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1968-1998 Oi est passé le conflit des générations ? Marc-Olivier Padis ‘Trenre ans apres wat 1968, le changement de ton dans le traite- ment de cette période est remarquable. Il y a dix ans, l’événement appartenait encore a l’actualité politique, marquée notamment par les manifestations inattendues de lycéens et d’étudiants de 1986. Il s*agissait alors de comparer les deux mobilisations en se demandant dans quelle mesure il y avait permanence ou rupture!, Mais « au cours de dix deritres années, Mai 1968 a quitté le champ du combat et du débat public et a basculé dans Hist ». Comme avant, mais avec un autre regard*, on se demande ce qui reste de 68. On s’est longtemps posé la question en examinant le parcours de soixante-hui- tards, en se demandant ce qu’ils avaient fait eux-mémes des idéaux de leur jeunesse*. Cette interrogation avait particuligrement marqué les vingt ans de 68 quand on commengait & prendre conscience que ceux de 68 arrivaient aux affaires : on brocardait alors les palinodies de ceux qui se retrouvaient si nombreux dans la communication (médias, publicité) ou de ceux qui, restés en politique, avaient, pour 1. Yoir, par exemple, Laurent Jofirin, Un coup de jeune. Portrait dune génération morale, Arléa, 1987. ; 2. Henri Weber, Que reste-t-il de mai 1968 ? Essai sur les interprétations des « Evénements », nouvelle éd., Paris, Le Seuil, coll. « Points », 1998, p. 9. 3. Entre autres raisons de ce changement de ton, on peut observer Papparition d’une nou velle classe d’age parmi les analystes de la période (notamment dans la presse, voir les dossiers de Technikart, « Mai 1968 était-il bidon ?», mars 1998, et des Inrockuptibles, « Mai 1968- Mai 98, du rouge au noir polar », semaine du 18 au 24 mars 1998), ceux qui sont nés apres 1968 et qui étaient trop jeunes jusqu’alors pour intervenir au méme titre que les autres généra- tions qui en parlaient : la génération des soixante-huitards (et leurs contemporains, qu Plisent maintenant un retour critique sur les idées de la période : voir Jean-Pierre Le Goff Mai 1968, Uhéritage impossible, La Découverte, 1998 et Jean-Claude Guillebaud, la Tyrannie dda plaisir, Le Seal, 1997) et celle de leurs ainés (voi la flexion parfois goguenarde de Pierre Nora sur « La generation » dans les Lieux de mémoire, Gallimard, coll. « Quarto », t. Il, 1997) 4. Voir Hervé Hamon et Patrick Rotman, Génération, t. I: les Années de réve et t. IL: les Années de poudre, Paris, Le Seuil, 1987 et 1998. 148 1968-1998. On est passé le conflit des générations ? la plupart, renoncé au marxisme ou & une de ses nombreuses variantes dont l’époque était friande. Mais plus difficile est de saisir, au-dela de parcours individuels, ce qui demeure dans la société de P< esprit » des journées de Mai, de esprit d’émancipation et de liberté qui se démarquait des priorités de la société francaise d’aprés- guerre, tournée vers l’effort économique de la reconstruction. Nous sentons bien que nous avons changé de période historique?, que nous sommes entrés dans un autre cycle mais comment le définir ? Henri Weber, dans la présentation de la nouvelle édition de son livre intitulé Que reste-t-il de mai 1968 ?, releve trois différences majeures entre notre époque et 1968 : la morosité économique et ses conséquences sociales ; ’évolution du rapport de forces sociales au détriment du salariat ; le bouleversement du paysage idéologique qui voit les idéaux du mouvement de Mai contestés par l’extréme droite. Cette présentation, fort éclairante, laisse de c6té une question qui se présentait pourtant comme centrale a l’époque : celle du rapport entre les générations. Quelques pages auparavant, Henri Weber soulignait lui-méme ce trait comme une caractéristique majeure de mai 1968 : Sa force motrice n'est pas une classe sociale — classe ouvriére ou «nouvelle classe » des ingénieurs-techniciens-cadres —, mai classe d'age : les adolescents et postadolescents du baby-boom, méme si le soulévement de la jeunesse a entrainé dans son sillage d'autres iaux, alliés ou hostiles®. Cette caractéristique marque non seulement la dynamique des événe- ments mais sa teneur politique et son destin : Parce qu'il était avant tout un fait de génération, le mouvement de Mai 1968 ne pouvait conquérir, pour lui-méme le pouvoir. Son earac- tére juvénile lui conférait, en méme temps que son exubérance, sa créativité, sa vitesse de propagation transnationale, une profonde indigence programmatique et une piétre capacité A soutenir une stra- tégie a long terme’. Ne faut-il done pas reprendre la question de la classe d’age, trente ans apres, pour voir ce qu'elle est devenue ? Moins que jamais « le plus bel Age » La réflexion sur le rapport entre les Ages semble en effet particulit- rement cruciale aujourd’hui mais peu présente alors qu’elle était omniprésente en 1968, quoique le plus souvent sommaire. Si de nom- breuses analyses ont fleuri pour décrire adolescence et la jeunesse 5. Voir les réflexions de Guy Coq a ce sujet dans le « Journal » du présent numéro, p. 1 6. Henri Weber, Que reste-t-il de mai 1968 ?..., op. cites p10. bid, p. 1. 149 1968-1998. Oi est passé le conflit des générations ? scolarisée®, la présentation des relations entre générations est restée succincte. expression qui a dominé la période aprés les événements et qui a donné une grille de lecture commune de la révolte juvénile fut popularisée par l’anthropologue Margaret Mead qui parla de « fossé des générations® ». Nos représentations se sont quelque peu fossilisées sur cette expression. Nous sommes peu ou prou restés sur cette idée que d’une génération a l’autre, il y avait toujours une oppo- sition de valeurs ou un malentendu inévitable, une brouille plus ou moins prononcée. Cette idée, qui peut n’étre pas fausse du point de vue des histoires individuelles, procéde d’une vision dans laquelle deux Ages s’opposent dans la société : les jeunes et les vieux. Or, cette répartition, dont le lexique lui. e est sommaire, pourrait étre affinée. Qui est jeune et qui est vieux aujourd’hui ? A quoi corres- pondent ces catégories ? Jusqu’a quel age reste-t-on jeune ? A partir de quand devient-on vieux ? Ces questions sont d’autant plus intéressantes que la durée de vie ayant augmenté et les modes de vie ayant évolué, les ges ne sont plus ressentis de la méme fagon qu’il y a trente ans. Sur quoi porte aujourd'hui le conflit entre générations ? Malgré Timpression que les relations se sont pacifiées et que les progres de Vindividualisme poussent les jeunes a un repli sur le privé, les grandes mobilisations de 1986 (loi Devaquet), 1990, 1994. (anti-C1P) et 1995 (qui ont précédé la gréve dans les transports) ont montré qu'il existe une inquiétude des jeunes. Si les raisons qui ont poussé les jeunes scolarisés dans la rue sont avant tout liées au monde scolaire et au probléme de la formation, ces manifestations ne sont pas seule- ment le signe dune crise scolaire mais aussi, et peut-étre surtout, dans la mesure oi il s’agissait en 1994 par exemple de la question des diplomes et de l’entrée dans la vie active, d'une crise de la place du travail dans nos sociétés. C’est donc autour de la question du partage du travail que se situent aujourd’hui les lignes de tension, Mais voici le paradoxe dans lequel nous nous trouvons : alors que sur ces questions du travail, de Vemploi et de lentrée dans la vie active, le conflit pourrait étre plus fort que jamais, et notamment plus virulent qu’en 1968, le theme du conflit des générations reste refoulé comme si un pacte implicite de la société frangaise avait établi qu’il ne fallait pas replacer le conflit social sur ce terrain. jeunes sont aujourd’hui dans une situation écono- mique particulitrement difficile. Les ménages de moins de 25 ans ont 8. Voir tout le chapitre qu’Henri Weber consacre a cette question : « Un nouvel acteur histo rique », Que reste-t-il de mai 1968 ?..., op. cit, p. 97-120. 9, Margaret Mead, Culture and Commitment: A Study of the Generation Gap, Londres, 1970 ; traduction francaise : le Fossé des générations, Paris, Denoél, 1971. Voir aussi sur cette opposi- tion générationnelle Gérard Mendel, la Révolie contre le pere, Pais, Payot, 1968 et la Crise des générations, Paris, Payot, 1969. 150 1968-1998. Od est passé le conflit des générations ? vu leurs revenus chuter de plus de 15 % de 1989 a 1995!°. C’est une. situation sans précédent depuis la guerre : alors que de génération en génération, les jeunes bénéficiaient d’une situation plus favorable que la génération précédente, la tendance est maintenant inversée. De plus, les inégalités s’accroissent par classe d’age mais aussi par catégorie sociale alors que le mouvement était a la réduction des inégalités depuis la guerre. Les pauvres se recrutent d’abord parmi les moins de trente ans : 18 % dentre eux vivent en dessous du seuil de pauvreté (39 000 francs par an) et fournissent le quart des 994-000 bénéficiaires du revenu mini- mum dinsertion!!, Sur le marché du travail, la précarité domine : 30 % de l'ensemble de ceux qui arrivent sur le marché du travail, selon une enquéte du ministére du Travail auprés de jeunes ayant achevé leurs études au cours des trois années précédentes, dépendent de statuts précaires : Cop, temps partiels et contrats d’aide a Pemploi!?... Tl faut attendre en moyenne trente-deux ans pour obtenir son premier contrat & durée indéterminée, synonyme d'emploi stable. Le chomage est particulitrement lourd : il touche 26 % des moins de 25 ans (un des records de P’Ocpe, seule Ptalie ayant un taux plus important!*). Mais ce chiffre cache d’autres inégalités: inégalité sexuelle (les filles ont moins accés & ’'emploi que les gargons : 32 % entre elles sont au chémage contre 22 % pour les garcons), inégalité de formation puisque le dipléme favorise Pacces a l'emploi. Ces chiffres inquiétants doivent cependant étre nuancés car les jeunes échappent au chémage de longue durée : il s’agit d'un chomage de rotation contrairement a ce qui se passe pour les 25-49 ans et surtout les plus de cinquante ans. Partages inégaux et mesures spécifiques Mais ces chiffres du chdmage des jeunes sont souvent mal compris : ils ne signifient pas qu’un quart des jeunes sont au chémage mais qu’un quart des jeunes actifs (c’est-a-dire au travail ou a la recherche d’un emploi) le sont. Or, ce qui marque en fait la particula- rité frangaise, c'est précisément l’absence des jeunes du marché du travail. Le taux d’activité des jeunes est particulitrement faible en 10. Nicolas Baverez, les Trente Piteuses, Flammarion, 1997, p. 63. 1 Moi 12. Chifires tirés d’une étude présentée dans Premiares Synthéses, juillet 1996, cité in Le Monde du + 1997. 13,Ce sont reprises aux travaux de Jérome Gautié, notamment « Insertion prof sionnelle et chémage des jeunes en France » in Regards sur Uactualité, La Documentation fran- aise, jullet-aost 1997. 151 1968-1998. Oi est passé le conflit des générations ? France. En effet, par rapport & ses voisins, notre pays a massivement encouragé la prolongation des études et la course aux dipldmes. Ce choix collectif de la formation, s’il se justifie par le constat que le capital scolaire est une protection contre le chémage et s‘il a Pavan- tage de masquer les rigidités du marché du travail, provoque néan- moins des tensions sur un syst#me de formation qui n’en avait pas besoin. Il crée en outre une frustration dont les effets a long terme sont imprévisibles. En effet, la course au diplome induit une concur- rence qui produit un effet de déclassement a l’embauche (c’est-a-dire que le jeune diplémé accede a un emploi qui ne correspond pas au niveau de sa formation) qui touche tous les profils professionnels dans la période 1992-1995'*: en partant des plus hauts diplémes, Teffet de déclassement se reproduit sur toute l’échelle et aboutit en fin de parcours & un « effet d’éviction » qui renvoie les non-diplémés en bout de la file d’attente pour ’emploi. La formation est donc, pour reprendre image forte de Jérome Gautié, pour les jeunes comme une échelle qui s’enfonce dans le sol 4 mesure qu’ils en gravissent les échelons. Le rapport des moins de 25 ans a l’emploi est done caracté- risé par les inégalités, la concurrence, le déclassement, ’éviction des moins diplomés, la précarité et enfin, depuis le début de la décennie, la baisse de rémunérations au premier emploi. Le partage du travail entre les générations est donc tres inégal puisque la pénurie d’emploi s’est reportée sur les jeunes. De plus, le partage des transferts sociaux est lui aussi inégal. En effet, nous vivons une phase économique qui favorise singuli¢rement la rente : la longue période de taux d’intéréts élevés (qui est plus favorable a l’épargnant qu’a l’emprunteur qui est plus souvent une personne ou un ménage qui «s‘installe ») dont nous sortons, en a été le signe le plus n¢ Les générations de la reconstruction, qui ont bénéficié des trois décennies de forte croissance et de plein-emploi, d'inflation et de taux d’intéréts réels négatifs, reportent désormais sur les actifs et sur les générations futures ~ via la dette publique — le maintien de leurs avantages acquis et le financement de la progression de leurs reve- nus, tout en valorisant au prix fort le patrimoine qu’ils ont acquis dans des conditions favorables!. En outre la crise de l’Etat-providence et le déficit courant qui affecte les fonds sociaux, notamment les retraites, vont peser sur la généra- tion qui connait une situation économique difficile et qui ne béné plus, pour la premiere fois depuis la guerre, que d’un niveau de vie inférieur a celui de ses parents. Cette distribution sociale inégale de lemploi et de la solidarité est néanmoins compensée par les transferts privés qui montrent que la 14, Jéréme Gautié, « Insertion professionnelle et chémage... ». op. cit p- 21. 15. Nicolas Baverez, les Trente Piteuses, op. cit, p. 62. 152 1968-1998. Oi est passé le conflit des générations ? solidarité familiale se maintient mais cette substitution a la solidarité nationale ne fait que renforcer les inégalités sociales. Lnsee estime que les ménages redistribuent 3 & 4% de leurs reve- nus, soit environ 135 milliards de franes par an (dont les trois-quarts en expéces). Sur cette somme, 100 milliards (74%) sont versés par Jes parents & leurs enfants ou par les grands-parents a leurs petits enfants. A titre de comparaison, cette somme représente la moitié [...] des prestations directes des caisses d’allocations familiales en 1994 (209 milliards!®). La famille joue donc un nouveau réle : ce n’est plus le cadre autori- taire qui cristallise, comme en 1968, la révolte juvénile. Elle est un cadre de solidarité économique sans lequel les jeunes, qui doivent attendre jusqu’a trente ans pour étre autonomes financiérement, ne pourraient subsister. Linquiétude collective générée par cette situation défavorable des jeunes a conduit les pouvoirs publics a adopter des mesures d’insertion, par le biais notamment des emplois aidés (travaux d'utilité collective et contrats emplois solidarité qui bénéficiaient a plus de 700 000 jeunes en 1994!) et, plus récemment, par les emplois-jeunes. Mais & trop se focaliser sur le chémage des jeunes, on finit pas oublier les autres types de chémage, notamment celui des plus de cinquante-cing ans et le ché- mage de longue durée qui s’avérent souvent plus dramatiques. Le récent mouvement des chémeurs a ainsi obligé le gouvernement de Lionel Jos pin & remettre l’accent sur la lutte contre l'exclusion alors qu’il avait axé son action sociale jusqu’alors sur Pemploi des jeunes. Cela montre bien qu’on ne peut raisonner simplement sur la situation d'une classe d’age sans prendre en compte les autres générations. Les arguments en faveur de la réduction du temps de travail met- tent ainsi fréquemment en avant l’argument de la solidarité avec les jeunes : le partage du travail est une bonne chose si elle permet l’em- bauche de jeunes. On observe le méme type d’argumentation en faveur des préretraites : il s’agit de laisser la place a un jeune qui sor- tirait ainsi du chémage. Mais il y a 1a un malentendu, car ce n’est pas du tout Pobjectif recherché par les employeurs qui voient comme pre- mier avantage a cette substitution un baisse des coats. Le probléme des préretraites et de la réduction du temps de travail est en fait le méme que celui du chémage des jeunes: c’est le resserrement du temps d’activité globale d’un individu au cours d'une vie. La France détient en la matiére une sorte de record puisque nous sommes le pays dans lequel on entre le plus tard sur le marché du travail et ot l’on en sort le plus vite. En marge des débats qui concer- 16. Pierre Mayol, les Enfants de la liberté, études sur Vautonomie sociale et culturelle des Jeunes en France, 1970-1996, U3Harmattan, 1997, p. 65. 17. Jérome Gautié, « Insertion professionnelle et chomage... », op. cit p. 16. 153 1968-1998. Ou est passé le conflit des générations ? nent la réduction hebdomadaire ou annuelle du temps de travail, ¢’est a cette répartition de lactivité sur l'ensemble de la vie qu’il faudrait réfléchir. La réduction du temps de travail ne doit pas se concevoir seulement en fonction de la durée hebdomadaire ou de la durée annuelle car elle concerne aussi, et peut-étre surtout, le nombre d’an- nées durant lesquelles un individu est considéré comme actif. Or, la composition de la catégorie des actifs a connu ces derniéres années une importante modification démographique qui peut se résumer de la fagon suivante: nous entrons dans un systéme dans lequel une seule génération travaille a la fois!®. Les trois ages de la vie En fait, malgré les apparences, on n’assiste pas & une marginalisa- tion économique des jeunes au profit des actifs et des retraités, méme si, considérée globalement, la situation économique des actifs et sur- tout des retraités est de loin plus favorable. Nous connaissons un double mouvement d’exclusion consistant a retarder en amont l’en- trée des jeunes sur le marché du travail et a accélérer en aval la sortie des plus de cinquante-cing ans par les mises en retraite progressive ou anticipée ou simplement par les licenciements. C’est ainsi que les plus de cinquante-cing ans sont beaucoup plus frappés que les autres par le chémage de longue durée tandis que les jeunes finissent tout de méme par accéder au monde du travail, méme si c’est beaucoup plus tard que les générations précédentes. Il faut donc comprendre simultanément ce qui se passe aux deux extrémités, a entrée et a la sortie du marché du travail. Lidée selon laquelle notre systéme protégerait « ceux du dedans » (les insiders) au détriment d unes qui auraient du mal a trouver leur place dans la société et en particulier dans le monde du travail est discutable. opposition des insiders et des outsiders est-elle la nouvelle modalité du conflit des générations ? Pour décrire l’état actuel de notre crise sociale, Nicolas Baverez choisit cette formule choc : « de la lutte des classes & la lutte des ages!” ». Il nous semble plutot que nous avons affaire, aprés une apparente lutte des classes (qui s’accommodait trés bien dans le monde du travail de la concerta- tion, comme I’a montré le dénouement des événements de Mai 1968 apres les accords de Grenelle), une esquive de la lutte des ages puisque chaque classe d’age prend sa part des dysfonctionnements du marché de r'emploi. 18, Mireille Elbaum et Olivi industrialisés : la spécificité fr octobre 1993. 19. Nicolas Bavere2, les Trente Piteuses, op. cit. p. 35. Marchand, « Emploi et chomage des jeunes dans les pays \gaise », Premiéres Syntheses, ministéxe du Travail, n° 34, 154 1968-1998. Oi est passé le confit des générations ? Sil existe un double mouvement (retardement de T’entrée sur le marché du travail, sortie précoce) qui produit un recentrement sur le «noyau dur» des actifs, il faut réviser la représentation sociale qui imagine le face-a-face conflictuel de deux générations pour passer & une réalité qui comporte trois termes. Tout s’organise en trois groupes qui connaissent chacun des avantages et des inconvénients de la situation. Les moins de trente ans attendent plus longtemps qu’avant leur entrée dans la vie active et sont autonomes plus tard mais bénéficient de diverses formes d’encadrement qui, pour la majorité (mais, on le sait, les situations, notamment géographiques, sont trés contrastées), fonctionnement : famille, monde scolaire, programmes sociaux. Les étudiants par exemple, comme l’ont montré les chiffres d’une enquéte récente”, ne vivent pas si mal leur situation, notamment grace aux aides familiales qui sont loin d’étre négligeables. Leur dépendance prolongée se conjugue paradoxalement avec une autonomie culturelle de plus en plus précoce qui rend tout a fait vivable la prolongation de Yadolescence et de la jeunesse”). Les 30-55 ans, pour leur part, connaissent un faible taux de cho- mage mais ménent une vie professionnelle hyper-active. Ils ont acces prioritairement a l'emploi mais supportent la charge de tous les inac- tifs. Il ne faut donc pas croire que ce « corps central » est protégé par rapport a des catégories qui seraient globalement moins favorisées. D’une part parce que cette tranche intermédiaire subit de front toutes les difficultés du travail, sa flexibilisation, sa précarisation, etc. D’autre part, parce que c’est sur elle que repose en partie le soutien dont bénéficient les plus jeunes et les plus agés. Les plus de 55 ans, enfin, connaissent des situations tres contras- tées entre d’un cété les retraités qui sont en majorité dans une situa- tion plus favorable que les actifs et de l'autre cété tous ceux qui sont en fin de carriére, qui attendent la retraite ou la préretraite tout en subissant une flexibilisation nouvelle. Pour les plus de cinquante- ing ans qui sont au travail, le profil de la derniére décennie d’acti- vité a en effet considérablement changé : a l’intérieur des entreprises, on assiste & une flexibilisation du travail des 55-65 ans, soit par le développement du travail a temps partiel, soit par les préretraites progressives, soit par tout autre systéme de modification du contrat de travail : travail a la mission par exemple”. Les retraités et préretrai- tés, qui ont parfois pu choisir le rythme ou le moment de leur départ 20. « Les étudiants ont des ressources équivalentes & un ou deux Smic », résultats d’ enquéte menée par PObservatoire de la vie étudiante présentés dans Le Monde, dimanche 7- lundi 8 décembre 1997. 21. Voir Pierre Mayol, les Enfants de la liberté. 22. Sur apparition du « risque fin de carriere » ct plus généralement sur la métamorphose du eyele des ages, voir Xavier Gaullier, « Pluriactivité & tout age », Esprit, décembre 1995, p. 9-31 155 1968-1998. Oi est passé le conflit des générations ? en retraite, se considérent comparativement moins mal lotis que les autres. Certains bénéficient d’un plus grand temps libre et d’un revenu qui leur permet d’en profiter mais tous ne ressentent pas posi- tivement l’entrée dans l’inactivité. Les relations entre classes d’age n’opposent donc pas un ensemble homogéne de jeunes a un monde cohérent de adultes mais trois mondes a lintérieur desquels les situations sont trés différentes et instables. Cette partition sociale en trois groupes générationnels risque de créer & terme des problémes insolubles : comment financer des retraites qui vont durer de plus en plus longtemps, sous le double effet de Pallongement de la durée de vie et du raccourcissement de la vie active, si les actifs sur lesquels repose le financement sont réduits a la tranche générationnelle des 30-55 ans ? Le probleme est bien sar financier mais pas seulement car le noyau des 30-55 ans se trouve responsable des inactifs en formation, des scolaires, des étu- diants, des stagiaires et des inactifs en retraite et aussi des invalides de la grande vieillesse : c’est done P’age de la responsabilité maxi- male. Cette nouvelle répartition des Ages et des charges par classe d’age désamorce-t-elle le conflit des générations au lieu de le nourrir? Face au traitement préventif des conflits mené par les adultes (solida- rités familiales, mesures spéciales pour les jeunes), les conditions ne semblent pas réunies chez les moins de trente ans pour 'apparition @une identité collective sans laquelle Paffirmation symbolique dune rupture avec les autres générations ne peut avoir de sens. Les fortes différences de destin nées des inégalités sociales, Pusure de la rhétorique contestataire, ’éclatement des références culturelles, le faible engagement dans la vie publique et l'absence une idéologie structurante rendent peu probable une affirmation collective forte a la manigre de 1968. Lhéritage de Mai 1968 lui- méme alimente le choix de l’esquive : le fait que les soixante-huitards hier sont les parents d’aujourd’hui, la décontraction des rapports sociaux, lérosion des positions d’autorité, un rapport plus subtil a la transmission, a l’héritage et au passé minimisent, en affaiblissant les cibles d'une révolte éventuelle, les occasions de contestation. Mais, toute rassurante qu’elle soit, il est peu probable que Patonie des rela- tions entre classes d’age nous aide & faire face aux défis qui nous attendent ; la redéfinition de la place du travail dans nos sociétés, Téquilibre entre le temps (activité et d’inactivité, l'avenir des sys- témes de solidarité intergénérationnelle (comme les retraites)... Au contraire, l’esquive des conflits est aussi un refoulement des débats et finalement un ajournement des décisions politiques. Mare-Olivier Padis 156

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