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MON JOURNAL
donc
Je ne suis ni écrivain, ni historienne. Je voudrais
simplement, avec les années qui passent, jeter un regard sur mes
actes et mes pensées, faire le bilan de ma vie et surtout, me faire
connaitre telle que je suis à mes enfants et mes petits-enfants. Je
voudrais leur montrer que je ne suis pas seulement la maman pleine
de défauts, ni la grand’mère pas comme les autres qu’ils ont
l’habitude de voir.

ENFANCE

Je suis née à Paris, le 3 Mai 1933, de parents juifs polonais


exilés politiques. Mon père a fait deux ans de prison, sous le régime
de Pilsutski, en tant que communiste, puis il a été expulsé du pays
en 1925. Ma mère, elle, a fuit les pogroms (massacres de juifs par
des militaires ou des civils en Pologne, fin du 19eme siecle et début
du 20eme) qui ont empoisonné son enfance et s’est retrouvée en
Belgique où son plus jeune frère, Joseph, réfractaire au service
militaire polonais, s’était installé. Ils se sont rencontrés en Belgique,
je crois dans les années 27 ou 28, et se sont mariés. Je ne pense pas
que c’était par amour, mais plutôt pour combler la solitude de l’exil.
Mon frère, Romain, est né à Bruxelles en 1929. Ils se sont fait
expulser de Belgique, toujours pour des raisons politiques et sont
arrivés, vers la fin de 1929, en France, à Paris où vivait déjà un frère
de mon père, l’oncle Staschik, qui, lui aussi refusait le service
militaire, et je suis donc née la, quatre ans plus tard. Maman m’a
raconté que c’est mon frère qui m’a donné mon nom: il était
amoureux d’une petite Monique de quatre ans, avec qui il était à la
maternelle! Mon nom est donc le résultat d’une histoire d’amour,
c’est pour cela que je l’aime bien: tout le monde ne peut pas en dire
autant!
A la même époque, Hitler prend le pouvoir en Allemagne. Cet
évènement, on ne le sait pas encore, marquera notre vie pour
toujours.
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Mes grands-parents maternels étaient de modestes tailleurs


juifs polonais et ma mère était l’avant dernière de 6 enfants. Elle ne
savait pas exactement son âge, car son père était allé déclarer tous
ses enfants en même temps et on leur avait donné un âge
approximatif selon leur taille... ! Elle a commencé à travailler très
jeune et n’a certainement pas beaucoup fréquenté l’école. Elle a
appris à lire toute seule. Mes grands-parents étaient pauvres, ils ne
sont donc jamais venus nous voir à Paris, et je crois que nous
n’avions pas non plus d’argent pour voyager tous les quatre en
Pologne. Je ne les ai donc pas connus. Je n’ai même jamais vu leur
photo… Et après la guerre, ils n’étaient plus de ce monde : le ghetto
de Lodz, les camions de gaz ou les camps de concentration s’en
étaient sûrement chargés.

Mon père, lui, était le dernier de 4 enfants. Selon ce qu’il m’a


raconté, son père était marchand de vin et juif très pratiquant, ce qui
n’était pas le cas de sa mère, qui n’étant pas croyante l’a quitté et, a
élevé seule ses quatre enfants en travaillant comme institutrice. Il
s’agit de l’année 1901…. et a adhéré au Parti Socialiste… Donc mon
père n’a jamais connu le sien.

Mes parents, tout du moins ma mère, à cause de leur


expérience douloureuse, rejetaient complètement leur culture et leur
langue polonaise. C’est pourquoi nous ne parlons pas le polonais et
n’avons aucune culture de ce pays. A la maison on ne parlait que
français et quelques fois, mes parents parlaient le yiddish que je
comprenais autrefois mais que je n’ai jamais parlé. En plus comme
mes parents ne pratiquaient ni la religion juive, ni les traditions, je
n’ai vécu que la culture française.

Je n’ai que de vagues souvenirs de ma petite enfance. Ce ne


sont que des images, des flashs, sans rapport entre eux, qui viennent
à ma mémoire. La première image qui me vient à l’esprit, est celle de
ma grand’mère paternelle, qui, venue en visite de Pologne accule
maman dans un coin et la frappe. Je déteste ma grand’mère. Elle non
plus ne m’aime guère: elle dit que je ne ressemble pas à mon père! Si
elle me voyait à présent, elle changerait d’avis ! Un autre souvenir:
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nous nous promenons dans le Square Saint-Pierre, à Montmartre où


nous vivons. Elle achète des bonbons à mon frère, mais pas à moi.
Décidément, je la déteste. Au moment de son départ, je refuse de lui
dire au revoir: je lui montre mon derrière. C’est mon premier acte de
révolte. Je dois avoir trois ou quatre ans. Malheureusement, cette
grand’mère a dû mourir soit dans le Ghetto de Varsovie, soit dans un
camion asphyxiée par les carburants, soit dans un crématoire (sort
que subira la majeure partie de la famille). Pauvre grand’mère, je ne
lui en souhaitais pas tant! J’ai le remord de ne pas l’avoir connue et
comprise, car en fait, je crois que c’était une femme courageuse.

Un autre flash m’apparaît: je ne suis pas sûre que ce soit un


souvenir. Peut-être me l’a-t-on raconté? Je vois une grande foule
pleine de drapeaux et de banderoles, et moi, je suis perchée sur les
épaules de mon père: c’est le Front Populaire. Tout le monde est
heureux: c’est une explosion de joie.

Je me souviens du glacier de la rue Steinkerque où maman


nous achetait de la “glace chaude” (crème Chantilly) parce qu’elle
pensait que la vraie glace nous faisait du mal. Et nous, nous
dégustions notre fameuse “glace chaude” avec délice! Ce glacier
n’existe plus à l’heure actuelle...

Ensuite viennent mes vrais souvenirs, bien que je ne sache pas


s’ils sont dans l’ordre chronologique, ou si les dates sont exactes.
Mon frère dit que je mélange tout. C’est bien possible, mais comme
je l’ai déjà dit, je n’ai pas l’intention d’écrire un livre d’histoire, mais
simplement faire partager mes sensations, mes sentiments,
mes luttes, mes succès et mes échecs.

En septembre 1939, nous étions en nourrice, mon frère et moi,


à Gif sur Yvette, chez Madame Brossard, une femme très bonne qui
nous considérait comme ses propres enfants. Maman était dans un
sanatorium à Hauteville dans l’Ain: elle avait la tuberculose. Mon
père était clandestin, car le Parti Communiste était interdit à ce
moment-là. Un après-midi, le tocsin annonçant la guerre s’est mis à
sonner. C’était la panique générale, les gens étaient atterrés.
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Tout à coup, mon père surgit comme un bolide, prépare les


valises et nous emmène sur Paris: Il fallait nous rapprocher de
maman. Dans les rues, c’était le chaos le plus complet. Il y avait des
voitures, des gens dans tous les sens. Mon père qui devait aller
chercher je ne sais quoi à la maison, nous laisse mon frère et moi,
attablés dans un café (je suppose à la garde du garçon). J’ai peur. Je
pleure (je crois que Romain aussi). Cela dure une éternité. Enfin mon
père arrive, se dispute avec je ne sais qui et nous emmène vers la
gare. Et le voilà, tenant ses deux gamins par la main, plus les
valises, dans la Gare de Lyon complètement encombrée par les
parisiens fuyant l’arrivée des allemands. C’est une foule immense.
On est tous serrés les uns contre les autres! On se bouscule! On se
dispute! Moi, qui ne suis pas très haute, je suis écrasée entre un
derrière et un ventre! Je manque d’air! Je ne me rappelle plus
comment, mais on finit par arriver à destination. Je ne vous dis pas
l’impression de ma mère à la vue de ces deux petits sauvages qui
semblent sortis d’un sac de charbon! On commence par nous
doucher et ensuite on réfléchit à ce qu’on va bien faire de nous!
Maman ne peut pas sortir du sanatorium, car elle n’est pas encore
guérie. Il nous faut donc trouver une nourrice. On trouve une dame
(je ne me souviens plus de son nom) qui a une ferme et un café à
Hauteville (on m’a dit depuis que c’était la mère Victoire…?). Ici la
nourriture ne manque pas, mais l’hygiène laisse à désirer: on nous
lave quand on y pense et ce n’est pas souvent. On court toute la
journée dans les champs: c’est la liberté complète! Je rencontre ma
première vache: j’en ai une peur affreuse! Maman, qui avait
l’habitude de nous emmener au square tirés à quatre épingles (même
avec des gants blancs...) nous voit dans cet état de saleté et ne peut
le supporter.

Le Docteur Bonafé, directeur du sanatorium, l’aide à trouver


une autre nourrice. C’est une femme plus jeune, qui n’a pas d’enfant
et dont le mari est mobilisé. Tout va pour le mieux. On reprend
l’école et, du point de vue propreté, il n’y a rien à dire. Là, je fais la
connaissance d’une chèvre. Cet animal, avec ses grandes cornes,
terrorise la petite fille de la ville que je suis! Pour aller aux toilettes,
la nuit, il faut passer devant ce monstre cornu! Je sens son souffle.
J’ai trop peur, je ne peux pas surmonter cette frayeur qui me
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paralyse! Je fais au lit et là… commencent mes problèmes:


punitions, coups...

Mon frère est bon élève à l’école, mais j’ai l’impression qu’il a
quelques difficultés avec l’arithmétique. Les divisions ont du mal à
rentrer. Madame Louise (elle s’appelle comme ça) s’assoit à côté de
lui avec une baguette, et, à chaque erreur, il reçoit un coup sur les
doigts. Bien sûr, plus il reçoit de coups de baguette, plus il se
trompe.... Moi, je suis de l’autre côté de la table et je me jure de ne
jamais apprendre les divisions! Je crois bien que cette expérience
m’a fâchée avec les mathématiques pour le restant de mes jours.
Personne ne sait qu’on nous bat. Romain ne dit rien, par peur. Moi
aussi j’ai peur. Un jour, je ne sais plus pour quelle raison, Madame
Louise m’attrape par les cheveux et me jette du haut d’un escalier.
Ma tête cogne sur une machine à coudre qui se trouve sur la
trajectoire. Résultat: j’ai le front ouvert. A l’école, la maîtresse
s’inquiète et me soigne, mais on lui dit que je suis tombée et ça
passe.

Nous avions quand même quelques moments de répit, lorsque


Monsieur Yves (le mari de Madame Louise qui était à l’armée) venait
en permission. Je me souviens aussi de Madame Armande (sœur de
M. Yves) et sa mère qui nous apportaient un peu de tendresse. Elles
gardaient André et Claude Kolski, les enfants de ma tante Sara, une
amie d’enfance de maman très proche. Elles étaient toutes les deux
comme deux sœurs.

J’ai appris plus tard, qu’en fait, ce n’était pas Madame Louise
qui était chargée de nous garder, mais sa mère, Madame Allard qui,
sans doute se déchargeait de cette tâche sur elle. Ceci explique
peut-être pourquoi elle n’avait aucune patience avec nous et ne nous
supportait pas.

Maman vient nous voir, et, prise d’un accès de courage


(cachée derrière ses jupes), je lui raconte tout. Elle ne fait ni une ni
deux et embarque ses gamins et leurs affaires. Nous voilà donc de
retour au sanatorium! Mais là, que faire de deux enfants au milieu
de tuberculeux? On nous cantonne dans une aile du bâtiment en
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attendant de trouver une autre solution. Les infirmières nous gâtent,


ça change des coups et c’est bien agréable. Une amie de maman,
Madame Halpern, lui suggère une maison d’enfants dans laquelle son
fils est placé. Cette maison est parait-il très bien. Les enfants y sont
bien traités, reçoivent beaucoup d’affection et vont à l’école. Maman
est presque décidée, mais au dernier moment, elle se désiste, sort
du sanatorium en promettant au médecin, le Docteur Bonafé, de se
soigner et nous emmène vivre avec elle. Cette maison d’enfants
devait être dans le sud de la France à l’époque (à Pallavas près de
Montpellier) et est devenue après un déménagement d’urgence, la
maison d’Izieu, tristement connue. En effet, en 1943, Klaus Barbie
fait arrêter tous les habitants de cette maison: enfants, professeurs,
surveillants, médecin, etc... Tous finiront dans les crématoires
d’Auschwitz. Cette maison est actuellement un des Musées de la
Mémoire. Le fils de Madame Halpern avait 9 ans, et s’appelait
Georges Halpern. Sans le savoir, ma mère nous a sauvé la vie. Je
suis allée visiter cette maison 60 ans après et je n’ai pas pu
maîtriser mon émotion en apprenant le sort des enfants après leur
arrestation: ils ont été enfermés, chacun seul dans une cellule de la
prison de Montluc à Lyon, et « interrogés » séparément par Klaus
Barbie. Quand on connait ses méthodes d’interrogatoires on peut
frémir en pensant ce qu’ont dû souffrir des enfants de 4 à 14 ans,
sans compter les souffrances du voyage, l’arrivée à Auschwitz et
l’horreur de leur mort! Ce souvenir est insupportable !!!!!

Et nous voilà dans un appartement, avec maman, à Lompnes.


On change d’école. Et là, je découvre un nouveau mot que je ne
connaissais pas : juif. C’est sûrement une insulte. Et quand il est
précédé du mot : sale, c’est pire et c’est plus fort. Je l’utilise donc
quand je me dispute avec mon frère. Celui-ci, qui comprend ce que
cela signifie (il a quatre ans de plus que moi), se fâche et nous nous
battons. Maman m’entend et me donne une gifle. Ensuite elle
m’explique que je suis juive… Ah bon... ? Ça ne se voit pas... quelle
est la différence? Je n’en vois pas. Je ne peux pas comprendre, je
suis révoltée. Alors je fais des bêtises. Cela fait enrager les
adultes... je suis contente. Nous allons à l’école. Je me souviens d’un
long chemin en pente pour y accéder. De l’école même, je n’ai aucun
souvenir. Je ne sais plus à quel moment, mais je revois Claude et
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André Kolski habitant avec nous. Je ne sais pas non plus combien
de temps ils sont restés. Je pensais que c’était à Chaley, mais
Claude m’a convaincue que c’était à Lompnès. Je nous revois encore
parcourant ensemble ce long chemin pour aller à l’école.

Mes parents trouvent du travail dans une usine de tissage


métallique, à dix kilomètres de là: papa en tant que comptable, et
maman comme ouvrière. C’est un petit village de 400 habitants
(Chaley). Nous sommes logés par l’usine dans un taudis de trois
pièces au rez-de-chaussée. Nous avons la visite de gros rats qui
sautent par-dessus nos têtes, et nous n’arrivons pas à les chasser.
Nos fenêtres donnent sur une cour où je vais jouer. Une grande grille
la sépare d’une autre cour où se trouve la maison patronale qui me
parait un château... Parfois j’y vois des enfants que je regarde avec
envie. J’aurais bien aimé jouer avec eux, mais… je ne suis que la fille
d’une ouvrière et du comptable...Je sais maintenant que ce sont les
petits-enfants du directeur.

Nous allons donc dans une nouvelle école. Il y a celle des


garçons où va Romain, dans la division des grands, et celle des filles
où je suis, dans la division des petits. Il n’y a qu’une classe pour tous
les niveaux. Tous les jours, on doit lever le drapeau en chantant
deux strophes de la Marseillaise et un hymne à Pétain….Je n’ai
retrouvé cela que bien des années plus tard au..... Chili...., mais
seulement le lundi et je n’ai jamais entendu d’hymne à Pinochet….
Mais voilà que surgit un autre problème avec le mot juif. Les enfants
du village nous poursuivent en criant que nous avons tué le Christ.
Qui est-ce...? Je n’ai tué personne. J’ai peur (j’ai sept ans), je pleure.
Maman me console et m’explique. Elle me dit que ce personnage
n’existe pas. Je ne comprends pas bien, mais je sais que je dois me
défendre, ce que je ferai à coups de pieds et de cartable! Après
quelques batailles, quelques tabliers déchirés, la figure tuméfiée, je
gagne le respect et je me fais quelques copains avec qui je cours les
champs.

Je suis bonne élève. J’ai surtout bonne mémoire: je peux


réciter les leçons des grandes à force de les entendre. On me cite en
exemple. Mais tout change lorsque Romain se présente au certificat
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d’études (examen important en ce temps-là, qui terminait le


primaire). Les deux instituteurs refusent de le présenter. Maman
s’entête, l’inscrit et le fait préparer par un ami, Maurice Krouck, qui
est ingénieur et est aussi caché ici en tant que juif. De tous les
candidats, il est le seul à être reçu! Imaginez la réaction des
instituteurs: le seul enfant ayant réussi l’examen, est justement ce
petit juif qu’on ne voulait pas préparer… ! Rage de ma maîtresse...
Elle envoie à mes parents un questionnaire à remplir pour recevoir
un livret de Caisse d’Epargne avec une somme dont je ne me
souviens plus (disons 100 francs). Mais pour cela, il faut certifier que
Romain n’est pas juif! Maman prend le formulaire en question et va
voir l’institutrice. Elle lui dit: « Vous allez lui donner 100 francs, n’est
ce pas? Eh bien voilà votre formulaire (elle le déchire en petits
morceaux) et moi, je lui ouvre un livret avec 200 francs! » Et elle s’en
va. Elle était comme ça, ma mère: une battante et une femme
merveilleuse! Romain entre en internat au lycée de Bourg-en-Bresse.
Mais moi, je reste... et là commencent mes problèmes scolaires.
Malgré mes notes, je redouble. Je ressens l’injustice. Je me révolte.
Je ne veux plus travailler. Ce que je savais l’année précédente, je ne
le sais plus: je ne veux pas le savoir. On me met au fond de la classe
(je suis chargée de remplir le poêle à bois, l’hiver); on me prive de
récréation; on essaie de me faire rentrer le calcul à coups d’ardoise
sur la tête … mais celle-ci résiste… le calcul ne rentre pas.

A Madame Pingeon (l’institutrice), je préfère de loin les


champs, les parties de luge et les boules de neige avec les copains.
Je fais donc l’école buissonnière le plus possible. Par moins 18
degrés, nous fabriquons une glissade sur une route en pente, très
passagère. Les gens se demandent pourquoi il y a du verglas ici,
alors qu’il n’y en a jamais eu. Ils mettent du sel pour faire fondre la
glace, et nous, tous les soirs, nous jetons de l’eau pour entretenir
notre glissade! Maman s’aperçoit de mes frasques et je reçois une
fessée magistrale.

Comme je l’ai dit, nous sommes logés au rez-de-chaussée, avec


les WC au fond d’un couloir, à l’extérieur. Maman y installe une
étagère sur laquelle elle met une valise avec mes affaires. Elle me
dit: « Si tu vois les allemands ou les gendarmes arriver au bout du
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chemin, tu vas vite dans les WC et tu attends qu’il n’y ait plus de
bruit. Alors, seulement à ce moment-là, tu iras chez la voisine du
dessus qui s’occupera de toi. » J’ai peur. Je ne veux pas d’une autre
maman! Je préfère la mienne! Quand je vois un uniforme, même de
loin, je tremble… je fais dans ma culotte… je me cache sous le lit.

Un grand problème se pose pendant les vacances scolaires:


que faire des enfants? Il faut essayer de les mettre à l’abri. Les
congés payés n’existent pas, donc les parents travaillent toute
l’année. Pour Romain, c’est réglé: il reste à Bourg dans la famille d’un
de ses camarades de lycée.

Mais moi, que va-t-on faire de moi? Une année, on m’envoie dans une
ferme à Manziat en Bresse. Là au moins, je serai bien nourrie et je
serai en “sécurité”. Je suis bien, les gens sont gentils. Je fais la paix
avec les vaches et les chèvres. J’adore le lait de chèvre tout frais
tiré et encore chaud dans mon bol, le matin. Moi, qui suis privée de
sucre toute l’année (on n’avait que de la saccharine), j’aime en
manger des morceaux: ça fond dans la bouche...! C’est bon…! J’en
vole….. Je suis découverte et selon le dicton “qui vole un œuf, vole
un bœuf” Je suis traitée de voleuse et on me renvoie chez moi.

L’année suivante, on m’envoie dans une colonie d’enfants


tenue par des religieuses. Là, je serai surveillée et en “sécurité”
(c’est le mot important de l’époque). Au début, tout va bien. J’ai des
copines et je découvre un nouveau jeu: le matin au réveil, avant les
repas, et le soir au coucher, tout le monde récite la même chose et
fait un signe bizarre (on dit signe de croix). C’est nouveau et assez
drôle. Mais au bout d’un certain temps ça devient monotone,
j’aimerais bien changer de jeu! Mais comment faire?... J’ai trouvé!....
Il existe un mot magique qui entraîne toujours une réaction : c’est le
mot « juif »! Alors voilà: je déclare que je suis juive... Le résultat ne
se fait pas attendre: une enfant de Satan s’est introduite dans la
maison de Dieu (qui c’est celui-là?)! Et voilà les religieuses (elles qui
prêchent à longueur de journée la charité et l’amour du prochain) qui
mettent cette petite fille de huit ans en quarantaine en attendant
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une autre décision. On appelle mes parents et mon père vient me


chercher. A cette époque, il y avait des contrôles partout dans les
trains. Les cheminots nous aident et nous voyageons dans un train
de marchandises. Aux arrêts, il faut se cacher sous la paille. En
chemin, mon père me gronde, et, à bout d’arguments, me dit: « Tu ne
comprends donc pas la situation? » Eh bien non… je ne comprends
pas la situation! Et me revoilà à la maison, en vacances d’été, livrée
à moi-même. Je cours les champs avec les copains et nous volons
des noix au patron de l’usine (maman en fait de l’huile); nous
braconnons les truites dans l’Albarine (rivière qui passe à Chaley)
avec une lampe électrique et une espèce de grande fourchette. Bien
sûr, dans les deux cas c’est interdit et nous avons souvent à faire
avec le garde-champêtre...

On manque de tout: viande, fruits, légumes, pain, sucre, lait,


café, savon, vêtements, etc... Tout part en Allemagne. Il faut bien
nourrir le peuple allemand et l’armée. Pendant ce temps-là, les
populations des pays occupés peuvent bien crever! Nous, on
ramasse des orties (maman en fait ...des épinards) et des pissenlits
dans les champs. On mange la nourriture des animaux. Lorsqu’on
trouve du lait on en fait du beurre. Lorsque les résistants font
dérailler un train, les habitants sont obligés de déblayer les voies.
Chacun s’arrange pour récupérer ce qu’il peut en nourriture. Pour
nous c’était l’occasion de vrais banquets! A l’usine, une sorte de
soupe populaire est organisée par la direction pour les ouvriers. Il
s’agit d’une sorte de bouillon avec 2 ou 3 légumes qui nagent
dedans. Les ouvriers protestent ; on envoie une assistante sociale
qui goûte ce liquide et dit : « c’est… mangeable… » Depuis ce temps,
dans la famille, quand on loupe un plat on dit « c’est…
mangeable… » ! J’ai un problème avec le Père Noël : chaque année
je retrouve dans mes chaussures une orange... j’ai horreur des
oranges... Donc je décide de l’attendre pour le lui dire... je fais
semblant de dormir et... je vois ma mère qui met cette orange dans
ma chaussure! Je suis très fâchée: on m’a raconté des histoires...
Maman, qui trouvait ces fameuses oranges je ne sais où (c’était un
fruit introuvable à l’époque) m’explique que c’est bon pour la santé et
que ce sont des vitamines, ces fameuses vitamines qui me
poursuivront tout le temps de la guerre, sous toutes les formes (la
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pire était l’huile de foie de morue...). De toute façon, je suis


doublement fâchée parcequ’on m’a menti.

A dix kilomètres de chez nous, à Hauteville, ma tante Bella, son


mari et ses deux enfants sont arrêtés. Avec maman, nous partons à
Hauteville voir ce qui s’est passé. Je me souviens de ce chemin à
pied pour arriver jusque là et trouver tout sans dessus dessous… La
maison est triste: on ne sait pas ce qui va leur arriver (on n’avait pas
encore entendu parler des camps de concentration: on parlait de
camps de travail). On a peur. On redouble de précautions. On
continue à m’expliquer ce que je dois faire au cas où....: les WC... la
valise... la voisine du dessus... etc... Et moi, je continue de trembler à
la vue d’un uniforme et à me regarder dans la glace pour essayer de
comprendre la différence entre les autres et moi. Rien à faire: je ne
vois rien; je ne comprends rien. Les adultes sont vraiment fous, il ne
faut pas les écouter.

Là-dessus, me voilà avec une crise d’appendicite. Il faut aller à


Bourg-en-Bresse, car il n’y a pas d’hôpital où nous vivons. Pour cela,
il faut prendre le train et ... passer les contrôles, surtout celui
d’Ambérieu...! L’aller se déroule sans problème. On arrive à l’hôpital,
on m’opère. Maman loge chez des amis et voit Romain tous les jours.
L’opération se passe bien, et il faut rentrer... On monte dans le train
et ... à Ambérieu.... contrôle des allemands! Ils montent dans le train
et révisent tous les documents: malheur à celui ou celle qui n’a pas
le bon. Il est arrêté immédiatement. Nous sommes assises dans un
compartiment avec un curé. A la tête que fait maman, il se doute de
quelque chose et nous observe. Un uniforme allemand se présente à
la porte... Maman retient son souffle; j’ai envie de pleurer... Le curé
tend son document et dit que nous sommes avec lui. Maman
explique que l’enfant a eu l’appendicite, qu’elle vient d’être opérée,
qu’elle est très faible... L’allemand nous regarde, rend les papiers au
curé et s’en va... On a eu chaud! J’ai encore fait dans ma culotte.
Maman remercie le curé. Peut-être que cet allemand n’était pas si
mauvais… qui sait? Il y a eu plusieurs exemples d’antinazis
allemands… La sensation de peur ne me quitte plus. En écrivant ces
lignes, je la ressens encore! Je suis retournée dans cette gare, cette
année 2008, et je l’ai trouvée si jolie avec ses parterres de fleurs...
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Comment imaginer toute la souffrance qui se cache dans cet


endroit?

Mon oncle Stachik (le frère de mon père) vient nous voir. Il
m’apporte une poupée magnifique...qui marche. A l’époque, il y en
avait très peu. Elle marche quand on lui donne la main. Mes amies
m’envient, car c’est la seule du village. Je suis fière: je prends ma
revanche. J’adore mon oncle, non seulement pour la poupée, mais
parce qu’il me prend sur ses genoux et me raconte des histoires
merveilleuses où le monde est magnifique et où on ne fait pas de mal
aux enfants! Mes parents lui proposent de se cacher. Il ne veut pas
et retourne chez lui, à Nice (zone dite libre) où, en principe, il ne peut
rien lui arriver. Je ne l’ai plus jamais revu: il a été arrêté avec sa
femme Hélène et son fils Bernard et ils sont morts tous les trois à
Auschwitz: lui, du typhus, sa femme et son fils, dans les chambres à
gaz et le crématoire. J’ai vu leur nom, il n’y a pas longtemps, sur le
mur du Mémorial de la Shoah à Paris, ainsi que celui de ma tante
Bella et son mari Haskel Buks.

Et la vie continue dans cette atmosphère. Mon père est arrêté


trois fois. Trois fois, il réussit à s’échapper (il est comme les chats: il
a sept vies!). Par deux fois, le directeur de l’usine va le sortir de
prison. Je ne sais pas son nom, mais je n’arrive pas à le trouver dans
les archives de Chaley et de l’usine TISSMETAL, qui n’existe plus
actuellement. La troisième fois, les gendarmes viennent à l’usine le
chercher ainsi que Maurice Krouck. Ils les enferment dans une
camionnette et, en cours de route s’arrêtent dans un café pour boire
un verre... laissant la porte ouverte... mon père essaie de convaincre
Krouck de se sauver, mais celui-ci refuse ne voulant pas porter
préjudice aux gendarmes... mon père l’embrasse et s’en va... Maurice
Krouck n’est jamais revenu...

Papa rentre au maquis et un jour je le vois arriver avec un


groupe de maquisards et des mitraillettes: ils viennent chercher du
ravitaillement au village. Je suis fière d’avoir un papa si fort! Quand
les enfants m’embêtent, je les menace de me plaindre à mon père
qui viendra les tuer avec sa mitraillette!
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A part ces quelques incidents, le temps s’écoule, presque


calme. Je vole les rations de chocolat de mon frère, cours les
champs et fais plein de bêtises avec les copains. Maman dit
toujours: “Mais qu’est ce que j’ai fait au bon dieu pour avoir une fille
comme ça!”. Je n’en sais rien non plus, mais je suis là: il faut faire
avec!

Les jours passent sans trop d’histoires, entre l’école, les levées
de drapeau au son de la Marseillaise et de l’hymne à Pétain, les
punitions (coups de pieds sous le bureau de la maîtresse ou de règle
sur les doigts), les jeux dans les champs, les inventions de ma mère
pour nous nourrir et nous habiller. C’est là que j’apprends à tricoter.
Maman pense que pendant que je tricoterai, je ne ferai pas de
bêtises. Mon premier tricot est une paire de bas avec de la laine filée
à la quenouille et tellement rugueuse que j’en ai les jambes
écorchées!

Enfin arrive la Libération. J’ai onze ans. C’est la folie! Tout le


monde acclame la longue file de camions (l’armée de De Lattre de
Tassigny) qui passe sur la route principale. Les soldats nous
distribuent des bonbons, du chocolat (mon obsession de la guerre),
des boites de conserves que les adultes appellent du singe. Cela
donne un air exotique (ce sont simplement des boites de Corned
Beef, rations de l’armée). Les gens rient, pleurent, tout à la fois.
Personne ne s’occupe des enfants qui s’empiffrent de bonbons et de
chocolat, comme s’ils voulaient rattraper cinq ans de privations! Les
chewing-gums, inconnus jusqu’à ce jour, font leur apparition.

60 ans après, lors d’une rencontre des « enfants cachés ». Je


suis retournée dans cet endroit de mon enfance. Je n’aurais jamais
pensé ressentir autant d’émotion. Ce passé m’a sauté à la figure
avec une force incroyable. Bien sûr, c’est dû aux personnes que j’y ai
retrouvées: Armande, Gaby, et évidemment mes deux grands copains
d’enfance et d’adolescence: André et Claude Kolski, à la Maison
d’Izieu que j’ai visitée, mais aussi aux endroits où j’ai joué et pleuré.
Chaley parait aujourd’hui un village mort: on ne peut plus rentrer Aux
Essailants, oú nous habitions, le pont a été enlevé par une tempête;
la fontaine qui nous servait à maintenir notre glissade n’existe plus;
14

le quartier de La Grille où était l’usine parait un quartier fantôme.


Des 400 habitants qui vivaient dans ce village, il n’en reste plus 150!
L’école n’existe plus... J’ai pourtant été émerveillée par la beauté de
ces paysages de la vallée de l’Albarine, cette rivière, témoin des
braconnages de mon enfance... ! Après cette rencontre, je me suis
rendu compte que nous avions une dette envers ces gens qui, d’une
façon ou une autre, nous ont sauvé la vie. J’ai donc entrepris des
recherches pour retrouver la famille de ce directeur de l’usine
Tissmétal qui, par deux fois a sauvé mon père des griffes de la police
française. Avec l’aide du journal local « la voix de l’Ain » et d’un
historien, Monsieur Dupasquier, j’ai retrouvé ses petits-enfants, qui
sont les frères Vialatoux. Il s’appelait Léopold Joannais, faisait
partie de la Résistance et est décédé en 1962. Son nom restera dans
ma mémoire avec beaucoup de tendresse et de reconnaissance.
Nous nous sommes rencontrés en été 2008, lors d’un voyage en
France et nous avons passé une journée inoubliable, j’espère que
nous ne nous perdrons plus.

Lors de ce voyage, j’ai aussi rencontré une dame qui se


rappelait de Romain, car ils étaient à l’école ensemble, madame
Sartorretti, et de madame Renoux qui a travaillé dans le même
bureau que mon père et s’en souvenait parfaitement.

Les souvenirs d’Hauteville et Cormaranche sont beaucoup plus


vagues. Je suis obligée de me fier aux récits d’Armande, de Gaby et
d’André qui, lui, a une mémoire d’éléphant.

Ce retour des « enfants cachés de Cormaranche » a été la


rencontre et la réconciliation avec cette partie de mon enfance. Bien
que de tous ceux qui y ont participé, j’ai été celle qui a eu le plus de
chance, car je suis restée presque toute la guerre avec maman, ce
qui n’a pas été le cas des autres enfants.

Puis c’est le retour à Paris... L’hiver est glacial. Nous n’avons


plus de logement: il a été occupé par un collaborateur. Bien entendu,
ce monsieur ne veut pas sortir. Il faudra lui faire un procès. En
attendant, où aller? Il existe un centre d’accueil pour les gens dans
notre cas, rue Vauquelin, dans le 5ème arrondissement. Le
15

responsable de ce centre est un rabbin, vague parent ou simplement


connaissance de mon père. Nous y allons donc. Il y a plusieurs
dortoirs avec des “lits” superposés, où nous dormons plusieurs
familles ensembles! C’est sale et plein de poux. Il n’y a pas de
chauffage. On sert les repas dans une salle qui sert de cantine. Mes
parents m’inscrivent à l’école, rue de l’Arbalète. Là, je tombe sur une
institutrice, une vraie, qui aime les enfants et les comprend. J’ai un
an de retard et des lacunes dans toutes les matières. Avec patience,
la maîtresse remonte mon niveau, sauf en calcul qui refuse toujours
de rentrer (cela me poursuivra toute ma vie: je suis allergique aux
chiffres). Je suis dans la même classe que la fille du rabbin. Cela me
permet d’aller quelques fois faire mes devoirs chez elle, dont
l’appartement est... chauffé. Mais ça ne peut pas se répéter trop
souvent, car le rabbin ne veut pas de mauvaises fréquentations pour
ses enfants: nous ne sommes pas du même milieu, on ne mélange
pas les torchons avec les serviettes, n’est ce pas? Décidément, mes
contacts avec la religion sont plutôt négatifs. Le reste du temps, je
vais faire mes devoirs dans le métro, il y fait chaud et, oh miracle...
je peux me promener dans tout Paris avec un seul ticket de métro!
(En plus en ce temps, les machines pour passer les billets
n’existaient pas. Il y avait le « poinçonneur du métro » qui, avec un
appareil faisait des trous, et comme le petit bout de papier ne
détachait pas toujours, on le recollait et on repassait avec le même
billet… qui, souvent ressemblait à du gruyère....) C’est sous terre,
évidemment, mais c’est mieux que rien. J’en profite et ça m’aide à
passer l’hiver qui est bien rude cette année-là.

Entre temps, mes parents ont trouvé un autre logement, à la


Porte de la Chapelle, Impasse Langlois. Ce sont des pièces séparées
sur un couloir extérieur, qui gèle l’hiver, dans un bâtiment voué à la
démolition (Il faut faire attention de ne pas descendre sur le derrière
tellement ça glisse… !). Ce n’est pas formidable, mais c’est mieux
que le centre d’accueil! On “déménage” donc et me voilà à l’école de
la rue de Torcy. Romain revient avec nous.

C’est l’époque où nous allons à la Gare de l’Est, à l’arrivée des


trains qui ramènent les déportés, survivants des camps de
concentration. C’est un spectacle terrible: ces hommes et ces
16

femmes qui arrivent avec ce visage sans regard, comme des


zombies, et tous ces gens, avec ou sans photos, qui les interrogent
“Avez-vous vu mon frère, mon père, etc...” Ce spectacle, je le vois
encore, et bien longtemps, il a hanté mes rêves. Mes parents, eux
aussi, espèrent y trouver un frère, une sœur, quelqu’un.... Un jour un
de leurs amis est descendu du train et leur a raconté la mort de
l’oncle Staschik et de toute sa famille à Auschwitz. Le retour à la
maison est triste.

A travers la Croix Rouge, nous retrouvons les enfants de la


tante Bella (sœur de maman), Armand et Fanny. C’est une grande
joie. J’ai deux versions de leur survie et je ne sais pas laquelle est la
vraie. L’une de ces versions, c’est Armand qui me l’a racontée. Peut-
être voulait-il « se faire mousser »? D’après lui, ma tante aurait
réussi à faire sauter ses enfants du camion qui les emportait vers la
mort. Ils seraient restés seuls dans les champs. Des paysans les
auraient emmenés dans un couvent où l’on aurait accepté que
Fanny, en tant que fille. Un garçon ne pouvant pas rester au milieu
de religieuses femmes, Armand se serait retrouvé dehors. Il aurait
été recueilli par un groupe de maquisards qui l’auraient gardé avec
eux jusqu’à la fin de la guerre comme une mascotte, un petit chien.
La version de Romain est moins romanesque mais me parait plus
véridique : Monseigneur Gerlier (qui était un collaborateur...) aurait
réussi à faire libérer un groupe d’enfants, parmi lesquels étaient mes
cousins. Mais l’histoire du couvent et du maquis parait vraie.
Toujours est-il que lorsqu’ils ont été retrouvés, mes parents les ont
fait venir avec nous. Je passais une grande partie de mon temps
avec Armand. J’avais une grande admiration pour lui que je prenais
pour un vrai héros. Je crois même que j’en étais un peu amoureuse.

Fanny est tombée amoureuse d’un garçon qui revenait d’un


camp et y avait perdu tous ses parents. Je crois bien qu’il était un
peu voleur (Il avait appris comment survivre à l’école
concentrationnaire). Ils ont voulu se marier religieusement. Mes
parents ont donc organisé la cérémonie avec un rabbin à la maison
et le mariage a eu lieu. Ils ont continué à vivre chez nous et ont eu
une petite fille, dont je ne me rappelle pas le nom, mais qui était
17

adorable. Bruno, c’était le nom du mari, a disparu un beau jour sans


laisser de trace et Fanny est restée chez nous avec sa fille.

Armand, lui, ne s’adaptait pas à la vie civile: il avait vécu


depuis l’âge de 15 ans au milieu des partisans et ne connaissait que
la guerre. Son seul désir était de venger ses parents et pour cela,
aller en Palestine créer un Etat juif (Israël n’existait pas encore à ce
moment-là). Il a donc décidé de partir avec Fanny et la petite. Nous
n’étions pas daccord, mais nous les avons accompagnés à Marseille
pour prendre le bateau qui les emportait vers une vie nouvelle. Nous
ne les avons plus jamais revus. J’ignore ce qu’ils sont devenus.

Du temps où nous vivions à l’Impasse Langlois, Romain adhère


à l’Union des Jeunesses Républicaines de France (la Jeunesse
Communiste de l’époque) avec Alfred Gerson et les deux frères
Gager. Papa milite au Parti Communiste et maman à l’Union des
Femmes Françaises. Quant à moi, je continue l’école, tant bien que
mal. Je lis beaucoup: Alexandre Dumas, Dickens, Hector Malo. Je
m’identifie aux personnages Je pleure ou ris avec eux. Je lis “les
Misérables” et souffre avec les malheurs de Jean Valjean et de
Cosette. Je suis Cosette. Donc je tombe amoureuse de Marius et lui
écris des lettres enflammées. Comme, bien entendu je ne les envoie
pas, maman tombe dessus. Elle veut savoir à qui j’écris ce genre de
lettres. Comment lui avouer que le destinataire n’existe pas? Donc je
refuse de répondre. De toute façon, c’est plus romantique de se taire
et de souffrir pour celui qu’on aime…! Alors, je ne dis rien et accepte
la punition.

On passe une visite médicale à l’école. On y découvre que j’ai


une tache aux poumons. Avec les antécédents de tuberculose de ma
mère, on décide de m’envoyer dans un sanatorium. On choisit celui
d’Hauteville que nous connaissons. Et me voilà arrivant dans ce
même sanatorium où j’étais arrivée quelques années auparavant. Les
médecins et les infirmières, qui me connaissent, sont aux petits
soins pour moi. On me gâte. Mais malgré tous les soins, la tache ne
disparaît pas. Les analyses ne décèlent pas la tuberculose. Les
médecins n’y comprennent rien. Je reste donc en observation. Au
18

bout de neuf mois, un médecin accouche d’une idée géniale: on va


me faire une tomographie. Et là... oh surprise! On s’aperçoit que
cette fameuse tache n’est autre qu’un os intrus qui a poussé par là!
Cela vient d’une déformation héréditaire, du côté de mon père, qui en
principe ne se transmet pas aux filles. Apparemment, il y a des
exceptions. Surtout qu’on m’en découvre d’autres dans les jambes,
mais cela ne me gène pas du tout. Mon frère, lui, a moins de chance
et doit subir plusieurs opérations. Son fils en souffre encore plus que
lui.

Pendant mon séjour au sana, je passe ma crise mystique et je


m’inscris aux Eclaireurs juifs, au grand désespoir de mes parents. Ils
ne veulent pas que leur fille devienne “sioniste”. Mais cet esprit
nationaliste et religieux ne me convient pas vraiment et je laisse
tomber: je n’y reste que deux mois. Je n’ai pas d’autres souvenirs de
cette époque. (Cette année, je suis retournée à Hauteville et à
Cormaranche. Je me souvenais vaguement de Cormaranche, mais à
part ce que je viens de dire, je ne me souviens absolument pas de
mon séjour à l’Espérance). Puisque je ne suis pas malade, je rentre à
Paris. Avec cette histoire j’ai pris une autre année de retard dans
mes études.

Après bien des péripéties (procès, disputes, etc...), nous


récupérons le logement au 64 rue d’Orsel. Il n’est pas très grand,
mais pour nous, c’est un palais. Il n’y a pas de salle de bains, mais il
y a les bains douches municipaux dans la rue des Martyrs où nous
allons une fois par semaine. Le reste du temps, nous nous lavons
dans une bassine, dans la cuisine. Mes parents sont contents: ils ont
retrouvé leur logement d’avant la guerre. Bien sûr, il est vide, il faut
tout réparer car tout est cassé, les habitants ont meme fait des trous
dans la tuyauterie de gaz… mais ils sont chez eux!

Lorsque j’arrive, l’année scolaire est presque terminée. Je ne


vais donc pas à l’école. Je m’inscris à l’Union des Vaillants et
Vaillantes (la version française des pionniers soviétiques. Le nom de
Vaillant vient d’un dirigeant du Parti Communiste Français, Paul
Vaillant-Couturier, décédé en 1937). Mes parents respirent… ils
préfèrent ça aux éclaireurs juifs. Et là, commence ma vie de
19

“militante”. On organise des sorties en forêt, des jeux. On apprend


l’histoire: la Révolution (Robespierre, Marat, Barat), la Commune de
Paris (Louise Michel, Auguste Blanqui, Jules Vallès...), la Révolution
Soviétique, la Résistance. Tout cela est passionnant. Les moniteurs
sont des copains. Il y a Liliane Zivian et Gilbert Leclerc (ils se
marieront plus tard), Jeannette Baillot et Louis Picot (eux aussi se
marieront). Je suis amoureuse de Louis Picot (il n’en a jamais rien
su) et jalouse de Jeannette, évidemment... Je viens d’apprendre en
lisant le livre « La rafle » que Louis Picot (de son vrai nom, Louis
Pitkowitcz) était l’un des échappés de la raffle du Vel d’ Hiv... Avec
tous les Vaillants, nous formons une bonne équipe. Je suis toujours
en relation avec Michèle Sarrabeyrouse, qui est maintenant
grand’mère d’un beau petit garçon que je ne connais qu’en photo. Là,
je prends conscience que la révolte pour la révolte ne sert à rien. Il
faut la canaliser et pour cela, s’organiser. Après le lancement de la
bombe atomique sur Hiroshima, nous faisons signer un appel pour
son interdiction, l’Appel de Stockholm. C’est le début de mon combat
pour la vie.
20

ADOLESCENCE

Parallèlement, je passe l’examen pour entrer en 6 ème,


et......miracle..... Je l’ai. J’entre donc au lycée Jules Ferry. Il faut
choisir une langue étrangère. Maman me suggère l’anglais, donc… je
choisis l’allemand. Je l’ai d’ailleurs complètement oublié. Je ne suis
pas une élève brillante, c’est le moins qu’on puisse dire. Je n’étudie
que ce qui me plait : le français, l’histoire qui me passionne , un peu
les sciences naturelles, l’allemand rentre tout seul (à cause du
yddish que j’entends autour de moi). Pour le reste, ce n’est pas
brillant. Je suis plus occupée à militer qu’à étudier. Avec quelques
camarades, nous créons un cercle de Vaillants au lycée, (vaillants, vient
du nom de Paul Vaillant-Couturier, dirigeant du PCF, qui s’est inquieté de l’education
des enfants de l’apres-guerre) . Bien sûr, ce n’est pas autorisé dans
l’établissement. Les scouts catholiques ont un local à l’intérieur du
lycée; nous nous battons donc pour en avoir un aussi. Nous n’avons
jamais réussi, bien évidemment. Le seul résultat, a été le passage en
conseil de discipline! J’ai dû en passer au moins trois dans ma
scolarité! Nous sortions de la guerre et les lois rétrogrades de Vichy
n’étaient pas encore complètement effacées dans l’esprit de la
population : l’Eglise avait repris des forces pendant l’occupation et la
laïcité n’était pas vraiment à l’ordre du jour. De toute façon, bon an
mal an, je monte de classe (je n’ai jamais redoublé).

Je n’aime pas l’allemand : je trouve que ça sonne trop dur.


Mais, malgré moi, j’ai de bons résultats. Je continue donc, et, en
même temps, j’apprends l’anglais avec la méthode Assimil. Je le
choisirai en deuxième langue en 4ème.
21

Nous retrouvons ma tante Sara, son mari, André et Claude et


nous sortons souvent ensemble. Ils ont récupéré leur appartement
rue du faubourg Saint-Denis. Par chance, il n’a pas été occupé, ce qui
m’a permis de retrouver quelques photos d’enfance et quelques-unes
de ma mère en Pologne. Nos familles sont très liées. Je crois que les
options politiques de chacun ont séparé un peu les parents. Ma tante
et son mari dénoncent l’antisémitisme en URSS et mes parents ne
veulent pas y croire. Ils restent amis, mais la relation n’est plus la
même. La suite des évènements a donné raison à ma tante et à
d’autres amis juifs polonais.

Nous avons aussi retrouvé la famille de Maurice Krouck et je


sortais aussi beaucoup avec leur fils Sam qui faisait les 400 coups et
se faisait renvoyer de tous les lycées (ça ne l’a pas empêché de
devenir un excellent médecin par la suite).

Romain reçoit des amis anglais. Parmi eux, il y en a un qui me


plait beaucoup. Il s’appelle Terry. Pour lui, je ne suis qu’une gamine,
bien entendu. Nous allons visiter la Tour Eiffel. Il me dit que je ne
pourrai jamais monter à pieds jusqu’en haut... Non mais, qu’est-ce
qu’il croit celui-là? On parie je ne sais plus quoi et nous voilà partis.
J’arrive, crevée, mais j’arrive : j’ai gagné mon pari!

C’est l’époque de la guerre d’Indochine. Sous prétexte de


combattre les fascistes japonais, on fait la guerre au peuple
Vietnamien qui veut son indépendance. Nous pensons que chaque
peuple a le droit de décider de son sort. “L’armée Française” commet
des crimes dignes des nazis : on voit des photos où des soldats
brandissent comme des trophées les têtes coupées de vietnamiens!
Ils pratiquent la torture! Nous exigeons de notre gouvernement
l’arrêt de ce massacre. Je participe à quelques manifestations
d’étudiants avec Romain, mais surtout avec les groupes de jeunesse
du quartier. Les filles, nous nous couchons sur les rails, devant les
trains emportant les militaires, pour les empêcher de partir, les
garçons distribuent des tracts et essaient de convaincre les soldats
de déserter. C’est une action purement symbolique, car les soldats
22

ne désertent pas et les trains partent quand même, avec du retard,


mais ils partent. Tandis que les coups de matraques, eux, ne sont
pas symboliques! Nous en recevons pas mal! (Nous étions si jeunes...
et nous n’avions peur de rien... !) Pour cette raison, Raymonde Dien,
une jeune ouvrière du textile est arrêtée : elle fera cinq ans de
prison. En même temps, est arrêté un jeune quartier-maître de la
marine de guerre : Henri Martin. Celui-ci refuse de massacrer les
vietnamiens et le fait savoir publiquement. Il est incarcéré au secret
au Fort du Hâ, à Bordeaux. Il y restera à peu près cinq ans, lui aussi.
On voit encore sur quelques murs des inscriptions disant : ”LIBEREZ
HENRI MARTIN”. Nous en avons faites quelques unes.
J

Je fais la connaissance de Don, Ron et Hazel, qui sont d’autres


amis anglais de Romain. Ils sont bien sympathiques, surtout Ron. Ils
vont en Europe Centrale en stop et en passant s’arrêtent quelques
jours chez nous. J’ai aussi une correspondante anglaise, Mavis. Nous
l’invitons pour les vacances de Pâques à la maison. En échange j’irai
à Londres pour trois semaines en été. Mavis est une fille agréable,
nous nous entendons très bien. Nous visitons Paris avec ma copine
Annette, qui vit près de chez moi, André et Claude. La mère
d’Annette a fait partie des raflés du Vel d’Iv et est morte
probablement à Auschwitz avec son petit garçon de 5 ans
seulement. Annette vit à Paris, près de chez nous, avec son père et
sa tante qui, par miracle ont échappé à la mort.
Puis l’été arrive et je pars donc en Angleterre. Les parents de
Mavis sont des gens de classe moyenne, très gentils. Je visite
Londres que j’aime beaucoup. J’aime aller à Hyde Park où n’importe
qui parle de n’importe quoi en toute liberté. Mais les trois semaines
se terminent et il va falloir rentrer. Ce qui signifie aller passer le
reste des vacances à Montmorency où mes parents ont acheté un
terrain avec une cabane. Je déteste y aller, car il n’y a aucune
distraction, pas de jeunes... rien à faire! Et j’ai seize ans et une
grande envie de bouger! Je décide donc que je n’irai pas. Je prends
contact avec les amis de Romain qui font partie des Jeunesses
Communistes et organisent tous les ans un camp dans une île au sud
de l’Angleterre (l’ile de WHITE). J’écris à la maison que je reste
jusqu’à la fin des vacances. Cela ne plait pas du tout à mes parents,
mais ils ne viennent pas me chercher.... Je reste donc au camp
23

jusqu’au bout. Personne ne parle français : c’est une vraie immersion


de langue. Je passe des vacances merveilleuses et mon anglais fait
d’énormes progrès. Mais tout a une fin, et il faut rentrer. Je rentre
donc et la vie continue avec le lycée, les Vaillants, etc...

N ous avons grandi et tout le groupe de Vaillants passe à la


N

Jeunesse : l’U.J.R.F (cercle Staline) pour les garçons, et l’U.J.F.F.


(Foyer Louise Michel) pour les filles. Nous, qui avons passé tout le
temps des Vaillants ensemble, n’acceptons pas cette séparation.
Nous nous arrangeons pour faire nos réunions le même jour, au
grand désespoir des dirigeants. En ce temps là, même dans les
milieux progressistes, on n’acceptait pas la mixité des filles et des
garçons. L’école non plus n’est pas mixte. L’éducation catholique
inculquée depuis des siècles pèse encore sur nous. La famille de
Louis Baillot nous prête un local sur la Butte Montmartre, 1bis rue
Norvins. Nous y passons des heures merveilleuses à refaire le
monde. J’y suis retournée avec ma petite fille Amandine en 2008. J’y
ai ressenti une grande émotion, mais aussi une grande déception:
c’est devenu un café et donc s’est perdu cet air d’intimité et en
même temps cette force qui y régnait à ce moment-là ! Nous avions
un tel enthousiasme..! Rien n’était impossible..! Nous avions un idéal
auquel nous croyions de toutes nos forces. Les jeunes, actuellement,
n’ont pas cette chance : ils n’ont plus confiance, ils ne croient plus
en rien (peut-être y sommes-nous pour quelque chose : les exemples
que nous leur avons montrés n’avaient rien d’enthousiasmant).
Tandis que nous, nous nous sentions capables de changer le monde.
Nous avons sûrement fait beaucoup d’erreurs, et de très graves.
Mais nous étions sincères, et, sur le fond nous ne pouvions pas nous
tromper. Changer une société injuste pour une plus juste ne peut pas
être un mauvais idéal. Bien sûr, le problème est de savoir comment y
arriver. A ce moment-là nous ne savions pas ce qui se passait dans
les pays de l’Est. Maintenant, évidemment, je n’ai pas la même
optique à ce sujet. Pour notre idéal, nous nous sommes battus
comme des lions, et encore actuellement, je continue dans cette
voie. J’espère en effet un avenir meilleur pour mes petits-enfants et
tous les enfants du monde. Je ne supporte pas que des enfants
meurent de faim, qu’ils soient utilisés comme une source d’organes
pour les pays “riches”, ou qu’ils soient chassés comme des lapins,
24

comme au Brésil ou en Colombie. Je ne supporte pas non plus que


des enfants ne puissent continuer leurs études, faute de moyens
financiers, ni que des jeunes ne puissent trouver du travail pour vivre
dignement. Je ne peux pas non plus accepter cette guerre
meurtrière d’Israël contre la Palestine. Chaque peuple a le droit de
vivre sur son territoire. Malheureusement, le monde ne peut pas
changer en un jour. Il faut du temps et il faut que chacun apporte son
grain de sable. Malgré tout, par notre lutte, nous avons gagné
certaines conquêtes sociales. Parmi les plus importantes sont:
 La Sécurité Sociale
 L’école publique gratuite et laïque
 Les congés payés
 Les indemnisations de chômage
 La semaine de 40 heures.

Dans ce contexte, je continue le lycée, sans beaucoup


d’évènements marquants, ou tout du moins je ne m’en souviens pas.
Papa a repris la comptabilité à son compte. Il a une bonne partie de
la clientèle du Sentier. Ce sont des artisans juifs : tricoteurs,
fourreurs, maroquiniers, tailleurs, etc... Il gagne mieux sa vie, ce qui
permet à maman de rester à la maison. Mais ce n’est pas un exemple
de mari, loin de là! Il est coureur et violent. Il trompe maman avec
n’importe quel jupon qui passe et lui fait des scènes épouvantables.
Il arrête de la battre lorsqu’il s’aperçoit que nous avons grandi et que
nous pouvons la défendre. Romain a du mépris (si ce n’est pas de la
haine) pour lui. Moi, je n’ai pas ce sentiment, mais je n’ai pas de
respect pour lui. Je l’ai toujours considéré comme quelqu’un de
complètement irresponsable, et, par la suite, comme un enfant de
plus. J’aime beaucoup ma mère, mais elle ne me comprend pas. Je
ne peux donc pas m’appuyer sur elle. Alors, je mène ma vie à ma
façon, et me débrouille seule avec mes problèmes. Je tombe
amoureuse je ne sais combien de fois, de je ne sais plus qui, en plus,
bien entendu, de Gérard Philipe (je ne manque aucun de ses films),
Yves Montand (je peux faire la queue 3 fois par semaine pour
assister à ses récitals)...
25

Une rencontre franco-italienne de la jeunesse est organisée à Nice.


Deux autocars partent de Paris. Je ne sais plus combien de temps
nous mettons, mais nous nous amusons beaucoup en route. Sur
place, je pense beaucoup plus à m’amuser qu’aux rencontres
politiques, dont je n’ai aucun souvenir. Je me souviens, par contre,
d’un certain Richard de Cagnes-sur-Mer qui était très tendre….

L’année suivante, c’est le Festival International de la Jeunesse


à Berlin. Pour y aller, il faut passer par la zone américaine qui nous
refuse le passage. Une partie de la délégation française, dont nous
sommes, Romain et moi, part du Havre sur un bateau polonais “le
Batory” qui nous amène à Gdynia. André et Claude me disent qu’ils
étaient avec nous sur le bateau, mais j’ai un peu de honte, je ne m’en
souviens pas du tout. De là, nous prenons le train pour Berlin. Ce
n’est pas le chemin le plus court, mais c’est le plus sûr! L’autre
partie de la délégation décide de passer malgré tout et est bloquée à
Innsbruck en Autriche. Les jeunes partent clandestinement par
groupes de deux et finissent par arriver à Berlin. Je suis
impressionnée par cette ville complètement en ruines. C’est en 1951.
Le mur n’existe pas encore. Nous pouvons passer d’un côté à l’autre
sans problème. En principe, ce n’est pas autorisé, mais nous y allons
quand même. Les jeunes communistes allemands nous reçoivent
solennellement avec leur uniforme à chemise bleue. Je n’aime
toujours pas les uniformes. Certains nous racontent qu’ils faisaient
partie des jeunesses hitlériennes. Cela me fait froid dans le dos.
Comment peut-on faire confiance à des gens qui tournent comme
des girouettes? Cela impose réflexion. Mais à part les allemands,
nous rencontrons les délégations des autres pays. Les vietnamiens
m’impressionnent beaucoup, avec leur gentillesse et le récit de leur
combat. Ils savent que nous luttons à leur côté, mais nous avons
honte de nos compatriotes. Ils nous racontent comment ils ont
organisé leur vie sous terre : école, hôpitaux, etc... Ce sont des gens
d’un courage exceptionnel. Nous nous engageons à renforcer notre
bataille contre la guerre d’Indochine. Bien sûr il n’y a pas que des
rencontres politiques. Des troupes artistiques se produisent. Chaque
pays a son spectacle. La France présente une fresque sur la
Commune de Paris écrite par Henri Bassis sur une musique de
Joseph Kosma « A l’assaut du ciel » (j’ai repris l’idée en 1982, au
26

Chili, où j’ai organisé un spectacle dans mon collège sur le 14 juillet).


Nous voyons trois spectacles par jour. C’est un vrai brassage de
cultures!

Au retour de Berlin, j’adhère au Parti Communiste, tout en


continuant de militer à la Jeunesse. On me donne même des
responsabilités : tout d’abord au Comité Fédéral de la Seine de
l‘Union des Jeunes Filles de France, et ensuite au Comité National.
J’y rencontre des gens intéressants, qui sont déjà des personnalités
publiques ou qui le deviendront par la suite : Louis Aragon, Elsa
Triolet, Jean-Pierre Chabrol, les Curie (Frédéric et Irène), Yves
Montand, Simone Signoret, Jeanne Moreau, Clément Harrari, Juliette
Gréco, etc...
Certains nous aident même financièrement, car nous n’avons aucune
subvention et par conséquent, pas d’argent. Je dois aller chaque
mois chercher cette aide chez...Yves Montand et Simone Signoret, et
chez Jeanne Moreau! Je n’aurais donné ma place à personne! Vous
vous rendez compte : aller chez mon idole!! Je me revois encore
arriver Place Dauphine vers 11heures, sonner à la porte; une femme
ouvre et me fait attendre dans le salon : je suis dans mes petits
souliers… Yves Montand apparaît vêtu d’un peignoir.... je meurs
d’émotion! Puis Simone Signoret arrive, m’offre un café. Je suis
tellement émue que j’ai envie de disparaître dans le fauteuil. On
parle de choses et d’autres (plus exactement, ils parlent..), ils me
donnent l’argent et je m’en vais. Pour eux, je devais plutôt être une
emmerdeuse qu’autre chose, mais ils ont toujours été très polis et
aimables.

Mais je continue, malgré tout, à militer sur mon quartier. Je ne


suis pas faite pour être dans les hautes sphères, je préfère les
copains. Nous travaillons avec les jeunes de la “zone”, ils nous
connaissent bien et nous aident à faire des inscriptions et coller des
affiches. Ils nous défendent même lorsque les fascistes nous
attaquent (et cela arrive souvent). Nous aidons les travailleurs Nord-
africains à se défendre, car ils sont logés dans des conditions tout à
fait inhumaines (10 dans des chambres de 3m sur 3m) dans le
quartier de Barbès, ils doivent dormir à tour de rôle ! Ils travaillent
dans des conditions proches de l’esclavage (sans sécurité sur les
27

chantiers : beaucoup meurent d’accidents dans le plus grand


anonymat) Nous organisons des cours d’alphabétisation. Nous
allons défendre les vendeuses du Marché Saint Pierre, qui ont des
salaires de misère et même pas le droit de s’asseoir pendant une
journée de neuf heures! Nous les avons organisées en syndicat, et
elles ont gagné quelques avantages. Nous nous battons notamment
pour la Sécurité Sociale et les Congés Payés. Il existait bien une
Assurance Sociale, mais qui ne remboursait presque rien. Les
congés n’existaient pas. La lutte était dure. Je me souviens d’une
manifestation où la police a tiré. Nous marchions en nous tenant par
le bras, quand j’ai senti s’affaisser le camarade qui était à côté de
moi : il avait été atteint par une balle et était mort! Il s’appelait
Maurice Lurot. Il fait partie de ces gens simples inconnus qui sont
morts pour que les générations futures vivent mieux.

Nous organisons des bals le samedi. Le but est de ramener un


peu d’argent à l’organisation, mais surtout, de bien nous amuser!
C’est vrai que nous nous y éclatons! Lorsque nous n’organisons rien,
nous allons faire les fous au Moulin de la Galette ou sur le Boulevard
Rochechouard. C’est dans ces activités que je fais connaissance de
Gérard. Nous sommes seulement de bons copains. Il est amusant et
très séduisant: il a beaucoup de succès. Il vit tout seul dans une
“chambre de bonne” sans eau et pleine de punaises. Il ne mange pas
tous les jours à sa faim. C’est pourquoi nous l’invitons, chacun à
notre tour, à la maison.
Je continue le lycée avec un succès relatif. Je passe malgré tout le
Brevet.

1952. Les Etats Unis, dans leur désir habituel de dominer le


monde, lancent leur guerre de Corée. Ils expérimentent une nouvelle
arme : la bombe bactériologique qui envoie des épidémies sur les
populations. Nous qui sortons d’une guerre, ressentons cette horreur
au plus profond de nous.
Le Général Ridgway, qui commande les armées américaines
dans cette guerre meurtrière, vient en visite officielle à Paris. Nous
décidons de le recevoir à notre façon. Nous ferons une grande
manifestation, et, cette fois, nous sommes décidés à ne pas nous
laisser taper dessus. Nous n’allons pas le laisser venir sans lui
28

montrer notre solidarité avec le peuple coréen et sans le dénoncer


comme sinistre assassin des populations. Nous remplissons les rues
d’affiches et d’inscriptions « Ridgway go home » « Assassin » Lors
d’un collage d’affiches, la police arrête le camarade qui tenait le pot
de colle. Nous sommes tous là… comment va-t-on continuer ?....
Dans une inconscience de jeunesse, je cours… sauver ce fameux
camarade…. (Je n’avais pas encore vu Zorro : la télévision n’existait
pas...) J’attrape le pot de colle…. (mon frere dit que j’ai lancé ce pot
de colle a la tete du policier… ?) le copain se sauve…un policier
m’attrape…. ils me prennent à deux et me font descendre quatre à
quatre les escaliers de la Butte. Je me retrouve au commissariat de
la rue du Mont-Cenis avec mon paquet d’affiches. On m’enferme dans
la cage avec les prostituées et les Nord-africains raflés dans la nuit.
Il fait froid et je dois avouer que je n’en mène pas large. Un des Nord-
africains me prête sa veste et j’essaie de dormir un peu. Le
lendemain, je suis interrogée par le commissaire qui veut que je lui
donne les noms de ceux qui étaient avec moi. Moi, faisant la brave,
je lui dis que je ne parlerai que devant mon avocat… Le commissaire
se fâche et me dit : « si tu étais ma fille je te mettrais une bonne
gifle » et moi, dans mon inconscience, lui répond « oui, mais vous
n’êtes pas mon père... » La gifle m’arrive quand même et il me
menace de m’envoyer en prison. L’interrogatoire dure toute la
matinée. Pendant ce temps- là, mes parents et les camarades me
cherchent dans tous les commissariats. Vers midi, ils finissent par
me trouver. Les conseillers municipaux viennent me sortir de là. Il
faudra que je passe au tribunal, car je suis accusée de “coups et
blessures à agent”. Lors du jugement (public) les gens sont morts de
rire lorsqu’ils entendent cet agent si grand, une vraie armoire (en
plus il s’appelle Néant) m’accuser, moi et mon mètre cinquante sept,
de l’avoir frappé avec un paquet d’affiches et de l’avoir envoyé à
l’hôpital! Je me croyais vraiment une super-woman. ! Je suis quand
même condamnée à une amende et un mois de prison avec sursis…
La police a toujours raison !

Le jour de la manifestation arrive….Nous nous armons de


bâtons déguisés en pancartes. Mes parents y vont, mais ne veulent
pas me laisser y participer. Ils ont peur que je me fasse encore
arrêter. Ils s’en vont. Mais moi, qui suis à la direction, je ne peux pas
29

ne pas y aller, donc je pars derrière eux. La manifestation est citée


Place de la République. Mais nous donnons la consigne de ne pas
arriver jusque là. Les défilés partent de toutes les portes de Paris.
La police qui nous attend là, armée et casquée, laisse le reste de
Paris sans beaucoup de garde. Ceux qui restent dans les
commissariats, en voyant arriver cette horde en rangs serrés, criant
des mots d’ordre incendiaires, se sauvent… Pour la première fois (et
aussi la dernière) je vois le derrière de la police en fuite …! Un
groupe de policiers nous attend à la Gare du Nord et essaie de nous
barrer le passage… Nous sommes décidés à tout... Nous leur lançons
les chariots à bagages… L’un d’eux sort son révolver et tire… Un
manifestant tombe… Il s’appelait Ahmed Hocine…. Nous attrapons le
policier et je crois bien qu’il n’en est pas sorti vivant….

Peu après, je pars avec une délégation “d’études” en Roumanie.


Nous rencontrons des dirigeants de syndicats, des étudiants. Nous
sommes reçus au Palais des Pionniers, en grande pompe. En ce
temps-là ça me paraissait naturel. Maintenant, j’ai honte de ne pas
avoir eu assez de jugeote pour voir plus loin que ce qu’on nous
montrait. Nous visitons une prison où étaient enfermés les
communistes lors de l’ancien régime. La prison est vide, mais on ne
nous dit pas qu’il y en a d’autres qui, elles, sont pleines. Quant à
nous, cela ne nous vient même pas à l’idée! Nous allons aussi dans
une usine d’automobiles. Sur le journal mural sont affichées les
photos des “stakhanovistes” avec les normes de travail accomplies.
Ils sont à l’honneur! Un camarade de chez Renault voit les normes et
éclate de rire : il dit que lui, les dépasse tous les jours. Le rendement
de Renault est le double de celui-ci. Dans le fond, ce n’est pas plus
mal si les cadences de travail sont plus faibles! Cela nous parait plus
humain. Nous allons sur une plage de la Mer Noire (je ne sais plus
laquelle) et nous repartons ravis. Mais nous n’avons rien vu. Nous
n’avons pas parlé avec les gens et n’avons pas vu d’opposants au
régime. Nous nous sommes seulement bien amusés (un interprète
roumain était très séduisant) et n’avons vu que ce qu’on voulait bien
nous montrer. Maintenant, je refuse de partir en voyage organisé.
30

Je reprends la classe au lycée, mais je ne veux plus y aller.


J’abandonne donc au milieu de l’année scolaire et commence à
travailler avec mon père en comptabilité. Ce n’est pas que ça me
plaise, mais je me sens plus libre. J’ai regretté cette décision toute
ma vie, mais, en ce temps-là, il n’y avait pas moyen de me faire
entendre raison. Mon rendement n’était pas sensationnel, mais je
n’avais pas non plus de salaire : mon père estimait que dans la
mesure où il me nourrissait et me logeait, comme j’étais la fille de la
maison, je n’avais pas besoin de salaire!
Mes parents ne savent pas quoi faire de moi. Ils ne savent pas par
quel bout m’attraper. Ils essaient de me marier avec un ami de la
famille, Claude Rosenberg. Je l’aime bien, mais comme un copain. Du
jour où on me fait entrevoir des fiançailles, je ne peux plus le voir!
J’ai l’impression d’être en vente! Claude comprend cela très bien et
ne m’en veut pas. D’ailleurs il se mariera plus tard et aura des
enfants.

Romain est en Angleterre, pour un an, chez ses amis Ron et


Hazel. Ron est malade, il a de l’asthme. Le médecin lui conseille de
venir en France où le climat est moins humide qu’à Londres, et en
plus de suivre un traitement. Il vient chez nous. Personne, à part moi,
ne sait l’anglais à la maison. Lui, ne parle pas le français. Il faut que
je l’accompagne partout. Je passe toutes mes journées avec lui, et,
évidemment… j’en tombe amoureuse. Lui aussi apparemment. Il a
deux ans de plus que moi. Il s’est marié à 18 ans..! C’est vraiment la
folie : nous ne pensons à rien, ni à personne; nous vivons notre
amour en plein, c’est tout. Ron a été le grand amour de ma vie. Je
n’ai jamais ressenti la même chose pour personne. J’ai aimé Gérard
sincèrement, mais pas de la même manière. Mais, hélas, souvent le
bonheur est bien court! Il doit rentrer chez lui, son traitement
terminé. Il me dit qu’il veut vivre avec moi, mais qu’il doit tout
expliquer à Hazel. Nous entamons une correspondance, jusqu’au jour
où il m’annonce qu’il a décidé de continuer de vivre avec Hazel. J’ai
l’impression de mourir. Je décide donc de couper court et de ne plus
lui répondre. J’ai beaucoup de mal à m’en remettre. Je raconte mon
histoire à Gérard, avec qui je suis très amie. Nous avons le même
âge. Lui aussi a, à ce moment-là, un très gros chagrin d’amour. Nous
nous consolons et nous conseillons mutuellement.
31

Nous nous rapprochons tellement, que nous commençons à


ressentir un sentiment plus fort que l’amitié. Ce n’est pas la même
folie qu’avec Ron, mais nous nous sentons bien ensemble. Ce que
j’aime chez lui, c’est sa gaîté, sa manière de faire des blagues, son
intrépidité lorsque nous devons faire une action.

Mais le monde continue de tourner, entrainant ses joies et ses


peines. Aux Etats-Unis, le gouvernement commence une « chasse
aux sorcières » : le parti communiste est interdit. Tout contestataire
accusé d’être communiste est emprisonné, interdit de travail ou
condamné à mort. C’est l’époque du maccarthysme (du nom de Mac
McCarthy). Les artistes les plus connus sont trainés devant une
« commission des activités anti-américaines » et condamnés, tels
Charlie Chaplin, Arthur Miller, Berthold Brecht, Jules Dassin, John
Ford, etc... Le couple Rosenberg est accusé d’espionnage et exécuté
sur la chaise électrique. Nous menons des actions de solidarité,
organisons des manifestations devant l’ambassade des Etats-Unis.
Bien sûr, toutes réprimées. Un jour, lors d’une de ces manifestations,
nous sommes un bon nombre à être arrêtés. On nous emmène au
Commissariat qui se trouve en dessous de l’Opéra, et là, je retrouve
ma mère qui elle aussi était dans le lot… Nous passons la nuit à faire
le plus de bruit possible et nous sommes libérés le lendemain matin.

Nous luttons aussi contre la discrimination des noirs aux Etats-


Unis. Dans ce pays, soi-disant, de liberté, les populations noires
n’ont aucun droit : ils ne peuvent monter dans les autobus (ils ont
une partie réservée pour eux à l’arrière, exactement comme les juifs
du temps de l’occupation nazie), ne peuvent aller à l’école, encore
moins à l’université. Les mariages entre blancs et noirs sont interdits
et punis d’emprisonnement. Il a fallu la lutte de gens tels que Paul
Robeson, ce grand chanteur noir, qui, sous les balles, réalisait ses
concerts appelant à la conscience des honnêtes gens (Peekshill) et
disant à ses spectateurs : « Ne vous en faites pas, la musique et
l’amour sont plus forts que les balles ». Il a été relayé par d’autres
personnes exceptionnelles telles qu’Angela Davis et Martin Luther
King. Par leur courage, leur ténacité et la solidarité mondiale,
l’égalité des noirs a été partiellement gagnée. Le racisme n’a pas
32

complètement disparu, mais il y a une loi écrite dans la constitution


qui, en principe, le punit.

Pendant le même temps, la guerre d’Indochine fait rage. Les


vietnamiens donnent du fil à retordre à l’armée française. La
population entière (hommes, femmes et enfants) lutte pour son
indépendance. Nous continuons à nous battre pour la paix en
Indochine et nous sommes considérés comme des traîtres. Nous
sommes bien isolés. Les gens ne se sentent pas concernés car ceux
qui partent se battre sont des volontaires, le contingent n’y va pas.
Des dirigeants sont arrêtés, Louis Baillot, Paul Laurent. On arrête
Jacques Duclos sous prétexte de complot contre le gouvernement.
On a trouvé dans sa voiture deux pigeons, morts, et on l’accuse
d’envoyer des pigeons voyageurs à je ne sais qui. Ces fameux
pigeons lui avaient été offerts par des amis pour être cuisinés aux
petits pois... Les tribunaux voient le ridicule de cette situation et le
relâchent. Baillot et Laurent restent en prison. Nous cachons tout le
matériel de propagande que nous avons (les réflexes de
clandestinité fonctionnent toujours). Les dirigeants ne vont plus
dormir chez eux. Nous en cachons deux à la maison. Vu les
difficultés que rencontre le gouvernement, il décide d’envoyer le
contingent en Indochine, sauf les soutiens de famille et les hommes
mariés. Gérard affirme que s’il doit partir, il passera dans l’autre
camp. Normalement, il doit partir en Novembre. Je ne veux pas être
veuve avant le mariage. Nous décidons donc de nous marier en
Septembre. Mes parents ne sont pas trop heureux de cette décision.
A leurs yeux, Gérard n’est pas un parti pour moi: il n’a pas de
situation... il n’est qu’ajusteur en usine et sans travail plus souvent
qu’à son tour (il est syndicaliste...) Mais pour nous, ce n’est pas un
problème. Après beaucoup de discussions, la date est fixée en
Septembre. Nous allons à Evron faire la connaissance de ma
nouvelle belle-famille. J’y suis bien acceptée. Yvon et Pierrot, qui
sont à ce moment-là deux petits garnements, ne nous lâchent pas
d’une semelle. Ce grand frère et sa copine déclenchent leur
curiosité. Le père Daguin me parle en patois et je n’y comprends
rien. Je sympathise tout de suite avec Madeleine. C’est un milieu
très différent du mien mais je m’y sens très à l’aise.
33

Nous continuons à militer tous les deux à la jeunesse. C’est


l’année du Festival de la Jeunesse à Bucarest. On me donne la
responsabilité d’une partie de la délégation française. On nous met à
disposition trois trains avec des wagons en bois. Je suis responsable
d’un train. Il arrive aux italiens ce qui nous était arrivé pour Berlin.
On ne les laisse pas passer. Nous les récupérons dans notre train et
les cachons sous les couvertures, n’importe où. Nous organisons un
tel va-et-vient que les policiers ne s’y retrouvent plus et
abandonnent. Finalement, les italiens resteront avec nous. On était
plutôt serrés dans ce train, mais quelle joie! Les italiens chantent
merveilleusement et nous racontent leurs luttes. C’est lors de ce
festival que nous apprenons que les conversations avec le Vietminh
ont abouti et la paix en Indochine est signée. Henri Martin et
Raymonde Dien sont libérés. C’est l’euphorie! Mais nous ne pourrons
pas rester au Festival jusqu’à la fin : une grève générale se
déclenche en France, nous sommes en 1953. Nous devons y
participer. Nous arrivons à la frontière suisse et là, nous n’avons pas
de train pour rentrer.

La grève est suivie à 100% : pas de train, pas d’électricité,


pas de gaz, rien! Finalement, nous trouvons un autocar et nous voilà
partis. Les cheminots qui pensent que nous leur brisons la grève,
nous lancent des pierres! Il nous faut leur expliquer que justement,
nous rentrons pour travailler avec eux. Ils nous aident à mettre des
banderoles sur l’autocar et nous repartons. En arrivant à Paris, un
spectacle étonnant nous attend. Il n’y a pas de métro, les ordures
jonchent les trottoirs, la “ville lumière” est dans le noir... Je n’avais
jamais vu cela et je crois bien que je ne l’ai plus revu, sauf en 1968.
Nous nous mettons tout de suite à organiser la solidarité. Si je me
souviens bien, cette grève a duré un mois entier avec 4 millions de
grévistes, et elle a gagné 3 semaines de congés payés.

Comme je l’ai dit plus haut, c’est à Bucarest que nous


apprenons la fin de la guerre d’Indochine. La joie est grande, nous
célébrons cette victoire avec les vietnamiens. Nous ne savons pas
encore que cette guerre reprendra presque aussitôt avec les Etats-
Unis. Une guerre qui durera encore dix ans. Les vietnamiens auront
34

vécu plus de vingt ans dans une guerre quotidienne. Il est difficile
ensuite de reprendre une vie pacifique.

Nous préparons notre mariage. Mes parents achètent un petit


deux pièces dans le 19ème, rue de Flandres. Nous sommes désolés de
laisser notre 18ème! Mais ce n’est pas loin. Gérard perd son travail
chez Panhard (syndicat...). Comme il doit partir faire son service
militaire, il n’en trouve pas d’autre. Il est gardien de nuit au
Mouvement de la Paix, je crois, ou une autre organisation. Moi, je
continue de travailler avec mon père, toujours sans salaire. Nous
décidons de nous marier quand même (folie de jeunesse).

Nous arrivons à un épisode qui a marqué ma vie profondément


et aussi ma façon de penser. C’est la mort de Staline et le 20 ème
Congrès du PC Soviétique. Le rapport de Kroutchev nous révèle les
violations aux droits de l’homme commis en Union Soviétique. Donc
ce que disaient certains camarades exclus du Parti, c’était vrai…
Nos dirigeants nous ont donc menti. J’ai l’impression que le monde
me tombe sur la tête…. ! J’ai honte vis-à-vis de ces camarades que
nous n’avons pas crus lorsqu’ils essayaient de nous éclairer. Je
pense à ma tante Sara, à d’autres amis de la famille desquels nous
nous sommes séparés. Je deviens plus critique vis-à-vis de la
direction. Plus jamais je ne militerai de la même façon.
35

MA VIE D’ADULTE

Le fameux jour arrive (26 Septembre 1953). Un camarade de la


cellule possède même... une caméra et filme (mais il oublie d’enlever
le bouchon de l’objectif!...) Ça commence bien.... Nous allons à la
mairie du 18ème. Les témoins de Gérard sont ses deux grands
copains, Guy Lebihan et Roland Prechner. Les miens sont Louis
Baillot et Claire Brard. Le Maire du 18 ème, un camarade, Odilon
Arrighi, nous marie. Nous n’avons pas 21 ans, il faut donc
l’autorisation des parents: ils nous la donnent et signent. Tous les
copains sont là, plus la famille et les amis. La mère et la grand’mère
de Gérard sont désolées que ce soit un mariage civil. Elles vont donc
de bonne heure à l’église prier pour nous. Si ça leur fait plaisir, ça ne
nous fait pas de mal... Le repas de noces se fait à “La Famille
Nouvelle”, un restaurant tenu par des camarades, et qui n’existe
plus, à l’angle du Boulevard Barbès et du Boulevard de la Chapelle.
Je crois qu’à cet endroit, il y a maintenant un magasin Tati. Nous ne
pouvons pas partir en voyage de noces, nous n’en avons pas les
36

moyens. Mais comme nous vivons au métro Stalingrad... nous y


allons avec notre ticket de métro…

Je me trouve presque tout de suite enceinte. Je suis contente


et Gérard aussi, car nous avons très envie d’avoir un enfant. Puis, la
date de départ à l’armée arrive inexorablement! Gérard part mais fait
tout ce qu’il peut pour ne pas faire son service. Il est envoyé à
Versailles. Ce n’est pas trop loin. J’achète la vieille moto à Claude
Rosenberg. C’est vraiment un vieux clou, mais elle n’est pas chère,
le moteur chauffe et elle ne veut plus partir… il faut attendre qu’elle
se calme! Par la suite, nous essayons de nous la faire voler, mais
personne n’en veut.... Malgré tout, grâce à elle, Gérard peut faire le
mur presque tous les soirs et venir à la maison. De toute façon, en
faisant un cinéma pas possible (il avait des dons d’acteur), il ne
restera à l’armée que trois semaines et sera réformé et renvoyé dans
ses foyers.

Après quelques recherches, il trouve du travail dans un atelier


métallurgique et nous organisons notre vie tant bien que mal. Nous
militons maintenant dans le 19 ème avec Henri Fizbin et Denise Dolfi.
(Denise est la fille de JeanPierre Timbaud, fusllé par les francais au
Mont Valérien) Ce sont de bons camarades, mais ce n’est pas le
18ème!

Le Docteur Lamaze, en voyage en Union Soviétique, découvre


les méthodes d’accouchement sans douleur. Il essaie de les faire
appliquer en France, mais le ministère de la santé s’y refuse, l’Eglise
aussi: il faut enfanter dans la douleur...! En France, l’accouchement
est gratuit, car il est pris en charge complètement par la Sécurité
Sociale, mais pas cette nouvelle méthode. Nous voilà donc parties
en campagne pour la faire accepter. Nous ne voyons pas pourquoi
nous devons souffrir obligatoirement! Nous organisons des
conférences, des pétitions. Avec nos gros ventres, nous faisons du
porte à porte dans les HLM parisiens! La clinique des métallurgistes,
rue des Bluets, accepte de servir de lieu d’expérience. Il faut suivre
une préparation. De notre réussite dépend l’avenir de cette méthode!
37

Le jour arrive : Gérard m’emmène à la clinique. Dans la salle de


travail, il règne un silence impressionnant, nous sommes pourtant
cinq en train d’accoucher. Deux sages-femmes s’occupent de nous et
nous aident à respirer au bon moment. Entre les contractions, je
tricote des petits chaussons. Les écographies n’existent pas encore,
je ne sais pas si c’est une fille ou un garçon, mais cela n’a pas
vraiment d’importance. A une heure du matin, j’accouche, et c’est un
des plus beaux moments de ma vie : on me met ce petit bout de
chair de 3kg sur le ventre... c’est un garçon. J’ai participé au travail
et je n’ai pas souffert! C’est donc possible! L’Eglise avec ses
concepts peut aller se rhabiller : on a gagné! On m’installe dans une
chambre (à quatre) et on me donne mon bébé : il est long et maigre,
avec une tête allongée et, par-dessus le marché, il a la jaunisse! Je
le trouve très beau malgré tout. On décide de l’appeler Roland, à
cause de notre ami Roland Prechner que nous aimons bien. Et nous
voilà jouant à la poupée. J’essaie de le nourrir, mais je n’ai pas de
lait. Je n’ai qu’une espèce de liquide qui manque de l’empoisonner!
Le médecin dit que la majorité des femmes de ma génération ont ce
problème : nous sommes la génération des dénutris. On le nourrit
donc au biberon et il devient de toute façon un très beau bébé. Nous
sommes heureux. Nous n’avons pas beaucoup d’argent, mais nous
nous aimons. Nous mangeons beaucoup de crêpes et de salade
(c’est bon marché) et nous nous amusons beaucoup. Nous recevons
les copains et continuons à militer dans le 19ème.
Notre appartement Rue de Flandres est très agréable, mais, en
l’achetant, nous ne nous sommes pas rendu compte qu’il était juste
au-dessus d’un atelier de polissage! En plus, ils font les trois-huit. Ce
qui signifie un bruit constant jour et nuit! Roland commence à faire
des convulsions. Il nous faut penser à déménager. Mes parents ont
vendu leur cabane de Montmorency et ont acheté une maison à
Soisy-sous-Montmorency. Roland a dix mois, nous allons nous y
installer. Là c’est vraiment le calme. Roland se tranquillise. Nous
vendons l’appartement de la rue de Flandres avec l’idée d’acheter un
terrain pour construire. En attendant, nous vivons dans la maison de
mes parents. Toute la semaine, tout va bien, mais les week-ends
apportent les disputes. Mes parents sont chez eux et voudraient que
nous vivions à leur façon. Nous devons être là quand ils reçoivent
leurs amis. En plus, ils n’aiment pas Gérard et le lui font sentir. Nous
38

n’arrivons pas à économiser suffisamment d’argent pour pouvoir


construire. Nous commençons à nous disputer. Je suis prise en
sandwich entre mon mari et mes parents, ce qui n’est pas une
situation très commode!
Nous recréons le Parti Communiste sur Soisy. Nous regroupons les
camarades éparpillés dans la nature et reformons la cellule, puis la
section. Nous vendons l’Humanité sur le marché et au porte à porte.
Nous faisons connaissance avec les gens du coin.
Roland devient un bébé magnifique qui ne pleure presque jamais. Il
ne pose pas de problème, à part les angines à répétition qui nous
préoccupent. Les médecins disent qu’il va falloir l’opérer des
amygdales quand il sera un peu plus grand. Il est vraiment la joie de
la maison! Il n’existe pas de crèche pour le garder, je dois donc
rester avec lui. En fait, j’aime bien m’en occuper. Il prend presque
tout mon temps.

En 1954, Nous n’avons pas eu le temps de nous remettre de la


guerre d’Indochine, que commence celle d’Algérie. Cette fois-ci, les
appelés y vont.

Revenons un peu en arrière. Le 8 mai 1945, les algériens qui,


aux côtés des français, ont combattu le fascisme, célèbrent la
victoire à Sétif aux cris de « liberté » et « Algérie indépendante ».
L’armée tire sur la foule et c’est un massacre : entre 20 et 30000
civils morts. Les algériens comprennent donc que la liberté n’est pas
encore pour eux et commencent à s’organiser.
En 1954, le FLN (Front de Libération Nationale) lance un appel au
gouvernement français demandant la reconnaissance de la
nationalité algérienne et l’ouverture de négociations sur cette base
avec les représentants algériens. François Mitterrand, ministre de
l’intérieur et membre du Parti Indépendant (on se demande de qui) de
l’époque, répond : « la seule négociation possible, c’est la guerre... »
Et donc commence cette guerre qui durera 8 ans....
Cette fois-ci, on envoie le contingent se battre. En 1955, on
rappellera même ceux qui ont fini leur service militaire et ont été
démobilisés. Comme Gérard a été réformé il échappe à ce rappel qui
concerne toute sa classe. Et nous nous battons contre cette
nouvelle sale guerre....
39

Au début nous n’étions pas nombreux à nous battre. Encore une


fois nous étions considérés comme des traîtres et poursuivis. Puis
les pertes de soldats ont commencé à augmenter : toute la
population était touchée, chacun avait un fils, un frère au service
militaire en Algérie qui risquait la mort.
Des témoignages de torture se font connaitre. Nous diffusons sur ce
sujet les témoignages d’Henri Alleg (la question) et de Djamila
Bouhired, tous deux torturés par l’armée française à Alger. Maurice
Audin, professeur de mathématiques à l’Université d’Alger est arrêté
par l’armée française et meurt sous les tortures ; on ne retrouvera
jamais ses restes. Sa fille, Michèle Audin, également chercheuse en
mathématiques, refuse les honneurs qui lui sont attribués par le
gouvernement français.
Yves et Pierrot, les deux frères de Gérard, sont appelés et obligés de
partir. Nous tremblons pour eux.
En 1956, Guy Mollet (socialiste) devient président du conseil. On
pense qu’il y a un espoir de paix,.... mais non, tous les partis
parlementaires allant de la SFIO à la droite la plus réactionnaire sont
partisans de l’Algérie française : ils ont tous plus ou moins des
intérêts là-bas.

Et la vie passe, entre notre vie de parents et de militants. Nous


ne nous apercevons pas que notre couple commence à se détériorer
(tout du moins, moi, je ne m'en aperçois pas). Jusqu'au jour où je me
rends compte que Gérard me trompe avec une collègue de travail. Il
est vrai que je l’aime et que je lui fais confiance. Mais cela ne suffit
pas pour faire un couple! Je crois que je n'ai pas été la femme
suffisamment attentive qu'il souhaitait. J'estimais, à tort, qu'il était
grand et que je n'avais pas besoin de m'occuper de lui comme d'un
enfant et je passais tout mon temps libre avec Roland. Toujours est-
il que je tombe de haut! J'ai l'impression que le monde se termine;
J'ai envie de mourir. Je pars passer quelque temps chez Madeleine,
ma belle-sœur, qui essaie de me calmer. Gérard revient me chercher
et nous essayons de repartir à zéro. Roland est déjà un petit
bonhomme de deux ans et demi, qui parle bien et raconte tout ce
qu’il voit et entend. Et la vie reprend son cours. Au bout d’une année,
nous décidons d’avoir un autre enfant. Je me retrouve donc enceinte.
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Nous arrivons en 1958. Romain se marie en URSS avec une jeune


femme médecin, Djanie. Ils habitent à Prague où Romain travaille à
l’U.I.E. (Union Internationale des Etudiants).

Nous sommes encore en pleine guerre d’Algérie. Les généraux


en poste à Alger décident de faire un coup d’état et de débarquer à
Paris pour prendre le pouvoir. Guy Mollet, Président du Conseil,
appelle De Gaulle à la rescousse et son ministre André Malraux fait à
la radio un discours, avec sa voix pleurnicharde, appelant la
population à aller à l’aéroport, sans armes… empêcher les militaires
d’atterrir… ! Mais les jeunes appelés d’Alger, refusent de participer à
ce putsch et restent dans les casernes. Une grande manifestation
est organisée à Paris contre l’arrivée de De Gaulle. Gigi choisit juste
ce jour-là pour naître….
Le coup d’état est avorté, mais De Gaulle arrive de toute façon
et installe une semi dictature. Il créé la Vème République et une
nouvelle constitution donnant les pleins pouvoirs au Président de la
République, qui nous régit jusqu’ aujourd’hui.

Gigi est le contraire de son frère: autant il était long et maigre,


autant elle est petite et ronde. Roland est entre content et pas
content d'avoir une petite sœur: il pensait pouvoir jouer avec elle
tout de suite et est très déçu de voir qu'elle ne peut pas marcher. Il
me propose de demander au docteur de la changer! Mais au bout de
quelques jours, il s'y habitue et commence à l'aimer et à la protéger.
Elle a déjà son caractère: elle ne veut pas du biberon, il faut lui
donner au verre. Je reste à la maison avec Gigi et Roland va à la
maternelle. J’avoue que j’aime être avec eux, pouvoir les cajoler et
les voir se développer. Mais la vie en décide autrement. Gérard ne
me supporte pas à la maison, il veut que je travaille. Donc la vie
continue entre les enfants, le travail et la vie de militante.

Gérard entre chez Simca : il y réorganise le syndicat CGT et le


Parti Communiste. L’usine Simca est organisée selon le modèle
américain avec le syndicat patronal et ses matraqueurs (des anciens
volontaires d’Indochine) aux postes de chefs. Nous avions la
possibilité d’avoir un logement par l’usine, mais pour cela il fallait
s’inscrire au syndicat maison. Evidemment, il ne veut pas s’inscrire,
41

donc nous continuons à loger chez mes parents. L’activité militante


doit être clandestine. Un camarade du syndicat est retrouvé le crâne
fracturé dans la forêt de Saint-Germain en Laye ... Gérard est
découvert : on lui mène une vie impossible jusqu’au jour où il n’en
peut plus et se bat avec un contremaître. Il est renvoyé. Le revoilà
sans travail. Il a du mal à retrouver un emploi : il est sur la liste
rouge…. Il finit par en trouver un comme représentant.

Le monde continue à bouger. La guerre d’Algérie avec ses


tueries et ses tortures continue de faire rage. Un nom, quasi
inconnu sauf dans les milieux étudiants (il était dirigeant des
étudiants fascistes), apparaît parmi les tortionnaires : Jean Marie Le
Pen… Il aura fait du chemin depuis, toujours dans le même sens. Je
ne comprends pas pourquoi on ne ressort pas les documents qui
prouvent sa participation à la torture.

Malgré une répression sauvage par les CRS (nous sommes


considérés comme des traîtres et emprisonnés), les manifestations
pour la Paix en Algérie se multiplient: l’une est une manifestation
d’algériens réclamant l’indépendance. Le préfet de police, donne
l’ordre de réprimer et jette 300 manifestants à la Seine L’autre est
une manifestation en réponse à la première, réclamant la Paix en
Algérie. La police charge et poursuit les manifestants jusque dans le
métro Charonne et tue 9 personnes dont un enfant. Le préfet de
l’époque s’appelait Papon. Je crois que les pages noires des guerres
d’Indochine et d’Algérie sont encore à ouvrir dans l’histoire de la
France contemporaine afin d’en tirer des leçons pour les générations
futures.
En 1962, les accords d’Evian sont finalement signés donnant
l’indépendance à l’Algérie. Il a fallu plus d’un million de morts pour
en arriver là !

Une nouvelle camarade s’intègre à notre cellule du Parti : c’est


une camarade espagnole, Clémentine Boniface, mariée avec
l’économe du CES de Soisy. Elle a participé à la guerre d’Espagne et
ensuite à la résistance française. Pour moi, elle est l’exemple de ce
que devrait être une communiste : humaine et à l’écoute de tous. J’ai
beaucoup appris avec elle. Elle m’a aussi beaucoup aidée sur le plan
42

personnel par ses conseils. Dans cette cellule il y avait beaucoup de


braves gens tels les Klein, les Lescou, les Argeliès, les Ivorra, etc...
ce qui créait presque une famille. Nous nous retrouvions toujours
avec beaucoup de plaisir soit pour les tâches politiques, soit pour
simplement passer un moment. Je crois qu’il est difficile de trouver
actuellement cet esprit amical et désintéressé.

A l’extérieur, une lumière s’allume avec la révolution cubaine :


le dictateur Batista est obligé de fuir. Un espoir de vie meilleure est
né. Romain y va avec une délégation de l’Union Internationale des
Etudiants dont il fait partie. Il revient et nous fait partager son
enthousiasme. Malgré vents et marées, embargos, attentats, depuis
près de 50 ans Cuba est encore là pour nous prouver qu’un autre
monde est possible, même s’il n’est pas parfait.

Chez nous, nous nous battons pour empêcher le partage des


crédits de l’école publique avec l’école privée. Il faut être vigilant car
chaque nouveau gouvernement essaie de détourner les crédits
publics. C’est une lutte de tous les jours menée en commun avec
l’Association des Parents d’Elèves, les syndicats d’enseignants et les
partis de gauche. Elle sera presque perdue, hélas, avec le
gouvernement de François Mitterrand, qui, mettant la lutte de son
propre parti dans sa poche, subventionnera les écoles privées et
paiera directement les professeurs de celles-ci. L’enseignement
public français était un exemple d’enseignement démocratique pour
le monde entier. Maintenant on commence même à remettre en
cause la laïcité, ce qui nous fait revenir plus de 100 ans en arrière (la
loi sur l’école publique et laïque fut proclamée lors de la Commune
de Paris en 1871 et appliquée en 1905… !).

Nous nous opposons à la fermeture des entreprises et créons


des comités de chômeurs. Nous arrivons à créer l’indemnité de
chômage qui deviendra ensuite l’ASSEDIC. Nous empêchons les
expulsions des logements des personnes sans emploi qui n’arrivent
plus à payer leur loyer. Pour cela nous nous installons dans les
logements et rentrons les meubles au fur et à mesure que les
huissiers et leurs déménageurs les sortent : c’est un vrai ballet
d’objets. En général ils finissent par s’en aller, mais reviennent
43

quelque mois après lorsqu’ils ont recommencé les démarches, mais


pour nous, c’est du temps de gagné : nous pouvons voir comment
mobiliser les syndicats et leur Conseil Juridique.

Sur le plan familial, André fait son apparition chez Djanie et


Romain. Nous sommes tous curieux de le voir, donc nous allons
passer les fêtes de fin d’année à Prague. Là, je fais la connaissance
de Djanie et de sa mère. André est un beau petit bonhomme qui n’a
pas l’air de poser beaucoup de problèmes. Il fait la joie de ses
parents et surtout de ses deux grand’mères ! Nous ne sommes pas
restés assez longtemps pour nous rendre compte de la vie en
Tchécoslovaquie. J’ai été frappée par la beauté de cette ville. Le peu
que j’en ai vu, m’a vraiment impressionné. Malheureusement j’ai été
coincée à la maison par une angine de Gigi.... J’ai toujours souhaité y
retourner, mais l’occasion ne s’est jamais présentée. Un an après
Romain et Djanie sont allés vivre à Moscou.

Maman est très fatiguée, on lui trouve une lésion cardiaque. Il


lui faut du repos. Elle veut voir mon frère avec qui elle a toujours été
très proche. Le médecin lui déconseille de voyager en avion, mais
maman veut voir son fils et s’envole pour Moscou. A l’arrivée, elle
tombe malade. On lui trouve une thrombose dans la jambe. A cette
époque, on ne savait pas traiter cette forme de maladie. Les
médecins russes expliquent à Romain qu’ils sont en train d’étudier
ce phénomène. Ils ont réussi des opérations sur les animaux, mais
n’ont pas encore essayé sur l’être humain. Ils lui disent que c’est la
seule chance de la sauver. Bien sûr Romain accepte ; on l’opère mais
nous n’avons aucune certitude de réussite. Dans ces conditions je
pars pour Moscou avec Roland et Gigi (9 et 5 ans). Tout de suite à
l’arrivée, je vais à l’hôpital, et c’est ma première grande déception.
Ça n’a absolument rien à voir avec l’image que nous donne la revue
« Etudes Soviétiques ». En effet au lieu des salles modernes dont
elle parle, je me trouve dans une salle immense avec une
quarantaine de malades qui geignent ou crient et des bandes
souillées traînant par terre. Je suis atterrée. Maman a l’air d’aller
mieux. Pour le moins, on dirait que l’opération est réussie. Au bout
de quelques jours, elle peut sortir. Je décide donc de profiter de mon
séjour pour visiter et essayer de comprendre. C’est l’époque de
44

Kroutchev. Après le tremblement de terre que fût le 20ème Congrès


du PC, je veux me rendre compte par moi-même de l’évolution de la
situation. Romain et Djanie vivent dans un bâtiment genre HLM, dans
un appartement pas très grand mais suffisant. Ils disposent d’une
machine à laver collective dans les sous-sols et d’une crèche-
garderie d’enfants où ils peuvent laisser André pendant leur journée
de travail et même s’ils veulent aller voir un spectacle le soir. Djanie
travaille dans un centre d’enfants handicapés. Chaque été on envoie
le centre à la campagne avec les enfants et tout le personnel pour
lequel on loue une petite villa (une datcha). Nous y partons tous avec
maman. Je ne me souviens plus du nom du village, c’était vraiment
la pleine campagne avec des cabanes en bois. Je ne me souviens
pas y avoir vu de magasin. Il y avait un lac où nous allions avec
Sacha, un jeune russe avec qui Roland avait sympathisé. Il y avait
aussi une sorte de caserne avec un restaurant self service où je
mangeais quelques fois avec les enfants. Romain et Djanie me
disaient que c’était interdit d’y aller, mais je n’ai jamais eu de
problème.

Je pense que la situation matérielle était résolue. Je croyais


qu’il existait une participation populaire dans les décisions
officielles telles qu’elles étaient décrites dans les films soviétiques
diffusés en France. Quelle ne fût pas ma déception, lorsque je me
suis rendu compte que les soviétiques ne participaient en rien, ils
étaient moins politisés que les français. Ils ne s’occupaient ni de la
guerre du Viêt-Nam, ni de ce qui se passait dans les autres pays, ni
de ce qui se passait chez eux. Ils déléguaient leur responsabilité sur
leur gouvernement. Lorsque je leur disais «mais, vous aidez le Viêt-
Nam» et ils me répondaient « nous, non...c’est le gouvernement ».
Pour moi, qui croyais à la participation collective de la base, je
tombais de haut. En plus la mère de Djanie qui avait été victime de la
répression stalinienne dans les camps de Sibérie me racontait son
expérience qui ressemblait fort aux camps hitlériens. Il ne leur
manquait que la chambre à gaz, les fours crématoires et l’industrie
de mort qu’avaient instauré les nazis. Je crois qu’après le 20 ème
congrès du PC, mon voyage en URSS a été ma plus grande
déception. Depuis je suis convaincue que l’exemple de l’Union
Soviétique a été et est l’exemple à ne pas suivre. La suite des
45

évènements m’a donné raison. Le gouvernement « communiste »


s’est écroulé comme un château de cartes. Malgré tout je crois que
la doctrine est juste et qu’il faut continuer de lutter pour une vie
meilleure. Nous devons chercher de nouvelles méthodes partant de
la base, avec des moyens de contrôle sur les dirigeants. Je ne crois
pas que je vivrai assez de temps pour voir ces changements. Je fais
confiance à nos jeunes pour mener à bien cette tâche difficile que
nous ne leur avons pas simplifiée, je m’en excuse auprès d’eux.

Gérard est venu nous retrouver à Moscou et nous avons visité


la ville ensemble. La santé de maman s’est améliorée, et nous
rentrons en France. Il faut reprendre le travail et les enfants, l’école.

La vie continue, avec ses joies, ses peines… Les enfants


grandissent sans trop de problèmes. Roland travaille bien à l’école,
Gigi un peu moins, mais tous deux nous apportent beaucoup de joie.
Ils sont ce que j’ai eu de plus beau dans ma vie. Je ne sais pas si j’ai
été une bonne mère, ce que je sais c’est que j’ai toujours adoré mes
enfants. J’ai fait du mieux que j’ai pu dans le contexte où je vivais.
Notre ménage continue à battre de l’aile. Je me rends compte que
Gérard me trompe. Je me confie à une grande amie dont je gardais à
ce moment-là la petite fille qui avait 6 mois de plus que Gigi. Puis par
hasard, je m’aperçois que c’est justement avec elle qu’il me
trompe... ! Je ne crois plus ni à l’amour ni à l’amitié... Pendant que je
me décarcasse à soigner 3 enfants en bas âge, eux s’amusent...
C’est vraiment trop. Gérard part de la maison. Il revient voir les
enfants. Gigi, il me semble, est trop petite pour se rendre compte,
mais Roland souffre. Il erre dans la maison comme une âme en peine
et me demande si son père reviendra s’il rapporte de bonnes notes à
l’école. La nuit il pleure dans son lit. Il prépare à manger le soir et
tient la table prête avant que j’arrive du travail. Il a seulement neuf
ans ! J’ai peur qu’il ne tombe malade. Un jour, Gérard vient et me dit
qu’il voudrait revenir, qu’il ne peut pas vivre sans les enfants. Je
pense à Roland et ne pose pas de conditions : j’accepte donc. Nous
reprenons donc notre vie bancale… Je ne sais pas si c’était une
erreur ou non, mais nous avons pensé bien faire. Si je n’avais pas eu
les enfants et ma vie de militante, je ne sais pas si j’aurais supporté
cette vie sans amour et sans respect. Peut-être que mes relations
46

difficiles avec mes enfants viennent de là : ils ont vécu dans un


milieu où manquaient le respect et l’affection mutuels nécessaires
dans une vie de couple. Je leur en demande pardon. Mais je voudrais
qu’ils soient sûrs qu’ils ont eu tout l’amour de leur mère et aussi de
leur père.

Romain et Djanie reviennent vivre en France et occupent une


partie de la maison, avec leurs enfants, mon père et ma mère. La
relation est plus ou moins bonne, car ils se rendent compte des
problèmes de notre ménage et ne veulent pas voir Gérard. Ils
finissent par trouver un logement à Deuil la Barre, à quelques
kilomètres de chez nous.

Mes parents retournent vivre à Paris et louent l’appartement de


Soisy à nos amis Jean-Claude et Françoise Reymond, qui deviennent
donc nos voisins. Nous nous entendons très bien et élevons les
enfants ensemble. Je suis surtout amie de Françoise (encore
maintenant) avec qui nous partageons les problèmes (financiers,
couples, maladies…) et les joies (enfants, sorties, vacances…). Nous
sommes très différentes, mais nous avons la même façon de voir la
vie, d’élever les enfants Et malgré les années (plus de 40 ans) nous
n’avons pas changé. Ils trouvent un logement à Sainte Geneviève des
Bois. Mes parents reviennent à Soisy.

Roland a quelques problèmes avec sa professeur de latin : elle


veut lui imposer l’ordre... Il est vrai qu’à l’époque, l’ordre et Roland
ne se rencontraient pas beaucoup... il lui mène la vie dure à cette
pauvre femme. Il fait les devoirs à la maison, mais ne les lui rend
pas. Il organise la classe contre elle, jusqu’à faire circuler...une
pétition demandant son renvoi... (Comme à la maison, il voyait
beaucoup de pétitions circuler pour une chose ou l’autre, il pensait
que ça marchait comme ça...) Je m’aperçois de la chose et bien sûr
j’arrête la pétition et je vais parler avec la professeur, qui est une
jeune femme passionnée par son travail et désolée de cette
situation. Je parle avec Roland. Là-dessus, le voilà avec une crise
d’appendicite. Il est à la clinique. La professeur va le voir et ils se
parlent. Après cela, ils n’ont plus eu de problème ensemble.
47

1967 La santé de maman s’aggrave. Elle ne peut plus se lever.


Avec Djanie, nous nous en occupons. C’est dur de la voir comme ça,
elle qui était pleine de vie, ne peut plus rien faire : elle transpire au
moindre effort. Elle souffre beaucoup, surtout moralement. Elle me
demande de l’aider à mourir... mais je n’ai pas le courage.
Maintenant je la comprends... Un matin, mon père m’appelle: elle va
très mal. J’appelle Djanie, mais maman meure juste avant qu’elle
arrive. Nous l’habillons toute les deux. C’est terrible de la voir si
petite… Nous l’enterrons au cimetière de Soisy. J’ai du mal à m’en
remettre. Elle me manque. Je ne pensais pas qu’elle me manquerait
autant. Je ne peux pas aller sur sa tombe, je n’y arrive pas... parce
que je ne la retrouve pas: elle était pleine de vie et cette pierre si
froide m’est étrangère. Je me souviens d’elle dans les actions
quotidiennes, de l’attitude qu’elle aurait prise dans telle ou telle
occasion.... Je la revois militante de l’Association des femmes
françaises... toujours sur la brèche... aidant chacun sans hésiter...
Même maintenant, il m’arrive de me demander ce qu’elle aurait fait
dans certains cas. Trois mois plus tard, mon père se remet en
ménage avec une guadeloupéenne. Elle est gentille, mais je suis
choquée de la vitesse avec laquelle il a remplacé ma mère. Bien sûr,
je le comprends maintenant, mais à l’époque, j’ai eu du mal à
l’accepter.

Je continue à militer au Parti Communiste, mais surtout à


l’Association des Parents d’Elèves. Le parti communiste français a
toujours privilégié le travail dans les organisations de masse. Nous
nous battons pour conserver l’école laïque, pour améliorer les
conditions matérielles pour les élèves. Nous créons même un centre
aéré qui continue de fonctionner encore aujourd’hui.

La Tchécoslovaquie, après beaucoup de péripéties, installe un


gouvernement socialiste démocratique. Nous regardons cette
expérience avec beaucoup d’attention et d’espoir. L’URSS qui a peur
de perdre son hégémonie et de créer une brèche dans le clan
socialiste lance ses tanks sur Prague. Nous ne pouvons pas y
croire… Voilà le pays qui est supposé lutter pour les droits de
l’homme qui les bafoue sans sourciller. Les communistes tchèques
48

sont obligés d’organiser un congrès clandestin… et ils sont tous


arrêtés. En France, nous protestons contre l’invasion des
soviétiques, les italiens se joignent à nous. Mais hélas, ça ne sert
pas à grand ‘chose : le printemps de Prague est mort. Nous sommes
atterrés…Pour moi l’Union Soviétique est vraiment le contraire d’un
pays socialiste. Mais je pense que ce n’est pas parce qu’un pays
trahi le socialisme, que celui-ci n’est pas valable. Je n’ai pas encore
trouvé de meilleur projet , donc j’essaie d’apporter ma contribution à
sa réalisation en tenant compte des erreurs commises. Je ne crois
pas qu’il faille baisser les bras.

Dès 1967, les mouvements ouvriers se multiplient en France :


des grèves se déclenchent dans la métallurgie et la sidérurgie. Il est
très difficile pour des ouvriers de tenir une grève pendant longtemps,
car cela signifie la fin du mois sans salaire... et que faire avec les
enfants ? Leur estomac, lui, n’est pas en grève... Donc on invente les
« grèves tournantes ». Une usine s’arrête pendant une ou deux
semaines au maximum, essaie de gagner quelque chose ; puis une
autre repart et ainsi de suite... Cela permet de préparer une grève
plus grande par la suite et de récupérer des fonds de solidarité.

Mai 1968: 10 ans de gouvernement de De Gaulle... Sur le plan


social, le mécontentement est grand. Le chômage s’accentue, les
gens ne peuvent plus payer leur loyer et les expulsions se
multiplient. Les syndicats sont réprimés. Les salaires stagnent et la
vie augmente. Le cri « DIX ANS ÇA SUFFIT » retentit de plus en plus
dans les rues.

Les étudiants de Paris se mettent en grève et occupent les


facultés. Les ouvriers des usines Sud-Aviation, Renault arrêtent le
travail, toutes les autres entreprises les suivent, puis les banques,
les chemins de fer, la fonction publique, tout.... La France est
complètement bloquée. Nous n’avons pas de salaire puisque les
banques sont fermées... on achète tout à crédit.... Nous organisons
des soupes populaires que nous portons dans les usines occupées.
Les lycées aussi sont occupés par les élèves, les professeurs et les
parents. Il se créé des expériences de gestion communautaire. Nous
vivons dans une euphorie incroyable. Roland participe au mouvement
49

dans son lycée ; Gigi, elle, est ravie de la grève car elle n’a pas
d`école....Tout est remis en question : la morale, l’éducation, le
travail...On parle du droit des femmes, de la contraception, de
l’avortement, de la solidarité... C’est un brassement d’idées
incroyable...Nous croyons que nous avons gagné... Hélas, nous
sommes trop ingénus... De Gaulle va en Allemagne parler avec le
Général Massu (un des généraux putschistes et tortionnaires
d’Algérie) pour s’assurer l’aide des troupes qui y sont cantonnées. Il
revient, dissout l’Assemblée Nationale et organise des élections qu’il
gagne largement... 80% des voix !
Les gens ont eu peur d’une intervention de l’armée... ! La déception
est grande. Malgré tout, nous avons gagné :
 Une augmentation de 35% du SMIC (salaire minimum garanti)
et de 10% des salaires
 La réduction des heures de travail de 40h par semaine au lieu
de 48
Cela parait évidemment peu, mais tenir une grève d’un mois sans
salaire, ce n’est pas facile surtout quand il faut donner à manger aux
enfants.

Malgré tout, le mécontentement continue et, en avril 69, De


Gaulle décide d’organiser un référendum sur la régionalisation du
Sénat. Il affirme qu’il partira si les français répondent « non ». Le
jour arrive et les français par 52,41% répondent « Non ». Donc il
retourne planter ses choux dans sa propriété de Colombey-les-Deux-
Eglises.

Entre temps, aux Etats-Unis (pays de la liberté) est assassiné


Martin Luther King, un pasteur noir, défenseur des droits de l’homme.
Par son combat, il a obtenu le droit de vote des populations noires, le
droit d’étudier. Il a participé à la lutte contre la guerre du Viêt-Nam
et contre la misère et la violence des bas quartiers. De même est
emprisonnée une jeune professeur noire, Angela Davis, dont le seul
défaut était d’être communiste et de participer aux organisations de
défense des noirs telle « les panthères noires ». Elle fera un an de
prison et sera acquittée grâce à la protestation mondiale en sa
faveur Elle continuera sa lutte et en 1984, se présentera à la vice-
présidence des Etats-Unis, sans succès, évidemment.
50

Martin Luther King serait heureux maintenant de voir un noir élu pour
la deuxième fois. Mais sans lui, sans la lutte des organisations noires
et la solidarité internationale, ce ne serait jamais arrivé. Il reste
encore beaucoup à faire dans ce sens.

La vie reprend son cours entre le travail, les enfants,


l’organisation des parents d’élèves, le parti... Notre ménage ne
s’arrange pas. La confiance n’y est plus.

Nous achetons une caravane pour partir en vacances. Je


travaille en intérim, ce qui me donne la possibilité de partir avec les
enfants pendant toutes les vacances scolaires. Gérard vient de
temps en temps. Il travaille toujours comme représentant dans une
entreprise de matériel industriel. Il s’inscrit pour les vacances dans
une école de voile en Bretagne à Riec-sur-Belon. Nous y installons la
caravane pendant son stage, et ensuite, nous repartons dans un
autre camp de camping, à Saint-Marc, près de Saint-Nazaire, où je
reste avec les enfants. Ils aiment cet endroit où ils se font des
copains. Les enfants de Pierrot et d’Yves y viennent aussi. Ils
forment tous une belle équipe... J’ai de très bons souvenirs de ces
vacances avec les enfants, que ce soit à la mer ou à la neige et je
crois qu’eux aussi.

Un peu plus tard, nous achetons un voilier (à crédit bien


entendu, il a représenté beaucoup d’heures de travail
supplémentaires pour le payer...). Pour Gérard, c’est une passion : il
s’éloigne de cette façon des problèmes de la vie quotidienne. Pour
Roland, ça devient aussi une passion : je pense qu’ainsi il se sent
plus proche de son père. Gigi aime bien ça, sans plus. Moi, j’aime
bien y être, mais pas plus d’une semaine : j’ai besoin d’espace et de
contact avec les gens. La mer est trop silencieuse et trop calme.
Bien sûr il y a quelques tempêtes, mais nous n’en avons pas
essuyées beaucoup. Et ce n’était pas très commode : il fallait me
voir faire la cuisine accroupie dans cette coquille de noix.... ! Ça
devait être un spectacle.... ! J’aime la mer..... mais …vue de la terre.

Puis, Gérard perd encore son travail. Par l’Agence de l’Emploi, il


trouve un stage d’anglais à Lyon pendant le mois d’Août. Nous
51

mettons la caravane à côté du lac d’Aiguebelette, pas très loin de


Lyon, de façon à ce qu’il puisse venir toutes les fins de semaine avec
nous. Pierrot et Anne-Marie, avec les enfants viennent aussi avec
leur caravane. Nous sommes près de Chaley et nous y allons avec
les enfants. A ce moment là rien n’avait changé : nous nous sommes
photographiés devant les fenêtres du logis où nous vivions. Nous y
rencontrons cette institutrice, Madame Pingeon, qui a empoisonné
ma scolarité. Je ne me souviens pas de notre conversation, mais je
n’en ai pas un souvenir agréable.

Lors de son séjour à Lyon, Gérard n’apprend pas beaucoup


d’anglais, mais fait la connaissance d’un groupe d’étudiants latino-
américains, qui eux, apprennent vraiment le français. Ils viennent se
perfectionner dans leurs métiers respectifs et pour cela doivent
parler français, ou tout du moins comprendre, pour pouvoir suivre les
cours. Il y a des mexicains, des chiliens, des péruviens, des
panaméennes, etc... Il nous fait écouter des enregistrements de
chansons, de fêtes etc... Ça a l’air bien sympathique. Après les
vacances, il les invite à la maison. Pour moi, c’est un vent d’air frais
qui entre chez nous : j’ai l’impression de commencer à respirer...
Nous sympathisons tout de suite, et ils viennent presque toutes les
semaines avec leurs guitares, leurs flûtes, leurs bombos et .... leurs
poulets à rôtir, leurs plats typiques (les mexicains avec leurs plats
tellement épicés qu’il faudrait presque appeler les pompiers et les
chiliens avec leurs empanadas qui me poursuivront jusqu’à
aujourd’hui...) Je prends de la gaîté pour toute la semaine. Ils nous
parlent de leur pays, de la vie là-bas, des pauvres, des riches.... Ils
nous ouvrent un autre horizon. commence à comprendre la diversité
de l’Amérique Latine que je voyais comme un tout. C’est là que nous
faisons connaissance de Leda C’est l’année 70 ou 71: les chiliens
nous racontent l’expérience de l’Unité Populaire, Allende, les
Quilapayun, Violetta Parra, etc... Je et Osvaldo, de Juan et Teresa
Vilches. Avec Leda et Osvaldo se créé une grande amitié qui durera
de longues années. Juan Vilches est avocat et étudie le droit
international, sa femme et ses deux enfants l’accompagnent. Leda
est économiste et étudie l’économie internationale, Osvaldo est
kinésithérapeute et comme ils viennent de se marier, il
l’accompagne et en profite pour se perfectionner dans son métier.
52

Nous suivons les évènements du Chili avec beaucoup


d’attention : c’est une nouvelle expérience d’arrivée au socialisme
par des voies pacifiques. Pourvu qu’ils réussissent ! La droite aussi
suit ces évènements très attentivement et fait une campagne de
dénigrement effrénée, dans le métro, à la radio, etc... Ce pays
commence à prendre une place importante dans le monde et aussi
dans ma vie. Les études de nos amis se terminent et ils se
dépêchent de retourner chez eux pour participer à cette expérience
enthousiasmante d’arrivée au socialisme par des voies pacifiques.
Mais voilà, ceux qui tiennent le pouvoir économique se défendent par
tous les moyens (assassinats, boycotts, mensonges, trahison, etc...).
Les Etats-Unis ne pardonnent pas au gouvernement d’Unité Populaire
la nationalisation du cuivre et commencent à préparer un coup d’état
avec la droite chilienne. Ils financent les grèves des camionneurs qui
paralysent le pays, des médecins dans les hôpitaux.

Les chiliens ne croient pas à un coup d’état organisé par les


militaires : ils sont sûrs de la loyauté de l’armée envers son
gouvernement. En plus, comme toujours, la gauche est divisée. La
droite, elle, s’unit et, par la presse, la radio, la télévision et le
marché noir, organise la panique. Les produits alimentaires et de
première nécessité sont entassés dans les caves des magasins : il
manque de tout, ce qui créé le mécontentement dans une partie de
la population. Malgré cela, les couches populaires ne perdent pas
confiance et le parti d’Allende gagne les élections municipales de
mars 73. Ce résultat décide la droite à organiser un coup d’état qui
se concrétise de manière sanglante le 11 septembre 1973.

En France, aussitôt s’organise la solidarité. Nous partons le


matin du lendemain du coup d’état faire signer des pétitions et
collecter de l’argent dans les gares où les ouvriers prennent le train
pour rejoindre leur travail. Nous sommes très étonnés de leur
réaction, qui, dans son ensemble, signe et donne de l’argent sans
rechigner. Deux jours après, une manifestation, organisée par des
organisations de solidarité, défile du métro La Motte Piquet
jusqu’aux Invalides pendant six heures durant. Les Quilapayun sont
en tête avec leurs ponchos noirs et leurs bombos, les républicains
53

espagnols avec leur drapeau, les brésiliens, les boliviens, les


paraguayens, beaucoup de personnes pleurent... La foule passe
devant l’ambassade chilienne où se trouve encore l’ambassadeur
d’Allende qui assiste au défilé du haut du balcon....C’était vraiment
impressionnant ! Je n’ai jamais plus revu une telle manifestation, ni
une telle émotion.... Et là commence vraiment mon histoire avec le
Chili.
Avec la cellule du Parti et l’Union des Femmes Françaises, nous
aidons Leda et Osvaldo à revenir en France avec leur petit
bonhomme (Mauricio) par une ligne de bateaux italiens qui
naviguaient à cette époque et qui n’existe plus actuellement. Leda,
qui était enceinte, perd son bébé à l’arrivée à Panama. Après bien
des péripéties et dans l’état qu’on peut imaginer, ils arrivent chez
nous. Mauricio est un bébé adorable, tout le monde se l’arrache : à
qui le gardera quand les parents doivent faire des démarches ! Il faut
les accompagner à la préfecture pour faire leurs papiers de réfugiés
et voir comment les loger et leur trouver du travail. C’est à ce
moment là qu’un médecin de l’hôpital de Nancy (le docteur Pierquin)
annonce qu’il donnera du travail aux réfugiés chiliens de profession
médicale ou paramédicale. Nous prenons contact et partons à Nancy
avec Leda, Osvaldo et Mauricio. Un pasteur protestant membre du
comité d’accueil leur prête son logement. Osvaldo commence à
travailler en tant que kinésithérapeute à l’hôpital. Pour Leda, c’est
plus difficile : vu ses diplômes on n’ose pas lui proposer de poste de
bas niveau. Chaque fois qu’elle se présente pour un emploi, on lui
dit : « mais le poste que nous vous offrons n’est pas à votre niveau ».
Elle, qui n’est pas habituée à rester à la maison se sent frustrée et
commencent les problèmes de couple.

Quant à moi, j’adhère à l’association France Amérique Latine


dans le comité Chili, et je fais beaucoup de va-et-vient entre Soisy et
Nancy. L’autoroute Nº4 n’a plus de secret pour moi..., je connais par
cœur le chemin Soisy- Nancy-Haut du Lièvre...Je fais connaissance
d’autres réfugiés chiliens, presque tous travaillant à l’hôpital, avec
Osvaldo.

Les enfants grandissent avec leurs problèmes


d’adolescence. Roland commence à fumer… la pipe. Avec ses
54

cheveux longs, sa pipe, il a l’air d’un vrai « loup de mer ». Il travaille


bien au collège et ensuite au lycée. Il est toujours dans les
dirigeants de classe. C’est là qu’il fait la connaissance de Mireille.
Je vois bien que leur relation devient plus proche. Comme ils n’ont
que quinze ans chacun, je ne veux pas officialiser les choses et je
traite Mireille comme toutes les copines qui viennent à la maison. Je
trouve qu’ils sont trop jeunes pour engager l’avenir. Je ne sais pas si
c’est une des raisons pour laquelle notre relation ne sera jamais
bonne... De toute façon il finira par se marier avec elle et aura 4
enfants... Il passe le baccalauréat et entre en première année de
l’Ecole de Médecine de la Salpêtrière.

Gigi suit le collège, cahin-caha. Elle est dans la petite


moyenne, passe de cours chaque année, sans plus. En 3 ème, elle ne
veut plus aller à l’école : elle veut travailler et « gagner sa vie ». Elle
travaille quelques jours dans un supermarché à ranger les boites
dans les rayons. Evidemment ce n’est pas très intéressant et il faut
se dépêcher... Elle revient le soir, fatiguée. Un pharmacien me
propose de la prendre comme apprentie avec deux jours de cours
par semaine. Je ne sais plus, il me semble qu’elle a duré un ou deux
mois. Comme son travail consiste à ranger les petites boites de
médicaments, elle ne voit pas beaucoup de différence avec le
supermarché.... donc elle laisse tomber. Entre-temps, j’ai repris le
travail à temps complet dans un cabinet de comptabilité à Enghien-
les-Bains. J’ai du mal à la surveiller. Elle a des amis qui ne me
plaisent pas beaucoup : certains fument du hachich, d’autres
boivent... On arrive au mois de juin ; Gérard part en voilier pour deux
semaines ... Comme Gigi ne va plus à l’école, il l’emmène avec lui :
au moins elle prendra l’air et sera dans une autre ambiance. C’est
lors de cette croisière qu’elle connaitra Philippe qui deviendra son
mari et le père de ses trois enfants, quelques années plus tard (elle a
à peine 16 ans à ce moment-là). Au retour elle décide de reprendre
ses études, mais où ? Une amie nous parle de l’école de Chimie à
Paris où l’on forme des manipulateurs en radiologie. Et la voilà partie
étudier à Paris. Notre ménage marche de moins en moins... Nous
restons ensemble pour les enfants. Gigi me dit que nous avons eu
tort, peut-être.... mais nous avons cru bien faire : nous pensions les
préserver.
55

Roland prépare son concours à l’école de médecine, mais le


loupe de très peu. Il est admis en odontologie. Mais ça ne l’intéresse
pas; il est dégoûté: il estime, avec raison, qu’il a passé toute l’année
à travailler, sans sortir avec les copains (et surtout avec Mireille)
pour ce résultat. Il veut laisser tomber ses études. S’il n’étudie pas, il
doit faire son service militaire, ce qui n’est pas non plus de son goût.
Il fait tout ce qu’il peut pour être réformé au conseil de révision, mais
hélas, je l’ai bien soigné donc il est en bonne santé et il est pris. Il
est donc obligé de partir. Heureusement, il est affecté à Evreux (à
peu près 200kms de chez nous). Il revient toutes les semaines
(quand il n’est pas puni). Cette année-là a été une année de
souffrance pour lui et toute la famille : Il était tellement malheureux
de partir... et moi de le ramener à la caserne...
Heureusement les jeunes actuels n’ont plus ce problème : le service
militaire n’est plus obligatoire...

Un peu avant la fin du service militaire de Roland, nous partons


en vacances en Bretagne. Nous décidons de revenir pour le jour de
son retour à la maison. Un jour avant, Roland nous appelle pour nous
dire qu’il ne rentrait pas à la maison, mais « chez lui ». Je lui
demande : « Où ça chez toi ? » Il me répond : « Avec Mireille, nous
avons décidé de nous installer dans notre appartement à
Montmorency. » Moi je suis désolée, Gérard est carrément en colère.
Ce n’est pas que nous l’aurions empêché, mais nous ne comprenons
pas ce manque de confiance. Certainement, s’il nous en avait parlé,
nous l’aurions aidé à s’installer. Mais bon, il a bien fallu accepter
cette façon de faire.

Je continue donc ma vie entre mon travail, Gigi (puisque Roland


n’est plus à la maison), mes tâches au Parti Communiste et à France
Amérique Latine. Il faut organiser l’accueil des réfugiés et la
solidarité politique en direction des résistants de l’intérieur du Chili.
Le gouvernement (Giscard d’Estaing) donne des récépissés de
séjour, mais aucun moyen pour vivre. Donc c’est aux organisations
de solidarité d’y pourvoir. Il faut donc motiver les français pour cela
et c’est à travers de soirées culturelles que nous essayons de le
faire. Qui mieux que les artistes de ces pays en sont capables ?
56

Nous organisons, à Montreuil, avec l’aide de Raquel Pavez et sa


famille, une « peña » (sorte de café-théâtre) dédiée chaque semaine
à un pays latino-américain vivant sous une dictature. Hélas, nous
n’avions que l’embarras du choix... Au cours de ces soirées, j’ai eu
l’occasion de connaitre des gens merveilleux tels que Raquel Pavez,
Angel Parra, Osvaldo Rodriguez, les Quilapayun, Rayen Mendez, les
Aparcoa, Raul Gomez, Carlos Cabrera, Daniel Viglietti, Marcos
Velasquez, Igenio Mena, Atahulpa Yupanqui, Bolivia Manta,
Ayacucho, et tant d’autres... Les artistes chantaient tous
gratuitement et le bénéfice de ces soirées était intégralement versé
aux organisations de résistance du pays en question. J’ai appris à
connaitre les différentes mentalités, les différents problèmes de ces
pays et à les aimer.
Pour l’accueil des réfugiés, il faut trouver des structures
adéquates. Au départ, les gens sont hébergés chez les camarades ou
personnes sensibilisées par le problème du Chili, ce qui n’est
commode ni pour les uns, ni pour les autres. Il faut donc voir avec
les municipalités ce qu’il est possible de faire. Il existe les foyers de
jeunes travailleurs : nous essayons d’avoir des places : nous en
obtenons dans quelques municipalités de gauche (celles de droites
refusent catégoriquement, bien entendu). Cela peut se faire grâce au
financement de France Terre d’Asile, organisation elle-même
financée par l’ACNUR (Organisations des Nations Unies pour les
Réfugiés). Les voilà logés pour au moins six mois, mais il faut leur
trouver des moyens de vivre. Donc il faut les aider à trouver du
travail, mais auparavant leur apprendre le français, donc il faut
trouver une structure d’enseignement. Nous nous adressons à
l’Alliance Française qui accepte quelques personnes. Il existe bien
une organisation crée par la CGT (l’A.E.F.T.I.) en direction des
travailleurs immigrés, mais il s’agit d’alphabétisation, ce qui n’est
pas ce dont nous avons besoin. Après nombre de discussions,
l’AEFTI accepte de créer un département de FLE (Français Langue
Etrangère), mais pour cela il faut chercher un financement.
L’alphabétisation est financée par le FAS (Fond d’Action Sociale) qui,
lui-même est financé par les cotisations des Allocations Familiales
payées par les travailleurs immigrés et versées au FAS dans le cas
où les enfants ne vivent pas en France. Les réfugiés n’y ont pas droit
car ils n’ont jamais travaillé dans le pays. Nous en parlons avec
57

France Terre d’Asile, et nous nous adressons à la Communauté


Européenne qui débloque des fonds pour cela et les verse à
l’ASSEDIC qui leur accorde l’allocation de chômage. Une fois réglés
tous les documents administratifs, les cours commencent et
s’ouvrent aux réfugiés de tous les pays.

Au cours de ces activités, je fais la connaissance de Marcelle


Bernard avec qui je partagerai une très grande amitié qui dure
jusqu’à aujourd’hui, Si on devait lui donner un autre nom, il faudrait
l’appeler « SOLIDARITE ». Elle s’est battue toute sa vie pour
l’Espagne, la Résistance, le Liban, l’Egypte, le Viêt-Nam, l’Algérie, la
Grèce, l ‘Afrique du Sud, l’Amérique Latine entière, voyageant dans
les pays en conflits, portant de l’argent, des documents, sauvant des
personnes en danger... J’ai appris énormément en travaillant avec
elle. Malheureusement, elle est décédée il y a peu de temps à l’âge
de 91 ans et j’ai du mal à m’en remettre. J’ai perdu une amie et une
complice très chère. Nous avions une amitié si forte que sans nous
parler, nous savions exactement ce que nous pensions. Je crois qu’il
est difficile de retrouver une complicité pareille, je ne l’oublierai
jamais.

Un de mes patrons me parle d’une famille chilienne qu’il a


accueillie à Montmorency avec un groupe du Parti Socialiste. Je vais
voir s’ils ont besoin de quelque chose. J’arrive et je vois un indien,
les cheveux longs, en train de laver les carreaux... Je ne sais pas
son nom : je lui demande « vous êtes le monsieur chilien ? » Il me
répond « oui » et nous rentrons chez lui. Il s’appelle Jaime Pais. Il vit
avec sa femme Patricia et sa petite fille Pachi d’à peine un an. Ils
sont logés dans un presbytère désaffecté, et le groupe d’accueil leur
donne une somme d’argent (bien petite : 800FF par mois...118€ pour
vivre.)
Ils sont très sympathiques et nous entamons une amitié très forte
qui dure encore aujourd’hui malgré la distance qui nous sépare car,
bizarrement, eux sont restés en France tandis que moi, je suis au
Chili. Jaime est membre du Parti Communiste chilien, il me demande
de voir si le Parti Communiste français de la région peut organiser
une soirée de solidarité. Nous organisons, lui pour les chiliens, moi
pour les français, une manifestation que nous appelons « 60 heures
58

pour le Chili » à la salle des fêtes de Montmorency. C’est un succès.


Nous passons le film « La Spirale », les Quilapayun viennent. Hector
Pavez devait venir, mais malheureusement, il meurt la veille à
l’hôpital. Sa sœur, Raquel vient le remplacer malgré son chagrin, de
même qu’un groupe de chanteurs de la famille « Los Trabunches ».
Leur actuation est pleine de sentiments et nous ressentons une
grande émotion. Lors de cette journée, j’ai connu d’autres personnes
qui deviendront mes amis : Enrique Baeza, Rita Diaz, Gustavo
Quintana et d’autres. Avec les familles Pais et Baeza, nous avons
partagé de grands moments de joie, de souffrance aussi : ils sont
devenus une partie de ma famille.

C’est au cours d’une de ces années que Roland et Mireille


arrivent à la maison nous dire, que pour nous, ils avaient décidé de
se marier… nous les en remercions. Ils nous disent qu’ils ont aussi
décidé de se marier à l’église (je ne sais pas si c’est aussi pour nous
qui sommes complètement athées… ?) Roland n’est même pas
baptisé... ! Nous organisons donc le mariage avec les parents de
Mireille. Gérard ne veut pas y assister. Il faut le convaincre et
finalement il y va mais sans enthousiasme. Lors du repas, l’ambiance
n’y est pas : la famille de Mireille d’un côté et la nôtre de l’autre.
Nous n’arrivons pas à côtoyer... Je ne sais pas pourquoi et je ne le
sais pas encore aujourd’hui. Serait-ce parce que nous sommes
communistes ? Je n’en sais rien.

Cette année-la, le mariage devait être contagieux car Gigi et


Philippe veulent aussi se marier. Gigi a 19 ans et Philippe 27. Je lui
dis qu’elle est trop jeune et lui conseille d’aller vivre avec lui si elle
veut pour faire son expérience. Mais il n’y a rien à faire, elle veut se
marier... C’est le monde à l’envers... ! On organise donc le 2 ème
mariage avec les parents de Philippe. Cette fois-ci c’est un mariage
civil. L’ambiance est meilleure que l’autre fois.

Gigi quitte donc aussi la maison. J’ai l’impression de vivre dans


un désert : rien ne bouge, les chaises restent toujours à la même
place, les lits ne sont pas défaits, il n’y a pas de bruit... C’est terrible,
ce silence... Je parle avec Gérard en lui disant qu’il fallait essayer de
trouver une autre façon pour pouvoir continuer à vivre ensemble. Il
59

est d’accord et nous décidons de partir en vacances en Espagne. Là-


dessus je tombe malade : un cancer à l’utérus. Le mot « cancer » fait
peur et je ne veux ni mourir ni passer ma vie sur une table
d’opération... Le médecin m’assure qu’il y a 90% de chances de
réussite... Il en reste quand même 10 de risque... Je me laisse
convaincre et je promets de m’opérer en revenant de vacances.

Nous partons donc en Espagne en emmenant Thierry, notre


neveu (fils d’Yves, frère de Gérard). Nous passons d’excellentes
vacances, Gérard fait preuve d’une gentillesse, que j’avais déjà
oubliée. Je commence à penser que peut-être, nous pourrions
continuer de vivre ensemble. La fin des vacances arrive et me voilà
partie à l’hôpital. Je ne suis pas très rassurée... mais je décide de
mettre toutes les chances de mon côté pour que l’opération se passe
bien. Je crois bien que toute ma famille a eu très peur. Après
l’opération, on me met dans une chambre avec 6 autres personnes,
toutes avec un type de cancer. Le moral n’est pas des plus hauts.
Gérard vient me voir et me demande ce que je voudrais. Je lui
demande une méthode d’espagnol et de la musique. Et je commence
à apprendre l’espagnol et à faire écouter les Quilapayun, les Parra,
Jean Ferrat, etc... On raconte des blagues et le moral commence à
remonter. Le médecin disait « ça fait plaisir de venir dans cette
chambre, il y a toujours de la musique et des rires ». Un jour je vois
arriver à la visite un énorme bouquet de fleurs monté sur une paire
de jambes... c’est un copain chilien que j’avais aidé dans ses
démarches administratives... C’était Guillermo Lincolao, le premier
mapuche que j’ai connu (malheureusement, il est décédé il y a peu
de temps en France : il n’aura jamais revu son pays). J’étais vraiment
touchée. Il était accompagné de Kiko Baeza qui, revenu au Chili, est
resté mon ami. Je suis à l’Institut du Cancer de Villejuif, qui a une
renommée mondiale. J’y apprends que les enfants aussi peuvent être
atteints de cette maladie. C’est assez difficile de voir ces petits,
maigres et le crâne rasé déambuler dans les couloirs de l’hôpital. Ils
me font penser aux enfants déportés. On a envie de pleurer et de les
cajoler. Au bout d’un mois, je rentre à la maison. Je suis encore trop
faible, donc Alicia, la sœur ainée de Leda, vient avec sa petite fille,
Alexandra, pour m’aider... Elle n’est pas réfugiée, elle est venue
aider sa sœur qui avait de gros problèmes avec Osvaldo. Elle a
60

perdu sa mère à l’âge de 10 ans et s’est toujours considérée


responsable de ses frères et sœurs plus jeunes. Elle vient donc chez
nous. Je me sens entourée de tendresse, car tout le monde fait ce
qu’il peut pour me faire plaisir. Je remercie presque ma maladie...
Alexandra met de la joie dans la maison, c’est une petite boule qui
commence à marcher, elle est adorable. Gérard est très
attentionné... je recommence à espérer... Gigi aussi vient le plus
souvent possible, Roland passe de temps en temps. Puis je me
remets petit à petit. Du jour où je peux me lever et me débrouiller
seule, Gérard recommence à s’éloigner. J’ai du mal à supporter cette
situation. Nous décidons de nous séparer.

Je reprends mon travail, mais je n’ai plus la force, je me traîne.


Mon patron essaie de me faire renoncer à mon poste parce que j’ai
moins de rendement qu’auparavant. Je ne veux pas renoncer, car je
perdrai mes droits au chômage. Donc il me rend la vie impossible : il
me fait mettre en quarantaine par mes collègues, et...elles le font, il
surveille tous mes faits et gestes, me fait minuter mon travail. Je
suis dégoûtée : ces collègues que j’ai défendues en tant que
syndiquée, me tournent le dos ! Il faut tenir car je ne veux pas lui
donner le plaisir de ma démission. J’essaie d’utiliser l’ironie : j’écris
des petits papiers disant « puisqu’on ne peut pas parler, j’écris :
quelles sont les instructions aujourd’hui ? »Je tiens, mais ma santé
s’en ressent. Un jour le patron me demande : « mais pourquoi vous
ne partez pas ? » Je lui dis « nous ne sommes pas des enfants, si
vous ne voulez plus que je travaille chez vous, vous me licenciez et
vous me payez mes indemnités ». C’est ce qu’il fait après bien des
négociations.

Je ne sais plus si c’est avant le départ de Gérard ou après la


naissance de Yann, chez Roland et Mireille. Ils viennent me le
montrer, mais je n’ai pas le droit d’y toucher... Je crois que j’ai réussi
à lui donner deux biberons dans toute sa vie... Je me sens frustrée,
mais je n’y peux rien. J’ai essayé de m’approcher de ces enfants
(trois autres sont nés par la suite), mais il n’y a rien eu à faire.
Mireille m’en a toujours empêchée et Roland n’a jamais essayé de
me les emmener lorsque j’étais à Paris.
61

Me revoilà à la maison. Je commence à déprimer : j’ai


l’impression que tout va mal, je ne vois pas de sortie à cette
situation. Heureusement, Alicia vient s’installer avec moi et nous
élevons ensemble Alexandra. Sans elle je ne sais pas ce que je
serais devenue. Mes amis aussi m’entourent tous : Françoise et
Jean-Claude, Jaime et Patricia, Kiko et Veronica, Osvaldo et Leda,
Alicia... Ils m’ont tous aidé à surmonter cette époque pénible et,
malgré ce qui peut arriver par la suite, je leur en serai
reconnaissante pour toujours. On dit toujours qu’il vaut mieux avoir
des amis que de l’argent, je crois que c’est vrai car j’ai toujours la
chance de pouvoir compter sur mes amis.
Gigi et Philippe trouvent un logement à Franconville, pas très
loin de chez nous. Gigi commence à travailler dans le service
radiologie de l’hôpital de Montmorency. Pour y aller elle doit passer
en voiture devant la maison. Elle part un peu plus tôt et vient se faire
câliner un moment dans mon lit. Je la sens toujours très proche et
cela me remonte le moral. Elle a du mal à se faire à ce milieu
médical ; elle s’apitoie sur tous les cas compliqués. Elle n’est pas
faite pour ce métier là. Je la comprends car moi non plus je ne
pourrais pas supporter toute la journée la misère et la douleur des
autres. Au bout d’un certain temps, elle doit abandonner.

Je reprends mes activités France Amérique Latine. Avec Alicia


on vit tant bien que mal. Elle peint des nappes, des coussins qu’elle
vend dans les foires. Moi, je reçois mes indemnités ASSEDIC et je
repasse du linge. Alexandra grandit et devient une petite fille très
gaie et coquine. Je dis toujours à sa mère qu’on en fera une artiste.
Je ne pensais pas si bien dire, car elle est devenue chanteuse...

Un jour Gérard arrive en me disant qu’il voulait revenir a la


maison… pas pour moi, mais pour… la maison… Je crois que je n’ai
jamais ressenti une colère aussi grande. Lorsqu’il est sorti, j’ai pris
tout ce qui lui appartenait et j’y ai mis le feu. Il n’avait donc plus de
raison de revenir vivre dans cette maison…
Ma fille Gigi m’a demandé un jour pourquoi je suis restée si
longtemps avec Gérard et je n’ai pas su lui répondre. Je crois qu’il
m’a tellement rabaissée et humiliée que j’ai fini par être convaincue
62

que réellement je ne valais rien et que j’étais incapable de me


débrouiller sans lui. Je crois que j’ai eu peur de vivre seule. Il m’a
fallu partir au Chili, ou je n‘avais personne pour m’aider, pour me
rendre compte que j’étais une personne normale et que je pouvais
me débrouiller seule et être heureuse. C’est surement une des
raisons qui me fait aimer ce pays.

C’est à ce moment que mes amis Jaime et Manolo passent une


de leurs crises de nostalgie : ils veulent rentrer au Pays : le Chili...Ils
font le projet de créer ... une station de taxis. Ils me demandent si je
veux bien aller avec eux leur servir de secrétaire. Je n’avais pas eu
l’idée de partir au Chili, mais pourquoi pas? J’ai vraiment envie de
partir je ne sais où et je ne trouve pas de pays plus éloigné... L’idée
me plait et je commence à me préparer. Pour pouvoir payer mon
billet, je vends mes affaires (télé, aspirateur, machine à laver,
voiture, etc...). Personne ne croit à ce départ. Osvaldo achète le lave-
vaisselle, la machine à laver, le frigo... Je lui demande : « pourquoi
achètes-tu tout ça puisque tu en as déjà ? » Il me répond : « Ce n’est
pas grave, de cette façon, quand tu reviendras, tu retrouveras tes
affaires ». Cette réponse m’émeut jusqu’aux larmes, je m’en
souviendrais toute ma vie. Et quand mon amie Rayen est partie du
Chili pour la France, je m’en suis rappelée et j’ai fait la même chose.
Hélas, elle n’a pas pu récupérer ses affaires car elle est décédée
d’une sale maladie peu de temps après.
Gigi va avoir un enfant. Son mari est représentant en produits
pharmaceutiques et part souvent en déplacements. Pour ne pas être
seule, elle vient habiter à la maison. Cette année-là, mon père est
parti en vacances en Gironde avec Marta, sa nouvelle compagne. Il
tombe malade et Marta le fait hospitaliser : il a eu une crise
cardiaque. Je suis inquiète. Je laisse Gigi avec Alicia et je pars pour
l’hôpital de Bordeaux. Lorsque j’arrive, il va un peu mieux, mais est
très faible. Je fais les démarches pour le faire transférer à
Montmorency, près de chez nous. On demande quelques jours pour le
transfert, je ne peux pas attendre, j’ai l’impression que Gigi va
accoucher, même si ce n’est pas encore la date. J’arrive à la maison
et Roland m’appelle pour me dire que Mireille et Yann sont à
l’hôpital : ils ont eu un accident de voiture. Me voilà repartie à
l’hôpital. Heureusement ce n’est pas grave, ils sont seulement en
63

observation et vont sortir le lendemain. Je retourne à la maison.


Enfin je vais pouvoir dormir ! Cela fait trois nuits que je ne dors pas.
Je me couche et au bout d’une heure voilà Gigi qui arrive : elle perd
les eaux... ! Je prends aussitôt la voiture et l’emmène à la clinique, la
même où je l’ai mise au monde... La sage-femme dit qu’il n’y en a pas
pour longtemps, donc je reste avec elle. Comme Philippe n’est pas là
c’est moi qui l’accompagne lors de l’accouchement. C’est une des
expériences la plus belle de ma vie. Sébastien est prématuré. C’est
donc une petite crevette qui nous arrive. Il est vraiment petit,
2kgs500... ! Je pars aussitôt faire les démarches (déclaration à la
mairie, achat des couches, etc...) et je porte tout ça à la clinique.
Lorsque j’arrive, Gérard est là avec un énorme bouquet de fleurs... et
Gigi lui dit : « Oh, mon petit papa, il n’y a que toi pour m’apporter
cela ! » Effectivement, moi, je ne sers qu’aux couches et au coton...
et on ne me dit même pas merci... Je suis vexée et dégoûtée... Je
rentre à la maison me coucher... En sortant de la clinique, Gigi vient
à la maison avec le bébé jusqu’au retour de Philippe. Je suis
contente, je recommence à jouer à la poupée. Mais tout a une fin :
Philippe revient et ils rentrent chez eux. Moi, je continue à préparer
mon départ.

On propose un travail à Philippe, toujours dans la même


branche, mais à Nantes. Donc les voilà qui déménagent, et... me
revoilà seule... Je sens arriver la dépression. Je me souviens de mon
amie Paulette qui s’est laissée aller et a fini dans un asile
psychiatrique duquel elle n’est jamais sortie. Je ne veux pas en
arriver là : il faut que je lutte... Donc je continue de préparer mon
départ au Chili. Gigi dit que je l’abandonne, mais je pense qu’elle,
elle vit sa vie dans laquelle je n’ai pas grand’ chose à faire. Je lui
promets que si elle a besoin de moi, j’arriverai de n’importe quelle
façon et que je serai toujours là pour elle (ce que je ferai le plus
possible). Roland s’en moque et me dit que je prends la fuite. C’est
sûrement vrai à ce moment-là. Je fuis les appels téléphoniques de
Gérard, je tremble à la sonnerie du téléphone le soir... Je fuis
l’absence de Roland que je vois passer en voiture devant la maison
sans s’arrêter... Je fuis la dépression...
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Finalement, Jaime et Manolo décident de rester en France.


Mais moi, j’ai vendu presque toutes mes affaires pour pouvoir payer
mon billet !!! Je décide donc de partir quand même. Osvaldo veut
aller voir ses parents mais ne sait pas s’il ne sera pas arrêté. Il
décide de tenter sa chance de toute façon. Alicia a aussi envie de
retourner au Chili, mais pour cela il faut qu’elle travaille d’avantage
pour pouvoir vivre là-bas au moins dans les premiers temps. Elle ne
peut pas travailler avec Alexandra qui n’a que cinq ans. Je
l’emmènerai donc avec moi et nous habiterons chez sa sœur Haydée,
à Santiago. Les Grimal de Nancy nous confie leur fille que leur
famille viendra récupérer à l’aéroport. Les autorisations de police
pour les enfants, les billets achetés... nous voilà partis par un
charter au départ de Bruxelles avec escale à New York et Miami.
Leda et Gérard nous emmènent à l’aéroport. Nous arrivons à New-
York en pleine nuit et nous devons trouver où dormir, ce qui est
relativement facile. Le lendemain, nous faisons un tour de ville qui
ne m’a pas particulièrement emballée : tous ces grands édifices me
paraissent écrasants et en plus il faisait un froid de canard ! Puis
nous allons à l’aéroport. Osvaldo part pour Washington voir des amis,
Jamil et Sonia, et nous pour Miami chez d’autres amis d’Osvaldo,
Martin et Panchi. Nous y resterons une semaine à l’attendre pour
reprendre notre voyage à Santiago. Martin et Panchi nous reçoivent
très bien et nous font visiter cette ville bizarre où la majorité de la
population parle espagnol (émigration cubaine). Nous sommes au
mois de janvier et il fait chaud. Je garde un merveilleux souvenir de
ce séjour et surtout de cette rencontre.

Finalement, Osvaldo revient, il reste encore un ou deux jours et


nous reprenons notre voyage vers Santiago. Là il voyage tout seul :
nous faisons comme si nous ne nous connaissions pas. Nous
atterrissons et nous voici passant la douane et la police : Osvaldo...
passe sans problème, moi... les policiers me demandent ce que je
fais avec ces enfants chiliens... Je leur explique que ces enfants
vont voir leur famille parce que leurs parents travaillent et ne
peuvent les accompagner et que moi, je viens en touriste. Ça
passe... nous avons eu chaud. Osvaldo, qui n’osait pas sortir, respire.
La famille Grimal vient chercher la petite et nous voilà en route pour
la maison d’Haydée. Elle est directrice d’école et a un logement de
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fonction dans l’établissement. Une réception de bienvenue nous


attend chez elle avec tous ses amis. C’est un accueil très
chaleureux, je suis reçue comme quelqu’un de la famille. Je ne parle
pas beaucoup d’espagnol et à partir de 5h de l’après-midi, je ne
comprends plus rien, c’est frustrant mais mon magasin se ferme...

En janvier, c’est l’été. Donc Haydée est en vacances scolaires.


Nous allons à la Serena, à 500kms au nord de Santiago où vit une
partie de la famille côté Gatica. Nous passons quelques jours bien
agréables au bord de la mer. Puis retour à Santiago.

Osvaldo veut aller voir ses parents à Angol, dans le sud. Nous y
allons donc, moi toujours avec Alexandra qui ne veut pas me lâcher.
Cela ne me gène pas du tout, bien au contraire, je l’ai toujours
considérée comme ma petite fille. Le frère d’Osvaldo, Hernan, est
bien sympathique, leur mère aussi. A part Hernan et sa femme ses
enfants, c’est une famille de droite. Leur beau-frère, Ricardo, est un
militaire inconditionnel de Pinochet. Je saurai par la suite, qu’il a non
seulement participé aux tortures, mais qu’il les a dirigées à Viña.
Donc il faut se taire et ignorer les provocations qui fusent autour
d’Osvaldo. A chaque fois qu’il y en a une, il me regarde et selon ma
tête, me donne un coup de pied sous la table : il faut se taire. Je ne
sais plus combien de temps nous restons, mais nous rentrons à
Santiago. Osvaldo n’avait un billet que pour un mois, le mien dure
trois mois. La veille de son départ on organise « una despedida »
(soirée d’adieu) qui dure toute la nuit. Le lendemain, nous
l’accompagnons à l’aéroport. Il passe la douane, la police, nous
attendons le départ de l’avion (en ce temps-là, l’aéroport était plus
petit et on pouvait voir les avions partir… (plus maintenant). Il nous
semble le voir monter et nous partons tranquilles. En arrivant à la
maison, on nous annonce qu’il a téléphoné et qu’il a loupé son
avion... il s’est endormi dans la salle d’attente et n’a pas entendu
l’appel ! Il faut donc aller le chercher et faire des démarches pour un
autre vol le lendemain. Nous n’avons pas le moyen de communiquer
avec Leda qui est déjà sûrement à Bruxelles (les portables
n’existaient pas). Je ne vous raconte pas l’angoisse qu’elle s’est
payée ce jour là quand elle ne l’a pas vu arriver ! C’était l’année 80,
en pleine dictature : elle le voyait déjà dans une prison quelconque !
66

Finalement elle téléphone chez Haydée qui lui raconte l’histoire et


tout rentre dans l’ordre.

Et voilà que commence ma vie au Chili, pour combien de temps,


je n’en sais rien. J’ai trois mois pour voir. Les enfants me manquent,
je n’ai pas d’argent... mais j’ai pris cette décision, donc il faut que
j’assume et que je fasse mon expérience jusqu’au bout. Pour le
moins Gérard ne m’appelle plus. Je donne une pension à Haydée
qu’elle ne veut pas accepter, mais j’insiste. Je vis donc chez elle
avec Alexandra. Nous la mettons à l’école et tout se passe bien. Elle
se lie d’amitié avec la petite fille de la femme de ménage du collège,
ce qui ne plait pas beaucoup à Haydée : la petite n’est pas du même
milieu... L’école se trouve dans un quartier populaire de Santiago,
donc les enfants qui la fréquentent sont en majorité d’un milieu
populaire et selon Haydée, de mauvaises fréquentations pour sa
nièce. Je me heurte donc pour la première fois à l’esprit de
discrimination de la « bourgeoisie » chilienne envers les couches
modestes de la population. C’est un des grands défauts chiliens.

A première vue, la ville de Santiago est étonnante. Je pensais


me trouver dans un pays sous-développé...eh bien non, pas du tout :
je traîne les magasins et je rencontre le premier four micro-onde de
ma vie... j’en avais vu un en exposition à la foire de Paris, mais
jamais dans une cuisine... ici j’en trouve dans les cuisines de
personnes qui ne sont pas particulièrement riches... Cela peut
s’expliquer par le système de vente à crédit : on peut tout acheter,
même des chaussures, à crédit (le prix multiplié par 3 ou 4). Ainsi les
gens paient des traites à longueur d’année, s’endettent, se privent
de nourriture et ont l’impression de vivre mieux. Le métro, construit
par les français, est plus moderne et bien plus propre que celui de
Paris (il est entretenu toute la journée par des chômeurs, employés
avec un salaire de misère). Je cherche le fleuve Mapocho dont on
m’avait tant parlé. Je m’attendais à quelque chose comme la Seine...
cela n’a rien à voir : nous sommes en été et il est complètement
sec... en hiver par contre, Santiago souffre de nombreuses
inondations. Voilà pour le côté visuel.
67

Je sais que nous sommes en dictature, mais, à part les soldats


dans la rue, ce n’est pas très visible. Les gens n’ont pas l’air triste. Il
faut donc creuser un peu. Je prends contact avec des organisations
de gauche auxquelles des exilés m’avaient recommandée. Ils
m’emmènent dans une poblacion (quartier marginal) et là, la réalité
est toute autre. La pauvreté saute aux yeux : les enfants ont faim et
se droguent au néoprène, les filles s’adonnent à la prostitution à
partir de 13 ans (certains militaires viennent les chercher et elles
reviennent avec un peu d’argent qui fait vivre la famille). On
m’explique que ceux qui travaillaient dans les usines du temps de
l’Unité Populaire ont été soit licenciés (dans le meilleur des cas) soit
emprisonnés, tués ou disparus. Ceux qui ont été libérés, ne se
remettent pas des tortures subies et de l’horreur vécue.

Haydée est pinochetiste. Lors d’un voyage de ce personnage


aux Philippines, il est reçu avec des tomates et ne peut descendre
d’avion... Il revient donc et son gouvernement organise une réception
de protestation contre le gouvernement philippin. On appelle les
chiliens à aller « en masse » le recevoir à l’aéroport pour enseigner
le respect des autorités à ces « sauvages » qui n’ont aucun savoir
vivre ! Pour cela on fait sortir les gens des usines et des écoles que
l’on emmène en cars (dans le Mercurio et la radio, télévision, on
parle de manifestation spontanée). Haydée y va bien entendu, et moi,
je prétexte une fatigue. Peu de temps après, la télé annonce qu’un
terroriste a été tué dans les rues de Santiago lors d’un affrontement :
Haydée jubile en disant « quelle chance, on devrait les tuer tous ».
Mais ce jeune avait été arrêté dans une poblacion une quinzaine de
jours plus tôt et nous le cherchions partout. Il n’avait donc pas pu
participer à cet « affrontement » : il avait sûrement été tué dans les
geôles de la police secrète et jeté là déjà mort. Je n’ai rien pu dire,
mais je suis allée pleurer dans ma chambre. Je me dois de dire en
faveur d’Haydée, que bien qu’elle soit de droite, elle n’a jamais
dénoncé personne. De toute façon elle a un frère, Omar et une sœur,
Leda, exilés en France... Au moment du coup d’état, elle a même
caché des exilés uruguayens poursuivis par les militaires.

Je n’ai pas d’argent : pas encore de retraite, plus d’Assedic... Il


faut donc que je m’organise pour vivre. Je commence à donner des
68

leçons de français, mais ce n’est pas assez. Je tricote pour les gens,
je fais des abat-jours en laine que j’ai appris à faire avec Gigi... enfin
je me débrouille. Je vends des jouets à la sauvette. Et là je vis une
expérience de solidarité magnifique : les autres vendeurs qui ont
l’habitude de voir la police arriver de loin, attrapent mon paquet en
même temps que le leur et me le sauvent ; l’un d’eux qui vendait à
peu près la même chose que moi m’envoie des clients... Haydée
aussi m’a beaucoup aidée sur ce plan là.

Pour le 1er Mai, Marcelle Bernard vient au Chili (1 er Mai, 4 ou 11


septembre sont ses dates habituelles). Elle ramène les réponses à
ses voyages précédents et vient chercher d’autres demandes. Elle
me fait connaitre d’autres personnes comme Jaime R. qui est un
photographe cinéaste avec qui elle travaille depuis longtemps. Il est
natif du nord du pays, la zone désertique. Il parle peu, juste ce qu’il
faut, mais est très efficace pour organiser les rencontres avec les
personnes nécessaires, et un excellent photographe. En plus il est
d’une extrême gentillesse et d’une aide précieuse.

Un jour, Omar m’appelle de France : il m’explique que sa


maison de Santiago qui était louée va se libérer et que si je veux, je
peux aller y habiter en payant seulement les impôts qui ne sont pas
grand chose. J’accepte aussitôt sa proposition et je m’installe dans
sa petite maison 3 pièces cuisine et un jardin. Je m’y sens très bien,
surtout que les copains m’apportent tous soit un lit, soit une
télévision, cuisinière, etc. On aurait cru l’exil à l’envers. Je serai
toujours reconnaissante aux V. et à Jaime R. pour toute cette aide
qu’ils m’ont apportée à ce moment-là. Grâce à eux, je me suis
trouvée en un rien de temps avec une maison complètement
aménagée.

Pas très loin de chez moi, vivent les sœurs B. chez qui je passe
beaucoup de temps ainsi que chez mes amis Ana et Hector V. (que
j’ai connus en France). Ana est décédée il y a peu de temps dans un
accident d’autobus qui emportait un groupe d’enfants dont elle avait
la charge lors d’une sortie scolaire.
69

Cette année là, afin de « légaliser » son régime, Pinochet fait


rédiger une Constitution par son avocat conseiller, Jaime Guzman et
décide de la faire accepter par un plébiscite. Tout le monde est
obligé d’y aller. Il n’y a pas de liste, car elles ont été brûlées au
moment du coup d’Etat... Les bureaux de votes sont gardés par des
militaires en armes. On donne à chacun une feuille transparente
avec un SI et un NO : il faut faire une croix devant le mot choisi plier
la feuille en deux et la mettre dans l’urne. Les acesseurs des
bureaux de votes sont désignés. Dans les quartiers pauvres on
désigne des gens des quartiers riches pour être scrutateurs. Il n’y a
aucun contrôle. Certaines de ces personnes se vantent même d’avoir
jeté les bulletins NO à la poubelle et les avoir remplacés par des Si !
Donc ce plébiscite a été « accepté » à 80%.... C’est cette
Constitution qui régit le Chili jusqu’à nos jours, vingt ans après !

Je vis donc là, relativement tranquille, jusqu’au jour où, en


revenant de chez les V., on voit plusieurs voitures blanches
stationnées près de là. Hector me dit « il y a la police chez toi ». On
décide d’aller quand même voir ce qui se passe.... Nous entrons donc
et nous trouvons les policiers en civil bien installés au milieu d’un
grand désordre. Ils nous disent qu’ils m’attendent parce que les
voisins les ont appelés pour un vol supposé. Ils me demandent de
regarder s’il me manque quelque chose. Je m’efforce de surmonter
cette peur qui me coupe les jambes, et commence à regarder : il me
manque très peu de choses (il n’y avait pas non plus grand-chose à
voler), une cassette des Inti-llimani, une télévision qui ne marchait
pas, un batteur Moulinex et des bricoles sans valeur. Par contre tous
les tiroirs sont sans dessus-dessous…Ils me disent de me présenter
le lendemain au commissariat pour signer leur rapport et ils s’en
vont. Hector m’aide à tout calfeutrer et me ramène chez lui en
disant : « ne reste pas là car ils vont revenir ». Le lendemain, je vais
chez Juan V. qui, en tant qu’avocat, me faisait un contrat de travail
comme secrétaire. Il me dit « coupe tous les contacts avec tes amis
et moi je vais aller au commissariat à ta place car tu es ma
secrétaire ». Il y va donc et ne trouve aucune trace de cette visite de
la police… Je décide de partir pour un temps à Quilpué chez les
parents de Jaime P. et possiblement de rentrer en France. Je leur dis
que je pense rentrer dans la mesure où je ne trouve pas de travail. La
70

mère de Jaime me dit : « Attends, on va chercher et je suis sûre


qu’on peut trouver quelque chose à Quilpué, et en plus tu peux
habiter chez nous » et nous voilà parties dans la ville à la recherche
d’un travail ! C’est là que nous voyons un collège en train d’aménager
avec un nom « Colegio Anglo-Frances ». Nous entrons donc. Nous
trouvons une personne connue qui avait été professeur de Jaime et
Fernando (son jumeau) lorsqu’ils étaient petits. Donc grandissants
au fur a mesure de la conversation, on en arrive à Jaime en France…
et â … « au fait, je vous présente une amie française de Jaime qui
cherche du travail… Vous n’auriez pas un poste de professeur de
français, par hasard ? » Réponse « Nous n’y avions pas pensé, mais
pourquoi pas ? Revenez demain, je vais en parler avec mes
collègues » Et voilà comment je me suis retrouvée engagée en tant
que professeur de français, logée à l’école avec un salaire mensuel
de 4000 pesos (équivalent à peu près à 400FF de l’époque et 200€
actuels) et un horaire de 8h à 18h… !

Me voici donc professeur de français. Mais ce n’est pas tout : je


n’ai jamais enseigné, comment je vais m’y prendre… ???

Peu avant cet épisode, Gigi me dit qu’elle attend un autre


enfant pour le mois de janvier et qu’elle se sent seule, car elle n’a
personne pour lui garder Sébastien : ses beaux-parents habitent trop
loin pour venir l’aider. Je lui promets de trouver une solution, mais
honnêtement je ne sais pas laquelle. Je n’ai pas d’argent pour
entreprendre le voyage. Je raconte cela à Juan qui me propose une
solution : Il m’achète le billet à crédit et je lui paierai les traites à
partir de mon retour. C’est risqué (surtout pour lui) mais on fait
comme ça. J’entreprends donc mon voyage début janvier, sans un
sou en poche… mais avec 40 kgs supplémentaires à remettre à
France Amérique Latine...Je ne vous raconte pas la peur à l’aéroport
pour passer ces 40kgs d’arpilleras... C’était absolument interdit,
considéré comme matériel subversif... (les arpilleras étaient des
tapis brodés par les femmes de poblaciones avec des personnages
en relief dans lesquels elles glissaient des messages : Mr X a été
arreté a telle date, a tel endroit et nous ne l’avons plus revu) Il fallait
publier cette nouvelle dans toutes les organisations nationales et
internationales afin d’empecher leur disparition)! Enfin tout se passe
71

bien... A l’arrivée à Orly, Kiko B., qui devait venir me chercher n’est
pas là (il s’était trompé d’heure….). Je demande une pièce de
monnaie à une personne qui passe et j’appelle mon père qui me dit
de prendre un taxi qu’il paiera à l’arrivée. Et me voilà donc en route
pour Soisy. J’appelle mon amie Marcelle Bernard pour qu’elle vienne
chercher les arpilleras et le matériel que j’apporte du Chili. Une fois
ce problème résolu, il me faut penser à aller chez Gigi qui va
sûrement bientôt accoucher : elle habite à Ancenis, donc il faut
prendre le train. Mon père qui, habitué à prévoir les catastrophes
financières et pour cela achète des actions SNCF qui se traduisent
en bons kilométriques, regarde combien il lui en reste : juste assez
pour aller à Ancenis. On va acheter le billet et me voilà partie. J’ai eu
juste le temps d’arriver, de dîner, d’aller me coucher et dans la nuit
Gigi et Philippe sont partis à l’hôpital.... Sébastien n’était pas seul !
Je me souviens de ce petit bout de chou qui allait partout en traînant
sa couverture dont il suçait le coin : on aurait dit un petit clochard
traînant son barda ! Il était adorable ! Puis Gigi est revenue avec
Loic, qui lui aussi était très beau. Je crois être restée quelques
temps avec eux (sûrement le temps que Gigi se remette). Je me
souviens qu’elle essayait de me faire rester en France et pour cela,
elle m’avait emmenée à une soirée d’Amnistie Internationale sur le
Chili. Il s’agissait de l’aide à une famille de Détenus Disparus de
Viña, la famille de Fernando Navarro. Ils avaient des problèmes pour
faire parvenir cette aide de manière sûre. Je leur proposais de
remettre ce paquet à destination, vu que je n’habitais pas loin, ce qui
fût accepté. Et c’est ainsi que j’ai connu la famille Navarro avec qui
je suis restée très amie. Malheureusement on a retrouvé des
ossements de Fernando dans un charnier près de Santiago (Cuesta
Barriga), et Edith, sa femme, est morte de peine la même année.
Mais je suis toujours proche de leurs filles. A ce sujet, je voudrais
expliquer ma position à propos de la lutte des familles de détenus-
disparus chiliens. Je comprends leur douleur et leur désir de
rencontrer leurs proches vifs ou morts afin de leur donner une
sépulture. Mais comment retrouver des gens jetés à la mer, brûlés
dans les campagnes ? C’est impossible... En plus la personne
politique de la famille est justement celle qui est disparue, pas
forcément celle qui reste... Lorsque, par hasard, on retrouve une
partie du corps supposée appartenir à la personne, les gens
72

abandonnent la lutte et restent avec leur douleur chez eux. Je trouve


cette lutte inhumaine, trop douloureuse. Je préfère celle que nous
avons menée avec nos disparus, en mettant leurs noms sur des
monuments, des plaques aux portes des maisons où ils ont vécus,
dans les écoles qu’ils ont fréquentées, etc... et continuer de mener
leur lutte pour que ces horreurs ne recommencent jamais plus.

Après Ancenis, je suis retournée sur Paris, je pense que je


logeais chez Jaime ou chez Marcelle, et je me suis mise en quête de
méthodes d’enseignement de FLE pour enfants et pour adultes. Un
ami chilien professeur de français à la Sorbonne, Salvador Benadava,
m’a beaucoup conseillée. J’ai aussi accompagné un groupe de
professeurs de français chiliens qui venaient en France se
perfectionner. Ils logeaient à Nanterre dans une cité située dans la
rue « Salvador Allende »... Ils ne voulaient pas faire connaitre leur
adresse au Chili... ! Et s’étonnaient du nombre de rues, stades,
centres culturels avec les noms de Salvador Allende, Victor Jara ou
Pablo Neruda !

De retour au Chili, je déménage au collège et commence à


étudier la méthode avant l’arrivée des élèves. Une amie, Irma Cid,
professeur de Français et licenciée par la dictature m’explique et me
promet de venir me contrôler dans ma classe afin de me corriger. Ce
qu’elle a fait le plus possible et je l’en remercie (elle aussi est
décédée il y a quelques années). Le jour de la rentrée des classes, je
me sens comme un dompteur dans une cage aux lions : vont-ils me
manger ou vais-je les dominer ? Finalement, je ne m’en sors pas trop
mal, les enfants ont l’air content. Je décide d’enseigner par le jeu.
Irma tient parole et vient me superviser chaque semaine. J’ai un bon
rapport avec mes collègues et mon travail me passionne. Cette
période, malgré la dictature, est un très bon souvenir. J’ai repris
confiance en moi. Il m’arrive encore de rencontrer d’anciens élèves
qui me reconnaissent avec plaisir.

Parallèlement à l’école, je travaille avec l’Union de Femmes de


Valparaiso et une avocate de la zone, Laura Soto, sur le problème
des prisonniers politiques, bien sûr en relation avec France Amérique
Latine et la consul de France à ce moment-là, Yvonne Legrand (elle a
73

´été déclarée « persona no grata » par Pinochet en 1984 et obligée


de rentrer en France). Là, il faut faire attention à ce qu’on dit et où
on met les pieds ! Je me souviens de cas tels l’empoisonnement des
frères Aguilera, les cas de Pedro Lopez, Yuri Rojas, Hector Banda,
Sadi Joui, Eleodoro Melo, et d’autres, qui, grace à ce travail en
commun, sont encore en vie. Ce n’était pas facile, mais on se sentait
utile : on arrivait à arracher un être humain à la mort et ça, c’était
concret.

Je ne sais pas si on peut me comprendre, mais je peux dire que


durant cette période, je me suis sentie heureuse.

Pour arrondir mes fins de mois, je tricote pour les gens et je


fais des abat-jour de laine que je vends. Une amie me trouve des
cours de français pour les femmes de marins militaires. Ces dames
s’ennuient et pourquoi ne pas apprendre le français ? Cela fait bien
dans ce monde snob. Donc je donne des cours 2 fois par semaine, on
me paye et m’invite à manger… Un jour une de mes élèves me dit
- J´aime bien la France, mais pas les français…
- Ah bon, pourquoi ?...
- Parce qu’en France lorsque je disais je suis chilienne, on me
répondait : « On vous plaint d’avoir à supporter Pinochet !»De
quoi se mèlent.ils ces français, n’est-ce pas ? Et vous qu’est-ce
que vous en pensez ?
- Je ne sais pas, je ne fais pas de politique et j’embraye sur le
cours.

Par sécurité, je m’inscris à la communauté française de Viña.


Ils se réunissent une fois par mois autour d’un bon repas (c’est
intéressant..). La première fois que j’y vais, je tombe sur un cocktail
à l’occasion de je ne sais quelle date (peut-être le 14 juillet) et j’y
entends chanter ….Maréchal nous voilà… Je n’avais pas entendu
cette chanson à la gloire de Pétain depuis 1945 ! Ouh la la, où suis-je
tombée ? Certains des membres de cette communauté étaient partis
de France dans les années 45-50 pour des « raisons de santé » et
continuaient leur travail de délation et collaboration dans les pays
sous dictatures. La plupart des autres faisaient partie de « la vieille
France ». Ils me donnaient l’envie de prendre un plumeau pour
74

secouer la poussière. Bon, pour le moins, je pourrais manger une fois


par mois un bon repas et trouver, au collège français, du matériel
pédagogique pour mes cours.

En 1982, Gérard veut divorcer, mais il a besoin de ma présence


physique. Je n’y vois aucun inconvénient, mais je n’ai pas d’argent ni
pour voyager ni pour payer les démarches. Il m’achète donc un billet
d’avion aller-retour Santiago - Paris et s’occupe des avocats. Juste
avant mon départ, il m’appelle pour m’annoncer le décès de mon
père. J’avance mon départ et j’arrive avant l’enterrement. Après le
décès de sa compagne il ne pouvait rester seul et Romain avait
trouvé une place dans une maison de retraite, près de chez lui, ce
qui ne le coupait pas de son entourage. Il disposait d’un petit studio
et d’une petite cuisine où il pouvait se préparer quelque chose ou
aller manger au réfectoire avec les autres. Il pouvait aussi se
meubler avec ce qu’il avait chez lui. Et j’ai eu la surprise de voir qu’il
avait emporté mes meubles et laissé les siens à la maison. Je
suppose qu’il a pensé que si je revenais, je les retrouverais. Il n’a pas
été un modèle de père, mais, à sa façon, il nous a beaucoup aimé et
a toujours été prêt à nous aider. L’enterrement se fait à Soisy dans la
même fosse que maman. Après la cérémonie, il faut faire toutes les
démarches d’héritage. Là, on s’aperçoit qu’il avait vendu la maison et
devait la libérer dans les trois mois et que l’argent était chez un
notaire. Il fallait partager la somme. Après avoir déduit les frais nous
partageons et Romain me donne plus de la moitié disant que j’en
avais plus besoin que lui. Ce qui me permet d’acheter un studio dans
le 3ème, Rue au Maire dans lequel j’emménagerai à mon retour en
catastrophe du Chili.

A mon retour, je termine de payer mon 1 er voyage à Juan V. et


je reprends mes cours au collège, et mes activités. Je fais
connaissance de nombreuses personnes qui deviendront mes amis.
Ce travail clandestin en commun créé des liens profonds qui durent
encore aujourd’hui. Pendant près de deux ans, ma vie tourne autour
de l’école, mes cours de français particuliers, mon travail politique.

Cela jusqu’au moment où je commence à recevoir des appels


bizarres la nuit. Nous sommes en 1983. J’en parle aux copains qui
75

me conseillent de partir le plus vite possible. En ce temps-là on


commençait à informatiser les aéroports et les postes de douane. On
vérifie donc lequel ne l’est pas encore. On trouve Arica, frontière
nord avec le Pérou. Romain m’envoie un billet d’avion par une agence
à Lima. Il n’y a pas de bus direct pour Lima. Je prends donc un bus
qui fait la ligne Viña- Arica. Sortant de Viña, le bus passe
obligatoirement par Quilpue, et, sur la route, toute l’école est là avec
les professeurs et les élèves pour me dire au-revoir et me chantent
toutes les chansons françaises que je leur ai enseignées. Les
chauffeurs du bus et les passagers, avec beaucoup de patience et de
gentillesse, attendent la fin de la cérémonie. Je suis émue aux
larmes Le bus parti, je n’arrive pas à m’arrêter de pleurer ! Je me
suis beaucoup attachée à ces gamins ! Les chauffeurs ne savent pas
quoi faire pour me consoler..Nous voilà arrivés à Arica. Maintenant il
faut passer la frontière. Des taxis collectifs font la route d’Arica à
Tacna. J’en prends un et à la police internationale, je montre mon
passeport français, le policier le regarde et me dit : au-revoir
madame, bon voyage... Ouf, je suis de l’autre côté sans problème. A
Tacna, il n’y a pas de bus pour Lima avant 2 jours, je dois donc rester
là. Je trouve une petite pension et je me promène. Je me sens plus
sûre. Je loge à côté d’une école et chaque fois que les enfants
sortent en récréation, je pense à mes élèves et je pleure…

Et me voilà repartie pour Lima. Les bus péruviens n’ont rien à


voir avec le confort des bus chiliens. Ce sont de vieilles machines
dans lesquelles s’entassent les gens avec leurs paniers, leurs
poules, leurs paquets, etc.… En plus il y a des contrôles policiers
presque tous les 100kms pour les étrangers, donc moi. Il me faut à
chaque fois enjamber les gens assis dans le couloir et déranger tout
le monde. Faire près de 2000kms dans ces conditions, n’a rien de
vraiment agréable. Finalement on arrive à Lima. Je prends un taxi
qui m’emmène dans un hôtel pas trop cher, mais tranquille où je vais
pouvoir dormir. Le lendemain, je cherche l’agence et j’ai mon billet
d’avion Lima-Paris. Je me promène dans Lima et le jour suivant, je
m’embarque. A l’arrivée à Paris, Jaime m’attend… Je passe la
première nuit chez lui avec sa femme Patricia et sa fille Pachi. Et le
lendemain il m’accompagne dans ce logement que j’avais acheté
l’année précédente.
76

RETOUR AU PAYS

A mon retour, j’ai où dormir, mais pas grand’chose à la maison.


Les pièces sont petites et mes meubles n’y rentrent pas, mais ce
n’est pas grâve : j’ai un lit, une petite table, deux chaises et un
réchaud à gaz. Je récupère mes services de table et à café qui sont
restés à Soisy. Le mari de Marcelle, Jacquou Bernard m’apporte une
lampe de chevet qu’il a fabriquée lui-même en me disant : « tu n’as
pas grand’chose, mais au moins tu pourras lire ». J’ai toujours cette
lampe que je garde comme un objet très précieux.

Me revoilà donc dans ma vie française. J’ai du mal à m’y


retrouver, j’ai l’impression de changer de planète. Il me faut
retrouver du travail. A 50 ans, c’est de la magie... le chômage a
augmenté et on est ou trop jeune sans expérience ou trop vieux et
plus dans le coup ! Les syndicats se battent contre la fermeture des
usines et contre la privatisation des entreprises nationales (Renault,
EDF, PTT, SNCF). Il y a des grêves, des manifestations. Mais les
syndicats (comme d’habitude) sont divisés. Je crois que toute la vie,
la gauche se trompe d’ennemi : au lieu de mener la bataille en face,
contre ceux qui ont le pouvoir et dominent la production, nous nous
battons contre ceux qui, à nos côtés ne sont pas d’accord sur la
forme mais si, sur le fond. De cette façon, nous n’arriverons jamais à
77

rien. Il est vrai qu’à cette époque, nous étions sous le gouvernement
Mitterrand qui était supposé être à gauche...

Je ne reconnais vraiment plus mon pays : la lutte que les


socialistes ont menée avec nous depuis le début du siècle pour
l’école publique et laïque, Mitterrand la met dans sa poche et alloue
des crédits à l’école privée ! Notre école qui était un exemple
pédagogique dans le monde entier se dégrade de plus en plus. On
commence à toucher aussi à la sécurité sociale....
Dans le gouvernement nous avons quatre ministres
communistes qui, étant largement minoritaires, ne peuvent pas faire
grand’chose. Je me demande pourquoi ils ne renoncent pas car ils se
rendent complices de ces lois anti-sociales qui passent. Ils finiront
par renoncer au bout d’un an.

Je crois que lorsqu’un gouvernement est élu au nom de la


gauche, les gens, les syndicats, les associations populaires,
s’attendent à des changements et n’osent pas les critiquer et encore
moins se mobiliser en croyant que ça va s’arranger. Eh bien non, ça
ne s’arrange jamais. Mème nos dirigeants les meilleurs ont besoin
d’un contrôle permanent de l’opinion populaire. Nous n’avons pas
encore résolu ce problème...

A France Amérique Latine, Philippe Rodriguez me propose de


travailler à mi-temps et d’organiser la solidarité pour tous les pays
en conflits. Ce n’est pas un petit travail… et j’accèpte. Mais je ne
peux pas vivre avec ça, d’autant plus que mon salaire est retiré du
budget solidarité de l’association. Moi, qui arrive du Chili, je connais
les besoins des gens, organisations de résistance, cantines
populaires pour les enfants, aide aux familles de prisonniers, misère,
etc... J’ai l’impression de prendre l’argent qui leur est destiné. Je
ferai donc ce travail en tant que militante et je chercherai du travail
ailleurs. Je trouve un travail à Bagneux dans un foyer de jeunes
travailleurs où je suis chargée de recevoir les réfugiés de tous les
pays (Iran, Turquie, Afghanistan, Inde, Chili, Argentine Colombie,
Uruguay, etc…) et de les aider dans leurs démarches. Il faut aussi
organiser des activités, donner des cours de français. Je suis
contente parceque c’est un travail social qui me passionne. Mais j’ai
78

des problèmes avec le directeur qui est un jeune bureaucrate, qui n’a
vu la misère qu’à la télévision. Un jour il me dit « Les réfugiés sont
accueillis, logés, nourris, ils ne sont pas poursuivis, alors qu’ils ne
nous emmerdent pas ». L’état moral et physique des gens qui
arrivaient ne l’intéressait pas, pour lui, ils n’étaient que des numéros.
Comme j’arrive d’un pays sous dictature, mon optique est
complètement à`l’opposé, et bien sûr, ça fait des étincelles. Jusqu’au
jour où il me convoque dans son bureau pour me dire que j’étais
licenciée parceque j’étais trop… humaine ! J’ai de toute façon un
excellent souvenir de ce travail où j’ai connu des gens magnifiques
comme les frères Aguilera qu’on avait tenté d’empoisonner à la
prison de Santiago, le paraguayen Livio Gonzalez prisonnier pendant
dix ans dans les géôles du Paraguay et libéré dans un sale état,
après soixante jours de grêve de la faim. Je n’oublie pas non plus les
camarades turcs, kurdes, iraniens… J’ai beaucoup appris avec eux
sur leur vie, leurs formes de lutte, la répression qu’ils souffraient.

Il me faut donc rechercher du travail. J’en trouve à l’A.E.F.T.I.


qui est une organisation créée pa la CGT pour l’alphabétisation des
travailleurs immigrés. Après beaucoup de démarches, de batailles
administratives, de discussions, s’est ouverte une section
d’enseignement du français langue étrangère pour les réfugiés. Là, je
fais la connaissance de Patricia. Dès que je la vois, je me rends
compte qu’elle est chilienne : Les chiliennes ont en effet une
présence et une démarche bien à elles. Je lui pose la question qui
est bien entendu affirmative. Elle était professeur de français déjà au
Chili et bien sûr perfectionnée après 10 ans de vie en France. Nous
sympathisons. Notre travail consiste à alphabètiser des ouvriers
africains et magréhbains licenciés de chez Talbot. Nous étions sous
le gouvernement de Miterrand et évidemment un licenciement de
2000 ouvriers d’un seul coup augmentait le taux de chômage et
faisait désordre dans une politique supposée à gauche… Alors bien
qu’on les engageait à rentrer dans leur pays, il fallait les
alphabètiser… en français… ! Il ne faut pas trop chercher la logique...
Ce travail me passionnait. Ce n’était pas facile, car la plupart étaient
complètement analphabètes, mais ils étaient en France depuis plus
de vingt ans ce qui ne les avait pas empêchés de vivre. Et comme on
les incitait à rentrer chez eux, ils ne voyaient vraiment pas l’intérêt
79

d’apprendre le français ! En plus ils étaient, en majorité, musulmans :


donc pour eux, une femme professeur ne leur convenait pas du tout.
Il m’a donc fallu ruser pour pouvoir dominer ce cours ; avec les
conseils de quelques collègues algériens et tunisiens, j’y suis
arrivée. Ce stage se tenait dans les locaux de l’AFPA (Association de
Formation Professionnelle pour Adultes), à deux heures de train de
Paris jusqu’à Beaumont sur Oise, plus un bus, et il fallait y être à 9
heures, jusqu’à 18 heures, et retour dans les mêmes conditions. Je
n’étais pas chez moi avant 20h30... Ce n’était qu’un stage de neuf
mois.

Le stage terminé, je commence à travailler au Centre de


Bagneux. Là, le public est différent. J’y retrouve Patricia : nous
travaillons beaucoup ensemble et une grande amitié se crée qui
dure jusqu’aujourd’hui, car elle aussi est rentrée au Chili. On a à faire
à des personnes scolarisées et même, souvent, ce sont des
professionnels tels que médecins, ingénieurs, architèctes,
professeurs, etc... mais ils ne parlent pas français. Ils sont turcs,
iraniens, chiliens, argentins, uruguayens... un éventail bien large de
langues et de cultures différentes... tous avec des problèmes de
dictatures, d’emprisonnements, de tortures ... Nous devons donc
tenir compte de leur état d’esprit : Ils ont tous, plus ou moins,
souffert la torture, mais pour les iraniens, les sbires du
gouvernement Komhéni, non seulement arrêtaientt le chef de
famille, mais vendaient leurs femmes et leurs enfants ! On peut
imaginer facilement comment ils se sentent ! Et dans ces conditions
on doit leur enseigner le français... ! Les classes comprennent 15
personnes de nationalités différentes. C’est un vrai brassage de
cultures. Il nous faut donc faire cours en français et nous faire
comprendre. Dans ce travail, il nous fallait être professeur, actrices
de théâtre, assistentes sociales, psychologues et aussi, dans la
mesure du possible, amies... J’ai peut-être enseigné le français, mais
j’ai surtout beaucoup appris sur les différentes cultures de ces pays,
leur histoire.

Le centre de Bagneux décide de créer un cours


d’alphabètisation pour femmes immigrées à Malakoff. Il faut le
mettre en place et la majorité féminine de la cité sont des femmes
80

arabes. Pour créer ce cours, elles doivent avoir l’autorisation de leur


mari. Il faut donc faire du porte-à-porte pour aller convaincre ces
messieurs. Ce n’est pas facile du tout car, pour eux, la femme n’a
aucun besoin de savoir lire et écrire puisqu’ils prennent toutes les
décisions nécessaires dans le ménage et elle n’a qu’à s’occuper du
ménage, des enfants et obéir... J’invite les maris au 1 er cours,
certains y viennent et donnent leur accord. C’est ainsi que le cours
démarre. Les participantes sont heureuses d’échapper un peu à la
routine quotidienne. Elles prennent conscience qu’elles sont des
personnes capables d’apprendre et de comprendre. Petit à petit,
elles prennent confiance en elles et c’est un vrai plaisir de les voir
s’ouvrir au monde.

En même temps, je profite au maximum de Sébastien et Loïc


qui sont des enfants adorables, pleins de vie. Gigi me les laisse
souvent les fin de semaines et les vacances que nous partageons
avec les parents de Philippe. Nous allons nous promener au zoo, au
jardin des plantes, au square à côté de chez moi qu’ils baptisent « Le
jardin de mamie ». Ils adorent aller à la Place de l’Horloge voir sur le
coup de midi, le géant tuer le dragon avec son épée ! Nous vivons à
leur rythme. C’est le BONHEUR... ! Je vais à Angers le plus possible
pour être avec eux. Depuis est arrivée une petite Amandine qui, elle
aussi, est une très belle et intelligente jeune fille. Je crois que
même maintenant nous éprouvons le même plaisir à nous rencontrer.
Je remercie Gigi d’avoir cultivé ce contact et cet amour pour leur
grand’mère par des photos, des cassettes, des lettres, etc... Ainsi, la
distance s’efface un peu. Je reporte sur eux tout l’amour que je ne
peux pas donner aux enfants de Roland.

Je continue à militer à France Amérique Latine aux Comités


Chili, Paraguay et au Comité Directeur National. Nous passons notre
temps à montrer des expositions sur la situation du pays, la
répression, la torture. Nous aidons les soupes populaires des
quartiers marginaux. Nous organisons la solidarité par des
spectacles auxquels participent avec nous les groupes Illapu,
Quilapayun, Karumanta, Ayakucho ; des chanteurs tels Angel Parra,
Osvaldo Torres, Osvaldo Gitano Rodriguez, Gabriela Barrenechea,
Cecilia Gonzalez ; des cinéastes tels Patricio Paniagua, Sergio
81

Bravo, Gonzalo Justiniano, René Davila, Ivan Sanhueza ; des peintres


tels Mario Muroa, Matta, José Balmes, Camilo Henriquez ; l’artisanat
des prisonniers que nous vendions,... et tant d’autres... Je voudrais
leur rendre hommage, car sans eux, nous n’aurions rien pu faire : Ils
nous ont apporté leur culture, leurs joies et leurs peines que nous
avons comprises et partagées.

De Roland, je n’ai pas beaucoup de nouvelles, je l’appelle de


temps en temps à son cabinet et, selon sa voix, je sais s’il va bien ou
non. Ricardo et Elizardo Aguilera, connaissant mon problème,
viennent souvent. Ils m’aident à arranger mon appartement et le jour
de la fête des mères, m’apportent toujours soit un bouquet de fleurs,
soit seulement leur présence. Même ici, au Chili, je peux encore
compter sur eux en cas de besoin. Ce sont mes deux fils adoptifs.

Gigi et Philippe ont des problèmes. J’essaie d’être le plus


possible auprès d’eux et surtout des enfants, Sébastien et Loïc
(Amandine n’est pas encore arrivée). Ils se séparent un temps. Gigi
ne sait pas comment trouver une solution a son probleme, elle
commence a déprimer et doit se faire soigner. Elle trouve un
appartement pas très loin de chez eux et les enfants, restés avec
leur père, peuvent aller la voir quand ils veulent. Je trouve que pour
le moment, c’est une bonne solution. Mais les petits lui manquent et
ils décident tous les deux de reprendre la vie commune.
Moi, je n’arrive pas à me réhabituer à la vie française : tout est
trop organisé et programmé ; Roland me manque de plus en plus, je
le sens trop près pour ne pas pouvoir le voir (au Chili, la distance
aidant, c’est plus facile) ; je me sens étrangère dans mon propre
pays. J’ai beau avoir beaucoup de travail et d’activités, je me sens
exilée au milieu des autres exilés... ! J’ai envie de retourner au Chili
et de retrouver les copains avec qui j’ai gardé des contacts. J’ai peur
de laisser Gigi, mais j’en parle avec son médecin qui me conseille de
partir afin de « couper le cordon ombilical » dit-il... Je ne sais pas s’il
a vraiment été coupé... Gigi, elle aussi, m’encourage à partir... Je me
prépare donc. Je mets mon appartement en location et me voilà
repartie.

J’arrive à Santiago pour le 31 Décembre en fin d’après-midi.


82

INSTALLATION AU CHILI

Au départ de Paris, je prends la ligne L.A.P ( Linea Aerea


Paraguaya). C’est la moins chère et en plus je dois m’arrêter à
Asuncion (les réfugiés paraguayens m’ont confié un matériel à
déposer là-bas). Je prendrai le prochain avion pour Santiago. J’aime
beaucoup cette ville pleine de couleurs. Les gens sont doux et
aimables. Bien sûr, il faut faire attention où on met les pieds,
Strossner et son équipe est là, bien présent. Il y a beaucoup de
chiliens (touristes... ?) on ne sait pas. A cette époque le Plan Condor
fonctionne à plein. J’aimerais y retourner en touriste, cette fois, pour
vraiment apprécier la beauté de ce pays. J’espère, un jour, pouvoir
réaliser ce souhait...

Je reprends l’avion pour Santiago. La carectèristique de la LAP,


c’est qu’on sait quand on embarque, mais jamais quand on arrive ! On
atterrit donc avec huit heures de retard ! Le père de Begoña qui
m’attendait à l’aéroport, a eu beaucoup de patience. Bon, me voilà
arrivée : on installe mes affaires dans sa voiture et nous partons
aussitôt en direction de Viña del Mar où sa mère nous attend, car
j’habiterai chez elle pour commencer. A peine arrivés (nous sommes
le 31 décembre) nous déposons les valises et partons sur Valparaiso
voir le traditionnel feu d’artifice du Jour de l’Àn. En effet on le tire
chaque année et un numéro impressionnant de personnes viennent
le voir.
83

Je m’installe donc chez Mary, la grand’mère de Begoña. C’est


une républicaine espagnole, arrivée au Chili en 1939, avec son mari
et son fils, sur le Winnipeg ( Bateau appartenant à France-Navigation compagnie de
solidarité avec l’espagne et affrêté à la demande de Pablo Neruda pour transporter les réfugiés
espagnols au Chili) C’était une femme très courageuse.

Un jour, elle me dit : « tu vois cette personne, assise sur le mur


en face qui parait lire son journal, je suis sûre qu’il surveille la
maison. Nous ne savons pas pour qui est la surveillance... Je décide
donc d’aller faire du tourisme et m’inscris dans un tour organisé pour
le sud (Puerto Montt, Puerto Varas, les thermes d’eu chaude, etc...)
Je découvre un paysage merveilleux, plein de forêts vertes, de
grands fleuves. Je trouve beaucoup de ressemblance avec la Suisse.
Au retour, Mary me dit : « pendant que tu n’étais pas là le type n’est
pas venu » Deux jours après, revoilà mon ange gardien assis sur le
mur...

Je décide donc de partir au nord. Là, c’est un autre paysage,


sec et aride...je tombe amoureuse de cette immensité, de ces
montagnes qui changent de couleur à tous moments... Le soir, le ciel
se change en un tapis étoilé de lumières multicolores. Je suis
émmerveillée ! Ce paysage est vraiment unique. Je connaissais déjà
un peu ce paysage, puisque j’étais allée à la Fête de la Tirana en
1982, mais il m’émmerveille chaque fois que je vais au nord, j’y
découvre toujours quelque chose de nouveau. Je ne me souviens
plus chez qui je loge à Iquique. Mais je fais la connaissance de
Javier Vilca, un aymara musicien, parent d’Osvaldo Torres, qui se
refuse complètement d´ être chilien, il me dit : « Je suis aymara, ce
sont les hommes qui ont créé les frontières, mais pour nous, que ce
soit le Chili, la Bolivie, l’Argentine ou le Peru, nous sommes aymaras
ou quechuas. Ces décisions administratives ne sont pas les nôtres,
elles ne nous concernent pas. »

En arrivant à Viña, il me faut trouver du travail. Hector Banda


me fait embaucher dans son collège en tant que professeur de
français ; lui est professeur de mathématiques. Il me faut m’arrêter
un moment sur ce personnage. C’est un homme courageux qui s’est
battu contre la dictature depuis les premiers jours : après plusieurs
arrestations, tortures etc... il s’est « promené » dans différentes
84

prisons du Chili, vivant des menaces à domiciles et même un


attentat à la bombe dans sa voiture. On l’a retiré de ses cours de
mathématiques pour lui faire enseigner...la religion..., mais oui..., Il
l’enseignait selon sa culture marxiste... ! Il était toujours plein
d’humour, avec lui, les conseils de classe étaient un vrai spectacle
! Il a eu l’occasion de partir en exil, mais il a toujours refusé,
affirmant que sa place était au Chili et non ailleurs. Lorsque je l’ai
connu il enseignait les mathématiques dans une école privée dans
laquelle il m’a fait embaucher. Malheureusement, il est mort il y a
quelques années et il fait partie de ces amis qui me manquent
énormément. Je le revois toujours blaguant et attentif aux autres.
Je ne me souviens plus quel était mon salaire, mais il n’était
pas bien gros. Il me fallait vraiment beaucoup d’imagination pour
arriver à la fin du mois...
L’époque où je suis arrivée était en effervessence : c’était
l’année où après les protestations nationales à répèticions, Pinochet
décide de convoquer un plébicite qui lui donnerait les pleins pouvoirs
(qu’il a déjà) pendant encore 8 ans (il a de l’espoir...). Donc tous les
partis discutent pour savoir si on doit participer à ce cirque ou non.
Finalement, après beaucoup d’hésitation de certains partis de
gauche, tout le monde décide d’y participer car le but principal est
d’en finir avec la dictature. A droite, les partis qui soutiennent
Pinochet. De l’autre côté, au centre, les démocrates chrétiens (eux
qui avaient appelé les militaires lors du gouvernement d’Allende)
sont déçus de ne pas avoir eu le pouvoir en retour. Ils ne peuvent,
non plus, continuer de fermer les yeux sur les morts, les disparitions,
l’emprisonnement des opposant, les tortures, etc... A gauche, le parti
socialiste et le parti communiste, plus les déçus des différents partis
qui créent le « Parti Pour la Démocratie », se regroupent pour faire
un front commun contre la droite. Les batailles sont terribles et la
répression aussi. Les groupes de choc de la droite (Patrie et Liberté,
et d’autres du genre, telle la ACHA « agrupacion chilena
anticomunista » agressent les militants dans les rues, les
sequestrent, les tuent, organisent des accidents de la route, etc... Il
faut faire attention où on met les pieds et de traverser aux clous...
J’adhère aussitôt à la Commission des Droits de l’Homme de Viña,
crée en 1978, en pleine dictature, avec la tâche de dénoncer les
violations des droits humains qui, à cette époque étaient
85

quotidiennes. Nous avons vraiment beaucoup d’enthousiasme, car


nous sentons la fin de cette dictature. Nous savons que la bataille va
être dure, mais nous sommes sûrs que nous la gagnerons. Je crois
que c’est la même sensation qu’avaient eu nos parents juste avant la
libération. Nous savons que les changements ne seront pas bien
grands, mais au moins, il n’y aura plus Pinochet... On pourra dormir
sans avoir peur qu’on vienne nous arrêter... les prisonniers seront
libres... nous commencons à rêver... !

A l’école les enfants se battent entre ceux du SI et ceux du NO,


ils se battent à coup de poings, ce sont de vraies batailles rangées !
Je leur propose donc de voter dans la classe. Celà leur apprendra
comment voter et un peu ce que veut dire le mot « démocratie ». Je
leur demande deux volontaires pour expliquer pourquoi ils veulent
voter SI et deux autres pour le NO. Ensuite on découpe des papiers
et chacun doit venir porter son vote dans une boite sur mon bureau.
Puis deux gamins dépouillent les votes et un autre les écrit au
tableau.
Résultat : le NO gagne avec une grande majorité.
Les élèves de ce collège sont de classe moyenne basse, donc
les opinions des parents sont partagées. Le vote des enfants
représente plus ou moins ce qui se dit à la maison, donc on peut déjà
se rendre compte du résultat possible au moment du plébicite. Mais
pour moi, le résultat cherché était l’arrêt des batailles des enfants et
j’ai réussi.

Un autre problème avec les enfants était à règler. Je me suis


rendue compte qu’ils dessinaient beaucoup de croix gammées sur
les tables, les murs, un peu partout. Moi, cette croix me donne des
frissons dans le dos. J’ai pensé que si je leur interdisais, ils en
feraient beaucoup plus, donc ce n’était pas la solution. En parlant de
celà avec le professeur d’histoire, il me dit que justement il en était
à la 2ème guerre mondiale dans son programme. Nous décidons de
travailler ça ensemble en faisant faire une enquête aux gamins. Ils
doivent apporter tout ce qu’ils peuvent trouver sur le sujet que nous
accrocherons aux murs avec explication. Il nous arrive de la
chemise noire de Mussolini, la chemise brune des SA, au drapeau à
croix gammée, etc... Un élève nous apporte aussi une cassette avec
86

le témoignage d’un allemand exilé au Chili du temps d’Hitler...


J’apporte des documents et des affiches qui font partie de ma
collection RESISTANCE. En plus j’apporte la télé, le magnétoscope
et la video Nuit et Brouillard avec le texte en espagnol dit par Telmo
Aguilar sur une cassette audio (un travail complètement artisanal)...
On parle beaucoup, je leur explique les expériences sur les enfants,
sur les adultes, etc... Ils sont impressionnés... Je leur dis : « voilà, la
croix que vous dessinez signifient celà, vous pouvez continuer à le
faire, mais vous saurez ce que cela veut dire ». Ensuite, les parents,
les professeurs ont aussi voulu voir le documentaire. Nous avons
donc passé ce film toute la journée, à chaque fois avec une
discussion. Le résultat de ce travail : plus jamais je n’ai vu de croix
gammées et les enfants ont changé d’attitude avec moi, ils étaient
plus amicaux, me parlaient aux récréations de tout : une relation de
complicité s’est installée.

Sur le plan familial, Amandine fait son apparition. Lorsque je


suis partie, je ne savais pas que Gigi attendait un enfant si non je
crois que je serais restée en France. Mais je pense qu’elle n’a pas
voulu m’empecher de faire ce dont j’avais envie, je l’ai ressenti
comme une manifestation d’amour de sa part. J’ai malgré tout
essayé d’aller le plus possible en France pour pouvoir connaitre et
partager cette nouvelle petite fille.

Mais la vie suit son cours et la bataille du SI et du NO aussi

Les manifestations dans les rues continuent, réprimées par la police


avec des chiens et les « guanacos » (chars lance-eau), les gaz
lacrymogènes, les arrestations, etc... L’année 88 a connu encore un
grand nombre d’arrestations et de disparitions. Mais l’enthousiasme
et l’espoir sont immenses ! C’est là qu’aparait la personne de Patricio
Aylwin, qui, démocrate chrétien, bien qu’il aie appelé au coup d’Etat
en 1973, est à ce moment dans l’opposition à Pinochet et appelle à
voter NO. Les chiliens qui ont toujours beaucoup d’humour se
mettent à sauter devant les chars lance-eau en chantant : « uf uf
que calor, el guanaco por favor !!!) Ils sont impressionnants....
Puis arrive le 5 octobre, jour fixé pour le plébicite.
87

Les bureaux de vote sont gardés par les militaires en armes.


Sous un soleil brûlant, les gens font la queue pendant des heures
pour pouvoir voter. Les partis ont organisé un contrôle ; il y a des
observateurs de tous les pays pour éviter les fraudes. De France,
vient une équipe de parlementaires socialistes. L’atmosphère est
tendue, nous ne savons pas ce qui va se passer... La municipalité de
Valparaiso a préparé un feu d’artifice pour célébrer la réussite du
OUI... Nous sommes tous pendus aux résultats... qui ne sortent pas...
Finalement, tard le soir, le porte parole du gouvernement se
présente, très sérieux, devant les caméras pour annoncer le succès
du... NON ! Aussitôt la rue se réveille ... les manifestations
s’improvisent ... tout le monde danse, chante, c’est la folie !!! Le
lendemain, l’euphorie continue... les gens sont dans la rue, les
drapeaux font leur apparition ! Les députés français n’en ont pas...
on en fabrique un... et nous voilà défilant avec notre drapeau
français ! Le feu d’artifice n’a pas eu lieu... !!!

Mais il faut bien se calmer, reprendre le travail et la vie


quotidienne. L’ambiance est changée : on sent l’espoir renaitre. Les
gens se saluent, se parlent.

La droite digère son échec. En fait les Etats-Unis analysent les


résultats du plébiscite et convainquent Pinochet à organiser des
élections présidentielles et législatives pour l’année suivante. On
sait que des conversations se sont engagées entre les USA, Pinochet
et la Démocratie Chrétienne. Donc un an après c’est le retour aux
urnes... Le match est entre Hernan Büchi, économiste de droite
formé dans les écoles des Etats-Unis et Patricio Aylwin, démocrate
chrétien (repenti...?) ayant appelé les militaires en 1973... Le choix
n’est pas formidable, mais tous les partis de gauche décident de
voter pour ce dernier : il valait mieux la droite « libérale » que le vrai
facisme. Donc Aylwin devient président de la République, mais...
Pinochet reste chef des armées et pèse comme un épouvantail sur le
gouvernement. On appelle cette façon de gouverner la « transition à
la démocratie »... Un certain nombre de députés de « gauche » parmi
lesquels se trouvent un certain nombre d’anciens exilés sont élus.
On espère que celà va changer quelque chose, mais nous restons sur
notre faim : il ne faut pas toucher aux militaires sous prétexte de
88

provoquer un nouveau coup d’état. Donc les prisonniers restent


enfermés et les tortionnaires et assassins continuent à se promener
dans la rue et à provoquer leurs anciennes victimes.

L’euphorie commence à tomber. Il est vrai que l‘on peut parler


d’avantage et dormir plus tranquille. Mais les prisonniers politiques
sont toujours enfermés ... ils ne sortiront qu’en 1994 (et pas tous)
avec des procès ouverts. Une bonne partie d’entre eux vit soit au
Chili soit clandestins avec la menace d’une condamnation ou en exil
avec une interdiction de rentrer au pays... celà encore en 2014... !
Ceux qui sont libérés ne trouvent pas de travail et ont du mal à se
réinsérter dans la vie normale. La déception s’installe et, comme
souvent dans ces cas là, la gauche se divise.

C’est dans ce contexte qu’un jour, les « pobladores » entassés


dans des cabanes à 10 dans 2 pièces, décident d’occuper des
terrains vides et y construire leur logement. C’est une pratique
courante en Amérique Latine : les démunis occupent des terrains qui
n’appartiennent à personne, s’y installent et, après bien des
batailles, les autorités légalisent la situation. C’est le cas de La
Victoria à Santiago, et de bien d’autres dans différents endroits.
Donc un matin nous sommes réveillés par le passage de tanks
devant la fenêtre... Ils montent vers le haut de la colline où se
déroule l’occupation de terrains... Nous sommes là, sans voix... Que
va-t-il se passer ? Les gens ne sont pas armés, comment vont-ils
résister devant des tanks et des hommes armés jusqu’aux dents ?
Mais les pobladores sont intelligents : ils ont organisé leur coup le
jour où commence à Viña le Festival International de la chanson. Ce
festival est l’évènement « artistique » principal et la fierté de la ville.
Il y a des invités du monde entier. Une répression violente en ce
moment fait désordre...Comme les tanks n’ont pas effrayé les
pobladores, les autorités décident de les laisser pour le moment. On
reprendra les conversations plus tard.

Un point est gagné, on s’installe. Comment peut-on les aider ?


Je me souviens d’un projet que nous avons gagné au Brésil. Il s’agit
d’un plan d’aménagement d’une favella de Rio de Janeiro dessiné
89

par l’architecte Niemeyer (exilé en France) . Ce projet, accepté par


l’Union Européenne existe encore aujourd’hui. Avec une amie, nous
montons donc en parler avec les pobladores. Nous leur expliquons
qu’avec l’aide d’un architecte chilien on pourrait adapter ce projet
qui comprend des maisons un peu plus confortables que celles qui
existent, un endroit pour déposer les ordures, un lavoir pour le linge,
un terrain de jeux pour les petits et un autre pour les plus grands,
une école maternelle, une salle de réunion, de spectacles, ou
d’évènements divers et un atelier de menuiserie qui pourrait servir à
financer le projet. Tout le monde est enthousiaste. On commence
donc par trouver un architecte qui nous fait les plans. J’en parle à
Marcelle Bernard qui vient voir sur place. Le projet est donc envoyé
à l’Union Européenne qui refuse car nous avons déjà 2 projets en
route au Chili. Déception... Bon, nous avons perdu cette étape, mais
il faut essayer d’une autre façon... Avec Marcelle nous réflèchissons.
Nous savons que toutes les municipalités françaises ont un budget
fait d’enveloppes différentes, dont une de solidarité internationale. Si
cet argent n’est pas distribué dans l’année, il retourne au fisc et est
perdu... Nous découpons ce projet par thème et envoyons ça aux
municipalités de gauche (dans celles de droite c’est inutile). Il ne
reste plus qu’à attendre...

Un jour le téléphone sonne et, j’ai la surprise de trouver de


l’autre côté du fil, la municipalité d’Aubervilliers... Je n’en crois pas
mes oreilles... il s’agit de notre projet... ! Aubervilliers est intérressé
par la salle multifonction. La condition est d’accepter un groupe de
neuf jeunes d’Aubervilliers qui participeront avec les pobladores
chiliens à la construction de cette salle ! Je ne sais pas qui était au
bout du fil, mais j’ai envie de l’embrasser !!!!. Les jeunes organisent
des fêtes à Aubervilliers pour financer leurs billets ; ils ont une
subvention municipale pour l’alimentation et régionale pour le
matériel ! Je me pince pour être sûre de ne pas rêver !

Nous nous réunissons donc avec les pobladores pour organiser


l’arrivée de ces jeunes français : le logement, le travail, le matériel,
le tourisme, etc...
90

Tout d’abord, il faut s’occuper du logement et de la réception à


l’aéroport. Donc nous allons voir le maire qui était le 1 er de l’après
dictature (un radical). Nous lui expliquons le projet et les besoins :
- un bus pour aller les chercher et à dispostion pour visiter la
région
- un endroit où les loger
- des briques, du gravier, du sable
Le maire est enthousiasmé par cette idée et nous propose, pour le
logement, un endroit de l’autre côté de la ville. Finalement, un
« poblador » ira habiter chez son voisin et nous passera sa maison.
Mais il nous faudra des matelas... le maire s’engage à les fournir. Il
fournira aussi le matériel. Ce problème règlé, il nous faut voir
l’organisation : deux femmes « pobladoras » cuisineront pour 20
personnes : les 9 français plus 9 jeunes chiliens, plus les 2 femmes
de la cuisine. Les jeunes chiliens travailleront avec les français par
équipes de 9, afin de permettre à chacun de partager cette
expérience.
Enfin le jour arrive et nous partons à l’aéroport de Santiago
avec le bus de la mairie et une délégation importante des gens de la
poblacion et bien sûr les inmanquables guitares des évènements
importants... l’avion arrive... les jeunes apparaissent sous des
aclamations et des chansons... c’est un grand moment de joie et
d’émotion partagées... Nous montons dans notre bus et le chemin se
déroule sous les chansons et les rires. A l’arrivée, le maire, un
photographe et le journal local nous attendent avec un cocktail. Je
m’éloigne un peu pour voir où sont les matelas : ils ne sont pas là...
Le maire commence un beau discours de bienvenue, se fait prendre
en photo avec les jeunes et me passe la parole. Je le remercie pour
son accueil mais lui demande où sont les matelas promis, car les
jeunes n’ont pas où dormir cette nuit. Il est désolé et promet de les
envoyer le lendemain à la premère heure... mais ce soir comment
fait-on ? Les pobladores se consultent et des matelas plus des
couvertures apparaissent de tous les côtés... pour le premier soir, le
problème est résolu. Le lendemain, tout arrive. Nous décidons un
jour de repos afin de laisser les jeunes s’orienter et faire la
connaissance des gens avec qui ils vont travailler. Pour les habitants
du quartier, ils sont une vraie curiosité : ils s’attendaient à voir des
jeunes blonds et bien habillés... mais ceux qui arrivent sont
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originaires de la Martinique, de la Guadeloupe, du Maroc, d ’Algérie,


d’Espagne et aussi de France... et habillés en jeans, bien
décontractés. Ils me demandent s’ils sont français : eh bien oui, ils
sont français...

Une fois les présentations et l’installation effectuées, le travail


commence. Tout se passe comme prévu. Les équipes se forment, les
amitiés se créent. Nous travaillons 6 heures par jour, les soirées
sont réservées aux veillées et à la musique. Les jeunes ont apporté
une exposition de photos montrant la cité dans laquelle ils vivent et
ils expliquent leurs conditions de vie : les pobladores se rendent
compte que leurs conditions sont plus ou moins semblables... Les
week-ends sont réservés au tourisme. Nous avons le bus de la
municipalité à disposition, donc nous allons à Ìsla Negra visiter la
maison de Pablo Neruda, à la fonderie de cuivre, à la plage... Les
gens de la poblacion ne sortaient jamais de leur quartier, donc nous
remplissons le bus avec eux et les emmenons. Chaque sortie se
faisait avec le bus rempli. Nous les emmenons aussi visiter les
prisonniers politiques qui, malgré la fin de la dictature, étaient
toujours enfermés. Des échanges de photos, d’adresses et de
foulards se font. Chaque soir, à la veillée, nous faisons le point sur
l’avancée des travaux, et sur les impressions de chacun. Les trois
semaines passent à une vitesse incroyable... Il va bientôt falloir se
séparer... La construction n’est pas terminée mais bien avancée :
lors de la fête d’adieu, les pobladores s’engagent à terminer les
travaux.

Nous repartons à l’aéroport dans un bus plein à craquer, les


gens ne veulent pas laisser partir les jeunes français : la joie n’est
pas la même qu’á l’arrivée, il y a des pleurs dans l’air. Mais
l’expérience a été merveileuse : chacun a beaucoup appris sur la
valeur de l’amitié, de la solidarité. Les jeunes repartiront à
Aubervilliers avec autour du cou, les foulards du Front Patriotique
Manuel Rodriguez que leur ont offerts les prisonniers politiques...

Puis la vie continue. L’enthousiame se calme. II nous faut


recommencer à nous battre pour la liberté des prisonniers politiques,
pour savoir ce qui s’est passé avec les détenus disparus, etc... Pour
92

celà, nous exposons leurs cas sur les places publiques, nous
organisons des manifestations dans les rues et devant les prisons,
nous les soutenons dans leur lutte pour la liberté en allant voir les
députés, les sénateurs en exigeant une prise de position.

Moi, je continue mon travail au collège, jusqu’au jour où la


direction licencie les professeurs féminins du secondaire sous
prétexte qu’elles ne sont pas capables d’instaurer la discipline
d’élèves adolecents... sauf moi qui enseigne le français et par ma
nationalité française, relève la renommée du collège... Je me sens
très mal à l’aise et dénonce cette décision lors du premier conseil
des professeurs. Le résultat est mon licenciement au bout d’un mois.
Pour le Jour de l’An, un élève m’a écrit une jolie carte en me disant :
« Je n’ai pas beaucoup appris le français car je n’ai pas voulu, mais
vous m’avez appris des valeurs que j’essaie d’appliquer tous les
jours. » J’ai pleuré d’émotion.

Me revoilà donc à la recherche d’un nouveau travail. Deux amis


décident de créer un nouveau collège à Viña et me proposent le
poste de professeur de français. Le salaire est très bas, mais ils
n’ont pas beaucoup de moyens. J’accèpte donc. Je n’y reste qu’une
année scolaire, le salaire était vraiment trop bas et il n’arrive pas
vraiment tous les mois... Je décide donc de ne plus travailler dans un
collège mais de donner des cours particuliers à la maison. Avec deux
cours de trois ou quatre personnes par semaine, je gagne deux fois
le salaire du collège !

C’est dans cette période que je décide de vendre mon studio de


Paris et d’acheter une maison au Chili. Comme je suis à Viña, je
cherche quelque chose dans cette ville. Je veux une vue sur la mer.
Fernando Pulgar m’aide à chercher et discuter les prix. Mais Viña est
trop cher pour mon budjet. Donc on continue sur Valparaiso. Un jour,
Fernando arrive en me disant : « je crois que j’ai trouvé la maison
que tu cherches ». Je pars avec lui, et je découvre une vue
merveilleuse sur la baie de Valparaiso !!! Je flashe tout de suite. La
maison même est dans un piteux état, mais je vois déjà ce que je
peux en faire. Un ami architecte me demande ce que je veux et, au
fur à mesure de la conversation, il dessine un plan que Ruben Muñoz
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et ses freres exécuteront. En 1992, je m’installerai dans cette


maison, construite selon mon gout et dans laquelle je me sens chez
moi. J’espère y finir mes jours.

Bien sûr, je continue ma participation à la Commission des


Droits Humains de Viña. Le travail le plus important est bien sur la
libération des prisonniers politiques. Chaque fois que l’un d’eux sort,
c’est une grande victoire, mais ils ne sortent qu’au
compte-.gouttes...Cela représente un combat quotidien. Les
prisonniers, eux aussi, mènent leur lutte par des grèves de la faim ou
des occupations de la salle de visite : ils ne quitteront pas la salle
avant qu’un député vienne parler avec eux. Par trois fois ils me
demandent de rester avec eux… j’accepte et par trois fois je passe la
nuit dans la prison.

Un jour, Gérard Fenoy m’appelle pour me dire qu’il arrivait au


Chili avec un groupe du Comité d’Entreprise de l’EDF et me demande
d’organiser la visite de Viña et Valparaiso. Ils seront logés à l’Hôtel
O’Higgins à Viña. Bien sûr il y a le tourisme classique, mais il faut
aussi montrer la vie des gens normaux avec lesquels nous avons
toujours été solidaires. Donc je prévois une visite dans plusieurs
« poblacions » avec la participation des dirigeants locaux. Une des
visites est bien sûr dans celle où nous avons travallé avec les jeunes
d’Aubervilliers. En plus ils arrivent juste un jour où nous enterrons
des camarades retrouvés dans un charnier du désert du Nord (la
Caravane de la Mort). Nous allons acheter une couronne et y
participons. Ensuite, nous partons à Isla Negra voir la maison de
Pablo Neruda et terminons par une visite aux prisonniers politiques.
Les membres de ce groupe étaient en majorité des retraités, anciens
résistants, anciens prisonniers. A voir tous ces jeunes enfermés (ils
étaient à ce moment-là une cinquantaine), de mauvais souvenirs
remontaient a leur mémoire et certains pleuraient.

Nous ne sommes plus en dictature, ce qui nous laisse une


certaine liberté pour nous réunir, mais les lois et les structures sont
restées les mêmes : les gens ont encore peur de parler et de se
montrer. Cette peur existe encore aujourd’hui, mais beaucoup moins,
heureusement, dix-sept ans de dictature...ça marque... Nous
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organisons donc des réunions d’information dans tous les endroits


possibles : places publiques (bien souvent réprimées), écoles
publiques, locaux syndicaux, salles de quartiers, etc...

En 1991, 49 prisonniers politiques de Santiago, après avoir


creusé un tunel, s’échappent de la prison de Santiago, c’est
l’euphorie ! Ils ont réussi ! Bien sur ils doivent sortir du Chili et partir
a l’étranger.

En 1992, quelques prisonniers, parmi lesquels Abraham Muñoz


(avec demande de peine de mort et un emprisonnement de huit ans ), obtiennent une
libération conditionnelle mais le proces continue. La plupart d’entre
eux essaient de se réintegrer : cherchent du travail, se marient, ont
des enfants. Hélas, la «justice» en a décidé autrement. Le jugement
d’Abraham tombe : 8 ans, total 16 ans de détention ! Evidemment, il
ne veut pas retourner en prison, donc il faut le cacher…

En 1994, sortent de prison la plupart des prisonniers politiques


sauf ceux qui sont impliqués dans la mort de Jaime Guzman ( auteur de la
constitution adoptée par Pinochet et qui régit encore le Chili, après quelques petites modifications)

Quatre d’entre eux réussiront à s’échapper de la prison de haute


sécurité de Santiago avec… un hélicoptère en 1996. L’un d’entre eux
est en ce moment (2016) entrain de purger une peine de trente ans
dans une prison brésilienne, dans des conditions completement
inhumaines. Ceux qui ont participé à l’attentat contre Pinochet sont
expulsés directement de la prison à l’aéroport et en Belgique ou vit
encore la majorité.

J‘essaie d’aller en France le plus souvent possible : les enfants


me manquent, mais qu’est-ce que je pourrai faire en France ? Je ne
pourrai plus trouver de travail (pour l’âge), je n’aurai plus
d’appartement, je serai seule. Ici, j’ai ma maison, mon travail, mes
amis, mes activités… donc je dois m’adapter et rester en contact par
lettres, photos, téléphone et ensuite par internet. Je tache malgré
tout de voyager tous les deux ans et économise chaque mois l’argent
du billet d’avion. Gigi se remarie avec Osvaldo qui devient donc mon
gendre et nous gardons cette amitié qui dure depuis des années.
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En 1998, je tombe malade. On ne découvre pas ma maladie.


Mais moi, je ne peux bouger par une douleur que personne ne peut
situer. On pense à l’estomac… Les amis m’accompagnent à tour de
rôle chez les médecins ; Virginie Racine, qui vit chez moi en ce
moment, m’accompagne presque toute la journée ; Ricardo et
Elizardo Aguilera viennent chacun leur tour les fins de semaines. Au
bout de trois mois, on décide que je dois aller en France, car ici, pour
faire tous les examens indispensables, je devrais vendre ma maison.
Osvaldo me prend un rendez-vous avec un stomatologue à Nancy.
Donc il me faut acheter un billet. Les copains du Parti Communiste
de Viña arrivent avec leur air solennel et me disent : «Camarade,
nous avons décidé de t’acheter une place couchette dans l’avion
afin de te faire voyager plus commodément ». Je ne savais pas si je
devais rire ou pleurer d’émotion. Cette marque d’amitié m’a touchée
profondément. Bien sur, j’ai refusé : je connaissais trop le manque
d’argent de l’organisation pour entreprendre des actions en faveur
des personnes défavorisées. Je ne sais plus comment, mais nous
acheté un billet normal. Une jeune fille, Amanda Thiollier, qui était
logée chez moi a ce moment-la, devait retourner en France en fin de
semaine. Elle a avancé son départ et m’a accompagnée jusqu'à
Amsterdam et m’a installée dans l’avion qui allait a Luxembourg. La,
Gigi, Sébastien et Loic étaient la pour me récupérer. Arrivant a la
maison, on m’installe sur un canapé et on attend Osvaldo qui doit
rentrer du travail. Lorsqu’il arrive, il m’examine un peu dit que cela
n’a rien a voir avec l’estomac mais avec la colonne vertébrale (il est
kiné). Il appelle une ambulance et m’emmène tout de suite á
l’hôpital. On me fait une radio et tout de suite on se rend compte
qu’effectivement il s’agit de la colonne vertébrale. Je reste
hospitalisée immédiatement et le lendemain commencent tous les
examens. Je suis installée dans une chambre seule (par peur de
contagion) avec la télévision et le téléphone. Pendant le temps des
examens, on ne peut rentrer dans ma chambre sans blouse spéciale
et avec un masque. On me fabrique une coquille de résine et me
voila sur le dos comme une tortue… Gigi, Osvaldo et les enfants
viennent me voir tous les jours. J’appelle Roland mais il me dit qu’il
ne peut pas venir car il doit s’occuper de son bateau et qu’il n’a pas
le temps. J’en déduis que sa mere n’a pas beaucoup d’importance.
Le médecin passe tous les jours et je lui demande si je pourrais
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recommencer a marcher. A chaque fois il me répond «on va voir ».


J’ai peur de rester paralysée. Finalement avec tous les examens on
découvre que j’ai une salmonelle installée dans la colonne
vertébrale. Il parait que c’est un cas qui se présente une fois sur
mille ! Il a fallu que je tombe dessus ! Pour le moins, je sais que je
peux guérir, mais que ce sera long. Un jour, une amie du Chili
m’annonce par téléphone qu’Abraham a été arreté et emprisonné une
nouvelle fois. De mon lit qu’est-ce-que je peux faire ? Rien. Je
déprime. Une infirmiere me trouve dans un état fiévreux et me
demande ce qui m’arrive. Je lui raconte et elle me demande en quoi
elle peut aider… Je réfléchis un peu et je lui dis qu’elle peut lui
écrire. En effet s’il reçoit des lettres de l’étranger, les gardiens ont
un autre traitement avec lui, car ils pensent que c’est une personne
connue dans le monde. J’embauche Gigi comme secrétaire pour
qu’elle écrive à France-Liberté et a France Amérique Latine pour les
avertir de la situation et lancer une campagne pour sa libération.
J’appelle mon amie et complice Marcelle Bernard qui, elle, se
mobilise immédiatement. Il a fallu encore deux ans pour le sortir de
la, mais on a réussi : il a pu étudier, travailler en tant que professeur
de mathématiques a l’Université de San Felipe, se marier et élever
ses deux enfants. Malheureusement, il est mort il y a quelques
années des séquelles de la torture. Il n’avait pas 40 ans.
Je suis restée trois mois à l’hôpital et je suis sortie avec un
corset en plastique dur qu’il m’a fallu porter encore un an. Mais je
marche !!!
On a gagné !
Amandine grandit, termine ses études en publicité. Elle
commence à travailler mais se rend compte que ce métier ne lui
plait pas. Elle ne veut pas faire de la propagande à ce qui est la
société de consommation. Donc elle décide de faire un documentaire
sur les luttes sociales au Chili. En 2012, ce n’est pas ce qui manque,
il y a des conflits du nord au sud. Elle vient donc passer quelques
mois au Chili ou elle rencontre celui qui, jusqu’aujourd’hui sera son
compagnon. Le documentaire n’est pas terminé, mais elle vit très
heureuse près de chez moi.

Je reprends mes activités a la commission des droits humains,


La, le travail ne manque pas, Nous n’avons aucun moyens a part
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notre bonne volonté. Il faut se battre pour sortir les quelques


prisonniers politiques qui restent encore, la pratique de la torture sur
les prisonniers de droit commun. Ce ne sont pas des anges, mais ce
n’est pas une raison pour les torturer : l’emprisonnement est déjà
une punition. Il faut sortir des commissariats les gens détenus lors
de manifestations, dénoncer les perquisitions, les arrestations chez
les mapuches, les marques de racisme, etc.… Nous faisons aussi
quelques conférences dans des écoles, à la demande de certains
professeurs, Tout cela demande beaucoup de travail de préparation
et beaucoup de patience.

Bien sur, les conditions n’ont rien á voir avec celles de la


dictature. Nous n’avons pas besoin de nous cacher, tout le monde
nous connait. C’est un travail incessant, qui nous apporte beaucoup
de joie, aussi beaucoup de désillusion. Non seulement nous
essayons d’apporter un peu d’espoir, mais nous apprenons beaucoup
sur la vie des gens, sur leur force et aussi…et oui… leur gaité devant
les difficultés.
Je ne suis pas spectatrice des événements, mais je fais partie
de cette lutte quotidienne pour une vie meilleure, ici ou ailleurs.
Je pense qu’en France, il y a aussi beaucoup à faire avec cette
montée du racisme qui revient par période, chaque fois que les
financiers sentent qu’ils peuvent perdre leur pouvoir. Les attentats
actuels sont organisés par ceux-là mêmes a qui les gouvernements
vendent des armes. Ils vont ensuite recruter des jeunes dans les
milieux discriminés des banlieues envahis par la rage et prêts a tout
pour se venger. Attention au racisme : on sait comment il commence
mais il finit souvent par le fascisme et les camps d’extermination.
Bien, j’arrive maintenant sur la fin de ma vie et j’essaie d’en
faire le bilan le plus honnétement possible. Je ne sais pas s’il est
positif ou non, mais c’est ce qu’il est. J’ai fait beaucoup de choses
tout au long de ces années, des grandes, des petites. J’ai surement
commis des erreurs, mais c’est sans le vouloir. Je demande surtout
pardon a mes enfants et petits-enfants de n’avoir pas été la mere et
la grand’mere qu’ils auraient souhaité, mais je peux leur dire que je
les ai beaucoup aimés. Je remercie Gigi, qui, malgré vents et
marées, a su cultiver ce contact avec moi, ce qui m’a permis d’aimer
et d’etre aimée par ses enfants avec qui j’ai une relation très forte et
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tres belle. Je regrette beaucoup d’en avoir été empêchée pour les
enfants de Roland, mais la, chacun doit prendre ses responsabilités.

Je pense avoir mené une vie intense, le long de laquelle j’ ai


beaucoup appris et fait mon possible pour rester fidele la lutte
menée pour que mes enfants, petits-enfants et tous les enfants du
monde puissent vivre une vie sans discriminations et plus juste.
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