan. Je savais bien que je n’en verrais pas, que
m’allonger nue dans le sable brûlant en évitant gracieusement un c’étaient des rêves d’enfant tirés des bouquins que je lisais étant
scorpion solitaire. Je laisserais le soleil griller ma peau, je resterais petite, mais j’avais ressenti pourtant cette langueur orientale à
stoïque, il pénètrerait dans chacun de mes pores et brûlerait au Istanbul ou à Beyrouth par exemple, et même à Damas autrefois
lance-flammes l’armée qui parasitait mon corps. Je m’imaginais un avant la guerre. J’aimais les pays Arabes, on en avait visités plusieurs
grand feu purificateur en moi. Je voulais retrouver la stabilité autrefois avec Nicolas.
précaire de la santé mentale que j’avais lors de mon départ pour les
A Dubaï, rien dans l’atmosphère de la ville ne laissait filtrer ne serait-
US, lors de mon mariage avec Sean. Il fallait que je me sente à
ce qu’un peu de cette opulence légendaire. Moi, j’aurais voulu que
nouveau forte parce que sinon tout s’écroulerait. Toutes les

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l’amour des Arabes pour la poésie et leur longue histoire de passions tellement d’atouts. Ça marche encore d’ailleurs, même si le masque
amoureuses et de harems soient perceptibles dans l’air. J’aurais se craque et des fissures apparaissent. Il est temps que l’adolescente
voulu les odeurs de jasmin et de cannelle, et le clapotis des fontaines devienne adulte.
qui rafraichissaient les gens autrefois au cœur des après-midi d’été
J’ai bu un thé avec Stéphanie le lendemain de mon arrivée. Elle avait
étouffants dans les cours des immeubles d’Alep ou du Caire. J’aurais
vieilli bien sûr, mais son regard avait gardé de la fraîcheur et son rire
voulu que ça nous insuffle à Sean et à moi une certaine paresse, du
était toujours aussi communicatif. Elle m’a expliqué quelques trucs
miel plein les doigts, allongés dans la pénombre de voilages frais et
sur le mode de fonctionnement du pays. Dans son propre cas et bien
enveloppés dans l’odeur d’une shisha à la pomme. J’aurais voulu que
que mariée à un Emirati, Steph devrait prouver trente ans de
Dubaï soit plus douce, plus lente.
résidence dans le pays pour réclamer la nationalité Emirati. Même si
Mais non, à Dubaï tout va vite, on n’a pas le temps, il faut conquérir, elle l’obtenait, ce serait un passeport qui lui donnerait une
investir, faire du business, faire de l’argent. Tout y est neuf : Dubaï citoyenneté de papier sans droit de vote, sans les avantages
me faisait penser à une jolie adolescente ambitieuse qui veut réussir économiques des autres native Emirati, et sans liberté d’expression.
dans la vie, qui prend des risques et qui fait parfois des erreurs de Seuls les vrais Emiratis de souche, les hommes, conservaient ces
jeunesse. Jusqu’à il y a peu, c’était un village de pêcheurs de perles droits-là hérités de père en fils. J’ai passé un bon moment avec elle,
et un petit port de transit dans lequel venaient se ravitailler les tribus ça m’a fait plaisir de la revoir, de parler Français, je me suis sentie
bédouines qui peuplaient le désert. Les Anglais sont venus, ils ont redevenir un peu moi-même.
trouvé du pétrole et ils se sont rués sur la poulette aux œufs d’or, les
Quand on s’était mariés, Sean m’avait offert une toute petite
Picsous. Tout est allé très vite après ça, la machine s’est emballée.
alliance, un petit anneau d’or blanc très fin. Je la trouvais élégante
Dubaï a grandi vite, elle est devenue belle et bien maquillée,
mais Sean voulait m’en offrir une autre plus grosse, plus cossue.
astiquée à longueur de journée par des ‘petits’ Indiens ou des ‘pakis’.
Pendant deux jours nous avons écumé les centres commerciaux et
Son allure et sa réputation ont suffi pour attraper les plus beaux
les bijouteries de marque dont je voyais les publicités dans les
partis du coin : investisseurs de tout poil qui apprécient la discrétion
magazines. Il y avait dans les vitrines les prix les plus fous, les
des banques pas trop regardantes sur l’origine des fonds ;
diamants les plus gros du monde. Dans chaque mall, on trouvait
travailleurs en quête d’opportunités professionnelles et de salaires
aussi des petites allées un peu cachées aux plafonds plus bas,
tax-free ; commerçants établissant des plateformes de transit entre
ambiance souk traditionnel, avec des bijouteries aux noms assez
l’Europe, l’Afrique, et l’Asie; refugiés du monde entier en quête d’un
terre-à-terre : « Sparkling ambiance jewellery » ; « Marhaba
havre de paix où il serait possible d’élever leur famille dans un
jewellery » (« Bijouterie Bienvenue »). Les prix y étaient négociables
environnement à l’abri des guerres. Et ça a marché, Dubaï a

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mais finalement restaient assez chers. Nous n’avons pas acheté de On distinguait parfois un couple ou une famille, suivie d’une
bijou mais nous avons marché et marché pendant des heures dans Philippine ou d’une Ethiopienne en uniforme, poussant la poussette
ces labyrinthes de boutiques sans fin, fascinés par cette frénésie de des enfants et portant les shopping bags Louboutin et Hermès, les
shopping décomplexée. Le monde entier semblait se retrouver ici, là enfants eux-mêmes les yeux rivés sur un Ipad qui diffusait la dernière
dans ces malls, pour acheter, acheter, acheter, avec une urgence de saison de Paw Patrols.
consommation qui reflétait l’abêtissement de nos cultures
J’avais envie de voir autre chose. On a décidé, ou plutôt j’ai décidé,
mondialisées. Tout le monde a ça donc moi aussi je le veux.
qu’on irait visiter le musée du Louvre Abu Dhabi. La culture, les
Nous nous arrêtions souvent au 1er ou au 2ème étage, accoudés à la vieilles croûtes, ce n’était pas trop le truc de Sean mais je l’ai trainé
rambarde de sécurité. On regardait les rivières d’abayas noires et de car ça faisait trop longtemps que je n’avais pas mis les pieds dans un
dishdashas blanches déambuler. C’était un spectacle fascinant et musée. La dernière sortie culturelle que j’avais faite, ça devait être
perturbant pour une occidentale classique comme moi. Les femmes une sortie scolaire quand j’ai accompagné la classe de Maxime au
restaient généralement entre elles, on aurait dit des grappes de Futuroscope, il avait 8 ans. Ça datait quand même. J’ai réalisé que
raisin noir depuis mon perchoir d’où je les observais. Rien en elles Max et Chloé avaient maintenant 11 ans et que je ne leur avais pas
n’indiquait la soumission aux patriarches, la dépendance aux souhaité leur anniversaire en juillet dernier… J’y avais pensé ce jour-
hommes. C’était pourtant souvent le cas mais elles riaient entre là, mais la pensée ne s’était pas imprimée dans mon cerveau. Elle
elles, se prenaient en photo de leurs belles mains manucurées, avec s’était envolée et je n’avais pas essayé de la rattraper. En étant
leurs derniers Iphone recouverts d’une coque Chanel ou Prada. La honnête avec moi-même, j’avais détourné les yeux pour ne pas la
plupart semblaient libres et joyeuses. Derrière cette légèreté, j’ai vu voir, je l’avais fuie. Elle m’aurait écrasée.
quelques visages blasés, inexpressifs. Toutes étaient parfaitement
Le musée d’Abu Dhabi était épuré, les vitrines très belles. C’était un
maquillées, et souvent un petit coup de bistouri avait aidé à remplir
vrai petit Louvre. Sean s’ennuyait profondément même s’il essayait
des lèvres trop fines ou aligner un nez busqué. Leurs sheilas, les
de faire bonne figure. Il regardait dehors dès qu’il pouvait. Je le
voiles noirs posés sur les cheveux et noués autour du cou, reposaient
voyais faire semblant de lire les petits panneaux qui décrivaient
négligemment sur d’énormes pinces qui retenaient leurs cheveux en
chaque poterie, il a même pris quelques photos des sarcophages
un chignon flou, porté assez haut sur la tête. Elles étaient des jeunes
égyptiens. Quand je lui ai dit qu’il pouvait sortir et aller au café pour
femmes Arabes du Golfe et en étaient fières, mais on ne verrait
m’attendre, son visage s’est ouvert : « Really ? You wouldn’t
jamais leurs selfies sur Instagram.
mind ?». Non, vas-y bêta. Je préférais autant être seule. La paix
qu’on ressent dans un musée comme ça, debout au milieu de ces

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chefs-d’œuvre, rend humble. J’aurais bien aimé être une artiste, je
me serais peut-être aimée un peu plus, mais malheureusement je
**********
n’avais pas de don divin ni de talent à travailler, pas de créativité à
canaliser ni de projet fou à réaliser. On ne reçoit pas tous les mêmes
cartes à la naissance, non.
Je trainais devant les tableaux, je prenais mon temps. La culture
Le lendemain matin, nous sommes partis pour le désert, enfin. Steph
apaisait mon âme qui fumait, qui se consumait à petit feu. C’était
m’avait mise en contact avec un de ses potes, Arthur, qui était guide
comme un pansement frais, ceux qu’ils mettent en cas de brûlure
et qui était d’accord pour nous organiser un week-end dans le
avec un gel dedans pour hydrater, c’était tout doux. J’aurais voulu
désert. On ne voulait pas du circuit touristique ‘’dune bashing à 16h
rester là encore un peu, mais j’avais faim, soif. Les besoins du corps
+ arrivée au campement à 18h + tu fais un tour de chameau + tu
reprenaient le dessus, je suis sortie pour aller à la recherche de Sean.
joues du tam-tam avant de te jeter sur le buffet + tu es dans le lit de
Je me suis retrouvée sous la coupole du musée : j’avais vu des photos
ta chambre d’hôtel à 21h00’’. Nous voulions dormir dans le désert.
mais c’était incroyable en vrai. Le dôme de ciment semblait flotter
Je voulais le silence, le feu qui crépite, les dunes immenses à perte
dans les airs, soutenu par quelques piliers cachés subtilement. Les
de vue. Et je voulais le Rub’ Al Khali, le désert de l’Empty Quarter,
différentes épaisseurs de ciment de la coupole étaient chacune de
c’était non négociable. Arthur ne voulait pas partir seul, c’était trop
forme unique. En se superposant, elles créaient des ouvertures
dangereux : il fallait absolument être à 2 voitures pour pouvoir se
permettant à la lumière qui tombait du ciel bleu azur de se diffuser
désensabler mutuellement. Le tarif était monté, mais j’avais eu ce
en rayons de formes et de tailles différentes. Au sol, c’était un
que je voulais. Il a trouvé un ami, Jo, qui a bien voulu nous
véritable patchwork de petits soleils géométriques aux intensités
accompagner. J’espérais pouvoir trouver des moments de calme où
différentes, du blanc au gris clair jusqu’au gris le plus foncé, comme
je puisse me retrouver un peu seule à l’écart des trois hommes.
un vitrail de lumière découpée finement. J’ai aimé être là : j’ai vécu
ce moment comme un cadeau que je recevais par surprise alors que Nous nous sommes mis en route vers 10h du matin. Les deux 4x4
ce n’était pas mon anniversaire. L’armée de mes soldats de lumière étaient bourrés de supplies jusqu’au plafond : deux tentes, les sacs
a commencé à s’agiter, chaque soldat faisant de petits bonds joyeux de couchages, les matelas gonflables, les glacières remplies de
dans ma poitrine, ils étaient contents. Je ne voulais pas que la nourriture, les packs d’eau, les sacs de bûches pour faire un feu le
situation dégénère comme à Sturgeon Bay, je me suis donc dirigée soir, les lampes-torches, les réservoirs d’essence... Ils avaient même
rapidement vers le café où Sean m’attendait, le nez rivé à son pensé à prendre une enceinte Bluetooth pour mettre de la musique
portable. le soir autour du feu. Peu avant d’arriver à Abu Dhabi, nous avons

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bifurqué sur la gauche en direction de Liwa. Les paysages ont changé moindre ralentissement les pneus menaçaient de s’enfoncer dans le
progressivement : soudain nous étions sur une deux-voies avec très sable mou. Il leur fallait trouver l’équilibre subtil entre prise de risque
peu de trafic, entourés de dunes qui venaient manger la route, qui et prudence extrême. Les dunes cachaient leurs pièges, et derrière
s’épandaient sans pudeur en vagues fainéantes sur l’asphalte. Plus la moindre crête pouvait se trouver une cuvette ou un à-pic raide.
on s’enfonçait dans l’émirat d’Abu Dhabi, et plus les crêtes des dunes Arthur et Jo étaient expérimentés, je me sentais en confiance. Ils
rougissaient. C’était beau. visaient les plus petits dénivelés, évitaient les crêtes très pointues
des grandes dunes. Petit à petit, nous prenions de la hauteur et ça
On a commencé à voir des dromadaires, et les dunes montaient de
semblait ne jamais s’arrêter. Au bout d’une heure, nos conducteurs
plus en plus haut. Après quatre heures de voiture et deux pauses pipi
ont arrêté les moteurs. Nous sommes descendus de voiture, Sean et
dans des station essence, Arthur et Jo se sont arrêtés sur le bas-côté
moi, les yeux éblouis.
et ont dégonflé les pneus. Nous nous sommes engagés sur une piste
de sable mou et les voitures ont surfé le long des traces des véhicules Il était à peu près 4h de l’après-midi et la luminosité était intense. Je
précédents. Je ne savais pas où nous allions et je me suis rendu me suis étirée longuement face au soleil, ça faisait du bien à mes
compte que je m’en fichais. J’étais petit à petit engloutie par la muscles ankylosés et au bébé aussi je crois. Bizarrement ça n’avait
grandeur du paysage. C’était tellement pur. Les dunes avaient cette pas trop secoué en voiture, je crois qu’Arthur avait fait très attention
force extraordinaire de faire disparaitre à chaque coup de vent les à ça. J’avais besoin de marcher et j’avais besoin d’être seule. J’ai pris
traces des hommes, des véhicules, des animaux. Les dunes mes lunettes de soleil, ma casquette, le soleil tapait encore assez fort
renaissaient chaque jour au gré d’une brise. Chaque matin, elles et la réverbération était telle qu’il faisait beaucoup plus chaud qu’à
étaient vierges, prêtes à accueillir les pèlerins comme si c’était la Dubaï. J’ai dit à Sean de ne pas venir me déranger, qu’il serait plus
première fois qu’un homme ou une femme les foulait. utile au camp où il pouvait aider Arthur et Jo à monter les tentes. Je
serai de retour dans une heure. J’ai pris une bouteille d’eau et je suis
Nous nous sommes arrêtés près d’une camel farm pour vérifier
partie.
notre chemin auprès du jeune bédouin qui trainait là. On a mangé
un sandwich et on est repartis. Plus de traces à suivre cette fois, on Je suis montée en haut d’une petite colline et la vue qui s’est offerte
était off-road, nous creusions notre propre sillon. Les voitures à moi m’a coupée le souffle : des dunes immenses à perte de vue,
glissaient sur les dunes et le moindre coup de volant des conducteurs des montagnes de sable en fait, et pas une voiture. C’étaient mille et
nous faisait déraper, la voiture perdait un peu de son équilibre. une variations de tons ocres d’une nature violente, totalement
Arthur et Jo étaient tendus, vigilants. Ils communiquaient sans cesse insoumise. J’ai continué à marcher, je visais la grande dune qui était
sur leurs talkies-walkies. Ils devaient garder de la vitesse, car au derrière notre campement. Mes pieds s’enfonçaient dans le sable,

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j’ai vite enlevé mes chaussures et mes chaussettes. Ce n’était pas Je suis descendue un peu le long de la pente de l’autre côté de la
très prudent, et s’il y avait des scorpions ? et s’il y avait des camel dune, je voulais me mettre à l’abri des regards des trois hommes. Je
spiders ? Mais je ne pouvais pas résister. J’avais besoin de ce contact me suis assise en tailleur, j’ai posé mes mains sur mes genoux,
physique avec la dune. Elle semblait me porter, me propulser en paumes face au ciel. Les dunes étaient grandioses et menaçantes, et
avant, elle me disait : « vas-y ma vieille, viens, tu vas voir, je te en même temps elles semblaient si douces que j’avais envie de
réserve une jolie surprise ». courir pieds nus, de me laisser tomber, et de rouler-bouler jusqu’en
bas en riant comme une baleine, comme une enfant.
Je suis arrivée en haut, tout en haut. Mon Dieu, c’était incroyable. Je
suis tombée à genoux dans le sable, et pour la première fois depuis Les dunes étaient enveloppantes, étouffantes. Le sable rentrait dans
vingt ans j’ai eu envie de prier. J’étais face à la Beauté à l’état pur, la la bouche et dans les yeux, ses grains si fins qu’ils s’infiltraient
perfection de la création de Dieu. Et puis, que je crois ou pas en Dieu, partout. Le silence du désert et toute cette aridité, cette non-vie, ça
il y avait forcement une forme de magie sur Terre pour qu’existe ce pouvait être suffocant. Le territoire était hostile, l’air sec,
spectacle si imparfait et parfait à la fois, sans aucune logique ni poussiéreux. L’écho sourd des dunes emportait le bruit des pas, les
symétrie ni forme géométrique, tous les jours si changeant, et en voix, et le moindre appel serait vite absorbé par le vent. Il y avait
même temps si pur et si équilibré dans son infini. Car elles étaient sous-jacente la peur d’être perdue au milieu de cette immensité de
infinies, ces dunes, il y en avait tout autour de moi à 360 degrés et sable.
elles ne semblaient jamais s’arrêter. Je me suis relevée, j’étais
Et puis malgré tout cela, le sable dansait et jouait, glissant et filant
perdue au milieu d’un océan de dunes, et je voyais au loin les petits
innocemment le long des doigts, le sable qui avait réchauffé ma peau
mouvements de Sean, d’Arthur et de Jo, des petits bonshommes
et accueilli mes empreintes de pas pour les ensevelir tout aussi vite
Lego : « Lego Desert, the fire camp ». Sean a dû sentir mon regard, il
tel un secret bien gardé. Il me protégeait. Tout ce calme, cette
s’est tourné vers moi et m’a fait coucou en secouant grand les bras.
sérénité, c’était le territoire des animaux silencieux, des petits
Ça m’a fait rire. Il ne m’en veut jamais de rien, il ne se fâche jamais,
scarabées qui esquissaient leur chemin de buisson en buisson, de
lui. Il respecte entièrement ma volonté. Merci Sean, merci d’être là,
quelques petites araignées curieuses, et d’une famille d’oryx au loin
merci de me comprendre en silence sans savoir et surtout sans
peut-être si j’avais de la chance. Mes pieds avaient plus tôt martelé
chercher à savoir. Merci de m’aimer sans que je puisse t’aimer
le sol en un rythme lancinant, créant une musique sourde et
autant en retour. Je ne te donne que des miettes, je n’ai plus
profonde qui avait fait résonner et vibrer la dune comme un djembé
vraiment de cœur. Tu sais que je ne peux pas te rendre ce que tu me
géant. Moi aussi je devenais désert : j’étais vide mais j’étais vivante,
donnes et tu me le donnes quand même. J’en serais bien incapable.
fouettée par des rayons brûlants destructeurs, mais en guerre pour

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faire peau neuve chaque jour, pour réécrire mon histoire à chaque allumaient le feu. J’avais tellement envie d’une bière moi aussi.
petit pas, à chaque coup de vent. Mon désert intérieur, mon univers Quand il y eut assez de braises, ils ont fait griller des merguez et des
hostile tout sec et rabougri, avait peut-être finalement encore un chipos sur une grille, et ça sentait bon. J’ai mangé comme pour deux,
peu de vie dedans. C’était instable et glissant, je me casserai encore et peut-être que c’était ça littéralement ou peut-être que j’avais
la gueule trop souvent. Les sables mouvants de mon âme me simplement très faim. On a un peu discuté avec nos guides. Arthur
joueraient encore des tours. Mais il y avait cette flamme de vie qui était un de ces Français un peu aventuriers qui venaient de bonne
résistait. J’ai cru entendre le rythme doux d’un petit tamtam au fond famille et qui quittaient le pays très tôt après leurs hautes études
de mon corps. C’était comme le signal d’un ami, un salut bienveillant pour bourlinguer et éventuellement faire fortune. Lui avait vécu à
: réveille-toi, Chris, ça y est, il est temps. Singapour où il bossait dans le marketing, puis à Hong Kong. Il y a
monté son agence de communication média et a ramassé une belle
somme en la revendant trois ans plus tard à l’aventurier de bonne
********** famille suivant. Il a atterri à Dubaï avec sa femme malaisienne parce
qu’elle avait de la famille ici. Le désert l’a hypnotisé et ils ont décidé
de poser leurs valises il y a plus de dix ans déjà.
Son pote Jo était Libanais, un autre fana du désert, il y passait tous
J’ai jeté un œil à mon téléphone : déjà 17h, le soleil commençait à ses week-ends. Jo, c’était pour Joseph. Jo était un Chrétien maronite.
baisser et à rougir. Sean allait partir à ma recherche et débarquer Il n’était pas encore marié à 35 ans, ce à quoi sa mère essayait de
sous peu et il souillerait ce moment. J’ai pris une photo car je voulais remédier. Dès qu’il rentrait à Beyrouth, elle lui présentait quelques
pouvoir me replonger dans cet instant à volonté plus tard, quand je jeunes femmes de bonne famille lors de déjeuners arrangés. Pour le
serai revenue dans le froid de l’hiver de Chicago. Je suis retournée moment, ça n’avait pas trop marché. Il n’avait pas eu de déclic
lentement au campement, laissant peser mon poids à chaque foulée, envers aucune d’entre elles. Ce qui n’aidait pas non plus, c’est qu’il
tam, tam, je chaloupais, tam, tam, le bruit sourd de plus en plus fort était aussi très attaché à sa petite amie anglaise avec qui il sortait
à chacun de mes pas. Ça me faisait rire de faire de la musique que depuis 2 ans à Dubaï. Elle était formidable et il avait rencontré ses
moi-seule entendait, moi et la dune, et les animaux du désert peut- parents à elle. Ils pensaient emménager ensemble bientôt, mais il
être. allait falloir que Jo la présente à ses parents. Pas sûr qu’ils soient très
ravis. Compliqué, tout ça.
Les hommes entamaient une autre bière, ils avaient mis de la
musique, je ne sais plus quoi exactement, un vieux truc style U2. Ils

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Sean était aux petits soins avec moi, il ne voulait pas que j’attrape Le jour arriva petit à petit. Je me suis installée sur la crête de la dune
froid. Les températures se sont très vite rafraîchies et bientôt on a qui faisait face au lever du soleil, et j’ai attendu impatiemment. Il est
dû se rapprocher du feu pour se réchauffer. Il ne faisait pas plus de arrivé. Je me suis souvenue de mes souvenirs d’école, les leçons sur
5◦C. Cette nuit, il allait falloir rester tout habillés dans les duvets pour le Roi-Soleil et la façon dont il était représenté avec des rayons de
avoir bien chaud. Je suis allée me coucher peu après et malgré la soleil piquants tout autour de sa tête. Il m’a semblé que le roi était
musique je suis tombée de sommeil. là ce matin. Il fallait se courber : j’ai baissé la tête et reçu ses rayons
sur le haut de mon front, mes cheveux, ma nuque. Ma peau chauffait
lentement, degré par degré, et mes soldats de feu ont débarqué,
***** calmes, attentifs. Ils attendaient.
Etrangement, plus que la chaleur, c’est la lumière que j’ai reçue. Le
soleil traversait ma peau, toutes mes membranes, et rejoignait
l’armée de feu pour ne former qu’un seul élément de radiance,
Le lendemain matin, j’ai senti très tôt le soleil se lever. Il devait être comme un éclair doux et enivrant qui prenait possession de mes
5h ou à peine plus. C’était une douceur dans l’air et une très légère entrailles. Sans stress, sans impatience, la lumière coulait son
luminosité qui avait filtré à travers mes paupières. Je me suis levée chemin dans chacun de mes muscles, chacun de mes doigts, dans
en silence, il faisait encore nuit mais le ciel avait cette teinte laiteuse mes terminaisons nerveuses, mes épaules, mes coudes, mes
qui annonçait l’arrivée prochaine du premier rayon de soleil. J’étais hanches, mes genoux. Chaque partie de mon corps était soumise. Je
seule éveillée dans le désert du Rub-Al-Khali, moi et peut-être me suis allongée pour qu’elle circule à son aise, et une onde de joie
quelques fennecs. Je me suis sentie emplie de désert, poussée en m’a saisie. Je me sentais fraîche et je voyais une porte qui
avant par la dune qui me portait. J’ai eu envie de cet enfant qui s’entrouvrait un tout petit peu et qui laissait apercevoir un rayon de
grandissait en moi avec beaucoup de clarté à cet instant-là. Je me futur plus serein, plus apaisé. Ça semblait encore ténu, je ne
suis vue le prendre dans mes bras, le mettre au sein, le bercer. Il allait bougeais pas de peur que ce ne soit qu’une vision fugace et que la
être calme et j’allais l’aimer. « Jusqu’à ses 10 ans, Mauvaise ? » lumière reparte. Mais non pourtant, et à ce moment j’eus envie de
Chasse, chasse cette pensée négative, pas maintenant. Pour le me pardonner mes fautes, de les accepter. « It’s okay, I understand,
moment, il est un bébé joufflu et endormi dans mes bras, et je vais you’re not completely a bad person, give yourself a break”. J’ai vu la
l’aimer. possibilité d’une Esperance nouvelle. Il fallait que j’avance, que je
suive... mon cœur ? Était-ce de ça dont il s’agissait ? Ce bon vieux
cœur qui avait clamsé, crevé, mort de sécheresse dans les langes de

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la maternité ? Cette vieille coquille de noix qui tombait en impérieuse un océan entre eux et moi pour pouvoir respirer à
poussière ? Peut-être après tout… nouveau. Je n’avais même pas vraiment eu le choix. C’était ça ou...
Je ne pouvais pas revenir en arrière, j’avais vécu ce que je devais
La frustration est arrivée comme un tsunami. J’étais en colère de
vivre. Je ne regrettais rien. Que l’amour ose revenir, qu’il pointe un
n’avoir pas compris plus tôt, que ce ne soit que ça, toute cette
peu sa petite gueule d’ange, la bouche en cœur, et on verrait bien ce
dépression, cette mélancolie. Donc c’était juste un handicap
que j’en ferais en temps voulu.
temporaire du cœur ? Le cœur malade qui prend congé, qui décide
qu’il ne veut plus aimer, et puis qui revient au petit trot après sa Je suis retournée au campement, les hommes se levaient, les traits
convalescence : « Salut coucou, je suis là, tu as mis un sacré bazar en brouillés. Mal dormi, trop froid, trop d’alcool hier soir. On a bu un
mon absence, je ne te félicite pas ! » Il se sent fort, c’est évidemment kahwa en silence, j’étais de mauvaise humeur. Je ne voulais qu’une
lui, le vrai Roi. chose : qu’on lève le camp. On a plié les gaules, on a tout balancé
dans les voitures sans laver quoi que ce soit, sans enlever le sable
Que de temps perdu… Si j’avais su qu’il aurait juste suffi d’attendre
humide mélangé à la rosée du matin qui collait aux toiles des tentes.
que le manque d’amour passe, que le temps fasse son travail d’oubli,
On a recouvert les braises de la veille qui couvaient encore avec une
l’oubli des galères du quotidien, l’oubli des disputes et des
ou deux pelletées de sable. Un dernier regard autour de nous, une
engueulades, l’oubli de la routine impitoyable qui broie les
dernière pause pour emmagasiner l’immensité et la magie du désert,
sentiments les plus beaux et les plus forts, si j’avais su, j’aurais peut-
et nous sommes remontés en voiture.
être pu rester à Poitiers emmurée dans ma prison familiale à
attendre que l’amour revienne de lui-même, lentement. J’aurais pu Encore une heure de dunes avant de rejoindre la route pour sortir
prendre mes distances, me carapater dans un silence de façade et de là, une heure de tape-cul qui secoue et cogne, je n’en avais plus
attendre que ça passe, que je me répare toute seule de mon côté en envie, et ça n’a pas loupé : on s’est ensablés. Arthur a attaché son
évitant de laisser derrière moi une vague de souffrance. J’aurais pu parechoc avant au parechoc arrière de Jo avec un câble. Il a mis des
quitter Nicolas et déménager, prendre un appart, faire la garde plaques en métal sous ses pneus. Il a accéléré, ça commençait bien
alternée. Est-ce que ça aurait marché ? Ne voir mes enfants qu’une et puis non, un pneu a dérapé et s’est enfoncé encore un peu plus
semaine sur deux, est-ce que ça aurait été un éloignement suffisant dans le sable mou. A l’avant, la voiture de Jo menaçait elle aussi de
pour que je recommence à les aimer ? s’ensabler, ses roues arrière avaient creusé dangereusement le sable
lors de la dernière accélération.
Stop, Chris. Qui leurrais-je ? Dans le fond, quand je me regardais en
face, quand je ne me mentais pas, je savais bien que la rupture était On faisait tous un peu moins les malins tout à coup, seuls au milieu
trop profonde quand je suis partie : il m’avait fallu mettre de façon de l’Empty Quarter. Les mecs ont creusé avec leurs pelles puis à

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mains nues autour des pneus pour les dégager ; ils ont essayé Il nous a invité à boire un thé chez lui. Il avait une maison au bord de
différentes techniques de positionnement du câble et des véhicules. la même route que celle que nous devions prendre pour rentrer à
Ils ont dégonflé encore un peu plus les pneus. Rien à faire. Ça faisait Dubaï et nous l’avons suivi. En fait de maison, c’était une petite
trente minutes qu’on était bloqués, et on commençait tous à en baraque aux murs de parpaings recouverts à la va-vite d’une couche
avoir marre. L’ambiance du week-end idyllique dans le désert de peinture blanche écaillée. Il ne vivait pas vraiment là : c’était son
commençait à tourner. On était sales, le sable avait volé partout et pied-à-terre pour s’occuper des dromadaires et il y dormait parfois.
on en avait plein la bouche, les oreilles, le nez. Il était 10h du matin En réalité, il habitait en ville dans la maison de ses parents. On s’est
et le soleil, encore lui, tapait déjà pas mal. Je suis allée m’assoir un assis sur des tapis rugueux disposés en cercle autour d’un petit feu,
peu à l’écart sur une petite dune et j’ai vu une voiture au loin, un à l’extérieur de la maison mais protégés du soleil par l’ombre d’un
Nissan Patrol blanc, probablement un local. J’ai fait des grands signes auvent rustique fait de branchages desséchés. C’était agréable
avec les bras, j’ai appelé les hommes et Sean est venu en courant. d’être à même le sol, il y faisait plus frais, il y avait plus d’air. Notre
On avait probablement l’air bête et assez désespéré, à agiter nos hôte s’appelait Ahmed et il avait un sourire très contagieux. Il parlait
bras dans tous les sens, mais la voiture nous a vus et a fait un détour un broken English, mais on le comprenait très bien. Il a expliqué aux
pour se diriger vers nous. On s’est tous sentis soulagés, même Arthur hommes deux-trois astuces pour mieux conduire dans le désert et
et Jo. On l’a accueilli comme le messie ! Salam’alaykum, Wa alaykum éviter de s’ensabler. Sean était très attentif. Mon redneck américain
Salam, kifak, kifak, etc… et sa capacité d’adaptation me surprenaient.
Notre sauveur n’a pas perdu de temps, il est allé dégonfler un peu Ahmed n’avait pas plus de vingt-cinq ans mais il avait une maturité
plus les quatre pneus des deux 4x4, on les aurait crus presque à plat assez hors-norme pour son âge. Clairement sa vie n’était pas une
; il a repositionné les plaques différemment ; et il est monté sans course : il parlait lentement en prenant le temps de vraiment
ambages sur le siège conducteur de la voiture d’Arthur. Droite – regarder son interlocuteur dans les yeux. Il riait beaucoup. Il semblait
gauche – droite – gauche, il donnait des petits coups de volant. La très différent des autres jeunes Emiratis qu’on avait vus jusque-là
voiture semblait bondir sur ses roues, on aurait cru qu’il lui donnait trainer dans les malls, casquettes Gucci vissées sur le crâne, baskets
de l’élan pour qu’elle saute d’elle-même hors de son piège. Au bout Balenciaga aux pieds, qui balançaient négligemment les clés de leurs
de quelques minutes, elle s’est comme décollée du sable. Il lui a fait Lambos aux gars du valet parking de Dubaï Mall. Son apparence ne
faire un petit tour de dunes, comme on le ferait avec un cheval pour devait pas l’intéresser beaucoup, ou peut-être que sa tenue assez
le remercier et lui dégourdir les jambes. Quand il est revenu, nous simple à mes yeux, pantalon et tunique blancs, voile sur la tête,
avions tous retrouvé le sourire. sandales noires aux pieds, était codifiée par certains plis, par une
certaine façon de porter son keffieh ou par la longueur de son

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pantalon, que je ne pouvais pas lire mais qui parlaient aux autres années de sa vie à mener exactement la même vie que celle qu’il
membres de sa communauté et leur disaient de façon limpide à menait aujourd’hui, tout en assurant la réussite de sa future famille
quelle famille ou tribu il appartenait, de quel Emirat il venait. C’était et de ses enfants avec son projet de cuir de luxe, et tout ça lui était
rafraîchissant de voir un jeune adulte si simple, ancré dans sa vie, un naturel et simple puisque sa vie était complète.
peu moins connecté à son téléphone portable que les autres et un
Il m’a touchée, cet homme. Je lui enviais sa légèreté intelligente et
peu plus présent physiquement avec nous, présent aussi en tant
ses racines profondes dont il était fier. J’aurais aimé avoir eu cette
qu’homme qui vit dans le désert, qui appartient au monde qui
sagesse moi aussi à son âge au lieu d’être une sacrée greluche qui
l’entoure et qui, même s’il sait n’en représenter qu’un grain de sable,
s’ennuyait partout et qui voulait toujours plus, voir toujours plus,
en est complètement satisfait.
avoir toujours plus. Ma vie avait été une course, je voulais tout,
Je lui ai demandé quels étaient ses projets. Ahmed voulait se marier, réussir sur tous les fronts, avoir l’argent, l’amour, les voyages
fonder une famille, et rester là, peut-être acheter quelques exotiques, et la famille parfaite. J’avais fait un sprint, il faisait un
dromadaires de plus et les traiter avec beaucoup de douceur, surtout marathon.
pas de coups de badines, pas de traces pour ne pas abîmer leurs
peaux, afin de les revendre au meilleur prix possible. Le cuir de
dromadaire était en forte demande : les marques de luxe locales et **********
internationales s’arrachaient les plus belles peaux. Elles en faisaient
des chaussures et des sacs à mains vendus à prix d’or dans les
boutiques du Golfe, ça leur permettait d’ajouter une touche ‘couleur
locale’ à leur offre produits. Ahmed pensait spécialiser la ferme de
Nous avons repris la route. Je commençais à comprendre et à aimer
son père dans ce domaine petit à petit.
ce pays et ses habitants. Ils venaient de loin et ils avaient accompli
C’était opportuniste et ambitieux et en même temps cela restait de en quelques dizaines d’années ce que d’autres civilisations avaient
l’élevage de dromadaires dans le désert et sa vie ne changerait pas mis des siècles à faire. Ils conservaient des restes de leurs origines
beaucoup. Son projet s’inscrivait précisément dans la tradition de sa bédouines, du clanisme, de l’autorité patriarcale. C’était une
famille. Il avait la maturité d’un vieillard, ce type. Son univers était monarchie auto-proclamée ville-étendard du capitalisme et de la
fait de traditions, d’histoires de djinns et de dunes mouvantes, de globalisation. Il y avait cette place très ambiguë des femmes, à la fois
déférence envers le désert ce vieil ami, et de respect envers ses révérées et centrales dans les échiquiers familiaux mais pourtant
parents chez qui il vivait. Il allait passer les cinquante prochaines mises à l’écart des emplois à responsabilité et de la vie politique. Il y

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avait des relents puants de société de castes, les blancs et les Arabes mettre en valeur ma poitrine qui avait doublé de volume depuis le
en haut, les Asiatiques en bas, tout en bas même. Ça me choquait début de la grossesse, une paire de sandales à talons et j’étais prête.
quand on dépassait sur l’autoroute ces bus d’ouvriers aux regards Je me sentais belle et libre.
vides qui revenaient de leurs chantiers de construction. Chaque
Elle m’a emmenée dans une boîte de nuit située sur le toit d’un
nationalité semblait avoir son rang en fonction de la puissance de
hippodrome, Meydan ça s’appelait je crois, un peu à l’écart de la
son passeport. Mais l’hospitalité légendaire des Emiratis était
ville. De là, la vue était incroyable sur la skyline de Dubaï : ces gens
indéniable, pas seulement celle d’Ahmed mais aussi celle de tous les
avaient été tarés de construire la Burj Khalifa sur un tas de sable,
Emiratis qui avaient accueilli des travailleurs de toutes les
mais ça tenait encore debout, Amen, Alléluia, Al Hamdulillah. Steph
nationalités depuis des dizaines d’années, des expatriés qu’ils
et moi nous sommes prises en photo, j’avais l’impression d’avoir 20
arrivaient à faire vivre en harmonie malgré leur nombre et leurs
ans. Je n’en pouvais plus, j’ai craqué, j’ai commandé un verre au bar.
différences de religion, de couleur de peau, d’éducation. Les Emiratis
J’ai hurlé au serveur « Vodka-cranberry please ! » Et puis à Steph :
avaient une tolérance unique au sein des pays du monde Arabe :
musulmans, chrétiens, hindouistes, bouddhistes, taoïstes... Tous - Tu n’as pas une clope ?
vivaient côte à côte, respectait la religion de l’autre. C’est assez rare - Mais tu es folle toi ? J’en ai, mais je ne t’en donnerai pas.
de nos jours finalement. - Si tu ne me la donnes pas, j’irais la demander au charmant
jeune homme accoudé au bar là-bas.
Après quatre longues heures de bagnole, on est enfin arrivés à notre
- Tu es chiante, Chris ! Tiens, vas-y, mais si ton bébé n’a pas de
hôtel à Dubaï, et on s’est accordés un peu de repos. On s’est lavés :
bras plus tard, ce ne sera pas de ma faute ! »
qu’elle était bonne, cette douche ! J’ai fait peau neuve. On a mangé,
dormi un peu. Au réveil, il était 17h et Sean m’a annoncé qu’Arthur On a éclaté de rire et j’ai pris la clope. J’ai tiré dessus comme une
l’invitait à une soirée et qu’il y aurait plein de fumée de cigarettes et mendiante, ça m’avait tellement manqué ! C’était la meilleure clope
d’alcool, ce n’était pas bon pour moi et le bébé, j’étais sûrement de ma vie, « sorry, le bébé, mais c’est trop bon ». J’ai commencé à
fatiguée. Il n’osait pas me le dire franchement mais il avait envie de danser, à vraiment danser de tout mon corps. Danser comme si
sortir seul. Je m’en fichais et je comprenais qu’il puisse étouffer c’était une priorité. Je sentais la lumière en moi, dans mes pieds qui
d’être tout le temps avec moi pendant ces vacances. D’ailleurs moi m’obéissaient au doigt et à l’œil, dans mes mains qui s’envolaient
aussi j’avais envie de sortir sans lui et j’ai appelé Steph. On était pour faire des arabesques dans les airs, dans ma tête qui se balançait
vendredi soir et bien sûr qu’elle sortait, quelle question. Il fallait que à son propre rythme. Je n’ignorais pas Steph mais je ne la voyais plus,
je vienne, une super soirée. Je me suis faite belle, maquillage, robe je n’avais pas dansé comme ça depuis si longtemps… Ça m’a rappelé
évasée rouge pour cacher mon ventre mais bien décolletée pour un samedi soir il y a quelques années avec Max et Chloé quand on

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avait mis la musique à fond et qu’on avait fait les fous en dansant. J’ai dit au revoir à Steph et je suis partie. J’en avais marre de ces
On faisait la file indienne, et les deux qui suivaient devaient vacances, je voulais rentrer chez moi à Chicago. Je voulais redevenir
reproduire tous les mouvements du premier. On faisait les numb, insensible. Je voulais retrouver mes journées vides, le blanc
mouvements les plus débiles possibles et imaginables : l’Egyptien de mon âme et la flatline de mon cœur. Je n’en pouvais plus de
des hiéroglyphes, le robot. Le truc de Chloé c’était de faire la toutes ces émotions qui me traversaient et me laissaient vacillantes
rockeuse, la joueuse de guitare ou de batterie. Maxime faisait du sur mes pattes. Moi si forte d’habitude, ce soir je tanguais, je ne me
breakdance au sol, et on se retrouvait tous les trois à essayer de sentais plus sûre de rien. En fait, si. J’étais sûre d’une chose : je
tourner sur nos fesses. On allait dans toute la maison, on sautait sur voulais revoir mes enfants.
les lits, sur les canapés de coussin en coussin. On avait fini en tas tous
les trois, les uns sur les autres, à se chatouiller jusqu’à se supplier
mutuellement d’arrêter. **********
Soudain, ça m’a lancé dans le ventre, j’étais pliée en deux. Ce
souvenir m’a transpercée comme une lame, mes jambes ne me
soutenaient plus. Je me suis assise sur une marche. Ma tête tournait.
On est rentrés à Chicago fin janvier, il faisait très froid. Je n’arrivais
Je reprenais mes esprits peu à peu. Steph était occupée, elle discutait
pas à secouer cette impression sourde qui était tombée sur mes
avec une jeune femme à qui elle parlait au bar. Elle avait l’air de bien
épaules à Dubaï. Je suis restée assez sombre. Je n’ai pas ressenti
la connaitre. Je l’ai regardée, elle était belle encore. Elle s’amusait,
l’effet « chouette, je rentre à la maison après les vacances, je vais
elle n’avait probablement pas envie de partir si tôt mais moi j’avais
retrouver mon lit et mes habitudes ». Je n’étais pas à l’aise dans cet
mal en moi, j’avais le mal d’enfants, comme quand on descend d’un
appart, je ne me sentais plus chez moi. On habitait dans un duplex
bateau et qu’on remet le pied sur la terre ferme, comme une douleur
‘down’, en réalité une vieille maison étroite en bois gris de quatre
diffuse, déplacée en fait car on devrait être bien avec les deux pieds
étages qui avait été divisée pour en faire deux logements distincts
sur terre mais on ne l’est pas, il y a un truc qui cloche. C’est assez
dont le nôtre : on occupait le rez-de-chaussée et le sous-sol. La
discret mais ça balance et ça donne mal au cœur. Je n’avais pas le
cuisine à l’américaine et le salon étaient au rez-de-chaussée, avec en
mal de mer, j’avais le mal de Fils, le mal de Fille. Je voulais mes
enfilade la chambre de la fille de Sean, Lyana, qui donnait sur une
enfants très physiquement à cet instant-là. Je voulais les sentir, les
terrasse, la backstreet et le parking. Au sous-sol, il y avait trois
embrasser dans le cou. Leur peau d’enfant était si douce encore.
pièces : un grand livingroom genre salle télé et jeux vidéo avec une
cheminée qui était condamnée et qui laissait comme un grand trou

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noir au milieu de la pièce. Au fond on avait les deux autres chambres Mais non, il n’était pas là, il n’était pas venu. Je suis rentrée à
: à gauche celle d’Owen, et à droite la nôtre. Les fenêtres étaient l’intérieur de l’appartement, j’étais frigorifiée. J’ai ouvert sa lettre,
petites et au ras du sol, ne laissant passer qu’un tout petit peu de debout dans la cuisine.
lumière, d’autant plus qu’elles donnaient sur les murs en briques des
« Ma chère Maman,
maisons voisines. Rien n’avait changé pendant les vacances,
pourtant je ne supportais plus l’appartement, j’avais l’impression Papa nous a tout expliqué et, même s’il est triste, on a eu le droit de
d’être un rat dans un labyrinthe sombre et humide. Sean t’écrire. Je sais ce qu’il se passe dans ta vie. J’essaie de te
commençait à en avoir assez de ma sale humeur, mais comme j’étais comprendre. Quand tu es partie, tu en avais probablement marre de
enceinte, il mettait ça sur le compte des hormones. nous. On fait beaucoup de progrès, Chloé et moi, pour être plus
calmes et plus gentils. On essaie d’être moins bruyants, on ne se
Début février, un matin, je suis descendue faire des courses, le
dispute plus comme avant. On partage l’Ipad sans se battre même si
réassort classique de produits frais de la mi-semaine, lait, pain de
Chloé essaie toujours de gratter 30 minutes de plus, mais Papa a
mie, yaourts, et en revenant j’ai récupéré le courrier dans la boîte
compris maintenant et ne la laisse plus faire.
aux lettres. J’ai tout de suite reconnu l’écriture de Maxime sur
l’enveloppe. Coup de poing. A genoux, ma vieille, sur les rotules. J’ai A l’école ça va, on a des bonnes notes même si c’est moins bon que
vacillé, mon ventre de cinq mois était lourd, je me suis affalée dans l’année dernière. Ne nous en veux pas pour ça, mais on a eu du mal
la terre dure et glacée de ce mois de février à Chicago. Il n’y avait à se concentrer quand tu es partie. On est en 6ème maintenant, et
plus de force dans le corps de cette vieille coldbitch, rien que de la ma prof principale c’est ma prof de Maths, Madame Devaux, elle est
bitch de bas-étage toute molle et toute tiède, vaincue. Mon fiston, assez sympa. La prof d’Histoire-Géo m’a dit qu’elle te connaissait
mon grand garçon, m’avait retrouvée. Je me suis retournée, j’ai parce que vous alliez à la natation ensemble avant, c’est Madame
regardé partout. S’il connaissait mon adresse, il était peut-être Bertod, elle t’appréciait beaucoup et te trouve très belle. A part elle,
venu ? L’espoir m’a rendue folle, je me suis levée, j’ai regardé les gens ne sont pas sympas. J’entends pleins de trucs méchants sur
partout, j’ai cherché dans la rue, je suis redescendue jusqu’au toi et je te défends tout le temps. Ils ne savent pas de quoi ils parlent.
croisement en bas, puis je suis remontée jusqu’en haut de la rue, et
Parfois je te défends même si ce n’est pas facile parce que je ne
je suis encore redescendue : dans chaque jardinet, derrière chaque
comprends pas exactement pourquoi tu es partie. Je sais qu’il y a des
haie, je croyais le voir.
trucs entre les adultes qu’un enfant ne peut pas comprendre alors
c’est sûrement ça. En plus papa m’a dit que tu t’étais mariée à un
Américain. Mais quand même j’aimerais bien savoir si c’est à cause

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de moi ou de Chloé que tu es partie, si on a fait quelque chose qui Je ne pouvais plus faire semblant, je n’en avais plus envie. Il fallait
t’a énervée. que le masque craque et tombe, quelles que soient les
conséquences. J’étais encore plantée là le soir quand Sean est rentré
Chloé et moi, on n’est plus dans la même chambre maintenant, on
du boulot et qu’il m’a trouvée, seule dans le noir, mon manteau sur
est trop grands. Papa dort dans le salon et votre chambre c’est
le dos, affalée sur un tabouret de la cuisine. Je lui ai montré la lettre.
devenu la chambre de Chloé. Elle est contente car c’est une grande
chambre, on passe beaucoup de temps dedans. Mais ça nous fait Il était temps qu’il sache, et puis quelque part j’ai toujours su que
bizarre et ça nous rend triste aussi, parce que c’était ta chambre. j’allais le perdre un jour, ce mec. Il l’a lue plusieurs fois. Il a vérifié la
date sur l’enveloppe. Il n’a rien dit pendant très longtemps. Il a pris
Maman, est-ce qu’on va se revoir bientôt ? Papa me dit que peut-
une bière dans le frigo. Il s’est retourné lentement vers moi, et ses
être que oui, qu’il faut garder espoir. J’essaie d’économiser pour
beaux yeux marron bordés de cils ombrageux étaient humides. Il ne
avoir assez d’argent pour venir te voir en avion, maintenant que j’ai
comprenait rien au français, mais même lui savait ce que ‘je t’aime’
ton adresse. Ne déménage pas bientôt, s’il te plait ! Tu me manques
et ‘ma chère maman’ veulent dire…
beaucoup, je pense à toi tous les jours. Papa a mis la photo qu’on
avait prise tous les 3 avec Chloé à Disneyland Paris dans un cadre, tu Il m’a demandé si je l’aimais, lui, Sean. Quelle drôle de question, à ce
te souviens ? Tu aimais bien cette photo toi aussi. moment-là précis. Je n’ai pas compris sur le coup en quoi ça avait un
rapport avec la lettre. Je lui ai répondu la vérité. Oui d’une certaine
J’espère que tu vas me répondre parce que j’ai vraiment envie
façon. Un peu et parfois beaucoup. “I don’t know really, but I am not
d’avoir de tes nouvelles.
not-loving you”. Son visage s’est fermé et il m’a demandé sur un ton
Je t’aime, agressif :

Maxime » - So… you have another family?


- Yes.
- Where are they?
********** - In France.
- Of course, in France! Stop fucking with me now! I am not the
fucking idiot you think I am!
Sa colère m’était familière. Je pensais savoir la gérer et je préférais
ça à son silence.

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- But where? Are you talking to them? Is this your son, this manifester. Nicolas devait se méfier de mon état d’esprit, ne pas trop
Maxime? savoir sur quel pied danser.
- Yes, that’s my son. And no, not at all, I am not talking to them.
Bullshit, je me mettais le doigt dans l’œil jusqu’à l’omoplate : Nicolas
- YOU TOLD ME YOUR CHILDREN WERE DEAD!” Il hurlait à
s’en fichait probablement de moi et de mes états d’âme maintenant.
présent.
Un an et demi était passé depuis que j’étais partie sans un mot pour
Lamentablement, les yeux rivés au sol, je lui ai avoué que mes deux lui. Il avait sûrement rencontré quelqu’un d’autre d’ailleurs. Il était
enfants étaient bien vivants, que oui j’étais une mauvaise femme, a bel homme et j’imaginais facilement que mon départ avait dû lui
bad woman, qui avait abandonné sa famille. Son visage a pâli sous le couper l’appétit et qu’il avait perdu du poids. Je l’imaginais avoir
choc, il était horrifié. Sean était un gentil et autant de cruauté le retrouvé sa ligne de jeunesse, sa belle gueule d’autrefois. Il avait le
dépassait. L’amitié, je n’ose pas dire l’amour, qu’il avait eue pour moi crâne dégarni depuis longtemps mais ça lui allait bien. J’étais sûre
jusque-là disparaissait définitivement de son regard et je savais que qu’il y en avait plus d’une à l’école qui avaient essayé de le consoler
ça ne reviendrait jamais : il avait appréhendé soudain toute et de lui mettre le grapin dessus.
l’ampleur de ma trahison.
Les mots de Maxime résonnaient dans ma tête. Sa culpabilité à lui
- And this baby here? Is he really mine, or did you lie about him me faisait mal, j’avais envie de le consoler. Et pourquoi Chloé ne
as well? m’avait pas écrit ? Me haïssait-elle ? Était-ce déjà trop tard ?
- He is yours, of course.
Je me suis sentie seule au réveil. Je savais que j’avais perdu Sean, il
- We’ll have his DNA checked when he’s born. I can’t trust you
demanderait le divorce sûrement, peu importait. Mais il n’y avait pas
no more. I can’t believe it! To lie to me like that, to my face,
que ça : je voulais rentrer en France. Il était temps que je rentre dans
for such a long time! You’re a bitch, you know that?
mon pays.
- Oh yes, I know. I do know that I am a bitch.
J’aurais aimé pouvoir demander conseil à quelqu’un, mais il aurait
J’ai récupéré la lettre de Maxime et je suis partie me coucher. Sean
fallu raconter l’indicible, l’abandon, et personne en France ne
a dormi dans le canapé. J’essayais de comprendre comment Nicolas
voudrait m’aider, j’en étais certaine. Ma mère peut-être, mais avait-
avait retrouvé ma trace, par les registres du Consulat Français de
elle l’argent pour le vol au moins ? Son petit salaire lui suffisait pour
Chicago ? Sûrement, pourtant je les avais évités autant que possible,
sa vie à la campagne, mais de là à débourser 1,500 Euros au pied
mais le mariage oui, j’avais été obligée de faire des démarches. Et
levé, je n’étais pas sûre qu’elle ait les moyens. Et même si elle avait
pourquoi n’était-il pas venu s’il savait où j’étais ? Il envoyait les
l’argent, ça m’étonnerait qu’elle ait envie de me le donner. Et puis, il
enfants en fer de lance pour tâter le terrain, pour voir si j’allais me

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faudrait ensuite rester chez elle, dans cette vieille maison moisie de mon ventre grossissait et je ne voulais pas qu’un docteur refuse de
Vauxou que j’avais fuie il y a si longtemps. Elle aurait honte de moi me laisser monter dans l’avion. Je devais rentrer en France voir mes
et de mon gros ventre, elle m’interdirait de sortir de peur du qu’en enfants. C’était urgent.
dira-t-on des voisins. J’imaginais déjà les ragots à Poitiers si on me
Sean me trouvait tous les torts du monde. J’appartenais à une autre
voyait débarquer d’Amérique mariée et enceinte après un an et
famille et pour lui cela expliquait pourquoi je ne m’étais pas plus
demi d’absence…
impliquée dans la sienne. Evidemment, il ne me touchait plus, j’étais
« Je veux rentrer, je veux voir mon fils, ma fille. Et leur dire quoi ? pestiférée. Il évitait de croiser mon regard. Il avait besoin de temps
Que l’amour est revenu, que je les aime, ce serait un bon début. Et pour assimiler l’histoire nauséabonde de ma vie. Il ne savait pas ce
puis, leur dire que je suis leur maman, que je suis imparfaite, qui était le pire : une mère qui boit devant ses enfants comme
méchante, égoïste. Que je suis là. Que j’ai toujours été là, cachée au Hanna, son ex-femme, ou une mauvaise femme comme moi qui les
fond de leurs cœurs. Que je suis là maintenant et que je ne repartirai a abandonnés. Il était écœuré par les femmes, il n’avait pas de
pas. » En étais-je certaine ? Ils me repousseraient, ils m’en chance, on ne l’y reprendrait plus.
voudraient, et je ne pourrais que me taire. Et Nicolas ? Était-il au
Il se mentait à lui-même, il retomberait dans le panneau avec la
courant pour le bébé aussi ? Lui aussi j’avais envie de le revoir.
prochaine nana qui débarquerait la bouche en cœur et la tristesse
« Le revoir pour quoi, dis-moi, Chris ? Le séduire et le blesser en bandoulière. Sean aimait être le sauveur d’une femme
encore ? Sais-tu ce que tu veux ? Non évidemment tu ne le sais pas, désespérée, je l’avais vu avec moi : ni une ni deux il avait sauté à bord
tu vas encore agir impulsivement et lui faire du mal. Tu vas arrêter de mon train. Il s’était senti valorisé, il m’avait ‘récupérée’ et grâce à
quand ? C’est fatigant. Tu t’épuises et tu épuises les gens qui lui je ‘m’épanouissais’, « you florish, honey ». Sean faisait du
t’aiment. Arrête de jouer. » upcycling de femme, du recyclage de nanas cabossées qu’il retapait
et à qui il donnait une deuxième vie. Il avait aimé que j’aie besoin de
Mais je savais bien que je ne jouais pas : c’était ma vie on the line et
lui, que je sois sous son contrôle absolu. Il ne m’a jamais encouragée
c’était ma peau que je devais sauver.
à gagner de l’argent, à trouver un job. Il ne voulait pas que j’aie de
Sean a accepté de payer le billet d’avion mais il voulait venir en l’autonomie. Ça lui plaisait que ma vie tourne autour de lui. Je ne lui
France avec moi. Il avait peur que je reste là-bas, que j’accouche en en voulais pas, j’en avais profité, mais je refusais d’être culpabilisée.
France et qu’il ne puisse plus jamais voir son fils. Je n’ai pas réussi à Avec moi, il avait eu exactement ce qu’il voulait avoir à ce moment-
l’en dissuader, il n’avait plus confiance en moi, je ne pouvais pas le là de sa vie. Des câlins, un foyer stable, une femme dévouée, sans se
blâmer. Il fallait qu’on décide d’une date assez vite pour les vols car poser trop de questions ni surtout lui poser de questions. Le deal

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avait été fair. S’il avait voulu une femme plus traditionnelle, il aurait pays sous une fausse identité. Criminelle, ça oui, je l’étais. Pour le
pu aller la chercher sur les bancs de son église à Sturgeon Bay. reste, j’avais regardé trop de téléfilms. Il ne s’est rien passé du tout
et personne n’en avait rien à faire de moi.
J’ai fini par accepter qu’il vienne en France. Je ne pouvais pas refuser
alors que c’était lui qui payait les billets. Ses parents étaient surpris, On a pris le TGV directement à la gare de Roissy et en arrivant à
deux voyages à l’international à quelques mois d’écart, c’était Poitiers, tout m’était familier, figé dans le temps, même les clodos
vraiment hors du commun pour Sean, encore plus avec moi dans qui faisaient la manche. Il m’a semblé que celui qui avait le crâne
mon ‘état’, « in your condition, darling, are you and the baby gonna tatoué m’a reconnue. On est allés chercher la voiture de location que
be okay ? ». Sean ne leur avait rien dit sur sa découverte, ma Sean avait réservée chez Hertz et on s’est rendus à l’hôtel qu’on avait
trahison, ma première famille. J’ai apprécié son silence, même si ça pris au centre-ville. Le lendemain, c’était lundi, le début de la
n’avait rien avoir avec le fait de respecter ma vie privée, mais plutôt semaine scolaire, la reprise des cours au collège pour les enfants.
parce qu’il avait honte de moi et qu’il n’était pas encore prêt à leur Sean voulait que j’aille les voir tout de suite mais j’avais besoin d’un
annoncer qu’il s’était à nouveau trompé de femme et qu’il allait délai de carence. J’ai prétexté la fatigue du voyage, le décalage
divorcer une deuxième fois. Nous sommes partis début mars, horaire, le bébé qui devait se reposer. J’ai gagné deux jours comme
O’Hare-Charles de Gaulle, billets aller-retour. J’étais presque à 6 ça, je dormais, je regardais la télé, je ne sortais pas de la chambre,
mois de grossesse, le bébé bougeait beaucoup dans mon ventre. j’avais la trouille. Je reculais devant l’obstacle. J’avais déjà fait
tellement de mal et j’allais en faire encore. Je ne savais pas si nous
allions crever un abcès ou au contraire l’infecter, faire monter la
********** haine et la tristesse encore plus. Le mardi soir, Sean a insisté, je lui ai
promis d’aller les voir le lendemain.
Mercredi, 8h du matin, je rodais autour de l’entrée du collège, je ne
savais pas à quelle heure les cours commençaient, ou même s’ils en
Nous avons atterri un dimanche. J’étais un peu paranoïaque en avaient ? Peut-être que le mercredi c’était off, comme à mon
remettant le pied sur le sol français, comme si tout le monde savait époque ? Je me cachais derrière un poteau, les enfants ont
ce que j’avais fait. Je me suis imaginée que les flics allaient m’arrêter commencé à arriver les uns après les autres. J’en ai reconnu
au contrôle des passeports. A un moment, j’ai même cru qu’on me quelques-uns, et j’ai repéré certains parents que je croisais à l’école
pointait du doigt. C’est elle, la femme qui a abandonné ses enfants. primaire auparavant. Heureusement il faisait froid ce jour-là et je me
Je me sentais comme une criminelle en cavale qui revient dans son cachais sous un grand bonnet gris, la tête enfoncée dans la capuche

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en fourrure synthétique de ma parka vert kaki. J’aurais voulu me enfants finiraient leurs cours. J’avais encore besoin de les voir, de les
fondre dans le mur derrière moi. J’avais mis les vêtements les plus reconnaître. Oserais-je aller leur parler ? J’avais peur de les
banals que j’avais. Je cachais le bas de mon visage dans mon écharpe embarrasser, en plus avec mon gros ventre, devant tous leurs amis.
et je restais bien en retrait, à l’abri des regards. Et puis j’ai reconnu Et puis… j’avais peur qu’ils m’ignorent, qu’ils refusent de me parler.
la voiture de Nicolas, son Toyota RAV4 noir. 8h25, il était à l’heure si Ou pire, qu’ils soient polis mais sans affection, comme si j’étais une
les cours commençaient à 8h30. C’était nouveau ça, Nicolas à étrangère, comme si nos liens n’existaient plus, sectionnés pour
l’heure. J’ai vu mes enfants sortir de la voiture, qu’ils étaient beaux. toujours au sécateur de mes erreurs. « Bonjour maman, comment
Nicolas est sorti aussi en vitesse pour les aider à remonter les ça va ? Bon, faut qu’on y aille, nous. A plus ».
fermetures-éclairs de leurs grosses doudounes et à enfiler les
Je les ai attendus longtemps, j’ai compté les heures, puis je les ai vus,
bretelles de leurs sacs à dos. Il leur a fait un bisou sur la joue.
mon cœur s’est serré et je tremblais. Je n’ai pas réussi à réunir la
Le mec que je voyais, le père de mes enfants, c’était Nicolas et plus force qu’il m’aurait fallu pour me lever, pour aller les voir, « Coucou,
vraiment lui non plus. Mince, le visage aux traits creusés, il avait pris c’est maman, je suis de retour ». Je suis restée cachée là, misérable
un coup de vieux. Ses yeux bleus perçants avaient toujours cette et honteuse. Ils parlaient avec leurs copains, ils rigolaient, et puis ils
flamme qui m’avait consommée autrefois. Quand il s’est penché vers se sont mis en route vers la maison. J’étais surprise qu’ils rentrent
Chloé pour l’embrasser, son regard est parti dans ma direction et j’ai seuls à pied, qu’aucun adulte ne soit venu les chercher. Autrefois, il
cru qu’il m’avait vue. Je me suis renfoncée dans ma cachette en y a seulement un peu plus d’un an, je ne les laissais pas rentrer seuls
expirant lentement. Je ne m’étais pas rendue compte que j’avais de l’école, je les trouvais trop petits, trop immatures. Je ne leur
retenu mon souffle depuis l’instant où les portières s’étaient faisais pas confiance pour toujours regarder à droite et à gauche
ouvertes. Nicolas est remonté dans le Rav4, Maxime et Chloé sont avant de traverser. Depuis, Nicolas avait visiblement lâché les rênes,
entrés dans l’enceinte du collège aux grilles grandes ouvertes, tous les jumeaux avaient 11 ans, ils étaient autonomes et c’était nouveau
les enfants ont disparu soudain comme une nuée d’hirondelles et le pour moi.
trottoir était vide.
Je suis retournée à l’hôtel et Sean m’a questionnée, il voulait que je
Il y avait un café en face du collège, le Café-crème, un comptoir et passe à l’action. Tomorrow, Sean. Promised. Mais le lendemain je
quelques tables, un babyfoot et un flipper. Je suis entrée, j’avais n’ai pas pu non plus, j’ai recommencé à roder lamentablement du
froid. J’ai commandé un sandwich jambon-beurre et un chocolat côté du collège dans ma tenue banale, espérant passer inaperçue. Je
chaud. Qu’est-ce que c’était bon, ces gorgées de France dans la les ai revus tous les trois le matin, la même routine que la veille, les
bouche. Je regardais la grille du collège. Je voulais être là quand les portières du RAV4 qui s’ouvrent, Nicolas qui descend, grand, mince,

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de l’allure à en crever et les épaules tombantes un peu tristes à faire temps, et lui voulait m’emmener de force les voir chez eux, chez moi,
fondre les cœurs et donner envie de le consoler, les fermetures- dans mon ex-chez moi. J’ai fini par céder, je ne voulais plus de conflit.
éclairs des doudounes, les sacs à dos, les bisous, « Bye, bonne Je suis montée dans la voiture, il était 21h environ. J’avais peur qu’il
journée les enfants, à ce soir ». « A ce soir, papa », le vent qui me ne soit trop tard mais Sean était à bout, plus question d’attendre. On
rapporte leurs paroles, merci, merci pour ce petit cadeau, mon Dieu, a roulé en silence. Il s’est arrêté devant la maison, ma maison. Il a
leurs voix, comme elles m’avaient manquées… coupé le moteur.
16h, sortie des cours, je suis encore restée cachée derrière la vitre - Is it this one here?
du Café-crème. Je les admirais vivre, sourire, parler avec leurs potes. - Yes.
Chloé avait des petits tics autrefois, elle touchait toujours tout deux
Il est descendu de la voiture, il a claqué sa portière. Il marchait
fois, des deux côtés, main droite puis main gauche. Elle ne le faisait
rapidement, il voulait en finir. Je ne pouvais pas bouger, je restais
plus, ça lui était passé, ça m’a fait plaisir. Maxime ne souriait pas. Il
assise, immobile dans cette voiture de location qui sentait le neuf.
a fait quelques pas dans la direction de l’endroit où je me cachais ce
J’ai reconnu le timbre de la sonnerie de notre porte d’entrée
matin-même, derrière le poteau, comme s’il me cherchait, comme
‘dooong’. Nicolas a ouvert la porte. Les deux hommes se sont faits
s’il savait où je m’étais tenue. Puis il a baissé la tête et attendu sa
face. J’ai baissé la vitre de ma portière pour écouter leur
sœur en silence, un peu isolé du groupe, les mains dans les poches.
conversation.
Chloé a fini par le rejoindre et ils se sont mis en route. Ils marchaient
avec assurance comme des petits ados en s’éloignant de moi. Leurs - Hi. Am Sean, from Chicago, Chris’ husband. I assume you
deux silhouettes qui se découpaient dans l’obscurité de cette fin know who I am?
d’après-midi m’ont rappelé beaucoup de souvenirs, et surtout nos - Yes, I do. Hi, I’m Nicolas.
longues promenades en forêt en automne, je finissais toujours
Ils se sont serrés la main. Nicolas était parfaitement bilingue en
derrière les trois autres, mon panier en osier rempli de champignons,
Anglais évidemment. Il était prof d’Anglais au lycée Camille Guérin.
de châtaignes, de petits cailloux que Chloé aimait collectionner et de
Ça ne l’a pas gêné que Sean lui parle avec son accent américain, et à
bouts de bois que Maxime voulait tailler avec son beau couteau
vrai dire il n’a pas eu l’air très surpris de le voir.
Laguiole au manche en acajou que Nicolas lui avait offert pour ses 8
ans. - Chris is here in the car.
- Okay. And?
Retour à l’hôtel, Sean craquait. Il sentait que ça pouvait durer
- And, well… you can take her back.
longtemps, mon manège. On s’est disputés : je voulais plus de

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Nicolas ne s’attendait pas à ça et il n’a pas répondu tout de suite. Il - Well, maybe it’s worth a shot, don’t you think? Maybe you
prit le temps de réfléchir, puis lui lança : should ask her first what she wants to do with the baby.
Because at the end of the day I don’t think you can decide for
- Hey Sean, you married her. So, you keep her. For better or
her.
worse, right?
- I don’t want her anymore. Sean eut l’air surpris. Il ne s’attendait pas à ce que Nicolas prenne
- Well, me neither. She left me, remember? ma défense. Il a préféré temporiser :
- She still loves you.
- Let’s talk about that later. I’ll go fetch her.
- Says who?
- Leave it, I will go myself. Come in and help yourself with a
- Me.
beer in the fridge.
Nicolas s’est tu, il a jeté un œil vers la voiture. Il m’a vue, nos regards
Nicolas s’est retourné et a dit quelque chose à quelqu’un à l’intérieur
se sont croisés, et il a rapidement tourné la tête.
de la maison avant de laisser entrer Sean. Ainsi donc, il y avait un
- Bring her in. autre adulte dans la maison, une femme sûrement. Nicolas avait
- One thing though: she is pregnant with my child. refait sa vie. Même si je m’y attendais, ça m’a fait mal.
- What?! This is insane, man… You have to keep her.
Enfin, il s’est dirigé vers la voiture. Il marchait lentement, chaque pas
- No, look. I’ve been thinking. I will stay in France until she
plus lourd, plus lent, que le précédent. Mon cœur battait la
delivers the baby. Then I take the baby back to the US with
chamade.
me, but she should stay here with you and your kids.
- Sors de là, je sais que tu as tout entendu.
C’était tellement farfelu ! Et pourquoi ne m’en avait-il pas parlé ? Au-
delà du choc d’entendre Sean énoncer tout ça froidement, j’étais Je me suis exécutée, je suis sortie péniblement en m’appuyant sur la
surprise qu’il pense pouvoir décider seul de choses aussi portière, mon gros ventre devant moi. Il m’a regardée droit dans les
importantes qui me concernaient directement. Nicolas a marqué un yeux, j’ai tressailli au plus profond de mon corps, j’étais terrifiée. Il
temps d’arrêt, puis a répondu avec toute l’intelligence qui le était en colère et tous ses muscles étaient tendus, il était prêt à
caractérisait et que j’avais tant aimée autrefois : attaquer si j’ouvrais la bouche.
- Well, does she agree with this plan? - On t’a vu roder autour du collège depuis 2 jours. « Papa,
- I didn’t discuss it with her yet. You have to know, she is in no papa, y a maman là-bas, je te jure ! » Je n’y croyais pas et puis
mental condition to take this kind of decision right now. moi aussi je t’ai vue. On a décidé d’attendre que tu te pointes

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de toi-même. On ne voulait pas t’effaroucher, on avait peur s’occupe très bien des enfants d’ailleurs. Ils avaient besoin
que tu te barres encore. d’une présence maternelle. Elle a un fils aussi qui a le même
- Je ne serais pas… âge, ils s’entendent bien tous les trois. Tu dois la connaitre,
c’est la mère de Marius, tu te souviens ?
Il m’a interrompue :
Qu’il me confirme ce que je soupçonnais, que ce soit elle, qu’elle soit
- Tais-toi. Aujourd’hui tu vas m’écouter et te taire. Ça fait un
chez moi dans ma maison, à ma place, ça m’a déstabilisée. Je voulus
an et demi qu’on n’a pas entendu parler de toi, et tu te
répondre :
repointes mariée et enceinte de combien, cinq, six mois ? Et
tu te caches, et c’est ton mari qui te jette ? Il te jette à mon - Ah oui, je vois que…
visage alors que tu es enceinte ? Comme si tu étais, je ne sais - Ta gueule Chris, tu ne vois rien du tout. Tu t’es barrée sans
pas moi, une chienne engrossée ? Il doit vachement t’aimer, un regard en arrière, sans penser à nous. Les enfants ont
lui, dis donc. C’est beau ça, comme amour, bravo. Tu l’as énormément souffert et je ne sais pas si Chloé te pardonnera
trouvé où, ce type ? un jour. Max oui, il t’aime encore, vous étiez toujours très
- Ça ne s’est pas passé… fusionnels tous les deux. Moi, je ne te pardonnerai rien. Je ne
- Tais-toi, je te dis ! Aujourd’hui, c’est moi qui parle et toi qui sais pas ce que tu espères en revenant ici, je ne sais pas si tu
te tais, Chris. Alors c’était ça que tu voulais, un mariage et un comptes rester, mais je te le dis tout de suite : tu n’auras rien.
autre gosse ? C’est pour ça que tu es partie ? Mais il fallait me Ni les enfants, ni la maison, et encore moins moi.
le dire à moi avant de partir, j’aurais pu t’aider, j’étais là pour
Il se tut, il m’observait. Il était grand, menaçant. Son corps était
ça, putain ! Mais si mes souvenirs sont bons, tu n’as jamais
penché vers moi, et je reculais petit à petit sous l’agressivité de ses
voulu qu’on se marie, tu ne voulais pas t’engager, et tu n’en
mots, chaque phrase un uppercut dans mon ventre, jusqu’à ce que
pouvais plus des enfants, tu n’arrêtais pas de te plaindre
j’aie le dos coincé contre la portière de la voiture. Je lui ai dit dans
d’eux !
un souffle :
Sa colère était légitime et la moindre de mes paroles aurait mis de
- Je veux voir les enfants.
l’huile sur le feu. Il fallait qu’elle sorte, et j’avais envie de l’entendre
- On verra demain matin si tu es encore là. De toute façon, ils
parce que c’était tellement mieux que l’indifférence.
dorment déjà.
- Tu vois Chris, à l’intérieur de cette maison qui n’est plus la - Je serai là, tu peux y compter.
tienne, il y a une nana qui m’attend et qui est très sympa. Elle - Compter sur toi ? La bonne blague.

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- Si, je t’assure, je serai là. Et le jour d’après aussi. Je suis peut- J’ai attendu Sean dans la voiture qui était à présent glaciale pendant
être une fille perdue mais je suis là et je vais rester. une demi-heure. Il la buvait trop lentement, sa bière ! Grouille-toi,
- Tu es perdue ma pauvre Chris ? Mais qui ne l’est pas ? Tu te Sean ! Qu’est-ce qu’ils pouvaient bien se raconter ? Parler de moi
croyais plus forte que tout le monde, toi, c’est ça ? Hein ? Tu c’est certain, mais encore ? Ils n’allaient pas faire copain-copain
avais tout compris sur tout, sur la vie. Tu voulais être plus quand même ?!
heureuse que les autres, c’est ça ? Le pire Chris, le pire… si tu
On a enfin repris la route de notre hôtel, chacun perdu dans ses
ne m’aimais plus d’accord, j’aurais compris, mais les enfants,
pensées.
Chris ! Les gosses ! Tu les as détruits !
- He won’t take you back, you know?
Il s’est approché de moi et sa main a enserré mon visage, ses doigts
- I know.
sur ma mâchoire. Il pressait fort, je ne pouvais plus bouger la tête.
- Is this what you wanted though?
Son pouce a effleuré mes lèvres.
- No. Leave me alone.
- Tu as tout cassé. Tu as laissé un champ de ruines. Moi aussi - I wish I could, darling, you have no idea how much I wish I
j’étais en ruines. Et je le suis encore. could.
Ses lèvres se sont approchées des miennes, elles m’ont frôlée, peau Mon cerveau se tut, encéphalogramme plat. Je ne pouvais plus
contre peau. additionner une pensée logique à une autre. Les enfants, Nicolas et
sa colère, Chloé qui ne veut plus me parler, Sean qui veut prendre le
- …Qu’est-ce que j’t’aimais.
bébé, Nicolas avec la mère de Marius, Vanessa elle s’appelait, ma
Il m’a mordu jusqu’au sang, a fait demi-tour, et est rentré à maison, mes enfants, leur maison, mes enfants à qui elle fait à
l’intérieur de notre ancienne maison à grands pas sans se retourner. manger, mon mec qu’elle saute, ma maison, mon jardin, mes enfants
qui me manquent à m’en crever la poitrine, Nicolas qui me mort et
le goût du sang, m’aime-t-il encore ? Et ce bébé dans le ventre…
********** Chut… Mon cerveau me disait ‘tais-toi’. Le dégoût me submergeait.
Chut… Ne pense plus, laisse flotter tout ça. Je me suis endormie dans
la voiture. En arrivant à l’hôtel, Sean m’a soutenue jusqu’à la
chambre, puis il m’a balancée pas très gentiment sur le lit. Je me suis
rendormie tout habillée.

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Réveillée aux premiers rayons du jour, il était 7h10, déjà trop tard. Effectivement, c’était trop pour mon cœur, ce vieux traître qui
J’ai foncé sous la douche, les dents, un coup de brosse dans les m’avait déjà plantée une fois, cette vieille coquille pleine de
cheveux, je n’ai pas attendu Sean, j’ai pris un taxi et je suis partie. Je poussière qui semblait vouloir survivre. Nicolas est sorti et depuis le
voulais voir les enfants chez eux, chez moi, juste avant qu’ils ne pas de la porte les a appelés : « Allez les enfants. Venez chercher vos
partent pour le collège. Peut-être que Nicolas acceptera qu’ils n’y sacs à dos, c’est l’heure d’y aller ». Ils lui ont obéi au doigt et à l’œil,
aillent pas aujourd’hui, que je reste avec eux toute la journée à la ils se sont relevés et se sont dirigés vers la maison. Quand il a passé
maison à parler et rattraper le temps perdu ? Je rêvais, je n’osais pas ses bras autour de leurs épaules, un enfant de chaque côté, j’ai eu
y croire vraiment. un haut-le-cœur. Je me suis brisée sous le poids de la tristesse, du
mal que j’avais fait, et de la peur de les avoir perdus tous les trois
Quand je suis descendue du taxi, à peine avais-je ouvert la portière
pour toujours.
que la porte de la maison s’est ouverte brusquement en claquant, et
que Maxime a couru vers moi en courant et en criant « Maman ! ». Les larmes coulaient sur mes joues, ma tête bourdonnait, je me suis
Chloé arrivait derrière lui en marchant. Merci Nicolas de les avoir appuyée sur le portail qui était resté ouvert. Je m’y suis accrochée
prévenus, merci de leur avoir dit de m’attendre, de me guetter. J’ai fermement mais mes mains moites glissaient le long des barreaux.
jeté un œil à la fenêtre de la cuisine, il était là, il observait la scène Mes jambes ne me portaient plus. J’étais affaissée au sol, toute
et me regardait sans sourire. molle. J’ai vu les enfants se ruer vers moi et j’ai entendu Nicolas
appeler une ambulance en urgence. J’étais arrivée au bout de la lutte
Maxime s’est jeté sur moi, il me serrait fort, nous nous sommes
et j’abandonnais. Mes bras ne répondaient plus. Chloé m’a demandé
enlacés. Il a tendu son visage vers moi, m’a souri, et je l’ai embrassé
« Ça va maman ? ». Non ma chérie, ça ne va pas très fort. Maxime a
très fort en lui glissant des mots d’amour dans l’oreille. Chloé se
ouvert son sac à dos et m’a tendu sa gourde que je n’ai pas réussi à
tenait en retrait. Je lui ai tendu la main, elle l’a prise. Je l’ai attirée à
attraper. Il l’a ouverte et m’a fait boire. J’ai honte de tout ça. C’est
moi et lui ai glissé dans l’oreille « Je te demande pardon, ma belle,
moche en soi et c’était encore plus moche parce que c’était sous les
tu m’as tellement manquée ». Elle ne se laissait pas aller, elle était
yeux de mes enfants.
sur la défensive, mais pour aujourd’hui ça me suffisait. Elle était là,
et c’était déjà beaucoup. Mon cœur battait trop vite, un peu dépassé Je ne me souviens pas très bien du trajet en ambulance, mais au
par ce trop-plein d’émotions, comme une vieille guimbarde au réveil Maxime et Chloé étaient assis sur des chaises en plastique le
moteur rouillé qu’on essaie de remettre en route et qui se réveille long du mur à droite de mon lit, dans une chambre triste du CHU de
en crachotant. Poitiers que je ne connaissais que trop bien. Ils se sont levés quand
j’ai ouvert les yeux et Chloé m’a caressé le bras en me disant :

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« Maman, on est là maintenant. On va t’aider. » Maxime a ventre grossissait. Sean est venu tous les jours la première semaine,
ajouté : « Tu sais, on n’est pas fâchés contre toi, on sait que tu ne vas il était très anxieux. Il craignait que Nicolas et moi nous remettions
pas bien, mais ça a été dur sans toi. Tu vas rester ? ». J’ai fait oui de ensemble, que nous gardions le bébé. Que Nicolas le déclare comme
la tête. « On va t’aider à guérir ». J’ai souri. Mes enfants avaient déjà le sien et que lui perde tous ses droits en tant que père. Encore un
compris que j’étais malade et que j’avais besoin d’aide. scénario farfelu de Sean, décidément. Au fil des jours, j’ai réussi à le
rassurer et à le convaincre que je n’allais pas lui voler son fils, que ça
ne me viendrait pas à l’idée de lui enlever sa légitimité en tant que
***** père, et que d’ailleurs mon défaut était plutôt d’abandonner mes
enfants à leur père plutôt que de les kidnapper… Il tentait
simplement de garder un peu de contrôle sur une situation qui lui
échappait.

J’ai été hospitalisée pendant trois semaines, à la fois pour le bébé et Sean n’aurait jamais abandonné le combat pour récupérer son fils,
pour ma santé mentale. Je voyais des psys tout le temps, ils voulaient ce n’était pas dans son caractère, et pour moi, Sean était le père de
que je parle, que je raconte toute ma vie. Leur analyse était que cet enfant, c’était juste qu’il ait un rôle à jouer dans son éducation,
j’avais eu une grosse dépression. Je leur disais que ça n’y avait pas même si ce rôle était encore très flou pour le moment. Il m’est venu
du tout ressemblé mais ils en étaient persuadés. Ils pensaient que à l’esprit que Sean l’aimerait probablement mieux que je ne pourrais
mon attitude et ma fuite en avant avaient les mêmes symptômes jamais le faire. Le bébé aurait besoin en grandissant de cet amour
qu’un comportement suicidaire. Moi j’avais plutôt l’impression paternel très fort.
d’avoir essayé de sauver ma peau, mais je ne voulais pas trop les
Sean devait retourner aux US. Il avait l’agence de photos à gérer là-
contredire. Si je voulais avoir encore une petite chance de récupérer
bas, il ne pouvait pas tout lâcher comme ça du jour au lendemain. Ça
un peu de mes droits parentaux sur les enfants et de sortir d’ici le
faisait déjà deux semaines qu’il était en France. Je lui ai promis de le
plus vite possible, il fallait que je montre patte blanche. Soit, c’était
prévenir quand je ressentirai les premières contractions pour qu’il
un moindre mal.
saute dans un avion. Il est parti assez serein, il avait l’air rassuré. Il
J’appréciais finalement cette immobilité forcée, cette annulation du craignait moins que je lui fasse faux-bond pour une autre raison que
corps. Je me reposais et personne n’exigeait rien de moi : pas de j’ai apprise plus tard : il avait pris le numéro de téléphone de Nicolas.
diner à préparer, pas de linge à laver, pas de responsabilités. Pas de Une étrange fraternité mâle s’était installée entre eux deux,
couches à changer non plus mais ça, ça viendrait bien assez vite. Mon probablement une solidarité d’anciens combattants, « j’ai fait Chris

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2001-2017, et toi ? - La vache mec, t’en as bavé. Moi j’ai fait Chris Depuis que j’étais hospitalisée, Nicolas emmenait les enfants me voir
2017-2019, pas facile non plus, elle était en dépression ». Quoi qu’il tous les deux jours pour deux heures seulement. Ils avaient grandi,
en soit, ils étaient en contact direct et Nicolas aussi avait promis de ils avaient tellement changé en un an et demi. Ils étaient très sages,
le prévenir quand l’accouchement approcherait. Je n’aimais pas trop avec une gravité nouvelle dans le regard. Je savais que c’était de ma
qu’ils se parlent dans mon dos, mais je n’y pouvais rien et je devais faute : ils avaient perdu l’innocence de leur enfance quand je suis
choisir mes batailles. partie.
Peu avant son départ, j’ai demandé à Sean de s’assoir à côté de moi. Chloé se détendait jour après jour. Je les faisais parler de leurs vies,
J’ai pris sa main droite dans les miennes, et je lui ai dit : avec qui ils étaient en classe, qui étaient leurs profs préférés.
Comment se passait la saison de foot de Max dans son club, et si
- Please forgive me, Sean. I didn’t lie to you on all accounts. I
Chloé aimait toujours ses compétitions de gymnastique. Qui étaient
really liked you, you know that.
leurs nouveaux meilleurs amis depuis qu’ils étaient au collège et que
- You liked me alright, but you never loved me.
devenaient leurs relations avec les anciens copains de l’école
- It’s not like that. I didn’t fake it. It’s just, I think I was
primaire. On renouait le dialogue petit à petit et les rires revenaient,
uncapable of loving anyone really.
un peu hésitants au début, puis de plus en plus francs. Ils m’ont posé
- Yes, that is true. That is mighty true.
beaucoup de questions. J’essayais de ne rien leur cacher mais je
- Sean, you helped fix me. You were my ally, my safe place. I
voyais bien qu’ils ne comprenaient pas tout, moi non plus à vrai dire.
will be grateful to you forever.
Avant que Sean ne rentre aux US, ils se sont croisés dans le couloir
Ça lui faisait du bien d’entendre ça. Il avait accompli une mission de et les choses se sont corsées :
sauvetage. Notre histoire d’amour trouvait sa place dans son
- C’est lui, ton nouveau mari ?, m’a demandé Maxime.
narratif, dans l’histoire de sa vie. Et moi ? J’étais donc capable
- Oui, c’est lui.
maintenant de trouver les mots pour faire se sentir bien quelqu’un
- C’est lui, le père de ton bébé ?, il insistait.
que j’avais fait souffrir ? C’était un progrès.
- Oui.
- Il va rester en France ?
- Non, il a une entreprise de photographie aux Etats-Unis, il
**********
doit y retourner bientôt.
- Il t’aime ?
- Je ne pense pas qu’il m’aime encore, non.

63
Je marchais sur des œufs. Une honnêteté à 100% n’était pas - Même pas nous ?, me demandèrent-ils, horrifiés. Tu ne nous
vraiment possible mais je voulais m’en rapprocher, être la plus aimais plus ?
sincère possible. Nicolas était toujours là pendant nos rendez-vous,
Nouveau coup d’œil à Nicolas et son message silencieux était clair :
avec toute sa présence silencieuse et hostile qui envahissait la pièce.
‘Ne déconne pas : le moindre faux-pas et je ne te laisserai plus jamais
Il ne les laissait jamais seuls avec moi. Il écoutait attentivement
ni les voir ni leur adresser la parole’. J’ai précisé :
chaque parole, chaque mot que je prononçais, prêt à en découdre si
je disais quoi que ce soit de maladroit qui aurait pu blesser les - Sauf vous. Je n’ai jamais cessé de vous aimer.
enfants. J’ai quand même poursuivi, je voulais leur expliquer : - Mais pourquoi tu ne nous as jamais donné de nouvelles
alors ? » - demanda Maxime. « On était tellement inquiets.
- Sean a été déçu que j’aie une autre famille. Je ne le lui avais
Chloé croyait que tu étais morte, moi je pensais que non. On
pas dit.
s’est beaucoup disputés à cause de ça.
- Mais pourquoi tu ne lui avais pas parlé de nous ?
- C’était mon secret que je gardais jalousement au fond de Un dernier regard vers Nicolas, je l’implorais de me laisser plus de
moi. liberté, ils méritaient de comprendre. Il a hoché la tête
- Tu l’aimes encore ? imperceptiblement. Ça me suffisait et je me suis lancée sur le chemin
- Non. » J’ai jeté un coup d’œil à Nicolas, il m’a regardé biscornu de la vérité :
méchamment, le regard dur qui disait ‘fais gaffe où tu vas
- Les médecins disent que j’ai eu une maladie qui s’appelle la
avec ça’. « Je ne l’ai jamais aimé.
dépression. C’est une maladie qui, dans mon cas, m’a
- Mais pourquoi tu t’es mariée avec lui alors, Maman ? Et
empêché d’aimer. Je ne ressentais plus rien pour personne,
pourquoi tu ne nous as jamais téléphonés ?
comme si mon cœur était éteint. Même pour vous, mes
- Pourquoi t’es partie en fait ?!, a lancé Chloé rageusement.
chéris, mes sentiments étaient comme des braises
J’ai vu dans ses yeux où les larmes commençaient à perler les longs recouvertes de poussière, encore un peu tièdes en dessous
mois d’attente, l’espoir et les déceptions quand ils ouvraient la boîte mais tout froids à l’extérieur, vous comprenez ?
aux lettres en guettant un timbre au drapeau américain qu’ils - Oui je comprends. » - dit Maxime. « Les enfants peuvent
avaient recherché sur Internet pour être sûrs de le reconnaître. Je l’attraper ?
leur devais d’être vraie : - Non, c’est une maladie d’adulte. Mais la plupart des adultes
ne l’attrape pas.
- Mon cœur s’était asséché. Je n’aimais plus personne.
- Pourquoi toi alors ?

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- Je ne sais pas. Je ne suis pas sûre d’avoir le talent du bonheur. qu’elle ne vivait plus chez nous. Les enfants avaient très envie que je
- Papa aussi a eu une dépression quand tu es partie. », a lancé revienne à la maison, je crois qu’ils avaient l’espoir qu’on se remette
Chloé. ensemble, leur père et moi. Je n’ai rien répondu, je n’aurais pas su
quoi dire.
Silence gêné. Tous les trois nous nous sommes tournés vers Nicolas,
assis sur une chaise près de la fenêtre. Il a tourné la tête pour La fin de mon séjour à l’hôpital approchait, apparemment je n’étais
regarder dehors. Chloé a enchaîné : plus un danger ni pour le bébé ni pour moi-même. Les services
sociaux m’ont trouvé un logement avec deux chambres, une pour
- Et puis tu sais Maman ? Je crois que les enfants aussi peuvent
moi et le bébé, et une pour accueillir Max et Chloé quand Nicolas
l’attraper.
accepterait de me les confier. La veille du départ, j’avais déjà fait ma
- Tu crois ?
valise. Je m’apprêtais à manger le plateau-repas de 18h quand j’ai
- Oui. Moi aussi je l’ai eue, la dépression.
entendu frapper à la porte. C’était Nicolas mais seul, sans les
- Oh ma chérie…
enfants.
- Et Max aussi.
- Salut, tu es venu tout seul ? Où sont les enfants ?
A nouveau, j’ai craqué. De gros sanglots qui soulèvent la poitrine
- Salut. Ils sont chez ma mère. Alors ça y est, tu sors demain
sont arrivés au galop, la cavalerie lourde de la tristesse. J’avais rendu
matin ?
mes enfants malades d’amour. Ils se sont penchés sur moi pour me
- Oui, j’ai hâte.
faire un câlin. Comme des petits adultes, ils me tapotaient l’épaule
- Tu vas aller où ?
et me consolaient : « Ne t’inquiète pas, ça va aller », « tout va bien
- Dans un appartement HLM que la ville me laisse utiliser
maintenant ».
jusqu’à l’accouchement. Il y a une chambre en plus, pour les
Après plusieurs visites à l’hôpital, Nicolas me dit que les enfants enfants peut-être, si jamais tu es d’accord pour…
semblaient aller mieux. Ils recommençaient à sourire et à être moins - Non ! » Il me coupa la parole brusquement. « Je ne suis pas
obéissants, ce qui était bon signe. J’aurais aimé que lui aussi aille d’accord. Ce n’est pas leur place, un HLM sordide j’en suis
mieux mais il restait froid et hostile. sûr. C’est hors de question.
- Ils voudront peut-être passer du temps seuls avec moi ?
Un jour, il m’a déposé les enfants et est parti se chercher un café au
- On verra, Chris. On en reparlera. » Il s’est radouci : « Pardon,
distributeur du hall d’entrée. Chloé m’a rapidement raconté qu’il y
excuse-moi de m’être énervé. Ça va vite, tout ça, je suis un
avait de l’eau dans le gaz avec Vanessa, que papa et elle se voyaient
peu perdu.
encore un peu de temps en temps un soir ou deux par semaine, mais

65
Quelque chose en lui était différent, il avait baissé les armes ce soir- Je ne savais pas quoi lui dire. Ma vie était un tel bazar que je ne savais
là et c’était la première fois que je le voyais si vulnérable depuis mon pas où j’en étais, si ce n’était que ça allait mieux, que je retrouvais
retour. Les enfants n’étaient pas là, c’était étrange d’être sans eux. ma place auprès de Chloé et Max jour après jour, et auprès de lui
Leur présence nous avait évité la confrontation directe qui nous aussi d’une certaine façon, imperceptiblement, et que tout cela me
pendait au nez depuis plusieurs semaines. La dernière fois qu’on a semblait naturel, dans l’ordre des choses.
été seuls, debout dans la rue devant chez nous, il m’avait empêché
- Je ne sais pas exactement, c’est encore assez flou, mais je vais
de parler et m’avait mordu jusqu’au sang.
mieux. Je n’ai pas envie de retourner aux US mais j’y serais
Je lui ai demandé : peut-être obligée quand le bébé sera là. Il faudra que j’en
parle avec Sean. Peut-être qu’on pourra s’organiser
- Comment vas-tu ?
différemment, moi en France et lui là-bas. Je ne sais pas trop
- Pas génial. J’ai du mal à me concentrer au boulot et je suis
encore.
tout le temps en retard en ce moment, ça ne me ressemble
pas. Le Principal m’a soufflé dans les bronches ce matin. » Il Il ne rebondit pas. Il était perdu dans ses pensées.
a eu un petit rire crispé.
- Est-ce qu’il y a quelque chose de spécial que tu voulais me
Nicolas aurait pu faire son job les yeux fermés. S’il avait des dire, Nicolas ?
problèmes au taf, c’était grave. Il essayait de résister, je le voyais - Oui, oui. C’est de la part des enfants et… disons que je suis
lutter mais son envie de se confier à moi était trop forte, on avait d’accord avec eux.
trop l’habitude, lui et moi. Avant, on se parlait tout le temps et de - Okay, je t’écoute.
tout, je connaissais son opinion sur tous les sujets. Je savais lire ses - Ils voudraient que tu viennes te reposer à la maison, le temps
regards, le plus petit mouvement de sa bouche. Je lisais Nicolas, il de ta convalescence, éventuellement même jusqu’à la
m’était limpide. Son vernis de colère froide craquait enfin. naissance du bébé ou quelque chose comme ça. Je ne sais
pas, on n’a pas pensé à tous les détails en fait, mais bon,
- Vanessa s’est barrée, elle dit que tu m’obsèdes, que je pense
l’idée serait que tu reviennes à la maison, et puis on verra
trop à toi. Elle croit que je t’aime encore. » Il a ricané en
comment ça se passe. Enfin, je ne veux pas dire comment ça
secouant la tête. « Et toi Chris, tu en es où ? Que comptes-tu
se passe entre toi et moi, ce n’est pas pour ça que je suis
faire vraiment avec nous ? » Il s’est repris : « Je veux dire,
d’accord, je ne veux pas insinuer quoi que ce soit, mais juste
avec les enfants, et avec le bébé ?
comment on va gérer tout ça, parce que je ne veux pas
d’engueulades, je veux que ça soit cool pour tout le monde.

66
Je veux juste, ou plutôt : on veut juste te laisser le temps de quelque chose qui était là, au creux de nos cœurs. Je ne savais pas si
te reposer et d’avoir le bébé tranquillement. c’était de l’amour ou seulement de l’affection, c’était trop tôt pour
le savoir.
Une larme s’est mise à couler le long de ma joue. J’étais si émue.
J’avais donc encore une famille malgré tout. J’ai pris beaucoup de poids à cette période, le bébé avait très faim,
et moi j’avais retrouvé ma cuisine, mes casseroles, je cuisinais sans
- Nicolas…
cesse, je n’arrêtais pas. Je devais écrire la liste des courses sur un
- Si tu as besoin de temps pour réfléchir, on comprendra.
bloc-notes et Nicolas me ramenait tout ce que je demandais. Il
- Chut. Nicolas, c’est oui, bien sûr.
essayait de limiter la communication entre nous deux mais les mots
du quotidien revenaient facilement. Il ne voulait pas que j’aille faire
les courses moi-même. Peut-être avait-il honte de moi, de mon gros
**********
ventre ? Les gens à l’école, ses amis, sa famille, tout le monde devait
lui dire qu’il était fou de m’héberger après ce que j’avais fait. Nicolas
avait toujours pris ses décisions seul et ça ne devait pas lui faire ni
chaud ni froid, mais il y avait autre chose qui le gênait.
Une drôle de vie s’est installée. Une espèce de vie de famille où tout
Début mai, les beaux jours arrivaient, il me fallait une robe de
redevenait comme avant, sauf que j’avais un bébé de 7 mois dans
grossesse plus large pour accommoder mon ventre énorme, 8 mois
mon ventre et que le père de mes autres enfants dormait dans le
déjà. Ça faisait plusieurs semaines maintenant que j’étais revenue à
canapé. Chloé m’avait laissé sa chambre, notre ancienne chambre
la maison. Je ne sortais pas vraiment : je faisais quelques
de couple. Elle était retournée dans sa chambre d’enfant qu’elle
promenades dans notre quartier ou j’accompagnais les enfants
occupait avec Maxime. Sean m’envoyait un email une fois par
jusqu’au terrain de foot l’après-midi, mais ce jour-là j’avais envie de
semaine pour savoir comment le bébé allait. Nous étions mi-avril, le
sortir, de voir du monde, de regarder les vitrines des magasins.
temps se radoucissait mais les enfants m’apportaient quand même
Quand j’ai parlé de ce projet à Nicolas, il s’est tu et m’a demandé
une couverture le soir quand je m’asseyais dehors sur la terrasse, ils
brusquement :
la posaient sur mes jambes. Ils étaient mignons. On jouait aux échecs
ou au Monopoly. Nicolas se détendait aussi petit à petit. Il - Tu le connaissais depuis quand, Sean ?
recommençait à rire en ma présence. Parfois il jouait avec nous et
on retrouvait nos blagues pourries et notre complicité de parents
face aux réactions des enfants. C’était lent mais il y avait encore

67
C’était si soudain, je voulus répondre mais les mots ont trébuché sur voix en le voyant arriver, et lui faisait un détour pour les éviter. Ils
ma langue, contre mon palais, ils roulaient-boulaient sans trouver avaient pitié de lui, le cocu. Et quand sa mère lui rabâchait à quel
leur place exacte dans ma bouche. point j’étais une mauvaise femme qui était partie avec un autre
homme, il tapait du poing sur la table et dans le fond de son cœur il
- Je l’ai rencontré à Chi-Chicago, je-je te l’ai dit.
n’y croyait pas. Il a embauché un détective privé pour me retrouver,
- Je ne sais pas si je te crois.
il a eu confirmation que j’étais partie seule, il l’a dit à tout le monde,
- Mais pourquoi ?
« Vous voyez bien, elle n’est pas partie pour un autre homme, je
J’étais étonnée, ça sortait d’où ? C’était la première fois qu’il vous l’avais dit. Il y a autre chose, elle ne va pas bien. » Et me revoilà,
exprimait des doutes par rapport à ce que je lui avais raconté. mariée et ronde comme un ballon… ça donnait de l’eau au moulin
de la malveillance, évidemment. Et pourtant :
- Ah laisse tomber. Je te cuisine parce que les autres, tout le
monde, pensent que tu me trompais déjà avec lui depuis - Moi, Chris ? Moi, je pense que tu es partie parce que tu étais
longtemps et que tu es partie le rejoindre, que tu avais tout malheureuse et que tu étouffais. Je crois à ton histoire mais
planifié. je suis le seul, sache-le. Je sais que notre vie était routinière,
d’ailleurs moi aussi j’étouffais.
C’était donc ça qui le tourmentait. Pourtant je ne lui aurais pas menti
- Ah bon ? Tu ne me l’avais jamais dit.
si j’étais allée voir ailleurs quand on était encore ensemble. Il a
continué : Il a haussé les épaules. Ça n’avait plus beaucoup d’importance
maintenant. La routine était loin derrière nous.
- Les gens disent que tu es revenue parce que ça se passait mal
avec lui. - Nicolas, je te remercie de me croire. Même si tu es le seul à
- Mais toi, Nicolas, tu en penses quoi ? le faire.
- N’en demande pas trop aux autres, ils essaient juste de me
Et j’ai vu là dans ses traits fatigués qu’il avait lutté contre cette idée
protéger parce qu’ils m’ont vu souffrir.
avec tout le monde, j’ai vu qu’il avait été le seul à me défendre
- Oui bien sûr.
devant sa famille, ses sales potes, ses collègues. Le seul avec ses
- Et donc toi avec le gros ventre, le bébé, la violence des ragots
enfants contre tous les autres. Quand les gens disaient du mal de
dans cette ville, je ne le sens pas d’aller faire des courses en
moi, la folle qui est partie avec un Américain, il se forçait à les ignorer
famille à quatre. C’est trop bizarre, je ne peux pas.
et à se taire. Quand un ami qui avait trop bu m’insultait, il retenait
- Laisse tomber, je n’en ai pas si envie que ça, ce n’est pas
ses poings, se levait et quittait la pièce. Ses collègues baissaient la
grave. On est bien ici aussi et je peux commander en ligne.

68
- Après peut-être… après l’accouchement je veux dire. J’ai senti que tes mains étaient fermes, et qu’on se balançait
- Okay, on verra, Nicolas. On verra. N’y pensons plus. doucement à la fin de la chanson. Tu t’es rapproché de moi, tu m’as
serré dans tes bras et tes mains ont glissé le long de mes hanches. Ta
main droite est venue se poser sur mon cou, à la base de mes
********** cheveux. Tu as tiré légèrement en arrière et tu m’as demandé
d’ouvrir les yeux. Tu m’as embrassée tout doucement. Tu sentais le
vin rouge et ça ne me dérangeait pas. Tu m’as dit lentement en
pesant chaque mot :

Le pont du 8 mai. Nicolas, comme tes bras me manquaient. On s’est - Tu es à moi. Je le sais et tu le sais.
fait un de ces repas de famille à quatre dont on ne sort qu’en roulant - Oui, je le sais.
sous la table, les ventres pleins. On a mangé l’entrée, puis on a laissé - Chris, je te veux dans nos vies.
les enfants partir dans leur chambre, on a écouté de la musique, tu
buvais tranquillement verre après verre. On les a rappelés, on a
mangé le plat principal, du poulet au citron, ton préféré parfumé au **********
curcuma et du cumin, avec des pommes de terre sautées aux herbes
et des haricots verts à l’ail. Les enfants sont repartis à nouveau dans
leur chambre. Tu m’as fait découvrir tes dernières trouvailles
musicales sur Deezer. Il faisait chaud, c’était paisible.
Nicolas m’a éloignée de lui et on s’est regardés. Il a poursuivi :
Les enfants ont entendu une chanson qu’ils aimaient bien et sont
- Pas que maintenant, même après que le bébé soit là. Je te
revenus danser dans la salle à manger. Il y avait comme un vent de
veux dans nos vies, dans celle des enfants et dans la mienne.
fête qui soufflait dans la maison ce jour-là. On avait tous besoin de
Mais je ne sais pas si je pourrais un jour t’aimer comme avant.
légèreté, tu te souviens ? Tu t’es levé et tu m’as fait danser comme
- Nicolas…
avant, comme les vieux couples qui dansent le rock ensemble depuis
- Chut. Ne dis rien. Viens t’assoir dehors sur la terrasse, j’ai
quarante ans et qui connaissent toutes les passes de leur partenaire
besoin de te parler.
par cœur. J’ai fermé les yeux, j’aurais pu te reconnaitre dans une
foule d’un million de personnes rien qu’à ta façon de danser et de Je l’ai suivi, nous nous sommes assis à l’ombre d’un parasol. Il faisait
me toucher. bon. Je l’ai écouté :

69
- On pourrait réinventer autre chose, une nouvelle façon de - Je vois… Tu me proposes de revenir dans la famille mais en
s’aimer. Si tu veux rester dans ma vie, dans nos vies, il va nous m’écrasant et en me tenant à l’écart de toute décision. Je
falloir de nouvelles règles. dois purger ma peine, c’est ça ? Et quand t’en auras marre de
- Ecoute Nico : l’amour revient déjà, je le sais. Je le sens. jouer avec moi, il se passera quoi ? Tu vas me virer sans me
- Chris, un jour tu repartiras. Et ce jour-là je ne veux pas souffrir laisser aucun droit ?
comme la première fois. - Mais de toute façon tu les as déjà perdus, tes droits, Chris !
- Je ne partirai plus.
J’étais furieuse mais je ne voulais pas le lui montrer. J’avais besoin
- Ne dis pas des choses comme ça. Ne fais pas de promesse
d’un toit et je voulais rester proche des enfants, à l’abri dans cette
que tu n’es pas sûre de pouvoir tenir. De toute façon Chris,
maison que j’aimais. « Calme-toi, ma vieille, calme-toi ».
tu n’as plus le droit de donner ton avis. Tu vas devoir
apprendre à te taire et à faire ce que je te dis. Es-tu prête Il avait l’air déçu que je ne bondisse pas de joie, que je ne saute pas
pour ça ? sur sa proposition. Qu’est-ce qu’il croyait ? Que j’allais dire oui, bien
sûr, mon chéri, j’adore être soumise, c’est super, c’est tout moi, ça.
Ça m’a interpelée. Je me suis levée, j’avais besoin d’être debout pour
Il rêvait surement. Il avait oublié que j’étais une femme forte, que
réfléchir :
j’avais en moi la force de me reconstruire sans lui, sans Sean, sans
- C’est quoi, ce que tu proposes exactement, une épreuve pour aucun homme. Que finalement, à bien y réfléchir, non je ne faisais
que je te prouve ma bonne foi ? pas l’aumône d’une maison. Que j’étais libre, malgré mes erreurs.
- Non. Plutôt une autre façon de vivre où ce n’est plus toi qui
J’avais besoin de temps pour réfléchir. Je l’ai esquivé pendant toute
mènes la danse, mais moi.
la fin de la journée et les jours suivants, je ne voulais pas lui donner
- Tu veux que je me soumette à ta volonté ?
de réponse. Et puis j’ai perdu les eaux un matin dans la cuisine. Ce
- En quelque sorte, oui. Je ne veux plus que tu décides de tout
bébé était un précoce, comme son frère et sa sœur.
pour nous quatre comme autrefois. Je prendrai les décisions
concernant la famille, et que tu sois en accord ou pas, nous
ferons ce que j’ai décidé : les vacances, l’organisation du
*****
foyer, les dépenses et les investissements, je décide de tout
et surtout de tout ce qui concerne les enfants. Ne réponds
pas à la légère. Je sais que tu es grande gueule et que tu as
un mauvais caractère. Ce sera plus dur que tu ne le penses.

70
J’ai accouché sans trop de problèmes par voie basse. Sean est venu là, c’était une pause douce avec ces deux hommes profondément
rapidement des US, accompagné de Karen. Ils restaient dans le gentils.
même hôtel du centre-ville. Evidemment qu’elle était venue, la mère
Sean a vite développé une connexion spéciale avec Roman. Il
des mères, la toute-puissante Karen. En comparaison, je faisais pâle
l'emmenait se promener dans les couloirs de l'hôpital, il le baladait
figure. J’étais à nouveau redevenue cette machine humaine où seuls partout. Je voyais bien quel genre de père il serait avec lui. Il serait
les besoins physiologiques sont importants. Il y avait les miens, mes plus présent qu'avec son autre fils Owen, qui avait 'appartenu' à
douleurs, mes seins gonflés, le manque de sommeil ; et puis les Hanna et à sa famille à elle. Sean voyait en Roman une deuxième
besoins physiologiques du bébé, et ma vie tournait autour de lui : chance d’élever un garçon pour en faire un mini-lui. Il le voulait
son tube digestif, la qualité de ses selles, le désinfectant de son tellement, ce gosse. Et Karen aussi, elle lui mettait le grapin dessus.
cordon ombilical, et sa bouche qui cherchait goulûment à téter. Je ne supportais pas quand elle le prenait dans ses bras, avec ses
C’était déjà si étouffant. ongles mauves trop longs, des ongles de sorcière. Mais
objectivement je devais avouer que ses manières étaient douces, et
On l’a appelé Roman. Sean est allé le déclarer à la mairie de Poitiers. que Roman semblait apaisé quand elle le berçait. Elle avait eu deux
Il était si heureux, il était allé acheter une bouteille de champagne garçons, elle savait y faire. Presque mieux que moi, à vrai dire. J'étais
qu’il a bue avec Nicolas dans la chambre, devant moi les goujats. Ils à la fois jalouse et soulagée. Une part de moi se détachait de ce petit
trinquaient en me regardant et en se moquant de moi. J’allaitais être. J'ai eu l’intuition que j’allais leur donner Roman au bout de
donc une fois de plus j’étais punie ! Pas d’alcool pour Madame. quelques jours après sa naissance. Et quand on est sortis de l'hôpital,
C’était étonnant de voir leur complicité, à ces deux-là. Ils seraient ça m’a semblé une évidence.
presque devenus amis dans une autre vie, dans d’autres Ce jour-là, il faisait beau et tout le monde était venu : Karen et Sean,
circonstances. J’avais quand même bien choisi les hommes de ma Nicolas et les jumeaux, et même ma mère... Nicolas l’avait prévenue.
vie, ça avait été ma seule intelligence. Ils avaient tous les deux l’âme Son petit visage oscillait entre joie de me voir, de découvrir ce petit
bébé tout rose, et honte d’être là, de ne pas savoir où se mettre ni
élégante et le cœur généreux. A ce moment-là j’ai senti très fort que
quoi faire de son corps, un peu de gêne aussi de ces retrouvailles
je les aimais. Quoi qu’il arrive, ils seraient les pères de mes enfants
hors-cadre dans un lieu impersonnel qui était loin de chez elle, et pas
et j’étais contente qu’ils soient dans ma vie d’une façon ou d’une
non plus chez moi. Elle peinait visiblement à comprendre les
autre pour toujours. Et puis ils n’étaient pas dégueu à regarder, dynamiques des relations entre les adultes : elle nous observait avec
chacun dans son style : le type américain à la carrure de quaterback, stupeur. Elle a vu que Nicolas et Sean discutaient tranquillement
la force à l’état brut ; et le grand mince aux yeux bleus perçants, les entre eux alors qu’elle s’attendait à de la tension. Karen et moi nous
traits fins et le crâne lisse, l’élégance incarnée. J’ai aimé ce moment- occupions de Roman. Max et Chloé étaient très excités et nous
tournaient autour. Ils voulaient m’aider et se disputaient pour savoir

71
lequel des deux porterait ma grosse valise. Ma mère s’est mise en Roman était un bébé qui appartenait à l’Amérique, je le sentais, et il
retrait, effacée par Karen l’Américaine qui parlait fort et qui laissait devait retourner d’où il venait, c’était son chemin.
éclater son bonheur face à ce petit-fils parfaitement blond et blanc,
effacée aussi par toutes ces voix, ce charabia en Anglais qu’elle ne
comprenait pas, cette situation incompréhensible dont elle se **********
sentait exclue.
Quelle famille bizarre on formait... C’était bancal. Je ne le sentais pas,
le futur comme ça. Ça ne pourrait pas fonctionner, la double vie ici à
Poitiers et là-bas à Chicago ; l’amour nouveau et si puissant que je Dix jours après la naissance, il fallait qu’on ait enfin une vraie
ressentais pour mes grands enfants, des pré-ados, et toute cette discussion avec Sean, celle qu’on redoutait mais qui était nécessaire.
énergie maternelle qu'il allait falloir puiser en moi, au fin fond de Il fallait qu’on pose cartes sur table et qu’on sorte de ce statu quo,
mes ressources, pour m’occuper de ce nourrisson ; Sean qui crevait de ces jours hors du temps qui flottaient in limbo, dans le vide. Tous
la paternité, et Nicolas qui voulait de moi un amour exclusif, sacrifié, les adultes étaient impatients d’avoir des réponses et de savoir ce
intransigeant. Comment concilier tout ça en une vie ? La mienne qu’on allait faire de ce bébé. Ils voulaient reprendre le cours de leurs
était fragile. Je risquais de casser à nouveau, et de détruire au vies. Même moi.
passage tout ce qui avait pu survivre des deux côtés de l’Atlantique Nous nous sommes retrouvés dans le salon, à la maison. Karen s’est
jusqu’à maintenant. incrustée, j’aurais dû m’en douter. J’ai envoyé un texto à Nicolas, je
Dans les jours suivants, je n’ai fait que chercher en Karen et Sean la voulais qu’il rapplique aussi. Je ne pouvais pas être seule face à Karen
confirmation que je prenais la bonne décision. Karen en mère de et à Sean, ça me rassurerait d’avoir Nicolas dans mon corner. Il est
substitution ? Crédible, elle était douce et douée. Sean en père arrivé peu après du jardin où il bricolait, et nous avons entamé cette
investi ? Oui, il le clamait en tout cas et il était complètement gaga discussion terrible, si finale, pendant laquelle tant de décisions ont
de Roman. été prises qui allaient impacter les vies de nous tous et surtout celle
C’était un bébé assez cool d’ailleurs. Il mangeait beaucoup, ça le de Roman.
fatiguait donc il dormait beaucoup, la boucle était bouclée. Je ne Sean a commencé en me demandant si je voulais rentrer aux US avec
voulais pas m’attacher à lui, alors je le mettais souvent dans les bras lui et Roman. Karen a vivement tourné la tête vers lui, elle semblait
des autres. J’avais arrêté d’allaiter au bout de quelques jours. C’était outrée. Visiblement il ne lui avait pas parlé de son intention de me
trop intime, ça créait un lien trop fort entre le bébé et moi, cette poser la question. Voir sa réaction à elle valait son pesant d’or.
transmission biologique ancestrale de fluides. Maxime et Chloé J’ai apprécié la générosité toute chrétienne de Sean, motivée
aimaient beaucoup Roman eux aussi, ils le prenaient délicatement sûrement par l’envie de faire ‘the right thing’. C’était tout à son
sur leurs genoux et lui donnaient son biberon. honneur.

72
Nicolas était immobile, suspendu à mes lèvres. J’ai décliné J’ai hoché la tête. Yes, this is what I mean, Karen. Elle a percuté,
évidemment, je voulais rester en France où était mon foyer, ‘my c’était presque trop facile pour elle. Elle s’était attendue à un combat
home’. Nous avons évoqué brièvement notre séparation qui était plus ardu. Elle ne put s’empêcher de sourire. Ça m’a blessée que ni
inévitable, le mot divorce fut prononcé. C’était trop tôt pour rentrer Sean ni Nicolas ne soient surpris, ça se voyait donc tant que ça que
dans les détails et pas vraiment une priorité à ce moment-là, nous je ne voulais pas garder Roman en France ?
avions d’autres chats à fouetter, Sean comme moi. De toute façon,
nous n’avions que très peu de choses en commun, tout lui Karen a réfléchi à ce que j’avais dit, et a proposé autre chose :
appartenait aux US sauf peut-être quelques bricoles et vêtements à
- You know what? The baby can live with us, with me and Pete,
moi. On gèrerait ça plus tard à distance, par avocats interposés.
Nicolas gardait le silence, mais je savais que lui aussi voulait in Sturgeon Bay. Pete would love that, and Sean can visit us
retrouver du calme dans sa vie. Me voir enceinte d’un autre homme each weekend, right Sean?
dans sa maison, ça avait été lourd à porter. Il avait hâte qu’on se - Mom, that’s not what I had in mind! I want Roman for me!
retrouve seul-à-seule sans un bébé entre nos deux corps. Il me
Ils se sont fait un petit signe de tête et se sont levés. J’avais
désirait encore, il m’attendait, je le savais.
l’impression d’être dans un film, ou pire dans une séance de
Il était temps de parler de Roman. Je ne leur avais pas encore fait
formation sur les négociations commerciales comme on en faisait
part de ma décision. Karen a commencé :
dans les années 2000. « Passons de la théorie à la pratique. Groupe
- Chris darling, you know as we all know, that you have a lot on 1 et Groupe 2, préparez votre négociation : quelle est votre limite,
your plate right now. I would be delighted to take care of sur quoi ne céderez-vous jamais ? Demandez-vous aussi : qu’êtes-
Roman for a little while until you fully recover. And when vous prêts à lâcher et que souhaitez-vous absolument obtenir en
you’re ready, we’ll see. We can think of solutions, I am sure. quittant la table de négociation ? »
Elle me parlait sur un ton condescendant comme si j’étais une ado Quant à moi, mes idées étaient très claires. J’étais prête. Sean est
qui était tombée enceinte de son high school boyfriend. Je lui ai revenu s’assoir dans le canapé en face de moi et a déclaré :
répondu :
- Okay, the baby can live in Sturgeon Bay, but I remain his
- This child needs a home, a stable home. I don’t want Sean to official custody guardian, not my parents.
keep him in his apartment alone, until another woman comes - That sounds good, yes.” Ai-je répondu. “I like that. Sean, I
in his life and takes over Roman. have several other conditions that we need to talk about. My
- I see. But… do you mean that we could keep Roman in the US, lawyer will put them in writing, and we should all sign the
say, for a long while? agreement.

73
- Okay. Shoot. auraient called my bluff. Tous les quatre dans cette pièce, dans ce
salon de ma maison de Poitiers, nous savions que Roman devait
J’étais et je voulais rester la mère officielle de Roman. Il était hors de
grandir aux US. Alors, j’ai proposé de leur laisser mon passeport
question que j’abandonne mes droits parentaux. Je leur laissais
quand j’aurai la garde de Roman sur le territoire américain. C’était
Roman le temps d’une transition, le temps de redevenir plus forte.
beaucoup, je montrais patte ultra-blanche, je ne pouvais pas donner
Mais je reviendrai dans sa vie un jour, à ce petit gars, et je voulais
de meilleur gage de bonne foi… Ils étaient enfin convaincus et ils ont
qu’il sache qui j’étais. Ils devaient lui parler de moi. Ils devaient
accepté. Ils jubilaient. Ils se sont serrés longuement dans les bras.
m’envoyer des photos. Ils ne devaient pas déménager ou alors je
Nicolas et moi étions un peu sonnés, on restait assis là comme deux
devais pouvoir toujours les trouver. Aucune autre femme ne devait
pots de fleurs sur notre canapé beige. Karen et moi nous sommes
prendre ma place de maman officielle, ni Karen, ni une autre. Je
serré la main, comme pour sceller l’accord. Sean m’a pris dans ses
viendrai voir Roman au moins une fois par an à Chicago et ils
bras et m’a glissé au creux de l’oreille ‘’Thank you, Chris. Take care
devraient me laisser la garde quand je serai là.
of yourself, I promise you that I will take care of him and love him
Je les ai vus hésiter, cogiter, ils se sont retournés tous les deux vers with all my heart. You know that, right ?”. J’ai acquiescé.
le mur, j’imaginais aisément de quoi ils parlaient : que ça peut être
Je suis allée dans la chambre de Roman et je l’ai regardé dormir
jouable mais combien de temps resterais-je quand je viendrai à
profondément. Il faisait sa sieste de l’après-midi, paisible et ignorant
Chicago ? Et si je décidais un jour de revenir m’installer
du destin que nous lui construisions en pensant bien faire mais qu’il
définitivement aux US, ui aurait alors la garde de l’enfant ? Je les
haïrait probablement quand il serait grand. Roman était déjà beau,
entendais chuchoter. Leurs craintes étaient légitimes. Pour les
un futur mini-Sean qui sera élevé comme lui dans le grand air du
rassurer j’ai ajouté que je ne viendrai aux US que trois mois par an
Wisconsin. Roman, je le voyais déjà, ce sera un gars sympathique et
maximum, et jamais plus de six semaines at once. Ils hésitaient
sain dans sa chemise à carreaux. Il apprendra à pêcher l’hiver dans
encore, ils craignaient un coup fourré. Sean m’a demandé : « Chris,
les lacs gelés. Il dévorera goulûment le poisson fumé de son grand-
how can we trust that you won’t run away and kidnap Roman to take
père avec son père et son oncle. Adolescent, il fera le con sur une
him out of the US? »...
motoneige en buvant des bières qu’Arnie lui achètera en douce car
J’allais insister pour qu’ils me fassent confiance quand j’ai réalisé que il ne pourra rien refuser à son neveu préféré. Son grand sourire
oui c’était possible, je pouvais m’enfuir avec Roman. En parallèle je lumineux accroché aux lèvres, Roman aura du succès avec les filles.
me rendais compte aussi qu’ils étaient en position de force. S’ils Il ira à Milwaukee ou à Chicago pour faire son université. J’essaierai
disaient non, quel autre choix avais-je ? Les menacer de garder d’être présente pour la remise de son diplôme et le traditionnel jeté
Roman en France, de l’élever ici ? Même moi je n’y croyais pas, ils de chapeau en l’air. Il viendra de temps en temps en vacances en

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France et s’entendra bien avec son demi-frère et sa demi-sœur. Il Et puis un matin, ils sont partis tous les trois en taxi vers la gare de
m’aimera peut-être un peu. Ça me semblait bien comme ça. Ça me Poitiers. Je laissais partir mon bébé pour son bien, pour mon bien,
plaisait, cette vie pour lui. pour le bien de tous. Je laissais partir mon enfant avec d’autres pour
qu’il ait une meilleure vie. Je me sentais bien et si mal à la fois.
J’ai senti Nicolas me rejoindre et se glisser derrière moi. D’un geste
fluide, familier, il a passé sa main autour de ma taille et m’a demandé
doucement : « Tu es sûre de toi sur ce coup-là, Chris ?
**********
- Oui. » J’ai penché ma tête vers la sienne et nos fronts se sont
touchés.
- Okay, Chris. Je suis avec toi.
Les Américains sont partis une semaine après. Sean a signé le
‘contrat’ que j’avais rédigé moi-même. J’ai prétendu que ça venait
Poitiers, le 12 juillet 2019
d’un cabinet d’avocats parisien très sérieux. Je ne sais pas si Sean
m’a crue, mais il a signé sans broncher. Peut-être qu’il se doutait que
ce document n’avait pas de grande valeur légale, ou peut-être
Nicolas,
simplement parce qu’il le trouvait juste pour chacun d’entre nous.
J’ai essayé de ne rien oublier : la durée du contrat jusqu’aux 10 ans Je dois continuer mon récit jusqu’au bout. Nous étions début juin,
de Roman seulement après quoi les termes devraient être l’été arrivait à tâtons. Je me suis recentrée sur notre famille, la nôtre,
renégociés ; le territoire géographique, Sean ne pouvait pas sortir la seule qui m’importait à ce moment-là. Il a fallu expliquer aux
Roman des Etats-Unis, même pour les vacances, sans mon accord jumeaux le départ de leur demi-frère, ça a été dur, ils pensaient que
écrit ; le régime légal du contrat, sous la loi Française et pas j’abandonnais Roman comme eux avaient été abandonnés. Ils ne
Américaine, c’était non négociable pour moi ; les protagonistes, lui comprenaient pas car je n’avais ‘pas l’air d’avoir encore la maladie
et moi, qui nous étions pour l’enfant ; le descriptif de notre accord de la dépression’. Ils m’en ont beaucoup voulu. Toi, tu ne disais pas
enfin. J’avais rajouté des clauses ‘Force majeure’ : si l‘un des deux grand-chose. Tu pansais tes blessures en silence. Tu allais jouer au
parents mourait ou devenait handicapé, l’autre avait golf trois fois par semaine. L’ambiance était morose.
automatiquement la garde de l’enfant (et pas ses grands-parents).
Je désespérais qu’on arrive un jour à retrouver un équilibre familial
J’avais potassé mon sujet, le document faisait sérieux. Nicolas et
harmonieux, tous les quatre. Je continuais à être suivie par des psys,
Karen ont signé aussi en tant que témoins.

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les enfants aussi. J’en avais enfin trouvé une qui m’était un mois que j’ai commencé. Et puis la semaine dernière, j’ai eu envie
sympathique. Elle s’appelait Catherine Dorine. Elle avait la que toi aussi tu me comprennes, Nicolas. Je ne cherche pas ton
cinquantaine joyeuse, elle était rondouillarde. On se marrait bien. absolution ni ton pardon, mais juste que tu lises, que tu saches ce
Elle voyait que je prenais toute sa méthodologie de psy avec que j’ai vécu de l’intérieur. J’aimerais que tu aies accès à tout mon
légèreté, que je n’y croyais pas. J’avais encore du mal à me confier. moi pour qu’on puisse avancer ensemble, à égalité, sur le chemin de
Elle m’a proposé d’utiliser l’art pour raconter ce qui s’était passé. Elle la guérison.
voulait absolument que ça sorte. Moi je trouvais qu’il y avait
Alors voilà ce texte est un peu pour toi aussi maintenant. Je m’excuse
suffisamment de choses comme ça qui étaient sorties de mon corps,
pour mon arrogance. C’était moi l’année dernière et j’assume, je ne
tellement de larmes, d’enfants. Mais elle insistait, elle voulait que je
te cache rien. Une lettre de deux pages n’aurait pas suffi pour
sorte des trucs de ma tête, de mon cœur.
t’expliquer l’indicible, pour te dire que mon cœur s’était asséché et
J’ai essayé la peinture, mais tout ce que je peignais me faisait peur : que ce n’était pas à cause de toi. Ou un peu mais pas complètement.
des corps sombres, violets et jaunes, avec des trainées rouges et Pour te dire que je n’étais pas partie pour un autre homme. Pour
noires, c’était flippant, preuve s’il en fallait que j’avais des trucs assez t’expliquer que l’amour était revenu à tâtons dans ma vie grâce à
sombres enfouis en moi. Ça ne m’a pas trop plu d’être confrontée à une chanteuse japonaise, à la lumière du désert du Rub-Al-Khali, et
ça. Elle m’a proposé le chant et la danse, mais je ne le sentais pas. Je aussi un peu grâce à l’amour d’un homme que je n’avais pas
manquais encore de joie et de légèreté pour me sentir à l’aise dans vraiment aimé.
aucun des deux domaines. J’ai essayé la photo, et ça m’a plu au
J’aurais eu du mal à te dire en deux pages ce que je ressentais pour
début. Et puis j’ai compris que je n’avais pas grand-chose à montrer
toi aujourd’hui, en cette date anniversaire. Il y a douze ans, nous
de mon quotidien, je trouvais mes photos terriblement banales.
avons donné naissance à nos deux petits monstres, nos jumeaux
Enfin elle m’a suggéré d’écrire, pas forcément sur ce qui s’était passé terribles. On s’est mis à les aimer à la folie. Pendant dix ans, notre
dans ma vie mais juste d’écrire ce qui me passait par la tête. C’est famille a été vivante et forte, unie. On s’est oubliés au passage en
comme ça que ça a commencé, phrase par phrase, ce récit de mots tant que couple, je me suis perdue moi en tant que femme, mais ce
improbables, honteux. J’ai écrit pour moi et pour Catherine. Elle ne que je ressens aujourd’hui, Nicolas, c’est que tu es mon évidence. Tu
me jugeait pas et je voulais qu’elle comprenne, au moins elle, qu’il y es ma famille. Je suis à toi et tu es à moi, et la vie l’un sans l’autre n’a
ait juste cette seule personne dans mon univers qui puisse me voir pas de sens.
en entier sans aucune fausseté. J’avais besoin d’une spectatrice pour
Tu as le droit de douter, même moi je doute. Je sais que je te fais
dévoiler ma vérité toute nue. Tout est sorti sans effort, ça fait déjà
peur, je me fais peur à moi-même d’ailleurs. Je me sens encore

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instable. J’ai rechargé mes batteries qui étaient à plat mais j’ai peur Nous sommes redevenus en surface une famille de quatre, mais toi
que le même processus d’érosion ne recommence. Et pourtant je et moi n’arrivons toujours pas à recréer l’intimité que nous avions
veux y croire car c’est là le seul espoir que j’ai. Je sais aussi autrefois. Il y a encore trop de méfiance, de distance entre nous. Il
maintenant que même si je pars je n’irai jamais bien loin car c’est toi faudra encore du temps, je le sais, nous en avons besoin tous les
que je cherche, toi et les enfants, votre amour caché sous la morosité deux.
du quotidien, sous les habitudes qui ensevelissent les sentiments. Mais Nicolas, ne laissons pas le temps gagner.
S’il te plait, lis ce texte que je te donne aujourd’hui. Finalement, il
Mais Nicolas, je ne peux pas accepter ton offre de vie commune dans n’est que pour toi.
laquelle ce serait toi le seul maître du foyer. D’ailleurs, je ne crois pas
que tu m’aimerais beaucoup si je rentrais dans ce costume étriqué
que tu proposes de me faire porter. Tu le sais au fond de toi, non ? Chris

Je ne serai jamais une femme soumise. Ce serait me nier à moi-


même. En partant si violemment, je suis partie à la rencontre de moi- *****
même, je voulais savoir qui je pourrais être si je n’avais aucune
contrainte. Ce n’est pas un franc succès, mais je commence tout
juste à écrire la deuxième page de ma vie. J’ai déjà appris quelques
trucs sur moi : que je dois ramener du beau dans ma vie, que j’en ai
besoin, et que c’est à moi d’aller le chercher, de l’inventer quand il
n’est plus là. Je veux aussi réapprendre à m’émerveiller. Ça va me Il a lu et il s’est tu.
demander encore beaucoup de travail mais je suis prête, j’en ai
envie. J’ai l’impression de réapprendre à marcher. S’il te plait, Il est resté pensif pendant plusieurs jours. Nous nous aimions et nous
donne-moi encore un peu de temps pour devenir moi-même, pour aimerions toujours, alors il a essayé et j’ai essayé. Il a essayé d’être
découvrir cet autre moi plus abouti, plus authentique. joyeux comme autrefois, de me taquiner pour me faire rire. Ça
Tu as le droit de me repousser, je n’ai plus grand-chose à t’offrir à sonnait un peu faux, nous nous forcions. J’ai essayé de lui organiser
part moi à nu et sans artifice, et ce n’est pas joli à voir. Tu le sais, j’ai un week-end en amoureux à La Rochelle. Nous avons passé un bon
aussi deux pré-ados un peu trop matures et un bébé de l’autre côté moment, notre complicité était évidente mais nous étions comme
de l’Océan Atlantique, ils viennent dans le package. Ce n’est pas
deux meilleurs amis, ou comme un frère et une sœur. De retour à la
vendeur mais c’est honnête. Je suis qui je suis, et c’est ce que je peux
maison, il a essayé de me faire un massage, de venir dormir avec moi.
te donner, et seulement ça.
Tout cela manquait de naturel. Nous étions gênés. Il y avait trop de

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choses qui étaient venues se mettre entre nos deux corps ces Apparemment il y avait de la demande : châteaux, musées, agences
dernières années pour que nous puissions les oublier. Après de voyage pour gérer des groupes internationaux… J’y ai réfléchi plus
plusieurs semaines d’efforts mutuels, nous n’avions toujours pas sérieusement. Rencontrer des gens de tous horizons, leur présenter
réussi à nous rejoindre, à recréer une zone d’intimité et de le patrimoine historique ou culturel d’un lieu, évoluer au milieu de
confiance. Nicolas n’arrivait pas à me pardonner. Je ne lui en voulais monuments et d’œuvres d’art, pourquoi pas. J’aimais aussi le fait
pas : la blessure que je lui avais infligée était trop profonde. que ce soit un métier de terrain fatigant physiquement. J’ai fini par
D’ailleurs, je n’arrivais pas non plus à me pardonner : j’avais eu son accepter. J’aimais ce projet professionnel inattendu, il me
cœur entre mes mains et je l’avais serré jusqu’à le faire éclater en correspondait bien. La formation commençait la semaine suivante et
mille morceaux. J’avais maltraité notre amour. durerait jusqu’à mi-décembre. Je l’envisageais avec excitation.
Nous étions amers mais faire semblant nous aurait demandé trop A la fin de l’été, j’ai emménagé dans l’appartement HLM que la ville
d’hypocrisie. Il a fallu se séparer. me proposait. En parallèle, de l’autre côté de l’Atlantique, Sean et
moi entamions une procédure de divorce. Je nettoyais mon passé
Pendant cet été-là, la communication entre Maxime, Chloé et moi
étape par étape. Bien sûr ce n’était pas une absolution mais je me
s’est dégradée progressivement. Maxime était très déçu que ses
sentais lavée.
parents se séparent définitivement, il se refermait sur lui-même et
me rejetait quand je voulais lui parler. Chloé quant à elle affichait En Septembre, le juge aux affaires familiales a refusé me donner la
ouvertement son mépris envers moi. En parallèle, Roman leur garde alternée des jumeaux, il se méfiait de moi, j’étais sous
manquait beaucoup et ils ne comprenaient pas pourquoi je l’avais observation. J’ai donc eu les enfants les mercredis seulement : j’allais
laissé partir aux US avec Sean. Ils me le reprochaient tous les jours, les récupérer à la sortie du collège à midi, je les emmenais faire leurs
d’une façon ou d’une autre. activités sportives, foot, gymnastique. Nous dinions ensemble et ils
dormaient chez moi. Je les redéposais au collège le jeudi matin. Je
Fin juillet, j’ai eu un rendez-vous avec une conseillère de Pôle
les avais aussi un week-end sur deux. J’essayais d’organiser des
Emploi : je lui ai raconté mon parcours professionnel rapidement
sorties sympas, cinéma, concerts, guinguettes au bord de l’eau. Je
jusqu’à mon départ de France. J’étais prête pour retourner travailler,
les laissais souvent exprimer leur colère, me crier dessus parfois. Il
j’en avais envie, mais je ne voulais plus être dans le commerce. Je
fallait que ça sorte. Imperceptiblement, jour après jour, je sentais
n’avais plus envie de vendre quoi que ce soit à qui que ce soit. Vu
qu’ils revenaient vers moi. Ils pansaient leurs blessures. Nous
que j’avais la bougeotte et que je parlais anglais, elle m’a proposé
reconstruisions à trois un nouveau noyau familial, fragile et un peu
une formation pour devenir guide accompagnatrice touristique.
bancal. Nicolas m’aidait de temps en temps quand les choses
C’était surprenant et un peu loufoque, mais non, elle était sérieuse.

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devenaient trop tendues entre les enfants et moi. Il était toujours là Un vendredi soir de fin Novembre, je suis allée après le boulot
en arrière-plan de ma vie, mon âme-frère, mon âme-ami. Nos chercher Max et Chloé chez Nicolas pour les récupérer pour le week-
relations s’étaient apaisées, fluidifiées. Nos vies seraient pour end. Je ne voulais pas entrer à l’intérieur de la maison. Il faisait déjà
toujours entremêlées et nous en étions satisfaits. nuit et j’avais envie qu’on soit chez moi, dans mon nouveau chez-
moi, qui était devenu un peu chez eux aussi maintenant.
La formation se passait bien. J’avais le projet d’aller à Chicago
pendant les vacances de Noël pour aller voir Roman et Sean, et de Nicolas a insisté avec un air énigmatique, il m’a fait entrer et j’ai dû
commencer à travailler en Janvier au retour du voyage. Les billets m’assoir dans le canapé du salon. Il m’a apporté un verre de vin
d’avion étaient très chers à cette période de l’année mais il me blanc, puis a dit à haute voix : « Que le spectacle de mimes
restait encore quelques économies à la banque et je dépensais très commence ! », en éteignant quelques lumières.
peu pour mon quotidien. J’ai prévenu Sean et Nicolas de mon projet,
Chloé est arrivée la première, habillée en noir, le visage fardé de
et j’ai réservé mes billets.
blanc à l’exception de ses lèvres peintes en rouge. Elle regardait
Quand j’ai annoncé à Maxime et à Chloé mon prochain voyage pour partout, puis m’a vue, a mimé la surprise. Elle s’est ensuite installée
aller voir Roman à Chicago pendant les vacances de fin d’année, ils sur une des deux chaises qu’ils avaient placées au centre du salon.
n’ont rien dit et se sont enfermés dans leur chambre, les mines Elle a fait semblant d’attacher sa ceinture de sécurité, puis de
maussades. Je n’ai pas su interpréter ce silence, j’étais exaspérée. Je tapoter sur l’écran devant elle. Visiblement, elle était dans un avion.
ne les comprenais vraiment plus. Pourquoi étaient-ils contrariés ? Peu après Maxime a débarqué dans le même accoutrement, lui aussi
J’avais pensé qu’ils seraient contents, que ça leur prouverait que essayant d’imiter la démarche d’un mime. Il était tellement mauvais
Roman était important pour moi et que non, je ne l’avais pas laissé que Nicolas et moi avons éclaté de rire. Après moultes expressions
tomber. faciales de doute, questionnement, vérification du numéro indiqué
sur son billet, il s’assit enfin à côté de sa sœur et attacha sa ceinture.
Mi-Novembre, j’ai commencé un stage dans un musée de la ville. Je
Nicolas lança sur son téléphone la vidéo d’un avion qui décolle puis
répondais en anglais aux questions des touristes, leur présentais les
qui atterrit. Pendant ce temps-là, mes deux andouilles se penchèrent
toiles les plus importantes. Je leur expliquais la courbe gracieuse des
en arrière pour mimer le décollage, puis en avant pour l’atterrissage.
statues et leur montrais quelques détails intéressants dans des
Je ne comprenais pas très bien où ils voulaient en venir, quand ils ont
tableaux de maîtres. J’étais entourée de beau et pour la première
défait leurs ceintures à l’atterrissage, se sont mis debout, et ont
fois depuis longtemps, je me sentais à ma place.
déplié un drapeau des Etats-Unis qu’ils ont posé sur la table basse
devant moi. Cérémonieusement, lentement, ils sont venus me

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présenter leurs passeports en courbant l’échine. Puis ils sont restés
plantés là, immobiles, le sourire aux lèvres. Ils attendaient ma
réponse. Pour être tout à fait claire, au cas où je puisse encore
douter de leur message, Chloé a mimé un bébé qu’elle berçait dans
ses bras et à qui elle donnait le biberon. Ils se sont jeté un coup d’œil,
ils étaient fiers de leur coup.
J’ai éclaté de rire et je me suis levée pour les prendre dans mes bras.
Bien sûr, qu’ils pouvaient venir avec moi aux Etats-Unis à Noël pour
revoir Roman.
Et à ce moment-là, je me suis dit pour la première fois avec certitude
qu’on allait y arriver, tous les trois, tous les quatre avec Roman, les
enfants et moi.
On allait dépasser le passé.
On allait reconstruire une nouvelle vie sur les cendres de mes
erreurs.
On allait se faire de nouveaux souvenirs, vivre de nouvelles
aventures.
La joie allait revenir.
On allait y arriver.
On allait y arriver.

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