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Raison présente

L'apprentissage d'un intellectuel : un militantisme au quotidien.


Entretien avec Jean-Pierre Vernant
Michel Gauthier-Darley, Guy Bruit, Jean-Pierre Vernant, Alain Schnapp

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Gauthier-Darley Michel, Bruit Guy, Vernant Jean-Pierre, Schnapp Alain. L'apprentissage d'un intellectuel : un militantisme au
quotidien. Entretien avec Jean-Pierre Vernant. In: Raison présente, n°120, 4e trimestre 1996. La République : fait national et
idée rationnelle. pp. 77-113;

doi : https://doi.org/10.3406/raipr.1996.3369

https://www.persee.fr/doc/raipr_0033-9075_1996_num_120_1_3369

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L 'apprentissage d 'un

INTELLECTUEL : UN

MILITANTISME AU QUOTIDIEN

Schnapp,
Entretien
Michel
de Jean-Pierre
Gauthier-Darley
Vemant
et Guy
avec
Bruit
Alain
*

Jean-Pierre Vernant — Un problème qui devrait exci¬


ter un peu les historiens, c'est celui des générations. Les
générations sont différentes, elles vivent dans leur propre
univers d'attentes, de références, de projets, par rapport à un
horizon de possibles; mais en dehors même de l'avenir, la
façon dont le présent est organisé est aussi différente. Un
type est dans une vague, et la vague d'après, c'est une autre
vague : les gens ont une autre expérience. On ne comprend
rien à l'histoire si on ne se rend pas compte de cela. C'est ce
qui fait que d'une certaine façon, dans la continuité histo¬
rique, il y a des fractures, des coupures, très souvent, parce
que chaque génération partage un même horizon intellectuel,
émotif, passionnel et que c'est un horizon assez dramatique :
il y a des luttes, il y a des gens qu'on aime, qu'on n'aime pas,
on a peur de ceci, on craint, on espère que telle chose va
arriver, on se rattache à un certain type de passé. Chaque
génération est enfermée dans un bocal qui est son monde et
elle ne peut pas transmettre ce qu'elle a vécu à la génération
qui suit. Elle peut le raconter, sous différentes formes : les
formes familiales, les récits que tu fais à tes enfants, tes petits-
enfants, les média, la littérature, tout ce que tu veux, mais...

* Sèvres, le 17 octobre 1995.

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Raison Présente

Michel Gauthier — . . . il y a quelque chose d'intrans¬


missible, oui...
J.-P. V — J'avais compris ça étant tout petit : j'avais
cinq-six ans, peut-être un peu plus, huit... Mon père s'était
engagé, s'était fait tuer tout de suite en 15, je ne l'ai pas
connu du tout. Mais mes deux oncles paternels, Pierre et
Paul, je les ai connus. Paul, étudiant en médecine, a dû partir
tout jeune en tant que brancardier et ensuite il est resté
jusqu'en 20 ou 21 puisqu'il a même été à Odessa. Comment
s'était-il retrouvé en Russie? C'est qu'après avoir été fait pri¬
sonnier, il a été échangé au titre du Service de santé. Mais il y
avait une règle : on n'avait pas le droit de renvoyer au front
des types qui avaient été faits prisonniers et libérés. Alors on
ne les renvoyait pas sur le front allemand, on les expédiait
par bateau en Macédoine et ensuite en Russie. Pierre avait été
fantassin avec mon père, puis aviateur; il était tombé et s'était
esquinté la jambe. Quand j'étais enfant, j'écoutais passionné¬
ment les récits de ces deux oncles. Ils racontaient ça avec
beaucoup de dérision, d'ironie, ils se payaient leur propre
tête, et en même temps c'était terrifiant. Moi j'essayais de
piger ça, mais comment veux-tu piger ça? Si tu n'as pas été
dans les tranchées, tu as bien du mal à comprendre ce que
pouvait y être la vie. C'est comme les types qui étaient dans
les camps, pour faire comprendre comment c'était, ce n'est
pas la peine d'essayer. Il y a des choses qui ne sont pas trans-
missibles,
c'est autre parce
chose.que
. . ça ne relève pas d'un discours organisé,

Alain Schnapp — C'est intéressant ce que tu viens de


dire, puisque c'est sur la nature de l'exercice auquel nous te
convions. On vient te voir, on te dit : explique-nous, et tu
commences par nous montrer les limites de l'explication.
J.-P. V. — Bien sûr, il y a des limites à l'explication,
d'autant que cette explication est une reconstruction, avec
tout ce que cela signifie de la mémoire ; je ne crois pas trop à
la mémoire bergsonnienne, en tous cas pas quand j'essaie de
récupérer mon passé; je retisse un tissu, un voile, en utilisant
les marques qui me servent de points de repère, en meu¬
blant, sans me rendre compte de ce que je rajoute, et surtout
moi-même je ne suis plus du tout le petit enfant qui écoutait
ces histoires. Je ne peux pas restituer le passé. C'est encore
une difficulté. Mais quelle conclusion? La conclusion, c'est
que je crois que les gens qui ont mon âge, ce qu'il en reste,

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L'apprentissage d'un intellectuel

parce qu'on commence à se faire rares, dans leur immense


majorité, ont vécu ça comme moi ; c'est à dire que leur enfan¬
ce est marquée par la guerre, la première guerre bien sûr,
comme disaient mes oncles, la vraie guerre, la seule guerre.
J'ai raconté souvent cet épisode qui en dit long aussi sur ces
problèmes de générations : c'est que, sans que je sois encore
démobilisé, à un moment où les Allemands n'étaient plus ni
chez moi à Provins ni dans le sud-ouest, j'étais venu à Paris,
où j'avais été convoqué au Ministère de la Guerre (on m'a
demandé de rester dans l'armée, j'ai refusé bien entendu). Et
je suis reparti à Provins, avec mon chauffeur, ma traction-
avant et mon uniforme de colonel. Je suis donc arrivé devant
chez moi, à Provins, où il y avait mon oncle Pierre, là, un
gros type marrant, sympathique, rigolard au dernier degré ; il
me voit arriver dans la cour, en colonel, avec mon chauffeur
qui me suivait ; il me regarde et me dit : « Ah, des colonels
comme ça, j'en fais un tous les matins! ». Lui, il n'est jamais
allé au delà du grade de caporal. Mais j'ai réfléchi souvent à
cette boutade et je pensais qu'il avait raison : pour quelqu'un
comme lui, un colonel comme moi, c'était du bidon ! Ce
n'était pas la même guerre, ce n'était pas la même chose. Et
ça m'a fait le plus grand bien, je savais que je n'étais pas un
vrai colonel, c'était bien entré. Dans le livre de Furet, il y a
une page où il a, je crois, totalement raison; c'est où il
explique qu'on ne comprend rien aux événements qui se
passent après 1920, entre les deux guerres, pendant la guerre
et juste après, si on ne voit pas que tout cela sort du ventre
de la première Grande guerre. Si on me demande pourquoi,
tout d'un coup, moi, je me suis mis à faire de la politique,
comment j'ai été aspiré par la politique — et c'est bien
comme cela que ça s'est passé — je dirai : d'abord par tradi¬
tion familiale, qui était une tradition de gauche, marquée par
la haine de tout ce qui était xénophobie, étroitesse chauvine
et conservatisme sur le plan politique.
Mais ce qui est pour moi fondamental, dans ces
années 25, 26, 27, c'est la haine de la guerre et, au lycée, je
suis briandiste : Briand, le pèlerin de la paix. Je me souviens
de ma colère, de ma rage de gosse devant les dessins de
Senep qui représentaient Briand d'une façon tout à fait désa¬
gréable. J'étais pour la Société des Nations, pacifiste. A ce
moment là j'avais quinze ou seize ans, j'étais au lycée Carnot,
très mauvais élève, toujours collé, et je me souvenais que ma

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Raison Présente

mère — morte quand j'étais encore enfant, sur les bancs de la


7e — nous avait emmenés mon frère et moi, moi tout petit, à
un grand défilé dont je pense que c'était le défilé de la Victoi¬
re, c'était à l'Étoile. Et j'avais été très impressionné : par le
défilé, mais aussi par le fait qu'en nous menant, tous les
deux, elle nous chantait une chanson dont je n'ai pas sur le
moment compris exactement ce qu'elle voulait dire, mais
dont j'ai deviné un peu plus tard qu'il y avait par-derrière une
signification. Et la chanson, c'était : « Ah il fallait pas il fallait
pas qu'il y aille, ah il fallait pas il fallait pas y aller » ; et cette
chanson là était une chanson antimilitariste, on l'a chantée
après la guerre. Il fallait pas y aller, à la guerre, et évidem¬
ment, ce n'était pas par hasard que son mari s'était engagé
comme deuxième classe dans l'infanterie, et c'était pour nous
qu'elle faisait ça. Et puis j'ai lu, étant encore enfant, les lettres
que mon père écrivait à ma mère et qui très vite ont été des
lettres disant : c'est une boucherie affreuse et la seule chose,
c'est qu'il faut que les enfants ne connaissent pas ça, ce que
les combattants écrivaient dorénavant à leurs femmes quand
ils étaient tout à fait dans les premières lignes. Alors c'était ça
mon affaire, ce n'était pas le détail de la vie politique, je ne le
connaissais peut-être pas, mais voilà : pas de guerre! Et c'est
cette espèce de pacifisme profond qui au fond m'a fait trou¬
ver assez heureuse la formule léniniste : transformer la guerre
impérialiste en guerre civile. Il ne fallait pas y aller, on aurait
dû retourner nos baïonnettes contre ceux qui nous ordon¬
naient d'aller nous battre contre nos frères allemands. J'ai
pensé ça pendant longtemps, je suis sorti du lycée et je suis
arrivé au Quartier latin. Quand j'arrive au Quartier latin en
hypokhâgne, je dois donc avoir dix-sept ans, en 31, mon
frère y est déjà installé depuis deux ans, il a fait l'hypokhâgne
et la khâgne, il est à la Faculté, il a un tas de copains, qui
sont plutôt
A. S. des
— copains
Où vis-tu?
socialistes

J.-P. V. — A Paris, chez ma tante, avec mon frère. Mon


cousin est mort, il a eu un accident : il avait vingt ans, et cette
mort, plus encore que celle de ma mère, m'atteint personnel¬
lement comme une monstruosité, un non-sens terrifiant. Il est
mort, mon frère et moi occupons sa chambre.
J'adhère à deux organisations : la première, c'est
l'Union Fédérale des Étudiants, organisation dite large, entiè¬
rement dirigée par les communistes, et l'autre s'appelle la

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L'apprentissage d'un intellectuel

LAURS, Ligue d'Action Universitaire Républicaine et Socialis¬


te. La LAURS n'est pas l'organisation des étudiants socialistes,
qui existent, mais c'est à la fois la Ligue des Droits de
l'Homme, des républicains avancés, des radicaux de gauche
et socialistes, avec le vieux Victor Basch qui vient faire des
conférences. Un de ceux qui s'en occupent beaucoup, c'est
Albert Bayet, que j'ai comme professeur de lettres en hypo-
khâgne et avec qui on est très copains. Un bonhomme éton¬
nant, mais meilleur à mon avis en littérature qu'en sociolo¬
gie \
A. S. — C'est bien lui qui avait un gendre dans la poli¬
ce et qui avait des informations?
J.-P. V. — Ce n'était pas son gendre, je ne crois pas...
C'était un ami ou peut être le mari d'une amie... Le préfet de
police s'appelait Langeron. C'est lui qui est allé voir Bayet et
lui a dit : « Je vous préviens, il y a un des membres du Bureau
Politique qui fait partie de la police, qui dénonce tout l'appa¬
reil clandestin du Parti », il n'a pas dit qui c'était. Bayet était
avec Baby dans un comité des intellectuels antifascistes, un
de ces comités qui avaient été mis en place au moment de la
candidature Rivet, qui a été la première candidature unitaire,
au Quartier Latin. Il a été élu, tout le monde a voté pour lui.
Comme Baby, qui était au PC, était un type charmant, Bayet
lui a glissé ça. Baby naturellement est allé prévenir la direc¬
tion du Parti; huit jours après il était exclu comme provoca¬
teur, et il a eu un mal fou à être réintégré. Quand j'étais prof
à Jacques Decour, il était mon collègue et il n'était toujours
pas réintégré! Le membre du Bureau Politique, c'était Giton,
chargé de l'organisation clandestine du Parti; ce n'était pas
une petite affaire. Je dois dire à la défense de ces braves
camarades qu'en même temps qu'ils excluaient Baby, ils
chargeaient un autre type de faire un autre plan d'organisa¬
tion clandestine, ce qui a permis à Duclos de ne pas se faire
arrêter au bout de trois jours. Je me situais donc à la charniè¬
re des communistes et de ces groupements socialistes, pas de
guerre, etc.
Et puis j'arrive au Quartier Latin, c'est l'année 31/32.
En 32, ça s'accélère. Quand j'arrive, en 31, 32, 33, le quartier
est entièrement occupé par les fascistes, Camelots du roi, Jeu¬
nesses patriotes, jeunes Croix de Feu, francistes ; tous ces
types là tiennent le pavé. Moi je suis boulevard de Courcelles,
je prends l'autobus S qui va de la Porte Champerret à la

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Raison Présente

Contrescarpe, je descends au Luxembourg. Je descends l


mon premier regard, c'est pour voir comment ça se prése
si on ne va pas me tomber dessus. Et effectivement ils
tombent souvent dessus et il est arrivé que mon frère et m
bras dessus bras dessous, arrivant à la Sorbonne pour all
un cours, on soit entouré par des Camelots qui nous at
pent, nous soulèvent, ils nous bottent le cul en nous disa
« Vous n'avez pas le droit d'entrer dans la Sorbonne ». Je c
que l'espèce de grosse brute qui les dirigeait, et dont je
retrouve plus le nom — Charboneau, ou Charbonis — a
exécuté par la Résistance. Et pendant toutes ces années,
militant, cela voulait dire vivre, faire mes études, avoir

copains, les
s'entendre avec
retrouver,
les socialistes
constituer
et foutre
des les
blocs
Camelots
de défen
du

dehors, vendre nos trucs, nous agrandir, exister. Or là


n'existait pas, on était trois malheureux pelés qui a cha
moment regardions ce qui allait nous tomber sur la tête.
Droit ça a été très difficile. En Médecine, on allait à la p
de la Faculté où il y avait les Camelots et là, on les pro
quait fortement; autant ils nous bottaient le cul au dép
autant
me souviens
ils nous
detraitaient
certains par
détails.
la suite
Les avec
Camelots
quelque
vendaient
respect

sortie de la Sorbonne. Ils étaient sous le porche, cinq d


côté, cinq de l'autre, un petit groupe devant, un petit gro
derrière. On était trois. Il y avait Miailhe et Yannick, q
l'époque était assez costaud, il s'entraînait chez lui. Il s'é
fait des gants avec du papier, il tapait dans le mur et tous
jours il enlevait une couche de papier; il tapait fort! Un
on est entrés dans la Sorbonne et on a vu ce qui nous at
dait... Qu'est-ce qu'on pouvait faire? On pouvait traverse
Sorbonne d'un air lent et prendre l'autre sortie : c'eût
contraire à l'honneur et à la bonne stratégie politique. A
on a dit : « On y va ». On y est allés, tous les trois, on est
sés comme ça, de front, en les regardant bien, et eux, il
demandaient ce qu'ils allaient faire. On est passés com
trois rois, pas un mot! Et là, on a dit, ça y est, on existe,
n'est pas les petits mecs à qui on fout des raclées, on es
on fait face. Les mecs qui prennent les raclées, on l'avait
pendant assez longtemps. Là est le point de départ. L'Ac
Française, c'est tout ce que je pouvais haïr, haïr profon
ment.

A. S. — Tout cela, d'une certaine manière on le


L'apprentissage d'un intellectuel

mais d'en parler, c'est complètement différent. Moi qui arrive


à la Sorbonne trente ans plus tard, en 64, à la fin de la guerre
d'Algérie, c'est différent évidemment de ce que tu as connu,
mais il y a une certaine continuité dans le schéma culturel qui
fait que c'est le Quartier Latin qui nous a politisés.
J.-P. V. — C'est vraiment le Quartier Latin qui politise.
Quand j'ai été candidat au Collège de France, je suis allé voir,
pour me présenter, un très grand physicien que je ne connais¬
sais pas ; il me dit : « Oui oui, je vous ai très bien connu ! Je
me souviens très bien que quand vous alliez à Sainte Gene¬
viève, au lieu de vous installer à une table, vous montiez
l'escalier et vous haranguiez avec une voix de stentor toute la
Bibliothèque pendant que le personnel commençait à s'agi¬
ter; mais vous aviez des copains qui bouchaient l'escalier
pour que vous puissiez terminer. J'ai gardé ce souvenir, ça
m'avait fortement impressionné ». C'était ça qu'on faisait,
c'était le boulot. Et en faisant ça, je deviens militant commu¬
niste. Sur le terrain. Parce que les mecs les plus bigorneurs et
les plus accrochés sont quand même les communistes. Et ins¬
tinctivement, il me semble que pour battre ces types que je
déteste, il faut des gens et une organisation très centralisée,
militaire, bien dirigée et qui, d'une certaine façon, puisse les
vaincre parce que c'est un peu du même tabac : militaire.
Moi, le vieil antimilitariste, en même temps je râle comme un
pou, quand on se déplace, parce qu'on ne maintient pas la
disposition qui avait été prévue, ça tend à se disloquer, on ne
tient pas un front uni et on ne va pas occuper le terrain qu'il
fallait, qu'on avait décidé. J'ai l'idée que si on ne veut pas
prendre
un certain
tout
nombre
sur la de
gueule,
cas. il faut être meilleurs qu'eux dans

Ce qui est arrivé à la fin, parce que quand je suis parti


à l'armée en 37, ils étaient là bien entendu, mais enfin on
tenait le Quartier, ils ne faisaient pas du tout ce qu'ils vou¬
laient. Il faut considérer que la situation politique avait chan¬
gé mais,
fait notre quand
boulot!même, on avait renversé la situation, on avait

Je suis donc communiste. Je dois adhérer aux Jeu¬


nesses en 1932 et au PC juste après. Aux Jeunesses, j'adhère à
la section cinquième-treizième, une seule section, on n'était
pas du tout nombreux. Il y avait je crois deux ou trois jeunes
garçons qui représentaient le prolétariat, qui en réalité étaient
trois souteneurs, trois maquereaux très gentils, très sympa-

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Raison Présente

thiques et assez bons dans la bigorne ; ils y allaient avec les


pieds, avec un savoir faire qui me remplissait d'admiration. Et
puis il y avait Lucie Aubrac. Mais enfin on n'était pas nom¬
breux.
nous allions
Ce petit
vendre
groupe
V Avant-Garde
de sept ou sur
huit,
les tous
Boulevards
les samedis,
Saint
Germain et Saint Michel.
A. S. — Vous croisiez automatiquement ceux de
l'Action Française?
J.-P. V. — On ne les croisait pas parce qu'à peine arri¬
vés sur le boulevard, on était pulvérisés. Et c'est là que j'ai vu,
alors, à quel point Lucie pouvait avoir un courage et une
espèce de tranquillité physique. Tu comprends, ce n'est
jamais amusant d'avoir un groupe de quinze types qui te
tombent dessus, qui fait voler tes journaux, qui te fout un
coup sur la gueule, et ça l'est encore moins pour une fille! Un
jour on était juste tous les deux, on discutait dans la cour de
la Sorbonne. Arrive un groupe de Camelots avec des filles,
filles genre Camelot, bourgeoisie moyenne, assez sobrement
vêtues, pas vilaines ; ils commencent à nous engueuler, et une
fille engueule Lucie en disant des choses très grossières.
Lucie la regarde, lui envoie un crochet dans la mâchoire et
l'étend raide sur le pavé. Alors, ce fut la stupeur. Personne n'a
bronché et n'est tombé sur Lucie. Ils ont ramassé la fille, ils
l'ont emmenée. J'avais même l'impression que les gars du
groupe des Camelots se marraient intérieurement de cet évé¬
nement inattendu et se disaient : « Quand même, elle a de la
trempe ! » et c'est vrai qu'elle en avait.
Si j'essaie de comprendre ce qui se passe à partir de
mon adhésion, je crois qu'il y a plusieurs points forts. Il y en
a un premier. En 33, Laval va à Moscou. Le gouvernement
Laval augmente la durée du service militaire, qui passe de un
an à un an et demi et nous autres, Jeunesses Communistes,
nous disons : « Voilà une occasion magnifique de mobiliser la
classe ouvrière ». J'avais retrouvé dans le dix-septième un
camarade de Carnot plus jeune que moi, Gilles Martinet ; je
l'avais retrouvé à la cellule du dix-septième, parce que mon
concierge était secrétaire de cellule et le sien trésorier. On se
retrouvait avec
constituant les assises
d'autres
administratives
gens du coin, de nos
la cellule.
deux concierges
Et tous les

dimanches nous partons à la première heure, un paquet


d'Avant-Garde sous le bras et nous arpentons tout le cinquiè¬
me et spécialement la rue Mouffetard, les courettes de la rue

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L'apprentissage d'un intellectuel

Mouffetard. . . On entre dans les cours et, comme si on était


des chanteurs, on commence par dire : « Demandez Y Avant-
Garde, journal des Jeunesses Communistes !» ; on commence
notre laïus : « Un an de service militaire, qu'est-ce que ça
représente déjà comme souffrance !» ; et pendant un quart
d'heure on cause, on déclare que les dix-huit mois de service,
c'est un scandale épouvantable. On fait ce travail militant
pendant trois mois et, en même temps, on fait des connais¬
sances. Militer, c'était ça : aller dans la rue, s'adresser aux
gens, faire des connaissances, nouer des amitiés. J'irai plus
loin : l'absence de vie militante dans l'action politique est un
des éléments qui font que le tissu social se désagrège. Dans
la ville telle qu'elle est, dans l'organisation industrielle telle
qu'elle se fait maintenant, il est nécessaire que la socialité, la
proximité locale si tu veux, trouve, en dehors des bistrots qui
sont encore des petits points où les types se retrouvent pour
faire leur belote, des points et des lieux où les jeunes puis¬
sent
se refaire.
se rencontrer, échanger, et où des groupements puissent

On a commencé notre travail contre l'allongement du


service militaire aux Arènes de Lutèce. On s'était aperçus
qu'aux Arènes, entre midi et deux heures, les gars qui tra¬
vaillaient à la Halle aux vins, les jeunes, seize à dix-huit ans,
jouaient au foot. Alors, avec Gilles Martinet, entre midi et
deux heures, on se radinait et on jouait au foot. On peut
jouer? Oui! On jouait au foot pour prendre contact avec les
masses laborieuses, les travailleurs, les jeunes... Qu'est-ce
qu'on faisait encore? La cellule nous indiquait des personnes
âgées qui étaient seules, démunies, qui avaient des difficul¬
tés ; on allait les voir, le dimanche, on descendait pour faire
leurs courses, on veillait un peu sur elles et par conséquent il
y avait comme ça une forme de militantisme bonne sœur. On
est donc engagés dans la lutte contre l'augmentation de la
durée du service militaire. 33 ce n'est pas encore 35/36, mais
enfin les nazis sont déjà là; et moi, pas rapide, je pense tou¬
jours qu'il faut transformer la guerre impérialiste en guerre
civile; j'ai accepté ça comme un commandement quasi-sacré,
je ne le mets pas en doute. Et à ce moment là, il y a la décla¬
ration Laval/Staline ; Laval la lui demande, et Staline fait un
texte où il dit que non seulement il reconnaît le droit à l'État
français d'élever son potentiel militaire au niveau nécessaire,
qu'il considère même que c'est son devoir strict, et que par

85
Raison Présente

conséquent il ne peut qu'approuver toute mesure qui irait


dans ce sens. Naturellement, le PC était avec nous, engagé
dans une grande campagne contre le militarisme français et
contre l'augmentation de la durée du service militaire ; les
dirigeants n'ont été prévenus de rien, pouf, ça leur tombe sur
le nez, et ils font comme d'habitude : ils font un grand mee¬
ting à Bullier, qui est remplacé aujourd'hui par le bâtiment du
CROUS. Alors tous les communistes parisiens vont au mee¬
ting et Maurice Thorez explique que Staline a raison, qu'il a
bien fait de dire ça et que tout va bien. Moi je ne comprends
rien du tout, parce qu'il me faut du temps pour comprendre.
A la fin du meeting, comme à l'ordinaire, on demande de
voter à main levée qui approuve le rapport de Maurice. Tout
le monde lève la main. Qui est-ce qui désapprouve le rap¬
port? On est trois pelés et deux tondus à lever la main et à
dire qu'on désapprouve le rapport de Maurice. On sort, et
naturellement je suis aussitôt convoqué au bureau de la sec¬
tion cinquième/treizième; je comparais devant un petit tribu¬
nal aimable, présidé par une femme, Bénichou, qui était une
femme formidable. Bénichou, que je connaissais bien, me
dit : « Qu'est-ce qui t'a pris, pourquoi tu as voté contre? ».
J'explique que j'ai voté contre parce que si on approuve la
déclaration, on renonce au défaitisme révolutionnaire; cela
veut dire que s'il y a aujourd'hui un conflit où l'URSS est
engagée, et nous avec elle, contre l'Allemagne nazie, il s'agit
de vaincre l'Allemagne et non pas de retourner les armes
contre la bourgeoisie et de faire la révolution chez nous. A
quoi la brave Bénichou me répond : « Écoute, Jérôme » —
parce que je m'appelais Jérôme à ce moment là, vu qu'on
était déjà clandestins, parce que les ouvriers, quand on savait
qu'ils étaient au Parti, ils ne trouvaient pas de boulot, —
« Jérôme, tu dérailles complètement! Qu'est-ce que tu
racontes? Bien entendu que non, de toutes façons, on n'aban¬
donne pas le défaitisme révolutionnaire! ». Très bien, ça a été
mon premier désaccord. Désaccord paradoxal, parce que
dans l'interprétation des faits j'avais raison : bien entendu, ça
voulait dire l'abandon du défaitisme, mais je me disais que
c'était scandaleux; or six mois après je pensais qu'on avait eu
tout çà fait raison, qu'on avait bien fait, que j'étais le roi des
idiots de ne pas avoir compris ça. Il y avait l'Espagne, l'Italie,
l'Allemagne, et il y avait le petit Vernant, militant sur son
Quartier Latin et se marrant en même temps avec les petits

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L'apprentissage d'un intellectuel

copains et les filles, les petits copains et leurs copines ; il était


très heureux, comme un poisson dans l'eau.
A. S. — C'est là que tu t'aperçois que la ligne consis¬
tant à faire feu de tout bois pour résister au fascisme et au
nazisme passe par le développement de la politique militaire,
des structures militaires de l'Angleterre, la France etc... Puis,
entre ce moment là et le pacte germano-soviétique, il y a
quelque chose qui modifie ta façon de voir...
J.-P. V. — Non... tu sais... les... Un jour, Casanova me
disait, à propos d'un des innombrables textes que j'avais
signés, et je ne sais plus lequel c'était : « Qu'est-ce que ça a à
foutre avec nous? ». Je lui ai répondu : « Mais, Casa, tu n'as
pas encore compris à ton âge qu'il faut de tout pour faire un
parti communiste, comme il faut de tout pour faire un monde,
et que par conséquent dans le PC il y a un tas de gens diffé¬
rents et un tas de gens qui ne pensent pas la même chose ; ça
n'empêche pas qu'ils peuvent être dans le même Parti ».
A. S. — Ta sensibilité est assez proche de celle d'un
Laurent Schwartz à la même époque, qui lui est déjà tout à
fait touché par une ligne trotskiste, par le mythe de Trotsky.
C'est une chose qui ne joue pas, pour toi?
J.-P. V. — Pas du tout! Les trotskistes, je les connais, j'y
ai des copains parmi eux avec qui je discute. Mais Trotsky, le
trotskisme, non. Pourquoi? D'abord, parce que, d'une certai¬
ne façon, je suis un vieux libéral et un vieil anar; c'est refou¬
lé, c'est même quelquefois, comment dirais-je, tordu en arriè¬
re, dans un autre sens, autoritaire, mais c'est sûr, je déteste
toute forme de commandement, et celle qu'on m'impose et
celle que j'aurais la sottise ou la prétention d'imposer. Ce côté
un peu anar ou social-démocrate a toujours été présent. Par
exemple, dans les années 34, au moment où Doriot commen¬
ce à s'éloigner en demandant l'unité d'action avec les socia¬
listes, il défile ; et j'ai défilé avec lui, derrière ses drapeaux, en
disant : « Unité d'action ». Je suis entièrement d'accord avec
lui. A la Sorbonne, chaque fois qu'il est question de savoir si
on fait l'unité avec les étudiants socialistes, je rue des quatre
fers pour l'obtenir et au fond je ne l'obtiens jamais ! A l'Union
Fédérale des Étudiants, dans la fraction communiste qui diri¬

ge, qui
tions
Roumains,
idée de
paracommunistes,
prend
la situation
quiles
sont
décisions,
de
française.
très
il y bons
acomme
une
Ils gars
ne
majorité
dans
disent
maistoutes
de
qui
rien
Polonais
n'ont
les
et ils
organisa¬
aucune
votent
et de

87
Raison Présente

automatiquement pour la position de la direction, si bien qu


chaque fois nous sommes battus.
ces Polonais?
A. S. — Qu'est-ce qu'ils font là tous ces Roumains

J.-P. V. — Ils font médecine, ils sont juifs en généra


bien entendu. Ils sont inscrits à l'UFE. Ils étaient déjà commu
nistes en Roumanie ou en Pologne et ils viennent là, et ça f
un paquet, il sont cinquante, on ne les voit jamais mais i
viennent aux assemblées. Je me rappelle, une fois, il y ava
des élections; il fallait faire évidemment une liste unique, e
34 ou 35, avec les socialos. Mais il y avait un ordre du Part
Un gros type, qui avait été secrétaire de Thorez, dit : « No
non, c'est de l'opportunisme, etc. ». Alors tout le monde l
dit : « Mais qu'est-ce que tu déconnes, ça ne tient pas debou
si on y va seuls, on est battus ! ». Et, tu vois quand mêm
comme j'étais, j'en pleure de rage, parce que j'y attachais d
l'importance, et je m'en souviendrai toujours. C'est là que j
commencé à comprendre un peu. Lui, il était gentil et
voyait bien que j'étais tout jeunot par rapport à lui. Il me di
« Ça te met dans un tel état? ». Je lui dis : « Mais, tu te ren
compte! ». Lui : «Je me rends bien compte... ». Tout d'u
coup j'ai compris qu'il était de mon avis, qu'il pensait comm
moi. Il me dit : « Si tu es comme ça, tu n'as pas fini de prend
des coups de pied dans le cul! ». Il s'appelait le docteu
Albert, c'est lui qui a organisé, après, les comités pou
l'Espagne.
Il y avait donc la question de l'unité. Le Front popula
re, c'était parfait pour moi. Et puis il y avait la France, la Fran
ce démocratique cernée par tous ces fachos, et il fallait
préparer. Je pars donc à l'armée, je quitte le Parti, par disc
pline. Pourquoi et comment ça s'est passé? Voilà. . . Je deman
de à aller dans les Alpes, pour faire du ski dans les troup
alpines, parce que je voulais me mettre dans une troup
d'éclaireurs. On m'envoie donc à la frontière italienne,
Modane, dans un bataillon où je suis resté deux bonn
années ; c'était admirable. Et je passe auparavant à ce qu'o
appelait la section militaire du Parti, qui était la section cha
gée de la propagande antimilitariste et, en même temps, de
liaison avec les militants à l'armée. Je vais trouver le respon
sable, je revois sa tête mais j'ai oublié son nom. Et je lui dis
« Voilà, je pars à l'armée faire mon service, deuxième class
et je vais à Modane, au soixante et onzième bataillon, je sa
L'apprentissage d'un intellectuel

que c'est un régiment essentiellement formé de frontaliers,


des gens de la Maurienne, qu'est-ce qu'il y a là comme
copains avec qui je pourrais prendre contact? ». Et il me
répond, parce que le communiste est bête et discipliné, et
dans cette bêtise il y a quelquefois des calculs particulière¬
ment pervers, il me dit : « Non, non, je ne te donne aucun
nom, tu sais que c'est fini, nous ne faisons plus aucune pro¬
pagande particulière dans l'armée, l'armée, c'est l'armée de la
République et l'armée de la Nation et par conséquent tu es
un soldat de la République. Il n'est pas question de faire une
cellule. . . ». Je lui dis : « Je ne vais pas faire une cellule !» — au
besoin j'en aurais bien fait une — « mais si je savais qu'il y
avait là un militant de mon âge, je serais content d'aller lui
serrer la pince... ». Il rétorque : « Non, non, absolument pas,
et tu rends ta carte ; tout le temps que tu es soldat, tu n'es
plus membre du Parti ». Ce qui m'a bien arrangé, finalement.
J'ai donc rendu ma carte, et je ne suis plus membre du Parti.
De sorte que, entre 37 et 39 je suis à l'armée; il se passe des
événements, il se passe Munich, etc. Bien entendu je suis à
fond anti-munichois, il ne faut pas céder; je suis à fond pour
intervenir en Espagne, le Parti aussi. Donc ça va bien. . .
Mais, venons-en au pacte. Ma naïveté, mon défaut de
jugement font que je crois que l'armée française est très forte.
D'abord parce que, là où je suis, ce n'est pas mal. Ces troupes
alpines, elles étaient capables de faire leur boulot, elles
n'étaient pas mauvaises, pas du tout. Donc je dis : on va se
battre. Arrive le pacte. J'apprends ça, ça me fout par terre,
complètement; je suis de nouveau complètement à contre-
pied. J'avais été en Union soviétique en 1934, pendant trois
mois, j'avais navigué dans ce pays avec une délégation qui
comprenait des communistes et des non-communistes
(Etiemble et René Brouillet, qui fut ambassadeur de France).
C'était organisé par ce qu'on appelait à ce moment là le Pro-
fintern, une Internationale de l'Enseignement, et c'est Cogniot
qui nous avait reçus à Moscou. On est resté tous ensemble à
Moscou pendant quelque temps, on est allés ensuite en
Ukraine, où on a appris qu'il y avait une famine, qui a finale¬
ment été avouée aux communistes de la délégation. Puis on
est revenus à Moscou. Toute la délégation est partie et cinq
ou six Français sont restés, dont moi, mon frère et quelques
autres, parce qu'on était fatigués et qu'il fallait nous donner
un régime qui nous ragaillardirait pour qu'on rentre en Fran-

89
Raison Présente

ce en bon état physique et qu'on puisse bien y mener la pr


pagande. On est allés dans le Caucase, on y est restés pen
dant trois semaines et puis on est revenus. Donc, je ne d
pas que je connaissais, mais j'avais une certaine idée : ce q
pour moi est évident, c'est que ce pays est dans une situati
terrible, des gens pieds nus dans les gares, plein, c'est la pa
vreté ; c'est une évidence qui fait que je me rends comp
qu'il y a un immense décalage entre ce qu'on raconte s
l'Union Soviétique, ce que pensent de l'Union soviétiq
ceux qui ne lisent pas les journaux communistes, et ce qu'e
en réalité l'Union soviétique. Et en même temps qu'à cet
misère, il y a quelque chose à quoi je suis très sensible,
charme, la découverte d'un pays qui n'est pas comme le mi
et qui me touche, par la gentillesse des gens, par leur ph
sique, par tout... Et les gens qu'on voit, on en voit pas m
on voit les responsables des Jeunesses Communistes de Mo
cou, on voit des responsables de syndicats, Losowski, to
ces types là, on parle avec eux et il me semble que ces ge
qui ont des responsabilités sont des gens comme nous,
mieux, en plus fort, parce qu'ils ont eu des épreuves pl
grandes ; qu'ils brûlent d'une certaine flamme de dévoueme
révolutionnaire, qu'ils ne sont pas là pour avoir le pouvo
etc., mais qu'ils y croient. Alors je me dis que premièremen
moi, petit bourgeois français rationaliste, je ne peux pas po
ter sur l'Union soviétique un jugement vraiment pertinent.
que je comprends, c'est que ces types essaient de
débrouiller et qu'ils sont d'une certaine façon des frères,
font partie de la même famille, ils ont la même vision de
qu'il faut faire et ils sont dans la merde. Et je me dis, en 3
quand ils concluent le pacte, que je ne sais pas pourquoi
ont fait ça, qui ne me fait pas plaisir, mais je ne vais pas le
jeter la pierre. Je me dis que peut-être ils essaient de recul
je ne sais pas, je n'ai pas les moyens de juger la diplomat
soviétique. Je savais qu'il y avait des négociations sur le pa
sage de la Pologne; je savais qu'on ne voulait pas les laiss
passer par la Pologne, donc je me dis : ils ont leurs raison
mais je suis catastrophé. Et en même temps je me dis, bi
entendu, que ça ne change rien, les fascistes sont les fascist
et nous, les communistes, nous sommes les communistes
par conséquent eux, les Soviétiques, ils attendent, ils so
dans la réserve et nous on se bat. Quand je suis revenu po
ma première permission à Paris, et que, voyant certai
L'apprentissage d'un intellectuel

types, j'ai compris qu'il y avait une certaine propagande


défaitiste et que le jugement qu'on portait sur la guerre était
que ça serait une guerre inter-impérialiste dont la responsabi¬
lité incombait surtout à l'Angleterre, cette fois, je n'ai pas mar¬
ché du tout. Quand je suis rentré à mon bataillon, où, dans la
masse des types, j'avais un certain prestige, d'abord par ce
qu'on savait que j'avais fait de la philosophie, les gars, en
Savoie, ils se disaient que « la philosophie, c'est quand même
quelque chose », et aussi parce que je n'étais pas tout à fait
comme les autres et que je parlais avec eux; j'ai eu des dis¬
cussions avec eux... Je les connaissais. Donc je leur ai donné
mon avis ; et je pense que cet avis, il y a toujours des
mouches, a été communiqué au colonel commandant le
bataillon, parce qu'il m'a convoqué un jour — je ne le
connaissais pas du tout — il m'a convoqué, il m'a dit : « Voilà,
M. Vernant, la situation est difficile. Cette guerre... il faudrait
que quelqu'un puisse expliquer à la troupe quels sont les
enjeux de cette guerre, ce que ça représente... Évidemment
on peut demander à un officier de le faire, et il le ferait très
bien, mais je pense que ce serait mieux que ce soit un sous-
officier, oui, un sous-officier qui aurait plus l'oreille des
deuxième classe, qui aurait avec eux des rapports plus
simples ; ça n'apparaîtrait pas comme une conférence qui
descend d'en haut mais comme une espèce de débat, etc. ».
Moi je ne bronchais toujours pas... Il me dit : «J'en ai discuté
avec les autres officiers et on a été unanimes à penser que
c'est vous qui devriez faire cet exposé ». Moi je ne le voulais à
aucun prix. Je voulais bien donner mon avis aux types quand
ils me le demandaient, mais je ne voulais pas donner le
même avis, parachuté par le commandement du régiment, en
qui je n'avais aucune confiance. Alors, qu'est ce que tu
penses que je lui ai raconté? Je lui ai dit : « Mon colonel, ce
serait avec le plus grand plaisir, seulement moi, je ne sais pas
parler en public de ce genre de choses ; je suis habitué à des
débats philosophiques très filandreux, abstraits... ». Il m'écou-
tait en se demandant si c'était du lard ou du boudin, en tous
cas, ça en est resté là. Ce qu'il faut bien comprendre, c'est
que les communistes de ma génération, tous ces jeunes types
qui étaient communistes en 31/32, étaient ce que j'ai appelé
des communistes politiques. Bien entendu, on avait le
marxisme, mais ce qui était fondamental pour nous c'était la
lutte politique. Quelle était la politique du PC, comment se

91
Raison Présente

présentait la politique internationale, c'était ça notre affai


on ne cessait pas d'en discuter, on n'était jamais tous entièr
ment d'accord. C'était : on fait ça, on aurait mieux fait d
etc., tout le temps, et ça paraissait normal. Et il y avait d
virages, puisque le Parti, après la stratégie classe contre cl
se, en était venu à celle du Front unique : il avait mis
temps,
l'écroulement
mais il de
y était
tout. venu.
. . Et puis 39 : c'est la guerre, c'

A. S. — Dans ces deux années où tu as quitté le Pa


tu n'as plus guère le contact ni avec la cellule ni avec l'app
reil du Parti. Retrouves-tu un contact fraternel avec les ge
que tu connais quand tu reviens en permission?
J.-P. V. — La cellule, pas du tout, mais avec
copains, oui, bien sûr. . .
A. S. — Les copains, qui suivent au fond une lig
proche de la tienne là où ils sont. Valdi, par exemple, à
moment là, il est où?
J.-P. V. — Il est dans les troupes alpines, lui aussi; il
bat, je ne sais même pas s'il n'est pas blessé...
A. S. — Ton frère est avec toi la plupart du temps?
J.-P. V. — Mon frère, au début, n'est pas du tout av
moi. Il est envoyé comme éclaireur motocycliste sur le fr
de l'Est, mais le hasard fait que, au moment où mon bataill
part en Norvège — parce que presque toutes les unités q
gardaient la frontière italienne dans le secteur nord, du c
du Mont-Cenis, ont été envoyées en Norvège... il avait
demandé qu'on envoie, parmi les sous-officiers, les élémen
qui étaient de nature à faire des officiers, car on manqu
d'officiers; et tous ceux qui paraissaient susceptibles de fa
une école d'officiers devaient être envoyés au cam
d'Auvours, près du Mans. Dans nos bataillons, il y eut d
discussions dont j'ai eu des échos. A ce moment là mon ch
de compagnie, un capitaine d'infanterie, était un type qui
paraissait âgé, un instituteur de St Michel de Maurienne
commandait une section d'éclaireurs skieurs à laque
j'appartenais. On campait dans une espèce de tente, direc
ment sur la neige, à 2000 mètres, c'était un bonheur ineffab
Mon capitaine vient un jour et me dit : « Tu sais, on va fic
le camp en Norvège ». J'étais copain comme cochon avec l
il s'en foutait complètement, sergent ou pas sergent; j'étais
type avec qui il discutait de tout et qui ne se considérait p
du tout comme un supérieur. « Il y en a », ajoute-t-il, « q
L'apprentissage d'un intellectuel

vont partir au camp d'Auvours. Je vais te dire qui il y a, il y a


Domergue, il y a Berthier ». Berthier, c'était un instituteur de
Saint Jean de Maurienne, plus jeune ; c'est son nom à lui que
j'ai pris dans la clandestinité, tout le monde a cru que c'était
le général! Ce n'était pas le général, c'était le sergent Berthier
qui était avec moi à Modane. Et il me raconte : « Quand j'ai
dit : il y a Vernant, il a tout ce qu'il faut comme bagage uni¬
versitaire, il est sergent-chef, il est à la tête d'une section, il a
passé son brevet..., à ce moment là, il y a des types qui ont
dit : non, Vernant, c'est un mauvais esprit ». Il y en a un, le
lieutenant Kast, qui était sûrement très réac, un pète-sec, il a
dit : « Non, celui-là, à aucun prix, je mets mon veto ». Mon
capitaine a protesté, le ton est monté et ils ont failli en venir
aux mains. Mais je suis parti à Auvours.
A. S. — . . . la fameuse lettre de Mauss 2, te concernant
et concernant ton frère, a été envoyée...
J.-P. V. — Peut-être, plus tard... J'arrive un matin, je
demande où je dois aller et on m'indique une salle d'élèves
officiers ; on me dit : ton lit est là. J'attends qu'ils reviennent
de la manœuvre; ils reviennent, je vois Berthier, l'autre
copain du 71e et mon frère, et mon frère avait le lit à côté de
moi, marrant!
Mon frère et moi, au moment où les Allemands arri¬
vent, on navigue pendant quinze jours en essayant de se
regrouper avec des débris de notre régiment, et finalement
l'ensemble de notre régiment, enfin, ce qu'il en restait, repas¬
se la Seine et file vers Narbonne, d'où il venait. Et là encore
mon frère et moi on décide de les laisser tomber; on descend
de la caravane et on va jusqu'à Paris où on n'avait pas le droit
de passer, on passe. Lui prend sa femme Éléna 3, qui était à
Paris,avec
était et moi,
sa sœur
là encore,
à Chateauneuf
miracle, je
oùtélégraphie
on s'était mariés.
à Lida Je
4 qui
lui
dis : « Je prends tel train, je dois arriver à Narbonne, essaie de
nous rejoindre ». Et Lida, qui était enceinte déjà à ce moment
là, fait des miracles pour trouver une bagnole. Je ne sais à
quel endroit le train s'arrête... ça débordait de tous les côtés,
les quais étaient encombrés de gens avec toutes sortes de
choses, avec des valises, c'était incroyable, on ne pouvait pas
entrer dans les trains... Je me dis : je descends, je vais quand
même voir si, par hasard, elle ne serait pas là. Je descends, je
fais vingt-cinq mètres, je tombe sur Lida. Je décide de
l'emmener. Impossible de passer par le couloir, on la hisse

93
Raison Présente

par la fenêtre dans notre wagon et nous nous retrouvons à


Narbonne tous les quatre. À Narbonne, j'apprends l'arrivée
de Pétain au pouvoir et je comprends tout de suite ce que ça
veut dire : pour moi, ce n'est pas du tout un inconnu, ce n'est
pas quelque chose de nouveau. Mon idée était qu'il y avait
en France autour de Pétain et avec lui, avec la Cagoule, des
gens qui en réalité traficotaient déjà avec Franco et avec les
Italiens, puisqu'ils avaient assassiné les frères Rosselli que
connaissait très bien Éléna, que connaissaient très bien Mario
Levi et Nicolas Chiaromonti, qui avait été avec Malraux en
Espagne, et que je retrouverai à Toulouse.
Peu importe... Pour moi, ce n'était pas des gens qui
se trouvent là tout d'un coup, mais nos ennemis de toujours,
ceux contre lesquels on se battait dès 1930, dès le jour où j'ai
mis le pied dans le Quartier, c'était eux qui étaient là, voilà, et
c'était inacceptable. Pour moi, ils n'existaient pas, c'est à dire,
ils ne faisaient pas partie de la France. Rien de ce qu'ils déci¬
daient n'avait pour moi la moindre valeur, zéro. Pas une
seconde je ne les considérais comme le gouvernement de la
France, comme l'État français. Une bande de gangsters aussi
illégitimes que l'étaient les Allemands et par conséquent tous
les coups étaient permis avec eux. Et là dessus, dans l'espèce
de petite maison, au dernier étage, où on habitait tous les
quatre, Lida, Éléna, Jacques et moi, avant que Lida
n'accouche,
qu'une amie,etYivette
où Meyerson
Hermann,
estlui
venu
avait
nous
donné
fairenotre
visite,
adresse,
parce
on a commencé... Jacques et Éléna sont partis, assez loin de
Narbonne, faire l'achat, dans je ne sais quelle ville, d'une
petite imprimerie à main. Et c'est là qu'on a fait ces papillons,
on a collé, on a inondé les murs de Narbonne, on les prépa¬
rait le jour, on les collait la nuit. Et en même temps qu'on
inondait ces murs et que ces couillons arrêtaient conscien¬
cieusement les communistes narbonnais, en dépit du caractè¬
re hautement patriotique des textes, qui devenaient de plus
en plus patriotiques au fur et à mesure qu'on savait qu'ils
avaient arrêté des cocos — alors on mobilisait Jeanne d'Arc,
tout ce qu'il fallait! — je reçois dans la boite à lettres un tract
du PC qui m'a coupé bras et jambes : c'était un tract qui
appelait à la lutte contre le gouvernement réactionnaire de
Vichy, défendre les salaires, les droits des ouvriers, faire un
meilleur ravitaillement, rétablir la paix et empêcher les plou-
tocrates britanniques responsables de la guerre de continuer

94
L'apprentissage d'un intellectuel

à. . . le mot Allemagne ne figurait pas; des nazis, il n'y en avait


pas. Il y avait : Vichy, réactionnaire, Angleterre, ploutocra-
tique, nécessité de faire la paix, si bien que l'on pouvait croi¬
re que c'était la paix avec les Anglais, par-dessus le marché!
Et puis il y a eu Mers El Kébir et ça a été, là où j'étais, à Nar-
bonne, chez les gens qui nous logeaient, le déchaînement
anti-anglais. C'est alors qu'on a fait ces papillons proclamant :
« Vive l'Angleterre pour que vive la France! ». On leur en a
mis un bon paquet. Voilà, tout ça c'était militer, c'est ça le
militantisme.

A. S. — Ce qui est très intéressant, c'est que ce n'est


pas du tout un parcours linéaire, mais c'est quand même. . .
J.-P. V. — Il est linéaire... Je dirai deux choses. Ce
militantisme était un militantisme politique, parce que tout ce
qui se passait d'important, d'essentiel, était inscrit dans la
politique dans la période 30/40. Que ce soit la littérature, la
philosophie, tout était également politique. L'amusement, la
joie, les copains, les chansons, les sorties, tout cela faisait par¬
tie du militantisme. C'était le moment des Auberges de Jeu¬
nesse, du Front Populaire, on était tous ensemble. Si je regar¬
de mes vacances : comment est-ce que je suis parti? Je suis
parti en URSS en 34. En 33, j'étais en Corse, à pied, on avait
acheté un âne. Avec Gilles Martinet, avec Galbrun, qui était
aussi un militant, notre militantisme se prolongeait dans
toutes les directions, les filles qui faisaient partie de notre
bande pensaient comme nous. Tout cela c'était une société,
ça existait. En 34 je pars en Russie, en 35 je pars en Grèce,
avec Jacques, avec le même Galbrun, avec Leduc, avec
Brunhes, qui devient ensuite professeur, qui a fait la géologie
du Péloponnèse, qui était lui aussi communiste et à l'UFE.
Ensuite, partout où j'ai été en vacances, en 36/37, en AJ dans
le midi, c'est tous ces gens que je retrouvais. Nos bonheurs,
nos plaisirs, nos joies et nos amours étaient d'une certaine
façon imbriqués dans le politique...
A. S. — Les contemporains qui viennent te dire : les
quartiers en difficulté, le chômage, la prégnance du Front
National ou celle de l'islamisme, ils te racontent la même
chose, que les gens n'ont plus où se référer et voilà des
contre-sociétés qui apparaissent.
J.-P. V. — Bien entendu... Je reviens à mon itinéraire
qui n'est pas balisé par les résolutions du Parti, mais par le
mouvement même de l'histoire et par nos propres expé-

95
Raison Présente

riences. C'est quand même faramineux de penser qu'un type


comme Valdi que j'ai rencontré en 31, en 40, tous ces types là
je les retrouve après dans l'opposition communiste. C'est
quand même un cheminement!
A. S. — Votre génération en tous cas a été immunisée
contre les formes imbéciles du stalinisme, par tout ce que
l'engagement communiste avait de laïc, de républicain et de
profondément lié, charnellement, à votre existence dans cette
culture française, chez les intellectuels que vous étiez, qui
étaient intellectuels avant d'être communistes. Alors, les ral¬
liements d'après-guerre sont parfois des ralliements purement
religieux. . .
J.-P. V. — Et, si tu veux, ce qu'il y a aussi, c'est le
nombre très important de gens venant du catholicisme ou du
protestantisme qui ont pris des positions dominantes dans
l'appareil du Parti, comme Garaudy, ou d'autres qui y ont eu
un prestige intellectuel très grand, comme Althusser. Moi j'ai
dit, j'ai écrit, que je distinguais les gens de ma génération
pour qui le militantisme, c'était leur existence quotidienne
d'avant-guerre ; et je constate aussi que leurs goûts, littéraires,
philosophiques, esthétiques, étaient très libres. J'ai raconté
comment, quand on était en Grèce avec Leduc, en descen¬
dant d'Égine, il nous récitait par cœur tout Mallarmé : ce n'est
pas jdanovien comme référence, et il est resté fidèle à cela!
C'est à dire qu'on était tellement pris par cette politique que,
si on me disait qu'un type aimait tel écrivain, cela ne me trou¬
blait pas. Je lui disais : « Qu'est ce que tu penses de la situa¬
tion politique.? ». Tandis qu'après la guerre, deux éléments
ont joué beaucoup, pour cette masse d'intellectuels qui se
sont rués dans le Parti. Premièrement, beaucoup l'ont fait —
beaucoup, pas tous — par une espèce de mauvaise conscien¬
ce parce qu'ils n'en avaient pas fait beaucoup pendant la
Résistance
sentait. .. et qu'à leurs yeux le Parti, dit des fusillés, repré¬

M. G. — On trouve ça par exemple dans une partie de


l'œuvre de Sartre quand il essaie en somme de magnifier ce
côté rédempteur du Parti.
J.-P. V. — Deuxièmement, le fait que beaucoup de ces
intellectuels ont recherché dans le Parti l'outil politique qui
leur paraissait correspondre à des objectifs en effet enracinés
dans des traditions elles-mêmes multiples, marxistes mais
aussi jauressistes, républicaines, léninistes...

96
L'apprentissage d'un intellectuel

A. S. — On pourra reparler de cet héritage. Tu avais


avec Meyerson une relation très forte. Tu nous as fait
connaître son œuvre; et tu nous décrivais ses cours, son rôle,
son magistère intellectuel. Après avoir lu la biographie de
Mauss, j'ai pensé à la tienne, à celle de Meyerson. Ce qui
apparaît à l'évidence, c'est cette idée de l'homme, de l'intel¬
lectuel total qui est à la fois un bricoleur, un homme de
masses, qui est sympa avec sa concierge, et quelqu'un qui
investit le fric de la famille dans des coopératives, etc. Il y a
vraiment cette continuité extraordinaire entre la vie quoti¬
dienne, l'engagement intellectuel et l'engagement politique.
Avant de lire cette biographie, je n'avais pas du tout compris
que c'était un homme politique qui, dans chacune de ses atti¬
tudes, pensait politiquement.
J.-P. V. — Bien sûr, et comment! Tandis que ceux qui
viennent après, non seulement il y a le fait de se décharger
dans le sentiment que peut-être on n'a pas fait tout ce qu'on
aurait pu ou dû, il y a aussi l'idée de rechercher à l'intérieur
d'un groupe constitué, d'une famille et d'une idéologie très
structurée, contrôlée, une solution à des problèmes qui
étaient d'un autre ordre que les nôtres.
A. S. — Des problèmes existentiels, etc. Vous, vous
arriviez avec votre insertion sociale déjà faite, la politique
était
le Parti...
une continuation, tandis que eux venaient chercher dans

J.-P. V. — Le salut, le salut intérieur! Et c'est pour cela


qu'ils se démolissaient consciencieusement, pour avoir ce
sentiment d'être complètement au nombre de ceux qui sont
sauvés, qui ont la vérité, qui savent et aussi, hélas, parce que,
dans leur tête, ils étaient de ceux qui allaient être au pouvoir,
de ceux qui allaient être à la tête des opérations... Ils avaient
une certaine chance d'arriver par le Parti, c'est ça : le pouvoir,
le savoir,
en eux-mêmes
tout! résistait
Pour faireà cela.
ça, il fallait qu'ils détruisent ce qui

A. S. — Revenons, dans ton itinéraire intellectuel, à


l'attraction pour la Grèce et pour l'Antiquité, qui était ancien¬
ne chez toi. Tu reprends le travail après la guerre, en 48, tu te
lances à corps perdu dans une thèse, tu adoptes un profil de
chercheur sociologue helléniste; il y a là la volonté d'échap¬
per au dogmatisme qui n'aurait pas manqué de peser sur ton
travail de philosophe.
J.-P. V. — Naturellement, j'avais envisagé de faire

97
Raison Présente

quelque chose, à un moment, sur un problème qui me tra¬


vaillait, sur la catégorie de la valeur 5. A la fois économique¬
ment, socialement, philosophiquement, moralement, com¬
ment tout ça s'articule. Mais je m'étais dit : si je m'engage là
dedans, je n'ai pas fini de recevoir des coups de bâton, ça
n'ira jamais! Si je m'occupe de la Grèce, ils s'en foutent, c'est
parfait! Ils s'en sont, en gros, foutus, ils n'ont râlé que quand
j'ai fait ce papier sur l'esclavage dans La Pensée , rendant
compte de trois articles soviétiques qui ne tenaient pas
debout; je l'ai dit poliment mais je l'ai dit; alors là ils m'ont
engueulé !
A. S. — J'aimerais te poser quelques questions sur ton
action politique au moment d'Action, et ensuite d'Action
jusqu'à Vérité Liberté. On peut faire un détour par ton travail
intellectuel. Quand tu t'y lances, tu te mets à travailler avec
Meyerson et, dans ce que tu fais, tu défriches un programme
qui était un programme ancien ; on le voit en relisant ce que
Mauss écrivait à la Fondation Ford pour créer une École des
Hautes Études en France dans les années 30. C'est un peu le
programme que tu appliqueras dans les études de religion
grecque et le programme que Lucien Febvre et Braudel vont
développer à l'École au moment où toi tu intègres le CNRS
après Jacques Decour en 48.
J.-P. V. — Je vais t'expliquer : quand j'ai été démobili¬
sé, je suis parti en Allemagne, où on venait de créer, à Baden-
Baden, un gouvernement civil ayant autorité sur la zone fran¬
çaise d'occupation. J'y ai retrouvé Grapin, mais je n'y suis
resté que quelques semaines. J'avais été « occupé » pendant
quatre ans; à voir ce qui se passait dans notre zone, je ne me
sentais pas le goût de devenir « occupant ».
J'ai été nommé au Lycée Jacques Decour où j'ai repris
mon service, j'étais très bien. Baby était là, avec qui je sympa¬
thisais beaucoup. Je faisais partie de la cellule du lycée. J'ai
appris que Bridoux, l'Inspecteur qui, en mars 44 je pense,
était venu de Vichy pour annoncer que j'étais flanqué dehors
de l'enseignement, que la milice allait m'arrêter et que par
conséquent il ne fallait rien me dire, était resté Inspecteur
Général de philosophie! Alors, quand j'ai repris du service, il
m'a fait monter au moins de quatre échelons en raison de
mon extrême capacité, de mon rôle patriotique, etc. Mais je
reviens sur les événements du printemps 44, assez amusants
et instructifs. En mars-avril, je reçois une lettre de Vichy.

98
L'apprentissage d'un intellectuel

J'habite déjà tout seul ; ma femme, ma belle-mère, ma fille


sont parties mais moi j'habite chez moi, presque toujours; je
reçois cette lettre dont j'essaie de lire la signature, je ne peux
pas. La lettre dit à peu près : « Monsieur Vernant, j'apprends
avec tristesse et indignation la mesure que l'on vient de
prendre à la suite de la réunion des Inspecteurs Généraux.
C'est honteux de penser que vous êtes chassé de l'enseigne¬
ment; vous ne le savez pas, parce que cette décision doit
demeurer secrète jusqu'au moment où la milice de Toulouse
estimera que le moment est venu de vous la faire connaître.
J'espère que les choses iront bien pour vous... ». Voilà!
M. G — Tu n'as jamais su, après?
J.-P. V. — J'ai fait des hypothèses mais je n'ai jamais su
qui avait envoyé cette lettre, que j'ai gardée. Bref, je ne peux
plus habiter chez moi, il faut que je disparaisse complète¬
ment. J'arrive au Lycée, j'ouvre ma case et je trouve un mot :
« Monsieur Vernant, attention, fichez le camp, le Proviseur
vous trahit avec l'Inspecteur Général, vous devez faire très
attention à vous! ». Signé, cette fois : le fils du Proviseur, qui
écoutait aux portes et qui naturellement me fait un bon rap¬
port pour m'expliquer ce qu'il a entendu. Il a entendu l'Ins¬
pecteur Général Bridoux qui est venu de Vichy à Toulouse
pour expliquer au Proviseur qu'il faut m'avoir à l'œil, que je
suis déjà exclu de l'enseignement, qu'on ne devra rien me
dire et que c'est la milice qui viendra me cueillir... Ça, c'est
toute la Résistance : y a cette bande de salauds qui font cette
réunion, cet Inspecteur qui vient le dire, mais il y a aussi
deux personnes, l'un, je ne sais pas qui c'est, l'autre, le gar¬
çon du Proviseur qui écoute aux portes, et tous deux déci¬
dent de me prévenir.
M. G. — Et à ce moment là, il y avait déjà un groupe
constitué auquel tu appartenais, ou bien...?
J.-P. V. — A ce moment là? Et comment! Le groupe
constitué l'est dès 42, avec beaucoup des types que j'ai
connus à Paris, d'abord pour une raison que je vais te dire. Je
suis nommé moi en décembre 40 à Toulouse, je prends la
place de Canguilhem qui part à Clermont-Ferrand. Lida, elle,
reste à Narbonne ; j'habite une espèce de petite piaule, au
diable, froide, glacée, et toute cette période là, je la passe
dans cette chambre ; et puis, à la fin, vers juin-juillet, je trouve
un appartement qui est encore en construction mais qui sera
fini à la fin de l'été. Effectivement je reviens en septembre.

99
Raison Présente

J'habite seul, Lida n'est pas encore guérie, je n'ai pas de li


couche par terre, je n'ai rien. Et puis tout d'un coup arriv
les quatre gaillards, Pierre et Annie Hervé, Noël, le f
d'Annie et sa femme ; Pierre poursuivi par toutes les pol
de France après son évasion de la Santé. Ils restent chez
pendant un mois, on couche tous les quatre par terre.
n'ont rien du tout. Le sous-préfet habite au-dessus, avec
femme et son enfant. Je leur fais des salamalecs, je fais
risettes à la petite fille et des grands discours au préfet; m
je trouve que la femme a très souvent tendance à venir f
per chez moi : naturellement elle ne voit rien parce qu'il
un corridor mais quand même... Alors, tous les quatre
sont partis; ils sont d'abord allés en montagne, dans les A
je pense, ils y sont restés un certain temps; ils ont encore
un coup de veine formidable, parce qu'ils étaient parti
promener et, quand ils rentrent dans le village, les gens
coin les arrêtent et leur disent : « N'y allez pas, les gendar
sont chez vous ». Ils rebroussent chemin, prennent le trai
redébarquent chez moi. Je suis à la fenêtre, je les vois arr
dans la rue Auguste Dide qui est une petite rue dans un
hauts quartiers, qu'on appelle Moscou et ce n'est pas
hasard, à Toulouse ; je vois au bout de la rue quatre p
sonnes qui avancent, deux hommes et deux femmes. Je
les deux hommes, deux forçats, la tête entièrement ra
plus un poil sur le caillou, qui déambulent, qui arrivent
chez moi, et quand ils sont plus près, je dis : « Merde c
Pierre, et puis c'est son beau-frère ». Ils arrivent, raconte
« Voilà, on rentrait, les gens nous ont prévenus, on a pr
premier train, on s'est fait couper les cheveux, parce qu
ont notre photo ». « Ils ont votre photo! Je ne suis pas
qu'ils l'aient, mais en tous cas, ce que je peux vous dire, c
que le flic lambda qui voit vos billards, il vous arrête au
tôt! ». Ils me disent : « Oui, mais on va rester là, on ne va
bouger ». C'est ce qu'ils ont fait. J'aime mieux te dire que m
appartement...! Alors ils ont filé chez un autre type du Qu
tier Latin, Doassan, qui était médecin, qui finissait ses étu
et dont le père était maire d'un petit village dans le Béarn
maire leur a fait des papiers à tous, des papiers du pays e
sont repartis. Hervé est reparti à Lyon, comme permanen
Libération, Noël à Libération également, comme perman
de la jeunesse... Il n'y a que Pierre Hervé qui s'en est
parce que Annie a été déportée, Noël a été pris et fusillé
L'apprentissage d'un intellectuel

sa femme déportée aussi. Mais là on reformait le groupe


qu'on avait formé quand on était plus jeunes, sauf ceux qui
avaient été tués pendant la guerre. Je me rappelle Marcel
Monnerot, ils étaient trois Monnerot, Martiniquais. Il y avait
Marcel ; il y avait Jules, l'aîné, qui vit toujours 6, un facho qui
fait partie
A. S.
du—
comité
L'écrivain?
Le Pen. . .

J.-P. V. — Oui, l'écrivain anticommuniste, qui ne


manque pas d'un certain talent, qui avait dû être communiste
lui aussi... Marcel, qui était communiste, Celo, on l'appelait,
et puis le plus jeune, qui était médecin, qui a eu un accident
et qui a été paralysé. Enfin, mon copain, c'est Marcel Monne¬
rot, il était plus noir que ses frères, très noir, et très costaud.
Leur mère était une de ces femmes très fortes, tu sais, comme
ça. Et je me souviens qu'avant-guerre on allait de temps en
temps chez eux, on buvait le rhum etc., et je me souviens de
mon étonnement : je l'avais trouvée très sympathique, très
chaleureuse, avec une certaine grâce, mais enfin, c'était un
sacré paquet, et puis un jour, on était là, ils ont commencé à
danser et elle, la mère Monnerot, a dansé toute seule, et j'en
vant
étais de
soufflé,
beauté.
elle ne pesait plus rien, vraiment, c'était émou¬

A. S. — Tu m'avais déjà raconté l'histoire, mais je


n'avais pas compris que la dame, c'était la mère de Jules
Monnerot, c'est vraiment extraordinaire !
J.-P. V. — Marcel était un communiste très strict. Il a
été mobilisé au début de la guerre. Lui, je sais ce qu'il pensait
de tout cela, parce qu'il m'a écrit. Il est le seul qui m'ait écrit
une lettre quand j'étais encore à Modane, en me disant :
« Mon vieux Jipé, je ne sais pas ce que tu penses, mais moi je
vais te dire mon point de vue. Les Russes font ce qu'ils veu¬
lent, ça leur retombera sur le nez, mais nous, on se bat, il n'y
a pas à hésiter une seconde, il faut y aller à fond ». Et il y est
allé à fond, puisqu'il s'est fait tuer : il était mitrailleur; quand
son unité s'est repliée, il est resté à sa mitrailleuse et s'est fait
descendre. Le troisième frère, c'était Milo, très gentil, commu¬
niste aussi, médecin-psychiatre, et qui a eu ce terrible acci¬
dent qui l'a laissé entièrement paralysé du bas.
A. S. — Est-ce qu'on peut revenir sur ton état d'esprit
quand, avec Valdi et les autres, vous êtes à Action , qu'est ce
que vous voulez en faire?
M. G. — Revenons un peu avant la guerre. Tu as dit

101
Raison Présente

tout à l'heure que, au fond, les goûts littéraires des gens, ça


t'était égal, puisque, pour vous, la politique, c'était l'action
politique. Mais est-ce que, d'une quelconque façon, tu as été
touché par le surréalisme, tu as connu des surréalistes?
J.-P. V. — Non, je dirais non! J'en ai connu mais je ne
fais pas partie de ce groupe. Je crois que c'est Claire Bresson
qui m'a amené, il y a un an, un petit fascicule de la Revue
surréaliste où il y avait une liste de gens qui prenaient la
défense des surréalistes qui tombaient sous le coup de
condamnations, je ne sais pas quoi... Je ne sais pas ce que
c'est, mais il y a une quinzaine de noms et en particulier
Jacques Vernant, Jean-Pierre Vernant. Je dis, mais qu'est-ce
que c'est, je n'ai aucun souvenir de ça, aucun. Jacques Ver¬
nant, Jean-Pierre Vernant, je ne vois pas qui ça peut être
d'autre que nous, il n'y en aurait qu'un, bon, mais les deux!
D'où je conclus que c'était Jacques qui avait un pied là-
dedans, en plus, et que j'aurais dit alors : « Si tu y es, on y est
tous les deux », bon. Mais j'ai oublié ; donc ce n'était pas
important. Le surréalisme, ça m'amusait, bien sûr, et même
quand Aragon parlait des chiens savants de la social-démo¬
cratie, je trouvais ça assez rigolo. Je ne trouve plus ça rigolo
du tout, mais ce moment là. . .
M. G. — Mais quand il y a eu les intellectuels antifas¬
cistes, Amsterdam... Il y avait quand même des surréalistes
qui étaient dedans. . .
J.-P. V. — Amsterdam-Pleyel, bien entendu, à fond; et
l'AEAR, l'Association des Écrivains et Artistes Révolution¬
naires, moi pas trop, mais mon frère était en plein dedans.
Donc moi aussi, j'allais aux réunions, mais j'étais moujingue.
M. G. — Mais enfin, ça ne t'a pas touché de près...
J.-P. V. — Non, le surréalisme ne m'a pas touché de
près. Je le regardais avec sympathie, le côté scandale et
excentrique ne me déplaisait pas... Ce qui m'a été plus
proche, vers la fin, j'étais parti à l'armée, c'était, comment il
s'appelait, ce groupe, tu sais bien!
M. G. — Celui de Prévert, le Groupe Octobre?
J.-P. V. — Le Groupe Octobre, on en était très près.
Lida a travaillé avec eux, etc. C'était quand même proche du
PC, beaucoup plus libre que le PC mais proche du PC, et le
PC l'utilisait. Bien sûr, un tas de copains et de copines à moi
faisaient partie du groupe Octobre.
Guy Bruit — Alors, littérairement, si je puis dire, j'ima-

102
L'apprentissage d'un intellectuel

gine que tu te sentais plus proche des romanciers comme


Aragon, Malraux, voire Céline qui étaient complètement en
prise sur l'histoire...
J.-P. V. — Malraux, oui! Aragon... (soupir) je n'étais
pas... Nizan, j'ai bien aimé les livres de Nizan; j'ai beaucoup
aimé,
Thibault.
ça . c'est
. mon vieux côté radical, Martin du Gard, Les

M. G — A propos de Malraux, je veux vous raconter


une histoire. Quand j'habitais Colombes, je connaissais bien
Deshuis qui avait été en Espagne le pilote de Malraux, Darras
dans L'Espoir. Le Parti lui avait demandé de faire un rapport
sur l'activité de Malraux quand il était allé au Mexique ache¬
ter des avions aux Américains, parce qu'ils voulaient démon¬
trer que Malraux avait magouillé. Deshuis a fait un rapport de
5/6 pages, disant qu'à sa connaissance Malraux avait été
d'une parfaite correction. Il me refile un exemplaire de ce
rapport. Je ne sais pas comment, des gens du Parti, des histo¬
riens, me font demander ce papier et au lieu de faire une
copie, j'ai eu la connerie de le leur remettre en leur disant :
« Vous
naïf. . . me le rapporterez », ils ne me l'ont jamais rendu ! J'étais

G. B. — Moi, ce que j'aurais voulu te demander —


revenons en arrière sur les années 30 — c'est au sujet de
l'anticléricalisme qui, je crois, était virulent, comment s'est fait
le passage de l'anticléricalisme à la main tendue? Tu as parlé
de l'antimilitarisme et du passage de l'antimilitarisme à la
France en armes : est-ce que pour l'anticléricalisme, il n'y a
pas eu quelque chose de parallèle?
J.-P. V. — Si, bien sûr! Mais la politique de la main
tendue, ça a été une des stratégies du Parti, pendant un
moment donné, qui ne me plongeait ni dans la jubilation ni
dans l'indignation. Pour moi, c'était un truc tout à fait secon¬
daire. Après la guerre, ils ont encore tendu la main à plu¬
sieurs périodes. Ils tendent la main parce qu'ils font une poli¬
tique d'unité nationale (silence). Qu'est-ce que je pense de
cela, moi? Je ne suis plus, à cette époque là, anticlérical
comme je l'étais quand j'avais dix-huit ans. C'est tout à fait
fini. Pour des raisons générales : la situation de l'Église et du
catholicisme n'est pas la même en 1946 qu'en 1932, ni même
qu'en 1940. D'autre part, un des problèmes essentiels, pour
un militant, lorsqu'il a milité dans la Résistance, et dans la
Résistance non-communiste, comme c'était mon cas, c'est

103
Raison Présente

qu'il se trouve constituer une société, une société secrète :


tout est entre les mains de l'ennemi, l'État, la police, les juges,
l'argent, le commerce, tout. C'est la situation, d'une certaine
façon, d'un groupe de réfractaires gangsters : si on veut avoir
une bagnole, il faut la voler, si on veut avoir de l'argent, faut
le faucher, si on veut bouffer, faut faire une razzia sur les tic¬
kets d'alimentation, si on veut se vêtir, il faut aller dévaliser
un magasin, il faut descendre des gens, etc. C'est une espèce
de contre-société dans la société. Cette contre-société, au
début, elle est isolée; ensuite elle va jouir d'une complicité
plus ou moins grande de l'ensemble du corps social, parce
que l'ensemble du corps social en aura marre de ce que
représente le pouvoir d'État. Alors, dans cette contre-société
où chacun dépend de l'autre et où chacun se sent, d'une cer¬
taine façon, frère et proche de l'autre, profondément, il y a
des types qui ne pensent pas du tout comme vous. Il y a des
officiers d'activé, ultra-réactionnaires. Et il y a des catho¬
liques, j'en connais, beaucoup, avec lesquels je travaille et
qui ont été même mes élèves, avec lesquels je me suis senti
tout spécialement lié. Qu'est-ce qui nous a soudés quand on
était des militants, entre 30 et 40? Qu'est-ce qui a fait que ce
groupe a pu devenir ensuite, à Toulouse, le noyau à partir
duquel les choses se ramifiaient, la toile se tissait, la mayon¬
naise prenait? C'était que justement, on était ensemble, on
vivait ensemble, on avait des souvenirs communs, des points
de référence communs. Et dans la Résistance, on a ça avec
d'autres gens. Voilà tout d'un coup que la famille à laquelle
vous appartenez, « les nôtres », c'est un groupe où il y a des
gens qui sont très différents de nous. J'avais eu un élève en
première année, il s'appelait Charvet, un très gentil garçon,
très pieux, il avait toujours une petite croix là. Il s'est fiancé
après, en 42 ; il est venu me présenter sa fiancée, je l'ai retrou¬
vé, par hasard, à une réunion. Il était responsable de la direc¬
tion du maquis dans la région, il portait le pseudo de Souris ;
et ce garçon là, un matin je le rencontre, je lui demande com¬
ment ça allait : « Pas bien, on doit être repérés, l'endroit où
on habite, j'ai l'impression qu'il y a des types qui regardent
ça ». Je lui dis « : Écoute, je n'habite plus chez moi pour le
moment,
dormir chez
la clé
moiest
». planquée
Il savait donc
à tel tout
endroit,
de moi,
ne dors
non plus
seulement
là, va

qui j'étais, que j'étais prof, mais il était venu chez moi, il
m'avait amené sa fiancée. Ce matin là, il allait à une ferme

104
L'apprentissage d'un intellectuel

avec un nommé Renard. Ils ont été piqués tous les deux par
les Allemands. Soi-disant Renard s'est évadé, en réalité, il est
passé au service des Allemands. On m'a donné une fiche
disant que Souris avait parlé, et moi je savais que non, parce
que s'il avait parlé, le premier qui était fait, c'était moi : il
savait tout de moi. Pas une seconde je n'ai imaginé qu'il pou¬
vait parler, et cette confiance que je lui faisais à lui, je ne me

la serais
tout à pas
fait faite
à la fin
à moi.
— fait
Finalement
creuser sailsfosse
l'ont et
fusillé,
ils l'ont
il lui
tuéont
là.

Sa petite croix, il l'a donnée à sa fiancée qui avait pu le voir,


il lui a dit : « Donne ça à Jipé et à Lida, parce que tous les
deux, ils m'aident à tenir ». Quand il y a eu ça, tu ne peux pas
être anticlérical, tu es obligé de réfléchir autrement et en
effet, moi, je n'ai plus été anticlérical comme ça. J'ai été à plu¬
sieurs reprises invité par le Centre des intellectuels catho¬
liques ; j'ai pu faire trois exposés-débats avec eux, et ce que je
regrettais, ce que je n'aimais pas dans le Parti, c'est que
quand le Parti tend la main aux catholiques, ça n'a aucun
intérêt véritable, parce que l'intérêt vrai, c'est de s'interroger
sur ce qu'a été le christianisme, sur ce qu'est une philosophie
chrétienne, de se demander où sont les points où il peut y
avoir discussion, débat, contact; et les points où il y a au
contraire opposition. C'est ça, sinon ça n'a pas d'intérêt de
débattre avec eux. Il faut voir pourquoi il y a des croyants et
des non-croyants ; c'est cela qui est important, et on peut faire
ce débat tout en considérant que les autres ont parfaitement
le droit de penser ce qu'ils pensent. Et, parce qu'ils en ont
parfaitement le droit, toi, tu dois essayer de comprendre ce
qu'il y a dans leurs positions que tu ne saisissais pas, que tu
ne comprenais pas. C'est à dire que, aussi bien dans la Résis¬
tance que dans le débat avec les catholiques, ce qu'une cer¬
taine forme de militantisme te fait comprendre, c'est qu'il ne
s'agit pas, quand tu es en face de ce qui n'est pas communis¬
te, de conquérir, c'est-à-dire de rendre semblable à toi. Il ne
s'agit pas de ça du tout, et encore moins d'éliminer; il s'agit
d'établir avec eux un rapport complètement différent, qui est
de les comprendre et de voir dans quelle mesure tu peux
t'associer à eux. Et les communistes qui étaient dans la résis¬
tance non-communiste ont — sauf quelques cas désespérés
— tous compris ça, que ce qu'on appelle un mouvement de
masse, c'est un mouvement où tu n'essaies pas de mettre
dans ta poche les types qui ne pensent pas comme toi, mais

105
Raison Présente

de marcher avec eux en voyant quelle est la direction qu


veulent prendre et en essayant de comprendre pourquoi il
prennent, dans quelle mesure toi tu peux les accompagner
dans quelle mesure eux peuvent t' accompagner dans la dir
tion que tu voulais. Ce qui est une technique de front uni
tout à fait autre. Et le Parti ne fait pas ça quand il tend la m
aux catholiques ; il s'en fout complètement. Tendre la m
aux catholiques, c'est une opération politique.
M. G. — Quand as-tu commencé à t'intéresser
pensée religieuse? Je veux dire, est-ce que ça, ça a joué?
J.-P. V. — Oui, ça aussi ça a joué, oui, bien sûr, c'e
dire qu'au fur et à mesure que j'ai eu cette expérience dan
Résistance, au fur et à mesure qu'ensuite j'ai travaillé su
religion grecque, j'ai essayé de comprendre. S'est impo
clairement à moi, sans que j'en sois le moins du monde af
té dans mon agnosticisme radical, l'idée que la dimens
religieuse est une dimension fondamentale de l'histo
humaine et que par conséquent, ce n'est pas parce qu
écrit : « À bas la calotte ! » qu'on règle quoi que ce soit. E
religieux se déplace, joue autrement, il dessine une fig
autre, nouvelle; et comme, souvent, quand ça se fait, l'his
re se venge, c'est à dire qu'à l'intérieur même de ce qui ni
religieux, le religieux réapparaît sous des formes un peu
férentes.

M. G. — Tu sais bien le nombre de copains et


tenance
copines qu'on
au Parti.
a eus
. . et qui vivaient religieusement leur app

G. B. — C'est donc essentiellement la Résistance


donne le départ à ta réflexion, pas tellement avant la guer
J.-P. V. — Oh, avant la guerre, j'ai plutôt tendance
effet à être un philosophe matérialiste, j'ai fait mon diplô
sur Diderot, tu vois, c'est ça, Le Rêve de d'Alembert, c'est
personnage, c'est le XVIIIe libertin qui me plaît...
M. G. — Et qui te plaît encore, j'espère?
J.-P. V. — Et qui me plaît encore !
M. G. — Je viens de lire Thérèse philosophe avec be
coup d'intérêt, c'est difficile à trouver; le livre, je l'ai tro
d'occasion 1 . Il est attribué à Boyer d'Argens, on n'en est
sûr, mais il y a, du côté philosophique, des choses qui ser
développées énormément par Sade, et, du côté de l'écrit
littéraire, c'est très joli par-dessus le marché. Tu n'as jamais
l'occasion de le lire? Je vous le recommande.
L'apprentissage d'un intellectuel

A. S. — Oui... On pourrait peut-être reprendre Action


pour essayer de comprendre comment, une fois passée la
guerre et avec les expériences que tu a eues, tu viens
reprendre ta place dans le milieu intellectuel parisien. Tu es
un communiste dévoué et sincère mais, en même temps, ton
monde
expérience
ancien...
de la Résistance, le lancement de ton travail sur le

J.-P. V. — N'a pas commencé, en 46!


A. S. — Tu vas t'y mettre, justement. Et tu t'y mets
avec l'idée que tu vas privilégier la liberté de ton travail
scientifique et que, donc, faisant pelote de ta curiosité pour le
monde ancien, sous l'influence de Meyerson etc., tu vas te
lancer dans le monde grec, curieux de religion...
J.-P. V. — Il y a une chronologie, c'est à dire : 46,
octobre, je suis nommé au Lycée Jacques Decour. A la même
époque, peut-être avant les vacances, je dois être en Savoie,
et je reçois un télégramme de Leduc — c'est toujours les
mêmes types qui se retrouvent, toujours la même bande —
qui me dit : « Courtade part à Y Huma, il nous faut un type qui
fasse la page internationale, et il faut que tu la fasses ». J'hési¬
te, je dis : « tu es fou », et finalement j'accepte. Il ne faut pas
laisser tomber Leduc ni les copains et j'accepte. A ce moment
là, je ne pense pas à la recherche, je pense que je suis profes¬
seur au lycée, qu'il va falloir que je fasse ça, et voilà. Donc je
fais mon
avec. . . boulot, un gros boulot : tu sais, c'est la double page,

A. S. — Tes contributions dans Action, tes biographes


ne les ont pas dénichées, elles sont sorties quelque part?
Non?

J.-P. V. — Dans le bouquin que tu as là 8 , il y a la liste


de tous les articles. Toutes les semaines, j'ai non seulement
un article à faire, mais la page, c'est à dire choisir dans la
presse internationale, parce que c'est comme ça qu'on fait,
une double page où l'on prend des analyses de la situation
internationale de la presse non-française, plus l'édito, c'est un
assez gros boulot, c'est à dire que je passe pratiquement
toute cette nuit là au marbre, rue des Pyramides.
A. S. — Avais-tu une expérience du journalisme avant
de te mettre à ça?
J.-P. V. — Aucune expérience. A ce moment là mon
frère Jacques est déjà secrétaire du Centre de politique étran¬
gère, tout de suite après la Libération. C'est Joxe, le vieux

107
Raison Présente

Joxe, qui dirige ça et qui lui demande de prendre la pla


Alors, il y a son Centre. Pour moi, c'est une facilité, pa
qu'il y a les documents et que je peux lui demander comm
ça se présente.
A. S. — Quand tu dois parler du Vietnam ou de co
comme ça...
J.-P. V. — Le Vietnam, ça allait, j'avais mes tuya
parce que Claude Cartier-Bresson, qui était avec moi à T
louse, y avait accompagné Salan. Quand Salan a été parach
té auprès d'Ho Chi Minh, il a été parachuté avec!
A. S. — Cartier-Bresson, sa fille Anne a été une
mes étudiantes, j'ai découvert, vingt ans après, que
connaissais très bien son père, c'est rigolo! Elle dirige l'ate
de restauration des photographies de la Ville de Paris.
J.-P. V. — C'est cela! Et lui, Claude, m'a très bien ex
qué tout le coup parce qu'il l'a vécu, c'est à dire le rôle
d'Argenlieu, le rôle de Salan, le rôle de Jean Sainteny
gendre de Sarraut, qui était aussi pour la paix. Alors là,
allait.

A. S. — Quand tu arrêtes tes chroniques, en 48. . .


J.-P. V. — J'arrête pour une raison tout à fait simp
qui est administrative. J'ai fait une demande pour entrer
CNRS, j'en ai assez d'aller au bahut. C'est Jamati qui est à
moment là directeur général du CNRS. Il est particulièrem
gentil avec moi et, quand je le vois, il me dit : « Posez vo
candidature, il n'y a pas de problème, vous serez pris. Fa
un travail scientifique. Vous avez passé votre agrèg en 37,
est déjà en 48, vous n'avez pas de temps à perdre, il faut q
vous rattrapiez, ne restez plus au lycée, vous avez fait vo
temps, allez-y, faites la carrière de recherche, faites un
vail ». Je savais bien que la difficulté ne viendrait pas de
J'ai réfléchi, je me suis dit : « Qu'est ce que je prends com
sujet? ». J'avais fait la connaissance de Gernet, parce q
Meyerson m'avait adressé à lui. J'ai dit : « Bon, alors, allon
sur la Grèce ». Je crois que c'est en 45 que mon frère et m
bras dessus, bras dessous, nous étions allés au Musée
l'Homme, au Trocadéro, voir Rivet, parce qu'à ce momen
nous avions émis le projet d'aller tous les deux au Brésil
Amazonie, faire un travail d'anthropologues. On en av
envie. Rivet a dit : « Écoutez, premièrement vous n'avez
de formation d'anthropologues; ce n'est pas décisif, mais
n'a pas d'argent, pas un rotin, on ne peut pas vous envo
L'apprentissage d'un intellectuel

là-bas ; vous serez perdus, vous ne pourrez rien faire. Il vous


faut quand même une base, des instruments. Vous ne pouvez
pas partir comme ça tous les deux, les mains dans les poches,
et je n'ai aucun moyen de vous envoyer ». On a renoncé, et
c'est là que mon frère est allé à son Centre d'études et que
moi je suis parti à Baden-Baden pour revenir sur le lycée
après.
Alors là, en 48, je me dis : au fond, va à la Recherche!
Il y a Meyerson aussi, qui me pousse, qui me dit : « Quand
vous ferez un travail de recherche, ne vous laissez pas mar¬
cher sur les pieds, ne vous laissez pas influencer. Si vous
faites un papier, que vous le donnez à une revue communis¬
te, s'ils vous disent de changer même une virgule, vous leur
dites non, il paraît comme je l'ai écrit, ou pas. Ils n'y connais¬
sent rien, ils ne savent pas de quoi vous parlez, pourquoi
voulez-vous qu'ils aient un avis là-dessus? ». J'entre à la sec¬
tion qui est à ce moment là encore, je crois, une section phi¬
losophie-psychologie-sociologie. Et j'y reste jusqu'en 58,
jusqu'au moment où je suis nommé à l'École. Je fais mon
métier de chercheur, j'ai donc moins de temps comme mili¬
tant; je suis tout de même très pris, je suis tous les jours à la
BN, j'absorbe, j'absorbe, j'absorbe, je suis comme une épon¬
ge, je lis des textes, je m'imbibe. Même pendant cette période
j'ai certaines réticences, normales, sur la politique du Parti
quant à la question vietnamienne ; dès le départ je trouve
qu'ils ne vont pas assez vite et je le dis au secrétaire de Tho-
rez, qui est lui-même de mon avis, mais Thorez avait vu
d'Argenlieu, et d'Argenlieu lui avait dit : il faut envoyer des
troupes au Vietnam, et Thorez avait donné son accord pour
envoyer des troupes. Je dis à Hentgès 9, le secrétaire de Tho¬
rez, que je connaissais bien : « Non, c'est de la folie, il ne faut
pas envoyer de troupes, si on envoie des troupes, ça va être
la bagarre! ». « Oui », me dit-il, textuellement, « Maurice s'est
laissé impressionner par l'Amiral ». Bon, enfin, en gros à par¬
tir de 54, 56, 58, c'est la série des événements qui font que ce
ne sont plus seulement des désaccords sur des points que tu
estimes importants mais qui ne mettent pas en cause à tes
yeux le fait qu'il y a un Parti communiste et qu'il a sa mission
à remplir. A partir de ce moment là, c'est le Parti tel qu'il est
qui est en question. Au moment où on rappelle le contingent
et qu'on l'envoie en Algérie, tu te rappelles ces incidents, les
types qui se mettent sur les rails, et que le Parti sabote ça tant

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Raison Présente

qu'il peut, prend position contre. Ça pose des questions,


qu'est-ce que c'est que ça! Et puis c'est toute sa politique que
je considère comme fausse : ils ne veulent pas de l'indépen¬
dance de l'Algérie, c'est clair comme de l'eau de roche.
A. S. — Politiquement, tu es toujours membre du Parti
mais plus guère actif. A la cellule Sorbonne-Lettres, tu y vas
régulièrement, dans cette période là?
J.-P. V. — J'y vais régulièrement, d'abord parce qu'on
joue ce rôle d'opposition interne qui est important. Parce
qu'il y a Marcel Cohen, le petit Prenant; il y a Dresch; Pierre
George, je ne le vois pas, mais il y a aussi Crouzet, qui à ce
moment là est communiste ; il y a Pfrimmer, le type très gentil
qui s'est tué en escalade...
M. G. — Très très gentil, et tu te rappelles qui le
Bureau Politique nous avait envoyé, ce n'était pas Suret-
Canale?

J.-P. V. — Non...
M. G. — Mais c'était quelqu'un d'important. . . qui est
parti tremblant après la séance...
J.-P. V. — On lui en avait mis plein la gueule!
M. G. — On avait pondu une motion. Il y avait un
problème, qui était celui de Marcel Cohen, parce que Marcel
Cohen avait une longue fidélité au Parti qui était de type
affectif et, dans Voies Nouvelles , j'avais fait un compte-rendu
de Pour une sociologie du langage dont Marcel Cohen avait
été très content. Alors, quand il y a eu le vote de cette motion,
il n'a pas voté contre, il s'est abstenu. J'ai appris après que si
le père Cohen s'était abstenu, c'était à cause de mon papier!
A. S. — Tu deviens consciemment, alors, un opposant
interne dans le Parti, ça se passe entre ton départ d'Action et
le début de la guerre d'Algérie, 48/54, c'est la période où, à la
fois, ton travail intellectuel te fait prendre des distances, pro¬
bablement, vis-à-vis du Parti en tant qu'organisation et, en
même temps, la politique du Parti est de plus en plus cho¬
quante.
sont amenés
Des tas
à ruer
de gens,
dans les
à l'intérieur
brancards.ouEtà c'est
l'extérieur
le moment
parfois,

Vérité Liberté est lancé. . .
J.-P. V. — A peu près à ce moment là, ça doit être 57-
58, je pense. Il y a Vérité Liberté sur la guerre d'Algérie; c'était
Vidal, si tu veux, et c'est ce qu'on soutient, bien sûr. Et puis il
yVoix
a L'Étincelle
communiste.qu'on lance avec Valdi. Il y en a un autre, La

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L'apprentissage d'un intellectuel

A. S. — Tu collabores à L'Étincelle?
J.-P. V. — Je fais plus que collaborer, je le lance et le
fabrique, et également Voies Nouvelles, qui est un pério¬
dique : il n'est pas difficile de savoir qui était à la base de ça
vu que c'était Louis Gernet qui était directeur. Quand on a
lancé Voies Nouvelles , on voulait le vendre dans les kiosques,
ce n'était pas un truc clandestin, comme L'Étincelle. Il y avait
des abonnés ; c'était mis en vente, il fallait donc qu'il y ait un
directeur. Naturellement, il fallait prendre un directeur qu'à
nos yeux le Parti ne pouvait pas traiter de flic ni d'anticom¬
muniste ni de provocateur, etc. Mais enfin ça ne les a pas
empêchés, bien entendu. J'ai demandé à Gernet qui a accep¬
té tout de suite et qui s'en est occupé très sérieusement. Il a
dû y avoir une dizaine de numéros de Voies Nouvelles. Natu¬
rellement, j'ai été aussi convoqué quand j'ai publié — je n'ai
pas publié sous mon nom, mais sous celui de Jean Jérôme ;
j'ai repris le nom que j'avais dans la première clandestinité —
précisément une analyse de la politique algérienne, qui est
dans le volume, là, et qui est signée Jean Jérôme. J'ai été
convoqué à la direction du Parti, il y avait Casa, mais avant
Casa il y avait ce grand escogriffe qui m'a fait une scène
effroyable : « C'est dégueulasse, etc. et qu'est-ce que c'est que
ce type que vous avez mis là, ce Gernet, qu'est-ce que nous
avons à faire avec lui? ». Alors je lui dis : « Vous devez bien
avoir à faire avec lui puisque l'année dernière, quand vous
avez organisé votre colloque sur le centenaire de Engels, la
famille, l'État, etc., vous avez demandé à Gernet de présider
les trois jours de colloque ». « Nous? ». « Pendant trois jours,
c'est Gernet qui a présidé. Le Centre de recherches marxistes
a cherché et a pensé que c'était Gernet qui était le plus à
même de faire ça! ». C'était un jeune, le grand brun qui s'était
occupé de la jeunesse avant. Il poussait des hurlements!
Alors, naturellement, moi aussi : « Écoutez, monsieur, je vous
interdis absolument de dire du mal de Gernet, qui a pris des
positions — il était Doyen d'Alger — des positions pour
l'indépendance de l'Algérie; c'est un type remarquable ». Lui
ne savait pas qui c'était! Et, à ce moment là, quand les bruits
ont commencé à monter, on s'est dit, à côté, qu'on allait en
venir aux mains. Le gros Casanova a ouvert la porte : « Alors,
comment tu vas? Je t'embrasse! ». L'autre le regardait; tout ça
était écrit d'avance, tu comprends, ils s'étaient donné le mot.
Et c'est là que j'ai dit à Casanova : « Écoute, le, Parti commu-

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Raison Présente

niste, pour que ça marche, il faut qu'il y ait de tout dedans,


qu'il y ait tout le monde, il faut de tout pour faire un PC.
Voilà... ». Dans cette période 55/60, les communistes ne veu¬
lent pas que l'Algérie soit indépendante, ils pensent que c'est
l'Amérique qui bénéficiera de l'indépendance de l'Algérie,
que ça affaiblira les positions russes et que, par conséquent,
il faut garder l'Algérie. Qu'est-ce qu'il pourrait y avoir de
mieux pour les Algériens que d'être rattachés à un pays où il
y a un grand Parti communiste, une chance inespérée! C'est
ce qu'ils pensent. Il y a le fait qu'avec les socialistes, on le dit
très bien dans cette résolution de la cellule Sorbonne-lettres,
ils mènent une politique grotesque, que la gauche n'a aucun
espoir d'arriver à un résultat tant qu'ils sont là comme ils
sont, parce que personne n'acceptera l'idée de participer au
gouvernement, tout le monde sera tremblant en se disant
qu'ils vont tout foutre en l'air, tous ceux qui ne sont pas
d'accord avec eux, etc. Donc il faut changer complètement le
style de travail et les perspectives. Et on croit à ce moment là,
parce qu'il y a le rapport Khroutchev, qu'ils sont cuits, que tôt
ou tard il faudra qu'ils cèdent. D'autre part, les contacts qu'on
peut avoir avec des gens comme Pronteau, qui navigue un
peu, nous confortent dans cette idée. C'est à ce moment là
que pour ma part je vais souvent en URSS, pratiquement tous
les ans à partir de 60 ; par conséquent je vois le chemin qui a
été parcouru entre l'année où j'y suis allé pour la première
fois, en 34, et les années où je me trouve là, entre 60 et 70.
C'est un autre pays, il n'y a plus de révolutionnaires, les gens
qui sont là ne sont plus des types qui brûlent d'un feu,
comme ça, interne, mais des mecs qui cirent les bottes de
leurs supérieurs, qui acceptent de prendre des coups de
pieds dans le cul, qui sont des fonctionnaires, c'est terrifiant!
Les rapports hiérarchiques sont extrêmement durs, la façon
dont on traite les inférieurs, le chauvinisme des différents
groupes ethniques, tout cela est moche comme tout; ils sont
dans la merde jusqu'au cou et on ne voit pas comment ils
peuvent s'en sortir. Il n'y a pas une famille où tu ailles sans
que tu ne rencontres quelqu'un qui a été envoyé vingt-cinq
ans aux camps parce qu'il était un peu en retard au bureau,
parce qu'il a envoyé une carte à un copain en faisant une
blague, ou n'importe quoi. Donc, quand Khroutchev est viré,
je me dis que c'est foutu, ça ne bougera pas, ça ne peut pas
bouger. Ma conviction est que ça ne peut pas bouger, qu'il

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L'apprentissage d'un intellectuel

n'y a aucune force susceptible de faire bouger cette espèce


de société à l'ère glaciaire. Et alors le Parti français, j'y reste
quelque temps, d'abord par solidarité avec les copains que la
Direction entend isoler, ensuite et surtout pour les contrer
autant que je peux.

Notes
1. Bay et a été plus tard enseignant de sociologie à la Sorbonne.
2. Lettre de Marcel Mauss au Ministère de la Guerre pour deman¬
der que les élèves-officiers Vernant ne soient pas barrés à cause de leurs
opinions. Voir M. Fournier, Marcel Mauss, Paris, Fayard, 1994, p. 727, n. 1.
3-Éléna Cassin, assyriologue.
4. Lida Vernant, enseignante, traductrice de littérature russe ; a tra¬
duit avec Bottigelli les Cahiers Philosophiques de Lénine, Paris, Éditions
Sociales.
5. Jean-Pierre Vernant avait songé ensuite, avant d'être aiguillé par
Louis Gernet, à une étude sur le travail, chez Platon, ou à une autre, sur
l'abstraction dans la pensée religieuse grecque.
6. Jules Monnerot est mort depuis la date de l'entretien.
7. Il existe maintenant en édition de poche.
8. Jean-Pierre Vernant, Passé et présent. Contributions à une psy¬
chologie historique, réunies par Ricardo Di Donato, Roma, Ed. Storia e Let-
teratura, 1995.
9-Hentgès était membre du cabinet de Thorez quand celui-ci a
été Ministre d'État.

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