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De l’effacement de soi à l’attachement au Sheikh

Si la découverte d’un monde spirituel en et par nous-même mais aussi dans et


par le monde matériel, illumine l’être qui en bénéficie, c’est que cette
découverte nous détache de l’illusoire, cette illusion n’est pas en soi l’irréalité
des choses en tant que telle mais l’irréalité de ce que nous pensons qu’elles sont
et parmi ces choses il y a nous-même au premier chef.
Si l’on envisage le cheminement comme la levée des voiles, on doit admettre
une dichotomie, un incommensurable faussé entre notre perception profane et
la vision de l’être illuminé qui goute selon les dires de Cheikh Abdel Aziz Almghari
à la « vraie vie ». Il faut bien comprendre qu’il ne s’agit pas de « vagues
impressions » ou de « sentiments » plus ou moins étranges mais d’une
perception des choses qui se révèlent pour ce qu’elles sont. Cette certitude est
alors plus tangible qu’une braise brulante que l’on tiendrait dans la paume de la
main. Le Maitre authentique ne vend pas du rêve !
Le cheminant devra donc incomparablement, davantage qu’un chercheur de
vérité profane et rationnelle, remettre en cause tout ce qu’il pensait savoir, cet
abondons est comparé à une mort parce la chose qu’on abandonne constitue
tout ce qu’on croit être, tout ce qu’on perçoit avec cette identité surimposée.
C’est pourquoi certains maîtres vont jusqu’à dénoncer le savoir religieux lui-
même, acquis avec le seul mental et l’égo qui lui est attaché, car il ne s’agit pas
tant de la chose qu’on apprend que du « je » qui croit apprendre mais qui
renforce une trompeuse confiance en soi.
Cette mort ou d’un autre point de vue la naissance qui s’en suit ne peut pas être
chose facile, a-t-on jamais vu un décès sans quelque forme d’agonie ou un
accouchement sans aucune douleur. Certes les maitres de notre époque sont
obligés de nous mettre sous morphine ou de nous faire accoucher sous
péridurale, il n’en demeure pas moins que l’initiation demande un sacrifice.
Si maintenant nous réfléchissons au monde moderne, on devra objectivement,
c’est-à-dire en s’en tenant aux simples faits, s’apercevoir qu’il est par son coté
totalisant et indépassable, une exceptionnalité sans précédent par rapport à
toutes les sociétés prémodernes dont la structure montre une formidable
homologie de principe comme l’ont montré, avec un langage approprié à
l’Occident et essentiellement depuis l’œuvre guénonienne, de nombreux
auteurs éminents.
De deux choses l’une, où le monde moderne a découvert la nature du réel et de
l’homme très tardivement dans l’histoire humaine et de manière très brutale, en
quelques siècles, ou bien au contraire nous vivons depuis les temps modernes,
c’est-à-dire depuis cette rupture avec l’homologie de structure communes aux
anciens, dans la plus grande des illusions.
Si d’un point de vue initiatique, il était important de se défaire de l’illusoire dans
une société qui était toujours religieuse et attachée à la source de la réalité,
qu’en est-il alors dans une société qui se targue de sa rupture avec tout principe
transcendant. Peut-on imaginer, peut-on concevoir l’état de chute dans lequel
nous nous trouvons ?
Heureusement il existe des compensations et il est plus facile de se rendre
compte de l’inanité de la vie profane aujourd’hui, davantage que dans une
société qui se veut respectueuse du sacré. On lâche plus facilement un sac plein
d’immondices qu’un sac rempli de ce qu’on imagine être des diamants. Encore
faut-il entre-apercevoir, humer, même de loin, l’odeur de la réalité pour jeter ce
qu’on pense détenir.
Si l’on admet l’illusion exceptionnelle que diffuse l’imaginaire sociale des
sociétés modernes, on doit se demander ce qui en constitue les fondations, quel
est le dogme qui prend le contre-pied de toutes les sociétés prémodernes. Si l’on
s’attache à faire cette analyse on se rendra compte que c’est l’individualisme qui
structure l’épistémè moderne dans ce qu’elle a de plus fondamental.
En peu de mots la croyance en l’homme en tant que monade indépendante,
d’abord vis-à-vis de toute transcendance, puis de toute institution représentant
la verticalité de l’autorité, puis finalement, de tout ce qui n’est pas notre désir
immédiat, cette croyance disions-nous, érigée en valeur indétrônable est le liant
corrosif de notre société.
A bien y regarder, on se rendra très vite à l’évidence, ce mode d’être a toujours
été perçu comme la soumission à tout ce qu’il y a de plus vil en nous-même, loin
d’être une libération comme l’ont pensé les libéraux, il s’agissait pour les anciens
d’un véritable assujétissement aux forces les plus ténébreuses.
Ce qui est dit là, n’a vraiment rien d’original, si ce n’est au sens littéral du terme
et ceux qui en doute doivent rapidement se plonger dans le corpus islamique ou
même dans celui d’autres traditions qui regorgent de témoignage relatant la
relation maitre-disciple. Cependant entre le fait de se rendre compte
intellectuellement de la chose, ce qui n’est déjà pas une mince affaire pour tous,
et le fait de se défaire de cet imaginaire encombrant de manière effective, il y a
un pas de géant qu’on a sans doute du mal à concevoir.
Cette croyance est un frein énorme à ce qui constitue pourtant la condition la
plus à même de nous faire cheminer en espérant atteindre quelque but que ce
soit. Nous voulons parler de la soumission et de l’attachement au cheikh. Pour
atteindre la véritable réalisation, la « vraie vie » la liberté à laquelle l’homme est
destiné, le murîd a besoin d’un « grand » ceci vaut pour la simple éducation mais
d’autant plus quand il s’agit de spiritualité. Autrefois on ne pouvait accorder une
quelconque légitimité à celui qui parlait à partir de sa propre pensée.
On cherche de nos jours à relativiser de toute part, l’importance de cette
relation, sans doute n’y a-t-il rien d’absolument nécessaire dans le sens où des
exceptions peuvent toujours exister mais c’est là le seul aspect envisagé par ceux
qui ont voulu exposer les choses sous un angle très général et pour éviter des
exagérations dans un sens ou dans l’autre. Il va de soi que l’efficacité et la sureté
de toute voie initiatique seront beaucoup plus effectives en la présence et le suivi
du maitre vivant et ce d’autant plus si l’aspirant se trouve dans un état
d’éloignement conséquent. N’est-ce donc pas le cas de la majorité d’entre-
nous ?
Nous pensons qu’aujourd’hui, le fait de relativiser l’importance de cette
présence ne découle pas tant du souci réel de ne pas fermer indument certaines
portes que de l’expression d’un individualisme qui ne dit pas son nom, quand il
ne dit pas son nom, car il s’agit dans ce dernier cas des controverses les plus
subtiles. Autrement dit nous craignons que ceux qui rejettent l’importance du
Sheikh soient également ceux qui en auraient le plus besoin.
Il est notoire que le Guru, le cheikh, le pîr a toujours été, sauf cas exceptionnel
un élément central dans toutes les formes authentiques d’élévation spirituelle. 1
Celui qui veut cheminer seul en étant novice, est un malade non seulement qui
veut se soigner seul, mais qui espère pouvoir s’opérer à cœur ouvert, aura-t-il
seulement le courage de toucher au scalpel ou au bistouri ? Et encore faut-il qu’il
ait compris l’état gravissime dans lequel il se trouve pour devoir se servir de tels
instruments. Comme nous l’avons dit il s’agit de se libérer par le grand sacrifice.
Plus nous croyons être quelqu’un moins nous serons dans Sa proximité.

1
Figures du maître. De l'autorité à l'autonomie. Rennes, Presses universitaires, 2013, Coordination éditoriale
de Cristina Noacco, Corinne Bonnet, Patrick Marot, Charalampos Orfanos
9.111. Dieu a acheté aux croyants leurs personnes et leurs biens parce que le
Paradis leur est réservé. Ils combattent dans le chemin de Dieu : ils tuent et ils
sont tués. C'est une promesse qu'Il a souscrite en vérité dans la Tora, l'Evangile
et le Coran. Qui donc tient son engagement mieux que Dieu ? Réjouissez-vous
donc du pacte que vous avez conclu. C'est cela le bonheur suprême.

Le croyant qui tue est le Sheikh et celui qui se fait tuer est le disciple, cet
engagement est en vérité effectué avec Allah ; le maitre voit le disciple comme
un dépôt de Dieu et le disciple voit le Sheikh comme une porte d’accès, ils sont
donc liés et c’est Allah lui-même qui scelle ce pacte initiatique. Dieu nous dit
pour terminer ce verset que c’est cela le bonheur suprême !
Qu’est-ce qui nous empêche de comprendre ce qu’Allah attend de nous et qui
nous est enseigné dans le livre en nous-même et par le monde ?
On parle beaucoup de l’ego, ou de l’âme instigatrice du mal, mais avons-nous
conscience qu’elle est ce que nous croyons être, comment pourrions-nous nous
en affranchir ? Beaucoup pense que cela n’est pas si difficile, qu’ils y
parviendront avec un peu de bonne volonté et d’une rationalité bien aiguisée,
ou à l’aide d’un peu de jus de goyave après un bon « yoga », pourtant peu
d’entre-nous sommes capables de nous soumettre à une instance extérieure à
nous-mêmes. Or cela doit nécessairement signifier faire ce que a priori nous ne
voulons pas.2 Si Noblesse oblige alors nous pourrions dire que lâcheté autorise.
Qui est capable de réellement, sincèrement s’opposer à son âme ? De s’obliger
à une véritable maïeutique.
Nous le faisons parfois pour notre corps lorsqu’on se subordonne à un patron ou
à des représentants politiques et profanes mais nous sommes comme repousser
par l’idée de le faire sans aucune contrepartie matérielle ou psychique.
C’est que nous ne croyons simplement pas que le jeu en vaille la chandelle. C’est
la vie spirituelle qui nous est donnée en échange, « la vraie vie » c’est cela le
bonheur suprême nous dit Allah dans le Coran comme nous l’avons vu dans le
verset 9.111.

2
Quand tu te tiens à l’écart de la pensée et de la volonté personnelle. Jacob Boehme, De la vie supersensuelle.
Pourtant on se soumet, souvent lâchement et à mauvais escient pour tout un tas
de raisons profanes, la femme, les enfants, le travail, les loisirs… sans que nous
consentions à concevoir une quelconque soumission à une autorité spirituelle !
Que le musulman y pense bien lorsque face au cheikh il se sent révolté à l’idée
d’oser abandonner sa souveraineté individuelle alors que, toute chose égale par
ailleurs, le capitalisme implique le même type de subordination entre un patron
et son salarié. Qu’a-t-on à perdre ? qu’a-t-on à gagner ?

58.22 O ! les partisans de Dieu ne sont-ils pas les heureux gagnants ?


Nous avons à faire un choix, qui n’est pas un choix facile mais c’est un choix entre
nous tel que nous nous imaginons être en nous même et pour les autres et tel
que nous sommes en Dieu.3
Une fois que nous avons conscience de la marche à accomplir, il faut nous
demander quel en est le moyen le plus efficace.
Si la lutte se fait entre nous et nous-même, il faut en toute logique une entité
tierce qui puisse transformer le nous qui lutte, en « Nous spirituelle » contre
mais aussi pour le « nous-même » qui résiste.
Le Sheikh peut réellement voir qui nous sommes en Dieu, et c’est à lui, à notre
sheikh intérieur, qu’il se substitue ; il voit également qui nous sommes dans
notre nature égotique, c’est comme s’il combattait cette nature maléfique à
notre place. Et nous dirions même que c’est ce qu’il fait de manière très tangible.
Dans la Naqshbandiyya le maitre projette en effet l’Energie spirituelle sur le
cœur du disciple qui est le réceptacle dont va dépendre la lumière qui pourra s’y
verser, c’est pourquoi le sheikh peut nous dire qu’il ne donne rien d’autre que ce
qu’est venu chercher le disciple, par le tawajjuh, le maitre révèle l’identité
véritable de son disciple, il ne le modèle évidemment pas selon une volonté
individuelle, volonté qui, en toute logique, ne lui appartient plus, mais il lui
transmet une influence particulière en fonction du besoin propre du cheminant.
Pour que cet influx puisse se déverser effectivement, il faut que le disciple
« obéisse » ce qui veut dire plus exactement qu’il s’oriente vers le Sheikh, le
réceptacle doit être ouvert, vide et dans le bon sens. C’est ce qu’on appelle la
râbitat al-Shaykh. De cette double orientation naitra une relation particulière qui
ne ressemblera à aucune autre. L’Influx qui va du Sheikh au disciple et la rabita

3
La négation de soi de Ananda Coomaraswamy in Essais métaphysiques.
qui va du disciple au Sheikh puis l’effet qui en résulte, tout cela les soufis
l’appellent l’Amour, c’est toujours l’unique et même cause, l’unique et même
effet, l’unique cause de sobriété, l’unique cause d’ivresse. L’Amour est au début
et l’Amour est à la fin, mais il faut se garder d’imaginer le « cœur » comme le
siège symbolique des émotions, il ne s’agit pas d’une vague sentimentalité, ni
même de techniques de management tels que peut l’imaginer le neuro-
marketing, le maitre nettoie in concreto le cœur du murîd, pour pouvoir y
déposer une partie de son propre secret, cet Amour n’a donc pas de limite et il
demeure en lui-même indéfinissable.
Ce travail du maître est très développé dans la lignée Naqshbandiyya, à tel point
que le Mujaddid al-alf al-thânî Ahmad Sirhindî, un maitre éminent de cette voie,
en parlant d'un maqâm qu'il a atteint, déclare y être parvenu '' par l'effet du seul
tawajjuh '' de son maître4.
Si l’on comprend ce que nous disions sur la « négation de soi », élément
indispensable à la voie initiatique d’une part et la pratique de la rabita et de
l’action correspondante du maitre à l’égard du disciple d’autre part, on doit
forcément percevoir ici l’épistémè traditionnelle dans toute la force de sa
logique qui comme nous le disions, s’oppose à la révolte individualiste, révolte
qui pousse la plupart d’entre nous à rejeter l’idée d’un maitre spirituel, alors que
la transmission et l’éducation qui va avec est au cœur de l’Islam comme de
toutes traditions.
La confiance vis-à-vis du maitre, dans ce cadre est quasiment indispensable pour
pouvoir se défaire de soi-même, se défaire de soi-même est le seul moyen de
gouter à la « lumière muhammadienne » (Nûr Muhammad, nûr muhammadî).
Quiconque s’oppose publiquement à la transmission de ce flambeau et aux
modalités traditionnelles de cette transmission ainsi qu’aux moyens d’éducation
afférents, lorsqu’ils sont clairement disponibles, doit rapidement revenir sur ses
pas.

Melki al Mahi

4
Maktubât-i Imâm rabbânî, Lucknow, 1889; autres éditions Delhi cité par Michel Chodkevicz
Le compagnonnage dans la quête du bonheur.
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