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BAUDELAIRE

dans un monde sans idéal? C'est la dissolution de l'idéal, seul pourtant digne d'un art qui prétend
être la représentation de l'absolu, qui plonge le poète dans un abîme d'ennui, qui est la conscience
de l'infinie négativité du temps, de la mort au travail dans le tic tac de l'horloge, dans la chute de
PAR chaque seconde, et qui est désormais un gouffre dont aucun dieu ne peut nous sauver, qu'aucune
promesse de résurrection ne peut vaincre. Cette angoisse infinie, qui est à la fois l'effroi de l'abandon

JACQUES DARRIULAT et le sentiment de l'absurde, Baudelaire le nomme d'un mot anglais : le spleen. Ni mélancolie, ni
ennui, ni angoisse : il s'agit d'un état proprement moderne, une passion du néant que jamais l'esprit
n'avait souffert avec autant d'intensité, pour lequel il faut un mot moderne, emprunté à la langue du
pays qui incarne alors le mieux le matérialisme de la modernité : l'anglo-américain. Le mot était
attesté dès le XVIIIe siècle : Diderot l'évoque dans une lettre à Sophie Volland de 1760 (« le spline ou
les vapeurs anglaises »), tout en reconnaissant en ignorer le sens. Le mot anglais remonte au XIVe
siècle, où il désignait la rate, siège de la bile noire que l'on croyait responsable de la mélancolie. En
l'empruntant à une langue étrangère (qu'il connaissait pourtant bien, puisque c'est la langue d'Edgar
Poe, son double en poésie), Baudelaire entend souligner l'étrangeté de cet état qui s'abat comme
une malédiction sur l'esprit et le laisse désemparé (2). Le spleen est un climat de brouillards et de
pluie qui nous vient de la ploutocratique Angleterre : « Les ciels bas et les brouillards suscitent des
distractions cruelles, et le spleen a désigné, en même temps que son décor météorologique, l'ennui
inquiétant des Anglais. Jugeant les caricatures de Hogarth ou racontant un Pierrot féroce, Baudelaire
diagnostique en eux la manière " du pays du spleen ", des " royaumes brumeux du spleen ". Dans
l'espace littéraire, les ciels, les rues et les solitudes des vieilles capitales se ressemblent, et l'on a pu
passer d'un authentique spleen de Londres à un poétique spleen de Paris » (3). Le spleen est encore
la peste moderne qui nous vient d'Amérique, le règne de l'argent et le mépris de l'idéal nous «
américanisent » (Baudelaire est l'un des premiers à employer ce verbe) insidieusement. Le destin
tragique de Poe, retrouvé ivre mort, littéralement, sur un trottoir de Baltimore, le 7 octobre 1849, à
l'âge de trente-sept ans, tout comme celui de Nerval qu'on retrouva pendu dans une impasse, près
du Châtelet, à l'âge de quarante-sept ans (4), préfigurent terriblement, aux yeux de Baudelaire, son
propre destin (il meurt de la syphilis à quarante-six ans). Dans les Fleurs du Mal, quatre poèmes
successifs, tous quatre intitulés « Spleen », sont consacrés à ce mal qui accable l'âme du poète (n° 75
à 78). La première partie des Fleurs du mal, qui en compte six (Spleen et idéal, Tableaux parisiens, Le
La Beauté des Modernes
vin, Fleurs du mal, Révolte et La Mort) s'intitule « Spleen et idéal ». La conjonction est une
disjonction : seul l'idéal peut nous sauver du spleen et l'esprit sans idéal est condamné au vertige du
1- La Crise de la modernité
spleen. Tel un Don Quichotte désespéré, le poète est en « révolte » contre un monde qui ne veut
plus de lui, qui se détourne de l'idéal, et lui préfère le rêve :
Baudelaire commence de penser l'énigme de la beauté et la vérité de l'art au point exact
Certes je sortirai quant à moi satisfait
où Hegel a cessé de les penser. On peut dire que toute l'esthétique baudelairienne tend à répondre à
D'un monde où l'action n'est pas la sœur du rêve
cette question : comment penser l'art après Hegel, c'est-à-dire comment imaginer une beauté
(« Le reniement de saint Pierre »)
moderne qui ne serait plus la dépositaire de l'idée ni l'expression de l'absolu ? Qu’en est-il de l’art
De même, le quarante-huitième poème du Spleen de Paris, intitulé « Anywhere out of the
dans la modernité ? (1)
world ; N'importe où hors du monde » se termine ainsi : « Enfin, mon âme fait explosion, et
Selon le cycle dont Hegel a dessiné le parcours, l’art, en tant qu’il se présente comme
sagement elle me crie : "N'importe où! n'importe où! pourvu que ce soit hors de ce monde! » (304).
l’expression sensible de l’absolu, a fait son temps. Le monde sensible, où l’homme reste engagé dans
Cet effondrement de l'idéal, que Hegel considérait comme la condition de l'affirmation de
sa vie pratique, la situation qui met à l’épreuve sa liberté, porte le deuil de l’idéal. Au terme de son
l'esprit objectif, c'est-à-dire de la raison, est au contraire pour le poète une catastrophe qui voue
apprentissage, l’esprit sait, en vérité et non simplement par certitude, que son royaume n’est pas de
l'esprit à la folie et le monde à l'absurde. Il revêt de multiples formes et se fait sensible dès
ce monde. Tel est le monde sans idéal, le monde de la modernité, dans lequel Baudelaire entreprend
l'adolescence.
de devenir poète, qui est depuis toujours le serviteur de l'idéal et du rêve. Mais le poète ressemble
La crise de la poétique de l'idéal et du style sublime, c'est d'abord, dès l'effondrement de
alors à la famélique silhouette de Don Quichotte, que le crayon de Daumier, un artiste pour lequel
l'Empire, le déclin de David et de son école. En 1784, Jacques Louis David exposait au Salon Le
Baudelaire éprouvait la plus grande admiration, avait magnifiquement croqué. Comment être poète

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Serment des Horaces. Il entendait rompre par là avec les galanteries un peu fades, déjà dénoncées l'antiquité en vieux acteurs misérables et ridiculement emphatiques : « Daumier s'est abattu
par Diderot, de Boucher ou de Fragonard, et inventer un style héroïque, mâle (le style rococo est brutalement sur l'antiquité et sa mythologie, et a craché dessus. Et le bouillant Achille, et le prudent
femelle, celui de la Pompadour et des favorites) qui réveille dans les cœurs le goût du sublime et de Ulysse, et la sage Pénélope, et Télémaque ce grand dadais, et la belle Hélène, qui perdit Troie, et la
la vertu antique. David sera le peintre de la révolution (« Le Serment du Jeu de Paume », « La mort brûlante Sapho, cette patronne des hystériques, et tous enfin nous apparurent dans une laideur
de Marat ») comme de l'Empire (« Le couronnement de Napoléon », « La Distribution des aigles »). bouffonne qui rappelait ces vieilles carcasses d'acteurs classiques qui prennent une prise de tabac
Exilé sous la Restauration (il meurt en 1825, Baudelaire a quatre ans), il reniera lui-même son style en dans les coulisses. Eh bien! J'ai vu un écrivain de talent pleurer devant ces estampes, devant ce
coloriant de mièvres amourettes néoclassiques : « L'Amour et Psyché » (1817) et surtout « Mars blasphème amusant et utile. Il était indigné, il appelait cela une impiété. Le malheureux avait encore
désarmé par Vénus et les Grâces » (1824), inénarrable vaudeville érotique à la mode antique qu'il ne besoin d'une religion » (625). Nous ne saurons pas si cet « écrivain de talent » n'est pas Baudelaire
faut pas manquer d'aller voir à Bruxelles. En 1838, alors qu'il est encore au collège — il a dix-sept ans lui-même, portant le deuil du sublime, d'une grandeur sans réalité. Baudelaire aime à citer un vers
— Baudelaire relate, dans une lettre à son beau-père le colonel Aupick, une visite au musée de qu'il est bien le seul à dire célèbre (il serait d'un certain Berchoux, ou de Bernard Clément...) : « Qui
Versailles en lequel Louis-Philippe avait rassemblé tous les tableaux représentant les grandes nous délivrera des Grecs et des Romains? » (625 et 1006) (6). Qui nous délivrera de la nostalgie de
batailles qui ont fait la gloire de la France. Il ne cite précisément qu'un seul tableau (la « Bataille de l'Idéal? En vérité, le style néoclassique inspiré de David, subtilement dépravé par Ingres dans le sens
Taillebourg » de Delacroix) et critique les tableaux de l'école de David : « Tous les tableaux du temps du phantasme, se prolongera et viendra mourir, après avoir été contaminé par le goût romantique
de l'Empire, qu'on dit fort beaux, paraissent souvent si réguliers, si froids ; leurs personnages sont du pittoresque, dans le style néo-grec d'un Gérôme (Baudelaire consacre quelques pages à cette
échelonnés comme des arbres ou des figurants d'opéra. Il est sans doute bien ridicule à moi de parler école dans son Salon de 1859). Depuis que l'on sait que les temples antiques étaient coloriés de
ainsi des peintres de l'Empire qu'on a tant loués ; je parle peut-être à tort et à travers ; mais je ne couleurs vives, depuis que la curiosité ethnologique et le goût du folklore se sont appliqués à la
rends compte que de mes impressions » (Corr. 39). Ainsi le feu et l'enthousiasme du style sublime se Grèce ancienne, la Grèce a cessé d'être un monde idéal pour devenir une société historique. Dans «
sont refroidis en 1838, et le naturel vertueux de l'antiquité évoque maintenant les poses affectées et Le combat de coqs » par Gérôme, scène supposée de la vie quotidienne qui se déroule dans une cour
l'artifice d'un décor d'opéra. Malgré les réserves sans doute hypocrites qu'il émet à l'adresse de son sous les yeux d'une adolescente et d'un adolescent, la première intéressée par le second et le second
beau-père, qui n'admettait pas qu'on parle sans respect des choses militaires, Baudelaire conservera intéressé par les coqs, le peintre, écrit Baudelaire, « essaie de surprendre notre curiosité en
l'impression de son adolescence et ne modifiera pas son jugement. Dans sa relation de l'Exposition transportant ce jeu dans une espèce de pastorale antique » (1056). Nous sommes alors bien loin de
universelle de 1855, section des beaux-arts, Baudelaire dénonce ce qu'il y a de truqué dans cet art la Grèce de Winckelmann, non pas dans l'utopie de l'Idéal mais dans les rencontres pittoresques de
pourtant si soucieux de proclamer sa vertu et son authenticité : « Quand David, cet astre froid, et la vie quotidienne, c'est-à-dire dans la banalité fallacieusement embellie par l'art.
Guérin et Girodet, ses satellites historiques, espèces d'abstracteurs de quintessence dans leur genre, Si l'art classique — que Hegel tenait pourtant pour la perfection de l'art, c'est-à-dire pour
se levèrent sur l'horizon de l'art, il se fit une grande révolution » (961). Il s'agissait, précise plus loin l'expression adéquate de l'idée du beau — n'est qu'un théâtre académique sans réalité et sans vie,
Baudelaire, « de ramener le goût français vers le goût de l'héroïsme ». Mais il s'agit d'un héroïsme de où trouver dorénavant l'apparition de la beauté? Et puisque l'art, disait encore Hegel, est une
théâtre et de figures de carton, d'un monde artificiel et sans vie : « Je me rappelle fort distinctement expression de l'absolu, qui est la vie de Dieu, peut-être est-ce du côté de la peinture religieuse qu'il
le respect prodigieux qui environnait au temps de notre enfance toutes ces figures, fantastiques sans faudrait se tourner. Delacroix n'a-t-il pas peint la grande fresque du Combat de Jacob avec l'Ange
le vouloir, tous ces spectres académiques [...] Tout ce monde, véritablement hors nature, s'agitait, ou (achevé en 1861) à Saint-Sulpice et Ingres ne croyait-il pas avoir exécuté son chef-d'œuvre avec Le
plutôt posait sous une lumière verdâtre, traduction bizarre du vrai soleil » (961). Ce monde spectral Martyre de saint Symphorien (1834)? La Restauration avait tenté de faire renaître la peinture
et académique est en fait un théâtre d'imagination et ce sera la grandeur d'Ingres, le continuateur de religieuse, en s'inspirant du Génie du christianisme (1802) qui avait inventé une nouvelle poétique du
cette école du dessin, d'en prendre conscience en déformant savamment l'anatomie de ses modèles, catholicisme. Cette imagerie religieuse se développe considérablement dans les Salons sous Louis-
en créant des figures fantastiques qui sont des phantasmes du désir plutôt que des imitations de la Philippe, en s'inspirant de Raphaël et des Bolonais du XVIIe siècle, et surtout du Guide. Les critiques
nature : « Voici une armée de doigts trop uniformément allongés en fuseaux et dont les extrémités contemporains ne voient en cette mode qu'une hypocrisie du parti de l'ordre. Le critique Alexandre
étroites oppriment les ongles [...] un nombril s'égare vers les côtes, là un sein qui pointe trop vers Descamps écrit en 1837 : « Nous ne sommes ni religieux ni dévots, mais il se répand sur la haute
l'aisselle [...] Le peintre supprime souvent le modelé ou l'amoindrit jusqu'à l'invisible, espérant ainsi société actuelle un parfum d'hypocrisie religieuse qui lui sied, rend les visages plus sérieux et tient
donner plus de valeur au contour, si bien que ses figures ont l'air de patrons d'une forme très- lieu de morale et de dévouement » (Rosenthal 86). Baudelaire constate à son tour la médiocrité de la
correcte, gonflés d'une matière molle et non vivante, étrangère à l'organisme humain » (Expo. Univ. peinture religieuse dans son Salon de 1859 : « A chaque nouvelle exposition, les critiques
1855, p. 965) (5). Ainsi le peintre qui n'hésite pas à ajouter quelques vertèbres supplémentaires à remarquent que les peintures religieuses font de plus en plus défaut. Je ne sais pas s'ils ont raison
l'odalisque issue de ses rêves manifeste la vérité latente de la peinture néoclassique : elle entendait quant au nombre ; mais certainement ils ne se trompent pas quant à la qualité » (1045). Plus loin,
témoigner pour l'histoire, elle n'a su créer que des figures de songes, irréelles et sans vie. C'est ainsi Baudelaire évoque : « ce capharnaüm de faux ex-voto, cette immense voie lactée de plâtreuses
que l'idéal héroïque de l'école davidienne apparaît aux yeux de Baudelaire comme une dépouille bêtises » (1048). Selon le poète toutefois, cette pauvreté d'inspiration n'est pas due à l'absence de la
vide, un accessoire de théâtre. Dans un article de1852, intitulé « L'École païenne » (repris avec foi mais plutôt à la débilité de l'imagination, le monde de la religion étant une poétique fiction — la
variantes en 1857 dans « Quelques caricaturistes français »), Baudelaire se déclare enthousiaste pour plus haute qui soit — forgée par l'imagination des hommes : « La religion étant la plus haute fiction
une série de gravures par Daumier, intitulée Histoire ancienne, qui caricaturent les héros de de l'esprit humain (je parle exprès comme en parlerait un athée professeur de beaux-arts, et rien

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n'en doit être conclu contre ma foi), elle réclame de ceux qui se vouent à l'expression de ses actes et évoquant les souffrances des chrétiens des catacombes. Selon Baudelaire, l'art philosophique de
de ses sentiments l'imagination la plus vigoureuse et les efforts les plus tendus. » (1045). L'Idéal, sans Chenavard est un art de la décadence, ce que semble confirmer le peintre lui-même puisqu'il divise
lequel l'homme tombe vertigineusement dans le gouffre du spleen, naît de l'imagination et du rêve, l'histoire de l'humanité en quatre âges, l'enfance, la virilité, l'âge moyen et la vieillesse, cette
et l'homme moderne se damne pour ne plus savoir rêver. Dans une lettre à Barbey d'Aurevilly de dernière correspondant « à la période dans laquelle nous entrerons prochainement et dont le
juillet 1860, Baudelaire propose à son ami, comme pour mieux faire ressortir l'ampleur de notre commencement est marqué par la suprématie de l'Amérique et de l'industrie » (1104). Cette
chute, une comparaison entre la peinture religieuse de la Renaissance, majestueuse, et celle de nos vieillesse de l'humanité est aussi le temps de l'hypertrophie de la connaissance et de l'épuisement de
modernes, accablante : « Je suis étonné que vous n'ayez pas pensé à faire par analogie, un parallèle l'imagination, c'est-à-dire de la création artistique. En ce sens, ajoute Baudelaire, Paul Chenavard est
entre la peinture soi-disant religieuse de ce temps-ci (véritable saloperie d'album) avec la vieille bien un peintre de son temps : « Chenavard est un grand esprit de décadence et il restera comme
peinture religieuse (Michel-Ange lui-même), écrasante de majesté » (220). Seul Delacroix, aux yeux signe monstrueux du temps » (1104). Baudelaire, pas plus que Hegel, ne croit possible une
de Baudelaire, échappe à ce verdict, même si sa religion semble celle, désespérée, de la mélancolie conciliation entre l'art et la philosophie : l'image artistique doit être suggestive, parler à l'imagination
et de la souffrance : « Delacroix seul sait faire de la religion [...] La tristesse sérieuse de son talent [il et non à la raison, et inversement le livre n'a pas besoin du secours de l'image : « Qu'est-ce que l'art
s'agit du Christ aux Oliviers, et d'un Saint Sébastien] convient parfaitement à notre religion, religion philosophique? C'est un art plastique qui a la prétention de remplacer le livre, c'est-à-dire de rivaliser
profondément triste, religion de la douleur universelle et qui, à cause de sa catholicité même, laisse avec l'imprimerie pour enseigner l'histoire, la morale et la philosophie » (1099). La beauté selon
une pleine liberté à l'individu et ne demande pas mieux que d'être célébrée dans le langage de Baudelaire ne doit pas être claire, elle n'enseigne ni ne signifie rien, et inversement, la philosophie
chacun, — s'il connaît la douleur et s'il est peintre » (Salon de 1846, 894). La seule religion que la par l'image ne peut être qu'une philosophie de pacotille, « un retour à l’imagerie nécessaire à
modernité puisse concevoir est une religion paradoxale puisqu'elle exprime sinon la mort, du moins l'enfance des peuples » (1099) : « Plus l'art voudra être philosophiquement clair, plus il se dégradera
l'absence de Dieu. Religion de la douleur et de l'agonie, le Christ au jardin des Olives demandant au et remontera vers l'hiéroglyphe enfantin ; plus au contraire l'art se détachera de l'enseignement, et
Père qu'on éloigne de lui ce calice, Sébastien agonisant percé de flèches tandis que Dieu semble plus il montera vers la beauté pure et désintéressée » (1100).
oublier le saint qui se meurt en son nom. La religion apparaît ainsi comme un approfondissement de C'est ainsi que toutes les voies nouvelles qui se proposent à l'art en ce milieu du XIXe siècle
la douleur et non comme un remède. Loin de restaurer l'Idéal perdu, elle semble en porter semblent autant d'impasses. L'héroïsme néoclassique, le revival de la peinture religieuse, enfin l'art
éternellement le deuil. mis au service de la philosophie, sont incapables de retrouver le secret perdu de la beauté. La source
Ni héroïque, ni religieux, l'Idéal ne pourrait-il être, fidèle cette fois à la leçon hégélienne (ou créatrice de l'imagination semble tarie : « Il est bon de hausser la voix et de crier haro sur la bêtise
plutôt infidèle, puisque là où paraît la philosophie l'art doit disparaître), philosophique? Peut-on contemporaine, s'exclame Baudelaire dans le préambule de son Salon de 1859, quand, à la même
concevoir un art philosophique? Sous ce titre précisément — L'art philosophique — Baudelaire nous époque où un ravissant tableau de Delacroix trouvait difficilement acheteur à mille francs, les figures
a laissé un essai inachevé sans doute rédigé en 1859. Il y est surtout question des peintres lyonnais imperceptibles de Meissonier se faisaient payer dix et vingt fois plus [...] Discrédit de l'imagination,
Paul Chenavard (1807-1895) et Louis Janmot (1814-1892). Louis Janmot est l'auteur du Poème de mépris du grand, amour (non, ce mot est trop beau), pratique exclusive du métier, telles sont, je
l'âme, série de dix-huit tableaux qu'il présente à l'exposition universelle de 1855, bien représentatif crois, quant à l'artiste, les raisons principales de son abaissement » (1029). Et quelques pages plus
du courant mystique qui s'épanouit dans la peinture lyonnaise dans les années 1840, en relation avec loin, avant le célèbre développement sur l'imagination, reine des facultés : « De jour en jour l'art
les préraphaélites anglais. Œuvre « trouble et confuse » selon Baudelaire, qui est pourtant sensible à diminue le respect de lui-même, se prosterne devant la réalité extérieure, et le peintre devient de
l'atmosphère fantastique du cycle symbolique, qui séduira plus tard les surréalistes. Le poète y plus en plus enclin à peindre, non pas ce qu'il rêve, mais ce qu'il voit. Cependant c'est un bonheur de
devine « un charme infini et difficile à décrire, quelque chose des douceurs de la solitude, de la rêver, et c'était une gloire d'exprimer ce qu'on rêvait ; mais que dis-je! connaît-il encore ce bonheur?
sacristie, de l'église et du cloître ; une mysticité inconsciente et infantile » (1105). Dans cette » (1036). Nous sommes en effet entrés dans la décrépitude de l'humanité, l'artiste moderne, frappé
peinture, la religion devient religiosité, et Janmot qui « n'est pas un cerveau philosophiquement d'une débilité de l'imagination, se résigne au réel et ne sait plus créer : « Ne savons-nous pas que la
solide » (1105), qui « a dû être marqué jeune par la bigoterie lyonnaise » (1104), affaiblit la mystique saison des Michel-Ange, des Raphaël, des Léonard de Vinci, disons même des Reynolds, est depuis
en une vague philosophie, trop peu systématique pour être vraiment philosophique, trop peu longtemps passée, et que le niveau intellectuel général des artistes a singulièrement baissé? » («
imaginative pour être vraiment artistique (« Il ne faut pas confondre la sensibilité de l'imagination L'Œuvre et la vie de Delacroix », 1865, p. 1117).
avec celle du cœur », 1105). Mais c'est surtout à Chenavard que Baudelaire entendait consacrer la Il faut donc réinventer l'art, retrouver la beauté au sein même de la modernité où elle
plus grande partie de son analyse. Ce peintre, ami de Delacroix, brillant causeur aux vastes semble s'être égarée. Inventer une beauté qui soit celle de la modernité, de la ville, de sa misère, la
connaissances, avait été chargé, à l'issue de la révolution de 48, de la décoration intérieure du paradoxale beauté d'un monde sans idéal, une beauté qui naîtrait de l'ennui même, du spleen et de
Panthéon, que la République voulait transformer en un temple de l'humanité. Le coup d'État du 2 son vertige, une beauté étrange, toujours bizarre, qui ferait éclore ses fleurs, non dans une utopie
décembre 1851, rendant l'église au culte catholique, mettra fin à ce projet, l'artiste ne se remettant céleste en laquelle plus personne ne croit, mais dans le mal même, et dans l'infini chagrin de
jamais de cet échec. Chenavard avait conçu un grandiose programme, « La palingénésie universelle l'homme moderne qui ne se console pas d'avoir été abandonné de Dieu. Dans le dernier poème en
», inspiré par la philosophie de Hegel et par les idées franc-maçonnes, qui devait représenter toute prose du Spleen de Paris (« Les bons chiens »), Baudelaire entonne l'éloge paradoxal, non de
l'histoire de l'humanité, depuis le chaos de l'origine jusqu'à la révolution française. Le musée de Lyon l'homme raisonnable et de ses exploits, mais des chiens crottés qui trottinent sur les trottoirs des
conserve des esquisses impressionnantes et surtout des toiles en grisaille, grandeur nature, villes dans l'indifférence du public, des chiens perdus abandonnés de leur maître (« Je chante le chien

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crotté, le chien pauvre, le chien sans domicile, le chien flâneur, le chien saltimbanque, le chien dont cette poésie sommaire. Pourtant, et « malgré de nombreuses négligences de langage et un lâché
l'instinct, comme celui du pauvre, du bohémien et de l'histrion, est merveilleusement aiguillonné par dans la forme vraiment inconcevables » (746), Baudelaire ne renie pas l'émotion de sa jeunesse : «
la nécessité, cette si bonne mère, cette vraie patronne des intelligences! », 307). Image dérisoire Pourquoi rougirais-je d'avouer que je fus profondément ému? » (742). L'utopie quarante-huitarde
sans doute du poète qui se meurt dans la solitude de la grande ville, mais plus encore manifeste pour aurait pu peut-être réconcilier la société et la poésie, le réel et l'Idéal (« Le grand secours que la
un nouvel art poétique qui entend faire naître la beauté des ordures qui jonchent le trottoir des cités Muse en tira, écrit-il encore à propos des chansons de Pierre Dupont, fut de ramener l'esprit du
modernes : « Arrière la muse académique! Je n'ai que faire de cette vieille bégueule. J'invoque la public vers la vraie poésie », 742), mais le cynisme du bonapartisme détruisit définitivement cette
muse familière, la citadine, la vivante, pour qu'elle m'aide à chanter les bons chiens, les pauvres espérance. Et la déception est d'autant plus grande que c'est le peuple lui-même qui, par le suffrage
chiens, les chiens crottés, ceux-là que chacun écarte, comme pestiférés et pouilleux, excepté le universel, a élu son propre tyran.
pauvre dont ils sont les associés, et le poète qui les regarde d'un œil fraternel » (307). Le coup d'État de 1851 convertit Baudelaire à une sorte de nihilisme, ou du moins
Cette Muse citadine, qui abhorre l'idylle champêtre et les sentiments fades, Muse des d'extrême pessimisme, dont la façade, et la façade seulement, est l'attitude provocatrice du dandy.
chiens errants et des pauvres qui sont à la rue, Baudelaire a pu croire un moment — un moment Que devient la poésie dans la prose du monde, comment être poète sous le Second Empire? Le
seulement — qu'elle pourrait être l'inspiratrice des émeutes populaires, et la poésie l'hymne des naufrage de l'Idéal conduit à la pensée d'une humanité naturellement déchue, marquée d'un péché
barricades. En cela encore, il est proche de Delacroix, dont l'attitude politique est celle d'un originel, qui se précipite volontairement dans les chaînes et dans le crime : « Il est impossible de
dandysme aristocratique, sans grande sympathie pour le lyrisme républicain ; c'est pourtant parcourir une gazette quelconque, de n'importe quel jour, ou quel mois ou quelle année, sans y
Delacroix qui peindra en 1830 La Liberté guidant le peuple, le premier tableau romantique qui rompt trouver à chaque ligne les signes de la perversité humaine la plus épouvantable, en même temps que
avec l'antiquité comme avec le Moyen Age et qui propose une image nouvelle pour une épopée les vanteries les plus surprenantes de probité, de bonté, de charité, et les affirmations les plus
moderne. Baudelaire a neuf ans en 1830, mais il en a vingt-sept en 1848, et la révolution de février effrontées relatives au progrès et à la civilisation. Tout journal, de la première ligne à la dernière,
l'enthousiasmera plus encore que les trois Glorieuses n'avaient enthousiasmé Delacroix, dont la n'est qu'un tissu d'horreurs [...] Tout, en ce monde, sue le crime : le journal, la muraille et le visage
participation aux événements avait été surtout sentimentale. En revanche Baudelaire sera enivré par de l'homme » (Mon cœur mis à nu, 1299). La ruine de l'utopie « fraternitaire » (« tous ces affolés qui
l'insurrection populaire de février 1848, atterré par la répression des journées de juin et terrifié par cherchent le bonheur dans le mouvement et dans une prostitution que je pourrais appeler
le coup d'État du 2 décembre 1851. Dans l'une des notes qui portent l'intitulé « Mon cœur mis à nu » fraternitaire, si je voulais parler la belle langue de mon siècle » : Spleen de Paris, XXII, « Le crépuscule
(7), en vue d'un livre qui aurait été une sorte de confession, projet qui n'a jamais abouti, Baudelaire du soir », 264) met à nu le mal radical de la nature humaine, et réfute définitivement l'optimisme des
écrit : « Mon ivresse en 1848. De quelle nature était cette ivresse? Goût de la vengeance. Plaisir Lumières. Au lendemain du 2 décembre, Baudelaire note rageusement les chapitres d'un ouvrage
naturel de la démolition. Ivresse littéraire ; souvenir des lectures [...] Les horreurs de Juin. Folie du qu'il intitulerait De quelques préjugés contemporains ; on y lit entre autres choses ceci : « De Jean-
peuple et folie de la bourgeoisie. Amour naturel du crime. Ma fureur au coup d'État. Combien j'ai Jacques — auteur sentimental et infâme. Des fausses Aurores » (616). On lit encore dans les
essuyé de coups de fusil. Encore un Bonaparte! quelle honte! » (1274). Et Baudelaire en effet s'est Journaux intimes : « De Maistre et Edgar Poe m'ont appris à raisonner » (1266). Une métaphysique
battu du côté des insurgés sur les barricades de juin. Dans une lettre à Ancelle du 5 mars 1852, il écrit du châtiment (selon Joseph de Maistre, la révolution est un sacrifice voulu par Dieu en expiation de
: « Vous ne m'avez pas vu au vote. C'est un parti pris chez moi. Le 2 décembre m'a physiquement nos péchés) et une esthétique de l'épouvante (le fantastique de Poe) se substituent à l'optimisme
dépolitiqué. Il n'y a plus d'idées générales. Que tout Paris soit orléaniste, c'est un fait, mais cela ne naturaliste du XVIIIe siècle. L'homme de la nature n'est qu'un monstre et l'espérance démocratique
me regarde pas. Si j'avais voté, je n'aurais pu voter que pour moi. Peut-être l'avenir appartient-il aux d'un progrès de l'humanité cède la place à la certitude aristocratique de la décadence : « Qu'est-ce
hommes déclassés? » (lettre n°26, p. 69). Ce « physiquement dépolitiqué » évoque une castration que le Progrès indéfini! qu'est-ce qu'une société qui n'est pas aristocratique! ce n'est pas une
symbolique, et l'on peut dire que l'échec de 48 est pour Baudelaire un échec de son être le plus société, ce me semble. Qu'est-ce que l'homme naturellement bon? où l'a-t-on connu? l'homme
intime, c'est-à-dire un échec de la poésie. Vers le mois d'août 1851, donc quelques mois avant le naturellement bon serait un monstre, je veux dire un Dieu » (lettre du 21-1-1856, p. 120). Or
coup d'État, il publie une préface aux Chants et chansons de Pierre Dupont, poète républicain. Après l'homme est loin d'être un dieu, il existe même un « Lucifer latent qui est installé dans tout cœur
avoir évoqué la pureté du poète par contraste avec la corruption du règne de Louis Philippe, « un humain » (« Théodore de Banville », 759). L'homme est donc naturellement mauvais, et Sade a
sentiment indomptable d'égalité » (607) et la « Marseillaise du travail », Baudelaire fait un éloge raison contre Rousseau (8).
dithyrambique du Chant des ouvriers que Dupont écrivit en 1846 : « Quand j'entendis cet admirable Comment être poète dans le Second Empire? Puisque le réel renie la poésie, la poésie doit
cri de douleur et de mélancolie, je fus ébloui et attendri. Il y avait tant d'années que nous attendions renier le réel, l'art doit substituer, à une nature irrémédiablement corrompue, une fiction qui charme
un peu de poésie forte et vraie! » (610). Il semble bien que Baudelaire identifie alors l'insurrection et enchante. Contre la platitude revendiquée par les artistes « réalistes » (« nous avons entendu
républicaine et le génie de la poésie : « Pierre Dupont est dans l'amour de la vertu et de l'humanité, parler d'un procédé littéraire appelé réalisme, — injure dégoûtante jetée à la face de tous les
et dans ce je ne sais quoi qui s'exhale incessamment de sa poésie, que j'appellerais volontiers le goût analystes, mot vague et élastique qui signifie pour le vulgaire, non pas une méthode nouvelle de
infini de la République » (612). Le poète est alors l'Inspiré, et par son chant se fait entendre la voix du création, mais une description minutieuse des accessoires » Madame Bovary, 651) Baudelaire
peuple : « Tout poète véritable doit être une incarnation » (606). Dix ans plus tard, au mois d'août demande à l'art de transfigurer le réel dans le rêve et l'utopie : « C'est une grande destinée que celle
1861, Baudelaire reprendra pour une revue son essai sur Pierre Dupont, mais en en modérant assez de la poésie! Joyeuse ou lamentable, elle porte toujours en soi le divin caractère utopique » (« Pierre
considérablement le ton. Le réalisme accablant du Second Empire révèle cruellement l'emphase de Dupont, I », 614). D'où le célèbre « Éloge du maquillage », dans Le peintre de la vie moderne (1182-

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1185) : la beauté, pour paraître, ne doit certes pas imiter la nature — « qui ne peut conseiller que le aventure poétique. La poésie, si elle veut relever le défi du réel et ne pas se contenter du maquillage
crime » (1183) — elle doit au contraire la nier par le maquillage et le costume et créer ainsi comme le du rêve, doit désormais cultiver « les fleurs du Mal » ; et le frontispice souhaité par Baudelaire pour
songe d'une surnature : « La femme est bien dans son droit, et même elle accomplit une espèce de son œuvre de poète, « un squelette arborescent, l'arbre de la science du bien et du mal, à l'ombre
devoir en s'appliquant à paraître magique et surnaturelle » (1184). De même, l'élégance provocante duquel fleurissent les sept péchés sous la forme de plantes allégoriques » (A Poulet-Malassis, fin août
du dandy qui, par l'extravagance de sa parure, ce que Baudelaire nomme « la haute spiritualité de la 1860, p. 227), pourrait être le frontispice de toute œuvre d'art qui prétendrait au titre de la
toilette » (1183), affiche son mépris pour la médiocrité des foules résignées sous le joug du despote modernité : « Ce frontispice n'est plus le nôtre, mais il va au livre d'une façon telle quelle ; il a ce
qu'elles se sont elles-mêmes donné. Loin d'être une « incarnation » de l'âme du peuple, comme privilège de s'adapter à n'importe quel livre, puisque toute littérature dérive du péché — Je parle
Baudelaire l'avait un temps espéré dans son premier article consacré à Pierre Dupont, l'artiste défie très sérieusement » (id. p. 224).
au contraire la société qui le rejette, il entre en résistance contre l'esprit du temps : « Les nations Dans un monde désormais voué à la platitude et à la banalité, l'effondrement de l'Idéal
n'ont de grands hommes que malgré elles, — comme les familles. Elles font tous leurs efforts pour condamne le poète à l'Ennui, c'est-à-dire à la dépression du sentiment vital dans l'abîme du Temps.
n'en pas avoir. Et ainsi, le grand homme a besoin, pour exister, de posséder une force d'attaque plus Tout, dans la modernité, porte le deuil d'un dieu disparu, d'une beauté défunte. La lumière lunaire,
grande que la force de résistance développée par des millions d'individus » (Fusées, 1252). Par goût aimée de Baudelaire, est la pâle clarté de la modernité, depuis que le soleil de la Beauté s'est éclipsé
de la provocation, Baudelaire va parfois même jusqu'à dire que le véritable ami des pauvres, loin (10). A propos de la mort de Delacroix, Baudelaire évoque la douleur du deuil : « Il y a dans un grand
d'être un philanthrope, est celui qui les fouette et les martyrise, les contraignant ainsi à sortir de leur deuil national un affaissement de vitalité générale, un obscurcissement de l'intellect qui ressemble à
inertie résignée : « En politique, le vrai saint est celui qui fouette et tue le peuple pour le bien du une éclipse solaire, imitation momentanée de la fin du monde » (L'Œuvre et la vie d'Eugène
peuple » (Fusées, 1252 ; également le poème en prose intitulé « Assommons les pauvres » du Spleen Delacroix, 1141). « Le monde va finir, prophétise encore Baudelaire dans Fusées. La seule raison pour
de Paris, 304-306). Il ne s'agit, après tout, que d'une violence imaginaire ; mais la violence que la laquelle il pourrait durer, c'est qu'il existe » (1262). "Américanisée" par le Progrès et par « l'ardeur
société exerce sur le poète, elle, est bien réelle : l'artiste est semblable à un vieux saltimbanque qui vers Plutus », l'humanité « se débattra péniblement dans les étreintes de l'animalité générale »
se meurt de désespoir dans un coin oublié de la fête foraine : « Je viens de voir l'image du vieil (1263-64). Les révolutions soulèvent les peuples, que la volonté générale anime. La faillite de l'Idéal
homme de lettres qui a survécu à la génération dont il fut le brillant amuseur ; du vieux poète sans enfante la foule, que définit non son dynamisme mais au contraire son inertie, masse indifférenciée
amis, sans famille, sans enfants, dégradé par sa misère et par l'ingratitude publique, et dans la en laquelle chaque individu, ayant renoncé à devenir lui-même, se résigne au conformisme du
baraque de qui le monde oublieux ne veut plus entrer! » (Spleen de Paris, « Le vieux saltimbanque », modèle standard. L'Ancien Régime distinguait entre les états et les métiers ; l'individu moderne se
249). Exil terrible du poète dans un monde sans beauté et sans idéal, qui ne peut que rêver d'un fond dans la foule monotone des identiques. On pense à Tocqueville (que Baudelaire ne cite jamais) :
autre monde et inviter au voyage en utopie : « ne jamais sentir le courant de la vie ambiante, ne la République moderne dégénère dans le despotisme de la majorité, et l'égalité finit par contredire la
jamais voir le spectacle de la vie, la grotesquerie perpétuelle de la bête humaine, la nauséabonde liberté. Le vêtement porte la marque de ce deuil universel qui est aussi un dégoût de vivre : l'homme
niaiserie de la femme, etc. » (« Théodore de Banville », 738). L'artiste se renie donc lui-même en moderne, affublé du complet-veston noir, est uniformément travesti en employé des pompes
préférant le réel au rêve, en refusant l'évasion vers l'imaginaire, n'importe où mais ailleurs : « funèbres : « Et cependant, n'a-t-il pas sa beauté et son charme indigène, cet habit tant victimé?
Emporte-moi, wagon! enlève-moi, frégate!/Loin! loin! ici la boue est faite de nos pleurs! » (« Mœsta N'est-il pas l'habit nécessaire de notre époque, souffrante et portant jusque sur ses épaules noires et
et errabunda », Les Fleurs du Mal, 61). « De jour en jour, l'art diminue le respect de lui-même, se maigres le symbole d'un deuil perpétuel ? Remarquez bien que l'habit noir et la redingote non
prosterne devant la réalité extérieure, et le peintre devient de plus en plus enclin à peindre, non pas seulement ont leur beauté politique, qui est l'expression de l'égalité universelle, mais encore leur
ce qu'il rêve, mais ce qu'il voit. Cependant c'est un bonheur de rêver, et c'était une gloire d'exprimer beauté poétique, qui est l'expression de l'âme publique ; — une immense défilade de croque-morts,
ce qu'on rêvait ; mais que dis-je! connaît-il encore ce bonheur? » (Salon de 1859, 1036). Aussi la « croque-morts politiques, croque-morts amoureux, croque-morts bourgeois. Nous célébrons tous
reine des facultés » (Salon de 1859) sera, pour l'artiste, l'imagination qui enfante le rêve et réfute la quelque enterrement » (Salon de 1846, 950) (11). Prisonnier dans ce monde de la banalité, confiné
réalité. dans la résignation universelle, le poète rêve d'un ailleurs impossible et étouffe en ce cachot.
Pourtant, cette esthétique de la fiction envoûtante est incertaine et fragile : l'art n'est-il qu'un
beau décor, et suffit-il de « maquiller » le réel pour s'en affranchir? Si la poésie se résigne à n'être
qu'une illusion, elle renonce aussi à la vérité, et n'est plus donc qu'un songe fallacieux. Baudelaire est NOTES
conscient qu'un tel art pourrait bien n'être qu'un trucage, le bariolage séduisant de la grisaille du
1- On attribue en effet à Baudelaire l'invention du mot « modernité », non qu'il soit le premier à l'employer, puisqu'on le trouve déjà
monde. S'il est possible de sauver encore la poésie, alors il faudra chercher le vestige de la beauté chez Chateaubriand, mais parce qu'il fut le premier à en formuler l'énigme et le caractère paradoxal du point de vue esthétique (dans Le
dans la laideur du monde moderne. Et si le Mal est tout ce qui nous reste après la ruine de l'idéal et peintre de la vie moderne). Il vaut pourtant la peine de se rapporter au passage où, pour la première fois, apparait le substantif (Mémoires
d’Outre-tombe, publication dans La Presse de 1848 à 1850 : III, livre 37, chap. 5). En route vers Prague pour rendre visite au roi détrôné
la chute des anges, alors c'est dans le Mal que le poète doit cueillir les fleurs nouvelles de la Charles X qui s’est réfugié dans le château des rois de Bohême, Chateaubriand passe la douane wurtembergeoise : « La vulgarité, la
modernité. « Il faut être absolument moderne » écrira Rimbaud dans Une saison en enfer (1873, modernité de la douane et du passeport contrastaient avec l'orage, la porte gothique, le son du cor et le bruit du torrent », note-t-il.
Garnier 241). En choisissant, non de se détourner de la modernité, mais de l'approfondir au contraire L’écrivain lui-même se pense placé à la charnière de deux mondes, l’ancien que la révolution a détruit, et le nouveau que celui qui fut
ministre de Charles X considère avec circonspection. Chateaubriand est précisément sur le point de rendre visite au dernier des rois de
pour trouver, au sein de sa laideur, une beauté nouvelle, et de l'or dans sa boue, le projet France (les Orléans sont illégitimes à ses yeux), qu’il décrira magnifiquement comme une sorte de spectre vivant prisonnier sous les voûtes
baudelairien devient unique et sans précédent (9). C'est seulement alors que commence sa véritable d’un château qui semble hors du temps. Il transforme ainsi poétiquement cette douane en passage d’un seuil fantastique, comme s’il était

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possible de régresser dans le temps et de voyager dans le passé. Deux mondes s’affrontent donc : la bureaucratie de l’état moderne, la « cette statue, sinon il lui aurait été facile d’éviter ce défaut apparent. Ainsi, d’un examen complet de ses beautés, nous pouvons conclure à
vulgarité » l’emportant désormais sur le raffinement de la vie aristocratique, d’une part ; et de l’autre la poésie médiévale et romanesque bon droit que ce qu’on a toujours jugé si mystérieusement excellent dans son ensemble est dû à ce qui paraît être un défaut de l’une de
de l’ancien temps, figuré sur cette scène par le décor médiéval tel que le romantisme se plaisait à le rêver : une croisée d’ogives, l’orage ses parties ».
des grandes passions, le son du cor qui se perd dans le lointain comme la voix du passé, et le bruit du torrent qui témoigne de la vie de la
terre. Pour cet écrivain qui se penche avec nostalgie sur un passé dont il ne reste que des décombres (mais il saura encore décrire 6- On trouve quelque chose de semblable dans l’Histoire de la peinture italienne (1817) de Stendhal : « Jusqu’à quand, dans les arts,
superbement les promesses de l’avenir dans l’épilogue des Mémoires), la modernité est le règne de l’Etat et de ses administrateurs, notre caractère sera-t-il enfoui sous l’imitation ? Nous, le plus grand peuple qui ait jamais existé (oui, même après 1815), nous imitons les
l’anonymat bureaucratique qui a pris le relais de l’engagement personnel sur lequel était fondée la société médiévale, l’indifférence petites peuplades de la Grèce, qui pouvaient à peine former ensemble deux ou trois millions d’habitants. Quand verrai-je un peuple élevé
tatillonne des fonctionnaires qui a supplanté l’individualité pleine de morgue de l’aristocrate. Entre l’ancien et le nouveau, le formidable sur la seule connaissance de l’utile et du nuisible, sans Juifs, sans Grecs, sans Romains ? Au reste, à notre insu cette révolution commence.
cataclysme de la révolution française marque la césure. La douane de Wurtemberg est un seuil pour l’histoire. Quant à Baudelaire lui- Nous nous croyons de fidèles adorateurs des anciens, mais nous avons trop d’esprit pour admettre, dans la beauté de l’homme, leur
même, il passe dès après sa mort pour l'inventeur de la « modernité » dans le domaine des arts, tant sa poésie semble emblématique du système, avec toutes ses conséquences » (chap. CXXV, « Folio », p. 331).
nouveau style. Commentant pour le Salon de 1873 un tableau de Manet intitulé Le Repos (il s'agit d'un portrait de Berthe Morisot
mélancolique), Théodore de Banville écrivait : « ce portrait attirant [...] qui s'impose à l'esprit par un caractère intense de modernité — que 7- Ce titre a été suggéré à Baudelaire par l’une des « marginalia » d’Edgar Poe : « S’il prenait à un homme ambitieux l’envie de
l'on me pardonne ce barbarisme devenu indispensable!... Baudelaire avait bien raison d'estimer la peinture de Manet, car cet artiste, révolutionner, d’un seul coup, l’univers de la pensée humaine, de l’opinion humaine et du sentiment humain, l’occasion est là, la route de
patient et délicat, est le seul peut-être chez qui l'on retrouve ce sentiment raffiné de la vie moderne qui fait l'exquise originalité des Fleurs la renommée immortelle s’ouvre devant lui, droite et sans embarras. Tout ce qu’il a à faire et d’écrire et de publier un tout petit livre. Le
du Mal » (Catal. Manet expo 1983, p. 317-318). titre devrait en être simple, quelques mots ordinaires : "Mon cœur mis à nu" [My heart laid bare]. Mais ce petit livre devrait être fidèle à
son titre » (E. A. Poe, Contes, essais, poèmes, Laffont, « Bouquins », 1989, p. 1097).
2- La lettre de Diderot, adressée à Sophie Volland, est envoyée du Grandval le 31 octobre 1760 (et non, comme on le lit parfois, du 28
octobre 1760) : Lettres à Sophie Volland, Garnier, tome XVIII, 1875-77, p. 530-536. Elle commence par ces mots : « Vous ne savez pas ce 8-« C’est elle [la nature] aussi qui pousse l’homme à tuer son semblable, à le manger, à le séquestrer, à le torturer ; car, sitôt que nous
que c’est que le spline, ou les vapeurs anglaises ; je ne le savais pas non plus. Je le demandai à notre Écossais [il s'agit du Père Hoop] dans sortons de l’ordre des nécessités et des besoins pour entrer dans celui du luxe et des plaisirs, nous voyons que la nature ne peut conseiller
notre dernière promenade, et voici ce qu’il me répondit : "Je sens depuis vingt ans un malaise général, plus ou moins fâcheux ; je n’ai que le crime. C’est cette infaillible nature qui a créé le parricide et l’anthropophagie, et mille autres abominations que la pudeur et la
jamais la tête libre. Elle est quelquefois si lourde que c’est comme un poids qui vous tire en devant, et qui vous entraînerait d’une fenêtre délicatesse nous empêchent de nommer » (Le Peintre de la vie moderne, p. 1183).
dans la rue, ou au fond d’une rivière, si on était sur le bord. J’ai des idées noires, de la tristesse et de l’ennui ; je me trouve mal partout, je
ne veux rien, je ne saurais vouloir, je cherche à m’amuser et à m’occuper, inutilement ; la gaieté des autres m’afflige, je souffre à les 9- L'alchimie poétique est une opération de transmutation qui fait éclore des fleurs dans le mal et des pépites d'or dans la boue. Dans
entendre rire ou parler. Connaissez-vous cette espèce de stupidité ou de mauvaise humeur qu’on éprouve en se réveillant après avoir trop un projet de poème pour servir d'épilogue pour la seconde édition des Fleurs du Mal, Baudelaire écrit : « Anges revêtus d'or, de pourpre et
dormi ? Voilà mon état ordinaire, la vie m’est en dégoût ; les moindres variations dans l’atmosphère me sont comme des secousses d’hyacinthe,/O vous, soyez témoins que j'ai fait mon devoir/Comme un parfait chimiste et comme une âme sainte./Car j'ai de chaque
violentes ; je ne saurais rester en place, il faut que j’aille sans savoir où. C’est comme cela que j’ai fait le tour du monde. Je dors mal, je chose extrait la quintessence,/Tu m'as donné ta boue et j'en ai fait de l'or. » (180). Un fragment de vers noté sans doute en vue de ce
manque d’appétit, je ne saurais digérer, je ne suis bien que dans un coche. Je suis tout au rebours des autres : je me déplais à ce qu’ils poème écrivait : « J’ai pétri de la boue et j’en ai fait de l’or » (Pléiade, « Bribes », p. 178). Ne peut-on deviner ici une réminiscence inversée
aiment, j’aime ce qui leur déplaît ; il y a des jours où je hais la lumière, d’autres fois elle me rassure, et si j’entrais subitement dans les de la prophétie du prêtre Joad dans l’Athalie de Racine : « Comment en un plomb vil l’or pur s’est-il changé ? » (III, 7) ?
ténèbres, je croirais tomber dans un gouffre. Mes nuits sont agitées de mille rêves bizarres : imaginez que l’avant-dernière je me croyais
marié à Mme R..... Je n’ai jamais connu un pareil désespoir. Je suis vieux, caduc, impotent ; quel démon m’a poussé à cela ? Que ferai-je de 10- « La Lune, qui est le caprice même, regarda par la fenêtre pendant que tu dormais dans ton berceau, et se dit: "Cette enfant me
cette jeune femme-là ? Que fera-t-elle de moi ? [...] Monsieur, ajoutait-il encore avec une exclamation qui me déchirait l’âme, j’ai été gai, plaît." Et elle descendit moelleusement son escalier de nuages et passa sans bruit à travers les vitres. Puis elle s'étendit sur toi avec la
je volais comme vous sur la terre, je jouissais d’un beau jour, d’une belle femme, d’un bon livre, d’une belle promenade, d’une tendresse souple d'une mère, et elle déposa ses couleurs sur ta face. Tes prunelles en sont restées vertes, et tes joues extraordinairement
conversation douce, du spectacle de la nature, de l’entretien des hommes sages, de la comédie des fous : je me souviens encore de ce pâles. C'est en contemplant cette visiteuse que tes yeux se sont si bizarrement agrandis; et elle t'a si tendrement serrée à la gorge que tu
bonheur ; je sens qu’il faut y renoncer". » Nous sommes en 1760, et Diderot ne connaissait pas le sens du mot spleen. Il avait été pourtant en as gardé pour toujours l'envie de pleurer », Le Spleen de Paris, poème en prose n° 37, « Les bienfaits de la lune ».
mis à la mode, dans un poème de Feutry, Le Temple de la mort (1753), ainsi que dans un conte de Pierre-Victor de Besenval, intitulé
précisément Le Spleen (1757). Chateaubriand connaît le mot et l’emploie dans son sens moderne dans les Mémoires d’Outre-tombe : « Je 11- Dans le superbe chapitre II de La Confession d’un enfant du siècle (1836), Musset développait déjà la même idée : « Qu’on ne s’y
dois demander pardon à mes amis de l'amertume de quelques-unes de mes pensées. Je ne sais rire que des lèvres, j'ai le spleen, tristesse trompe pas : ce vêtement noir que portent les hommes de notre temps est un symbole terrible ; pour en venir là, il a fallu que les armures
physique, véritable maladie ; quiconque a lu ces Mémoires a vu quel a été mon sort. Je n'étais pas à une nagée du sein de ma mère, que tombassent pièce à pièce et les broderies fleur à fleur. C’est la raison humaine qui a renversé toutes les illusions ; mais elle en porte elle-
déjà les tourments m'avaient assailli. J'ai erré de naufrage en naufrage ; je sens une malédiction sur ma vie, poids trop pesant pour cette même le deuil, afin qu’on la console » (« Folio », 1973, p. 28).
cahute de roseaux. » (Livre de poche, III, 405). Bien avant Chateaubriand, Hoffmann, dans les Kreisleriana (1814-15), fait allusion à « la folie
splénétique de Kreisler », qui se dissipe dans « l’Eden musical » (Les Romantiques allemands, Pléiade, I, 934). Sur le « spleen » chez
Baudelaire, on lira le bel article de Guy Sagnes, « Baudelaire, spleen, ennui, mélancolie » dans Le Magazine littéraire, n° 273, janvier 1990.
Noble mélancolie inspirée par la désertion de l’Idéal chez Chateaubriand, le spleen devient chez Baudelaire un vice : « La nouveauté du
prologue des Fleurs du mal est d'avoir déclaré que l'Ennui est un Vice. Le goût sournois de la destruction n'est plus ce rêve fou que Gautier
réservait à " l'ennui des vieux Césars " ; il est l'instinct de chacun. Le signe de l'élection divine est devenu celui de l'élection satanique.
L'Ennui est le théâtre du sadisme. »

3- Guy Sagnes, « Baudelaire, spleen, ennui, mélancolie », Le Magazine littéraire, n° 273, janvier 1990.

4- Sur l'épouvante que le suicide de Gérard de Nerval inspire à Baudelaire, voir l'émouvant témoignage de Catulle Mendès rapporté
par Michel Butor dans Histoire extraordinaire, essai sur un rêve de Baudelaire, p. 239.

5- La subtile perversion qu’Ingres fait subir au modèle classique l’érotise insidieusement, et substitue à la nature un monstre né du
désir : « Le fusain de monsieur Ingres poursuit la grâce jusqu’au monstre : jamais assez souple et longue l’échine, ni le col assez flexible, et
les cuisses assez lisses, et toutes les courbes du corps assez conductrices du regard qui les enveloppe et les touche plus qu’il ne les voit.
L’Odalisque tient du plésiosaure, donne à rêver de ce qu’une sélection bien dirigée eût fait d’une race de femmes spécialisées depuis des
siècles dans le plaisir, comme le cheval anglais l’est dans la course » Valéry, Degas, danse, dessin, Gallimard, « Idées/arts », p. 103.
Remarquons qu’au XVIIIe siècle déjà, Hogarth (Analyse de la beauté, ENSBA 1991, p. 123) notait que l’extrême beauté de l’Apollon du
Belvédère tenait à une déformation subtile des proportions qui sont dans la nature : « Les cuisses et les jambes de l’Apollon sont trop
longues et trop grosses […] Or, quoique souvent dans les plus beaux ouvrages les plus nobles parties soient souvent négligées, cela ne peut
cependant pas être le cas dans une statue d’ailleurs si admirable, dont l’exactitude des proportions doit être l’une des plus essentielles
beautés. Il faut donc supposer que ces parties ont été allongées et grossies à dessein par l’artiste, pour produire l’inexplicable effet de

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muscles de son visage se mettent à jouer subitement comme une horloge à midi ou un joujou à
ressorts? [...] On trouvera au fond de la pensée du rieur un certain orgueil inconscient. C'est là le
point de départ : moi, je ne tombe pas ; moi, je marche droit ; moi, mon pied est ferme et assuré »
(980-81). N'est-ce pas ainsi que l'albatros fait rire les « hommes d'équipage »? La mécanique du rire
(comme celle d'une horloge ou celle d'un joujou à ressorts) est proche de la folie : elle est le spasme
qui saisit le damné devant le spectacle de sa propre damnation, de sa propre Chute. Le rire naît
toujours de la chute dans l'animalité de la créature qui porte l'image de Dieu : « Le rire est
essentiellement contradictoire, c'est-à-dire qu'il est à la fois signe d'une grandeur infinie et d'une
misère infinie, misère relativement à l'Etre absolu dont il possède la conception, grandeur infinie
relativement aux animaux. C'est du choc perpétuel de ces deux infinis que se dégage le rire » (982).
En 1857, Baudelaire consacre une longue étude aux caricaturistes français et étrangers, dans laquelle
il prononce un magnifique éloge de Daumier. Si l'humanité moderne se prête si bien à
l'interprétation grotesque de la caricature, c'est parce que nous nous réjouissons cruellement de sa
chute dans l'animalité et la bêtise. La caricature transforme le visage humain en trogne et la trogne
occupe le milieu entre le visage de notre frère en Jésus-Christ et la gueule de la bête. La faillite de
l'Idéal provoque une insidieuse animalisation de l'homme. Flaubert se voudra le grand portraitiste de
la bêtise bourgeoise : il ne s'agit pas d'un trait de psychologie, mais du destin de l'Esprit. Baudelaire
lui-même n’ignore pas ce péril : « J'ai cultivé mon hystérie avec jouissance et terreur. Maintenant, j'ai
toujours le vertige, et aujourd'hui, 23 janvier 1862, j'ai subi un singulier avertissement, j'ai senti
passer sur moi le vent de l'aile de l'imbécillité » (Hygiène, Pléiade p. 1265).
Cet engluement de l'Esprit dans un réel sans esprit, de l'humanité dans la bêtise, provoque
sans doute le rire par surprise, mais engendre l'Ennui par habitude. L'Ennui est la souffrance de l'âme
qui se sent tomber irréversiblement dans la stupidité de la bête. Si l'Ennui est la grande passion des
Modernes, c'est parce qu'il exprime l'angoisse de l'Esprit qui fait l'expérience de son ensevelissement
dans la bêtise. L’ennui est la désagrégation de l’âme qui subit l’attraction du néant : « Moi, mon âme
La Beauté des Modernes
est fêlée, et lorsqu'en ses ennuis/Elle veut de ses chants peupler l'air froid des nuits,/Il arrive souvent
que sa voix affaiblie/Semble le râle épais d'un blessé qu'on oublie/Au bord d'un lac de sang, sous un
2- De la damnation du Spleen à la rédemption des Correspondances
grand tas de morts,/Et qui meurt, sans bouger, dans d'immenses efforts » (« La cloche fêlée », Fleurs
du mal, « Spleen et idéal »).Alors l'Esprit se sent étouffer entre « un ciel bas et lourd [qui] pèse
comme un couvercle/Sur l’esprit gémissant en proie aux longs ennuis » et « la terre [qui] est changée
en un cachot humide » (FdM, n° 78, « Spleen », 70-71). Il faut donc quitter ce monde, maudit au Ciel
Cette faillite de l'Idéal prend alors chez Baudelaire la dimension d'une catastrophe
comme sur la Terre, partir ailleurs, « Plonger au fond du gouffre, enfer ou Ciel qu'importe?/Au fond
métaphysique. Certes, elle peut être interprétée dans le registre comique (Feydeau, dont Baudelaire
de l'Inconnu pour trouver du nouveau! » (« Le Voyage », deux derniers vers). Où se trouve pourtant
a bien connu le père, Labiche, Courteline, feront rire en montrant les compromissions et les démêlés
la voie de l'évasion? Le voyage ne conduit pas vers un autre monde, il n'est qu'une errance ennuyée
de l'animal bourgeois), et Hegel avait déjà reconnu, dans l'individualisme aveugle de la société
en celui-ci : « Nous nous sommes souvent ennuyés, comme ici » (« Le Voyage », IV, 124), confient les
bourgeoise, le thème comique des temps modernes. Mais de même que Hegel devinait, sous le
voyageurs ; et encore : « Nous avons vu partout, et sans l'avoir cherché,/Du haut jusques en bas de
spectacle de la comédie, la mélancolie de la solitude, de même Baudelaire pressent ce qu'il peut y
l'échelle fatale,/Le spectacle ennuyeux de l'immortel péché » (« Le Voyage », VI, 125).
avoir de damnation dans le rire des modernes. Le rire, dont on dit parfois qu'il est diabolique, peut
Il se peut alors que l'Ennui, qui est la cause de la damnation, soit aussi celle de la
être familier du mal. Dans un essai publié pour la première fois en 1855, De l'essence du rire et
Rédemption. La souffrance de la Mélancolie vient de ce qu'elle est un acte de conscience, que le
généralement du comique dans les arts plastiques, Baudelaire, qui pense en vérité à l'art de la
sujet mélancolique réfléchit sa propre chute dans le néant, qu'il s'abîme lui-même dans le miroir de
caricature tel qu'il fleurit depuis Louis Philippe, dénonce la malignité latente qui se dissimule sous les
sa conscience. Comme Jean Starobinski l'a bien montré, la figure de la Mélancolie contemple souvent
éclats du rire. Le rire est toujours motivé par l'orgueil d'un moi spectateur qui se distingue et se juge
chez Baudelaire son image au miroir. Ainsi dans ce passage du Salon de 1859, où Baudelaire évoque
supérieur à son semblable affligé d'une infirmité : je ris de l'animalité des autres, réconfortant ainsi
une rêveuse pétrifiée par la Mélancolie en laquelle il reconnaît la sœur du poète : « Au détour d'un
en moi l'idée d'humanité, et témoignant en vérité d'une cruelle bêtise : « Qu'y a-t-il de si réjouissant
bosquet, abritée sous de lourds ombrages, l'éternelle Mélancolie mire son visage auguste dans les
dans le spectacle d'un homme qui tombe sur la glace ou le pavé, qui trébuche au bout d'un trottoir,
eaux d'un bassin, immobiles comme elle. Et le rêveur qui passe, attristé et charmé, contemplant
pour que la face de son frère en Jésus-Christ se contracte d'une façon désordonnée, pour que les

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cette grande figure aux membres robustes, mais alanguis par une peine secrète, dit : Voilà ma sœur! qu'exerce sur lui l'eau immobile comme le cristal du miroir où, hypnotisé, il tend à s'engloutir : «
» (1085) (1). Cette femme est ma sœur par l'Ennui, comme le lecteur des Fleurs du mal est le frère du L'eau [pour la perception hypertrophiée du haschischin] s'étale comme une véritable enchanteresse
poète par l'Ennui : « C'est l'Ennui! — l'œil chargé d'un pleur involontaire,/Il rêve d'échafauds en et, bien que je ne crois pas beaucoup aux folies furieuses causées par le haschisch, je n'affirmerais
fumant son houka./Tu le connais, lecteur, ce monstre délicat,/— Hypocrite lecteur, — mon pas que la contemplation d'un gouffre limpide fût tout à fait sans danger pour un esprit amoureux de
semblable, — mon frère! » (« Au lecteur », 6). Cette contemplation muette cède cependant à l'espace et du cristal, et que la vieille fable de l'Ondine ne pût devenir pour l'enthousiaste une
l'attraction du néant en laquelle consiste précisément le vertige de l'Ennui et, au terme de cette tragique réalité » (377).
absorption dans l'image, le sujet disparaît dans le tableau et s'annule lui-même dans un état de pure Dans un tel état, le sujet poétique n'est plus devant le monde, il devient, par identification,
contemplation. Avec la conscience disparaît aussi la souffrance, mais apparaît en même temps une monde lui-même. Aussi n'a-t-il plus à le nommer ; le monde se nomme en quelque sorte lui-même, il
vie nouvelle aux yeux du spectateur qui regarde le monde mais n'est plus de ce monde. devient discours autonome, et tous les phénomènes, dans la symphonie exacerbée des sensations,
Cette expérience étrange, qui est celle d'un avènement du monde réciproque à se répondent et correspondent mystérieusement : « Les parfums, les couleurs et les sons se
l'annulation du sujet, c'est sans doute dans Le Poème du haschisch (Les Paradis artificiels, 1860) répondent ». Le célèbre poème « Correspondances » (FdM, n° IV) trouve dans « Le Poème du
qu'elle est le plus richement décrite. L'usage des stupéfiants convertit l'apparence en une haschisch », seul texte en lequel Baudelaire cite explicitement ses sources, la formulation de sa
hallucination en laquelle le sujet s'absorbe et s'anéantit. En ces moments où la subjectivité, devenue véritable théorie : l'ivresse provoquée par les stupéfiants révèle au regard émerveillé du sujet
« clair miroir du monde » (Schopenhauer), est pure spectatrice délivrée de toutes souffrances, le spectateur que « la Nature est un temple où de vivants piliers/Laissent parfois sortir de confuses
temps se dilate et prend les proportions de l'éternité. L’opium, et plus encore cet opium superlatif paroles » (3). La correspondance, l'analogie, l'allégorie, sont les illuminations de l'hallucination : «
qu’est la poésie, a en effet ce pouvoir étrange de dilater le temps comme l’espace et de leur conférer Cependant se développe cet état mystérieux et temporaire de l'esprit, où la profondeur de la vie,
une inquiétante présence : « L'opium agrandit ce qui n'a pas de bornes,/Allonge hérissée de ses problèmes multiples, se révèle tout entière dans le spectacle, si naturel et si trivial
l'illimité,/Approfondit le temps, creuse la volupté,/Et de plaisirs noirs et mornes/Remplit l'âme au qu'il soit, qu'on a sous les yeux, — où le premier objet venu devient symbole parlant. Fourier et
delà de sa capacité. » (Le Poison). L'hallucination due aux stupéfiants provoque un état Swedenborg, l'un avec ses analogies, l'autre avec ses correspondances, se sont incarnés dans le
d'hyperesthésie qui multiplie les facultés sensibles du sujet tout en le rendant insensible à sa propre végétal et l'animal qui tombent sous votre regard et, au lieu d'enseigner par la voix, ils vous
existence : « Il arrive quelquefois que la personnalité disparaît et que l'objectivité, qui est le propre endoctrinent par la forme et par la couleur. L'intelligence de l'allégorie prend en vous des
des poètes panthéistes, se développe en vous si anormalement que la contemplation des objets proportions à vous-même inconnues ; nous noterons, en passant, que l'allégorie, ce genre si spirituel,
extérieurs vous fait oublier votre propre existence, et que vous confondez bientôt avec eux. » (Le que les peintres maladroits nous ont accoutumés à mépriser, mais qui est vraiment l'une des formes
poème du haschisch, 365). L'absorption se fait alors par identification et l'halluciné devient l'objet qui primitives et les plus naturelles de la poésie, reprend sa domination légitime dans l'intelligence
apparaît sous ses yeux : « Votre œil se fixe sur un arbre harmonieux, courbé par le vent ; dans illuminée par l'ivresse » (« Le Poème du haschisch », 376) (4). Dans le végétal et dans l'animal, non
quelques secondes, ce qui ne serait dans le cerveau d'un poète qu'une comparaison fort naturelle dans l'humain : celui qui cède à l'hypnose renonce à l'esprit et tombe dans la bête ; mais la magie de
deviendra dans le vôtre une réalité. Vous prêtez d'abord à l'arbre votre passion, votre désir ou votre l'hallucination réussit une transfiguration de la bêtise en poésie, et régénère le monde en faisant se
mélancolie ; ses gémissements et ses oscillations deviennent les vôtres, et bientôt vous êtes l'arbre. lever sur lui le soleil énigmatique de l'allégorie.
De même, l'oiseau qui plane au fond de l'azur représente d'abord l'immortelle envie de planer au- Dans un essai sur Victor Hugo, rédigé en 1861 pour la Revue fantaisiste, Baudelaire revient
dessus des choses humaines ; mais déjà vous êtes l'oiseau lui-même » (ibid.). L'objet, par la magie de sur ce double héritage de Fourier et de Swedenborg. Il diminue la part qui revient à Fourier : «
l'hallucination, devient l'allégorie du sujet. Cette rêverie qui conduit le sujet à s'annuler par Fourier est venu un jour, trop pompeusement, nous révéler les mystères de l'analogie. Je ne nie pas
identification dans le spectacle du monde fait penser au rêveur solitaire de la cinquième Promenade. la valeur de quelques-unes de ses minutieuses découvertes, bien que je crois que son cerveau était
Dans le chapitre IV du Poème du haschisch, intitulé « L'Homme-Dieu » (signifiant par là l'ivresse trop épris d'exactitude matérielle pour ne pas commettre d'erreurs et pour atteindre d'emblée la
infinie qui se saisit du rêveur aux yeux duquel le monde entier n'est plus qu'un spectacle qui se certitude morale de l'intuition » (704-705). Il se peut que la publication posthume de L'Harmonie
déroule pour lui, et pour lui seul), Baudelaire compare le délire des grandeurs du fumeur de universelle et le phalanstère, en 1849, ait frappé Baudelaire, l'ivresse de 48 aidant à ce transfert, bien
haschisch (car l'annulation du sujet conscient de lui-même provoque paradoxalement une que la dite harmonie, établie d'après la loi de l'attraction universelle de Newton, soit celle des
amplification du sentiment d'existence, dilaté maintenant à l'échelle du cosmos), qui lui fait s'écrier : passions et des caractères plutôt que celle de la Nature elle-même. Dans une lettre à Alphonse
« Je suis le plus vertueux de tous les hommes », à l'ivresse de l'enthousiasme selon Rousseau : « Cela Toussenel, un disciple de Fourier, du 21 janvier 1856, Baudelaire, évoquant à nouveau le thème de «
ne vous fait-il pas souvenir de Jean-Jacques, qui, lui aussi, après s'être confessé à l'univers, non sans l'analogie universelle », se réfère à Swedenborg (« ce qu'une religion mystique appelle la
une certaine volupté, a osé pousser le même cri de triomphe (ou du moins la différence est bien correspondance ») et raille son correspondant pour s'être aliéné à son maître : « Vous êtes un vrai
petite) avec la même sincérité et la même conviction? [...] Jean-Jacques s'était enivré sans haschisch esprit égaré dans une secte. En somme, qu'est-ce que vous devez à Fourier? Rien, ou peu de choses »
» (381-82) (2). Cette expansion imaginaire de la sphère d'existence, forme pathologique du (120). Dans le même article sur Victor Hugo plus haut cité, Baudelaire, établissant la généalogie des
sentiment du sublime, lui-même hyperbole, menacée de Schwärmerei, du sentiment esthétique, correspondances et dépréciant Fourier, fait en revanche l'éloge de Swedenborg : « D'ailleurs
s'accomplit précisément en ce point où la conscience s'abolit, cédant à l'attrait du néant, dans le Swedenborg, qui possédait une âme bien plus grande, nous avait déjà enseigné que le ciel est un très
miroir de Mélancolie. Et Baudelaire de mettre en garde le fumeur de haschisch contre la fascination grand homme ; que tout, forme, mouvement, nombre, couleur, parfum, est significatif, réciproque,

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converse, correspondant » (705). Pourtant, s'il faut promouvoir Swedenborg — ce théosophe tombée dans la boue des grands boulevards : « Tout à l'heure, comme je traversais le boulevard en
suédois du XVIIIe siècle dont Kant, dans un écrit pré-critique de 1766, avait dénoncé les chimères grande hâte, et que je sautillais dans la boue, à travers ce chaos mouvant où la mort arrive au galop
métaphysiques – au rang de grand ancêtre de la théorie des correspondances, c'est à la condition de de tous les côtés à la fois, mon auréole, dans un mouvement brusque, a glissé de ma tête dans la
reconnaître que Baudelaire ne l'a sans doute jamais lu, et qu'il le connaît surtout par un curieux et fange du macadam. Je n'ai pas eu le courage de la ramasser » (« Perte d'auréole », poème en prose
rare roman de Balzac, qu'il admirait fort, Seraphîta, qui fait de l'illuministe un mage pour les temps n°46). L'ennui enferme l'espace dans la sphère de ce monde et confine la mémoire dans le passé, il
modernes (5). Pour Balzac, les correspondances selon Swedenborg poétisent la Terre en en faisant lui rappelle « les défuntes années ».
un cryptogramme mystique et en la mettant en relation avec le Ciel. Par exemple : « Savoir les Ces correspondances cinesthésiques, qui se répercutent en écho dans le divers des
Correspondances de la Parole avec les cieux, savoir les Correspondances qui existent entre les choses sensations (« C'est un cri répété par mille sentinelles, /Un ordre renvoyé par mille porte-voix;/C'est
visibles et pondérables du monde terrestre et les choses invisibles et impondérables du monde un phare allumé sur mille citadelles,/Un appel de chasseurs perdu dans les grands bois », Les Phares,
spirituel, c'est avoir les cieux dans son entendement. Tous les objets des diverses créations étant 13), ouvrent un espace poétique en lequel le monde sensible dialogue avec lui-même et développe
émanés de Dieu comportent nécessairement un sens caché, comme le disent ces grandes paroles une incompréhensible symphonie. Mais le labyrinthe des correspondances se dessine encore dans le
d'Isaïe : La terre est un vêtement (Isaïe, V, 6). Ce lien mystérieux entre les moindres parcelles de la temps. Ici encore, la douleur joue le rôle d'une initiation poétique, et l'anéantissement du sujet dans
matière et les cieux constitue ce que Swedenborg appelle un Arcane Céleste » (L'Intégrale, VII, 345b) les ténèbres de l'ennui découvre réciproquement un système d'échos et de correspondances qui
(6). bruit dans le passé et fait renaître le temps perdu : « Ma Douleur, donne-moi la main ; viens par
On ne saurait transposer sans modification cet enthousiasme mystique dans la pensée du ici,/Loin d'eux. Vois se pencher les défuntes Années,/Sur les balcons du ciel en robes
poète. La Terre est pour Baudelaire « un cachot humide » dont on ne s'évade pas, et « le ciel bas et surannées;/Surgir du fond des eaux le Regret souriant;/Le Soleil moribond s'endormir sous une
lourd pèse comme un couvercle » (n°78, Spleen). Et s'il avoue : « Mais je poursuis en vain le Dieu qui arche,/Et, comme un long linceul traînant à l'Orient,/Entends, ma chère, entends la douce nuit qui
se retire/L'irrésistible Nuit établit son empire » (« Le coucher du soleil romantique », 133), il est trop marche » (« Recueillement », 173-174). Si le spleen est la passion du néant que distille le goutte-à-
lucide pour se leurrer au point d'attribuer à ce Dieu mort, une Parole vivante. Dans une lettre à sa goutte des secondes, il entend aussi le commandement de l'Horloge : « Horloge! dieu sinistre,
mère du 6 mai 1861, il écrit encore : « "Et Dieu!", diras-tu. Je désire de tout mon cœur (avec quelle effrayant, impassible,/Dont le doigt nous menace et nous dit : "Souviens-toi! "/[...]Remember!
sincérité, personne ne peut le savoir que moi!) croire qu'un être extérieur et invisible s'intéresse à Souviens-toi! prodigue! Esto memor!/(Mon gosier de métal parle toutes les langues.)/Les minutes,
ma destinée ; mais comment faire pour le croire? » (237). « Les parfums, les couleurs et les sons » : le mortel folâtre, sont des gangues/Qu'il ne faut pas lâcher sans en extraire l'or! » (L'horloge, n° 85, 76-
sensible répond au sensible, il fait écho avec lui-même. Il répond au sensible, et non à l’intelligible. La 77). Le « souviens-toi » de l'Horloge est sans doute un memento mori, « souviens-toi que tu vas
théorie des correspondances ferme l’horizon de l’expérience esthétique, elle la confine dans mourir », mais il est aussi une invitation à la réminiscence du temps perdu, une conversion vers le
l’immanence ; à l’inverse, les correspondances selon Swedenborg se nouent entre le visible et passé. Dans le temps aussi résonnent les correspondances et les échos du souvenir. Le grand art doit
l’invisible, elles ouvrent sur la transcendance. Aussi bien la correspondance baudelairienne, loin être évocation, non imitation : « J'ai déjà remarqué que le souvenir était le grand critérium de l'art ;
d'établir un lien entre le Ciel et la Terre, loin de décrypter un chiffre divin dans les choses matérielles, l'art est une mnémotechnie du beau : or, l'imitation exacte gâte le souvenir » (Salon de 1846, 913).
réfère la terre à elle-même, et découvre, émerveillée, dans le silence que laisse entendre l'annulation Dans Le peintre de la vie moderne (1863), dans un chapitre intitulé « L'art mnémonique », Baudelaire
du sujet, le système devenu autonome des phénomènes et l'échange réciproque des impressions reprend et développe cette idée : une image « synthétique et abréviative », par exemple les
sensibles, « le langage des fleurs et des choses muettes » (« Élévation », 10) (7). Langage muet en paysages de Corot, parle à la mémoire, tandis qu'une peinture myope, achevée dans ses moindres
effet, et qui ne se réfère à aucune transcendance, mais renvoie à lui-même, tournant dans le cercle détails, est incapable de susciter un tel effet (9). L'art de Constantin Guys, dessinateur à la mode sous
infranchissable de l'horizon sensible, « Valse mélancolique et langoureux vertige ». Pour reprendre le Second Empire, aux yeux de Baudelaire emblématique de la modernité, est avant tout un art
les catégories souvent adoptées par la critique, les « correspondances horizontales » l'emportent de mnémonique, qui ressuscite l'instant perdu et le saisit d'un trait allusif de son crayon : « Ainsi, dans
beaucoup sur les « correspondances verticales » (8), même si le mouvement du poème, en un élan l'exécution de M. G. se montrent deux choses : l'une, une contention de mémoire résurrectionniste,
toujours recommencé mais jamais achevé ni réussi, tente de s'arracher à l'attraction de la terre et de évocatrice, une mémoire qui dit à chaque chose : "Lazare, lève-toi!" ; l'autre, un feu, une ivresse de
s'élever vers un ailleurs. C'est ainsi que certains parfums ont « l'expansion de choses infinies,/Comme crayon, de pinceau ressemblant presque à de la fureur. C'est la peur de n'aller pas assez vite, de
l'ambre, le musc, le benjoin et l'encens,/Qui chantent les transports de l'esprit et des sens » (« laisser s'échapper le fantôme avant que la synthèse n'en soit extraite et saisie » (1168). C'est bien
Correspondances ») et que la chevelure de la femme aimée est « Un port retentissant où mon âme ainsi que l'artiste accomplit le commandement de l'Horloge. Il se souvient, non d'une mémoire
peut boire/A grands flots le parfum, le son et la couleur;/Où les vaisseaux, glissant dans l'or et dans la mécanique et formelle, mais d'une mémoire véritablement « résurrectionnniste », nous sauvant un
moire,/Ouvrant leurs vastes bras pour embrasser la gloire/D'un ciel pur où frémit l'éternelle chaleur instant de la catastrophe du Temps en rendant présent ce qui est pourtant irréversiblement absent :
» (« La Chevelure »). Mais l'espérance d'un ailleurs est toujours déçue, et l'imagination, transportée « La véritable mémoire, écrit encore Baudelaire dans une note de son Salon de 1846, considérée
par le jeu des correspondances, reste prisonnière de l'horizon de ce monde. Semblablement la sous un point de vue philosophique, ne consiste, je pense que dans une imagination très vive, facile à
mémoire, cédant à l'invitation de la rêverie, reste prisonnière du cercle de son passé. Le poète a émouvoir et par conséquent susceptible d'évoquer à l'appui de chaque sensation les scènes du
cessé d'être un mage de l'au-delà, un passeur pour l'autre monde ; déchu, il ne saurait franchir les passé, en les douant, comme par enchantement, de la vie et du caractère propre à chacune d'elles »
limites de ce monde, et l'auréole qui le transfigurait autrefois, à l'égal des saints, est désormais (927) (10). Le présent résonne ainsi avec le passé, par l'effet d'une correspondance temporelle que

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l'incantation poétique réussit à invoquer : « Je sais l'art d'évoquer les minutes heureuses » déclare l’extase. C’est en ce sens que Hoffmann, écrivain de l’ivresse et musicien des correspondances,
fièrement le poète à sa Muse, énigmatiquement nommée : « Mère des souvenirs, maîtresse des inspire puissamment Baudelaire.
maîtresses » (Le Balcon, n° 36). En ce sens, il me semble que la stupeur provoquée par le haschich est surtout une initiation
Les correspondances horizontales n’ont pas la préférence sur les correspondances à la poétique de l’espace, vastitude en laquelle se découpe l’objet souverain, devenu autonome et
verticales en vertu d’un postulat d’immanence : c’est plutôt l’idée même de correspondance qui est ayant absorbé le sujet (ce que Baudelaire nomme une « Allégorie »). La musique, de son côté, me
l’expression nécessaire du concept d’immanence. La correspondance définit en effet un monde clos, semble une initiation à la poétique du temps (poétique de la mémoire intime qui n’est pas sans
l’ouverture sur l’infini impliquant un illimité en lequel se perd nécessairement la résonance ou l’écho rapport avec ce que Bachelard nomme la poétique de la rêverie). Dans l’expérience baudelairienne,
de la correspondance. Un univers infini est béant sur l’au-delà, sa poétique est sublime et tend au Wagner joue alors pour le temps (poétique de la rêverie) le rôle que le haschich joue pour l’espace
suprasensible. Seul un univers fini, confiné dans les limites de son immanence, résonne avec lui- (poétique de l’espace). La méta-correspondance naît alors de la rencontre ambivalente de ce qu’il
même en une infinité d’accords divers. La correspondance pense donc la totalité finie d’un monde faudrait nommer « l’objet musical », séisme dont l’onde de choc provoque le double ébranlement de
qui ne correspond qu’avec lui-même, une expérience sensible confinée dans les limites de la Terre l’espace et du temps.
des hommes, qui se fait écho infiniment et retentit de sa propre rumeur.
L’horizon sensible de l’expérience humainement possible se définit par le double a priori de NOTES

l’espace et du temps. La correspondance selon l’espace définit l’immanence du monde, c'est-à-dire le


1- Dans le poème intitulé « Jet d’eau », non publié dans les Fleurs du mal, Baudelaire relie encore le thème de la mélancolie à celui du
champ de l’objectivité – non certes de l’objectivité en soi, la critique ayant réfuté cette illusion bassin qui fait miroir : « Qu’il m’est doux, penché vers tes seins/D’écouter la plainte éternelle/Qui sanglote dans les bassins !/Lune, eau
dogmatique pour lui substituer la notion de « phénomène », mais de la Chose que le moi pose sonore, nuit bénie/Arbres qui frissonnez autour/Votre pure mélancolie/Est le miroir de mon amour » (Pléiade 145).

comme le non-moi. Le monde devient alors un temple où de vivants piliers murmurent de confuses 2- Dans le Confiteor de l’artiste, Baudelaire est ainsi fort proche de cette béatitude de la rêverie dont le promeneur solitaire a donné
paroles (on peut penser à la cathédrale gothique dont les ruines gémissent dans le vent), non la voix pour la première fois l’expression littéraire : « Grand délice que celui de noyer son regard dans l'immensité du ciel et de la mer! Solitude,
silence, incomparable chasteté de l'azur! une petite voile frissonnante à l'horizon, et qui par sa petitesse et son isolement imite mon
d’un dieu, mais le bruissement sensible de la ruche des sensations. Intensité infinie et solaire de
irrémédiable existence, mélodie monotone de la houle, toutes ces choses pensent par moi, ou je pense par elles (car dans la grandeur de la
cette irradiation de la présence. Image. Peinture. rêverie, le moi se perd vite!); elles pensent, dis-je, mais musicalement et pittoresquement, sans arguties, sans syllogismes, sans déductions.
La correspondance selon le temps définit l’immanence de la mémoire, c'est-à-dire le » (Spleen de Paris, III, Pléiade 232).

champ de la subjectivité, espace intérieur et non mesurable, abîme de l’âme où résonnent d’autres 3- Avant que la poésie n’approfondisse systématiquement cette révélation, c’est l’opium, ou le haschich, qui révèle à l’esprit le concert
échos, non ceux, extérieurs, de la sensation, mais ceux, intérieurs, du souvenir. Le jeu des silencieux des choses muettes, la symphonie des correspondances : « Edgar Poe dit, je ne sais plus où, que le résultat de l'opium pour les
correspondances est alors orienté dans un espace polaire, où les souvenirs d’enfance, impressions sens est de revêtir la nature entière d'un intérêt surnaturel qui donne à chaque objet un sens plus profond, plus volontaire, plus
despotique. Sans avoir recours à l'opium, qui n'a connu ces admirables heures, véritables fêtes du cerveau, où les sens plus attentifs
vives et inoubliables, sont les dominantes qui donnent le ton à l’ensemble. Ce système de résonances perçoivent des sensations plus retentissantes, où le ciel d'un azur plus transparent s'enfonce comme un abîme plus infini, où les sons
qui fait retentir dans le présent le timbre du passé définit l’immanence de la subjectivité à elle-même tintent musicalement, où les couleurs parlent, où les parfums racontent des mondes d'idées? » (« Eugène Delacroix », dans L’Exposition
universelle de 1855, Pléiade 974). Il y a donc une « éloquence de l’opium » qui est le vrai secret de l’alchimie poétique. Evoquant la
: en toute âme se joue à tout moment une symphonie intérieure et muette qui tisse un réseau où se
fantasmagorie des nuages dans les ciels des marines d’Eugène Boudin, et tout particulièrement à propos des croquis préparatoires brossés
définit l’identité mouvante, fantastique et précaire de la subjectivité, où se disperse et se recompose à l’aquarelle, Baudelaire, dans le Salon de 1859, écrit : « A la fin tous ces nuages aux formes fantastiques et lumineuses, ces ténèbres
ce qu’on pourrait appeler « le spectre » du moi. Son. Musique. chaotiques, ces immensités vertes et roses, suspendues et ajoutées les unes aux autres, ces fournaises béantes, ces firmaments de satin
noir ou violet, fripé, roulé ou déchiré, ces horizons en deuil ou ruisselants de métal fondu, toutes ces profondeurs, toutes ces splendeurs,
Entre les correspondances objectives du monde (espace) et les correspondances me montèrent au cerveau comme une boisson capiteuse ou comme l'éloquence de l'opium. Chose assez curieuse, il ne m'arriva pas une
subjectives de la mémoire (temps) se noue alors une méta-correspondance, qui seule a valeur seule fois, devant ces magies liquides ou aériennes, de me plaindre de l'absence de l'homme. » (Pléiade 1082). On notera ici encore que la
d’événement poétique (« un éclair… puis la nuit ») dont le poème ne sera que le développement et disparition de l’homme, ou du sujet, est la condition de l’apparition surnaturelle de la magie des correspondances.

comme le mémorial. C’est en ce sens que l’art est mnémotechnique, qu’il est une « mnémotechnie 4- C’est ainsi que le haschich le plus puissant, l’opium le plus subtil, c’est la poésie elle-même, c'est-à-dire la parole humaine qui fait
du beau », une chimie savante qui cherche à provoquer, par le choc aléatoire de la correspondance mystérieusement écho aux formes de la beauté qui, au long des siècles, dialoguent secrètement : « Ces malédictions, ces blasphèmes, ces
plaintes,/Ces extases, ces cris, ces pleurs, ces Te Deum,/Sont un écho redit par mille labyrinthes;/C'est pour les cœurs mortels un divin
objective avec la correspondance subjective, le miracle de ce que Baudelaire nomme « la
opium!/C'est un cri répété par mille sentinelles,/Un ordre renvoyé par mille porte-voix » (Les Phares, souligné par moi).
réminiscence », qui est le « résurrectionnisme » de la mémoire. On peut dire alors qu’à cet instant, à
la célébration duquel le poète voue sa vie entière, le temps et l’espace coïncident et s’annulent 5- On sait que Baudelaire connaît ce roman, puisqu'il fait allusion, dans le Salon de 1859, au « Fjord de Séraphitus » (1084). Sur cet
étrange roman de Balzac, on lira la page que lui consacre Bachelard, y devinant « un poème de l’androgynie », « une poésie du psychisme
simultanément dans l’Eternité : le passé redevient présent, le présent vibre dans l’ébranlement du d’idéalisation, une poésie psychologique du psychisme exalté » (La Poétique de la rêverie, PUF, 1960, p. 75-76).
passé, le temps se spatialise par le jeu de l’écho, de l’appel dans les grands bois, et l’espace se
temporalise, habité qu’il est, soudain, par le regard du revenant. L’Eternité – non, celle, 6- Le thème de la correspondance entre les sons, les couleurs, les parfums provient aussi, et peut-être bien davantage, de E.T.A.
Hoffmann : « Ce n’est pas tant dans le rêve que dans cet état de délire qui précède le sommeil, et particulièrement quand j’ai entendu
transcendante, de la divinité, mais celle immanente que goûtent parfois les mortels pensifs – est beaucoup de musique, que je perçois une manière d’accord entre les couleurs, les sons et les parfums. Il me semble alors qu’ils se
donc moins le dépassement du temps et de l’espace que leur fusion dans la vibration intime, mais de manifestent tous, de la même façon mystérieuse, dans la lumière du soleil, pour se fondre ensuite en un merveilleux concert »
(Kreisleriana, in Romantiques allemands, Pléiade, I, 908). Et encore : « Le musicien, c'est-à-dire celui dans l’âme duquel la musique parvient
grande amplitude, véritable séisme de l’âme, de la réminiscence.
à être claire, limpide, consciente, le musicien est entouré partout d’harmonie et de mélodie. Ce n’est point par une image vide, ou une
Fusion de l’espace et du temps dans l’Eternité, la méta-correspondance est aussi, et allégorie, que le musicien dit que, pour lui, couleurs, lumières et parfums sont des sons et qu’en leur combinaison il perçoit un merveilleux
nécessairement, fusion de l’objet et du sujet, et par conséquent expérience de l’ivresse, ou de concert » (Ibid. p. 972). Le premier de ces deux textes d’Hoffmann est cité par Baudelaire lui-même dans le Salon de 1846, Baudelaire,

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Pléiade, p. 884. Par delà Hoffmann, il serait peut-être possible de remonter à Rousseau. Ne lit-on pas, dans la « Profession de foi du vicaire
savoyard » : « J'ignore pourquoi l'univers existe; mais je ne laisse pas de voir comment il est modifié: je ne laisse pas d'apercevoir l'intime
correspondance (souligné par moi, JD) par laquelle les êtres qui le composent se prêtent un secours mutuel. Je suis comme un homme qui
verrait pour la première fois une montre ouverte, et qui ne laisserait pas d'en admirer l'ouvrage, quoiqu'il ne connût pas l'usage de la
machine et qu'il n'eût point vu le cadran. Je ne sais, dirait-il, à quoi le tout est bon; mais je vois que chaque pièce est faite pour les autres;
j'admire l'ouvrier dans le détail de son ouvrage, et je suis bien sûr que tous ces rouages ne marchent ainsi de concert que pour une fin
commune qu'il m'est impossible d'apercevoir. » ? Sur ce thème de la correspondance, voir « Appendice ».

7- Dans le poème en prose « La chambre double », évoquant une chambre de rêve, telle sans doute qu’elle se révèle aux yeux du
haschischin, Baudelaire écrit : « Les étoffes parlent une langue muette, comme les fleurs, comme les ciels, comme les soleils couchants »
(234) ; et dans le célèbre poème en prose « L’Invitation au voyage », Baudelaire décrit : « Les miroirs, les métaux, les étoffes, l’orfèvrerie et
la faïence y jouent pour les yeux une symphonie muette et mystérieuse » (254).

8- Bachelard avait remarqué combien l’univers des correspondances baudelairiennes était matériel bien davantage que spirituel (à
l’inverse des correspondances shelleyennes) : « La correspondance baudelairienne est faite d’un accord profond des substances
matérielles ; elle réalise une des plus grandes chimies des sensations, en bien des points plus unitaire que l’alchimie rimbaldienne. La
correspondance baudelairienne est un nœud puissant de l’imagination matérielle » (L’Air et les songes, Corti, 1943, p. 62). Il reprend ce
thème dans une préface au roman de Balzac Séraphîta (Club Français du livre, 1955) : « Le thème des "correspondances", qui devait jouer
un si grand rôle dans la poésie baudelairienne, est un élément fondamental de la cosmologie balzacienne. Mais tandis que chez Baudelaire
il s’agit toujours de correspondances sensibles, de correspondances en quelque sorte horizontales où les différents sens trouvent l’un par
l’autre de subtils renforcements, chez Balzac les "correspondances" sont verticales ; elles sont swedenborgiennes. Leur principe est La Beauté des Modernes
essentiellement du règne céleste » (Le Droit de rêver, PUF, 1970, p. 131).

9- L’expression même « art mnémonique » a pu être inspirée à Baudelaire par la section de l’article « art » de l’Encyclopédie de
3- Esthétique de Baudelaire : la Beauté et le Mal
Diderot et d’Alembert précisément intitulée « art mnémonique » (reproduit dans Paolo Rossi, Clavis universalis, Millon, 1996, p. 246 sq).
L’auteur (Yvon) entend par là l’ancienne tradition rhétorique de la mémoire artificielle, qui a recours, selon lui, aux « schématismes » qui Ainsi dans l'espace de l'imagination comme dans le temps de la mémoire, le réseau des
permettent de retenir des idées par des images qui font une impression vive. Il s’agit en fait de véritables allégories, l’auteur proposant de
figurer par exemple la Logique par la représentation d’Aristote abîmé dans la méditation et équipé d’un certain nombre d’attributs en correspondances tisse une trame qui fait le motif du poème. Seul l'artiste accablé par la douleur du
relation avec les pouvoirs supposés de cette science. On peut dire alors que, de même que Kant renouvelle la théorie du schématisme en Spleen peut accéder à ce monde étrange où « les parfums, les couleurs et les sons se répondent » :
en faisant non plus une image, mais un procédé de construction qui permet la représentation du concept dans l’intuition pure (du moins
l'enchantement poétique ne se révèle qu'à ceux qui ont touché le fond de l'ennui. Selon une
en ce qui concerne le jugement déterminant), de même Baudelaire renouvelle la théorie de l’art mnémonique en substituant, aux figures
artificielles de la mnémotechnie traditionnelle (qui assujettit l’imagination aux déterminations du concept), la fulgurance de l’apparition, problématique proche de celle de Schopenhauer (pourtant jamais cité par Baudelaire, et sans doute
création de l’imagination devenue la reine des facultés, et motif d’une rêverie qui stimule indéfiniment l’ingéniosité de l’entendement. inconnu de lui), le prix de cette révélation est la dissolution du sujet devant le spectacle du monde.
10- On a souvent remarqué le lien étroit qui réunit les esthétiques baudelairienne et proustienne. Dans son essai Sur quelques thèmes
Le poète, tel un rêveur solitaire, devenu « clair miroir du monde », s'oublie lui-même et sa
baudelairiens (1939), Benjamin médite cette affinité : « Proust était un incomparable lecteur des Fleurs du Mal ; il y devinait à l'œuvre une souffrance, transporté par la symphonie des correspondances qui se déploie devant lui, dans l'espace
entreprise du même genre que la sienne. Effectivement, quiconque est familier avec Baudelaire retrouve en lui l'expérience proustienne » comme dans le temps. La dissolution du sujet, qui advient au terme du processus de néantisation de
(2. Poésie et révolution, p. 258). Le premier à souligner cette filiation est cependant Proust lui-même.
l'ennui, est la condition de la révélation poétique. A l'inverse de la promenade rousseauiste, qui
réussit cette dissolution par identification avec le paysage de la nature, le poète baudelairien en fait
l'expérience au sein de la ville et de ses foules. Dans la foule indifférenciée née de la société
moderne, par l'universalisation du travail salarié et la suppression des castes, Baudelaire se sent
glisser dans un merveilleux « incognito » qui le fait se confondre et se fondre dans le grand tourbillon
toujours affairé et empressé des cités industrielles (1). Dans des notes rédigées en vue de son article
sur L'Art philosophique, on lit : « Le vertige senti dans les grandes villes est analogue au vertige
éprouvé au sein de la nature. — Délice du chaos et de l'immensité. — Sensation d'un homme
sensible en visitant une grande ville inconnue » (1107). Rousseau, dans l'Entretien sur les romans,
d'abord conçu pour être la préface de La Nouvelle Héloïse, opposait les vertus saines de la campagne
aux corruptions de la ville. C'est précisément au sein de la ville corrompue que le poète du XIXe siècle
découvre la beauté bizarre de la modernité : il s'enivre de la ville et l'aime dans sa déchéance même :
« Je voulais m'enivrer de l'énorme catin/Dont le charme infernal me rajeunit sans cesse [...] Je t'aime,
ô capitale infâme! » (« Épilogue », sonnet qui conclut Le Spleen de Paris, 310). C'est ainsi que le
peintre de la vie moderne, Constantin Guys qui, soucieux de son anonymat, s'est toujours refusé à
signer ses œuvres (« Note relative à Constantin Guys », en appendice d'une lettre à Jules Desaux du
19 février 1861), doit, pour rencontrer les figures que ses esquisses saisissent, s'immerger dans la
foule comme dans l'océan, se laisser bercer par son mouvement, s'identifier enfin avec l'innombrable

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et, par cette extension de son être, accéder à une surnaturelle ubiquité : « La foule est son domaine, dont la passion est « d'épouser la foule », « élit domicile dans le nombre, dans l'ondoyant, dans le
comme l'air celui de l'oiseau, comme l'eau celui du poisson. Sa passion et sa profession, c'est mouvement, dans le fugitif et l'infini » (1160). La beauté se révèle alors à ses yeux, en une apparition
d'épouser la foule. Pour le parfait flâneur, pour l'observateur passionné, c'est une immense soudaine et éphémère, comme une forme un instant fixée dans l'ondoiement du rythme. Du sein de
jouissance que d'élire domicile dans le nombre, dans l'ondoyant, dans le mouvement, dans le fugitif la foule mouvante, un regard soudain fixe le désir avant de s'évanouir aussitôt dans le flux des
et l'infini. Etre hors de chez soi, et pourtant se sentir partout chez soi ; voir le monde, être au centre passants. : « Un éclair... puis la nuit! — Fugitive beauté/Dont le regard m'a fait soudainement
du monde et rester caché au monde, tels sont quelques-uns des moindres plaisirs de ces esprits renaître,/Ne te verrai-je plus que dans l'éternité?/Ailleurs, bien loin d'ici! trop tard! jamais peut-
indépendants, passionnés, impartiaux, que la langue ne peut que maladroitement définir. être!/Car j'ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais/O toi que j'eusse aimée, ô toi qui le savais! » (« A
L'observateur est un prince qui jouit partout de son incognito [...] Ainsi l'amoureux de la vie une passante », 89). Toute beauté semble ainsi miraculeusement prélevée sur le rythme, la pulsation
universelle entre dans la foule comme dans un immense réservoir d'électricité. On peut aussi le temporelle qui soulève mystérieusement l'univers infini des correspondances, la foule des analogies
comparer, lui, à un miroir aussi immense que cette foule ; à un kaléidoscope doué de conscience, qui, « comme un immense réservoir d'électricité » (1160), le champ magnétique qui galvanise et inspire
à chacun de ses mouvements, représente la vie multiple et la grâce mouvante de tous les éléments le génie du poète moderne. « Le rhythme est nécessaire au développement de l'idée de beauté, qui
de la vie. C'est un moi insatiable du non-moi, qui, à chaque instant, le rend et l'exprime en images est le but le plus grand et le plus noble du poème », remarque Baudelaire dans les Notes nouvelles
plus vivantes que la vie elle-même, toujours instable et fugitive » (1160). Baudelaire avouait sa sur Edgar Poe (1857, Poe, p. 1057). Le bercement de l'infini est le prélude à l'apparition
fascination pour une étrange nouvelle d'Edgar Poe, « L'Homme des foules » : l'écrivain américain bouleversante de la beauté. La musique de Wagner, qui a dirigé trois concerts à Paris, du 25 janvier
s'absorbe dans le mouvement brownien de la foule des passants, multiple et variée selon les états et au 8 février 1860 (succès auprès de la presse, mais les représentations sont déficitaires, ce qui
les métiers, mais aussi uniforme par le mouvement somnambulique et automatique qui l'anime. contraint Wagner à mettre fin à l'expérience) suscite l'enthousiasme de Baudelaire (il a assisté au
Soudain un visage retient son attention : c'est celui d'un vieil homme errant dont il va suivre jusqu'au premier concert du 25 janvier) (2) qui veut aussitôt faire part au musicien des sentiments que son
petit matin les évolutions précipitées, traqué par la solitude et cherchant désespérément la cohue œuvre lui inspire : « J'ai éprouvé souvent un sentiment d'une nature assez bizarre, c'est l'orgueil et la
pour se mêler à elle et s'enivrer de la multitude. Baudelaire se reconnaissait dans cet archétype de jouissance de comprendre, de me laisser pénétrer, envahir, volupté vraiment sensuelle, et qui
l'Anonymat, dans ce paradoxal héros de la modernité. ressemble à celle de monter en l'air ou de rouler sur la mer. Et la musique en même temps respirait
C'est au sein de cette houle humaine que le poète et l'artiste sont mis en demeure, par les quelquefois l'orgueil de la vie. Généralement ces profondes harmonies me paraissent ressembler à
temps modernes, de réinventer la beauté. Tirer de cette misère agitée, de cette multiplication ces excitants qui accélèrent le pouls de l'imagination » (lettre du 17-2-60, Corr. 193). La musique
indéfinie de la solitude et de l'inquiétude, « la forme et l'essence divine » de la beauté, tel est le devient ainsi, avec le vin, le haschisch et l'opium, une initiation poétique aux paradis artificiels, c'est-
véritable héroïsme de la vie moderne et le miracle de l'alchimie poétique. Les dernières lignes du à-dire suscités par la seule magie de l'art. Les analogies temporelles d'un tel rythme vital font alors
Salon de 1845 reprochent aux contemporains de se transporter dans des mondes imaginaires et de renaître des regards oubliés dans le passé et qui brillent soudainement sous la vague de la musique
fuir la beauté paradoxale de la modernité : « Au vent qui soufflera demain, nul ne tend l'oreille ; et et de la poésie. L'art transfigure le présent par la réminiscence d'une vie antérieure : « Les houles, en
pourtant, l'héroïsme de la vie moderne nous entoure et nous presse [...] Celui-là sera le peintre, le roulant les images des cieux,/Mêlaient d'une façon solennelle et mystique/Les tout-puissants accords
vrai peintre, qui saura arracher à la vie actuelle son côté épique, et nous faire voir et comprendre, de leur riche musique/Aux couleurs du couchant reflété par mes yeux » (« La vie antérieure », 17). La
avec de la couleur et du dessin, combien nous sommes grands et poétiques dans nos cravates et nos femme aimée, dont Baudelaire se plaît toujours à souligner la démarche chaloupée, en laquelle
bottes vernies » (866). Et dans le Salon de 1846, Baudelaire conseille encore aux peintres de se s'incarne l'énigme poétique de la beauté, est à son tour soulevée par un rythme mystérieux, comme
détourner des nymphes et des satyres et de se convertir au « spectacle de la vie élégante et des un serpent qui danse, ou comme un navire balancé par les flots : « Tu fais l'effet d'un beau vaisseau
milliers d'existences flottantes qui circulent dans les souterrains des grandes villes, — criminels et qui prend le large,/Chargé de toile, et va roulant/Suivant un rythme doux, paresseux et lent. » (« Le
filles entretenues, — la Gazette des Tribunaux et le Moniteur nous prouvent que nous n'avons qu'à Beau navire », 49) (3). Le chevelure de l’aimée devient ainsi un vaste océan sur lequel le poète berce
ouvrir les yeux pour connaître notre héroïsme » (911). A la geste du héros épique, la modernité son ennui, comme un navire soulevé par la houle : « Je plongerai ma tête amoureuse d'ivresse/Dans
substitue l'horreur du fait divers qui fait frissonner et rêver les foules. ce noir océan où l'autre est enfermé;/Et mon esprit subtil que le roulis caresse/Saura vous retrouver,
L'immersion du poète dans la foule moderne et dans le réseau infini des correspondances ô féconde paresse!/Infinis bercements du loisir embaumé! ». Cette image du navire oscillant sur les
qui s'y découvrent, révèle encore un mouvement d'oscillation et de bercement qui apaise la douleur flots, elle fascine Baudelaire, tant elle est emblématique du mystère de la beauté dont la figure, telle
et provoque l'ivresse légère d'une heureuse euphorie. Le mouvement de la foule, semblable à celui un hiéroglyphe, émerge miraculeusement de l'océan infini et rythmique des correspondances
de la houle, n'est en fait que l'image projetée du mouvement du moi, entité variable et incertaine, poétiques. Elle est maintes fois reprise, longuement dans deux notes de Fusées (1253, 1261) qui
qui tantôt disparaît par fusion dans l'immensité, tantôt reprend ses esprits et revient à lui-même. Au n'ont pas été publiées du vivant de Baudelaire, mais encore dans Le Spleen de Paris (poème en prose
gré de l'humeur changeante, le mouvement de la foule, le spectacle de la beauté moderne reproduit n°41 : « Le port ») : « Les formes élancées des navires, au gréement compliqué, auxquelles la houle
cette intermittence de la rêverie, comme un mouvement de respiration, de palpitation. « De la imprime des oscillations harmonieuses, servent à entretenir dans l'âme le goût du rythme et de la
vaporisation et de la centralisation du Moi. Tout est là », note énigmatiquement Baudelaire sur la beauté. Et puis, surtout, il y a une sorte de plaisir mystérieux et aristocratique pour celui qui n'a plus
première ligne de Mon cœur mis à nu (1271). Entre expansion et contraction, entre diastole et ni curiosité ni ambition, à contempler, couché dans le belvédère ou accoudé sur le môle, tous ces
systole, la foule infinie des correspondances respire rythmiquement, et le peintre de la vie moderne,

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mouvements de ceux qui partent et de ceux qui reviennent, de ceux qui ont encore la force de Ce qui est donc radicalement moderne dans la poétique baudelairienne, c'est la double
vouloir, le désir de voyager ou de s'enrichir » (293) (4). expérience de l'exil de l'esprit dans un monde sans beauté et la redécouverte de la beauté de l'autre
La beauté surgit ainsi, comme un navire fantastique, du sein de la houle jamais apaisée des côté du monde, une beauté nouvelle, peu reconnaissable, devenue bizarre, à la fois exotique et
apparences. Elle est, pour Baudelaire, un événement plutôt qu'une forme, une rencontre plutôt familière, d'une inquiétante étrangeté et pourtant proche. Dans la beauté idéale et classique, par
qu'un objet. Pour dire cet éclair fugitif mais inoubliable, il faut une œuvre brève mais parfaite, à la eurythmie et symétrie, l'esprit hégélien pensait rencontrer la représentation sensible de l'absolu qui
forme rigoureuse et stylée, une sorte d'idéogramme de l'apparition. Le sonnet excelle à traduire est en lui ; dans la beauté baudelairienne, l'esprit fasciné se noie vertigineusement et se perd jusqu'à
cette émotion, tel un chiffre sacré semblable à ceux qu'avait imaginés Pythagore, d'une extrême l'inconscience. L'esprit ne se reconnaît plus dans la beauté qui le regarde et qui le désire, qui lui
concision qui inclut pourtant toute vie, une forme emblématique et très finie qui s'ouvre pourtant propose énigmatiquement, tel le visage d'un sphinx, le chiffre mystérieux de son propre désir : « Le
sur l'infini : « Quel est donc l'imbécile (c'est peut-être un homme célèbre) [il s'agit en effet de beau est toujours bizarre, écrit Baudelaire, dans le compte rendu de l'Exposition universelle de 1855.
Prosper Enfantin] qui traite si légèrement le Sonnet et n'en voit pas la beauté pythagorique? Parce Je ne veux pas dire qu'il soit volontairement, froidement bizarre, car dans ce cas il serait un monstre
que la forme est contraignante, l'idée jaillit plus intense. Tout va bien au Sonnet, la bouffonnerie, la sorti des rails de la vie. Je dis qu'il contient toujours un peu de bizarrerie, de bizarrerie naïve, non
galanterie, la passion, la rêverie, la méditation philosophique. Il y a là la beauté du métal et minéral voulue, inconsciente, et que c'est cette bizarrerie qui le fait être particulièrement le Beau. C'est son
bien travaillés. Avez-vous observé qu'un morceau de ciel, aperçu par un soupirail, ou entre deux immatriculation, sa caractéristique » (956) (6). Dans le Beau idéal, l'homme de l'ancien temps
cheminées, deux rochers, ou par une arcade, etc., donnait une idée plus profonde de l'infini que le reconnaissait l'image de l'immortel que son âme poursuivait ; dans le beau moderne, notre
grand panorama vu du haut d'une montagne? » (lettre du 18-2-60 à Armand Fraisse, p. 196). Le contemporain demeure stupide, comme la proie hypnotisée par le serpent. Bizarrerie « inconsciente
poète panoramique, c'est sans doute le Victor Hugo de La Légende des Siècles ; Baudelaire, quant à » écrit Baudelaire : la beauté est en effet désormais une figure refoulée dans l'inconscient, qui surgit
lui, préfère célébrer le fragment d'azur entrevu par le soupirail de son cachot. soudain, rappelée par le lapsus de la circonstance la plus éphémère, de la contingence en apparence
C'est ainsi qu'avec la boue de l'Ennui, qui n'est que l'extrême sensibilité au flux continu du la plus insignifiante. La beauté est un symptôme, la manifestation inquiétante d'une
temps, le poète fabrique l'or de la beauté, fixation éphémère dans le rythme du devenir. Comme l'a psychopathologie de la vie quotidienne. Elle est un hiéroglyphe du désir et non plus la révélation
magnifiquement analysé Walter Benjamin dans son essai sur Baudelaire, cet art s'apparente à celui d'un autre monde. Muette et impénétrable, dépourvue de signification déchiffrable, la beauté a
de l'escrime : le verbe poétique entame un duel avec le phénomène mouvant et, quand le génie perdu son âme et semble affligée de son exil moderne. Elle ressemble à une courtisane, à la fois «
l'inspire, fait mouche sur la beauté (« Sur quelques thèmes baudelairiens », 1939, in II. Poésie et ardente », parce qu’elle attise le désir, parce qu’elle cristallise sa passion sur la forme saisie dans le
révolution, p. 234-237). L'image appartient d'ailleurs à Baudelaire lui-même, dans un poème intitulé flot mouvant des apparences, dans le bercement de la foule, et « triste », parce qu’elle ne promet
« Le Soleil », mot par lequel l'ancienne alchimie désignait aussi l'or : « Quand le soleil cruel frappe à rien au-delà de la pure jouissance charnelle, parce qu’elle n’est que « la promesse du bonheur » (7),
traits redoublés/Sur la ville et les champs, sur les toits et les blés,/Je vais m'exercer seul à ma qu’elle n’est le signe d’aucun monde intelligible qui nous délivrerait de l’ennui en nous arrachant à la
fantasque escrime,/Flairant dans tous les coins les hasards de la rime,/Trébuchant sur les mots torture du devenir : « J’ai trouvé la définition du beau – de mon Beau. C’est quelque chose d’ardent
comme sur les pavés,/Heurtant parfois des vers depuis longtemps rêvés » (79). Chaque fois que et de triste, quelque chose d’un peu vague, laissant carrière à la conjecture. Je vais, si l’on veut,
l'escrimeur poétique touche la forme de la beauté, alors il réussit à prélever, sur le rythme du appliquer mes idées à un objet sensible, à l’objet, par exemple, le plus intéressant dans la société, à
devenir, un fragment d'éternité, il transfigure le temps dans l'éternel — qui est ici l'inoubliable un visage de femme. Une tête séduisante et belle, veux-je dire, c’est une tête qui fait rêver à la fois –
apparition de la beauté — il accomplit en bon alchimiste la transmutation de l'éphémère dans mais d’une manière confuse – de volupté et de tristesse ; qui comporte une idée de mélancolie, de
l'immuable (5). Et c'est pourquoi la beauté moderne sera nécessairement, non cette image de lassitude, même de satiété – soit une idée contraire, c'est-à-dire une ardeur, un désir de vivre,
l'immortel que l'idéalisme platonicien avait rêvée, mais une figure ambiguë, qui est à la fois dans le associé à une amertume refluante, comme venant de privation ou de désespérance. Le mystère, le
temps et hors du temps, un mixte de contingence et de nécessité, de transitoire et d'inaltérable, de regret, sont aussi des caractères du Beau » (Fusées, X, 1255) (8). On peut dire qu’avec la modernité,
temps et d'éternité : « Un éclair... puis la nuit! ». « Toutes les beautés contiennent, comme tous les la beauté, hiéroglyphe hasardeux (« laissant carrière à la conjecture » ; on se rappelle la « fantasque
phénomènes possibles, quelque chose d'éternel et quelque chose de transitoire, — d'absolu et de escrime/Flairant à tous les coins les hasards de la rime ») qui se dessine soudain, l’espace d’un «
particulier. La beauté absolue et éternelle n'existe pas, ou plutôt elle n'est qu'une abstraction éclair », dans un monde sensible qui ne « correspond » qu’avec lui-même, a perdu l’esprit : à
écrémée à la surface générale des beautés diverses » (Salon de 1846, 950). « Le beau est fait d'un l’inverse de l’Eros platonicien qui fait signe vers l’immortel, la beauté des Modernes ne signifie rien
élément éternel, invariable, dont la quantité est excessivement difficile à déterminer, et d'un et, devenue bête, nous contemple de son regard de sphinx. Ce n’est plus la spiritualité qui idéalise la
élément relatif, circonstanciel, qui sera, si l'on veut, tour à tour ou tout ensemble, l'époque, la mode, beauté, mais au contraire et paradoxalement sa morne sensualité : radicalement étrangère et
la morale, la passion » (Le peintre de la vie moderne, 1154). Et enfin la formule célèbre qui conclut et exotique, elle stylise la forme dans le chiffre énigmatique du désir, dans l’allégorie du fantasme : « La
résume la poétique baudelairienne : « La modernité, c'est le transitoire, le fugitif, le contingent, la bêtise est souvent l’ornement de la beauté. C’est elle qui donne aux yeux cette limpidité morne des
moitié de l'art, dont l'autre moitié est l'éternel et l'immuable » (ibid. 1163). Dans le journal étangs noirâtres, et ce calme huileux des mers tropicales. La bêtise est toujours la conservation de la
surréaliste Médium, André Breton écrira semblablement, mais peut-être plus platement, en 1953 : « beauté ; elle éloigne les rides ; c’est un cosmétique divin qui préserve nos idoles des morsures que la
Le surréalisme, c'est la rencontre de l'aspect temporel du monde et des valeurs éternelles : l'amour, pensée garde pour nous, vilains savants que nous sommes ! » (Choix de maximes consolantes sur
la liberté et la poésie » (cité par F. Alquié, La Philosophie du surréalisme, p. 47). l’amour, mars 1846). La bêtise de la beauté, qui est déchéance de l’Idéal, est aussi et inversement

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promotion de la bête dans le rayonnement de la beauté. Le sphinx sans esprit dans le regard duquel tristesse de l’animal qu’un destin a damné sans remède, exilé sans rémission du royaume de l’esprit.
se mire la mélancolie du poète a son équivalent domestique : le chat, double familier, et pourtant Mais la chute de la beauté dans la bêtise descend encore plus bas que la bête : il ne lui suffit pas de
insidieusement divinisé, du poète (9). Le chat devient chez Baudelaire comme l’incarnation du dieu s’animaliser, elle se minéralise, elle sombre dans la fixité hypnotique des pierres. L’œil du chat,
muet et stupide qui regarde les hommes sans les voir, mais dans les prunelles duquel on peut archétype du regard que la beauté envoûte, est lui-même semblable à l’or et aux pierreries : « Viens,
deviner ces étincelles d’or que poursuit le poète : « Ils prennent en songeant les nobles attitudes/Des mon beau chat, sur mon cœur amoureux/Retiens les griffes de ta patte/Et laisse-moi plonger dans
grands sphinx allongés au fond des solitudes/Qui semblent s’endormir dans un rêve sans fin/Leurs tes beaux yeux /Mêlés de métal et d'agate. » (« Le Chat », n° XXXIV, p. 33). La Vénus moderne est la
reins féconds sont pleins d’étincelles magiques/Et des parcelles d’or, ainsi qu’un sable fin/Etoilent proie consentante de l’or qui se noue autour de son cou, de ses poignets, de ses chevilles, et des
vaguement leurs prunelles mystiques » (« Les Chats », n° LXVI). Etrange hiéroglyphe de la beauté, le pierreries qui scintillent, pendues à ses oreilles : « La femme est surtout une harmonie générale, non
chat familier est une étrange figure du divin déchu dans l’animalité et le poète réfléchit seulement dans son allure et le mouvement de ses membres, mais aussi […] dans le métal et le
mélancoliquement le gouffre qui est en lui dans le regard vide et fixe du chat, comme une énigme en minéral qui serpentent autour de ses bras et de son cou, qui ajoutent leurs étincelles au feu de ses
miroir : « Quand mes yeux, vers ce chant que j’aime/Tirés comme par un aimant/Se retournent regards, ou qui jasent doucement à ses oreilles » (Le Peintre de la vie moderne, « X. La Femme », p.
docilement/Et que je regarde en moi-même/Je vois avec étonnement/Le feu de ses prunelles 1182). Beauté minérale qui se pétrifie au clair de lune, corps inhumain façonné dans le métal, deux
pâles/Clairs fanaux, vivantes opales/Qui me contemplent fixement » (« Le Chat, n° LI). Et la même diamants à la place des yeux : « Ses yeux polis sont faits de minéraux charmants/ Et dans cette
inversion des valeurs, qui fait déchoir l’ange dans la bête, transforme encore le sens de l’éternité : nature étrange et symbolique/ Où l’ange inviolé se mêle au sphinx antique/ Où tout n'est qu'or,
non plus l’ouverture mystique d’un au-delà qui assume la rédemption de la souffrance endurée ici- acier, lumière et diamants/ Resplendit à jamais, comme un astre inutile/ La froide majesté de la
bas, mais l’incompréhensible éclair ou reflet de la beauté qui fait luire un instant le chiffre du désir femme stérile » (Fleurs du mal, n° XXVII, p. 28) (10).
(l’érotisme du chat est évident chez Baudelaire, et il est à plusieurs reprises une métaphore de la On se souvient que la beauté que le texte de Fusées qualifiait contradictoirement
femme aimée, parfois nommée « la belle féline »). Dans le poème en prose n° XVI, intitulé « d’ardente et de triste, « comporte une idée de mélancolie, de lassitude, même de satiété ». Un peu
L’Horloge », publié pour la première fois en août 1857, Baudelaire, qui a lu cette anecdote dans plus loin, Baudelaire ajoute que sur ces compositions de M. G. le spectateur « ne rencontrera que le
l’ouvrage populaire du Père Jésuite Huc, L’Empire chinois, rapporte que « les Chinois voient l’heure vice inévitable, c'est-à-dire le regard du démon embusqué dans les ténèbres, ou l’épaule de
dans l’œil des chats », et il ajoute : « Pour moi, si je me penche vers la belle Féline […] au fond de ses Messaline miroitant sous le gaz ; rien que l’art pur, c'est-à-dire la beauté particulière du mal, le beau
yeux adorables je vois toujours l’heure distinctement, toujours la même, une heure vaste, solennelle, dans l’horrible » (1189-90). La beauté moderne, fugitive, émerge en un éclair de la vague, de
grande comme l’espace, sans divisions de minutes ni de secondes, – une heure immobile qui n’est l’ondoiement de la foule, forme fascinante qui ne signifie rien, aussi vide de sens que le regard
pas marquée sur les horloges, et cependant légère comme un soupir, rapide comme un coup d’œil ». éternel d’un sphinx, qui est un dieu déchu dans l’animalité. C’est ainsi nécessairement que la beauté
Et si l’on demandait alors au poète quelle heure est-il dans le regard du sphinx : « je répondrais sans fleurit du mal, qui est le renoncement à la spiritualité, faisant miroiter aux yeux de l’homme errant
hésiter : "Oui, je vois l’heure ; il est l’Eternité" » (Pléiade, 251-252). L’œil du chat ne réfléchit aucune parmi la foule le chiffre incompréhensible de son désir. Depuis longtemps, l’homme reconnaissait
intériorité, aucune transcendance, il n’est qu’un reflet dans un œil d’or et ne vaut que par l’hypnose dans la beauté sa propre image, faite à l’image de Dieu. Les proportions du corps humain avaient la
qu’il communique au poète. Le sphinx est la figure déchue du divin, et cette beauté bestiale, valeur d’un module universel de beauté. En la modernisant, Baudelaire déshumanise la beauté et en
dépourvue d’âme, marque le triomphe du mal, et de Satan, sur l’angélisme et l’abstraction de l’Idéal. fait une idole maléfique. Animale et féline, à l’image des esclaves qui dansent dans le harem ou que
Dans Mon cœur mis à nu, Baudelaire confesse : « Il y a dans tout homme, à toute heure, deux l’on égorge sous les yeux du tyran, sur le Sardanapale de Delacroix (qui aimait tout aussi bien peindre
postulations simultanées, l’une vers Dieu, l’autre vers Satan. L’invocation à Dieu, ou spiritualité, est les combats des fauves), elle devient une apparition fantastique et barbare auréolée d’une lumière
un désir de monter en grade ; celle de Satan, ou animalité, est une joie de descendre. C’est à cette infernale, « elle a inventé une élégance provocante et barbare » (Le Peintre de la vie moderne,
dernière que doivent être rapportés les amours pour les femmes et les conversations intimes avec 1187). La Salammbo de Flaubert (1862) réalisera avec force cet idéal dépourvu d’idéal, et plus tard
les animaux, chiens, chats, etc. » (Pléiade 1277). La beauté se satanise en s’animalisant, elle devient les Salomés de Gustave Moreau déclineront les diverses incarnations de la créature.
maléfique en manifestant, avec une évidence toujours plus grande, son pouvoir de suggestion
érotique. Dans le chapitre XII (« Les Femmes et les filles ») du Peintre de la vie moderne, Baudelaire NOTES

évoque les dessins de Constantin Guys qui saisissent les attitudes éphémères des passantes dans la
1- « Pour le parfait flâneur, pour l'observateur passionné, c'est une immense jouissance que d'élire domicile dans le nombre, dans
foule de la ville moderne, et le ballet infernal et fascinant des prostituées, « l’image variée de la l'ondoyant dans le mouvement, dans le fugitif et l'infini. Etre hors de chez soi, et pourtant se sentir partout chez soi; voir le monde, être au
beauté interlope » qui « s’avance, glisse, danse, roule avec son poids de jupons brodés, qui lui sert à centre du monde et rester caché au monde, tels sont quelques-uns des moindres plaisirs de ces esprits indépendants, passionnés,
impartiaux, que la langue ne peut que maladroitement définir. L'observateur est un prince qui jouit partout de son incognito » (1160).
la fois de piédestal et de balancier », dans une lumière que Baudelaire lui-même qualifie d’ «
infernale », « sur un fond d’aurore boréale, rouge, orangé, sulfureux, rose » ou « sur ces fonds 2- Concert donné au théâtre italien, salle Ventadour. On y donnait en première partie l'ouverture du Vaisseau fantôme, et Tannhäuser
: marche et chœur, introduction de l'acte III et chœur des pèlerins, ouverture ; et en deuxième partie, le prélude de Tristan und Isolde, et
magiques, imitant diversement les feux de Bengale ». « Elle a sa beauté, ajoute-t-il, qui lui vient du
Lohengrin : introduction et marche des fiançailles, fête nuptiale et épithalame.
Mal, toujours dénuée de spiritualité, mais quelquefois teintée d’une fatigue qui joue la mélancolie »
(1187-1888). La mélancolie est sans doute ici une ruse de la coquetterie, destinée à inspirer le désir 3- Cet archétype est présent dès l’Epître à Sainte-Beuve, que Baudelaire, alors âgé de 22 ou 23 ans, envoie à l’auteur de Volupté, le
poète évoquant « la sombre Vénus [qui] du haut des balcons noirs/Verse des flots de musc de ses frais encensoirs », et rêvant, quelques
d’être consolée, mais elle est aussi le vide d’un regard fixe que l’âme a déserté. Elle réfléchit la vers plus loin, à « L’éternel bercement des houles enivrantes/Et l’aspect renaissant des horizons sans fin » (Pléiade p. 199).

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4- Il serait facile de multiplier les citations qui font allusion à la berceuse océanique. Par exemple : « La mer, la vaste mer, console nos 8- Baudelaire se souvient-il ici de la rencontre que fit Goethe à Rome, en octobre 1787, d’une jeune Milanaise sous le charme de
labeurs!/Quel démon a doté la mer, rauque chanteuse/Qu'accompagne l'immense orgue des vents grondeurs,/De cette fonction sublime laquelle il tomba aussitôt ? Le « quelque chose d’ardent et de triste » fait en effet songer à l’ardeur inquiète de la jeune Italienne : « …je
de berceuse?/La mer, la vaste mer, console nos labeurs! » (FdM, « Mœsta et errabunda »). sentis de la manière la plus étrange, que déjà mon cœur s’était décidé pour la Milanaise aussi vite que l’éclair, et d’une manière assez
pénétrante, comme il arrive à un cœur oisif, qui, dans une situation agréable et paisible, n’appréhende rien, ne souhaite rien, et se trouve
5- Le poète ressemble encore à un duelliste, dont l’adversaire, ou le partenaire, est la Nature en son immensité : « Nature, tout à coup en présence du trésor le plus digne d’envie. Dans un pareil moment, nous n’apercevons pas le danger qui nous menace sous
enchanteresse sans pitié, rivale toujours victorieuse, laisse-moi! Cesse de tenter mes désirs et mon orgueil! L'étude du beau est un duel où ces traits séduisants. Le lendemain, nous nous trouvâmes seuls nous trois, et la balance pencha toujours plus du côté de la Milanaise. Elle
l'artiste crie de frayeur avant d'être vaincu », Le Spleen de Paris, « Le confiteor de l’artiste », poème en prose n° 3, Pléiade 232). avait sur son amie ce grand avantage, qu’on remarquait dans ses discours une certaine ardeur inquiète. » (Goethe, Voyage en Italie, «
Souvenirs d’octobre 1787 », Bartillat, 2003, p. 476).
6- Baudelaire avait trouvé cette pensée dans le plus célèbre des contes d’Edgar Poe, le meilleur de ses contes selon Poe lui-même :
Ligeia (première publication : septembre 1838). Voici la traduction de Baudelaire : « "Il n’y a pas de beauté exquise, dit lord Verulam, 9- « Mon chat sur le carreau cherchant une litière/Agite sans repos son corps maigre et galeux/L’âme d’un vieux poète erre dans la
parlant avec justesse de toutes les formes et de tous les genres de beauté, sans une certaine étrangeté dans les proportions". Toutefois, gouttière/Avec la triste voix d’un fantôme frileux » (Spleen, LXXV).
bien que je visse que les traits de Ligeia n’étaient pas d’une régularité classique, quoique je sentisse que sa beauté était véritablement
exquise, et fortement pénétrée de cette étrangeté, je me suis efforcé en vain de découvrir cette irrégularité et de poursuivre jusqu’en son 10- Il est aisé de multiplier ici les citations. Par exemple, dans « Le Serpent qui danse » (FdM, XXVIII, p. 28) : « Tes yeux, où rien ne se
gîte ma perception de l’étrange » (E. A. Poe, Contes, essais, poèmes, Laffont, « Bouquins », 1989, p. 363). La citation de Bacon est exacte, révèle/De doux ni d’amer/Sont deux bijoux froids où se mêlent/L’or avec le fer » ; ou bien encore ; « Ces yeux sont des puits faits d'un
et se lit au chapitre XLIII des Essais, dans l’essai intitulé « De la beauté » (La Boétie, Bruxelles, 1945, p. 123). Il s’agit pour le Chancelier de million de larmes, /Des creusets qu'un métal refroidi pailleta... » (FdM, XCI, « Les petites vieilles », p. 86).
laisser entendre que la beauté échappe aux proportions du canon, et que la beauté académique ne convient qu’aux âmes inférieures,
dépourvues de sublime ou de noblesse. Dans le conte de Poe, l’étrangeté de Ligeia est concentrée dans son regard, et l’on comprend que
ce regard est en quelque sorte la porte du néant, l’attrait de l’au-delà où reposent les morts. On sait par ailleurs que Ligeia est en grec le
nom d’une sirène, l’un de ces monstres, mi-femmes mi-oiseaux qui, par leur mélodie, attirait les navigateurs sur les récifs où ils trouvaient
la mort. C’est ainsi que l’étrangeté de la beauté participe de la radicale étrangeté de la mort même, et qu’en elle se réfléchit l’attrait de
l’autre monde. On retrouvera cette même citation de Bacon dans l’une des Marginalia d’Edgar Poe, consacrée à la poésie de Shelley : «
L’étrangeté de Shelley naquit de la compréhension intuitive de cette vérité que seul lord Verulam exprima clairement : "il n’y a pas de
beauté exquise, sans une certaine étrangeté dans les proportions." » (E. A. Poe, Contes, essais, poèmes, Laffont, « Bouquins », 1989, p.
1103). Par la suite, Poe évoque la « bizarrerie de l’éclair scintillant à travers les nuages d’Alastor » (il s’agit d’un poème de Shelley). Il se
pourrait par ailleurs que la promotion esthétique de la catégorie du bizarre soit due à Friedrich Schlegel ; dans l’un des fragments de
l’Athenaeum, on lit en effet ceci : « … le conte poétique, et la romance en particulier, devrait sans doute être infiniment bizarre ; car il ne
lui suffit pas d’intéresser la fantaisie, il veut encore fasciner l’esprit et charmer le cœur ; et l’essence du bizarre semble précisément
consister en certaines associations et confusions arbitraires et insolites dans la pensée, la composition poétique et l’action. Il existe une
bizarrerie de l’inspiration qui va de pair avec la plus haute culture et la plus grande liberté, et qui non seulement renforce le tragique, mais
l’embellit et lui donne quelque chose de divin ; ainsi dans La Fiancée de Corinthe de Goethe, qui fait époque dans l’histoire de la poésie.
L’émouvant y est déchirant, et pourtant d’une séduction perverse. Certains passages pourraient être qualifiés de burlesques, et c’est
justement là que l’horrible prend une grandeur foudroyante » (Lacoue-Labarthe et Nancy, L’Absolu littéraire, p. 173-174, n° 429). La
Fiancée de Corinthe, qui raconte les amours d'un jeune homme et d'une morte, n'est sans doute pas sans rapport avec la Ligeia d'Edgar
Poe.

7- On sait que la célèbre formule de Stendhal se lit en note au livre I, chapitre 17 (intitulé « La beauté détrônée par l’amour »), du
traité De l’Amour de Stendhal (GF, p. 64-65). La variation plutôt lyrique que fait Nietzsche autour de cette formule en Généalogie de la
morale (III, 6) n’est pas loin du contresens : Stendhal en effet n’a pas écrit, comme le prétend Nietzsche, « la beauté est la promesse du
bonheur », mais « la beauté n’est que la promesse du bonheur ». Il s’agit de montrer, contre l’Idéal grec, que la beauté n’est pas une forme
canonique, mais seulement le chiffre énigmatique du désir sexuel, qui varie selon chaque individu. C’est ce qui fait que « même les petits
défauts de la figure de la femme aimée, une marque de petite vérole par exemple, donnent de l’attendrissement à l’homme qui aime, et le
jette dans une rêverie profonde », ou bien encore qu’un homme « qui aimait à la passion une femme très maigre et marquée de la petite
vérole ; la mort la lui ravit », préférera par la suite une femme maigre et laide à une autre, « plus belle que le jour ». Et c’est bien en ce sens
que Baudelaire interprète la formule de Stendhal, qu’il affectionne tout particulièrement, et reprend un grand nombre de fois : « Les traces
de petite vérole seront désormais non seulement un objet de douce sympathie, mais encore de volupté physique, si toutefois vous êtes un
de ces esprits sensibles pour qui la beauté est surtout la promesse du bonheur » : Choix de maximes consolantes sur l’amour, 1846 ; « A
mesure que l’homme avance dans la vie, et qu’il voit les choses de plus haut, ce que le monde est convenu d’appeler la beauté perd bien
de son importance, et aussi la volupté, et bien d’autres balivernes […] Dès lors la beauté ne sera plus que la promesse du bonheur, c’est
Stendhal, je crois, qui a dit cela » (Note rédigée en août 1851, p. 532) ; « Il y a autant de beautés qu’il y a de manières habituelles de
chercher le bonheur », Salon de 1846, p. 879 ; enfin, après avoir formulé l’idée essentielle pour l’esthétique de la modernité selon laquelle
le beau est double, fait d’un élément éternel et invariable et d’un élément relatif et circonstanciel, Baudelaire écrit : « C’est pourquoi
Stendhal, esprit impertinent, taquin, répugnant même, mais dont les impertinences provoquent utilement la méditation, s’est rapproché
de la vérité, plus que beaucoup d’autres, en disant que le Beau n’est que la promesse du bonheur. Sans doute cette définition dépasse le
but ; elle soumet beaucoup trop le beau à l’idéal infiniment variable du bonheur ; elle dépouille trop lestement le beau de son caractère
aristocratique ; mais elle a le grand mérite de s’éloigner décidément de l’erreur des académiciens » (Le Peintre de la vie moderne, 1863).
L’Idée du beau, qui est Beau des « académiciens », est une : c’est par le Beau que les choses belles sont belles ; inversement, la beauté chez
les modernes est plurielle : elle est distribuée aléatoirement selon le choc des rencontres. Le philosophe ancien remontait jusqu’à l’origine
unique du Beau en soi ; le poète moderne collectionne les parcelles du beau sans jamais être en mesure de savoir si la série est complète,
ni quelle est la raison de cette suite indéfinie. A propos d’Eugène Fromentin, écrivain et peintre : « Une autre faculté qu’il possède à un
degré éminent est de saisir les parcelles du beau égarées sur la terre, de suivre le beau à la piste partout où il a pu se glisser à travers les
trivialités de la nature déchue » (Salon de 1859, p. 1067).

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proche de la nature, est aussi plus proche du mal, qui est la défaillance de la spiritualité, donc de la
beauté idéale. Après avoir évoqué l’érotisme mélancolique de Delacroix, et ses impressions
d’enfance, Baudelaire conclut : « On peut dire que l’enfant, en général, est, relativement à l’homme,
en général, beaucoup plus rapproché du péché originel » (1139). Il ne faudra donc pas s’étonner si
l’esthétique de la modernité trouve chez Baudelaire sa source dans le monde perdu de l’enfance.
Dans le commentaire qu’il développe autour des Confessions d’un mangeur d’opium de Thomas de
Quincey, Baudelaire remarque la parenté entre les visions de l’opiomane, qui provoquent une
hyperesthésie, et les rêveries de l’enfance, qui ont une intensité proche de l’hallucination : « Les
enfants sont, en général, doués de la singulière faculté d’apercevoir, ou plutôt de créer, sur la toile
féconde des ténèbres, tout un monde de visions bizarres […] Notre narrateur s’aperçut qu’il
redevenait enfant […] Couché, mais éveillé, des processions funèbres et magnifiques défilaient
devant ses yeux ; d’interminables bâtiments se dressaient, d’un caractère antique et solennel »
(426). C’est ainsi que l’opium ou le haschich ne sont que des artifices pour retrouver « le vert paradis
des amours enfantines » (Moesta et errabunda), paradis curieusement satanique puisque dénué de
spiritualité et proche du péché originel, mais pourtant innocent (« L’innocent paradis plein de plaisirs
furtifs/Est-il déjà plus loin que l’Inde ou que la Chine ? »), et d’une intensité esthétique qui
n’illuminera plus jamais l’âge adulte. La perversion comme l’innocence se retrouvent à parts égales
dans l’enfance. Toujours à propos du mangeur d’opium : « Plusieurs phénomènes développés sur le
théâtre des rêves ont dû être la répétition des épreuves de ses premières années […] Les choses de
l’enfance, pour me servir d’une métaphore qui appartient à l’auteur, devinrent le coefficient naturel
de l’opium » (450). L’enfance est le véritable trésor du temps perdu, une collection d’impressions
inoubliables qui façonnera plus tard l’image de la beauté que le poète est voué à poursuivre sans
jamais la posséder (1). Si, comme nous l’avons vu, l’art doit selon Baudelaire être « mnémonique »,
c’est précisément parce qu’il a pour fonction de faire revivre les impressions oubliées de l’enfance, le
choc inoubliable de la première rencontre. Dans une étude sur Edgar Poe publiée en 1852,
Baudelaire remarque « quelle part immense l’adolescence tient dans le génie définitif d’un homme.
C’est alors que les objets enfoncent profondément leurs empreintes dans l’esprit tendre et facile ;
c’est alors que les couleurs sont voyantes, et que les sons nous parlent une langue mystérieuse. Le
caractère, le génie, le style d’un homme est formé par les circonstances en apparence vulgaires de sa
première jeunesse. Si tous les hommes qui ont occupé la scène du monde avaient noté leurs
impressions d’enfance, quel excellent dictionnaire psychologique nous posséderions ! » ((Poe 1004)
(2). C’est dans l’enfance que la fugitive beauté inscrit définitivement son trait. Dans l’enfance, la
présence aimante de la mère masque l’abîme de la solitude et du spleen, et l’énergie vitale peut se
vouer tout entière à la seule qualité de l’impression sensible. Dans une lettre extraordinaire, qui est à
la fois une déclaration d’amour et l’annonce de son suicide, Baudelaire confie à sa mère l’empreinte
ineffaçable que l’enfance a laissée en son âme : « Il y a eu dans mon enfance une époque d’amour
La Beauté des Modernes passionné pour toi ; écoute et lis sans peur. Je ne t’en ai jamais tant dit. Je me souviens d’une
promenade en fiacre ; tu sortais d’une maison de santé où tu avais été reléguée, et tu me montras,
4- La Poétique de l'enfance pour me prouver que tu avais pensé à ton fils, des dessins à la plume que tu avais faits pour moi.
Crois-tu que j’aie une mémoire terrible ? Plus tard, la place Saint-André-des-Arts et Neuilly. De
Barbare et dépourvue d’esprit, rencontre purement sensationnelle, impression fugitive, la longues promenades, des tendresses perpétuelles ! Je me souviens des quais qui étaient si tristes le
beauté selon Baudelaire se découvre alors une profonde affinité avec le monde de l’enfance. soir. Ah ! ç’a été pour moi le bon temps des tendresses maternelles […] J’étais toujours vivant en toi.
L’enfant est en effet selon Baudelaire non un être innocent, mais une créature toute de sensations, Tu étais à la fois une idole et un camarade » (Corr. 240, lettre à madame Aupick du 6 mai 1861). Si le
une chair sensible que l’esprit n’a pas transfigurée, ou soumise, un vivant qui réagit intensément à temps de l’enfance est celui de la vie sensible la plus intense, il connaîtra à la fois les plus grandes
l’impression de chaque rencontre. Selon Baudelaire inspiré par Joseph de Maistre, l’enfant, plus joies et les plus grandes souffrances. Mais les tragédies de l’enfance sont les seules qui demeurent

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inoubliables, et elles s’ajoutent à ce dictionnaire d’empreintes que consultera le poète quand il se exister à part. Dans l’espérance que quelques-uns de ces tronçons seront assez vivants pour vous
consacrera à la magie de l’art mnémonique : « A mesure que l’être humain avance dans la vie, le plaire ou vous amuser, j’ose vous dédier le serpent tout entier » (dédicace à Arsène Houssaye du
roman qui, jeune homme, l’éblouissait, la légende fabuleuse qui, enfant, le séduisait, se fanent et Spleen de Paris, p. 329) (4). En tant qu’expression de l’Idéal, la beauté était le reflet sensible d’une
s’obscurcissent d’eux-mêmes. Mais les profondes tragédies de l’enfance, – bras d’enfants arrachés à essence toute spirituelle ; elle est désormais un choc nerveux, le mécanisme tout physiologique de
tout jamais du cou de leurs mères, lèvres d’enfants séparées à jamais des baisers de leurs sœurs – l’enregistrement et la profondeur de l’empreinte, semblable à celui de la congestion, l’enfance, livrée
vivent toujours cachées, sous les autres légendes du palimpseste. La passion et la maladie n’ont pas sans défense à la violence de la sensation, ne pouvant digérer ni assimiler la multitude des
de chimie assez puissante pour brûler ces immortelles empreintes » (Le Mangeur d’opium, 453). impressions nouvelles qui l’assaillent à tout moment : « C’est à cette curiosité profonde et joyeuse
C’est dans l’enfance que le visage du sphinx a, pour la première fois et de façon définitive, arrêté son qu’il faut attribuer l’œil fixe et animalement extatique des enfants devant le nouveau » (1159). Œil
dessin, s’est fixé dans la mémoire. Et quand nous compulsons des ouvrages d’art, nous fixe qui est semblable à celui du sphinx, ou du chat, ce sphinx domestique, ou du masque
reconnaissons, sur les hiéroglyphes des oeuvres reproduites (à l’époque de Baudelaire, des eaux- impénétrable de la beauté qui fleurit du mal. Et si Baudelaire parle de « matériaux involontairement
fortes) l’intense qualité esthétique des impressions d’enfance : « C’est dans les notes relatives à amassés », c’est pour mieux souligner l’incohérence de ce dictionnaire de sensations qui s’écrit dans
l’enfance que nous trouverons le germe des étranges rêveries de l’homme adulte, et, disons mieux, le livre de l’enfance. Les hiéroglyphes de la beauté se multiplient, selon le hasard des rencontres et la
de son génie. Tous les biographes ont compris, d’une manière plus ou moins complète, l’importance réceptivité de la sensibilité, ils ne forment jamais un texte et demeurent dépourvus de sens, pures
des anecdotes se rattachant à l’enfance d’un écrivain ou d’un artiste. Mais je trouve que cette facticités arrêtées dans le temps. L’artiste puise dans ce trésor d’images, cette liste incohérente : «
importance n’a jamais été suffisamment affirmée. Souvent, en contemplant des ouvrages d’art, non Pour Delacroix, la nature est un vaste dictionnaire dont il roule et consulte les feuillets avec un œil
pas dans leur matérialité facilement saisissable, dans les hiéroglyphes trop clairs de leurs contours ou sûr et profond ; et cette peinture, qui procède surtout du souvenir, parle surtout au souvenir » (Salon
dans le sens évident de leurs sujets, mais dans l’âme dont ils sont doués, dans l’impression de 1846, 891). Ces saisissements esthétiques sont les « phares » intermittents qui forment autant de
atmosphérique qu’ils comportent, dans la lumière ou dans les ténèbres spirituelles qu’ils déversent repères dans une vie vouée désormais à l'insignifiance et à la nuit, c'est-à-dire à l’absence du sens.
en nos âmes, j’ai senti entrer sur moi comme une vision de l’enfance de leurs auteurs » (Le Mangeur Chaque fois que la rencontre esthétique suscite une résonance, une « correspondance » avec les
d’opium, 443). La mnémotechnie de l’art procède donc à la résurrection des impressions de l’enfance impressions enregistrées dans l’enfance, alors l’éternité du visage du sphinx interfère avec la
éternisées par le choc de la rencontre. C’est dans la proximité de l’enfance qu’il faut chercher le temporalité qui pèse sur le spleen, et la beauté naît de cette rencontre de l’éternel et du transitoire,
secret du génie et le chiffre de la beauté : « Ne serait-il pas facile de prouver, par une comparaison de l’irrémédiable et du circonstanciel. L’art mnémonique naît de la réminiscence involontaire d’une «
philosophique entre les ouvrages d’un artiste mûr et l’état de son âme quand il était enfant, que le vie antérieure », paradis sensuel de l’enfance où, du sein de l’ondoiement phénoménal, « cette
génie n’est que l’enfance nettement formulée, douée maintenant, pour s’exprimer, d’organes virils fonction sublime de berceuse », passionnément contemplé par le regard ivre de nouveauté de
et puissants » (ibid.). Ce que l’enfance subit passionnément, l’artiste de génie a le pouvoir de le l’enfant, « l’œil fixe et animalement extatique », naissait et recommençait sans fin la symphonie
recréer. Baudelaire développe à nouveau cette idée quelques années plus tard, dans Le Peintre de la inépuisable de la pure sensation : « Les houles, en roulant les images des cieux/Mêlaient d’une façon
vie moderne : « L’enfant voit tout en nouveauté ; il est toujours ivre. Rien ne ressemble plus à ce solennelle et mystique/Les tout-puissants accords de leur riche musique/Aux couleurs du couchant
qu’on appelle l’inspiration que la joie avec laquelle l’enfant absorbe la forme et la couleur. J’oserai reflété par les yeux « (« La Vie antérieure », XII).
pousser plus loin ; j’affirme que l’inspiration a quelque rapport avec la congestion, et que toute
pensée sublime est accompagnée d’une secousse nerveuse, plus ou moins forte, qui retentit jusque Nous comprenons ainsi que, avec Baudelaire, l’orientation esthétique de l’analytique du
dans le cervelet. L’homme de génie a les nerfs solides ; l’enfant les a faibles. Chez l’un, la raison a pris Beau trouve une forme extrême et radicale, son accomplissement « absolument moderne ». Il ne
une place considérable ; chez l’autre la sensibilité occupe presque tout l’être. Mais le génie n’est que semble pas que les philosophes aient approfondi avec autant de rigueur la révolution esthétique
l’enfance retrouvée à volonté, l’enfance douée maintenant, pour s’exprimer, d’organes virils et de dont Kant avait posé les fondements. Bien au contraire, un des grands textes de philosophie de l’art
l’esprit analytique qui lui permet d’ordonner la somme de matériaux involontairement amassés » au vingtième siècle, L’Origine de l’œuvre d’art de Heidegger, se détournera non sans mépris de la
(1159) (3). On peut dire que sur cette voie l’orientation esthétique a profondément révolutionné perspective selon lui subjectiviste, fondée sur « l’expérience vécue », de l’interprétation esthétique
l’idée que les hommes se font de la beauté. Fleur du mal ou poème en prose, l’instantané qui vient de la beauté. Sur le chemin ouvert par Kant, magnifiquement enrichi et exploré par Baudelaire, nous
impressionner durablement l’œil fasciné de l’enfance ajoute un hiéroglyphe au dictionnaire trouverons plus de poètes ou de romanciers que de philosophes. Il faudrait dégager une poétique
incohérent, à la collection aléatoire des éternités saisissantes. Ayant perdu le secret de l’ancienne encore informulée du point de vue philosophique, comme nous avons tenté de le faire pour
harmonie et les lois du traité des proportions, le poète moderne ne peut proposer qu’une œuvre Baudelaire, chez Rimbaud, Mallarmé et surtout Proust, nulle démarche n’étant plus proche de l’art
tronçonnée dont les fragments sont d’autant plus vivants et énigmatiquement présents que chacun mnémonique selon Baudelaire que la recherche du temps perdu. Quant à l’interprétation du chiffre
d’eux présente un instant d’absolu qui ne vaut que par lui-même, la trace d’un éclair à jamais isolé énigmatique du désir, ce sphinx de la beauté dont les traits se perdent dans le dictionnaire des
dans les ténèbres : « Nous pouvons couper où nous voulons, moi ma rêverie, vous le manuscrit, le impressions d’enfance, il appartiendra à Freud, dès la Traumdeutung de 1899, d’en démêler les
lecteur sa lecture ; car je ne suspends pas la volonté rétive de celui-ci au fil interminable d’une raisons.
intrigue superflue. Enlevez une vertèbre, et les deux morceaux de cette tortueuse fantaisie se
rejoindront sans peine. Hachez-la en nombreux fragments, et vous verrez que chacun d’eux peut

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avec lui-même en un jeu infini de correspondances, et qui se substitue à la vie, l’art devenant alors la
Remarque vraie vie, et la seule qu’il nous soit possible de vivre, ou que ce soit à la façon, sans doute moins
vigoureuse et radicale, de Gide, qui dénonce dans le jeu romanesque un faux-monnayage où le réel
Cette lecture de Baudelaire pense le thème poétique de la correspondance comme une vient se dissoudre par le pur artifice du jeu de mots (mais la dénonciation n’est possible que parce
expression de l’immanence du monde sensible, révélée par l’expérience initiatique du haschich. Je que l’on a pas renoncé à un langage qui dirait la vérité du sensible, le langage païen des nourritures
crois en effet que cette dimension est au cœur de la poétique baudelairienne, et qu’elle est féconde, terrestres, dont on constate par ailleurs qu’il retrouve, par une nécessité profonde, les caractères de
puisqu’elle conduit tout droit à l’incantation charnelle de Rimbaud, et au-delà à celle de Claudel. l’hymne sacré). En outre, si le discours n’est jamais qu’un jeu de langage qui ne renvoie qu’à lui-
Toutefois, il y a une lecture moins épique, mais peut-être plus rigoureuse, de la correspondance même, alors on peut dire qu’il n’est qu’une sorte de soliloque par lequel s’éprouve le ressassement
baudelairienne, celle qui sera mise en lumière non par Rimbaud, ni même par Verlaine, mais plutôt infini d’une irréductible solitude : le monologue de Joyce, lui aussi dérivé du symbolisme puisque son
par Mallarmé : la correspondance se tisse alors non entre les mots et les choses (notons en passant auteur se réclame explicitement du roman de Dujardin, Les lauriers sont coupés, ce monologue
que pour établir ce contact problématique entre le mot et la chose, il a fallu passer par une devient une nécessité qui imposera désormais sa loi à la poétique de la modernité.
expérience hallucinatoire, celle du haschich), mais bien entre les mots et les mots. Il serait facile de
montrer ainsi que le célèbre vers ; « Les parfums, les couleurs et les sons se répondent » perd sa On voit alors apparaître un lignage qui construirait la véritable généalogie de la modernité
puissance d’incantation poétique si je l’écris par exemple de la façon suivante : « Les sons, les esthétique : Mallarmé, ici fondateur, Proust, Valéry, Joyce, Wittgenstein, Beckett, Lacan. Le thème
couleurs et les parfums se répondent ». Par quoi je comprends que la « réponse » qui résonne dans est ici l’autoréférence du langage, nécessairement prisonnier du cercle de la signification, ce qui le
le jeu des correspondances, est d’abord et avant tout la réponse que chaque mot émet du fait de sa conduit au monologue (Joyce) ou peut-être même à une sorte de décomposition dans le non-
rencontre avec les mots qui le côtoient. Dès lors l’immanence du monde sensible, célébrée par la signifiant (Beckett), bien qu’il demeure l’unique puissance par laquelle il nous est donné de
poétique des correspondances, devient l’immanence du langage poétique, prisonnier du cercle de surmonter l’incompréhensible présence du sensible (Wittgenstein et Lacan).
l’analogie et de la métaphore, le sens étant désormais voué au supplice de la roue, puisque le signifié Bergson ne dit-il pas autre chose que l’incommensurabilité entre le sensible et
renvoie à un autre signifié, sans jamais intercepter le réel. Ce qui ruine la célébration païenne de l’intellectuel, entre le flux de l’intuition et la géométrie de l’entendement ?
l’hymne rimbaldien, et fait de la poésie un jeu sans fin du langage avec lui-même. La poésie devenant Une telle voie nous conduirait à penser que le domaine du sens est voué à l’artifice et au
alors cette musique du silence à laquelle songeait Mallarmé, qui transpose les lois de l’harmonie virtuel. N’est-ce pas cette leçon qui domine la seconde moitié du XXe siècle ?
musicale dans l’ordre du langage, faisant résonner la table d’harmonie par l’aura du sens suggéré à L’ordinateur ne permet-il pas de lancer des coups de sonde dans l’océan des idées, c'est-à-
chaque sens proféré. Jeu d’Idées, suppression du monde sensible par un réseau d’analogies sans fin dire des jeux de sens du langage humain ? De plus ne nous acheminons-nous pas vers l’encyclopédie
(ce que je nomme « l’encyclopédie ») qui renvoie le signifié à un autre signifié, et jamais à la des signifiés, une sémiologie universelle qui nous permettrait d’étudier, presque comme une
présence sensible, « qu’on ne peut pas dire » (Wittgenstein), du référent. En supprimant la fonction échographie, la pensée au travail, les correspondances et les échos qui la parcourent et la régénèrent
référentielle du langage poétique, Mallarmé transporte la correspondance sur le plan quintessencié sans cesse ?
du pur spirituel et la rend à jamais impuissante à étreindre le réel. Pour les modernes, le monde ne
sera plus désormais qu’un « jeu de mots ». Dans cette « crise de vers », s’effectue alors un véritable
naufrage, celui de l’hymne poétique, de l’incantation qui célébrait le chant du monde, et dont la
magie créatrice, sur le modèle du Verbe divin, était fondée en dernier terme sur l’efficace d’un Dieu Appendice : le thème des correspondances
Tout-Puissant qui donne chair aux mots et leur fournit une prise directe sur le monde, ce qu’on
nommait « l’inspiration » du poète, médium livré vivant au magnétisme du divin. Le poète moderne Nerval : « Tout dans la nature prenait des aspects nouveaux, et des voix secrètes sortaient de la
sera désormais une sorte d’expérimentateur de la théorie du langage, enclos pour toujours dans le plante, de l'arbre, des animaux, des plus humbles insectes, pour m'avertir et m'encourager. Le
système autoréférent des harmoniques du signifié. Non plus prophète ni mage d’un dieu de vérité, langage de mes compagnons avait des tours mystérieux dont je comprenais le sens, les objets sans
mais alchimiste du verbe, impeccable et savant, maître de son jeu, très conscient de l’effet et forme et sans vie se prêtaient eux-mêmes aux calculs de mon esprit; - des combinaisons de cailloux,
toujours à l’écoute des résonances inouïes qui sommeillent dans la grotte du langage. On comprend des figures d'angles, de fentes ou d'ouvertures, des découpures de feuilles, des couleurs, des odeurs
aussi pourquoi la « métaphore », si prisée par le « symbolisme », devient la fonction essentielle de la et des sons, je voyais ressortir des harmonies jusqu'alors inconnues. "Comment, me disais-je, ai-je pu
langue : chaque mot de la langue n’a de sens que parce qu’il est « métaphorisé » par d’autres mots exister si longtemps hors de la nature et sans m'identifier à elle? Tout vit, tout agit, tout se
qui entrent en consonance harmonique avec lui. Un texte devient en ce sens un jeu quasi illimité de correspond (souligné par moi JD) ; les rayons magnétiques émanés de moi-même ou des autres
correspondances métaphoriques. Et c’est pourquoi le roman moderne, contre l’illusion naturaliste traversent sans obstacle la chaîne infinie des choses créées; c'est un réseau transparent qui couvre le
qui entreprenait de fonder toute la puissance du romanesque sur la fonction référentielle, c'est-à- monde, et dont les fils déliés se communiquent de proche en proche aux planètes et aux étoiles.
dire descriptive et narrative du langage, se construit surtout comme un univers artistement fabriqué Captif en ce moment sur la terre, je m'entretiens avec le chœur des astres, qui prend part à mes joies
des jeux de sens et des transferts métaphoriques, un espace sémiologique autoréférent, que ce soit à et à mes douleurs! » Nerval, Aurélia, Seconde partie, VI (Pléiade p. 403).
la façon de cette cathédrale de mots édifiée par Proust, univers prodigieux où le sens correspond

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Carl Gustav Carus, Neuf lettres sur la peinture de paysage, in C. D. Friedrich et C. G. Carus, De la
peinture de paysage, présentation Marcel Brion, Klincksieck, 1988, p. 71-74 : « Correspondances
entre états d’âme et états de la nature ». On remarquera toutefois que la correspondance s’établit ici
entre l’âme et la nature, entre le sujet et l’objet, tandis que la correspondance baudelairienne est
plutôt correspondance de la nature avec elle-même, parfums, couleurs et sons.

Swedenborg : « Les Anciens possédaient une science des correspondances, la science essentielle
des Sages. On la pratiquait spécialement en Egypte et les hiéroglyphes viennent de là. Grâce à ce
savoir, ils connaissaient la signification de n’importe quel être vivant et de n’importe quelle espèce,
ainsi que tous les genres d’arbres et de plantes, de montagnes, de collines, de fleuves et de sources,
le soleil, la lune et les étoiles » (cité par Jan Assman, Moïse l’Egyptien, « Champs », Flammarion, p.
188-189. Le référence est intéressante, parce qu’elle montre, dans le contexte développé par
Assman, que le thème des correspondances peut-être relié à celui du panthéisme spinoziste, et au «
En kai Pan »).

NOTES

1- « L’enfance est le temps de l’innocence et du bonheur, le paradis de la vie, l’Eden perdu, vers lequel, durant tout le reste de notre
vie, nous tournons les yeux avec regret. Ce qui fait ce bonheur, c’est que pendant l’enfance notre existence entière réside bien plus dans le
connaître que dans le vouloir » : Schopenhauer, MVR, « Supppléments au livre troisième », « Du génie », PUF, 1966, p. 1125.

2- La couleur me « voit », le son me « parle » : phénomènes d’échos cinesthésiques qui actualisent le monde dans l’intensité de la
sensualité enfantine. Les couleurs, les parfums et les sons se répondent, mais chacun répond aussi à celui qui sait les voir, les humer, les
entendre. Le monde esthétique me parle secrètement de lui-même, et je m’oublie moi-même et ma propre douleur en me mettant à
l’écoute de cette parole, en m’enivrant de sensations.

3- Sur les relations entre l’enfance et le génie, voir Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, « Suppléments
au livre troisième », « Du génie », PUF, 1966, p. 1124-1126.

4- Le poète, collectionneur d’éclairs qui forment une suite sans raison, ressemble encore au chiffonnier qui amasse les détritus
délaissés par la foule pour en composer un trésor personnel : « Voici un homme chargé de ramasser les débris d’une journée de la
capitale. Tout ce que la grande cité a rejeté, tout ce qu’elle a perdu, tout ce qu’elle a dédaigné, tout ce qu’elle a brisé, il le catalogue, il le
collectionne. Il compulse les archives de la débauche, le capharnaüm des rebuts. Il fait un triage, un choix intelligent ; il ramasse, comme un
avare un trésor, les ordures qui, remâchées par la divinité de l’Industrie, deviendront des objets d’utilité ou de jouissance » (Du Vin et du
haschich, Pléiade p. 327).

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