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CAIRN.

INFO : Matières à réflexion

Numéro 2005/3 (n° 185)

Éthique des affaires : théories et réalité

David Rodin

Dans Revue internationale des sciences sociales 2005/3 (n° 185), pages 609 à 620

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Article

L’éthique des affaires est coincée entre deux théories de la responsabilité de l’entreprise qui sont
concurrentes et tout aussi erronées. D’une part, selon le modèle de la valeur pour les actionnaires,
défendu par le Prix Nobel d’économie Milton Friedman, l’entreprise n’a de réelles obligations morales
qu’envers ses seuls actionnaires. D’autre part, selon la théorie normative des partenaires, l’entreprise a
l’obligation morale de veiller aux intérêts d’un éventail de communautés, au nombre desquelles les
actionnaires ne sont qu’un groupe parmi d’autres. Or, et c’est la position que nous défendons dans le
présent article, si elle prétend donner une définition viable de la responsabilité morale des entreprises,
l’éthique des affaires doit se dégager de ces deux approches théoriques qui font autorité pour adopter
une nouvelle approche fondée, elle, sur une conception plus concrète de l’entreprise. En conclusion de
cet article, nous présentons l’ébauche de ce que pourrait être une telle approche. Ce point de vue n’est
pas sans conséquences pour l’influente théorie de Michael Porter sur la stratégie concurrentielle.

La théorie des partenaires (stakeholders) fait aujourd’hui autorité dans les milieux de l’éthique des
affaires. Reprise en leitmotiv dans les débats universitaires, elle a été explicitement adoptée par un
certain nombre de grandes organisations patronales dont, au Royaume-Uni, la Business Round Table. Le
présent article s’interroge sur l’image de l’entreprise qui ressort de la théorie des partenaires : tout
d’abord, cette théorie ne parvient pas à poser les fondements théoriques qui seraient nécessaires pour
comprendre les obligations morales de l’entreprise ; elle va même à l’encontre de cette notion. On peut
affirmer sans détours que si la théorie des partenaires de l’entreprise était correcte, il n’y aurait pas de
responsabilité sociale de l’entreprise.

Plus étonnant encore, l’erreur structurelle sur laquelle repose la théorie des partenaires se retrouve
dans la théorie concurrente – la théorie de la valeur pour les actionnaires soutenue par Milton Friedman
– ainsi que dans un vaste courant de la théorie de la stratégie de la concurrence. Il convient donc
d’ébaucher une nouvelle approche qui reconnaisse la complexité intrinsèque de la structure des
entreprises modernes. En voici brièvement les grands axes.
Nous supposons dans la suite de cet article que notre intérêt dépasse ce que l’on pourrait appeler «
l’éthique dans les affaires » et que nous formons l’ambitieux projet de définir la responsabilité morale
des entreprises (ou responsabilité sociale des entreprises, dans la littérature spécialisée). En d’autres
termes, notre propos n’est pas simplement d’expliquer le fait que des particuliers puissent être soumis à
des obligations morales lorsqu’ils agissent dans un contexte commercial mais aussi celui que les
entreprises elles-mêmes peuvent avoir des obligations morales, ces obligations constituant à leur tour le
fondement des obligations qui incombent à certaines personnes telles que dirigeants, salariés ou
membres de conseils d’administration. La notion de responsabilité morale des entreprises est un
élément fondamental pour la compréhension pré-théorique de l’éthique des affaires. On dit souvent,
par exemple, que le fait qu’une entreprise devrait, ou ne devrait pas, faire telle ou telle chose est la
raison pour laquelle un dirigeant devrait adopter tel ou tel comportement. Afin de justifier la notion de
responsabilité des entreprises, par opposition à l’éthique des affaires, deux conditions préalables
doivent être réunies. En premier lieu, il doit être possible de décrire les entreprises comme des « agents
intentionnels » : les entreprises doivent être envisagées comme des entités capables de penser, de
vouloir et d’agir. En second lieu, récompense et sanction doivent être des réalités pour l’entreprise ; en
effet, savoir mesurer récompense et sanction est une fonction centrale dans le concept de
responsabilité. Pour qu’il en soit ainsi, les entreprises doivent avoir des intérêts réels et être capables
d’agir « intentionnellement ». Nous y reviendrons.

La théorie normative des parties prenantes

Les théories qui donnent un poids moral aux partenaires ne relèvent pas toutes de ce que j’appellerai la
« théorie normative des partenaires » de l’entreprise (en bref, « théorie des partenaires »). Toute
théorie qui pose que les dirigeants ou les entreprises sont soumis à des obligations morales doit définir
les groupes ou les individus envers lesquels s’exercent ces obligations. On pense immédiatement aux
groupes qu’il est convenu d’appeler les « partenaires » (propriétaires, dirigeants, salariés, fournisseurs,
clients et communautés locales). Il est raisonnable de penser que si une entreprise a des obligations
morales, c’est d’abord et avant tout envers ses partenaires. Selon cette interprétation, la notion de
partenaire est simplement un outil commode pour désigner envers qui s’exercent les obligations
morales dans un contexte économique, mais elle ne nous dit rien de la nature, du fondement ou de la
portée de ces obligations.

Cela ne nous avance guère. En revanche, la théorie des partenaires est beaucoup plus catégorique sur la
fonction et les objectifs de l’entreprise elle-même. Je me rapporte ici à la théorie des partenaires
proposée par Ed Freeman et William Evan, auteurs influents qui furent parmi les premiers à la formuler.
Selon Freeman et Evan, ce qui caractérise la théorie des partenaires, c’est qu’elle affirme que
l’entreprise devrait être gérée au profit de ses partenaires et que l’objectif même de l’entreprise est de
servir d’instance permettant de concilier les intérêts des partenaires (Evan & Freeman, 1996, p. 262).
Cette affirmation est beaucoup plus audacieuse que la précédente car elle est cohérente avec la thèse
selon laquelle l’objectif fondamental de l’entreprise est de servir les intérêts d’un groupe particulier, les
actionnaires par exemple, sous réserve peut-être de se plier aux contraintes imposées par les
obligations juridiques et morales de l’entreprise envers les autres partenaires (par exemple, l’obligation
de ne pas enfreindre leurs droits, humains et autres). La théorie des partenaires va cependant beaucoup
plus loin en ce qu’elle prive les actionnaires de leur statut privilégié au sein de l’entreprise. Les
actionnaires ne sont que des partenaires parmi d’autres. Selon cette théorie, le chef d’entreprise a pour
tâche de « maximiser » ou de « concilier » les intérêts des groupes qui constituent les partenaires.

Freeman définit les partenaires de la façon suivante : Un partenaire au sein d’une organisation est (par
définition) tout groupe ou individu qui peut affecter ou être affecté par la réalisation des objectifs de
l’organisation [1] (Freeman, 1984, p. 46). Dans un article antérieur, Freeman et Reed vont jusqu’à
distinguer deux définitions de « partenaire ». Au sens « étroit » les partenaires comprennent seulement
les groupes qui jouent un rôle vital pour la survie et la réussite de l’entreprise : les fournisseurs, les
clients, les salariés, les actionnaires, la communauté locale, les dirigeants et sans doute aussi les
pouvoirs publics. Au sens « large », les partenaires désignent tout groupe ou individu qui peut affecter
l’entreprise ou être affecté par elle (Evan & Freeman, 1996, p. 259). Cette définition élargit
considérablement la notion de « partenaire » ; on peut s’étonner qu’elle comprenne des entités telles
que les concurrents, l’environnement et les générations futures. Il faudrait commencer à se poser des
questions : peut-on admettre que l’entreprise soit en partie gérée dans l’intérêt de ses concurrents,
notamment dans un contexte où la collusion, les cartels et l’entente sur les prix sont juridiquement et
moralement condamnés ? Nous reviendrons plus loin sur ce thème qui revêt une grande importance.

Selon que l’on considère l’une ou l’autre de ces deux définitions, au sens étroit ou au sens large, il
conviendra d’emprunter un cheminement différent pour justifier l’argument selon lequel les intérêts des
partenaires doivent être pris en considération dans la gestion de l’entreprise. Au sens étroit, tous les
partenaires contribuent de façon importante à la réussite de l’entreprise. Par conséquent, on peut
affirmer que l’entreprise a des obligations envers eux à titre de réciprocité et de gratitude. Au sens large,
les partenaires sont essentiellement des entités sur lesquelles les activités de l’entreprise peuvent avoir
des conséquences négatives ou positives. Les obligations résultant de la théorie des partenaires sont
donc fondées soit sur les effets d’une maximisation du bien-être général, soit sur les droits de certains
groupes à ne pas être lésés d’une façon ou d’une autre.

En réalité, Evan et Freeman ont recours à un autre argument qui se veut d’inspiration kantienne mais
qui se rattache directement à la gouvernance de l’entreprise : « Toute personne a le droit d’être
considérée, non comme un moyen pour atteindre un objectif de l’entreprise, mais comme une fin en soi.
Si l’entreprise moderne persiste à considérer les personnes comme des moyens au service d’une fin, ces
personnes doivent au minimum participer (ou choisir de ne pas participer) aux décisions à cet effet »
(Evan & Freeman, 1996, p. 258). Mon propos n’est pas d’analyser en détail cet argument et son
inspiration soi-disant kantienne, mais plutôt d’examiner la théorie des partenaires en général, qui est
l’hypothèse de base pour tous les aspects de la question.

Objections pratiques

Dès que l’on aborde la théorie des partenaires de l’entreprise des questions d’ordre pratique se posent.
Ainsi, le statut moral des chefs d’entreprise est à la fois exceptionnel et quelque peu contestable dans la
mesure où ils sont eux-mêmes partenaires – ils font partie des groupes dont les intérêts doivent être
pris en considération – tout en ayant la responsabilité de concilier les intérêts de tous. Ils se retrouvent
donc dans une position de conflit d’intérêts. Ils devraient donc être soumis à des mécanismes de
responsabilité et de contrôle si draconiens et si étendus qu’on pourrait estimer à juste titre, comme
nous le verrons plus loin, qu’ils sont discutables d’un point de vue moral.

Elaine Sternberg soulève une autre objection pratique. Elle affirme que le fait d’imposer une
responsabilité très étendue a pour effet concret d’atténuer considérablement cette même
responsabilité : « Une entreprise responsable devant tous n’est en réalité responsable devant
personne : une responsabilité diffuse n’a pas d’existence réelle. » (Sternberg, 2000, p. 51.) Elle ajoute,
sur un ton sardonique non dépourvu de bon sens, que « parmi les plus ardents défenseurs de la théorie
des partenaires on retrouve justement ceux qui ont le plus à gagner d’une responsabilité diffuse : les
chefs d’entreprise. En remplaçant un modèle mesurable de performance financière par la notion très
floue de “conciliation des intérêts”, la théorie des partenaires dégage les chefs d’entreprise de toute
responsabilité et les laisse libres de servir leurs propres intérêts » (Sternberg, 2000, p. 51-52).

Evan et Freeman reconnaissent que « dans l’entreprise d’aujourd’hui, la gestion s’apparente au


jugement de Salomon » (Evan & Freeman, 1996, p. 262). Ils semblent toutefois penser que les chefs
d’entreprise actuels sont parfaitement capables de s’acquitter de cette tâche.

Le « je » transcendantal de l’acquisition

Ces objections pratiques sont importantes mais, comme je tiens à le démontrer, il y a plus grave dans la
mesure où la conception de l’entreprise défendue par la théorie des partenaires pose problème –
signalons d’ailleurs que cette conception erronée est commune à la théorie de l’entreprise fondée sur la
valeur pour les actionnaires telle que l’a élaborée Friedman. En fin de compte, la théorie de la valeur
pour les actionnaires et la théorie des partenaires rendent incohérente la notion même de
responsabilité sociale de l’entreprise parce qu’elles défendent toutes deux une conception de
l’entreprise totalement vidée de sa substance.
Comment est-ce possible ? Comment en particulier est-il possible que la théorie des partenaires, qui
prétend poser les fondements théoriques de la responsabilité sociale de l’entreprise, fasse de la
responsabilité sociale de l’entreprise une notion incohérente, voire impossible ?

Pour comprendre comment nous en sommes arrivés là, commençons par examiner la façon dont la
théorie des partenaires envisage la relation entre partenaires et l’entreprise. Penchons-nous sur la
représentation graphique de l’entreprise selon le modèle des partenaires établi par Evan et Freeman
(figure 1).

Figure 1

Le modèle de l’entreprise selon la théorie des partenaires établi par Evan et Freeman

Figure 1

Source : Evan & Freeman, 1996, p. 259.

L’entreprise, au centre, est entourée de ses groupes de partenaires les plus proches (définition étroite),
représentés à l’extrémité de rayons qui figurent des enjeux moraux réciproques : propriétaires,
direction, communauté locale, clients, employés et fournisseurs. On peut chicaner sur les détails de ce
graphique et se demander par exemple où sont les créanciers (peut-être sont-ils rangés au nombre des
fournisseurs) ? Pour chacune des relations représentées ici, les enjeux moraux sont-ils vraiment
réciproques ? Est-il vraiment souhaitable, par exemple, de dire que les consommateurs ont l’obligation
morale de veiller aux intérêts des entreprises dont ils achètent les produits ?

La perplexité est à son comble quand on se demande ce que peut bien contenir la case placée au milieu
du diagramme pour figurer l’entreprise. Son contenu n’a certainement rien à voir avec les entreprises
que nous connaissons dans le monde réel : il s’agit d’une entité distincte des employés, des dirigeants et
des propriétaires. En fait, cette case marquée « entreprise » est, bien entendu, vide ; comme Evan et
Freeman l’indiquent on ne peut plus clairement, l’entreprise n’est qu’une « entité abstraite », une «
fiction » (Evan & Freeman, 1996, p. 261).

Cette conception abstraite de l’entreprise n’est pas sans rappeler la conception kantienne du moi
transcendantal ou moi nouménal énoncée dans la Critique de la raison pure (Kant, 1787). Kant pensait
qu’il est nécessaire de poser l’existence d’un sujet de l’expérience totalement abstrait pour expliquer
comment les perceptions et les pensées d’un être humain s’unifient pour former les expériences d’un
sujet unique ; en d’autres termes, comment se peut-il que toutes mes pensées et mes expériences
soient unifiées pour être miennes. Kant a appelé ce sujet abstrait le « “je” transcendantal de
l’aperception ». Cet être transcendantal est purement formel ou abstrait et donc vide ; il ne peut en
aucun cas être touché par l’expérience parce qu’il est lui-même le sujet de toute expérience.

Je n’irai pas jusqu’à prétendre que la notion d’entreprise joue un rôle conceptuel semblable dans la
théorie des partenaires mais il me semble que l’image de l’entreprise comme point de départ de la
théorie des partenaires est tout aussi formelle, abstraite et vide. On ne peut l’assimiler ni aux intérêts ni
à la personne des employés ou des dirigeants car, juridiquement parlant, l’entreprise est l’employeur.
Elle ne peut être assimilée aux actionnaires parce que l’entreprise est ce qu’ils possèdent. On pourrait,
avec une pointe d’ironie, appeler cette notion abstraite de l’entreprise le « je transcendantal de
l’acquisition ».

Bien entendu, la théorie des partenaires n’a pas pour vocation de s’arrêter à l’image abstraite d’une
entreprise envisagée comme une entité vide et purement formelle mais plutôt d’étendre la portée
morale de l’entreprise à tous les intérêts des partenaires. Il est essentiel de comprendre, toutefois,
pourquoi cette conception vide et formelle de l’entreprise est prise comme point de départ de la
théorie. En refusant d’assimiler l’entreprise aux intérêts d’un groupe spécifique de partenaires (les
propriétaires ou les dirigeants, par exemple), la conception abstraite de l’entreprise renvoie l’image
d’une entité située à égale distance, d’un point de vue moral, de tous les partenaires, exactement
comme sur le graphique élaboré par Evan et Freeman. De là, en empruntant tel ou tel argument moral
(dans le cas d’Evan et de Freeman, il s’agit d’un argument vaguement kantien), on peut parvenir à la
conclusion que le but de l’entreprise est d’être une instance chargée de promouvoir et d’équilibrer les
intérêts de tous les partenaires.

Or, ainsi formulée, la théorie des partenaires nie la possibilité même de responsabilité des entreprises.
Comme je l’ai dit plus haut, toute justification viable du concept de responsabilité de l’entreprise
suppose que deux conditions soient réunies. En premier lieu, il faut pouvoir expliquer comment
l’entreprise peut être un « agent intentionnel ». En second lieu, il faut que l’entreprise ait la capacité
d’être tenue responsable de ses actes et d’être sanctionnée, ce qui suppose au minimum que
l’entreprise ait des intérêts réels. Selon la conception abstraite de l’entreprise, toutefois, aucune de ces
conditions n’est satisfaite.

L’entreprise, telle que la conçoit la théorie des partenaires, ne peut pas être un agent intentionnel parce
que, tout simplement, elle n’a pas capacité pour agir. Selon la théorie des partenaires, l’entreprise elle-
même n’est qu’une « instance des interactions entre partenaires » et « une instance permettant de
concilier les intérêts des partenaires » (Evan & Freeman, 1996, p. 262). En tant que telle, l’entreprise n’a
pas capacité pour penser, vouloir ou agir, ces trois caractéristiques étant les éléments nécessaires de
l’action morale. La théorie des partenaires ne permet pas plus d’évoquer la responsabilité morale d’une
entreprise particulière, comme Shell ou McDonalds, que de parler de la responsabilité morale d’un
système politique particulier, comme la démocratie à l’anglaise. Dans l’un et l’autre cas, il s’agit d’un
ensemble de mécanismes formels destinés à résoudre les conflits d’intérêts et à concilier des intérêts
opposés. En tant que tels, on ne saurait leur imputer de responsabilités morales.

De même, toujours selon ce modèle théorique, on ne peut pas dire de l’entreprise qu’elle a des intérêts.
Lorsque Evan et Freeman décrivent les changements structurels qui seraient nécessaires pour que la
pratique des entreprises devienne conforme à la théorie des partenaires, ils évoquent l’élection d’un
membre spécial au conseil d’administration, « l’administrateur métaphysique », chargé de représenter
les intérêts de l’entreprise elle-même, par opposition aux divers groupes de partenaires associés à
l’entreprise. On est en pleine fiction. Si on l’abstrait des intérêts des propriétaires, des dirigeants, des
employés et des clients, l’entreprise n’a plus d’intérêts. Ainsi, quand on dit par exemple que l’entreprise
a intérêt à accroître ses ventes ou à conquérir de nouveaux marchés, c’est tout simplement parce que
les actionnaires ont intérêt à voir augmenter les profits, considérés comme étant extérieurs à
l’entreprise. L’entreprise ayant un statut purement abstrait, on ne peut lui prêter aucun intérêt, pas
même celui de sa survie. Or, à moins d’avoir des intérêts, un agent ne peut se voir infliger de sanction.
La théorie des partenaires ne nous permet pas d’imputer des responsabilités morales à l’entreprise ; de
même, selon cette même théorie, l’idée de sanctionner l’entreprise ou de la tenir pour responsable de
ses actions n’a pas de sens.

Il est clair que la théorie des partenaires ne peut servir de fondement à une approche de la
responsabilité morale de l’entreprise si l’on cherche à montrer comment une entreprise peut avoir des
obligations morales. Voilà qui est surprenant et quelque peu déroutant, d’autant que la plupart des
chercheurs supposent que c’est là l’objet de la théorie des partenaires.

Est-ce si important ? Selon la théorie des partenaires, l’obligation de servir les intérêts des partenaires
n’incombe pas aux entreprises, mais plutôt aux dirigeants. Ce sont en effet les chefs d’entreprise qui
contrôlent les ressources financières de l’entreprise, ce sont eux qui doivent veiller à maximiser les
intérêts de tous les partenaires lorsque cela est possible et à les concilier dans le cas contraire. Après
tout, peu importe sans doute que la responsabilité de l’entreprise passe au second plan tant que le
concept de la responsabilité des dirigeants reste solidement établi. Selon cette interprétation, la théorie
des partenaires remplace donc le concept de responsabilité de l’entreprise par celui de responsabilité
des dirigeants. Quel mal y a-t-il à cela ?
Outre le fait que cette interprétation va à l’encontre de notre approche intuitive de l’éthique des affaires
(qui, je l’ai indiqué plus haut, est axée sur le concept de responsabilité morale de l’entreprise),
l’objection la plus forte vient de Milton Friedman lui-même. Cette approche théorique, selon lui,
introduit dans la sphère économique privée un élément de politisation aussi dangereux qu’inopportun
(Friedman, 1993, p. 251 et suiv.). Pour que les dirigeants assument l’écrasante responsabilité
d’administrer les intérêts des innombrables groupes de partenaires que leur impose la théorie des
partenaires, ils doivent être dûment mandatés pour ce faire. Evan et Freeman supposent à juste titre
que pour ce faire il est indispensable de procéder à une réforme démocratique en profondeur de la
gouvernance des entreprises. Ils imaginent donc de transférer le pouvoir au sein de l’entreprise à un «
conseil d’administration des partenaires » composé des représentants de cinq groupes de partenaires et
d’un délégué de l’entreprise elle-même, « l’administrateur méta-physique ». Chacun des membres du
conseil d’administration doit être élu par une « assemblée des partenaires » dotée d’une charte et d’un
règlement (Evan & Freeman, 1996, p. 264).

L’argument de Friedman (quelque peu généralisé) revient à dire qu’en faisant de l’entreprise une
instance où se déroulent des processus essentiellement politiques, la théorie des partenaires rejette
complètement la notion de société commerciale envisagée comme entreprise privée, soit la poursuite
d’intérêts privés par des moyens privés. Selon une telle interprétation, toutes les entreprises privées
deviennent des entreprises publiques : la notion de sphère distincte de l’activité entrepreneuriale privée
s’estompe, ainsi que le concept de responsabilité morale de l’entreprise. C’est pour Friedman une vision
de cauchemar dans laquelle toute la vie commerciale, et par extension toute la vie privée, sont
englobées dans la sphère du politique [2]. Il en découle que la théorie des partenaires nie la possibilité
même d’une éthique de l’entreprise, au sens où elle ne nous permet ni d’attribuer à l’entreprise une
capacité pour agir ni de lui prêter des intérêts. Plus fondamentalement, elle nie la légitimité de la sphère
de l’entreprise privée.

Théorie de la valeur pour les actionnaires

Qu’en est-il de la solution qui a les faveurs de Milton Friedman, à savoir la théorie de la valeur pour les
actionnaires ? Quelle est la conception de l’entreprise dans cette autre option ? Friedman lui-même
n’est pas vraiment explicite sur ce point. Mais la façon la plus naturelle d’interpréter sa thèse est de
considérer qu’elle est basée sur la conception classique de l’entreprise tirée de la théorie juridique, à
savoir l’élément central des contrats juridiques passés entre les propriétaires des facteurs de production
et les clients. Selon cette conception, l’entreprise est également une entité abstraite et fictive, mais
caractérisée par des relations juridiques complexes entre des personnes. Cette conception correspond à
l’idée de Friedman selon laquelle « seules des personnes peuvent avoir des responsabilités » (Friedman,
1993, p. 249) et à son insistance sur le fait que les responsabilités morales dans les affaires se limite à
celles définies par la relation entre les actionnaires et la direction.
Si tel est bien le cas, il semblerait que la théorie des partenaires et la théorie de la valeur pour les
actionnaires soient parallèles dans leurs structures. Les deux théories partent d’une conception
abstraite et formelle de l’entreprise et affirment ensuite, sur des bases indépendantes, que la direction a
l’obligation de gérer l’entreprise exclusivement au profit d’un ensemble particulier d’intérêts : les
intérêts des actionnaires pour le tenant de la valeur pour les actionnaires, les intérêts collectifs et
encadrés sur le plan politique des partenaires, pour le partisan de la théorie des partenaires. Mais ces
deux points de vue rendent également incohérente l’idée d’une responsabilité sociale de l’entreprise.

En ce qui concerne la théorie de la valeur pour les actionnaires, l’entreprise est une entité formelle qui
ne peut avoir d’obligations morales vis-à-vis de partenaires qui ne seraient pas aussi des actionnaires
étant donné la relation privilégiée entre dirigeants et propriétaires. Pour la théorie des partenaires,
l’entreprise est une entité formelle qui ne peut avoir d’obligations morales car elle n’est qu’une instance
politique servant à équilibrer et répartir les intérêts de ses membres.

Mais ces deux théories sont au fond invraisemblables. Elles omettent l’une comme l’autre de prendre en
compte l’intuition selon laquelle nous pouvons parfaitement parler de la responsabilité morale des
entreprises, et pas seulement de leurs dirigeants, et si nous pouvons le faire, c’est parce que les
entreprises ne sont pas des entités juridiques totalement abstraites, mais des entités commerciales et
sociales concrètes qui sont gérées au profit d’un ensemble précis d’intérêts par des groupes précis grâce
à des structures décisionnelles précises. Si nous voulons rendre compte de manière correcte de la
responsabilité morale de l’entreprise, nous devons partir d’une conception de l’entreprise qui soit
concrète plutôt qu’abstraite. Une prise en compte réaliste de la responsabilité morale de l’entreprise ne
peut découler que de la reconnaissance, de la description et de l’analyse de ces intérêts et relations bien
précis.

La conception abstraite de l’entreprise dans la stratégie concurrentielle

Avant d’étudier comment cet objectif peut être atteint, j’aimerais envisager cette question sous un angle
différent, en examinant comment fonctionne la conception abstraite de l’entreprise dans la théorie de la
stratégie concurrentielle.

L’ouvrage de Michael Porter, Competitive Strategy (Choix stratégiques et concurrence) est l’un des
textes fondateurs de la théorie de la stratégie concurrentielle. C’est un cadre extrêmement perspicace
et révélateur pour l’analyse de la structure concurrentielle des entreprises (Porter, 1980). Les gains
financiers qu’une entreprise donnée peut obtenir à long terme dans une branche d’activité donnée sont
déterminés, selon lui, par le jeu de cinq « forces concurrentielles » à savoir : la rivalité entre les
entreprises existantes dans une branche industrielle, le pouvoir de négociation des fournisseurs et des
clients, la menace de nouveaux intervenants sur un marché et la menace de produits et services de
remplacement (Porter, 1980, p. 4 s.).

Le cadre de Porter s’applique à l’analyse des secteurs industriels dans leur ensemble, mais il est
également applicable aux entreprises. Celles-ci sont des entités concurrentielles et les profits qu’elles
sont en mesure de dégager dépendent de la force ou de la faiblesse des entités concurrentes avec
lesquelles elles sont en contact et en compétition. L’intuition de Porter a consisté à reconnaître que les
entités qui constituent l’environnement concurrentiel d’une entreprise ne sont pas seulement les
concurrents industriels connus, mais aussi les nouveaux intervenants possibles sur le marché, les
producteurs de produits de remplacement, les acheteurs (c’est-à-dire les clients) et les fournisseurs.

Cette observation est importante pour la théorie normative des partenaires. Nous avons noté plus haut
que l’idée selon laquelle les concurrents devraient être considérés comme des partenaires, dont les
intérêts représentent des créances morales pour l’entreprise, fait véritablement problème pour la
théorie des partenaires. Il y a d’autres mots pour qualifier la gestion d’une entreprise avec la
coopération des concurrents et en tenant compte de leurs intérêts. On parle de collusion, de cartel et
d’entente sur les prix, et il s’agit d’infractions pénales dans la plupart des juridictions. Cela souligne le
rôle particulier que joue la concurrence dans l’éthique des affaires. La concurrence n’est pas simplement
une activité discrétionnaire pour les entreprises. Les entreprises sont moralement obligées d’entrer en
concurrence et il leur est moralement interdit de s’entendre avec leurs concurrents afin d’optimiser des
profits partagés. Cette obligation résulte des bénéfices sociaux de la concurrence entre les entreprises et
des effets extrêmement négatifs constatés en l’absence de concurrence.

Bien sûr, cela ne veut pas dire que les entreprises n’ont aucune obligation morale vis-à-vis de leurs
concurrents. Les concurrents doivent respecter tout un ensemble d’interdits qui constituent et précisent
les termes d’une concurrence loyale. Mais ils ne sont pas tenus d’optimiser ou d’équilibrer les intérêts
des uns et des autres sur le modèle de la théorie normative des partenaires. En généralisant ce point, on
pourrait dire que les limites morales des obligations vis-à-vis des partenaires sont atteintes lorsque l’on
traite avec des concurrents : les concurrents ne doivent absolument pas être traités en partenaires au
sens de la théorie normative des partenaires.

Mais comme le montre l’analyse de Porter, l’ensemble des entités avec lesquelles une entreprise est en
concurrence est nettement plus large que la gamme manifeste des concurrents dans la branche
considérée. Cette gamme comprend, par exemple, les fournisseurs et les clients. Les entreprises sont en
concurrence avec les fournisseurs en utilisant leur pouvoir d’achat pour négocier les prix à la baisse et
elles entrent en concurrence avec les clients notamment en créant des marques et en imposant des frais
de changement de fournisseur qui leur permettent d’optimiser les prix ou de réduire la qualité des
produits. Selon la théorie normative des partenaires, aussi bien les fournisseurs que les clients sont
considérés comme des groupes de partenaires « proches », c’est-à-dire au profit desquels l’entreprise
est censée être gérée en partie. Mais s’il est vrai qu’une entreprise a l’obligation morale d’entrer en
compétition et de ne pas s’entendre avec ses concurrents, il faut que les limites de ses obligations vis-à-
vis de ses clients et fournisseurs en tant que partenaires soient circonscrites avec soin.

Cela ressemble fort à un début de contestation de nombreuses formes d’obligations couramment


attribuées à l’entreprise. Mais je veux orienter la discussion dans une autre direction. Posons la question
dans l’autre sens. Au lieu de s’interroger sur la nature et l’importance des concurrents de l’entreprise
(quels sont les vrais concurrents de l’entreprise ?), nous pourrions nous demander quelle est la nature et
l’importance de l’entreprise concurrente elle-même (quelle est exactement l’entité qui entre en
concurrence, celle qui est au centre des cinq forces selon Porter ?). Pour reformuler cette question, quel
est l’objet de la concurrence ?

Les clients et les fournisseurs sont extérieurs à l’entreprise considérée ici comme un objet de
concurrence. Ils sont extérieurs précisément parce qu’ils participent à la concurrence avec l’entreprise.
Mais faisons un pas de plus : qui sont les fournisseurs de l’entreprise ? Manifestement, il s’agit entre
autres de prestataires extérieurs qui fournissent des matières premières et des produits de
consommation à l’entreprise. Mais il y a aussi les nombreux groupes qui sont dans l’ensemble
considérés comme internes à l’entreprise. Par exemple, les employés sont des fournisseurs de main-
d’œuvre à l’entreprise et ils sont en concurrence avec celle-ci par l’intermédiaire des négociations
salariales. La direction est simplement un sous-groupe d’employés et donc elle peut aussi être
considérée comme extérieure à l’entreprise considérée comme l’objet de la concurrence. Qu’en est-il
des actionnaires et des créditeurs ? Ce sont des fournisseurs de capitaux à l’entreprise, ils sont donc
également en concurrence avec celle-ci puisqu’ils s’efforcent d’obtenir d’elle un rendement maximum
(s’agissant respectivement des intérêts à percevoir et des participations) pour leurs investissements.

La difficulté saute aux yeux. C’est la récurrence du concept abstrait d’entreprise, le « je » transcendantal
de l’acquisition. En essayant de comprendre la nature de l’entreprise en tant qu’objet de concurrence,
nous sommes arrivés à une notion vide purement formelle – un centre théorique de concurrence qui est
distinct de la main-d’œuvre, de la direction ou du capital.

Mais cette conclusion fausse complètement la nature de la question que nous avons posée au départ.
L’entreprise, conçue de manière abstraite selon cette méthode, ne pourrait pas être l’objet de la
concurrence dans le monde réel, pour la simple raison qu’elle ne peut entrer en concurrence. Elle n’a ni
la force de travail avec laquelle produire des biens et services, ni le personnel dirigeant pour fixer des
politiques, ni les capitaux pour acheter usines et équipements.

Ce paradoxe a également une manifestation opérationnelle. On ressort des nombreux travaux sur la
stratégie de gestion qu’une source importante de l’avantage concurrentiel provient des capacités et des
dispositions de la direction et du personnel. Si les membres de la direction et du personnel sont
considérés (et se considèrent eux-mêmes) comme faisant partie de la concurrence extérieure à
l’entreprise, c’est-à-dire comme fournisseurs contractuels de main-d’œuvre et de gestion à une entité
qui est fondamentalement en position de concurrence vis-à-vis d’eux, il est improbable qu’ils travaillent
avec un maximum d’engagement et d’énergie. Les dirigeants et les travailleurs ne contribueront
efficacement aux objectifs de l’entreprise que s’ils se considèrent eux-mêmes, au moins en partie,
comme des éléments internes plutôt qu’externes à l’entreprise/organisation concurrentielle.

Cela implique que si l’entreprise veut participer efficacement à la concurrence, du simple point de vue
de l’efficacité de la motivation, sa sphère de concurrence ne peut être illimitée. Elle doit « internaliser »
en quelque sorte certains groupes qui sont considérés comme des concurrents externes selon l’analyse
de Porter. En pratique, cela signifie que les relations d’une entreprise vis-à-vis de ses employés sera
toujours ambivalente, combinant des éléments de concurrence (dans les négociations salariales par
exemple) et des éléments de coopération et d’intérêt mutuel. Une image similaire se dégagera pour
chacun des groupes de partenaires d’une entreprise, même si le mélange d’éléments de coopération et
de concurrence est très différent dans chaque cas. L’idée d’un objet illimité de concurrence est non
seulement une abstraction théorique – une entité formelle vide sur le plan logique – mais c’est aussi une
absurdité sur le plan commercial.

Vers une conception concrète de la responsabilité morale de l’entreprise

Cette observation peut nous aider à dégager une conception plus concrète de l’entreprise en tant que
sujet de responsabilité morale (et aussi d’efficacité stratégique). La théorie des partenaires nous donne
de l’entreprise l’image d’une instance pour la coopération entre tous les groupes de partenaires. La
théorie de la valeur pour les actionnaires, d’autre part, considère que l’entreprise représente
exclusivement les intérêts des actionnaires et qu’elle est dans une position de concurrence
fondamentale vis-à-vis de tous les autres groupes. J’ai déjà fait valoir que ces deux théories sont
inadéquates. Les deux points de vue sont une distorsion de la réalité des relations commerciales et
morales. Les relations d’une entreprise avec ses partenaires n’entraînent ni l’obligation exclusive
d’équilibrer et d’optimiser leurs intérêts (le tableau coopératif), ni l’obligation exclusive d’entrer en
compétition avec ces partenaires – c’est un mélange complexe des deux. Imaginons que des relations
purement concurrentielles et des relations purement coopératives existent aux deux extrêmes d’un
phénomène continu, il est alors possible de représenter la gamme classique des relations avec les
partenaires sur un diagramme (figure 2).

Figure 2

Figure 2

Il est important de constater que la situation d’une relation donnée de partenaires sur cet éventail peut
être déterminée à la fois par la stratégie concurrentielle et par des considérations éthiques et que, ceci
est révélateur, ces deux considérations coïncident souvent. Par exemple, il y a des raisons à la fois
commerciales et éthiques pour que les relations avec des concurrents de la même branche d’activité
soient régies par des principes de concurrence plutôt que de coopération. Comme nous l’avons vu, il y a
des raisons à la fois commerciales et éthiques qui font que les employés doivent être traités avec un
type d’attention et de sollicitude qui ne s’impose pas pour les concurrents de la branche considérée.

Plus important encore, cette représentation sous forme de diagramme nous permet d’ébaucher une
conception plus concrète et plus réaliste de l’entreprise en tant que sujet de responsabilité morale.
Comme je l’ai déjà souligné, pour qu’il y ait responsabilité morale de l’entreprise, il faut que nous ayons
une conception de l’entreprise qui lui permette d’agir moralement et intentionnellement, ce qui signifie
que l’entreprise a des intérêts réels et qu’elle est susceptible d’être récompensée ou sanctionnée.

Nous pouvons commencer à en prendre conscience si nous associons la responsabilité morale de


l’entreprise non à une entité abstraite, mais aux groupes et particuliers qui ont de fait le contrôle de
l’entreprise et dont l’entreprise représente et favorise de fait les intérêts. Le cercle en pointillés à droite
délimite le pourtour approximatif de fait de l’entreprise en identifiant les groupes qui ont le plus de
contrôle sur les actions et la politique de l’entreprise et dont les intérêts sont le plus directement servis
par l’entreprise. Il s’agit de la direction, des employés et (du fait de leur élection au conseil
d’administration) des actionnaires qui ont le plus de pouvoir pour orienter les activités de l’entreprise.
Ce sont les actionnaires qui, en tant que propriétaires de l’entreprise, sont les bénéficiaires essentiels
des activités de l’entreprise.

Si l’on définit l’entreprise selon cet ensemble concret d’agents et d’intérêts, et non comme une entité
abstraite, il est alors possible de remplir les deux conditions préalables de la responsabilité morale de
l’entreprise : capacité pour agir et intérêts susceptibles d’être pénalisés par une sanction.
Premièrement, il est possible de rendre compte de la façon dont les entreprises peuvent avoir des
intentions et une capacité d’action morale selon les éléments de la structure de décision interne de
l’entreprise de Peter French (cid) (French, 1984). Cette structure est composée de deux parties. La
première est un organigramme qui décrit la position, l’autorité et la responsabilité des dirigeants dans la
hiérarchie de l’entreprise. La deuxième partie est un ensemble de règles concernant les décisions
d’entreprise, par exemple les articles d’association, la politique de l’entreprise et les directives qui
précisent comment une décision peut ou doit être prise. Peter French voit dans l’organigramme la «
grammaire » de la prise de décision en entreprise tandis que les règles de reconnaissance en donnent la
logique. Ensemble, ils fournissent des critères pour décider ce qui est, et ce qui n’est pas, une décision
ou une action correcte de l’entreprise. Lorsqu’une entreprise suit une ligne de conduite ou formule une
politique conformément à la structure de décision interne de l’entreprise, on peut considérer qu’il s’agit
d’un acte intentionnel de l’entreprise dans son ensemble – acte pour lequel elle peut assumer une
responsabilité juridique et morale.

Deuxièmement, les entreprises peuvent avoir des intérêts, surtout parce qu’elles fonctionnent de fait
pour servir ceux de groupes spécifiques et de particuliers. Les actionnaires sont propriétaires de
l’entreprise et ils sont donc habilités, moralement et juridiquement, à bénéficier des excédents dégagés
par l’entreprise. L’entreprise sert aussi, de manière plus limitée, les intérêts des dirigeants et des
employés en leur fournissant des salaires, des avantages et un travail satisfaisant. Lorsque nous parlons
des intérêts d’une entreprise, nous faisons référence à l’intérêt sous-jacent de ceux qui ont de fait un
droit sur les produits de l’entreprise. Si une entreprise est sanctionnée par le versement d’une amende
ou de taxes, parce que ses activités sont restreintes ou lorsqu’elle est morcelée, on peut dire à juste titre
que les intérêts de l’entreprise sont lésés parce que sont lésés les intérêts de ceux qui ont en fait des
droits sur l’entreprise : les actionnaires, les dirigeants et les employés. Un des objectifs principaux de la
gouvernance de l’entreprise est donc de mettre en adéquation le contrôle de l’entreprise et l’intérêt
dans l’entreprise. Le principe fondamental est que ceux dont les intérêts sont servis par l’entreprise
doivent avoir le contrôle effectif de ses activités et devraient donc aussi subir les conséquences
pénalisantes de tout méfait de l’entreprise.

Cette présentation est très schématique et aurait besoin d’être considérablement développée. Mais cela
pourrait être une démarche plausible pour étudier un élément important de la responsabilité morale de
l’entreprise, à savoir ses obligations vis-à-vis de groupes extérieurs à l’entreprise tels que les partenaires
extérieurs. Ces obligations ne sont pas et ne peuvent pas être d’optimiser ces intérêts comme le prétend
la théorie des partenaires, ne serait-ce que du fait que ces groupes sont en grande partie des
concurrents de l’entreprise. Celle-ci a toutefois l’obligation de ne pas provoquer de torts injustifiés dans
la poursuite des intérêts qu’elle sert, et elle peut et doit être sanctionnée lorsqu’elle viole ces
obligations.
Mais les relations morales avec des groupes extérieurs à l’entreprise ne constituent qu’un des éléments
de l’éthique des affaires. De nombreuses questions renvoient à des conflits entre groupes qui sont
internes à l’entreprise telle qu’elle est définie ici, par exemple entre les dirigeants et les actionnaires,
entre les employés et les dirigeants, ou entre les différents groupes d’actionnaires. Dans ces cas, les
relations ne devraient pas être régies principalement par des forces concurrentes. Ces groupes sont
tous, dans une large mesure, internes à l’entreprise – ils contribuent à la contrôler et partagent ses
bénéfices. Différentes formes d’obligations et des mécanismes de règlement des conflits s’imposent
dans ces cas-là. Peut-être que l’image appropriée ici renvoie davantage à celle présentée dans la théorie
des partenaires, à savoir une instance politique servant à équilibrer et optimiser les intérêts.

Pour compliquer encore les choses, la ligne de partage théorique entre les groupes « internes » et «
externes » à l’entreprise est poreuse, variable et souvent imprécise. Comme l’indique le diagramme
donné plus haut, la concurrence et la coopération sont les deux extrêmes d’un phénomène continu. La
plupart des relations dans le monde des affaires comprennent un mélange complexe des deux. Ce
caractère des relations commerciales, toujours présent à un certain degré, a été considérablement
amplifié par plusieurs tendances actuelles. L’externalisation et la gestion de la chaîne des
approvisionnements, par exemple, brouillent la distinction entre fournisseurs internes et externes à
l’entreprise.

Si cette vision ambivalente des relations commerciales est correcte, un bilan complet de l’éthique des
affaires sera une tâche extrêmement ardue. Il faudra décrire et démêler le réseau complexe de relations
entre particuliers et groupes qui expliquent le comportement des entreprises et, dans un deuxième
temps, appliquer et équilibrer deux modèles très différents d’interaction normative et d’évaluation.

Il est clair que cette réalité complexe ne peut être réduite aux structures simples de la théorie des
partenaires ou de la théorie de la valeur pour les actionnaires. Les mécanismes non différenciés
associant politique et coopération proposés par la théorie des partenaires comme régissant les relations
entre tous les groupes de partenaires ne permet pas de reconnaître la primauté morale des droits des
actionnaires en tant que propriétaires de l’entreprise. D’autre part, la théorie de la valeur pour les
actionnaires est erronée car elle considère que les droits moraux des actionnaires, et les obligations des
dirigeants en tant qu’agents des actionnaires, constituent l’ensemble de l’éthique des affaires. Comme
je l’ai indiqué, la responsabilité morale de l’entreprise existe dans une large mesure parce que les
dirigeants administrent les entreprises pour promouvoir les intérêts des actionnaires. C’est seulement
parce qu’une entreprise est administrée par un groupe précis de personnes qu’elle peut avoir la capacité
d’agir. C’est uniquement parce qu’une entreprise sert un groupe précis d’intérêts qu’elle peut être
sanctionnée et récompensée.
Traduit de l’anglais

Notes

[1]

L’expression « réalisation des objectifs de l’organisation » est malencontreuse car elle suggère à tort que
les effets d’une activité qui ne contribue pas avec succès aux objectifs de l’organisation, ou qui est
extérieure à ces objectifs, sont exclus de la définition. Néanmoins, la base de cette définition est claire.

[2]

Evan et Freeman n’appliquent ce modèle qu’aux grandes entreprises, mais on ne sait pas trop pourquoi
il ne s’appliquerait pas à toutes les entreprises. Même les toutes petites entreprises, telles que les
entreprises unipersonnelles, peuvent affecter les droits et les intérêts des partenaires, et on ne voit pas
pourquoi elles ne seraient pas contrôlées par un conseil de partenaires.

Mis en ligne sur Cairn.info le 24/10/2007

https://doi.org/10.3917/riss.185.0609

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