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Le livre

Il n’est plus là, c’est la seule certitude.

En cours d’histoire, Livio a fait un exposé sur les autodafés nazis et sur
Magnus Hirschfeld, un médecin juif allemand qui militait pour l’égalité entre
hommes et femmes et les droits des homosexuels. Pour lui, c’était bien plus
qu’un simple exercice : une revendication, un moment de courage, et peut-être
un aveu. Mais il s’est heurté à la perplexité, à l’indifférence et surtout à
l’hostilité de sa classe.
Depuis lors, il a disparu, et personne ne sait où il est. Sa plus proche amie,
Camille, sa professeure d’histoire, ses camarades, ses parents, tous interrogent
le parcours de Livio et tentent de comprendre. Dans le creux de cette absence
résonnent tous les questionnements. Et si cette fuite était l’expression du
courage ultime ?

En écho à Jour de courage (Flammarion, 2019), Brigitte Giraud donne voix


à tous les personnages de l’histoire de Livio.

L’autrice
Brigitte Giraud est auteure de romans et de nouvelles. Elle a exercé les
professions de journaliste et de libraire. Elle est chargée de la programmation
du festival de Bron, importante manifestation littéraire de la région lyonnaise
où elle vit aujourd’hui. Lauréate du Goncourt de la nouvelle en 2007 pour son
recueil L’Amour est très surestimé, elle a reçu en 2001 la mention spéciale du
prix pour À présent, et le prix Giono pour Une Année étrangère en 2009. En
écho à Jour de courage (Flammarion, 2019), elle signe son premier texte en
littérature de jeunesse.
BRIGITTE GIRAUD

PORTÉ DISPARU

ILLUSTRÉ PAR LAURIE LECOU


l’école des loisirs
11, rue de Sèvres, Paris 6e
À TOUS LES LIVIO
À TOUTES LES CAMILLE
1

CAMILLE
LA PETITE AMIE DE LIVIO
Je viens d’arriver à Nice. Le voyage a été plus long que prévu. Presque cinq
heures depuis Lyon où j’ai embarqué dans cet Intercités qui roulait si
lentement que l’ennui m’a sauté à la gorge. Je dis « ennui », mais ce n’est pas
le bon mot. Depuis que Livio a disparu, c’est comme si j’étais prise dans un
étau. Respirer devient impossible.
J’ai voulu bouger, ne pas passer le mois d’août dans la cité, avec le bruit des
scooters qui me vrille le cerveau, et l’odeur de plus en plus écœurante des
cages d’escalier. Il m’a fallu m’éloigner pour apprendre à vivre avec l’absence
de Livio. Pour imaginer quelque chose de nouveau.

Je savais que cette histoire me conduirait à Nice. C’est logique, je vais vous
expliquer. Et comme l’enquête de la police semble piétiner, je me suis dit que
j’allais mener ma propre enquête, parce que je sais un tas de choses que Livio
m’a confiées, et que j’ai comme une intuition.

Mais je dois commencer par le commencement. Je dois me rendre sur la


tombe de Magnus Hirschfeld, ce médecin allemand par qui tout est arrivé.
C’est de cet homme hors du commun que Livio avait parlé ce vendredi de
février en plein cours d’histoire, et des premiers autodafés nazis, ces livres que
les fascistes avaient jetés au feu. C’était ça le sujet de l’exposé qu’il avait fait
ce matin-là, et qui a tout déclenché. Les autodafés, et puis d’autres trucs tout
aussi… brûlants, et plutôt imprévus, que je vais essayer de raconter.

Magnus Hirschfeld, nul n’en avait entendu parler avant que Livio mette les
pieds sur l’estrade, peut-être pas même Mme Martel, la prof d’histoire.
Magnus Hirschfeld – retenez bien ce nom – était au cœur du drame, personne
n’avait vu venir la chose. On était en plein chapitre sur la montée du nazisme ;
ça commençait à nous saouler, pour être honnête, et puis, hop, Livio avait
trouvé un épisode à nous livrer, pour nous sensibiliser, qui nous avait fascinés,
ça c’est sûr, on n’est pas près d’oublier. On était sortis de notre torpeur quand
on avait compris quel avait été le combat de ce médecin avant-gardiste, et,
forcément, ça n’avait pas plu à tout le monde.

C’est ma mère qui appelle. Je ne réponds pas, c’est pas le moment. Je lui en
veux de ne plus parler de Livio. Depuis quelques semaines, elle fait comme si
c’était une chose réglée. Elle fait comme si elle admettait qu’il ne reviendrait
pas. Comme si c’était terminé, foutu. Au lieu de me parler de Livio, elle me
dit qu’elle a dormi dans un refuge à 2 500 mètres d’altitude. C’est vrai que,
depuis le départ de mon père, elle ne sait pas comment occuper son temps.
Elle a rejoint une amie dans les Alpes, et elle s’est découvert une prétendue
passion pour la randonnée. Plutôt suspect. Elle est soi-disant euphorique à
l’idée de parcourir des sentiers, qu’elle repère sur une carte IGN, de grimper
des pentes bien raides et d’observer des marmottes à la jumelle. Merde, quoi.
Je ne crois pas un mot de son excitation quand elle veut me raconter. Elle s’est
acheté des chaussures de marche et un sac à dos. Tout cela sonne tellement
faux.

Elle élude, ça me sidère. Comme l’ont fait les autres au lycée, qui n’ont pas
posé tellement de questions après la disparition de Livio. Ils ont fini par
passer le bac le plus normalement du monde. Ils se sont présentés aux
épreuves avec une boule dans le ventre. Cette peur semblait avoir remplacé
toutes les autres. Passer le bac, quelle importance après ce qu’on avait vécu.

J’ai cherché un travail pour financer mon voyage sur la Côte d’Azur. Même
l’Intercités coûte une fortune. Ma mère m’avait pistonnée pour remplacer la
réceptionniste du cabinet médical, mais ils m’ont trouvée trop jeune. J’ai fini
par trouver un poste de serveuse dans une pizzeria en ville, grâce à Marion
qui est la nièce du patron. Je devais courir après le dernier autobus pour
rentrer chaque soir juste après minuit. C’était du sport. Et puis ma mère était
trop inquiète. Cet argent que je gagnais risquait de me donner des idées, et pas
mal de liberté. J’étais fière aussi, d’avoir tenu, j’aurais aimé pouvoir le dire à
Livio. C’est comme si j’avais trouvé la force de travailler pour lui, pour lui
prouver encore quelque chose.

J’avais l’impression que moi seule me cognais à la réalité : l’absence de


Livio à mes côtés pour la première fois depuis toutes ces années. Ce bac
qu’on avait préparé ensemble, chaque fin d’après-midi dans ma chambre, en
attendant que ma mère rentre de sa tournée d’infirmière, je n’avais pas
imaginé que j’allais m’y rendre sans lui, sans qu’il fredonne près de moi, sans
qu’il s’agite, avec sa mèche qui lui tombait sur les yeux. Je n’avais pas imaginé
que le bac, je le décrocherais seule. On s’était fait cette promesse pourtant :
les deux ou rien. Pour nous, c’était évident. On avancerait ensemble ou pas.
Quel gâchis !

Heureusement, je voyais souvent David et Marion, qui s’en étaient voulu de


n’avoir pas pu empêcher ce qui était arrivé. Ils s’étaient même sentis coupables
au début. Faut dire qu’on n’avait pas su défendre Livio, on n’avait pas su
stopper l’engrenage, les parents, le directeur, tout ça… Alors qu’on s’était
mobilisés, on avait formé un comité de résistance, pour le soutenir, pour faire
payer les coupables, mais tout ça avait fini par retomber avec l’arrivée de l’été.
Depuis, plus rien. Plus rien qu’un grand sommeil. C’est un mystère, ce silence
dont chacun est capable désormais. Je suis la seule à y croire encore. La seule
qui s’entête à vouloir comprendre. Je n’ai pas le choix. Ça fait tellement mal.

Ce qui fait mal aussi, c’est le contenu de l’exposé.

Livio s’était passionné pour ce Magnus Hirschfeld, qui avait été un héros à
son époque, un médecin hors du commun qui avait lutté dès le début du XXe
siècle pour l’égalité hommes-femmes, la classe quoi. Et pour les droits des
homosexuels. Au risque d’y laisser sa vie. C’est cette histoire oubliée qui avait
occupé Livio tout l’hiver, dans le plus grand secret puisque jamais il ne
m’avait mise dans la confidence alors que nous passions tout notre temps
ensemble. Livio avait voulu dénoncer la brutalité des nazis qui avaient saccagé
l’Institut pour la recherche sexuelle qu’avait créé Hirschfeld à Berlin en 1919.
Et surtout, qui avaient incendié la bibliothèque de l’Institut, des milliers de
volumes qu’ils avaient cramés sur la place publique… l’horreur…
Sans que j’aie rien vu venir, Livio s’était passionné pour ce sujet. C’est ce
que j’avais découvert ce matin-là, en même temps que toute la classe.

Après la destruction de l’Institut et la traque organisée contre lui, Magnus


Hirschfeld avait pris la fuite et avait fini par s’exiler à Nice en 1933 avant d’y
mourir deux ans plus tard, probablement de chagrin, c’est ce qu’avait dit Livio
ce jour-là. Je le revois debout sur l’estrade dans le nouveau pull à rayures que
lui avaient offert ses parents pour ses dix-sept ans, avec l’écharpe que je lui
avais tricotée pour Noël. Voilà que les larmes montent. C’était
invraisemblable, le nombre de choses qu’il nous avait racontées, que je n’ai
pas tout à fait retenues. Je me souviens surtout du trac qui le faisait trembler
quand il tenait ses feuilles, et aussi qu’il ne regardait jamais vers moi. Ce qui
m’avait mise dans un drôle d’état.
Personne ne s’attendait à ça. Personne n’imaginait qu’à l’occasion d’un
devoir scolaire on pouvait aller aussi loin dans ses convictions personnelles et
être aussi libre et courageux. Il lui avait fallu du courage, c’est le mot qui me
vient à présent.

Quand j’y repense aujourd’hui, je comprends que c’est de lui que Livio
voulait parler. C’était une façon de se jeter à l’eau, de ne plus se cacher, et
d’affronter le jugement de la classe entière, de trente adolescents plus ou
moins sidérés, de Mme Martel qui écoutait debout dans le fond, et surtout des
garçons au premier rang qui allaient devenir menaçants. Je n’avais pas
vraiment entendu ce qu’ils avaient proféré à l’encontre de Livio, quand il avait
fait allusion aux recherches de Hirschfeld qui avait voulu prouver
scientifiquement que l’homosexualité n’était ni une maladie, ni un vice, ni un
crime.
Je crois que c’était là qu’Arthur avait balancé des mots insultants, mais pas
suffisamment fort pour qu’on s’interpose, on n’était pas trop sûrs, et je
regrette de ne pas avoir bondi, de ne pas avoir pu empêcher ce qui allait
suivre. On a tous regretté d’avoir lâché Livio, d’avoir laissé faire. Même à la
cantine, après cette matinée de folie, on n’a pas dit ce qu’il aurait fallu. On est
restés quasi muets devant notre gratin de choux-fleurs en évitant le regard de
Livio. J’arrive pas à y croire. Alors qu’on était bien secoués. On était sonnés,
complètement dépassés. J’ai honte, autant le reconnaître.

Je vous parle depuis Nice comme pour réparer cette honte, mais je sais que
c’est trop tard. C’est avant qu’il aurait fallu réagir.

Mais, au sortir de l’exposé de Livio, je m’étais sentie humiliée de l’avoir


entendu aborder la lutte de Magnus Hirschfeld pour la suppression du
paragraphe 175 du Code pénal allemand qui pénalisait l’homosexualité,
comme si de rien n’était, devant moi qui étais amoureuse de lui, ce que tout le
monde savait. Disons même que j’avais le statut de petite amie de Livio, alors
vous imaginez. Je m’étais mise à grelotter ; au fur et à mesure que je
comprenais, tout chavirait autour de moi pendant que l’heure tournait, tout me
sautait aux yeux d’un coup, c’était l’expérience la plus étrange de mon
adolescence. Plutôt gênant, quoi. Un peu comme quand mon père s’est barré.
Je me sentais trompée alors que Livio ne m’avait jamais menti. Il avait
simplement omis, il n’avait pas pu. Il différait, et c’était sans doute tout ce
qu’il avait trouvé pour mettre fin au malentendu. Il avait eu recours à cet
épisode de l’Histoire, il avait appelé Magnus Hirschfeld à sa rescousse. Pour
Hirschfeld, Livio avait trouvé les mots. Pas pour lui.

Ce qu’il n’avait pas prévu, c’étaient les conséquences de ce qu’il avait


déclenché malgré lui dans la classe, la furie qui s’était emparée de certains,
devenue engrenage, puis usine à fabriquer les pires rumeurs. Nous n’avions
rien vu venir. Les paroles d’Arthur, le piège de Kenji qui s’était transformé en
balance et l’emballement des parents prêts à signer une pétition parce qu’on
aurait enseigné la théorie du troisième sexe en cours d’histoire. Tout cela
aurait mérité que les coupables soient punis, c’est-à-dire les délateurs. Mais
des sanctions, je ne crois pas qu’il y en ait eu. Le proviseur avait fini par
étouffer l’affaire. C’était allé trop loin. Seule la disparition de Livio était
devenue le point central de cette fin d’hiver pourri.

Personne n’ose imaginer ce que signifie le mot « disparition ». C’est la pire


des choses, ne pas savoir. Cela laisse supposer tant de scénarios. L’esprit ne se
calme jamais. Les premiers jours, après ce long silence, j’ai cru que Livio
avait voulu se venger des paroles que j’avais prononcées dans le blockhaus ce
fameux dimanche où j’avais un peu dépassé les bornes. Il avait bien fallu
qu’on s’explique, je voulais que Livio me dise les choses en face. Je ne
dormais plus, je ne pensais plus qu’à ça, l’exposé, et ce que ça signifiait pour
moi, pour nous deux.
J’ai pensé qu’il me faisait payer la violence de la phrase que j’avais lâchée,
cette petite phrase assassine que je regrette tellement d’avoir prononcée à
présent. J’ai cru à un mouvement d’humeur de la part de Livio, cela aurait pu
lui ressembler, lui qui était tellement sensible. Disparaître, tout le monde en
rêve, non ? Disparaître et infliger aux autres une bonne leçon. Mais bon, la
phrase que j’ai prononcée, j’y viendrai plus tard.
« Porté disparu », ce sont les mots que la police a utilisés, et auxquels je ne
croyais pas. J’attendais qu’un texto arrive, j’attendais que Livio me livre son
secret, me dévoile sa cachette. Je me croyais plus maligne, privilégiée.
L’inquiétude n’est pas arrivée tout de suite. Il y a d’abord eu la colère. Je
trouvais que la blague n’était pas drôle, puis qu’elle avait assez duré. Je
regardais mon téléphone portable cent fois par jour, je le tenais près de moi
sur l’oreiller toutes les nuits. Je ne vivais plus. Livio était si imprévisible, je
l’imaginais capable de tout. Il avait un tel art de la mise en scène.

Je parle à l’imparfait pour la première fois. Qu’est-ce qui me prend ? Je


parle de Livio à l’imparfait. J’ai perdu la tête ? Je me suis pourtant obligée à
croire à son retour. J’ai tenté de me persuader que quatre mois écoulés, ça ne
voulait rien dire. Quatre mois, bientôt cinq, cela n’est pas si long, cela donne
juste le temps de faire le tour de la Terre. Et puis de revenir.
Je vous parle depuis Nice où je viens de déposer mes affaires dans une
auberge de jeunesse. La chaleur est aussi écrasante que dans la cité. J’ai dû
monter les quatre étages à pied, j’avais envie d’une vue sur la mer. Mais la
chambre que je partage avec deux autres filles donne sur l’arrière, au-dessus
d’un boulevard pollué. En vrai, je m’en fous. En me penchant à la fenêtre
j’aperçois un bout de montagne pelé. Il est interdit de fumer et de cuisiner.
Interdit de laver son linge dans le lavabo. Il y a des panneaux « Interdit »
partout. Les douches sont au bout du couloir. J’ai dû prévoir un cadenas pour
mes casiers. Les lieux sont déserts, c’est presque inquiétant.

Je ferme à clé et j’avance le long d’une coursive où chaque pas résonne. Je


me demande par quoi je vais commencer. J’aimerais avoir l’envie d’aller me
baigner, mais cela me semble grotesque. J’irais nager si je pouvais le raconter
à Livio, j’irais marcher sur la Promenade des Anglais, j’irais manger une
glace. Mais sans lui, rien n’a de sens. J’apprends à être seule, autant dire que
je n’y arrive pas. J’ai quelque chose à lui dire à chaque instant. Ce monde sur
la plage, ces centaines de parasols qui se touchent, le bruit des vagues sur les
galets, l’odeur de la crème solaire, et cette brume qui flotte au-dessus de l’eau.
Je voudrais lui raconter le soleil et le ciel, les jeunes qui me frôlent en
trottinette, les voitures décapotables, les sonos à fond, les bruits de moteur, le
prix exorbitant pour avoir le droit de s’étendre sur un matelas. Je ne savais pas
qu’on pouvait être seul au milieu de la foule. Plus seul encore parmi les autres.
Livio sait-il où je suis ? Est-il seul lui aussi ? Où est-il ? Est-il ?

Ma mère m’appelle encore, mais je ne réponds pas. Pas tout de suite. Là, je
n’ai pas de voix. Ma mère ne comprend pas ce que je suis venue faire à Nice.
Elle n’est pas sûre que mener l’enquête de cette façon soit une bonne idée.
Mais je dois agir méthodiquement.

Je dois marcher dans les pas de Livio si je veux avoir une chance de
comprendre ce qui lui est arrivé. La peur a-t-elle été si forte qu’il a renoncé à
reparaître ? La peur, qu’est-ce que je peux savoir de sa peur ? Je peux tenter
de parcourir le chemin à rebours. Je ne sais pas ce que je vais trouver au
cimetière Caucade sur la tombe de Magnus Hirschfeld, probablement rien, je
prendrai des photos, je découvrirai peut-être un indice qui me dira si Livio est
passé par là.

J’en veux à ma mère. À cause de son silence, je l’ai déjà dit, je tourne en
rond. À cause de son calme apparent, dont je sais qu’il ne reflète pas la
réalité. Puisque ma mère avait été la première bouleversée quand elle avait
appris qu’un avis de recherche avait été lancé. Elle aimait tant Livio ; c’était
elle qui insistait pour qu’il vienne à la maison, elle l’invitait à rester chaque fin
de journée pour le repas du soir, comme s’il lui était impossible de demeurer
seule avec moi, dans ce nouveau tête-à-tête que nous redoutions. Je crois
qu’elle trouvait Livio plus drôle que moi, plus distrayant. Elle l’avait pour ainsi
dire adopté, et nous formions un trio le plus souvent joyeux, décomplexé, qui
lui faisait oublier que mon père avait rencontré une autre femme, et allait
avoir un nouvel enfant.
Ma mère aimait quand Livio chantait, quand il inventait des chorégraphies
après avoir poussé la table basse du salon ; elle se laissait charmer par ses
petites attentions, par l’intérêt qu’il portait à ses vêtements, à ses bijoux, à la
décoration de la maison. Elle n’hésitait jamais à lui demander conseil, puisque
nous avions été obligées de chambouler l’agencement de notre appartement
une fois le divorce prononcé, et le partage des meubles effectué. Elle disait
que Livio était un rayon de soleil, c’était son mot, je trouvais cela exagéré et
un peu lourd, j’étais jalouse. Il était comme le fils qu’elle n’avait pas eu. Tiens,
ça vient de me traverser l’esprit, je n’y avais jamais pensé. Le fils… Et pour
moi, le frère manquant ? Mais non, moi, c’était mon amoureux.

Je me voyais en train de faire ma vie avec lui, je ne suis pas gênée de le


dire. Je m’imaginais sur la bonne voie. Nous aurions passé le bac, nous
aurions partagé un studio dans une autre ville, le temps de faire des études.
Même si je le sentais réservé, j’arrivais à dire « nous ». Ma mère nous voyait
comme un joli petit couple en devenir, et cela la rassurait. Elle semblait
tranquille quand Livio était là. C’était notre équilibre, notre chiffre trois.

Alors le silence de ma mère, je n’y crois pas, je le trouve monstrueux. Elle


a même osé me demander, juste avant que je parte, pourquoi je faisais la tête.
Je la revois me demander :
« Qu’est-ce qui ne va pas encore ? » c’est ce qu’elle a dit.
J’aurais pu l’étrangler, tant son indifférence m’était insupportable. Je n’ai
rien répondu, avant de me lever, de claquer la porte, et d’aller tourner une fois
encore au pied de l’immeuble de Livio, là où habitent toujours ses parents,
espérant ne pas les croiser. Avant de rejoindre le terrain militaire derrière le
lycée, et le blockhaus où nous passions la majeure partie de notre temps, avec
David et Marion, là où l’on guettait les chevreuils qui surgissaient à la tombée
du jour, pendant qu’on buvait nos bières autour d’un feu. Je suis allée faire un
tour au terrain militaire, me figurant que Livio m’attendait dans la pénombre,
qu’il me réservait une surprise, ce que j’espère encore secrètement. La
surprise de son retour, elle ne devrait plus tarder. Je ne peux imaginer l’avenir
autrement. Je l’imagine comme un chevreuil qui sort du bois.

Je vous parle depuis Nice où je dois m’organiser. Je suis une fille pratique,
Livio me le faisait souvent remarquer. Il me reprochait d’être trop sérieuse,
mais il le disait avec un sourire, avec quelque chose qui brillait dans les yeux.
Il m’appelait Camille la parfaite, et il n’avait pas tort. Je voulais que le monde
soit parfait. Il l’était et je ne m’en rendais pas compte. Mais il était surtout un
mensonge dont il fallait qu’on sorte. Un conte cotonneux dans lequel je me
lovais, sans me laisser atteindre par la souffrance de Livio qui faisait tout pour
la cacher. Je ne comprenais pas pourquoi il sombrait parfois dans la
mélancolie, pourquoi certaines inquiétudes lui venaient quand le soir
approchait. Je croyais à une pose de garçon romantique, un truc de lycéen de
dix-sept ans qui préfère lire Verlaine que jouer au foot avec les autres. Mais,
il ne faut pas imaginer, il lui arrivait d’être désigné comme gardien de but par
la bande, et d’arrêter des balles tirées comme des boulets de canon. Cela
m’avait rendue fière plus d’une fois, de voir mon amoureux (j’ose encore ce
mot) concentré dans les cages, faire bloc malgré son grand corps frêle, boxant
le ballon en poussant un cri de rage, dont je me dis aujourd’hui que c’était une
autre rage qui le faisait hurler.

J’ai mis en route Google Maps et je vais partir explorer les rues. Je
monterai au cimetière de Caucade, qui est à l’autre bout de la Baie des
Anges ; cela devrait me prendre un peu moins d’une heure à pied. J’ai le
temps, j’ai tout mon temps. Mais avant je dois me rendre au 43, Promenade
des Anglais, l’adresse de la dernière demeure de Magnus Hirschfeld. Son
dernier refuge où il travaillait à la traduction de ses œuvres, puisqu’il avait
publié de nombreux livres, qui traitent du corps, de l’âme, de l’amour, du
genre, et de tout un tas d’autres choses, que je me promets de lire, qu’il lui
importait de faire connaître au public français. C’est à Paris que son Institut
devait être reconstruit, c’était une promesse de la France. Mais entre-temps la
guerre avait éclaté, et le combat pour l’égalité hommes-femmes et la défense
des droits des homosexuels étaient passés aux oubliettes.

On appelait Magnus Hirschfeld l’Einstein du sexe, cela me revient, c’est ce


qu’avait dit Livio au tout début de son exposé. Cela nous avait surpris, et
même un peu gênés, qu’on parle de cela dans une salle de classe. Il avait
voulu se mettre les matheux dans la poche, il savait qu’Einstein était le
passeport idéal, gage du sérieux de sa prise de parole. Il avait tenu une heure
sur l’estrade, envoûtant comme toujours, traversé par cette énergie que je lui
connaissais, mais là c’était énorme. Il était comme possédé par son sujet,
totalement inspiré. Je le revois debout le dos au tableau où il notait parfois une
information, je revois le moment où il avait laissé échapper sa craie et où il
s’était baissé pour la ramasser, ce qui avait découvert ses reins à cause de son
pantalon exagérément taille basse, et provoqué des rires et même des petits
cris d’animaux chez les garçons des premiers rangs. Alors que d’autres
applaudissaient.
Peut-être que Livio a laissé un indice à cette adresse, je veux dire au 43,
Promenade des Anglais, c’est ce que j’espère avec tant de force. J’imagine ma
vie future comme un immense jeu de piste, à la recherche de signes que Livio
aura émis à mon intention ici ou là. Une feuille pliée en quatre, une
inscription, une devinette à résoudre, un cœur, un baiser. Je me laisse aller à
la fantaisie la plus totale, sinon je ne pourrai pas vivre. Je vais marcher dans
Nice avec la mer dans le dos, qui scintille trop fort, qui reflète une lumière
trop aveuglante, et je vais traquer la présence de Livio dans les rues de la
vieille ville, dans les impasses, les cours ombragées, les passages secrets. Je
vais me rendre au jardin botanique, quelque chose me dit qu’il y est venu, je
vais respirer, tenter de retrouver le parfum de Livio, celui que je lui avais
offert un jour d’anniversaire, un tout petit flacon bon marché qui imprégnait
son écharpe en laine et que ses parents ont accepté de me remettre.

Je vais partir à la recherche de cette odeur un peu sucrée, comme celle des
figuiers qui poussent contre les murs, dans les terrains vagues à l’arrière de la
Promenade, je vais m’installer un moment au cimetière, où le soleil tape si
fort que les tombes doivent réverbérer un blanc aveuglant. Je suis déjà
intimidée par la présence de ce fameux Magnus Hirschfeld, dont je sais tout à
présent, dont je connais le visage et la persévérance.

J’ai peur de devenir folle. Je suis la seule ici qui marche sans s’arrêter, qui
avance comme un petit robot que rien ne peut détourner de sa destination.
Jambe droite, jambe gauche, en un mouvement qui me tient debout. Jambe
droite, jambe gauche. Je suis la seule qui ne se laisse pas perturber par cette
odeur de vacances qui rend les autres heureux, qui rend les autres légers et
perméables à toutes les sensations. C’est ce que je crois. Je suis entourée de
silhouettes vêtues de blanc, de tissus transparents, qui regardent vers le large,
qui assistent aux départs des ferries, qui suivent la trajectoire d’un cerf-volant.
Je suis baignée par mille sons qui grondent, qui pulsent comme un cœur qui
bat. Et moi, j’avance, jambe droite, jambe gauche. Je regarde devant, je me
concentre sur ma mission, qui me donne de l’importance mais qui me fait
aussi trembler.
J’envie ces adolescents, juste en contrebas, qui enterrent leurs corps dans le
sable humide, qui se poursuivent en riant et finissent par s’ennuyer tant leur
vie est simple et leurs vacances interminables.
Je veux y croire, je veux qu’au bout de la Promenade un indice m’attende.
Je fais des expériences, je regarde les avions dans le ciel, qui décollent depuis
l’aéroport tout proche. Si le bruit s’évanouit avant que j’aie compté jusqu’à
vingt, c’est que Livio m’attend. Si le bruit des réacteurs persiste, je dis que cela
ne compte pas ; je trouve ce jeu idiot.

Je me demande si Livio m’aimait. C’est une question compliquée. Qui a


occupé une grande partie de mon voyage en train, alors que le paysage filait
derrière la vitre, et que je tentais de résister aux pleurs d’un enfant que sa
mère n’arrivait pas à calmer. Je me disais qu’il devait m’aimer malgré tout,
sinon mes paroles dans le blockhaus ne l’auraient pas blessé. La petite phrase
que j’avais lâchée le surlendemain de l’exposé, alors qu’on était censés
s’expliquer, cette petite phrase qui a blessé Livio, je me déteste de l’avoir
prononcée. Si j’étais restée muette, ou compréhensive, ou consolante, si j’avais
accepté de montrer ma tristesse, Livio serait encore là, j’en suis sûre. Il a
disparu à cause des menaces de Kenji et d’Arthur, c’est ce que tout le monde
croit, il est parti à cause de cette folie qui s’est propagée chez les parents, qui a
bientôt gagné tout le lycée, et dont il a eu peur qu’elle n’arrive aux oreilles de
ses parents. Mais moi, je sais que la vraie raison, j’en suis responsable.
Comment est-ce possible d’insulter celui qu’on aime, de le traiter de… je
n’ose pas répéter, de le traiter de…
Au moment où ces mots sortaient de ma bouche comme des serpents
venimeux, je voulais faire mal à Livio, et peut-être aussi me faire mal à moi-
même. J’étais devenue humiliante, sans doute avais-je voulu le corriger, je ne
me savais pas capable de cela. Je me suis dit après que plus on aime, plus on
blesse.
Livio n’avait rien répondu, il avait pris du sable dans la paume de sa main,
le sable qui jonche le sol du blockhaus, je croyais qu’il allait m’en jeter au
visage pour me faire taire, mais non, il avait pris le sable et l’avait mis dans sa
bouche. Et puis il avait mâché.
C’était si moche, ce que j’avais provoqué.
2

MME MARTEL
LA PROFESSEURE D’HISTOIRE
J’enseigne depuis bientôt vingt ans, et je n’ai jamais vécu une histoire aussi
folle. Je peux dire aujourd’hui que c’est l’aventure de ma vie. Aventure,
mésaventure, drame. C’est le point au-delà duquel je ne sais comment
poursuivre. Au-delà duquel je me sens incapable d’enchaîner. Nous sommes à
l’aube des vacances, et pour la première fois je ne me sens ni soulagée, ni
heureuse du travail accompli, ni fière, ni libre. Je suis face au vide, et
terriblement inquiète. Je porte aussi ce poids de culpabilité qui m’empêche de
me réjouir d’entrer dans l’été. Je me rends compte que j’ai tenu jusque-là,
parce qu’il fallait préparer la classe pour le bac. Il fallait que chacun se
ressaisisse, et que je rassure, que j’encourage, comme jamais je ne l’avais fait.
Après ce qui était arrivé, je n’avais pas le choix. Il fallait que l’énergie
revienne et qu’on ose se regarder en face à nouveau.
L’arrêt de travail m’avait protégée un temps, prolongé une fois par mon
médecin, mais rester à la maison n’avait pas de sens pour moi, alors que
j’imaginais les adolescents seuls face à leurs manuels d’histoire, avec en
mémoire cette dernière séance désastreuse.
Désastreux n’est pas le mot, puisqu’il s’est passé en une heure dans cette
salle de classe plus qu’en vingt ans de cours. Il s’est passé le meilleur, le vif, le
brillant, le sensible, l’intelligence pure, il s’est passé le courage, la liberté, la
générosité, mais aussi la fougue du désespoir, et c’est ce dont je me souviens.
C’est ce qui m’écorche et m’étrangle, la vision de Livio qui donne à son
exposé l’allure d’un appel au secours que je n’entends pas. Que je décrypte
pourtant, que je reçois, mais dont je ne me saisis pas comme un adulte aurait
dû le faire. Je me revois tétanisée, collée à ce radiateur froid, en train
d’observer les réactions de la classe, de les neutraliser, de faire que ces
cinquante minutes ne tournent pas au psychodrame ni à l’affrontement. Je ne
cesse de penser à la façon que j’ai eue de coller ce mur du fond pour avoir une
vue d’ensemble, celle sur Livio qui se livrait, prêt à brûler sur place, celle de la
masse d’élèves qui bougeaient, jamais ensemble, jamais au même rythme, et
aux paroles que j’entendais lâchées ici ou là, bienveillantes ou agressives,
encourageantes ou insultantes. J’entends encore ces bruits d’animaux émis aux
premiers rangs dont je crois qu’ils sortaient de la bouche de Kenji, et que j’ai
eu du mal à faire cesser. J’entends la voix de Livio, vibrante, parfois cassée,
claire le plus souvent, qui fend l’air, qui prend un temps d’avance, ce timbre
profond et déchirant. Livio qui jamais ne fléchit, jamais ne renonce, et c’est ce
qui me reste de la beauté de cette heure décisive, cette voix qui s’élève, nous
emmène, nous transforme, étonnamment érudite pour son âge, une voix de
garçon qui n’a plus rien à perdre, et qui, en parlant de Magnus Hirschfeld,
parle de lui et prend tous les risques.

Si je devais retenir une leçon, ce serait celle-là. Une leçon de ce courage


qu’il faut pour dire sa différence, sans jamais parler de soi. Dire son malaise,
sa peur, sa fragilité, sans pleurer sur soi, sans revendiquer, sans même dire
« je ».
Parce que cette histoire qu’il nous a racontée, ce fameux vendredi matin, je
dois l’avouer, je ne la connaissais pas. Oui, cela arrive qu’un professeur ne
sache pas, il faut bien l’admettre. Je n’ai pas pris la peine de dire à Livio qu’il
m’avait appris un épisode de la montée du nazisme que j’ignorais. Je voulais
le complimenter, saluer son travail et son engagement, mais, à la fin du cours,
à la fin de l’exposé qui a dépassé de quelques minutes le temps imparti, j’ai dû
courir vers l’administration où j’avais rendez-vous, je n’ai pas mesuré que ma
priorité était de rester là, de protéger Livio, de faire en sorte qu’il garde
confiance, et qu’il ne s’effondre pas après ce qu’il venait de révéler, et qui
avait déclenché une avalanche de réactions inattendues, puis bientôt un
engrenage malsain.
Je n’ai pas osé faire attendre le proviseur qui s’était enfin rendu disponible
pour m’octroyer ce rendez-vous que j’espérais depuis longtemps. J’ai récupéré
mes affaires, et j’ai foncé, en remerciant tout de même Livio pour ce
passionnant développement, je l’ai remercié et lui ai fait part de mon intérêt,
mais ma réaction était si faible en proportion de ce qui venait de se jouer sur
l’estrade, ma réaction était inadaptée, et pour tout dire indécente. On ne laisse
pas un élève se débattre seul avec ce qu’il vient de provoquer, cela ne se fait
pas. Je le savais, je le sentais, mais il me fallait dévaler l’escalier pour ne pas
faire attendre le proviseur, et j’ai choisi la mauvaise option. Je me suis dit que
je prendrais le temps de parler à Livio un jour prochain, je reviendrais avec lui
sur l’incroyable parcours de ce médecin juif allemand, qui avait révolutionné
les années vingt et trente. Mais j’ai fui, j’ai choisi l’option la plus décevante, je
n’ai pas soutenu Livio, je n’ai pas affronté ceux qui allaient le salir de leurs
mots dégoûtants, je ne lui ai pas offert ma protection, je n’ai pas profité de
mon autorité pour neutraliser les menaces qui allaient s’abattre sur lui dès que
j’aurais le dos tourné. Puisqu’il était évident que Livio serait en danger, après
avoir donné des détails sur la façon dont la bibliothèque scientifique de
Magnus Hirschfeld avait fait l’objet des premiers autodafés nazis perpétrés
en 1933.

C’était l’axe qu’il avait choisi et qui s’inscrivait dans le chapitre sur lequel
nous travaillions, cette fameuse montée du nazisme que les disciples de Hitler
et de Goebbels avaient parfois orchestrée en brûlant les ouvrages qui faisaient
état de ce qu’ils nommaient la pensée non allemande. Et parmi ces livres
figuraient les vingt mille volumes que Magnus Hirschfeld avait mis des années
à rassembler et qui constituaient la bibliothèque de l’Institut de sexologie qu’il
avait fondé à Berlin en 1919, il y a pile un siècle. Des archives uniques,
précieuses, irremplaçables, parties en fumée à l’occasion d’une cérémonie
obscène sur la place de l’Opéra de Berlin le 10 mai 1933, où l’on avait brûlé
bien d’autres bibliothèques, dont chacun a vu les images, puisqu’elles sont
accessibles sur Internet, mais dont la compréhension méritait d’être détaillée,
ce qu’avait fait Livio en une approche très personnelle.
Personnelle, c’est peu dire, puisque Livio n’avait pas hésité à se concentrer
sur le parcours et le combat de ce médecin hors du commun, qui avait lutté
dès le début du XXe siècle pour l’égalité hommes-femmes, et pour la défense
des droits des homosexuels. C’était gonflé de sa part, d’autant que je
découvrais l’existence de Hirschfeld en même temps que les trente adolescents
dont j’avais la responsabilité. Et je n’avais aucune longueur d’avance, aucune
capacité à anticiper. C’était la matinée de tous les dangers, et il me fallait être
d’une attention farouche, il me fallait entendre chaque mot, comprendre
chaque concept, puisque Livio n’était pas dans le rabâchage d’un quelconque
épisode lié à la montée du nazisme, mais au contraire défrichait, s’aventurait
là où aucun enseignant de terminale, à ma connaissance, n’avait mis les pieds.
Il retraçait le parcours de ce médecin qui, le premier au monde, avait étudié la
sexualité humaine sur des bases scientifiques et fondé ce fameux Institut dont
il nous révélait, au fur et à mesure que le temps passait, ce qui s’y déroulait, et
qui rendait les nazis furieux au point de vouloir le saccager, brûler les livres et
les photos qui s’y trouvaient, et agresser furieusement le maître des lieux, qui
dut finir par s’exiler pour sauver sa peau, à un moment où on ne rigolait pas
avec ce type de transgression. Juif et homosexuel, ce n’était pas l’identité
idéale pour l’époque.
Je m’étais placée au fond, mon manteau posé sur les épaules à cause du
froid, je crois que je me répète, et j’observais. Je prenais des notes. La
richesse de l’exposé me sidérait, le sérieux des recherches qu’avait opérées
Livio me laissait admirative, d’autant que ce garçon plutôt réservé ne nous
avait pas habitués à se livrer aussi librement. Je ne l’avais jamais beaucoup
entendu, non, il se faisait discret, prenait rarement la parole, toujours assis à
côté de Camille, dont tout le monde savait qu’elle était son amoureuse. Livio
et Camille, c’était un binôme simple, comme l’était celui de David et Marion
qui, il me semble, appartenaient à la même bande.
Livio avançait tranquillement, nous entretenant du combat de Magnus
Hirschfeld, qui avait œuvré toute son existence pour la suppression du
paragraphe 175 du Code pénal allemand qui criminalisait l’homosexualité et
punissait les hommes qui avaient des relations entre eux, comme il était dit
dans le texte. Ce n’était pas rien, lancer cela en classe, devant ses camarades
dont il ne pouvait anticiper les réactions, et devant Camille qui, petit à petit,
devait commencer à se demander pourquoi Livio allait jusqu’à aborder la
théorie du troisième sexe et d’autres choses assez osées.

J’étais frappée par son apparente fragilité, son grand corps fin qui bougeait
dans un pull à rayures, avec autour du cou une grosse écharpe qu’il serrait
contre lui comme s’il avait besoin de se protéger. Sa présence me touchait, et
au fur et à mesure que je le voyais tenir ses feuilles, s’adresser à la classe à qui
il posait parfois des questions, je sentais mon pouls s’accélérer, sans doute en
même temps que le sien. Je le sentais si frêle et si fort à la fois, si déterminé et
comme inconscient. Je le voyais marcher sur un fil, avec de chaque côté un
précipice dans lequel il pouvait tomber.

J’avais retenu mon souffle quand il avait demandé à ses camarades s’ils
savaient ce que contenait le fameux paragraphe 175, ménageant un peu de
suspense. J’avais cessé de respirer quand, quelques minutes plus tard, alors que
personne ne s’était douté de rien, il avait donné la réponse avec un
détachement apparent, alors que tout en lui devait palpiter et qu’il commençait
peut-être déjà à regretter de s’être embarqué dans une aventure aussi
périlleuse.
J’avais été admirative quand il avait parlé de la pétition que Magnus
Hirschfeld avait conçue à l’aube des années vingt, pour la suppression du
paragraphe, et qu’il avait énoncé le plus naturellement du monde le nom de
quelques signataires parmi les cinq mille, dont Einstein, Freud, Zola, Rilke,
Zweig ou Thomas Mann. Et j’apercevais Camille de biais, qui tendait vers lui
un visage étonné, presque statufié, prouvant qu’elle découvrait en même
temps que les autres ce que racontait Livio.

Je fréquente des adolescents depuis longtemps, j’aime leur compagnie, leur


énergie, leur insolence, et leur fragilité. Ils sont toute ma vie. J’aime le groupe
qui bouge et qui évolue d’un bout à l’autre de l’année. Qu’il faut tenir serré
pour ne pas le laisser prendre le pouvoir, qu’il faut apprendre à apprivoiser, et
dont j’ai du mal à comprendre l’alchimie. Tant tout est précaire et mystérieux.
Électrique et provisoire, une énigme qui porte en elle des feux à éteindre, des
bombes à retardement, des fleurs à faire éclore. J’aime les écouter et les
surprendre, j’aime surtout les dérouter et faire en sorte que leurs yeux
s’ouvrent. J’attends ce moment, quand un visage émerge, quand un regard
vient à ma rencontre et que ma parole tout juste émise fait écho. J’aime
provoquer le froncement de sourcils, le doute, la révolte, j’aime provoquer la
phrase qui se prépare et qui surgit comme une protestation ou comme une
question inquiète ou agressive. Des questions, voilà ce que j’attends, des
interrogations, des contestations, des pulsations, même les plus désordonnées.
Si je devais définir ma mission, cela se résumerait à cette petite chose : que
le groupe ne s’assoupisse pas, que la tension jamais ne tombe, que
l’indifférence ne s’installe pas. Que la classe soit vivante.
Alors je traque, je bouge, je module mes phrases et mes intonations,
j’invente une étrange chorégraphie sur cette petite estrade qui est mon théâtre
depuis des années, je m’adapte, je recherche dans le monde d’aujourd’hui,
celui dans lequel vivent les adolescents, ce qui fait écho au monde d’hier, celui
que j’enseigne, et qui leur semble parfois si lointain et si éteint.
Et souvent je tombe, je m’épuise, je leur en veux, je les maudis, et j’ouvre
les fenêtres pour ne plus respirer l’air qu’ils ont vicié de leur mélancolie, de
leur arrogance triste, et de la lassitude qui semble leur coller à la peau. D’autre
fois, je les aime furieusement, j’ai l’impression qu’ils me sauvent de ma propre
fatigue.
Alors, ce jour où Livio a pris la parole, ce jour dont on dit aujourd’hui qu’il
était un jour de courage, j’ai été traversée par un espoir et une énergie folle.
J’avais devant moi ce garçon, l’un des plus discrets du groupe, qui osait
prononcer des mots qu’on entend rarement dans un cours d’histoire. Sous
prétexte de nous entretenir de ces fameux bûchers qu’érigeaient les nazis pour
purifier la pensée, la langue et, croyaient-ils, la nation tout entière, sous ce
prétexte malin et nécessaire, Livio racontait l’histoire la plus enthousiasmante
de ces années vingt qui permettaient à un médecin juif allemand de créer un
comité scientifique dont la devise était : « La justice par la connaissance » ; ce
qui voulait dire que la science allait permettre de démontrer, entre autres
choses, que l’homosexualité n’était ni une maladie, ni un vice, ni un crime. En
parlant de celui qu’on nommait alors l’Einstein du sexe, ce qui fit sourire
presque toute la classe quand Livio révéla l’expression, il allait tenir son
auditoire en haleine, bien plus sûrement que je ne réussissais généralement à
le faire, bien plus fermement, puisqu’il avait su glisser du suspense dans son
récit, l’émailler de devinettes assez cocasses, et rompre avec l’habituelle
routine liée à l’Allemagne de l’entre-deux-guerres, telle qu’on l’enseignait
d’après les manuels scolaires, et qui me donnait l’impression de rabâcher.

Livio n’a pas détaillé d’emblée ce qui se passait dans cet institut hors
norme, laissant un peu mariner ses camarades, mais il a insisté sur cette
importante bibliothèque que Magnus Hirschfeld et ses amis avaient mis du
temps à rassembler, ces milliers de volumes qui traitaient d’une multitude de
sujets liés à la sexualité au sens le plus large du terme, vus sous des angles
scientifiques, mais aussi littéraires, poétiques, sociologiques ou
anthropologiques. Une mine, une exception, une source de connaissance
unique en son genre, qui devait faire progresser l’histoire de l’humanité et
susciter l’intérêt de chercheurs du monde entier, avant que la peste brune ne
prenne le pouvoir et ne vienne illustrer la fameuse phrase de Heinrich Heine,
que Livio nous révéla, mine de rien : « Là où l’on brûle des livres, on finit par
brûler des hommes. » Et qui me cloua le bec, parce que cette phrase je la
connaissais, mais je ne l’avais jamais prononcée en cours, ce qui prouvait que
Livio avait travaillé d’arrache-pied sur son exposé, qu’il s’y était voué corps et
âme, comme si sa vie en dépendait, et au fur et à mesure qu’il racontait je
comprenais que sa vie en dépendait, qu’il était en train de la jouer, qu’il était
prêt à brûler vif lui aussi, sous nos yeux, quitte à recevoir un jet de pierres ou
une salve de crachats, ou pire encore, et c’est bien ce qui est arrivé.

Ce que je n’aurais pas imaginé, c’est que certains élèves, dont je connais
aujourd’hui les noms, soient allés plus loin dans l’hostilité et aient annoncé en
douce des représailles que j’avais eu du mal à saisir depuis le fond de la salle.
Celles émises par Kenji, et puis la voix sifflante d’Arthur qui avait demandé si
Livio avait du mal à assumer ; il lui avait demandé s’il allait pas finir par
cracher le morceau, après un épisode assez cocasse, révélant que sur les listes
de patients qui consultaient à l’Institut, notamment au registre des questions
homosexuelles, on avait retrouvé des noms de dignitaires nazis, ce que Livio
avait annoncé avec une satisfaction discrète mais bien compréhensible. C’était
là qu’Arthur s’était déchaîné, et que le ton était monté d’un cran, si bien que je
ne savais plus comment agir, comment intervenir, moi qui avais prévu de le
faire le moins possible.
Je me souviens que je regardais Arthur avec des yeux nouveaux, c’était un
garçon que j’avais du mal à situer, assez beau, sportif mais pas pour autant
très à l’aise avec son corps. Il faisait de l’aviron sur la Saône, avait parfois des
compétitions le week-end, son père le conduisait, de cela je me souvenais –
Arthur et le club d’aviron –, mais je n’avais rien remarqué dans son attitude
ou dans ses copies qui révélait une violence ou une intolérance particulières.
C’était comme si je tombais des nues, alors que, quand j’y repense
aujourd’hui, j’avais tous les éléments pour comprendre la fascination d’Arthur
pour la virilité ; disons que je ne m’étais simplement jamais posé la question.
Les élèves avaient été plus forts que moi, plus rapides et courageux dans leur
détermination à défendre Livio. Milena s’était manifestée la première, soudain
métamorphosée, elle s’était levée d’un bond et se retenait de ne pas se jeter
sur Arthur, de ne pas l’étrangler. Elle était venue au secours de Livio, c’était
beau et exalté, puissant, exactement le genre d’attitude dont on est capable à
dix-sept ans, cet âge qui supplante tous les autres par cette incapacité à
dompter quoi que ce soit. Milena s’était levée et avait dit à Arthur qu’il ruinait
la vie de la classe, que c’était la honte, et puis elle l’avait traité d’homophobe,
ce qui avait créé une tension supplémentaire et provoqué ce mouvement brutal
de Rachid qui avait menacé de quitter les lieux, disant que ça commençait à
craindre.

J’étais l’adulte, j’étais la professeure, j’étais responsable d’un groupe de


trente élèves qui commençait à partir en vrille. Je cherchais vainement
comment éteindre le feu, comment ne pas laisser le pouvoir ni à Arthur, ni à
Kenji, ni à Milena. Ni même à Livio. Je cherchais comment retenir Rachid et
faire en sorte qu’il ne déclenche pas un mouvement vers la sortie. Une idée
basique m’avait traversé la tête, tellement simple et ordinaire, j’avais tenté de
me faire entendre alors que personne n’écoutait personne, j’avais frappé une
nouvelle fois dans les mains, en avançant le long du mur, me rapprochant de
l’épicentre de l’action, et quand un semblant de silence était revenu, j’avais
demandé ce que signifiait pour eux le mot « homophobie ». J’avais ajouté que
tout le monde croyait savoir ce que c’était, que tout le monde se contentait des
quelques clichés disponibles glanés ici ou là. J’avais insisté, on avait le temps.
Voulaient-ils me dire, sérieusement, pour chacun d’entre eux, Arthur, Kenji,
Zino, Rachid, et tous ceux et toutes celles qui voudraient bien prendre la
parole, l’homophobie c’était quoi ? Pendant que chacun tentait de réfléchir, ou
de faire croire qu’il se concentrait sur la question, Livio restait debout sur
l’estrade, à faire craquer les phalanges de ses doigts, et je commençais à
regretter la question que je venais de poser, avais-je eu raison d’exposer Livio
de la sorte, mon esprit tentait de me donner la réponse, mais je commençais à
manquer d’air.
La situation devenait intenable, et l’enchaînement des événements a tourné
d’une façon inattendue. Livio a voulu éviter l’escalade, et le possible
psychodrame. Il a levé la main depuis l’estrade, mais l’attention s’était portée
sur Milena qui avait repris la parole, au bord des larmes, et on ne le regardait
plus. Il a fait des gestes et tenté le commencement d’une phrase. Il s’est un
peu embrouillé, et contre toute attente – là j’avoue que j’ai été sciée – il a dit,
d’une voix très différente soudain, que tout cela était sa faute. Il n’avait pas
voulu faire de vagues. Il a répété cette phrase avec un visage douloureux, alors
que quelques minutes auparavant il affichait une énergie si belle à voir. Là, il
se comportait tout à coup comme une victime sur le point de s’excuser. C’était
comme s’il faisait à Arthur un cadeau inestimable. Je voyais Livio qui baissait
la tête à la première provocation ; lui qui nous avait paru si hardi, si libre, il
faisait machine arrière alors qu’une partie de la classe lui était acquise, et l’on
vit qu’il commençait à pâlir. On l’avait pris pour un héros, mais il semblait
renoncer, et puis il laissait Milena en plan, c’était à n’y rien comprendre. Ou
plutôt je ne comprenais que trop ce qui s’était emparé de lui, j’avais mal pour
lui, c’est l’instant où j’aurais voulu le prendre dans mes bras. L’instant où
quelque chose s’est brisé, où j’ai compris la limite de la résistance. Parce que
Livio est un résistant, comme l’avait été Magnus Hirschfeld.

Il ne savait pas encore que les autres lui feraient payer son audace au prix
fort, d’avoir tenté ce qui ressemblait à un coming-out. Il n’avait pas imaginé, et
moi non plus, que ces crapules allaient jouer à un jeu bien plus dangereux,
puisque pendant le week-end qui a suivi l’exposé de Livio des élèves de la
classe (il est fort à parier que Kenji soit à l’origine de cela) sont allés répandre
une rumeur ignoble auprès de leurs parents et du proviseur. Et c’est ce qui m’a
valu les pires ennuis avec le rectorat, et ce qui a précipité la disparition de
Livio. Ils sont allés cafter, ils ont fait comme les étudiants nazis qui pillaient
les bibliothèques et dénonçaient leurs professeurs, ils ont pratiqué ce qui
s’appelle la délation, n’ayons pas peur des mots, exactement comme l’avait
démontré Livio. Ils sont allés dire qu’on avait enseigné en cours d’histoire la
théorie du troisième sexe, qu’on avait encouragé l’homosexualité, ils sont allés
parler du film Anders als die Andern, dans lequel jouaient Hirschfeld mais
aussi Conrad Veidt, et que Livio proposait qu’on programme au ciné-club du
lycée, ils sont allés dire qu’on avait abordé la question des travestis, et tout un
tas de choses moralement discutables.
Je n’avais jamais connu cela pendant toutes mes années d’enseignement. Je
n’en reviens toujours pas, de cette pétition qu’ils ont fait circuler, des
accusations à mon encontre, qui se sont finalement réglées, mais qui ont
provoqué chez Livio cette terreur dont j’imagine qu’elle est à l’origine de sa
fuite, et du fait qu’il est porté disparu depuis plusieurs mois. Ce qui
m’empêche désormais de dormir et de me réjouir de quoi que ce soit.

J’aurais dû parler à Livio avant de dévaler les escaliers pour rejoindre le


bureau du proviseur. Je sais à présent qu’il faut agir quand l’instinct
commande d’agir. Dix-sept ans est l’âge de tous les dangers, chaque
professeur devrait se le rappeler chaque matin. Je sentais bien que laisser
Livio passer le week-end seul n’était pas une bonne idée.
Une phrase qu’avait prononcée Livio, en parlant du combat que menait
Magnus Hirschfeld, m’avait marquée. Il avait dit que l’homosexualité est la
seule minorité qui ne trouve pas nécessairement de réconfort auprès des siens,
que c’est la seule minorité qui se construit hors de la famille, et parfois contre.
Cette phrase, je l’avais notée comme étant l’une des révélations de la matinée,
je n’avais jamais pris conscience d’une telle réalité. Je sentais bien que tout
tournait autour de ce terrible état de fait. Mais la phrase était restée suspendue
quelque part dans mon cerveau sans que j’en fasse rien. Livio avait pourtant
été clair, et j’étais rentrée chez moi avec cette phrase qui me bouleversait. J’ai
pensé à lui téléphoner, mais je n’ai pas osé. Je ne parvenais pas encore à
évaluer la gravité de la situation, je ne voulais pas trop en rajouter. J’attendrais
le début de semaine, oui, je m’étais dit cela, je laisserais passer le week-end, et
je lui parlerais dès le lundi. J’avais classe avec eux à quinze heures, c’était
parfait. J’avais beaucoup de choses à échanger avec Livio. Ce serait un
moment important. Dès lundi, c’était entendu. Je n’imaginais pas que ce serait
trop tard.
3

ARTHUR
Je lui avais bien dit à Camille que de sortir avec Livio, c’était pas la meilleure
idée. Ça me regardait pas, vu qu’on était plus ensemble depuis pas mal de
temps. Disons que je le sentais pas. J’étais pas jaloux, c’est pas ça. Mais quand
j’étais avec Camille, elle était pas pareille, elle avait tellement d’énergie, elle
aimait bien rigoler, elle voulait s’inscrire à l’aviron. Enfin, elle me faisait
croire qu’elle allait s’inscrire, parce qu’elle avait chaque fois une excuse. C’est
vrai que ça coûte cher, mais je pense que c’était autre chose, je crois que ça
allait pas bien entre ses parents. De toute façon, elle disait que les filles et les
garçons s’entraînaient pas ensemble, qu’on pourrait pas se voir. C’est vrai que
sur les bateaux c’est pas mixte. Je lui expliquais qu’on dit « traînière », je me
la jouais un peu. Elle était pas très claire, un coup c’était oui, un coup c’était
non. C’est peut-être pour ça qu’on a cassé, il y avait plein d’autres filles à
l’aviron ; après l’entraînement, on rangeait le matériel avec elles, on restait un
peu au club, on prenait les douches sur place, enfin voilà.

Camille et Livio, ça avait dû commencer à la fin de la seconde, je faisais


celui qui s’en foutait. Parce que ce mec, il m’impressionnait pas, je l’ai
toujours trouvé plutôt lavette, là à faire ses messes basses avec Marion et
David. Avec leur look et cette musique qu’ils écoutaient. Leur poésie, leurs
manières, le genre que je peux pas trop blairer. Artistes, qu’ils s’imaginent.
Enfin je m’en tape. Disons que je m’en tapais, parce que là quand même ça
fout un coup, l’autre qui disparaît comme ça, j’aurais pas cru.

J’ai pas d’avis là-dessus, s’il lui est arrivé un truc ou pas. On en a trop parlé,
les convocations, le proviseur, les flics, tout ça, on s’est pris une montagne sur
la tête, surtout Kenji et moi, alors que Kenji c’est même pas mon meilleur
pote. On est devenus potes juste parce qu’on avait envie de donner une leçon à
Livio ; ses airs effarouchés, ça nous énervait, mais on s’était jamais rien dit.
On était assis l’un à côté de l’autre le jour de l’exposé, c’était un hasard, Kenji
était arrivé en retard et il restait une place devant, c’était juste ça. Faut pas
croire à une histoire de préméditation, comme on a voulu nous le faire
avouer, j’aurais pas imaginé que j’allais réagir comme ça. Disons qu’on a voulu
se foutre de la gueule de Livio, quand on l’a entendu débiter ses énormités.
On pensait pas qu’on allait se lâcher comme ça. Je crois que c’est Kenji qui a
commencé, et comme c’était drôle j’ai enchaîné, on n’avait pas envie
d’entendre ce que Livio nous racontait, moi, j’avais pas envie qu’on me parle
de ça, des histoires de pédés merci bien, j’avais pas envie. Et on était obligés
d’écouter. Comme on était devant, je savais pas trop ce qui se passait dans la
classe, je voulais pas me retourner toutes les cinq minutes. Mais je sentais
qu’il y avait une ambiance bizarre quand même. Ça sentait un peu le cramé.

C’était pénible quand Livio a commencé avec ses devinettes. Comme si on


était des demeurés. Et vous savez pas ce qu’il y avait dans le paragraphe 175
du Code pénal allemand ? Et vous savez pas qui avait signé la pétition ? Et
vous avez une petite idée ? Et vous devinerez jamais ce qui se passait dans
l’Institut ? Là, c’était un peu abusé, genre le singe savant, j’aurais jamais cru
ça de Livio. C’est vrai que je le connaissais pas ; en vrai je le connaissais vite
fait. Et je comprenais rien à ce qu’il racontait, ça allait trop vite, comme s’il
nous embrouillait avec des dates, 1919, 1925, 1933, 1898, ça s’arrêtait plus,
avec des noms qu’on avait jamais entendus. J’ai retenu que son médecin,
c’était l’Einstein du sexe. Ça, il l’a bien répété. Mais je comprenais pas dans
quel sens il disait ça. L’Einstein du sexe. Je m’étais retourné pour voir la
réaction de Mme Martel, elle était au fond, debout contre la fenêtre, alors
c’était difficile de savoir ce qu’elle en pensait. Elle disait trop rien, elle avait
l’air d’approuver, j’aurais préféré qu’elle soit devant, j’aime pas avoir des gens
dans le dos.
Ça a commencé lorsque Livio a fait tomber sa craie, c’était juste quand il
parlait des homosexuels poursuivis et envoyés dans des camps de
concentration, il avait fait un geste du poignet pour montrer comment le IIIe
Reich avait voulu mettre un tour de vis sur cette société dévirilisée par la
défaite de 1918. C’était la meilleure que Livio parle de virilité ! Comme on
était bien sous pression, on s’est mis à éclater de rire, c’est Romain qui avait
donné le signal, je crois bien, y avait pas que Kenji et moi, tout le monde en a
profité pour se lâcher un peu. On tenait plus. On avait commencé à prendre
un fou rire à voir Livio accroupi sur l’estrade avec son pantalon taille basse
qui laissait voir son caleçon et quasiment ses fesses. Mais comme il parlait de
camps de concentration, c’était pas le moment de se marrer. Romain et Kenji
se sont mis à glousser, puis à grogner, c’était super drôle, Livio avançait
comme en canard, il avait pas prévu que ce serait comique, toutes sortes
d’images nous sont passées par la tête, et les premiers cris d’animaux sont
sortis. Comme on était devant, on pensait que Mme Martel nous entendrait
pas, qu’elle saurait pas d’où ça venait, on s’était défoulés un coup, et ça avait
suffi pour que je veuille montrer à Kenji que je pouvais moi aussi balancer la
sauce. Enfin je dis ça, mais c’est après que j’ai compris, quand j’ai dû raconter
au proviseur. Je me suis laissé entraîner, j’y suis pour rien, faut pas imaginer,
mais j’ai voulu montrer que, moi aussi, l’exposé commençait à me crisper, que
les Magnus Hirschfeld et toute leur bande, j’étais pas trop pour. Fallait pas
confondre les mecs comme Livio et comme moi.

Cette histoire de brûler des livres, les autodafés tout ça, c’était un super
sujet, on savait que Livio avait planché là-dessus, c’était pas obligatoire de
faire un exposé, il fallait juste être volontaire. On pouvait aussi se grouper.
J’avais voulu préparer un truc sur le CHRD qu’on était allés visiter avec la
prof, le Centre d’histoire de la résistance et de la déportation, mais j’avais
manqué de temps, et pour être honnête j’avais pas pris tellement de notes, on
avait un peu chahuté dans le wagon plombé dans lequel on nous avait diffusé
un film d’archives, je crois qu’on était super gênés. J’avais essayé de trouver
des infos sur Internet, c’était pas très dur, mais je m’étais dégonflé, on courait
quand même pas après les exposés. Tout seul debout sur l’estrade devant les
autres, avec la prof qui hoche la tête et qui tord la bouche, y a pas de quoi se
précipiter, même si elle est plutôt cool, Mme Martel. Alors c’était bizarre que
Livio, qu’on entendait jamais, se soit désigné d’office, qu’il sache exactement
sur quoi il voulait travailler. Les premiers autodafés nazis. C’était le titre,
comme s’il avait décidé depuis longtemps. Comme si c’était urgent.

Sûr qu’on était au courant pour les juifs, mais pas sûr qu’on avait compris
pour les homos et tout ça. Le nazisme on savait moyennement, même si
c’était pas la première année qu’on en parlait. Cette époque, ça nous semblait
tellement loin. J’ai jamais su si naze ça vient de nazisme.

En tout cas Livio était un sacré naze, à faire son show pas gêné, à attirer
l’attention de la prof, à fayoter grave. Tout y passait, des noms d’écrivains, des
noms de scientifiques, des grands mots, c’était comme pendant le voyage à
Berlin, il voulait pas aller visiter le zoo, il avait levé les yeux au ciel je m’en
souviens, il préférait qu’on aille voir cette œuvre sur la Bebelplatz, la
Bibliothèque engloutie, j’ai oublié le nom de l’artiste. J’ai bien compris que les
mecs comme moi on l’intéresse pas, on n’est pas assez bien pour lui. Et dire
que Camille tombe dans le piège, tout ça parce qu’il joue de la guitare et écrit
des paroles de chansons…
Une fois que j’ai commencé à me moquer de Livio ce matin-là, je n’ai plus
pu m’arrêter, c’était plus fort que moi. J’ai du mal à comprendre pourquoi. Je
n’étais pas le seul, mais c’est moi qui suis allé le plus loin, comme s’il fallait
que je défende l’honneur de la classe, je sais pas l’expliquer. Plus Livio nous
donnait des détails sur Magnus Hirschfeld, l’Institut, la traque des
homosexuels, plus je me sentais mal, j’avais pas vu venir. Quelque chose
m’insultait, je sais pas si c’est sa voix ou son aisance, enfin j’avais envie de le
faire taire. Ce qu’il nous racontait on s’en foutait vu qu’on était pas concernés.
Qu’il aille raconter ça à d’autres, à ceux comme lui.

Et puis il est allé trop loin, qu’il dise le paragraphe 175, la loi tout ça, passe
encore, qu’il dise l’esprit non allemand, les livres qu’on brûle, les jeunes qui
veulent plaire à Goebbels, la propagande, c’est de l’Histoire, c’est pas ça qui
me choque. Mais qu’il donne des détails sur ce qui se passait à l’Institut, cette
théorie du troisième sexe, dont j’avais jamais entendu parler, comme si c’était
normal, sans que Mme Martel réagisse, qu’il dise aussi que la première
opération de changement de sexe avait été réalisée à l’Institut, c’était
carrément hors sujet. C’était de la provocation à deux balles. Il avait l’air trop
content de son scoop ! Ce peintre danois qui est devenu Lili Elbe, Livio a
parlé d’un film, The Danish Girl, qu’on pourrait voir… ça commençait à
déraper. Surtout que certains notaient les références du film.

C’est vrai, j’ai senti que j’allais avoir du mal à me maîtriser. Livio nous
faisait un cours d’histoire, il ne pouvait rien se reprocher, il racontait ce qu’il
avait lu, ce qu’il avait vu ; ah non, il ne s’agissait pas de lui ! Il se planquait
derrière les autres ! Pas très courageux le Livio Caproni ! Il n’y était pour
rien, c’étaient des choses qui s’étaient passées, ni vu ni connu, son tour de
passe-passe commençait à me chauffer.
Alors c’est là que j’ai pété un câble, en même temps je me suis pas levé
pour tout casser, faut relativiser, je ne lui ai pas touché le petit doigt, ni à lui
ni à personne, j’ai perdu mon sang-froid, comme on me l’a reproché, ça je
peux l’admettre, j’ai juste balancé une phrase que je retenais depuis un bon
moment, j’ai demandé à Livio c’était quoi son problème. Je lui ai simplement
demandé d’assumer, d’arrêter de se planquer derrière ce prétexte d’autodafé
nazi. J’ai pas été très brillant, parce que après est sorti de ma bouche quelque
chose de nul, j’ai demandé sur un ton soi-disant très agressif s’il allait finir par
cracher sa Valda. Si j’ai honte d’un truc, c’est pas d’avoir balancé tout ça à
Livio, mais c’est cette phrase de vieux, qui vient de mon père, je sais même
pas ce que ça veut dire, sa Valda !

Quand j’y repense, finalement Lili Elbe passe encore, ça fait plutôt pitié si
ces mecs veulent devenir des filles, qu’est-ce que j’en ai à foutre. On n’est pas
obligés de vivre avec, c’est bien raide à encaisser, c’est sûr, mais bon, moi ça
m’empêche pas de faire ma vie, d’avoir ma copine, d’aller au sport. C’est juste
qu’on nous bassine sans arrêt, là : le genre, le sexe, l’écriture inclusive, on
comprend plus rien.
Non, le pire dans l’histoire, c’est quand Livio a parlé des listes de patients
que les nazis sont allés récupérer à l’Institut. Parce que tous les noms étaient
consignés sur des registres, c’était un sacré fichier pour eux, écrit noir sur
blanc, à ce qu’il paraît. Mais c’était top secret médical, alors là, bingo pour les
nazis, une bonne petite liste tenue à jour, y avait plus qu’à ! Sauf que sur les
listes de patients homosexuels ils avaient pas prévu qu’ils allaient retrouver
des noms de « dignitaires nazis », c’est ce qu’a dit Livio. Je voulais vérifier,
parce que là je comprends pas. Je ne sais pas s’il s’agit d’un mensonge ou si
c’est la vérité. J’avoue que ça m’a fait comme un choc. J’ai essayé de chercher,
mais j’ai pas trouvé la réponse. Du coup tout se mélange, je vois pas comment
ça serait possible. J’ai regardé vers Mme Martel, elle ne contestait pas. C’est
un peu comme être pompier et pyromane. Pédé et nazi, ça a dû exister,
faudrait qu’on m’explique. Ça l’arrangeait bien Livio, ce petit tour de magie. Il
avait une sorte de sourire en coin.

C’est à cause de ça je crois, qu’on s’était laissés aller, avec Kenji ; je suis
pas du genre à aller cafter, mais là c’était comme une insulte, c’était tellement
gros son histoire de nazis pédés que je me suis demandé si tout l’exposé avait
pas été inventé. Ce Magnus Hirschfeld il avait bien existé ? Avec des mecs
comme Livio faut quand même se méfier.
Et puis le clou du spectacle, c’était quand même la fin de l’exposé, alors là
on a halluciné. Livio était passé en mode théâtre, il mimait les nazis en train
d’allumer les bûchers, ou plutôt qui étaient incapables d’y arriver. J’entendais
des rires dans mon dos, on approchait de midi, le cours était presque fini, on
n’en pouvait plus. Et là Livio nous expliquait que ces débiles de nazis
arrivaient pas à faire partir le feu, qu’ils s’y prenaient comme des manches
pour faire cramer les livres, il nous disait comme ils s’engueulaient, comme ils
se donnaient des ordres contradictoires. Il faisait des gestes, il se croyait sur
une scène, il mimait les nazis qui allaient au camion chercher des bidons
d’essence trop lourds pour eux, qui trébuchaient, qui se faisaient insulter par
leurs chefs, il les faisait passer pour des Pieds Nickelés. C’était sa petite
vengeance.
Livio méritait juste une bonne leçon. On voulait pas lui faire de mal, on
l’aurait pas tabassé, même si c’est pas l’envie qui m’en manquait. J’ai dit ça au
proviseur, qu’on lui aurait pas fait une égratignure, enfin moi, je voulais pas.
On voulait juste lui foutre une bonne grosse trouille, pour qu’il sache qu’on
parle pas comme ça en racontant n’importe quoi. Pour qui il se prenait ?
Pour les parents, c’est Kenji, moi j’étais pas pour, j’avais pas envie que mon
père soit mêlé à ça, mais c’est parti sur les réseaux sociaux le soir même.
Kenji a commencé à dauber, il voulait s’amuser, c’est vrai que ça faisait envie.
On a pas mesuré, tout le monde a été au courant, les autres classes, et bientôt
tout le lycée, et les parents, ça a pas manqué. Kenji avait bien choqué avec ses
formules, il avait parlé de la théorie du troisième sexe, et il avait posté des
photos. On n’avait pas pensé que Mme Martel s’en prendrait plein la figure,
on s’en est rendu compte trop tard, on pouvait plus rien arrêter, ni les parents
d’élèves, ni la pétition. Ça s’est enflammé à une vitesse ! C’était devenu, en
quelques heures, l’affaire la plus grave de l’année, on savait pas qu’on avait
autant de pouvoir, en fait on voulait pas.
Et puis Livio qui disparaît, c’était la totale. Qu’il se planque pendant le
week-end, passe encore, mais qu’il disparaisse vraiment, deux jours, dix jours,
et que la police s’en mêle, avec une enquête et des interrogatoires… et qu’on
finisse par imaginer qu’il aurait pu mourir, ben oui, ça peut finir comme ça.
Nous on n’a jamais voulu ça. C’est ce qu’a dit la police, ça peut finir comme
ça, faut réfléchir avant. On a été interrogés séparément, c’était pas facile de
savoir ce que disait Kenji de son côté. Le proviseur aussi avait organisé des
séances séparées, en présence des parents, puisqu’on est mineurs. Les parents
au milieu, c’était pas possible. Que ma mère apprenne ça, je savais pas
comment l’éviter. Ma mère qui tombait des nues, forcément, et puis tout le
monde. Vu qu’il se passait pas grand-chose dans la cité, c’était devenu
l’événement, impossible d’y échapper.

Et maintenant, que Livio revienne pas, qu’il donne pas signe de vie, ça
commence à craindre. Et Camille qui joue à la veuve, ça lui donne trop
d’importance. On n’a plus qu’à prier que l’autre il rapplique. Mon père dit
qu’on est tombés dans l’engrenage, que tout le lycée est embarqué. Un bel
engrenage, il répète. Et qu’on est de beaux branleurs.
On est tous sur le même bateau. Je pense à la traînière.

Heureusement il y a l’été, on peut faire une pause et penser à autre chose.


Enfin, on va essayer.
4

LA MÈRE DE LIVIO
Je crois que je n’ai toujours pas compris. C’est allé tellement vite, et j’ai
entendu tellement de choses contradictoires.
Depuis que Livio a disparu, c’est la même journée qui recommence, la
même succession d’espoirs et de déceptions. Mes poumons qui se gonflent,
puis ma nuque qui me fait mal. À force de mener l’enquête, mon enquête à
moi, je m’embrouille, je confonds le jour et la nuit, je ne m’installe plus
comme avant à la table de la cuisine, je ne dors plus quand vient le soir. Je
reste parfois debout devant le frigo à chercher une compote, puis j’oublie ce
que je fais plantée là. J’ai l’impression que Livio va surgir au bout du couloir,
je n’ai jamais écarté cette possibilité, que la porte de sa chambre s’ouvre, et
qu’il demande, le plus normalement du monde, si on mange bientôt.
Depuis que Livio ne donne plus signe de vie, je récapitule, je tiens un
carnet dans lequel je tente d’établir une chronologie. Je note l’enchaînement
des événements qui se sont succédé ces derniers mois. J’ai besoin d’écrire, ce
qui ne m’était jamais arrivé avant. Je fouille dans ma mémoire, je tiens
compte de chaque détail, je suis rivée au calendrier pour me rappeler chaque
jour. Mais, dans ce que je vois, je ne repère aucun indice qui aurait pu
annoncer ce qui est arrivé. Je ne détecte aucun signe qui pourrait me mettre
sur une piste.
Comment faire parler les vêtements de Livio, ses textos, les objets
retrouvés dans sa chambre ? Comment interpréter, après coup, son petit
tatouage sur la main gauche, son anneau à l’oreille ? Je m’embrouille.

J’ai dû fouiller les dix mètres carrés de sa chambre, ses étagères, son
armoire, les poches de ses pantalons, j’ai dû défaire les draps de son lit, passer
en revue le contenu de la poubelle, soulever la moquette. Vous imaginez, j’ai
cherché en ayant peur de ce que je pouvais découvrir, en espérant trouver et
ne pas trouver en même temps, en craignant que ne surgisse l’élément qui
raconterait l’inconcevable, l’insupportable. J’ai fouillé en priant pour que rien
ne vienne mettre un terme à l’espoir que j’ai encore de le voir réapparaître.
Évidemment que j’y crois. Même si la police nous a fait part de son
pessimisme, même si les recherches ont cessé. Officiellement.

Mon mari dit que je suis aveugle. Lui ne jure que par l’ordinateur de Livio,
dont les fichiers ont été passés au crible, et dont j’ai du mal à parler pour
l’instant, tant ce qu’ils révèlent me laisse sans voix. Alors j’essaie d’écrire dans
ce foutu carnet. J’essaie de poser les mots les uns après les autres, pour avoir
un appui, un endroit bien concret, l’inverse du puits dans lequel je crois
tomber.
On ne devrait jamais avoir accès à la vie intime de ses enfants. On ne
devrait jamais savoir ce à quoi jouent les uns et les autres dans le secret. S’il
existe des mots de passe et des codes d’accès, ce n’est pas pour rien. Est-ce
parce que Livio a disparu que nous devons être au courant de tout ? Est-ce
que l’activité de mon fils sur Internet désigne une quelconque vérité ? Est-ce
que les autres adolescents – ceux qui ne disparaissent pas – sont différents ?
Je perds pied, je me noie. Bientôt, à force de vouloir tout savoir, j’oublierai
l’essentiel ; je voudrais revenir en arrière, quand Livio était enfant et que rien
ne clochait, je voudrais ne garder que les belles images.

Mon mari dit que tout le monde voyait, sauf moi, tout le monde avait
remarqué que « ce garçon avait un truc qui ne tournait pas rond », un « je ne
sais quoi de différent des autres ». Il prononce ces mots cruels que je ne
comprends pas. Cruels parce que faits de sous-entendus, faits de suppositions.
Comme si lui savait, et que moi je venais d’une autre planète. Cela me choque
que mon mari dise « ce garçon » en parlant de Livio, parce que ce garçon,
c’est son fils, élevé par lui autant que par moi. Même si nous n’avions pas
toujours la même conception de l’éducation, même si mon mari me reprochait
parfois mon laxisme. Il ne disait pas « laxisme », mais il jugeait que je
manquais de fermeté. Ce n’est pas faux, mais je n’ai jamais eu besoin
d’autorité avec Livio. Il ne demandait rien, ne réclamait pas, ne transgressait
pas. Il était d’une sagesse inquiétante, à bien y réfléchir.
Je ne vois rien que j’aurais pu lui interdire. Là aussi, je creuse, j’essaie de
trouver l’endroit où j’aurais pu me tromper, où nous aurions pu faire fausse
route. C’est facile, une fois que les choses sont arrivées, de désigner les
coupables. Ce n’est pas ce que fait mon mari, non, il ne m’accuse de rien,
mais il laisse entendre que peut-être j’aurais pu ici ou là… Il n’est pas clair, il
est comme moi, il dort mal malgré les calmants, et parfois nous nous croisons
la nuit dans la cuisine ; je vois bien qu’il cherche lui aussi le point de bascule.
Et qu’il ne le trouve pas.

Mon mari n’aime pas parler, mais parfois, à force de tourner quelque chose
dans sa tête, il finit par lâcher un mot, une ou deux phrases tout au plus, et je
me débrouille avec. Depuis quelque temps, il délaisse le contenu de
l’ordinateur de Livio, et il revient sur sa première impression. Il bloque à
nouveau sur ce signe qui ne trompe pas, comme il dit, il répète que lire des
livres tout seul dans sa chambre ça n’a jamais donné rien de bon. Comme s’il
en savait quelque chose. Lire, et puis tout seul, ça fait deux bizarreries. Mais
peut-on lire autrement que seul ? Mon mari fait fausse route, j’en suis sûre. Il
aurait préféré que Livio aille jouer au ballon sur le terrain militaire avec les
garçons de sa classe, et je dois dire que moi aussi. Mais c’est pas un peu
vieux, dix-sept ans, pour jouer au foot ? À force de penser, tout nous semble
bizarre, tout nous semble suspect, à force d’essayer de comprendre, nous
perdons la raison.

J’ai regardé ce qu’il y avait dans ce livre de Verlaine qu’on a trouvé au pied
du lit de Livio. Ce n’est pas follement gai, cela est sûr, mais je crois que c’est
un livre de poésie qui était au programme de français l’an dernier. C’était
sérieux, un livre recommandé par l’école, pas de quoi s’emballer pour si peu.
Mon mari dit que ce n’est pas normal de lire des phrases comme cela avant
de s’endormir :

Il pleure dans mon cœur comme il pleut sur la ville ;

Mon mari dit que ça cache quelque chose,

Quelle est cette langueur qui pénètre mon cœur ?

Mon mari dit avec un sourire qui tient plutôt de la grimace que c’est tout de
même la preuve qu’il y avait un problème.

Ô bruit doux de la pluie


Par terre et sur les toits !

Quelqu’un d’équilibré ne va pas se mettre sous les yeux des choses aussi
désespérées.

Il pleure sans raison


Dans ce cœur qui s’écœure

Des choses aussi maniérées.

Quoi ! Nulle trahison ?…


Ce deuil est sans raison

Et c’est vrai que j’ai eu un doute. Cette histoire de deuil m’a obsédée. Ce
deuil sans raison, je me demande s’il avait un lien avec celui qu’on avait
traversé quand Livio avait neuf ans. Je pensais pourtant que le tremblement de
terre à L’Aquila, c’était quelque chose de lointain pour Livio. On avait tout fait
pour ne pas trop en parler, pour ne pas pleurer devant lui. Nous étions allés
aux obsèques, ça avait duré plusieurs jours, il y avait tout de même deux des
grands-parents de Livio et ses grands-tantes qui avaient été retrouvés sans vie
sous les décombres. Nous avions pris ce tunnel sous les Alpes, ce dont se
souvenait très bien Livio, puisque c’est de cela qu’il parlait ensuite, le tunnel,
rien que le tunnel, et cela nous avait sidérés, mais aussi rassurés. Il avait parlé
des lumières qui défilaient au plafond. Il n’avait jamais posé aucune question,
comme si les journées passées dans les Abruzzes ne l’avaient pas marqué, ni
les cérémonies, ni les mots du maire, ni la marche si pénible jusqu’au
cimetière en partie détruit.

Ce que veut dire mon mari avec cette histoire de poésie, c’est que Livio
était sensible, ça s’appelle comme ça. Les sens à fleur de peau. Pour apprécier
la poésie, il faut être sensible. Ceux qui l’écrivent, ceux qui la lisent. Je vois
bien à présent que j’écris dans ce carnet, comme c’est difficile de choisir les
mots. Cela ne me dérangeait pas, que Livio soit sensible. C’est tellement
évident. On ne pense pas aux choses évidentes. C’est ce que sous-entend mon
mari, que j’aurais pu un peu l’endurcir. Donnez-moi une méthode pour
endurcir un enfant. Parler fort ? Ne pas répondre ? L’enfermer ? Lui faire
prendre des douches froides ? Ne pas le nourrir ? Le réveiller au son du
clairon ? L’obliger à descendre les poubelles dans le local au milieu de la
nuit ? Je ne crois pas à ces histoires.
Livio écrivait des paroles pour les chansons qu’il composait, cela ne m’a
jamais semblé bizarre. C’était comme de la poésie, mais chanté ça ne fait pas
le même effet. Surtout en anglais, on ne comprenait pas, on n’avait pas envie
de savoir de quoi il parlait vraiment. Oui, Livio était sensible, si ça peut faire
plaisir à mon mari. Mais je raconte n’importe quoi… Quand je vous dis que je
perds la boule.
Je ne connais pas la professeure d’histoire qui est impliquée dans cette
affaire de plainte. Cette Mme Martel, je n’en avais pas spécialement entendu
parler, Livio commentait si peu ce qui se passait au lycée, peut-être aurions-
nous pu lui poser des questions, mais j’avoue que cela ne me venait pas à
l’idée. Tout allait si bien, depuis toujours, tout semblait aller si idéalement
bien avec l’école ; j’avoue que nous nous contentions de ses bulletins, toujours
excellents, des appréciations le plus souvent élogieuses, et dont nous pensions
qu’elles étaient la preuve que Livio n’avait aucun problème. Je dis « nous », car
c’était aussi l’avis de mon mari. Nous nous mêlions rarement des affaires des
professeurs, il faut dire que cela nous dépassait. Nous ne nous sentions pas à
la hauteur. Nous avions accepté depuis longtemps que Livio en savait plus que
nous, il serait le premier dans la famille à avoir le bac, et à poursuivre des
études. C’était déjà un beau motif de satisfaction.

Nous avions eu des papiers à signer l’année dernière quand avait été
organisé le fameux voyage à Berlin. Livio avait insisté pour y prendre part, il
disait que M. Bernhard s’était bagarré avec l’administration pour imposer ce
voyage et que nous n’avions pas le droit de le décevoir. Mais le séjour était
cher, nous avions dû sortir pas loin de quatre-vingts euros de notre poche, ce
qui ne nous arrangeait pas. C’était au moment de l’anniversaire de la nièce de
mon mari, et nous devions déjà participer au cadeau, et payer le déplacement
jusqu’à Chambéry, puisque, pour ses trente ans, elle donnait une fête. Avec le
prix de l’essence qui venait d’augmenter, ce n’était pas rien. Bref, le voyage à
Berlin tombait mal. Mon mari avait dit que ça faisait beaucoup de distractions,
que la vraie vie ça ne marchait pas comme ça, il ne fallait pas que Livio
prenne de mauvaises habitudes. Nous avions fini par accepter, mais de
mauvaise grâce. Peut-être aurions-nous pu être plus enthousiastes, plus
attentifs. Au lieu de nous intéresser à la découverte de Berlin, nous avions
parlé d’argent.
Je reconnais aujourd’hui que nous avions manqué une occasion. Mais
l’allemand n’était pas une langue qui nous inspirait. Nous, c’est l’italien ; si ça
avait été un voyage à Rome, cela aurait été différent, nous aurions regardé de
près l’itinéraire, nous y serions allés de nos commentaires, nous aurions eu
tant de choses à dire, tant de souvenirs à partager. Mais Berlin, j’avoue que
cela m’a laissée froide, et plus encore mon mari, dont je voyais le visage se
fermer au fur et à mesure que Livio évoquait l’Opéra qu’ils devaient visiter, un
mémorial, j’ai oublié lequel, la porte de Brandebourg et d’autres lieux dont je
n’avais pas entendu parler.
Nous avions dit oui, pour que Livio ne se sente pas pénalisé, mais c’était un
oui forcé, qui nous rappelait que nous étions un peu à la traîne, sans doute pas
les parents dont Livio aurait rêvé.

C’est au retour que ça s’était gâté, après ces quatre jours passés dans la
capitale allemande, pendant lesquels Livio avait envoyé des messages qui se
voulaient reconnaissants. C’est au retour que mon mari avait dit sa façon de
voir les choses, après avoir déballé les cadeaux que Livio avait rapportés. Mon
mari faisait la tête, de cela je suis sûre, au moment où il découvrait ce cadre
photo en forme de cœur que nous offrait Livio, avec à l’intérieur une image le
représentant en train de chanter lors d’un karaoké. Mon mari avait fait une
réflexion qui nous avait mis tous les trois mal à l’aise, soulignant que c’était
bien la peine de payer un billet d’avion si c’était pour se donner en spectacle
dans un bar. Livio avait mal pris les paroles de son père, évidemment, alors
qu’il nous racontait, en nous regardant ouvrir le papier cadeau, comment
vivait la famille chez qui il logeait, et des choses plutôt amusantes à propos
d’un couple de pandas que la Chine avait prêté au zoo de Berlin, et qu’il avait
photographié.

C’est une des rares fois où Livio avait eu envie de raconter. C’est vrai qu’il
était plus vivant que d’habitude, plus loquace. Il nous avait parlé d’un genre de
monument, une œuvre d’art plutôt, qui avait été creusé sous le sol d’une place
de Berlin, et qui représentait les livres brûlés par les nazis en 1933. Je crois
que c’est ce qui avait marqué son voyage, cette histoire de « bibliothèque
engloutie ». Je n’y connais pas grand-chose en art, et mon mari non plus, on
ne peut pas dire qu’on passe notre vie dans les musées. C’est après la
disparition de Livio que j’ai commencé à m’intéresser à tout cela, je suis allée
chercher du côté de cet artiste, Micha Ullman, j’ai parfaitement retenu le nom,
et maintenant que j’ai pris cette peine les regrets ne me quittent pas.
Je revois Livio en train de parler de ces livres brûlés et de la conversation
pendant le repas, qui ne se faisait pas. Je n’aurais pas cru que c’était si
important. Et je fais le lien avec ce qu’on a trouvé dans son ordinateur. Ces
images de livres en flammes sur les trottoirs de Berlin, ces vidéos qu’il avait
consultées, le plus souvent en noir et blanc et parfois sans son. Qui nous
avaient d’abord laissé penser que Livio s’intéressait à Goebbels et à la
propagande nazie, ce qui nous avait épouvantés. Ces images nous avaient
orientés sur une fausse piste, qui avait fait galoper notre imagination, laissant
entendre que Livio aurait pu rejoindre une organisation, un groupuscule,
comme on dit.
Avant de comprendre qu’il ne s’agissait pas de cela, et d’encaisser un autre
choc, peut-être plus déstabilisant encore. Je ne sais pas dire, je ne sais pas ce
que j’aurais préféré. Je me souviens que nous regardions la fumée qui se
dégageait des autodafés, plantés devant l’écran comme des chiffes molles, et
que nous tentions de mettre le son, sidérés par le nombre de documents de ce
genre que Livio avait visionnés, et nous nous disions que ces vidéos regardées
des dizaines de fois avaient dû l’occuper pendant plusieurs mois, sans que
jamais nous ne nous soyons doutés de rien.

Nous étions encore ignorants de la suite, que nous allions bientôt découvrir.
La disparition de Livio a-t-elle un rapport avec nous ? C’est ce que nous
essayons de comprendre. Qu’avons-nous raté ? Mon mari dit que ça n’a rien à
voir, il y avait quelque chose chez Livio, qui nous échappait. Il était un peu
d’un autre monde, c’est ce dont il est convaincu. Un autre monde, mais
lequel ?

Livio ne faisait pas que lire de la poésie, bien sûr que non. Il avait une vie
normale. Il était même le champion du lycée en saut en hauteur, ce qui prouve
bien qu’il n’aimait pas seulement s’enfermer dans sa chambre avec ses livres et
sa guitare. Il faut aller bien pour sauter en hauteur. Non ?
C’est vrai qu’il n’avait pas la carrure d’un athlète, il était plutôt du genre fil
de fer, mais il était nerveux, et c’est une qualité que d’être nerveux. Il avait
une énergie hors du commun. Mais le sport ne l’intéressait pas, on avait
essayé de le pousser, il ne voulait s’inscrire nulle part, ni au judo quand il était
enfant, ni plus tard au hand ball avec les copains de sa classe, Marion et
David ; on connaissait leurs prénoms même si on ne les avait jamais
rencontrés. On trouvait cela dommage, et surtout mon mari, qu’il ne pratique
aucun sport collectif. C’est ce qui est recommandé, paraît-il, pour les
adolescents, tout le monde sait cela, surtout pour les enfants uniques. Mais
moi, je le comprenais, j’étais comme lui à son âge, plutôt réservée, et je
n’avais pas envie de m’encombrer d’un ballon.
Mon mari aurait aimé l’accompagner le week-end à des compétitions. Ses
collègues de travail font cela. Je crois qu’il aurait suivi les résultats du fiston, il
serait sans doute allé l’applaudir.
Mais je me laisse aller, je m’étais promis de ne pas tenter d’imaginer la vie
idéale à côté de laquelle nous sommes passés.
Non, Livio chantait, c’était son truc à lui, il avait une voix… on ne peut pas
dire une belle voix, car au fond il n’avait pas de voix, comme dans cette
émission à la télévision que nous avions pris l’habitude de regarder. Il avait un
timbre particulier, éraillé, et pour tout dire émouvant. Camille disait que sa
voix était vibrante. Elle avait vu juste, il était vibrant, c’est un mot auquel je
n’aurais pas pensé. Mais mon mari n’aimait pas que Livio chante, je n’ai
jamais compris pourquoi, il disait que ça l’empêchait de dormir. C’est vrai que
mon mari se couche tôt, il se lève à l’aube pour être sur les chantiers à la
première heure, et ça crée entre nous une vie décalée. Moi, je rentre tard de la
boutique, jamais avant vingt heures trente, le temps de fermer et de prendre
l’autobus ; parfois je dînais seule avec Livio parce que mon mari avait déjà
fini de manger. Il regardait un peu la télévision et il allait direct au lit. Alors
Livio qui chantait dans la chambre en face, ce n’était pas l’idéal.

Mais je crois qu’il s’agissait d’autre chose, je n’ai pas pris le temps de
comprendre, et maintenant qu’il est peut-être trop tard je me pose la question.
Qu’est-ce que mon mari ne supportait pas ? Une fois qu’il était bien agacé, il
avait dit à Livio qu’il y avait « chanter » et « chanter », ils s’étaient comme
accrochés, ce qui était pourtant rare. Et surtout, il avait enchaîné en disant à
Livio que les Caproni ne se comportaient pas comme ça. Allez savoir ce qu’il
avait derrière la tête.

C’est vrai que ça en disait long. J’avais fait remarquer à mon mari qu’il y
allait un peu fort. Les Caproni, les Caproni… Je n’avais pas compris. On ne
fait pas n’importe quoi avec son nom, avait-il enchaîné, surtout quand on est
le dernier à le porter.
Cela avait été dur pour Livio. Surtout qu’il n’était pas responsable d’être fils
unique. Un drôle de reflet était passé dans ses yeux. Il avait quitté le salon, où
se déroulait la scène, et il avait traîné dans le couloir, comme s’il attendait que
se poursuive la conversation.
Cela avait été la seule fois où j’avais senti une tension telle que j’avais craint
l’escalade. J’avais eu peur, même si je n’avais pas su quoi dire, je n’avais pas
su comment empêcher la suite. Mais il n’y avait pas eu de suite. Mon mari
n’était pas allé au bout de ses pensées, comme le plus souvent. Mais de toute
façon c’était trop tard, le mal était fait.
Avant que Livio disparaisse, il y avait eu cette scène durant laquelle j’étais
intervenue, ce que j’avais d’ailleurs vite regretté. Mon mari disait que Livio
avait l’âge pour travailler pendant l’été, que dix-sept ans, c’était le moment
idéal pour gagner un peu d’argent. Livio était d’accord, il n’avait rien contre le
fait de travailler, il disait qu’après le bac c’est ce qu’il envisageait, il parlait de
récolter les fruits dans la vallée du Rhône avec Camille. Cela leur aurait
permis de quitter la cité, de profiter de l’été, de passer du temps ensemble. Il
idéalisait, lui avait rétorqué mon mari. S’il croyait que ce serait romantique,
ramasser des abricots ou des pêches sous le cagnard, avec le dos qui fait mal,
et des horaires à rallonge, il se leurrait. Alors que moi, cette idée me rassurait,
et puis cela confirmait son attachement à Camille. On l’aimait bien, Camille,
même si elle ne s’attardait jamais. Ses parents avaient divorcé, nous avait
confié Livio, et cela me peinait, j’aurais voulu l’avoir plus souvent chez nous,
mais c’est le contraire qui se passait, c’est Livio qui était tout le temps fourré
là-bas, comme s’il nous évitait les derniers temps.
Quand j’y repense, je me dis qu’en effet il n’était jamais là, il trouvait des
prétextes, il parlait de la mère de Camille qui avait besoin d’un coup de main
pour tapisser son salon, pour monter une bibliothèque, pour transporter un
meuble. Comme s’il était devenu l’homme de la maison. Quand j’avais fait
remarquer cela à mon mari, il avait haussé les épaules, il avait dit « homme, tu
parles », avec un petit rictus, encore un sous-entendu.

Mais je mélange tout, je reviens à cette histoire de travail pendant les


vacances, ces fruits dans la vallée du Rhône qui n’étaient qu’un projet, sans
jamais de date qui venait confirmer quoi que ce soit, ce qui était normal, disait
Livio, la date, les producteurs ne peuvent pas la connaître à l’avance, ça
dépend de la météo. Il craignait simplement que cela ne coïncide avec les
épreuves du bac. L’avantage, si on avait bien compris, c’était que Livio
pourrait s’éloigner de la maison. Mais c’était flou et mal payé.
Alors mon mari avait proposé que Livio vienne travailler avec lui sur les
chantiers. C’était plus sûr : du solide, du sérieux, un truc carré, comme il
disait. Il avait besoin de main-d’œuvre, pour remplacer certains de ses maçons
en congé. Il insistait, et j’avais senti que Livio résistait. Mon mari était revenu
à la charge plusieurs jours de suite, le pressant de s’engager. Mais Livio avait
fini par reconnaître qu’il ne se sentait pas de porter des seaux de ciment, de
monter sur des échafaudages, à cause du vertige. C’était comme s’il cherchait
des excuses. Il ne voulait pas être le fils du chef, cela le gênait.

Je tourne en rond, j’essaie de comprendre ce qui s’est passé au lycée


pendant ce cours d’histoire, où Livio a fait son exposé. J’essaie de comprendre
ce qui l’a fait dévier de son sujet. Je ne vois pas le rapport entre la montée du
nazisme et ce qu’on a reproché à Livio, d’avoir abordé des thèmes plutôt
gênants, comme cette théorie du troisième sexe dont je ne sais pas d’où elle
lui est venue. Je n’imagine pas une seconde Livio debout sur l’estrade en train
de raconter ce genre de choses devant une classe entière. Le troisième sexe,
j’avoue que je ne savais pas que ça existait ; quand nous l’avons évoqué avec
mon mari, il a simplement dit qu’il s’en doutait, il avait repéré quelque chose
depuis longtemps, mais sans pouvoir dire quoi.
Alors, bien sûr, j’ai compris le lien entre cet aspect de l’exposé de Livio et
ses recherches sur Internet. J’ai compris que ce Magnus Hirschfeld qui
revenait dans l’historique était lié aux autodafés nazis. Ça, je peux l’admettre,
que Livio se soit intéressé à un médecin qui a lutté dès le début du XXe siècle
pour l’égalité hommes-femmes, cela ne me pose aucun problème, qu’il ait
lutté tout autant pour les droits des homosexuels ne me contrarie pas
davantage. Qu’il ait créé un institut spécialisé dans l’étude scientifique de la
sexualité ne me dérange pas, je trouve même cela courageux. Que les vingt
mille volumes de la bibliothèque de l’Institut aient été brûlés par les nazis ne
me réjouit pas. Mais que Livio soit devenu un genre de spécialiste de ces
questions me laisse dubitative.
Qu’il ait abordé ce volet de l’histoire allemande devant une salle de classe
me sidère. En cours d’histoire. Devant sa professeure. Cela ne tient pas
debout. Je vous parle d’un garçon, mon fils, timide, délicat, discret. Est-ce
bien de la même personne qu’on parle ? Ce Kenji qui aurait alerté les parents
d’élèves, et cet Arthur, qui aurait voulu faire la peau à Livio, je ne les connais
pas, et pourtant il va bien falloir finir par les rencontrer, il va bien falloir
trouver ce courage. Et Camille dans tout ça ? Je vous dis que ça ne tient pas
debout. Elle seule sait, je suis sûre qu’elle sait, mais elle refuse de nous en dire
davantage. Comme si ces deux-là avaient un secret. Et ces recherches que
faisait Livio, ces histoires de femmes-soldats, de triangle rose, de pétition
contre le paragraphe 175, elles étaient nécessaires pour le cours d’histoire ou
pour lui-même ?

Et quand bien même, cela n’était pas une raison pour disparaître.

J’ai besoin d’écrire, cela est totalement inattendu. J’ai besoin de faire des
phrases, de les raturer, de recommencer, de déchirer les pages. J’ai besoin de
noter toutes les pistes, j’ai peur d’oublier quelque chose d’important. Ça me
permet d’attendre, de supporter.

Qui était vraiment Livio ? C’est ce qui m’empêche de dormir aujourd’hui. Il


ne s’est jamais plaint de rien. Il ne réclamait rien. C’est vrai qu’avec le travail
c’était difficile de lui consacrer du temps. Et puis il aimait s’enfermer dans sa
chambre, ce n’est pas nous qui lui demandions de s’isoler une fois le repas
terminé. Il y avait toujours une place sur le canapé devant la télévision. Mais,
tout petit déjà, il n’aimait pas ça, et puis il avait des devoirs, je n’ai jamais
pensé que c’était un prétexte, on ne pense pas à ces choses-là quand rien de
grave n’arrive. Maintenant c’est une autre histoire, je prends la réalité et je la
tords dans tous les sens, si bien que mon mari n’en peut plus, il me dit que je
vais nous rendre fous à force de chercher dans les coins.

Ce qu’il aurait fallu à Livio, c’est un frère ou une sœur, ça tout le monde
nous l’a dit dans la famille, comme s’il suffisait de claquer des doigts. Mais
justement, cela n’a pas été possible, et puis le tremblement de terre, ça nous a
tellement retournés que faire un autre enfant… enfin, je l’imaginais pas.
J’étais comme hors circuit pendant deux ou trois ans, il faut se le rappeler. Et
puis après, c’était trop tard, Livio avait grandi et moi j’avais passé l’âge. Alors
les choses se sont enchaînées. C’est à cause du tremblement de terre que Livio
est le dernier à porter le nom de Caproni. Sans doute que ça lui a mis la
pression. On ne s’en rendait pas compte.

Quand je repense au soir de l’exposé, puisqu’il s’agissait du vendredi, peu


avant les vacances de Pâques, Livio est resté longtemps dans la cuisine, il a
préparé la sauce de salade, il a mis la table, il me collait, c’était un repas
étrange au cours duquel Livio avait tenté d’amorcer une conversation. Il avait
posé des questions sur notre travail, ce qui m’avait étonnée. C’était bizarre, ses
questions, il avait l’air de tourner autour du pot. Il avait voulu savoir qui avait
immigré d’Italie, qui y était resté. Il avait espéré apprendre des choses sur
notre jeunesse, comment on s’était rencontrés avec son père, il avait fallu lui
raconter deux-trois épisodes qu’on avait presque oubliés. J’avais dit que notre
vie ne valait pas la peine d’être commentée, qu’elle était bien trop ordinaire, et
que depuis le tremblement de terre ce n’était plus comme avant, où il y avait
au moins les vacances dans les Abruzzes, qui nous faisaient tellement de bien.
Mon mari avait tout de même parlé de l’Italie d’aujourd’hui, en prenant son
air dubitatif, de l’alliance qu’avait conclue la Ligue avec le
Mouvement 5 étoiles.
Et c’est là que Livio avait demandé pour Mussolini, il avait voulu savoir si
la famille avait été autrefois du côté du Duce. Son père avait éclaté de rire,
c’était l’une des rares fois où on le voyait rire, cela nous avait surpris. Mon
mari avait déclaré qu’une famille, ce n’était pas un seul bloc, c’étaient parfois
des opinions et des mœurs divergentes. On pouvait même se fâcher pour des
idées. Il semblait que Livio voulait dire quelque chose, il tournait bizarrement
dans la cuisine, cela m’avait inquiétée, il restait là à attendre je ne sais pas
quoi. Il avait commencé à parler de son exposé en histoire, il était passé de
Mussolini à Hitler, aux livres brûlés, mais il n’était pas allé plus loin. Et puis
on avait fini le repas et mon mari commençait déjà à passer un coup de balai,
et à vérifier que les boutons de la gazinière étaient bien fermés. Livio ne
bougeait toujours pas. Et c’est à ce moment qu’est sortie de ma bouche cette
chose tellement idiote, c’est là que j’ai ajouté, en pliant ma serviette, je me
rappelle parfaitement, qu’après ce qui était arrivé, après le tremblement de
terre et tout ça on avait juste envie d’être tranquilles. J’avais dit « tranquilles »,
et c’est peut-être ce mot qui l’a découragé.

Je suis sûre que Livio cherchait à se confier, plus j’y repense et plus je me
dis que je l’ai empêché de parler, sans le vouloir. Je regrette tellement. Je ne
sais pas ce qui m’est passé par la tête. Être tranquille, je ne le serai plus
jamais.
5

LE PÈRE DE LIVIO
J’aime pas trop raconter, surtout que des ragots, on en a pas mal entendu.
C’est ce qui est le plus pénible. Le moment que je redoute est celui où je sors
de la camionnette et où je rejoins la cage d’escalier. J’essaie de me garer le
plus près possible à cause des regards. Les regards des voisins derrière leurs
carreaux. Je prends plus l’ascenseur, de toute façon c’était un réflexe imbécile
pour monter au troisième, même si j’ai mal au dos. J’ai pas envie de faire la
conversation, j’ai jamais aimé ça, mais là c’est devenu impossible.
Ma femme dit que je me fais des idées, que les voisins ils s’en fichent,
qu’ils ont assez de leurs soucis. Mais je sais bien qu’elle se ment ; les voisins,
ils aiment voir que chez les autres ça va plus mal que chez eux, ça les tient
debout, faut pas rêver. Alors j’ai l’impression de raser les murs, j’ai même
changé de bureau de tabac pour ne pas croiser le père Lescure, il a un fils au
lycée et il doit être au courant de toute l’affaire.
Et puis y a eu ces affichettes avec la photo de Livio et les mots « Porté
disparu » que la police avait placardées partout, la Poste, le Lidl, et jusqu’à
Pôle emploi.

J’ignore qui sait quoi, qui est au courant de quoi. Si Livio était… enfin, s’il
avait eu un accident, les choses auraient été plus simples, en quelque sorte. Je
peux pas dire ça à ma femme, évidemment, mais je me le dis à moi-même. Si
Livio était par exemple décédé, au moins tout le monde saurait. Il y aurait eu
un enterrement, comme c’était arrivé l’année dernière chez les Mussi dans
l’immeuble d’à côté, qui avaient été pris dans un carambolage sur le
périphérique ce jour de grand brouillard. On aurait vécu un moment tous
ensemble, et les gens nous auraient plaints. Alors que là, c’est le grand
mystère, Livio qui disparaît, ça ressemble à rien, ça fout la trouille, et ça nous
rend presque suspects. On peut pas expliquer, déjà que moi j’y comprends
rien, je suis pas capable de parler de ça. C’était compliqué quand il a fallu
faire notre déposition au commissariat. Je me sentais coupable, c’était un
comble : le simple fait d’être assis sur une chaise devant l’officier faisait de
moi quelqu’un que je reconnaissais pas. J’avais dû parler, j’étais bien obligé de
raconter ce qui se passait à la maison, mais comme il nous arrivait pas grand-
chose, mes phrases étaient courtes. Et puis, je me répète, de toute façon
j’aime pas trop raconter.
Je retire ce que j’ai dit avant, évidemment j’annule, je le pense pas le moins
du monde, c’est juste que je suis au bout du rouleau. Ne pas savoir où est
passé Livio me rend fou. Pazzo, pazzo.
Je retire, j’annule, je sais pas comment je suis capable d’avoir de telles
pensées. Je me fais peur quand ça déboule comme ça dans ma tête sans
prévenir. Certains jours, je suis juste bon à enfermer. Les pazzi on les
enferme.

Ce qui s’ajoute, c’est de voir ma femme dans cet état. Comme si ça suffisait
pas de devoir attendre chaque nuit qu’un signe arrive, que le téléphone sonne
ou que quelqu’un vienne frapper à la porte. Le téléphone, on le garde chacun
allumé sur sa table de chevet, en plus du téléphone fixe. On sursaute chaque
fois qu’il vibre. Surtout ma femme, qui fait un petit bond sur le matelas. Elle
reste sur le dos, alors qu’avant elle se mettait sur le côté. Elle dort plus, je
l’entends marcher une partie de la nuit, je l’entends ouvrir la porte du frigo,
puis celle de la salle de bains, puis celle du balcon. Et là je me lève d’un bond.
Elle dit qu’elle prend l’air, qu’elle réfléchit. Elle dit que quelque chose va se
passer, qu’on ne peut pas rester comme ça.

Depuis que la police a arrêté les recherches, un poids supplémentaire nous


est tombé sur les épaules. La nuit, ma femme note des trucs dans un carnet,
avec un crayon à papier et une gomme. Je la vois gommer, comme si ça la
calmait. Elle a des idées qui lui viennent. Elle essaie de comprendre pourquoi.
Moi, je veux juste savoir comment. On n’est pas faits pareil, alors souvent le
ton monte, ce qui est une punition supplémentaire. Au fond, on se comprend
pas, on devient comme des étrangers. Et puis la voir qui gomme à longueur de
temps, c’est quand même perturbant.
Ce qu’elle supporte pas, c’est quand je dis que Livio avait quelque chose qui
tournait pas rond. Ça, elle veut pas l’entendre, elle dit que je délire. Moi,
j’avais repéré depuis longtemps que ce garçon avait des points faibles, ce
garçon était trop fragile, enfin disons qu’il était pas adapté. Toute cette
histoire vient de là, on peut pas dire le contraire. Alors si j’ose la ramener
avec cette vérité, ma femme m’engueule, elle supporte pas que je fasse des
sous-entendus, elle me demande d’être plus clair. Disons que Livio avait pas
l’air d’être un homme, un vrai. Voilà, c’est pas compliqué. Faut appeler un
chat un chat. Un gatto. Sinon, cette théorie du troisième sexe qu’il est allé
raconter à l’école, il y aurait même pas pensé. Moi, j’y aurais pas pensé, je
savais même pas que ça existait. Tout est parti de là, faut pas chercher ; je dis
à ma femme de pas voir midi à quatorze heures ; il est allé dire des choses qui
ont choqué, et puis c’est tout. Qui peut m’expliquer ce que vient faire un
médecin homosexuel dans un cours d’histoire sur le nazisme ? Quand j’ai
appris le nom du type, Magnus Hirschfeld, j’ai pas eu besoin de chercher
pendant dix ans pour comprendre de quoi il retournait. Je sais me servir
d’Internet, j’ai lu tout ce qu’il y avait à lire sur ce type. Livio est allé dire à
tout le monde, et à la professeure d’histoire, ce qui le turlupinait, il a bien dû
un peu se donner en spectacle. Mais je n’ai rien contre ce médecin, un sacré
morceau de résistant, non, c’est pas parce que je travaille sur les chantiers que
je suis contre. Faut pas croire que les manuels, comme moi, on est des brutes.
Faut pas imaginer qu’on a pas de cerveau.

J’aimais pas voir Livio comme ça, c’est tout. C’était plutôt pour lui, moi ça
me regarde pas, finalement. Je suis assez ouvert, il y a un gars dans mon
équipe de maçons qui doit en être. J’ai pas la preuve, mais il est pas comme
les autres, il rigole pas de la même façon. Il bosse bien, y a rien à dire,
toujours nickel, toujours à l’heure. Mais c’est le seul qui se met pas torse nu
en plein cagnard, et qui raconte pas des choses salaces sur les filles. Enfin, je
dis ça… c’est pas mes affaires.

Ça me fait penser que j’avais proposé à Livio de travailler avec l’équipe en


juillet-août, il voulait gagner de l’argent. Il parlait de faire les fruits avec
Camille. Très bien, j’avais dit. Très bien, mais les dates se confirmaient
jamais. Avec les producteurs c’est compliqué, ça change tout le temps, à cause
de la météo, et ça risquait de tomber pendant les épreuves du bac. Et puis
c’était mal payé, quand on enlevait le couchage et la nourriture, il restait pas
grand-chose. C’était un plan de Camille, je crois bien, un plan de son père,
celui qui a foutu le camp l’année dernière. Ça ressemblait plutôt à des
vacances, partir ensemble et dormir dans les granges tout ça, c’était ce
qu’imaginait Livio, il savait pas qu’il allait se démonter le dos, et que trimer
sous le soleil avec des Marocains, ça serait pas une partie de plaisir. J’ai rien
contre les Marocains, j’en ai aussi sur le chantier, corrects les gars, des
bosseurs, mais ce que savait pas Livio c’était qu’ils sont des pros de la
cueillette, ils viennent du Maroc spécialement et ils enquillent toutes les
récoltes possibles et inimaginables, jusqu’aux vendanges. Hommes et femmes,
ça plaisante pas. Ils doivent pas être trop payés, moins que sur les chantiers à
mon avis, c’est ce que j’ai dit à Livio, et que de l’argent il en gagnerait pas
beaucoup. Mais il voulait rien entendre, je crois qu’il avait envie de s’éloigner
de la maison, ce qui était une bonne idée. Ça, c’est sûr. Et nous qui croyions
que Camille était sa petite amie. Ils nous ont bien menés en bateau.

Ma femme veut pas que je dise ça. Elle adore Camille, elle aurait voulu
qu’elle reste un peu le soir à la maison, qu’elles papotent, qu’elles parlent de la
boutique, des nouvelles collections. C’est sûr que ça lui manque. Elle a
toujours regretté de ne pas avoir une fille. Moi aussi, faut dire, mais c’est une
autre histoire. Enfin, tu parles, Camille avait pas trop envie de traîner ici, elle
préférait nous enlever Livio pour qu’il passe du temps chez elle pendant que
sa mère faisait ses visites d’infirmière. Elle doit bien se tuer au travail elle
aussi, presque du vingt-quatre heures sur vingt-quatre et puis son mari qui se
tire, il paraît qu’il a fait un gosse avec une autre. Bref, Livio et Camille
restaient pas trop là. C’est vrai qu’ici, moi, je rentre à cinq heures, j’aurais eu
le nez dans leurs petites affaires, faut les comprendre. Alors, petite amie ou
pas, je me demande ce que ça change. Si Livio a disparu, c’est qu’il tenait pas
tellement à elle. Sinon il l’aurait emmenée, ils auraient pris la fuite ensemble.
Et ça c’est pas bon signe. C’est ce genre de questions que je me pose, y a rien
de logique dans la disparition de Livio. À part la honte, je ne vois que ça, la
honte d’avoir montré qui il était aux élèves de sa classe. Et pourtant personne
l’avait obligé.

C’est ce qui colle pas, cette histoire de montée du nazisme, comme nous l’a
expliqué le proviseur, et les combats qu’avait menés Magnus Hirschfeld, les
homosexuels et tout ça.
Il fallait quand même faire un sacré détour pour en arriver là. J’ai compris,
en fait j’ai compris, j’essaie de cerner la pensée de Livio :
• Montée du nazisme égale autodafés.
• Autodafés égale livres qu’on brûle.
• Livres qu’on brûle égale bibliothèque en flammes.
• Bibliothèque en flammes égale les archives de l’Institut de sexologie
qu’avait fondé le toubib.
Ça marche, ça se tient, oui, ça peut se tenir. C’était de cette façon que Livio
avait construit son exposé, à ce qu’il paraît.
Mais j’ai du mal à piger la véritable raison de sa disparition. Ces petits
malins de sa classe qui ont dénoncé Mme Martel, il faudrait savoir ce qu’ils
voulaient vraiment. Faire condamner la prof d’histoire parce que Livio a
abordé la théorie du troisième sexe avec sa bénédiction, ou se payer la tête de
Livio ? Cette pétition qui a circulé, c’est des méthodes un peu… un peu…
Il y a le fils Razon dans le coup, Arthur Razon, dont le père tient la
mutuelle Allianz à l’entrée de la cité, une mutuelle assez chère à laquelle j’ai
jamais pu prétendre, quand j’ai voulu changer parce que celle de la boîte était
pas terrible. Je fais une parenthèse qui n’a rien à voir, mais quand je suis
tombé de cet échafaudage, qui pourtant avait été bien monté par mes gars, j’ai
eu du mal à fournir tous les papiers pour la prise en charge par la mutuelle.
Ça avait duré plusieurs mois et j’étais devenu neu neu à force de devoir
apporter la preuve de ci et puis de ça. Alors j’avais poussé la porte d’Allianz
pour me renseigner, j’avais eu du mal avec le site sur Internet, impossible de
comparer les différentes prestations. Si on me remboursait les dents, j’avais
pas les lunettes, si on me remboursait les lunettes, j’avais pas grand-chose sur
les indemnités journalières, j’avais bloqué sur les pourcentages, je pigeais rien.
Chez Allianz, c’est bien simple, je m’étais retrouvé devant un type qui m’avait
fait comprendre qu’une bonne couverture allait me coûter un bras. Et ce type,
dont j’ai appris entre-temps qu’il était le président du club d’aviron, il est aussi
le père d’Arthur Razon, celui qui aurait dénoncé la prof d’histoire, et humilié
Livio.

Ça m’avance pas à grand-chose, de savoir ça. Qu’est-ce que j’ai comme


solution ? Aller voir ce type, dont j’aime pas la façon supérieure avec laquelle
il s’était adressé à moi ? Rencontrer son fils, dont je crois bien que j’aurais
envie de lui envoyer mon poing dans la figure ? Son fils qui est champion
d’aviron, évidemment. Tel père tel fils, dans ce cas on peut le dire. Tale padre
tale figlio. Champion d’aviron, c’est pas pour nous. Mais je m’énerve, alors
que ce sont des minus. Tiens, je crache par terre, minus, va ! Livio était
champion de saut en hauteur. Pas dans un club, pas dans le journal, pas sur la
plus haute marche du podium, mais au tournoi interlycées.
Je me demande si j’ai pris le temps de le complimenter. Je suis pas sûr que
je lui avais dit quelque chose d’assez encourageant, j’avoue ne pas m’en
souvenir. Ma femme avait fait bravo, sans plus, je me rappelle plus trop. Peut-
être que j’aurais pu marquer le coup. Cela m’avait pas semblé si important, je
trouvais que c’était logique, Livio était grand, grandes jambes, grand buste, et
donc bon en saut en hauteur. Ce n’est pas comme moi, bien plus petit, à me
demander pourquoi Livio avait grandi comme ça.

Mon fils et moi, on n’était pas les meilleurs copains du monde, mais ça
roulait ; je veux dire qu’on s’engueulait pas, c’est pas comme chez certains, qui
se regardent de travers. Y avait eu des tensions quand je suis tombé de
l’échafaudage, ça je l’ai bien senti. C’était le début d’une période nouvelle. Je
peux pas dire le contraire, j’avais pas de patience, et voir Livio ramener à la
maison des packs d’eau, vu que le docteur avait dit « il faut boire » et qu’avec
mes béquilles je pouvais rien faire, c’est sûr que ça me rendait désagréable.
C’est ma femme qui répétait ça, que j’étais mal luné. Il faut dire que je
tournais dans cet appartement comme un lion en cage, et que j’admettais pas
être tombé de cet échafaudage sur lequel j’aurais jamais dû monter. C’est pas
le chef qui fait tout, mais j’avais voulu mesurer le bon espacement entre la
façade et la surface de travail, j’aurais dû faire confiance, et ça serait pas
arrivé. Mais non, j’avais voulu vérifier avant de laisser monter mes gars, je me
l’étais dit, que je faisais un peu de zèle. Mais j’avais trouvé que c’était allé un
peu vite en besogne, j’avais peut-être voulu montrer que c’était moi qui
commandais.

Bref, je ressassais toute cette histoire entre les murs de l’appartement, j’étais
pas fier de moi, je m’en voulais, et il fallait pas venir me chercher. Six
semaines avec un plâtre, six semaines dépendant. De ma femme et de mon
fils. Ma femme qui voulait m’aider à prendre ma douche au début, fallait
quand même pas pousser. Et mon fils qui rentrait au lieu d’aller à la cantine,
pour préparer le repas. Le cauchemar. L’incubo. Alors forcément j’étais pas
très fréquentable. On n’arrivait pas à avoir une conversation, c’était dur de
trouver un sujet, donc on mettait la radio. Mais à part cette période un peu
tendue, mon fils et moi, y avait rien à redire. Simplement, je me doutais pas
que quelques mois plus tard il allait devenir un spécialiste de la montée du
nazisme et de ce Magnus Hirschfeld, ce médecin qui donnait des conférences
dans le monde entier dans les années vingt à ce qu’il paraît, et que les nazis
ont traqué jusqu’à l’exil. Ça me parle, l’exil. J’imaginais pas que Livio avait
tout ça dans le crâne, des sujets de conversation, on aurait pu en avoir pour
une vie entière, quel gâchis ! Je l’avais pas vu grandir, je crois, devenir un
presque adulte qui a des opinions politiques, et qui en sait un rayon sur toutes
ces choses-là. Qui commençait à en savoir plus que moi.

Ce qui m’avait mis la puce à l’oreille, je veux dire sur cette façon de vivre
qu’avait Livio, c’est quand il était rentré du voyage à Berlin qu’avait organisé
le prof d’allemand. Livio avait choisi allemand parce qu’au collège il n’y avait
plus d’enseignement de l’italien, et qu’on avait hésité à le changer, on voulait
même le mettre chez les curés, mais avec l’histoire des prêtres pédophiles, on
avait renoncé – Barbarin qui avait couvert l’affaire, quand on y pense ! Ça,
plus les mensualités, ça nous avait refroidis. Et puis, comme on savait encore
parler italien, on s’était dit qu’on pourrait toujours lui apprendre, c’était à
notre portée.
C’est vrai qu’on avait dit ça, et puis on l’avait jamais vraiment fait. On parle
peu italien à la maison. Le français est quand même notre langue, on est nés
ici, mais les parents, c’est eux qui avaient le cul entre deux chaises, toujours à
franchir les Alpes pour aller voir les uns et les autres. C’est ce qu’on faisait
nous aussi, on filait direct dans les Abruzzes pour les vacances, jusqu’à ce que
le tremblement de terre détruise une partie du village et qu’on n’ait plus de
famille là-bas, ou presque. C’est pour ma femme que c’est dur, j’ai pas trop
envie de m’étendre là-dessus. Je me rappelle qu’on allait se baigner dans
l’Adriatique, du côté de Pineto, c’est sûr que c’est des souvenirs qui font mal.
On n’en avait jamais trop parlé à Livio, il avait neuf ans quand c’était
arrivé, ça nous avait tellement sidérés, on n’avait pas su comment le lui
raconter. C’est ma femme qui s’en était chargée, elle avait su trouver les mots,
moi, j’avais juste confirmé. L’italien, on avait cru d’abord que ce serait
indispensable, pour qu’il garde le lien avec le pays, et puis on n’avait pas su
comment faire. C’est pas qu’on n’avait pas le temps, mais c’est pas quelque
chose qui se décide. Parfois, quand je suis en colère, ça me vient en italien, ou
quand on veut se dire quelque chose d’un peu secret, avec ma femme. C’est
bizarre de parler une langue dans ces moments-là, et puis une autre pour la
vie ordinaire. C’est comme ça, on choisit pas, on prend comme ça vient.
Vaffanculo, ça sonne, non ?

Bon, ce que je voulais dire, c’est que Livio avait pris allemand deuxième
langue, et qu’au lycée ils avaient fait un voyage (d’ailleurs ça nous avait coûté
dans les cent euros, je sais plus, c’est ma femme qui gère) mais bref, j’avais eu
l’impression que ce séjour en Allemagne l’avait marqué, puisqu’il parlait d’y
retourner, et que son exposé, il venait pas de nulle part, il avait sûrement été
influencé par ce voyage, même s’il semblait qu’ils aient passé plus de temps
dans les karaokés ou à visiter le zoo qu’à faire des visites historiques. Ce qui
prouve que Livio il avait du nez, ça je le savais ; cette histoire d’autodafés, il
l’avait pas inventée.
Ce qui m’avait mis la puce à l’oreille, c’était ce petit cadre qu’il avait
rapporté, un cadre avec marqué Berlin, et une photo de lui en médaillon, en
train de chanter avec un micro. J’avais trouvé ce cadre rose un peu… je sais
pas comment dire… un peu… girly… ils diraient les gars sur le chantier. Una
cosa da ragazza. Je m’étais dit que c’était Camille qui l’avait choisi, mais
quand même, ça m’avait fait un choc. Si j’additionnais le cadre rose, le
tatouage sur la main, l’anneau dans l’oreille et cette nouvelle façon de marcher
qu’il avait, pas tout le temps, mais que je lui surprenais parfois, tout cela me
plaisait pas forcément.
Le jour de l’exposé, ce fameux jour où ça avait mal tourné, je m’en
souviens, c’était un vendredi, Livio était pas comme d’habitude. Le soir, il
était pas sorti, il avait pas rejoint Camille, comme le plus souvent en fin de
semaine. Non, il était resté à manger avec nous et il avait traîné toute la soirée
dans la cuisine, comme si quelque chose tournait pas rond. Je comprends
maintenant ce qui le tracassait, évidemment que je comprends. Et ce soir-là, à
table, alors que normalement il restait silencieux, du genre rêveur, ou ado
tourmenté, on avait connu ça avant lui, ce soir-là il semblait plutôt excité. Il
avait posé des questions, sur notre travail, sur notre jeunesse, sur l’Italie, sur
l’exil, tout ça, c’était bien la première fois qu’il s’intéressait à ses aïeux. Il y
était allé carrément, il avait même demandé pour Mussolini, est-ce que chez
les Caproni certains avaient été de son côté. Je m’y attendais pas, c’était arrivé
d’un coup, juste au moment du dessert, je m’en souviens parce que j’étais
occupé à peler une golden, je levais pas la tête, je me concentrais sur cette
pomme que j’épluchais, et j’avais la fatigue de la semaine dans les pattes, et
pas envie de parler. Et puis j’avais bu un peu plus de vin que d’habitude, pas
beaucoup, deux-trois verres parce que c’était vendredi et que le lendemain y
avait pas besoin d’y retourner.
Le vin me détendait bien, j’avais juste envie qu’on me fiche la paix, ça
arrive. Mais j’avais été obligé de répondre à Livio, j’avais ri, je crois, parce
que la question m’avait semblé bien naïve, j’avais pas caché mon étonnement,
oh là, là, Mussolini qui débarquait en plein repas, et j’avais parlé aussi de
l’Italie d’aujourd’hui, de Salvini et de toute sa clique, tant qu’on y était, c’était
sans doute le vin ; Salvini qui faisait pas que des mauvaises choses. J’avais dit
que j’étais pour que l’Italie sorte de l’Europe et pour un tour de vis généralisé,
mais bon, je l’avais dit en rigolant un coup. Je m’étais pas défilé pour
Mussolini, cette belle enflure. J’avais dit, je me rappelle bien, qu’une famille,
c’était parfois des opinions contraires. Et qu’on pouvait se fâcher pour des
idées. J’en savais quelque chose, des histoires anciennes qu’on avait jamais
racontées à Livio.
J’avais senti Livio attentif, il bronchait pas, le môme, ma réponse était
parole d’évangile. On a de ces responsabilités parfois. Je crois que son épisode
montée du nazisme l’avait bien travaillé, il avait mis le doigt sur quelque chose
qui le remuait, alors il s’était posé les questions pour nous, pour ses ancêtres.
Il voulait savoir qui avait collaboré, évidemment. Ça me paraît normal qu’il se
soit inquiété, j’aurais fait la même chose que lui. C’est la preuve que son
cerveau carburait à plein régime.
Et puis il avait parlé du lycée, de ce qu’il apprenait, il était revenu sur le
Centre d’histoire et de la résistance qu’il avait visité avec sa classe, ça en
finissait plus ce repas ! Livio avait demandé si ça nous intéresserait pas d’aller
y faire un tour. Klaus Barbie, Jean Moulin, les geôles dans les sous-sols, et le
wagon à bestiaux dans lequel ils étaient montés avec sa classe pour regarder
un documentaire. Ça le travaillait, le gosse. C’était la première fois qu’il
parlait aussi longtemps à table. Il était revenu sur son cours d’histoire, il avait
dit qu’il avait fait un exposé, il cherchait probablement à nous confier un truc.
Mais j’avoue que sur le coup j’ai rien vu. Franchement j’étais épuisé. C’était
pas le bon moment. Il avait bien l’air un peu chose, mais j’étais loin de
comprendre qu’il avait besoin de nous parler. Il était agaçant à rester là dans
nos pattes, à vouloir débarrasser la table, et puis à faire la vaisselle, je l’avais
trouvé un peu pot de colle, pour dire vrai, pas comme d’habitude. Je me
souviens que ma femme avait demandé s’il couvait pas quelque chose. Sûr que
ça tournait pas rond. Il avait voulu voir des albums photo, là, comme ça, d’un
coup, ça lui avait pris, cette histoire d’albums photo de la famille. Ma femme
avait dit qu’il avait qu’à les prendre dans le buffet du salon, il était pas obligé
de demander. La situation était quand même bizarre. Comme s’il redevenait
petit, oui, c’est ça, on avait l’impression qu’il régressait, genre « papa maman,
je peux regarder les photos ? » Ma femme était tendue aussi, pas très gentille
avec lui, ça m’avait étonné, parce que en principe elle lui refusait rien, c’était
d’ailleurs un sujet d’engueulade entre nous. Là, elle avait même été plutôt
raide, elle avait dit qu’elle avait pas envie de parler de leur vie, après ce qui
était arrivé, ou quelque chose comme ça. Alors Livio était parti dans sa
chambre au moment où j’avais allumé la télévision. Je me suis dit après que
c’est là qu’on a merdé. Les albums photo, il les a même pas feuilletés. C’est ce
qu’on s’est dit après. Ça me ferait presque chialer.

Ça me rappelle une autre fois, tiens, où Livio avait été le pot de colle.
C’était y a pas loin de deux ans, je regardais un match de foot à la télé, c’était
justement Allemagne-Italie, le championnat d’Europe, et j’étais sur le canapé,
tranquille, et Livio s’était pointé subitement, alors qu’il regardait jamais le
foot, qu’officiellement il aimait pas, là il avait fini par s’asseoir, mais alors du
bout des fesses sur le fauteuil, le fameux fauteuil qu’on a récupéré après le
tremblement de terre, autant dire que c’est le fauteuil sacré. Bref, il avait fait
celui qui s’intéressait. Mais Livio il y connaît rien, alors on pouvait pas faire
de commentaires sur les joueurs, je voyais bien que Marco Parolo, ça lui disait
rien, ni Emanuele Giaccherini, alors je parlais tout seul, je m’énervais, j’étais
pris par le jeu, et parfois je poussais un cri, de peur ou quand l’action
s’accélérait.
Bon, enfin tout ça pour dire que je buvais une bière, je m’étais demandé si
je lui en proposais une, genre entre hommes, et puis j’avais pensé que quinze
ans, c’était quand même limite, j’avais peur que sa mère me tombe dessus. Le
match avait continué et puis ça avait dégénéré, les Italiens s’étaient pris un but
de débutants, vraiment c’était la cata, une équipe de bras cassés, on allait vers
la dérouillée, et à un moment je m’en souviens très bien j’avais traité les
joueurs de chèvres, et puis de gonzesses, et j’étais tellement énervé que j’avais
fini par dire « pédales », je crois que oui, c’était ça : qui avait mis dans
l’équipe des pédales pareilles ? Bon, ben, je suis pas le seul, tout le monde dit
ça, mais maintenant que j’y repense, je suis pas trop à l’aise. Ce qui avait été
bizarre, et du coup j’y avais vu que du feu, c’était que Livio, sûrement pour
me faire plaisir, il avait pas tiqué, il avait pas bronché, et il avait voulu écarter
les soupçons, puisqu’il avait enchaîné sur le même ton, il avait dit : c’est quoi
ces pédales qui jouent comme des pieds, ou quelque chose comme ça. Il avait
l’air encore plus virulent que moi.

Le plus embêtant dans l’histoire, je veux dire le plus embêtant que Livio
soit comme il est, c’est que les Caproni auront pas de descendance, puisqu’il
est le dernier à porter le nom. Et ça, c’est quelque chose qui sera difficile à
entendre pour mon père. J’avais voulu faire comprendre ça à Livio, un jour
qu’il chantait et s’accompagnait avec sa guitare, et que ça me tapait un peu sur
les nerfs. J’aimais pas comme il chantait, la guitare passe encore, mais sa
voix, je ne la sentais pas, à cause des manières, je sais pas comment expliquer.
Alors qu’il m’avait demandé si nos ancêtres chantaient pas, sur les
échafaudages ou dans les forêts en coupant du bois, j’avais répondu qu’il y
avait chanter et chanter. Et puis j’avais enchaîné avec un truc qu’il a peut-être
mal pris. J’avais dit qu’il était pas un vrai Caproni. Les Caproni, ils auraient
chanté autrement. En même temps, j’en vois à la télé, des gus qui ont pas des
voix de ténor, ça c’est sûr, c’est même la majorité. Et puis quoi, c’est quand
même pas à cause de ça qu’il a disparu, vu que je l’avais dit il y a longtemps.
Les jeunes, maintenant, ils sont susceptibles, avec eux faudrait marcher sur
des œufs tout le temps.

Ce qui me fait plaisir, c’est qu’il paraît que pendant son exposé il a
carrément ridiculisé les nazis, que la classe s’est bien marrée, qu’il les a mimés
en train de mettre le feu, et de pas réussir à faire prendre le bûcher. J’aurais
voulu voir ça, Livio si timide, je l’imagine pas garder un auditoire en haleine
pendant une heure. J’aurais aimé être dans le public, ça, ça m’aurait plu. Voir
mon fils qui s’en prend à la clique de Goebbels, je me demande pourquoi on
n’en a pas parlé ensemble. Pourquoi j’ai allumé la télévision ce dernier
vendredi. Je me revois passer un coup de balai, vérifier que les boutons de la
gazinière étaient éteints, finir mon verre. Je crois que j’avais pas envie de
savoir ce qu’il voulait nous dire. Déjà que j’aimais pas le voir les mains dans la
vaisselle, avec ce petit tablier qu’il avait noué autour de ses hanches. J’avais
pas envie de ça ce soir-là. Mais j’aurais bien aimé qu’il me raconte les nazis
qui vont chercher des bidons d’essence en catastrophe parce qu’ils n’arrivent
pas à faire brûler leur montagne de bouquins, les ordres qu’ils se balancent et
les responsabilités qu’ils se renvoient. J’imaginais pas que le lycée c’était ça.
Qu’on pouvait y faire comme du théâtre.

Et en plus de mettre mon poing dans la figure de cet Arthur Razon, qui fait
de l’aviron, ça rime, quel sale merdeux, en plus de lui faire savoir de quel bois
je me chauffe, j’irais bien trouver le Kenji, celui qui est allé cafter aux parents,
et qui a fait circuler la pétition, ce petit pédé (là, je le dis pas dans le sens de
pédé, mais je me comprends), cette tafiole qui est allé balancer la prof
d’histoire. Je suis pas doué en histoire, j’ai pas fait d’études, mais je sais ce
que c’est la délation. Ce sont les pires types qui font ça, dans l’ombre, sans se
mouiller, sans prendre aucun risque. Au moins, ce que je reconnais à Livio,
c’est son courage, il s’est retroussé les manches, il a fait son cirque devant
trente personnes ; à bien y réfléchir, c’était pas rien, il a osé, tout seul à poil
sur l’estrade, je me rends compte de ça aujourd’hui, il n’a pas renoncé, au
risque de se cramer devant les autres. Certains ont dit que raconter l’histoire
de Magnus Hirschfeld, c’était comme faire son coming out. Je ne pensais pas
qu’un jour cette expression me concernerait. Coming out, je ne vois pas de
mot en français, ni en italien. Ça se dit pas, ça existe pas. Il a fait ça devant les
mecs de sa classe, qui ont dû vouloir le tabasser, exactement comme ça avait
été le cas pour Magnus Hirschfeld, qui était passé à deux doigts de la mort, à
ce qu’il paraît. Il a fait ça devant Camille, je me rends compte du tour de
force. Je ne sais pas où est Livio aujourd’hui, je ne sais pas s’il est en vie, je
l’espère de tout mon cœur, mais s’il revient, s’il repasse la porte de
l’appartement, je lui dirai, je lui dirai… Chapeau, fils ! Je sais pas si j’aurai le
cran, mais je le penserai. J’ai imaginé la scène cent fois. Chapeau !
6

LIVIO
J’essaie de vous écrire, je ressasse des phrases dans ma tête. Je ne me
souviens pas de l’avoir déjà fait, je ne sais pas comment m’adresser à vous.
Vous écrire, vous laisser un mot, une lettre. Quelque chose pour expliquer.
Dois-je dire maman, papa ? Je suis presque adulte et ces mots sonnent
bizarrement. C’est pourtant ainsi que je vous nomme quand je m’adresse à
vous à la maison, ou quand je vous parle au téléphone. Allô maman ?
J’appelle rarement, mais il est des moments où il faut bien régler des petits
problèmes, il faut bien que j’avertisse si je ne rentre pas dîner. Je m’adresse à
toi, maman, parce que papa ne répond jamais, et que j’ai toujours une légère
appréhension à entendre sa voix. Je peux m’autoriser à l’avouer ici, puisque
j’ai pris le parti de tout vous dire. Je préfère les textos aux appels, je crois
qu’on fait tous ça, on jette sa petite bouteille à la mer, c’est parfois un peu
lâche, je le reconnais. Et sur les textos, j’écris plutôt mam, j’aime bien
t’appeler mam, hello, mam, des bisous, mam. C’est répétitif les textos, j’en ai
une collection infinie venant de toi, mam. Tu sais ce que je fabrique dans le
blockhaus cette nuit ? Eh bien, je viens de relire tes textos. J’ai fait défiler les
petits mots. Je cherchais à lire entre les lignes, si tu vois ce que je veux dire.
Je cherchais les mots que tu n’avais pas écrits mais que je pouvais deviner
malgré tout. Je n’en reviens pas de me sentir si minus, je veux dire si
vulnérable. Je cherchais des signes, je cherchais quelque chose qui pourrait me
retenir, m’aider à continuer.

Les textos de papa sont marrants, souvent il abrège mon prénom et il écrit
Liv, et je me rends compte que liv, c’est la vie, to live. Ça me fait un drôle
d’effet, j’ai mis tout ce temps pour percuter, Livio ça veut dire vivre, c’est la
meilleure de l’année. Après, c’est moi qui interprète, peut-être que vous l’avez
pas remarqué. En italien, Livio a peut-être une autre signification. Livio
Caproni, ça je peux dire que, s’il y a quelque chose que vous avez pas raté,
c’est mon nom. La classe, je porte le nom d’un poète et j’aime ça. Et vous
savez comme j’aime les poètes, surtout Verlaine, même si je le chante pas sur
les toits. Livio, to live, il faudrait que je m’assure que ce n’est pas juste une
coïncidence. Mais à cette heure de la nuit, j’ai pas le courage de vérifier. Je
suis entre deux eaux. Je crois que ça a peu d’importance. Le courage de
vérifier quoi ? Je crois que je suis arrivé au bout du courage. Que ce mot ne
veut plus rien dire. Je me sens minable, une petite chose minable. Qui est sur
le point de renoncer. Je ne savais pas que vivre demandait autant de talent.

Mais je suis fatigué d’avoir donné toute mon énergie. Je suis monté très
haut vendredi matin pendant l’exposé en cours d’histoire. Je n’avais jamais
connu cette décharge d’adrénaline qui vous tient, vous porte, qui fait que votre
cerveau est une mécanique à toute épreuve. Pour la première fois, j’ai parlé
devant ma classe pendant près d’une heure. Je ne m’en serais jamais cru
capable. Je crois que le proviseur a dit après tout ça que les timides, quand ils
se l’autorisent, peuvent gravir des montagnes. J’imaginais que j’aurais pu être
fier d’avoir pris la parole, j’imaginais cela, que cette heure passée sur l’estrade,
à parler de Magnus Hirschfeld, de son combat, de son engagement,
j’imaginais que cette heure serait le moment fort de ma vie de lycéen, et peut-
être même de ma petite vie tout court. Ce moment où j’ai dû affronter trente
paires d’yeux qui me scrutaient pendant que je racontais les années vingt à
Berlin, la montée du fascisme, les premiers autodafés et la façon dont ce
médecin s’était battu en prenant tous les risques.

J’avais eu tellement le trac au moment de parler debout sur l’estrade… ce


qui avait été le plus difficile, c’était de me montrer, d’accepter que chacun me
regarde, et une heure c’est long quand on est l’attraction principale de la
matinée. En plus, vendredi j’avais un bouton sur une narine, que j’avais senti
venir pendant la nuit, et ce bouton qui était bien visible quand je me suis
réveillé, je savais que le stress en était l’origine. De cela je suis certain. Il avait
fallu que je trouve quelque chose pour le camoufler, et une fois que tu as été
partie au travail, mam, une fois que tu as pris l’autobus, je me suis glissé dans
la salle de bains, j’ai fouillé dans le tiroir où tu ranges tes vieux tubes de
maquillage à la recherche d’un peu de fond de teint pour cacher ça. Cette
rougeur m’a déconcentré juste avant de partir. J’avais bien en tête tout ce que
je voulais raconter, je préparais cette heure depuis plusieurs semaines, mais là
où j’avais buté, c’est comment je m’habille et comment je planque cette
rougeur.

Je vous raconte ça, mam, papa, vous êtes sûrement très étonnés
d’apprendre que parfois ça m’angoisse de ne pas savoir comment m’habiller.
De ne pas savoir comment apparaître devant les autres. Est-ce que vous avez
aussi connu cela quand vous aviez mon âge ? Est-ce que vous aviez un jour eu
peur des autres, de leur jugement, de leurs paroles, de leurs ricanements. Je
me rends compte que vous ne m’avez jamais rien dit… j’ai tellement de mal à
vous imaginer à dix-sept ans, surtout toi, papa, tu n’avais sûrement pas autant
de muscles qu’aujourd’hui, tu étais peut-être un peu fil de fer comme moi. Tu
en avais honte ? Ou ce n’était pas un problème ?
J’ai essayé plusieurs pulls, mais le pull que j’aime, tu le sais bien, mam, c’est
celui que tu as fini par laver à la machine, et qui a rétréci, mon pull préféré –
ce n’est pas un reproche, ne le prends pas mal –, alors j’ai tenté une chemise
à carreaux mais j’avais peur de me les geler parce que les radiateurs de la salle
d’histoire sont en panne, et je savais que j’allais me les cailler pendant une
heure à faire le show. Et puis j’avais envie d’un pull, un truc un peu épais,
peut-être pour me protéger du regard des autres, comme pour faire écran. Ça
m’avait posé problème, cette histoire d’apparence, j’avais été surpris de voir
que plus le temps passait, plus je restais paralysé devant mon armoire. J’avais
enfilé mon sweat à capuche puis je l’avais enlevé, je voulais quelque chose de
différent, tous les garçons portent le même, je me sentais paniqué, je n’avais
jamais ressenti ça. Alors j’ai fini par passer le pull à rayures que tu m’avais
offert pour mon anniversaire, enfin que papa et toi m’aviez offert, je l’ai
trouvé très bien finalement, un peu moulant mais je n’avais plus le temps,
Camille m’attendait au coin de la rue, et il fallait que je fonce. J’ai surtout
regardé trois fois si j’avais bien pris mes notes ; même si je savais tout par
cœur, j’avais besoin de ces notes, j’avais imprimé pas mal de choses sur
Magnus Hirschfeld, et surtout le plan, j’avais le droit de m’en servir, mais je
ne voulais pas lire. Je voulais raconter, je préférais cela, être debout face aux
élèves et leur raconter une histoire. Je savais que j’avais quelque chose
d’incroyable à leur transmettre, et je voulais le faire bien, c’était un moment à
ne pas rater.

Et maintenant c’est à vous que je raconte ce qui s’est passé. Vous n’avez pas
idée de ce qui se joue dans une salle de classe. C’était sans doute déjà comme
ça à votre époque. Je suis sûr que tu n’as pas aimé l’école, mam, tu étais bien
trop réservée. Je vais vous dire la vérité sur ce qui arrive au collège et au
lycée. J’aurais dû le faire avant, mais je n’ai jamais osé, je ne voulais pas vous
déranger, ni attirer l’attention sur moi. Je ne voulais pas vous apitoyer, je ne
suis pas du genre à pleurnicher. Et puis papa, tu t’en souviens, il y avait eu
cette fois où je m’étais fait amocher, c’était en cinquième, il y avait eu ce
garçon qui m’avait bien bousculé, j’avais minimisé mais vous aviez été mis au
courant par un mot dans le carnet de liaison ; ma chemise était déchirée, je
l’avais jetée dans le vide-ordures sans réfléchir, avant que vous ne vous en
aperceviez ; c’était un peu excessif, comme si c’était moi le coupable, et c’était
passé comme une lettre à la poste, ouf, vous n’aviez rien remarqué, ni l’un ni
l’autre, et finalement je crois que ça m’avait déçu. Ça m’aurait peut-être donné
l’occasion de parler, mais je n’étais pas prêt. J’avais quand même dû justifier
ce mot dans le carnet, j’avais inventé une histoire de jalousie, parce qu’à cause
de mes bonnes notes je m’attirais des ennuis. Mais là c’était à cause d’autre
chose.
Papa m’avait dit que je ne devais jamais me laisser casser la figure, qu’il
fallait toujours riposter, il m’avait même conseillé de taper avec le poing, un
bouchon en liège bien serré dans le creux de la main. Tu t’en souviens, papa ?
Celui qui te touche une fois, tu le cognes deux fois, c’est ce que tu m’avais
expliqué, papa, et je n’avais pas osé avouer que cogner, ce n’était pas mon
truc. Alors j’ai jamais rien dit quand ça s’est reproduit, heureusement, après,
j’ai su éviter ça. J’ai toujours su me mettre à l’abri, j’ai appris à être malin. Je
ne suis pas un gros bras, hélas, papa, comme tu aurais aimé, je déjoue les
passages à tabac, mais les insultes, quand elles tombent, ça fait mal aussi.
C’est invisible, ça laisse pas de trace, mais ça vous met bien sur le carreau.
Voilà, je vous le dis, à toi papa, à toi mam, je ne m’étais jamais plaint de
rien. Pour ne pas vous inquiéter, pour ne pas passer pour une lavette. Mais je
me suis parfois fait insulter. Oui, papa, je suis désolé de te décevoir, je me
suis fait parfois traiter de pédale. Je pensais pas être capable de te le dire un
jour. Ce jour, c’est maintenant, je sais que tu ne vas pas aimer, et mam non
plus, mais si je ne parle pas, je trahis Magnus Hirschfeld. Si je me tais, je me
trahis.

Bon, c’est le moment, allez, rien de grave, c’est ce que j’essaie de me


répéter depuis que cette journée s’est déroulée. Rien de grave, je tente de vous
écrire, là dans le blockhaus où il fait nuit et où je construis des phrases dans
ma tête. Et puis après je verrai. Je m’emballe un peu, je vous écris tout cela
mentalement, je vide mon sac, ce courage-là je l’ai, c’est facile, c’est comme si
je me faisais un film, papa ceci, maman cela, j’ai décidé de tout vous dire, je
m’emballe dans un monologue qui me prend parfois pendant la nuit, ce n’est
pas nouveau. Sauf que là je n’ai plus le choix, je me suis jeté à l’eau vendredi
matin, et l’avalanche qui m’est tombée sur la tête, je ne suis pas capable de la
supporter. Vous allez me chercher partout, vous allez sans doute appeler la
police, parce que j’ai décidé d’arrêter tout ce cirque, j’ai décidé de disparaître.
Alors je ne peux pas vous laisser comme ça, sans un semblant d’explication.
J’ai besoin de vous dire à quoi ressemble ma vie, pour que vous en ayez une
idée, moi qui me suis tellement éloigné de vous. À moins que ce ne soit le
contraire. On ne sait pas qui s’éloigne de qui. Tu l’as bien dit, l’autre soir,
mam, alors que j’avais décidé de te parler, de vous parler, c’était vendredi soir,
j’allais faire un grand pas, je voulais tout vous confier, vous raconter
Hirschfeld, les autodafés, l’œuvre d’art autour de laquelle on avait marché lors
du voyage à Berlin, la Bibliothèque engloutie sur la Bebelplatz, là où les livres
avaient pris feu, j’aurais pu tout déballer vendredi soir dans la cuisine, c’était
le moment ou jamais. Vous n’avez pas remarqué comme je tremblais, comme
mes gestes avaient du mal à se synchroniser. Je vous ai posé des questions,
sur votre vie, sur l’Italie, sur la famille, je voulais savoir si certains avaient
soutenu Mussolini, et je voulais aller plus loin, j’avais décidé d’enchaîner :
Magnus Hirschfeld, son combat pour faire supprimer le paragraphe 175 qui
pénalisait les homosexuels, et puis j’aurais glissé, petit à petit, j’aurais fini par
dire « je ». J’avais trouvé la façon d’amener la chose. J’aurais commencé large,
historique, et puis de plus en plus serré, intime, très intime. Magnus
Hirschfeld aurait été mon guide, mon soutien, un précieux compagnon. Il
m’aurait donné la force de parler. C’était un médecin, un éminent médecin,
qui faisait autorité, pas n’importe qui, c’était du sérieux, du scientifique, du
lourd. Mais quand j’ai ouvert la bouche, quand j’ai commencé à m’intéresser à
votre vie, au passé, au tremblement de terre de L’Aquila, dont je sais comme
il a détruit la famille, quand j’ai voulu tirer le fil, enchaîner ceci et puis cela, tu
as dit cette phrase, mam, tu as dit que, après tout ce qui était arrivé, tu
espérais juste être tranquille. Alors ça m’a coupé net, je ne savais plus
comment me comporter, assis en face de toi à la table, à saucer mon assiette
encore et encore. Avec papa à côté qui écoutait. Je me suis tu, tu espérais être
tranquille, mam, je peux le comprendre, je n’ai pas voulu en rajouter.

Vous ne connaissez sans doute pas Magnus Hirschfeld, et ce n’est pas


surprenant, puisque personne dans ma classe, et peut-être pas même ma prof
d’histoire, n’avait entendu parler de lui quand j’ai commencé à prendre la
parole. C’est le médecin qui m’a sauvé la vie, je me répète, mais j’insiste, je
peux dire ça, enfin, c’est celui qui m’avait sauvé la vie jusque-là, parce que ce
n’est pas gagné. Je ne vais pas vous donner tous les détails, mais voilà les
grandes lignes. C’est sans doute l’homme le plus courageux qu’il m’ait été
donné de rencontrer. Je ne l’ai pas rencontré pour de vrai, puisqu’il est mort
en 1935. Il est mort et enterré à Nice. Si ça vous dit de faire le déplacement,
son corps repose au cimetière de Caucade, il paraît que c’est un peu en
hauteur. Oui, un médecin juif allemand né en 1868, le premier au monde à
avoir étudié la sexualité sur des bases scientifiques, et que les Allemands
nommaient l’Einstein du sexe, c’est drôle, non ? Le premier à avoir fondé un
institut qui recevait des patients de toutes orientations, qui les épaulait, les
écoutait, leur donnait conseils et traitements, et considérait que
l’homosexualité n’était ni une maladie, ni un crime, ni un vice.
J’y vais carrément, je ne vais pas tourner encore dix ans autour du pot.
Magnus Hirschfeld avait fondé son institut en 1919, vous voyez un peu le
courage ! Il donnait des conférences dans le monde entier et avait réuni, dans
son institut qui était aussi un centre de recherche, une bibliothèque qui
comptait 20 000 volumes et 350 000 photographies. C’est cette bibliothèque
qui a fait l’objet du premier autodafé nazi en mai 1933. Voilà pourquoi j’ai
voulu raconter le destin de Magnus Hirschfeld, puisque Mme Martel
demandait un volontaire pour parler des autodafés. Ça m’avait semblé une
piste incroyable. J’avais fait des recherches pendant tout l’hiver, je ne
m’arrêtais plus de mener l’enquête, ça avait occupé la majeure partie de mes
soirées, vous ne pouviez pas vous en douter. Ce n’était pas comme un truc
scolaire, ça ne me demandait aucun effort. Au contraire, plus j’avançais dans
la connaissance du parcours de ce médecin avant-gardiste, plus je sentais que
ses doutes, ses questions, ses choix, ses prises de position me concernaient. Et
allégeaient mon angoisse de ne pas être comme les autres. Magnus était
comme le grand frère que je n’ai pas eu, un genre de confident auprès de qui
je pouvais trouver consolation. À un siècle de distance, cela me semblait
inespéré. Je me sentais plus proche d’un homme né au XIXe siècle que de la
majorité de mes copains de lycée. C’est quand même une drôle de révélation !
Je ne noircis pas le tableau par plaisir, mais il est vrai qu’à part David, et un
peu Boris, je dois bien avouer que je n’ai pas d’amis. Ce n’est pas que les
garçons me fuient, mais ils doivent sentir quelque chose chez moi qui les
dérange. Qui les effraie ou les dégoûte. Moi, effrayant ? Vous avez du mal à
l’imaginer, non ? Moi, le garçon timide effrayant ? Parce que je ne ris pas à
leurs grosses blagues, parce que je ne fais pas de sous-entendus sur les filles,
leur seule obsession. Enfin j’exagère, peut-être que je suis devenu parano à
force de m’être senti regardé de travers au collège. Depuis le lycée, ça va
mieux, disons que c’est supportable, surtout que tout le monde croit que je
sors avec Camille. Alors, évidemment, ça aide, et j’ai toujours laissé croire. Je
l’ai même laissé croire à Camille, ce qui est quand même la faute la plus grave
que j’aie commise. Et puis j’y ai cru moi-même. J’ai tout fait pour être
amoureux d’elle, je l’ai voulu, j’ai prié des heures pour que ça arrive. J’ai
persévéré, j’ai cru qu’il suffisait d’attendre, que ça finirait par se produire,
mais le jour où le plombier est venu à la maison pour réparer la fuite d’eau, je
ne sais pas si vous vous souvenez de ce garçon avec sa caisse à outils, ce jour-
là, j’ai compris que ça ne marcherait pas avec Camille, parce que je tremblais
en regardant le plombier et la sueur qui lui coulait sur les tempes et sur la
nuque, je crois que c’est là que j’ai su qu’il ne servirait à rien de continuer à
faire semblant.

Camille, c’est une amie, ma meilleure amie, je ne serai jamais amoureux


d’elle, j’ai fini par l’accepter, mais je ne savais pas comment le lui dire. C’était
tellement fusionnel, je ne pouvais pas vivre sans elle, et c’est dans son
appartement, dans sa chambre que j’ai passé mes plus beaux moments, à
télécharger des chansons, à inventer des chorégraphies, à cuisiner en attendant
que sa mère rentre de ses tournées d’infirmière. Je me rends compte que j’ai
passé plus de temps chez elle que chez nous. Et que tu avais dû être jalouse de
la mère de Camille, mam. Je me mets à délirer, tu ne t’es jamais plainte de
rien. Tu ne m’as jamais rien reproché, mam. Tu n’as jamais trouvé que je
rentrais trop tard, ou que j’étais absent. Tiens, c’est vrai, tu ne m’as jamais
proposé de rester avec toi, de partager quelque chose avec toi – même
regarder la télévision j’aurais bien aimé, ou faire la cuisine. À part les courses
où tu me demandais de t’accompagner de temps en temps, mais c’était pour
t’aider à porter les sacs. Je ne me plains de rien, tout ce que tu as fait était
bien, mam, tu travailles tellement. Tu t’épuises à prendre cet autobus qui te
conduit en ville, tu rentres tard, si bien qu’au mieux nous nous croisons.
Quand j’étais plus petit, tu m’emmenais parfois au magasin le mercredi,
j’aimais bien rester à regarder les clientes qui essayaient des vêtements, mais il
ne fallait pas que ta manageuse me voie, tu disais « manageuse » à la
française, et pendant longtemps j’entendais « ma nageuse », c’était comme ça
que je la voyais, j’imaginais ta cheffe en maillot de bain.

Je pense à Camille, et à toute cette peine que je lui fais. C’est le plus
difficile, je dois lui écrire mais je n’y arrive pas. Je crois que l’exposé, c’était
pour elle, je pensais que ça l’aiderait à comprendre, il fallait que je me sorte
de là, j’étais comme dans un piège, il fallait que ça s’arrête. J’ai choisi
Hirschfeld pour me faire sortir du labyrinthe. Je dis ça mais je l’ai fait à
l’instinct. Tout cela doit vous sembler complètement fou, pardon, ça vous fait
trop de choses en même temps.
Et Camille, ce n’est qu’une partie du problème. Si vous aviez entendu ce
qui s’est passé pendant que je parlais devant ma classe. Vous savez ce que
c’est des cris d’animaux ? Là, je m’adresse plutôt à papa, parce que c’est déjà
arrivé sur les stades de foot, quand un joueur noir se met à courir balle au
pied. Je crois que ça s’est passé en Italie, ça doit vous faire réfléchir. Vous n’y
êtes pour rien, ce n’est pas parce que la famille est italienne, ça n’a rien à voir.
Quand je commençais à parler de Magnus Hirschfeld et de son combat pour
faire supprimer le paragraphe 175, celui qui a permis plus tard aux nazis de
justifier la déportation des gays, au moment où j’écrivais au tableau, j’ai
entendu comme des ronflements de cochon, qui m’étaient adressés. Comme si
j’étais un porc. Rien que de m’en souvenir, ça me fait honte. D’ailleurs, je ne
vais pas avoir le courage de vous donner ce détail, j’hésite, j’ai bien envie de
vous le dire, j’ai le cœur qui se remet à battre fort quand je me rappelle ça.
Des grognements de cochon. C’est ma façon d’être noir, c’est ce qu’ils doivent
vivre eux aussi, les Noirs, les Arabes, les juifs et tous les pas pareils. Et en
même temps ce qui m’a aidé, pour répondre aux cris d’animaux, que j’ai fait
semblant de ne pas entendre, c’est de citer les noms des signataires de la
pétition que Magnus Hirschfeld avait fait circuler pour la suppression du
paragraphe 175. J’ai fait comme si de rien n’était et j’ai balancé à la classe
qu’il y avait eu 5 000 signataires pour faire supprimer cette saloperie de
paragraphe, et que parmi eux on comptait Einstein, Freud, Stefan Zweig,
Rilke, Thomas Mann, Tolstoï ou Émile Zola. Je ne sais pas si vous les
connaissez tous, mais peu importe, l’engagement des intellectuels et des
écrivains avait été massif. Et oui, ça m’avait aidé à tenir d’énumérer cette liste
que je connaissais par cœur à force d’avoir répété le soir dans ma chambre.
Einstein, j’avais balancé, et je me disais que tous les matheux de la classe
pouvaient aller se rhabiller. Mais la plupart étaient attentifs, la plupart avaient
écouté en prenant des notes, et ne semblaient pas hostiles. Le pire, c’est que
tout aurait pu aller très bien s’il n’y avait pas eu ces cris d’animaux, et ce qui a
suivi. Qui m’a bien foutu en l’air.

Ce qui a suivi, il faut aussi que je vous le raconte si vous voulez


comprendre dans quel état je suis, et pourquoi j’ai choisi de prendre la
tangente. Après j’ai enchaîné, j’ai sûrement été maladroit, mais ce que je
racontais, c’étaient des faits historiques, ce n’étaient pas des délires
personnels ; j’ai raconté ce qui s’était passé dans l’Institut, la première
opération de changement de sexe, je crois que je n’aurais pas dû, là c’était un
peu trop, et même Mme Martel, qui semblait m’écouter et même me protéger,
j’ai senti que là elle se crispait, debout contre le radiateur froid du fond où elle
s’était plantée, pour veiller à ce qu’aucun débordement n’ait lieu. Quand j’ai
parlé de ce peintre danois qui a été opéré pour devenir une femme, la fameuse
Lili Elbe, il y a eu un mouvement dans les rangs qui s’est transformé en
contestation par certains. Juste une petite poignée. Il y a eu ce petit con de
Kenji qui a ramené sa fraise, et puis surtout Arthur, avec qui Camille était
sortie en troisième, qui a commencé à faire des gestes du genre qu’il allait me
couper la gorge.
Mais j’ai poursuivi et j’ai raconté qu’au moment où les nazis avaient pillé
l’Institut, avant de mettre le feu aux livres et aux photographies, le plus
incroyable c’était que, sur les listes des patients homosexuels, on avait retrouvé
les noms de chefs nazis, le meilleur moment de l’exposé, celui que je
préférais, pour dire que la haine homophobe c’était quand même un drôle de
truc. Les noms des nazis sur les listes, elle était bien bonne. Alors Arthur s’est
adressé à moi avec de la haine dans le regard, et il a sifflé quelque chose entre
ses dents que personne n’a compris, sauf moi, et que je ne répéterai jamais. Et
puis après, heureusement, j’ai laissé tomber cette histoire d’institut et de
théorie du troisième sexe, que Hirschfeld avait défendue scientifiquement, et
je suis allé directement raconter le pillage de l’Institut, et l’autodafé. Et là je
me suis plutôt fait plaisir, il était temps : j’ai mis en scène les nazis en les
ridiculisant, les rendant incapables d’allumer un feu, je les représentais un peu
comme des demeurés qui ne savent pas se servir de leurs allumettes et qui
utilisent du mauvais bois, du pin qui répand une bonne odeur de résine
parfumée, ou de chamallow, pas très virile, l’odeur, enfin ce genre de choses
que j’ai à moitié inventées, mais qui me soulageaient tellement ; je les fais
courir jusqu’au camion en se tordant les pieds sur les pavés et des détails
comme ça. J’avais en tête les images de Buster Keaton, que j’avais découvertes
sur Internet. J’ai fait ça pour me libérer je crois, pour faire rire, pour
dédramatiser, pour ne pas tomber raide sur l’estrade dans la terreur qui
commençait à m’étrangler. Et puis, vous avez déjà essayé de faire brûler un
livre, vous verrez que c’est quasiment impossible. Il faut être enragé, et plein
de haine, il faut vraiment avoir perdu la raison.
La suite, elle est simple, papa, mam, la suite, c’est le degré zéro de la
délation, c’est Arthur et Kenji qui me balancent au directeur, qui balancent la
prof, l’accusant d’avoir abordé en cours la théorie du troisième sexe, qui nous
balancent aux parents d’élèves comme des petites vermines qu’ils sont,
exactement comme les étudiants nazis le faisaient. Sauf que là ça passe par les
réseaux sociaux, de vrais lâches en plus. Je vous le dis, rien n’a changé, j’ai
prononcé à un moment la phrase de Heinrich Heine : « Là où l’on brûle des
livres, on finit par brûler des hommes. » Pour certains, rien n’a changé.
Alors j’ai eu peur, l’engrenage m’a terrifié, le piège se refermait, vous alliez
être mis au courant de la pire des façons. Je ne pouvais pas m’en tirer comme
ça. Pas d’issue, pas d’avenir, rien que la perspective de représailles de la part
d’Arthur et peut-être aussi de votre part. J’étais surtout traversé par la honte,
celle de m’être exposé devant une salle de classe, je ne savais pas ce qui
m’avait pris. Pendant des mois, j’avais préparé cet exposé, et là, j’étais
terrorisé par ce que j’avais déclenché, bien malgré moi.
J’aurais pu me confier à vous, j’ai essayé de le faire, j’ai voulu réparer, j’ai
tenté de me rapprocher. Mais, mam, tu avais dit que tu voulais être tranquille,
ce qui a ajouté à cette peine que j’avais eue le jour de l’anniversaire de Katia,
vous vous en souvenez, cette fête à Chambéry dans la salle municipale où
avaient eu lieu une suite d’attractions et de jeux, et où j’avais cru mourir. Vous
vous souvenez quand il avait fallu mimer des expressions, « rouler à tombeau
ouvert », ou encore « prendre des vessies pour des lanternes », vous vous
souvenez de ce qui avait suivi ? De ce moment où un homme de l’assistance
avait été désigné pour jouer ce « pédé comme un phoque » qui avait tant fait
rire, qui avait déchaîné un genre d’onde complice, qui avait déclenché tant de
joie, je l’avais bien senti, au prix de l’humiliation. Mais personne ne savait qui
était humilié, tout le monde faisait comme si, comme s’il était normal de rire
du mot « pédé », comme si l’on pouvait en rire ensemble, formant une
majorité qui se fiche de la minorité silencieuse qu’elle est en train de piétiner.
C’est peut-être ce jour où j’ai compris, où j’ai changé, décidé de ne plus
accepter de me taire. Je me souviens comme tout le monde se marrait, et je te
voyais, papa, te taper sur les cuisses avec la famille et les amis de la famille, et
le pire, je t’ai vue toi aussi, mam, afficher un large sourire signifiant que tu ne
comprenais pas, prouvant que la violence de ce moment ne te traversait pas, je
t’ai vue complice de cette vulgarité qui m’a forcé à sortir et à marcher
longtemps dans la nuit. Je ne sais pas si vous vous en êtes aperçus, je m’étais
éclipsé, j’avais soudain envie de vomir, et j’ai compris, mam, que tu ne savais
pas, que tu ne voyais pas, que tu ne m’avais pas vu, pas regardé d’assez près.
C’est un peu puéril, j’ai dix-sept ans, et j’ai besoin de ma maman… C’est ma
faute, je vous ai caché cette chose importante, mais vous vous êtes contentés
de mes mensonges, ça vous arrangeait bien. On était à l’abri, tous ensemble
dans le mensonge.

Et puis, quand j’ai vu que papa se mettait en tête de me faire travailler tout
l’été sur ses chantiers, que je n’avais aucune issue pour y échapper, la panique
m’a pris. Je ne voyais pas comment j’allais côtoyer des hommes toute la
journée, qui m’auraient bientôt trouvé trop timoré, trop fragile, trop chochotte,
comme tu disais quand j’étais petit et que l’eau de la mer Adriatique me
paraissait trop froide. C’était pourtant votre paradis le temps des vacances, à
vous croire, ce paradis dont vous avez été chassés, et que j’aimais aussi, sauf
ces bains de mer qui faisaient venir des mots qui me blessaient et qui me
faisaient croire que je n’étais pas comme les autres, ces garçons qui
plongeaient depuis les rochers et qui n’avaient peur de rien.
Moi, j’avais le nom d’un poète, mais je trouvais l’eau froide, mais j’avais ce
nom que j’aimais et que j’aime, Caproni, quelle chance, mais ce nom, je suis
le dernier à le porter, et ça, papa, c’est une sacrée responsabilité.
Alors je crois que je vais mettre le cap sur l’Italie : je vais d’abord faire
halte dans les Alpes, je connais quelqu’un qui élève des abeilles près de
Chambéry, ne me demandez pas comment je l’ai rencontré, et il a besoin de
bras pour reconstruire des ruches qui ont été détruites. Je vais devenir
wwoofer, donner ma force de travail dans des fermes contre le gîte et le
couvert. Je vais disparaître pour tout le monde, le temps de devenir moi-
même. Je ne sais pas si je vais y arriver, dans quelques semaines je serai
majeur, ce qui facilitera les choses. Peut-être que je resterai là-haut avec les
abeilles, mais il faut déjà que j’y arrive. Il faut surtout que j’arrive à bouger du
blockhaus, je dois partir avant qu’on me retrouve. Ça doit être terrible d’être
recherché. Je pense à Magnus qui a dû franchir des frontières pour se réfugier
en France, je ne me prends pas pour Magnus. Juste, je pense à lui, qui a eu la
force, il faudrait que j’aie la force.
Avant l’Italie, peut-être que je ferai un détour par Nice, c’est la porte à
côté. Je porterai un bouquet à Magnus, je lui dois bien ça.
Une précédente version de Porté disparu a été écrite, commande du Bateau
Feu, Scène nationale de Dunkerque.
© 2022 l’école des loisirs, Paris, pour l’édition papier
© 2022, l’école des loisirs, Paris, pour l’édition numérique
Loi no 49.956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse : septembre 2022

ISBN 978-2-211-32680-3

Le format ePub a été préparé par Isako www.isako.com à partir de l’édition papier du même ouvrage.
Sommaire

Couverture

Le livre

L’autrice

Porté disparu

Dédicace

1. Camille. La petite amie de Livio

Je viens d’arriver à Nice.

2. Mme Martel. La professeure d’histoire

J’enseigne depuis bientôt vingt ans...

3. Arthur

Je lui avais bien dit...

4. La mère de Livio

Je crois que je n’ai...

5. Le père de Livio

J’aime pas trop raconter...


6. Livio

J’essaie de vous écrire...

Une précédente version de porté disparu...

Copyright

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