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La vie psychique s’élabore bien avant la naissance de l’enfant voire même

avant sa conception. L’enfant se construit grâce au désir et à l’attention de


ses parents, grands-parents, arrières grands-parents… dans son environ-
nement social, culturel, politique… Cette transmission générationnelle
organise la vie psychique sur un mode positif, il s’agit alors d’ influences
qui aident l’enfant à se construire, mais aussi sur un mode négatif qui
concerne les influences qui contrarient lourdement son développement:
À L’ÉCOUTE
deuil non fait, expérience traumatique, honte familiale, secret alourdi au fil DES FANTÔMES
du temps, drame historique…

Cet héritage s’opère dans un mouvement de refonte et d’appropriation par


l’enfant qui, encombré de fantômes, se trouve entravé par une charge qui

LECTURES
ne lui appartient pas mais dont il se fait le porteur.
Claude Nachin
En tant que professionnel, comment tenir compte de ces influences dans
l’accompagnement des familles?

TEMPS D’ ARRÊT
Temps d’ Arrêt :

Une collection de textes courts dans le domaine du développement de l’ enfant et

de l’ adolescent au sein de sa famille et dans la société. Une invitation à marquer

une pause dans la course du quotidien, à partager des lectures en équipe, à pro-

longer la réflexion par d’ autres textes.

Coordination de l’ aide aux victimes de maltraitance


Secrétariat général
Ministère de la Communauté française
Bd Léopold II, 44 – 1080 Bruxelles
yapaka@yapaka.be
À l’écoute
des fantômes

Claude Nachin
Temps d’Arrêt :
Une collection de textes courts dans le domaine de Sommaire
la petite enfance. Une invitation à marquer une
pause dans la course du quotidien, à partager des
lectures en équipe, à prolonger la réflexion par
d’autres textes…
La vie psychique commune
Psychiatre et psychanalyste, Claude Nachin poursuit les travaux • L’orée de la vie psychique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7
de Nicolas Abraham et de Maria Torok sur, notamment, les déve-
loppements récents du traitement psychanalytique des deuils
• La sexualité psychique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 12
pathologiques et de leurs influences transgénérationnelles. Il est • L’organisation du psychisme
l’auteur de nombreux ouvrages dont À l’aide, y a un secret dans et ses moyens de défense . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 14
le placard ! (Fleurus 1999), Les fantômes de l’âme (L’Harmattan • Les sources de malaise . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 17
1993) et La méthode psychanalytique (Armand Colin, 2004). • Les crises communes de la vie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 20
Fruit de la collaboration entre plusieurs administrations • Les avatars actuels de la vie psychique . . . . . . . . . . 22
(Administration générale de l’enseignement et de la recherche
scientifique, Direction générale de l’aide à la jeunesse, Direction
générale de la santé et ONE), la collection Temps d’Arrêt est édi- Les traumatismes
tée par la Coordination de l’Aide aux Victimes de Maltraitance.
Chaque livret est édité à 11.000 exemplaires et diffusé gratuite- • Définitions . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 24
ment auprès des institutions de la Communauté française actives • Traumas et Secrets . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 26
dans le domaine de l’enfance et de la jeunesse. Les textes sont • Amours et haines secrètes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 28
également disponibles sur le site Internet www.yapaka.be • Romain Gary et le deuil impossible
de sa mère passionnée . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 29
Comité de pilotage : • Des catastrophes naturelles . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 30
Jacqueline Bourdouxhe, Nathalie Ferrard, Gérard Hansen,
• Des catastrophes sociales . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 31
Françoise Hoornaert, Perrine Humblet, Roger Lonfils, Cindy
Russo, Reine Vander Linden, Jean-Pierre Wattier, Dominique • La Shoah . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 32
Werbrouck. • Harcèlement professionnel,
licenciement, chômage . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 34
Coordination : • Troubles mentaux liés aux Traumas . . . . . . . . . . . . . . . 35
Vincent Magos assisté de Laurie Estienne, Diane Huppert, • Trauma et travail psychanalytique . . . . . . . . . . . . . . . . . 36
Philippe Jadin et Claire-Anne Sevrin. • Pour la gouverne de tous . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 36

Avec le soutien de la Ministre de la Santé, de


Héritages psychiques
l’Enfance et de l’Aide à la jeunesse de la Commu-
nauté française. • Définitions . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 38
• Clinique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 39
Éditeur responsable : Henry Ingberg – Ministère de la Communauté fran- • Fantôme et histoire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 41
çaise – 44, boulevard Léopold II – 1080 Bruxelles. Mars 2007
• Fantôme et littérature . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 42
• Fantômes psychiques
et travail psychanalytique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 45

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• Indices qui permettent de suspecter
le travail d’un Fantôme . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 46
• La prudence psychanalytique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 47
• Le travail de deux Fantômes complémentaires
liés aux guerres peut conduire à la folie . . . . . . . . . . 52
• D’autres pathologies . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 54
Un siècle de recherches sur le psychisme
humain conduites par la psychanalyse,
Pour l’hygiène mentale de tous
la psychiatrie, la psychologie clinique,
• Prévention primaire : la psychologie expérimentale et
échanger autour des deuils, des traumatismes
et des secrets qui nous concernent personnellement la psychologie sociale nous permettent
pour éviter la constitution des Fantômes . . . . . . . . . 57 d’avoir des modèles utilisables de la vie
• Prévention secondaire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 58
• Prévention tertiaire : la cure . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 59 psychique. Mais sa complexité dépasse
tous les modèles que nous pouvons nous
Pour conclure en construire. Chaque rencontre entre
humains réserve sa part de surprise.
Les humains sont des semblables
qui rencontrent des problèmes communs.
Mais chacun est un être unique
qui traverse à sa manière les problèmes
communs à tous et voit sa singularité
marquée par des incidents
et des accidents personnels, familiaux
et socio-historiques particuliers.

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La vie psychique
commune

L’orée de la vie psychique

La vie psychique du bébé commence dès avant


la naissance, dans la deuxième moitié de la gros-
sesse. Dès la naissance, elle s’enrichit rapide-
ment. Le bébé n’acquiert le sens de soi que cor-
rélativement à son expérience de l’autre ( d’abord
sa mère) et de son environnement. On parle de la
détresse ou de la dépression primaire car, à la
différence du petit singe qui est apte à la nais-
sance à se cramponner à une mère velue, le petit
d’homme est incapable de se cramponner à une
mère par ailleurs dépourvue de pelage. Le point
de départ n’est pas la relation primitive mère-
enfant qui vient conjurer plus ou moins bien les
effets de leur séparation dès la naissance, le
point de départ, la réalité, c’est ce qui n’est pas,
ce manque moteur du petit d’homme. À partir de
là, l’aspiration à rejoindre la mère (ou pulsion filia-
le), toujours plus ou moins frustrée, est toujours
à l’œuvre, dans tous les moyens sexuels, artisa-
naux, religieux, techniques, scientifiques et artis-
tiques de reconstituer symboliquement l’“unité
duelle” toujours déjà perdue. Cette situation peut
être considérée comme un Trauma commun à
tous les humains. L’angoisse humaine originelle
est une angoisse d’anéantissement suscitée
aussi bien par le risque de l’isolement complet
que par celui d’une confusion complète du bébé
avec l’objet maternel. Sa solution symbolique est
de pouvoir s’éloigner de l’objet sans le perdre et
de pouvoir se réunir à lui sans s’y confondre.

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Les parents sont aussi des ex-enfants qui ont développé, ce que les observations et les expé-
subi le même sort au cours de leur enfance. Il en riences avec les bébés ont confirmé depuis. Un
résulte que l’unité duelle perdue ne fonctionne bébé de cet âge, provisoirement séparé de sa
pas seulement comme traumatisme commun à mère, en est attristé, mais peut garder un temps
tous les enfants, mais aussi comme un «fantô- dans son esprit une image de sa mère, elle-
me» commun transmis à tous les enfants par même attristée et gardant une image de son
tous les parents humains à travers les généra- bébé attristé d’être séparé d’elle. À travers ses
tions successives. Ce fantôme correspond au sensations, ses sentiments et ses premiers
réveil chez la jeune mère qui accueille son bébé, gestes échangés avec sa mère, le bébé com-
des traces inconscientes, des impressions qu’el- mence à acquérir une certaine autonomie dans
le a gardées de sa relation avec sa propre mère son esprit avant de pouvoir parler et agir seul. À
quand elle était bébé. Les soins maternels don- partir de là, l’angoisse devient une angoisse de
nés au bébé par une mère suffisamment bonne séparation avec des réactions de colère et de
réalisent une “réunion”, une “fusion” relatives, dépression secondaire si la séparation se prolon-
temporaires qui constituent un mode symbolique ge et n’est pas compensée.
de cramponnement. La relation en “unité duelle”
réelle, qu’il s’agisse du couple mère-enfant ou de Si cette position s’initie bien à la fin du premier
toute autre variété de couple, ne s’accomplit plei- semestre de la vie, Bowlby insiste sur le fait que
nement que le temps d’un passage, de brefs la capacité de réagir à une séparation de maniè-
moments au goût d’immortalité dont chacun re favorable ne se développe que lentement au
garde la nostalgie: les mères, les amants et les cours de l’enfance et de l’adolescence. Il y a des
enfants sont nécessairement infidèles. Ils s’éloi- occasions de rattrapage pour ceux qui ont été
gnent de leurs partenaires privilégiés pour se malmenés par la vie à son début. Il y a aussi des
retrouver eux-mêmes et vaquer à d’autres affaires. coïncidences malheureuses et des traumas plus
tardifs qui peuvent remettre en cause la confian-
L’éducation consiste à amener l’enfant à se ce dans la vie d’un sujet. En tout cas, lorsque la
décramponner de sa mère et de sa famille pour place et le rôle du père sont fixés pour l’enfant, il
s’insérer dans la société mais aussi à empêcher n’est plus susceptible de se déprimer qu’en cas
les mères de se cramponner à leur enfant, d’abu- de catastrophe : il sait qu’il n’est pas le “tout” de
ser du maternement pour satisfaire l’enfant frus- la mère et qu’elle n’est pas son “tout” à lui. Les
tré de cramponnement qui survit dans leur séparations et même le deuil, sauf conditions
inconscient : c’est le rôle de la mère en tant qu’el- traumatiques particulières, ne comportent plus
le refoule son propre inconscient et se fait l’am- les mêmes risques qu’auparavant.
bassadrice de la réalité objective, du père et, plus
largement, de la communauté sociale. Certains Avant ce tournant essentiel et en cas de retour en
enfants en grave difficulté illustrent le crampon- arrière lié à une difficulté, Mélanie Klein a décrit
nement : ils ne se sentent en sécurité qu’accro- une position où l’enfant se ressent et ressent sa
chés en permanence au vêtement de leur mère et mère tantôt comme bonne et tantôt comme
ils hurlent dès qu’elle veut se séparer d’eux. mauvaise avec des sentiments de persécution.
Le jeune enfant peut encore réagir par la défense
La psychanalyste Mélanie Klein a eu l’intuition maniaque marquée par une excitation agressive.
que, dès l’âge de six mois, le bébé avait un esprit Ce type de réaction, lorsqu’il est fréquent et pro-

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longé, est le fait d’enfants qui luttent contre une un désir de bouche alors qu’elle signalait ainsi
dépression menaçante parce qu’ils ne se sentent silencieusement l’importance de l’alcoolisme de
pas bien entourés. On comprend qu’ils soient sa mère dont personne ne parlait.
calmés par un médicament stimulant comme la
ritaline mais il ne faudrait pas que cela conduise Le langage humain suppose une aptitude hérédi-
à négliger les sources de leur malêtre et le travail taire de l’espèce humaine à l’acquérir. Mais cette
thérapeutique à effectuer avec leur entourage acquisition ne se réalise que dans la relation avec
pour les aider à s’en dégager. la mère et tout l’environnement humain. Quand
les conditions de développement d’un enfant
On appelle introjection le mécanisme mental fon- sont favorables, il va trouver dans les soins
damental qui permet de prendre et de garder maternels, parentaux et sociaux, des satisfac-
dans son esprit les traces de toutes nos expé- tions symboliques de sa pulsion filiale grâce à
riences de vie qu’il s’agisse de nos sentiments et la communion affective des membres de son
de nos désirs comme des événements et des groupe dans toute une série d’activités. Le lan-
influences du monde extérieur. Chez le bébé, les gage humain, tel qu’il se réalise dans la langue
premières introjections lui permettent de garder d’une communauté, y a une place essentielle. En
d’abord des images de lui-même et des images effet, les deux interlocuteurs d’un dialogue sont
de sa mère. Comme il n’est pas possible d’ac- des individus séparés, tous deux séparés menta-
cueillir dans notre esprit les choses et les gens, lement de leurs images d’autrui ( d’abord de leur
ce sont des symboles qui les représentent, fon- mère). Parler, c’est s’adresser à un être séparé,
dés d’abord sur les traces des sensations, des autrui, qui est à la même enseigne que nous. Le
sentiments, des gestes et des premières images. mensonge humain habituel consiste à dire aux
Par la suite, l’introjection deviendra un processus autres que l’on souhaiterait la communion totale,
fondé, dans des conditions normales de vie, prin- ni possible, ni souhaitable, car elle nous ferait
cipalement sur le langage verbal. Sa richesse disparaître en tant que sujet séparé mais libre.
permet la culture mais il y a des conflits qui peu-
vent opposer le monde des mots avec celui du L’enfant qui marche, commence à agir seul et à
corps, des sentiments et de l’action. parler, y prend plaisir mais éprouve aussi une
première sensation de culpabilité en se permet-
Le mode de penser par gestes et par images qui tant de s’éloigner de sa mère de sorte qu’il jette
précède et accompagne toujours le mode de souvent un coup d’œil dans sa direction pour voir
penser verbal gardera ou retrouvera une impor- comment elle ressent sa prise d’initiative. Par la
tance particulière lorsque la communication ver- suite, les nouvelles expériences de vie sont abor-
bale sera défaillante. La symbolisation par dées en reprojetant sur les nouvelles personnes
images peut avoir un rôle privilégié dans l’ap- et les événements les modèles intériorisés des
proche par l’enfant des difficultés qu’il ressent relations avec les parents et l’entourage, c’est le
dans la vie mentale de ses parents. Par exemple, processus psychique de la projection ou du
au cours d’une thérapie familiale, une fillette des- transfert qui se réalise automatiquement. Une
sinait à l’écart de la discussion du groupe et une culpabilité seconde résulte du plaisir que nous
grosse bouteille était un des éléments de son prenons à rencontrer des expériences conformes
dessin. On aurait pu penser qu’elle mettait ainsi à nos attentes et à nos désirs. Mais il y a toujours
en évidence un problème personnel par rapport à des décalages entre nos modèles intérieurs et

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nos nouvelles expériences qui peuvent être tan- meurtre du père, nous pensons que le grand pro-
tôt source de déplaisir, tantôt source d’un sur- blème de l’enfant, c’est la séparation progressive
croît de plaisir. Dans la vie courante, nous nous d’avec la mère. En dehors de la santé générale
apercevons d’autant moins des transferts que de l’enfant, sa première condition est la santé
nous opérons que nos interlocuteurs réagissent psychique de la mère: le fait qu’elle ait atteint la
aussitôt avec les leurs. maturité sexuelle et qu’elle trouve ses satisfac-
tions principales avec un partenaire adulte de sa
Le travail psychanalytique au cours duquel l’ana- génération tout en aimant beaucoup les enfants
lyste accueille les propos de son analysant de qu’elle a conçus avec son (ou ses partenaires).
manière bienveillante et neutre permet à ce der-
nier de prendre conscience de ses modèles inté- La seconde condition est la présence souhai-
rieurs et, éventuellement, de les modifier s’ils ne table d’un homme (de préférence le père, bien
lui apparaissent plus adaptés à sa situation sûr) qui soit un partenaire consistant de la mère,
actuelle. Il y a une autre forme de la projection qui qui l’aide à élever les enfants (c’est la part de
consiste à attribuer à autrui des éléments que fonction maternelle du père) et qui intervienne
l’on refuse de reconnaître en soi-même. pour leur apporter un autre point de vue sur la
vie. Or, ces aptitudes des femmes et des
hommes à devenir des parents convenables
dépendent de ce qu’ils ont eux-mêmes reçus de
La sexualité psychique leurs parents, de leurs aïeux et de l’environne-
ment social. L’étude du psychisme humain doit
Très tôt, les enfants s’interrogent sur leur origine : donc envisager le rôle de plusieurs générations.
d’où viennent les enfants ? Ils s’intéressent à la Le désir des enfants des deux sexes est de
naissance d’un autre enfant. Leur curiosité étant pouvoir réaliser leurs possibilités sexuelles et
sans limite, ils perçoivent des indices des rela- relationnelles comme leurs parents le font. Pour y
tions entre les parents, ils en entendent les bruits parvenir en grandissant, ils doivent passer par un
et parfois surprennent les relations sexuelles des chemin complexe. Du fait que ce sont les
adultes. Ils fantasment autour de ce qu’ils ont femmes qui s’occupent des jeunes enfants, les
entendu, vu ou entendu dire à un âge où ils sont filles ont la difficulté de changer d’objet d’amour
incapables de réaliser leurs rêveries. L’enfant principal pour glisser de la mère vers le père et
qu’on laisse libre de disposer de son corps dans les hommes. Les hommes sont tributaires d’une
l’intimité peut s’imaginer dans toutes les posi- identification primaire féminine qui rend tout
tions de la relation sexuelle tandis que sa main aussi problématique leur identification secondai-
est vagin pour son pénis et son doigt pénis pour re au père et aux hommes.
le vagin. Ces expériences autoérotiques de l’en-
fance sont précieuses lorsqu’elles ne sont entra- De toute façon, garçons et filles sont amenés à
vées ni par l’interdit, ni par la confrontation pré- aimer et à détester leurs deux parents (c’est
maturée à la sexualité de l’adulte. l’ambivalence normale des sentiments humains
même s’il est souhaitable que l’amour l’emporte
Alors que la conception initiale du complexe sur l’hostilité). Ils sont amenés aussi à s’identifier
d’Œdipe mettait l’accent sur un désir d’inceste à leurs deux parents (ce qui entraîne une part de
de l’enfant avec sa mère et sur un désir de féminité psychique chez l’homme et une part de

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masculinité chez la femme, même s’il est souhai- Ainsi, la troisième partie du psychisme, le Surmoi,
table que la part de sexualité psychique conforme ne représente pas seulement l’intériorisation de
au sexe biologique l’emporte sur l’autre). l’éducation reçue des parents, mais aussi les ten-
dances et les exigences du milieu social et les tra-
Le plus souvent, les identifications sont croisées : ditions de leur communauté délimitant l’interdit
la fille qui s’oriente sexuellement vers les (du meurtre, de l’inceste et par extension des
hommes comme sa mère a souvent un caractère autres violences) et le défendu (qui concerne des
plus proche de celui de son père ; le fils qui actions désapprouvées par la morale mais qui
s’oriente sexuellement comme son père a sou- peuvent être appréciées diversement ).
vent un caractère plus proche de celui de sa
mère. Le double choix de l’objet d’amour et la Le Moi doit tracer son chemin en tenant compte
double identification féminine et masculine des à la fois de sa perception de la réalité extérieure
humains rendent compte du fait qu’il y a toujours et interne, des désirs émanant du Ça et des exi-
une partie des humains qui s’orientent vers l’ho- gences du Surmoi. L’instance du Moi comporte
mosexualité ou vers des relations amoureuses encore une différenciation qu’on appelle l’Idéal
avec les deux sexes. Sans qu’il soit question de du Moi qui correspond à ce que le sujet voudrait
vie sexuelle homosexuelle, il existe une homo- devenir compte tenu de l’équilibre nécessaire
sexualité affective plus ou moins marquée chez entre ses instances intérieures et de ses aspira-
tous comme en témoignent l’importance des tions à être reconnu, estimé et aimé par sa famil-
copains de travail ou de loisirs chez les hommes le et par son entourage social.
et l’importance des amies chez les femmes.
Une tendance répandue à la dépression résulte
de la difficulté de l’individu à accepter de ne pou-
voir atteindre un Idéal du Moi trop élevé compte
L’organisation du psychisme tenu des limites de ses possibilités et des oppor-
et ses moyens de défense tunités que son environnement ne lui offre pas
toujours. C’est le cas de nos jours où la crise de
Dans un premier temps le psychisme du bébé l’économie ne permet plus à de jeunes diplômés
s’organise par une division entre les images de d’obtenir les emplois et les salaires qu’on leur
soi du bébé, constitutives de ce que Freud avait fait espérer avant des études supérieures
appelle le Moi, et ses images de sa mère. Les difficiles.
premières images de la mère et la pulsion à se
cramponner à elle sont enfouies et constituent Ce sont toujours les affects qui suscitent nos
l’inconscient primaire que Freud a appelé le Ça. élans psychiques et qui nous renseignent sur le
Puis des images du père apportent un troisième déroulement de nos actions: plaisir, déplaisir, cul-
terme, contribuant à la séparation d’avec la mère pabilité, honte, colère, dépression et angoisse.
et introduisant à la complexité du social. Par la
suite, l’influence des frères et sœurs, des cama- Le mécanisme de défense habituel du psychisme
rades d’âge voisin et des éducateurs intervient est le refoulement. Le refoulement est nécessaire
pour que le psychisme de l’enfant ne soit pas car l’enfant a besoin d’aimer ses parents et d’en
seulement tributaire de ses images parentales. être aimé faute de quoi sa survie lui paraîtrait
impossible. Il est ainsi amené à refouler toutes

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les configurations mentales qui ont entraîné en lui Les sources de malaise
des affects en particulier de colère, de tristesse,
mais aussi parfois d’excitation joyeuse, que ses
parents n’ont pu accompagner et ont réprimés. Toutes nos expériences nouvelles nécessitent un
Le refoulement intervient normalement quand les temps d’élaboration avant de pouvoir être intro-
parents posent des interdits conformes à l’âge et jectées et donc d’enrichir notre Moi. Durant la
aux possibilités de l’enfant. Il n’est source de période de transition il s’opère un clivage fonc-
névrose que dans la mesure où les parents ne tionnel de notre Moi: le problème se met en laten-
respectent pas les affects de chagrin et de colère ce dans une partie du Moi de façon à ce que nous
que leurs interdits, même les plus légitimes, ne puissions continuer à faire face à nos autres acti-
peuvent manquer de susciter chez l’enfant. vités en étant le moins possible perturbés par le
problème en souffrance. Ce clivage normal est
Le dernier siècle a connu deux excès éducatifs perméable et nous pouvons retourner vers notre
de sens contraire. Avant la seconde guerre mon- problème pendant nos moments libres et pendant
diale, les partisans d’une pédagogie « autoritaire » nos nuits. C’est ce qui se passe quand nous
voulaient une soumission parfaite des enfants avons à faire le travail d’un deuil supportable du
obtenue par les châtiments corporels, et ils exi- fait de la qualité de nos relations avec le défunt, de
geaient souvent, comme le beau-père pasteur du son âge et du caractère prévisible de son décès.
film de Bergman « Fanny et Alexandre », que l’en-
fant remercie et baise la main qui venait de le À l’opposé, N.Abraham et M.Torok ont découvert
battre « pour son bien ». Non seulement l’enfant des clivages du Moi cadenassés qu’ils ont appelés
ne pouvait exprimer ses émotions, mais on ten- «crypte au sein du Moi». Ils correspondent à la
dait à le contraindre à exprimer des émotions de perte d’un objet d’amour indispensable pour
sens contraire. À l’inverse, les parents de la l’amour-propre du sujet et dont la perte ne peut
période qui a suivi les événements de 1968, par- même pas s’avouer en tant que perte à cause d’un
tisans d’une pédagogie dite « libérale » se sont secret partagé antérieurement entre cet objet et le
parfois refusé à éduquer raisonnablement leurs patient. Le secret peut porter sur une activité
enfants à la propreté et au respect des adultes. sexuelle illégitime comme sur un délit, voire un
Ils ont parfois continué à imposer la vue de leur crime. Entre le clivage du Moi fonctionnel et les
nudité, voire de leur sexualité à des enfants en cryptes se situe le problème de clivages du Moi
train de grandir, avec les effets les plus fâcheux. durables liés à l’accumulation de deuils difficiles
L’éducation qui se refuse à introduire des sans qu’ils soient marqués par un secret
interdits adaptés à l’âge de l’enfant confronte inavouable. Mais, au fil du temps les deuils non
davantage ce dernier à son incapacité générale faits deviennent par eux-mêmes des secrets dans
et à son immaturité sexuelle. Des parents qui se la mesure où le sujet est de moins en moins
veulent non-interdicteurs ont des enfants qui ne capable de les évoquer. De plus, le clivage durable
se sentent pas libres, mais abandonnés sans du Moi et le déni d’une part de réalité qui l’accom-
protection. pagne opèrent secrètement. Les patients ne font
pas le lien entre leurs relations avec un objet
d’amour perdu et leurs éventuels troubles mentaux.

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Les sujets porteurs d’un clivage du Moi dénient le mort au cours de sa maladie. Une malade sent
l’existence de la réalité extérieure traumatique « quelque chose bouger dans son cerveau », or
qui se trouve enfouie dans la zone clivée mais ils son père avait souvent fait état d’une telle sensa-
dénient en même temps leur souffrance psy- tion au cours de la maladie qui devait l’emporter.
chique liée à ce qu’ils ont perdu. Les enfants de parents porteurs d’un clivage du
Moi vont être confrontés dès leur naissance à la
L’exemple de patients alcooliques est éloquent : sensation d’une zone inaccessible dans leur per-
s’ils accusent facilement la dureté des temps et ception du psychisme de leur mère ou de leur
leur entourage actuel, ils sont remarquablement père. Mais ce qui était un caveau inaccessible,
discrets sur leur histoire familiale et personnelle. mais aux contenus précis chez le parent (par
Leur déni d’une partie de la réalité s’accompagne exemple la condamnation criminelle d’un proche)
du refoulement du désir de dénoncer les va apparaître comme une enveloppe vide à l’en-
Traumas que le futur alcoolique a souvent eus à fant auquel les faits sont cachés et s’inscrire
vivre du fait de sa famille et des circonstances comme une lacune dans son Ça et dans son Moi
historiques de sa vie antérieure. qui se développent ensemble. On parle de for-
clusion dans la mesure où ses éléments qui
N.Abraham et M.Torok appellent aussi refou- manquent à une étape du développement seront
lement conservateur dans une partie du Moi difficiles à introduire correctement plus tard.
l’établissement et le maintien d’un clivage dans
la mesure où l’ensemble des souvenirs, des mots Comme la vie psychique a horreur du vide, l’en-
et des images concernant un drame s’y trouve fant va essayer de combler la lacune avec toutes
gardé avec l’espoir de les faire revivre un jour. Au les informations partielles qu’il peut recevoir à
moment du drame, le clivage du Moi était une travers les gestes, les attitudes et les bribes de
mesure d’autothérapie pour éviter un effondre- propos des parents qu’il ressent comme témoi-
ment psychique total. Par la suite, ce procédé de gnant d’une souffrance. Il développe tout un tra-
défense pour maintenir le clivage s’avère trop vail psychique pour essayer de comprendre et de
coûteux, il prive le sujet de l’examen d’une des soigner son parent avec l’espoir inconscient d’en
plus importantes expériences de sa vie et il l’obli- être à son tour mieux compris et mieux soigné.
ge à se détourner de tout ce qui pourrait la lui C’est ainsi qu’il peut à son tour présenter des
rappeler, réduisant ainsi de plus en plus sa per- symptômes bizarres qui témoignent de sa
ception de la réalité. Tant que le clivage tient, le construction d’un Fantôme psychique. La
sujet peut paraître en bonne santé, mais il est découverte tardive de cet élément par hasard ou
appauvri et se sent tel. Si le clivage vient à être à l’occasion d’une psychothérapie est importan-
ébranlé à l’occasion de l’anniversaire du drame te, mais elle ne suffit pas à corriger le travail psy-
ou à la suite d’une nouvelle perte, des troubles chique distordu que le sujet a effectué par rap-
mentaux vont apparaître avec des symptômes port au secret de son parent pendant des
qui correspondent à des fragments de l’histoire années, voire des décennies.
vécue avec l’objet d’amour perdu.
Ce panorama rapide des processus de la vie
On les appelle fantasmes d’incorporation dans la psychique et des difficultés qu’elle rencontre
mesure où le patient va, par exemple, manifester montre que notre vie psychique, en grande partie
des symptômes analogues à ceux présentés par inconsciente, est tributaire de la vie psychique

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consciente et inconsciente de nos parents et de trie et la sexualité infantile qui participent à la
nos aïeux ainsi que de notre environnement constitution initiale du psychisme. Au-delà, nous
humain et non-humain. rencontrons encore la crise de l’adolescence, la
crise de la mi-temps de la vie, la crise de la cin-
Même si notre vie psychique est particulièrement quantaine, l’entrée dans la vieillesse et l’accepta-
marquée par les expériences enfantines, elle est tion de la mort. Même si l’hérédité biologique et
susceptible de se modifier la vie durant. En effet, les premières étapes de l’enfance sont fonda-
toute expérience nouvelle suppose une nouvelle mentales, les problèmes se renouvellent la vie
introjection, un travail d’ouverture et d’accueil de durant pour le meilleur comme pour le pire. Les
la nouveauté interne, de la modification de l’ima- avatars de la sexualité et de l’ensemble des
ge de soi et de l’image d’autrui nécessitées à la investissements humains concernent toute la vie
fois par ce qui vient de l’extérieur et par l’éveil tout en offrant des particularités dans les
d’un nouveau désir. Certaines expériences sont moments critiques de l’existence.
des crises de la vie communes à tous tandis que
d’autres sont liées à des accidents de la vie per- La crise de l’adolescence mériterait une étude à
sonnelle, familiale ou sociale, qui opèrent secrè- part avec son double aspect de richesse intellec-
tement, les unes et les autres pouvant d’ailleurs tuelle et sentimentale et de difficultés pour ceux
entremêler leurs effets. qui ne sont pas prêts à quitter leur famille pour se
lancer dans la vie. Une crise de la mi-temps de la
En tout cas, la psychanalyse contemporaine vie se produit entre trente et quarante ans (en
étend à toute la vie les possibilités de remanie- moyenne vers trente-cinq ans). C’est l’âge où
ments psychiques ce qui réduit relativement la l’on peut faire un premier bilan sur le plan per-
place des conflits et des refoulements instinctifs sonnel et professionnel et, si l’on est déçu par
de l’enfance et augmente celle des catastrophes rapport à ses aspirations de jeunesse, on peut
qui surviennent à tout âge (entre autres, l’humi- envisager, non sans difficultés, de rebattre ses
liation sociale, les ravages de la guerre et du cartes et de prendre un nouveau départ senti-
deuil, les crimes de haine, les régimes totalitaires mental ou (et) professionnel. C’est à cet âge que
et les camps de concentration) que nous allons beaucoup de sujets envisagent une psychothé-
envisager. rapie. La crise de la cinquantaine correspond à
une sorte de « minute de vérité » d’une existence.
Ceux qui se sentent insatisfaits dans un des
Les crises communes de la vie domaines qu’ils considéraient comme essentiels
sont alors menacés par la dépression. L’entrée
dans la vieillesse se produit à un âge variable sui-
De la naissance au trépas, la vie humaine est vant la constitution biologique de la personne, la
marquée par une série de crises que tous les présence ou l’absence de maladie et les activités
humains qui parcourent un cycle de vie complet poursuivies pendant la vie. Dans le meilleur des
(disons actuellement 80 ans dans nos pays) sont cas, elle débute à 70 ans même si les plus favo-
amenés à traverser. Nous avons déjà étudié le risés ne paraissent et ne se sentent vieux qu’à
traumatisme de la naissance humaine, la dissolu- partir de 80 ans. Malgré la réduction des capaci-
tion de la symbiose psychique initiale mère- tés qu’elle comporte, la vieillesse est d’autant
bébé, l’intrusion du père comme tel et de la fra- mieux acceptée que les sujets savent apprécier

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d’être encore en vie et dans un état de santé évident de se retrouver dans leur peau et au
convenable à un âge où beaucoup de leurs pairs contact de celle de leur partenaire le soir.
d’âge sont déjà partis. Tous ont une certaine Beaucoup de personnes sont étonnées et se
angoisse quant à la manière dont leur mort va sentent coupables de devoir imaginer des situa-
survenir et nul ne peut prévoir comment il se tions extraordinaires ( en particulier de violences
comportera. Mais l’attitude des personnes âgées subies ou infligées ) pour ressentir «quelque
devant la mort est importante pour leurs enfants chose» dans leur corps et retrouver un élan
et leurs petits-enfants. sexuel. La pratique du sport n’est pas un remède
à cette situation dans la mesure où elle est domi-
Il est intéressant de distinguer dans les troubles née par la recherche de la performance. Par
qui peuvent marquer les crises que tout le monde contre, divers modes de « thérapies corporelles»
a à traverser dans sa vie, les problèmes inhérents orientées vers de simples retrouvailles avec le
à chacune de ces étapes, des effets de traumas corps et ses sensations sont positives.
particuliers qu’il s’agisse de conjonctures Invité à définir la santé mentale, Freud avait mis
actuelles ( comme la perte d’un proche) ou du en avant la capacité de prendre plaisir à travailler
retour fâcheux des effets de traumas enfouis et à aimer. Il avait mis les satisfactions tirées d’un
(comme les conséquences des guerres) dont la travail librement choisi en priorité car il pensait
source peut se situer en n’importe quel point sans aucun doute qu’elles étaient plus sûres et
d’une trajectoire individuelle. plus constantes que celles tirées de la vie sexuel-
le et sentimentale. Toutefois, ce n’est encore
qu’une minorité favorisée de l’humanité qui peut
Les avatars actuels de choisir un travail qui l’intéresse et qui soit conve-
nablement rémunérateur. Les difficultés actuelles
la vie psychique de l’économie mondiale accroissent à la fois les
tendances à la dépression mais aussi aux réac-
La « libido » de Freud ne signifie pas seulement la tions agressives contre des boucs émissaires (les
capacité d’aimer sexuellement et sentimentale- Noirs, les Arabes, les immigrés,…)
ment, mais plus généralement la capacité de
s’intéresser et de créer dans tous les domaines.
Si la nostalgie de l’enfance et de la prime jeunes-
se sont liées à l’absence de séparation mentale
des sujets d’avec leurs propres parents empê-
chant qu’une relation de couple dans leur propre
génération soit pleinement satisfaisante, il n’y en
a pas moins de nouvelles formes de souffrance
sexuelle dans notre monde moderne. Les médias
véhiculent un idéal de jouissance partagée dans
le couple qui ne saurait être accessible à tous et,
en tout cas, pas à tout moment d’une longue
existence. La vie dans la société industrielle
automatisée amène la plupart des gens à vivre
loin de leur corps de sorte qu’il ne leur est pas

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Traumatismes celui-ci, ainsi que des circonstances et des
caractéristiques du traumatisé, de l’importance
du traumatisme et de la relation que le sujet
entretenait avec la cause du traumatisme.
Conditions sociales et circonstances: en temps
de guerre, la blessure et la mort sont dans l’hori-
zon de tous les combattants de sorte que leur
Définitions survenue n’est guère surprenante, les secours
sont prévus même pour l’ennemi blessé mais ce
dernier sera rarement entouré d’autant de sollici-
Suivant le grand dictionnaire de Robert, le trau- tude que le frère d’armes.
matisme désigne les effets physiques et psy-
chiques d’un événement extérieur – appelé par Mais ce qui fait la gravité des traumas de guerre
les Grecs « trauma » – qui peut entraîner une bles- pour les survivants et pour leur descendance,
sure corporelle ou (et) un choc émotionnel. c’est le caractère monstrueux des destructions,
Comme « trauma » et « traumatisme » sont sou- l’accumulation des blessés et des morts. En
vent employés l’un pour l’autre, on conviendra temps de paix, l’accident grave surprend, les
d’appeler « Trauma » (avec une majuscule) les secours étaient aléatoires jusqu’à l’organisation
effets psychiques de l’événement traumatique. des SAMU et le traumatisé va dépendre de la
qualité de sa famille et de son groupe d’amis.
Quand on parle de trauma, la première chose qui
vient à l’esprit, c’est le trauma physique. Par Conditions psychologiques : un traumatisme
exemple, la fracture d’une jambe liée à un acci- grave pourra être surmonté s’il a pu faire l’objet
dent de ski. Il n’a rien de secret, il fait même l’ob- d’une communion suffisante d’affects et de
jet de nombreux récits circonstanciés. Toutefois, paroles entre l’intéressé et son entourage, même
quand un sportif (ou un travailleur manuel) voit sa si dans un premier temps, un accompagnement
carrière arrêtée par un accident, le traumatisme silencieux est préférable par rapport à des
physique se double d’un traumatisme psychique choses très graves.
que nous appelons Trauma (la majuscule permet
d’éviter de répéter « psychique », d’autant plus Par exemple, Le jeu du docteur est l’occasion
qu’il concerne en fait l’âme et le corps). Dans un pour les enfants d’explorer le corps du garçon et
premier temps, tout le monde comprend la situa- de la petite fille et d’éprouver un plaisir érotique
tion et essaie d’aider l’intéressé. Après la période sans danger entre enfants d’âge voisin. Pourtant
initiale où des difficultés psychiques existent plus des jeux sexuels d’un petit garçon avec sa sœur
ou moins chez tous les accidentés avec des cau- un peu plus âgée ont pu avoir un effet trauma-
chemars qui répètent l’accident d’une manière tique dans la mesure où la sœur meurt de mala-
quasi photographique, l’avenir va être très divers die deux ans plus tard alors que ces jeux n’ont pu
selon les cas. faire l’objet d’une communion de langage avec
personne.
L’évolution du Trauma va dépendre des condi-
tions sociales et psychologiques affectant le Les caractéristiques du traumatisé, ce que les
traumatisé au moment du traumatisme et après spécialistes appellent «la personnalité antérieure »,

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jouent un rôle dans l’intensité et la durée des tentes chaque année, bien malin qui repèrera
troubles mentaux post-traumatiques. Mais il est qu’elle revit inconsciemment les affects liés à la
important de savoir que la menace de mort, la perte de sa mère des décennies auparavant. Elle
présence de la mort, les violences et le viol sont sait bien qu’elle a perdu sa mère tôt et que cela
traumatisants pour tous, à tous les âges. fut douloureux, mais elle ne fait pas le lien avec
ses dépressions. L’entourage et les médecins
L’importance du traumatisme est évidente sur le ignoraient ces problèmes jusqu’aux trente der-
plan physique entre celui qui a perdu une jambe nières années. Même quand un patient reste
et celui qui les a perdues toutes les deux ; sur le conscient d’être resté endeuillé, il ne peut plus en
plan moral, la perte d’une main sera mieux sur- parler car il sent que les gens ne comprendraient
montée par un intellectuel que par un travailleur pas sa situation psychique. Il s’attend à ce qu’on
manuel ou un musicien. La relation du traumatisé lui dise que « c’est une vieille histoire » et qu’on lui
avec la cause de son traumatisme n’est pas demande de ne plus tarder à faire la paix avec ce
négligeable : le skieur sait qu’il pratique un sport passé alors qu’il sent qu’il ne le peut pas pour
relativement dangereux et est mieux préparé à des raisons qui lui échappent.
une fracture que le piéton fauché sur un trottoir
par un véhicule qui arrive derrière lui. Anny Duperey qui a perdu ses deux parents par
suite d’une intoxication accidentelle au gaz alors
qu’elle était une fillette, opère son travail de deuil
des décennies plus tard en écrivant Le voile noir.
Traumas et Secrets Son récit a ouvert à des centaines de correspon-
dants la possibilité de parler de leurs deuils non
Les liens des traumatismes avec le secret peu- faits, ce qui lui a permis d’écrire un deuxième
vent paraître particulièrement étonnants. volume, Je vous écris…

A priori, rien de plus public qu’un traumatisme Le Trauma (psychique) constitue une Réalité
grave: le journal l’apprend à tous, l’intéressé sait (psychique) qui a le statut du Secret. Le Moi et la
bien qu’il a été victime de tel accident. Pourtant conscience du sujet qui en est affecté se clivent
certains traumatismes touchant en particulier le en au moins deux parties: la partie où se poursuit
domaine de la sexualité sont secrets d’emblée une activité psychique normale et la partie où le
dans la mesure où la victime se trouve dans l’im- secret se trouve enfoui. Alors que notre vie men-
possibilité d’en parler à quiconque. C’est le cas tale fait habituellement l’objet de transformations
de nombreuses femmes et fillettes victimes d’un incessantes, que nos souvenirs se déchargent de
viol qui n’osent pas en parler. leur impact émotionnel, sont refoulés et oubliés,
la partie clivée où gît le trauma secret peut rester
Dans d’autres cas, le secret est d’une nature dif- inchangée pendant de longues périodes.
férente, il ne porte pas sur l’existence du trauma-
tisme et sur sa nature, il porte sur l’évolution Ainsi de cet ancien militaire qui porte enfouie en
mentale de la victime. Par exemple, quand une lui depuis des décennies l’horreur d’une opéra-
fillette de cinq ans perd sa mère, tout le monde tion où la plupart de ses camarades sont morts
s’attendrit sur son sort. Mais lorsqu’une dame et qui, à l ’occasion d’un accident où il n’est pas
âgée reste sujette à des dépressions intermit- blessé, se retrouve confronté brusquement à sa

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guerre comme si c’était hier et s’effondre menta- et frotté de psychanalyse, à l’occasion d’un
lement. voyage, lui permettra de se libérer et d’accueillir
ensuite son mari dans son lit.
La gamme des traumatismes est si variée qu’il
serait vain de tenter d’en dresser la liste. Leur
étude suppose l’abandon du préjugé psychana-
lytique courant selon lequel seules les premières Romain Gary et le deuil impossible
années de l’enfance seraient importantes. de sa mère passionnée
Sans doute, les traumatismes qui frappent un
jeune enfant ont une importance particulière car La séduction sexuelle de l’enfant par un adulte
ils touchent un psychisme en cours de constitu- est loin d’être la seule variété de Trauma qui peut
tion qui ne sera jamais ce qu’il aurait pu être s’il frapper un enfant.
n’avait pas été touché par ce Trauma. Mais le
viol, les violences, la menace de mort et la pré- L’absence durable d’un parent quand son enfant
sence de la mort sont traumatiques à tous les a besoin de lui et la carence d’un parent présent
âges et peuvent bloquer la vie psychique des vic- mais qui ne s’intéresse pas du tout à son enfant
times. Il est vrai que certaines vies associent sont traumatisantes. Inversement, l’amour pas-
Traumas importants de l’enfance avec des sionné d’un parent pour son enfant peut, en
Traumas de l’âge adulte, mais seul le travail psy- dehors de toute séduction directement sexuelle,
chothérapique peut déterminer ce qui a pesé le créer une relation d’amour hypnotique entre
plus dans la vie d’un sujet en se gardant de tout l’enfant et le parent, donnant à ce dernier une
a priori théorique. emprise importante sur son enfant de sorte que
celui-ci ne peut exprimer ses désirs d’autonomie
Un certain nombre de situations fréquentes méri- vis-à-vis d’un tel parent. L’hostilité qui en résulte
tent toutefois d’être examinées. avec une ambivalence particulièrement forte des
sentiments, ne peut être exprimée. Tant que le
parent est en vie, le descendant peut espérer que
Amours et haines secrètes la fixation psychique à ce parent qu’il subit puis-
se se dénouer positivement : que le parent lui
donne ou lui rende son amour; que le parent lui
Dans un roman d’Irène Frain, une fillette violée manifeste son contentement de le voir le quitter
par un oncle qui lui manifestait de l’affection et pour bâtir sa propre vie.
qu’elle aimait se trouve ensuite incapable d’ac-
cepter une relation sexuelle avec un homme qui La situation d’emprise maternelle a été vécue par
l’aime et qu’elle aime. Le traumatisme est resté l’écrivain Romain Gary avec sa mère telle qu’il
conscient mais elle n’a pu en parler à personne l’évoque dans son roman autobiographique, « La
et dès qu’une situation de rapprocher sexuel se promesse de l’aube » et dans ses entretiens auto-
produit ou est envisagée, elle est renvoyée à biographiques, « La nuit sera calme ».
l’horreur de la violence initiale.
Sa mère lui a dit qu’elle avait connu un grand
La rencontre d’un homme plus âgé, bienveillant amour, mais elle ne lui aurait pas révélé l’identité

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de son père. Aviateur, écrivain, diplomate et ama- l’apparition du souci de prévenir et de soigner les
teur de femmes, conformément aux quatre vœux troubles psychiques apparaissant plus ou moins
que sa mère aurait fait pour lui, Romain Gary , fils tôt chez les survivants d’une catastrophe. Le tra-
unique doué, a tout réussi. Mais lorsqu’il revient vail psychologique de groupe est précieux et a
de la seconde guerre mondiale, sa mère est certainement une valeur préventive quant à l’ap-
morte des complications de son diabète et il ne parition et à la gravité des troubles psychiques
peut pas déposer ses lauriers à ses pieds post-traumatiques. Il ne peut pas éviter que les
comme il en rêvait. Il ne s’en est jamais consolé. personnes soient engagées dans des deuils plus
Il n’a pu faire le deuil de sa mère. C’était connu ou moins difficiles suivant le nombre et la qualité
de lui et de son entourage, mais ce qui était des personnes perdues, comme des biens et de
secret, c’était les mobiles pour lesquels ce deuil la situation sociale disparus. Des personnes et
était impossible et ils n’apparaissent progressi- des familles auront toujours besoin de recevoir
vement qu’au lecteur attentif de l’ensemble de une aide particulière quand elles auront la possi-
son œuvre. bilité et le désir d’élaborer leur problème avec
une personne qualifiée.
Une biographie exhaustive récente de Romain
Gary montre que l’écrivain avait gardé une part
de son secret puisqu’il était bien le fils du mari de Des catastrophes sociales
sa mère mais ce dernier avait divorcé pour se
remarier. Il semble que Romain ait partagé la
souffrance de sa mère et effacé un père qui les Les catastrophes sociales diffèrent des catas-
avait abandonnés, il dit toutefois tardivement trophes naturelles du fait que l’humanité en est
l’avoir adopté comme père quand il a appris qu’il directement responsable. Il peut s’agir d’un ou
avait disparu dans les camps d’extermination. de quelques groupes humains comme il peut
s’agir de la plupart des grandes nations si l’on
considère la Première et la Seconde Guerre mon-
Des catastrophes naturelles diales.

Les grands événements sont connus, mais leur


De tous temps, les survivants d’une catastrophe retentissement social et psychique à long terme
naturelle ont renforcé les liens de solidarité entre est loin d’être encore pris en compte par l’en-
eux et ont partagé leur peine par rapport à la semble des intéressés, c’est-à-dire, nous tous.
perte de membres de leurs familles et de leurs Sans oublier les massacres actuels c’est la
biens. Ils ont été plus ou moins entourés par la Solution Finale édictée par Hitler et réalisée par
sollicitude des membres de leur communauté sur l’Allemagne nazie pour détruire l’ensemble des
le plan local et régional. La solidarité nationale et Juifs d’Europe qui a frappé le monde par son
internationale a pris une grande ampleur. importance et a suscité le plus de travaux scien-
tifiques, de romans et de films.
Enfin, alors que les services médicaux et sociaux
se préoccupaient jusqu’à ces dernières décen-
nies uniquement des soins médico-chirurgicaux
et de l’hygiène, notre époque est marquée par

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La Shoah Longtemps, elle se montre partagée entre le
savoir de la mort de toute sa famille et le refus
d’en connaître les détails. Elle parle des cauche-
En dehors des documents bruts et de quelques mars qui la conduisaient à Auschwitz, des rêves
exceptions que leurs auteurs ont souvent payées où elle échafaudait des plans pour aller libérer les
de leur vie, il a fallu un temps de latence de tren- siens, de ceux où elle inventait une survie dans
te ans pour que de nombreux écrivains et une autre région pour l’un ou l’autre des
témoins parviennent à parler de la Shoah. membres de la famille et, enfin, des rêves répa-
rateurs où elle pouvait retrouver tout le monde
Bruno Bettelheim a insisté sur la nécessité de dans la maison de son enfance. Chaque année,
parler de ce drame en écrivant : «… ce dont on ne elle revivait la période entre la dernière arresta-
peut parler, c’est aussi ce qu’on ne peut apaiser ; tion et les dernières lettres reçues avec des
et si on ne l’apaise pas, les blessures continuent troubles physiques et de la dépression.
à s’ulcérer de génération en génération…».
Par apport aux jeunes enfants survivants, on a
Comparant la situation des enfants juifs à celle longtemps sous-estimé tout ce que peut sentir
des enfants qui, de tous temps, ont été privés de inconsciemment un enfant dès le premier âge,
leurs parents à la suite de catastrophes, notamment les effets des attitudes des adultes
Bettelheim souligne que le destin a empêché les qui l’entourent après le drame et, tout particuliè-
enfants juifs de pleurer leurs parents. Au début, le rement le retentissement sur son enfant du deuil
deuil ne s’imposait pas, ils pouvaient espérer le non fait d’un parent survivant. La plupart ne par-
retour des parents arrêtés. Plus tard, le déni du laient jamais de leur passé.
deuil s’est imposé en partie pour se protéger de
sentiments insupportables, mais surtout pour Un homme dont la famille estime « qu’il n’a pas
maintenir l’espoir inconscient d’un retour miracu- été marqué par la guerre », indique combien
leux. Malheureusement, cela a conduit l’orphelin c’était difficile de changer de famille, de milieu,
à ne pas savoir ce que c’est que de vivre dans le de pays et de langue à l’âge de cinq ans.
présent, car sa vie intérieure réelle s’est fixée sur
le passé, au temps où ses parents étaient enco- Un témoin souligne qu’ «…il faut que le monde
re vivants. sache que cette déportation nous aura marqués
jusqu’à la troisième génération…». Une illustra-
« Après une telle dépossession, pour être tion tragique en est fournie par un orphelin qui
capable de faire face à la vie, il faut d’abord avoir s’est marié une première fois avec une jeune fille
pleuré ce qu’on a perdu.… », écrit Bettelheim. ayant perdu ses quatre sœurs dans les camps et
dont le fils est devenu schizophrène. Tous deux
Le témoignage de Denise Baumann sur son his- se sont remariés ensuite dans d’autres condi-
toire personnelle et son travail militant poursuivi tions et ont chacun des enfants de leur deuxième
auprès des enfants survivants devenus adultes union en bonne santé. Ce dernier point fait lien
nous apprennent beaucoup sur les deuils diffi- avec les influences trans-générationnelles des
ciles, voire impossibles. Traumas que nous abordons plus loin.

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Harcèlement professionnel, pour qu’une sourdine soit mise au mythe social
qui faisait du licencié un mauvais ouvrier et du
licenciement, chômage chômeur un paresseux et que des ouvrages
et des actions militantes rendent leur dignité
Si lourds que soient les faits de guerre passés humaine aux sans-emploi.
et actuels, des faits moins graves directement
touchent aujourd’hui des dizaines de millions Serge Tisseron a décrit le cas d’un enfant qui
de personnes dans notre monde occidental avait cessé de travailler à l’école quelques mois
prospère. après le licenciement de son père que ses
parents lui avaient caché. En cessant son travail
Robert Neuburger a remarquablement décrit les scolaire, le fils qui avait bien entendu deviné la
problèmes professionnels aboutissant à la perte situation et la honte de son père lui adresse par
d’emploi qui peuvent conduire jusqu’au suicide son comportement un message que son théra-
des cadres très investis dans leur activité. « Une peute peut déchiffrer ainsi : « Tu ne dois pas avoir
situation typique est celle où le rachat d’une honte de ne pas travailler, ni honte de m’en par-
société par une autre a pour but d’éliminer une ler. Moi non plus, je ne travaille pas ! ». La réaction
société rivale. Les premiers licenciés sont, dans du fils est catastrophique pour sa scolarité, mais
ce cas, les cadres les plus efficaces, puisqu’il celle du père qui aborde dans la honte sa situa-
s’agit de détruire un outil de travail. Plus un cadre tion de licencié ne l’est pas moins pour la
s’est montré dévoué, plus il a investi la société recherche de travail qu’il doit entreprendre.
comme un groupe d’appartenance support de sa
propre identité, plus il a de chances d’être parmi
les premiers licenciés ! ». Troubles mentaux liés aux Traumas
Dans une telle situation où le sujet se sent injus-
tement rejeté par son groupe professionnel, des Quand le clivage du Moi qui s’est mis en place
passages à l’acte suicidaire sont à redouter. chez un traumatisé tient, ses difficultés peuvent
Chez plusieurs de mes patients, le licenciement être muettes mais ces patients souffrent habi-
a été précédé d’un harcèlement moral pour tuellement d’un manque d’appétit de vivre et
pousser le sujet à démissionner. À l’un d’eux, ses d’aimer ainsi que d’une créativité très variable
supérieurs avaient dit : « nous sommes satisfaits suivant les périodes de leur vie.
de votre travail mais on ne vous sent pas”
(comme s’il sentait mauvais). Ce sont des situa- Quand le clivage est ébranlé à l’occasion d’un
tions complexes, difficiles à expliquer en famille moment anniversaire du Trauma ou d’un nouveau
et vis-à-vis desquelles le sujet est sans défense trauma, des troubles mentaux variés peuvent appa-
s’il n’a pas de lien syndical fort. Il tend à garder raître: dépression qui peut aller jusqu’à la mélanco-
son malaise secret avant de se déprimer. lie, excitation maniaque, tendance à la persécution,
kleptomanie, fétichisme, maladies psychosoma-
De nombreux travailleurs licenciés ont d’abord tiques (ulcères gastroduodénaux, infarctus) et
tenté de cacher leur licenciement à leur com- alcoolisme qui tend à masquer la dépression.
pagne, puis à leurs enfants. Il a fallu que la
France atteigne les trois millions de chômeurs

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Trauma et travail psychanalytique de leurs descendants durant toute la vie de ces
derniers et, de façon médiate, plus inconsciente
et plus anonyme, ils influencent la vie de plu-
Le travail psychanalytique avec les traumatisés ne sieurs générations.
délivre pas de la douleur laissée, par exemple, par
des massacres irrémédiables; il ne délivre pas C’est l’ensemble des désirs échangés et des rela-
davantage de la cruelle lucidité sur ce que des tions vécues avec le mort, y compris dans la
humains ont été capables de faire subir à d’autres période de son trépas, qui vont intervenir dans le
humains et sont encore capables de faire ; avec un psychisme des survivants pour le meilleur comme
analyste capable des les entendre, ils peuvent pour le pire. Pour le meilleur: un fils dont les rela-
témoigner de ce qui leur est arrivé dans un tions avec son père avaient été longtemps diffi-
contexte qui ne répète pas le trauma mais le répa- ciles gardera en mémoire leurs derniers échanges
re symboliquement, non en l’effaçant, mais en en au cours desquels le père a qualifié son fils de bon
réduisant l’emprise sur le présent. fils tandis que ce dernier a pu apprécier la séréni-
té de son père mourant. Pour le pire : une derniè-
re dispute avant une mort brutale ou le fait de
s’être quittés sans se dire combien on s’aimait
Pour la gouverne de tous peuvent parfois gêner le début du travail du deuil
pour un survivant dont les relations avec le défunt
avaient pourtant été bonnes.
Il est important de savoir pour soi, pour ses
proches et pour les personnes dont nous sommes Pour que les défunts (nous dirions aujourd’hui,
amenés à nous occuper professionnellement que les défunts tels que nous nous les représentons
la mise en mots d’un Trauma grave est un idéal mentalement) soient en paix ou retrouvent la paix
thérapeutique qui ne peut pas toujours être réali- et pour que les survivants aillent en paix, il est
sé, qui nécessite un long temps pendant lequel nécessaire que des paroles de vérité puissent
une attitude de sympathie et une main sur l’épau- être dites et des sentiments authentiques expri-
le valent mieux que tout discours. Il ne s’agit pas més à l’occasion du deuil entre les proches du
plus d’obliger les gens à parler que de les forcer à défunt et partagés avec l’ensemble de la com-
se taire. Il y a des personnes et des situations où munauté, quels qu’aient pu être les bons et les
parler du Trauma, au lieu de l’alléger, le répète, et mauvais faits et gestes de la vie du défunt.
c’est sans doute un des facteurs de suicides,
même tardifs, de personnes qui ont été durement S’agissant d’un défunt bienfaisant, des croyan-
malmenées par la vie et se sont efforcées de ces antiques s’attendaient à ce qu’il veille positi-
témoigner oralement ou par écrit. vement sur ses proches et sur sa communauté,
limitant même la durée et l’intensité de leur deuil
En matière de deuils, le monde des vivants et les en venant à l’occasion leur dire que leurs larmes
morts étant séparés aussi bien par les grandes l’affligeaient; mais est-ce si loin de notre concep-
religions monothéistes que par la science, il tion selon laquelle les survivants trouvent la paix
convient de tenir compte des vérités psychiques et même un supplément de force lorsqu’ils peu-
dont la culture immémoriale de l’humanité est vent se représenter leur mort partant en paix,
porteuse: les morts restent vivants dans l’esprit simplement triste de les quitter?

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Héritages psychiques Clinique

Les Fantômes psychiques élaborés à travers les


générations entraînent toujours des pertur-
bations dans les relations parents-enfants mais
L’héritage psychique qui se transmet à travers les ressortent de drames vécus par des grands-
générations assure d’abord positivement la parents ou des arrière-grands-parents. Le futur
transmission du matri-patrimoine de l’humanité. patient est généralement né après la mort de ces
Mais nous allons étudier ici la part des héritages aïeux à la vie problématique.
difficiles à assumer.
Placé sous le sceau du secret, le Fantôme entraîne
Ils ne sont pourtant pas seulement source de une « nescience», une obligation de ne pas
troubles mentaux ou physiques, les influences savoir pour le sujet qui en est affecté. Ses mani-
transgénérationnelles peuvent aussi se socialiser festations cliniques, les hantises, sont très
dans des activités diverses et se sublimer dans diverses.
certaines formes de créativité.
Il s’agit aussi bien de paroles et d’actes bizarres
que de symptômes phobiques, obsessionnels,
psychopathiques, psychosomatiques et, parfois,
Définitions psychotiques.

À titre d’exemple, le jeune frère d’une patiente,


L’outil nécessaire pour notre travail nous a né après l’infanticide commis par sa sœur aînée,
été fourni par N. Abraham avec le concept psy- m’a confié qu’étant adolescent, il plongeait dans
chanalytique de « travail du Fantôme dans l’in- la rivière locale et restait au fond de l’eau jusqu’à
conscient ». Il l’a défini comme le travail, dans l’extrême limite de ses possibilités. Il ignorait
l’inconscient d’un sujet, du secret inavouable pourquoi il éprouvait le besoin de se mettre ainsi
(bâtardise, inceste, criminalité,…) d’un autre en danger jusqu’à ce qu’il apprenne beaucoup
(ascendant mais aussi autre objet d’amour, voire plus tard que le bébé sacrifié de sa sœur avait été
patient… ou thérapeute). jeté dans cette rivière.
J’en ai étendu la définition au travail induit dans Issu des effets de Traumas antérieurs, le
l’inconscient d’un sujet par sa relation avec un Fantôme est toujours potentiellement traumati-
parent ou un objet d’amour important porteur d’un sant. En effet, quand un sujet subit une catas-
deuil non fait, ou d’un autre traumatisme non sur- trophe, son inconscient tend à s’entre ouvrir, lui
monté (confrontation à la mort et aux morts d’une redonnant brièvement le contact avec les images
catastrophe), même en l’absence d’un secret inconscientes primitives de sa Mère et de ses
inavouable, avec la réserve qu’un deuil non fait Parents; quand ce qui ressurgit ainsi apporte une
devient par lui-même un secret au fil du temps, sensation de force et d’amour, il arrive que le
après des années, voire des décennies. sujet ait une inspiration qui lui sauve la vie.
Inversement, lorsqu’un sujet en situation critique

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se trouve renvoyé à des images de Parent maternelle, qui avait pu travailler et constituer un
endommagé ou(et) rejetant, s’il ne perd pas la couple, m’a dit un jour: “avec ce que je sentais
vie, il est particulièrement exposé à des manifes- peser sur mon dos, pas question que je trans-
tations de névrose traumatique. mette çà à un enfant”. Contrairement à une
croyance populaire, ne pas vouloir d’enfant n’est
Si les ascendants imposent inconsciemment, à pas forcément lié à un égoïsme personnel: l’ab-
leur corps défendant, leurs difficultés psychiques sence de descendance est assurément un
à leurs enfants, ces derniers y réagissent active- moyen radical pour arrêter le travail du Fantôme.
ment.

Les manifestations cliniques fantomatiques sont


liées à un travail psychique incessant et déses- Fantôme et histoire
péré de l’enfant pour tenter de comprendre et de
soigner inconsciemment un mal-être qu’il ressent Si notre société ne croit en général plus aux reve-
chez un parent avec l’espoir d’en être à son tour nants et aux fantômes, les hantises n’ont pas
mieux compris et mieux soigné. Cela peut ame- disparu. Mais au lieu d’en ressentir les effets
ner un enfant à réincarner grossièrement par sa dans le monde extérieur comme dans d’an-
conduite un objet d’amour dont un de ses ciennes cultures, nos contemporains en sont
parents n’a pu faire le deuil, ce qui donne l’im- réduits à conserver inconsciemment leurs deuils
pression d’une répétition à travers les généra- inassumés dans une partie clivée de leur person-
tions. Ainsi, un jeune homme éduqué se mettait nalité et leurs descendants en subissent les
dans une situation délictueuse comme l’amou- effets fantomatiques.
reux perdu dont sa mère n’avait pu faire le deuil.
Mais cela peut tout aussi bien, à l’inverse, Cela ne concerne pas seulement le deuil inassu-
conduire un descendant à éviter inconsciemment mé d’un ou de plusieurs proches, cela concerne
tout ce qui lui semble risquer de réveiller la souf- tout autant la perte d’un pays, d’une religion,
france d’un parent : une jeune femme, dont la d’un métier, entraînée par les guerres du passé
famille avait souffert de la bâtardise de sa propre comme par les deux guerres mondiales et les
mère, avait évité toute liaison sexuelle qui aurait guerres coloniales.
pu potentiellement faire d’elle l’agent de la répé-
tition d’une situation de grossesse « malvenue ». La première génération des survivants arrive
généralement à se reconstruire une vie en fer-
La pulsion filiale – ou l’attachement – de l’enfant mant la porte à leur vie passée, moyennant des
est exacerbée par les manques du parent et cela mouvements de dépression ou de sentiments de
rendra difficile la mise en place convenable de sa persécution, plus ou moins légitimés par le mau-
pulsion génitale, d’où la fréquence des décom- vais accueil reçu dans le pays d’immigration.
pensations mentales à l’adolescence quand il Mais les douleurs enfouies des parents sont res-
s’agit effectivement de quitter les parents pour senties par leurs enfants et leurs petits-enfants et
des partenaires de sa génération. c’est dans ces deux générations que les troubles
psychiques vont être les plus fréquents et les
Une patiente porteuse des traces de problèmes plus graves.
complexes dans les deux branches paternelle et

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Il faut compter cent ans révolus après la fin d’un le développement des sciences et la laïcisation
conflit grave pour que ses effets psychiques de la société, les histoires de fantôme ressortent
s’éteignent. Nous n’en avons pas tout à fait fini du fantastique, s’il y a un doute sur la réalité de
avec la guerre de ’14 et nous sommes loin d’en la manifestation, ou du merveilleux s’il n’y a
avoir fini avec la seconde guerre mondiale et les aucun doute sur le caractère de fiction pour le
guerres coloniales et post-coloniales. lecteur ou l’auditeur.

Si on considère l’ensemble des témoignages, on On trouve une expression du Fantôme au sens


s’aperçoit globalement que les acteurs de psychanalytique chez Henry James. Dans la nou-
l’époque du IIIe Reich, bourreaux et victimes, sont velle Maud-Evelyn, les parents d’une jeune fille
silencieux, les premiers parce qu’ils cachent leurs morte quinze ans auparavant se comportent
crimes ou en dénient la portée, les seconds pour comme si elle n’était pas morte et lui trouvent
ne pas réveiller des souffrances intolérables. La même un fiancé : si les parents sont pris dans
plupart des enfants ménagent le silence des une forme délirante de deuil pathologique, le
parents et inhibent leur curiosité. C’est au niveau « fiancé » pressenti, qui accepte leur jeu, se laisse
des petits-enfants que la recherche reprend. En envahir par un Fantôme pour des raisons qui res-
particulier, un petit-fils de nazi découvre que son tent obscures. Il finira d’ailleurs par en mourir.
grand-père maternel était beaucoup plus cou-
pable qu’il n’avait bien voulu le dire et finit par le Dans Tintin chez le psychanalyste, S.Tisseron
démontrer à sa mère qui est alors obligée de (1985) étudie finement la problématique de la
considérer son père avec d’autres yeux. séparation chez Hergé, mais le centre de son tra-
vail est la problématique trans-générationnelle
Les enfants survivants de familles juives victimes du qui affecte le Capitaine Haddock.
génocide ont encore payé un lourd tribut au niveau
de leur descendance. Une des personnes inter- Le Capitaine Haddock apparaît dans l’album « Le
viewées par Claudine Vegh souligne qu’«…il faut crabe aux pinces d’or » comme un alcoolique
que le monde sache que cette déportation nous gaffeur, menteur, rongé par le remords,… et peu
aura marqués jusqu’à la troisième génération…». sympathique. C’est dans les quatre albums cen-
traux de l’œuvre (« Le secret de la Licorne », « Le
trésor de Rackham le Rouge »,« Les sept boules
Fantôme et littérature de cristal » et « Le temple du Soleil ») qu’il va se
transformer à travers ses recherches autour du
Chevalier de Hadoque, son ancêtre.
La place des fantômes dans la littérature dépend
de la culture où ils sont mis en scène: dans les Dès l’abord, Hergé appelle notre attention sur un
cultures anciennes où la communauté croit à la secret. D’ailleurs, le capitaine était apparu d’em-
possibilité de la venue des morts parmi les blée hanté par un étranger. Les deux premiers
vivants et aux fantômes, une histoire de fantôme albums de ce quatuor nous apprennent l’identité
ne ressort que du domaine de l’étrange. du mort – l’ancêtre du capitaine, le Chevalier
François de Hadoque, Capitaine de Marine sous
Par contre, dans la culture occidentale, telle le règne du Roi Soleil – et nous laissent entrevoir
qu’elle fonctionne depuis l’ère des Lumières avec son histoire et les raisons de son insistant retour

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dans l’esprit de son descendant. Ici, un lien secret direct apparaît entre la vie de la
famille de l’auteur et son œuvre. S.Tisseron a
C’est Tintin qui ouvre l’enquête et son déroule- repris l’étude de ces données dans un deuxième
ment est analysé en détail par S. Tisseron. Si le livre. On se trouve en présence d’un clivage de la
capitaine Haddock est apaisé après « Le temple personnalité chez la grand-mère paternelle de
du Soleil », il faudra attendre l’album, « Tintin au Hergé (qui garde le secret de sa liaison) qui n’a
Tibet », pour que son créateur, Hergé, apparaisse pu manquer d’avoir un retentissement sur ses
libéré de ses propres Fantômes. A la fin de cet relations avec ses deux enfants et, à la généra-
album, contrairement au « Temple du Soleil » où tion suivante, un effet Fantôme sur la relation du
le déroulement était magique et où la douleur père de Hergé avec sa femme et ses propres
n’apparaissait pas, le Yéti pleure d’avoir perdu enfants. Perturbation dont Hergé aurait tenté de
l’enfant qu’il avait soigné et sa souffrance est se libérer en mettant en scène dans son œuvre le
reconnue par Tintin. Le dévoilement de la douleur secret initial, celui d’un fils bâtard non reconnu
du « père » privé de son fils apparaît alors comme par son père.
un préalable indispensable pour que le fils puis-
se le quitter tranquillement : le « père » est affligé, Bien entendu le doute sur le nom du père ou la
mais vivant. bâtardise n’est pas la seule variété de secret
honteux qui puisse entraîner un effet Fantôme.
Bien que S.Tisseron ait titré son chapitre : « la Surtout, le lien entre l’œuvre et la vie de l’auteur
question de l’attachement paternel », il ne s’agit n’est pas automatique: un écrivain peut aussi
pas ici du problème de l’attachement paternel tel exprimer les Fantômes de personnes qu’il a
qu’il se pose dans la névrose commune. Il s’agit connues sans que cela touche directement à sa
des avatars de cet attachement chez un fils problématique personnelle et familiale. Toutefois
qu’un père, endeuillé de l’amour de son propre de nombreux écrivains de la littérature fantas-
père (le grand-père du futur sujet), n’a pu aimer tique étaient issus de familles complexes et
convenablement, ce fils ayant alors hérité sous traumatisées.
une forme fantomatique du problème non résolu
de son père. Nous savions seulement au moment
où S.Tisseron rédigeait son livre que le père Fantômes psychiques et travail
d’Hergé était orphelin et que l’atmosphère fami-
liale était grise. psychanalytique

Mais quelque temps plus tard, un document paru Le travail psychanalytique a d’abord été centré
après la mort d’Hergé enlevait tout doute: on y sur le Complexe d’Œdipe – dit autrement sur la
apprenait que le père d’Hergé et son frère jumeau manière dont un sujet s’accommode à la fois de
étaient deux enfants nés de mère célibataire et aux- la mortalité commune et de l’existence de deux
quels un ouvrier agricole nommé «Rémi» avait sexes alors que chacun n’en possède qu’un seul.
donné son nom lorsqu’ils avaient onze ans, mais En dehors des psychoses et d’autres cas diffi-
qui auraient été issus d’un homme important à ciles qui imposent d’autres procédures, la rela-
l’identité restée secrète. La patronne de la jeune tion analysant-analyste est l’occasion pour l’ana-
femme, une baronne, s’est occupée en partie de lysant de réviser la manière dont il se situe dans
l’entretien des enfants jusqu’à leur sortie de l’école. la problématique œdipienne par rapport à ses

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parents, à ses proches et à son monde relationnel amoureux perdu.
social. Certains analysants s’arrêtent contents de
ce parcours. Chemin faisant, le travail peut venir Du point de vue psychanalytique, nous devons
buter sur des moments-clé de l’expérience per- être attentifs aux formules verbales bizarres, aux
sonnelle à caractère traumatique, indicibles pour mots et aux syllabes répétitives qui marquent le
le patient et qui nécessitent déjà une attitude discours du patient ainsi qu’à l’affect de honte ou
plus active de l’analyste. Lorsque les Traumas, y à l’inquiétante étrangeté qu’il manifeste et peut
compris les traumas précoces du début de la vie, nous faire ressentir à travers certaines produc-
ont pu être élaborés de manière satisfaisante, tions fantastiques.
l’analyse se termine avec le meilleur gage de
résultats solides. Le patient peut éprouver divers malaises corpo-
rels et il peut en faire ressentir à son psychana-
Mais les Traumas infligés par les parents et les lyste. Dans le cas d’une patiente qui portait le
circonstances sont déjà liés au trans-génération- Fantôme de son grand-père paternel disparu en
nel (d’où et de quelle expérience de vie venait un déportation longtemps avant sa naissance, cer-
parent défaillant avec son enfant ?) et, ici, l’ana- tains traits cliniques sont frappants. Son père,
lyste peut être amené à construire des hypo- resté endeuillé, appelle à l’occasion sa fille, « l’es-
thèses avec précaution. clave» (situation de son propre père au camp de
déportés) ; elle-même se juge victime d’une
« atteinte cellulaire » (comme le grand-père mis en
Indices qui permettent de cellule avant d’être déporté) ; elle est « déportée »
quant à son sexe, car son père la traitait comme
suspecter le travail d’un Fantôme un garçon et, elle-même, tente de réincarner le
grand-père pour son père et pour la famille en
Du point de vue clinique, les névroses phobiques étant une militante sans défaillance ; c’est le
ou obsessionnelles sévères, les délires partiels, grand-père originaire des Iles qui est le véritable
en particulier portant sur la filiation, les troubles idéal œdipien, d’où la tendance de la patiente à
du comportement, y compris la délinquance se tourner vers des ami(e)s étranger(e)s.
inadaptée et les maladies psychosomatiques
sont souvent liés en partie à un effet fantôme. La
valeur de cet indice est renforcée quand une cure La prudence psychanalytique
n’avance pas après avoir parcouru un premier
circuit autour de l’Œdipe.
Les arguments extra-psychanalytiques qui peu-
Du point de vue biographique, notre attention vent nous faire suspecter un Fantôme sont aléa-
doit être attirée par les ex-enfants « naturels », les toires. Même un secret familial comportant une
orphelins, mais aussi les patients séparés tôt honte sociale ne créera pas d’effet Fantôme s’il a
d’une personne ayant joué un rôle important pu faire l’objet d’une communion suffisante d’af-
dans leur maternement. De telles conjonctures fects et de paroles dans le milieu intéressé de
peuvent conduire à des clivages du Moi, mais sorte que la génération concernée a pu « en faire
aussi à un Fantôme, par exemple lorsque la mère son deuil » et que ses descendants n’en seront
d’un enfant « naturel» n’a pu faire le deuil de son pas affectés.

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Par ailleurs, le psychanalyste ne peut que mettre souci de son parent survivant et du repos de
en latence ses préconceptions en attendant que l’âme de ses morts, même lorsqu’il est athée.
le déroulement de la cure lui permette des hypo- L’hypothèse la plus générale que l’analyste peut
thèses concordantes sur tous les plans : relation formuler lorsqu’il suspecte l’existence d’une
analysant-analyste, histoire du patient, activités Crypte ou d’un Fantôme consiste à mettre en
actuelles, symptômes, rêves et décryptage verbal. cause l’étranger dans le sujet.

C’est toutefois une des particularités de la cure Dans un cas de phobie du froid, il s’agit d’une
du Fantôme que le recours à d’autres données jeune femme jolie, bien mariée, mère d’une petite
que celles du divan, qui sont rarement suffisantes fille, qui a entrepris depuis deux ans une psycho-
pour le « construire ». Lorsque le refoulement thérapie à cause de préoccupations obsédantes
dynamique du désir d’interroger les parents et concernant la santé de sa fillette – en particulier
l’entourage se lève chez le patient, il n’est pas la crainte qu’elle ne prenne froid – et une frigidité
rare qu’il aille enquêter auprès de membres de la partielle. Elle prend plaisir aux manifestations de
famille ou de l’entourage qu’il sent susceptible tendresse et aux caresses de son mari, mais peu
d’accueillir sa démarche. à la relation sexuelle à proprement parler.

Sauf exception, quand il s’agit de jeunes enfants Un jour, elle arrive en faisant état, avec un visage
vus avec leurs parents, l’analyste ne peut faire normal, de vagues idées de suicide qui lui
une hypothèse sur le rôle d’une présence étran- auraient traversé l’esprit au cours de la semaine.
gère dans le patient que sur la base d’une solide Ces idées contrastent avec tout ce qu’elle m’a
alliance de travail qui suppose en général au raconté et tout ce que j’ai senti d’elle jusque là.
moins deux ans de travail en commun. Elle doit J’évoque l’idée qu’une personne de son entou-
être une relation d’humain à humain avec une rage pourrait parler de mourir par sa bouche. Elle
confiance mutuelle réaliste qui permet au patient m’indique qu’elle est ennuyée parce que sa
de recevoir une hypothèse de son analyste tante, la plus jeune sœur de sa mère, est à nou-
comme une hypothèse et de la critiquer si elle ne veau très déprimée, comme cela lui arrive pério-
lui dit rien ou de la corriger. diquement. Je lui demande si elle a une idée de
ce qui pourrait occasionner les dépressions de
Les difficultés de la cure du Fantôme peuvent sa tante. Elle me conte alors que son grand-père
être rassemblées sous deux chefs principaux. maternel est mort quand sa mère avait quinze
ans et cette tante, une dizaine d’années. Il était
Premièrement, l’horreur d’avoir à briser le sceau parti en voyage en Allemagne avec sa maîtresse
d’un secret parental et familial, rigoureusement et il est tombé à l’eau en voulant cueillir une
maintenu, bien que sa teneur ou seulement son branche fleurie au-dessus d’une rivière. Il savait
existence soit inscrite dans l’inconscient ; nager, mais il a été saisi par le froid. La patiente
s’est améliorée sensiblement après que je lui ai
Deuxièmement, le danger de porter atteinte à montré à la fois le rôle du froid dans l’accident et
l’intégrité fictive mais nécessaire de l’image les risques qui pouvaient paraître liés aux aléas
parentale en cause à la fois dans la mesure où de la vie sexuelle et sentimentale. Ce cas est un
elle est inscrite dans le psychisme du patient, travail du Fantôme entraîné chez une fille par sa
mais aussi dans la mesure où le patient garde le relation à sa grand-mère maternelle et à sa mère

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par rapport à la mort accidentelle d’un grand- conduira vers le Trauma personnel qu’elle a subi,
père qui avait quitté sa femme pour sa maîtresse jeune femme alors qu’elle attendait un premier
longtemps avant la naissance de la patiente. enfant. À la veille d’être opéré de l’appendicite,
son père est dans un état d’angoisse panique à
Comment le Fantôme va-t’il se diluer ? Dans le l’idée d’être endormi. Cela affole notre future
cas le plus simple où le Fantôme résulte directe- patiente qui, dès son retour chez elle, va faire une
ment d’une Crypte (clivage du Moi lié à un secret fausse-couche. Quand je mets en rapport sa
honteux) chez l’un des parents, il s’agit de com- crainte du corbillard avec l’évocation du corps de
prendre la Crypte parentale. Il convient de mon- son père sur le « billard » du chirurgien, la patien-
trer au patient qu’il ne s’agit pas de condamner te va connaître une première amélioration de ses
le parent, ni son ou ses partenaires dans la symptômes.
Crypte, mais de les comprendre. Il s’agit de les
dégager de la honte. À partir de là, le patient L’intensité de la crainte de son père à la veille
pourra s’autoriser à s’interroger, à interroger par- d’une opération bénigne va nous amener à nous
fois autour de lui et à construire avec nous un interroger sur l’histoire de ce père. Il s’agissait
degré supérieur de vérité concernant le passé d’un homme de cinquante ans qui restait
familial et sa propre histoire, sans prétendre à la endeuillé de sa mère, morte en quelques jours
vérité absolue. alors qu’il avait une dizaine d’années. Son deuil
pathologique était marqué par des périodes de
Le cas d’une jeune femme montre précisément dépression. Un jour, cet ouvrier était revenu à la
l’articulation entre le Fantôme d’une fille et la maison avec ses cheveux teintés en châtain roux
Crypte de son père. Elle a trente ans et est obsé- – couleur de la chevelure de sa mère – alors qu’il
dée par la mort et par la crainte des infections atteignait l’âge auquel sa mère était morte.
possiblement mortelles qui pourraient atteindre
son mari ou sa fille de cinq ans, si elle « ramenait » L’enquête familiale à laquelle la patiente se livre
la mort à la maison ou si elle ne prenait pas spontanément au cours de sa psychothérapie la
toutes les précautions pour que ses proches ne conduira à découvrir que sa grand-mère paternel-
fassent pas entrer la mort à la maison avec des le n’était pas morte d’un cancer comme on l’avait
chaussures et des vêtements souillés. Tout le dit, mais d’un avortement provoqué jugé «crimi-
monde doit se déshabiller et se déchausser sur le nel » et honteux à l’époque. À partir de la levée de
pas de la porte de manière à ce que tout soit aus- ce secret de famille, ma patiente a pu progressi-
sitôt lavé ou désinfecté. Elle a également peur vement se libérer et son père a également trouvé
d’être en contact, fut-ce par le regard, avec un un apaisement en dialoguant avec sa fille autour
corbillard, ce qui pose problème pour sa venue de l’histoire de son enfance et de sa famille.
chez moi, car j’habite entre une église et une cli-
nique de cardiologie et de cancérologie. Parler de Quand on examine longtemps plus tard un pro-
mort autour d’elle entraîne les mêmes effets : une blème de cette nature, il peut apparaître simple.
modiste lui ayant parlé d’une mort dans sa famille, Mais il ne faut pas perdre de vue que le père de
elle jette à l’égout en sortant du magasin les la patiente a été handicapé pendant des décen-
aiguilles et la laine qu’elle venait de lui acheter. nies par son deuil inélaboré et que cela a retenti
dès leur début sur ses relations avec sa femme et
C’est sa crainte de la vue d’un corbillard qui me ses enfants, bien avant que les mots pour le dire

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aient pu se frayer un chemin sans souffrance était fascinée par les résistants et en épouse un.
excessive. Or son père, le grand-père maternel de la patiente,
avait été mobilisé à 18 ans à la fin de la guerre de
Le porteur de Fantôme a une culpabilité propre ’14, avait servi comme « nettoyeur de tranchées »
liée aux « bêtises » qu’il a accomplies en fonction et n’avait jamais retrouvé sa joie de vivre.
du Fantôme pendant de longues années : c’est le
cas de la jeune femme obsédée des microbes C’est une psychothérapie analytique de dix
qui se reproche ce qu’elle a fait subir à son mari années avec deux séances par semaine et le
et à sa petite fille. recours au début à la méthode de modelage de
Giséla Pankow qui permettra une amélioration
Dans notre pratique psychanalytique et psycho- stable de la patiente mais elle aura dû renoncer à
thérapique, il n’est pas question de parvenir à ses études universitaires et à son projet profes-
l’inversion de tous les rapports de force qui sionnel.
avaient marqué la situation inaugurale comme
Hergé y est parvenu dans une œuvre de fiction Elle a dû se dégager lentement du Trauma per-
(mais en une quarantaine d’années de travail for- sonnel qu’elle a subi petite fille sous la forme
cené), nous devons nous contenter habituelle- d’une approche sexuelle de la part d’un cousin
ment de résultats plus modestes. Toutefois, dans adulte. Surtout, elle a eu à se dégager de l’aire de
le cas précédent, la psychothérapie analytique à mort où sa famille l’avait enfermée avec toute une
marches forcées entreprise par une femme jeune légende familiale. Son chien berger allemand, mort
a non seulement permis de transformer sa vie per- à 14 ans, l’année du début de ses troubles, était
sonnelle mais a permis aussi à son père d’avancer réputé descendre du chien de Hitler qui aurait été
enfin le travail du deuil de sa propre mère. ramené d’Allemagne en France. Je lui dis que si
cette rumeur avait été vraie, son chien aurait été
symboliquement une sorte de tribut de guerre par
Le travail de deux Fantômes rapport à son grand-père paternel mort en dépor-
tation et à sa famille de résistants. L’évocation du
complémentaires liés aux guerres grand-père reviendra vers la soixantième séance à
peut conduire à la folie l’occasion de la mort d’un dirigeant politique de
son parti qui était très âgé, «avec des lunettes de
grand-père» dit-elle.
Il s’agit d’une jeune femme qui présente une psy-
chose hallucinatoire mais avec une conscience Je lui rappelle alors que son grand-père paternel
de ses troubles. aurait pu avoir à peu près le même âge s’il n’avait
pas disparu en déportation. Elle me dit que c’est
Son père est l’aîné d’une famille de six enfants un sujet tabou dans la famille. Elle me précise
dont le père est mort en déportation. Son père son nom de guerre, m’indique qu’une rue du
avait toutefois une demi-sœur, issue d’un premier pays porte leur nom et que cela lui faisait drôle
mariage de sa mère, dont le premier mari était étant petite.
mort à la guerre de 1914-18. C’est donc une
famille paternelle touchée par les deux guerres Plus tard, elle évoquera toutes les bribes de ren-
mondiales. La mère de la patiente, jeune femme, seignements qu’elle va rassembler concernant le

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disparu. D’abord, la certitude que son père et conduite pendant la guerre bien avant la nais-
l’ensemble de la famille n’avaient pu en faire le sance du patient. Pascal Hachet a montré l’im-
deuil : des décennies après la guerre, ils s’accro- portance des influences trans-générationnelles
chaient encore à l’idée qu’il pourrait être vivant dans les toxicomanies à l’héroïne où l’on trouve
en Allemagne, amnésique, bien qu’il ait disparu souvent dans l’histoire des patients des
sur le chemin du travail vers la mine de sel et qu’il séquences d’événements personnels et familiaux
était de règle que les S.S. abattent les déportés dramatiques, des séquelles de la guerre et de la
qui tombaient d’épuisement. Toutefois les dépor- déportation, avec des tendances suicidaires
tés de son équipe qui sont revenus n’ont pas marquées.
repéré le moment de sa disparition et se sont
seulement aperçus qu’il manquait le soir, ce qui a
laissé un doute et sous-tendu la construction de
la légende familiale. L’évocation d’une blessure
que le grand-père avait à une main avant son
arrestation vient éclairer dans un lointain après-
coup un cauchemar de la patiente au cours de sa
bouffée délirante initiale au cours duquel elle pré-
sentait elle-même une lésion analogue. Le lent
travail de cette psychothérapie finit par montrer
que la patiente devait porter en elle son père
malade et endeuillé, portant lui-même en lui son
père disparu.

D’autres pathologies

Lorsqu’une honte familiale est particulièrement


recouverte par le silence, elle risque davantage
de s’exprimer par des maladies physiques au
niveau des descendants, au lieu des élaborations
psychiques bizarres que permettent les bribes de
confidences reçues dans d’autres cas. En parti-
culier, des cas de recto-colite hémorragique, de
psoriasis et d’asthme ont été décrits.

Un Fantôme peut se manifester par des troubles


du comportement : c’est le cas d’un patient dont
les conduites frisent la délinquance et qui appa-
raît finalement occupé à réincarner pour sa mère
qui en est restée endeuillée, un amoureux perdu
qui avait été emprisonné pour sa mauvaise

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Pour l’hygiène mentale Prévention primaire :
échanger autour des deuils, des
de tous traumatismes et des secrets qui
nous concernent personnellement
pour éviter la constitution des
Fantômes
L’invention par Nicolas Abraham du concept de
« travail du Fantôme dans l’inconscient » élargit le En tant qu’enfant, nous sommes soumis à l’atti-
champ d’action de la méthode psychanalytique tude de nos parents, nous avons besoin d’eux,
aux problèmes trans-générationnels et, plus nous les respectons et nous avons tendance à
généralement, aux problèmes des influences psy- ménager leur silence quand nous sentons qu’un
chiques inconscientes entre proches (parents, problème est blessant pour eux.
alliés, amants, patients et thérapeutes).
Chacun et chaque famille ont droit à leurs secrets
Du point de vue théorique, elle permet la concep- gardés pour soi ou pour le groupe familial.
tualisation psychanalytique progressive de ces Toutefois, même si c’est difficile à pratiquer, les
problèmes. Du point de vue thérapeutique, elle parents doivent savoir que chaque enfant a droit
permet d’envisager la cure par la psychanalyse à la vérité sur sa filiation. Si cela n’a pas été fait
ou par la psychothérapie psychanalytique de d’emblée, devenu grand, voire adulte, le descen-
névroses phobiques et de névroses obsession- dant doit la demander à ses parents pour qui le
nelles graves, de pathologies du comportement, temps a passé aussi, qui n’en parlent pas spon-
de certaines psychoses et de troubles psychoso- tanément mais seront finalement soulagés que
matiques avec de meilleurs résultats. leur descendant leur demande de raconter leur
histoire et la sienne. Ne pas laisser s’enkyster un
Elle permet aussi d’approfondir l’étude psycha- problème est la meilleure façon pour qu’il n’exer-
nalytique de certaines productions littéraires et ce pas une influence trans-générationnelle défa-
artistiques. Reste à envisager ce que chacun de vorable sur les petits-enfants et les arrière-petits-
nous peut en faire pour son hygiène mentale per- enfants.
sonnelle, familiale, amicale, pour les bénéficiaires
de son travail éducatif ou thérapeutique et pour Une réserve toutefois : si l’aide psychologique
la vie des institutions auxquelles il participe. apportée, par exemple, aux survivants d’une
catastrophe en même temps que l’aide médicale
et sociale est globalement positive, il convient de
prendre en compte que les survivants les plus
sensibles ou(et) les plus touchés personnelle-
ment par le drame ont besoin d’un temps de
latence plus ou moins long avant de pouvoir en
parler. Un accompagnement empathique silen-
cieux peut être la meilleure attitude assez long-
temps.

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Prévention secondaire projets réalisés ou non. Sans compter que les
études généalogiques effacent les nombreuses
filiations illégitimes sauf quelques unes de sang
Le fait que chacun s’intéresse à soi et à son his- « aristocratique ».
toire personnelle (écrive des carnets ou un jour-
nal intime dont il ne communique que les élé- On peut pourtant, en « case work », en psycho-
ments qu’il souhaite partager avec ses proches), thérapie et en thérapie familiale, réaliser peu à
que la famille s’intéresse à son histoire et que peu la constellation familiale d’un patient ou
l’école et la communauté sociale échangent d’une famille avec les personnes en relation, les
autour de l’histoire du quartier, de la ville, du pays personnes en vie et les défunts sur lesquels les
et finalement de l’humanité avec les lumières et uns ou les autres ont des renseignements fiables.
les ombres sont des éléments précieux pour que Mais ce travail ne prend sens que s’il se réalise
le flambeau se passe bien entre les générations. peu à peu au cours des séances à travers les
Une telle attitude rend plus facile de réduire les propos des uns ou des autres de sorte qu’il s’ac-
effets pathogènes des malheurs passés et de compagne des émotions qu’une évocation peut
dégager ce que l’on peut faire, ici et maintenant, susciter. Faire faire mécaniquement le tableau de
pour aller de l’avant et pour éviter de répéter un la famille n’est qu’une accumulation de docu-
certain nombre d’erreurs tout en sachant que l’on ments morts qui est à proscrire si on veut déga-
en fera d’autres, car des problèmes nouveaux se ger une histoire familiale vivante.
posent sans cesse.

Des réserves sont à mentionner toutefois.


Prévention tertiaire : la cure
Dans les lieux d’éducation et d’activité collec-
tives, on peut accueillir comme un cadeau pré-
cieux ce qu’un participant apporte spontané- On a appelé prévention tertiaire, la cure des
ment d’intime le concernant ou concernant sa malades dans la mesure où les soins efficaces
famille mais on doit éviter d’y toucher, à fortiori, permettraient qu’ils n’exercent plus d’influences
si un éducateur a sollicité un devoir sur un sou- fâcheuses sur la santé de leur entourage et, en
venir personnel, il convient d’éviter aussi bien de particulier, sur leurs enfants.
le lire en public que de s’affoler et de penser à
une consultation du psychologue parce qu’un Nous avons vu en quoi la cure consistait pour le
enfant a écrit une histoire fantastique. psychanalyste. En dehors de la psychothérapie
analytique et de la thérapie familiale psychanaly-
Une amie qui avait perdu la plus grande partie de tique, beaucoup de groupes essaient d’apporter
sa famille lors de la dernière guerre éprouvait le leur pierre dans le domaine des influences trans-
besoin de chercher sa généalogie et les traces de générationnelles.
sa famille à travers le monde ; une autre amie,
dans la même situation me disait : « elle ne va Les résultats dépendent probablement plus des
trouver que des noms, des prénoms et des dates qualités personnelles des praticiens que de leurs
et presqu’ aucun renseignement sur ce que ces théories diverses. Toutefois, un certain nombre
gens ont vécu, leurs amours, leurs haines et leurs d’écueils sont à signaler.

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Premier écueil : croire qu’il se ferait une répétition Pour conclure
à l’identique à travers les générations, cela arrive
mais ce n’est pas la règle : il ne manque pas de
descendants d’alcooliques violemment opposés On oppose souvent les problèmes communs à
à l’alcool. Mais si certains font l’inverse du l’ensemble de l’humanité concernant la sexualité
parent, d’autres peuvent dégager leur propre et la mortalité communes étudiés à partir de
chemin, entre les deux extrêmes. Freud et les traumatismes particuliers frappant
Deuxième écueil : des théoriciens mettent en un individu, une famille ou une communauté
cause « le narcissisme » des parents dans les sociale.
influences trans-générationnelles au lieu de se
diriger vers la tentative de compréhension de ce Dans la pratique, les deux perspectives sont à
que les parents ont eux-mêmes vécu et n’ont pu prendre en compte ensemble. La sexualité, ima-
« digérer ». Ce n’est pas en déplaçant la culpabi- ginée dans l’enfance puis réalisée, constitue le
lité, voire la honte, d’une génération vers une moteur de la vie psychique. Mais elle peut être
autre que l’on peut avancer. bouleversée par les traumas et leurs influences
trans-générationnelles.
Troisième écueil : il est sûr qu’une démarche
« psycho-généalogique » peut permettre de repé- Deux erreurs sont à éviter. Les patients et les
rer une influence trans-générationnelle, mais son familles particulièrement malmenées par la vie
action ne se dissipera chez un sujet ou une famil- peuvent avoir tendance à penser que, sans ces
le que si les intéressés font leur propre travail événements fâcheux, ils n’auraient pas eu de
psychique pour comprendre comment leur problèmes alors que les aléas de la sexualité, de
Fantôme s’est construit et, à partir de là, pouvoir la maladie et de la mort nous concernent tous.
s’en libérer. Inversement, ceux qui connaissent un destin
favorable ont tendance à s’en attribuer le mérite
C’est pourquoi, sauf chez les jeunes enfants, et à croire que les autres ont fait leur malheur. Si
cela nécessite un travail psychothérapique de nous faisons appel à la responsabilité des sujets,
plusieurs années. En effet, le sujet a de la peine des familles et des groupes humains, ce n’est
à renoncer à la mission qu’il s’est construite pas parce qu’ils seraient la cause (voire porte-
inconsciemment dans l’enfance, à reconnaître raient la faute) de leurs difficultés mais parce que,
son caractère périmé et à se décider à tracer le passé ne pouvant être refait, leur avenir
librement son propre chemin sans pouvoir récu- dépend de leur capacité à élaborer convenable-
pérer le temps et les occasions perdues. Sauf ment dans leur esprit les obstacles sur lesquels
dans les cas complexes et au début, la psycho- ils ont buté pour pouvoir se consacrer à amélio-
thérapie peut se poursuivre avec une seule séan- rer leur vie présente et future.
ce par semaine.

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Bibliographie Prenons le temps de travailler ensemble.
La prévention de la maltraitance est essentiellement menée au
quotidien par les intervenants. En appui, la Cellule de coordina-
- Altounian J., L’intraduisible, Paris, Dunod, 2005 tion de l’aide aux victimes de maltraitance a pour mission de
- Abraham N. et Torok M., L’écorce et le noyau, Paris, soutenir ce travail à deux niveaux. D’une part, un programme à
Aubier-Flammarion,1978 (Poche Flammarion, 1999) l’attention des professionnels propose des publications, confé-
- Baumann D., Une famille comme les autres, Paris, Albin rences, séminaires et formations pluridisciplinaires. D’autre part,
Michel, 1985 des actions de sensibilisation visent le grand public (spots tv et
- Bowlby J., Attachement et perte, 3 T., Paris, P.U.F. radio, livres pour enfants, ados et parents, blog, autocollants,
1978,1981 et 1984. cartes postales,…).
- Davoine F et Gaudilliere J.M., Histoire et trauma, Paris, L’ensemble de ce programme de prévention de la maltraitance
Stock, 2006. est le fruit de la collaboration entre plusieurs administrations
- Dupery A., Le voile noir, Paris, Seuil, 1992 (Administration générale de l’enseignement et de la recherche
- Dupery A, Je vous écris, Paris, Seuil, 1993. scientifique, Direction Générale de l’Aide à la jeunesse, Direction
- Frain I., Secret de famille, Paris, Le livre de poche, 1997 générale de la santé et ONE). Diverses associations (Ligue des
- Gary R., La promesse de l’aube, Paris, Gallimard, 1960 familles, services de santé mentale, plannings familiaux…) y par-
- Gary R., La nuit sera calme, Paris, Gallimard, 1974. ticipent également pour l’un ou l’autre aspect.
- Hachet P., Les toxicomanes et leur secret, en réédition Se refusant aux messages d’exclusion, toute la ligne du pro-
- Klein M., Essais de psychanalyse, Paris, Payot. gramme veut envisager la maltraitance comme issue de situa-
- Miller A., Le drame de l’enfant doué, Paris, P.U.F, 1990, tions de souffrance et de difficulté plutôt que de malveillance ou
- Nachin C., Le deuil d’amour, Paris, Editions universitaires, de perversion… Dès lors, elle poursuit comme objectifs de
1989, 145p. (2e édition L’Harmattan, 1998) redonner confiance aux parents, les encourager, les inviter à
- Nachin C., Les fantômes de l’âme, Paris, L’Harmattan, s’appuyer sur la famille, les amis… et leur rappeler que, si néces-
1993. saire, des professionnels sont à leur disposition pour les écouter,
- Nachin C., À l’aide y a un secret dans le placard, Paris, les aider dans leur rôle de parents.
Fleurus, 1999. Les parents sont également invités à appréhender le décalage
- Nachin C., La méthode psychanalytique, Paris, Armand qu’il peut exister entre leur monde et celui de leurs enfants. En
Colin, 2004. prendre conscience, marquer un temps d’arrêt, trouver des
- Neuberger R., Le mythe familial, Paris, E.S.F.,1995 manières de prendre du recul et de partager ses questions est
- Pankow G., L’homme et sa psychose, Paris, Aubier- déjà une première étape pour éviter de basculer vers une situa-
Montaigne, 1969. tion de maltraitance.
- Rand N., Quelle psychanalyse pour demain, Toulouse,
La thématique est à chaque fois reprise dans son contexte et s’ap-
Eres,2002.
puie sur la confiance dans les intervenants et dans les adultes
- Rand N. et Torok M, Questions à Freud, Paris, Les Belles
chargés du bien-être de l’enfant. Plutôt que de se focaliser sur la
Lettres, 1995 maltraitance, il s’agit de promouvoir la « bienveillance », la
- Tisseron S., Tintin chez le psychanalyste, Paris, Aubier, construction du lien au sein de la famille et dans l’espace social :
1985. tissage permanent où chacun – parent, professionnel ou citoyen –
- Tisseron S., Tintin et les secrets de famille, Paris, a un rôle à jouer.
Séguier,1990.
- Torok M., Une vie avec la psychanalyse, Paris, Aubier,
2002.
- Vegh C., Je ne lui ai pas dit au-revoir. Des enfants de Ce livre ainsi que tous les documents du programme sont
déportés parlent, Paris, Gallimard, 1979. disponibles sur le site Internet :
- Zuili N. et Nachin C., Le travail du fantôme au sein de
l’inconscient et la clinique psychosomatique: à propos du
psoriasis, in Ann. Med. Psy., Paris, 1983, 141, 9, 1022-1028.

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Temps d’Arrêt :
Une collection de textes courts dans le domaine de
la petite enfance. Une invitation à marquer une
pause dans la course du quotidien, à partager des
lectures en équipe, à prolonger la réflexion par
d’autres textes…
Déjà paru
- L’aide aux enfants victimes de maltraitance – Guide à l’usage des
intervenants auprès des enfants et adolescents. Collectif.
- Avatars et désarrois de l’enfant-roi. Laurence Gavarini, Jean-
Pierre Lebrun et Françoise Petitot.*
- Confidentialité et secret professionnel: enjeux pour une société
démocratique. Edwige Barthélemi, Claire Meersseman et Jean-
François Servais.*
- Prévenir les troubles de la relation autour de la naissance. Reine
Vander Linden et Luc Roegiers.*
- Procès Dutroux; Penser l’émotion. Vincent Magos (dir).
- Handicap et maltraitance. Nadine Clerebaut, Véronique Poncelet
et Violaine Van Cutsem.*
- Malaise dans la protection de l’enfance: La violence des interve-
nants. Catherine Marneffe.*
- Maltraitance et cultures. Ali Aouattah, Georges Devereux,
Christian Dubois, Kouakou Kouassi, Patrick Lurquin, Vincent
Magos, Marie-Rose Moro.
- Le délinquant sexuel – enjeux cliniques et sociétaux. Francis
Martens, André Ciavaldini, Roland Coutanceau, Loïc Wacqant.
- Ces désirs qui nous font honte. Désirer, souhaiter, agir: le risque
de la confusion. Serge Tisseron.*
- Engagement, décision et acte dans le travail avec les familles.
Yves Cartuyvels, Françoise Collin, Jean-Pierre Lebrun, Jean De
Munck, Jean-Paul Mugnier, Marie-Jean Sauret.
- Le professionnel, les parents et l’enfant face au remue-ménage
de la séparation conjugale. Geneviève Monnoye avec la parti-
cipation de Bénédicte Gennart, Philippe Kinoo Patricia Laloire,
Françoise Mulkay, Gaëlle Renault.*
- L’enfant face aux médias. Quelle responsabilité sociale et familiale?
Dominique Ottavi, Dany-Robert Dufour.*
- Voyage à travers la honte. Serge Tisseron.*
- L’avenir de la haine. Jean-Pierre Lebrun.*
- Des dinosaures au pays du Net. Pascale Gustin.*
- L’enfant hyperactif, son développement et la prédiction de la
délinquance: qu’en penser aujourd’hui? Pierre Delion.
- Choux, cigognes, «zizi sexuel», sexe des anges… Parler sexe avec
les enfants? Martine Gayda, Monique Meyfroet, Reine Vander
Linden, Francis Martens – avant-propos de Catherine Marneffe.*
- Le traumatisme Psychique. François Lebigot.
*Épuisés mais disponibles sur www.yapaka.be

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