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Le Comte de Monte-Cristo/Texte entier

Alexandre Dumas naissaient que si un accident était arrivé, ce ne pouvait


Le Comte de Monte-Cristo être au bâtiment lui-même ; car il s’avançait dans toutes
C. Lévy, 1889 (1, pp. -−306). les conditions d’un navire parfaitement gouverné : son
Suite ► ancre était en mouillage, ses haubans de beaupré décro-
chés ; et près du pilote, qui s’apprêtait à diriger le Pha-
LE COMTE raon par l’étroite entrée du port de Marseille, était un
jeune homme au geste rapide et à l’œil actif, qui surveillait
DE
MONTE-CRISTO chaque mouvement du navire et répétait chaque ordre du
PAR
pilote.
ALEXANDRE DUMAS La vague inquiétude qui planait sur la foule avait parti-
culièrement atteint un des spectateurs de l’esplanade de
I Saint-Jean, de sorte qu’il ne put attendre l’entrée du bâti-
ment dans le port ; il sauta dans une petite barque et or-
donna de ramer au-devant du Pharaon, qu’il atteignit en
NOUVELLE ÉDITION face de l’anse de la Réserve.
En voyant venir cet homme, le jeune marin quitta son
PARIS poste à côté du pilote, et vint, le chapeau à la main, s’ap-
CALMANN LEVY, ÉDITEUR puyer à la muraille du bâtiment.
ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES
3, RUE AUBER, 3 C’était un jeune homme de dix-huit à vingt ans, grand,
——— svelte, avec de beaux yeux noirs et des cheveux d’ébène ;
1889 il y avait dans toute sa personne cet air calme et de résolu-
Droits de reproduction et de traduction réservés
tion particulier aux hommes habitués depuis leur enfance
I à lutter avec le danger.
— Ah ! c’est vous, Dantès ! cria l’homme à la barque ;
MARSEILLE. — L’ARRIVÉE.
qu’est-il donc arrivé, et pourquoi cet air de tristesse ré-
pandu sur tout votre bord ?
— Un grand malheur, monsieur Morrel ! répondit le
Le 24 février 1815, la vigie de Notre-Dame de la Garde
signala le trois-mâts le Pharaon, venant de Smyrne, jeune homme, un grand malheur, pour moi surtout : à
Trieste et Naples. la hauteur de Civita-Vecchia, nous avons perdu ce brave
capitaine Leclère.
Comme d’habitude, un pilote côtier partit aussitôt du port,
rasa le château d’If, et alla aborder le navire entre le cap — Et le chargement ? demanda vivement l’armateur.
de Morgion et l’île de Rion. — Il est arrivé à bon port, monsieur Morrel, et je crois
Aussitôt, comme d’habitude encore, la plate-forme du que vous serez content sous ce rapport ; mais ce pauvre
capitaine Leclère…
fort Saint-Jean s’était couverte de curieux ; car c’est tou-
jours une grande affaire à Marseille que l’arrivée d’un bâ- — Que lui est-il donc arrivé ? demanda l’armateur d’un
timent, surtout quand ce bâtiment, comme le Pharaon, a air visiblement soulagé ; que lui est-il donc arrivé, à ce
été construit, gréé, arrimé sur les chantiers de la vieille brave capitaine ?
Phocée, et appartient à un armateur de la ville. — Il est mort.
Cependant ce bâtiment s’avançait ; il avait heureusement — Tombé à la mer ?
franchi le détroit que quelque secousse volcanique a creu-
sé entre l’île de Calasareigne et l’île de Jaros ; il avait dou- — Non, monsieur ; mort d’une fièvre cérébrale, au mi-
blé Pomègue, et il s’avançait sous ses trois huniers, son lieu d’horribles souffrances. Puis, se retournant vers ses
grand foc et sa brigantine, mais si lentement et d’une al- hommes :
lure si triste, que les curieux, avec cet instinct qui pressent — Holà hé ! dit-il, chacun à son poste pour le mouillage !
un malheur, se demandaient quel accident pouvait être ar-
rivé à bord. Néanmoins les experts en navigation recon- L’équipage obéit. Au même instant, les huit ou dix mate-
lots qui le composaient s’élancèrent les uns sur les écoutes,

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les autres sur les bras, les autres aux drisses, les autres aux l’armateur.
hallebas des focs, enfin les autres aux cargues des voiles. Le nouveau venu était un homme de vingt-cinq à vingt-
Le jeune marin jeta un coup d’œil nonchalant sur ce com- six ans, d’une figure assez sombre, obséquieux envers ses
mencement de manœuvre, et, voyant que ses ordres al- supérieurs, insolent envers ses subordonnés ; aussi, outre
laient s’exécuter, il revint à son interlocuteur. son titre d’agent comptable, qui est toujours un motif de
— Et comment ce malheur est-il donc arrivé ? continua répulsion pour les matelots, était-il généralement aussi
mal vu de l’équipage qu’Edmond Dantès au contraire en
l’armateur, reprenant la conversation où le jeune marin
l’avait quittée. était aimé.

— Mon Dieu, monsieur, de la façon la plus imprévue : — Eh bien ! monsieur Morrel, dit Danglars, vous savez le
après une longue conversation avec le commandant du malheur, n’est-ce pas ?
port, le capitaine Leclère quitta Naples fort agité ; au — Oui, oui. Pauvre capitaine Leclère ! c’était un brave et
bout de vingt-quatre heures, la fièvre le prit ; trois jours honnête homme !
après il était mort… — Et un excellent marin surtout, vieilli entre le ciel et
l’eau, comme il convient à un homme chargé des intérêts
Nous lui avons fait les funérailles ordinaires, et il repose, d’une maison aussi importante que la maison Morrel et
décemment enveloppé dans un hamac, avec un boulet de fils, répondit Danglars.
trente-six aux pieds et un à la tête, à la hauteur de l’île — Mais, dit l’armateur, suivant des yeux Dantès qui cher-
d’el Giglio. Nous rapportons à sa veuve sa croix d’hon- chait son mouillage, mais il me semble qu’il n’y a pas be-
neur et son épée. C’était bien la peine, continua le jeune soin d’être si vieux marin que vous le dites, Danglars, pour
homme avec un sourire mélancolique, de faire dix ans la connaître son métier, et voici notre ami Edmond qui fait
guerre aux Anglais pour en arriver à mourir, comme tout le sien, ce me semble, en homme qui n’a besoin de de-
le monde, dans son lit. mander des conseils à personne.
— Dame ! que voulez-vous, monsieur Edmond, reprit — Oui, dit Danglars en jetant sur Dantès un regard
l’armateur qui paraissait se consoler de plus en plus, nous oblique où brilla un éclair de haine, oui, c’est jeune, et
sommes tous mortels, et il faut bien que les anciens fassent cela ne doute de rien. À peine le capitaine a-t-il été mort
place aux nouveaux, sans cela il n’y aurait pas d’avance- qu’il a pris le commandement sans consulter personne, et
ment ; et du moment que vous m’assurez que la cargai- qu’il nous a fait perdre un jour et demi à l’île d’Elbe au
son… lieu de revenir directement à Marseille.
— Est en bon état, monsieur Morrel, je vous en réponds. — Quant à prendre le commandement du navire, dit l’ar-
Voici un voyage que je vous donne le conseil de ne point mateur, c’était son devoir comme second ; quant à perdre
escompter pour 25,000 fr. de bénéfice. un jour et demi à l’île d’Elbe, il a eu tort ; à moins que le
Puis, comme on venait de dépasser la tour ronde : navire n’ait eu quelque avarie à réparer.
— Range à carguer les voiles de hune, le foc et la brigan- — Le navire se portait comme je me porte, et comme je
tine ! cria le jeune marin ; faites penaud ! désire que vous vous portiez, monsieur Morrel ; et cette
L’ordre s’exécuta avec presque autant de promptitude que journée et demie a été perdue par pur caprice, pour le
plaisir d’aller à terre, voilà tout.
sur un bâtiment de guerre.
— Amène et cargue partout ! — Dantès, dit l’armateur se retournant vers le jeune
homme, venez donc ici.
Au dernier commandement, toutes les voiles s’abais-
sèrent, et le navire s’avança d’une façon presque insen- — Pardon, Monsieur, dit Dantès, je suis à vous dans un
sible, ne marchant plus que par l’impulsion donnée. instant. Puis s’adressant à l’équipage :
— Mouille ! dit-il.
— Et maintenant, si vous voulez monter, monsieur Mor-
rel, dit Dantès voyant l’impatience de l’armateur, voici Aussitôt l’ancre tomba, et la chaîne fila avec bruit. Dantès
votre comptable, M. Danglars, qui sort de sa cabine, et resta à son poste, malgré la présence du pilote, jusqu’à
qui vous donnera tous les renseignements que vous pou- ce que cette dernière manœuvre fût terminée ; puis alors :
vez désirer. Quant à moi, il faut que je veille au mouillage Abaissez la flamme à mi-mât, mettez le pavillon en berne,
et que je mette le navire en deuil. croisez les vergues !
L’armateur ne se le fit pas dire deux fois. Il saisit un câble — Vous voyez, dit Danglars, il se croit déjà capitaine, sur
que lui jeta Dantès, et, avec une dextérité qui eût fait hon- ma parole.
neur à un homme de mer, il gravit les échelons cloués sur — Et il l’est de fait, dit l’armateur.
le flanc rebondi du bâtiment, tandis que celui-ci, retour-
nant à son poste de second, cédait la conversation à celui — Oui, sauf votre signature et celle de votre associé,
qu’il avait annoncé sous le nom de Danglars, et qui, sor- monsieur Morrel.
tant de sa cabine, s’avançait effectivement au-devant de
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— Dame ! pourquoi ne le laisserions-nous pas à ce poste ? faites au premier venu. Mais, pardon, reprit Dantès, voici
dit l’armateur. Il est jeune, je le sais bien, mais il me paraît la santé et la douane qui nous arrivent ; vous permettez,
tout à la chose, et fort expérimenté dans son état. n’est-ce pas ?
Un nuage passa sur le front de Danglars. — Faites, faites, mon cher Dantès.
— Pardon, monsieur Morrel, dit Dantès en s’approchant ; Le jeune homme s’éloigna, et, comme il s’éloignait, Dan-
maintenant que le navire est mouillé, me voilà tout à vous : glars se rapprocha.
vous m’avez appelé, je crois ? — Eh bien ! demanda-t-il, il paraît qu’il vous a donné de
Danglars fit un pas en arrière. bonnes raisons de son mouillage à Porto-Ferrajo ?
— D’excellentes, mon cher monsieur Danglars.
— Je voulais vous demander pourquoi vous vous étiez
— Ah ! tant mieux, répondit celui-ci, car c’est toujours
arrêté à l’île d’Elbe ? pénible de voir un camarade qui ne fait pas son devoir.
— Je l’ignore, Monsieur ; c’était pour accomplir un der- — Dantès a fait le sien, répondit l’armateur, et il n’y a rien
nier ordre du capitaine Leclère, qui, en mourant, m’avait à dire. C’était le capitaine Leclère qui lui avait ordonné
remis un paquet pour le grand maréchal Bertrand. cette relâche.
— L’avez-vous donc vu, Edmond ? — À propos du capitaine Leclère, ne vous a-t-il pas remis
— Qui ? une lettre de lui ?
— Le grand maréchal ? — Qui ?
— Oui. — Dantès.
Morrel regarda autour de lui, et tira Dantès à part. — À moi, non ! En avait-il donc une ?
— Et comment va l’empereur ? demanda-t-il vivement. — Je croyais qu’outre le paquet, le capitaine Leclère lui
— Bien, autant que j’ai pu en juger par mes yeux. avait confié une lettre.

— Vous avez donc vu l’empereur aussi ?


— De quel paquet voulez-vous parler, Danglars ?
— Il est entré chez le maréchal pendant que j’y étais.
— Mais de celui que Dantès a déposé en passant à Porto-
— Et vous lui avez parlé ? Ferrajo ?
— C’est-à-dire que c’est lui qui m’a parlé, Monsieur, dit — Comment savez-vous qu’il avait un paquet à déposer à
Dantès en souriant. Porto-Ferrajo ?
— Et que vous a-t-il dit ? Danglars rougit.
— Il m’a fait des questions sur le bâtiment, sur l’époque — Je passais devant la porte du capitaine qui était en-
de son départ pour Marseille, sur la route qu’il avait suivie tr’ouverte, et je lui ai vu remettre ce paquet et cette lettre
et sur la cargaison qu’il portait. Je crois que s’il eût été à Dantès.
vide, et que j’en eusse été le maître, son intention eût été
de l’acheter ; mais je lui ai dit que je n’étais que simple — Il ne m’en a point parlé, dit l’armateur ; mais s’il a cette
second, et que le bâtiment appartenait à la maison Morrel lettre, il me la remettra.
et fils. — Ah ! ah ! a-t-il dit, je la connais. Les Morrel Danglars réfléchit un instant.
sont armateurs de père en fils, et il y avait un Morrel qui — Alors, monsieur Morrel, je vous prie, dit-il, ne parlez
servait dans le même régiment que moi lorsque j’étais en point de cela à Dantès ; je me serai trompé.
garnison à Valence.
En ce moment, le jeune homme revenait ; Danglars s’éloi-
— C’est pardieu vrai ! s’écria l’armateur tout joyeux ; gna.
c’était Policar Morrel, mon oncle, qui est devenu capi-
taine. Dantès, vous direz à mon oncle que l’empereur — Eh bien, mon cher Dantès, êtes-vous libre ? demanda
s’est souvenu de lui, et vous le verrez pleurer, le vieux l’armateur.
grognard. Allons, allons, continua l’armateur en frappant — Oui, Monsieur.
amicalement sur l’épaule du jeune homme, vous avez bien
fait, Dantès, de suivre les instructions du capitaine Leclère — La chose n’a pas été longue.
et de vous arrêter à l’île d’Elbe, quoique, si l’on savait que — Non, j’ai donné aux douaniers la liste de nos marchan-
vous avez remis un paquet au maréchal et causé avec l’em- dises ; et quant à la consigne, elle avait envoyé avec le pi-
pereur, cela pourrait vous compromettre. lote côtier un homme à qui j’ai remis nos papiers.
— En quoi voulez-vous, Monsieur, que cela me compro- — Alors, vous n’avez plus rien à faire ici ?
mette ? dit Dantès : je ne sais pas même ce que je por-
Dantès jeta un regard rapide autour de lui.
tais, et l’empereur ne m’a fait que les questions qu’il eût
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— Non, tout est en ordre, dit-il. — Alors, vous permettez ? dit le jeune homme en saluant.
— Vous pouvez donc alors venir dîner avec nous ? — Oui, si vous n’avez rien de plus à me dire.
— Excusez-moi, monsieur Morrel, excusez-moi, je vous — Non.
prie, mais je dois ma première visite à mon père. Je n’en — Le capitaine Leclère ne vous a pas, en mourant, donné
suis pas moins reconnaissant de l’honneur que vous me une lettre pour moi ?
faites.
— Il lui eût été impossible d’écrire, Monsieur ; mais cela
— C’est juste, Dantès, c’est juste. Je sais que vous êtes me rappelle que j’aurai un congé de quinze jours à vous
bon fils. demander.
— Et… demanda Dantès avec une certaine hésitation, et — Pour vous marier ?
il se porte bien, que vous sachiez, mon père ?
— D’abord ; puis pour aller à Paris.
— Mais je crois que oui, mon cher Edmond, quoique je
ne l’aie pas aperçu. — Bon, bon ! vous prendrez le temps que vous voudrez,
Dantès ; le temps de décharger le bâtiment nous prendra
— Oui, il se tient enfermé dans sa petite chambre. bien six semaines, et nous ne nous remettrons guère en
— Cela prouve au moins qu’il n’a manqué de rien pendant mer avant trois mois… Seulement, dans trois mois, il fau-
votre absence. dra que vous soyez là. Le Pharaon, continua l’armateur en
Dantès sourit. frappant sur l’épaule du jeune marin, ne pourrait pas re-
partir sans son capitaine.
— Mon père est fier, monsieur, et, eût-il manqué de tout,
je doute qu’il eût demandé quelque chose à qui que ce soit — Sans son capitaine ! s’écria Dantès les yeux brillants de
au monde, excepté à Dieu. joie ; faites bien attention à ce que vous dites là, Monsieur,
car vous venez de répondre aux plus secrètes espérances
— Eh bien, après cette première visite, nous comptons de mon cœur. Votre intention serait-elle de me nommer
sur vous. capitaine du Pharaon ?
— Excusez-moi encore, monsieur Morrel ; mais, après — Si j’étais seul, je vous tendrais la main, mon cher Dan-
cette première visite, j’en ai une seconde qui ne me tient tès, et je vous dirais : C’est fait ; mais j’ai un associé, et
pas moins au cœur. vous savez le proverbe italien : « Che a compagne a pa-
— Ah ! c’est vrai, Dantès ; j’oubliais qu’il y a aux Catalans drone. » Mais la moitié de la besogne est faite au moins,
quelqu’un qui doit vous attendre avec non moins d’impa- puisque sur deux voix vous en avez déjà une. Rapportez-
tience que votre père : c’est la belle Mercédès. vous-en à moi pour avoir l’autre, et je ferai de mon mieux.

Dantès sourit. — Oh ! monsieur Morrel, s’écria le jeune marin, saisis-


sant, les larmes aux yeux, les mains de l’armateur ; mon-
— Ah ! ah ! dit l’armateur, cela ne m’étonne plus, qu’elle sieur Morrel, je vous remercie, au nom de mon père et de
soit venue trois fois me demander des nouvelles du Pha- Mercédès.
raon. Peste ! Edmond, vous n’êtes point à plaindre, et vous
avez là une jolie maîtresse ! — C’est bien, c’est bien, Edmond, il y a un Dieu au ciel
pour les braves gens, que diable ! Allez voir votre père,
— Ce n’est point ma maîtresse, monsieur, dit gravement allez voir Mercédès, et revenez me trouver après.
le jeune marin : c’est ma fiancée.
— Mais vous ne voulez pas que je vous ramène à terre ?
— C’est quelquefois tout un, dit l’armateur en riant.
— Non, merci ; je reste à régler mes comptes avec Dan-
— Pas pour nous, Monsieur, répondit Dantès. glars. Avez-vous été content de lui pendant le voyage ?
— Allons, allons, mon cher Edmond, continua l’armateur, — C’est selon le sens que vous attachez à cette question,
que je ne vous retienne pas ; vous avez assez bien fait mes monsieur. Si c’est comme bon camarade, non, car je crois
affaires pour que je vous donne tout loisir de faire les qu’il ne m’aime pas depuis le jour où j’ai eu la bêtise,
vôtres. Avez-vous besoin d’argent ? à la suite d’une petite querelle que nous avions eue en-
— Non, Monsieur ; j’ai tous mes appointements du semble, de lui proposer de nous arrêter dix minutes à l’île
voyage, c’est-à-dire près de trois mois de solde. de Monte-Cristo pour vider cette querelle ; proposition
que j’avais eu tort de lui faire, et qu’il avait eu, lui, raison
— Vous êtes un garçon rangé, Edmond.
de refuser. Si c’est comme comptable que vous me faites
— Ajoutez que j’ai un père pauvre, Monsieur Morrel. cette question, je crois qu’il n’y a rien à dire et que vous
— Oui, oui, je sais que vous êtes un bon fils. Allez donc serez content de la façon dont sa besogne est faite.
voir votre père : j’ai un fils aussi, et j’en voudrais fort à — Mais, demanda l’armateur, voyons, Dantès, si vous
celui qui, après un voyage de trois mois, le retiendrait loin étiez capitaine du Pharaon, garderiez-vous Danglars avec
de moi. plaisir ?
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— Capitaine ou second, monsieur Morrel, répondit Dan- le long du treillage de sa fenêtre.


tès, j’aurai toujours les plus grands égards pour ceux qui Tout à coup il se sentit prendre à bras-le-corps, et une
posséderont la confiance de mes armateurs. voix bien connue s’écria derrière lui :
— Allons, allons, Dantès, je vois qu’en tout point vous — Mon père, mon bon père !
êtes un brave garçon. Que je ne vous retienne plus : allez,
car je vois que vous êtes sur des charbons. Le vieillard jeta un cri et se retourna ; puis, voyant son
fils, il se laissa aller dans ses bras, tout tremblant et tout
— J’ai donc mon congé ? demanda Dantès. pâle.
— Allez, vous dis-je. — Qu’as-tu donc, père ? s’écria le jeune homme inquiet ;
— Vous permettez que je prenne votre canot ? serais-tu malade ?
— Prenez. — Non, non, mon cher Edmond, mon fils, mon enfant,
— Au revoir, monsieur Morrel, et mille fois merci. non ; mais je ne t’attendais pas, et la joie, le saisissement
de te revoir ainsi à l’improviste… ah ! mon Dieu ! il me
— Au revoir, mon cher Edmond, bonne chance ! semble que je vais mourir !
Le jeune marin sauta dans le canot, alla s’asseoir à la — Eh bien ! remets-toi donc, père ! c’est moi, c’est bien
poupe, et donna l’ordre d’aborder à la Canebière. Deux moi ! On dit toujours que la joie ne fait pas de mal, et
matelots se penchèrent aussitôt sur leurs rames, et l’em- voilà pourquoi je suis entré ici sans préparation. Voyons,
barcation glissa aussi rapidement qu’il est possible de le souris-moi, au lieu de me regarder comme tu le fais, avec
faire, au milieu des mille barques qui obstruent l’espèce des yeux égarés. Je reviens et nous allons être heureux.
de rue étroite qui conduit, entre deux rangées de navires,
— Ah ! tant mieux, garçon ! reprit le vieillard ; mais com-
de l’entrée du port au quai d’Orléans.
ment allons-nous être heureux ? tu ne me quittes donc
L’armateur le suivit des yeux en souriant, jusqu’au bord, plus ? Voyons, conte-moi ton bonheur !
le vit sauter sur les dalles du quai, et se perdre aussitôt au
milieu de la foule bariolée qui, de cinq heures du matin — Que le Seigneur me pardonne, dit le jeune homme,
à neuf heures du soir, encombre cette fameuse rue de la de me réjouir d’un bonheur fait avec le deuil d’une fa-
Canebière, dont les Phocéens modernes sont si fiers, qu’ils mille ! mais Dieu sait que je n’eusse pas désiré ce bon-
disent avec le plus grand sérieux du monde et avec cet heur ; il arrive, et je n’ai pas la force de m’en affliger : le
accent qui donne tant de caractère à ce qu’ils disent : Si brave capitaine Leclère est mort, mon père, et il est pro-
Paris avait la Canebière, Paris serait un petit Marseille. bable que, par la protection de M. Morrel, je vais avoir
sa place. Comprenez-vous, mon père ? capitaine à vingt
En se retournant, l’armateur vit derrière lui Danglars, qui, ans ! avec cent louis d’appointements et une part dans les
en apparence, semblait attendre ses ordres, mais qui, en bénéfices ! n’est-ce pas plus que ne pouvait vraiment l’es-
réalité, suivait comme lui le jeune marin du regard. pérer un pauvre matelot comme moi.
Seulement, il y avait une grande différence dans l’expres- — Oui, mon fils, oui, en effet, dit le vieillard, c’est heu-
sion de ce double regard qui suivait le même homme. reux.
II — Aussi je veux que du premier argent que je toucherai
vous ayez une petite maison, avec un jardin pour planter
LE PÈRE ET LE FILS. vos clématites, vos capucines et vos chèvrefeuilles… Mais
qu’as-tu donc, père, on dirait que tu te trouves mal ?

Laissons Danglars, aux prises avec le génie de la haine, — Patience, patience ! ce ne sera rien.
essayer de souffler contre son camarade quelque maligne Et, les forces manquant au vieillard, il se renversa en ar-
supposition à l’oreille de l’armateur, et suivons Dantès, rière.
qui, après avoir parcouru la Canebière dans toute sa lon-
gueur, prend la rue de Noailles, entre dans une petite mai- — Voyons, voyons ! dit le jeune homme, un verre de vin,
son située du côté gauche des allées de Meillan, monte mon père ; cela vous ranimera ; où mettez-vous votre vin ?
vivement les quatre étages d’un escalier obscur, et, se re- — Non, merci, ne cherche pas ; je n’en ai pas besoin, dit
tenant à la rampe d’une main, comprimant de l’autre les le vieillard essayant de retenir son fils.
battements de son cœur, s’arrête devant une porte entre- — Si fait, si fait, père, indiquez-moi l’endroit.
bâillée, qui laisse voir jusqu’au fond d’une petite chambre.
Et il ouvrit deux ou trois armoires.
Cette chambre était celle qu’habitait le père de Dantès.
— Inutile… dit le vieillard, il n’y a plus de vin.
La nouvelle de l’arrivée du Pharaon n’était pas encore
parvenue au vieillard, qui s’occupait, monté sur une — Comment, il n’y a plus de vin ! dit en pâlissant à son
chaise, à palissader d’une main tremblante quelques ca- tour Dantès, regardant alternativement les joues creuses
pucines mêlées de clématites, qui montaient en grimpant et blêmes du vieillard et les armoires vides, comment,
il n’y a plus de vin ! auriez-vous manqué d’argent, mon
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père ? — Bon, encore des lèvres qui disent une chose tandis
— Je n’ai manqué de rien puisque te voilà, dit le vieillard. que le cœur en pense une autre, murmura Edmond ; mais,
n’importe, c’est un voisin qui nous a rendu service autre-
— Cependant, balbutia Dantès en essuyant la sueur qui fois, qu’il soit bienvenu.
coulait de son front, cependant je vous avais laissé deux
En effet, au moment où Edmond achevait la phrase à voix
cents francs, il y a trois mois, en partant.
basse, on vit apparaître, encadrée par la porte du palier, la
— Oui, oui, Edmond, c’est vrai ; mais tu avais oublié en tête noire et barbue de Caderousse. C’était un homme de
partant une petite dette chez le voisin Caderousse ; il me vingt-cinq à vingt-six ans ; il tenait à sa main un morceau
l’a rappelée, en me disant que si je ne payais pas pour toi il de drap, qu’en sa qualité de tailleur il s’apprêtait à changer
irait se faire payer chez M. Morrel. Alors, tu comprends, en un revers d’habit.
de peur que cela te fît du tort…
— Eh ! te voilà donc revenu, Edmond ? dit-il avec un ac-
— Eh bien ? cent marseillais des plus prononcés et avec un large sou-
— Eh bien ! j’ai payé, moi. rire qui découvrait ses dents blanches comme de l’ivoire.
— Mais, s’écria Dantès, c’était cent quarante francs que — Comme vous voyez, voisin Caderousse, et prêt à vous
je devais à Caderousse ! être agréable en quelque chose que ce soit, répondit Dan-
tès en dissimulant mal sa froideur sous cette offre de ser-
— Oui, balbutia le vieillard. vice.
— Et vous les avez donnés sur les deux cents francs que — Merci, merci ; heureusement, je n’ai besoin de rien,
je vous avais laissés ? et ce sont même quelquefois les autres qui ont besoin de
Le vieillard fit un signe de tête. moi. Dantès fît un mouvement. Je ne te dis pas cela pour
toi, garçon ; je t’ai prêté de l’argent, tu me l’as rendu ; cela
— De sorte que vous avez vécu trois mois avec soixante
se fait entre bons voisins, et nous sommes quittes.
francs ! murmura le jeune homme.
— On n’est jamais quitte envers ceux qui nous ont obligés,
— Tu sais combien il me faut peu de chose, dit le vieillard.
dit Dantès ; car lorsque l’on ne leur doit plus l’argent, on
— Oh ! mon Dieu, mon Dieu, pardonnez-moi, dit Ed- leur doit la reconnaissance.
mond en se jetant à genoux devant le bonhomme.
— À quoi bon parler de cela ! Ce qui est passé est passé.
— Que fais-tu donc ? Parlons de ton heureux retour, garçon. J’étais donc allé
— Oh ! vous m’avez déchiré le cœur. comme cela sur le port pour rassortir du drap marron,
lorsque je rencontrai l’ami Danglars.
— Bah ! te voilà, dit le vieillard en souriant ; maintenant
tout est oublié, car tout est bien. — Toi, à Marseille ?

— Oui, me voilà, dit le jeune homme, me voilà avec un — Eh oui, tout de même, me répondit-il.
bel avenir et un peu d’argent. Tenez, père, dit-il, prenez, — Je te croyais à Smyrne.
prenez, et envoyez chercher tout de suite quelque chose.
— J’y pourrais être, car j’en reviens.
Et il vida sur la table ses poches, qui contenaient une dou-
— Et Edmond, où est-il donc, le petit ?
zaine de pièces d’or, cinq ou six écus de cinq francs et de
la menue monnaie. — Mais chez ton père, sans doute, répondit Danglars ;
et alors je suis venu, continua Caderousse, pour avoir le
Le visage du vieux Dantès s’épanouit.
plaisir de serrer la main à un ami !
— À qui cela ? dit-il.
— Ce bon Caderousse, dit le vieillard, il nous aime tant.
— Mais, à moi !… à toi !… à nous !… Prends, achète des
— Certainement que je vous aime, et que je vous estime
provisions, sois heureux, demain il y en aura d’autres.
encore, attendu que les honnêtes gens sont rares ! Mais il
— Doucement, doucement, dit le vieillard en souriant ; paraît que tu deviens riche, garçon ? continua le tailleur
avec ta permission, j’userai modérément de ta bourse : on en jetant un regard oblique sur la poignée d’or et d’argent
croirait, si l’on me voyait acheter trop de choses à la fois, que Dantès avait déposée sur la table.
que j’ai été obligé d’attendre ton retour pour les acheter.
Le jeune homme remarqua l’éclair de convoitise qui illu-
— Fais comme tu voudras ; mais, avant toutes choses, mina les yeux noirs de son voisin.
prends une servante, père ; je ne veux plus que tu restes
— Eh ! mon Dieu ! dit-il négligemment, cet argent n’est
seul. J’ai du café de contrebande et d’excellent tabac dans
point à moi ; je manifestais au père la crainte qu’il n’eût
un petit coffre de la cale, tu l’auras dès demain. Mais chut !
manqué de quelque chose en mon absence, et pour me
voici quelqu’un.
rassurer, il a vidé sa bourse sur la table. Allons, père,
— C’est Caderousse qui aura appris ton arrivée, et qui continua Dantès, remettez cet argent dans votre tirelire ; à
vient sans doute te faire son compliment de bon retour. moins que le voisin Caderousse n’en ait besoin à son tour,
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auquel cas il est bien à son service. ils la suivent par douzaine.
— Non pas, garçon, dit Caderousse, je n’ai besoin de rien, — Vraiment, dit Edmond avec un sourire sous lequel per-
et, Dieu merci, l’état nourrit son homme. Garde ton ar- çait une légère nuance d’inquiétude.
gent, garde : on n’en a jamais de trop ; ce qui n’empêche — Oh ! oui, reprit Caderousse, et de beaux partis, même ;
pas que je ne te sois obligé de ton offre comme si j’en
mais, tu comprends, tu vas être capitaine, on n’aura garde
profitais. de te refuser, toi !
— C’était de bon cœur, dit Dantès. — Ce qui veut dire, reprit Dantès avec un sourire qui dis-
— Je n’en doute pas. Eh bien ! te voilà donc au mieux simulait mal son inquiétude, que si je n’étais pas capi-
avec M. Morrel ? câlin que tu es. taine…
— M. Morrel a toujours eu beaucoup de bonté pour moi, — Eh ! eh ! fit Caderousse.
répondit Dantès. — Allons, allons, dit le jeune homme, j’ai meilleure opi-
— En ce cas, tu as tort de refuser son dîner. nion que vous des femmes en général et de Mercédès en
— Comment refuser son dîner ? reprit le vieux Dantès ; il particulier, et, j’en suis convaincu, que je sois capitaine
t’avait donc invité à dîner ? ou non, elle me restera fidèle.

— Oui, mon père, reprit Edmond en souriant de l’éton- — Tant mieux, tant mieux ! dit Caderousse, c’est tou-
nement que causait à son père l’excès de l’honneur dont il jours, quand on va se marier, une bonne chose que d’avoir
était l’objet. la foi ; mais, n’importe ; crois-moi, garçon, ne perds pas
de temps à aller lui annoncer ton arrivée et à lui faire part
— Et pourquoi donc as-tu refusé, fils ? demanda le de tes espérances.
vieillard.
— J’y vais, dit Edmond.
— Pour revenir plus tôt près de vous, mon père, répondit
le jeune homme ; j’avais hâte de vous voir. Il embrassa son père, salua Caderousse d’un signe et sortit.

— Cela l’aura contrarié, ce bon M. Morrel, reprit Cade- Caderousse resta un instant encore ; puis, prenant congé
rousse ; et quand on vise à être capitaine, c’est un tort que du vieux Dantès, il descendit à son tour et alla rejoindre
de contrarier son armateur. Danglars, qui l’attendait au coin de la rue Senac.

— Je lui ai expliqué la cause de mon refus, reprit Dantès, — Eh bien ! dit Danglars, l’as-tu vu ?
et il l’a comprise, je l’espère. — Je le quitte, dit Caderousse.
— Ah ! c’est que, pour être capitaine, il faut un peu flatter — Et t’a-t-il parlé de son espérance d’être capitaine ?
ses patrons. — Il en parle comme s’il l’était déjà.
— J’espère être capitaine sans cela, répondit Dantès.
— Patience ! dit Danglars, il se presse un peu trop, ce me
— Tant mieux, tant mieux ! cela fera plaisir à tous les an- semble.
ciens amis, et je sais quelqu’un là-bas, derrière la citadelle — Dame ! il paraît que la chose lui est promise par M.
de Saint-Nicolas, qui n’en sera pas fâché. Morrel.
— Mercédès ? dit le vieillard. — De sorte qu’il est bien joyeux ?
— Oui, mon père, reprit Dantès, et, avec votre permis-
— C’est-à-dire qu’il en est insolent ; il m’a déjà fait ses
sion, maintenant que je vous ai vu, maintenant que je sais offres de services comme si c’était un grand personnage ;
que vous vous portez bien et que vous avez tout ce qu’il
il m’a offert de me prêter de l’argent comme s’il était un
vous faut, je vous demanderai la permission d’aller faire banquier.
visite aux Catalans.
— Et vous avez refusé ?
— Va, mon enfant, dit le vieux Dantès, et que Dieu te
bénisse dans ta femme comme il m’a béni dans mon fils ! — Parfaitement ; quoique j’eusse bien pu accepter, atten-
du que c’est moi qui lui ai mis à la main les premières
— Sa femme ! dit Caderousse ; comme vous y allez, père pièces blanches qu’il a maniées. Mais maintenant M. Dan-
Dantès ! elle ne l’est pas encore, ce me semble ! tès n’aura plus besoin de personne, il va être capitaine.
— Non ; mais, selon toute probabilité, répondit Edmond,
— Bah ! dit Danglars, il ne l’est pas encore.
elle ne tardera pas à le devenir.
— Ma foi, ce serait bien fait qu’il ne le fût pas, dit Cade-
— N’importe, n’importe, dit Caderousse, tu as bien fait rousse, ou sans cela il n’y aura plus moyen de lui parler.
de te dépêcher, garçon.
— Que si nous le voulons bien, dit Danglars, il restera ce
— Pourquoi cela ? qu’il est, et peut-être même deviendra moins qu’il n’est.
— Parce que la Mercédès est une belle fille, et que les
— Que dis-tu ?
belles filles ne manquent pas d’amoureux ; celle-là surtout,
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— Rien, je me parle à moi-même. Et il est toujours amou- À cent pas de l’endroit où les deux amis, les regards à
reux de la belle Catalane ? l’horizon et l’oreille au guet, sablaient le vin pétillant de
— Amoureux fou. Il y est allé ; mais ou je me trompe fort, La Malgue, s’élevait, derrière une butte nue et rongée par
ou il aura du désagrément de ce côté-là. le soleil et le mistral, le village des Catalans.
Un jour, une colonie mystérieuse partit de l’Espagne et
— Explique-toi.
vint aborder à la langue de terre où elle est encore aujour-
— À quoi bon ? d’hui. Elle arrivait on ne savait d’où et parlait une langue
— C’est plus important que tu ne crois. Tu n’aimes pas inconnue. Un des chefs, qui entendait le provençal, de-
Dantès, hein ? manda à la commune de Marseille de leur donner ce pro-
montoire nu et aride, sur lequel ils venaient, comme les
— Je n’aime pas les arrogants. matelots antiques, de tirer leurs bâtiments. La demande
— Eh bien, alors ! dis-moi ce que tu sais relativement à lui fut accordée, et trois mois après, autour des douze ou
la Catalane. quinze bâtiments qui avaient amené ces bohémiens de la
mer, un petit village s’élevait.
— Je ne sais rien de bien positif ; seulement j’ai vu des
choses qui me font croire, comme je te l’ai dit, que le futur Ce village, construit d’une façon bizarre et pittoresque,
capitaine aura du désagrément aux environs du chemin moitié maure, moitié espagnol, est celui que l’on voit au-
des Vieilles-Infirmeries. jourd’hui habité par des descendants de ces hommes, qui
parlent la langue de leurs pères. Depuis trois ou quatre
— Qu’as-tu vu ? allons, dis.
siècles, ils sont encore demeurés fidèles à ce petit promon-
— Eh bien, j’ai vu que toutes les fois que Mercédès vient toire, sur lequel ils s’étaient abattus pareils à une bande
en ville, elle y vient accompagnée d’un grand gaillard de d’oiseaux de mer, sans se mêler en rien à la population
Catalan à l’œil noir, à la peau rouge, très-brun très-ardent, marseillaise, se mariant entre eux et ayant conservé les
et qu’elle appelle mon cousin. mœurs et le costume de leur mère patrie comme ils en
— Ah, vraiment ! et crois-tu que ce cousin lui fasse la ont conservé le langage.
cour ? Il faut que nos lecteurs nous suivent à travers l’unique
— Je le suppose : que diable peut faire un grand garçon rue de ce petit village, et entrent avec nous dans une de
de vingt et un ans à une belle fille de dix-sept ? ces maisons auxquelles le soleil a donné, au dehors, cette
belle couleur feuille morte particulière aux monuments
— Et tu dis que Dantès est allé aux Catalans ? du pays, et, au dedans, une couche de badigeon, cette
— Il est parti devant moi. teinte blanche qui forme le seul ornement des posadas es-
pagnoles.
— Si nous allions du même côté, nous nous arrêterions
à la Réserve, et, tout en buvant un verre de vin de La Une belle jeune fille aux cheveux noirs comme le jais,
Malgue, nous attendrions des nouvelles. aux yeux veloutés comme ceux de la gazelle, se tenait de-
bout adossée à une cloison, et froissait entre ses doigts
— Et qui nous en donnera ? effilés et d’un dessin antique une bruyère innocente dont
— Nous serons sur la route, et nous verrons sur le visage elle arrachait les fleurs, et dont les débris jonchaient dé-
de Dantès ce qui se sera passé. jà le sol ; en outre, ses bras nus jusqu’au coude, ses bras
— Allons, dit Caderousse ; mais c’est toi qui payes ? brunis, mais qui semblaient modelés sur ceux de la Vé-
nus d’Arles, frémissaient d’une sorte d’impatience fébrile,
— Certainement, répondit Danglars. et elle frappait la terre de son pied souple et cambré, de
Et tous deux s’acheminèrent d’un pas rapide vers l’endroit sorte que l’on entrevoyait la forme pure, fière et hardie
indiqué. Arrivés là, ils se firent apporter une bouteille et de sa jambe, emprisonnée dans un bas de coton rouge à
deux verres. coins gris et bleus.

Le père Pamphile venait de voir passer Dantès il n’y avait À trois pas d’elle, assis sur une chaise qu’il balançait
pas dix minutes. d’un mouvement saccadé, appuyant son coude à un vieux
meuble vermoulu, un grand garçon de vingt à vingt-deux
Certains que Dantès était aux Catalans, ils s’assirent ans la regardait d’un air où se combattaient l’inquiétude
sous le feuillage naissant des platanes et des sycomores, et le dépit ; ses yeux interrogeaient, mais le regard ferme
dans les branches desquels une bande joyeuse d’oiseaux et fixe de la jeune fille dominait son interlocuteur.
chantaient un des premiers beaux jours de printemps.
— Voyons, Mercédès, disait le jeune homme, voici
Pâque qui va revenir, c’est le moment de faire une noce,
III répondez-moi !
— Je vous ai répondu cent fois, Fernand, et il faut en véri-
LES CATALANS. té que vous soyez bien ennemi de vous-même pour m’in-
terroger encore !
9

— Eh bien ! répétez-le encore, je vous en supplie, étendre mon état de pêcheur ; je puis entrer comme com-
répétez-le encore pour que j’arrive à le croire. Dites- mis dans un comptoir ; je puis moi-même devenir mar-
moi pour la centième fois que vous refusez mon amour, chand !
qu’approuvait votre mère ; faites-moi bien comprendre — Vous ne pouvez rien tenter de tout cela, Fernand ; vous
que vous jouez de mon bonheur, que ma vie et ma mort êtes soldat, et si vous restez aux Catalans, c’est parce qu’il
ne sont rien pour vous. Ah ! mon Dieu, mon Dieu ! avoir n’y a pas de guerre. Demeurez donc pêcheur ; ne faites
rêvé dix ans d’être votre époux, Mercédès, et perdre cet point de rêves qui vous feraient paraître la réalité plus ter-
espoir qui était le seul but de sa vie ! rible encore, et contentez-vous de mon amitié, puisque je
— Ce n’est pas moi du moins qui vous ai jamais encou- ne puis vous donner autre chose.
ragé dans cet espoir, Fernand, répondit Mercédès ; vous — Eh bien, vous avez raison, Mercédès, je serai marin ;
n’avez pas une seule coquetterie à me reprocher à votre j’aurai, au lieu du costume de nos pères que vous mé-
égard. Je vous ai toujours dit : Je vous aime comme un prisez, un chapeau verni, une chemise rayée et une veste
frère, mais n’exigez jamais de moi autre chose que cette bleue avec des ancres sur les boutons. N’est-ce point ainsi
amitié fraternelle, car mon cœur est à un autre. Vous ai-je qu’il faut être habillé pour vous plaire ?
toujours dit cela, Fernand ?
— Que voulez-vous dire ? demanda Mercédès en lançant
— Oui, je le sais bien, Mercédès, répondit le jeune un regard impérieux, que voulez-vous dire ? je ne vous
homme ; oui, vous vous êtes donné vis-à-vis de moi le comprends pas.
cruel mérite de la franchise ; mais oubliez-vous que c’est
parmi les Catalans une loi sacrée de se marier entre eux ? — Je veux dire, Mercédès, que vous n’êtes si dure et si
cruelle pour moi que parce que vous attendez quelqu’un
— Vous vous trompez, Fernand, ce n’est pas une loi,
qui est ainsi vêtu. Mais celui que vous attendez est incons-
c’est une habitude, voilà tout ; et, croyez-moi, n’invoquez tant peut-être, et, s’il ne l’est pas, la mer l’est pour lui.
pas cette habitude en votre faveur. Vous êtes tombé à la
conscription, Fernand ; la liberté qu’on vous laisse, c’est — Fernand, s’écria Mercédès, je vous croyais bon et je
une simple tolérance ; d’un moment à l’autre vous pou- me trompais ! Fernand, vous êtes un mauvais cœur d’ap-
vez être appelé sous les drapeaux. Une fois soldat, que peler à l’aide de votre jalousie les colères de Dieu ! Eh
ferez-vous de moi, c’est-à-dire d’une pauvre fille orphe- bien, oui, je ne m’en cache pas, j’attends et j’aime ce-
line, triste, sans fortune, possédant pour tout bien une ca- lui que vous dites, et s’il ne revient pas, au lieu d’accuser
bane presque en ruines, où pendent quelques filets usés, cette inconstance que vous invoquez, vous, je dirai qu’il
misérable héritage laissé par mon père à ma mère et par est mort en m’aimant.
ma mère à moi ? Depuis un an qu’elle est morte, songez Le jeune Catalan fit un geste de rage.
donc, Fernand, que je vis presque de la charité publique !
Quelquefois vous feignez que je vous suis utile, et cela — Je vous comprends, Fernand : vous vous en prendrez
pour avoir le droit de partager votre pêche avec moi ; et à lui de ce que je ne vous aime pas ; vous croiserez votre
j’accepte, Fernand, parce que vous êtes le fils d’un frère couteau catalan contre son poignard ! À quoi cela vous
de mon père, parce que nous avons été élevés ensemble, avancera-t-il ? À perdre mon amitié si vous êtes vaincu,
et plus encore parce que, par-dessus tout, cela vous ferait à voir mon amitié se changer en haine si vous êtes vain-
trop de peine si je vous refusais. Mais je sens bien que ce queur. Croyez-moi, chercher querelle à un homme est un
poisson que je vais vendre et dont je tire l’argent avec le- mauvais moyen de plaire à la femme qui aime cet homme.
quel j’achète le chanvre que je file, je sens bien, Fernand, Non, Fernand, vous ne vous laisserez point aller ainsi à
que c’est une charité. vos mauvaises pensées. Ne pouvant m’avoir pour femme,
vous vous contenterez de m’avoir pour amie et pour sœur ;
— Et qu’importe, Mercédès, si, pauvre et isolée que vous et d’ailleurs, ajouta-t-elle, les yeux troublés et mouillés de
êtes, vous me convenez ainsi mieux que la fille du plus larmes, attendez, attendez, Fernand : vous l’avez dit tout à
fier armateur ou du plus riche banquier de Marseille ! À l’heure, la mer est perfide, et il y a déjà quatre mois qu’il
nous autres, que nous faut-il ? Une honnête femme et une est parti ; depuis quatre mois j’ai compté bien des tem-
bonne ménagère. Où trouverais-je mieux que vous sous pêtes !
ces deux rapports ?
Fernand demeura impassible ; il ne chercha pas à essuyer
— Fernand, répondit Mercédès en secouant la tête, on de- les larmes qui roulaient sur les joues de Mercédès ; et ce-
vient mauvaise ménagère et on ne peut répondre de rester pendant, pour chacune de ces larmes, il eût donné un
honnête femme lorsqu’on aime un autre homme que son verre de son sang ; mais ces larmes coulaient pour un
mari. Contentez-vous de mon amitié, car, je vous le ré- autre.
pète, c’est tout ce que je puis vous promettre, et je ne
promets que ce que je suis sûre de pouvoir donner. Il se leva, fit un tour dans la cabane et revint, s’arrêta de-
vant Mercédès, l’œil sombre et les poings crispés.
— Oui, je comprends, dit Fernand ; vous supportez pa-
tiemment votre misère, mais vous avez peur de la mienne. — Voyons, Mercédès, dit-il, encore une fois répondez :
Eh bien, Mercédès, aimé de vous, je tenterai la fortune ; est-ce bien résolu ?
vous me porterez bonheur, et je deviendrai riche : je puis
10

— J’aime Edmond Dantès, dit froidement la jeune fille, Ce seul regard lui apprit tout.
et nul autre qu’Edmond ne sera mon époux. La colère monta à son front.
— Et vous l’aimerez toujours ?
— Je ne savais pas venir avec tant de hâte chez vous, Mer-
— Tant que je vivrai. cédès, pour y trouver un ennemi.
Fernand baissa la tête comme un homme découragé, — Un ennemi ! s’écria Mercédès avec un regard de cour-
poussa un soupir qui ressemblait à un gémissement ; puis roux à l’adresse de son cousin ; un ennemi chez moi, dis-
tout à coup relevant le front, les dents serrées et les narines tu, Edmond ! Si je croyais cela, je te prendrais sous le
entr’ouvertes : bras et je m’en irais à Marseille, quittant la maison pour
— Mais s’il est mort ? n’y plus jamais rentrer.
L’œil de Fernand lança un éclair.
— S’il est mort, je mourrai.
— Mais s’il vous oublie ? — Et s’il t’arrivait malheur, mon Edmond, continua-t-elle
avec ce même flegme implacable qui prouvait à Fernand
— Mercédès ! cria une voix joyeuse au dehors de la mai- que la jeune fille avait lu jusqu’au plus profond de sa si-
son, Mercédès ! nistre pensée, s’il t’arrivait malheur, je monterais sur le
— Ah ! s’écria la jeune fille en rugissant de joie et en cap de Morgion, et je me jetterais sur les rochers la tête
bondissant d’amour, tu vois bien qu’il ne m’a pas oubliée, la première.
puisque le voilà ! Fernand devint affreusement pâle.
Et elle s’élança vers la porte, qu’elle ouvrit en s’écriant : — Mais tu t’es trompé, Edmond, poursuivit-elle, tu n’as
— À moi, Edmond ! me voici. point d’ennemi ici ; il n’y a que Fernand, mon frère, qui
va te serrer la main comme à un ami dévoué.
Fernand, pâle et frémissant, recula en arrière, comme
fait un voyageur à la vue d’un serpent, et, rencontrant sa Et à ces mots la jeune fille fixa son visage impérieux sur
chaise, il y retomba assis. le Catalan, qui, comme s’il eût été fasciné par ce regard,
s’approcha lentement d’Edmond et lui tendit la main.
Edmond et Mercédès étaient dans les bras l’un de l’autre.
Le soleil ardent de Marseille, qui pénétrait à travers l’ou- Sa haine, pareille à une vague impuissante, quoique fu-
verture de la porte les inondait d’un flot de lumière. rieuse, venait se briser contre l’ascendant que cette femme
D’abord ils ne virent rien de ce qui les entourait. Un im- exerçait sur lui.
mense bonheur les isolait du monde, et ils ne parlaient Mais à peine eut-il touché la main d’Edmond, qu’il sentit
que par ces mots entrecoupés qui sont les élans d’une joie qu’il avait fait tout ce qu’il pouvait faire, et qu’il s’élança
si vive qu’ils semblent l’expression de la douleur. hors de la maison.
Tout à coup Edmond aperçut la figure sombre de Fernand, — Oh ! s’écriait-il en courant comme un insensé et en
qui se dessinait dans l’ombre, pâle et menaçante ; par un noyant ses mains dans ses cheveux, oh ! qui me délivrera
mouvement dont il ne se rendit pas compte lui-même, le donc de cet homme ? Malheur à moi ! malheur à moi !
jeune Catalan tenait la main sur le couteau passé à sa cein-
— Eh, le Catalan ! eh, Fernand ! où cours-tu ? dit une
ture.
voix.
— Ah ! pardon, dit Dantès en fronçant le sourcil à son
tour, je n’avais pas remarqué que nous étions trois. Le jeune homme s’arrêta tout court, regarda autour de
lui, et aperçut Caderousse attablé avec Danglars sous un
Puis, se tournant vers Mercédès : berceau de feuillage.
— Qui est Monsieur ? demanda-t-il. — Eh ! dit Caderousse, pourquoi ne viens-tu pas ? Es-tu
— Monsieur sera votre meilleur ami, Dantès, car c’est donc si pressé que tu n’aies pas le temps de dire bonjour
mon ami à moi, c’est mon cousin, c’est mon frère ; c’est aux amis ?
Fernand ; c’est-à-dire l’homme qu’après vous, Edmond, — Surtout quand ils ont encore une bouteille presque
j’aime le plus au monde ; ne le reconnaissez-vous pas ? pleine devant eux, ajouta Danglars.
— Ah ! si fait, dit Edmond ; et, sans abandonner Mercé- Fernand regarda les deux hommes d’un air hébété, et ne
dès dont il tenait la main serrée dans une des siennes, il répondit rien.
tendit avec un mouvement de cordialité son autre main au
Catalan. — Il semble tout penaud, dit Danglars poussant du ge-
nou Caderousse ; est-ce que nous nous serions trompés,
Mais Fernand, loin de répondre à ce geste amical, resta et qu’au contraire de ce que nous avions prévu, Dantès
muet et immobile comme une statue. triompherait ?
Alors Edmond promena son regard investigateur de Mer- — Dame ! il faut voir, dit Caderousse ; et se retournant
cédès, émue et tremblante, à Fernand, sombre et mena- vers le jeune homme : Eh bien ! voyons, le Catalan, te
çant. décides-tu ? dit-il.
11

Fernand essuya la sueur qui ruisselait de son front et entra — Un amoureux n’est jamais terrible, dit-il.
lentement sous la tonnelle, dont l’ombrage sembla rendre — Le pauvre garçon ! reprit Danglars feignant de plaindre
un peu de calme à ses sens et la fraîcheur un peu de bien-le jeune homme du plus profond de son cœur. Que veux-
être à son corps épuisé. tu ? Il ne s’attendait pas à voir revenir ainsi Dantès tout
— Bonjour, dit-il, vous m’avez appelé, n’est-ce pas ? à coup ; il le croyait peut-être mort, infidèle, qui sait !
Et il tomba plutôt qu’il ne s’assit sur un des sièges qui Ces choses-là sont d’autant plus sensibles qu’elles nous
arrivent tout à coup.
entouraient la table.
— Je t’ai appelé parce que tu courais comme un fou, et — Ah ! ma foi, dans tous les cas, dit Caderousse qui bu-
que j’ai eu peur que tu n’allasses te jeter à la mer, dit vait tout en parlant et sur lequel le vin fumeux de La
en riant Caderousse. Que diable, quand on a des amis, Malgue commençait à faire son effet, dans tous les cas,
c’est non seulement pour leur offrir un verre de vin, mais Fernand n’est pas le seul que l’heureuse arrivée de Dantès
encore pour les empêcher de boire trois ou quatre pintes contrarie ; n’est-ce pas, Danglars ?
d’eau. — Non, tu dis vrai, et j’oserais presque dire que cela lui
portera malheur.
Fernand poussa un gémissement qui ressemblait à un san-
glot, et laissa tomber sa tête sur ses deux poignets posés — Mais n’importe, reprit Caderousse en versant un verre
en croix sur la table. de vin à Fernand et en remplissant pour la huitième ou
— Eh bien ! veux-tu que je te dise, Fernand, reprit Cade- dixième fois son propre verre, tandis que Danglars avait à
rousse, entamant l’entretien avec cette brutalité grossière peine effleuré le sien ; n’importe, en attendant il épouse
des gens du peuple auxquels la curiosité fait oublier toute Mercédès, la belle Mercédès ; il revient pour cela, du
diplomatie ; eh bien ! tu as l’air d’un amant déconfit ! moins.

Et il accompagna cette plaisanterie d’un gros rire. Pendant ce temps, Danglars enveloppait d’un regard per-
çant le jeune homme, sur le cœur duquel les paroles de
— Bah ! répondit Danglars, un garçon taillé comme celui- Caderousse tombaient comme du plomb fondu.
là n’est pas fait pour être malheureux en amour, tu te
moques, Caderousse. — Et à quand la noce ? demanda-t-il.

— Non pas, reprit celui-ci ; écoute plutôt comme il sou- — Oh ! elle n’est pas encore faite ! murmura Fernand.
pire. Allons, allons, Fernand, dit Caderousse, lève le nez — Non, mais elle se fera, dit Caderousse, aussi vrai que
et réponds-nous : ce n’est pas aimable de ne pas répondre Dantès sera le capitaine du Pharaon, n’est-ce pas, Dan-
aux amis qui nous demandent des nouvelles de notre san- glars ?
té. Danglars tressaillit à cette atteinte inattendue, et se re-
— Ma santé va bien, dit Fernand crispant ses poings, mais tourna vers Caderousse, dont à son tour il étudia le visage
sans lever la tête. pour voir si le coup était prémédité ; mais il ne lut rien que
l’envie sur ce visage déjà presque hébété par l’ivresse.
— Ah ! vois-tu, Danglars, dit Caderousse en faisant signe
de l’œil à son ami, voici la chose : Fernand, que tu vois, et — Eh bien ! dit-il en remplissant les verres, buvons donc
qui est un bon et brave Catalan, un des meilleurs pêcheurs au capitaine Edmond Dantès, mari de la belle Catalane !
de Marseille, est amoureux d’une belle fille qu’on appelle Caderousse porta son verre à sa bouche d’une main alour-
Mercédès ; mais malheureusement il paraît que la belle die et l’avala d’un trait. Fernand prit le sien et le brisa
fille de son côté est amoureuse du second du Pharaon ; contre terre.
et, comme le Pharaon est entré aujourd’hui même dans
le port, tu comprends ? — Eh, eh, eh ! dit Caderousse, qu’aperçois-je donc là-
bas, au haut de la butte, dans la direction des Catalans ?
— Non, je ne comprends pas, dit Danglars. Regarde donc, Fernand, tu as meilleure vue que moi ; je
— Le pauvre Fernand aura reçu son congé, continua Ca- crois que je commence à voir trouble, et, tu le sais, le
derousse. vin est un traître : on dirait de deux amants qui marchent
— Eh bien ! après ? dit Fernand relevant la tête et regar- côte à côte et la main dans la main. Dieu me pardonne !
dant Caderousse en homme qui cherche quelqu’un sur qui ils ne se doutent pas que nous les voyons, et les voilà qui
faire tomber sa colère ; Mercédès ne dépend de personne s’embrassent !
n’est-ce pas ? et elle est bien libre d’aimer qui elle veutDanglars ne perdait pas une des angoisses de Fernand,
— Ah ! si tu le prends ainsi, dit Caderousse, c’est autre dont le visage se décomposait à vue d’œil.
chose ! Moi je te croyais un Catalan ; et l’on m’avait dit — Les connaissez-vous, monsieur Fernand ? dit-il.
que les Catalans n’étaient pas hommes à se laisser sup- — Oui, répondit celui-ci d’une voix sourde, c’est M. Ed-
planter par un rival ; on avait même ajouté que Fernand
mond et mademoiselle Mercédès.
surtout était terrible dans sa vengeance.
— Ah ! voyez-vous ! dit Caderousse, et moi qui ne les
Fernand sourit avec pitié.
12

reconnaissais pas ! Ohé, Dantès ! ohé, la belle fille ! venez serve. Les amis y seront, je l’espère ; c’est vous dire que
par ici un peu, et dites-nous à quand la noce, car voici M. vous êtes invité, monsieur Danglars ; c’est te dire que tu
Fernand qui est si entêté qu’il ne veut pas nous le dire. en es, Caderousse.
— Veux-tu te taire ! dit Danglas, affectant de retenir Ca- — Et Fernand, dit Caderousse en riant d’un rire pâteux,
derousse, qui, avec la ténacité des ivrognes, se penchait Fernand en est-il aussi ?
hors du berceau ; tâche de te tenir debout et laisse les — Le frère de ma femme est mon frère, dit Edmond, et
amoureux s’aimer tranquillement. Tiens, regarde M. Fer-
nous le verrions avec un profond regret, Mercédès et moi,
nand, et prends exemple : il est raisonnable, lui. s’écarter de nous dans un pareil moment.
Peut-être Fernand, poussé à bout, aiguillonné par Dan- Fernand ouvrit la bouche pour répondre ; mais la voix ex-
glars comme le taureau par les bandilleros, allait-il enfin pira dans sa gorge, et il ne put articuler un seul mot.
s’élancer, car il s’était déjà levé et semblait se ramasser
sur lui-même pour bondir sur son rival ; mais Mercédès, — Aujourd’hui les accords, demain ou après-demain les
riante et droite, leva sa belle tête et fit rayonner son clair fiançailles… diable ! vous êtes bien pressé, capitaine.
regard ; alors Fernand se rappela la menace qu’elle avait — Danglars, reprit Edmond en souriant, je vous dirai
faite, de mourir si Edmond mourait, et il retomba tout comme Mercédès disait tout à l’heure à Caderousse : ne
découragé sur son siège. me donnez pas le titre qui ne me convient pas encore, cela
Danglars regarda successivement ces deux hommes à l’un me porterait malheur.
abruti par l’ivresse, l’autre dominé par l’amour. — Pardon, répondit Danglars ; je disais donc simplement
— Je ne tirerai rien de ces niais-là, murmura-t-il, et j’ai que vous paraissiez bien pressé ; que diable ! nous avons
grand-peur d’être ici entre un ivrogne et un poltron : voi- le temps : le Pharaon ne se remettra guère en mer avant
ci un envieux qui se grise avec du vin, tandis qu’il devrait trois mois.
s’enivrer de fiel ; voici un grand imbécile à qui on vient de — On est toujours pressé d’être heureux, monsieur Dan-
prendre sa maîtresse sous son nez, et qui se contente de glars, car lorsqu’on a souffert longtemps on a grand-peine
pleurer et de se plaindre comme un enfant. Et cependant, à croire au bonheur. Mais ce n’est pas l’égoïsme seul qui
cela vous a des yeux flamboyants comme ces Espagnols, me fait agir : il faut que j’aille à Paris.
ces Siciliens et ces Calabrais, qui se vengent si bien ; cela
vous a des poings à écraser une tête de bœuf aussi sûre- — Ah, vraiment ! à Paris ; et c’est la première fois que
ment que le ferait la masse d’un boucher. Décidément, le vous y allez, Dantès ?
destin d’Edmond l’emporte ; il épousera la belle fille, il se- — Oui.
ra capitaine et se moquera de nous ; à moins que, un sou-
— Vous y avez affaire ?
rire livide se dessina sur les lèvres de Danglars, à moins
que je ne m’en mêle, ajouta-t-il. — Pas pour mon compte : une dernière commission de
notre pauvre capitaine Leclère à remplir ; vous compre-
— Holà ! continuait de crier Caderousse à moitié levé et
nez, Danglars, c’est sacré. D’ailleurs, soyez tranquille, je
les poings sur la table, holà ! Edmond ! tu ne vois donc
ne prendrai le temps que d’aller et revenir.
pas les amis, ou est-ce que tu es déjà trop fier pour leur
parler ? — Oui, oui, je comprends, dit tout haut Danglars.
— Non, mon cher Caderousse, répondit Dantès, je ne suis Puis tout bas :
pas fier, mais je suis heureux, et le bonheur aveugle, je — À Paris, pour remettre à son adresse sans doute la lettre
crois, encore plus que la fierté. que le grand maréchal lui a donnée. Pardieu ! cette lettre
— À la bonne heure ! voilà une explication, dit Cade- me fait pousser une idée, une excellente idée ! Ah ! Dan-
rousse. Eh ! bonjour, madame Dantès. tès, mon ami, tu n’es pas encore couché au registre du
Pharaon sous le numéro 1.
Mercédès salua gravement.
Puis se retournant vers Edmond, qui s’éloignait déjà :
— Ce n’est pas encore mon nom, dit-elle, et dans mon
pays cela porte malheur, assure-t-on, d’appeler les filles du — Bon voyage ! lui cria-t-il.
nom de leur fiancé avant que ce fiancé ne soit leur mari ; — Merci, répondit Edmond en retournant la tête et en
appelez-moi donc Mercédès, je vous prie. accompagnant ce mouvement d’un geste amical.
— Il faut lui pardonner, à ce bon voisin Caderousse, dit Puis les deux amants continuèrent leur route, calmes et
Dantès, il se trompe de si peu de chose ! joyeux comme deux élus qui montent au ciel.
— Ainsi, la noce va avoir lieu incessamment, monsieur IV
Dantès ? dit Danglars en saluant les deux jeunes gens.
— Le plus tôt possible, monsieur Danglars ; aujourd’hui COMPLOT.
tous les accords chez le papa Dantès, et demain ou après-
demain, au plus tard, le dîner des fiançailles, ici, à la Ré-
13

Danglars suivit Edmond et Mercédès des yeux jusqu’à Et pour joindre la preuve à la proposition, Caderousse
ce que les deux amants eussent disparu à l’un des angles frappa avec son verre sur la table.
du fort Saint-Nicolas ; puis, se retournant alors, il aper- — Vous disiez donc, Monsieur ? reprit Fernand attendant
çut Fernand, qui était retombé pâle et frémissant sur sa avec avidité la suite de la phrase interrompue.
chaise, tandis que Caderousse balbutiait les paroles d’une
chanson à boire. — Que disais-je ? Je ne me le rappelle plus. Cet ivrogne
de Caderousse m’a fait perdre le fil de mes pensées.
— Ah çà ! mon cher monsieur, dit Danglars à Fernand,
voilà un mariage qui ne me paraît pas faire le bonheur de — Ivrogne tant que tu le voudras ; tant pis pour ceux qui
tout le monde ? craignent le vin, c’est qu’ils ont quelque mauvaise pensée
qu’ils craignent que le vin ne leur tire du cœur.
— Il me désespère, dit Fernand.
Et Caderousse se mit à chanter les deux derniers vers
— Vous aimiez donc Mercédès ? d’une chanson fort en vogue à cette époque :
— Je l’adorais !
Tous les méchants sont buveurs d’eau,
— Depuis longtemps ? C’est bien prouvé par le déluge.
— Depuis que nous nous connaissons, je l’ai toujours ai- — Vous disiez, Monsieur, reprit Fernand, que vous vou-
mée. driez me tirer de peine ; mais, ajoutiez-vous…
— Et vous êtes là à vous arracher les cheveux, au lieu de — Oui, mais, ajoutais-je… pour vous tirer de peine il
chercher remède à la chose ! Que diable, je ne croyais pas suffit que Dantès n’épouse pas celle que vous aimez ; et le
que ce fût ainsi qu’agissaient les gens de votre nation. mariage peut très bien manquer, ce me semble, sans que
Dantès meure.
— Que voulez-vous que je fasse ? demanda Fernand.
— Et que sais-je, moi ? Est-ce que cela me regarde ? Ce — La mort seule les séparera, dit Fernand.
n’est pas moi, ce me semble, qui suis amoureux de made- — Vous raisonnez comme un coquillage, mon ami, dit
moiselle Mercédès, mais vous. Cherchez, dit l’Évangile, Caderousse, et voilà Danglars, qui est un finot, un malin,
et vous trouverez. un grec, qui va vous prouver que vous avez tort. Prouve,
— J’avais trouvé déjà. Danglars. J’ai répondu de toi. Dis-lui qu’il n’est pas besoin
que Dantès meure ; d’ailleurs ce serait fâcheux qu’il mou-
— Quoi ? rût, Dantès. C’est un bon garçon, je l’aime, moi, Dantès.
— Je voulais poignarder l’homme, mais la femme m’a dit À ta santé, Dantès.
que s’il arrivait malheur à son fiancé, elle se tuerait. Fernand se leva avec impatience.
— Bah ! on dit ces choses-là, mais on ne les fait point. — Laissez-le dire, reprit Danglars en retenant le jeune
— Vous ne connaissez point Mercédès, Monsieur : du homme, et d’ailleurs, tout ivre qu’il est, il ne fait point
moment où elle a menacé, elle exécuterait. si grande erreur. L’absence disjoint tout aussi bien que
la mort ; et supposez qu’il y ait entre Edmond et Mercé-
— Imbécile ! murmura Danglars : qu’elle se tue ou non, dès les murailles d’une prison, ils seront séparés ni plus ni
que m’importe, pourvu que Dantès ne soit point capitaine. moins que s’il y avait là pierre d’une tombe.
— Et avant que Mercédès ne meure, reprit Fernand avec — Oui, mais on sort de prison, dit Caderousse, qui avec
l’accent d’une immuable résolution, je mourrais, moi- les restes de son intelligence se cramponnait à la conver-
même. sation, et quand on est sorti de prison et qu’on s’appelle
— En voilà de l’amour ! dit Caderousse d’une voix de plus Edmond Dantès, on se venge.
en plus avinée ; en voilà, ou je ne m’y connais plus ! — Qu’importe ! murmura Fernand.
— Voyons, dit Danglars, vous me paraissez un gentil gar- — D’ailleurs, reprit Caderousse, pourquoi mettrait-on
çon, et je voudrais, le diable m’emporte ! vous tirer de Dantès en prison ? il n’a ni volé, ni tué, ni assassiné.
peine ; mais…
— Tais-toi, dit Danglars.
— Oui, dit Caderousse, voyons.
— Je ne veux pas me taire, moi, dit Caderousse. Je veux
— Mon cher, reprit Danglars, tu es aux trois quarts ivre : qu’on me dise pourquoi on mettrait Dantès en prison.
achève la bouteille, et tu le seras tout à fait. Bois, et ne te Moi, j’aime Dantès. À ta santé, Dantès !
mêle pas de ce que nous faisons : pour ce que nous faisons
il faut avoir toute sa tête. Et il avala un nouveau verre de vin.
— Moi ivre ? dit Caderousse, allons donc ! J’en boirais en- Danglars suivit dans les yeux atones du tailleur les progrès
core quatre, de tes bouteilles, qui ne sont pas plus grandes de l’ivresse, et se tournant vers Fernand :
que des bouteilles d’eau de Cologne ! Père Pamphile, du — Eh bien ! comprenez-vous, dit-il, qu’il n’y a pas besoin
vin ! de le tuer ?
14

— Non, certes, si, comme vous le disiez tout à l’heure on — Il y a ce que vous désirez là sur cette table, dit le garçon
avait le moyen de faire arrêter Dantès. Mais ce moyen, en montrant les objets demandés.
l’avez-vous ? — Donnez-les-nous alors.
— En cherchant bien, dit Danglars, on pourrait le trouver. Le garçon prit le papier, l’encre et la plume, et les déposa
Mais, continua-t-il, de quoi diable vais-je me mêler là ;
sur la table du berceau.
est-ce que cela me regarde ?
— Quand on pense, dit Caderousse en laissant tomber sa
— Je ne sais pas si cela vous regarde, dit Fernand en lui main sur le papier, qu’il y a là de quoi tuer un homme
saisissant le bras ; mais ce que je sais, c’est que vous avez plus sûrement que si on l’attendait au coin d’un bois pour
quelque motif de haine particulière contre Dantès : celui l’assassiner ! J’ai toujours eu plus peur d’une plume, d’une
qui hait lui-même ne se trompe pas aux sentiments des bouteille d’encre et d’une feuille de papier que d’une épée
autres. ou d’un pistolet.
— Moi, des motifs de haine contre Dantès ? Aucun, sur — Le drôle n’est pas encore si ivre qu’il en a l’air, dit
ma parole. Je vous ai vu malheureux et votre malheur Danglars ; versez-lui donc à boire, Fernand.
m’a intéressé, voilà tout ; mais du moment où vous croyez
que j’agis pour mon propre compte, adieu, mon cher ami, Fernand remplit le verre de Caderousse, et celui-ci, en
tirez-vous d’affaire comme vous pourrez. véritable buveur qu’il était, leva la main de dessus le papier
et la porta à son verre.
Et Danglars fit semblant de se lever à son tour.
Le Catalan suivit le mouvement jusqu’à ce que Cade-
— Non pas, dit Fernand en le retenant, restez ! Peu m’im- rousse, presque vaincu par cette nouvelle attaque, reposât
porte, au bout du compte, que vous en vouliez à Dantès, ou plutôt laissât retomber son verre sur la table.
ou que vous ne lui en vouliez pas : je lui en veux, moi ;
je l’avoue hautement. Trouvez le moyen, et je l’exécute, — Eh bien ? reprit le Catalan en voyant que le reste de
pourvu qu’il n’y ait pas mort d’homme, car Mercédès a la raison de Caderousse commençait à disparaître sous ce
dit qu’elle se tuerait si l’on tuait Dantès. dernier verre de vin.
Caderousse, qui avait laissé tomber sa tête sur la table, — Eh bien ! je disais donc, par exemple, reprit Danglars,
releva le front, et regardant Fernand et Danglars avec des que si, après un voyage comme celui que vient de faire
yeux lourds et hébétés : Dantès, et dans lequel il a touché à Naples et à l’île d’Elbe,
quelqu’un le dénonçait au procureur du roi comme agent
— Tuer Dantès ! dit-il, qui parle ici de tuer Dantès ? Je ne bonapartiste…
veux pas qu’on le tue, moi : c’est mon ami ; il a offert ce
matin de partager son argent avec moi, comme j’ai par- — Je le dénoncerai, moi ! dit vivement le jeune homme.
tagé le mien avec lui : je ne veux pas qu’on tue Dantès. — Oui ; mais alors on vous fait signer votre déclaration,
— Et qui te parle de le tuer, imbécile ! reprit Danglars ; on vous confronte avec celui que vous avez dénoncé : je
il s’agit d’une simple plaisanterie ; bois à sa santé, ajouta- vous fournis de quoi soutenir votre accusation, je le sais
t-il en remplissant le verre de Caderousse, et laisse-nous bien ; mais Dantès ne peut rester éternellement en prison,
tranquilles. un jour ou l’autre il en sort, et, ce jour où il en sort, mal-
heur à celui qui l’y a fait entrer !
— Oui, oui, à la santé de Dantès ! dit Caderousse en vi-
dant son verre, à sa santé !… à sa santé… là ! — Oh ! je ne demande qu’une chose, dit Fernand, c’est
qu’il vienne me chercher une querelle !
— Mais le moyen… le moyen ? dit Fernand.
— Oui, et Mercédès ! Mercédès, qui vous prend en haine
— Vous ne l’avez donc pas trouvé encore, vous ? si vous avez seulement le malheur d’écorcher l’épiderme
— Non, vous vous en êtes chargé. à son bien-aimé Edmond !
— C’est vrai, reprit Danglars, les Français ont cette supé- — C’est juste, dit Fernand.
riorité sur les Espagnols, que les Espagnols ruminent et — Non, non, reprit Danglars, si on se décidait à une pa-
que les Français inventent. reille chose, voyez-vous, il vaudrait bien mieux prendre
— Inventez donc alors, dit Fernand avec impatience. tout bonnement, comme je le fais, cette plume, la tremper
— Garçon, dit Danglars, une plume, de l’encre et du pa- dans l’encre, et écrire de la main gauche, pour que l’écri-
pier ! ture ne fût pas reconnue, une petite dénonciation ainsi
conçue.
— Une plume, de l’encre et du papier ! murmura Fernand.
Et Danglars, joignant l’exemple au précepte, écrivit de la
— Oui, je suis agent comptable : la plume, l’encre et le main gauche et d’une écriture renversée, qui n’avait au-
papier sont mes instruments ; et sans mes instruments je cune analogie avec son écriture habituelle, les lignes sui-
ne sais rien faire. vantes, qu’il passa à Fernand, et que Fernand lut à demi
— Une plume, de l’encre et du papier ! cria à son tour voix.
Fernand.
15

« Monsieur le procureur du roi est prévenu, par un ami — Je n’ai point besoin à Marseille, et je n’y veux point
du trône et de la religion, que le nommé Edmond Dantès, aller.
second du navire le Pharaon arrivé ce matin de Smyrne — Comment as-tu dit cela ? Tu ne veux pas, mon bon-
après avoir touché à Naples et à Porto-Ferrajo, a été char- homme ! eh bien, à ton aise ! liberté pour tout le monde !
gé, par Murat, d’une lettre pour l’usurpateur, et, par l’usur- Viens, Danglars, et laissons Monsieur rentrer aux Cata-
pateur, d’une lettre pour le comité bonapartiste de Paris. lans, puisqu’il le veut.
« On aura la preuve de son crime en l’arrêtant ; car on
Danglars profita de ce moment de bonne volonté de Cade-
trouvera cette lettre ou sur lui, ou chez son père, ou dans rousse pour l’entraîner du côté de Marseille ; seulement,
sa cabine à bord du Pharaon. » pour ouvrir un chemin plus court et plus facile à Fernand,
— À la bonne heure, continua Danglars ; ainsi votre ven- au lieu de revenir par le quai de la Rive-Neuve il revint
geance aurait le sens commun, car d’aucune façon alors par la porte Saint-Victor.
elle ne pourrait retomber sur vous, et la chose irait toute Caderousse le suivait, tout chancelant, accroché à son
seule ; il n’y aurait plus qu’à plier cette lettre, comme je le bras. Lorsqu’il eut fait une vingtaine de pas, Danglars se
fais, et à écrire dessus : « À monsieur le procureur royal. » retourna et vit Fernand se précipiter sur le papier, qu’il
Tout serait dit. mit dans sa poche ; puis aussitôt, s’élançant hors de la ton-
Et Danglars écrivit l’adresse en se jouant. nelle, le jeune homme tourna du côté du Pillon.
— Oui, tout serait dit, s’écria Caderousse, qui par un — Eh bien, que fait-il donc ? dit Caderousse, il nous a
dernier effort d’intelligence avait suivi la lecture, et qui menti : il a dit qu’il allait aux Catalans, et il va à la ville !
comprenait d’instinct tout ce qu’une pareille dénonciation Holà, Fernand ! tu te trompes, mon garçon !
pourrait entraîner de malheur ; oui, tout serait dit : seule- — C’est toi qui vois trouble, dit Danglars, il suit tout droit
ment, ce serait une infamie. le chemin des Vieilles-Infirmeries.
Et il allongea le bras pour prendre la lettre. — En vérité ! dit Caderousse, eh bien ! j’aurais juré qu’il
— Aussi, dit Danglars en la poussant hors de la portée tournait à droite ; décidément le vin est un traître.
de sa main ; aussi, ce que je dis et ce que je fais, c’est en — Allons, allons, murmura Danglars, je crois que main-
plaisantant ; et, le premier, je serais bien fâché qu’il arrivât
tenant la chose est bien lancée, et qu’il n’y a plus qu’à la
quelque chose à Dantès, ce bon Dantès ! Aussi, tiens… laisser marcher toute seule.
Il prit la lettre, la froissa dans ses mains et la jeta dans un V
coin de la tonnelle.
— À la bonne heure, dit Caderousse, Dantès est mon ami, LE REPAS DES FIANÇAILLES.
et je ne veux pas qu’on lui fasse du mal.
— Eh ! qui diable y songe, à lui faire du mal ! ce n’est ni Le lendemain fut un beau jour. Le soleil se leva pur et
moi, ni Fernand ! dit Danglars en se levant et en regardant
brillant, et les premiers rayons d’un rouge pourpre dia-
le jeune homme qui était demeuré assis, mais dont l’œil prèrent de leurs rubis les pointes écumeuses des vagues.
oblique couvait le papier dénonciateur jeté dans un coin.
Le repas avait été préparé au premier étage de cette même
— En ce cas, reprit Caderousse, qu’on nous donne du vin : Réserve, avec la tonnelle de laquelle nous avons déjà fait
je veux boire à la santé d’Edmond et de la belle Mercédès. connaissance. C’était une grande salle éclairée par cinq ou
— Tu n’as déjà que trop bu, ivrogne, dit Danglars, et si six fenêtres, au-dessus de chacune desquelles (explique
tu continues tu seras obligé de coucher ici, attendu que tu le phénomène qui pourra !) était écrit le nom d’une des
ne pourras plus te tenir sur tes jambes. grandes villes de France.
— Moi, dit Caderousse en se levant avec la fatuité de Une balustrade en bois, comme le reste du bâtiment, ré-
l’homme ivre ; moi, ne pas pouvoir me tenir sur mes gnait tout le long de ces fenêtres.
jambes ! je parie que je monte au clocher des Accoules, Quoique le repas ne fût indiqué que pour midi, dès onze
et sans balancer encore ! heures du matin cette balustrade était chargée de prome-
— Eh bien ! soit, dit Danglars, je parie, mais pour de- neurs impatients. C’étaient les marins privilégiés du Pha-
main : aujourd’hui il est temps de rentrer ; donne-moi raon et quelques soldats, amis de Dantès. Tous avaient,
donc le bras et rentrons. pour faire honneur aux fiancés, fait voir le jour à leurs
— Rentrons, dit Caderousse, mais je n’ai pas besoin de plus belles toilettes.
ton bras pour cela. Viens-tu, Fernand ? rentres-tu avec Le bruit circulait, parmi les futurs convives, que les ar-
nous à Marseille ? mateurs du Pharaon devaient honorer de leur présence le
repas de noces de leur second ; mais c’était de leur part un
— Non, dit Fernand, je retourne aux Catalans, moi.
si grand honneur accordé à Dantès que personne n’osait
— Tu as tort, viens avec nous à Marseille, viens. encore y croire.
16

Cependant Danglars, en arrivant avec Caderousse, confir- Mercédès, qui dans cet égoïsme juvénile et charmant de
ma à son tour cette nouvelle. Il avait vu le matin M. Morrel l’amour n’avait d’yeux que pour son Edmond ; Fernand
lui-même, et M. Morrel lui avait dit qu’il viendrait dîner était pâle, puis rouge par bouffées subites qui disparais-
à la Réserve. saient pour faire place chaque fois à une pâleur croissante.
En effet, un instant après eux, M. Morrel fit à son tour De temps en temps il regardait du côté de Marseille, et
son entrée dans la chambre et fut salué, par les matelots alors un tremblement nerveux et involontaire faisait fris-
du Pharaon, d’un hourra unanime d’applaudissements. La sonner ses membres. Fernand semblait attendre ou tout
présence de l’armateur était pour eux la confirmation du au moins prévoir quelque grand événement.
bruit qui courait déjà que Dantès serait nommé capitaine ; Dantès était simplement vêtu. Appartenant à la marine
et comme Dantès était fort aimé à bord, ces braves gens marchande, il avait un habit qui tenait le milieu entre
remerciaient ainsi l’armateur de ce qu’une fois par hasard l’uniforme militaire et le costume civil ; et sous cet ha-
son choix était en harmonie avec leurs désirs. À peine bit, sa bonne mine, que rehaussaient encore la joie et la
M. Morrel fut-il entré qu’on dépêcha unanimement Dan- beauté de sa fiancée, était parfaite.
glars et Caderousse vers le fiancé : ils avaient mission de Mercédès était belle comme une de ces Grecques de
le prévenir de l’arrivée du personnage important dont la Chypre ou de Céos, aux yeux d’ébène et aux lèvres de co-
vue avait produit une si vive sensation, et de lui dire de se rail. Elle marchait de ce pas libre et franc dont marchent
hâter. les Arlésiennes et les Andalouses. Une fille des villes eût
Danglars et Caderousse partirent tout courant, mais ils peut-être essayé de cacher sa joie sous un voile ou tout
n’eurent pas fait cent pas, qu’à la hauteur du magasin à au moins sous le velours de ses paupières, mais Mercédès
poudre ils aperçurent la petite troupe qui venait. souriait et regardait tous ceux qui l’entouraient, et son sou-
Cette petite troupe se composait de quatre jeunes filles, rire et son regard disaient aussi franchement qu’auraient
pu le dire ces paroles : Si vous êtes mes amis, réjouissez-
amies de Mercédès et Catalanes comme elle, et qui ac-
compagnaient la fiancée à laquelle Edmond donnait le vous avec moi, car, en vérité, je suis bien heureuse !
bras. Près de la future marchait le père Dantès, et der- Dès que les fiancés et ceux qui les accompagnaient furent
rière eux venait Fernand avec son mauvais sourire. en vue de la Réserve, M. Morrel descendit et s’avança à
Ni Mercédès, ni Edmond ne voyaient ce mauvais sourire son tour au-devant d’eux, suivi des matelots et des soldats
de Fernand. Les pauvres enfants étaient si heureux qu’ils avec lesquels il était resté, et auxquels il avait renouvelé la
ne voyaient qu’eux seuls et ce beau ciel pur qui les bénis- promesse déjà faite à Dantès qu’il succéderait au capitaine
sait. Leclère. En le voyant venir, Edmond quitta le bras de sa
fiancée et le passa sous celui de M. Morrel. L’armateur
Danglars et Caderousse s’acquittèrent de leur mission et la jeune fille donnèrent alors l’exemple en montant les
d’ambassadeurs ; puis, après avoir échangé une poignée premiers l’escalier de bois qui conduisait à la chambre où
de main bien vigoureuse et bien amicale avec Edmond, le dîner était servi, et qui cria pendant cinq minutes sous
ils allèrent, Danglars prendre place près de Fernand, Ca- les pas pesants des convives.
derousse se ranger aux côtés du père Dantès, centre de
l’attention générale. — Mon père, dit Mercédès en s’arrêtant au milieu de la
table, vous à ma droite, je vous prie ; quant à ma gauche,
Ce vieillard était vêtu de son bel habit de taffetas épin- j’y mettrai celui qui m’a servi de frère, ajouta-t-elle avec
glé, orné de larges boutons d’acier, taillés à facettes. Ses une douceur qui pénétra au plus profond du cœur de Fer-
jambes grêles, mais nerveuses, s’épanouissaient dans de nand comme un coup de poignard. Ses lèvres blêmirent,
magnifiques bas de coton mouchetés, qui sentaient d’une et sous la teinte bistrée de son mâle visage on put voir en-
lieue la contrebande anglaise. À son chapeau à trois core une fois le sang se retirer peu à peu pour affluer au
cornes pendait un flot de rubans blancs et bleus. cœur.
Enfin, il s’appuyait sur un bâton de bois tordu et recour- Pendant ce temps Dantès avait exécuté la même ma-
bé par le haut comme le pedum antique. On eût dit un nœuvre ; à sa droite il avait mis M. Morrel, à sa gauche
de ces muscadins qui paradaient en 1796 dans les jardins Danglars ; puis de la main il avait fait signe à chacun de
nouvellement rouverts du Luxembourg et des Tuileries. se placer à sa fantaisie.
Près de lui, nous l’avons dit, s’était glissé Caderousse, Ca-
Déjà couraient autour de la table les saucissons d’Arles
derousse que l’espérance d’un bon repas avait achevé de à la chair brune et au fumet accentué, les langoustes à
réconcilier avec les Dantès, Caderousse à qui il restait la cuirasse éblouissante, les prayres à la coquille rosée,
dans la mémoire un vague souvenir de ce qui s’était passéles oursins, qui semblent des châtaignes entourées de leur
la veille, comme en se réveillant le matin on trouve dansenveloppe piquante, les clovisses, qui ont la prétention de
son esprit l’ombre du rêve qu’on a fait pendant le sommeil.
remplacer avec supériorité, pour les gourmets du Midi, les
Danglars, en s’approchant de Fernand, avait jeté sur huîtres du Nord ; enfin tous ces hors-d’œuvre délicats que
l’amant désappointé un regard profond. Fernand, mar- la vague roule sur sa rive sablonneuse, et que les pêcheurs
chant derrière les futurs époux, complètement oublié par reconnaissants désignent sous le nom générique de fruits
de mer.
17

— Un beau silence ! dit le vieillard en savourant un verre s’appelle-t-il perdre son temps, à votre avis ? Arrivé d’hier
de vin jaune comme la topaze, que le père Pamphile en au matin, marié aujourd’hui à trois heures ! Parlez-moi
personne venait d’apporter devant Mercédès. Dirait-on des marins pour aller rondement en besogne.
qu’il y a ici trente personnes qui ne demandent qu’à rire. — Mais les autres formalités, objecta timidement Dan-
— Eh ! un mari n’est pas toujours gai, dit Caderousse. glars : le contrat, les écritures ?…
— Le fait est, dit Dantès, que je suis trop heureux en ce — Le contrat, dit Dantès en riant, le contrat est tout fait :
moment pour être gai. Si c’est comme cela que vous l’en- Mercédès n’a rien, ni moi non plus ! Nous nous marions
tendez, voisin, vous avez raison ! La joie fait quelquefois sous le régime de la communauté, et voilà ! Ça n’a pas été
un effet étrange, elle oppresse comme la douleur. long à écrire et ce ne sera pas cher à payer.
Danglars observa Fernand, dont la nature impression- Cette plaisanterie excita une nouvelle explosion de joie et
nable absorbait et renvoyait chaque émotion. de bravos.
— Allons donc, dit-il, est-ce que vous craindriez quelque — Ainsi, ce que nous prenions pour un repas de fian-
chose ? il me semble au contraire que tout va selon vos çailles, dit Danglars, est tout bonnement un repas de
désirs ! noces.
— Et c’est justement cela qui m’épouvante, dit Dantès, — Non pas, dit Dantès ; vous n’y perdrez rien, soyez tran-
il me semble que l’homme n’est pas fait pour être si fa- quilles. Demain matin je pars pour Paris. Quatre jours
cilement heureux ! Le bonheur est comme ces palais des pour aller, quatre jours pour revenir, un jour pour faire
îles enchantées dont les dragons gardent les portes. Il faut en conscience la commission dont je suis chargé, et le 1er
combattre pour le conquérir, et moi, en vérité, je ne sais mars je suis de retour ; au 2 mars donc le véritable repas
en quoi j’ai mérité le bonheur d’être le mari de Mercédès. de noces.
— Le mari, le mari, dit Caderousse en riant, pas encore, Cette perspective d’un nouveau festin redoubla l’hilarité
mon capitaine ; essaye un peu de faire le mari, et tu verras au point que le père Dantès, qui au commencement du
comme tu seras reçu ! dîner se plaignait du silence, faisait maintenant, au milieu
Mercédès rougit. de la conversation générale, de vains efforts pour placer
son vœu de prospérité en faveur des futurs époux.
Fernand se tourmentait sur sa chaise, tressaillait au
moindre bruit, et de temps en temps essuyait de larges Dantès devina la pensée de son père et y répondit par un
plaques de sueur qui perlaient sur son front comme les sourire plein d’amour. Mercédès commença de regarder
premières gouttes d’une pluie d’orage. l’heure au coucou de la salle et fit un petit signe à Edmond.

— Ma foi, dit Dantès, voisin Caderousse, ce n’est point la Il y avait autour de la table cette hilarité bruyante et cette
peine de me démentir pour si peu. Mercédès n’est point liberté individuelle qui accompagnent, chez les gens de
encore ma femme, c’est vrai… (Il tira sa montre.) Mais, condition inférieure, la fin des repas. Ceux qui étaient mé-
dans une heure et demie elle le sera ! contents de leur place s’étaient levés de table et avaient
été chercher d’autres voisins. Tout le monde commençait
Chacun poussa un cri de surprise, à l’exception du père à parler à la fois, et personne ne s’occupait de répondre à
Dantès dont le large rire montra les dents encore belles. ce que son interlocuteur lui disait, mais seulement à ses
Mercédès sourit et ne rougit plus. Fernand saisit convul- propres pensées.
sivement le manche de son couteau.
La pâleur de Fernand était presque passée sur les joues de
— Dans une heure ! dit Danglars pâlissant lui-même ; et Danglars ; quant à Fernand lui-même, il ne vivait plus et
comment cela ? semblait un damné dans le lac de feu. Un des premiers, il
— Oui, mes amis, répondit Dantès, grâce au crédit de M. s’était levé et se promenait de long en large dans la salle,
Morrel, l’homme après mon père auquel je dois le plus essayant d’isoler son oreille du bruit des chansons et du
au monde, toutes les difficultés sont aplanies. Nous avons choc des verres.
acheté les bans, et à deux heures et demie le maire de Caderousse s’approcha de lui au moment où Danglars,
Marseille nous attend à l’hôtel de ville. Or, comme une qu’il semblait fuir, venait de le rejoindre dans un angle
heure et un quart viennent de sonner, je ne crois pas me de la salle.
tromper de beaucoup en disant que dans une heure trente
minutes Mercédès s’appellera madame Dantès. — En vérité, dit Caderousse, à qui les bonnes façons de
Dantès et surtout le bon vin du père Pamphile avaient en-
Fernand ferma les yeux : un nuage de feu brûla ses pau- levé tous les restes de la haine dont le bonheur inattendu
pières ; il s’appuya à la table pour ne pas défaillir, et, mal- de Dantès avait jeté les germes dans son âme, en vérité,
gré tous ses efforts, ne put retenir un gémissement sourd Dantès est un gentil garçon ; et quand je le vois assis près
qui se perdit dans le bruit des rires et des félicitations de de sa fiancée, je me dis que c’eût été dommage de lui faire
l’assemblée. la mauvaise plaisanterie que vous complotiez hier.
— C’est bien agir, cela, hein, dit le père Dantès. Cela — Aussi, dit Danglars, tu as vu que la chose n’a pas eu
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de suite ; ce pauvre M. Fernand était si bouleversé qu’il toire vous l’apprendra.


m’avait fait de la peine d’abord ; mais du moment qu’il en M. Morrel comprit qu’il n’y avait rien à faire contre l’in-
a pris son parti, au point de s’être fait le premier garçon flexibilité de la situation : un commissaire ceint de son
de noces de son rival, il n’y a plus rien à dire. écharpe n’est plus un homme, c’est la statue de la loi,
Caderousse regarda Fernand, il était livide. froide, sourde, muette.
— Le sacrifice est d’autant plus grand, continua Danglars, Le vieillard, au contraire, se précipita vers l’officier : il
qu’en vérité la fille est belle. Peste ! l’heureux coquin que y a des choses que le cœur d’un père ou d’une mère ne
mon futur capitaine ; je voudrais m’appeler Dantès douze comprendront jamais.
heures seulement. Il pria et supplia : larmes et prières ne pouvaient rien ; ce-
— Partons-nous ? demanda la douce voix de Mercédès ; pendant son désespoir était si grand, que le commissaire
voici deux heures qui sonnent, et l’on nous attend à deux en fut touché.
heures un quart. — Monsieur, dit-il, tranquillisez-vous ; peut-être votre fils
— Oui, oui, partons ! dit Dantès en se levant vivement. a-t-il négligé quelque formalité de douane ou de santé, et,
— Partons ! répétèrent en chœur tous les convives. selon toute probabilité, lorsqu’on aura reçu de lui les ren-
seignements qu’on désire en tirer, il sera remis en liberté.
Au même instant, Danglars, qui ne perdait pas de vue
Fernand assis sur le rebord de la fenêtre, le vit ouvrir des — Ah çà ! qu’est-ce que cela signifie ? demanda en fron-
yeux hagards, se lever comme par un mouvement convul- çant le sourcil Caderousse à Danglars, qui jouait la sur-
sif, et retomber assis sur l’appui de cette croisée, presque prise.
au même instant un bruit sourd retentit dans l’escalier ; — Le sais-je, moi ? dit Danglars ; je suis comme toi : je
le retentissement d’un pas pesant, une rumeur confuse de vois ce qui se passe, je n’y comprends rien, et je reste
voix mêlées à un cliquetis d’armes couvrirent les excla- confondu.
mations des convives, si bruyantes qu’elles fussent, et at- Caderousse chercha des yeux Fernand : il avait disparu.
tirèrent l’attention générale, qui se manifesta à l’instant
même par un silence inquiet. Toute la scène de la veille se représenta alors à son esprit
avec une effrayante lucidité.
Le bruit s’approcha : trois coups retentirent dans le pan-
neau de la porte ; chacun regarda son voisin d’un air éton- On eût dit que la catastrophe venait de tirer le voile que
né. l’ivresse de la veille avait jeté entre lui et sa mémoire.
— Au nom de la loi ! cria une voix vibrante, à laquelle — Oh, oh ! dit-il d’une voix rauque, serait-ce la suite de la
aucune voix ne répondit. plaisanterie dont vous parliez hier, Danglars ? En ce cas,
malheur à celui qui l’aurait faite, car elle est bien triste.
Aussitôt la porte s’ouvrit, et un commissaire, ceint de son
écharpe, entra dans la salle, suivi de quatre soldats armés, — Pas du tout ! s’écria Danglars, tu sais bien au contraire
conduits par un caporal. que j’ai déchiré le papier.
L’inquiétude fit place à la terreur. — Tu ne l’as pas déchiré, dit Caderousse ; tu l’as jeté dans
un coin, voilà tout.
— Qu’y a-t-il ? demanda l’armateur en s’avançant au-
devant du commissaire, qu’il connaissait ; bien certaine- — Tais-toi, tu n’as rien vu, tu étais ivre.
ment, Monsieur, il y a méprise. — Où est Fernand ? demanda Caderousse.
— S’il y a méprise, monsieur Morrel, répondit le com- — Le sais-je, moi ? répondit Danglars, à ses affaires pro-
missaire, croyez que la méprise sera promptement répa- bablement : mais, au lieu de nous occuper de cela, allons
rée ; en attendant, je suis porteur d’un mandat d’arrêt ; et donc porter du secours à ces pauvres affligés.
quoique ce soit avec regret que je remplis ma mission,
il ne faut pas moins que je la remplisse : lequel de vous, En effet, pendant cette conversation, Dantès avait, en sou-
Messieurs, est Edmond Dantès ? riant, serré la main à tous ses amis, et s’était constitué
prisonnier en disant : Soyez tranquilles, l’erreur va s’ex-
Tous les regards se tournèrent vers le jeune homme, qui, pliquer, et probablement que je n’irai même pas jusqu’à
fort ému mais conservant sa dignité, fit un pas en avant et la prison.
dit :
— Oh ! bien certainement, j’en répondrais, dit Danglars
— C’est moi, Monsieur, que me voulez-vous ? qui, en ce moment, s’approchait, comme nous l’avons dit,
— Edmond Dantès, reprit le commissaire, au nom de la du groupe principal.
loi, je vous arrête ! Dantès descendit l’escalier, précédé du commissaire de
— Vous m’arrêtez ! dit Edmond avec une légère pâleur, police et entouré par les soldats. Une voiture, dont la por-
mais pourquoi m’arrêtez-vous ? tière était tout ouverte attendait à la porte, il y monta ;
deux soldats et le commissaire montèrent après lui ; la
— Je l’ignore, Monsieur, mais votre premier interroga- portière se referma, et la voiture reprit le chemin de Mar-
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seille. — Voyez-vous, dit Danglars, c’est cela ; en notre absence,


— Adieu, Dantès ! adieu, Edmond ! s’écria Mercédès en la douane aura fait une visite à bord du Pharaon, et elle
s’élançant sur la balustrade. aura découvert le pot aux roses.

Le prisonnier entendit ce dernier cri, sorti comme un san- Mercédès ne croyait point à tout cela ; car, comprimée
jusqu’à ce moment, sa douleur éclata tout a coup en san-
glot du cœur déchiré de sa fiancée ; il passa la tête par la
portière, cria : Au revoir, Mercédès ! et disparut à l’un des glots.
angles du fort Saint-Nicolas. — Allons, allons, espoir ! dit sans trop savoir ce qu’il di-
— Attendez-moi ici, dit l’armateur, je prends la première sait, le père Dantès.
voiture que je rencontre, je cours à Marseille, et je vous — Espoir ! répéta Danglars.
rapporte des nouvelles. — Espoir, essaya de murmurer Fernand, mais ce mot
— Allez ! crièrent toutes les voix, allez ! et revenez bien l’étouffait ; ses lèvres s’agitèrent, aucun son ne sortit de
vite ! sa bouche.
Il y eut après ce double départ un moment de stupeur ter- — Messieurs, cria un des convives resté en vedette sur
rible parmi tous ceux qui étaient restés. la balustrade ; messieurs, une voiture ! Ah, c’est M. Mor-
Le vieillard et Mercédès restèrent quelque temps isolés, rell courage, courage ! sans doute qu’il nous apporte de
chacun dans sa propre douleur ; mais enfin leurs yeux se bonnes nouvelles.
rencontrèrent : ils se reconnurent comme deux victimes Mercédès et le vieux père coururent au-devant de l’arma-
frappées du même coup, et se jetèrent dans les bras l’un teur, qu’ils rencontrèrent à la porte. M. Morrel était fort
de l’autre. pâle.
Pendant ce temps Fernand rentra, se versa un verre d’eau — Eh bien ! s’écrièrent-ils d’une même voix.
qu’il but, et alla s’asseoir sur une chaise. — Eh bien, mes amis ! répondit l’armateur en secouant la
Le hasard fit que ce fut sur une chaise voisine que vint tête, la chose est plus grave que nous le pensions.
tomber Mercédès en sortant des bras du vieillard. — Oh ! Monsieur, s’écria Mercédès, il est innocent !
Fernand, par un mouvement instinctif, recula sa chaise. — Je le crois, répondit M. Morrel, mais on l’accuse.
— C’est lui, dit à Danglars Caderousse, qui n’avait pas — De quoi donc ? demanda le vieux Dantès.
perdu de vue le Catalan.
— D’être un agent bonapartiste.
— Je ne crois pas, répondit Danglars, il était trop bête ;
en tout cas, que le coup retombe sur celui qui l’a fait. Ceux de mes lecteurs qui ont vécu dans l’époque où se
passe cette histoire se rappelleront quelle terrible accu-
— Tu ne me parles pas de celui qui l’a conseillé, dit Ca- sation c’était, à cette époque-là, que celle que venait de
derousse. formuler M. Morrel.
— Ah, ma foi ! dit Danglars, si l’on était responsable de
Mercédès poussa un cri ; le vieillard se laissa tomber sur
tout ce que l’on dit en l’air ! une chaise.
— Oui, lorsque ce que l’on dit en l’air retombe par la — Ah ! murmura Caderousse, vous m’avez trompé, Dan-
pointe. glars, et la plaisanterie a été faite ; mais je ne veux pas
Pendant ce temps, les groupes commentaient l’arrestation laisser mourir de douleur ce vieillard et cette jeune fille,
de toutes les manières. et je vais tout leur dire.
— Et vous, Danglars, dit une voix, que pensez-vous de — Tais-toi, malheureux ! s’écria Danglars en saisissant la
cet événement ? main de Caderousse, ou je ne réponds pas de toi-même ;
— Moi, dit Danglars, je crois qu’il aura rapporté quelques qui te dit que Dantès n’est pas véritablement coupable ?
ballots de marchandises prohibées. le bâtiment a touché à l’île d’Elbe, il y est descendu, il
est resté tout un jour à Porto-Ferrajo ; si l’on trouvait sur
— Mais si c’était cela, vous devriez le savoir, Danglars, lui quelque lettre qui le compromette, ceux qui l’auraient
vous qui étiez agent comptable. soutenu passeraient pour ses complices.
— Oui, c’est vrai ; mais l’agent comptable ne connaît que Caderousse, avec l’instinct rapide de l’égoïsme, comprit
les colis qu’on lui déclare : je sais que nous sommes char- toute la solidité de ce raisonnement ; il regarda Danglars
gés de coton, voilà tout ; que nous avons pris le charge- avec des yeux hébétés par la crainte et la douleur, et, pour
ment à Alexandrie, chez M. Pastret, et à Smyrne, chez un pas qu’il avait fait en avant, il en fit deux en arrière.
M. Pascal ; ne m’en demandez pas davantage.
— Attendons, alors, murmura-t-il.
— Oh ! je me rappelle maintenant, murmura le pauvre
père se rattachant à ce débris, qu’il m’a dit hier qu’il avait — Oui, attendons, dit Danglars ; s’il est innocent, on le
pour moi une caisse de café et une caisse de tabac. mettra en liberté ; s’il est coupable, il est inutile de se com-
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promettre pour un conspirateur. — Sans doute, mais jusque-là ?


— Alors, partons, je ne puis rester plus longtemps ici. — Eh bien ! jusque-là me voici, monsieur Morrel, dit
Danglars ; vous savez que je connais le maniement d’un
— Oui, viens, dit Danglars enchanté de trouver un com-
pagnon de retraite, viens, et laissons-les se retirer de là navire aussi bien que le premier capitaine au long cours
venu ; cela vous offrira même un avantage, de vous servir
comme ils pourront.
de moi, car lorsque Edmond sortira de prison, vous n’au-
Ils partirent : Fernand, redevenu l’appui de la jeune fille, rez personne à remercier : il reprendra sa place et moi la
prit Mercédès par la main et la ramena aux Catalans. Les mienne, voilà tout.
amis de Dantès ramenèrent, de leur côté, aux allées de
Meillan ce vieillard presque évanoui. — Merci, Danglars, dit l’armateur ; voilà en effet qui
concilie tout. Prenez donc le commandement, je vous y
Bientôt cette rumeur, que Dantès venait d’être arrêté autorise, et surveillez le débarquement : il ne faut jamais,
comme agent bonapartiste, se répandit par toute la ville. quelque catastrophe qui arrive aux individus, que les af-
— Eussiez-vous cru cela, mon cher Danglars ? dit M. faires souffrent.
Morrel en rejoignant son agent comptable et Caderousse, — Soyez tranquille, Monsieur ; mais pourra-t-on le voir
car il regagnait lui-même la ville en toute hâte pour avoir au moins, ce bon Edmond ?
quelque nouvelle directe d’Edmond par le substitut du
procureur du roi, M. de Villefort, qu’il connaissait un peu ; — Je vous dirai cela tout à l’heure, Danglars ; je vais tâ-
auriez-vous cru cela ? cher de parler à M. de Villefort et d’intercéder près de lui
en faveur du prisonnier. Je sais bien que c’est un royaliste
— Dame, Monsieur ! répondit Danglars, je vous avais dit enragé, mais, que diable ! tout royaliste et procureur du
que Dantès, sans aucun motif, avait relâché à l’île d’Elbe, roi qu’il est, il est un homme aussi, et je ne le crois pas
et cette relâche, vous le savez, m’avait paru suspecte. méchant.
— Mais aviez-vous fait part de vos soupçons à d’autres — Non, dit Danglars, mais j’ai entendu dire qu’il était
qu’à moi ? ambitieux, et cela se ressemble beaucoup.
— Je m’en serais bien gardé, Monsieur, ajouta tout bas — Enfin, dit M. Morrel avec un soupir, nous verrons ;
Danglars ; vous savez bien qu’à cause de votre oncle, M. allez à bord, je vous y rejoins.
Policar Morrel, qui a servi sous l’autre et qui ne cache
pas sa pensée, on vous soupçonne de regretter Napoléon ; Et il quitta les deux amis pour prendre le chemin du palais
j’aurais eu peur de faire tort à Edmond et ensuite à vous ; de justice.
il y a de ces choses qu’il est du devoir d’un subordonné de — Tu vois, dit Danglars à Caderousse, la tournure que
dire à son armateur et de cacher sévèrement aux autres. prend l’affaire. As-tu encore envie d’aller soutenir Dantès
— Bien, Danglars ! bien ! dit l’armateur, vous êtes un maintenant ?
brave garçon ; aussi j’avais d’avance pensé à vous, dans le — Non, sans doute ; mais c’est cependant une terrible
cas où ce pauvre Dantès fût devenu le capitaine du Pha- chose qu’une plaisanterie qui a de pareilles suites.
raon. — Dame ! qui l’a faite ? ce n’est ni toi, ni moi, n’est-ce
— Comment cela, Monsieur ? pas ? c’est Fernand. Tu sais bien que quant à moi j’ai jeté
— Oui, j’avais d’avance demandé à Dantès ce qu’il pensait le papier dans un coin : je croyais même l’avoir déchiré.
de vous, et s’il aurait quelque répugnance à vous garder à — Non, non, dit Caderousse. Oh ! quant à cela, j’en suis
votre poste ; car, je ne sais pourquoi, j’avais cru remar- sûr ; je le vois au coin de la tonnelle, tout froissé, tout
quer qu’il y avait du froid entre vous. roulé, et je voudrais même bien qu’il fût encore où je le
— Et que vous a-t-il répondu ? vois !

— Qu’il croyait effectivement avoir eu, dans une circons- — Que veux-tu ? Fernand l’aura ramassé, Fernand l’aura
tance qu’il ne m’a pas dite, quelques torts envers vous, copié ou fait copier, Fernand n’aura peut-être même pas
mais que toute personne qui avait la confiance de l’arma- pris cette peine ; et, j’y pense… mon Dieu ! il aura peut-
teur avait la sienne. être envoyé ma propre lettre ! Heureusement que j’avais
déguisé mon écriture.
— L’hypocrite ! murmura Danglars.
— Mais tu savais donc que Dantès conspirait ?
— Pauvre Dantès ! dit Caderousse, c’est un fait qu’il était
— Moi, je ne savais rien au monde. Comme je l’ai dit j’ai
excellent garçon.
cru faire une plaisanterie, pas autre chose. Il paraît que,
— Oui, mais en attendant, dit M. Morrel, voilà le Pharaon comme Arlequin, j’ai dit la vérité en riant.
sans capitaine.
— C’est égal, reprit Caderousse, je donnerais bien des
— Oh ! dit Danglars, il faut espérer, puisque nous ne pou- choses pour que toute cette affaire ne fût pas arrivée, ou
vons repartir que dans trois mois, que d’ici à cette époque du moins pour n’être mêlé en rien à toute cette affaire. Tu
Dantès sera mis en liberté. verras qu’elle nous portera malheur, Danglars !
21

— Si elle doit porter malheur à quelqu’un, c’est au vrai pour lui, et qu’il sortait d’un rêve pénible.
coupable, et le vrai coupable c’est Fernand et non pas Un vieillard, décoré de la croix de Saint-Louis, se leva et
nous. Quel malheur veux-tu qu’il nous arrive à nous ? proposa la santé du roi Louis XVIII à ses convives c’était
Nous n’avons qu’à nous tenir tranquilles, sans souffler le le marquis de Saint-Méran.
mot de tout cela, et l’orage passera sans que le tonnerre
tombe. À ce toast, qui rappelait à la fois l’exilé de Hartwel et le
roi pacificateur de la France, la rumeur fut grande, les
— Amen ! dit Caderousse en faisant un signe d’adieu à
verres se levèrent à la manière anglaise, les femmes déta-
Danglars et en se dirigeant vers les allées de Meillan, tout chèrent leurs bouquets et en jonchèrent la nappe. Ce fut
en secouant la tête et en se parlant à lui-même comme ont un enthousiasme presque poétique.
l’habitude de faire les gens fort préoccupés.
— Ils en conviendraient s’ils étaient là, dit la marquise de
— Bon ! dit Danglars, les choses prennent la tournure que Saint-Méran, femme à l’œil sec, aux lèvres minces, à la
j’avais prévue : me voilà capitaine par intérim, et si cet tournure aristocratique et encore élégante malgré ses cin-
imbécile de Caderousse peut se taire, capitaine tout de quante ans, tous ces révolutionnaires qui nous ont chas-
bon. Il n’y a donc que le cas où la justice relâcherait Dan- sés et que nous laissons à notre tour bien tranquillement
tès ? Oh ! mais, ajouta-t-il avec un sourire, la justice est conspirer dans nos vieux châteaux qu’ils ont achetés pour
la justice, et je m’en rapporte à elle. un morceau de pain, sous la Terreur : ils en convien-
Et sur ce, il sauta dans une barque en donnant l’ordre au draient, que le véritable dévouement était de notre côté
batelier de le conduire à bord du Pharaon, où l’armateur, puisque nous nous attachions à la monarchie croulante,
on se le rappelle, lui avait donné rendez-vous. tandis qu’eux, au contraire, saluaient le soleil levant et
faisaient leur fortune, pendant que nous nous perdions la
VI
nôtre ; ils en conviendraient que notre roi, à nous, était
bien véritablement Louis le Bien-Aimé, tandis que leur
LE SUBSTITUT DU PROCUREUR DU ROI. usurpateur, à eux, n’a jamais été que Napoléon le mau-
dit ; n’est-ce pas, de Villefort ?
Rue du Grand-Cours, en face de la fontaine des Méduses, — Vous dites, madame la marquise ?… Pardonnez-moi,
dans une de ces vieilles maisons à l’architecture aristocra- je n’étais pas à la conversation.
tique bâties par Puget, on célébrait aussi le même jour, à
la même heure, un repas de fiançailles. — Eh ! laissez ces enfants, marquise, reprit le vieillard
qui avait porté le toast ; ces enfants vont s’épouser, et tout
Seulement, au lieu que les acteurs de cette autre scène naturellement ils ont à parler d’autre chose que de poli-
fussent des gens du peuple, des matelots et des sol- tique.
dats, ils appartenaient à la tête de la société marseillaise.
C’étaient d’anciens magistrats qui avaient donné la démis- — Je vous demande pardon, ma mère, dit une jeune et
sion de leur charge sous l’usurpateur ; de vieux officiers belle personne aux blonds cheveux, à l’œil de velours na-
qui avaient déserté nos rangs pour passer dans ceux de geant dans un fluide nacré ; je vous rends M. de Villefort,
l’armée de Condé ; des jeunes gens élevés par leur famille que j’avais accaparé pour un instant. Monsieur de Ville-
encore mal rassurée sur leur existence malgré les quatre fort, ma mère vous parle.
ou cinq remplaçants qu’elle avait payés, dans la haine de — Je me tiens prêt à répondre à Madame, si elle veut
cet homme dont cinq ans d’exil devaient faire un martyr, bien renouveler sa question que j’ai mal entendue, dit M.
et quinze ans de restauration un dieu. de Villefort.
On était à table et la conversation roulait, brûlante de — On vous pardonne, Renée, dit la marquise avec un sou-
toutes les passions, les passions de l’époque, passions rire de tendresse qu’on était étonné de voir fleurir sur cette
d’autant plus terribles, vivantes et acharnées dans le midi sèche figure ; mais le cœur de la femme est ainsi fait, que
que depuis cinq cents ans les haines religieuses venaient si aride qu’il devienne au souffle des préjugés et aux exi-
en aide aux haines politiques. gences de l’étiquette, il y a toujours un coin fertile et riant :
L’empereur, roi de l’île d’Elbe après avoir été souverain c’est celui que Dieu a consacré à l’amour maternel. On
d’une partie du monde, régnant sur une population de cinq vous pardonne… Maintenant je disais, Villefort, que les
à six mille âmes après avoir entendu crier : Vive Napo- bonapartistes n’avaient ni notre conviction, ni notre en-
léon ! par cent vingt millions de sujets et en dix langues thousiasme, ni notre dévouement.
différentes, était traité là comme un homme perdu à tout — Oh ! Madame, ils ont du moins quelque chose qui rem-
jamais pour la France et pour le trône. Les magistrats re- place tout cela : c’est le fanatisme. Napoléon est le Maho-
levaient les bévues politiques ; les militaires parlaient de met de l’Occident ; c’est pour tous ces hommes vulgaires,
Moscou et de Leipsick ; les femmes, de son divorce avec mais aux ambitions suprêmes, non seulement un législa-
Joséphine. Il semblait à ce monde royaliste, tout joyeux teur et un maître, mais encore c’est un type, le type de
et tout triomphant non pas de la chute de l’homme, mais l’égalité.
de l’anéantissement du principe, que la vie recommençait — De l’égalité ! s’écria la marquise. Napoléon, le type de
22

l’égalité ! et que ferez-vous donc de M. de Robespierre ? Moi aussi j’ai toujours prêché à la marquise l’oubli du
Il me semble que vous lui volez sa place pour la donner passé, sans jamais avoir pu l’obtenir d’elle ; vous serez
au Corse ; c’est cependant bien assez d’une usurpation, ce plus heureux, je l’espère.
me semble. — Oui, c’est bien, dit la marquise oublions le passé, je ne
— Non, Madame, dit Villefort, je laisse chacun sur son demande pas mieux, et c’est convenu ; mais qu’au moins
piédestal : Robespierre, place Louis XV, sur son écha- Villefort soit inflexible pour l’avenir. N’oubliez pas, Ville-
faud ; Napoléon, place Vendôme, sur sa colonne ; seule- fort, que nous avons répondu de vous à Sa Majesté ; que
ment l’un a fait de l’égalité qui abaisse, et l’autre de l’éga- Sa Majesté, elle aussi, a bien voulu oublier, à notre re-
lité qui élève ; l’un a ramené les rois au niveau de la guillo- commandation (elle lui tendit la main), comme j’oublie à
tine, l’autre a élevé le peuple au niveau du trône. Cela ne votre prière. Seulement, s’il vous tombe quelque conspi-
veut pas dire, ajouta Villefort en riant, que tous deux ne rateur entre les mains, songez qu’on a d’autant plus les
soient pas d’infâmes révolutionnaires, et que le 9 thermi- yeux sur vous que l’on sait que vous êtes d’une famille qui
dor et le 4 avril 1814 ne soient pas deux jours heureux peut-être est en rapport avec ces conspirateurs.
pour la France, et dignes d’être également fêtés par les — Hélas ! Madame, dit Villefort, ma profession et sur-
amis de l’ordre et de la monarchie ; mais cela explique tout le temps dans lequel nous vivons m’ordonnent d’être
aussi comment, tout tombé qu’il est pour ne se relever sévère. Je le serai. J’ai déjà eu quelques accusations poli-
jamais, je l’espère, Napoléon a conservé ses séides. Que tiques à soutenir, et, sous ce rapport, j’ai fait mes preuves.
voulez-vous, marquise ? Cromwell, qui n’était que la moi- Malheureusement nous ne sommes pas au bout.
tié de tout ce qu’a été Napoléon, avait bien les siens !
— Vous croyez ? dit la marquise.
— Savez-vous que ce que vous dites là, Villefort, sent la
révolution d’une lieue ? Mais je vous pardonne : on ne — J’en ai peur. Napoléon à l’île d’Elbe est bien près de
peut pas être fils de girondin et ne pas conserver un goût la France ; sa présence, presque en vue de nos côtes, en-
de terroir. tretient l’espérance de ses partisans. Marseille est pleine
d’officiers à demi solde, qui, tous les jours, sous un pré-
Une vive rougeur passa sur le front de Villefort. texte frivole, cherchent querelle aux royalistes ; de là des
— Mon père était girondin, Madame, dit-il, c’est vrai ; duels parmi les gens de classes élevées, de là des assassi-
mais mon père n’a pas voté la mort du roi ; mon père a nats dans le peuple.
été proscrit par cette même Terreur qui vous proscrivait, — Oui, dit le comte de Salvieux, vieil ami de M. de Saint-
et peu s’en est fallu qu’il ne portât sa tête sur le même Méran et chambellan de M. le comte d’Artois, oui, mais
échafaud qui avait vu tomber la tête de votre père. vous savez que la Sainte-Alliance le déloge.
— Oui, dit la marquise, sans que ce souvenir sanglant — Oui, il était question de cela lors de notre départ de
amenât la moindre altération sur ses traits ; seulement
Paris, dit M. de Saint-Méran. Et où l’envoie-t-on ?
c’était pour des principes diamétralement opposés qu’ils
y fussent montés tous deux, et la preuve c’est que toute — À Sainte-Hélène.
ma famille est restée attachée aux princes exilés, tandis — À Sainte-Hélène ! Qu’est-ce que cela ? demanda la
que votre père a eu hâte de se rallier au nouveau gouver- marquise.
nement, et qu’après que le citoyen Noirtier a été girondin,
le comte Noirtier est devenu sénateur. — Une île située à deux mille lieues d’ici, au delà de
l’équateur, répondit le comte.
— Ma mère, ma mère, dit Renée, vous savez qu’il était
convenu qu’on ne parlerait plus de ces mauvais souvenirs. — À la bonne heure ! Comme le dit Villefort, c’est une
grande folie que d’avoir laissé un pareil homme entre la
— Madame, répondit Villefort, je me joindrai à made- Corse, où il est né, entre Naples, où règne encore son
moiselle de Saint-Méran pour vous demander bien hum- beau-frère, et en face de cette Italie dont il voulait faire
blement l’oubli du passé. À quoi bon récriminer sur des un royaume à son fils.
choses dans lesquelles la volonté de Dieu même est im-
puissante ? Dieu peut changer l’avenir ; il ne peut pas — Malheureusement, dit Villefort, nous avons les traités
même modifier le passé. Ce que nous pouvons, nous de 1814, et l’on ne peut toucher à Napoléon sans manquer
autres hommes, c’est, sinon le renier, du moins jeter un à ces traités.
voile dessus. Eh bien ! moi, je me suis séparé non seule- — Eh bien ! on y manquera, dit M. de Salvieux. Y a-t-il
ment de l’opinion, mais encore du nom de mon père. Mon regardé de si près, lui, lorsqu’il s’est agi de faire fusiller le
père à été ou est même peut-être encore bonapartiste et malheureux duc d’Enghien ?
s’appelle Noirtier ; moi je suis royaliste et m’appelle de
— Oui, dit la marquise, c’est convenu, la Sainte-Alliance
Villefort. Laissez mourir dans le vieux tronc un reste de
débarrasse l’Europe de Napoléon, et Villefort débarrasse
sève révolutionnaire, et ne voyez, Madame, que le rejeton
Marseille de ses partisans. Le roi règne ou ne règne pas :
qui s’écarte de ce tronc, sans pouvoir, et je dirai presque
s’il règne, son gouvernement doit être fort et ses agents
sans vouloir s’en détacher tout à fait.
inflexibles ; c’est le moyen de prévenir le mal.
— Bravo, Villefort, dit le marquis, bravo, bien répondu !
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— Malheureusement, Madame, dit en souriant Villefort, son coupable sous le poids des preuves et sous les foudres
un substitut du procureur du roi arrive toujours quand le de son éloquence ! Cette tête se baisse, elle tombera…
mal est fait. Renée jeta un léger cri.
— Alors, c’est à lui de le réparer. — Voilà qui est parler, dit un des convives.
— Je pourrais vous dire encore, Madame, que nous ne ré- — Voilà l’homme qu’il faut dans des temps comme les
parons pas le mal, mais que nous le vengeons ; voilà tout. nôtres ! dit un second.
— Oh ! monsieur de Villefort, dit une jeune et jolie per- — Aussi, dit un troisième, dans votre dernière affaire
sonne, fille du comte de Salvieux et amie de mademoi- vous avez été superbe, mon cher Villefort. Vous savez,
selle de Saint-Méran, tâchez donc d’avoir un beau procès cet homme qui avait assassiné son père ; eh bien, littéra-
tandis que nous serons à Marseille. Je n’ai jamais vu une lement, vous l’aviez tué avant que le bourreau n’y touchât.
cour d’assises, et l’on dit que c’est fort curieux.
— Oh ! pour les parricides, dit Renée, oh ! peu m’im-
— Fort curieux, en effet, Mademoiselle, dit le substitut ;
porte, il n’y a pas de supplice assez grand pour de pa-
car au lieu d’une tragédie factice, c’est un drame véri- reils hommes ; mais pour les malheureux accusés poli-
table ; au lieu de douleurs jouées, ce sont des douleurs tiques !…
réelles. Cet homme qu’on voit là, au lieu, la toile baissée,
de rentrer chez lui, de souper en famille et de se coucher — Mais c’est pis encore, Renée, car le roi est le père de
tranquillement pour recommencer le lendemain, rentre la nation, et vouloir renverser ou tuer le roi, c’est vouloir
dans la prison où il trouve le bourreau. Vous voyez bien tuer le père de trente-deux millions d’hommes.
que pour les personnes nerveuses qui cherchent les émo- — Oh ! c’est égal, monsieur de Villefort, dit Renée, vous
tions, il n’y a pas de spectacle qui vaille celui-là. Soyez me promettez d’avoir de l’indulgence pour ceux que je
tranquille, Mademoiselle, si la circonstance se présente, vous recommanderai ?
je vous le procurerai.
— Soyez tranquille, dit Villefort avec son plus charmant
— Il nous fait frissonner… et il rit ! dit Renée toute pâ- sourire, nous ferons ensemble mes réquisitoires.
lissante.
— Ma chère, dit la marquise, mêlez-vous de vos colibris,
— Que voulez-vous… c’est un duel… J’ai déjà requis de vos épagneuls et de vos chiffons, et laissez votre futur
cinq ou six fois la peine de mort contre des accusés poli- époux faire son état. Aujourd’hui les armes se reposent et
tiques ou autres… Eh bien ! qui sait combien de poignards la robe est en crédit ; il y a là-dessus un mot latin d’une
à cette heure s’aiguisent dans l’ombre, ou sont déjà dirigés grande profondeur.
contre moi ?
— Cedant arma togœ, dit en s’inclinant Villefort.
— Oh ! mon Dieu ! dit Renée en s’assombrissant de plus
en plus, parlez-vous donc sérieusement, monsieur de Vil- — Je n’osais point parler latin, répondit la marquise.
lefort ? — Je crois que j’aimerais mieux que vous fussiez méde-
— On ne peut plus sérieusement, Mademoiselle, reprit cin, reprit Renée ; l’ange exterminateur, tout ange qu’il
le jeune magistrat le sourire sur les lèvres. Et avec ces est, m’a toujours fort épouvantée.
beaux procès que désire Mademoiselle pour satisfaire sa — Bonne Renée ! murmura Villefort, en couvant la jeune
curiosité, et que je désire, moi, pour satisfaire mon am- fille d’un regard d’amour.
bition, la situation ne fera que s’aggraver. Tous ces sol-
— Ma fille, dit le marquis, M. de Villefort sera le médecin
dats de Napoléon, habitués à aller en aveugles à l’ennemi,
moral et politique de cette province ; croyez-moi, c’est un
croyez-vous qu’il réfléchissent en brûlant une cartouche
beau rôle à jouer.
ou en marchant à la baïonnette ? Eh bien ? réfléchiront-ils
davantage pour tuer un homme qu’ils croient leur enne- — Et ce sera un moyen de faire oublier celui qu’a joué
mi personnel, que pour tuer un Russe, un Autrichien ou son père, reprit l’incorrigible marquise.
un Hongrois qu’ils n’ont jamais vu ? D’ailleurs il faut ce- — Madame, reprit Villefort avec un triste sourire, j’ai
la, voyez-vous ; sans cela notre métier n’aurait point d’ex- déjà eu l’honneur de vous dire que mon père avait, je l’es-
cuse. Moi-même, quand je vois luire dans l’œil de l’accusé père du moins, abjuré les erreurs de son passé ; qu’il était
l’éclair lumineux de la rage je me sens tout encouragé, je devenu un ami zélé de la religion et de l’ordre, meilleur
m’exalte : ce n’est plus un procès, c’est un combat ; je lutte royaliste que moi peut-être ; car lui, c’était avec repentir,
contre lui, il riposte, je redouble et le combat finit, comme et moi je ne le suis qu’avec passion.
tous les combats, par une victoire ou une défaite. Voilà
ce que c’est que de plaider ! c’est le danger qui fait l’élo- Et après cette phrase arrondie, Villefort, pour juger de
quence. Un accusé qui me sourirait après ma réplique, l’effet de sa faconde, regarda les convives, comme, après
me ferait croire que j’ai parlé mal, que ce que j’ai dit est une phrase équivalente, il aurait au parquet regardé l’au-
pâle, sans vigueur, insuffisant. Songez donc à la sensation ditoire.
d’orgueil qu’éprouve un procureur du roi convaincu de la — Eh bien ! mon cher Villefort, reprit le comte de Sal-
culpabilité de l’accusé, lorsqu’il voit blêmir et s’incliner vieux, c’est justement ce qu’aux Tuileries je répondais
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avant-hier au ministre de la maison du roi, qui me deman- — Et pour quelle cause vous dérange-t-on, Monsieur ?
dait un peu compte de cette singulière alliance entre le fils demanda la belle jeune fille avec une légère inquiétude.
d’un girondin et la fille d’un officier de l’armée de Condé ; — Hélas ! pour un malade qui serait, s’il faut en croire ce
et le ministre a très bien compris. Ce système de fusion que l’on m’a dit, à toute extrémité : cette fois c’est un cas
est celui de Louis XVIII. Aussi le roi, qui, sans que nous grave, et la maladie frise l’échafaud.
nous en doutassions, écoutait notre conversation, nous a-
t-il interrompus en disant : « Villefort, remarquez que le — Ô Mon Dieu ! s’écria Renée en pâlissant.
roi n’a pas prononcé le nom de Noirtier, et au contraire a — En vérité ! dit tout d’une voix l’assemblée.
appuyé sur celui de Villefort, Villefort, a donc dit le roi,
fera un bon chemin ; c’est un jeune homme déjà mûr, et — Il paraît qu’on vient tout simplement de découvrir un
qui est de mon monde. J’ai vu avec plaisir que le marquis petit complot bonapartiste.
et la marquise de Saint-Méran le prissent pour gendre, et — Est-il possible ? dit la marquise.
je leur eusse conseillé cette alliance s’ils n’étaient venus
— Voici la lettre de dénonciation.
les premiers me demander permission de la contracter. »
Et Villefort lut :
— Le roi a dit cela, comte ? s’écria Villefort ravi.
« Monsieur le procureur du roi est prévenu, par un ami
— Je vous rapporte ses propres paroles, et si le marquis
du trône et de la religion, que le nommé Edmond Dantès,
veut être franc, il avouera que ce que je vous rapporte à
second du navire le Pharaon, arrivé ce matin de Smyrne,
cette heure s’accorde parfaitement avec ce que le roi lui
après avoir touché à Naples et à Porto-Ferrajo, a été char-
a dit à lui-même quand il lui a parlé, il y a six mois, d’un
gé, par Murât, d’une lettre pour l’usurpateur, et par l’usur-
projet de mariage entre sa fille et vous.
pateur, d’une lettre pour le comité bonapartiste de Paris.
— C’est vrai, dit le marquis.
« On aura la preuve de son crime en l’arrêtant ; car on
— Oh ! mais je lui devrai donc tout, à ce digne prince trouvera cette lettre ou sur lui, ou chez son père, ou dans
Aussi que ne ferais-je pas pour le servir ! sa cabine à bord du Pharaon. »
— À la bonne heure, dit la marquise, voilà comme je vous — Mais, dit Renée, cette lettre, qui n’est qu’une lettre ano-
aime : vienne un conspirateur dans ce moment, et il sera nyme d’ailleurs, est adressée à M. le procureur du roi, et
le bienvenu. non à vous.
— Et moi, ma mère, dit Renée, je prie Dieu qu’il ne vous — Oui, mais le procureur du roi est absent ; en son ab-
écoute point, et qu’il n’envoie à M. de Villefort que de sence l’épître est parvenue à son secrétaire, qui avait mis-
petits voleurs, de faibles banqueroutiers et de timides es- sion d’ouvrir les lettres ; il a donc ouvert celle-ci, m’a fait
crocs ; moyennant cela, je dormirai tranquille. chercher, et, ne me trouvant pas, a donné des ordres pour
— C’est comme si, dit en riant Villefort, vous souhai- l’arrestation.
tiez au médecin des migraines, des rougeoles et des pi- — Ainsi, le coupable est arrêté, dit la marquise.
qûres de guêpes, toutes choses qui ne compromettent que
— C’est-à-dire l’accusé, reprit Renée.
l’épiderme. Si vous voulez me voir procureur du roi, au
contraire, souhaitez-moi de ces terribles maladies dont la — Oui, Madame, dit Villefort, et, comme j’avais l’hon-
cure fait honneur au médecin. neur de le dire tout à l’heure à mademoiselle Renée, si l’on
trouve la lettre en question, le malade est bien malade.
En ce moment, et comme si le hasard n’avait attendu que
l’émission du souhait de Villefort pour que ce souhait fût — Et où est ce malheureux ? demanda Renée.
exaucé, un valet de chambre entra et lui dit quelques mots — Il est chez moi.
à l’oreille. Villefort quitta alors la table en s’excusant, et
revint quelques instants après, le visage ouvert et les lèvres — Allez, mon ami, dit le marquis, ne manquez pas à vos
souriantes. devoirs pour demeurer avec nous, quand le service du roi
vous attend ailleurs ; allez donc où le service du roi vous
Renée le regarda avec amour ; car, vu ainsi, avec ses yeux attend.
bleus, son teint mat et ses favoris noirs qui encadraient
son visage, c’était véritablement un élégant et beau jeune — Ô Monsieur de Villefort, dit Renée en joignant les
homme ; aussi l’esprit tout entier de la jeune fille sembla- mains, soyez indulgent, c’est le jour de vos fiançailles !
t-il suspendu à ses lèvres, en attendant qu’il expliquât la Villefort fit le tour de la table, et, s’approchant de la chaise
cause de sa disparition momentanée. de la jeune fille, sur le dossier de laquelle il s’appuya :
— Eh bien, dit Villefort, vous ambitionniez tout à l’heure, — Pour vous épargner une inquiétude, dit-il, je ferai tout
Mademoiselle, d’avoir pour mari un médecin, j’ai au ce que je pourrai, chère Renée ; mais, si les indices sont
moins avec les disciples d’Esculape (on parlait encore ain- sûrs, si l’accusation est vraie, il faudra bien couper cette
si en 1815) cette ressemblance, que jamais l’heure pré- mauvaise herbe bonapartiste.
sente n’est à moi, et qu’on me vient déranger même à côté
de vous, même au repas de mes fiançailles. Renée frissonna à ce mot couper, car cette herbe qu’il
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s’agissait de couper avait une tête. réunis composaient donc pour Villefort un total de félicité
— Bah ! bah ! dit la marquise, n’écoutez pas cette petite éblouissant, à ce point qu’il lui semblait voir des taches au
fille, Villefort, elle s’y fera. soleil, quand il avait longtemps regardé sa vie intérieure
avec la vue de l’âme.
Et la marquise tendit à Villefort une main sèche qu’il bai-
À la porte il trouva le commissaire de police qui l’atten-
sa, tout en regardant Renée et en lui disant des yeux :
dait. La vue de l’homme noir le fit aussitôt retomber des
— C’est votre main que je baise ou du moins que je vou- hauteurs du troisième ciel sur la terre matérielle où nous
drais baiser en ce moment. marchons ; il composa son visage comme nous l’avons dit,
— Tristes auspices ! murmura Renée. et s’approchant de l’officier de justice :
— En vérité, Mademoiselle, dit la marquise, vous êtes — Me voici, Monsieur, lui dit-il, j’ai lu la lettre, et vous
d’un enfantillage désespérant : je vous demande un peu ce avez bien fait d’arrêter cet homme ; maintenant donnez-
que le destin de l’État peut avoir à faire avec vos fantaisies moi sur lui et sur la conspiration tous les détails que vous
de sentiment et vos sensibleries de cœur. avez recueillis.
— Oh ! ma mère ! murmura Renée. — De la conspiration, Monsieur, nous ne savons rien en-
core ; tous les papiers saisis sur lui ont été enfermés en une
— Grâce pour la mauvaise royaliste, madame la mar- seule liasse, et déposés cachetés sur votre bureau. Quant
quise, dit de Villefort, je vous promets de faire mon mé- au prévenu, vous l’avez vu par la lettre même qui le dé-
tier de substitut de procureur du roi en conscience, c’est- nonce, c’est un nommé Edmond Dantès, second à bord du
à-dire d’être horriblement sévère. trois-mâts le Pharaon, faisant le commerce de coton avec
Mais, en même temps que le magistrat adressait ces pa- Alexandrie et Smyrne, et appartenant à la maison Morrel
roles à la marquise, le fiancé jetait à la dérobée un regard et fils, de Marseille.
à sa fiancée, et ce regard disait : — Avant de servir dans la marine marchande, avait-il ser-
— Soyez tranquille, Renée : en faveur de votre amour je vi dans la marine militaire ?
serai indulgent. — Oh ! non, Monsieur ; c’est un tout jeune homme.
Renée répondit à ce regard par son plus doux sourire, et — Quel âge ?
Villefort sortit avec le paradis dans le cœur.
— Dix-neuf ou vingt ans au plus.
VII
En ce moment, et comme Villefort, en suivant la Grande-
Rue, était arrivé au coin de la rue des Conseils, un homme
L’INTERROGATOIRE. qui semblait l’attendre au passage l’aborda : c’était M.
Morrel.
À peine de Villefort fut-il hors de la salle à manger qu’il — Ah ! monsieur de Villefort ! s’écria le brave homme
quitta son masque joyeux pour prendre l’air grave d’un en apercevant le substitut, je suis bien heureux de vous
homme appelé à cette suprême fonction de prononcer sur rencontrer. Imaginez-vous qu’on vient de commettre la
la vie de son semblable. Or, malgré la mobilité de sa phy- méprise la plus étrange, la plus inouïe : on vient d’arrêter
sionomie, mobilité que le substitut avait, comme doit faire le second de mon bâtiment, Edmond Dantès.
un habile acteur, plus d’une fois étudiée devant sa glace,
ce fut cette fois un travail pour lui que de froncer son — Je le sais, Monsieur, dit Villefort, et je viens pour l’in-
sourcil et d’assombrir ses traits. En effet, à part le sou- terroger.
venir de cette ligne politique suivie par son père, et qui — Oh ! Monsieur, continua M. Morrel, emporté par son
pouvait, s’il ne s’en éloignait complètement, faire dévier amitié pour le jeune homme, vous ne connaissez pas ce-
son avenir, Gérard de Villefort était en ce moment aussi lui qu’on accuse, et je le connais, moi : imaginez-vous
heureux qu’il est donné à un homme de le devenir : déjà l’homme le plus doux, l’homme le plus probe, et j’oserai
riche par lui-même, il occupait à vingt-sept ans une place presque dire l’homme qui sait le mieux son état de toute
élevée dans la magistrature, il épousait une jeune et belle la marine marchande. Ô monsieur de Villefort ! je vous
personne qu’il aimait, non pas passionnément, mais avec le recommande bien sincèrement et de tout mon cœur.
raison, comme un substitut du procureur du roi peut ai-
mer, et outre sa beauté, qui était remarquable, mademoi- Villefort, comme on a pu le voir, appartenait au parti
selle de Saint-Méran, sa fiancée, appartenait à une des fa- noble de la ville, et Morrel au parti plébéien ; le premier
milles les mieux en cour de l’époque ; et outre l’influence était royaliste ultra, le second était soupçonné de sourd
de son père et de sa mère, qui, n’ayant point d’autre en- bonapartisme. Villefort regarda dédaigneusement Mor-
fant, pouvait la conserver tout entière à leur gendre, elle rel, et lui répondit avec froideur :
apportait encore à son mari une dot de cinquante mille — Vous savez, Monsieur, qu’on peut être doux dans la
écus, qui, grâce aux espérances, ce mot atroce inventé vie privée, probe dans ses relations commerciales, savant
par les entremetteurs de mariage, pouvait s’augmenter un dans son état, et n’en être pas moins un grand coupable,
jour d’un héritage d’un demi-million ; tous ces éléments politiquement parlant ; vous le savez, n’est-ce pas, Mon-
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sieur ? Villefort avait entendu dire si souvent, comme un mot de


Et le magistrat appuya sur ces derniers mots, comme s’il profonde politique, qu’il fallait se défier de son premier
en voulait faire l’application à l’armateur lui-même ; tan- mouvement, attendu que c’était le bon, qu’il appliqua la
dis que son regard scrutateur semblait vouloir pénétrer maxime à l’impression, sans tenir compte de la différence
jusqu’au fond du cœur de cet homme assez hardi d’inter- qu’il y a entre les deux mots.
céder pour un autre quand il devait savoir que lui-même Il étouffa donc les bons instincts qui voulaient envahir son
avait besoin d’indulgence. cœur pour livrer de là assaut à son esprit, arrangea devant
Morrel rougit, car il ne se sentait pas la conscience bien la glace sa figure des grands jours et s’assit, sombre et
nette à l’endroit des opinions politiques ; et d’ailleurs la menaçant, devant son bureau.
confidence que lui avait faite Dantès à l’endroit de son Un instant après lui, Dantès entra.
entrevue avec le grand maréchal et des quelques mots Le jeune homme était toujours pâle mais calme et sou-
que lui avait adressés l’empereur, lui troublait quelque peu riant ; il salua son juge avec une politesse aisée, puis cher-
l’esprit. Il ajouta, toutefois, avec l’accent du plus profond cha des yeux un siège, comme s’il eût été dans le salon de
intérêt : l’armateur Morrel.
— Je vous en supplie, monsieur de Villefort, soyez juste Ce fut alors seulement qu’il rencontra ce regard terne de
comme vous devez l’être, bon comme vous l’êtes toujours,
Villefort, ce regard particulier aux hommes de palais, qui
et rendez-nous bien vite ce pauvre Dantès ! ne veulent pas qu’on lise dans leur pensée, et qui font de
Le rendez-nous sonna révolutionnairement à l’oreille du leur œil un verre dépoli. Ce regard lui apprit qu’il était
substitut du procureur du roi. devant la justice, figure aux sombres façons.
— Eh ! eh ! se dit-il tout bas, rendez-nous… ce Dantès — Qui êtes-vous et comment vous nommez-vous, deman-
serait-il affilié à quelque secte de carbonari, pour que son da Villefort en feuilletant ces notes que l’agent lui avait
protecteur emploie ainsi sans y songer la formule collec- remises en entrant, et qui depuis une heure étaient dé-
tive ? On l’a arrêté dans un cabaret, m’a dit, je crois, le jà devenues volumineuses, tant la corruption des espion-
commissaire ; en nombreuse compagnie, a-t-il ajouté : ce nages s’attache vite à ce corps malheureux qu’on nomme
sera quelque vente. les prévenus.
Puis tout haut : — Je m’appelle Edmond Dantès, Monsieur, répondit le
jeune homme d’une voix calme et sonore ; je suis second
— Monsieur, répondit-il, vous pouvez être parfaitement
tranquille, et vous n’aurez pas fait un appel inutile à ma à bord du navire le Pharaon, qui appartient à MM. Morrel
justice si le prévenu est innocent ; mais si, au contraire, et fils.
il est coupable, nous vivons dans une époque difficile, — Votre âge ? continua Villefort.
Monsieur, où l’impunité serait d’un fatal exemple : je se- — Dix-neuf ans, répondit Dantès.
rai donc forcé de faire mon devoir.
— Que faisiez-vous au moment où vous avez été arrêté ?
Et sur ce, comme il était arrivé à la porte de sa maison
adossée au palais de justice, il entra majestueusement, — J’assistais au repas de mes propres fiançailles, Mon-
après avoir salué, avec une politesse de glace, le mal- sieur, dit Dantès d’une voix légèrement émue, tant le
heureux armateur qui resta comme pétrifié à la place où contraste était douloureux de ces moments de joie avec
l’avait quitté Villefort. la lugubre cérémonie qui s’accomplissait, tant le visage
sombre de M. de Villefort faisait briller de toute sa lu-
L’antichambre était pleine de gendarmes et d’agents de mière la rayonnante figure de Mercédès.
police ; au milieu d’eux, gardé à vue, enveloppé de regards
flamboyants de haine, se tenait debout, calme et immo- — Vous assistiez au repas de vos fiançailles ? dit le sub-
bile, le prisonnier. stitut en tressaillant malgré lui.
Villefort traversa l’antichambre, jeta un regard oblique — Oui, Monsieur, je suis sur le point d’épouser une
sur Dantès, et, après avoir pris une liasse que lui remit femme que j’aime depuis trois ans.
un agent, disparut en disant : Villefort, tout impassible qu’il était d’ordinaire, fut cepen-
— Qu’on amène le prisonnier. dant frappé de cette coïncidence, et cette voix émue de
Dantès surpris au milieu de son bonheur alla éveiller une
Si rapide qu’eût été ce regard, il avait suffit à Villefort fibre sympathique au fond de son âme : lui aussi se ma-
pour se faire une idée de l’homme qu’il allait avoir à inter- riait, lui aussi était heureux, et on venait troubler son bon-
roger : il avait reconnu l’intelligence dans ce front large et heur pour qu’il contribuât à détruire la joie d’un homme
ouvert, le courage dans cet œil fixe et ce sourcil froncé, et qui, comme lui, touchait déjà au bonheur.
la franchise dans ces lèvres épaisses et à demi ouvertes,
qui laissaient voir une double rangée de dents blanches Ce rapprochement philosophique, pensa-t-il, fera grand
comme l’ivoire. effet à mon retour dans le salon de M. de Saint-Méran ; et
il arrangea d’avance dans son esprit, et pendant que Dan-
La première impression avait été favorable à Dantès ; mais
27

tès attendait de nouvelles questions, les mots antithétiques un coin.


à l’aide desquels les orateurs construisent ces phrases am-
Et à cette douce espérance la figure de Villefort s’épa-
bitieuses d’applaudissements, qui parfois font croire à une
nouit ; de sorte que, lorsqu’il reporta ses regards de sa pen-
véritable éloquence. sée à Dantès, Dantès qui avait suivi tous les mouvements
Lorsque son petit speech intérieur fut arrangé, Villefort de physionomie de son juge, souriait comme sa pensée.
sourit à son effet, et revenant à Dantès : — Monsieur, dit Villefort, vous connaissez-vous quelques
— Continuez, Monsieur, dit-il. ennemis ?
— Que voulez-vous que je continue ? — Des ennemis à moi, dit Dantès : j’ai le bonheur d’être
— D’éclairer la justice. trop peu de chose pour que ma position m’en ait fait.
Quant à mon caractère, un peu vif peut-être, j’ai tou-
— Que la justice me dise sur quel point elle veut être jours essayé de l’adoucir envers mes subordonnés. J’ai dix
éclairée, et je lui dirai tout ce que je sais ; seulement, ou douze matelots sous mes ordres : qu’on les interroge,
ajouta-t-il à son tour avec un sourire, je la préviens que Monsieur, et ils vous diront qu’ils m’aiment et me res-
je ne sais pas grand-chose. pectent, non pas comme un père, je suis trop jeune pour
— Avez-vous servi sous l’usurpateur ? cela, mais comme un frère aîné.
— J’allais être incorporé dans la marine militaire lorsqu’il — Mais, à défaut d’ennemis, peut-être avez-vous des ja-
est tombé. loux : vous allez être nommé capitaine à dix-neuf ans, ce
qui est un poste élevé dans votre état ; vous allez épou-
— On dit vos opinions politiques exagérées, dit Ville- ser une jolie femme qui vous aime, ce qui est un bonheur
fort, à qui l’on n’avait pas soufflé un mot de cela, mais rare dans tous les états de la terre ; ces deux préférences
qui n’était pas fâché de poser la demande comme on pose du destin ont pu vous faire des envieux.
une accusation.
— Oui, vous avez raison. Vous devez mieux connaître les
— Mes opinions politiques, à moi, Monsieur ? hélas ! c’est hommes que moi, et c’est possible ; mais si ces envieux
presque honteux à dire, mais je n’ai jamais eu ce qu’on devaient être parmi mes amis, je vous avoue que j’aime
appelle une opinion : j’ai dix-neuf ans à peine, comme mieux ne pas les connaître pour ne point être forcé de les
j’ai eu l’honneur de vous le dire ; je ne sais rien, je ne suis haïr.
destiné à jouer aucun rôle ; le peu que je suis et que je
serai, si l’on m’accorde la place que j’ambitionne, c’est à — Vous avez tort, Monsieur. Il faut toujours autant que
M. Morrel que je le devrai. Aussi, toutes mes opinions, je possible voir clair autour de soi ; et, en vérité, vous me
ne dirai pas politiques, mais privées, se bornent-elles à ces paraissez un si digne jeune homme, que je vais m’écar-
trois sentiments : j’aime mon père, je respecte M. Morrel ter pour vous des règles ordinaires de la justice et vous
et j’adore Mercédès. Voilà, Monsieur, tout ce que je puis aider à faire jaillir la lumière en vous communiquant la
dire à la justice ; vous voyez que c’est peu intéressant pour dénonciation qui vous amène devant moi : voici le papier
elle. accusateur ; reconnaissez-vous l’écriture ?
À mesure que Dantès parlait, Villefort regardait son vi- Et Villefort tira la lettre de sa poche et la présenta à Dan-
sage à la fois si doux et si ouvert, et se sentait revenir à tès. Dantès regarda et lut. Un nuage passa sur son front,
la mémoire les paroles de Renée, qui, sans le connaître, et il dit :
lui avait demandé son indulgence pour le prévenu. Avec — Non, Monsieur, je ne connais pas cette écriture ; elle
l’habitude qu’avait déjà le substitut du crime et des crimi- est déguisée, et cependant elle est d’une forme assez
nels, il voyait, à chaque parole de Dantès, surgir la preuve franche. En tous cas, c’est une main habile qui l’a tracée.
de son innocence. En effet, ce jeune homme, on pour- Je suis bien heureux, ajouta-t-il en regardant avec recon-
rait presque dire cet enfant, simple, naturel, éloquent de naissance Villefort, d’avoir affaire à un homme tel que
cette éloquence du cœur qu’on ne trouve jamais quand on vous, car en effet mon envieux est un véritable ennemi.
la cherche, plein d’affection pour tous, parce qu’il était
heureux, et que le bonheur rend bons les méchants eux- Et à l’éclair qui passa dans les yeux du jeune homme en
mêmes, versait jusque sur son juge la douce affabilité qui prononçant ces paroles, Villefort put distinguer tout ce
débordait de son cœur. Edmond n’avait dans le regard, qu’il y avait de violente énergie cachée sous cette première
dans la voix, dans le geste, tout rude et tout sévère qu’avait douceur.
été Villefort envers lui, que caresses et bonté pour celui — Et maintenant, voyons, dit le substitut, répondez-moi
qui l’interrogeait. franchement, Monsieur, non pas comme un prévenu à son
juge, mais comme un homme dans une fausse position
— Pardieu, se dit Villefort, voici un charmant garçon,
et je n’aurai pas grand-peine, je l’espère, à me faire bien répond à un autre homme qui s’intéresse à lui : qu’y a-t-il
de vrai dans cette accusation anonyme ?
venir de Renée en accomplissant la première recomman-
dation qu’elle m’a faite, cela me vaudra un bon serrement Et Villefort jeta avec dégoût sur le bureau la lettre que
de main devant tout le monde et un charmant baiser dans Dantès venait de lui rendre.
28

— Tout et rien, Monsieur, et voici la vérité pure, sur mon belle et plus aimante que jamais. Grâce à M. Morrel, nous
honneur de marin, sur mon amour pour Mercédès, sur la passâmes par-dessus toutes les difficultés ecclésiastiques ;
vie de mon père. enfin, Monsieur, j’assistais, comme je vous l’ai dit, au re-
— Parlez, Monsieur, dit tout haut Villefort. pas de mes fiançailles, j’allais me marier dans une heure,
et je comptais partir demain pour Paris, lorsque, sur cette
Puis tout bas il ajouta : dénonciation que vous paraissez maintenant mépriser au-
— Si Renée pouvait me voir, j’espère qu’elle serait tant que moi, je fus arrêté.
contente de moi, et qu’elle ne m’appellerait plus un cou- — Oui, oui, murmura Villefort, tout cela me paraît être
peur de têtes ! la vérité, et, si vous êtes coupable, c’est imprudence ; en-
— Eh bien ! en quittant Naples, le capitaine Leclère tom- core cette imprudence était-elle légitimée par les ordres
ba malade d’une fièvre cérébrale ; comme nous n’avions de votre capitaine. Rendez-nous cette lettre qu’on vous a
pas de médecin à bord et qu’il ne voulut relâcher sur au- remise à l’île d’Elbe, donnez-moi votre parole de vous re-
cun point de la côte, pressé qu’il était de se rendre à l’île présenter à la première réquisition, et allez rejoindre vos
d’Elbe, sa maladie empira au point que vers la fin du troi- amis.
sième jour, sentant qu’il allait mourir, il m’appela près de — Ainsi je suis libre, Monsieur ! s’écria Dantès au comble
lui. de la joie.
— Mon cher Dantès, me dit-il, jurez-moi sur votre hon- — Oui, seulement donnez-moi cette lettre.
neur de faire ce que je vais vous dire ; il y va des plus hauts
intérêts. — Elle doit être devant vous, Monsieur ; car on me l’a
prise avec mes autres papiers, et j’en reconnais quelques-
— Je vous le jure, capitaine, lui répondis-je. uns dans cette liasse.
— Eh bien ! comme après ma mort le commandement — Attendez, dit le substitut à Dantès, qui prenait ses gants
du navire vous appartient en qualité de second, vous et son chapeau, attendez ; à qui est-elle adressée ?
prendrez ce commandement, vous mettrez le cap sur
— À Monsieur Noirtier, rue Coq-Héron, à Paris.
l’île d’Elbe, vous débarquerez à Porto-Ferrajo, vous de-
manderez le grand maréchal, vous lui remettrez cette La foudre tombée sur Villefort ne l’eût point frappé d’un
lettre ; peut-être alors vous remettra-t-on une autre lettre coup plus rapide et plus imprévu ; il retomba sur son fau-
et vous chargera-t-on de quelque mission. Cette mission teuil, d’où il s’était levé à demi pour atteindre la liasse
qui m’était réservée, Dantès, vous l’accomplirez à ma de papiers saisis sur Dantès, et, le feuilletant précipitam-
place et tout l’honneur en sera pour vous. ment, il en tira la lettre fatale, sur laquelle il jeta un regard
— Je le ferai, capitaine, mais peut-être n’arrive-t-on pas empreint d’une indicible terreur.
si facilement que vous le pensez près du grand maréchal. — M. Noirtier, rue Coq-Héron, n° 13, murmura-t-il en
— Voici une bague que vous lui ferez parvenir, dit le ca- pâlissant de plus en plus.
pitaine, et qui lèvera toutes les difficultés. — Oui, Monsieur, répondit Dantès étonné, le connaissez-
Et à ces mots il me remit une bague. vous ?

Il était temps : deux heures après le délire le prit ; le len- — Non, répondit vivement Villefort : un fidèle serviteur
demain il était mort. du roi ne connaît pas les conspirateurs.

— Et que fîtes-vous alors ? — Il s’agit donc d’une conspiration ? demanda Dantès,


qui commençait, après s’être cru libre, à reprendre une
— Ce que je devais faire. Monsieur, ce que tout autre terreur plus grande que la première. En tous cas, Mon-
eût fait à ma place : en tout cas, les prières d’un mou- sieur, je vous l’ai dit, j’ignorais complétement le contenu
rant sont sacrées ; mais chez les marins les prières d’un de la dépêche dont j’étais porteur.
supérieur sont des ordres que l’on doit accomplir. Je fis
donc voile vers l’île d’Elbe, où j’arrivai le lendemain, je — Oui, reprit Villefort d’une voix sourde ; mais vous sa-
consignai tout le monde à bord et je descendis seul à vez le nom de celui à qui elle était adressée ?
terre. Comme je l’avais prévu, on fit quelques difficul- — Pour la lui remettre à lui-même, Monsieur, il fallait
tés pour m’introduire près du grand maréchal ; mais je bien que je le susse.
lui envoyai la bague qui devait me servir de signe de re- — Et vous n’avez montré cette lettre à personne ? dit Vil-
connaissance, et toutes les portes s’ouvrirent devant moi. lefort tout en lisant et en pâlissant à mesure qu’il lisait.
Il me reçut, m’interrogea sur les dernières circonstances
de la mort du malheureux Leclère, et, comme celui-ci — À personne, Monsieur, sur l’honneur !
l’avait prévu, il me remit une lettre qu’il me chargea de — Tout le monde ignore que vous étiez porteur d’une
porter en personne à Paris. Je le lui promis, car c’était lettre venant de l’île d’Elbe et adressée à M. Noirtier ?
accomplir les dernières volonté de mon capitaine. Je des-
cendis à terre, je réglai rapidement toutes les affaires de — Tout le monde, Monsieur, excepté celui qui me l’a re-
bord ; puis je courus voir ma fiancée, que je retrouvai plus mise.
29

— C’est trop, c’est encore trop ! murmura Villefort. principale charge qui existe contre vous, est cette lettre,
Le front de Villefort s’obscurcissait de plus en plus à me- et vous voyez…
sure qu’il avançait vers la fin ; ses lèvres blanches, ses Villefort s’approcha de la cheminée, la jeta dans le feu, et
mains tremblantes, ses yeux ardents faisaient passer dans demeura jusqu’à ce qu’elle fût réduite en cendres.
l’esprit de Dantès les plus douloureuses appréhensions.
— Et vous voyez, continua-t-il, je l’anéantis.
Après cette lecture, Villefort laissa tomber sa tête dans — Oh ! s’écria Dantès, Monsieur, vous êtes plus que la
ses mains, et demeura un instant accablé. justice, vous êtes la bonté !
— Ô mon Dieu ! qu’y a-t-il donc, Monsieur ? demanda — Mais, écoutez-moi, poursuivit Villefort, après un
timidement Dantès. pareil acte, vous comprenez que vous pouvez avoir
Villefort ne répondit pas ; mais au bout de quelques ins- confiance en moi, n’est-ce pas ?
tants il releva sa tête pâle et décomposée, et relut une se- — Ô Monsieur ! ordonnez et je suivrai vos ordres.
conde fois la lettre.
— Non, dit Villefort en s’approchant du jeune homme,
— Et vous dites que vous ne savez pas ce que contenait non, ce ne sont pas des ordres que je veux vous donner ;
cette lettre ? reprit Villefort. vous le comprenez, ce sont des conseils.
— Sur l’honneur, je le répète, Monsieur, dit Dantès, je — Dites, et je m’y conformerai comme à des ordres.
l’ignore. Mais qu’avez-vous vous-même, mon Dieu ! vous
allez vous trouver mal ; voulez-vous que je sonne, voulez- — Je vais vous garder jusqu’au soir ici, au palais de jus-
vous que j’appelle ? tice ; peut-être qu’un autre que moi viendra vous interro-
ger : dites tout ce que vous m’avez dit, mais pas un mot
— Non, Monsieur, dit Villefort en se levant vivement, ne
de cette lettre.
bougez pas, ne dites pas un mot : c’est à moi à donner des
ordres ici, et non pas à vous. — Je vous le promets, Monsieur.
— Monsieur, dit Dantès blessé, c’était pour venir à votre C’était Villefort qui semblait supplier, c’était le prévenu
aide, voilà tout. qui rassurait le juge.
— Je n’ai besoin de rien ; un éblouissement passager, voilà — Vous comprenez, dit-il en jetant un regard sur les
tout : occupez-vous de vous et non de moi, répondez. cendres, qui conservaient encore la forme du papier, et
qui voltigeaient au-dessus des flammes : maintenant, cette
Dantès attendit l’interrogatoire qu’annonçait cette de- lettre est anéantie, vous et moi savons seuls qu’elle a exis-
mande, mais inutilement : Villefort retomba sur son fau- té ; on ne vous la représentera point : niez-la donc si l’on
teuil, passa une main glacée sur son front ruisselant de vous en parle, niez-la hardiment et vous êtes sauvé.
sueur, et pour la troisième fois se mit à relire la lettre.
— Je nierai, Monsieur, soyez tranquille, dit Dantès.
— Oh ! s’il sait ce que contient cette lettre, murmura-t-il,
et qu’il apprenne jamais que Noirtier est le père de Ville- — Bien, bien ! dit Villefort en portant la main au cordon
fort, je suis perdu, perdu à jamais ! d’une sonnette ; puis s’arrêtant au moment de sonner :
Et de temps en temps il regardait Edmond, comme si son — C’était la seule lettre que vous eussiez ? dit-il.
regard eût pu briser cette barrière invisible qui enferme — La seule.
dans le cœur les secrets que garde la bouche.
— Faites-en serment.
— Oh ! n’en doutons plus ! s’écria-t-il tout à coup.
Dantès étendit la main.
— Mais, au nom du ciel, Monsieur ! s’écria le malheureux
jeune homme, si vous doutez de moi, si vous me soupçon- — Je le jure, dit-il.
nez, interrogez-moi, et je suis prêt à vous répondre. Villefort sonna.
Villefort fit sur lui-même un effort violent, et d’un ton qu’il Le commissaire de police entra.
voulait rendre assuré :
Villefort s’approcha de l’officier public et lui dit quelques
— Monsieur, dit-il, les charges les plus graves résultent mots à l’oreille ; le commissaire répondit par un simple
pour vous de votre interrogatoire, je ne suis donc pas le signe de tête.
maître, comme je l’avais espéré d’abord, de vous rendre
— Suivez Monsieur, dit Villefort à Dantès.
à l’instant même la liberté ; je dois, avant de prendre une
pareille mesure, consulter le juge d’instruction. En atten- Dantès s’inclina, jeta un dernier regard de reconnaissance
dant, vous avez vu de quelle façon j’en ai agi envers vous. à Villefort et sortit.
— Oh ! oui, Monsieur, s’écria Dantès, et je vous remercie, À peine la porte fut-elle refermée derrière lui que les
car vous avez été pour moi bien plutôt un ami qu’un juge. forces manquèrent à Villefort, et qu’il tomba presque éva-
noui sur un fauteuil.
— Eh bien ! Monsieur, je vais vous retenir quelque temps
encore prisonnier, le moins longtemps que je pourrai ; la Puis, au bout d’un instant :
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— Ô mon Dieu ! murmura-t-il, à quoi tiennent la vie et vue qui venait de s’éteindre : au moindre bruit qui péné-
la fortune !… Si le procureur du roi eût été à Marseille, si trait jusqu’à lui, convaincu qu’on venait le mettre en li-
le juge d’instruction eût été appelé au lieu de moi, j’étais berté, il se levait vivement et faisait un pas vers la porte ;
perdu ; et ce papier, ce papier maudit me précipitait dans mais bientôt le bruit s’en allait mourant dans une autre
l’abîme. Ah ! mon père, mon père, serez-vous donc tou- direction, et Dantès retombait sur son escabeau.
jours un obstacle à mon bonheur en ce monde, et dois-je Enfin, vers les dix heures du soir, au moment où Dantès
lutter éternellement avec votre passé ! commençait à perdre l’espoir, un nouveau bruit se fit en-
Puis tout à coup une lueur inattendue parut passer par son tendre, qui lui parut cette fois se diriger vers sa chambre :
esprit et illumina son visage ; un sourire se dessina sur sa en effet, des pas retentirent dans le corridor et s’arrêtèrent
bouche encore crispée, ses yeux hagards devinrent fixes devant sa porte ; une clef tourna dans la serrure, les ver-
et parurent s’arrêter sur une pensée. rous grincèrent, et la massive barrière de chêne s’ouvrit,
— C’est cela, dit-il ; oui, cette lettre qui devait me perdre laissant voir tout à coup dans la chambre sombre l’éblouis-
fera ma fortune peut-être. Allons, Villefort, à l’œuvre ! sante lumière de deux torches.

Et après s’être assuré que le prévenu n’était plus dans l’an- À la lueur de ces deux torches, Dantès vit briller les sabres
tichambre, le substitut du procureur du roi sortit à son et les mousquetons de quatre gendarmes.
tour, et s’achemina vivement vers la maison de sa fian- Il avait fait deux pas en avant, il demeura immobile à sa
cée. place en voyant ce surcroît de force.
VIII — Venez-vous me chercher ? demanda Dantès.
— Oui, répondit un des gendarmes.
LE CHÂTEAU D’IF.
— De la part de M. le substitut du procureur du roi ?
— Mais je le pense.
En traversant l’antichambre, le commissaire de police fit
un signe à deux gendarmes, lesquels se placèrent, l’un à — Bien, dit Dantès, je suis prêt à vous suivre.
droite, l’autre à gauche de Dantès ; on ouvrit une porte La conviction qu’on venait le chercher de la part de M. de
qui communiquait de l’appartement du procureur du roi Villefort ôtait toute crainte au malheureux jeune homme :
au palais de justice, on suivit quelque temps un de ces il s’avança donc, calme d’esprit, libre de démarche, et se
grands corridors sombres qui font frissonner ceux-là qui y plaça de lui-même au milieu de son escorte.
passent, quand même ils n’ont aucun motif de frissonner.
Une voiture attendait à la porte de la rue, le cocher était
De même que l’appartement de Villefort communiquait sur son siège, un exempt était assis près du cocher.
au palais de justice, le palais de justice communiquait à la
prison, sombre monument accolé au palais, et que regarde — Est-ce donc pour moi que cette voiture est là ? deman-
curieusement, de toutes ses ouvertures béantes, le clocher da Dantès.
des Accoules qui se dresse devant lui. — C’est pour vous, répondit un des gendarmes, montez.
Après nombre de détours dans le corridor qu’il suivait, Dantès voulut faire quelques observations, mais la por-
Dantès vit s’ouvrir une porte avec un guichet de fer ; le tière s’ouvrit, il sentit qu’on le poussait ; il n’avait ni la
commissaire de police frappa, avec un marteau de fer, possibilité ni même l’intention de faire résistance, il se
trois coups qui retentirent pour Dantès comme s’ils étaient trouva en un instant assis au fond de la voiture, entre deux
frappés sur son cœur ; la porte s’ouvrit, les deux gen- gendarmes ; les deux autres s’assirent sur la banquette de
darmes poussèrent légèrement leur prisonnier, qui hési- devant, et la pesante machine se mit à rouler avec un bruit
tait encore. Dantès franchit le seuil redoutable, et la porte sinistre.
se referma bruyamment derrière lui. Il respirait un autre
Le prisonnier jeta les yeux sur les ouvertures, elles étaient
air, un air méphitique et lourd : il était en prison.
grillées : il n’avait fait que changer de prison ; seulement
On le conduisit dans une chambre assez propre, mais celle-là roulait, et le transportait en roulant vers un but
grillée et verrouillée ; il en résulta que l’aspect de sa de- ignoré. À travers les barreaux serrés à pouvoir à peine y
meure ne lui donna point trop de crainte : d’ailleurs, les passer la main, Dantès reconnut cependant qu’on longeait
paroles du substitut du procureur du roi, prononcées avec la rue Caisserie, et que par la rue Saint-Laurent et la rue
une voix qui avait paru à Dantès si pleine d’intérêt, réson- Taramis on descendait vers le quai.
naient à son oreille comme une douce promesse d’espé-
Bientôt il vit à travers ses barreaux, à lui, et les barreaux
rance.
du monument près duquel il se trouvait, briller les lu-
Il était déjà quatre heures lorsque Dantès avait été conduit mières de la Consigne.
dans sa chambre. On était, comme nous l’avons dit, au 1er
La voiture s’arrêta, l’exempt descendit, s’approcha du
mars ; le prisonnier se trouva donc bientôt dans la nuit.
corps de garde ; une douzaine de soldats en sortirent et se
Alors, le sens de l’ouïe s’augmenta chez lui du sens de la mirent en haie ; Dantès voyait, à la lueur des réverbères
31

du quai, reluire leurs fusils. Villefort n’avait-il pas en sa présence anéanti cette dan-
— Serait-ce pour moi, se demanda-t-il, que l’on déploie gereuse lettre, seule preuve qu’il y eût contre lui ?
une pareille force militaire ? Il attendit donc, muet et pensif, et essayant de percer avec
L’exempt, en ouvrant la portière qui fermait à clef, cet œil du marin exercé aux ténèbres et accoutumé à l’es-
pace dans l’obscurité de la nuit.
quoique sans prononcer une seule parole, répondit à cette
question, car Dantès vit entre les deux haies de soldats un On avait laissé à droite l’île Ratonneau, où brûlait un
chemin ménagé pour lui de la voiture au port. phare, et tout en longeant presque la côte, on était arrivé à
Les deux gendarmes qui étaient assis sur la banquette de la hauteur de l’anse des Catalans. Là les regards du prison-
devant descendirent les premiers, puis on le fit descendre nier redoublèrent d’énergie : c’était là qu’était Mercédès,
à son tour, puis ceux qui se tenaient à ses côtés le suivirent. et il lui semblait à chaque instant voir se dessiner sur le
On marcha vers un canot qu’un marinier de la douane rivage sombre la forme vague et indécise d’une femme.
maintenait près du quai par une chaîne. Les soldats re- Comment un pressentiment ne disait-il pas à Mercédès
gardèrent passer Dantès d’un air de curiosité hébétée. En que son amant passait à trois cents pas d’elle ?
un instant il fut installé à la poupe du bateau, toujours
Une seule lumière brillait aux Catalans. En interrogeant la
entre ces quatre gendarmes, tandis que l’exempt se te- position de cette lumière, Dantès reconnut qu’elle éclai-
nait à la proue. Une violente secousse éloigna le bateau
rait la chambre de sa fiancée. Mercédès était la seule qui
du bord, quatre rameurs nagèrent vigoureusement vers le veillât dans toute la petite colonie. En poussant un grand
Pilon. À un cri poussé de la barque, la chaîne qui ferme le
cri, le jeune homme pouvait être entendu de sa fiancée.
port s’abaissa, et Dantès se trouva dans ce qu’on appelle
le Frioul, c’est-à-dire hors du port. Une fausse honte le retint. Que diraient ces hommes qui
le regardaient, en l’entendant crier comme un insensé ?
Le premier mouvement du prisonnier, en se trouvant en
plein air, avait été un mouvement de joie. L’air, c’est Il resta donc muet et les yeux fixés sur cette lumière. Pen-
presque la liberté. Il respira donc à pleine poitrine cette dant ce temps la barque continuait son chemin ; mais le
brise vivace qui apporte sur ses ailes toutes ces senteurs prisonnier ne pensait point à sa barque, il pensait à Mer-
inconnues de la nuit et de la mer. Bientôt cependant il cédès.
poussa un soupir ; il passait devant cette Réserve où il Un accident de terrain fit disparaître la lumière. Dantès
avait été si heureux le matin même pendant l’heure qui se retourna et s’aperçut que la barque gagnait le large.
avait précédé son arrestation, et, à travers l’ouverture ar-
dente de deux fenêtres, le bruit joyeux d’un bal arrivait Pendant qu’il regardait, absorbé dans sa propre pensée, on
jusqu’à lui. avait substitué les voiles aux rames, et la barque s’avançait
maintenant poussée par le vent.
Dantès joignit ses mains, leva les yeux au ciel et pria.
Malgré la répugnance qu’éprouvait Dantès à adresser au
La barque continuait son chemin ; elle avait dépassé la gendarme de nouvelles questions, il se rapprocha de lui,
Tête de Mort, elle était en face de l’anse du Pharo, elle et lui prenant la main :
allait doubler la batterie, c’était une manœuvre incompré-
hensible pour Dantès. — Camarade, lui dit-il, au nom de votre conscience et
de par votre qualité de soldat, je vous adjure d’avoir pitié
— Mais où donc me menez-vous ? demanda-t-il à l’un des de moi et de me répondre. Je suis le capitaine Dantès,
gendarmes. bon et loyal Français, quoique accusé de je ne sais quelle
— Vous le saurez tout à l’heure. trahison : où me menez-vous ? dites-le, et, foi de marin,
je me rangerai à mon devoir et me résignerai à mon sort.
— Mais encore…
Le gendarme se gratta l’oreille, regarda son camarade.
— Il nous est interdit de vous donner aucune explication. Celui-ci fit un mouvement qui voulait dire à peu près :
Dantès était à moitié soldat ; questionner des subordonnés Il me semble qu’au point où nous en sommes il n’y a pas
auxquels il était défendu de répondre lui parut une chose d’inconvénient, et le gendarme se retourna vers Dantès :
absurde, et il se tut.
— Vous êtes Marseillais et marin, dit-il, et vous me de-
Alors les pensées les plus étranges passèrent par son es- mandez où nous allons ?
prit : comme on ne pouvait faire une longue route dans — Oui, car, sur mon honneur, je l’ignore.
une pareille barque, comme il n’y avait aucun bâtiment
à l’ancre du côté où l’on se rendait, il pensa qu’on allait — Ne vous en doutez-vous pas ?
le déposer sur un point éloigné de la côte et lui dire qu’il — Aucunement.
était libre ; il n’était point attaché, on n’avait fait aucune
tentative pour lui mettre les menottes, cela lui paraissait — Ce n’est pas possible.
d’un bon augure ; d’ailleurs le substitut, si excellent pour — Je vous le jure sur ce que j’ai de plus sacré au monde.
lui, ne lui avait-il pas dit que, pourvu qu’il ne prononçât Répondez-moi donc, de grâce !
point ce nom fatal de Noirtier, il n’avait rien à craindre ?
— Mais la consigne ?
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— La consigne ne vous défend pas de m’apprendre ce que du bateau.


je saurai dans dix minutes, dans une demi-heure, dans Il retomba au fond de la barque en hurlant de rage.
une heure peut-être. Seulement vous m’épargnez d’ici là
des siècles d’incertitude. Je vous le demande comme si — Bon ! s’écria le gendarme en lui mettant un genou sur
vous étiez mon ami, regardez : je ne veux ni me révolter sa poitrine, bon ! voilà comme vous tenez votre parole
ni fuir ; d’ailleurs je ne le puis : où allons-nous ? de marin. Fiez-vous donc aux gens doucereux ! Eh bien
maintenant, mon cher ami, faites un mouvement, un seul,
— À moins que vous n’ayez un bandeau sur les yeux ou
et je vous loge une balle dans la tête. J’ai manqué à ma
que vous ne soyez jamais sorti du port de Marseille, vous première consigne, mais, je vous en réponds, je ne man-
devez cependant deviner où vous allez ? querai pas à la seconde.
— Non. Et il abaissa effectivement sa carabine vers Dantès, qui
— Regardez autour de vous, alors. sentit s’appuyer le bout du canon contre sa tempe.
Dantès se leva, jeta naturellement les yeux sur le point où Un instant il eut l’idée de faire ce mouvement défendu
paraissait se diriger le bateau, et à cent toises devant lui et d’en finir ainsi violemment avec le malheur inattendu
il vit s’élever la roche noire et ardue sur laquelle monte qui s’était abattu sur lui et l’avait pris tout à coup dans ses
comme une superfétation du silex le sombre château d’If. serres de vautour. Mais, justement parce que ce malheur
Cette forme étrange, cette prison autour de laquelle règne était inattendu, Dantès songea qu’il ne pouvait être du-
une si profonde terreur, cette forteresse qui fait vivre de- rable ; puis les promesses de M. de Villefort lui revinrent
puis trois cents ans Marseille de ses lugubres traditions, à l’esprit ; puis, s’il faut le dire enfin cette mort au fond
apparaissant ainsi tout à coup à Dantès qui ne songeait d’un bateau, venant de la main d’un gendarme, lui appa-
point à elle, lui fit l’effet que fait au condamné à mort rut laide et nue.
l’aspect de l’échafaud. Il retomba donc sur le plancher de la barque en poussant
— Ah ! mon Dieu ! s’écria-t-il, le château d’If ! Et un hurlement de rage et en se rongeant les mains avec
qu’allons-nous faire là ? fureur.

Le gendarme sourit. Presque au même instant un choc violent ébranla le canot.


Un des bateliers sauta sur le roc que la proue de la petite
— Mais on ne me mène pas là pour être emprisonné ? barque venait de toucher, une corde grinça en se déroulant
continua Dantès. Le château d’If est une prison d’État, autour d’une poulie, et Dantès comprit qu’on était arrivé
destinée seulement aux grands coupables politiques. Je et qu’on amarrait l’esquif.
n’ai commis aucun crime. Est-ce qu’il y a des juges d’ins-
truction, des magistrats quelconques au château d’If ? En effet, ses gardiens, qui le tenaient à la fois par le bras
et par le collet de son habit, le forcèrent de se relever, le
— Il n’y a, je suppose, dit le gendarme, qu’un gouverneur, contraignirent à descendre à terre, et le traînèrent vers les
des geôliers, une garnison et de bons murs. Allons, allons, degrés qui montent à la porte de la citadelle, tandis que
l’ami, ne faites pas tant l’étonné ; car, en vérité, vous me l’exempt, armé d’un mousqueton à baïonnette, le suivait
feriez croire que vous reconnaissez ma complaisance en par derrière.
vous moquant de moi.
Dantès, au reste, ne fit point une résistance inutile ; sa len-
Dantès serra la main du gendarme à la lui briser. teur venait plutôt d’inertie que d’opposition ; il était étour-
— Vous prétendez donc, dit-il, que l’on me conduit au di et chancelant comme un homme ivre. Il vit de nouveau
château d’If pour m’y emprisonner ? des soldats qui s’échelonnaient sur le talus rapide, il sentit
des escaliers qui le forçaient de lever les pieds, il s’aperçut
— C’est probable, dit le gendarme ; mais en tout cas, ca- qu’il passait sous une porte et que cette porte se refermait
marade, il est inutile de me serrer si fort. derrière lui, mais tout cela machinalement, comme à tra-
— Sans autre information, sans autre formalité ? deman- vers un brouillard, sans rien distinguer de positif. Il ne
da le jeune homme. voyait même plus la mer, cette immense douleur des pri-
sonniers, qui regardent l’espace avec le sentiment terrible
— Les formalités sont remplies, l’information est faite.
qu’ils sont impuissants à le franchir.
— Ainsi, malgré la promesse de M. de Villefort ?…
Il y eut une halte d’un moment pendant laquelle il es-
— Je ne sais si M. de Villefort vous a fait une promesse, saya de recueillir ses esprits. Il regarda autour de lui : il
dit le gendarme, mais ce que je sais, c’est que nous allons était dans une cour carrée, formée par quatre hautes mu-
au château d’If. Eh bien ! que faites-vous donc ? Holà ! railles ; on entendait le pas lent et régulier des sentinelles ;
camarades, à moi ! et chaque fois qu’elles passaient devant deux ou trois re-
Par un mouvement prompt comme l’éclair, qui cependant flets que projetait sur les murailles la lueur de deux ou
avait été prévu par l’œil exercé du gendarme, Dantès avait trois lumières qui brillaient dans l’intérieur du château,
voulu s’élancer à la mer ; mais quatre poignets vigoureux on voyait scintiller le canon de leurs fusils.
le retinrent au moment où ses pieds quittaient le plancher On attendit là dix minutes à peu près ; certains que Dan-
33

tès ne pouvait plus fuir, les gendarmes l’avaient lâché. On — Voulez-vous quelque chose ?
semblait attendre des ordres ; ces ordres arrivèrent. — Je voudrais voir le gouverneur.
— Où est le prisonnier ? demanda une voix.
Le geôlier haussa les épaules et sortit.
— Le voici, répondirent les gendarmes. Dantès le suivit des yeux, tendit les mains vers la porte
— Qu’il me suive, je vais le conduire à son logement. entr’ouverte, mais la porte se referma.
— Allez, dirent les gendarmes en poussant Dantès. Alors sa poitrine sembla se déchirer dans un long sanglot.
Le prisonnier suivit son conducteur, qui le conduisit ef- Les larmes qui gonflaient sa poitrine jaillirent comme
deux ruisseaux ; il se précipita le front contre terre, et pria
fectivement dans une salle presque souterraine, dont les
murailles nues et suantes semblaient imprégnées d’une longtemps, repassant dans son esprit toute sa vie passée,
et se demandant à lui-même quel crime il avait commis
vapeur de larmes. Une espèce de lampion posé sur un
escabeau, et dont la mèche nageait dans une graisse fé- dans cette vie, si jeune encore, qui méritât une si cruelle
punition.
tide, illuminait les parois lustrées de cet affreux séjour,
et montrait à Dantès son conducteur, espèce de geôlier La journée se passa ainsi. À peine s’il mangea quelques
subalterne, mal vêtu et de basse mine. bouchées de pain et but quelques gouttes d’eau. Tantôt il
— Voici votre chambre pour cette nuit, dit-il ; il est tard, restait assis et absorbé dans ses pensées, tantôt il tournait
et M. le gouverneur est couché. Demain, quand il se ré- tout autour de sa prison comme fait un animal sauvage
veillera et qu’il aura pris connaissance des ordres qui vous enfermé dans une cage de fer.
concernent, peut-être vous changera-t-il de domicile ; en Une pensée surtout le faisait bondir : c’est que, pendant
attendant, voici du pain, il y a de l’eau dans cette cruche, cette traversée, où, dans son ignorance du lieu où ou le
de la paille là-bas dans un coin : c’est tout ce qu’un pri- conduisait, il était resté si calme et si tranquille, il aurait
sonnier peut désirer. Bonsoir. pu dix fois se jeter à la mer, et, une fois dans l’eau, grâce
Et avant que Dantès eût songé à ouvrir la bouche pour à son habileté à nager, grâce à cette habitude qui faisait
de lui un des plus habiles plongeurs de Marseille, dispa-
lui répondre, avant qu’il eût remarqué où le geôlier posait
ce pain, avant qu’il se fût rendu compte de l’endroit où raître sous l’eau, échapper à ses gardiens, gagner la côte,
fuir, se cacher dans quelque crique déserte, attendre un
gisait cette cruche, avant qu’il eût tourné les yeux vers le
coin où l’attendait cette paille destinée à lui servir de lit, le bâtiment génois ou catalan, gagner l’Italie ou l’Espagne,
et de là écrire à Mercédès de venir le rejoindre. Quant à sa
geôlier avait pris le lampion, et, refermant la porte, enlevé
au prisonnier ce reflet blafard qui lui avait montré comme vie, dans aucune contrée il n’en était inquiet : partout les
à la lueur d’un éclair les murs ruisselants de sa prison. bons marins sont rares ; il parlait l’italien comme un Tos-
can, l’espagnol comme un enfant de la Vieille-Castille ;
Alors il se trouva seul dans les ténèbres et dans le silence, il eût vécu libre, heureux avec Mercédès, son père, car
aussi muet et aussi sombre que ces voûtes dont il sentait son père fût venu le rejoindre ; tandis qu’il était prison-
le froid glacial s’abaisser sur son front brûlant. nier, enfermé au château d’If, dans cette infranchissable
Quand les premiers rayons du jour eurent ramené un peu prison, ne sachant pas ce que devenait son père, ce que
de clarté dans cet antre, le geôlier revint avec ordre de devenait Mercédès, et tout cela parce qu’il avait cru à la
laisser le prisonnier où il était. Dantès n’avait point chan- parole de Villefort : c’était à en devenir fou ; aussi Dan-
gé de place. Une main de fer semblait l’avoir cloué à l’en- tès se roulait-il furieux sur la paille fraîche que lui avait
droit même où la veille il s’était arrêté : seulement son apportée son geôlier.
œil profond se cachait sous une enflure causée par la va- Le lendemain, à la même heure, le geôlier rentra.
peur humide de ses larmes. Il était immobile et regardait
— Eh bien ! lui demanda le geôlier, êtes-vous plus raison-
la terre.
nable aujourd’hui qu’hier ?
Il avait ainsi passé toute la nuit debout et sans dormir un
seul instant. Dantès ne répondit point.

Le geôlier s’approcha de lui, tourna autour de lui, mais — Voyons donc, dit celui-ci, un peu de courage ! désirez-
Dantès ne parut pas le voir. vous quelque chose qui soit à ma disposition ? voyons,
dites.
Il lui frappa sur l’épaule, Dantès tressaillit et secoua la
tête. — Je désire parler au gouverneur.

— N’avez-vous donc pas dormi ? demanda le geôlier. — Eh ? dit le geôlier avec impatience, je vous ai déjà dit
que c’est impossible.
— Je ne sais pas, répondit Dantès.
— Pourquoi cela, impossible ?
Le geôlier le regarda avec étonnement.
— Parce que, par les règlements de la prison, il n’est point
— N’avez-vous pas faim ? continua-t-il. permis à un prisonnier de le demander.
— Je ne sais pas, répondit encore Dantès. — Qu’y a-t-il donc de permis ici ? demanda Dantès.
34

— Une meilleure nourriture en payant, la promenade, et ment.


quelquefois des livres. — Si je portais ces deux lignes et que je fusse découvert,
— Je n’ai pas besoin de livres, je n’ai aucune envie de me je perdrais ma place, qui est de mille livres par an, sans
promener et je trouve ma nourriture bonne ; ainsi je ne compter les bénéfices et la nourriture ; vous voyez donc
veux qu’une chose, voir le gouverneur. bien que je serais un grand imbécile de risquer de perdre
— Si vous m’ennuyez à me répéter toujours la même mille livres pour en gagner trois cents.
chose, dit le geôlier, je ne vous apporterai plus à manger. — Eh bien, dit Dantès, écoute et retiens bien ceci : si
— Eh bien ! dit Dantès, si tu ne m’apportes plus à manger, tu refuses de porter deux lignes à Mercédès ou tout au
je mourrai de faim, voilà tout. moins de la prévenir que je suis ici, un jour je t’attendrai
caché derrière ma porte, et au moment où tu rentreras, je
L’accent avec lequel Dantès prononça ces mots prouva te briserai la tête avec cet escabeau.
au geôlier que son prisonnier serait heureux de mourir ;
aussi, comme tout prisonnier, de compte fait, rapporte dix — Des menaces ! s’écria le geôlier en faisant un pas en
sous à peu près par jour à son geôlier, celui de Dantès arrière et en se mettant sur la défensive : décidément la
tête vous tourne ; l’abbé a commencé comme vous, et dans
envisagea le déficit qui résulterait pour lui de sa mort, et
reprit d’un ton plus adouci : trois jours vous serez fou à lier, comme lui ; heureusement
que l’on a des cachots au château d’If.
— Écoutez : ce que vous désirez là est impossible ; ne
le demandez donc pas davantage, car il est sans exemple Dantès prit l’escabeau et le fit tournoyer autour de sa tête.
que, sur sa demande, le gouverneur soit venu dans la — C’est bien, c’est bien ! dit le geôlier, eh bien, puisque
chambre d’un prisonnier ; seulement, soyez bien sage, on vous le voulez absolument, on va prévenir le gouverneur.
vous permettra la promenade, et il est possible qu’un jour, — À la bonne heure ! dit Dantès en reposant son escabeau
pendant que vous vous promènerez, le gouverneur passe : sur le sol et en s’asseyant dessus, la tête basse et les yeux
alors vous l’interrogerez, et, s’il veut vous répondre, cela hagards, comme s’il devenait réellement insensé.
le regarde.
Le geôlier sortit, et un instant après rentra avec quatre
— Mais, dit Dantès, combien de temps puis-je attendre soldats et un caporal.
ainsi sans que ce hasard se présente ?
— Par ordre du gouverneur, dit-il, descendez le prison-
— Ah ! dame ! dit le geôlier, un mois, trois mois, six mois, nier un étage au-dessous de celui-ci.
un an peut-être.
— Au cachot alors, dit le caporal.
— C’est trop long, dit Dantès, je veux le voir tout de suite.
— Au cachot : il faut mettre les fous avec les fous.
— Ah ! dit le geôlier, ne vous absorbez pas ainsi dans un
seul désir impossible, ou avant quinze jours vous serez Les quatre soldats s’emparèrent de Dantès qui tomba dans
fou. une espèce d’atonie et les suivit sans résistance.
— Ah ! tu crois ? dit Dantès. On lui fit descendre quinze marches, et on ouvrit la porte
d’un cachot dans lequel il entra en murmurant :
— Oui, fou ; c’est toujours ainsi que commence la folie,
nous en avons un exemple ici : c’est en offrant sans cesse — Il a raison, il faut mettre les fous avec les fous.
un million au gouverneur, si on voulait le mettre en liberté, La porte se referma, et Dantès alla devant lui, les mains
que le cerveau de l’abbé qui habitait cette chambre avant étendues jusqu’à ce qu’il sentît le mur ; alors il s’assit dans
vous s’est détraqué. un angle et resta immobile, tandis que ses yeux, s’habi-
— Et combien y a-t-il qu’il a quitté cette chambre ? tuant peu à peu à l’obscurité, commençaient à distinguer
les objets.
— Deux ans.
Le geôlier avait raison, il s’en fallait bien peu que Dantès
— On l’a mis en liberté ? ne fût fou.
— Non, on l’a mis au cachot. IX
— Écoute, dit Dantès, je ne suis pas un abbé, je ne suis
pas fou ; peut-être le deviendrai-je, mais malheureuse- LE SOIR DES FIANÇAILLES.
ment à cette heure j’ai encore tout mon bon sens : je vais
te faire une autre proposition.
Villefort, comme nous l’avons dit, avait repris le chemin
— Laquelle ? de la place du Grand-Cours, et en rentrant dans la maison
— Je ne t’offrirai pas un million, moi, car je ne pourrais de madame de Saint-Méran, il trouva les convives qu’il
pas te le donner ; mais je t’offrirai cent écus si tu veux, la avait laissés à table passés au salon et prenant le café.
première fois que tu iras à Marseille, descendre jusqu’aux
Renée l’attendait avec une impatience qui était partagée
Catalans, et remettre une lettre à une jeune fille qu’on ap- par tout le reste de la société. Aussi fut-il accueilli par une
pelle Mercédès ; pas même une lettre, deux lignes seule-
35

exclamation générale. Et il se mit à table et écrivit une lettre à son agent de


— Eh bien ! trancheur de têtes, soutien de l’État, Brutus change, dans laquelle il lui ordonnait de vendre à tout prix.
royaliste ! s’écria l’un, qu’y a-t-il ? voyons ! — Maintenant que j’ai cette lettre, dit Villefort en la ser-
— Eh bien ! sommes-nous menacés d’un nouveau régime rant soigneusement dans son portefeuille, il m’en faut une
autre.
de la Terreur ? demanda l’autre.
— L’ogre de Corse serait-il sorti de sa caverne ? demanda — Pour qui ?
un troisième. — Pour le roi.
— Madame la marquise, dit Villefort s’approchant de sa — Pour le roi ?
future belle-mère, je viens vous prier de m’excuser si je — Oui.
suis forcé de vous quitter ainsi… Monsieur le marquis,
pourrais-je avoir l’honneur de vous dire deux mots en par- — Mais je n’ose prendre sur moi d’écrire ainsi à Sa Ma-
ticulier ? jesté.
— Ah ! mais c’est donc réellement grave ? demanda la — Aussi, n’est-ce point à vous que je la demande, mais je
marquise en remarquant le nuage qui obscurcissait le front vous charge de la demander à M. de Salvieux. Il faut qu’il
de Villefort. me donne une lettre à l’aide de laquelle je puisse pénétrer
près de Sa Majesté sans être soumis à toutes les formalités
— Si grave que je suis forcé de prendre congé de vous de demande d’audience, qui peuvent me faire perdre un
pour quelques jours ; ainsi, continua-t-il en se tournant temps précieux.
vers Renée, voyez s’il faut que la chose soit grave.
— Mais n’avez-vous pas le garde des sceaux, qui a ses
— Vous partez, Monsieur ? s’écria Renée, incapable de
grandes entrées aux Tuileries, et par l’intermédiaire du-
cacher l’émotion que lui causait cette nouvelle inattendue. quel vous pouvez jour et nuit parvenir jusqu’au roi ?
— Hélas ! oui, Mademoiselle, répondit Villefort : il le — Oui sans doute, mais il est inutile que je partage avec
faut. un autre le mérite de la nouvelle que je porte. Comprenez-
— Et où allez-vous donc ? demanda la marquise. vous ? le garde des sceaux me reléguerait tout naturelle-
— C’est le secret de la justice, Madame ; cependant si ment au second rang et m’enlèverait tout le bénéfice de
quelqu’un d’ici a des commissions pour Paris, j’ai un de la chose. Je ne vous dis qu’une chose, marquis : ma car-
rière est assurée si j’arrive le premier aux Tuileries, car
mes amis qui partira ce soir et qui s’en chargera avec plai-
sir. j’aurai rendu au roi un service qu’il ne lui sera pas permis
d’oublier.
Tout le monde se regarda.
— En ce cas, mon cher, allez faire vos paquets ; moi j’ap-
— Vous m’avez demandé un moment d’entretien ? dit le pelle de Salvieux, et je lui fais écrire la lettre qui doit vous
marquis. servir de laissez-passer.
— Oui, passons dans votre cabinet, s’il vous plaît. — Bien, ne perdez pas de temps, car dans un quart
Le marquis prit le bras de Villefort et sortit avec lui. d’heure il faut que je sois en chaise de poste.

— Eh bien ! demanda celui-ci en arrivant dans son cabi- — Faites arrêter votre voiture devant la porte.
net, que se passe-t-il donc ? parlez. — Sans aucun doute, vous m’excuserez auprès de la mar-
— Des choses que je crois de la plus haute gravité, et quise, n’est-ce pas ? auprès de mademoiselle de Saint-
qui nécessitent mon départ à l’instant même pour Paris. Méran, que je quitte dans un pareil jour avec un bien pro-
Maintenant, marquis, excusez l’indiscrète brutalité de la fond regret.
question, avez-vous des rentes sur l’État ? — Vous les trouverez toutes deux dans mon cabinet, et
— Toute ma fortune est en inscriptions ; six à sept cent vous pourrez leur faire vos adieux.
mille francs à peu près. — Merci cent fois ; occupez-vous de ma lettre.
— Eh bien ! vendez, marquis, vendez, ou vous êtes ruiné. Le marquis sonna ; un laquais parut.
— Mais, comment voulez-vous que je vende d’ici ? — Dites au comte de Salvieux que je l’attends.
— Vous avez un agent de change, n’est-ce pas ? — Allez, maintenant, continua le marquis s’adressant à
— Oui. Villefort.

— Donnez-moi une lettre pour lui, et qu’il vende sans — Bon, je ne fais qu’aller et venir.
perdre une minute, sans perdre une seconde ; peut-être Et Villefort sortit tout courant ; mais à la porte il songea
même arriverai-je trop tard. qu’un substitut du procureur du roi qui serait vu marchant
— Diable ! dit le marquis, ne perdons pas de temps. à pas précipités risquerait de troubler le repos de toute une
ville ; il reprit donc son allure ordinaire, qui était toute
36

magistrale. prison perpétuelle, il venait de l’appliquer à un innocent,


À sa porte il aperçut dans l’ombre comme un blanc fan- un innocent qui allait être heureux, et dont il détruisait non
tôme qui l’attendait debout et immobile. seulement la liberté, mais le bonheur, cette fois il n’était
plus juge, il était bourreau.
C’était la belle fille catalane, qui, n’ayant pas de nouvelles
En songeant à cela il sentait ce battement sourd que nous
d’Edmond, s’était échappée à la nuit tombante du Pharo
pour venir savoir elle-même la cause de l’arrestation de avons décrit, et qui lui était inconnu jusqu’alors, reten-
tissant au fond de son cœur et emplissant sa poitrine de
son amant.
vagues appréhensions. C’est ainsi que, par une violente
À l’approche de Villefort elle se détacha de la muraille souffrance instinctive, est averti le blessé, qui jamais n’ap-
contre laquelle elle était appuyée et vint lui barrer le che- prochera sans trembler le doigt de sa blessure ouverte et
min. Dantès avait parlé au substitut de sa fiancée, et Mer- saignante avant que sa blessure ne soit fermée.
cédès n’eut point besoin de se nommer pour que Villefort
la reconnût. Il fut surpris de la beauté et de la dignité de Mais la blessure qu’avait reçue Villefort était de celles qui
cette femme, et lorsqu’elle lui demanda ce qu’était deve- ne se ferment pas, ou qui ne se ferment que pour se rouvrir
nu son amant, il lui sembla que c’était lui l’accusé, et que plus sanglantes et plus douloureuses qu’auparavant.
c’était elle le juge. Si, dans ce moment, la douce voix de Renée eût retenti à
son oreille pour lui demander grâce ; si la belle Mercédès
— L’homme dont vous parlez, dit brusquement Villefort,
est un grand coupable, et je ne puis rien faire pour lui, fût entrée et lui eût dit : « Au nom du Dieu qui nous re-
garde et qui nous juge, rendez-moi mon fiancé ; » oui, ce
Mademoiselle.
front à moitié plié sous la nécessité s’y fût courbé tout à
Mercédès laissa échapper un sanglot, et, comme Villefort fait, et de ses mains glacées eût sans doute, au risque de
essayait de passer outre, elle l’arrêta une seconde fois. tout ce qui pouvait en résulter pour lui, signé l’ordre de
— Mais où est-il du moins, demanda-t-elle, que je puisse mettre en liberté Dantès ; mais aucune voix ne murmura
m’informer s’il est mort ou vivant ? dans le silence, et la porte ne s’ouvrit que pour donner en-
trée au valet de chambre de Villefort, qui vint lui dire que
— Je ne sais, il ne m’appartient plus, répondit Villefort. les chevaux de poste étaient à la calèche de voyage.
Et gêné par ce regard fin et cette suppliante attitude, il re- Villefort se leva ou plutôt bondit comme un homme qui
poussa Mercédès et rentra, refermant vivement la porte triomphe d’une lutte intérieure, courut à son secrétaire,
comme pour laisser dehors cette douleur qu’on lui appor- versa dans ses poches tout l’or qui se trouvait dans un des
tait. tiroirs, tourna un instant effaré dans la chambre, la main
Mais la douleur ne se laisse pas repousser ainsi. Comme sur son front, et articulant des paroles sans suite ; puis en-
le trait mortel dont parle Virgile, l’homme blessé l’em- fin, sentant que son valet de chambre venait de lui poser
porte avec lui. Villefort rentra, referma la porte, mais ar- son manteau sur les épaules, il sortit, s’élança en voiture,
rivé dans son salon les jambes lui manquèrent à son tour ; et ordonna d’une voix brève de toucher rue du Grand-
il poussa un soupir qui ressemblait à un sanglot, et se lais- Cours, chez M. de Saint-Méran.
sa tomber dans un fauteuil. Le malheureux Dantès était condamné.
Alors, au fond de ce cœur malade naquit le premier germe Comme l’avait promis M. de Saint-Méran, Villefort trou-
d’un ulcère mortel. Cet homme qu’il sacrifiait à son am- va la marquise et Renée dans le cabinet. En apercevant
bition cet innocent qui payait pour son père coupable, lui Renée, le jeune homme tressaillit ; car il crut qu’elle al-
apparut pâle et menaçant, donnant la main à sa fiancée, lait lui demander de nouveau la liberté de Dantès. Mais,
pâle comme lui, et traînant après lui le remords, non pas hélas ! il faut le dire à la honte de notre égoïsme, la belle
celui qui fait bondir le malade comme les furieux de la fa- jeune fille n’était préoccupée que d’une chose : du départ
talité antique, mais ce tintement sourd et douloureux qui, de Villefort.
à de certains moments, frappe sur le cœur et le meurtrit au
souvenir d’une action passée, meurtrissure dont les lanci- Elle aimait Villefort, Villefort allait partir au moment de
nantes douleurs creusent un mal qui va s’approfondissant devenir son mari. Villefort ne pouvait dire quand il re-
jusqu’à la mort. viendrait, et Renée, au lieu de plaindre Dantès, maudit
l’homme qui par son crime la séparait de son amant.
Alors il y eut dans l’âme de cet homme encore un instant
d’hésitation. Déjà plusieurs fois il avait requis, et cela sans Que devait donc dire Mercédès ?
autre émotion que celle de la lutte du juge avec l’accusé, laLa pauvre Mercédès avait retrouvé au coin de la rue de la
peine de mort contre les prévenus ; et ces prévenus, exé- Loge, Fernand, qui l’avait suivie ; elle était rentrée aux Ca-
cutés grâce à son éloquence foudroyante qui avait entraî- talans, et mourante, désespérée, elle s’était jetée sur son
né ou les juges ou le jury, n’avaient pas même laissé un lit. Devant ce lit Fernand s’était mis à genoux et pressant
nuage sur son front, car ces prévenus étaient coupables, sa main glacée, que Mercédès ne songeait pas à retirer,
ou du moins Villefort les croyait tels. il la couvrait de baisers brûlants que Mercédès ne sentait
Mais cette fois c’était bien autre chose : cette peine de la même pas.
37

Elle passa la nuit ainsi. La lampe s’éteignit quand il n’y eut X


plus d’huile : elle ne vit pas plus l’obscurité qu’elle n’avait
vu la lumière, et le jour revint sans qu’elle vît le jour. LE PETIT CABINET DES TUILERIES.
La douleur avait mis devant ses yeux un bandeau qui ne
lui laissait voir qu’Edmond.
Abandonnons Villefort sur la route de Paris, où, grâce
— Ah ! vous êtes là ! dit-elle enfin en se retournant du aux triples guides qu’il paye, il brûle le chemin, et pé-
côté de Fernand. nétrons à travers les deux ou trois salons qui le précèdent
— Depuis hier je ne vous ai pas quittée, répondit Fernand dans ce petit cabinet des Tuileries, à la fenêtre cintrée,
avec un soupir douloureux. si bien connu pour avoir été le cabinet favori de Napo-
léon et de Louis XVIII, et pour être aujourd’hui celui de
M. Morrel ne s’était pas tenu pour battu : il avait appris Louis-Philippe.
qu’à la suite de son interrogatoire Dantès avait été conduit
à la prison ; il avait alors couru chez tous ses amis, il s’était Là, dans ce cabinet, assis devant une table de noyer qu’il
présenté chez les personnes de Marseille qui pouvaient avait rapportée d’Hartwell, et que, par une de ces manies
familières aux grands personnages, il affectionnait tout
avoir de l’influence, mais déjà le bruit s’était répandu que
le jeune homme avait été arrêté comme agent bonapar- particulièrement, le roi Louis XVIII écoutait assez légè-
rement un homme de cinquante à cinquante-deux ans, à
tiste, et comme à cette époque les plus hasardeux regar-
daient comme un rêve insensé toute tentative de Napo- cheveux gris, à la figure aristocratique et à la mise scrupu-
leuse, tout en notant à la marge un volume d’Horace, édi-
léon pour remonter sur le trône, il n’avait trouvé partout
que froideur, crainte ou refus, et il était rentré chez lui tion de Gryphius, assez incorrecte quoique estimée, et qui
prêtait beaucoup aux sagaces observations philologiques
désespéré, mais avouant cependant que la position était
grave et que personne n’y pouvait rien. de Sa Majesté.

De son côté, Caderousse était fort inquiet et fort tour- — Vous dites donc, Monsieur ? dit le roi.
menté : au lieu de sortir comme l’avait fait M. Morrel, — Que je suis on ne peut plus inquiet, sire.
au lieu d’essayer quelque chose en faveur de Dantès, pour — Vraiment ? auriez-vous vu en songe sept vaches
lequel d’ailleurs il ne pouvait rien, il s’était enfermé avec grasses et sept vaches maigres ?
deux bouteilles de vin de cassis, et avait essayé de noyer
son inquiétude dans l’ivresse, mais, dans l’état d’esprit — Non, sire, car cela ne nous annoncerait que sept années
où il se trouvait, c’était trop peu de deux bouteilles pour de fertilité et sept années de disette, et, avec un roi aussi
éteindre son jugement ; il était donc demeuré, trop ivre prévoyant que l’est Votre Majesté, la disette n’est pas à
pour aller chercher d’autre vin, pas assez ivre pour que craindre.
l’ivresse eût éteint ses souvenirs, accoudé en face de ses — De quel autre fléau est-il donc question, mon cher Bla-
deux bouteilles vides sur une table boiteuse, et voyant cas ?
danser, au reflet de sa chandelle à la longue mèche, tous
ces spectres qu’Hoffmann a semés sur ses manuscrits hu- — Sire, je crois, j’ai tout lieu de croire qu’un orage se
mides de punch comme une poussière noire et fantas- forme du côté du Midi.
tique. — Eh bien, mon cher duc, répondit Louis XVIII, je vous
Danglars seul n’était ni tourmenté ni inquiet ; Danglars crois mal renseigné, et je sais positivement au contraire
même était joyeux, car il s’était vengé d’un ennemi et qu’il fait très beau temps de ce côté-là.
avait assuré à bord du Pharaon sa place qu’il craignait de Tout homme d’esprit qu’il était, Louis XVIII aimait la
perdre : Danglars était un de ces hommes de calcul qui plaisanterie facile.
naissent avec une plume derrière l’oreille et un encrier à
— Sire, dit M. de Blacas, ne fût-ce que pour rassurer un fi-
la place du cœur ; tout était pour lui dans ce monde sous-
dèle serviteur, Votre Majesté ne pourrait-elle pas envoyer
traction ou multiplication, et un chiffre lui paraissait bien
dans le Languedoc, dans la Provence et dans le Dauphiné
plus précieux qu’un homme, quand ce chiffre pouvait aug-
des hommes sûrs qui lui feraient un rapport sur l’esprit de
menter le total que cet homme pouvait diminuer.
ces trois provinces ?
Danglars s’était donc couché à son heure ordinaire et dor-
— Canimus surdis, répondit le roi tout en continuant d’an-
mait tranquillement.
noter son Horace.
Villefort, après avoir reçu la lettre de M. de Salvieux, em-
— Sire, répondit le courtisan en riant, pour avoir l’air de
brassé Renée sur les deux joues, baisé la main de madame
comprendre l’hémistiche du poëte de Vénuse, Votre Ma-
Saint-Méran et serré celle du marquis, courait la poste sur
jesté peut avoir parfaitement raison en comptant sur le
la route d’Aix.
bon esprit de la France ; mais je crains de ne pas avoir
Le père Dantès se mourait de douleur et d’inquiétude. tout à fait tort en craignant quelque tentative désespérée.
Quant à Edmond, nous savons ce qu’il était devenu. — De la part de qui ?
38

— De la part de Bonaparte, ou du moins de son parti. trouver, ce que contenait le rapport ; détaillez-lui ce que
— Mon cher Blacas, dit le roi, vous m’empêchez de tra- fait l’usurpateur dans son île.
vailler avec vos terreurs. — Monsieur, dit le baron au duc, tous les serviteurs de
— Et moi, sire, vous m’empêchez de dormir avec votre Sa Majesté doivent s’applaudir des nouvelles récentes qui
nous parviennent de l’île d’Elbe. Bonaparte…
sécurité.
— Attendez, mon cher, attendez, je tiens une note très M. Dandré regarda Louis XVIII, qui, occupé d’écrire une
heureuse sur le Pastor quum traheret ; attendez, et vous note, ne leva pas même la tête.
continuerez après. — Bonaparte, continua le baron, s’ennuie mortellement ;
Il se fit un instant de silence, pendant lequel Louis XVIII il passe des journées entières à regarder travailler ses mi-
inscrivit, d’une écriture qu’il faisait aussi menue que pos- neurs de Porto-Longone.
sible, une nouvelle note en marge de son Horace ; puis, — Et il se gratte pour se distraire, dit le roi.
cette note inscrite :
— Il se gratte ? demanda le duc ; que veut dire Votre Ma-
— Continuez, mon cher duc, dit-il en se relevant de l’air jesté ?
satisfait d’un homme qui croit avoir eu une idée lorsqu’il — Eh oui, mon cher duc ; oubliez-vous donc que ce grand
a commenté l’idée d’un autre. Continuez, je vous écoute. homme, ce héros, ce demi-dieu est atteint d’une maladie
— Sire, dit Blacas, qui avait eu un instant l’espoir de de peau qui le dévore, prurigo.
confisquer Villefort à son profit, je suis forcé de vous dire — Il y a plus, monsieur le duc, continua le ministre de
que ce ne sont point de simples bruits dénués de fonde- la police, nous sommes à peu près sûrs que dans peu de
ment, de simples nouvelles en l’air, qui m’inquiètent. C’est temps l’usurpateur sera fou.
un homme bien pensant, méritant toute ma confiance, et
chargé par moi de surveiller le Midi (le duc hésita en pro- — Fou ?
nonçant ces mots), qui arrive en poste pour me dire : Un — Fou à lier : sa tête s’affaiblit, tantôt il pleure à chaudes
grand péril menace le roi. Alors je suis accouru, sire. larmes, tantôt il rit à gorge déployée ; d’autres fois, il passe
— Mala ducis avi domum, continua Louis XVIII en an- des heures sur le rivage à jeter des cailloux dans l’eau,
notant. et lorsque le caillou a fait cinq ou six ricochets, il paraît
aussi satisfait que s’il avait gagné un autre Marengo ou un
— Votre Majesté m’ordonne-t-elle de ne plus insister sur nouvel Austerlitz. Voilà, vous en conviendrez, des signes
ce sujet ? de folie.
— Non, mon cher duc, mais allongez la main.
— Ou de sagesse, Monsieur le baron, ou de sagesse, dit
— Laquelle ? Louis XVIII en riant : c’était en jetant des cailloux à la
— Celle que vous voudrez, là-bas, à gauche. mer que se récréaient les grands capitaines de l’antiquité ;
voyez Plutarque, à la vie de Scipion l’Africain.
— Ici, sire ?
M. de Blacas demeura rêveur entre ces deux insouciances.
— Je vous dis à gauche et vous cherchez à droite ; c’est Villefort, qui n’avait pas voulu tout lui dire pour qu’un
à ma gauche que je veux dire ; là, vous y êtes ; vous de- autre ne lui enlevât point le bénéfice tout entier de son
vez trouver le rapport du ministre de la police en date secret, lui en avait dit assez cependant pour lui donner de
d’hier… Mais, tenez, voici M. Dandré lui-même… n’est- graves inquiétudes.
ce pas, vous dites M. Dandré ? interrompit Louis XVIII
— Allons, allons, Dandré, dit Louis XVIII, Blacas n’est
s’adressant à l’huissier qui venait en effet d’annoncer le
ministre de la police. point encore convaincu ; passez à la conversion de l’usur-
pateur.
— Oui, sire. M. le baron Dandré, reprit l’huissier.
Le ministre de la police s’inclina.
— C’est juste, baron, reprit Louis XVIII avec un imper-
ceptible sourire ; entrez, baron, et racontez au duc ce que — Conversion de l’usurpateur ! murmura le duc, regar-
vous savez de plus récent sur M. de Bonaparte. Ne nous dant le roi et Dandré, qui alternaient comme deux bergers
dissimulez rien de la situation, quelque grave qu’elle soit. de Virgile. L’usurpateur est-il converti ?
Voyons, l’île d’Elbe est-elle un volcan, et allons nous en — Absolument, mon cher duc.
voir sortir la guerre flamboyante et toute hérissée ; bella, — Aux bons principes ; expliquez cela, baron.
horrida bella ?
— Voici ce que c’est, monsieur le duc, dit le ministre avec
M. Dandré se balança fort gracieusement sur le dos d’un le plus grand sérieux du monde : dernièrement Napoléon
fauteuil auquel il appuyait ses deux mains et dit : a passé une revue, et comme deux ou trois de ses vieux
— Votre Majesté a-t-elle bien voulu consulter le rapport grognards, comme il les appelle, manifestaient le désir de
d’hier ? revenir en France, il leur a donné leur congé en les exhor-
— Oui, oui ; mais dites au duc lui-même, qui ne peut le tant à servir leur bon roi ; ce furent ses propres paroles,
39

monsieur le duc, j’en ai la certitude. — C’est prendre bien de la fatigue et bien du souci, mon
— Eh bien ! Blacas, qu’en pensez-vous ? dit le roi triom- cher duc, quand nous avons le télégraphe qui ne met que
phant, en cessant un instant de compulser le scoliaste vo- trois ou quatre heures, et cela sans que son haleine en
lumineux ouvert devant lui. souffre le moins du monde.
— Ah ! sire, vous récompensez bien mal ce pauvre jeune
— Je dis, sire, que M. le ministre de la police ou moi
nous nous trompons ; mais comme il est impossible que homme qui arrive de si loin et avec tant d’ardeur pour
donner à Votre Majesté un avis utile ; ne fût-ce que pour
ce soit le ministre de la police, puisqu’il a en garde le salut
et l’honneur de Votre Majesté, il est probable que c’est M. de Salvieux, qui me le recommande, recevez-le bien,
moi qui fais erreur. Cependant, sire, à la place de Votre je vous en supplie.
Majesté, je voudrais interroger la personne dont je lui ai — M. de Salvieux, le chambellan de mon frère ?
parlé ; j’insisterai même pour que Votre Majesté lui fasse — Lui-même.
cet honneur.
— En effet, il est à Marseille.
— Volontiers, duc, sous vos auspices je recevrai qui vous
voudrez ; mais je veux le recevoir les armes en main. — C’est de là qu’il m’écrit.
Monsieur le ministre, avez-vous un rapport plus récent — Vous parle-t-il donc aussi de cette conspiration ?
que celui-ci ? car celui-ci a déjà la date du 20 février, et
nous sommes au 3 mars ! — Non, mais il me recommande M. de Villefort, et me
charge de l’introduire près de Votre Majesté.
— Non, sire, mais j’en attendais un d’heure en heure. Je
suis sorti depuis le matin, et peut-être depuis mon absence — M. de Villefort ? s’écria le roi ; ce messager s’appelle-
est-il arrivé. t-il donc M. de Villefort ?

— Allez à la préfecture, et s’il n’y en a pas, eh bien, eh — Oui, sire.


bien, continua en riant Louis XVIII, faites-en un ; n’est-ce — Et c’est lui qui vient de Marseille ?
pas ainsi que cela se pratique ?
— En personne.
— Oh ! sire ! dit le ministre, Dieu merci, sous ce rapport,
— Que ne me disiez-vous son nom tout de suite ! reprit
il n’est besoin de rien inventer ; chaque jour encombre nos
le roi en laissant percer sur son visage un commencement
bureaux des dénonciations les plus circonstanciées, les-
d’inquiétude.
quelles proviennent d’une foule de pauvres hères qui es-
pèrent un peu de reconnaissance pour des services qu’ils — Sire, je croyais ce nom inconnu de Votre Majesté.
ne rendent pas, mais qu’ils voudraient rendre. Ils placent — Non pas, non pas, Blacas ; c’est un esprit sérieux, élevé,
sur le hasard, et ils espèrent qu’un jour quelque événe- ambitieux surtout ; et, pardieu, vous connaissez de nom
ment inattendu donnera une espèce de réalité à leurs pré- son père.
dictions.
— Son père ?
— C’est bien ; allez, Monsieur, dit Louis XVIII, et songez
que je vous attends. — Oui, Noirtier.

— Je ne fais qu’aller et venir, sire ; dans dix minutes je — Noirtier le girondin ? Noirtier le sénateur ?
suis de retour. — Oui, justement.
— Et moi, sire, dit M. de Blacas, je vais chercher mon — Et Votre Majesté a employé le fils d’un pareil homme ?
messager.
— Blacas, mon ami, vous n’y entendez rien ; je vous ai
— Attendez donc, attendez donc, dit Louis XVIII. En dit que Villefort était ambitieux : pour arriver, Villefort
vérité, Blacas, il faut que je vous change vos armes ; je sacrifiera tout, même son père.
vous donnerai un aigle aux ailes déployées, tenant entre
ses serres une proie qui essaye vainement de lui échap- — Alors, sire, je dois donc le faire entrer ?
per, avec cette devise : Tenax. — À l’instant même, duc. Où est-il ?
— Sire, j’écoute, dit M. de Blacas, se rongeant les poings — Il doit m’attendre en bas dans ma voiture.
d’impatience.
— Allez me le chercher.
— Je voudrais vous consulter sur ce passage : Molli fu- — J’y cours.
giens anhelitu ; vous savez, il s’agit du cerf qui fuit de-
vant le loup. N’êtes-vous pas chasseur et grand louvetier ? Le duc sortit avec la vivacité d’un jeune homme ; l’ardeur
Comment trouvez-vous, à ce double titre, le molli anheli- de son royalisme sincère lui donnait vingt ans.
tu ? Louis XVIII resta seul, reportant les yeux sur son Horace
— Admirable, sire ; mais mon messager est comme le entr’ouvert et murmurant :
cerf dont vous parlez, car il vient de faire 220 lieues en Justum et tenacem propositi virum.
poste, et cela en trois jours à peine.
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et avec la France.
M. de Blacas remonta avec la même rapidité qu’il était — Oui, Monsieur, je le sais, dit le roi fort ému, et, der-
descendu ; mais dans l’antichambre il fut forcé d’invoquer nièrement encore, on a eu avis que des réunions bonapar-
l’autorité du roi. L’habit poudreux de Villefort, son cos- tistes avaient lieu rue Saint-Jacques ; mais continuez, je
tume, où rien n’était conforme à la tenue de cour, avait vous prie ; comment avez-vous eu ces détails ?
excité la susceptibilité de M. de Brézé, qui fut tout étonné — Sire, ils résultent d’un interrogatoire que j’ai fait subir
de trouver dans ce jeune homme la prétention de paraître
à un homme de Marseille que depuis longtemps je sur-
ainsi vêtu devant le roi. Mais le duc leva toutes les difficul-veillais et que j’ai fait arrêter le jour même de mon dé-
tés avec un seul mot : ordre de Sa Majesté ; et malgré les part ; cet homme, marin turbulent et d’un bonapartisme
observations que continua de faire le maître des cérémo- qui m’était suspect, a été secrètement à l’île d’Elbe ; il y a
nies, pour l’honneur du principe, Villefort fut introduit. vu le grand maréchal qui l’a chargé d’une mission verbale
Le roi était assis à la même place où l’avait laissé le duc. pour un bonapartiste de Paris, dont je n’ai jamais pu lui
En ouvrant la porte, Villefort se trouva juste en face de faire dire le nom ; mais cette mission était de charger ce
lui : le premier mouvement du jeune magistrat fut de s’ar- bonapartiste de préparer les esprits à un retour (remar-
rêter. quez que c’est l’interrogatoire qui parle, sire), à un retour
— Entrez, monsieur de Villefort, dit le roi, entrez. qui ne peut manquer d’être prochain.

Villefort salua et fit quelques pas en avant, attendant que — Et où est cet homme ? demanda Louis XVIII.
le roi l’interrogeât. — En prison, sire.
— Monsieur de Villefort, continua Louis XVIII, voici le — Et la chose vous a paru grave ?
duc de Blacas qui prétend que vous avez quelque chose — Si grave, sire, que cet événement m’ayant surpris au
d’important à nous dire. milieu d’une fête de famille, le jour même de mes fian-
— Sire, M. le duc a raison, et j’espère que Votre Majesté çailles, j’ai tout quitté, fiancée et amis, tout remis à un
va le reconnaître elle-même. autre temps pour venir déposer aux pieds de Votre Ma-
— D’abord et avant toutes choses, Monsieur, le mal est-il jesté et les craintes dont j’étais atteint et l’assurance de
mon dévouement.
aussi grand, à votre avis, que l’on veut me le faire croire ?
— Sire, je le crois pressant ; mais, grâce à la diligence que — C’est vrai, dit Louis XVIII ; n’y avait-il pas un projet
j’ai faite, il n’est pas irréparable, je l’espère. d’union entre vous et mademoiselle de Saint-Méran ?

— Parlez longuement si vous le voulez. Monsieur, dit le — La fille d’un des plus fidèles serviteurs de Votre Ma-
roi, qui commençait à se laisser aller lui-même à l’émo- jesté.
tion qui avait bouleversé le visage de M. de Blacas et qui — Oui, oui ; mais revenons à ce complot, monsieur de
altérait la voix de Villefort ; parlez, et surtout commencez Villefort.
par le commencement : j’aime l’ordre en toutes choses.
— Sire, j’ai peur que ce soit plus qu’un complot, j’ai peur
— Sire, dit Villefort, je ferai à Votre Majesté un rap- que ce soit une conspiration.
port fidèle, mais je la prierai cependant de m’excuser si — Une conspiration dans ces temps-ci, dit Louis XVIII
le trouble où je suis jette quelque obscurité dans mes pa- en souriant, est chose facile à méditer, mais plus difficile
roles. à conduire à son but, par cela même que, rétabli d’hier
Un coup d’œil jeté sur le roi après cet exorde insinuant as- sur le trône de nos ancêtres, nous avons les yeux ouverts
sura Villefort de la bienveillance de son auguste auditeur, à la fois sur le passé, sur le présent et sur l’avenir ; de-
et il continua : puis dix mois mes ministres redoublent de surveillance
— Sire, je suis arrivé le plus rapidement possible à Paris pour que le littoral de la Méditerranée soit bien gardé.
Si Bonaparte descendait à Naples, la coalition tout en-
pour apprendre à Votre Majesté que j’ai découvert dans le
ressort de mes fonctions, non pas un de ces complots vul- tière serait sur pied avant seulement qu’il fut à Piombino ;
s’il descendait en Toscane, il mettrait le pied en pays en-
gaires et sans conséquence, comme il s’en trame tous les
jours dans les derniers rangs du peuple et de l’armée, mais nemi ; s’il descend en France, ce sera avec une poignée
d’hommes, et nous en viendrons facilement à bout, exé-
une conspiration véritable, une tempête qui ne menace
rien moins que le trône de Votre Majesté. Sire, l’usurpa- cré comme il l’est par la population. Rassurez-vous donc,
Monsieur ; mais ne comptez pas moins sur notre recon-
teur arme trois vaisseaux ; il médite quelque projet, in-
sensé peut-être, mais peut-être aussi terrible, tout insen- naissance royale.
sé qu’il est. À cette heure, il doit avoir quitté l’île d’Elbe, — Ah ! voici M. Dandré ! s’écria le duc de Blacas.
pour aller où ? je l’ignore, mais à coup sûr pour tenter une En ce moment parut en effet sur le seuil de la porte M.
descente soit à Naples, soit sur les côtes de Toscane, soit le ministre de la police, pâle, tremblant, et dont le regard
même en France. Votre Majesté n’ignore pas que le sou- vacillait comme s’il eût été frappé d’un éblouissement.
verain de l’île d’Elbe a conservé des relations avec l’Italie
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Villefort fit un pas pour se retirer ; mais un serrement de pardon, pardon, sire, fît-il en s’inclinant, mon zèle m’em-
main de M. de Blacas le retint. porte, que Votre Majesté daigne m’excuser.
XI — Parlez, Monsieur, parlez hardiment, dit Louis XVIII ;
vous seul nous avez prévenu du mal, aidez-nous à y cher-
cher le remède.
L’OGRE DE CORSE.
— Sire, dit Villefort, l’usurpateur est détesté dans le Mi-
Louis XVIII, à l’aspect de ce visage bouleversé, repoussa di ; il me semble que s’il se hasarde dans le midi, on peut
violemment la table devant laquelle il se trouvait. facilement soulever contre lui la Provence et le Langue-
doc.
— Qu’avez-vous donc, monsieur le baron ? s’écria-t-il,
vous paraissez tout bouleversé : ce trouble, cette hésita- — Oui, sans doute, dit le ministre, mais il s’avance par
tion, ont-ils rapport à ce que disait M. de Blacas, et à ce Gap et Sisteron.
que vient de me confirmer M. de Villefort ? — Il s’avance, il s’avance, dit Louis XVIII ; il marche donc
De son côté M. de Blacas s’approchait vivement du ba- sur Paris ?
ron, mais la terreur du courtisan empêchait de triompher Le ministre de la police garda un silence qui équivalait au
l’orgueil de l’homme d’État ; en effet, en pareille circons- plus complet aveu.
tance, il était bien autrement avantageux pour lui d’être — Et le Dauphiné, Monsieur, demanda le roi à Villefort,
humilié par le préfet de police que de l’humilier sur un croyez-vous qu’on puisse le soulever comme la Provence ?
pareil sujet.
— Sire, je suis fâché de dire à Votre Majesté une vérité
— Sire… balbutia le baron. cruelle ; mais l’esprit du Dauphiné est loin de valoir celui
— Eh bien ! voyons, dit Louis XVIII. de la Provence et du Languedoc. Les montagnards sont
Le ministre de la police, cédant alors à un mouvement de bonapartistes, sire.
désespoir, alla se précipiter aux pieds de Louis XVIII, qui — Allons, murmura Louis XVIII, il était bien renseigné.
recula d’un pas en fronçant le sourcil. Et combien d’hommes a-t-il avec lui ?
— Parlerez-vous ? dit-il. — Sire, je ne sais, dit le ministre de la police.
— Oh ! sire, quel affreux malheur ! suis-je assez à — Comment, vous ne savez ! Vous avez oublié de vous
plaindre ? je ne m’en consolerai jamais ! informer de cette circonstance ? Il est vrai qu’elle est de
— Monsieur, dit Louis XVIII, je vous ordonne de parler. peu d’importance, ajouta-t-il avec un sourire écrasant.
— Eh bien ! sire, l’usurpateur a quitté l’île d’Elbe le 28 — Sire, je ne pouvais m’en informer ; la dépêche por-
février et a débarqué le 1er mars. tait simplement l’annonce du débarquement et de la route
prise par l’usurpateur.
— Où cela ? demanda vivement le roi.
— Et comment donc vous est parvenue cette dépêche ?
— En France, sire, dans un petit port, près d’Antibes, au demanda le roi.
golfe Juan.
Le ministre baissa la tête, et une vive rougeur envahit son
— L’usurpateur a débarqué en France, près d’Antibes, au front.
golfe Juan, à deux cent cinquante lieues de Paris, le 1er
mars, et vous apprenez cette nouvelle aujourd’hui seule- — Par le télégraphe, sire, balbutia-t-il.
ment 3 mars !… Eh ! Monsieur, ce que vous me dites là Louis XVIII fit un pas en avant et croisa les bras comme
est impossible : on vous aura fait un faux rapport, ou vous eût fait Napoléon.
êtes fou. — Ainsi, dit-il, pâlissant de colère, sept armées coalisées
— Hélas ! sire, ce n’est que trop vrai ! auront renversé cet homme ; un miracle du ciel m’aura re-
Louis XVIII fit un geste indicible de colère et d’effroi, et placé sur le trône de mes pères après vingt-cinq ans d’exil ;
se dressa tout debout, comme si un coup imprévu l’avait j’aurai, pendant ces vingt-cinq ans, étudié, sondé, analysé
frappé en même temps au cœur et au visage. les hommes et les choses de cette France qui m’était pro-
mise, pour qu’arrivé au but de tous mes vœux, une force
— En France ! s’écria-t-il, l’usurpateur en France ! Mais que je tenais entre mes mains éclate et me brise !
on ne veillait donc pas sur cet homme ? mais, qui sait ? on
était donc d’accord avec lui ! — Sire, c’est de la fatalité, murmura le ministre, sentant
qu’un pareil poids, léger pour le destin, suffisait à écraser
— Oh ! sire, s’écria le duc de Blacas, ce n’est pas un un homme.
homme comme M. Dandré que l’on peut accuser de tra-
hison. Sire, nous étions tous aveugles, et le ministre de la — Mais ce que disaient de nous nos ennemis est donc
vrai : Rien appris, rien oublié ? Si j’étais trahi comme lui,
police a partagé l’aveuglement général, voilà tout.
encore, je me consolerais ; mais être au milieu de gens éle-
— Mais… dit Villefort : puis s’arrêtant tout à coup : Ah ! vés par moi aux dignités, qui devaient veiller sur moi plus
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précieusement que sur eux-mêmes, car ma fortune c’est qu’il sentît que celui-ci était irrévocablement perdu. En
la leur, avant moi ils n’étaient rien, après moi ils ne seronteffet, le ministre qui n’avait pas, dans la plénitude de sa
rien, et périr misérablement par incapacité, par ineptie ! puissance, su deviner le secret de Napoléon, pouvait, dans
Ah ! oui, Monsieur, vous avez bien raison, c’est de la fa- les convulsions de son agonie, pénétrer celui de Villefort :
talité. il ne lui fallait pour cela qu’interroger Dantès. Il vint donc
Le ministre se tenait courbé sous cet effrayant anathème. en aide au ministre au lieu de l’accabler.
— Sire, dit Villefort, la rapidité de l’événement doit prou-
M. de Blacas essuyait son front couvert de sueur ; Villefort
souriait intérieurement, car il sentait grandir son impor- ver à Votre Majesté que Dieu seul pouvait l’empêcher en
tance. soulevant une tempête ; ce que Votre Majesté croit de ma
part l’effet d’une profonde perspicacité est dû purement et
— Tomber, continuait Louis XVIII, qui du premier coup simplement au hasard ; j’ai profité de ce hasard en servi-
d’œil avait sondé le précipice où penchait la monarchie, teur dévoué, voilà tout. Ne m’accordez pas plus que je ne
tomber et apprendre sa chute par le télégraphe ! Oh ! j’ai- mérite, sire, pour ne revenir jamais sur la première idée
merais mieux monter sur l’échafaud de mon frère Louis que vous aurez conçue de moi.
XVI que de descendre ainsi l’escalier des Tuileries, chas-
sé par le ridicule… Le ridicule, Monsieur, vous ne savez Le ministre de la police remercia le jeune homme par un
pas ce que c’est en France, et cependant vous devriez le regard éloquent, et Villefort comprit qu’il avait réussi dans
savoir. son projet, c’est-à-dire que, sans rien perdre de la recon-
naissance du roi, il venait de se faire un ami sur lequel, le
— Sire, sire, murmura le ministre, par pitié !… cas échéant, il pouvait compter.
— Approchez, monsieur de Villefort, continua le roi, — C’est bien, dit le roi. Et maintenant, Messieurs,
s’adressant au jeune homme, qui, debout, immobile et continua-t-il en se retournant vers M. de Blacas et vers le
en arrière, considérait la marche de cette conversation où ministre de la police, je n’ai plus besoin de vous, et vous
flottait éperdu le destin d’un royaume, approchez et dites pouvez vous retirer : ce qui reste à faire est du ressort du
à Monsieur qu’on pouvait savoir d’avance tout ce qu’il n’a ministre de la guerre.
pas su.
— Heureusement, sire, dit M. de Blacas, que nous pou-
— Sire, il était matériellement impossible de deviner des vons compter sur l’armée. Votre Majesté sait combien
projets que cet homme cachait à tout le monde. tous les rapports nous la peignent dévouée à votre gou-
— Matériellement impossible ! oui, voilà un grand mot, vernement.
Monsieur ; malheureusement il en est des grands mots — Ne me parlez pas de rapports : maintenant, duc, je sais
comme des grands hommes, je les ai mesurés. Matériel- la confiance que l’on peut avoir en eux. Eh ! mais, à pro-
lement impossible à un ministre, qui a une administra- pos de rapports, monsieur le baron, qu’avez-vous appris
tion, des bureaux, des agents, des mouchards, des espions de nouveau sur l’affaire de la rue Saint-Jacques ?
et quinze cent mille francs de fonds secrets, de savoir ce
qui se passe à soixante lieues des côtes de France ! Eh — Sur l’affaire de la rue Saint-Jacques ! s’écria Villefort
bien ! tenez, voici Monsieur, qui n’avait aucune de ces ne pouvant retenir une exclamation.
ressources à sa disposition, voici Monsieur, simple ma- Mais, s’arrêtant tout à coup :
gistrat, qui en savait plus que vous avec toute votre police, — Pardon, sire, dit-il, mon dévouement à Votre Majesté
et qui eût sauvé ma couronne s’il eût eu comme vous le me fait sans cesse oublier, non le respect que j’ai pour elle,
droit de diriger un télégraphe. ce respect est trop profondément gravé dans mon cœur,
Le regard du ministre de la police se tourna avec une ex- mais les règles de l’étiquette.
pression de profond dépit sur Villefort, qui inclina la tête
— Dites et faites, Monsieur, reprit Louis XVIII ; vous
avec la modestie du triomphe. avez acquis aujourd’hui le droit d’interroger.
— Je ne dis pas cela pour vous, Blacas, continua Louis — Sire, répondit le ministre de la police, je venais jus-
XVIII, car si vous n’avez rien découvert, vous, au moins tement aujourd’hui donner à Votre Majesté les nouveaux
avez-vous eu le bon esprit de persévérer dans votre soup- renseignements que j’avais recueillis sur cet événement,
çon : un autre que vous eût peut-être considéré la révéla- lorsque l’attention de Votre Majesté a été détournée par
tion de M. de Villefort comme insignifiante, ou bien en- la terrible catastrophe du golfe ; maintenant ces rensei-
core suggérée par une ambition vénale. gnements n’auraient plus aucun intérêt pour le roi.
Ces mots faisaient allusion à ceux que le ministre de la — Au contraire, Monsieur, au contraire, dit Louis XVIII,
police avait prononcés avec tant de confiance une heure
cette affaire me semble avoir un rapport direct avec celle
auparavant. qui nous occupe, et la mort du général Quesnel va peut-
Villefort comprit le jeu du roi. Un autre peut-être se serait être nous mettre sur la voie d’un grand complot intérieur.
laissé emporter par l’ivresse de la louange ; mais il craignit À ce nom du général Quesnel, Villefort frissonna.
de se faire un ennemi mortel du ministre de la police, bien
— En effet, sire, reprit le ministre de la police, tout por-
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terait à croire que cette mort est le résultat, non pas d’un fatigué de ce long voyage, allez vous reposer. Vous êtes
suicide, comme on l’avait cru d’abord, mais d’un assas- sans doute descendu chez votre père ?
sinat : le général Quesnel sortait, à ce qu’il paraît, d’un Un éblouissement passa sur les yeux de Villefort.
club bonapartiste lorsqu’il a disparu. Un homme inconnu
était venu le chercher le matin même et lui avait donné — Non, sire, dit-il, je suis descendu hôtel de Madrid, rue
rendez-vous rue Saint-Jacques ; malheureusement le va- de Tournon.
let de chambre du général, qui le coiffait au moment où — Mais vous l’avez vu ?
cet inconnu a été introduit dans le cabinet, a bien entendu
qu’il désignait la rue Saint-Jacques, mais n’a pas retenu le — Sire, je me suis fait tout d’abord conduire chez M. le
numéro. duc de Blacas.

À mesure que le ministre de la police donnait au roi Louis — Mais vous le verrez, du moins ?
XVIII ces renseignements, Villefort, qui semblait suspen- — Je ne le pense pas, sire.
du à ses lèvres, rougissait et pâlissait.
— Ah ! c’est juste, dit Louis XVIII en souriant de manière
Le roi se retourna de son côté. à prouver que toutes ces questions réitérées n’avaient pas
— N’est-ce pas votre avis comme c’est le mien, mon- été faites sans intention, j’oubliais que vous êtes en froid
sieur de Villefort, que le général Quesnel, que l’on pouvait avec M. Noirtier, et que c’est un nouveau sacrifice fait à
croire attaché à l’usurpateur, mais qui, réellement, était la cause royale et dont il faut que je vous dédommage.
tout entier à moi, a péri victime d’un guet-apens bona- — Sire, la bonté que me témoigne votre Majesté est une
partiste ? récompense qui dépasse de si loin toutes mes ambitions,
— C’est probable, sire, répondit Villefort ; mais ne sait-on que je n’ai rien à demander de plus au roi.
rien de plus ? — N’importe, Monsieur, et nous ne vous oublierons pas,
— On est sur les traces de l’homme qui avait donné le soyez tranquille ; en attendant (le roi détacha la croix de
rendez-vous. la Légion d’honneur qu’il portait d’ordinaire sur son ha-
bit bleu, près de la croix de Saint-Louis, au-dessus de la
— On est sur ses traces ? répéta Villefort. plaque de l’ordre de Notre-Dame du mont Carmel et de
— Oui, le domestique a donné son signalement : c’est un Saint-Lazare, et la donnant à Villefort), en attendant, dit-
homme de cinquante à cinquante-deux ans, brun, avec il, prenez toujours cette croix.
des yeux noirs couverts d’épais sourcils, et portant mous- — Sire, dit Villefort, Votre Majesté se trompe, cette croix
taches ; il était vêtu d’une redingote bleue, et portait à sa est celle d’officier.
boutonnière une rosette d’officier de la Légion d’honneur.
Hier on a suivi un individu dont le signalement répond — Ma foi, Monsieur, dit Louis XVIII, prenez-la telle
exactement à celui que je viens de dire, et on l’a perdu au qu’elle est ; je n’ai pas le temps d’en faire demander une
coin de la rue de la Jussienne et de la rue Coq-Héron. autre. Blacas, vous veillerez à ce que le brevet soit délivré
à M. de Villefort.
Villefort s’était appuyé au dossier d’un fauteuil ; car à me-
sure que le ministre de la police parlait, il sentait ses Les yeux de Villefort se mouillèrent d’une larme d’or-
jambes se dérober sous lui ; mais lorsqu’il vit que l’incon- gueilleuse joie ; il prit la croix et la baisa.
nu avait échappé aux recherches de l’agent qui le suivait, — Et maintenant, demanda-t-il, quels sont les ordres que
il respira. me fait l’honneur de me donner Votre Majesté ?
— Vous chercherez cet homme, Monsieur, dit le roi au — Prenez le repos qui vous est nécessaire et songez que,
ministre de la police ; car si, comme tout me porte à le sans force à Paris pour me servir, vous pouvez m’être à
croire, le général Quesnel, qui nous eût été si utile en Marseille de la plus grande utilité.
ce moment, a été victime d’un meurtre, bonapartistes ou
— Sire, répondit Villefort en s’inclinant, dans une heure
non, je veux que ses assassins soient cruellement punis.
j’aurai quitté Paris.
Villefort eut besoin de tout son sang-froid pour ne point
— Allez, Monsieur, dit le roi, et si je vous oubliais (la mé-
trahir la terreur que lui inspirait cette recommandation du
moire des rois est courte), ne craignez pas de vous rappe-
roi.
ler à mon souvenir… Monsieur le baron, donnez l’ordre
— Chose étrange ! continua le roi avec un mouvement qu’on aille chercher le ministre de la guerre. Blacas, res-
d’humeur, la police croit avoir tout dit lorsqu’elle a dit : tez.
un meurtre a été commis, et tout fait lorsqu’elle a ajouté :
— Ah ! Monsieur, dit le ministre de la police à Villefort
on est sur la trace des coupables.
en sortant des Tuileries, vous entrez par la bonne porte et
— Sire, Votre Majesté, sur ce point du moins, sera satis- votre fortune est faite.
faite, je l’espère.
— Sera-t-elle longue ? murmura Villefort en saluant le
— C’est bien, nous verrons ; je ne vous retiens pas plus ministre dont la carrière était finie, et en cherchant des
longtemps, baron ; monsieur de Villefort, vous devez être yeux une voiture pour rentrer chez lui.
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Un fiacre passait sur le quai, Villefort lui fit un signe, le d’étonnement.


fiacre s’approcha ; Villefort donna son adresse et se je- XII
ta dans le fond de la voiture, se laissant aller à ses rêves
d’ambition. Dix minutes après, Villefort était rentré chez
lui ; il commanda ses chevaux pour dans deux heures, et LE PÈRE ET LE FILS.
ordonna qu’on lui servît à déjeuner.
Il allait se mettre à table lorsque le timbre de la son- M. Noirtier, car c’était en effet lui-même qui venait d’en-
nette retentit sous une main franche et ferme : le valet trer, suivit des yeux le domestique jusqu’à ce qu’il eût re-
de chambre alla ouvrir, et Villefort entendit une voix qui fermé la porte ; puis, craignant sans doute qu’il n’écoutât
prononçait son nom. dans l’antichambre, il alla rouvrir derrière lui : la précau-
tion n’était pas inutile, et la rapidité avec laquelle maître
— Qui peut déjà savoir que je suis ici ? se demanda le Germain se retira, prouva qu’il n’était point exempt du pé-
jeune homme. ché qui perdit nos premiers pères. M. Noirtier prit alors la
En ce moment le valet de chambre rentra. peine d’aller fermer lui-même la porte de l’antichambre,
revint fermer celle de la chambre à coucher, poussa les
— Eh bien ! dit Villefort, qu’y a-t-il donc ? qui a sonné ?
qui me demande ? verrous, et revint tendre la main à Villefort, qui avait sui-
vi tous ces mouvements avec une surprise dont il n’était
— Un étranger qui ne veut pas dire son nom. pas encore revenu.
— Comment ! un étranger qui ne veut pas dire son nom ? — Ah çà ! sais-tu bien, mon cher Gérard, dit-il au jeune
et que me veut cet étranger ? homme en le regardant avec un sourire dont il était assez
— Il veut parler à Monsieur. difficile de définir l’expression, que tu n’as pas l’air ravi de
me voir ?
— À moi ?
— Si fait, mon père, dit Villefort, je suis enchanté ; mais
— Oui. j’étais si loin de m’attendre à votre visite, qu’elle m’a
— Il m’a nommé ? quelque peu étourdi.
— Parfaitement. — Mais, mon cher ami, reprit M. Noirtier en s’asseyant,
il me semble que je pourrais vous en dire autant. Com-
— Et quelle apparence a cet étranger ?
ment ! vous m’annoncez vos fiançailles à Marseille pour
— Mais, Monsieur, c’est un homme d’une cinquantaine le 28 février, et le 3 mars vous êtes à Paris ?
d’année.
— Si j’y suis, mon père, dit Gérard en se rapprochant de
— Petit ? grand ? M. Noirtier, ne vous en plaignez pas, car c’est pour vous
— De la taille de Monsieur à peu près. que j’étais venu, et ce voyage vous sauvera peut-être.

— Brun ou blond ? — Ah ! vraiment, dit M. Noirtier en s’allongeant non-


chalamment dans le fauteuil où il était assis ; vraiment !
— Brun, très brun : des cheveux noirs, des yeux noirs, des contez-moi donc cela, monsieur le magistrat, ce doit être
sourcils noirs. curieux.
— Et vêtu, demanda vivement Villefort, vêtu de quelle — Mon père, vous avez entendu parler de certain club
façon ? bonapartiste qui se tient rue Saint-Jacques ?
— D’une grande lévite bleue boutonnée du haut en bas ; — N° 53 ? Oui, j’en suis vice-président.
décoré de la Légion d’honneur.
— Mon père, votre sang-froid me fait frémir.
— C’est lui, murmura Villefort en pâlissant.
— Que veux-tu, mon cher ? quand on a été proscrit par les
— Eh pardieu ! dit en paraissant sur la porte l’individu montagnards, qu’on est sorti de Paris dans une charrette
dont nous avons déjà donné deux fois le signalement, voilà de foin, qu’on a été traqué dans les landes de Bordeaux
bien des façons ; est-ce l’habitude à Marseille que les fils par les limiers de Robespierre, cela vous a aguerri à bien
fassent faire antichambre à leurs pères ? des choses. Continue donc. Eh bien ! que s’est-il passé à
— Mon père ! s’écria Villefort ; je ne m’étais donc pas ce club de la rue Saint-Jacques ?
trompé… et je me doutais que c’était vous. — Il s’y est passé qu’on y a fait venir le général Quesnel,
— Alors, si tu te doutais que c’était moi, reprit le nouveau et que le général Quesnel, sorti à neuf heures du soir de
venu, en posant sa canne dans un coin et son chapeau sur chez lui, a été retrouvé le surlendemain dans la Seine.
une chaise, permets-moi de te dire, mon cher Gérard, que — Et qui vous a conté cette belle histoire ?
ce n’est guère aimable à toi de me faire attendre ainsi.
— Le roi lui-même, Monsieur.
— Laissez-nous, Germain, dit Villefort.
— Eh bien, moi, en échange de votre histoire, continua
Le domestique sortit en donnant des marques visibles
45

Noirtier, je vais vous apprendre une nouvelle. général ait été victime d’un meurtre : on trouve tous les
— Mon père, je crois savoir déjà ce que vous allez me jours des gens dans la Seine, qui s’y sont jetés de déses-
dire. poir, qui s’y sont noyés ne sachant pas nager.

— Ah ! vous savez le débarquement de sa majesté l’em- — Mon père, vous savez très bien que le général ne s’est
pas noyé par désespoir, et qu’on ne se baigne pas dans la
pereur ?
Seine au mois de janvier. Non, non, ne vous abusez pas,
— Silence, mon père, je vous prie, pour vous d’abord, cette mort est bien qualifiée de meurtre.
et puis ensuite pour moi. Oui, je savais cette nouvelle, et
même je la savais avant vous, car depuis trois jours je — Et qui l’a qualifiée ainsi ?
brûle le pavé de Marseille à Paris avec la rage de ne pou- — Le roi lui-même.
voir lancer à deux cents lieues en avant de moi la pensée — Le roi ! Je le croyais assez philosophe pour com-
qui me brûle le cerveau. prendre qu’il n’y a pas de meurtre en politique. En po-
— Il y a trois jours ! êtes-vous fou ? il y a trois jours, litique, mon cher, vous le savez comme moi, il n’y a pas
l’empereur n’était pas encore embarqué. d’hommes, mais des idées ; pas de sentiments, mais des
— N’importe, je savais le projet. intérêts ; en politique, on ne tue pas un homme : on sup-
prime un obstacle, voilà tout. Voulez-vous savoir com-
— Et comment cela ? ment les choses se sont passées ? eh bien, moi je vais vous
— Par une lettre qui vous était adressée de l’île d’Elbe. le dire. On croyait pouvoir compter sur le général Ques-
nel : on nous l’avait recommandé de l’île d’Elbe ; l’un de
— À moi ? nous va chez lui, l’invite à se rendre rue Saint-Jacques à
— À vous, et que j’ai surprise dans le portefeuille du mes- une assemblée où il trouvera des amis ; il y vient, et là on
sager. Si cette lettre était tombée entre les mains d’un lui déroule tout le plan, le départ de l’île d’Elbe, le débar-
autre, à cette heure, mon père, vous seriez fusillé peut- quement projeté ; puis, quand il a tout écouté, tout enten-
être. du, qu’il ne reste plus rien à lui apprendre, il répond qu’il
est royaliste : alors chacun se regarde ; on lui fait faire ser-
Le père de Villefort se mit à rire.
ment, il le fait, mais de si mauvaise grâce vraiment, que
— Allons, allons, dit-il, il paraît que la Restauration à ap- c’était tenter Dieu que de jurer ainsi ; eh bien, malgré tout
pris de l’Empire la façon d’expédier promptement les af- cela, on a laissé le général sortir libre, parfaitement libre.
faires… Fusillé ! mon cher, comme vous y allez ! Et cette Il n’est pas rentré chez lui, que voulez-vous, mon cher ? Il
lettre, où est elle ? Je vous connais trop pour craindre que est sorti de chez nous ; il se sera trompé de chemin, voilà
vous l’ayez laissée traîner. tout. Un meurtre ! en vérité vous me surprenez, Villefort,
— Je l’ai brûlée, de peur qu’il n’en restât un seul fragment : vous, substitut du procureur du roi, de bâtir une accusa-
car cette lettre c’était votre condamnation. tion sur de si mauvaises preuves. Est-ce que jamais je me
suis avisé de vous dire à vous, quand vous exercez votre
— Et la perte de votre avenir, répondit froidement Noir- métier de royaliste et que vous faites couper la tête à l’un
tier ; oui, je comprends cela ; mais je n’ai rien à craindre des miens : « Mon fils, vous avez commis un meurtre ! »
puisque vous me protégez. Non, j’ai dit : « Très bien, Monsieur, vous avez combattu
— Je fais mieux que cela, Monsieur, je vous sauve. victorieusement ; à demain la revanche. »
— Ah ! diable ! ceci devient plus dramatique ; expliquez- — Mais, mon père, prenez garde, cette revanche sera ter-
vous. rible quand nous la prendrons.
— Monsieur, j’en reviens à ce club de la rue Saint- — Je ne vous comprends pas.
Jacques. — Vous comptez sur le retour de l’usurpateur ?
— Il paraît que ce club tient au cœur de messieurs de — Je l’avoue.
la police, pourquoi n’ont-ils pas mieux cherché ? ils l’au-
raient trouvé. — Vous vous trompez, mon père, il ne fera pas dix lieues
dans l’intérieur de la France sans être poursuivi, traqué,
— Ils ne l’ont pas trouvé, mais ils sont sur la trace. pris comme une bête fauve.
— C’est le mot consacré, je le sais bien : quand la police — Mon cher ami, l’empereur est en ce moment sur la
est en défaut, elle dit qu’elle est sur la trace, et le gouver- route de Grenoble, le dix ou le douze il sera à Lyon, et le
nement attend tranquillement le jour où elle vient dire, vingt ou le vingt-cinq à Paris.
l’oreille basse, que cette trace est perdue.
— Les populations vont se soulever…
— Oui, mais on a trouvé un cadavre ; le général Quesnel
a été tué, et dans tous les pays du monde cela s’appelle un — Pour aller au-devant de lui.
meurtre. — Il n’a avec lui que quelques hommes, et l’on enverra
— Un meurtre, dites-vous ? mais rien ne prouve que le contre lui des armées.
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— Qui lui feront escorte pour rentrer dans la capitale. En — Parce qu’elle l’a perdu hier ou avant-hier au coin de la
vérité, mon cher Gérard, vous n’êtes encore qu’un enfant ; rue Coq-Héron.
vous vous croyez bien informé parce qu’un télégraphe — Quand je vous disais que votre police était une sotte ?
vous dit, trois jours après le débarquement : « L’usurpa-
teur est débarqué à Cannes avec quelques hommes ; on — Oui, mais d’un moment à l’autre elle peut le trouver.
est à sa poursuite. » Mais où est-il ? que fait-il ? vous n’en — Oui, dit Noirtier en regardant insoucieusement autour
savez rien ; on le poursuit, voilà tout ce que vous savez. de lui, oui, si cet homme n’est pas averti, mais il l’est ;
Eh bien ! on le poursuivra ainsi jusqu’à Paris sans brûler et, ajouta-t-il en souriant, il va changer de visage et de
une amorce. costume.
— Grenoble et Lyon sont des villes fidèles, et qui lui op- À ces mots il se leva, mit bas sa redingote et sa cravate,
poseront une barrière infranchissable. alla vers une table sur laquelle étaient préparées toutes les
— Grenoble lui ouvrira ses portes avec enthousiasme, pièces du nécessaire de toilette de son fils, prit un rasoir,
Lyon tout entier ira au-devant de lui. Croyez-moi, nous se savonna le visage, et d’une main parfaitement ferme
sommes aussi bien informés que vous, et notre police vaut abattit ces favoris compromettants qui donnaient à la po-
bien la vôtre : en voulez-vous une preuve ? c’est que vous lice un document si précieux.
vouliez me cacher votre voyage, et que cependant j’ai su Villefort le regardait faire avec une terreur qui n’était pas
votre arrivée une demi-heure après que vous avez eu pas- exempte d’admiration.
sé la barrière ; vous n’avez donné votre adresse à personne
qu’à votre postillon, eh bien, je connais votre adresse, et Ses favoris coupés, Noirtier donna un autre tour à ses che-
la preuve en est que j’arrive chez vous juste au moment où veux ; prit, au lieu de sa cravate noire, une cravate de cou-
vous allez vous mettre à table : sonnez donc, et demandez leur qui se présentait à la surface d’une malle ouverte ; en-
un second couvert ; nous dînerons ensemble. dossa, au lieu de sa redingote bleue et boutonnante, une
redingote de Villefort, de couleur marron et de forme éva-
— En effet, répondit Villefort, regardant son père avec sée ; essaya devant la glace le chapeau à bords retroussés
étonnement, en effet, vous me paraissez bien instruit. du jeune homme, parut satisfait de la manière dont il lui
— Eh ! mon Dieu, la chose est toute simple ; vous autres, allait, et, laissant la canne de jonc dans le coin de la che-
qui tenez le pouvoir, vous n’avez que les moyens que minée où il l’avait posée, il fit siffler dans sa main nerveuse
donne l’argent ; nous autres, qui l’attendons, nous avons une petite badine de bambou avec laquelle l’élégant sub-
ceux que donne le dévouement. stitut donnait à sa démarche la désinvolture qui en était
une des principales qualités.
— Le dévouement ? dit Villefort en riant.
— Eh bien ! dit-il, se retournant vers son fils stupéfait,
— Oui, le dévouement ; c’est ainsi qu’on appelle en termes lorsque cette espèce de changement à vue fut opéré ; eh
honnêtes l’ambition qui espère. bien ! crois-tu que la police me reconnaisse maintenant ?
Et le père de Villefort étendit lui-même la main vers le — Non, mon père, balbutia Villefort ; je l’espère du
cordon de la sonnette pour appeler le domestique que moins.
n’appelait pas son fils.
— Maintenant, mon cher Gérard, continua Noirtier, je
Villefort lui arrêta le bras. m’en rapporte à ta prudence pour faire disparaître tous
— Attendez, mon père, dit le jeune homme, encore un les objets que je laisse à ta garde.
mot. — Oh ! soyez tranquille, mon père, dit Villefort.
— Dites. — Oui, oui ! et maintenant je crois que tu as raison, et
— Si mal faite que soit la police royaliste, elle sait cepen- que tu pourrais bien, en effet, m’avoir sauvé la vie ; mais,
dant une chose terrible. sois tranquille, je te rendrai cela prochainement.
— Laquelle ? Villefort hocha la tête.
— C’est le signalement de l’homme qui, le matin du jour — Tu n’es pas convaincu ?
où a disparu le général Quesnel, s’est présenté chez lui. — J’espère du moins que vous vous trompez.
— Ah ! elle sait cela, cette bonne police ? et ce signale- — Reverras-tu le roi ?
ment, quel est-il ?
— Peut-être.
— Teint brun, cheveux, favoris et yeux noirs, redingote
bleue boutonnée jusqu’au menton, rosette d’officier de la — Veux-tu passer à ses yeux pour un prophète ?
Légion d’honneur à la boutonnière, chapeau à larges bords — Les prophètes de malheur sont mal venus à la cour,
et canne de jonc. mon père.
— Ah ! ah ! elle sait cela ? dit Noirtier, et pourquoi donc — Oui ; mais un jour ou l’autre on leur rend justice ; et
en ce cas n’a-t-elle pas mis la main sur cet homme ? suppose une seconde restauration, alors tu passeras pour
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un grand homme. XIII


— Enfin, que dois-je dire au roi ?
LES CENT-JOURS.
— Dis-lui ceci : « Sire, on vous trompe sur les disposi-
tions de la France, sur l’opinion des villes, sur l’esprit de
l’armée ; celui que vous appelez à Paris l’ogre de Corse, M. Noirtier était un bon prophète, et les choses mar-
qui s’appelle encore l’usurpateur à Nevers, s’appelle dé- chèrent vite comme il l’avait dit. Chacun connaît ce re-
jà Bonaparte à Lyon, et l’empereur à Grenoble. Vous tour de l’île d’Elbe, retour étrange, miraculeux, qui, sans
le croyez traqué, poursuivi, en fuite ; il marche, rapide exemple dans le passé, restera probablement sans imita-
comme l’aigle qu’il rapporte. Les soldats, que vous croyez tion dans l’avenir.
mourants de faim, écrasés de fatigue, prêts à déserter, Louis XVIII n’essaya que faiblement de parer ce coup si
s’augmentent comme les atomes de neige autour de la rude : son peu de confiance dans les hommes lui ôtait
boule qui se précipite. Sire, partez ; abandonnez la France sa confiance dans les événements. La royauté, ou plutôt
à son véritable maître, à celui qui ne l’a pas achetée, mais la monarchie à peine reconstituée par lui, trembla sur sa
conquise ; partez, sire, non pas que vous couriez quelque base encore incertaine, et un seul geste de l’empereur fit
danger, votre adversaire est assez fort pour faire grâce, crouler tout cet édifice, mélange informe de vieux préju-
mais parce qu’il serait humiliant pour un petit-fils de saint gés et d’idées nouvelles. Villefort n’eut donc de son roi
Louis de devoir la vie à l’homme d’Arcole, de Marengo et qu’une reconnaissance non seulement inutile pour le mo-
d’Austerlitz. Dis-lui cela, Gérard ; ou plutôt, va, ne lui dis ment, mais même dangereuse, et cette croix d’officier de
rien ; dissimule ton voyage ; ne te vante pas de ce que tu es la Légion d’honneur, qu’il eut la prudence de ne pas mon-
venu faire et de ce que tu as fait à Paris ; reprends la poste ; trer, quoique M. de Blacas, comme le lui avait recomman-
si tu as brûlé le chemin pour venir, dévore l’espace pour dé le roi, lui en eût fait soigneusement expédier le brevet.
retourner ; rentre à Marseille de nuit ; pénètre chez toi par
une porte de derrière, et là, reste bien doux, bien humble, Napoléon eût certes destitué Villefort sans la protection
bien secret, bien inoffensif surtout, car cette fois, je te le de Noirtier, devenu tout puissant à la cour des Cent-Jours,
jure, nous agirons en gens vigoureux et qui connaissent et par les périls qu’il avait affrontés, et par les services
leurs ennemis. Allez, mon fils, allez, mon cher Gérard, qu’il avait rendus. Ainsi, comme il le lui avait promis, le
et moyennant cette obéissance aux ordres paternels, ou, girondin de 93 et le sénateur de 1806 protégea celui qui
si vous l’aimez mieux, cette déférence pour les conseils l’avait protégé la veille.
d’un ami, nous vous maintiendrons dans votre place. Ce Toute la puissance de Villefort se borna donc, pendant
sera, ajouta Noirtier en souriant, un moyen pour vous de cette évocation de l’empire, dont, au reste, il fut bien fa-
me sauver une seconde fois si la bascule politique vous cile de prévoir la seconde chute, à étouffer le secret que
remet un jour en haut et moi en bas. Adieu, mon cher Dantès avait été sur le point de divulguer.
Gérard ; à votre prochain voyage descendez chez moi.
Le procureur du roi seul fut destitué, soupçonné qu’il était
Et Noirtier sortit à ces mots, avec la tranquillité qui ne de tiédeur en bonapartisme.
l’avait pas quitté un instant pendant la durée de cet entre-
tien si difficile. Cependant, à peine le pouvoir impérial fut-il rétabli, c’est-
à-dire à peine l’empereur habita-t-il ces Tuileries que
Villefort, pâle et agité, courut à la fenêtre, entr’ouvrit le Louis XVIII venait de quitter, et eut-il lancé ses ordres
rideau, et le vit passer calme et impassible au milieu de nombreux et divergents de ce petit cabinet où nous avons,
deux ou trois hommes de mauvaise mine, embusqués au à la suite de Villefort, introduit nos lecteurs, et sur la table
coin des bornes et à l’angle des rues, qui étaient peut-être de noyer duquel il retrouva, encore tout ouverte et à moi-
là pour arrêter l’homme aux favoris noirs, à la redingote tié pleine, la tabatière de Louis XVIII, que Marseille, mal-
bleue et au chapeau à larges bords. gré l’attitude de ses magistrats, commença à sentir fer-
Villefort demeura ainsi debout et haletant jusqu’à ce que menter en elle ces brandons de guerre civile toujours mal
son père eût disparu au carrefour Bussy. Alors il s’élança éteints dans le Midi ; peu s’en fallut alors que les repré-
vers les objets abandonnés par lui, mit au plus profond sailles n’allassent au delà de quelques charivaris dont on
de sa malle la cravate noire et la redingote bleue, tordit assiégea les royalistes enfermés chez eux, et des affronts
le chapeau qu’il fourra dans le bas d’une armoire, brisa publics dont on poursuivit ceux qui se hasardaient à sortir.
la canne de jonc en trois morceaux qu’il jeta au feu, mit Par un revirement tout naturel, le digne armateur, que
une casquette de voyage, appela son valet de chambre, lui nous avons désigné comme appartenant au parti popu-
interdit d’un regard les mille questions qu’il avait envie de laire, se trouva à son tour en ce moment, nous ne dirons
faire, régla son compte avec l’hôtel, sauta dans sa voiture pas tout-puissant, car M. Morrel était un homme prudent
qui l’attendait tout attelée, apprit à Lyon que Bonaparte et légèrement timide, comme tous ceux qui ont fait une
venait d’entrer à Grenoble, et, au milieu de l’agitation qui lente et laborieuse fortune commerciale, mais en mesure,
régnait tout le long de la route, arriva à Marseille, en proie tout dépassé qu’il était par les zélés bonapartistes qui le
à toutes les transes qui entrent dans le cœur de l’homme traitaient de modéré, en mesure, dis-je, d’élever la voix
avec l’ambition et les premiers honneurs. pour faire entendre une réclamation : cette réclamation,
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comme on le devine facilement, avait trait à Dantès. justice de sa cause et la netteté de sa position, vous vous
Villefort était demeuré debout malgré la chute de son su- rappelez que, quelques jours avant qu’on n’apprît le dé-
périeur, et son mariage, en restant décidé, était cependant barquement de sa majesté l’empereur, j’étais venu récla-
remis à des temps plus heureux. Si l’empereur gardait le mer votre indulgence pour un malheureux jeune homme,
trône, c’était une autre alliance qu’il fallait à Gérard, et son un marin, second à bord de mon brick ; il était accusé, si
père se chargerait de la lui trouver ; si une seconde restau- vous vous le rappelez, de relations avec l’île d’Elbe : ces
ration ramenait Louis XVIII en France, l’influence de M. relations, qui étaient un crime à cette époque, sont au-
de Saint-Méran doublait, ainsi que la sienne, et l’union jourd’hui des titres de faveur. Vous serviez Louis XVIII
alors, et ne l’avez pas ménagé, Monsieur : c’était votre
redevenait plus sortable que jamais.
devoir. Aujourd’hui, vous servez Napoléon, et vous de-
Le substitut du procureur du roi était donc momentané- vez le protéger ; c’est votre devoir encore. Je viens donc
ment le premier magistrat de Marseille, lorsqu’un matin vous demander ce qu’il est devenu.
sa porte s’ouvrit, et on lui annonça M. Morrel.
Villefort fit un violent effort sur lui-même.
Un autre se fût empressé d’aller au-devant de l’armateur,
et, par cet empressement, eût indiqué sa faiblesse, mais — Le nom de cet homme ? demanda-t-il : ayez la bonté
Villefort était un homme supérieur qui avait, sinon la pra- de me dire son nom.
tique, du moins l’instinct de toutes choses. Il fit faire anti- — Edmond Dantès.
chambre à Morrel, comme il eût fait sous la restauration, Évidemment Villefort eût autant aimé, dans un duel, es-
quoiqu’il n’eût personne près de lui, mais par la simple
suyer le feu de son adversaire à vingt-cinq pas, que d’en-
raison qu’il est d’habitude qu’un substitut du procureur du tendre prononcer ainsi ce nom à bout portant ; cependant
roi fasse faire antichambre ; puis, après un quart d’heure
il ne sourcilla point.
qu’il employa à lire deux ou trois journaux de nuances
différentes, il ordonna que l’armateur fût introduit. — De cette façon, se dit en lui-même Villefort, on ne
pourra point m’accuser d’avoir fait de l’arrestation de ce
M. Morrel s’attendait à trouver Villefort abattu : il le trou- jeune homme une question purement personnelle.
va comme il l’avait vu six semaines auparavant, c’est-à-
dire calme, ferme, et plein de cette froide politesse, la — Dantès ? répéta-t-il, Edmond Dantès, dites-vous ?
plus infranchissable de toutes les barrières, qui sépare — Oui, Monsieur.
l’homme élevé de l’homme vulgaire.
Villefort ouvrit alors un gros registre placé dans un ca-
Il avait pénétré dans le cabinet de Villefort, convaincu que sier voisin, recourut à une table, de la table passa à des
le magistrat allait trembler à sa vue, et c’était lui, tout au dossiers, et, se retournant vers l’armateur :
contraire, qui se trouvait tout frissonnant et tout ému de-
vant ce personnage interrogateur, qui l’attendait le coude — Êtes-vous bien sûr de ne pas vous tromper, Monsieur ?
appuyé sur son bureau et le menton appuyé sur sa main. lui dit-il de l’air le plus naturel.
Il s’arrêta à la porte. Villefort le regarda comme s’il avait Si Morrel eût été un homme plus fin ou mieux éclairé sur
quelque peine à le reconnaître. Enfin, après quelques se- cette affaire, il eût trouvé bizarre qu’un substitut du pro-
condes d’examen et de silence, pendant lesquelles le digne cureur du roi daignât lui répondre sur ces matières com-
armateur tournait et retournait son chapeau entre ses plètement étrangères à son ressort ; et il se fût deman-
mains : dé pourquoi Villefort ne le renvoyait point aux registres
d’écrou, aux gouverneurs de prison, au préfet du départe-
— M. Morrel, je crois ? dit Villefort. ment. Mais Morrel, cherchant en vain la crainte dans Vil-
— Oui, Monsieur, moi-même, répondit l’armateur. lefort, n’y vit plus, du moment où toute crainte paraissait
absente, que la condescendance : Villefort avait rencontré
— Approchez-vous donc, continua le magistrat, en fai- juste.
sant de la main un signe protecteur, et dites-moi à quelle
circonstance je dois l’honneur de votre visite. — Non, Monsieur, dit Morrel, je ne me trompe pas ;
d’ailleurs je connais le pauvre garçon depuis dix ans,
— Ne vous en doutez-vous point, Monsieur ? demanda et il est à mon service depuis quatre. Je vins, vous en
Morrel. souvenez-vous ? il y a six semaines, vous prier d’être clé-
— Non, pas le moins du monde ; ce qui n’empêche pas ment, comme je viens aujourd’hui vous prier d’être juste
que je ne sois tout disposé à vous être agréable, si la chose pour le pauvre garçon ; vous me reçûtes même assez mal
était en mon pouvoir. et me répondîtes en homme mécontent. Ah ! c’est que les
— La chose dépend entièrement de vous, Monsieur, dit royalistes étaient durs aux bonapartistes en ce temps-là !
Morrel. — Monsieur, répondit Villefort arrivant à la parade avec
— Expliquez-vous donc, alors. sa prestesse et son sang-froid ordinaires, j’étais royaliste
alors que je croyais les Bourbons non seulement les hé-
— Monsieur, continua l’armateur reprenant son assu- ritiers légitimes du trône, mais encore les élus de la na-
rance à mesure qu’il parlait, et affermi d’ailleurs par la tion ; mais le retour miraculeux dont nous venons d’être
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témoins m’a prouvé que je me trompais. Le génie de Na- XIV va encore aujourd’hui, à la Bastille près. L’empereur
poléon a vaincu : le monarque légitime est le monarque a toujours été plus strict pour le règlement de ses prisons
aimé. que ne l’a été le grand roi lui-même ; et le nombre des
— À la bonne heure ! s’écria Morrel avec sa bonne grosse incarcérés dont les registres ne gardent aucune trace est
franchise, vous me faites plaisir de me parler ainsi, et j’en incalculable.
augure bien pour le sort d’Edmond. Tant de bienveillance eût détourné des certitudes, et Mor-
rel n’avait pas même de soupçons.
— Attendez donc, reprit Villefort en feuilletant un nou-
veau registre, j’y suis : c’est un marin, n’est-ce pas, qui — Mais enfin, monsieur de Villefort, dit-il, quel conseil
épousait une Catalane ? Oui, oui ; oh ! je me rappelle me donneriez-vous qui hâtât le retour du pauvre Dantès ?
maintenant : la chose était très grave. — Un seul, Monsieur ; faites une pétition au ministre de
— Comment cela ? la justice.
— Vous savez qu’en sortant de chez moi il avait été — Oh ! Monsieur, nous savons ce que c’est que les péti-
conduit aux prisons du palais de justice. tions : le ministre en reçoit deux cents par jour et n’en lit
— Oui, eh bien ? point quatre.

— Eh bien ! j’ai fait mon rapport à Paris ; j’ai envoyé les — Oui, reprit Villefort, mais il lira une pétition envoyée
papiers trouvés sur lui. C’était mon devoir, que voulez- par moi, apostillée par moi, adressée directement par
vous… et huit jours après son arrestation le prisonnier moi.
fut enlevé. — Et vous vous chargeriez de faire parvenir cette pétition,
— Enlevé ! s’écria Morrel ; mais qu’a-t-on pu faire du Monsieur ?
pauvre garçon ? — Avec le plus grand plaisir. Dantès pouvait être cou-
— Oh ! rassurez-vous. Il aura été transporté à Fenes- pable alors ; mais il est innocent aujourd’hui, et il est de
trelles, à Pignerol, aux îles Sainte-Marguerite, ce que l’on mon devoir de faire rendre la liberté à celui qu’il a été de
appelle dépaysé, en termes d’administration ; et un beau mon devoir de faire mettre en prison.
matin vous allez le voir revenir prendre le commande- Villefort prévenait ainsi le danger d’une enquête peu pro-
ment de son navire. bable, mais possible, enquête qui le perdait sans res-
— Qu’il vienne quand il voudra, sa place lui sera gardée. source.
Mais comment n’est-il pas déjà revenu ? Il me semble que — Mais comment écrit-on au ministre ?
le premier soin de la justice bonapartiste eût dû être de
— Mettez-vous là, monsieur Morrel, dit Villefort en cé-
mettre dehors ceux qu’avait incarcérés la justice royaliste. dant sa place à l’armateur ; je vais vous dicter.
— N’accusez pas témérairement, mon cher monsieur — Vous auriez cette bonté ?
Morrel, répondit Villefort ; il faut, en toutes choses, pro-
céder légalement. L’ordre d’incarcération était venu d’en — Sans doute. Ne perdons pas de temps ; nous n’en avons
haut, il faut que d’en haut aussi vienne l’ordre de liberté. déjà que trop perdu.
Or, Napoléon est rentré depuis quinze jours à peine ; à — Oui, Monsieur, songeons que le pauvre garçon attend,
peine aussi les lettres d’abolition doivent-elles être expé- souffre et se désespère peut-être.
diées.
Villefort frissonna à l’idée de ce prisonnier le maudis-
— Mais, demanda Morrel, n’y a-t-il pas moyen de pres- sant dans le silence et l’obscurité ; mais il était engagé
ser les formalités, maintenant que nous triomphons ? J’ai trop avant pour reculer : Dantès devait être brisé entre
quelques amis, quelque influence ; je puis obtenir main les rouages de son ambition.
levée de l’arrêt.
— J’attends, Monsieur, dit l’armateur assis dans le fauteuil
— Il n’y a pas eu d’arrêt. de Villefort et une plume à la main.
— De l’écrou, alors. Villefort alors dicta une demande dans laquelle, dans un
but excellent, il n’y avait point à en douter, il exagérait le
— En matière politique, il n’y a pas de registre d’écrou :
patriotisme de Dantès et les services rendus par lui à la
parfois les gouvernements ont intérêt à faire disparaître un
cause bonapartiste ; dans cette demande, Dantès était de-
homme sans qu’il laisse trace de son passage : des notes
d’écrou guideraient les recherches. venu un des agents les plus actifs du retour de Napoléon ;
il était évident qu’en voyant une pareille pièce le ministre
— C’était comme cela sous les Bourbons peut-être mais devait faire justice à l’instant même, si justice n’était point
maintenant… faite déjà.
— C’est comme cela dans tous les temps, mon cher mon- La pétition terminée, Villefort la relut à haute voix.
sieur Morrel ; les gouvernements se suivent et se res-
semblent ; la machine pénitentiaire montée sous Louis — C’est cela, dit-il, et maintenant reposez-vous sur moi.
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— Et la pétition partira bientôt, Monsieur ? Mais quand Napoléon fut de retour à Paris et que sa voix
— Aujourd’hui même. retentit de nouveau, impérieuse et puissante, Danglars eut
peur ; à chaque instant il s’attendit à voir reparaître Dan-
— Apostillée par vous ? tès, Dantès sachant tout. Dantès menaçant et fort pour
— La meilleure apostille que je puisse mettre, Monsieur, toutes les vengeances ; alors il manifesta à M. Morrel le
est de certifier véritable tout ce que vous dites dans cette désir de quitter le service de mer, et se fit recomman-
demande. der par lui à un négociant espagnol, chez lequel il entra
comme commis d’ordre vers la fin de mars, c’est-à-dire
Et Villefort s’assit à son tour, et sur un coin de la pétition dix ou douze jours après la rentrée de Napoléon aux Tui-
appliqua son certificat. leries ; il partit donc pour Madrid, et l’on n’entendit plus
— Maintenant, Monsieur, que faut-il faire ? demanda parler de lui.
Morrel. Fernand, lui, ne comprit rien. Dantès était absent, c’était
— Attendre, reprit Villefort ; je réponds de tout. tout ce qu’il lui fallait. Qu’était-il devenu ? Il ne chercha
point à le savoir. Seulement, pendant tout le répit que lui
Cette assurance rendit l’espoir à Morrel : il quitta le sub-
donnait son absence, il s’ingénia, partie à abuser Mercé-
stitut du procureur du roi enchanté de lui, et alla annoncer
dès sur les motifs de cette absence, partie à méditer des
au vieux père de Dantès qu’il ne tarderait pas à revoir son
plans d’émigration et d’enlèvement ; de temps en temps
fils.
aussi, et c’étaient les heures sombres de sa vie, il s’asseyait
Quant à Villefort, au lieu de l’envoyer à Paris, il conserva sur la pointe du cap Pharo, de cet endroit où l’on distingue
précieusement entre ses mains cette demande qui, pour à la fois Marseille et le village des Catalans, regardant,
sauver Dantès dans le présent, le compromettait si ef- triste et immobile comme un oiseau de proie, s’il ne ver-
froyablement dans l’avenir, en supposant une chose que rait point, par l’une de ces deux routes, revenir le beau
l’aspect de l’Europe et la tournure des événements per- jeune homme à la démarche libre, à la tête haute, qui,
mettaient déjà de supposer, c’est-à-dire une seconde res- pour lui aussi, était devenu le messager d’une rude ven-
tauration. geance. Alors le dessein de Fernand était arrêté ; il cas-
Dantès demeura donc prisonnier : perdu dans les profon- sait la tête de Dantès d’un coup de fusil et se tuait après,
deurs de son cachot, il n’entendit point le bruit formidable se disait-il à lui-même, pour colorer son assassinat. Mais
de la chute du trône de Louis XVIII et celui plus épou- Fernand s’abusait : cet homme-là ne se fût jamais tué, car
vantable encore de l’écroulement de l’empire. il espérait toujours.

Mais Villefort, lui, avait tout suivi d’un œil vigilant, tout Sur ces entrefaites, et parmi tant de fluctuations doulou-
écouté d’une oreille attentive. Deux fois, pendant cette reuses, l’empire appela un dernier ban de soldats, et tout
courte apparition impériale que l’on appela les Cent- ce qu’il y avait d’hommes en état de porter les armes
Jours, Morrel était revenu à la charge, insistant toujours s’élança hors de France à la voix retentissante de l’empe-
pour la liberté de Dantès, et chaque fois Villefort l’avait reur. Fernand partit comme les autres, quittant sa cabane
calmé par des promesses et des espérances ; enfin Water- et Mercédès, et rongé de cette sombre et terrible pensée
loo arriva. Morrel ne reparut pas chez Villefort : l’arma- que derrière lui peut-être son rival allait revenir et épouser
teur avait fait pour son jeune ami tout ce qu’il était humai- celle qu’il aimait.
nement possible de faire ; essayer de nouvelles tentatives Si Fernand avait jamais dû se tuer, c’était en quittant Mer-
sous cette seconde restauration était se compromettre in- cédès qu’il l’eût fait.
utilement.
Ses attentions pour Mercédès, la pitié qu’il paraissait don-
Louis XVIII remonta sur le trône. Villefort, pour qui Mar- ner à son malheur, le soin qu’il prenait d’aller au-devant
seille était plein de souvenirs devenus pour lui des re- de ses moindres désirs, avaient produit l’effet que pro-
mords, demanda et obtint la place de procureur du roi duisent toujours sur les cœurs généreux les apparences
vacante à Toulouse ; quinze jours après son installation du dévouement : Mercédès avait toujours aimé Fernand
dans sa nouvelle résidence, il épousa mademoiselle Re- d’amitié ; son amitié s’augmenta pour lui d’un nouveau
née de Saint-Méran, dont le père était mieux en cour que sentiment, la reconnaissance.
jamais.
— Mon frère, dit-elle en attachant le sac de conscrit sur
Voilà comment Dantès, pendant les Cent-Jours et après les épaules du Catalan, mon frère, mon seul ami, ne vous
Waterloo, demeura sous les verrous, oublié, sinon des faites pas tuer, ne me laissez pas seule dans ce monde, où
hommes, au moins de Dieu. je pleure et où je serai seule dès que vous n’y serez plus.
Danglars comprit toute la portée du coup dont il avait Ces paroles, dites au moment du départ, rendirent quelque
frappé Dantès, en voyant revenir Napoléon en France : espoir à Fernand. Si Dantès ne revenait pas, Mercédès
sa dénonciation avait touché juste, et, comme tous les pourrait donc un jour être à lui.
hommes d’une certaine portée pour le crime et d’une
Mercédès resta seule sur cette terre nue qui ne lui avait
moyenne intelligence pour la vie ordinaire, il appela cette
jamais paru si aride, et avec la mer immense pour ho-
coïncidence bizarre un décret de la Providence.
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rizon. Toute baignée de pleurs, comme cette folle dont testable et qu’ils réclamaient leur liberté.
on nous raconte la douloureuse histoire, on la voyait er- L’inspecteur leur demanda alors s’ils n’avaient pas autre
rer sans cesse autour du petit village des Catalans : tantôt chose à lui dire.
s’arrêtant sous le soleil ardent du Midi, debout, immobile,
muette comme une statue, et regardant Marseille ; tan- Ils secouèrent la tête. Quel autre bien que la liberté
tôt assise au bord du rivage, écoutant ce gémissement de peuvent réclamer des prisonniers ?
la mer, éternel comme sa douleur, et se demandant sans L’inspecteur se tourna en souriant, et dit au gouverneur :
cesse s’il ne valait pas mieux se pencher en avant, se lais-
ser aller à son propre poids, ouvrir l’abîme et s’y engloutir, — Je ne sais pas pourquoi on nous fait faire ces tournées
que de souffrir ainsi toutes ces cruelles alternatives d’une inutiles. Qui voit un prisonnier en voit cent ; qui entend un
attente sans espérance. prisonnier en entend mille ; c’est toujours la même chose :
mal nourris et innocents. En avez-vous d’autres ?
Ce ne fut pas le courage qui manqua à Mercédès pour
accomplir ce projet, ce fut la religion qui lui vint en aide — Oui, nous avons les prisonniers dangereux ou fous, que
et qui la sauva du suicide. nous gardons au cachot.

Caderousse fut appelé comme Fernand ; seulement, — Voyons, dit l’inspecteur avec un air de profonde lassi-
comme il avait huit ans de plus que le Catalan et qu’il était tude, faisons notre métier jusqu’au bout ; descendons dans
marié, il ne fit partie que du troisième ban, et fut envoyé les cachots.
sur les côtes. — Attendez, dit le gouverneur, que l’on aille au moins
Le vieux Dantès, qui n’était plus soutenu que par l’espoir, chercher deux hommes ; les prisonniers commettent par-
perdit l’espoir à la chute de l’empereur. fois, ne fût-ce que par dégoût de la vie et pour se faire
condamner à mort, des actes de désespoir inutiles : vous
Cinq mois, jour pour jour, après avoir été séparé de son pourriez être victime de l’un de ces actes.
fils, et presque à la même heure où il avait été arrêté, il
rendit le dernier soupir entre les bras de Mercédès. — Prenez donc vos précautions, dit l’inspecteur.

M. Morrel pourvut à tous les frais de son enterrement, et En effet, on envoya chercher deux soldats et l’on com-
paya les pauvres petites dettes que le vieillard avait faites mença de descendre par un escalier si puant, si infect,
pendant sa maladie. si moisi, que rien que le passage dans un pareil endroit
affectait désagréablement à la fois la vue, l’odorat et la
Il y avait plus que de la bienfaisance à agir ainsi, il y avait respiration.
du courage. Le Midi était en feu, et secourir, même à son
lit de mort, le père d’un bonapartiste aussi dangereux que — Oh ! fit l’inspecteur en s’arrêtant à moitié de la des-
Dantès, était un crime. cente, qui diable peut loger là ?

XIV — Un conspirateur des plus dangereux, et qui nous est


particulièrement recommandé comme un homme ca-
pable de tout.
LE PRISONNIER FURIEUX ET LE PRISONNIER FOU.
— Il est seul ?

Un an environ après le retour de Louis XVIII, il y eut — Certainement.


visite de M. l’inspecteur général des prisons. — Depuis combien de temps est-il là ?
Dantès entendit rouler et grincer du fond de son cachot — Depuis un an à peu près.
tous ces préparatifs, qui faisaient en haut beaucoup de fra-
— Et il a été mis dans ce cachot dès son entrée.
cas, mais qui, en bas, eussent été des bruits inappréciables
pour toute autre oreille que pour celle d’un prisonnier ac- — Non, Monsieur, mais après avoir voulu tuer le porte-
coutumé à écouter, dans le silence de la nuit, l’araignée clefs chargé de lui porter sa nourriture.
qui tisse sa toile, et la chute périodique de la goutte d’eau — Il a voulu tuer le porte-clefs ?
qui met une heure à se former au plafond de son cachot.
— Oui, Monsieur, celui-là même qui nous éclaire, n’est il
Il devina qu’il se passait chez les vivants quelque chose pas vrai, Antoine ? demanda le gouverneur.
d’inaccoutumé : il habitait depuis si longtemps une tombe
qu’il pouvait bien se regarder comme mort. — Il a voulu me tuer tout de même, répondit le porte-
clefs.
En effet, l’inspecteur visitait l’un après l’autre chambres,
cellules et cachots. Plusieurs prisonniers furent interro- — Ah çà ! mais, c’est donc un fou que cet homme ?
gés : c’étaient ceux que leur douceur ou leur stupidi- — C’est pis que cela, dit le porte-clefs, c’est un démon.
té recommandait à la bienveillance de l’administration ;
l’inspecteur leur demanda comment ils étaient nourris, et — Voulez-vous qu’on s’en plaigne ? demanda l’inspecteur
quelles étaient les réclamations qu’ils avaient à faire. au gouverneur.

Ils répondirent unanimement que la nourriture était dé- — Inutile, Monsieur, il est assez puni comme cela ;
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d’ailleurs, à présent, il touche presque à la folie, et, se- bien curieuses à Charenton.
lon l’expérience que nous donnent nos observations, avant Puis, se retournant vers le prisonnier :
une autre année d’ici il sera complètement aliéné.
— En résumé, dit-il, que demandez-vous ?
— Ma foi, tant mieux pour lui, dit l’inspecteur ; une fois
fou tout à fait, il souffrira moins. — Je demande quel crime j’ai commis ; je demande que
l’on me donne des juges ; je demande que mon procès
C’était, comme on le voit, un homme plein d’humanité soit instruit ; je demande enfin que l’on me fusille si je
que cet inspecteur, et bien digne des fonctions philanthro- suis coupable, mais aussi qu’on me mette en liberté si je
piques qu’il remplissait. suis innocent.
— Vous avez raison, Monsieur, dit le gouverneur, et votre — Êtes-vous bien nourri ? demanda l’inspecteur.
réflexion prouve que vous avez profondément étudié la
matière. Ainsi, nous avons dans un cachot, qui n’est sé- — Oui, je le crois, je n’en sais rien. Mais cela importe
paré de celui-ci que par une vingtaine de pieds, et dans peu ; ce qui doit importer, non seulement à moi, malheu-
lequel on descend par un autre escalier, un vieil abbé, an- reux prisonnier, mais encore à tous les fonctionnaires ren-
cien chef de parti en Italie, qui est ici depuis 1811, auquel dant la justice, mais encore au roi qui nous gouverne, c’est
la tête a tourné vers la fin de 1813, et qui, depuis ce mo- qu’un innocent ne soit pas victime d’une dénonciation in-
ment, n’est pas physiquement reconnaissable : il pleurait, fâme et ne meure pas sous les verrous en maudissant ses
il rit ; il maigrissait, il engraisse. Voulez-vous le voir plutôt bourreaux.
que celui-ci ; sa folie est divertissante et ne vous attristera — Vous êtes bien humble aujourd’hui dit le gouverneur ;
point. vous n’avez pas toujours été comme cela. Vous parliez
— Je les verrai l’un et l’autre, répondit l’inspecteur ; il faut tout autrement, mon cher ami, le jour où vous vouliez as-
faire son état en conscience. sommer votre gardien.
L’inspecteur en était à sa première tournée et voulait don- — C’est vrai, Monsieur, dit Dantès, et j’en demande bien
ner bonne idée de lui à l’autorité. humblement pardon à cet homme, qui a toujours été bon
pour moi… Mais, que voulez-vous ? j’étais fou, j’étais fu-
— Entrons donc chez celui-ci d’abord, ajouta-t-il. rieux.
— Volontiers, répondit le gouverneur, et il fit signe au — Et vous ne l’êtes plus ?
porte-clefs, qui ouvrit la porte.
— Non, Monsieur, car la captivité m’a plié, brisé, anéan-
Au grincement des massives serrures, au cri des gonds ti… Il y a si longtemps que je suis ici !
rouillés tournant sur leurs pivots, Dantès, accroupi dans
un angle de son cachot, où il recevait avec un bonheur — Si longtemps ?… Et à quelle époque avez-vous été ar-
indicible le mince rayon du jour qui filtrait à travers un rêté ? demanda l’inspecteur.
étroit soupirail grillé, releva la tête. À la vue d’un homme — Le 28 février 1815, à deux heures de l’après-midi.
inconnu, éclairé par deux porte-clefs tenant des torches, et
auquel le gouverneur parlait le chapeau à la main, accom- L’inspecteur calcula.
pagné par deux soldats, Dantès devina ce dont il s’agissait, — Nous sommes au 30 juillet 1816 ; que dites-vous
et, voyant enfin se présenter une occasion d’implorer une donc ? il n’y a que dix-sept mois que vous êtes prisonnier.
autorité supérieure, bondit en avant les mains jointes.
— Que dix-sept mois ! reprit Dantès. Ah ! Monsieur,
Les soldats croisèrent aussitôt la baïonnette, car ils vous ne savez pas ce que c’est que dix-sept mois de pri-
crurent que le prisonnier s’élançait vers l’inspecteur avec son : dix-sept années, dix-sept siècles ; surtout pour un
de mauvaises intentions. homme qui, comme moi, touchait au bonheur, pour un
L’inspecteur lui-même fit un pas en arrière. homme qui, comme moi, allait épouser une femme ai-
mée, pour un homme qui voyait s’ouvrir devant lui une
Dantès vit qu’on l’avait présenté comme un homme à carrière honorable, et à qui tout manque à l’instant ; qui
craindre. du milieu du jour le plus beau, tombe dans la nuit la plus
Alors il réunit dans son regard tout ce que le cœur de profonde, qui voit sa carrière détruite, qui ne sait pas si
l’homme peut contenir de mansuétude et d’humilité, et, celle qui l’aimait l’aime toujours, qui ignore si son vieux
s’exprimant avec une sorte d’éloquence pieuse qui étonna père est mort ou vivant. Dix-sept mois de prison, pour
les assistants, il essaya de toucher l’âme de son visiteur. un homme habitué à l’air de la mer, à l’indépendance du
marin, à l’espace, à l’immensité, à l’infini ! Monsieur, dix-
L’inspecteur écouta le discours de Dantès jusqu’au bout ; sept mois de prison, c’est plus que ne le méritent tous les
puis se tournant vers le gouverneur : crimes que désigne par les noms les plus odieux la langue
— Il tournera à la dévotion, dit-il à demi voix ; il est déjà humaine. Ayez donc pitié de moi, Monsieur, et demandez
disposé à des sentiments plus doux. Voyez, la peur fait son pour moi, non pas l’indulgence, mais la rigueur ; non pas
effet sur lui ; il a reculé devant les baïonnettes ; or, un fou une grâce, mais un jugement : des juges, Monsieur, je ne
ne recule devant rien : j’ai fait sur ce sujet des observations demande que des juges ; on ne peut pas refuser des juges
53

à un accusé. — Ah ! celui-là n’est point un prisonnier comme l’autre,


— C’est bien, dit l’inspecteur, on verra. et sa folie, à lui, est moins attristante que la raison de son
voisin.
Puis, se retournant vers le gouverneur.
— Et quelle est sa folie ?
— En vérité, dit-il, le pauvre diable me fait de la peine.
En remontant, vous me montrerez son livre d’écrou. — Oh ! une folie étrange : il se croit possesseur d’un tré-
sor immense. La première année de sa captivité, il a fait
— Certainement, dit le gouverneur ; mais je crois que offrir au gouvernement un million si le gouvernement le
vous trouverez contre lui des notes terribles. voulait mettre en liberté ; la seconde année, deux millions,
— Monsieur, continua Dantès, je sais que vous ne pouvez la troisième, trois millions, et ainsi progressivement. Il en
pas me faire sortir d’ici de votre propre décision ; mais est à sa cinquième année de captivité : il va vous deman-
vous pouvez transmettre ma demande à l’autorité, vous der de vous parler en secret, et vous offrira cinq millions.
pouvez provoquer une enquête, vous pouvez, enfin, me — Ah ! ah ! c’est curieux en effet, dit l’inspecteur ; et com-
faire mettre en jugement : un jugement, c’est tout ce que ment appelez-vous ce millionnaire ?
je demande ; que je sache quel crime j’ai commis et à
quelle peine je suis condamné ; car, voyez-vous, l’incerti- — L’abbé Faria.
tude, c’est le pire de tous les supplices. — N° 27 ! dit l’inspecteur.
— Éclairez-moi, dit l’inspecteur. — C’est ici. Ouvrez, Antoine.
— Monsieur, s’écria Dantès, je comprends au son de Le porte-clefs obéit, et le regard curieux de l’inspecteur
votre voix que vous êtes ému. Monsieur, dites-moi d’es- plongea dans le cachot de l’abbé fou.
pérer.
C’est ainsi que l’on nommait généralement le prisonnier.
— Je ne puis vous dire cela, répondit l’inspecteur, je puis Au milieu de la chambre, dans un cercle tracé sur la terre
seulement vous promettre d’examiner votre dossier. avec un morceau de plâtre détaché du mur, était couché
— Oh ! alors, Monsieur, je suis libre, je suis sauvé. un homme presque nu, tant ses vêtements étaient tombés
— Qui vous a fait arrêter ? demanda l’inspecteur. en lambeaux. Il dessinait dans ce cercle des lignes géomé-
triques fort nettes, et paraissait aussi occupé de résoudre
— M. de Villefort, répondit Dantès. Voyez-le et son problème qu’Archimède l’était lorsqu’il fut tué par un
entendez-vous avec lui. soldat de Marcellus. Aussi ne bougea-t-il pas même au
— M. de Villefort n’est plus à Marseille depuis un an, bruit que fit la porte du cachot en s’ouvrant, et ne sembla-
mais à Toulouse. t-il se réveiller que lorsque la lumière des torches éclaira
d’un éclat inaccoutumé le sol humide sur lequel il tra-
— Ah ! cela ne m’étonne plus, murmura Dantès ; mon vaillait. Alors il se retourna, et vit avec étonnement la
seul protecteur est éloigné. nombreuse compagnie qui venait de descendre dans son
— M. de Villefort avait-il quelque motif de haine contre cachot.
vous ? demanda l’inspecteur. Aussitôt il se leva vivement, prit une couverture jetée sur
— Aucun, Monsieur ; et même il a été bienveillant pour le pied de son lit misérable, et se drapa précipitamment
moi. pour paraître dans un état plus décent aux yeux des étran-
gers.
— Je pourrai donc me fier aux notes qu’il a laissées sur
vous ou qu’il me donnera ? — Que demandez vous ? dit l’inspecteur sans varier sa
formule.
— Entièrement, Monsieur.
— Moi, Monsieur ? dit l’abbé d’un air étonné ; je ne de-
— C’est bien, attendez.
mande rien.
Dantès tomba à genoux, levant les mains vers le ciel, et
— Vous ne comprenez pas, reprit l’inspecteur : je suis
murmurant une prière dans laquelle il recommandait à
agent du gouvernement, j’ai mission de descendre dans
Dieu cet homme qui était descendu dans sa prison, pareil
les prisons et d’écouter les réclamations des prisonniers.
au Sauveur allant délivrer les âmes de l’enfer.
— Oh ! alors, Monsieur, c’est autre chose, s’écria vive-
La porte se referma ; mais l’espoir descendu avec l’ins-
ment l’abbé, et j’espère que nous allons nous entendre.
pecteur était resté enfermé dans le cachot de Dantès.
— Voyez, dit tout bas le gouverneur, cela ne commence-
— Voulez-vous voir le registre d’écrou tout de suite, de-
t-il pas comme je vous l’avais annoncé ?
manda le gouverneur, ou passer au cachot de l’abbé ?
— Monsieur, continua le prisonnier, je suis l’abbé Faria,
— Finissons-en avec les cachots tout d’un coup, répondit
né à Rome ; j’ai été vingt ans secrétaire du cardinal Ros-
l’inspecteur. Si je remontais au jour, je n’aurais peut-être
pigliosi ; j’ai été arrêté je ne sais trop pourquoi, vers le
plus le courage de continuer ma triste mission.
commencement de l’année 1811 ; depuis ce temps je ré-
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clame ma liberté des autorités italiennes et françaises. que nous soyons absolument seuls ; monsieur le gouver-
— Pourquoi près des autorités françaises ? demanda le neur pourra assister à notre entretien.
gouverneur. — Mon cher Monsieur, dit le gouverneur, malheureuse-
— Parce que j’ai été arrêté à Piombino et que je présume ment nous savons d’avance et par cœur ce que vous direz.
Il s’agit de vos trésors, n’est-ce pas ?
que, comme Milan et Florence, Piombino est devenu le
chef-lieu de quelque département français. Faria regarda cet homme railleur avec des yeux où un ob-
L’inspecteur et le gouverneur se regardèrent en riant. servateur désintéressé eût vu certes luire l’éclair de la rai-
son et de la vérité.
— Diable, mon cher, dit l’inspecteur, vos nouvelles de
l’Italie ne sont pas fraîches. — Sans doute, dit-il ; de quoi voulez-vous que je parle,
sinon de cela ?
— Elles datent du jour où j’ai été arrêté, Monsieur, dit
l’abbé Faria ; et comme sa majesté l’empereur avait créé — Monsieur l’inspecteur, continua le gouverneur, je puis
vous raconter cette histoire aussi bien que l’abbé, car il y
la royauté de Rome pour le fils que le ciel venait de
lui envoyer, je présume que, poursuivant le cours de ses a quatre ou cinq ans que j’en ai les oreilles rebattues.
conquêtes, il a accompli le rêve de Machiavel et de César — Cela prouve, Monsieur le gouverneur, dit l’abbé, que
Borgia, qui était de faire de toute l’Italie un seul et unique vous êtes comme ces gens dont parle l’Écriture, qui ont
royaume. des yeux et qui ne voient pas, qui ont des oreilles et qui
— Monsieur, dit l’inspecteur, la Providence a heureuse- n’entendent pas.
ment apporté quelque changement à ce plan gigantesque — Mon cher Monsieur, dit l’inspecteur, le gouvernement
dont vous me paraissez assez chaud partisan. est riche et n’a, Dieu merci, pas besoin de votre argent ;
— C’est le seul moyen de faire de l’Italie un État fort, gardez-le donc pour le jour où vous sortirez de prison.
indépendant et heureux, répondit l’abbé. L’œil de l’abbé se dilata ; il saisit la main de l’inspecteur.
— Cela est possible, répondit l’inspecteur, mais je ne suis — Mais si je n’en sors pas de prison, dit-il, si, contre toute
pas venu ici pour faire avec vous un cours de politique ul- justice, on me retient dans ce cachot, si j’y meurs sans
tramontaine, mais pour vous demander, ce que j’ai déjà avoir légué mon secret à personne, ce trésor sera donc
fait, si vous avez quelques réclamations à faire sur la ma- perdu ? Ne vaut-il pas mieux que le gouvernement en pro-
nière dont vous êtes nourri et logé. fite et moi aussi ? J’irai jusqu’à six millions, Monsieur ;
— La nourriture est ce qu’elle est dans toutes les prisons, oui, j’abandonnerai six millions, et je me contenterai du
répondit l’abbé, c’est-à-dire fort mauvaise ; quant au loge- reste, si l’on veut me rendre la liberté.
ment, vous le voyez, il est humide et malsain, mais néan- — Sur ma parole, dit l’inspecteur à demi voix, si l’on ne
moins assez convenable pour un cachot. Maintenant ce savait que cet homme est fou, il parle avec un accent si
n’est pas de cela qu’il s’agit, mais bien de révélations de convaincu qu’on croirait qu’il dit la vérité.
la plus haute importance et du plus haut intérêt que j’ai à
— Je ne suis pas fou, Monsieur, et je dis bien la véri-
faire au gouvernement. té, reprit Faria qui, avec cette finesse d’ouïe particulière
— Nous y voici, dit tout bas le gouverneur à l’inspecteur. aux prisonniers, n’avait pas perdu une seule des paroles de
— Voilà pourquoi je suis si heureux de vous voir, conti- l’inspecteur. Ce trésor dont je vous parle existe bien réel-
nua l’abbé, quoique vous m’ayez dérangé dans un calcul lement, et j’offre de signer un traité avec vous, en vertu
fort important, et qui, s’il réussit, changera peut-être le duquel vous me conduirez à l’endroit désigné par moi ;
système de Newton. Pouvez-vous m’accorder la faveur on fouillera la terre sous nos yeux, et si je mens, si l’on
d’un entretien particulier ? ne trouve rien, si je suis un fou, comme vous le dites, eh
bien ! vous me ramènerez dans ce même cachot, où je
— Hein ! que disais-je ? fit le gouverneur à l’inspecteur. resterai éternellement, et où je mourrai sans plus rien de-
— Vous connaissez votre personnel, répondit ce dernier mander ni à vous ni à personne.
souriant. Puis, se retournant vers Faria : Le gouverneur se mit à rire.
— Monsieur, dit-il, ce que vous me demandez est impos- — Est-ce bien loin votre trésor ? demanda-t-il.
sible.
— À cent lieues d’ici à peu près, dit Faria.
— Cependant, Monsieur, reprit l’abbé, s’il s’agissait de
— La chose n’est pas mal imaginée, dit le gouverneur ; si
faire gagner au gouvernement une somme énorme, une
somme de cinq millions, par exemple ? tous les prisonniers voulaient s’amuser à promener leurs
gardiens pendant cent lieues, et si les gardiens consen-
— Ma foi, dit l’inspecteur en se retournant à son tour vers taient à faire une pareille promenade, ce serait une ex-
le gouverneur, vous aviez prédit jusqu’au chiffre. cellente chance que les prisonniers se ménageraient de
— Voyons, reprit l’abbé s’apercevant que l’inspecteur fai- prendre la clef des champs dés qu’ils en trouveraient l’oc-
sait un mouvement pour se retirer, il n’est pas nécessaire casion, et pendant un pareil voyage l’occasion se présen-
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terait certainement. jours répugné au gouvernement despotique de montrer au


— C’est un moyen connu, dit l’inspecteur, et Monsieur n’a grand jour les effets de la prison et de la torture ; comme il
pas même le mérite de l’invention. y a peu d’exemples qu’une victime des inquisitions ait pu
reparaître avec ses os broyés et ses plaies saignantes, de
Puis se retournant vers l’abbé. même la folie, cet ulcère né dans la fange des cachots à la
— Je vous ai demandé si vous étiez bien nourri ? dit-il. suite des tortures morales, se cache presque toujours avec
soin dans le lieu où elle est née, ou, si elle en sort, elle va
— Monsieur, répondit Faria, jurez-moi sur le Christ de s’ensevelir dans quelque hôpital sombre, où les médecins
me délivrer si je vous ai dit vrai, et je vous indiquerai ne reconnaissent ni l’homme ni la pensée dans le débris
l’endroit où le trésor est enfoui. informe que leur transmet le geôlier fatigué.
— Êtes-vous bien nourri ? répéta l’inspecteur. L’abbé Faria, devenu fou en prison, était condamné, par
— Monsieur, vous ne risquez rien ainsi, et vous voyez bien sa folie même, à une prison perpétuelle.
que ce n’est pas pour me ménager une chance pour me Quant à Dantès, l’inspecteur lui tint parole. En remontant
sauver, puisque je resterai en prison tandis qu’on fera le chez le gouverneur, il se fit représenter le registre d’écrou.
voyage. La note concernant le prisonnier était ainsi conçue :
— Vous ne répondez pas à ma question, reprit avec im- Cette note était d’une autre écriture et d’une encre diffé-
patience l’inspecteur. rente que le reste du registre, ce qui prouvait qu’elle avait
— Ni vous à ma demande ! s’écria l’abbé. Soyez donc été ajoutée depuis l’incarcération de Dantès.
maudit comme les autres insensés qui n’ont pas voulu me L’accusation était trop positive pour essayer de la com-
croire ! Vous ne voulez pas de mon or, je le garderai ; vous battre. L’inspecteur écrivit donc au-dessous de l’acco-
me refusez la liberté, Dieu me l’enverra. Allez, je n’ai plus lade :
rien à dire.
« Rien à faire. »
Et l’abbé, rejetant sa couverture, ramassa son morceau de
plâtre, et alla s’asseoir de nouveau au milieu de son cercle, Cette visite avait, pour ainsi dire, ravivé Dantès, depuis
où il continua ses lignes et ses calculs. qu’il était entré en prison, il avait oublié de compter les
jours ; mais l’inspecteur lui avait donné une nouvelle date
— Que fait-il là ? dit l’inspecteur en se retirant. et Dantès ne l’avait pas oubliée. Derrière lui, il écrivit sur
— Il compte ses trésors, reprit le gouverneur. le mur, avec un morceau de plâtre détaché de son plafond,
30 juillet 1816, et, à partir de ce moment, il fit un cran
Faria répondit à ce sarcasme par un coup d’œil empreint
chaque jour pour que la mesure du temps ne lui échappât
du plus suprême mépris.
plus.
Ils sortirent. Le geôlier referma la porte derrière eux.
Les jours s’écoulèrent, puis les semaines, puis les mois :
— Il aura en effet possédé quelques trésors, dit l’inspec- Dantès attendait toujours, il avait commencé par fixer à
teur en remontant l’escalier. sa liberté un terme de quinze jours. En mettant à suivre
— Ou il aura rêvé qu’il les possédait, répondit le gouver- son affaire la moitié de l’intérêt qu’il avait paru éprou-
neur, et le lendemain il se sera réveillé fou. ver, l’inspecteur devait avoir assez de quinze jours. Ces
quinze jours écoulés, il se dit qu’il était absurde à lui de
— En effet, dit l’inspecteur avec la naïveté de la corrup- croire que l’inspecteur se serait occupé de lui avant son
tion ; s’il eût été réellement riche, il ne serait pas en prison. retour à Paris ; or, son retour à Paris ne pouvait avoir lieu
Ainsi finit l’aventure pour l’abbé Faria. Il demeura pri- que lorsque sa tournée serait finie, et sa tournée pouvait
sonnier, et, à la suite de cette visite, sa réputation de fou durer un mois ou deux ; il se donna donc trois mois au
réjouissant s’augmenta encore. lieu de quinze jours. Les trois mois écoulés, un autre rai-
sonnement vint à son aide, qui fit qu’il s’accorda six mois,
Caligula ou Néron, ces grands chercheurs de trésors, ces mais ces six mois écoulés, en mettant les jours au bout les
désireurs de l’impossible, eussent prêté l’oreille aux pa- uns des autres, il se trouvait qu’il avait attendu dix mois et
roles de ce pauvre homme et lui eussent accordé l’air qu’il demi. Pendant ces dix mois, rien n’avait été changé au ré-
désirait, l’espace qu’il estimait à un si haut prix, et la liber- gime de sa prison ; aucune nouvelle consolante ne lui était
té qu’il offrait de payer si cher. Mais les rois de nos jours, parvenue ; le geôlier interrogé était muet comme d’habi-
maintenus dans la limite du probable, n’ont plus l’audace tude. Dantès commença à douter de ses sens, à croire que
de la volonté ; ils craignent l’oreille qui écoute les ordres ce qu’il prenait pour un souvenir de sa mémoire n’était
qu’ils donnent, l’œil qui scrute leurs actions ; ils ne sentent
rien autre chose qu’une hallucination de son cerveau, et
plus la supériorité de leur essence divine ; ils sont des que cet ange consolateur qui était apparu dans sa prison
hommes couronnés, voilà tout. Jadis ils se croyaient ou
y était descendu sur l’aile d’un rêve.
du moins se disaient fils de Jupiter, et retenaient quelque
chose des façons du dieu leur père : on ne contrôle pas fa- Au bout d’un an, le gouverneur fut changé, il avait obtenu
cilement ce qui se passe au delà des nuages ; aujourd’hui la direction du fort de Ham ; il emmena avec lui plusieurs
les rois se laissent aisément rejoindre. Or, comme il a tou- de ses subordonnés et entre autres le geôlier de Dantès.
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Un nouveau gouverneur arriva ; il eût été trop long pour lait ameuter les prisonniers, tramer quelque complot, s’ai-
lui d’apprendre les noms de ses prisonniers, il se fit repré- der d’un ami dans quelque tentative d’évasion, et il refusa.
senter seulement leurs numéros. Cet horrible hôtel gar- Dantès avait épuisé le cercle des ressources humaines.
ni se composait de cinquante chambres ; leurs habitants Comme nous avons dit que cela devait arriver, il se tourna
furent appelés du numéro de la chambre qu’ils occupaient, alors vers Dieu.
et le malheureux jeune homme cessa de s’appeler de son
prénom d’Edmond ou de son nom de Dantès, il s’appela Toutes les idées pieuses éparses dans le monde, et que
le n° 34. glanent les malheureux courbés par la destinée, vinrent
alors rafraîchir son esprit ; il se rappela les prières que lui
XV avait apprises sa mère, et leur trouva un sens jadis ignoré
de lui ; car, pour l’homme heureux, la prière demeure un
LE NUMÉRO 34 ET LE NUMÉRO 27. assemblage monotone et vide de sens, jusqu’au jour où la
douleur vient expliquer à l’infortuné ce langage sublime à
Dantès passa tous les degrés du malheur que subissent les l’aide duquel il parle à Dieu.
prisonniers oubliés dans une prison. Il pria donc, non pas avec ferveur, mais avec rage. En
Il commença par l’orgueil, qui est une suite de l’espoir et priant tout haut, il ne s’effrayait plus de ses paroles ; alors
il tombait dans des espèces d’extases ; il voyait Dieu écla-
une conscience de l’innocence ; puis il en vint à douter
de son innocence, ce qui ne justifiait pas mal les idées tant à chaque mot qu’il prononçait ; toutes les actions de
sa vie humble et perdue, il les rapportait à la volonté de
du gouverneur sur l’aliénation mentale ; enfin il tomba du
haut de son orgueil, il pria, non pas encore Dieu, mais les ce Dieu puissant, s’en faisait des leçons, se proposait des
tâches à accomplir, et, à la fin de chaque prière, glissait le
hommes ; Dieu est le dernier recours. Le malheureux, qui
devrait commencer par le Seigneur n’en arrive à espérer vœu intéressé que les hommes trouvent bien plus souvent
en lui qu’après avoir épuisé toutes les autres espérances. moyen d’adresser aux hommes qu’à Dieu : Et pardonnez-
nous nos offenses, comme nous les pardonnons à ceux qui
Dantès pria donc qu’on voulût bien le tirer de son ca- nous ont offensés.
chot pour le mettre dans un autre, fût-il plus noir et plus
profond. Un changement, même désavantageux, était tou- Malgré ses prières ferventes, Dantès demeura prisonnier.
jours un changement, et procurerait à Dantès une distrac- Alors son esprit devint sombre, un nuage s’épaissit de-
tion de quelques jours. Il pria qu’on lui accordât la prome- vant ses yeux. Dantès était un homme simple et sans édu-
nade, l’air, des livres, des instruments. Rien de tout cela cation ; le passé était resté pour lui couvert de ce voile
ne lui fut accordé ; mais n’importe, il demandait toujours. sombre que soulève la science. Il ne pouvait, dans la soli-
Il s’était habitué à parler à son nouveau geôlier, quoiqu’il tude de son cachot et dans le désert de sa pensée, recons-
fût encore, s’il était possible, plus muet que l’ancien ; mais truire les âges révolus, ranimer les peuples éteints, rebâtir
parler à un homme, même à un muet, était encore un plai- les villes antiques, que l’imagination grandit et poétise,
sir, Dantès parlait pour entendre le son de sa propre voix : et qui passent devant les yeux, gigantesques et éclairées
il avait essayé de parler lorsqu’il était seul, mais alors il se par le feu du ciel, comme les tableaux babyloniens de
faisait peur. Martinn ; lui n’avait que son passé si court, son présent
Souvent, du temps qu’il était en liberté, Dantès s’était fait si sombre, son avenir si douteux : dix-neuf ans de lumière
un épouvantail de ces chambrées de prisonniers, compo- à méditer peut-être dans une éternelle nuit ! Aucune dis-
sées de vagabonds, de bandits et d’assassins, dont la joie traction ne pouvait donc lui venir en aide ; son esprit éner-
ignoble met en commun des orgies inintelligibles et des gique, et qui n’eût pas mieux aimé que de prendre son vol
amitiés effrayantes. Il en vint à souhaiter d’être jeté dans à travers les âges, était forcé de rester prisonnier comme
quelqu’un de ces bouges, afin de voir d’autres visages que un aigle dans une cage. Il se cramponnait alors à une idée,
celui de ce geôlier impassible qui ne voulait point parler ; à celle de son bonheur détruit sans cause apparente et par
il regrettait le bagne avec son costume infamant, sa chaîne une fatalité inouïe ; il s’acharnait sur cette idée, la tour-
au pied, sa flétrissure sur l’épaule. Au moins les galériens nant, la retournant sur toutes les faces, et la dévorant pour
étaient dans la société de leurs semblables, ils respiraient ainsi dire à belles dents, comme dans l’enfer de Dante
l’air, ils voyaient le ciel ; les galériens étaient bien heureux. l’impitoyable Ugolin dévore le crâne de l’archevêque Ro-
ger. Dantès n’avait eu qu’une foi passagère basée sur la
Il supplia un jour le geôlier de demander pour lui un com- puissance ; il la perdit comme d’autres la perdent après le
pagnon, quel qu’il fût, ce compagnon dût-il être cet abbé succès. Seulement il n’avait pas profité.
fou dont il avait entendu parler. Sous l’écorce du geôlier,
La rage succéda à l’ascétisme. Edmond lançait des blas-
si rude qu’elle soit, il reste toujours un peu de l’homme.
Celui-ci avait souvent, du fond du cœur, et quoique son vi- phèmes qui faisaient reculer d’horreur le geôlier ; il brisait
son corps contre les murs de sa prison, il s’en prenait avec
sage n’en eût rien dit, plaint ce malheureux jeune homme,
à qui la captivité était si dure ; il transmit la demande du fureur à tout ce qui l’entourait, et surtout à lui-même, de
la moindre contrariété que lui faisait éprouver un grain de
numéro 34 au gouverneur ; mais celui-ci, prudent comme
s’il eût été un homme politique, se figura que Dantès vou- sable, un fétu de paille, un souffle d’air. Alors cette lettre
dénonciatrice qu’il avait vue que lui avait montrée Vil-
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lefort, qu’il avait touchée, lui revenait à l’esprit ; chaque aujourd’hui je meurs à ma guise, et je m’endors las et
ligne flamboyait sur la muraille comme le Mane Thécel brisé, comme je m’endormais après un de ces soirs de
Pharès de Balthazar. Il se disait que c’était la haine des désespoir et de rage pendant lesquels j’avais compté trois
hommes, et non la vengeance de Dieu qui l’avait plongé mille tours dans ma chambre, c’est-à-dire trente mille pas,
dans l’abîme où il était ; il vouait ces hommes inconnus à c’est-à-dire à peu près dix lieues.
tous les supplices dont son ardente imagination lui four- Dès que cette pensée eut germé dans l’esprit du jeune
nissait l’idée, et il trouvait encore que les plus terribles homme, il devint plus doux, plus souriant ; il s’arrangea
étaient trop doux et surtout trop courts pour eux ; car après mieux de son lit dur et de son pain noir, mangea moins,
le supplice venait la mort ; et dans la mort était, sinon le
ne dormit plus, et trouva à peu près supportable ce reste
repos, du moins l’insensibilité qui lui ressemble. d’existence qu’il était sûr de laisser là quand il voudrait,
À force de se dire à lui-même, à propos de ses ennemis, comme on laisse un vêtement usé.
que le calme était la mort, et qu’à celui qui veut punir Il y avait deux moyens de mourir : l’un était simple, il
cruellement, il faut d’autres moyens que la mort, il tomba s’agissait d’attacher son mouchoir à un barreau de la fe-
dans l’immobilité morne des idées de suicide ; malheur à nêtre et de se pendre ; l’autre consistait à faire semblant de
celui qui, sur la pente du malheur, s’arrête à ces sombres manger et à se laisser mourir de faim. Le premier répugna
idées ! C’est une de ces mers mortes qui s’étendent comme fort à Dantès. Il avait été élevé dans l’horreur des pirates,
l’azur des flots purs, mais dans lesquelles le nageur sent de gens que l’on pend aux vergues des bâtiments ; la pendai-
plus en plus s’engluer ses pieds dans une vase bitumineuse son était donc pour lui une espèce de supplice infamant
qui l’attire à elle, l’aspire, l’engloutit. Une fois pris ainsi, si qu’il ne voulait pas s’appliquer à lui-même ; il adopta donc
le secours divin ne vient point à son aide, tout est fini, et le deuxième, et en commença l’exécution le jour même.
chaque effort qu’il tente l’enfonce plus avant dans la mort.
Près de quatre années s’étaient écoulées dans les alterna-
Cependant cet état d’agonie morale est moins terrible que
tives que nous avons racontées. À la fin de la deuxième,
la souffrance qui l’a précédé et que le châtiment qui le Dantès avait cessé de compter les jours et était retombé
suivra peut-être ; c’est une espèce de consolation verti-
dans cette ignorance du temps dont autrefois l’avait tiré
gineuse qui vous montre le gouffre béant, mais au fond l’inspecteur.
du gouffre le néant. Arrivé là, Edmond trouva quelque
consolation dans cette idée ; toutes ses douleurs, toutes Dantès avait dit : « Je veux mourir » et s’était choisi son
ses souffrances, ce cortège de spectres qu’elles traînaient genre de mort ; alors il l’avait bien envisagé, et, de peur de
à leur suite, parurent s’envoler de ce coin de sa prison où revenir sur sa décision, il s’était fait serment à lui-même
l’ange de la mort pouvait poser son pied silencieux, Dan- de mourir ainsi. Quand on me servira mon repas du matin
tès regarda avec calme sa vie passée, avec terreur sa vie et mon repas du soir, avait-il pensé, je jetterai les aliments
future, et choisit ce point milieu qui lui paraissait être un par la fenêtre et j’aurai l’air de les avoir mangés.
lieu d’asile. Il le fit comme il s’était promis de le faire. Deux fois le
— Quelquefois, se disait-il alors, dans mes courses loin- jour, par la petite ouverture grillée qui ne lui laissait aper-
taines, quand j’étais encore un homme, et quand cet cevoir que le ciel, il jetait ses vivres, d’abord gaiement,
homme, libre et puissant, jetait à d’autres hommes des puis avec réflexion, puis avec regret ; il lui fallut le sou-
commandements qui étaient exécutés, j’ai vu le ciel se venir du serment qu’il s’était fait pour avoir la force de
couvrir, la mer frémir et gronder, l’orage naître dans un poursuivre ce terrible dessein. Ces aliments, qui lui répu-
coin du ciel, et comme un aigle gigantesque battre les gnaient autrefois, la faim, aux dents aiguës, les lui faisait
deux horizons de ses deux ailes ; alors je sentais que mon paraître appétissants à l’œil et exquis à l’odorat ; quelque-
vaisseau n’était plus qu’un refuge impuissant, car mon fois il tenait pendant une heure à sa main le plat qui les
vaisseau, léger comme une plume à la main d’un géant, contenait, l’œil fixé sur ce morceau de viande pourrie ou
tremblait et frissonnait lui-même. Bientôt, au bruit ef- sur ce poisson infect, et sur ce pain noir et moisi. C’étaient
froyable des lames, l’aspect des rochers tranchants m’an- les derniers instincts de la vie qui luttaient encore en lui
nonçait la mort, et la mort m’épouvantait ; je faisais tous et qui de temps en temps terrassaient sa résolution. Alors
mes efforts pour y échapper, et je réunissais toutes les son cachot ne lui paraissait plus aussi sombre, son état lui
forces de l’homme et toute l’intelligence du marin pour semblait moins désespéré ; il était jeune encore ; il devait
lutter avec Dieu !… C’est que j’étais heureux alors, c’est avoir vingt-cinq ou vingt-six ans, il lui restait cinquante
que revenir à la vie, c’était revenir au bonheur ; c’est que ans à vivre à peu près, c’est-à-dire deux fois ce qu’il avait
cette mort, je ne l’avais pas appelée, je ne l’avais pas choi- vécu. Pendant ce laps de temps immense, que d’événe-
sie ; c’est que le sommeil enfin me paraissait dur sur ce lit ments pouvaient forcer les portes, renverser les murailles
d’algues et de cailloux ; c’est que je m’indignais, moi qui du château d’If et le rendre à la liberté ! Alors il appro-
me croyais une créature faite à l’image de Dieu, de servir, chait ses dents du repas que, Tantale volontaire, il éloi-
après ma mort, de pâture aux goélands et aux vautours. gnait lui-même de sa bouche ; mais alors le souvenir de
Mais aujourd’hui c’est autre chose : j’ai perdu tout ce qui son serment lui revenait à l’esprit, et cette généreuse na-
pouvait me faire aimer la vie, aujourd’hui la mort me sou- ture avait trop peur de se mépriser soi-même pour man-
rit comme une nourrice à l’enfant qu’elle va bercer ; mais quer à son serment. Il usa donc, rigoureux et impitoyable,
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le peu d’existence qui lui restait, et un jour vint où il n’eut mettre fin, et déranger ainsi peut-être ce je ne sais quoi
plus la force de se lever pour jeter par la lucarne le souper d’espérance, dont l’idée seule charmait les derniers mo-
qu’on lui apportait. ments de Dantès.
Le lendemain il ne voyait plus, il entendait à peine. Le geôlier apportait à déjeuner.
Le geôlier croyait à une maladie grave ; Edmond espérait Dantès se souleva sur son lit, et, enflant sa voix, se mit à
dans une mort prochaine. parler sur tous les sujets possibles, sur la mauvaise quali-
La journée s’écoula ainsi : Edmond sentait un vague en- té des vivres qu’il apportait, sur le froid dont on souffrait
gourdissement, qui ne manquait pas d’un certain bien- dans ce cachot, murmurant et grondant pour avoir le droit
être, le gagner. Les tiraillements nerveux de son estomac de crier plus fort, et lassant la patience du geôlier, qui jus-
s’étaient assoupis ; les ardeurs de sa soif s’étaient calmées ; tement ce jour-là avait sollicité pour le prisonnier malade
lorsqu’il fermait les yeux, il voyait une foule de lueurs un bouillon et du pain frais, et qui lui apportait ce bouillon
brillantes pareilles à ces feux follets qui courent la nuit et ce pain.
sur les terrains fangeux : c’était le crépuscule de ce pays Heureusement il crut que Dantès avait le délire ; il posa les
inconnu qu’on appelle la mort. Tout à coup le soir, vers vivres sur la mauvaise table boiteuse sur laquelle il avait
neuf heures, il entendit un bruit sourd à la paroi du mur l’habitude de les poser, et se retira.
contre lequel il était couché.
Libre alors, Edmond se remit à écouter avec joie.
Tant d’animaux immondes étaient venus faire leur bruit Le bruit devenait si distinct que maintenant le jeune
dans cette prison, que peu à peu Edmond avait habitué homme l’entendait sans efforts.
son sommeil à ne pas se troubler de si peu de chose ;
mais cette fois, soit que ses sens fussent exaltés par l’abs- Plus de doute, se dit-il à lui-même, puisque ce bruit conti-
tinence, soit que réellement le bruit fût plus fort que de nue, malgré le jour, c’est quelque malheureux prisonnier
coutume, soit que dans ce moment suprême tout acquît comme moi qui travaille à sa délivrance. Oh ! si j’étais
de l’importance, Edmond souleva sa tête pour mieux en- près de lui, comme je l’aiderais !
tendre. Puis tout à coup un nuage sombre passa sur cette aurore
C’était un grattement égal qui semblait accuser, soit une d’espérance dans ce cerveau habitué au malheur et qui
griffe énorme, soit une dent puissante, soit enfin la pres- ne pouvait se reprendre que difficilement aux joies hu-
sion d’un instrument quelconque sur des pierres. Bien maines ; cette idée surgit aussitôt, que ce bruit avait pour
qu’affaibli, le cerveau du jeune homme fut frappé par cause le travail de quelques ouvriers que le gouverneur
cette idée banale constamment présente à l’esprit des pri- employait aux réparations d’une chambre voisine.
sonniers : la liberté. Ce bruit arrivait si juste au moment Il était facile de s’en assurer ; mais comment risquer une
où tout bruit allait cesser pour lui, qu’il lui semblait que question ? Certes il était tout simple d’attendre l’arrivée
Dieu se montrait enfin pitoyable à ses souffrances et lui du geôlier, de lui faire écouter ce bruit, et de voir la mine
envoyait ce bruit pour l’avertir de s’arrêter au bord de la qu’il ferait en l’écoutant ; mais se donner une pareille sa-
tombe où chancelait déjà son pied. Qui pouvait savoir si tisfaction, n’était-ce pas trahir des intérêts bien précieux
un de ses amis, un de ces êtres bien-aimés auxquels il avait pour une satisfaction bien courte ? Malheureusement la
songé si souvent qu’il y avait usé sa pensée, ne s’occupait tête d’Edmond, cloche vide, était assourdie par le bour-
pas de lui en ce moment et ne cherchait pas à rapprocher donnement d’une idée ; il était si faible que son esprit flot-
la distance qui les séparait ? tait comme une vapeur, et ne pouvait se condenser autour
Mais non, sans doute Edmond se trompait, et c’était un d’une pensée. Edmond ne vit qu’un moyen de rendre la
de ces rêves qui flottent à la porte de la mort. netteté à sa réflexion et la lucidité à son jugement ; il tour-
na les yeux vers le bouillon fumant encore que le geôlier
Cependant Edmond écoutait toujours ce bruit. Ce bruit venait de déposer sur la table, se leva, alla en chancelant
dura trois heures à peu près, puis Edmond entendit une
jusqu’à lui, prit la tasse, la porta à ses lèvres, et avala le
sorte de croulement, après quoi le bruit cessa. breuvage qu’elle contenait avec une indicible sensation de
Quelques heures après, il reprit plus fort et plus rappro- bien-être.
ché. Déjà Edmond s’intéressait à ce travail qui lui faisait Alors il eut le courage d’en rester là : il avait entendu dire
société ; tout à coup le geôlier entra. que de malheureux naufragés recueillis, exténués par la
Depuis huit jours à peu près qu’il avait résolu de mourir, faim, étaient morts pour avoir gloutonnement dévoré une
depuis quatre jours qu’il avait commencé de mettre ce nourriture trop substantielle. Edmond posa sur la table le
projet à exécution, Edmond n’avait point adressé la pa- pain qu’il tenait déjà presque à portée de sa bouche, et alla
role à cet homme, ne lui répondant pas quand il lui avait se recoucher. Edmond ne voulait plus mourir.
parlé pour lui demander de quelle maladie il croyait être Bientôt il sentit que le jour rentrait dans son cerveau ;
atteint, et se retournant du côté du mur quand il en était toutes ses idées, vagues et presque insaisissables, repre-
regardé trop attentivement. Mais aujourd’hui le geôlier naient leur place dans cet échiquier merveilleux, où une
pouvait entendre ce bruissement sourd, s’en alarmer, y case de plus peut-être suffit pour établir la supériorité de
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l’homme sur les animaux. Il put penser et fortifier sa pen- grande hâte d’être libre que lui.
sée avec le raisonnement. Trois jours s’écoulèrent, soixante-douze mortelles heures
Alors il se dit : comptées minute par minute !
— II faut tenter l’épreuve, mais sans compromettre per- Enfin un soir, comme le geôlier venait de faire sa der-
sonne. Si le travailleur est un ouvrier ordinaire, je n’ai nière visite, comme pour la centième fois Dantès collait
qu’à frapper contre mon mur, aussitôt il cessera sa be- son oreille à la muraille, il lui sembla qu’un ébranlement
sogne pour tâcher de deviner quel est celui qui frappe imperceptible répondait sourdement dans sa tête, mise en
et dans quel but il frappe. Mais comme son travail sera rapport avec les pierres silencieuses.
non seulement licite, mais encore commandé, il repren- Dantès se recula pour bien rasseoir son cerveau ébranlé,
dra bientôt son travail. Si au contraire c’est un prisonnier, fit quelques tours dans la chambre, et replaça son oreille
le bruit que je ferai l’effrayera ; il craindra d’être décou- au même endroit.
vert ; il cessera son travail et ne le reprendra que ce soir,
quand il croira tout le monde couché et endormi. Il n’y avait plus de doute, il se faisait quelque chose de
l’autre côté ; le prisonnier avait reconnu le danger de sa
Aussitôt Edmond se leva de nouveau. Cette fois, ses
manœuvre et en avait adopté quelque autre, et, sans doute
jambes ne vacillaient plus et ses yeux étaient sans éblouis- pour continuer son œuvre avec plus de sécurité, il avait
sements. Il alla vers un angle de sa prison, détacha une
substitué le levier au ciseau.
pierre minée par l’humidité, et revint frapper le mur à
l’endroit même où le retentissement était le plus sensible. Enhardi par cette découverte, Edmond résolut de venir en
aide à l’infatigable travailleur. Il commença par déplacer
Il frappa trois coups. son lit derrière lequel il lui semblait que l’œuvre de déli-
Dès le premier, le bruit avait cessé comme par enchante- vrance s’accomplissait, et chercha des yeux un objet avec
ment. lequel il pût entamer la muraille, faire tomber le ciment
Edmond écouta de toute son âme. Une heure s’écoula, humide, desceller une pierre enfin.
deux heures s’écoulèrent, aucun bruit nouveau ne se fit Rien ne se présenta à sa vue. Il n’avait ni couteau ni ins-
entendre ; Edmond avait fait naître de l’autre côté de la trument tranchant ; du fer à ses barreaux seulement, et
muraille un silence absolu. il s’était assuré si souvent que ses barreaux étaient bien
Plein d’espoir, Edmond mangea quelques bouchées de scellés, que ce n’était plus même la peine d’essayer à les
ébranler.
son pain, avala quelques gorgées d’eau, et, grâce à la
constitution puissante dont la nature l’avait doué, se re- Pour tout ameublement, un lit, une chaise, une table, un
trouva à peu près comme auparavant. seau, une cruche.
La journée s’écoula, le silence durait toujours. À ce lit il y avait bien des tenons de fer, mais ces tenons
La nuit vint sans que le bruit eût recommencé. étaient scellés au bois par des vis. Il eût fallu un tourne-vis
pour tirer ces vis et arracher ces tenons.
— C’est un prisonnier, se dit Edmond avec une indicible
joie. À la table et à la chaise, rien ; au seau il y avait eu autrefois
une anse, mais cette anse avait été enlevée.
Dès lors sa tête s’embrasa, la vie lui revint violente à force
d’être active. Il n’y avait plus pour Dantès qu’une ressource, c’était de
briser sa cruche et, avec un des morceaux de grès taillés
La nuit se passa sans que le moindre bruit se fît entendre. en angle, de se mettre à la besogne.
Edmond ne ferma pas les yeux de cette nuit. Il laissa tomber la cruche sur un pavé, et la cruche vola en
Le jour revint ; le geôlier rentra apportant les provisions. éclats.
Edmond avait déjà dévoré les anciennes ; il dévora les Dantès choisit deux ou trois éclats aigus, les cacha dans sa
nouvelles, écoutant sans cesse ce bruit qui ne revenait paillasse, et laissa les autres épars sur la terre. La rupture
pas, tremblant qu’il eût cessé pour toujours, faisant dix de sa cruche était un accident trop naturel pour que l’on
ou douze lieues dans son cachot, ébranlant pendant des s’en inquiétât.
heures entières les barreaux de fer de son soupirail, ren-
dant l’élasticité et la vigueur à ses membres par un exer- Edmond avait toute la nuit pour travailler ; mais dans
cice désappris depuis longtemps, se disposant enfin à re- l’obscurité, la besogne allait mal, car il lui fallait travailler
prendre corps à corps sa destinée à venir, comme fait, en à tâtons, et il sentit bientôt qu’il émoussait l’instrument in-
étendant ses bras et en frottant son corps d’huile, le lut- forme contre un grès plus dur. Il repoussa donc son lit et
teur qui va entrer dans l’arène. Puis, dans les intervalles attendit le jour. Avec l’espoir, la patience lui était reve-
de cette activité fiévreuse, il écoutait si le bruit ne revenait nue.
pas, s’impatientant de la prudence de ce prisonnier qui ne Toute la nuit il écouta et entendit le mineur inconnu qui
devinait point qu’il avait été distrait dans son œuvre de continuait son œuvre souterraine.
liberté par un autre prisonnier, qui avait au moins aussi
Le jour vint, le geôlier entra. Dantès lui dit qu’en buvant
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la veille à même la cruche, elle avait échappé à sa main et remarqué que cette casserole était, ou entièrement pleine,
s’était brisée en tombant. Le geôlier alla en grommelant ou à moitié vide, selon que le porte-clefs commençait la
chercher une cruche neuve, sans même prendre la peine distribution des vivres par lui ou par son compagnon.
d’emporter les morceaux de la vieille. Cette casserole avait un manche de fer ; c’était ce manche
Il revint un instant après, recommanda plus d’adresse au de fer qu’ambitionnait Dantès et qu’il eût payé, si on les
prisonnier et sortit. lui avait demandés en échange, de dix années de sa vie.
Dantès écouta avec une joie indicible le grincement de Le geôlier versait le contenu de cette casserole dans l’as-
la serrure qui, chaque fois qu’elle se refermait jadis, lui siette de Dantès. Après avoir mangé sa soupe avec une
serrait le cœur. Il écouta s’éloigner le bruit des pas ; puis, cuiller de bois, Dantès lavait cette assiette qui servait ain-
quand ce bruit se fut éteint, il bondit vers sa couchette si chaque jour.
qu’il déplaça, et, à la lueur du faible rayon de jour qui Le soir, Dantès posa son assiette à terre, à mi-chemin de
pénétrait dans son cachot, put voir la besogne inutile qu’il la porte à la table ; le geôlier en entrant mit le pied sur
avait faite la nuit précédente en s’adressant au corps de l’assiette et la brisa en mille morceaux.
la pierre au lieu de s’adresser au plâtre qui entourait ses
extrémités. Cette fois il n’y avait rien à dire contre Dantès : il avait
eu le tort de laisser son assiette à terre, c’est vrai, mais le
L’humidité avait rendu ce plâtre friable.
geôlier avait eu celui de ne pas regarder à ses pieds.
Dantès vit avec un battement de cœur joyeux que ce plâtre Le geôlier se contenta donc de grommeler.
se détachait par fragments ; ces fragments étaient presque
des atomes, c’est vrai ; mais au bout d’une demi-heure, ce- Puis il regarda autour de lui dans quoi il pouvait verser
pendant, Dantès en avait détaché une poignée à peu près. la soupe ; le mobilier de Dantès se bornait à cette seule
Un mathématicien eût pu calculer qu’avec deux années à assiette, il n’y avait pas de choix.
peu près de ce travail, en supposant qu’on ne rencontrât — Laissez la casserole, dit Dantès, vous la reprendrez en
point le roc, on pouvait se creuser un passage de deux m’apportant demain mon déjeuner.
pieds carrés et de vingt pieds de profondeur.
Ce conseil flattait la paresse du geôlier, qui n’avait pas
Le prisonnier se reprocha alors de ne pas avoir employé besoin ainsi de remonter, de redescendre et de remonter
à ce travail ces longues heures successivement écoulées, encore.
toujours plus lentes, et qu’il avait perdues dans l’espé-
rance, dans la prière et dans le désespoir. Il laissa la casserole.

Depuis six ans à peu près qu’il était enfermé dans ce ca- Dantès frémit de joie.
chot, quel travail, si lent qu’il fût, n’eût-il pas achevé ! Cette fois il mangea vivement la soupe et la viande que,
Et cette idée lui donna une nouvelle ardeur. selon l’habitude des prisons, on mettait avec la soupe.
Puis, après avoir attendu une heure, pour être certain que
En trois jours il parvint, avec des précautions inouïes, le geôlier ne se raviserait point, il dérangea son lit, prit
à enlever tout le ciment et à mettre à nu la pierre : la sa casserole, introduisit le bout du manche entre la pierre
muraille était faite de moellons au milieu desquels, pour de taille dénuée de son ciment et les moellons voisins, et
ajouter à la solidité, avait pris place de temps en temps commença de faire le levier.
une pierre de taille. C’était une de ces pierres de taille
qu’il avait presque déchaussée, et qu’il s’agissait mainte- Une légère oscillation prouva à Dantès que la besogne ve-
nant d’ébranler dans son alvéole. nait à bien.

Dantès essaya avec ses ongles, mais ses ongles étaient in- En effet, au bout d’une heure la pierre était tirée du mur,
suffisants pour cela. où elle laissait une excavation de plus d’un pied et demi
de diamètre.
Les morceaux de la cruche introduits dans les intervalles
se brisaient lorsque Dantès voulait s’en servir en manière Dantès ramassa avec soin tout le plâtre, le porta dans des
de levier. angles de sa prison, gratta la terre grisâtre avec un des
fragments de sa cruche et recouvrit le plâtre de terre.
Après une heure de tentatives inutiles, Dantès se releva la
sueur et l’angoisse sur le front. Allait-il donc être arrêté Puis voulant mettre à profit cette nuit où le hasard, ou
ainsi dès le début, et lui faudrait-il attendre, inerte et in- plutôt la savante combinaison qu’il avait imaginée, avait
utile, que son voisin, qui de son côté se lasserait peut-être, remis entre ses mains un instrument si précieux, il conti-
eût tout fait ! nua de creuser avec acharnement.

Alors une idée lui passa par l’esprit ; il demeura debout et À l’aube du jour il replaça la pierre dans son trou, repous-
souriant ; son front humide de sueur se sécha tout seul. sa son lit contre la muraille et se coucha.

Le geôlier apportait tous les jours la soupe de Dantès dans Le déjeuner consistait en un morceau de pain : le geôlier
une casserole de fer-blanc. Cette casserole contenait sa entra et posa ce morceau de pain sur la table.
soupe et celle d’un second prisonnier, car Dantès avait — Eh bien ! vous ne m’apportez pas une autre assiette ?
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demanda Dantès. cependant tant prié, que j’espérais que vous m’aviez en-
— Non, dit le porte-clefs ; vous êtes un brise-tout, vous tendu. Mon Dieu ! après m’avoir ôté la liberté de la vie,
avez détruit votre cruche, et vous êtes cause que j’ai cassé mon Dieu ! après m’avoir ôté le calme de la mort, mon
votre assiette ; si tous les prisonniers faisaient autant de Dieu ! qui m’avez rappelé à l’existence, mon Dieu ! ayez
dégât, le gouvernement n’y pourrait pas tenir. On vous pitié de moi, ne me laissez pas mourir dans le désespoir !
laisse la casserole, on vous versera votre soupe dedans ; — Qui parle de Dieu et de désespoir en même temps,
de cette façon vous ne casserez pas votre ménage, peut- articula une voix qui semblait venir de dessous terre et
être. qui, assourdie par l’opacité, parvenait au jeune homme
Dantès leva les yeux au ciel et joignit ses mains sous sa avec un accent sépulcral.
couverture. Edmond sentit se dresser ses cheveux sur sa tête, et il re-
Ce morceau de fer qui lui restait faisait naître dans son cula sur ses genoux.
cœur un élan de reconnaissance plus vif vers le ciel que ne — Ah ! murmura-t-il, j’entends parler un homme.
lui avaient jamais causé dans sa vie passée les plus grands Il y avait quatre ou cinq ans qu’Edmond n’avait entendu
biens qui lui étaient survenus.
parler que son geôlier, et pour le prisonnier le geôlier n’est
Seulement il avait remarqué que depuis qu’il avait com- pas un homme : c’est une porte vivante ajoutée à sa porte
mencé à travailler, lui, le prisonnier ne travaillait plus. de chêne ; c’est un barreau de chair ajouté à ses barreaux
N’importe, ce n’était pas une raison pour cesser sa tâche ; de fer.
si son voisin ne venait pas à lui, c’était lui qui irait à son — Au nom du ciel ! s’écria Dantès, vous qui avez parlé,
voisin. parlez encore, quoique votre voix m’ait épouvanté ; qui
Toute la journée il travailla sans relâche ; le soir il avait, êtes-vous ?
grâce à son nouvel instrument, tiré de la muraille plus de — Qui êtes-vous vous-même ? demanda la voix.
dix poignées de débris de moellons, de plâtre et de ciment. — Un malheureux prisonnier, reprit Dantès qui ne faisait,
Lorsque l’heure de la visite arriva, il redressa de son lui, aucune difficulté de répondre.
mieux le manche tordu de sa casserole et remit le réci- — De quel pays ?
pient à sa place accoutumée. Le porte-clefs y versa la ra-
tion ordinaire de soupe et de viande, ou plutôt de soupe — Français.
et de poisson, car ce jour-là était un jour maigre, et trois — Votre nom ?
fois par semaine on faisait faire maigre aux prisonniers.
C’eût été encore un moyen de calculer le temps, si depuis — Edmond Dantès.
longtemps Dantès n’avait pas abandonné ce calcul. — Votre profession ?
Puis la soupe versée, le porte-clefs se retira. — Marin.
Cette fois Dantès voulut s’assurer si son voisin avait bien — Depuis combien de temps êtes-vous ici ?
réellement cessé de travailler.
— Depuis le 28 février 1815.
Il écouta.
— Votre crime ?
Tout était silencieux comme pendant ces trois jours où les
— Je suis innocent.
travaux avaient été interrompus.
— Mais de quoi vous accuse-t-on ?
Dantès soupira ; il était évident que son voisin se défiait
de lui. — D’avoir conspiré pour le retour de l’empereur.
Cependant il ne se découragea point et continua de tra- — Comment ! pour le retour de l’empereur ! l’empereur
vailler toute la nuit ; mais après deux ou trois heures de n’est donc plus sur le trône ?
labeur, il rencontra un obstacle. — Il a abdiqué à Fontainebleau en 1814 et a été relégué à
Le fer ne mordait plus et glissait sur une surface plane. l’île d’Elbe. Mais vous-même depuis quel temps êtes-vous
donc ici, que vous ignoriez tout cela ?
Dantès toucha l’obstacle avec ses mains et reconnut qu’il
avait atteint une poutre. — Depuis 1811.
Cette poutre traversait ou plutôt barrait entièrement le Dantès frissonna ; cet homme avait quatre ans de prison
trou qu’avait commencé Dantès. de plus que lui.
Maintenant il fallait creuser dessus ou dessous. — C’est bien, ne creusez plus, dit la voix en parlant fort
vite ; seulement dites-moi à quelle hauteur se trouve l’ex-
Le malheureux jeune homme n’avait point songé à cet
cavation que vous avez faite ?
obstacle.
— Au ras de la terre.
— Oh ! mon Dieu, mon Dieu ! s’écria-t-il, je vous avais
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— Comment est-elle cachée ? — Pas tout à fait vingt-six ans, murmura la voix. Allons,
— Derrière mon lit. à cet âge on n’est pas encore un traître,
— Oh ! non ! non ! je vous le jure, répéta Dantès. Je vous
— A-t-on dérangé votre lit depuis que vous êtes en pri-
son ? l’ai déjà dit et je vous le redis, je me ferai couper en mor-
ceaux plutôt que de vous trahir.
— Jamais.
— Vous avez bien fait de me parler, vous avez bien fait de
— Sur quoi donne votre chambre ? me prier ; car j’allais former un autre plan et m’éloigner
— Sur un corridor. de vous. Mais votre âge me rassure, je vous rejoindrai,
attendez-moi.
— Et le corridor ?
— Quand cela ?
— Aboutit à la cour.
— Il faut que je calcule nos chances ; laissez-moi vous
— Hélas ! murmura la voix. donner le signal.
— Oh ! mon Dieu ! qu’y a-t-il donc ? s’écria Dantès. — Mais vous ne m’abandonnerez pas, vous ne me laisse-
— Il y a que je me suis trompé, que l’imperfection de mes rez pas seul, vous viendrez à moi, ou vous me permettrez
dessins m’a abusé, que le défaut d’un compas m’a perdu, d’aller à vous ? Nous fuirons ensemble, et, si nous ne pou-
qu’une ligne d’erreur sur mon plan a équivalu à quinze vons fuir, nous parlerons, vous des gens que vous aimez,
pieds en réalité, et que j’ai pris le mur que vous creusez moi des gens que j’aime. Vous devez aimer quelqu’un ?
pour celui de la citadelle ! — Je suis seul au monde.
— Mais alors vous aboutissiez à la mer ? — Alors vous m’aimerez, moi : si vous êtes jeune, je se-
— C’était ce que je voulais. rai votre camarade ; si vous êtes vieux, je serai votre fils.
J’ai un père qui doit avoir soixante-dix ans, s’il vit encore ;
— Et si vous aviez réussi !
je n’aimais que lui et une jeune fille qu’on appelait Mer-
— Je me jetais à la nage, je gagnais une des îles qui en- cédès. Mon père ne m’a pas oublié, j’en suis sûr ; mais
vironnent le château d’If, soit l’île de Daume, soit l’île de elle. Dieu sait si elle pense encore à moi. Je vous aimerai
Tiboulen, soit même la côte, et alors j’étais sauvé. comme j’aimais mon père.
— Auriez-vous donc pu nager jusque-là ? — C’est bien, dit le prisonnier, à demain.
— Dieu m’eût donné la force ; et maintenant tout est per- Ce peu de paroles furent dites avec un accent qui convain-
du. quit Dantès ; il n’en demanda pas davantage, se releva, prit
— Tout ? les mêmes précautions pour les débris tirés du mur qu’il
avait déjà prises, et repoussa son lit contre la muraille.
— Oui. Rebouchez votre trou avec précaution, ne tra-
vaillez plus, ne vous occupez de rien, et attendez de mes Dès lors Dantès se laissa aller tout entier à son bonheur ; il
nouvelles. n’allait plus être seul certainement, peut-être même allait-
il être libre ; le pis-aller, s’il restait prisonnier, était d’avoir
— Qui êtes-vous au moins… dites moi qui vous êtes ? un compagnon ; or la captivité partagée n’est plus qu’une
— Je suis… je suis… le n° 27. demi-captivité. Les plaintes qu’on met en commun sont
presque des prières ; des prières qu’on fait à deux sont
— Vous défiez-vous donc de moi ? demanda Dantès. presque des actions de grâces.
Edmond crut entendre comme un rire amer percer la Toute la journée, Dantès alla et vint dans son cachot, le
voûte et monter jusqu’à lui. cœur bondissant de joie. De temps en temps cette joie
— Oh ! je suis bon chrétien, s’écria-t-il, devinant instinc- l’étouffait : il s’asseyait sur son lit, pressant sa poitrine avec
tivement que cet homme songeait à l’abandonner ; je vous sa main. Au moindre bruit qu’il entendait dans le corridor,
jure sur le Christ que je me ferai tuer plutôt que de lais- il bondissait vers la porte. Une fois ou deux, cette crainte
ser entrevoir à vos bourreaux et aux miens l’ombre de la qu’on le séparât de cet homme qu’il ne connaissait point,
vérité ; mais, au nom du ciel, ne me privez pas de votre et que cependant il aimait déjà comme un ami, lui passa
présence, ne me privez pas de votre voix, ou, je vous le par le cerveau. Alors il était décidé : au moment où le
jure, car je suis au bout de ma force, je me brise la tête geôlier écarterait son lit, baisserait la tête pour examiner
contre la muraille, et vous aurez ma mort à vous repro- l’ouverture, il lui briserait la tête avec le pavé sur lequel
cher. était posée sa cruche.
— Quel âge avez-vous ? votre voix semble être celle d’un On le condamnerait à mort, il le savait bien ; mais n’allait-
jeune homme. il pas mourir d’ennui et de désespoir au moment où ce
— Je ne sais pas mon âge, car je n’ai pas mesuré le temps bruit miraculeux l’avait rendu à la vie ?
depuis que je suis ici. Ce que je sais, c’est que j’allais avoir Le soir le geôlier vint ; Dantès était sur son lit, de là il lui
dix-neuf ans lorsque j’ai été arrêté le 18 février 1815. semblait qu’il gardait mieux l’ouverture inachevée. Sans
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doute il regarda le visiteur importun d’un œil étrange, car captivité.


celui-ci lui dit : Il accueillit avec une sorte de plaisir les protestations en-
— Voyons, allez-vous redevenir encore fou ? thousiastes du jeune homme ; son âme glacée sembla pour
Dantès ne répondit rien, il craignait que l’émotion de sa un instant se réchauffer et se fondre au contact de cette
âme ardente. Il le remercia de sa cordialité avec une cer-
voix ne le trahît.
taine chaleur, quoique sa déception eût été grande de trou-
Le geôlier se retira en secouant la tête. ver un second cachot où il croyait rencontrer la liberté.
La nuit arrivée, Dantès crut que son voisin profiterait du — Voyons d’abord, dit-il, s’il y a moyen de faire dispa-
silence et de l’obscurité pour renouer la conversation avec raître aux yeux de vos geôliers les traces de mon passage.
lui, mais il se trompait ; la nuit s’écoula sans qu’aucun bruit Toute notre tranquillité à venir est dans leur ignorance de
répondît à sa fiévreuse attente. Mais le lendemain, après ce qui s’est passé.
la visite du matin et comme il venait d’écarter son lit de
la muraille, il entendit frapper trois coups à intervalles Alors il se pencha vers l’ouverture, prit la pierre, qu’il sou-
égaux ; il se précipita à genoux. leva facilement malgré son poids, et la fit entrer dans le
trou.
— Est-ce vous ? dit-il ; me voilà !
— Cette pierre a été descellée bien négligemment, dit-il,
— Votre geôlier est-il parti ? demanda la voix. en hochant la tête ; vous n’avez donc pas d’outils ?
— Oui, répondit Dantès, il ne reviendra que ce soir ; nous — Et vous, demanda Dantès avec étonnement, en avez-
avons douze heures de liberté. vous donc ?
— Je puis donc agir ? dit la voix. — Je m’en suis fait quelques-uns. Excepté une lime, j’ai
— Oh ! oui, oui, sans retard, à l’instant même, je vous en tout ce qu’il me faut, ciseau, pince, levier.
supplie ! — Oh ! je serais curieux de voir ces produits de votre
Aussitôt la portion de terre sur laquelle Dantès, à moitié patience et de votre industrie, dit Dantès.
perdu dans l’ouverture, appuyait ses deux mains, sembla — Tenez, voici d’abord un ciseau.
céder sous lui ; il se rejeta en arrière, tandis qu’une masse
de terre et de pierres détachées se précipitait dans un trou Et il lui montra une lame forte et aiguë, emmanchés dans
qui venait de s’ouvrir au-dessous de l’ouverture que lui- un morceau de bois de hêtre.
même avait faite ; alors, au fond de ce trou sombre et dont — Avec quoi avez-vous fait cela ? dit Dantès.
il ne pouvait mesurer la profondeur, il vit paraître une tête, — Avec une des fiches de mon lit. C’est avec cet instru-
des épaules et enfin un homme tout entier qui sortit avec ment que je me suis creusé tout le chemin qui m’a conduit
assez d’agilité de l’excavation pratiquée. jusqu’ici ; cinquante pieds à peu près.
XVI — Cinquante pieds ! s’écria Dantès avec une espèce de
terreur.
UN SAVANT ITALIEN.
— Parlez plus bas, jeune homme, parlez plus bas ; souvent
il arrive qu’on écoute aux portes des prisonniers.
Dantès prit dans ses bras ce nouvel ami, si longtemps et si — On me sait seul.
impatiemment attendu, et l’attira vers sa fenêtre, afin que
le peu de jour qui pénétrait dans le cachot l’éclairât tout — N’importe.
entier. — Et vous dites que vous avez percé cinquante pieds pour
C’était un personnage de petite taille, aux cheveux blan- arriver jusqu’ici ?
chis par la peine plutôt que par l’âge, à l’œil pénétrant — Oui, telle est à peu près la distance qui sépare ma
caché sous d’épais sourcils qui grisonnaient, à la barbe chambre de la vôtre ; seulement j’ai mal calculé ma
encore noire et descendant jusque sur sa poitrine : la mai- courbe, faute d’instruments de géométrie pour dresser
greur de son visage creusé par des rides profondes, la mon échelle de proportion ; au lieu de quarante pieds d’el-
ligne hardie de ses traits caractéristiques, révélaient un lipse il s’en est rencontré cinquante ; je croyais, ainsi que
homme plus habitué à exercer ses facultés morales que je vous l’ai dit, arriver jusqu’au mur extérieur, percer ce
ses forces physiques. Le front du nouveau venu était cou- mur et me jeter à la mer. J’ai longé le corridor, contre le-
vert de sueur. quel donne votre chambre, au lieu de passer dessous, tout
Quant à son vêtement, il était impossible d’en distinguer mon travail est perdu, car ce corridor donne sur une cour
la forme primitive, car il tombait en lambeaux. pleine de gardes.
Il paraissait avoir soixante-cinq ans au moins, quoiqu’une — C’est vrai, dit Dantès ; mais ce corridor ne longe qu’une
certaine vigueur dans les mouvements annonçât qu’il avait face de ma chambre, et ma chambre en a quatre.
moins d’années peut-être que n’en accusait une longue — Oui, sans doute, mais en voici d’abord une dont le ro-
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cher fait la muraille ; il faudrait dix années de travail à dix du vieillard.


mineurs munis de tous leurs outils pour percer le rocher ; Dantès regarda cet homme qui renonçait ainsi et avec tant
cette autre doit être adossée aux fondations de l’apparte- de philosophie à une espérance nourrie depuis si long-
ment du gouverneur ; nous tomberions dans les caves qui temps, avec un étonnement mêlé d’admiration.
ferment évidemment à la clef et nous serions pris ; l’autre
face donne, attendez donc, où donne l’autre face ? — Maintenant, voulez-vous me dire qui vous êtes ? de-
manda Dantès.
Cette face était celle où était percée la meurtrière à travers
laquelle venait le jour : cette meurtrière, qui allait toujours — Oh ! mon Dieu, oui, si cela peut encore vous intéresser,
en se rétrécissant jusqu’au moment où elle donnait entrée maintenant que je ne puis plus vous être bon à rien.
au jour, et par laquelle un enfant n’aurait certes pas pu — Vous pouvez être bon à me consoler et à me soutenir,
passer, était en outre garnie par trois rangs de barreaux car vous me semblez fort parmi les forts.
de fer qui pouvaient rassurer sur la crainte d’une évasion
par ce moyen le geôlier le plus soupçonneux. L’abbé sourit tristement.

Et le nouveau venu, en faisant cette question, traîna la — Je suis l’abbé Faria, dit-il, prisonnier depuis 1811,
table au-dessous de la fenêtre. comme vous le savez, au château d’If ; mais j’étais depuis
trois ans renfermé dans la forteresse de Fenestrelle. En
— Montez sur cette table, dit-il à Dantès. 1811, on m’a transféré du Piémont en France. C’est alors
Dantès obéit, monta sur la table, et, devinant les intentions que j’ai appris que la destinée qui, à cette époque, lui sem-
de son compagnon, appuya le dos au mur et lui présenta blait soumise, avait donné un fils à Napoléon et que ce fils
les deux mains. au berceau avait été nommé roi de Rome. J’étais loin de
me douter alors de ce que vous m’avez dit tout à l’heure :
Celui qui s’était donné le nom du numéro de sa chambre, c’est que, quatre ans plus tard, le colosse serait renversé ;
et dont Dantès ignorait encore le véritable nom, monta qui règne donc en France ? est-ce Napoléon II ?
alors plus lestement que n’eût pu le faire présager son
âge, avec une habileté de chat ou de lézard, sur la table — Non, c’est Louis XVIII.
d’abord, puis de la table sur les mains de Dantès, puis — Louis XVIII, le frère de Louis XVI ! les décrets du ciel
de ses mains sur ses épaules ; ainsi courbé en deux, car sont étranges et mystérieux. Quelle a donc été l’intention
la voûte du cachot l’empêchait de se redresser, il glissa de la Providence en abaissant l’homme qu’elle avait élevé
sa tête entre le premier rang de barreaux, et put plonger et en élevant celui qu’elle avait abaissé ?
alors de haut en bas.
Dantès suivait des yeux cet homme qui oubliait un instant
Un instant après il retira vivement la tête. sa propre destinée pour se préoccuper ainsi des destinées
— Oh ! oh ! dit-il, je m’en étais douté. du monde.
Et il se laissa glisser le long du corps de Dantès sur la — Oui, oui, continua-t-il, c’est comme en Angleterre :
table, et de la table sauta à terre. après Charles Ier , Cromwell, après Cromwell, Charles II,
et peut-être après Jacques II, quelque gendre, quelque pa-
— De quoi vous étiez-vous douté ? demanda le jeune rent, quelque prince d’Orange ; un stathouder qui se fe-
homme anxieux, en sautant à son tour auprès de lui. ra roi ; et alors de nouvelles concessions au peuple, alors
Le vieux prisonnier méditait. une constitution, alors la liberté ! Vous verrez cela, jeune
— Oui, dit-il, c’est cela ; la quatrième face de votre ca- homme, dit-il en se retournant vers Dantès et en le re-
chot donne sur une galerie extérieure, espèce de chemin gardant avec des yeux brillants et profonds comme en de-
de ronde où passent les patrouilles et où veillent des sen- vaient avoir les prophètes. Vous êtes encore d’âge à le voir,
tinelles. vous verrez cela.

— Vous en êtes sûr ? — Oui, si je sors d’ici.

— J’ai vu le schako du soldat et le bout de son fusil et je — Ah ! c’est juste, dit l’abbé Faria. Nous sommes prison-
ne me suis retiré si vivement que de peur qu’il m’aperçût niers ; il y a des moments où je l’oublie, et où, parce que
moi-même. mes yeux percent les murailles qui m’enferment, je me
crois en liberté.
— Eh bien ? dit Dantès.
— Mais pourquoi êtes-vous enfermé, vous ?
— Vous voyez bien qu’il est impossible de fuir par votre
— Moi ? parce que j’ai rêvé en 1807 le projet que Na-
cachot.
poléon a voulu réaliser en 1811 ; parce que, comme Ma-
— Alors ? continua le jeune homme avec son accent in- chiavel, au milieu de tous ces principicules qui faisaient
terrogateur. de l’Italie un nid de petits royaumes tyranniques et faibles,
— Alors, dit le vieux prisonnier, que la volonté de Dieu j’ai voulu un grand et seul empire, compact et fort : parce
soit faite ! que j’ai cru trouver mon César Borgia dans un niais cou-
ronné qui a fait semblant de me comprendre pour me
Et une teinte de profonde résignation s’étendit sur les traits
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mieux trahir. C’était le projet d’Alexandre VI et de Clé- n’avoir pu se sauver.


ment VII ; il échouera toujours, puisqu’ils l’ont entrepris L’abbé Faria se laissa aller sur le lit d’Edmond, et Edmond
inutilement et que Napoléon n’a pu l’achever ; décidément resta debout.
l’Italie est maudite !
Le jeune homme n’avait jamais songé à la fuite. Il y a
Et le vieillard baissa la tête.
de ces choses qui semblent tellement impossibles qu’on
Dantès ne comprenait pas comment un homme pouvait n’a pas même l’idée de les tenter et qu’on les évite d’ins-
risquer sa vie pour de pareils intérêts ; il est vrai que s’il tinct. Creuser cinquante pieds sous la terre, consacrer à
connaissait Napoléon pour l’avoir vu et lui avoir parlé, il cette opération un travail de trois ans pour arriver, si on
ignorait complètement en revanche ce que c’étaient que réussit, à un précipice donnant à pic sur la mer ; se pré-
Clément VII et Alexandre VI. cipiter de cinquante, de soixante, de cent pieds peut-être,
— N’êtes-vous pas, dit Dantès, commençant à partager pour s’écraser, en tombant, la tête sur quelque rocher, si
l’opinion de son geôlier, qui était l’opinion générale au la balle des sentinelles ne vous a point déjà tué aupara-
château d’If, le prêtre que l’on croit… malade ? vant ; être obligé, si l’on échappe à tous ces dangers, de
faire en nageant une lieue, c’en était trop pour qu’on ne
— Que l’on croit fou, vous voulez dire, n’est-ce pas ? se résignât point, et nous avons vu que Dantès avait failli
— Je n’osais, dit Dantès en souriant. pousser cette résignation jusqu’à la mort.

— Oui, oui, continua Faria avec un rire amer ; oui, c’est Mais maintenant que le jeune homme avait vu un vieillard
moi qui passe pour fou ; c’est moi qui divertis depuis si se cramponner à la vie avec tant d’énergie et lui donner
longtemps les hôtes de cette prison, et qui réjouirais les l’exemple des résolutions désespérées, il se mit à réflé-
petits enfants, s’il y avait des enfants dans le séjour de la chir et à mesurer son courage. Un autre avait tenté ce
douleur sans espoir. qu’il n’avait pas même eu l’idée de faire ; un autre moins
jeune, moins fort, moins adroit que lui, s’était procuré, à
Dantès demeura un instant immobile et muet. force d’adresse et de patience, tous les instruments dont
— Ainsi, vous renoncez à fuir ? lui dit-il. il avait eu besoin pour cette incroyable opération, qu’une
mesure mal prise avait pu seule faire échouer ; un autre
— Je vois la fuite impossible ; c’est se révolter contre Dieu
avait fait tout cela, rien n’était donc impossible à Dantès :
que de tenter ce que Dieu ne veut pas qui s’accomplisse.
Faria avait percé cinquante pieds, il en percerait cent ; Fa-
— Pourquoi vous décourager ? ce serait trop demander ria, à cinquante ans, avait mis trois ans à son œuvre ; il
aussi à la Providence que de vouloir réussir du premier n’avait que la moitié de l’âge de Faria, lui, il en mettrait
coup. Ne pouvez-vous pas recommencer dans un autre six ; Faria, abbé, savant, homme d’église, n’avait pas craint
sens ce que vous avez fait dans celui-ci ? de risquer la traversée du château d’If à l’île de Daume,
— Mais savez-vous ce que j’ai fait pour parler ainsi de re- de Ratonneau ou de Lemaire ; lui, Edmond le marin, lui
commencer ? Savez-vous qu’il m’a fallu quatre ans pour Dantès le hardi plongeur, qui avait été si souvent cher-
faire les outils que je possède ? savez-vous que depuis cher une branche de corail au fond de la mer, hésiterait-il
deux ans je gratte et creuse une terre dure comme le donc à faire une lieue en nageant ? Que fallait-il pour faire
granit ? savez-vous qu’il m’a fallu déchausser des pierres une lieue en nageant ? une heure ? Eh bien ! n’était-il donc
qu’autrefois je n’aurais pas cru pouvoir remuer, que des pas resté des heures entières à la mer sans reprendre pied
journées tout entières se sont passées dans ce labeur tita- sur le rivage ! Non, non, Dantès n’avait besoin que d’être
nique et que parfois, le soir, j’étais heureux quand j’avais encouragé par un exemple. Tout ce qu’un autre a fait ou
enlevé un pouce carré de ce vieux ciment, devenu aus- aurait pu faire, Dantès le fera.
si dur que la pierre elle-même ? Savez-vous, savez-vous Le jeune homme réfléchit un instant.
que pour loger toute cette terre et toutes ces pierres que
— J’ai trouvé ce que vous cherchiez, dit-il au vieillard.
j’enterrais, il m’a fallu percer la voûte d’un escalier, dans
le tambour duquel tous ces décombres ont été tour à tour Faria tressaillit.
ensevelis ; si bien qu’aujourd’hui le tambour est plein, et — Vous ? dit-il, et en relevant la tête d’un air qui indiquait
que je ne saurais plus où mettre une poignée de pous- que si Dantès disait la vérité, le découragement de son
sière ? savez-vous, enfin, que je croyais toucher au but de compagnon ne serait pas de longue durée ; vous, voyons,
tous mes travaux, que je me sentais juste la force d’ac- qu’avez-vous trouvé ?
complir cette tâche, et que voilà que Dieu non seulement
recule ce but, mais le transporte je ne sais où ? Ah ! je — Le corridor que vous avez percé pour venir de chez
vous le dis, je vous le répète, je ne ferai plus rien désor- vous ici s’étend dans le même sens que la galerie exté-
mais pour essayer de reconquérir ma liberté, puisque la rieure, n’est-ce pas ?
volonté de Dieu est qu’elle soit perdue, à tout jamais. — Oui.
Edmond baissa la tête pour ne pas avouer à cet homme — Il doit n’en être éloigné que d’une quinzaine de pas ?
que la joie d’avoir un compagnon l’empêchait de compatir
comme il eût dû à la douleur qu’éprouvait le prisonnier de — Tout au plus.
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— Eh bien ! vers le milieu du corridor nous perçons un fort s’est échappé du château de Vincennes ; l’abbé Du-
chemin formant comme la branche d’une croix. Cette fois buquoi du For-l’Évêque, et Latude de la Bastille. Il y
vous prenez mieux vos mesures. Nous débouchons sur la a encore celles que le hasard peut offrir : celles-là sont
galerie extérieure. Nous tuons la sentinelle et nous nous les meilleures ; attendons une occasion, croyez-moi, et si
évadons. Il ne faut, pour que ce plan réussisse, que du cou- cette occasion se présente, profitons-en.
rage, vous en avez ; que de la vigueur, je n’en manque pas. — Vous avez pu attendre, vous, dit Dantès en soupirant ;
Je ne parle pas de la patience, vous avez fait vos preuves ce long travail vous faisait une occupation de tous les ins-
et je ferai les miennes. tants, et quand vous n’aviez pas votre travail pour vous
— Un instant, répondit l’abbé ; vous n’avez pas su, mon distraire, vous aviez vos espérances pour vous consoler.
cher compagnon, de quelle espèce est mon courage, et — Puis, dit l’abbé, je ne m’occupais point qu’à cela.
quel emploi je compte faire de ma force. Quant à la pa-
tience, je crois avoir été assez patient en recommençant — Que faisiez-vous donc ?
chaque matin la tâche de la nuit et chaque nuit la tâche du — J’écrivais ou j’étudiais.
jour. Mais alors, écoutez-moi bien, jeune homme, c’est
qu’il me semblait que je servais Dieu en délivrant une de — On vous donne donc du papier, des plumes, de l’encre ?
ses créatures qui, étant innocente, n’avait pu être condam- — Non, dit l’abbé, mais je m’en fais.
née.
— Vous vous faites du papier, des plumes et de l’encre ?
— Eh bien ! demanda Dantès, la chose n’en est-elle pas au s’écria Dantès.
même point, et vous êtes vous reconnu coupable depuis
— Oui.
que vous m’avez rencontré, dites ?
Dantès regarda cet homme avec admiration ; seulement il
— Non, mais je ne veux pas le devenir. Jusqu’ici je
avait encore peine à croire ce qu’il disait. Faria s’aperçut
croyais n’avoir affaire qu’aux choses, voilà que vous me
de ce léger doute.
proposez d’avoir affaire aux hommes. J’ai pu percer un
mur et détruire un escalier, mais je ne percerai pas une — Quand vous viendrez chez moi, lui dit-il, je vous mon-
poitrine et ne détruirai pas une existence. trerai un ouvrage entier, résultat des pensées, des re-
cherches et des réflexions de toute ma vie, que j’avais mé-
Dantès fit un léger mouvement de surprise.
dité à l’ombre du Colysée à Rome, au pied de la colonne
— Comment, dit-il, pouvant être libre, vous seriez retenu Saint-Marc à Venise, sur les bords de l’Arno à Florence,
par un semblable scrupule ? et que je ne me doutais guère qu’un jour mes geôliers me
— Mais, vous-même, dit Faria, pourquoi n’avez-vous pas laisseraient le loisir d’exécuter entre les quatre murs du
un soir assommé votre geôlier avec le pied de votre table, château d’If. C’est un Traité sur la possibilité d’une mo-
revêtu ses habits et essayé de fuir ? narchie générale en Italie. Ce fera un grand volume in-
quarto.
— C’est que l’idée ne m’en est pas venue, dit Dantès.
— Et vous l’avez écrit ?
— C’est que vous avez une telle horreur instinctive pour
un pareil crime, une telle horreur que vous n’y avez — Sur deux chemises. J’ai inventé une préparation qui
pas même songé, reprit le vieillard ; car dans les choses rend le linge lisse et uni comme le parchemin.
simples et permises nos appétits naturels nous avertissent — Vous êtes donc chimiste ?
que nous ne dévions pas de la ligne de notre droit. Le
— Un peu. J’ai connu Lavoisier et je suis lié avec Cabanis.
tigre, qui verse le sang par nature, dont c’est l’état, la des-
tination, n’a besoin que d’une chose, c’est que son odorat — Mais, pour un pareil ouvrage, il vous a fallu faire des
l’avertisse qu’il a une proie à sa portée. Aussitôt il bondit recherches historiques. Vous aviez donc des livres ?
vers cette proie, tombe dessus et la déchire. C’est son ins- — À Rome, j’avais à peu près cinq mille volumes dans ma
tinct, et il y obéit. Mais l’homme, au contraire, répugne bibliothèque. À force de les lire et de les relire, j’ai dé-
au sang ; ce ne sont point les lois sociales qui répugnent couvert qu’avec cent cinquante ouvrages bien choisis on
au meurtre, ce sont les lois naturelles. a, sinon le résumé complet des connaissances humaines,
Dantès resta confondu : c’était en effet l’explication de ce du moins tout ce qu’il est utile à un homme de savoir.
qui s’était passé à son insu dans son esprit ou plutôt dans J’ai consacré trois années de ma vie à lire et à relire ces
son âme, car il y a des pensées qui viennent de la tête, et cent cinquante volumes, de sorte que je les savais à peu
d’autres qui viennent du cœur. près par cœur lorsque j’ai été arrêté. Dans ma prison,
avec un léger effort de mémoire, je me les suis rappe-
— Et puis ! continua Faria, depuis tantôt douze ans que
lés tout à fait. Ainsi pourrais-je vous réciter Thucydide,
je suis en prison, j’ai repassé dans mon esprit toutes les
Xénophon, Plutarque, Tite-Live, Tacite, Strada, Jornan-
évasions célèbres. Je n’ai vu réussir que rarement les éva-
dès, Dante, Montaigne, Shakespeare, Spinosa, Machiavel
sions. Les évasions heureuses, les évasions couronnées
et Bossuet. Je ne vous cite que les plus importants.
d’un plein succès, sont les évasions méditées avec soin
et lentement préparées : c’est ainsi que le duc de Beau- — Mais vous savez donc plusieurs langues ?
67

— Je parte cinq langues vivantes, l’allemand, le français, va à l’extrémité opposée du corridor qui donnait dans la
l’italien, l’anglais et l’espagnol ; à l’aide du grec ancien, je
chambre de l’abbé. Là, le passage se rétrécissait et offrait
comprends le grec moderne ; seulement je le parle mal, à peine l’espace suffisant pour qu’un homme pût se glis-
mais je l’étudie en ce moment. ser en rampant. La chambre de l’abbé était dallée ; c’était
— Vous l’étudiez ? dit Dantès. en soulevant une de ces dalles placée dans le coin le plus
obscur qu’il avait commencé la laborieuse opération dont
— Oui, je me suis fait un vocabulaire des mots que je Dantès avait vu la fin.
sais, je les ai arrangés, combinés, tournés et retournés,
de façon à ce qu’ils puissent me suffire pour exprimer ma À peine entré et debout, le jeune homme examina cette
pensée. Je sais à peu près mille mots, c’est tout ce qu’il chambre avec grande attention. Au premier aspect elle ne
me faut à la rigueur, quoiqu’il y en ait cent mille, je crois, présentait rien de particulier.
dans les dictionnaires. Seulement je ne serai pas éloquent, — Bon, dit l’abbé, il n’est que midi un quart, et nous avons
mais je me ferai comprendre à merveille et cela me suffit. encore quelques heures devant nous.
De plus en plus émerveillé, Edmond commençait à trou- Dantès regarda autour de lui, cherchant à quelle horloge
ver presque surnaturelles les facultés de cet homme l’abbé avait pu lire l’heure d’une façon si précise.
étrange. Il voulut le trouver en défaut sur un point quel- — Regardez ce rayon du jour qui vient par ma fenêtre, dit
conque, il continua :
l’abbé, et regardez sur le mur les lignes que j’ai tracées.
— Mais si l’on ne vous a pas donné de plumes, dit-il, avec Grâce à ces lignes, qui sont combinées avec le double
quoi avez-vous pu écrire ce traité si volumineux ? mouvement de la terre et l’ellipse qu’elle décrit autour du
— Je m’en suis fait d’excellentes, et que l’on préférerait soleil, je sais plus exactement l’heure que si j’avais une
aux plumes ordinaires si la matière était connue, avec les montre, car une montre se dérange, tandis que le soleil et
cartilages des têtes de ces énormes merlans que l’on nous la terre ne se dérangent jamais.
sert quelquefois pendant les jours maigres. Aussi vois- Dantès n’avait rien compris à cette explication ; il avait
je toujours arriver les mercredis, les vendredis et les sa-
toujours cru, en voyant le soleil se lever derrière les mon-
medis avec grand plaisir, car ils me donnent l’espérance tagnes et se coucher dans la Méditerranée, que c’était
d’augmenter ma provision de plumes, et mes travaux his- lui qui marchait et non la terre. Ce double mouvement
toriques sont, je l’avoue, ma plus douce occupation. En du globe qu’il habitait, et dont cependant il ne s’aperce-
descendant dans le passé, j’oublie le présent ; en marchant
vait pas, lui semblait presque impossible ; dans chacune
libre et indépendant dans l’histoire, je ne me souviens plus
des paroles de son interlocuteur il voyait des mystères de
que je suis prisonnier. science aussi admirables à creuser que ces mines d’or et
— Mais de l’encre ? dit Dantès ; avec quoi vous êtes-vous de diamants qu’il avait visitées dans un voyage qu’il avait
fait presque enfant encore à Guzarate et à Golconde.
fait de l’encre ?
— Il y avait autrefois une cheminée dans mon cachot, dit — Voyons, dit-il à l’abbé, j’ai hâte d’examiner vos trésors.
Faria ; cette cheminée a été bouchée quelque temps avant L’abbé alla vers la cheminée, déplaça avec le ciseau qu’il
mon arrivée, sans doute, mais pendant longues années on tenait toujours à la main la pierre qui formait autrefois
y avait fait du feu : tout l’intérieur en est donc tapissé de l’âtre et qui cachait une cavité assez profonde ; c’était dans
suie. Je fais dissoudre cette suie dans une portion du vin cette cavité qu’étaient renfermés tous les objets dont il
qu’on me donne tous les dimanches, cela me fournit de avait parlé à Dantès.
l’encre excellente. Pour les notes particulières et qui ont — Que voulez-vous voir d’abord ? lui demanda-t-il.
besoin d’attirer les yeux, je me pique les doigts et j’écris
avec mon sang. — Montrez-moi votre grand ouvrage sur la royauté en
Italie.
— Et quand pourrai-je voir tout cela ? demanda Dantès.
Faria tira de l’armoire précieuse trois ou quatre rouleaux
— Quand vous voudrez, répondit Faria. de linge tournés sur eux-mêmes, comme des feuilles de
— Oh ! tout de suite ! s’écria le jeune homme. papyrus : c’étaient des bandes de toile larges de quatre
— Suivez-moi donc, dit l’abbé. pouces à peu près et longues de dix-huit. Ces bandes, nu-
mérotées, étaient couvertes d’une écriture que Dantès put
Et il rentra dans le corridor souterrain où il disparut ; Dan- lire, car elle était écrite dans la langue maternelle de l’ab-
tès le suivit. bé, c’est-à-dire en italien, idiome qu’en sa qualité de Pro-
XVII vençal Dantès comprenait parfaitement.
— Voyez, lui dit-il, tout est là ; il y a huit jours à peu près
LA CHAMBRE DE L’ABBÉ. que j’ai écrit le mot fin au bas de la soixante-huitième
bande. Deux de mes chemises et tout ce que j’avais de
mouchoirs y a passé ; si jamais je redeviens libre et qu’il
Après avoir passé en se courbant, mais cependant avec se trouve dans toute l’Italie un imprimeur qui ose m’im-
assez de facilité, par le passage souterrain, Dantès arri-
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primer, ma réputation est faite. Ils posèrent la dalle à sa place ; l’abbé sema un peu de
— Oui, répondit Dantès, je vois bien. Et maintenant poussière dessus, y passa son pied pour faire disparaître
montrez-moi donc, je vous prie, les plumes avec les- toute trace de solution de continuité, s’avança vers son lit
quelles a été écrit cet ouvrage. et le déplaça.
Derrière le chevet, caché par une pierre qui le refermait
— Voyez, dit Faria.
avec une herméticité presque parfaite, était un trou, et
Et il montra au jeune homme un petit bâton long de six dans ce trou une échelle de corde longue de vingt-cinq à
pouces, gros comme le manche d’un pinceau, au bout et trente pieds.
autour duquel était lié par un fil un de ces cartilages, en-
core taché par l’encre, dont l’abbé avait parlé à Dantès ; il Dantès l’examina : elle était d’une solidité à toute épreuve.
était allongé en bec et fendu comme une plume ordinaire. — Qui vous a fourni la corde nécessaire à ce merveilleux
Dantès l’examina, cherchant des yeux l’instrument avec ouvrage ? demanda Dantès.
lequel il avait pu être taillé d’une façon si correcte. — D’abord quelques chemises que j’avais, puis les draps
— Ah ! oui, dit Faria, le canif, n’est-ce pas ? C’est mon de mon lit que, pendant trois ans de captivité à Fenes-
chef-d’œuvre ; je l’ai fait, ainsi que le couteau que voici, trelle, j’ai effilés. Quand on m’a transporté au château d’If,
avec un vieux chandelier de fer. j’ai trouvé moyen d’emporter avec moi cet effilé ; ici j’ai
continué la besogne.
Le canif coupait comme un rasoir. Quant au couteau, il
avait cet avantage qu’il pouvait servir tout à la fois de cou- — Mais ne s’apercevait-on pas que les draps de votre lit
teau et de poignard. n’avaient plus d’ourlet.

Dantès examina ces différents objets avec la même atten- — Je les recousais.
tion que, dans les boutiques de curiosités de Marseille, il — Avec quoi ?
avait examiné parfois ces instruments exécutés par des — Avec cette aiguille.
sauvages et rapportés des mers du Sud par les capitaines
au long cours. Et l’abbé, ouvrant un lambeau de ses vêtements, montra
à Dantès une arête longue, aiguë et encore enfilée, qu’il
— Quant à l’encre, dit Faria, vous savez comment je pro- portait sur lui.
cède : je la fais à mesure que j’en ai besoin.
— Oui, continua Faria, j’avais d’abord songé à desceller
— Maintenant je m’étonne d’une chose, dit Dantès, c’est
ces barreaux et à fuir par cette fenêtre, qui est un peu plus
que les jours vous aient suffi pour toute cette besogne. large que la vôtre, comme vous voyez, et que j’eusse élar-
— J’avais les nuits, répondit Faria. gie encore au moment de mon évasion ; mais je me suis
— Les nuits ! êtes-vous donc de la nature des chats et aperçu que cette fenêtra donnait sur une cour intérieure,
voyez-vous clair pendant la nuit ? et j’ai renoncé à mon projet comme trop chanceux. Ce-
pendant j’ai conservé l’échelle pour une circonstance im-
— Non ; mais Dieu a donné à l’homme l’intelligence pour prévue, pour une de ces évasions dont je vous parlais, et
venir en aide à la pauvreté de ses sens : je me suis procuré que le hasard procure.
de la lumière.
Dantès, tout en ayant l’air d’examiner l’échelle, pensait
— Comment cela ? cette fois à autre chose ; une idée avait traversé son esprit.
— De la viande qu’on m’apporte je sépare la graisse, je C’est que cet homme, si intelligent, si ingénieux, si pro-
la fais fondre et j’en tire une espèce d’huile compacte. fond, verrait peut-être clair dans l’obscurité de son propre
Tenez, voilà ma bougie. malheur, où jamais lui-même n’avait rien pu distinguer.
Et l’abbé montra à Dantès une espèce de lampion pareil — À quoi songez-vous ? demanda l’abbé en souriant. et
à ceux qui servent dans les illuminations publiques. prenant l’absorption de Dantès pour une admiration por-
tée au plus haut degré.
— Mais du feu ?
— Je pense à une chose d’abord, c’est à la somme énorme
— Voici deux cailloux et du linge brûlé. d’intelligence qu’il vous a fallu dépenser pour arriver au
— Mais des allumettes ? but où vous êtes parvenu ; qu’eussiez-vous donc fait libre ?
— J’ai feint une maladie de peau, et j’ai demandé du — Rien, peut-être : ce trop plein de mon cerveau se fût
soufre, que l’on m’a accordé. évaporé en futilités. Il faut le malheur pour creuser cer-
taines mines mystérieuses cachées dans l’intelligence hu-
Dantès posa les objets qu’il tenait sur la table et baissa la
maine ; il faut la pression pour faire éclater la poudre. La
tête, écrasé sous la persévérance et la force de cet esprit.
captivité a réuni sur un seul point toutes mes facultés flot-
— Ce n’est pas tout, continua Faria ; car il ne faut pas tantes çà et là ; elles se sont heurtées dans un espace étroit ;
mettre tous ses trésors dans une seule cachette ; refermons et, vous le savez, du choc des nuages résulte l’électricité,
celle-ci. de l’électricité l’éclair, de l’éclair la lumière.
69

— Non, je ne sais rien, dit Dantès, abattu par son igno- de logique et de philosophie ; tout est relatif, mon cher
rance ; une partie des mots que vous prononcez sont pour ami, depuis le roi qui gêne son futur successeur, jusqu’à
moi des mots vides de sens ; vous êtes bien heureux d’être l’employé qui gêne le surnuméraire : si le roi meurt, le suc-
si savant, vous ! cesseur hérite d’une couronne ; si l’employé meurt, le sur-
L’abbé sourit. numéraire hérite de douze cents livres d’appointements.
Ces douze cents livres d’appointements, c’est sa liste ci-
— Vous pensiez à deux choses, disiez-vous tout à l’heure ? vile à lui ; ils lui sont aussi nécessaires pour vivre que les
— Oui. douze millions d’un roi. Chaque individu, depuis le plus
bas jusqu’au plus haut degré de l’échelle sociale, groupe
— Et vous ne m’avez fait connaître que la première ; autour de lui tout un petit monde d’intérêts, ayant ses tour-
quelle est la seconde ? billons et ses atomes crochus, comme les mondes de Des-
— La seconde est que vous m’avez raconté votre vie, et cartes. Seulement, ces mondes vont toujours s’élargissant
que vous ne connaissez pas la mienne. à mesure qu’ils montent. C’est une spirale renversée et qui
se tient sur la pointe par un jeu d’équilibre. Revenons-en
— Votre vie, jeune homme, est bien courte pour renfer-
donc à votre monde à vous. Vous alliez être nommé capi-
mer des événements de quelque importance.
taine du Pharaon ?
— Elle renferme un immense malheur, dit Dantès, un
— Oui.
malheur que je n’ai pas mérité ; et je voudrais, pour ne
plus blasphémer Dieu comme je l’ai fait quelquefois, pou- — Vous alliez épouser une belle jeune fille ?
voir m’en prendre aux hommes de mon malheur. — Oui.
— Alors, vous vous prétendez innocent du fait qu’on vous — Quelqu’un avait-il intérêt à ce que vous ne devinssiez
impute ? pas capitaine du Pharaon ? Quelqu’un avait-il intérêt à ce
— Complétement innocent, sur la tête des deux seules que vous n’épousassiez pas Mercédès ? Répondez d’abord
personnes qui me sont chères, sur la tête de mon père et à la première question, l’ordre est la clef de tous les pro-
de Mercédès. blèmes. Quelqu’un avait-il intérêt à ce que vous ne de-
vinssiez pas capitaine du Pharaon ?
— Voyons, dit l’abbé en refermant sa cachette et en re-
poussant son lit à sa place, racontez-moi donc votre his- — Non ; j’étais fort aimé à bord. Si les matelots avaient
toire. pu élire un chef, je suis sûr qu’ils m’eussent élu. Un seul
homme avait quelque motif de m’en vouloir ; j’avais eu
Dantès alors raconta ce qu’il appelait son histoire, et qui se
quelque temps auparavant une querelle avec lui, et je lui
bornait à un voyage dans l’Inde et à deux ou trois voyages
avais proposé un duel qu’il avait refusé.
dans le Levant ; enfin il en arriva à sa dernière traversée, à
la mort du capitaine Leclère, au paquet remis par lui pour — Allons donc ! Cet homme, comment se nommait-il ?
le grand maréchal, à l’entrevue du grand maréchal, à la — Danglars.
lettre remise par lui et adressée à un monsieur Noirtier ;
enfin à son arrivée à Marseille, à son entrevue avec son — Qu’était-il à bord ?
père, à ses amours avec Mercédès, au repas de ses fian- — Agent comptable.
çailles, à son arrestation, à son interrogatoire, à sa prison
provisoire au palais de justice, enfin à sa prison définitive — Si vous fussiez devenu capitaine, l’eussiez-vous
au château d’If. Arrivé là, Dantès ne savait plus rien, pas conservé dans son poste ?
même le temps qu’il y était resté prisonnier. — Non, si la chose eût dépendu de moi, car j’avais cru
Le récit achevé, l’abbé réfléchit profondément. remarquer quelques infidélités dans ses comptes.
— Bien. Maintenant quelqu’un a-t-il assisté à votre der-
— Il y a, dit-il au bout d’un instant, un axiome de droit
d’une grande profondeur, et qui en revient à ce que je nier entretien avec le capitaine Leclère ?
vous disais tout à l’heure, c’est qu’à moins que la pen- — Non, nous étions seuls.
sée mauvaise ne naisse avec une organisation faussée, la — Quelqu’un a-t-il pu entendre votre conversation ?
nature humaine répugne au crime. Cependant la civilisa-
tion nous a donné des besoins, des vices, des appétits fac- — Oui, car la porte était ouverte ; et même… attendez…
tices qui ont parfois l’influence de nous faire étouffer nos oui, oui, Danglars est passé juste au moment où le ca-
bons instincts et qui nous conduisent au mal. De là cette pitaine Leclère me remettait le paquet destiné au grand
maxime : Si vous voulez découvrir le coupable, cherchez maréchal.
d’abord celui à qui le crime commis peut être utile ! — Bon, fit l’abbé, nous sommes sur la voie. Avez-vous
— À qui votre disparition pouvait-elle être utile ? amené quelqu’un avec vous à terre quand vous avez relâ-
ché à l’île d’Elbe ?
— À personne, mon Dieu ! j’étais si peu de chose.
— Personne.
— Ne répondez pas ainsi, car la réponse manque à la fois
— On vous a remis une lettre ?
70

— Oui, le grand maréchal. — Contrefaite, n’est-ce pas ?


— Cette lettre, qu’en avez-vous fait ? — Bien hardie pour être contrefaite.
— Je l’ai mise dans mon portefeuille. — Attendez, dit-il.
— Vous aviez donc votre portefeuille sur vous ? Com- Il prit sa plume, ou plutôt ce qu’il appelait ainsi, la trem-
ment un portefeuille devant contenir une lettre officielle pa dans l’encre et écrivit de la main gauche, sur un linge
pouvait-il tenir dans la poche d’un marin ? préparé à cet effet, les deux ou trois premières lignes de
— Vous avez raison, mon portefeuille était à bord. la dénonciation.
Dantés recula et regarda presque avec terreur l’abbé.
— Ce n’est donc qu’à bord que vous avez enfermé la lettre
dans le portefeuille ? — Oh ! c’est étonnant, s’écria-t-il, comme cette écriture
— Oui. ressemblait à celle-ci.

— De Porto-Ferrajo à bord qu’avez-vous fait de cette — C’est que la dénonciation avait été écrite de la main
lettre ? gauche. J’ai observé une chose, continua l’abbé.
— Laquelle ?
— Je l’ai tenue à la main.
— Quand vous êtes remonté sur le Pharaon, chacun a — C’est que toutes les écritures tracées de la main droite
donc pu voir que vous teniez une lettre ? sont variées, c’est que toutes les écritures tracées de la
main gauche se ressemblent.
— Oui.
— Vous avez donc tout vu, tout observé ?
— Danglars comme les autres ?
— Continuons.
— Danglars comme les autres.
— Oh ! oui, oui.
— Maintenant, écoutez bien ; réunissez tous vos souve-
nirs : vous rappelez-vous dans quels termes était rédigée — Passons à la seconde question.
la dénonciation ? — J’écoute.
— Oh ! oui ; je l’ai relue trois fois, et chaque parole en est — Quelqu’un avait-il intérêt à ce que vous n’épousassiez
restée dans ma mémoire. pas Mercédès ?
— Répétez-la-moi. — Oui ! un jeune homme qui l’aimait.
Dantès se recueillit un instant. — Son nom ?
— La voici, dit-il, textuellement : — Fernand.
« M. le procureur du roi est prévenu par un ami du trône — C’est un nom espagnol ?
et de la religion que le nommé Edmond Dantès, second — Il était Catalan.
du navire le Pharaon, arrivé ce matin de Smyrne, après
avoir touché à Naples et à Porto-Ferrajo, a été chargé par — Croyez-vous que celui-ci était capable d’écrire la
Murat d’un paquet pour l’usurpateur, et par l’usurpateur lettre ?
d’une lettre pour le comité bonapartiste de Paris. — Non ! celui-ci m’eût donné un coup de couteau, voilà
« On aura la preuve de son crime en l’arrêtant, car on tout.
trouvera cette lettre sur lui, ou chez son père, ou dans sa — Oui, c’est dans la nature espagnole : un assassinat, oui,
cabine à bord du Pharaon. » une lâcheté, non.
L’abbé haussa les épaules. — D’ailleurs, continua Dantès, il ignorait tous les détails
— C’est clair comme le jour, dit-il, il faut que vous ayez consignés dans la dénonciation.
eu le cœur bien naïf et bien bon pour n’avoir pas deviné — Vous ne les aviez donnés à personne ?
la chose tout d’abord.
— À personne.
— Vous croyez ? s’écria Dantès. Ah ! ce serait bien in-
fâme ! — Pas même à votre maîtresse ?

— Quelle était l’écriture ordinaire de Danglars ? — Pas même à ma fiancée.

— Une belle cursive. — C’est Danglars.

— Quelle était l’écriture de la lettre anonyme ? — Oh ! maintenant j’en suis sûr.

— Une écriture renversée. — Attendez… Danglars connaissait-il Fernand ?

L’abbé sourit. — Non… si… Je me rappelle…


— Quoi ?
71

— La surveille de mon mariage je les ai vus attablés en- — Non, la lettre.


semble sous la tonnelle du père Pamphile. Danglars était — Vous en êtes sûr ?
amical et railleur, Fernand était pâle et troublé.
— Cela s’est passé devant moi.
— Ils étaient seuls ?
— C’est autre chose ; cet homme pourrait être un plus
— Non, ils avaient avec eux un troisième compagnon, profond scélérat que vous ne croyez.
bien connu de moi, qui sans doute leur avait fait faire
connaissance, un tailleur nommé Caderousse ; mais celui- — Vous me faites frissonner, sur mon honneur ! dit Dan-
ci était déjà ivre ; attendez… attendez… Comment ne me tès, le monde est-il donc peuplé de tigres et de crocodiles ?
suis-je pas rappelé cela ? Près de la table où ils buvaient — Oui ; seulement, les tigres et les crocodiles à deux pieds
étaient un encrier, du papier, des plumes. (Dantès porta sont plus dangereux que les autres.
la main à son front.) Oh ! les infâmes ! les infâmes !
— Continuons, continuons.
— Voulez-vous encore savoir autre chose ? dit l’abbé en
riant. — Volontiers ; il a brûlé la lettre, dites-vous ?

— Oui, oui, puisque vous approfondissez tout, puisque — Oui, en me disant : Vous voyez, il n’existe que cette
vous voyez clair en toutes choses. Je veux savoir pourquoi preuve-là contre vous, et je l’anéantis.
je n’ai été interrogé qu’une fois, pourquoi on ne m’a pas — Cette conduite est trop sublime pour être naturelle.
donné des juges, et comment je suis condamné sans arrêt.
— Vous croyez ?
— Oh ! ceci, dit l’abbé, c’est un peu plus grave ; la justice
— J’en suis sûr. À qui cette lettre était-elle adressée ?
a des allures sombres et mystérieuses qu’il est difficile de
pénétrer. Ce que nous avons fait jusqu’ici pour vos deux — À M. Noirtier, rue Coq-Héron, n° 13, à Paris.
amis étaient un jeu d’enfant : il va falloir, sur ce sujet, me — Pouvez-vous présumer que votre substitut ait quelque
donner les indications les plus précises. intérêt à ce que cette lettre disparût ?
— Voyons, interrogez-moi, car en vérité vous voyez plus — Peut-être ; car il m’a fait promettre deux ou trois fois,
clair dans ma vie que moi-même. dans mon intérêt, disait-il, de ne parler à personne de cette
— Qui vous a interrogé ? est-ce le procureur du roi, le lettre, et il m’a fait jurer de ne pas prononcer le nom qui
substitut, le juge d’instruction ? était inscrit sur l’adresse.
— C’était le substitut. — Noirtier ? répéta l’abbé… Noirtier ? j’ai connu un
Noirtier à la cour de l’ancienne reine d’Étrurie, un Noir-
— Jeune, ou vieux ?
tier qui avait été girondin dans la révolution. Comment
— Jeune : vingt-sept ou vingt-huit ans. s’appelait votre substitut, à vous ?
— Bien ! pas corrompu encore, mais ambitieux déjà, dit — De Villefort.
l’abbé. Quelles furent ses manières avec vous ?
L’abbé éclata de rire.
— Douces plutôt que sévères.
Dantès le regarda avec stupéfaction.
— Lui avez-vous tout raconté ?
— Qu’avez-vous ? dit-il.
— Tout.
— Voyez-vous ce rayon du jour ? demanda l’abbé.
— Et ses manières ont-elles changé dans le courant de
— Oui.
l’interrogatoire ?
— Eh bien ! tout est plus clair pour moi maintenant que
— Un instant elles ont été altérées, lorsqu’il eut lu la lettre
ce rayon transparent et lumineux. Pauvre enfant, pauvre
qui me compromettait ; il parut comme accablé de mon
jeune homme ! Et ce magistrat a été bon pour vous ?
malheur.
— Oui.
— De votre malheur ?
— Ce digne substitut a brûlé, anéanti la lettre ?
— Oui.
— Oui.
— Et vous êtes bien sûr que c’était votre malheur qu’il
plaignait ? — Cet honnête pourvoyeur du bourreau vous a fait jurer
de ne jamais prononcer le nom de Noirtier ?
— Il m’a donné une grande preuve de sa sympathie du
moins. — Oui.
— Laquelle ? — Ce Noirtier, pauvre aveugle que vous êtes, savez-vous
ce que c’était que ce Noirtier ?
— Il a brûlé la seule pièce qui pouvait me compromettre.
Ce Noirtier, c’était son père !
— Laquelle ? la dénonciation ?
La foudre, tombée aux pieds de Dantès et lui creusant un
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abîme au fond duquel s’ouvrait l’enfer, lui eût produit un Dantès écoutait chacune de ses paroles avec admiration :
effet moins prompt, moins électrique, moins écrasant, que les unes correspondaient à des idées qu’il avait déjà et à
ces paroles inattendues ; il se leva, saisissant sa tête à deux des connaissances qui étaient du ressort de son état de
mains comme pour l’empêcher d’éclater. marin, les autres touchaient à des choses inconnues, et,
— Son père ! son père ! s’écria-t-il. comme ces aurores boréales qui éclairent les navigateurs
dans les latitudes australes, montraient au jeune homme
— Oui, son père, qui s’appelle Noirtier de Villefort, reprit des paysages et des horizons nouveaux illuminés de lueurs
l’abbé. fantastiques. Dantès comprit le bonheur qu’il y aurait pour
Alors une lumière fulgurante traversa le cerveau du pri- une organisation intelligente à suivre cet esprit élevé sur
sonnier, tout ce qui lui était demeuré obscur fut à l’instant les hauteurs morales, philosophiques ou sociales sur les-
même éclairé d’un jour éclatant. Ces tergiversations de quelles il avait l’habitude de se jouer.
Villefort pendant l’interrogatoire, cette lettre détruite, ce — Vous devriez m’apprendre un peu de ce que vous savez,
serment exigé, cette voix presque suppliante du magis- dit Dantès, ne fût-ce que pour ne pas vous ennuyer avec
trat qui, au lieu de menacer, semblait implorer, tout lui moi. Il me semble maintenant que vous devez préférer
revint à la mémoire ; il jeta un cri, chancela un instant la solitude à un compagnon sans éducation et sans portée
comme un homme ivre ; puis, s’élançant par l’ouverture comme moi. Si vous consentez à ce que je vous demande,
qui conduisait de la cellule de l’abbé à la sienne : je m’engage à ne plus vous parler de fuir.
— Oh ! dit-il, il faut que je sois seul pour penser à tout L’abbé sourit.
cela.
— Hélas ! mon enfant, dit-il, la science humaine est bien
Et, en arrivant dans son cachot, il tomba sur son lit, où le bornée, et quand je vous aurai appris les mathématiques,
porte-clefs le retrouva le soir, assis, les yeux fixes, les traits la physique, l’histoire et les trois ou quatre langues vi-
contractés, mais immobile et muet comme une statue. vantes que je parle, vous saurez ce que je sais : or, toute
Pendant ces heures de méditation qui s’étaient écoulées cette science, je serai deux ans à peine à la verser de mon
comme des secondes, il avait pris une terrible résolution esprit dans le vôtre.
et fait un formidable serment ! — Deux ans ! dit Dantès, vous croyez que je pourrais ap-
Une voix tira Dantès de cette rêverie, c’était celle de l’ab- prendre toutes ces choses en deux ans ?
bé Faria, qui, ayant reçu à son tour la visite de son geô- — Dans leur application, non ; dans leurs principes, oui :
lier, venait inviter Dantès à souper avec lui. Sa qualité apprendre n’est pas savoir ; il y a les sachants et les sa-
de fou reconnu, et surtout de fou divertissant, donnait au vants : c’est la mémoire qui fait les uns, c’est la philoso-
vieux prisonnier quelques privilèges, comme celui d’avoir phie qui fait les autres.
du pain un peu plus blanc et un petit flacon de vin le di-
manche. Or, on était justement arrivé au dimanche, et — Mais ne peut-on apprendre la philosophie ?
l’abbé venait inviter son jeune compagnon à partager son — La philosophie ne s’apprend pas ; la philosophie est la
pain et son vin. réunion des sciences acquises au génie qui les applique ;
Dantès le suivit : toutes les lignes de son visage s’étaient la philosophie, c’est le nuage éclatant sur lequel le Christ
remises et avaient repris leur place accoutumée ; mais a posé le pied pour remonter au ciel.
avec une raideur et une fermeté, si l’on peut le dire, qui ac- — Voyons, dit Dantès, que m’apprendrez-vous d’abord ?
cusaient une résolution prise. L’abbé le regarda fixement. J’ai hâte de commencer, j’ai soif de science.
— Je suis fâché de vous avoir aidé dans vos recherches et — Tout ! dit l’abbé.
de vous avoir dit ce que je vous ai dit, fit-il. En effet, dès le soir les deux prisonniers arrêtèrent un
— Pourquoi cela ? demanda Dantès. plan d’éducation qui commença de s’exécuter le lende-
— Parce que je vous ai infiltré dans le cœur un sentiment main. Dantès avait une mémoire prodigieuse, une facilité
qui n’y était point : la vengeance. de conception extrême : la disposition mathématique de
son esprit le rendait apte à tout comprendre par le calcul,
Dantès sourit. tandis que la poésie du marin corrigeait tout ce que pou-
— Parlons d’autre chose, dit-il. vait avoir de trop matériel la démonstration réduite à la sé-
cheresse des chiffres ou à la rectitude des lignes ; il savait
L’abbé le regarda encore un instant et hocha tristement la déjà d’ailleurs l’italien et un peu de romaïque qu’il avait
tête ; puis, comme l’en avait prié Dantès, il parla d’autre appris dans ses voyages d’Orient. Avec ces deux langues
chose. il comprit bientôt le mécanisme de toutes les autres, et,
Le vieux prisonnier était un de ces hommes dont la au bout de six mois, il commençait à parler l’espagnol,
conversation, comme celle des gens qui ont beaucoup l’anglais et l’allemand.
souffert, contient des enseignements nombreux et ren- Comme il l’avait dit à l’abbé Faria, soit que la distraction
ferme un intérêt soutenu ; mais elle n’était pas égoïste, et que lui donnait l’étude lui tint lieu de liberté, soit qu’il fût,
ce malheureux ne parlait jamais de ses malheurs.
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comme nous l’avons vu déjà, rigide observateur de sa pa- tès.


role, il ne parlait plus de fuir, et les journées s’écoulaient — Trouvez-vous que nous l’ayons perdu ? dit l’abbé.
pour lui rapides et instructives. Au bout d’un an c’était un
autre homme. — Oh ! pardon, pardon, s’écria Edmond rougissant.
Quant à l’abbé Faria, Dantès remarquait que, malgré la — Chut ! dit l’abbé ; l’homme n’est jamais qu’un homme ;
distraction que sa présence avait apportée à sa captivité, et vous êtes encore un des meilleurs que j’aie connus. Te-
il s’assombrissait tous les jours. Une pensée incessante et nez, voici mon plan :
éternelle paraissait assiéger son esprit ; il tombait dans de L’abbé montra alors à Dantès un dessin qu’il avait tra-
profondes rêveries, soupirait involontairement, se levait cé : c’était le plan de sa chambre, de celle de Dantès et du
tout à coup, croisait les bras, et se promenait sombre au- corridor qui joignait l’une à l’autre. Au milieu de cette ga-
tour de sa prison. lerie, il établissait un boyau pareil à celui qu’on pratique
Un jour il s’arrêta tout à coup au milieu d’un de ces cercles dans les mines. Ce boyau menait les deux prisonniers sous
cent fois répétés qu’il décrivait autour de sa chambre, et la galerie où se promenait la sentinelle ; une fois arrivés là,
s’écria : ils pratiquaient une large excavation, descellaient une des
dalles qui formaient le plancher de la galerie, la dalle, à
— Ah ! s’il n’y avait pas de sentinelle ! un moment donné, s’enfonçait sous le poids du soldat, qui
— Il n’y aura de sentinelle qu’autant que vous le voudrez disparaissait englouti dans l’excavation : Dantès se pré-
bien, dit Dantès qui avait suivi sa pensée à travers la boîte cipitait sur lui au moment où, tout étourdi de sa chute,
de son cerveau comme à travers un cristal. il ne pouvait se défendre, le liait, le bâillonnait, et tous
— Ah ! je vous l’ai dit, reprit l’abbé, je répugne à un deux alors, passant par une des fenêtres de cette galerie,
meurtre. descendaient le long de la muraille extérieure à l’aide de
l’échelle de corde et se sauvaient.
— Et cependant ce meurtre, s’il est commis, le sera par
l’instinct de notre conservation, par un sentiment de dé- Dantès battit des mains et ses yeux étincelèrent de joie ;
fense personnelle. ce plan était si simple qu’il devait réussir.

— N’importe, je ne saurais. Le même jour les mineurs se mirent à l’ouvrage avec d’au-
tant plus d’ardeur que ce travail succédait à un long repos,
— Vous y pensez, cependant ? et ne faisait, selon toute probabilité, que continuer la pen-
— Sans cesse, sans cesse, murmura l’abbé. sée intime et secrète de chacun d’eux.

— Et vous avez trouvé un moyen, n’est-ce pas ? dit vive- Rien ne les interrompait que l’heure à laquelle chacun
ment Dantès. d’eux était forcé de rentrer chez soi pour recevoir la vi-
site du geôlier. Ils avaient, au reste, pris l’habitude de dis-
— Oui, s’il arrivait qu’on pût mettre sur la galerie une tinguer, au bruit imperceptible des pas, le moment où cet
sentinelle aveugle et sourde. homme descendait, et jamais ni l’un ni l’autre ne fut pris à
— Elle sera aveugle, elle sera sourde, répondit le jeune l’improviste. La terre qu’ils extrayaient de la nouvelle ga-
homme avec un accent de résolution qui épouvanta l’abbé. lerie, et qui eût fini par combler l’ancien corridor, était je-
tée petit à petit, et avec des précautions inouïes, par l’une
— Non, non ! s’écria-t-il ; impossible.
ou l’autre des deux fenêtres du cachot de Dantès ou du
Dantès voulut le retenir sur ce sujet, mais l’abbé secoua la cachot de Faria ; on la pulvérisait avec soin, et le vent de
tête et refusa de répondre davantage. la nuit l’emportait au loin sans qu’elle laissât de traces.
Trois mois s’écoulèrent. Plus d’un an se passa à ce travail exécuté avec un ciseau,
— Êtes-vous fort ? demanda un jour l’abbé à Dantès. un couteau et un levier de bois pour tous instruments ;
pendant cette année, et tout en travaillant, Faria conti-
Dantès, sans répondre, prit le ciseau, le tordit comme un nuait d’instruire Dantès, lui parlant tantôt une langue, tan-
fer à cheval et le redressa. tôt une autre, lui apprenant l’histoire des nations et des
— Vous engageriez-vous à ne tuer la sentinelle qu’à la grands hommes qui laissent de temps en temps derrière
dernière extrémité ? eux une de ces traces lumineuses qu’on appelle la gloire.
L’abbé, homme du monde et du grand monde, avait en
— Oui, sur l’honneur. outre dans ses manières une sorte de majesté mélanco-
— Alors, dit l’abbé, nous pourrons exécuter notre dessein. lique dont Dantès, grâce à l’esprit d’assimilation dont la
— Et combien nous faudra-t-il de temps pour l’exécuter ? nature l’avait doué, sut extraire cette politesse élégante qui
lui manquait et ces façons aristocratiques que l’on n’ac-
— Un an, au moins. quiert d’habitude que par le frottement des classes élevées
— Mais nous pourrions nous mettre au travail ? ou la société des hommes supérieurs.
— Tout de suite. Au bout de quinze mois, le trou était achevé ; l’excavation
était faite sous la galerie ; on entendait passer et repasser
— Oh ! voyez donc, nous avons perdu un an, s’écria Dan-
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la sentinelle, et les deux ouvriers, qui étaient forcés d’at- nier ne put même achever le mot commencé ; un nuage
tendre une nuit obscure et sans lune pour rendre leur éva- passa sur son front, rapide et sombre comme les tem-
sion plus certaine encore, n’avaient plus qu’une crainte : pêtes de la mer ; la crise dilata ses yeux, tordit sa bouche,
c’était de voir le sol trop hâtif s’effondrer de lui-même empourpra ses joues ; il s’agita, écuma, rugit ; mais, ain-
sous les pieds du soldat. On obvia à cet inconvénient en si qu’il l’avait recommandé lui-même, Dantès étouffa ses
plaçant une espèce de petite poutre, qu’on avait trouvée cris sous sa couverture. Cela dura deux heures. Alors, plus
dans les fondations, comme un support. Dantès était oc- inerte qu’une masse, plus pâle et plus froid que le marbre,
cupé à la placer, lorsqu’il entendit tout à coup l’abbé Faria, plus brisé qu’un roseau foulé aux pieds, il tomba, se raidit
resté dans la chambre du jeune homme, où il s’occupait encore dans une dernière convulsion et devint livide.
de son côté à aiguiser une cheville destinée à maintenir Edmond attendit que cette mort apparente eût envahi le
l’échelle de cordes, qui l’appelait avec un accent de dé-
corps et glacé jusqu’au cœur ; alors il prit le couteau, in-
tresse. troduisit la lame entre les dents, desserra avec une peine
Dantès rentra vivement, et aperçut l’abbé, debout au mi- infinie les mâchoires crispées, compta l’une après l’autre
lieu de la chambre, pâle, la sueur au front et les mains dix gouttes de la liqueur rouge, et attendit.
crispées. Une heure s’écoula sans que le vieillard fit le moindre
— Oh ! mon Dieu ! s’écria Dantès, qu’y a-t-il, et qu’avez- mouvement. Dantès craignait d’avoir attendu trop tard, et
vous donc ? le regardait les deux mains enfoncées dans ses cheveux.
— Vite, vite ! dit l’abbé, écoutez-moi. Enfin une légère coloration parut sur ses joues, ses yeux,
constamment restés ouverts et atones, reprirent leur re-
Dantès regarda le visage livide de Faria, ses yeux cernés gard, un faible soupir s’échappa de sa bouche, il fit un
d’un cercle bleuâtre, ses lèvres blanches, ses cheveux hé- mouvement.
rissés ; et, d’épouvante, il laissa tomber à terre le ciseau
qu’il tenait à la main. — Sauvé ! sauvé ! s’écria Dantès.

— Mais qu’y a-t-il donc ? s’écria Edmond. Le malade ne pouvait point parler encore, mais il éten-
dit avec une anxiété visible la main vers la porte. Dan-
— Je suis perdu ! dit l’abbé ; écoutez-moi. Un mal ter- tès écouta, et entendit les pas du geôlier : il allait être
rible, mortel peut-être, va me saisir ; l’accès arrive, je le sept heures et Dantès n’avait pas eu le loisir de mesurer le
sens ; déjà j’en fus atteint l’année qui précéda mon incar- temps.
cération. À ce mal il n’est qu’un remède, je vais vous le
dire ; courez vite chez moi, levez le pied du lit ; ce pied est Le jeune homme bondit vers l’ouverture, s’y enfonça, re-
plaça la dalle au-dessus de sa tête, et rentra chez lui.
creux, vous y trouverez un petit flacon de cristal à moi-
tié plein d’une liqueur rouge, apportez-le ; ou plutôt, non, Un instant après sa porte s’ouvrit à son tour, et le geôlier,
non, je pourrais être surpris ici ; aidez-moi à rentrer chez comme d’habitude, trouva le prisonnier assis sur son lit.
moi pendant que j’ai encore quelques forces. Qui sait ce À peine eut-il le dos tourné, à peine le bruit des pas se
qui va arriver le temps que durera l’accès ? fut-il perdu dans le corridor, que Dantès, dévoré d’inquié-
Dantès, sans perdre la tête, bien que le malheur qui le tude, reprit, sans songer à manger, le chemin qu’il venait
frappait fût immense, descendit dans le corridor, traînant de faire, et, soulevant la dalle avec sa tête, rentra dans la
son malheureux compagnon après lui, et le conduisant, chambre de l’abbé.
avec une peine infinie, jusqu’à l’extrémité opposée, se re- Celui-ci avait repris connaissance, mais il était toujours
trouva dans la chambre de l’abbé qu’il déposa sur son lit. étendu, inerte et sans force, sur son lit.
— Merci, dit l’abbé, frissonnant de tous ses membres — Je ne comptais plus vous revoir, dit-il à Dantès.
comme s’il sortait d’une eau glacée. Voici le mal qui vient,
je vais tomber en catalepsie ; peut-être ne ferai-je pas un — Pourquoi cela ? demanda le jeune homme ; comptiez-
mouvement, peut-être ne jetterai-je pas une plainte ; mais vous donc mourir ?
peut-être aussi j’écumerai, je me raidirai, je crierai ; tâ- — Non ; mais tout est prêt pour votre fuite, et je comptais
chez que l’on n’entende pas mes cris, c’est l’important, car que vous fuiriez.
alors peut-être me changerait-on de chambre, et nous se-
rions séparés à tout jamais. Quand vous me verrez immo- La rougeur de l’indignation colora les joues de Dantès.
bile, froid et mort, pour ainsi dire, seulement à cet instant, — Sans vous ! s’écria-t-il ; m’avez-vous véritablement cru
entendez-vous bien, desserrez-moi les dents avec le cou- capable de cela ?
teau, faites couler dans ma bouche huit à dix gouttes de
— À présent, je vois que je m’étais trompé, dit le malade.
cette liqueur, et peut-être reviendrai-je.
Ah ! je suis bien faible, bien brisé, bien anéanti.
— Peut-être ? s’écria douloureusement Dantès.
— Courage, vos forces reviendront, dit Dantès, s’asseyant
— À moi ! à moi ! s’écria l’abbé, je me… je me m… près du lit de Faria et lui prenant les mains.
L’accès fut si subit et si violent que le malheureux prison- L’abbé secoua la tête.
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— La dernière fois, dit-il, l’accès dura une demi-heure, vouement le plus pur la sincérité de son affection et la
après quoi j’eus faim et me relevai seul ; aujourd’hui, je ne loyauté de son serment.
puis remuer ni ma jambe ni mon bras droit ; ma tête est — Allons, dit le malade, j’accepte, merci.
embarrassée, ce qui prouve un épanchement au cerveau.
La troisième fois, j’en resterai paralysé entièrement ou je Puis, lui tendant la main :
mourrai sur le coup. — Vous serez peut-être récompensé de ce dévouement
— Non, non, rassurez-vous, vous ne mourrez pas ; ce troi- si désintéressé, lui dit-il ; mais comme je ne puis et que
sième accès, s’il vous prend, vous trouvera libre. Nous vous ne voulez pas partir, il importe que nous bouchions
vous sauverons comme cette fois, et mieux que cette fois, le souterrain fait sous la galerie : le soldat peut découvrir
car nous aurons tous les secours nécessaires. en marchant la sonorité de l’endroit miné, appeler l’at-
tention d’un inspecteur, et alors nous serions découverts
— Mon ami, dit le vieillard, ne vous abusez pas, la crise et séparés. Allez faire cette besogne, dans laquelle je ne
qui vient de se passer m’a condamné à une prison perpé- puis plus malheureusement vous aider ; employez-y toute
tuelle : pour fuir, il faut pouvoir marcher. la nuit, s’il le faut, et ne revenez que demain matin après
— Eh bien ! nous attendrons huit jours, un mois, deux la visite du geôlier, j’aurai quelque chose d’important à
mois, s’il le faut ; dans cet intervalle, vos forces revien- vous dire.
dront ; tout est préparé pour notre fuite, et nous avons la
Dantès prit la main de l’abbé, qui le rassura par un sou-
liberté d’en choisir l’heure et le moment. Le jour où vous rire, et sortit avec cette obéissance et ce respect qu’il avait
vous sentirez assez de forces pour nager, eh bien ! ce jour-
voués à son vieil ami.
là, nous mettrons notre projet à exécution.
XVIII
— Je ne nagerai plus, dit Faria, ce bras est paralysé, non
pas pour un jour, mais à jamais. Soulevez-le vous-même,
et voyez ce qu’il pèse. LE TRÉSOR.

Le jeune homme souleva le bras, qui retomba insensible.


Il poussa un soupir. Lorsque Dantès rentra le lendemain matin dans la
chambre de son compagnon de captivité, il trouva Faria
— Vous êtes convaincu, maintenant, n’est-ce pas, Ed-
assis, le visage calme.
mond ? dit Faria ; croyez-moi, je sais ce que je dis : de-
puis la première attaque que j’ai eue de ce mal, je n’ai Sous le rayon qui glissait à travers l’étroite fenêtre de sa
pas cessé d’y réfléchir. Je l’attendais, car c’est un héritage cellule, il tenait ouvert dans sa main gauche, la seule, on
de famille ; mon père est mort à la troisième crise, mon se le rappelle, dont l’usage lui fût resté, un morceau de
aïeul aussi. Le médecin qui m’a composé cette liqueur, et papier, auquel l’habitude d’être roulé en un mince volume
qui n’est autre que le fameux Cabanis, m’a prédit le même avait imprimé la forme d’un cylindre rebelle à s’étendre.
sort. Il montra sans rien dire le papier à Dantès.
— Le médecin se trompe, s’écria Dantès ; quant à votre — Qu’est-ce cela ? demanda celui-ci.
paralysie, elle ne me gêne pas, je vous prendrai sur mes
épaules et je nagerai en vous soutenant. — Regardez bien, dit l’abbé en souriant.

— Enfant, dit l’abbé, vous êtes marin, vous êtes nageur, — Je regarde de tous mes yeux, dit Dantès, et je ne vois
vous devez par conséquent savoir qu’un homme chargé rien qu’un papier à demi brûlé, et sur lequel sont tracés
d’un fardeau pareil ne ferait pas cinquante brasses dans la des caractères gothiques avec une encre singulière.
mer. Cessez de vous laisser abuser par des chimères dont — Ce papier, mon ami, dit Faria, est, je puis vous tout
votre excellent cœur n’est pas même la dupe ; je resterai avouer maintenant puisque je vous ai éprouvé, ce papier
donc ici jusqu’à ce que sonne l’heure de ma délivrance, c’est mon trésor, dont à compter d’aujourd’hui la moitié
qui ne peut plus être maintenant que celle de la mort. vous appartient.
Quant à vous, fuyez, partez ! Vous êtes jeune, adroit et
Une sueur froide passa sur le front de Dantès. Jusqu’à ce
fort, ne vous inquiétez pas de moi, je vous rends votre
jour, et pendant quel espace de temps ! il avait évité de
parole.
parler avec Faria de ce trésor, source de l’accusation de
— C’est bien, dit Dantès. Eh bien ! alors, moi aussi, je folie qui pesait sur le pauvre abbé ; avec sa délicatesse ins-
resterai. tinctive, Edmond avait préféré ne pas toucher cette corde
Puis, se levant et étendant une main solennelle sur le douloureusement vibrante ; et, de son côté, Faria s’était
vieillard : tu. Il avait pris le silence du vieillard pour un retour à la
raison ; aujourd’hui, ces quelques mots, échappés à Faria
— Par le sang du Christ, je jure de ne vous quitter qu’à après une crise si pénible, semblaient annoncer une grave
votre mort ! rechute d’aliénation mentale.
Faria considéra ce jeune homme si noble, si simple, si — Votre trésor ? balbutia Dantès.
élevé, et lut sur ses traits animés par l’expression du dé-
76

Faria sourit. 25 avril 149


— Oui, dit-il ; en tout point vous êtes un noble cœur, Ed-
mond, et je comprends, à votre pâleur et à votre frisson,
— Eh bien ? dit Faria quand le jeune homme eut fini sa
ce qui se passe en vous en ce moment. Non, soyez tran-
lecture.
quille, je ne suis pas fou. Ce trésor existe, Dantès, et s’il
ne m’a pas été donné de le posséder, vous le posséderez, — Mais, répondit Dantès, je ne vois là que des lignes tron-
vous : personne n’a voulu m’écouter ni me croire parce quées, des mots sans suite ; les caractères sont interrom-
qu’on me jugeait fou ; mais vous, qui devez savoir que je pus par l’action du feu et restent inintelligibles.
ne le suis pas, écoutez-moi, et vous me croirez après si
— Pour vous, mon ami, qui les lisez pour la première fois,
vous voulez. mais pas pour moi qui ai pâli dessus pendant bien des
— Hélas ! murmura Edmond en lui-même, le voilà re- nuits, qui ai reconstruit chaque phrase, complété chaque
tombé ! ce malheur me manquait. pensée.
Puis tout haut : — Et vous croyez avoir trouvé ce sens suspendu ?
— Mon ami, dit-il à Faria, votre accès vous a peut-être — J’en suis sûr, vous en jugerez vous-même ; mais
fatigué, ne voulez-vous pas prendre un peu de repos ? De- d’abord écoutez l’histoire de ce papier :
main, si vous le désirez, j’entendrai votre histoire, mais — Silence ! s’écria Dantès… Des pas !.. On approche…
aujourd’hui je veux vous soigner, voilà tout. D’ailleurs, je pars… Adieu.
continua-t-il en souriant, un trésor, est-ce bien pressé
pour nous ? Et Dantès, heureux d’échapper à l’histoire et à l’explica-
tion qui n’eussent pas manqué de lui confirmer le malheur
— Fort pressé, Edmond ! répondit le vieillard. Qui sait de son ami, se glissa comme une couleuvre par l’étroit
si demain, après-demain peut-être, n’arrivera pas le troi- couloir, tandis que Faria, rendu à une sorte d’activité par
sième accès ? songez que tout serait fini alors ! Oui, c’est la terreur, repoussait du pied la dalle qu’il recouvrait d’une
vrai ; souvent j’ai pensé avec un amer plaisir à ces ri- natte afin de cacher aux yeux la solution de continuité qu’il
chesses, qui feraient la fortune de dix familles, perdues n’avait pas eu le temps de faire disparaître.
pour ces hommes qui me persécutaient : cette idée me
servait de vengeance, et je la savourais lentement dans la C’était le gouverneur qui, ayant appris par le geôlier l’acci-
nuit de mon cachot et dans le désespoir de ma captivité. dent de Faria, venait s’assurer par lui-même de sa gravité.
Mais à présent que j’ai pardonné au monde pour l’amour Faria le reçut assis, évita tout geste compromettant, et
de vous, maintenant que je vous vois jeune et plein d’ave- parvint à cacher au gouverneur la paralysie qui avait déjà
nir, maintenant que je songe à tout ce qui peut résulter frappé de mort la moitié de sa personne. Sa crainte était
pour vous de bonheur à la suite d’une pareille révélation, que le gouverneur, touché de pitié pour lui, ne le voulût
je frémis du retard, et je tremble de ne pas assurer à un mettre dans une prison plus saine et ne le séparât ainsi de
propriétaire si digne que vous l’êtes la possession de tant son jeune compagnon ; mais il n’en fut heureusement pas
de richesses enfouies. ainsi, et le gouverneur se retira convaincu que son pauvre
Edmond détourna la tête en soupirant. fou, pour lequel il ressentait au fond du cœur une certaine
affection, n’était atteint que d’une indisposition légère.
— Vous persistez dans votre incrédulité, Edmond, pour-
suivit Faria, ma voix ne vous a point convaincu ? Je vois Pendant ce temps, Edmond, assis sur son lit et la tête dans
qu’il vous faut des preuves. Eh bien ! lisez ce papier que ses mains, essayait de rassembler ses pensées ; tout était
je n’ai montré à personne. si raisonné, si grand et si logique dans Faria depuis qu’il
le connaissait, qu’il ne pouvait comprendre cette suprême
— Demain, mon ami, dit Edmond répugnant à se prêter sagesse sur tous les points, alliée à la déraison sur un seul :
à la folie du vieillard ; je croyais qu’il était convenu que était-ce Faria qui se trompait sur son trésor, était-ce tout
nous ne parlerions de cela que demain. le monde qui se trompait sur Faria ?
— Nous n’en parlerons que demain, mais lisez ce papier Dantès resta chez lui toute la journée, n’osant retourner
aujourd’hui. chez son ami. Il essayait de reculer ainsi le moment où il
— Ne l’irritons point, pensa Edmond. acquerrait la certitude que l’abbé était fou. Cette convic-
tion devait être effroyable pour lui.
Et prenant ce papier dont la moitié manquait, consumée
qu’elle avait été sans doute par quelque accident il lut : Mais vers le soir, après l’heure de la visite ordinaire, Faria,
ne voyant pas revenir le jeune homme, essaya de franchir
« Ce trésor qui peu monter à deux
l’espace qui le séparait de lui. Edmond frissonna en en-
d’écus romains dans l’angle le plus él
tendant les efforts douloureux que faisait le vieillard pour
de la seconde ouverture, lequel
se traîner : sa jambe était inerte, et il ne pouvait plus s’ai-
déclare lui appartenir en toute pro
der de son bras. Edmond fut obligé de l’attirer à lui, car
tier.
il n’eût jamais pu en sortir seul par l’étroite ouverture qui
donnait dans la chambre de Dantès.
77

— Me voici impitoyablement acharné à votre poursuite, tra huit cent mille écus dans les coffres des spéculateurs.
dit-il avec un sourire rayonnant de bienveillance. Vous Passons à la dernière partie de la spéculation, il est temps.
aviez cru pouvoir échapper à ma magnificence, mais il Le pape ayant comblé de caresses Rospigliosi et Spada,
n’en sera rien. Écoutez donc. leur ayant conféré les insignes du cardinalat, sûr qu’ils
Edmond vit qu’il ne pouvait reculer ; il fit asseoir le avaient dû, pour acquitter la dette non fictive de leur re-
vieillard sur son lit, et se plaça près de lui sur son esca- connaissance, rapprocher et réaliser leur fortune pour se
beau. fixer à Rome, le pape et César Borgia invitèrent à dîner
— Vous savez, dit l’abbé, que j’étais le secrétaire, le fa- ces deux cardinaux.
milier, l’ami du cardinal Spada, le dernier des princes de Ce fut le sujet d’une contestation entre le saint-père et
ce nom. Je dois à ce digne seigneur tout ce que j’ai goûté son fils : César pensait qu’on pouvait user de l’un de
de bonheur en cette vie. Il n’était pas riche, bien que les ces moyens qu’il tenait toujours à la disposition de ses
richesses de sa famille fussent proverbiales et que j’aie amis intimes, savoir : d’abord, de la fameuse clef avec
entendu dire souvent : Riche comme un Spada. Mais lui, laquelle on priait certaines gens d’aller ouvrir certaine ar-
comme le bruit public, vivait sur cette réputation d’opu- moire. Cette clef était garnie d’une petite pointe de fer,
lence. Son palais fut mon paradis. J’instruisis ses neveux, négligence de l’ouvrier. Lorsqu’on forçait pour ouvrir l’ar-
qui sont morts, et lorsqu’il fut seul au monde, je lui ren- moire, dont la serrure était difficile, on se piquait avec
dis, par un dévouement absolu à ses volontés, tout ce qu’il cette petite pointe, et l’on en mourait le lendemain. Il y
avait fait pour moi depuis dix ans. avait aussi la bague à tête de lion, que César passait à
La maison du cardinal n’eut bientôt plus de secrets pour son doigt lorsqu’il donnait de certaines poignées de main.
moi ; j’avais vu souvent Monseigneur travailler à compul- Le lion mordait l’épiderme de ces mains favorisées, et la
ser des livres antiques et fouiller avidement dans la pous- morsure était mortelle au bout de vingt-quatre heures.
sière des manuscrits de famille. Un jour que je lui repro- César proposa donc à son père, soit d’envoyer les cardi-
chais ses inutiles veilles et l’espèce d’abattement qui les naux ouvrir l’armoire, soit de leur donner à chacun une
suivait, il me regarda en souriant amèrement et m’ouvrit cordiale poignée de main, mais Alexandre VI lui répon-
un livre qui est l’histoire de la ville de Rome. Là, au ving- dit :
tième chapitre de la Vie du pape Alexandre VI, il y avait — Ne regardons pas à un dîner quand il s’agit de ces ex-
les lignes suivantes, que je n’ai pu jamais oublier : cellents cardinaux Spada et Rospigliosi. Quelque chose
« Les grandes guerres de la Romagne étaient terminées. me dit que nous regagnerons cet argent-là. D’ailleurs
César Borgia, qui avait achevé sa conquête, avait besoin vous oubliez, César, qu’une indigestion se déclare tout de
d’argent pour acheter l’Italie tout entière. Le pape avait suite, tandis qu’une piqûre ou une morsure n’aboutissent
également besoin d’argent pour en finir avec Louis XII, qu’après un jour ou deux. César se rendit à ce raisonne-
roi de France, encore terrible malgré ses derniers revers. ment. Voilà pourquoi les cardinaux furent invités à ce dî-
Il s’agissait donc de faire une bonne spéculation, ce qui ner.
devenait difficile dans cette pauvre Italie épuisée. On dressa le couvert dans la vigne que possédait le pape
« Sa Sainteté eut une idée. Elle résolut de faire deux car- près de Saint-Pierre-ès-Liens, charmante habitation que
dinaux. » les cardinaux connaissaient bien de réputation.
En choisissant deux des grands personnages de Rome, Rospigliosi, tout étourdi de sa dignité nouvelle, apprêta
deux riches surtout, voici ce qui revenait au saint-père son estomac et sa meilleure mine. Spada, homme prudent
de la spéculation : d’abord il avait à vendre les grandes et qui aimait uniquement son neveu, jeune capitaine de la
charges et les emplois magnifiques dont ces deux cardi- plus belle espérance, prit du papier, une plume, et fit son
naux étaient en possession ; en outre il pouvait compter testament.
sur un prix très brillant de la vente de ces deux chapeaux. Il fit dire ensuite à ce neveu de l’attendre aux environs de
Il restait une troisième part de spéculation, qui va appa- la vigne, mais il paraît que le serviteur ne le trouva pas.
raître bientôt.
Spada connaissait la coutume des invitations. Depuis que
Le pape et César Borgia trouvèrent d’abord les deux car- le christianisme, éminemment civilisateur, avait apporté
dinaux futurs : c’était Jean Rospigliosi, qui tenait à lui seul ses progrès dans Rome, ce n’était plus un centurion qui
quatre des plus hautes dignités du Saint-Siège, puis César arrivait de la part du tyran vous dire : « César veut que
Spada, l’un des plus nobles et des plus riches Romains. tu meures ; » mais c’était un légat a latere, qui venait, la
L’un et l’autre sentaient le prix, d’une pareille faveur du bouche souriante, vous dire de la part du pape : « Sa Sain-
pape. Ils étaient ambitieux. Ceux-là trouvés, César trouva teté veut que vous dîniez avec elle. »
bientôt des acquéreurs pour leurs charges. Spada partit vers les deux heures pour la vigne de Saint-
Il résulta que Rospigliosi et Spada payèrent pour être car- Pierre-ès-Liens ; le pape l’y attendait. La première figure
dinaux, et que huit autres payèrent pour être ce qu’étaient qui frappa les yeux de Spada fut celle de son neveu tout
auparavant les deux cardinaux de création nouvelle. Il en- paré, tout gracieux, auquel César Borgia prodiguait les
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caresses. Spada pâlit ; et César, qui lui décocha un re- dinaux ; je dis des deux, parce que le cardinal Rospigliosi,
gard plein d’ironie, laissa voir qu’il avait tout prévu, que qui n’avait pris aucune précaution, fut dépouillé complè-
le piège était bien dressé. tement.
On dîna, Spada n’avait pu que demander à son neveu : Jusqu’à présent, interrompit Faria en souriant, cela ne
« Avez-vous reçu mon message ? » Le neveu répondit que vous semble pas trop insensé, n’est-ce pas ?
non et comprit parfaitement la valeur de cette question, il — Ô mon ami, dit Dantès, il me semble que je lis au
était trop tard, car il venait de boire un verre d’excellent
contraire une chronique pleine d’intérêt. Continuez, je
vin mis à part pour lui par le sommelier du pape. Spada vous prie.
vit au même moment approcher une autre bouteille dont
on lui offrit libéralement. Une heure après un médecin — Je continue :
les déclarait tous deux empoisonnés par des morilles vé- La famille s’accoutuma à cette obscurité. Les années
néneuses. Spada mourait sur le seuil de la vigne, le neveu s’écoulèrent ; parmi les descendants les uns furent soldats,
expirait à sa porte en faisant un signe que sa femme ne les autres diplomates ; ceux-ci gens d’église, ceux-là ban-
comprit pas. quiers ; les uns s’enrichirent, les autres achevèrent de se
Aussitôt César et le pape s’empressèrent d’envahir l’héri- ruiner. J’arrive au dernier de la famille, à celui-là dont je
tage, sous prétexte de rechercher les papiers des défunts. fus le secrétaire, au comte de Spada.
Mais l’héritage consistait en ceci : un morceau de papier Je l’avais bien souvent entendu se plaindre de la dispro-
sur lequel Spada avait écrit : portion de sa fortune avec son rang, aussi lui avais-je don-
« Je lègue à mon neveu bien-aimé mes coffres, mes livres, né le conseil de placer le peu de biens qui lui restait en
parmi lesquels mon beau bréviaire à coins d’or, désirant rentes viagères ; il suivit ce conseil, et doubla ainsi son
qu’il garde ce souvenir de son oncle affectionné. revenu.
Les héritiers cherchèrent partout, admirèrent le bréviaire, Le fameux bréviaire était resté dans la famille et c’était le
firent main basse sur les meubles, et s’étonnèrent que Spa- comte de Spada qui le possédait : on l’avait conservé de
da, l’homme riche, fût effectivement le plus misérable des père en fils, car la clause bizarre du seul testament qu’on
oncles ; de trésors, aucun : si ce n’est des trésors de science eût retrouvé en avait fait une véritable relique gardée avec
renfermés dans la bibliothèque et les laboratoires. une superstitieuse vénération dans la famille ; c’était un
livre enluminé des plus belles figures gothiques, et si pe-
Ce fut tout. César et son père cherchèrent, fouillèrent et sant d’or, qu’un domestique le portait toujours devant le
espionnèrent, on ne trouva rien, ou du moins très peu de cardinal dans les jours de grande solennité.
choses : pour un millier d’écus, peut-être, d’orfèvrerie, et
pour autant à peu près d’argent monnayé ; mais le neveu À la vue des papiers de toutes sortes, titres, contrats,
avait eu le temps de dire en rentrant à sa femme : parchemins, qu’on gardait dans les archives de la famille
et qui tous venaient du cardinal empoisonné, je me mis
— Cherchez parmi les papiers de mon oncle, et il y a un à mon tour, comme vingt serviteurs, vingt intendants,
testament réel. vingt secrétaires qui m’avaient précédé, à compulser les
On chercha plus activement encore peut-être que liasses formidables : malgré l’activité et la religion de
n’avaient fait les augustes héritiers. Ce fut en vain : il mes recherches, je ne retrouvai absolument rien. Cepen-
resta deux palais et une vigne derrière le Palatin. Mais à dant j’avais lu, j’avais même écrit une histoire exacte et
cette époque les biens immobiliers avaient une valeur mé- presque éphéméridique de la famille des Borgia, dans le
diocre ; les deux palais et la vigne restèrent à la famille, seul but de m’assurer si un supplément de fortune était
comme indignes de la rapacité du pape et de son fils. survenu à ces princes à la mort de mon cardinal César
Les mois et les années s’écoulèrent. Alexandre VI mourut Spada, et je n’y avais remarqué que l’addition des biens
empoisonné, vous savez par quelle méprise ; César, em- du cardinal Rospigliosi, son compagnon d’infortune.
poisonné en même temps que lui, en fut quitte pour chan- J’étais donc à peu près sûr que l’héritage n’avait profité
ger de peau comme un serpent, et revêtir une nouvelle ni aux Borgia ni à la famille, mais était resté sans maître
enveloppe où le poison avait laissé des taches pareilles à comme ces trésors des contes arabes qui dorment au sein
celles que l’on voit sur la fourrure du tigre ; enfin, forcé de
de la terre sous les regards d’un génie. Je fouillai, je comp-
quitter Rome, il alla se faire tuer obscurément dans une tai, je supputai mille et mille fois les revenus et les dé-
escarmouche nocturne et presque oubliée par l’histoire. penses de la famille depuis trois cents ans ; tout fut inutile,
Après la mort du pape, après l’exil de son fils, on s’at- je restai dans mon ignorance, et le comte de Spada dans
tendait généralement à voir reprendre à la famille le train sa misère.
premier qu’elle menait du temps du cardinal Spada ; mais Mon patron mourut. De sa rente en viager il avait excepté
il n’en fut pas ainsi. Les Spada restèrent dans une aisance ses papiers de famille, sa bibliothèque, composée de cinq
douteuse, un mystère éternel pesa sur cette sombre af- mille volumes, et son fameux bréviaire. Il me légua tout
faire, et le bruit public fut que César, meilleur politique cela, avec un millier d’écus romains qu’il possédait en ar-
que son père, avait enlevé au pape la fortune des deux car- gent comptant, à la condition que je ferais dire des messes
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anniversaires et que je dresserais un arbre généalogique et mon légataire universel, que j’ai enf
une histoire de sa maison, ce que je fis fort exactement… pour l’avoir visité avec moi, c’est-à-dire dans
Tranquillisez-vous, mon cher Edmond, nous approchons île de Monte-Cristo, tout ce que je pos
de la fin. reries, diamants, bijoux ; que seul
peut monter à peu près à deux mil
En 1807, un mois avant mon arrestation et quinze jours trouvera ayant levé la vingtième roch
après la mort du comte de Spada, le 25 du mois de dé- crique de l’Est en droite ligne. Deux ouvertu
cembre, vous allez comprendre tout à l’heure comment la dans ces grottes : le trésor est dans l’angle le plus é
date de ce jour mémorable est restée dans mon souvenir, lequel trésor je lui lègue et cède en tou
je relisais pour la millième fois ces papiers, que je coor- seul héritier.
donnais ; car, le palais appartenant désormais à un étran-
ger, j’allais quitter Rome pour aller m’établir à Florence, 25 avril 1498.
en emportant une douzaine de mille livres que je possé-
Cés
dais, ma bibliothèque et mon fameux bréviaire, lorsque,
fatigué de cette étude assidue, mal disposé par un dîner
— Maintenant, reprit l’abbé, lisez cet autre papier.
assez lourd que j’avais fait, je laissai tomber ma tête sur
mes deux mains et m’endormis : il était trois heures de Et il présenta à Dantès une seconde feuille avec d’autres
l’après-midi. fragments de lignes.
Je me réveillai comme la pendule sonnait six heures. Dantès prit et lut :
Je levai la tête, j’étais dans l’obscurité la plus profonde. ant été invité à dîner par Sa Sainteté
Je sonnai pour qu’on m’apportât de la lumière, personne
ne vint ; je résolus alors de me servir moi-même. C’était content de m’avoir fait payer le chapeau
d’ailleurs une habitude de philosophe qu’il allait me falloir serve le sort des cardinaux Crapara
prendre. Je pris d’une main une bougie toute préparée, et je déclare à mon neveu Guido Spada,
de l’autre je cherchai, à défaut des allumettes absentes de oui dans un endroit qu’il connaît
leur boîte, un papier que je comptais allumer à un dernier les grottes de la petite
reste de flamme dansant au-dessus du foyer ; mais, crai- sédais de lingots, d’or monnayé, de pier-
gnant dans l’obscurité de prendre un papier précieux à la je connais l’existence de ce trésor, qui
place d’un papier inutile, j’hésitais, lorsque je me rappe- lions d’écus romains, et qu’il
lai avoir vu, dans le fameux bréviaire qui était posé sur la e, à partir de la petite
table à côté de moi, un vieux papier tout jaune par le haut res ont été pratiquées
qui avait l’air de servir de signet et qui avait traversé les loigné de la deuxième,
siècles, maintenu à sa place par la vénération des héritiers.
Je cherchai, en tâtonnant, cette feuille inutile, je la trou-
vai, je la tordis, et, la présentant à la flamme mourante, te propriété, comme à mon
je l’allumai.
Mais, sous mes doigts, comme par magie, à mesure que ar † Spada. »
le feu montait, je vis des caractères jaunâtres sortir du
papier blanc et apparaître sur la feuille ; alors la terreur Faria le suivait d’un œil ardent.
me prit : je serrai dans mes mains le papier, j’étouffai le
feu, j’allumai directement la bougie au foyer, je rompis — Et maintenant, dit-il, lorsqu’il eut vu que Dantès en
avec une indicible émotion la lettre froissée, et je recon- était arrivé à la dernière ligne, rapprochez les deux frag-
nus qu’une encre mystérieuse et sympathique avait tracé ments, et jugez vous-même.
ces lettres apparentes seulement au contact de la vive cha- Dantès obéit ; les deux fragments rapprochés donnaient
leur. Un peu plus du tiers du papier avait été consumé par l’ensemble suivant :
la flamme : c’est ce papier que vous avez lu ce matin ;
« Cejourd’hui 25 avril 1498, ay… ant été invité à dîner Sa
relisez-le, Dantès ; puis, quand vous l’aurez relu, je vous
Sainteté Alexandre VI, et craignant que, non… content de
compléterai, moi, les phrases interrompues et le sens in-
m’avoir fait payer le chapeau, il ne veuille hériter de moi
complet.
et ne me ré… serve le sort des cardinaux Caprara et Ben-
Et Faria, interrompant, offrit le papier à Dantès, qui, cette tivoglio, morts emprisonnés, … je déclare à mon neveux
fois, relut avidement les mots suivants tracés avec une Guido Spada, mon légataire universel, que j’ai en… foui
encre rousse, pareille à la rouille : dans un endroit qu’il connaît pour l’avoir visité avec moi,
« Cejourd’hui 25 avril 1498, ay c’est-à-dire dans… les grottes de la petite île de Monte-
Alexandre VI, et craignant que, non Cristo, tout ce que je pos… édais de lingots, d’or, mon-
il ne veuille hériter de moi et ne me ré nayé, pierreries, diamants, bijoux ; que seul… je connais
et Bentivoglio, morts empoisonnés, l’existence de ce trésor, qui peut monter à peu près à deux
mil… lions d’écus romains, et qu’il trouvera ayant levé la
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vingtième roch… e à partir de la petite crique de l’Est en Spada était une des plus vieilles et des plus puissantes fa-
droite ligne. Deux ouvertu… res ont été pratiquées dans milles du xve siècle. D’ailleurs, dans ces temps où toute
ces grottes ; le trésor est dans l’angle le plus é… loigné de spéculation et toute industrie étaient absentes, ces agglo-
la deuxième, lequel trésor je lui lègue et cède en tou… te mérations d’or et de bijoux ne sont pas rares, il y a encore
propriété, comme à mon seul héritier. aujourd’hui des familles romaines qui meurent de faim
25 avril 1498. près d’un million en diamants et en pierreries transmis
par majorat, et auquel ils ne peuvent toucher.
Cés…ar † Spada. »
Edmond croyait rêver : il flottait entre l’incrédulité et la
joie.
— Eh bien ! comprenez-vous enfin ? dit Faria.
— Je n’ai gardé si longtemps le secret avec vous, continua
— C’était la déclaration du cardinal Spada et le testament Faria, d’abord que pour vous éprouver, et ensuite pour
que l’on cherchait depuis si longtemps ? dit Edmond en- vous surprendre ; si nous nous fussions évadés avant mon
core incrédule. accès de catalepsie, je vous conduisais à Monte-Cristo ;
— Oui, mille fois oui. maintenant, ajouta-t-il avec un soupir, c’est vous qui m’y
conduirez. Eh bien ! Dantès, vous ne me remerciez pas ?
— Qui l’a reconstruite ainsi ?
— Ce trésor vous appartient, mon ami, dit Dantès, il ap-
— Moi, qui, à l’aide du fragment restant, ai deviné le reste partient à vous seul, et je n’y ai aucun droit : je ne suis
en mesurant la longueur des lignes par celle du papier et point votre parent.
en pénétrant dans le sens caché au moyen du sens visible,
comme on se guide dans un souterrain par un reste de — Vous êtes mon fils, Dantès ! s’écria le vieillard, vous
lumière qui vient d’en haut. êtes l’enfant de ma captivité ; mon état me condamnait au
célibat : Dieu vous a envoyé à moi pour consoler à la fois
— Et qu’avez-vous fait quand vous avez cru avoir acquis l’homme qui ne pouvait être père et le prisonnier qui ne
cette conviction ? pouvait être libre.
— J’ai voulu partir et je suis parti à l’instant même, em- Et Faria tendit le bras qui lui restait au jeune homme qui
portant avec moi le commencement de mon grand travail se jeta à son cou en pleurant.
sur l’unité d’un royaume d’Italie ; mais depuis longtemps
la police impériale, qui, dans ce temps, au contraire de ce XIX
que Napoléon a voulu depuis, quand un fils lui fut né, vou-
lait la division des provinces, avait les yeux sur moi : mon LE TROISIÈME ACCÈS.
départ précipité, dont elle était loin de deviner la cause,
éveilla ses soupçons, et au moment où je m’embarquais à
Piombino je fus arrêté. Maintenant que ce trésor qui avait été si longtemps l’ob-
jet des méditations de l’abbé pouvait assurer le bonheur à
Maintenant, continua Faria en regardant Dantès avec une venir de celui que Faria aimait véritablement comme son
expression presque paternelle, maintenant, mon ami, vous fils, il avait encore doublé de valeur à ses yeux ; tous les
en savez autant que moi : si nous nous sauvons jamais jours il s’appesantissait sur la quotité de ce trésor expli-
ensemble, la moitié de mon trésor est à vous ; si je meurs quant à Dantès tout ce qu’avec treize ou quatorze millions
ici et que vous vous sauviez seul, il vous appartient en de fortune un homme dans nos temps modernes pouvait
totalité. faire de bien à ses amis ; et alors le visage de Dantès se
— Mais, demanda Dantès hésitant, ce trésor n’a-t-il pas rembrunissait, car le serment de vengeance qu’il avait fait
dans ce monde quelque plus légitime possesseur que se représentait à sa pensée, et il songeait, lui, combien
nous ? dans nos temps modernes aussi un homme avec treize ou
quatorze millions de fortune pouvait faire de mal à ses
— Non, non, rassurez-vous, la famille est éteinte complè- ennemis.
tement, le dernier comte Spada, d’ailleurs, m’a fait son hé-
ritier ; en me léguant ce bréviaire symbolique il m’a légué L’abbé ne connaissait pas l’île de Monte-Cristo, mais
ce qu’il contenait ; non, non, tranquillisez-vous : si nous Dantès la connaissait : il avait souvent passé devant cette
mettons la main sur cette fortune, nous pourrons en jouir île, située à vingt-cinq milles de la Pianosa, entre la Corse
sans remords. et l’île d’Elbe, et une fois même il y avait relâché. Cette
île était, avait toujours été et est encore complètement
— Et vous dites que ce trésor renferme… déserte ; c’est un rocher de forme presque conique, qui
— Deux millions d’écus romains, treize millions à peu semble, avoir été poussé par quelque cataclysme volca-
près de notre monnaie. nique du fond de l’abîme à la surface de la mer.
— Impossible ! dit Dantès effrayé par l’énormité de la Dantès faisait le plan de l’île à Faria, et Faria donnait des
somme. conseils à Dantès sur les moyens à employer pour retrou-
ver le trésor.
— Impossible ! et pourquoi ? reprit le vieillard. La famille
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Mais Dantès était loin d’être aussi enthousiaste et surtout les jours qui suivirent : Faria, qui pendant de si longues
aussi confiant que le vieillard. Certes, il était bien certain années avait gardé le silence sur le trésor, en reparlait
maintenant que Faria n’était pas fou, et la façon dont il maintenant à toute occasion. Comme il l’avait prévu, il
était arrivé à la découverte qui avait fait croire à sa fo- était resté paralysé du bras droit et de la jambe gauche,
lie redoublait encore son admiration pour lui ; mais aussi et avait à peu près perdu tout espoir d’en jouir lui-même ;
il ne pouvait croire que ce dépôt, en supposant qu’il eût mais il rêvait toujours pour son jeune compagnon une dé-
existé, existât encore, et, quand il ne regardait pas le tré- livrance ou une évasion, et il en jouissait pour lui. De peur
sor comme chimérique, il le regardait du moins comme que la lettre ne fût un jour égarée ou perdue, il avait forcé
absent. Dantès de l’apprendre par cœur, et Dantès la savait depuis
Cependant, comme si le destin eût voulu ôter aux pri- le premier jusqu’au dernier mot. Alors il avait détruit la
seconde partie, certain qu’on pouvait retrouver et saisir la
sonniers leur dernière espérance et leur faire comprendre
qu’ils étaient condamnés à une prison perpétuelle, un première sans en deviner le véritable sens. Quelquefois
des heures entières se passèrent pour Faria à donner des
nouveau malheur les atteignit : la galerie du bord de la
mer, qui depuis longtemps menaçait ruine, avait été re- instructions à Dantès, instructions qui devaient lui servir
au jour de sa liberté. Alors, une fois libre, du jour, de
construite ; on avait réparé les assises et bouché avec
d’énormes quartiers de roc le trou déjà à demi comblé par l’heure, du moment où il serait libre, il ne devait plus avoir
Dantès. Sans cette précaution, qui avait été suggérée, on qu’une seule et unique pensée, gagner Monte-Cristo par
se le rappelle, au jeune homme par l’abbé, leur malheur un moyen quelconque, y rester seul sous un prétexte qui
était bien plus grand encore, car on découvrait leur ten- ne donnât point de soupçons, et une fois là, une fois seul,
tative d’évasion, et on les séparait indubitablement : une tâcher de retrouver les grottes merveilleuses et fouiller
nouvelle porte, plus forte, plus inexorable que les autres, l’endroit indiqué. L’endroit indiqué, on se le rappelle, c’est
s’était donc encore refermée sur eux. l’angle le plus éloigné de la seconde ouverture.

— Vous voyez bien, disait le jeune homme avec un douce En attendant, les heures passaient, sinon rapides, du
tristesse à Faria, que Dieu veut m’ôter jusqu’au mérite moins supportables. Faria, comme nous l’avons dit sans
de ce que vous appelez mon dévouement pour vous. Je avoir retrouvé l’usage de sa main et de son pied, avait re-
vous ai promis de rester éternellement avec vous, et je ne conquis toute la netteté de son intelligence, et avait peu à
suis plus libre maintenant de ne pas tenir ma promesse ; peu, outre les connaissances morales que nous avons dé-
je n’aurai pas plus le trésor que vous, et nous ne sorti- taillées, appris à son jeune compagnon ce métier patient
rons d’ici ni l’un ni l’autre. Au reste, mon véritable tré- et sublime du prisonnier, qui de rien sait faire quelque
chose. Ils s’occupaient donc éternellement, Faria de peur
sor, voyez-vous, mon ami, n’est pas celui qui m’attendait
sous les sombres murailles de Monte-Cristo, c’est votre de se voir vieillir, Dantès de peur de se rappeler son pas-
sé presque éteint, et qui ne flottait plus au plus profond
présence, c’est notre cohabitation de cinq ou six heures
par jour, malgré nos geôliers, ce sont ces rayons d’in- de sa mémoire que comme une lumière lointaine égarée
dans la nuit ; tout allait ainsi, comme dans ces existences
telligence que vous avez versés dans mon cerveau, ces
langues que vous avez implantées dans ma mémoire et qui où le malheur n’a rien dérangé et qui s’écoule machinales
et calmes sous l’œil de la Providence.
y poussent avec toutes leurs ramifications philologiques.
Ces sciences diverses que vous m’avez rendues si faciles Mais, sous ce calme superficiel, il y avait dans le cœur du
par la profondeur de la connaissance que vous en avez et la jeune homme et dans celui du vieillard peut-être bien des
netteté des principes où vous les avez réduites, voilà mon élans retenus, bien des soupirs étouffés, qui se faisaient
trésor, ami, voilà en quoi vous m’avez fait riche et heu- jour lorsque Faria était resté seul et qu’Edmond était ren-
reux. Croyez-moi et consolez-vous, cela vaut mieux pour tré chez lui.
moi que des tonnes d’or et des caisses de diamants, ne Une nuit Edmond se réveilla en sursaut, croyant s’être en-
fussent-elles pas problématiques, comme ces nuages que tendu appeler.
l’on voit le matin flotter sur la mer, que l’on prend pour des
terres fermes, et qui s’évaporent, se volatilisent et s’éva- Il ouvrit les yeux et essaya de percer les épaisseurs de
nouissent à mesure qu’on s’en approche. Vous avoir près l’obscurité.
de moi le plus longtemps possible, écouter votre voix élo- Son nom, ou plutôt une voix plaintive qui essayait d’arti-
quente orner mon esprit, retremper mon âme, faire toute culer son nom, arriva jusqu’à lui.
mon organisation capable de grandes et terribles choses si
jamais je suis libre, les emplir si bien que le désespoir au- Il se leva sur son lit, la sueur de l’angoisse au front, et
quel j’étais prêt à me laisser aller quand je vous ai connu écouta. Plus de doute, la plainte venait du cachot de son
n’y trouve plus de place, voilà ma fortune, à moi : celle-là compagnon.
n’est point chimérique ; je vous la dois bien véritable, et — Grand Dieu ! murmura Dantès ; serait-ce ?
tous les souverains de la terre, fussent-ils des César Bor-
Et il déplaça son lit, tira la pierre, s’élança dans le corridor
gia, ne viendraient pas à bout de me l’enlever.
et parvint à l’extrémité opposée ; la dalle était levée.
Ainsi ce furent pour les deux infortunés, sinon d’heureux
À la la lueur de cette lampe informe et vacillante dont
jours, du moins des jours assez promptement écoulés que
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nous avons parlé, Edmond vit le vieillard pâle, debout en- — Oh ! s’écria Dantès le cœur navré de douleur.
core et se cramponnant au bois de son lit. Ses traits étaient
— Vous ferez comme la première fois, seulement vous
bouleversés par ces horribles symptômes qu’il connaissait n’attendrez pas si longtemps. Tous les ressorts de la vie
déjà et qui l’avaient tant épouvanté lorsqu’ils étaient ap-
sont bien usés à cette heure, et la mort, continua-t-il en
parus pour la première fois. montrant son bras et sa jambe paralysés, n’aura plus que la
— Eh bien ! mon ami, dit Faria résigné, vous comprenez, moitié de la besogne à faire. Si après m’avoir versé douze
n’est-ce pas ? et je n’ai besoin de vous rien apprendre ! gouttes dans la bouche, au lieu de dix, vous voyez que je
Edmond poussa un cri douloureux, et perdant complé- ne reviens pas, alors vous verserez le reste. Maintenant
ment la tête, il s’élança vers la porte en criant : portez-moi sur mon lit, car je ne puis plus me tenir de-
bout.
— Au secours ! au secours !
Edmond prit le vieillard dans ses bras et le déposa sur le
Faria eut encore la force de l’arrêter par le bras. lit.
— Silence ! dit-il, ou vous êtes perdu. Ne songeons plus — Maintenant, ami, dit Faria, seule consolation de ma vie
qu’à vous, mon ami, à vous rendre votre captivité sup- misérable, vous que le ciel m’a donné un peu tard, mais
portable ou votre fuite possible. Il vous faudrait des an- enfin qu’il m’a donné, présent inappréciable et dont je le
nées pour refaire seul tout ce que j’ai fait ici, et qui serait remercie ; au moment de me séparer de vous pour jamais,
détruit à l’instant même par la connaissance que nos sur- je vous souhaite tout le bonheur, toute la prospérité que
veillants auraient de notre intelligence. D’ailleurs, soyez vous méritez : mon fils, je vous bénis !
tranquille, mon ami, le cachot que je vais quitter ne res-
tera pas longtemps vide : un autre malheureux viendra Le jeune homme se jeta à genoux, appuyant sa tête contre
prendre ma place. À cet autre vous apparaîtrez comme un le lit du vieillard.
ange sauveur. Celui-là sera peut-être jeune, fort et patient — Mais surtout, écoutez bien ce que je vous dis à ce mo-
comme vous, celui-là pourra vous aider dans votre fuite, ment suprême : le trésor des Spada existe ; Dieu permet
tandis que je l’empêchais. Vous n’aurez plus une moitié qu’il n’y ait plus pour moi ni distance, ni obstacle. Je le
de cadavre liée à vous pour vous paralyser tous vos mou- vois au fond de la seconde grotte ; mes yeux percent les
vements. Décidément Dieu fait enfin quelque chose pour profondeurs de la terre et sont éblouis de tant de richesses.
vous : il vous rend plus qu’il ne vous ôte, et il est bien Si vous parvenez à fuir, rappelez-vous que le pauvre ab-
temps que je meure. bé que tout le monde croyait fou ne l’était pas. Courez à
Edmond ne put que joindre les mains et s’écrier : Monte-Cristo, profitez de notre fortune, profitez-en, vous
avez assez souffert.
— Oh ! mon ami, mon ami, taisez-vous.
Une secousse violente interrompit le vieillard ; Dantès re-
Puis reprenant sa force un instant ébranlée par ce coup leva la tête, il vit les yeux qui s’injectaient de rouge : on eût
imprévu et son courage plié par les paroles du vieillard : dit qu’une vague de sang venait de monter de sa poitrine
— Oh ! dit-il, je vous ai déjà sauvé une fois, je vous sau- à son front.
verai bien une seconde ! — Adieu ! adieu ! murmura le vieillard en pressant
Et il souleva le pied du lit et en tira le flacon encore au convulsivement la main du jeune homme, adieu !…
tiers plein de la liqueur rouge. — Oh ! pas encore, pas encore ! s’écria celui-ci ; ne nous
— Tenez, dit-il ; il en reste encore, de ce breuvage sau- abandonnez pas ; ô mon Dieu ! secourez-le… à l’aide… à
veur. Vite, vite, dites-moi ce qu’il faut que je fasse cette moi…
fois ; y a-t-il des instructions nouvelles ? Parlez, mon ami, — Silence ! silence ! murmura le moribond, qu’on ne nous
j’écoute. sépare pas si vous me sauvez !
— Il n’y a pas d’espoir, répondit Faria en secouant la tête ; — Vous avez raison. Oh ! oui, oui, soyez tranquille, je
mais, n’importe ; Dieu veut que l’homme qu’il a créé, et vous sauverai ! D’ailleurs, quoique vous souffriez beau-
dans le cœur duquel il a si profondément enraciné l’amour coup, vous paraissez souffrir moins que la première fois.
de la vie, fasse tout ce qu’il pourra pour conserver cette
existence si pénible parfois, si chère toujours. — Oh ! détrompez-vous ! je souffre moins, parce qu’il
y a en moi moins de forces pour souffrir. À votre âge
— Oh ! oui, oui, s’écria Dantès, et je vous sauverai, vous on a foi dans la vie, c’est le privilège de la jeunesse de
dis-je ! croire et d’espérer ; mais les vieillards voient plus clai-
— Eh bien, essayez donc ! le froid me gagne ; je sens le rement la mort. Oh ! la voilà… elle vient… c’est fini…
sang qui afflue à mon cerveau ; cet horrible tremblement ma vue se perd… ma raison s’enfuit… Votre main, Dan-
qui fait claquer mes dents et semble disjoindre mes os tès !… adieu !… adieu !
commence à secouer tout mon corps ; dans cinq minutes Et se relevant par un dernier effort dans lequel il rassembla
le mal éclatera, dans un quart d’heure il ne restera plus de toutes ses facultés :
moi qu’un cadavre.
— Monte-Cristo ! dit-il, n’oubliez pas Monte-Cristo !
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Et il retomba sur son lit. D’ailleurs il était temps, le geôlier allait venir.
La crise fut terrible : des membres tordus, des paupières Cette fois il commença sa visite par Dantès ; en sortant
gonflées, une écume sanglante, un corps sans mouvement, de son cachot il allait passer dans celui de Faria, auquel il
voilà ce qui resta sur ce lit de douleur à la place de l’être portait à déjeuner et du linge.
intelligent qui s’y était couché un instant auparavant.
Rien d’ailleurs n’indiquait chez cet homme qu’il eût
Dantès prit la lampe, la posa au chevet du lit sur une pierre connaissance de l’accident arrivé. Il sortit.
qui faisait saillie et d’où sa lueur tremblante éclairait d’un Dantès fut alors pris d’une indicible impatience de savoir
reflet étrange et fantastique ce visage décomposé et ce ce qui allait se passer dans le cachot de son malheureux
corps inerte et roidi. ami ; il rentra donc dans la galerie souterraine et arriva à
Les yeux fixés, il attendit intrépidement le moment d’ad- temps pour entendre les exclamations du porte-clefs, qui
ministrer le remède sauveur. appelait à l’aide.
Lorsqu’il crut le moment arrivé, il prit le couteau, desserra Bientôt les autres porte-clefs entrèrent ; puis on entendit
les dents, qui offrirent moins de résistance que la première ce pas lourd et régulier habituel aux soldats, même hors
fois, compta l’une après l’autre dix gouttes et attendit ; la de leur service. Derrière les soldats arriva le gouverneur.
fiole contenait le double encore à peu près de ce qu’il avait Edmond entendit le bruit du lit sur lequel on agitait le ca-
versé. davre ; il entendit la voix du gouverneur, qui ordonnait de
Il attendit dix minutes, un quart d’heure, une demi-heure, lui jeter de l’eau au visage, et qui voyant que, malgré cette
rien ne bougea. Tremblant, les cheveux roidis, le front gla- immersion, le prisonnier ne revenait pas, envoya chercher
cé de sueur, il comptait les secondes par les battements de le médecin.
son cœur. Le gouverneur sortit ; et quelques paroles de compassion
Alors il pensa qu’il était temps d’essayer la dernière parvinrent aux oreilles de Dantès, mêlées à des rires de
épreuve : il approcha la fiole des lèvres violettes de Faria, moquerie.
et, sans avoir besoin de desserrer les mâchoires restées
— Allons, allons, disait l’un, le fou a été rejoindre ses tré-
ouvertes, il versa toute la liqueur qu’elle contenait. sors, bon voyage !
Le remède produisit un effet galvanique, un violent trem- — Il n’aura pas, avec tous ses millions, de quoi payer son
blement secoua les membres du vieillard, ses yeux se rou- linceul, disait l’autre.
vrirent effrayants à voir, il poussa un soupir qui ressem-
blait à un cri, puis tout ce corps frissonnant rentra peu à — Oh ! reprit une troisième voix, les linceuls du château
peu dans son immobilité. d’If ne coûtent pas cher.
Les yeux seuls restèrent ouverts. — Peut-être, dit un des premiers interlocuteurs, comme
c’est un homme d’église, on fera quelques frais en sa fa-
Une demi-heure, une heure, une heure et demie s’écou- veur.
lèrent. Pendant cette heure et demie d’angoisse, Edmond,
penché sur son ami, la main appliquée à son cœur, sentit — Alors il aura les honneurs du sac.
successivement ce corps se refroidir et ce cœur éteindre Edmond écoutait, ne perdait pas une parole, mais ne com-
son battement de plus en plus sourd et profond. prenait pas grand-chose à tout cela. Bientôt les voix s’étei-
Enfin rien ne survécut ; le dernier frémissement du cœur gnirent, et il lui sembla que les assistants quittaient la
cessa, la face devint livide, les yeux restèrent ouverts, mais chambre.
le regard se ternit. Cependant il n’osa y rentrer : on pouvait avoir laissé
Il était six heures du matin, le jour commençait à paraître, quelque porte-clefs pour garder le mort.
et son rayon blafard, envahissant le cachot, faisait pâlir la Il resta donc muet, immobile et retenant sa respiration.
lumière mourante de la lampe. Des reflets étranges pas-
saient sur le visage du cadavre, lui donnant de temps en Au bout d’une heure, à peu près, le silence s’anima d’un
temps des apparences de vie. Tant que dura cette lutte faible brait, qui alla croissant.
du jour et de la nuit, Dantès put douter encore ; mais dès C’était le gouverneur qui revenait, suivi du médecin et de
que le jour eut vaincu, il comprit qu’il était seul avec un plusieurs officiers.
cadavre.
Il se fit un moment de silence : il était évident que le mé-
Alors une terreur profonde et invincible s’empara de lui ; decin s’approchait du lit et examinait le cadavre.
il n’osa plus presser cette main qui pendait hors du lit,
Bientôt les questions commencèrent.
il n’osa plus arrêter ses yeux sur ces yeux fixes et blancs
qu’il essaya plusieurs fois mais inutilement de fermer, et Le médecin analysa le mal auquel le prisonnier avait suc-
qui se rouvraient toujours, il éteignit la lampe, la cacha combé et déclara qu’il était mort.
soigneusement et s’enfuit, replaçant de son mieux la dalle Questions et réponses se faisaient avec une nonchalance
au-dessus de sa tête. qui indignait Dantès ; il lui semblait que tout le monde de-
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vait ressentir pour le pauvre abbé une partie de l’affection l’abbé.


qu’il lui portait. — Jamais, monsieur le gouverneur, répondit le geôlier,
— Je suis fâché de ce que vous m’annoncez là, dit le gou- jamais, au grand jamais ! au contraire : autrefois même il
verneur, répondant à cette certitude manifestée par le mé- m’amusait fort en me racontant des histoires ; un jour que
decin que le vieillard était bien réellement mort, c’était ma femme était malade, il m’a même donné une recette
un prisonnier doux, inoffensif, réjouissant avec sa folie qui l’a guérie.
et surtout facile à surveiller.
— Ah ! ah ! fit le médecin, j’ignorais que j’eusse affaire à
— Oh ! reprit le porte-clefs, on aurait pu ne pas le sur- un collègue ; j’espère, monsieur le gouverneur, ajouta-t-il
veiller du tout, il serait bien resté cinquante ans ici, j’en en riant, que vous le traiterez en conséquence.
réponds, celui-là, sans essayer de faire une seule tentative — Oui, oui, soyez tranquille, il sera décemment enseveli
d’évasion. dans le sac le plus neuf qu’on pourra trouver ; êtes-vous
— Cependant, reprit le gouverneur, je crois qu’il serait content ?
urgent, malgré votre conviction, non pas que je doute — Devons-nous accomplir cette dernière formalité de-
de votre science, mais pour ma propre responsabilité, de
vant vous, Monsieur ? demanda un guichetier.
nous assurer si le prisonnier est bien réellement mort.
— Sans doute, mais qu’on se hâte ; je ne puis rester dans
Il se fit un moment de silence absolu pendant lequel Dan- cette chambre toute la journée.
tès, toujours aux écoutes, estima que le médecin exami-
nait et palpait une seconde fois le cadavre. De nouvelles allées et venues se firent entendre ; un ins-
tant après, un bruit de toile froissée parvint aux oreilles de
— Vous pouvez être tranquille, dit alors le médecin, il est Dantès, le lit cria sur ses ressorts, un pas alourdi comme
mort, c’est moi qui vous en réponds. celui d’un homme qui soulève un fardeau s’appesantit sur
— Vous savez, Monsieur, reprit le gouverneur en insis- la dalle, puis le lit cria de nouveau sous le poids qu’on lui
tant, que nous ne nous contentons pas, dans les cas pareils rendait.
à celui-ci, d’un simple examen ; malgré toutes les appa-
— À ce soir, dit le gouverneur.
rences, veuillez donc achever la besogne en remplissant
les formalités prescrites par la loi. — Y aura-t-il une messe ? demanda un des officiers.
— Que l’on fasse chauffer les fers, dit le médecin ; mais — Impossible, répondit le gouverneur ; le chapelain du
en vérité, c’est une précaution bien inutile. château est venu me demander hier un congé pour faire
un petit voyage de huit jours à Hyères, je lui ai répondu de
Cet ordre de chauffer les fers fit frissonner Dantès. tous mes prisonniers pendant tout ce temps-là ; le pauvre
On entendit des pas empressés, le grincement de la porte, abbé n’avait qu’à ne pas tant se presser, et il aurait eu son
quelques allées et venues intérieures, et, quelques instants requiem.
après, un guichetier rentra en disant : — Bah, bah ! dit le médecin avec l’impiété familière aux
— Voici le brasier avec un fer. gens de sa profession, il est homme d’église : Dieu aura
Il se fit alors un silence d’un instant, puis on entendit le fré- égard à l’état, et ne donnera pas à l’enfer le méchant plaisir
missement des chairs qui brûlaient, et dont l’odeur épaisse de lui envoyer un prêtre.
et nauséabonde perça le mur même derrière lequel Dantès Un éclat de rire suivit cette mauvaise plaisanterie.
écoutait avec horreur. Pendant ce temps l’opération de l’ensevelissement se
À cette odeur de chair humaine carbonisée, la sueur jaillit poursuivait.
du front du jeune homme et il crut qu’il allait s’évanouir. — À ce soir ! dit le gouverneur lorsqu’elle fut finie.
— Vous voyez, Monsieur, qu’il est bien mort, dit le mé- — À quelle heure ? demanda le guichetier.
decin ; cette brûlure au talon est décisive ; le pauvre fou
est guéri de sa folie et délivré de sa captivité. — Mais vers dix ou onze heures.
— Ne s’appelait-il pas Faria ? demanda un des officiers — Veillera-t-on le mort ?
qui accompagnaient le gouverneur. — Pourquoi faire ? On fermera le cachot comme s’il était
— Oui, Monsieur, et, à ce qu’il prétendait, c’était un vieux vivant, voilà tout.
nom ; d’ailleurs il était fort savant et assez raisonnable Alors les pas s’éloignèrent, les voix allèrent s’affaiblissant,
même sur tous les points qui ne touchaient pas à son tré- le bruit de la porte avec sa serrure criarde et ses verrous
sor : mais sur celui-là, il faut l’avouer, il était intraitable. grinçants se fit entendre, un silence plus morne que celui
— C’est l’affection que nous appelons la monomanie, dit de la solitude, le silence de la mort, envahit tout, jusqu’à
le médecin. l’âme glacée du jeune homme.
— Vous n’aviez jamais eu à vous plaindre de lui ? deman- Alors il souleva lentement la dalle avec sa tête, et jeta un
da le gouverneur au geôlier chargé d’apporter les vivres de regard investigateur dans la chambre.
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La chambre était vide ; Dantès sortit de la galerie. à son front comme s’il avait le vertige, fit deux ou trois
XX tours dans la chambre et revint s’arrêter devant le lit…
— Oh, oh ! murmura-t-il, qui m’envoie cette pensée ?
LE CIMETIÈRE DU CHÂTEAU D’IF.
est-ce vous, mon Dieu ? puisqu’il n’y a que les morts qui
sortent librement d’ici, prenons la place des morts.

Sur le lit, couché dans le sens de la longueur, et faiblement Et sans perdre le temps de revenir sur cette décision,
éclairé par un jour brumeux qui pénétrait à travers la fe- comme pour ne pas donner à la pensée le temps de dé-
nêtre, on voyait un sac de toile grossière, sous les larges truire cette résolution désespérée, il se pencha vers le sac
plis duquel se dessinait confusément une forme longue et hideux, l’ouvrit avec le couteau que Faria avait fait, retira
le cadavre du sac, l’emporta chez lui, le coucha dans son
raide : c’était le dernier linceul de Faria, ce linceul qui, au
dire des guichetiers, coûtait si peu cher. Ainsi, tout était lit, le coiffa du lambeau de linge dont il avait l’habitude de
fini. Une séparation matérielle existait déjà entre Dantès se coiffer lui-même, le couvrit de sa couverture, baisa une
dernière fois ce front glacé, essaya de refermer ces yeux
et son vieil ami ; il ne pouvait plus voir ces yeux qui étaient
restés ouverts comme pour regarder au delà de la mort, rebelles, qui continuaient de rester ouverts, effrayants par
il ne pouvait plus serrer cette main industrieuse qui avait l’absence de la pensée, tourna la tête le long du mur afin
soulevé pour lui le voile qui couvrait les choses cachées. que le geôlier, en apportant son repas du soir, crût qu’il
Faria, l’utile, le bon compagnon auquel il s’était habitué était couché comme c’était souvent son habitude, rentra
avec tant de force, n’existait plus que dans son souvenir. dans la galerie, tira le lit contre la muraille, rentra dans
Alors il s’assit au chevet de ce lit terrible, et se plongea l’autre chambre, prit dans l’armoire l’aiguille, le fil, jeta
dans une sombre et amère mélancolie. ses haillons pour qu’on sentît bien sous la toile les chairs
nues, se glissa dans le sac éventré, se plaça dans la situa-
Seul ! il était redevenu seul ! il était retombé dans le si- tion où était le cadavre, et referma la couture en dedans.
lence, il se retrouvait en face du néant !
On aurait pu entendre battre son cœur si par malheur on
Seul ! plus même la vue, plus même la voix du seul être fût entré en ce moment.
humain qui l’attachait encore à la terre ! Ne valait-il pas
mieux, comme Faria, s’en aller demander à Dieu l’énigme Dantès aurait bien pu attendre après la visite du soir, mais
de la vie, au risque de passer par la porte lugubre des souf- il avait peur que d’ici là le gouverneur ne changeât de ré-
frances ! solution et qu’on n’enlevât le cadavre.

L’idée du suicide, chassée par son ami, écartée par sa pré- Alors sa dernière espérance était perdue.
sence, revint alors se dresser comme un fantôme près du En tout cas, maintenant son plan était arrêté.
cadavre de Faria. Voici ce qu’il comptait faire.
— Si je pouvais mourir, dit-il, j’irais où il va, et je le Si pendant le trajet les fossoyeurs reconnaissaient qu’ils
retrouverais certainement. Mais comment mourir ? C’est portaient un vivant au lieu ce porter un mort, Dantès ne
bien facile, ajouta-t-il en riant ; je vais rester ici, je me leur donnait pas le temps de se reconnaître ; d’un vigou-
jetterai sur le premier qui va entrer, je l’étranglerai et l’on reux coup de couteau il ouvrait le sac depuis le haut jus-
me guillotinera. qu’en bas, profitait de leur terreur et s’échappait ; s’ils vou-
Mais, comme il arrive que, dans les grandes douleurs laient l’arrêter, il jouait du couteau.
comme dans les grandes tempêtes, l’abîme se trouve entre S’ils le conduisaient jusqu’au cimetière et le déposaient
deux cimes de flots, Dantès recula à l’idée de cette mort
dans une fosse, il se laissait couvrir de terre ; puis, comme
infamante, et passa précipitamment de ce désespoir à une c’était la nuit, à peine les fossoyeurs avaient-ils le dos tour-
soif ardente de vie et de liberté.
né, qu’il s’ouvrait un passage à travers la terre molle et
— Mourir ! oh non ! s’écria-t-il, ce n’est pas la peine s’enfuyait : il espérait que le poids ne serait pas trop grand
d’avoir tant vécu, d’avoir tant souffert, pour mourir main- pour qu’il pût le soulever.
tenant ! Mourir, c’était bon quand j’en avais pris la réso- S’il se trompait, si au contraire la terre était trop pesante,
lution, autrefois, il y a des années ; mais maintenant ce il mourait étouffé, et, tant mieux ! tout était fini.
serait véritablement trop aider à ma misérable destinée.
Non, je veux vivre, je veux lutter jusqu’au bout ; non, je Dantès n’avait pas mangé depuis la veille, mais il n’avait
veux reconquérir ce bonheur qu’on m’a enlevé. Avant que pas songé à la faim le matin, et il n’y songeait pas encore.
je meure, j’oubliais que j’ai mes bourreaux à punir, et Sa position était trop précaire pour lui laisser le temps
peut-être bien aussi, qui sait ? quelques amis à récompen- d’arrêter sa pensée sur aucune autre idée.
ser. Mais à présent on va m’oublier ici, et je ne sortirai de Le premier danger que courait Dantès, c’était que le geô-
mon cachot que comme Faria. lier, en lui apportant son souper de sept heures, s’aper-
Mais à cette parole Edmond resta immobile, le yeux fixes, çût de la substitution opérée : heureusement, vingt fois,
comme un homme frappé d’une idée subite, mais que soit par misanthropie, soit par fatigue, Dantès avait reçu
cette idée épouvante ; tout à coup il se leva, porta la main le geôlier couché ; et dans ce cas, d’ordinaire, cet homme
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déposait son pain et sa soupe sur la table et se retirait sans — Sais-tu qu’il n’est pas léger du tout ! dit celui qui était
lui parler. resté près de Dantès en s’asseyant sur le bord de la civière.
Mais, cette fois, le geôlier pouvait déroger à ses habitudes Le premier sentiment de Dantès avait été de s’échapper,
de mutisme, parler à Dantès, et voyant que Dantès ne lui heureusement il se retint.
répondait point, s’approcher du lit et tout découvrir.
— Éclaire-moi donc, animal, dit celui des deux porteurs
Lorsque sept heures du soir s’approchèrent, les angoisses qui s’était éloigné, ou je ne trouverai jamais ce que je
de Dantès commencèrent véritablement. Sa main, ap- cherche.
puyée sur son cœur, essayait d’en comprimer les batte- L’homme au falot obéit à l’injonction, quoique, comme
ments, tandis que de l’autre il essuyait la sueur de son front on l’a vu, elle fût faite en termes peu convenables.
qui ruisselait le long de ses tempes. De temps en temps
des frissons lui couraient par tout le corps et lui serraient — Que cherche-t-il donc ? se demanda Dantès. Une
le cœur comme dans un étau glacé. Alors il croyait qu’il bêche sans doute.
allait mourir. Les heures s’écoulèrent sans amener au- Une exclamation de satisfaction indiqua que le fossoyeur
cun mouvement dans le château, et Dantès comprit qu’il avait trouvé ce qu’il cherchait.
avait échappé à ce premier danger ; c’était d’un bon au-
gure. Enfin, vers l’heure fixée par le gouverneur, des pas — Enfin, dit l’autre, ce n’est pas sans peine.
se firent entendre dans l’escalier. Edmond comprit que le — Oui, répondit-il, mais il n’aura rien perdu pour at-
moment était venu ; il rappela tout son courage, retenant tendre.
son haleine ; heureux s’il eût pu retenir en même temps et
À ces mots il se rapprocha d’Edmond, qui entendit dépo-
comme elle les pulsations précipitées de ses artères.
ser près de lui un corps lourd et retentissant : au même
On s’arrêta à la porte, le pas était double. Dantès devina moment, une corde entoura ses pieds d’une vive et dou-
que c’étaient les deux fossoyeurs qui le venaient chercher. loureuse pression.
Ce soupçon se changea en certitude, quand il entendit le
— Eh bien ! le nœud est-il fait ? demanda celui des fos-
bruit qu’ils faisaient en déposant la civière.
soyeurs qui était resté inactif.
La porte s’ouvrit, une lumière voilée parvint aux yeux
— Et bien fait, dit l’autre ; je t’en réponds.
de Dantès. Au travers de la toile qui le couvrait, il vit
deux ombres s’approcher de son lit. Une troisième res- — En ce cas, en route.
tait à la porte, tenant un falot à la main. Chacun des deux Et la civière soulevée reprit son chemin.
hommes, qui s’étaient approchés du lit, saisit le sac par
une de ses extrémités. On fit cinquante pas à peu près, puis on s’arrêta pour ou-
vrir une porte, puis on se remit en route. Le bruit des
— C’est qu’il est encore lourd, pour un vieillard si maigre ! flots se brisant contre les rochers sur lesquels est bâti le
dit l’un d’eux en le soulevant par la tête. château, arrivait plus distinctement à l’oreille de Dantès à
— On dit que chaque année ajoute une demi-livre au mesure que l’on avança.
poids des os, dit l’autre en le prenant par les pieds. — Mauvais temps ! dit un des porteurs, il ne fera pas bon
— As-tu fait ton nœud ? demanda le premier. d’être en mer cette nuit.
— Je serais bien bête de nous charger d’un poids inutile, — Oui, l’abbé court grand risque d’être mouillé, dit
dit le second, je le ferai là-bas. l’autre, et ils éclatèrent de rire.
— Tu as raison ; partons alors. Dantès ne comprit pas très bien la plaisanterie, mais ses
cheveux ne s’en dressèrent pas moins sur sa tête.
— Pourquoi ce nœud ? se demanda Dantès.
— Bon, nous voilà arrivés ! reprit le premier.
On transporta le prétendu mort du lit sur la civière. Ed-
mond se raidissait pour mieux jouer son rôle de trépas- — Plus loin, plus loin, dit l’autre, tu sais bien que le der-
sé. On le posa sur la civière ; et le cortège, éclairé par nier est resté en route, brisé sur les rochers, et que le gou-
l’homme au falot, qui marchait devant, monta l’escalier. verneur nous a dit le lendemain que nous étions des fai-
néants.
Tout à coup, l’air frais et âpre de la nuit l’inonda. Dantès
reconnut le mistral. Ce fut une sensation subite, pleine à On fit encore quatre ou cinq pas en montant toujours, puis
la fois de délices et d’angoisses. Dantès sentit qu’on le prenait par la tête et par les pieds
et qu’on le balançait.
Les porteurs firent une vingtaine de pas, puis ils s’arrê-
tèrent et déposèrent la civière sur le sol. — Une, dirent les fossoyeurs.
Un des porteurs s’éloigna, et Dantès entendit ses souliers — Deux.
retentir sur les dalles. — Trois !
— Où suis-je donc ? se demanda-t-il. En même temps Dantès se sentit lancé en effet dans un
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vide énorme, traversant les airs comme un oiseau bles- teau d’If, Ratonneau et Pomègue sont les plus proches ;
sé, tombant, tombant toujours avec une épouvante qui lui mais Ratonneau et Pomègue sont habitées, il en est ain-
glaçait le cœur. Quoique tiré en bas par quelque chose si de la petite île de Daume : l’île la plus sûre était donc
de pesant qui précipitait son vol rapide, il lui sembla que celle de Tiboulen ou de Lemaire ; les îles de Tiboulen et
cette chute durait un siècle. Enfin, avec un bruit épouvan- de Lemaire sont à une lieue du château d’If.
table, il entra comme une flèche dans une eau glacée qui Dantès ne résolut pas moins de gagner une de ces deux
lui fit pousser un cri, étouffé à l’instant même par l’im- îles ; mais comment trouver ces îles au milieu de la nuit
mersion. qui s’épaississait à chaque instant autour de lui !
Dantès avait été lancé dans la mer, au fond de laquelle En ce moment, il vit briller comme une étoile le phare de
l’entraînait un boulet de trente-six attaché à ses pieds. Planier.
La mer est le cimetière du château d’If. En se dirigeant droit sur ce phare, il laissait l’île de Ti-
XXI boulen un peu à gauche ; en appuyant un peu à gauche, il
devait donc rencontrer cette île sur son chemin.
L’ÎLE DE TIBOULEN. Mais, nous l’avons dit, il y avait une lieue au moins du
château d’If à cette île.
Dantès étourdi, presque suffoqué, eut cependant la pré- Souvent, dans la prison, Faria répétait au jeune homme,
sence d’esprit de retenir son haleine, et, comme sa main en le voyant abattu et paresseux :
droite, ainsi que nous l’avons dit, préparé qu’il était à — Dantès, ne vous laissez pas aller à cet amollissement ;
toutes les chances, tenait son couteau tout ouvert, il éven- vous vous noierez, si vous essayez de vous enfuir, et que
tra rapidement le sac, sortit le bras, puis la tête ; mais vos forces n’aient pas été entretenues.
alors, malgré ses mouvements pour soulever le boulet, il
continua de se sentir entraîné ; alors il se cambra, cher- Sous l’onde lourde et amère, cette parole était venue tinter
chant la corde qui liait ses jambes, et, par un effort su- aux oreilles de Dantès ; il avait eu hâte de remonter alors
prême, il la trancha précisément au moment où il suffo- et de fendre les lames pour voir si effectivement il n’avait
quait ; alors, donnant un vigoureux coup de pied, il re- pas perdu de ses forces ; il vit avec joie que son inaction
monta libre à la surface de la mer, tandis que le boulet forcée ne lui avait rien ôté de sa puissance et de son agilité,
entraînait dans ses profondeurs inconnues le tissu gros- et sentit qu’il était toujours maître de l’élément, où, tout
sier qui avait failli devenir son linceul. enfant, il s’était joué.
Dantès ne prit que le temps de respirer, et replongea D’ailleurs la peur, cette rapide persécutrice, doublait la
une seconde fois ; car la première précaution qu’il devait vigueur de Dantès : il écoutait, penché sur la cime des
prendre était d’éviter les regards. flots, si aucune rumeur n’arrivait jusqu’à lui. Chaque fois
qu’il s’élevait à l’extrémité d’une vague, son rapide regard
Lorsqu’il reparut pour la seconde fois, il était déjà à cin- embrassait l’horizon visible et essayait de plonger dans
quante pas au moins du lieu de sa chute ; il vit au-dessus l’épaisse obscurité ; chaque flot un peu plus élevé que les
de sa tête un ciel noir et tempétueux, à la surface duquel autres flots lui semblait une barque à sa poursuite, et alors
le vent balayait quelques nuages rapides, découvrant par- il redoublait d’efforts, qui l’éloignaient sans doute, mais
fois un petit coin d’azur rehaussé d’une étoile ; devant lui dont la répétition devait promptement user ses forces.
s’étendait la plaine sombre et mugissante, dont les vagues
commençaient à bouillonner comme à l’approche d’une Il nageait cependant, et déjà le château terrible s’était un
tempête, tandis que derrière lui, plus noir que la mer, plus peu fondu dans la vapeur nocturne : il ne le distinguait
noir que le ciel, montait, comme un fantôme menaçant, pas, mais il le sentait toujours.
le géant de granit, dont la pointe sombre semblait un bras Une heure s’écoula, pendant laquelle Dantès, exalté par le
étendu pour ressaisir sa proie ; sur la roche la plus haute sentiment de la liberté qui avait envahi toute sa personne,
était un falot éclairant deux ombres. continua de fendre les flots dans la direction qu’il s’était
Il lui sembla que ces deux ombres se penchaient sur la faite.
mer avec inquiétude ; en effet, ces étranges fossoyeurs — Voyons, se disait-il, voilà bientôt une heure que je
devaient avoir entendu le cri qu’il avait jeté en traver- nage, mais comme le vent m’est contraire j’ai dû perdre
sant l’espace. Dantès plongea donc de nouveau, et fit un un quart de ma rapidité ; cependant, à moins que je ne me
trajet assez long entre deux eaux ; cette manœuvre lui sois trompé de ligne, je ne dois pas être loin de Tiboulen
était jadis familière, et attirait d’ordinaire autour de lui, maintenant.
dans l’anse du Pharo, de nombreux admirateurs, lesquels
l’avaient proclamé bien souvent le plus habile nageur de Mais, si je m’étais trompé !
Marseille. Un frisson passa par tout le corps du nageur ; il essaya de
Lorsqu’il revint à la surface de la mer le falot avait disparu. faire un instant la planche pour se reposer ; mais la mer
devenait de plus en plus forte, et il comprit bientôt que ce
Il fallait s’orienter : de toutes les îles qui entourent le châ- moyen de soulagement, sur lequel il avait compté, était
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impossible. Il se rappela alors que depuis vingt-quatre heures il n’avait


— Eh bien ! dit-il, soit, j’irai jusqu’au bout, jusqu’à ce pas mangé : il avait faim, il avait soif.
que mes bras se lassent, jusqu’à ce que les crampes enva- Dantès étendit les mains et la tête, et but l’eau de la tem-
hissent mon corps, et alors je coulerai à fond ! pête dans le creux d’un rocher.
Et il se mit à nager avec la force et l’impulsion du déses- Comme il se relevait, un éclair qui semblait ouvrir le ciel
poir. jusqu’au pied du trône éblouissant de Dieu illumina l’es-
Tout à coup il lui sembla que le ciel, déjà si obscur, s’as- pace ; à la lueur de cet éclair, entre l’île de Lemaire et le
sombrissait encore, qu’un nuage épais, lourd, compact cap Croisille, à un quart de lieue de lui, Dantès vit ap-
s’abaissait vers lui ; en même temps, il sentit une violente paraître comme un spectre glissant du haut d’une vague
douleur au genou : l’imagination, avec son incalculable vi- dans un abîme, un petit bâtiment pêcheur emporté à la
tesse, lui dit alors que c’était le choc d’une balle, et qu’il fois par l’orage et par le flot ; une seconde après, à la
allait immédiatement entendre l’explosion du coup de fu- cime d’une autre vague, le fantôme reparut, s’approchant
sil ; mais l’explosion ne retentit pas. Dantès allongea la avec une effroyable rapidité. Dantès voulut crier, cher-
main et sentit une résistance, il retira son autre jambe à cha quelque lambeau de linge à agiter en l’air pour leur
lui et toucha la terre ; il vit alors quel était l’objet qu’il faire voir qu’ils se perdaient, mais ils le voyaient bien eux-
avait pris pour un nuage. mêmes. À la lueur d’un autre éclair, le jeune homme vit
quatre hommes cramponnés aux mâts et aux étais ; un
À vingt pas de lui s’élevait une masse de rochers bizarres, cinquième se tenait à la barre du gouvernail brisé. Ces
qu’on prendrait pour un foyer immense pétrifié au mo- hommes qu’il voyait le virent aussi sans doute, car des
ment de sa plus ardente combustion : c’était l’île de Ti- cris désespérés, emportés par la rafale sifflante, arrivèrent
boulen. à son oreille. Au-dessus du mât, tordu comme un roseau,
Dantès se releva, fit quelques pas en avant, et s’étendit en claquait en l’air, à coups précipités une voile en lambeaux,
remerciant Dieu sur ces pointes de granit, qui lui sem- tout à coup les liens qui la retenaient encore se rompirent,
blèrent à cette heure plus douces que ne lui avait jamais et elle disparut, emportée dans les sombres profondeurs
paru le lit le plus doux. du ciel, pareille à ces grands oiseaux blancs qui se des-
sinent sur les nuages noirs.
Puis, malgré le vent, malgré la tempête, malgré la pluie,
qui commençait à tomber, brisé de fatigue qu’il était, il En même temps un craquement effrayant se fit entendre,
s’endormit de ce délicieux sommeil de l’homme chez le- des cris d’agonie arrivèrent jusqu’à Dantès. Crampon-
quel le corps s’engourdit, mais dont l’âme veille avec la né comme un sphinx à son rocher, d’où il plongeait sur
conscience d’un bonheur inespéré. l’abîme, un nouvel éclair lui montra le petit bâtiment bri-
sé, et parmi les débris des têtes aux visages désespérés,
Au bout d’une heure, Edmond se réveilla sous le gron- des bras étendus vers le ciel.
dement d’un immense coup de tonnerre : la tempête était
déchaînée dans l’espace et battait l’air de son vol éclatant ; Puis tout rentra dans la nuit, le terrible spectacle avait eu
de temps en temps un éclair descendait du ciel comme la durée de l’éclair.
un serpent de feu, éclairant les flots et les nuages qui rou- Dantès se précipita sur la pente glissante des rochers, au
laient au-devant les uns des autres comme les vagues d’un risque de rouler lui-même dans la mer ; il regarda, il écou-
immense chaos. ta, mais il n’entendit et ne vit plus rien : plus de cris, plus
Dantès, avec son coup d’œil de marin, ne s’était pas trom- d’efforts humains ; la tempête seule, cette grande chose de
pé : il avait abordé à la première des deux îles, qui est Dieu, continuait de rugir avec les vents et d’écumer avec
effectivement celle de Tiboulen. Il la savait nue, décou- les flots.
verte et n’offrant pas le moindre asile ; mais quand la tem- Peu à peu le vent s’abattit ; le ciel roula vers l’occident de
pête serait calmée il se remettrait à la mer et gagnerait à gros nuages gris et pour ainsi dire déteints par l’orage :
la nage l’île Lemaire, aussi aride, mais plus large et par l’azur reparut avec les étoiles plus scintillantes que ja-
conséquent plus hospitalière. mais : bientôt, vers l’est, une longue bande rougeâtre des-
Une roche qui surplombait offrit un abri momentané à sina à l’horizon des ondulations d’un bleu noir ; les flots
Dantès, il s’y réfugia, et presque au même instant la tem- bondirent, une subite lueur courut sur leurs cimes et chan-
pête éclata dans toute sa fureur. gea leurs cimes écumeuses en crinières d’or.
Edmond sentait trembler la roche sous laquelle il s’abri- C’était le jour.
tait ; les vagues, se brisant contre la base de la gigantesque Dantès resta immobile et muet devant ce grand spectacle,
pyramide, rejaillissaient jusqu’à lui ; tout en sûreté qu’il comme s’il le voyait pour la première fois ; en effet, depuis
était, il était au milieu de ce bruit profond, au milieu de le temps qu’il était au château d’If, il l’avait oublié. Il se
ces éblouissements fulgurants, pris d’une espèce de ver- retourna vers la forteresse, interrogeant à la fois d’un long
tige : il lui semblait que l’île tremblait sous lui, et d’un mo- regard circulaire la terre et la mer.
ment à l’autre allait, comme un vaisseau à l’ancre, briser
son câble, et l’entraîner au milieu de l’immense tourbillon. Le sombre bâtiment sortait du sein des vagues avec cette
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imposante majesté des choses immobiles, qui semblent à d’un des matelots naufragés, et tout près de là flottaient
la fois surveiller et commander. quelques débris de la carène, solives inertes que la mer
Il pouvait être cinq heures du matin ; la mer continuait de poussait et repoussait contre la base de l’île, qu’elles bat-
se calmer. taient comme d’impuissants béliers.
En un instant la résolution de Dantès fut prise ; il se remit
— Dans deux ou trois heures, se dit Edmond, le porte-
clefs va rentrer dans ma chambre, trouvera le cadavre de à la mer, nagea vers le bonnet, s’en couvrit la tête, sai-
sit une des solives et se dirigea pour couper la ligne que
mon pauvre ami, le reconnaîtra, me cherchera vainement
et donnera l’alarme. Alors on trouvera le trou, la galerie ; devait suivre le bâtiment.
on interrogera ces hommes qui m’ont lancé à la mer et — Maintenant, je suis sauvé, murmura-t-il.
qui ont dû entendre le cri que j’ai poussé. Aussitôt des Et cette conviction lui rendit ses forces.
barques remplies de soldats armés courront après le mal-
heureux fugitif, qu’on sait bien ne pas être loin. Le ca- Bientôt il aperçut la tartane, qui, ayant le vent presque
non avertira toute la côte qu’il ne faut point donner asile debout, courait des bordées entre le château d’If et la tour
à un homme qu’on rencontrera errant, nu et affamé. Les de Planier. Un instant Dantès craignit qu’au lieu de serrer
espions et les alguazils de Marseille seront avertis et bat- la côte le petit bâtiment ne gagnât le large, comme il eût
tront la côte tandis que le gouverneur du château d’If fera fait par exemple si sa destination eût été pour la Corse
battre la mer. Alors, traqué sur l’eau, cerné sur la terre, ou la Sardaigne ; mais, à la façon dont il manœuvrait, le
que deviendrai-je ? J’ai faim, j’ai froid, j’ai lâché jusqu’au nageur reconnut bientôt qu’il désirait passer, comme c’est
couteau sauveur qui me gênait pour nager ; je suis à la l’habitude des bâtiments qui vont en Italie, entre l’île de
merci du premier paysan qui voudra gagner vingt francs Jaros et l’île de Calaseraigne.
en me livrant ; je n’ai plus ni force, ni idée, ni résolution. Cependant le navire et le nageur approchaient insensible-
Ô mon Dieu ! mon Dieu ! voyez si j’ai assez souffert, et ment l’un de l’autre ; dans une de ses bordées, le petit bâti-
si vous pouvez faire pour moi plus que je ne puis faire ment vint même à un quart de lieue à peu près de Dantès.
moi-même. Il se souleva alors sur les flots, agitant son bonnet en signe
Au moment où Edmond, dans une espèce de délire oc- de détresse : mais personne ne le vit sur le bateau, qui
casionné par l’épuisement de sa force et le vide de son vira de bord et recommença une nouvelle bordée. Dan-
cerveau prononçait, anxieusement tourné vers le château tès songea à appeler ; mais il mesura de l’œil la distance
d’If, cette prière ardente, il vit apparaître à la pointe de et comprit que sa voix n’arriverait point jusqu’au navire,
l’île de Pomègue, dessinant sa voile latine à l’horizon, et emportée et couverte qu’elle serait auparavant par la brise
pareil à une mouette qui vole en rasant le flot, un petit bâ- de la mer et le bruit des flots.
timent que l’œil d’un marin pouvait seul reconnaître pour C’est alors qu’il se félicita de cette précaution qu’il avait
une tartane génoise sur la ligne encore à demi obscure de prise de s’étendre sur une solive. Affaibli comme il était,
la mer. Elle venait du port de Marseille et gagnait le large peut-être n’eût-il pas pu se soutenir sur la mer jusqu’à ce
en poussant l’écume étincelante devant la proue aiguë qui qu’il eût rejoint la tartane ; et, à coup sûr, si la tartane,
ouvrait une route plus facile à ses flancs rebondis. ce qui était possible, passait sans le voir, il n’eût pas pu
— Oh ! s’écria Edmond, dire que dans une demi-heure regagner la côte.
j’aurais rejoint ce navire si je ne craignais pas d’être Dantès, quoiqu’il fût à peu près certain de la route que sui-
questionné, reconnu pour un fugitif et reconduit à Mar- vait le bâtiment, l’accompagna des yeux avec une certaine
seille ! Que faire ? que dire ? quelle fable inventer dont ils anxiété, jusqu’au moment où il lui vit faire son abattée et
puissent être la dupe ? Ces gens sont tous des contreban- revenir à lui.
diers, des demi-pirates. Sous prétexte de faire le cabotage,
ils écument les côtes ; ils aimeront mieux me vendre que Alors il s’avança à sa rencontre ; mais avant qu’ils se
de faire une bonne action stérile. fussent joints, le bâtiment commença à virer de bord.

Attendons. Aussitôt Dantès, par un effort suprême, se leva presque


debout sur l’eau, agitant son bonnet, et jetant un de ces
Mais attendre est chose impossible : je meurs de faim ; cris lamentables comme en poussent les marins en dé-
dans quelques heures le peu de forces qui me reste sera tresse, et qui semblent la plainte de quelque génie de la
évanoui : d’ailleurs l’heure de la visite approche ; l’éveil mer.
n’est pas encore donné, peut-être ne se doutera-t-on de
rien : je puis me faire passer pour un des matelots de Cette fois on le vit et on l’entendit. La tartane interrompit
ce petit bâtiment qui s’est brisé cette nuit. Cette fable ne sa manœuvre et tourna le cap de son côté. En même temps
manquera point de vraisemblance ; nul ne viendra pour il vit qu’on se préparait à mettre une chaloupe à la mer.
me contredire ils sont bien engloutis tous. Allons. Un instant après, la chaloupe, montée par deux hommes,
Et, tout en disant ces mots, Dantès tourna les yeux vers se dirigea de son côté, battant la mer de son double aviron.
l’endroit où le petit navire s’était brisé, et tressaillit. À Dantès alors laissa glisser la solive dont il pensait n’avoir
l’arête d’un rocher était resté accroché le bonnet phrygien plus besoin, et nagea vigoureusement pour épargner la
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moitié du chemin à ceux qui venaient à lui. que je suis le seul qui reste vivant ; j’ai aperçu votre na-
Cependant le nageur avait compté sur des forces presque vire, et, craignant d’avoir longtemps à attendre sur cette
île isolée et déserte, je me suis hasardé sur un débris de
absentes ; ce fut alors qu’il sentit de quelle utilité lui avait
été ce morceau de bois qui flottait déjà, inerte, à cent notre bâtiment pour essayer de venir jusqu’à vous. Merci,
pas de lui. Ses bras commençaient à se roidir, ses jambes continua Dantès, vous m’avez sauvé la vie ; j’étais perdu
avaient perdu leur flexibilité, ses mouvements devenaient quand l’un de vos matelots m’a saisi par les cheveux.
durs et saccadés, sa poitrine était haletante. — C’est moi, dit un matelot à la figure franche et ouverte,
Il poussa un grand cri, les deux rameurs redoublèrent encadrée de longs favoris noirs ; et il était temps, vous
d’énergie, et l’un d’eux lui cria en italien : Courage ! couliez.

Le mot lui arriva au moment où une vague, qu’il n’avait — Oui, dit Dantès en lui tendant la main, oui, mon ami,
plus la force de surmonter, passait au-dessus de sa tête et et je vous remercie une seconde fois.
le couvrait d’écume. — Ma foi ! dit le marin, j’hésitais presque ; avec votre
Il reparut battant la mer de ces mouvements inégaux et barbe de six pouces de long et vos cheveux d’un pied, vous
aviez plus l’air d’un brigand que d’un honnête homme.
désespérés d’un homme qui se noie, poussa un troisième
cri, et se sentit enfoncer dans la mer, comme s’il eût eu Dantès se rappela effectivement que depuis qu’il était au
encore au pied le boulet mortel. château d’If il ne s’était pas coupé les cheveux, et ne s’était
L’eau passa par-dessus sa tête, et à travers l’eau il vit le point fait la barbe.
ciel livide avec des taches noires. — Oui, dit-il, c’est un vœu que j’avais fait à Notre-Dame
Un violent effort le ramena à la surface de la mer. Il lui del Pie de la Grotta, dans un moment de danger d’être dix
sembla alors qu’on le saisissait par les cheveux ; puis il ne ans sans couper mes cheveux ni ma barbe. C’est aujour-
vit plus rien, il n’entendit plus rien : il était évanoui. d’hui l’expiration de mon vœu, et j’ai failli me noyer pour
mon anniversaire.
Lorsqu’il rouvrit les yeux, Dantès se retrouva sur le pont
— Maintenant, qu’allons-nous faire de vous ? demanda le
de la tartane, qui continuait son chemin ; son premier re-
gard fut pour voir quelle direction elle suivait : on conti- patron.
nuait de s’éloigner du château d’If. — Hélas ! répondit Dantès, ce que vous voudrez : la fe-
Dantès était tellement épuisé, que l’exclamation de joie louque que je montais est perdue, le capitaine est mort ;
qu’il fit fut prise pour un soupir de douleur. comme vous le voyez, j’ai échappé au même sort, mais
absolument nu ; heureusement, je suis assez bon matelot ;
Comme nous l’avons dit, il était couché sur le pont : un jetez-moi dans le premier port où vous relâcherez, et je
matelot lui frottait les membres avec une couverture de trouverai toujours de l’emploi sur un bâtiment marchand.
laine ; un autre, qu’il reconnut pour celui qui lui avait
crié : Courage ! lui introduisit l’orifice d’une gourde dans — Vous connaissez la Méditerranée ?
la bouche ; un troisième, vieux marin, qui était à la fois — J’y navigue depuis mon enfance.
le pilote et le patron, le regardait avec le sentiment de pi- — Vous savez les bons mouillages ?
tié égoïste qu’éprouvent en général les hommes pour un
malheur auquel ils ont échappé la veille et qui peut les — Il y a peu de ports, même des plus difficiles, dans les-
atteindre le lendemain. quels je ne puisse entrer ou dont je ne puisse sortir les
yeux fermés.
Quelques gouttes de rhum, que contenait la gourde, ra-
nimèrent le cœur défaillant du jeune homme, tandis que — Eh bien ! dites donc, patron, demanda le matelot qui
les frictions que le matelot, à genoux devant lui, conti- avait crié courage ! à Dantès, si le camarade dit vrai, qui
nuait d’opérer avec de la laine, rendaient l’élasticité à ses empêche qu’il ne reste avec nous ?
membres. — Oui, s’il dit vrai, dit le patron d’un air de doute mais
— Qui êtes-vous ? demanda en mauvais français le pa- dans l’état où est le pauvre diable, on promet beaucoup,
tron. quitte à tenir ce que l’on peut.
— Je suis, répondit Dantès en mauvais italien, un matelot — Je tiendrai plus que je n’ai promis, dit Dantès.
maltais ; nous venions de Syracuse, nous étions chargés de — Oh ! oh ! fit le patron en riant, nous verrons cela.
vin et de panoline. Le grain de cette nuit nous a surpris au
cap Morgiou, et nous avons été brisés contre ces rochers — Quand vous voudrez, reprit Dantès en se relevant. Où
que vous voyez là-bas. allez-vous ?

— D’où venez-vous ? — À Livourne.

— De ces rochers où j’avais eu le bonheur de me cram- — Eh bien ! alors, au lieu de courir des bordées qui vous
ponner, tandis que notre pauvre capitaine s’y brisait la font perdre un temps précieux, pourquoi ne serrez-vous
tête. Nos trois autres compagnons se sont noyés. Je crois pas tout simplement le vent au plus près ?
91

— Parce que nous irions donner droit sur l’île de Rion. avec un indicible bonheur.
— Vous en passerez à plus de vingt brasses. — Maintenant, vous faut-il encore autre chose ? demanda
le patron.
— Prenez donc le gouvernail, dit le patron, et que nous
jugions de votre science. — Un morceau de pain et une seconde gorgée de cet ex-
Le jeune homme alla s’asseoir au gouvernail, s’assura par cellent rhum dont j’ai déjà goûté ; car il y a bien longtemps
une légère pression que le bâtiment était obéissant ; et, que je n’ai rien pris.
voyant que sans être de première finesse, il ne se refusait En effet, il y avait quarante heures à peu près.
pas : On apporta à Dantès un morceau de pain, et Jacopo lui
— Aux bras et aux boulines ! dit-il. présenta la gourde.
Les quatre matelots qui formaient l’équipage coururent à — La barre à bâbord ! cria le capitaine en se retournant
leur poste, tandis que le patron les regardait faire. vers le timonier.
— Halez ! continua Dantès. Dantès jeta un coup d’œil du même côté en portant la
Les matelots obéirent avec assez de précision. gourde à sa bouche, mais la gourde resta à moitié chemin.

— Et maintenant, amarrez bien ! — Tiens ! demanda le patron, que se passe-t-il donc au


château d’If.
Cet ordre fut exécuté comme les deux premiers, et le petit
bâtiment, au lieu de continuer de courir des bordées com- En effet, un petit nuage blanc, nuage qui avait attiré l’at-
mença de s’avancer vers l’île de Rion, près de laquelle il tention de Dantès, venait d’apparaître, couronnant les cré-
passa, comme l’avait prédit Dantès, en la laissant, par tri- neaux du bastion sud du château d’If.
bord, à une vingtaine de brasses. Une seconde après, le bruit d’une explosion lointaine vint
— Bravo ! dit le patron. mourir à bord de la tartane.

— Bravo ! répétèrent les matelots. Les matelots levèrent la tête en se regardant les uns les
autres.
Et tous regardaient, émerveillés, cet homme dont le re-
gard avait retrouvé une intelligence et le corps une vigueur — Que veut dire cela ? demanda le patron.
qu’on était loin de soupçonner en lui. — Il se sera sauvé quelque prisonnier cette nuit, dit Dan-
— Vous voyez, dit Dantès en quittant la barre, que je tès, et l’on tire le canon d’alarme.
pourrai vous être de quelque utilité, pendant la traversée Le patron jeta un regard sur le jeune homme, qui, en di-
du moins. Si vous ne voulez pas de moi à Livourne, eh sant ces paroles, avait porté la gourde à sa bouche ; mais
bien ! vous me laisserez là ; et, sur mes premiers mois de il le vit savourer la liqueur qu’elle contenait avec tant de
solde, je vous rembourserai ma nourriture jusque-là et les calme et de satisfaction, que, s’il eut un soupçon quel-
habits que vous allez me prêter. conque, ce soupçon ne fit que traverser son esprit et mou-
rut aussitôt.
— C’est bien, c’est bien, dit le patron ; nous pourrons nous
arranger si vous êtes raisonnable. — Voilà du rhum qui est diablement fort, fit Dantès, es-
— Un homme vaut un homme, dit Dantès ; ce que vous suyant avec la manche de sa chemise son front ruisselant
donnez aux camarades vous me le donnerez, et tout sera de sueur.
dit. — En tout cas, murmura le patron en le regardant, si
— Ce n’est pas juste, dit le matelot qui avait tiré Dantès c’est lui, tant mieux ; car j’ai fait là l’acquisition d’un fier
de la mer, car vous en savez plus que nous. homme.
Sous le prétexte qu’il était fatigué, Dantès demanda alors
— De quoi diable te mêles-tu ? Cela te regarde-t-il Jaco-
po ? dit le patron ; chacun est libre de s’engager pour la à s’asseoir au gouvernail. Le timonier, enchanté d’être re-
somme qui lui convient. layé dans ses fonctions, consulta de l’œil le patron, qui lui
fit de la tête signe qu’il pouvait remettre la barre à son
— C’est juste, dit Jacopo ; c’était une simple observation nouveau compagnon.
que je faisais.
Dantès ainsi placé put rester les yeux fixés du côté de Mar-
— Eh bien ! tu ferais bien mieux encore de prêter à ce seille.
brave garçon, qui est tout nu, un pantalon et une vareuse,
— Quel quantième du mois tenons-nous ? demanda Dan-
si toutefois tu en as de rechange.
tès à Jacopo, qui était venu s’asseoir auprès de lui en per-
— Non, dit Jacopo, mais j’ai une chemise et un pantalon. dant de vue le château d’If.
— C’est tout ce qu’il me faut, dit Dantès ; merci, mon ami. — Le 28 février, répondit celui-ci.
Jacopo se laissa glisser par l’écoutille, et remonta un ins- — De quelle année ? demanda encore Dantès.
tant après avec les deux vêtements, que Dantès revêtit
92

— Comment, de quelle année ! Vous demandez de quelle 79


année ? VIII.
— Oui, reprit le jeune homme, je vous demande de quelle Le château d’If
année ? 95
IX.
— Vous avez oublié l’année où nous sommes ? Le soir des fiançailles
— Que voulez-vous ! j’ai eu si grand-peur cette nuit, dit 111
en riant Dantès, que j’ai failli en perdre l’esprit ; si bien X.
que ma mémoire en est demeurée toute troublée : je vous Le petit cabinet des Tuileries
demande donc, le 28 de février, de quelle année nous 119
sommes ? XI.
L’ogre de Corse
— De l’année 1829, dit Jacopo. 131
Il y avait quatorze ans, jour pour jour, que Dantès avait XII.
été arrêté. Le père et le fils
142
Il était entré à dix-neuf ans au château d’If, il en sortait à
XIII.
trente-trois ans.
Les Cent-jours
Un douloureux sourire passa sur ses lèvres ; il se demanda 152
ce qu’était devenue Mercédès pendant ce temps où elle XIV.
avait dû le croire mort. Le prisonnier furieux et le prisonnier fou
Puis un éclair de haine s’alluma dans ses yeux en songeant 164
à ces trois hommes auxquels il devait une si longue et si XV.
cruelle captivité. Le numéro 34 et le numéro 27
180
Et il renouvela contre Danglars, Fernand et Villefort ce XVI.
serment d’implacable vengeance qu’il avait déjà prononcé Un savant italien
dans sa prison. 204
Et ce serment n’était plus une vaine menace, car, à cette XVII.
heure, le plus fin voilier de la Méditerranée n’eût certes La chambre de l’abbé
pu rattraper la petite tartane qui cinglait à pleines voiles 218
vers Livourne. XVIII.
Le trésor
FIN DU PREMIER VOLUME.
244
TABLE XIX.
DU PREMIER VOLUME Le troisième accès
261
Pages. XX.
I. Le cimetière du château d’If
Marseille. — L’arrivée 275
1 XXI.
II. L’île de Tiboulen
Le père et le fils 282
14
III. LE COMTE
Les Catalans DE
24 MONTE-CRISTO
IV. PAR
Complot ALEXANDRE DUMAS
38
V.
Le repas des fiançailles II
47
VI. NOUVELLE ÉDITION
Le substitut du procureur du roi
65
VII. PARIS
L’interrogatoire CALMANN LEVY, ÉDITEUR
93

ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES Et puis, peut-être le Génois était-il comme ces gens d’es-
3, rue auber, 3 prit qui ne savent jamais que ce qu’ils doivent savoir, et
——— qui ne croient que ce qu’ils ont intérêt à croire.
1889 Ce fut donc dans cette situation réciproque que l’on arriva
Droits de reproduction et de traduction réservés
à Livourne.
Edmond devait tenter là une nouvelle épreuve : c’était de
I
savoir s’il se reconnaîtrait lui-même, depuis quatorze ans
LES CONTREBANDIERS. qu’il ne s’était vu ; il avait conservé une idée assez précise
de ce qu’était le jeune homme, il allait voir ce qu’il était
Dantès n’avait point encore passé un jour à bord, qu’il devenu homme. Aux yeux de ses camarades, son vœu était
avait déjà reconnu à qui il avait affaire. Sans avoir été accompli : vingt fois déjà il avait relâché à Livourne, il
à l’école de l’abbé Faria, le digne patron de la Jeune- connaissait un barbier rue Saint-Ferdinand, il entra chez
Amélie, c’était le nom de la tartane génoise, savait à peu lui pour se faire couper la barbe et les cheveux.
près toutes les langues qui se parlent autour de ce grand Le barbier regarda avec étonnement cet homme à la
lac qu’on appelle la Méditerranée, depuis l’arabe jusqu’au longue chevelure et à la barbe épaisse et noire, qui res-
provençal ; cela lui donnait, en lui épargnant les inter- semblait à une de ces belles têtes du Titien. Ce n’était
prètes, gens toujours ennuyeux et parfois indiscrets, de point encore la mode à cette époque-là que l’on portât
grandes facilités de communication, soit avec les navires la barbe et les cheveux si développés : aujourd’hui un
qu’il rencontrait en mer, soit avec les petites barques qu’il barbier s’étonnerait seulement qu’un homme doué de si
relevait le long des côtes, soit enfin avec les gens sans nom, grands avantages physiques consentît volontairement à
sans patrie, sans état apparent, comme il y en a toujours s’en priver.
sur les dalles des quais qui avoisinent les ports de mer, et Le barbier livournais se mit à la besogne sans observation.
qui vivent de ces ressources mystérieuses et cachées qu’il
faut bien croire leur venir en ligne directe de la Provi- Lorsque l’opération fut terminée, lorsque Edmond sentit
dence, puisqu’ils n’ont aucun moyen d’existence visible à son menton entièrement rasé, lorsque ses cheveux furent
l’œil nu : on devine que Dantès était à bord d’un bâtiment réduits à la longueur ordinaire, il demanda un miroir et se
contrebandier. regarda.
Aussi le patron avait-il d’abord reçu Dantès à bord avec Il avait alors trente-trois ans, comme nous l’avons dit, et
une certaine défiance : il était fort connu de tous les doua- ces quatorze ans de prison avaient pour ainsi dire apporté
niers de la côte, et, comme c’était entre ces messieurs un grand changement moral dans sa figure.
et lui un échange de ruses plus adroites les unes que les Dantès était entré au château d’If avec ce visage rond,
autres, il avait pensé d’abord que Dantès était un émissaire riant et épanoui du jeune homme heureux, à qui les pre-
de dame gabelle, qui employait cet ingénieux moyen de miers pas dans la vie ont été faciles, et qui compte sur
pénétrer quelques-uns des secrets du métier. Mais la ma- l’avenir comme sur la déduction naturelle du passé : tout
nière brillante dont Dantès s’était tiré de l’épreuve quand il cela était bien changé.
avait orienté au plus près, l’avait entièrement convaincu ;
puis ensuite, quand il avait vu cette légère fumée flotter Sa figure ovale s’était allongée, sa bouche rieuse avait
comme un panache au-dessus du bastion du château d’If, pris ces lignes fermes et arrêtées qui indiquent la réso-
et qu’il avait entendu ce bruit lointain de l’explosion, il lution ; ses sourcils s’étaient arqués sous une ride unique,
avait eu un instant l’idée qu’il venait de recevoir à bord ce- pensive ; ses yeux s’étaient empreints d’une profonde tris-
lui à qui, comme pour les entrées et les sorties des rois, on tesse, du fond de laquelle jaillissaient de temps en temps
accordait les honneurs du canon ; cela l’inquiétait moins les sombres éclairs de la misanthropie et de la haine ; son
déjà, il faut le dire, que si le nouveau venu était un doua- teint, éloigné si longtemps de la lumière du jour et des
nier ; mais cette seconde supposition avait bientôt disparu rayons du soleil, avait pris cette couleur mate qui fait,
comme la première à la vue de la parfaite tranquillité de quand leur visage est encadré dans des cheveux noirs, la
sa recrue. beauté aristocratique des hommes du Nord ; cette science
profonde qu’il avait acquise avait en outre reflété sur tout
Edmond eut donc l’avantage de savoir ce qu’était son son visage une auréole d’intelligente sécurité ; en outre, il
patron sans que son patron pût savoir ce qu’il était ; de avait, quoique naturellement d’une taille assez haute, ac-
quelque côté que l’attaquassent le vieux marin ou ses ca- quis cette vigueur trapue d’un corps toujours concentrant
marades, il tint bon et ne fit aucun aveu : donnant force ses forces en lui.
détails sur Naples et sur Malte, qu’il connaissait comme
Marseille, et maintenant, avec une fermeté qui faisait À l’élégance des formes nerveuses et grêles avait suc-
honneur à sa mémoire, sa première narration. Ce fut donc cédé la solidité des formes arrondies et musculeuses.
le Génois, tout subtil qu’il était, qui se laissa duper par Quant à sa voix, les prières, les sanglots et les impréca-
Edmond, en faveur duquel parlaient sa douceur, son ex- tions l’avaient changée, tantôt en un timbre d’une dou-
périence nautique et surtout la plus savante. ceur étrange, tantôt en une accentuation rude et presque
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rauque. dans une demi-heure il serait sur cette terre promise. Mais
En outre, sans cesse dans un demi-jour et dans l’obscuri- là que ferait-il, sans instruments pour découvrir son tré-
té, ses yeux avaient acquis cette singulière faculté de dis- sor, sans armes pour le défendre ? D’ailleurs, que diraient
tinguer les objets pendant la nuit, comme font ceux de les matelots ? que penserait le patron ? Il fallait attendre.
l’hyène et du loup. Heureusement Dantès savait attendre : il avait attendu
Edmond sourit en se voyant : il était impossible que son quatorze ans sa liberté ; il pouvait bien, maintenant qu’il
était libre, attendre six mois ou un an la richesse.
meilleur ami, si toutefois il lui restait un ami, le reconnût ;
il ne se reconnaissait même pas lui-même. N’eût-il pas accepté la liberté sans la richesse si on la lui
Le patron de la Jeune-Amélie, qui tenait beaucoup à gar- eût proposée ?
der parmi ses gens un homme de la valeur d’Edmond, D’ailleurs cette richesse n’était-elle pas toute chimérique ?
lui avait proposé quelques avances sur sa part de béné- Née dans le cerveau malade du pauvre abbé Faria, n’était-
fices futurs, et Edmond avait accepté ; son premier soin, elle pas morte avec lui ?
en sortant de chez le barbier qui venait d’opérer chez lui Il est vrai que cette lettre du cardinal Spada était étrange-
cette première métamorphose, fut donc d’entrer dans un
ment précise.
magasin et d’acheter un vêtement complet de matelot : ce
vêtement, comme on le sait, est fort simple ; il se compose Et Dantès répétait d’un bout à l’autre dans sa mémoire
d’un pantalon blanc, d’une chemise rayée et d’un bonnet cette lettre, dont il n’avait pas oublié un mot.
phrygien. Le soir vint ; Edmond vit l’île passer par toutes les teintes
C’est sous ce costume, en rapportant à Jacopo la chemise que le crépuscule amène avec lui, et se perdre pour tout le
et le pantalon qu’il lui avait prêtés, qu’Edmond reparut monde dans l’obscurité ; mais lui, avec son regard habitué
devant le patron de la Jeune-Amélie, auquel il fut obli- à l’obscurité de la prison, il continua sans doute de la voir,
gé de répéter son histoire. Le patron ne voulait pas re- car il demeura le dernier sur le pont.
connaître dans ce matelot coquet et élégant l’homme à Le lendemain on se réveilla à la hauteur d’Aleria. Tout le
la barbe épaisse, aux cheveux mêlés d’algues et au corps jour on courut des bordées, le soir des feux, s’allumèrent
trempé d’eau de mer, qu’il avait accueilli nu et mourant sur la côte. À la disposition de ces feux on reconnut sans
sur le pont de son navire. doute qu’on pouvait débarquer, car un fanal monta au lieu
Entraîné par sa bonne mine, il renouvela donc à Dantès de pavillon à la corne du petit bâtiment, et l’on s’approcha
ses propositions d’engagement ; mais Dantès, qui avait ses à portée de fusil du rivage.
projets, ne les voulut accepter que pour trois mois. Dantès avait remarqué, pour ces circonstances solennelles
Au reste, c’était un équipage fort actif que celui de la sans doute, que le patron de la Jeune-Amélie avait monté
Jeune-Amélie, et soumis aux ordres d’un patron qui avait sur pivot, en approchant de la terre, deux petites couleu-
pris l’habitude de ne pas perdre son temps. À peine était- vrines, pareilles à des fusils de rempart, qui, sans faire
il depuis huit jours à Livourne, que les flancs rebondis grand bruit, pouvaient envoyer une jolie balle de quatre à
du navire étaient remplis de mousselines peintes, de co- la livre à mille pas.
tons prohibés, de poudre anglaise et de tabac sur lequel Mais pour ce soir-là la précaution fut superflue ; tout se
la régie avait oublié de mettre son cachet. Il s’agissait de passa le plus doucement et le plus poliment du monde.
faire sortir tout cela de Livourne, port franc, et de débar- Quatre chaloupes s’approchèrent à petit bruit du bâti-
quer sur le rivage de la Corse, d’où certains spéculateurs ment, qui, sans doute pour leur faire honneur, mit sa
se chargeaient de faire passer la cargaison en France. propre chaloupe à la mer ; tant il y a que les cinq cha-
On partit ; Edmond fendit de nouveau cette mer azurée, loupes s’escrimèrent si bien, qu’à deux heures du matin
premier horizon de sa jeunesse, qu’il avait revu si souvent tout le chargement était passé du bord de la Jeune-Amélie
dans les rêves de sa prison. Il laissa à sa droite la Gorgone, sur la terre ferme.
à sa gauche la Pianosa, et s’avança vers la patrie de Paoli La nuit même, tant le patron de la Jeune-Amélie était
et de Napoléon. un homme d’ordre, la répartition de la prime fut faite :
Le lendemain, en montant sur le pont, ce qu’il faisait tou- chaque homme eut cent livres toscanes de part, c’est-à-
jours d’assez bonne heure, le patron trouva Dantès appuyé dire à peu près quatre-vingts francs de notre monnaie.
à la muraille du bâtiment et regardant avec une expres- Mais l’expédition n’était pas finie ; on mit le cap sur la
sion étrange un entassement de rochers granitiques que le Sardaigne. Il s’agissait d’aller recharger le bâtiment qu’on
soleil levant inondait d’une lumière rosée : c’était l’île de venait de décharger.
Monte-Cristo.
La seconde opération se fit aussi heureusement que la pre-
La Jeune-Amélie la laissa à trois quarts de lieue à peu près mière ; la Jeune-Amélie était en veine de bonheur.
à tribord et continua son chemin vers la Corse.
La nouvelle cargaison était pour le duché de Lucques. Elle
Dantès songeait, tout en longeant cette île au nom si re- se composait presque entièrement de cigares de la Havane
tentissant pour lui, qu’il n’aurait qu’à sauter à la mer et que et de vin de Xérès et de Malaga.
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Là on eut maille à partir avec la gabelle, cette éternelle Edmond répondait :


ennemie du patron de la Jeune-Amélie. Un douanier resta — Qui sait ? tu seras peut-être un jour capitaine de bâti-
sur le carreau, et deux matelots furent blessés. Dantès était ment : ton compatriote Bonaparte est bien devenu empe-
un de ces deux matelots ; une balle lui avait traversé les reur !
chairs de l’épaule gauche.
Nous avons oublié de dire que Jacopo était Corse.
Dantès était presque heureux de cette escarmouche et
presque content de cette blessure ; elles lui avaient, ces Deux mois et demi s’étaient déjà écoulés dans ces courses
rudes institutrices, appris à lui-même de quel œil il regar- successives. Edmond était devenu aussi habile caboteur
dait le danger et de quel cœur il supportait la souffrance. qu’il était autrefois hardi marin ; il avait lié connaissance
Il avait regardé le danger en riant, et en recevant le coup avec tous les contrebandiers de la côte : il avait appris tous
il avait dit comme le philosophe grec : « Douleur, tu n’es les signes maçonniques à l’aide desquels ces demi-pirates
pas un mal. » se reconnaissent entre eux.
En outre il avait examiné le douanier blessé à mort, et, Il avait passé et repassé vingt fois devant son île de Monte-
soit chaleur du sang dans l’action, soit refroidissement des Cristo, mais dans tout cela il n’avait pas une seule fois
sentiments humains, cette vue ne lui avait produit qu’une trouvé l’occasion d’y débarquer.
légère impression. Dantès était sur la voie qu’il voulait Il avait donc pris une résolution :
parcourir, et marchait au but qu’il voulait atteindre : son
cœur était en train de se pétrifier dans sa poitrine. C’était, aussitôt que son engagement avec le patron de la
Jeune-Amélie aurait pris fin, de louer une petite barque
Au reste, Jacopo, qui, en le voyant tomber, l’avait cru pour son propre compte (Dantès le pouvait, car dans
mort, s’était précipité sur lui, l’avait relevé, et enfin, une ses différentes courses il avait amassé une centaine de
fois relevé, l’avait soigné en excellent camarade. piastres), et, sous un prétexte quelconque, de se rendre
Ce monde n’était donc pas si bon que le voyait le docteur à l’île de Monte-Cristo.
Pangloss ; mais il n’était donc pas non plus si méchant que Là il ferait en toute liberté ses recherches.
le voyait Dantès, puisque cet homme, qui n’avait rien à
attendre de son compagnon que d’hériter de sa part de Non pas en toute liberté, car il serait, sans aucun doute,
primes, éprouvait une si vive affliction de le voir tué ? espionné par ceux qui l’auraient conduit.

Heureusement, nous l’avons dit, Edmond n’était que bles- Mais dans ce monde il faut bien risquer quelque chose.
sé. Grâce à certaines herbes cueillies à certaines époques La prison avait rendu Edmond prudent, et il aurait bien
et vendues aux contrebandiers par de vieilles femmes voulu ne rien risquer.
sardes, la blessure se referma bien vite. Edmond voulut
Mais il avait beau chercher dans son imagination, si fé-
tenter alors Jacopo ; il lui offrit, en échange des soins qu’il
conde qu’elle fût, il ne trouvait pas d’autres moyens d’ar-
en avait reçus, sa part des primes ; mais Jacopo refusa
river à l’île tant souhaitée que de s’y faire conduire.
avec indignation.
Dantès flottait dans cette hésitation, lorsque le patron, qui
Il était résulté de cette espèce de dévouement sympa-
avait mis une grande confiance en lui, et qui avait grande
thique que Jacopo avait voué à Edmond du premier mo-
envie de le garder à son service, le prit un soir par le bras
ment où il l’avait vu, qu’Edmond accordait à Jacopo une
et l’emmena dans une taverne de la via del Oglio, dans
certaine somme d’affection. Mais Jacopo n’en demandait
laquelle avait l’habitude de se réunir ce qu’il y a de mieux
pas davantage : il avait deviné instinctivement chez Ed-
en contrebandiers à Livourne.
mond cette suprême supériorité à sa position, supériorité
qu’Edmond était parvenu à cacher aux autres. Et de ce peu C’était là que se traitaient d’habitude les affaires de la
que lui accordait Edmond le brave marin était content. côte. Déjà deux ou trois fois Dantès était entré dans cette
Bourse maritime ; et en voyant ces hardis écumeurs que
Aussi, pendant les longues journées de bord, quand le na-
fournit tout un littoral de deux mille lieues de tour à peu
vire courant avec sécurité sur cette mer d’azur n’avait be-
près, il s’était demandé de quelle puissance ne disposerait
soin, grâce au vent favorable qui gonflait ses voiles, que
pas un homme qui arriverait à donner l’impulsion de sa
du secours du timonier, Edmond, une carte marine à la
volonté à tous ces fils réunis ou divergents.
main, se faisait instituteur avec Jacopo comme le pauvre
abbé Faria s’était fait instituteur avec lui. Il lui montrait Cette fois il était question d’une grande affaire : il s’agis-
le gisement des côtes, lui expliquait les variations de la sait d’un bâtiment chargé de tapis turcs, d’étoffes du Le-
boussole, lui apprenait à lire dans ce grand livre ouvert vant et de cachemires ; il fallait trouver un terrain neutre
au-dessus de nos têtes, qu’on appelle le ciel, et où Dieu a où l’échange pût se faire ; puis tenter de jeter ces objets
écrit sur l’azur avec des lettres de diamant. sur les côtes de France.
Et quand Jacopo lui demandait : La prime était énorme si l’on réussissait : il s’agissait de
cinquante à soixante piastres par homme.
— À quoi bon apprendre toutes ces choses à un pauvre
matelot comme moi ? Le patron de la Jeune-Amélie proposa comme lieu de dé-
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barquement l’île de Monte-Cristo, laquelle, étant complè- mais il amena la logique à l’aide de l’imagination, et Dan-
tement déserte et n’ayant ni soldats ni douaniers, semble tès put arrêter un plan jusqu’alors vague et flottant dans
avoir été placée au milieu de la mer du temps de l’Olympe son cerveau.
païen par Mercure, ce dieu des commerçants et des vo- Le soir vint, et avec le soir les préparatifs du départ. Ces
leurs, classes que nous avons faites séparées, sinon dis- préparatifs étaient un moyen pour Dantès de cacher son
tinctes, et que l’antiquité, à ce qu’il paraît, rangeait dansagitation. Peu à peu il avait pris cette autorité sur ses
la même catégorie. compagnons de commander comme s’il était le maître
À ce nom de Monte-Cristo, Dantès tressaillit de joie : il se du bâtiment ; et comme ses ordres étaient toujours précis
leva pour cacher son émotion et fit un tour dans la taverne et faciles à exécuter, ses compagnons lui obéissaient non
enfumée où tous les idiomes du monde connu venaient se seulement avec promptitude, mais encore avec plaisir.
fondre dans la langue franque. Le vieux marin le laissait faire : lui aussi avait reconnu la
Lorsqu’il se rapprocha des deux interlocuteurs, il était dé- supériorité de Dantès sur ses autres matelots et sur lui-
cidé que l’on relâcherait à Monte-Cristo et que l’on parti- même. Il voyait dans le jeune homme son successeur na-
rait pour cette expédition dès la nuit suivante. turel, et il regrettait de n’avoir pas une fille pour enchaîner
Edmond, consulté, fut d’avis que l’île offrait toutes les sé- Edmond par cette haute alliance.
curités possibles, et que les grandes entreprises pour réus- À sept heures du soir tout fut prêt ; à sept heures dix mi-
sir avaient besoin d’être menées vite. nutes on doublait le phare juste au moment où le phare
s’allumait.
Rien ne fut donc changé au programme arrêté. Il fut
convenu que l’on appareillerait le lendemain soir, et que La mer était calme, avec un vent frais venant du sud-est ;
l’on tâcherait, la mer étant belle et le vent favorable, de se on naviguait sous un ciel d’azur où Dieu allumait aussi
trouver le surlendemain soir dans les eaux de l’île neutre. tour à tour ses phares, dont chacun est un monde. Dantès
II déclara que tout le monde pouvait se coucher et qu’il se
chargeait du gouvernail.

L’ÎLE DE MONTE-CRISTO.
Quand le Maltais (c’est ainsi que l’on appelait Dantès)
avait fait une pareille déclaration, cela suffisait, et chacun
s’en allait coucher tranquille.
Enfin Dantès, par un de ces bonheurs inespérés qui ar-
Cela arrivait quelquefois : Dantès, rejeté de la solitude
rivent parfois à ceux sur lesquels la rigueur du sort s’est
longtemps lassée, Dantès allait arriver à son but par un dans le monde, éprouvait de temps en temps d’impérieux
moyen simple et naturel, et mettre le pied dans l’île sans besoins de solitude. Or, quelle solitude à la fois plus im-
inspirer à personne aucun soupçon. mense et plus poétique que celle d’un bâtiment qui flotte
isolé sur la mer, pendant l’obscurité de la nuit, dans le
Une nuit le séparait seulement de ce départ tant attendu. silence de l’immensité et sous le regard du Seigneur ?
Cette nuit fut une des plus fiévreuses que passa Dantès. Cette fois, la solitude fut peuplée de ses pensées, la nuit
Pendant cette nuit, toutes les chances bonnes et mauvaises éclairée par ses illusions, le silence animé par ses pro-
se présentèrent tour à tour à son esprit : s’il fermait les messes.
yeux, il voyait la lettre du cardinal Spada écrite en ca-
Quand le patron se réveilla, le navire marchait sous toutes
ractères flamboyants sur la muraille ; s’il s’endormait un
instant, les rêves les plus insensés venaient tourbillonner voiles : il n’y avait pas un lambeau de toile qui ne fût gon-
flé par le vent ; on faisait plus de deux lieues et demie à
dans son cerveau. Il descendait dans des grottes aux pavés
d’émeraudes, aux parois de rubis, aux stalactites de dia- l’heure.
mants. Les perles tombaient goutte à goutte, comme filtre L’île de Monte-Cristo grandissait à l’horizon.
d’ordinaire l’eau souterraine. Edmond rendit le bâtiment à son maître, et alla s’étendre
Edmond, ravi, émerveillé, remplissait ses poches de pier- à son tour dans son hamac ; mais, malgré sa nuit d’insom-
reries ; puis il revenait au jour, et ces pierreries s’étaient nie, il ne put fermer l’œil un seul instant.
changées en simples cailloux. Alors il essayait de rentrer Deux heures après il remonta sur le pont ; le bâtiment était
dans ces grottes merveilleuses, entrevues seulement ; mais en train de doubler l’île d’Elbe. On était à la hauteur de
le chemin se tordait en spirales infinies : l’entrée était re- Mareciana et au-dessus de l’île plate et verte de la Pia-
devenue invisible. Il cherchait inutilement dans sa mé- nosa. On voyait s’élancer dans l’azur du ciel le sommet
moire fatiguée ce mot magique et mystérieux qui ouvrait flamboyant de Monte-Cristo.
pour le pêcheur arabe les cavernes splendides d’Ali-Baba.
Tout était inutile ; le trésor disparu était redevenu la pro- Dantès ordonna au timonier de mettre la barre à bâbord,
priété des génies de la terre, auxquels il avait eu un instant afin de laisser la Pianosa à droite ; il avait calculé que cette
l’espoir de l’enlever. manœuvre devrait raccourcir la route de deux ou trois
nœuds.
Le jour vint presque aussi fébrile que l’avait été la nuit ;
Vers cinq heures du soir, on eut la vue complète de l’île.
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On en apercevait les moindres détails, grâce à cette lim- Aussitôt le transport commença.
pidité atmosphérique qui est particulière à la lumière que Dantès songeait, tout en travaillant, au hourra de joie
versent les rayons du soleil à son déclin. que d’un seul mot il pourrait provoquer parmi tous ces
Edmond dévorait des yeux cette masse de rochers qui pas- hommes s’il disait tout haut l’incessante pensée qui bour-
sait par toutes les couleurs crépusculaires depuis le rose donnait tout bas à son oreille et à son cœur. Mais, tout au
vif jusqu’au bleu foncé ; de temps en temps des bouffées contraire de révéler le magnifique secret, il craignait d’en
ardentes lui montaient au visage ; son front s’empourprait, avoir déjà trop dit et d’avoir, par ses allées et ses venues,
un nuage pourpre passait devant ses yeux. ses demandes répétées, ses observations minutieuses et
Jamais joueur dont toute la fortune est en jeu n’eut, sur sa préoccupation continuelle éveillé les soupçons. Heu-
un coup de dés, les angoisses que ressentait Edmond dans reusement, pour cette circonstance du moins, que chez
ses paroxysmes d’espérance. lui un passé bien douloureux reflétait sur son visage une
tristesse indélébile, et que les lueurs de gaieté entrevues
La nuit vint : à dix heures du soir on aborda ; la Jeune- sous ce nuage n’étaient réellement que des éclairs.
Amélie était la première au rendez-vous.
Personne ne se doutait donc de rien, et lorsque le len-
Dantès, malgré son empire ordinaire sur lui-même, ne put demain, en prenant un fusil, du plomb et de la poudre,
se contenir : il sauta le premier sur le rivage ; s’il l’eût osé, Dantès manifesta le désir d’aller tuer quelqu’une de ces
comme Brutus, il eût baisé la terre. nombreuses chèvres sauvages que l’on voyait sauter de ro-
Il faisait nuit close ; mais à onze heures la lune se leva du cher en rocher, on n’attribua cette excursion de Dantès
milieu de la mer dont elle argenta chaque frémissement ; qu’à l’amour de la chasse ou au désir de la solitude. Il n’y
puis ses rayons, à mesure qu’elle se leva, commencèrent à eut que Jacopo qui insista pour le suivre. Dantès ne vou-
se jouer, en blanches cascades de lumière, sur les roches lut pas s’y opposer, craignant par cette répugnance à être
entassées de cet autre Pélion. accompagné d’inspirer quelques soupçons. Mais à peine
eut-il fait un quart de lieue, qu’ayant trouvé l’occasion de
L’île était familière à l’équipage de la Jeune-Amélie : tirer et de tuer un chevreau, il envoya Jacopo le porter à
c’était une de ses stations ordinaires. Quant à Dantès, il ses compagnons, les invitant à le faire cuire et à lui don-
l’avait reconnue à chacun de ses voyages dans le Levant, ner, lorsqu’il serait cuit, le signal d’en manger sa part en
mais jamais il n’y était descendu. tirant un coup de fusil ; quelques fruits secs et un fiasco de
Il interrogea Jacopo. vin de Monte-Pulciano devaient compléter l’ordonnance
du repas.
— Où allons-nous passer la nuit ? demanda-t-il.
Dantès continua son chemin en se retournant de temps en
— Mais à bord de la tartane, répondit le marin.
temps. Arrivé au sommet d’une roche, il vit à mille pieds
— Ne serions-nous pas mieux dans les grottes ? au-dessous de lui ses compagnons que venait de rejoindre
— Dans quelles grottes ? Jacopo, et qui s’occupaient déjà activement des apprêts
du déjeuner, augmenté, grâce à l’adresse d’Edmond, d’une
— Mais dans les grottes de l’île. pièce capitale.
— Je ne connais pas de grottes, dit Jacopo. Edmond les regarda un instant avec ce sourire doux et
Une sueur froide passa sur le front de Dantès. triste de l’homme supérieur.
— Il n’y a pas de grottes à Monte-Cristo ? demanda-t-il. — Dans deux heures, dit-il, ces gens-là repartiront, riches
de cinquante piastres, pour aller, en risquant leur vie,
— Non. essayer d’en gagner cinquante autres ; puis reviendront,
Dantès demeura un instant étourdi ; puis il songea que ces riches de six cents livres, dilapider ce trésor dans une ville
grottes pouvaient avoir été comblées depuis par un acci- quelconque, avec la fierté des sultans et la confiance des
dent quelconque, ou même bouchées, pour plus grandes nababs. Aujourd’hui l’espérance fait que je méprise leur
précautions, par le cardinal Spada. richesse, qui me paraît la plus profonde misère ; demain
Le tout, dans ce cas, était donc de retrouver cette ou- la déception fera peut-être que je serai forcé de regar-
verture perdue, il était inutile de la chercher pendant der cette profonde misère comme le suprême bonheur…
la nuit. Dantès remit donc l’investigation au lendemain. Oh ! non, s’écria Edmond, cela ne sera pas ; le savant,
D’ailleurs, un signal arboré à une demi-lieue en mer, et l’infaillible Faria ne se serait point trompé sur cette seule
auquel la Jeune-Amélie répondit aussitôt par un signal pa- chose. D’ailleurs autant vaudrait mourir que de continuer
reil, indiqua que le moment était venu de se mettre à la de mener cette vie misérable et inférieure.
besogne. Ainsi Dantès qui, il y a trois mois, n’aspirait qu’à la li-
berté, n’avait déjà plus assez de la liberté et aspirait à la
Le bâtiment retardataire, rassuré par le signal qui devait
faire connaître au dernier arrivé qu’il y avait toute sécurité richesse ; la faute n’en était pas à Dantès, mais à Dieu, qui,
en bornant la puissance de l’homme, lui a fait des désirs
à s’aboucher, apparut bientôt blanc et silencieux comme
un fantôme, et vint jeter l’ancre à une encablure du rivage. infinis ! Cependant, par une route perdue entre deux mu-
railles de roches, suivant un sentier creusé par le torrent
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et que, selon toute probabilité, jamais pied humain n’avait Edmond rouvrit les yeux, se plaignit de souffrir une vive
foulé, Dantès s’était approché de l’endroit où il supposait douleur au genou, une grande pesanteur à la tête et des
que les grottes avaient dû exister. Tout en suivant le rivage élancements insupportables dans les reins. On voulut le
de la mer et en examinant les moindres objets avec une transporter jusqu’au rivage ; mais lorsqu’on le toucha,
attention sérieuse, il crut remarquer sur certains rochers quoique ce fût Jacopo qui dirigeât l’opération, il déclara
des entailles creusées par la main de l’homme. en gémissant qu’il ne se sentait point la force de supporter
Le temps, qui jette sur toute chose physique son man- le transport.
teau de mousse, comme sur les choses morales son man- On comprend qu’il ne fut point question de déjeuner pour
teau d’oubli, semblait avoir respecté ces signes tracés avec Dantès ; mais il exigea que ses camarades, qui n’avaient
une certaine régularité, et dans le but probablement d’in- pas les mêmes raisons que lui pour faire diète, retour-
diquer une trace. De temps en temps cependant ces signes nassent à leur poste. Quant à lui, il prétendit qu’il n’avait
disparaissaient sous des touffes de myrtes, qui s’épanouis- besoin que d’un peu de repos, et qu’à leur retour ils le
saient en gros bouquets chargés de fleurs, ou sous des trouveraient soulagé.
lichens parasites. Il fallait alors qu’Edmond écartât les Les marins ne se firent pas trop prier : les marins avaient
branches ou soulevât les mousses pour retrouver les signes faim, l’odeur du chevreau arrivait jusqu’à eux et l’on n’est
indicateurs qui le conduisaient dans cet autre labyrinthe. point cérémonieux entre loups de mer.
Ces signes avaient au reste donné bon espoir à Edmond.
Pourquoi ne serait-ce pas le cardinal qui les aurait tracés Une heure après ils revinrent. Tout ce qu’Edmond avait pu
pour qu’ils pussent, au cas d’une catastrophe qu’il n’avait faire, c’était de se traîner pendant un espace d’une dizaine
pas pu prévoir si complète, servir de guide à son neveu ? de pas pour s’appuyer à une roche moussue.
Ce lieu solitaire était bien celui qui convenait à un homme Mais, loin de se calmer, les douleurs de Dantès avaient
qui voulait enfouir un trésor. Seulement ces signes infi- semblé croître en violence. Le vieux patron, qui était for-
dèles n’avaient-ils pas attiré d’autres yeux que ceux pour cé de partir dans la matinée pour aller déposer son char-
lesquels ils étaient tracés, et l’île aux sombres merveilles gement sur les frontières du Piémont et de la France, entre
avait-elle fidèlement gardé son magnifique secret ? Nice et Fréjus, insista pour que Dantès essayât de se le-
Cependant, à soixante pas du port à peu près, il sembla à ver. Dantès fit des efforts surhumains pour se rendre à
Edmond, toujours caché à ses compagnons par les acci- cette invitation ; mais à chaque effort il retombait plaintif
dents du terrain, que les entailles s’arrêtaient ; seulement et pâlissant.
elles n’aboutissaient à aucune grotte. Un gros rocher rond, — Il a les reins cassés, dit tout bas le patron : n’importe !
posé sur une base solide était le seul but auquel elles sem- c’est un bon compagnon, et il ne faut pas l’abandonner ;
blassent conduire. Edmond pensa qu’au lieu d’être arrivé à tâchons de le transporter jusqu’à la tartane.
la fin, il n’était peut-être, tout au contraire, qu’au commen-
cement ; il prit en conséquence le contre-pied et retourna Mais Dantès déclara qu’il aimait mieux mourir où il était
sur ses pas. que de supporter les douleurs atroces que lui occasionne-
rait le mouvement, si faible qu’il fût.
Pendant ce temps ses compagnons préparaient le déjeu-
ner, allaient puiser de l’eau à la source, transportaient le — Eh bien, dit le patron, advienne que pourra, mais il ne
pain et les fruits à terre et faisaient cuire le chevreau. Juste sera pas dit que nous avons laissé sans secours un brave
au moment où ils le tiraient de sa broche improvisée, ils compagnon comme vous. Nous ne partirons que ce soir.
aperçurent Edmond qui, léger et hardi comme un cha- Cette proposition étonna fort les matelots, quoique au-
mois, sautait de rocher en rocher : ils tirèrent un coup cun deux ne la combattit, au contraire. Le patron était
de fusil pour lui donner le signal. Le chasseur changea un homme si rigide, que c’était la première fois qu’on le
aussitôt de direction, et revint tout courant à eux. Mais voyait renoncer à une entreprise ou même retarder son
au moment où tous le suivaient des yeux dans l’espèce de exécution.
vol qu’il exécutait, taxant son adresse de témérité, comme
Aussi Dantès ne voulut-il pas souffrir qu’on fît en sa fa-
pour donner raison à leurs craintes le pied manqua à Ed-
veur une si grave infraction aux règles de la discipline éta-
mond ; on le vit chanceler à la cime d’un rocher, pousser
blie à bord.
un cri et disparaître.
— Non, dit-il au patron, j’ai été un maladroit, et il est
Tous bondirent d’un seul élan, car tous aimaient Edmond,
juste que je porte la peine de ma maladresse. Laissez-moi
malgré sa supériorité ; cependant ce fut Jacopo qui arriva
une petite provision de biscuit, un fusil, de la poudre et
le premier.
des balles pour tuer des chevreaux, ou même pour me dé-
Il trouva Edmond étendu sanglant et presque sans fendre, et une pioche pour me construire, si vous tardiez
connaissance ; il avait dû rouler d’une hauteur de douze ou trop à me venir prendre, une espèce de maison.
quinze pieds. On lui introduisit dans la bouche quelques
— Mais tu mourras de faim, dit le patron.
gouttes de rhum, et ce remède, qui avait déjà eu tant d’ef-
ficacité sur lui, produisit le même effet que la première — J’aime mieux cela, répondit Edmond, que de souffrir
fois. les douleurs inouïes qu’un seul mouvement me fait endu-
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rer. chevreaux qui bondissaient parmi les myrtes et les len-


Le patron se retournait du côté du bâtiment, qui se balan- tisques sur ces rochers sauvages, prit son fusil d’une main,
çait avec un commencement d’appareillage dans le pe- sa pioche de l’autre, et courut à cette roche à laquelle
tit port, prêt à reprendre la mer dès que sa toilette serait aboutissaient les entailles qu’il avait remarquées sur les
achevée. rochers.

— Que veux-tu donc que nous fassions, Maltais ? dit-il, — Et maintenant, s’écria-t-il en se rappelant cette histoire
du pêcheur arabe que lui avait raconté Faria, maintenant,
nous ne pouvons t’abandonner ainsi, et nous ne pouvons
rester, cependant ? Sésame, ouvre-toi !

— Partez, partez ! s’écria Dantès. III

— Nous serons au moins huit jours absents, dit le patron,


et encore faudra-t-il que nous nous détournions de notre ÉBLOUISSEMENT.
route pour te venir prendre.
— Écoutez, dit Dantès : si d’ici à deux ou trois jours vous Le soleil était arrivé au tiers de sa course à peu près, et ses
rencontrez quelque bâtiment pêcheur ou autre qui vienne rayons de mai donnaient, chauds et vivifiants, sur ces ro-
dans ces parages, recommandez-moi à lui, je donnerai chers, qui eux-mêmes semblaient sensibles à sa chaleur ;
vingt-cinq piastres pour mon retour à Livourne. Si vous des milliers de cigales, invisibles dans les bruyères, fai-
n’en trouvez pas, revenez. saient entendre leur murmure monotone et continu ; les
feuilles des myrtes et des oliviers s’agitaient frissonnantes,
Le patron secoua la tête. et rendaient un bruit presque métallique ; à chaque pas
— Écoutez, patron Baldi, il y a un moyen de tout conci- que faisait Edmond sur le granit échauffé, il faisait fuir
lier, dit Jacopo ; partez, moi je resterai avec le blessé pour des lézards qui semblaient des émeraudes ; on voyait bon-
le soigner. dir au loin, sur les talus inclinés, les chèvres sauvages qui
parfois y attirent les chasseurs : en un mot l’île était ha-
— Et tu renonceras à ta part de partage, dit Edmond, pour bitée, vivante, animée, et cependant Edmond s’y sentait
rester avec moi ? seul sous la main de Dieu.
— Oui, dit Jacopo, et sans regret. Il éprouvait je ne sais quelle émotion assez semblable à
— Allons, tu es un brave garçon, Jacopo, dit Edmond, de la crainte : c’était cette défiance du grand jour, qui fait
Dieu te récompensera de ta bonne volonté ; mais je n’ai supposer, même dans le désert, que des yeux inquisiteurs
besoin de personne, merci : un jour ou deux de repos me sont ouverts sur nous.
remettront, et j’espère trouver dans ces rochers certaines Ce sentiment fut si fort, qu’au moment de se mettre à la
herbes excellentes contre les contusions. besogne Edmond s’arrêta, déposa sa pioche, reprit son fu-
Et un sourire étrange passa sur les lèvres de Dantès, il sil, gravit une dernière fois le roc le plus élevé de l’île, et
serra la main de Jacopo avec effusion ; mais il demeura de là jeta un vaste regard sur tout ce qui l’entourait.
inébranlable dans sa résolution de rester, et de rester seul. Mais, nous devons le dire, ce qui attira son attention ce ne
Les contrebandiers laissèrent à Edmond ce qu’il deman- fut ni cette Corse poétique dont il pouvait distinguer jus-
dait et s’éloignèrent non sans se retourner plusieurs fois, qu’aux maisons, ni cette Sardaigne presque inconnue qui
lui faisant à chaque fois qu’ils se retournaient tous les lui fait suite, ni l’île d’Elbe aux souvenirs gigantesques, ni
signes d’un cordial adieu, auquel Edmond répondait de enfin cette ligne imperceptible qui s’étendait à l’horizon
la main seulement comme s’il ne pouvait remuer le reste et qui à l’œil exercé du marin révélait Gênes la superbe
du corps. et Livourne la commerçante ; non : ce fut le brigantin qui
était parti au point du jour, et la tartane qui venait de par-
Puis, lorsqu’ils eurent disparu.
tir.
— C’est étrange, murmura Dantès en riant, que ce soit
Le premier était sur le point de disparaître au détroit de
parmi de pareils hommes que l’on trouve des preuves
Bonifacio ; l’autre, suivant la route opposée, côtoyait la
d’amitié et des actes de dévouement.
Corse, qu’elle s’apprêtait à doubler.
Alors il se traîna avec précaution jusqu’au sommet d’un
Cette vue rassura Edmond.
rocher qui lui dérobait l’aspect de la mer, et de là il vit la
tartane achever son appareillage, lever l’ancre, se balancer Il ramena alors les yeux sur les objets qui l’entouraient
gracieusement comme une mouette qui va prendre son plus immédiatement ; il se vit sur le point le plus élevé
vol, et partir. de l’île, conique, grêle statue de cet immense piédestal ;
au-dessous de lui, pas un homme ; autour de lui, pas une
Au bout d’une heure elle avait complètement disparu : du
barque : rien que la mer azurée qui venait battre la base de
moins de l’endroit où était demeuré le blessé il était im-
l’île, et que ce choc éternel brodait d’une frange d’argent.
possible de la voir.
Alors il descendit d’une marche rapide mais cependant
Alors Dantès se releva plus souple et plus léger qu’un des
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pleine de prudence : il craignait fort, en un pareil moment Dantès jeta les yeux autour de lui, comme font les
un accident semblable à celui qu’il avait si habilement et hommes embarrassés ; et son regard tomba sur une corne
si heureusement simulé. de mouflon pleine de poudre que lui avait laissée son ami
Dantès, comme nous l’avons dit, avait repris le contre- Jacopo.
pied des entailles laissées sur les rochers, et il avait vu Il sourit : l’invention infernale allait faire son œuvre.
que cette ligne conduisait à une espèce de petite crique À l’aide de sa pioche Dantès creusa, entre le rocher supé-
cachée comme un bain de nymphe antique ; cette crique
rieur et celui sur lequel il était posé, un conduit de mine
était assez large à son ouverture et assez profonde à son comme ont l’habitude de faire les pionniers, lorsqu’ils
centre pour qu’un petit bâtiment du genre des spéronares veulent épargner au bras de l’homme une trop grande fa-
pût y entrer et y demeurer caché. Alors, en suivant le fil tigue, puis il le bourra de poudre ; puis, effilant son mou-
des inductions, ce fil qu’aux mains de l’abbé Faria il avait choir et le roulant dans le salpêtre, il en fit une mèche.
vu guider l’esprit d’une façon si ingénieuse dans le dédale
des probabilités, il songea que le cardinal Spada, dans son Le feu mis à cette mèche, Dantès s’éloigna.
intérêt à ne pas être vu, avait abordé à cette crique, y avait L’explosion ne se fit pas attendre : le rocher supérieur fut
caché son petit bâtiment, avait suivi la ligne indiquée par en un instant soulevé par l’incalculable force, le rocher
des entailles, et avait, à l’extrémité de cette ligne, enfoui inférieur vola en éclats ; par la petite ouverture qu’avait
son trésor. d’abord pratiquée Dantès, s’échappa tout un monde d’in-
C’était cette supposition qui avait ramené Dantès près du sectes frémissants, et une couleuvre énorme, gardien de
rocher circulaire. ce chemin mystérieux, roula sur ses volutes bleuâtres et
disparut.
Seulement cette chose inquiétait Edmond et bouleversait
toutes les idées qu’il avait en dynamique : comment avait- Dantès s’approcha : le rocher supérieur, désormais sans
on pu sans employer des forces considérables hisser ce appui, inclinait vers l’abîme ; l’intrépide chercheur en fit le
rocher, qui pesait peut-être cinq ou six milliers, sur l’es- tour, choisit l’endroit le plus vacillant, appuya son levier
pèce de base où il reposait ? dans une de ses arêtes et, pareil à Sisyphe, se roidit de
toute sa puissance contre le rocher.
Tout à coup une idée vint à Dantès. Au lieu de le faire
monter, se dit-il, on l’aura fait descendre. Le rocher, déjà ébranlé par la commotion, chancela ;
Dantès redoubla d’efforts : on eût dit un de ces Titans qui
Et lui-même s’élança au-dessus du rocher, afin de cher- déracinaient des montagnes pour faire la guerre au maître
cher la place de sa base première. des dieux. Enfin le rocher céda, roula, bondit, se précipita
En effet, bientôt il vit qu’une pente légère avait été prati- et disparut s’engloutissant dans la mer.
quée ; le rocher avait glissé sur sa base et était venu s’arrê- Il laissait découverte une place circulaire, et mettait au
ter à l’endroit ; un autre rocher, gros comme une pierre de jour un anneau de fer scellé au milieu d’une dalle de forme
taille ordinaire, lui avait servi de cale ; des pierres et des carrée.
cailloux avaient été soigneusement rajustés pour faire dis-
paraître toute solution de continuité ; cette espèce de petit Dantès poussa un cri de joie et d’étonnement : jamais plus
ouvrage en maçonnerie avait été recouvert de terre végé- magnifique résultat n’avait couronné une première tenta-
tale, l’herbe y avait poussé, la mousse s’y était étendue, tive.
quelques semences de myrtes et de lentisques s’y étaient Il voulut continuer ; mais ses jambes tremblaient si fort,
arrêtées, et le vieux rocher semblait soudé au sol. mais son cœur battait si violemment, mais un nuage si
Dantès enleva avec précaution la terre, et reconnut ou crut brûlant passait devant ses yeux, qu’il fut forcé de s’arrêter.
reconnaître tout cet ingénieux artifice. Ce moment d’hésitation eut la durée de l’éclair. Edmond
Alors il se mit à attaquer avec sa pioche cette muraille passa son levier dans l’anneau, leva vigoureusement, et la
intermédiaire cimentée par le temps. dalle descellée s’ouvrit, découvrant la pente rapide d’une
sorte d’escalier qui allait s’enfonçant dans l’ombre d’une
Après un travail de dix minutes la muraille céda, et un grotte de plus en plus obscure.
trou à y fourrer le bras fut ouvert.
Un autre se fût précipité, eût poussé des exclamations de
Dantès alla couper l’olivier le plus fort qu’il put trouver, joie ; Dantès s’arrêta, pâlit, douta.
le dégarnit de ses branches, l’introduisit dans le trou et en
fit un levier. — Voyons, se dit-il, soyons homme ! accoutumé à l’ad-
versité, ne nous laissons pas abattre par une déception ; ou
Mais le roc était à la fois trop lourd et calé trop solidement sans cela ce serait donc pour rien que j’aurais souffert ! Le
par le rocher inférieur, pour qu’une force humaine, fût-ce cœur se brise, lorsque après avoir été dilaté outre mesure
celle d’Hercule lui-même, pût l’ébranler. par l’espérance à la tiède haleine, il rentre et se renferme
Dantès réfléchit alors que c’était cette cale elle-même qu’il dans la froide réalité ! Faria a fait un rêve : le cardinal Spa-
fallait attaquer. da n’a rien enfoui dans cette grotte, peut-être même il n’y
Mais par quel moyen ? est jamais venu, ou, s’il y est venu, César Borgia, l’intré-
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pide aventurier, l’infatigable et sombre larron, y est venu en voyant en rêve ces murs tout resplendissants, se sera
après lui, a découvert sa trace, a suivi les mêmes brisées entretenu dans ses riches espérances.
que moi, comme moi a soulevé cette pierre, et, descenduMais Dantès se rappela les termes du testament, qu’il sa-
avant moi, ne m’a rien laissé à prendre après lui. vait par cœur : « Dans l’angle le plus éloigné de la seconde
Il resta un moment immobile, pensif, les yeux fixés sur ouverture, » disait ce testament.
cette ouverture sombre et continue. Dantès avait pénétré seulement dans la première grotte il
— Or, maintenant que je ne compte plus sur rien, main- alla chercher maintenant l’entrée de la seconde.
tenant que je me suis dit qu’il serait insensé de conserver Dantès s’orienta : cette seconde grotte devait naturelle-
quelque espoir, la suite de cette aventure est pour moi une ment s’enfoncer dans l’intérieur de l’île ; il examina les
chose de curiosité, voilà tout. souches des pierres, et il alla frapper à une des parois qui
Et il demeura encore immobile et méditant. lui parut celle où devait être cette ouverture, masquée sans
— Oui, oui, ceci est une aventure à trouver sa place dans doute pour plus grande précaution.
la vie mêlée d’ombre et de lumière de ce royal bandit, dans La pioche résonna pendant un instant, tirant du rocher un
ce tissu d’événements étranges qui composent la trame son mat dont la compacité faisait germer la sueur au front
diaprée de son existence ; ce fabuleux événement a dû de Dantès ; enfin il sembla au mineur persévérant qu’une
s’enchaîner invinciblement aux autres choses ; oui, Bor- portion de la muraille granitique répondait par un écho
gia est venu quelque nuit ici, un flambeau d’une main, une plus sourd et plus profond à l’appel qui lui était fait ; il
épée de l’autre, tandis qu’à vingt pas de lui, au pied de rapprocha son regard ardent de la muraille et reconnut,
cette roche peut-être, se tenaient, sombres et menaçants, avec le tact du prisonnier, ce que nul autre n’eût reconnu
deux sbires interrogeant la terre, l’air et la mer, pendant peut-être : c’est qu’il devait y avoir là une ouverture.
que leur maître entrait comme je vais le faire, secouant Cependant, pour ne pas faire une besogne inutile, Dantès
les ténèbres de son bras redoutable et flamboyant. qui, comme César Borgia, avait étudié le prix du temps,
Oui ; mais des sbires auxquels il aura livré ainsi son secret, sonda les autres parois avec sa pioche, interrogea le sol
qu’en aura fait César ? se demanda Dantès. avec la crosse de son fusil, ouvrit le sable aux endroits
Ce qu’on fit, se répondit-il en souriant, des ensevelisseurs suspects, et n’ayant rien trouvé, rien reconnu, revint à la
d’Alaric, que l’on enterra avec l’enseveli. portion de la muraille qui rendait ce son consolateur.
Il frappa de nouveau et avec plus de force.
Cependant, s’il y était venu, reprit Dantès, il eût retrouvé
et pris le trésor ; Borgia, l’homme qui comparait l’ItalieAlors il vit une chose singulière, c’est que, sous les coups
à un artichaut, et qui la mangeait feuille à feuille, Borgia
de l’instrument, une espèce d’enduit, pareil à celui qu’on
savait trop bien l’emploi du temps pour avoir perdu le sien
applique sur les murailles pour peindre à fresque, se sou-
à replacer ce rocher sur sa base. levait et tombait en écailles, découvrant une pierre blan-
Descendons. châtre et molle, pareille à nos pierres de taille ordinaires.
On avait fermé l’ouverture du rocher avec des pierres
Alors il descendit le sourire du doute sur les lèvres, en d’une autre nature, puis on avait étendu sur ces pierres
murmurant ce dernier mot de la sagesse humaine : Peut- cet enduit, puis sur cet enduit on avait imité la teinte et le
être !… cristallin du granit.
Mais, au lieu des ténèbres qu’il s’était attendu à trouver, Dantès frappa alors par le bout aigu de la pioche, qui entra
au lieu d’une atmosphère opaque et viciée, Dantès ne vit d’un pouce dans la porte-muraille.
qu’une douce lueur décomposée en jour bleuâtre ; l’air et
la lumière filtraient non seulement par l’ouverture qui ve- C’était là qu’il fallait fouiller.
nait d’être pratiquée, mais encore par des gerçures de ro- Par un mystère étrange de l’organisation humaine, plus
chers invisibles du sol extérieur, et à travers lesquels on les preuves que Faria ne s’était pas trompé devaient en
voyait l’azur du ciel où se jouaient les branches tremblo- s’accumulant rassurer Dantès, plus son cœur défaillant se
tantes des chênes verts et des ligaments épineux et ram- laissait aller au doute et presque au découragement : cette
pants des ronces. nouvelle expérience, qui aurait dû lui donner une force
Après quelques secondes de séjour dans cette grotte, dont nouvelle, lui ôta la force qui lui restait : la pioche descen-
l’atmosphère plutôt tiède qu’humide, plutôt odorante que dit, s’échappant presque de ses mains ; il la posa sur le
fade, était à la température de l’île ce que la lueur bleue sol, s’essuya le front et remonta vers le jour, se donnant à
était au soleil, le regard de Dantès, habitué, comme nous lui-même le prétexte de voir si personne ne l’épiait, mais,
en réalité, parce qu’il avait besoin d’air, parce qu’il sentait
l’avons dit, aux ténèbres, put sonder les angles les plus
reculés de la caverne : elle était de granit dont les facettes qu’il allait s’évanouir.
pailletées étincelaient comme des diamants. L’île était déserte, et le soleil à son zénith semblait la cou-
— Hélas ! se dit Edmond en souriant, voilà sans doute vrir de son œil de feu ; au loin, de petites barques de pê-
tous les trésors qu’aura laissés le cardinal ; et ce bon abbé, cheurs ouvraient leurs ailes sur la mer d’un bleu de saphir.
102

Dantès n’avait encore rien pris : mais c’était bien long de Une chèvre sauvage avait bondi par-dessus la première
manger dans un pareil moment ; il avala une gorgée de entrée de la grotte et broutait à quelques pas de là.
rhum et rentra dans la grotte le cœur raffermi. C’était une belle occasion de s’assurer son dîner, mais
La pioche qui lui avait semblé si lourde était redevenue Dantès eut peur que la détonation du fusil n’attirât quel-
légère ; il la souleva comme il eût fait d’une plume, et se qu’un.
remit vigoureusement à la besogne. Il réfléchit un instant, coupa un arbre résineux, alla l’al-
Après quelques coups il s’aperçut que les pierres n’étaient lumer au feu encore fumant où les contrebandiers avaient
point scellées, mais seulement posées les unes sur les fait cuire leur déjeuner, et revint avec cette torche.
autres et recouvertes de l’enduit dont nous avons parlé ; Il ne voulait perdre aucun détail de ce qu’il allait voir.
il introduisit dans une des fissures la pointe de la pioche,
pesa sur le manche et vit avec joie la pierre rouler sur des Il approcha la torche du trou informe et inachevé, et re-
gonds et tomber à ses pieds. connut qu’il ne s’était pas trompé : ses coups avaient al-
ternativement frappé sur le fer et sur le bois.
Dès lors Dantès n’eut plus qu’à tirer chaque pierre à lui
avec la dent de fer de la pioche, et chaque pierre à son Il planta sa torche dans la terre et se remit à l’œuvre.
tour roula près de la première. En un instant un emplacement de trois pieds de long sur
Dès la première ouverture, Dantès eut pu entrer ; mais en deux pieds de large à peu près fut déblayé, et Dantès put
tardant de quelques instants c’était retarder la certitude en reconnaître un coffre de bois de chêne cerclé de fer ciselé.
se cramponnant à l’espérance. Au milieu du couvercle resplendissaient, sur une plaque
d’argent que la terre n’avait pu ternir, les armes de la fa-
Enfin, après une nouvelle hésitation d’un instant, Dantès mille Spada, c’est-à-dire une épée posée en pal sur un
passa de cette première grotte dans la seconde. écusson ovale, comme sont les écussons italiens, et sur-
Cette seconde grotte était plus basse, plus sombre et d’un monté d’un chapeau de cardinal.
aspect plus effrayant que la première ; l’air, qui n’y péné- Dantès les reconnut facilement : l’abbé Faria les lui avait
trait que par l’ouverture pratiquée à l’instant même, avait
tant de fois dessinées !
cette odeur méphitique que Dantès s’était étonné de ne
pas trouver dans la première. Dantès donna le temps à Dès lors il n’y avait plus de doute, le trésor était bien là ;
l’air extérieur d’aller raviver cette atmosphère morte, et on n’eût pas pris tant de précautions pour remettre à cette
entra. place un coffre vide.
À gauche de l’ouverture, était un angle profond et sombre. En un instant tous les alentours du coffre furent déblayés,
et Dantès vit tour à tour apparaître la serrure du milieu,
Mais, nous l’avons dit, pour l’œil de Dantès il n’y avait pas placée entre deux cadenas, et les anses des faces latérales ;
de ténèbres. tout cela était ciselé comme on ciselait à cette époque, où
Il sonda du regard la seconde grotte : elle était vide l’art rendait précieux les plus vils métaux.
comme la première.
Dantès prit le coffre par les anses et essaya de le soulever :
Le trésor, s’il existait, était enterré dans cet angle sombre. c’était chose impossible.
L’heure de l’angoisse était arrivée ; deux pieds de terre Dantès essaya de l’ouvrir : serrure et cadenas étaient fer-
à fouiller, c’était tout ce qui restait à Dantès entre la su- més ; les fidèles gardiens semblaient ne pas vouloir rendre
prême joie et le suprême désespoir. leur trésor.
Il s’avança vers l’angle, et, comme pris d’une résolution Dantès introduisit le côté tranchant de sa pioche entre le
subite, il attaqua le sol hardiment. coffre et le couvercle, pesa sur le manche de la pioche, et
le couvercle, après avoir crié, éclata. Une large ouverture
Au cinquième ou sixième coup de pioche le fer résonna
sur du fer. des ais rendit les ferrures inutiles, elles tombèrent à leur
tour, serrant encore de leurs ongles tenaces les planches
Jamais tocsin funèbre, jamais glas frémissant ne produisit entamées par leur chute, et le coffre fut découvert.
pareil effet sur celui qui l’entendit. Dantès n’aurait rien
rencontré qu’il ne fût certes pas devenu plus pâle. Une fièvre vertigineuse s’empara de Dantès ; il saisit son
fusil, l’arma et le plaça près de lui. D’abord il ferma les
Il sonda à côté de l’endroit où il avait sondé déjà, et ren- yeux, comme font les enfants, pour apercevoir, dans la
contra la même résistance mais non pas le même son. nuit étincelante de leur imagination, plus d’étoiles qu’ils
— C’est un coffre de bois, cerclé de fer, dit-il. n’en peuvent compter dans un ciel encore éclairé, puis il
les rouvrit et demeura ébloui.
En ce moment une ombre rapide passa interceptant le
jour. Trois compartiments scindaient le coffre.
Dantès laissa tomber sa pioche, saisit son fusil, repassa Dans le premier brillaient de rutilants écus d’or aux fauves
par l’ouverture, et s’élança vers le jour. reflets.
103

Dans le second, des lingots mal polis et rangés en bon


ordre, mais qui n’avaient de l’or que le poids et la valeur. Le jour vint. Dantès l’attendait depuis longtemps les yeux
Dans le troisième enfin, à demi plein, Edmond remua à ouverts. À ses premiers rayons il se leva, monta, comme
poignée les diamants, les perles, les rubis, qui, cascade la veille, sur le rocher le plus élevé de l’île, afin d’explorer
étincelante, faisaient, en retombant les uns sur les autres, les alentours ; comme la veille, tout était désert.
le bruit de la grêle sur les vitres. Edmond descendit, leva la pierre, emplit ses poches de
Après avoir touché, palpé, enfoncé ses mains frémis- pierreries, replaça du mieux qu’il put les planches et les
santes dans l’or et les pierreries, Edmond se releva et ferrures du coffre, le recouvrit de terre, piétina cette terre,
prit sa course à travers les cavernes avec la tremblante jeta du sable dessus, afin de rendre l’endroit fraîchement
exaltation d’un homme qui touche à la folie. Il sauta sur retourné pareil au reste du sol ; sortit de la grotte, repla-
un rocher d’où il pouvait découvrir la mer, et n’aperçut ça la dalle, amassa sur la dalle des pierres de différentes
rien ; il était seul, bien seul, avec ses richesses incalcu- grosseurs ; introduisit de la terre dans les intervalles, plan-
lables, inouïes, fabuleuses, qui lui appartenaient : seule- ta dans ces intervalles des myrtes et des bruyères, arro-
ment rêvait-il ou était-il éveillé ? faisait-il un songe fugitif sa les plantations nouvelles afin qu’elles semblassent an-
ou étreignait-il corps à corps une réalité ? ciennes, effaça les traces de ses pas amassés autour de
Il avait besoin de revoir son or, et cependant il sentait cet endroit, et attendit avec impatience le retour de ses
qu’il n’aurait pas la force en ce moment d’en soutenir la compagnons. En effet, il ne s’agissait plus maintenant de
vue. Un instant il appuya ses deux mains sur le haut de passer son temps à regarder cet or et ces diamants et à
sa tête, comme pour empêcher sa raison de s’enfuir ; puis rester à Monte-Cristo comme un dragon surveillant d’in-
il s’élança tout au travers de l’île, sans suivre, non pas de utiles trésors. Maintenant il fallait retourner dans la vie,
chemin, il n’y en a pas dans l’île de Monte-Cristo, mais de parmi les hommes, et prendre dans la société le rang, l’in-
fluence et le pouvoir que donne en ce monde la richesse,
ligne arrêtée, faisant fuir les chèvres sauvages et effrayant
les oiseaux de mer par ses cris et ses gesticulations. Puis, la première et la plus grande des forces dont peut disposer
la créature humaine.
par un détour, il revint, doutant encore, se précipitant de
la première grotte dans la seconde, et se retrouvant en Les contrebandiers revinrent le sixième jour. Dantès re-
face de cette mine d’or et de diamants. connut de loin le port et la marche de la Jeune-Amélie ;
Cette fois il tomba à genoux, comprimant de ses deux il se traîna jusqu’au port comme Philoctète blessé, et
mains convulsives son cœur bondissant, et murmurant une lorsque ses compagnons abordèrent il leur annonça, tout
prière intelligible pour Dieu seul. en se plaignant encore, un mieux sensible ; puis à son tour
il écouta le récit des aventuriers. Ils avaient réussi, il est
Bientôt il se sentit plus calme et partant plus heureux, car vrai ; mais à peine le chargement avait-il été déposé, qu’ils
de cette heure seulement il commençait à croire à sa féli- avaient eu avis qu’un brick en surveillance à Toulon venait
cité. de sortir du port et se dirigeait de leur côté. Ils s’étaient
Il se mit alors à compter sa fortune ; il y avait mille lingots alors enfuis à tire-d’aile, regrettant que Dantès, qui savait
d’or de deux à trois livres chacun ; ensuite il empila vingt- donner une vitesse si supérieure au bâtiment, ne fût point
cinq mille écus d’or, pouvant valoir chacun quatre-vingts là pour le diriger. En effet, bientôt ils avaient aperçu le
francs de notre monnaie actuelle, tous à l’effigie du pape bâtiment chasseur ; mais à l’aide de la nuit et en doublant
Alexandre VI et de ses prédécesseurs, et il s’aperçut que le le cap Corse ils lui avaient échappé.
compartiment n’était qu’à moitié vide ; enfin il mesura dix En somme, ce voyage n’avait pas été mauvais ; et tous, et
fois la capacité de ses deux mains en perles, en pierreries, surtout Jacopo, regrettaient que Dantès n’en eût pas été,
en diamants, dont beaucoup, montés par les meilleurs or- afin d’avoir sa part des bénéfices qu’il avait rapportés, part
fèvres de l’époque, offraient une valeur d’exécution re- qui montait à cinquante piastres.
marquable même à côté de leur valeur intrinsèque.
Edmond demeura impénétrable ; il ne sourit même pas
Dantès vit le jour baisser et s’éteindre peu à peu. Il craignit à l’énumération des avantages qu’il eût partagés s’il eût
d’être surpris s’il restait dans la caverne, et sortit son fusil pu quitter l’île ; et, comme la Jeune-Amélie n’était venue
à la main. Un morceau de biscuit et quelques gorgées de à Monte-Cristo que pour le chercher, il se rembarqua le
vin furent son souper. Puis il replaça la pierre, se coucha soir même et suivit le patron à Livourne.
dessus, et dormit à peine quelques heures, couvrant de son
corps l’entrée de la grotte. À Livourne il alla chez un juif, et vendit cinq mille francs
chacun quatre de ses plus petits diamants. Le juif aurait
Cette nuit fut à la fois une de ces nuits délicieuses et ter- pu s’informer comment un matelot se trouvait possesseur
ribles comme cet homme aux foudroyantes émotions en de pareils objets ; mais il s’en garda bien, il gagnait mille
avait déjà passé deux ou trois dans sa vie. francs sur chacun.
IV Le lendemain il acheta une barque toute neuve qu’il don-
na à Jacopo en ajoutant à ce don cent piastres afin qu’il
L’INCONNU. pût engager un équipage ; et cela à la condition que Jaco-
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po irait à Marseille demander des nouvelles d’un vieillard réputation de premiers constructeurs du monde.
nommé Louis Dantès et qui demeurait aux Allées de Les curieux suivirent le petit bâtiment des yeux jusqu’à ce
Meilhan, et d’une jeune fille qui demeurait au village des qu’ils l’eussent perdu de vue, et alors les discussions s’éta-
Catalans et que l’on nommait Mercédès. blirent pour savoir où il allait : les uns penchèrent pour la
Ce fut à Jacopo à croire qu’il faisait un rêve : Edmond lui Corse, les autres pour l’île d’Elbe ; ceux-ci offrirent de pa-
raconta alors qu’il s’était fait marin par un coup de tête, et rier qu’il allait en Espagne, ceux-là soutinrent qu’il allait
parce que sa famille lui refusait l’argent nécessaire à son en Afrique ; nul ne pensa à nommer l’île de Monte-Cristo.
entretien ; mais qu’en arrivant à Livourne il avait touché C’était cependant à Monte-Cristo qu’allait Dantès.
la succession d’un oncle qui l’avait fait son seul héritier.
L’éducation élevée de Dantès donnait à ce récit une telle Il y arriva vers la fin du second jour ; le navire était ex-
vraisemblance, que Jacopo ne douta point un instant que cellent voilier et avait parcouru la distance en trente-cinq
son ancien compagnon ne lui eût dit la vérité. heures. Dantès avait parfaitement reconnu le gisement de
la côte ; et, au lieu d’aborder au port habituel, il jeta l’ancre
D’un autre côté, comme l’engagement d’Edmond à bord dans la petite crique.
de la Jeune-Amélie était expiré, il prit congé du marin, qui
essaya d’abord de le retenir, mais qui, ayant appris comme L’île était déserte ; personne ne paraissait y avoir abordé
Jacopo l’histoire de l’héritage, renonça dès lors à l’espoir depuis que Dantès en était parti ; il alla à son trésor : tout
de vaincre la résolution de son ancien matelot. était dans le même état qu’il l’avait laissé.
Le lendemain Jacopo mit à la voile pour Marseille : il Le lendemain son immense fortune était transportée à
devait retrouver Edmond à Monte-Cristo. bord du yacht et enfermée dans les trois compartiments
de l’armoire à secret.
Le même jour, Dantès partit sans dire où il allait, prenant
congé de l’équipage de la Jeune-Amélie par une gratifica- Dantès attendit huit jours encore. Pendant huit jours il
tion splendide, et du patron avec la promesse de lui donner fit manœuvrer son yacht autour de l’île, l’étudiant comme
un jour ou l’autre de ses nouvelles. un écuyer étudie un cheval : au bout de ce temps, il en
connaissait toutes les qualités et tous les défauts ; Dantès
Dantès alla à Gênes. se promit d’augmenter les unes et de remédier aux autres.
Au moment où il arrivait, on essayait un petit yacht com-
Le huitième jour Dantès vit un petit bâtiment qui venait
mandé par un Anglais qui, ayant entendu dire que les Gé- sur l’île toutes voiles dehors, et reconnut la barque de
nois étaient les meilleurs constructeurs de la Méditerra-
Jacopo ; il fit un signal auquel Jacopo répondit, et deux
née, avait voulu avoir un yacht construit à Gênes ; l’An- heures après la barque était près du yacht.
glais avait fait prix à quarante mille francs : Dantès en
offrit soixante mille, à la condition que le bâtiment lui se- Il y avait une triste réponse à chacune des deux demandes
rait livré le jour même. L’Anglais était allé faire un tour faites par Edmond.
en Suisse en attendant que son bâtiment fût achevé. Il Le vieux Dantès était mort.
ne devait revenir que dans trois semaines ou un mois :
le constructeur pensa qu’il aurait le temps d’en remettre Mercédès avait disparu.
un autre sur le chantier. Dantès emmena le constructeur Edmond écouta ces deux nouvelles d’un visage calme ;
chez un juif, passa avec lui dans l’arrière-boutique, et le mais aussitôt il descendit à terre, en défendant que per-
juif compta soixante mille francs au constructeur. sonne l’y suivît.
Le constructeur offrit à Dantès ses services pour lui com- Deux heures après il revint : deux hommes de la barque
poser un équipage ; mais Dantès le remercia en disant de Jacopo passèrent sur son yacht pour l’aider à la ma-
qu’il avait l’habitude de naviguer seul, et que la seule nœuvre, et il donna l’ordre de mettre le cap sur Marseille.
chose qu’il désirait était qu’on exécutât dans la cabine, à Il prévoyait la mort de son père ; mais Mercédès, qu’était-
la tête du lit, une armoire à secret dans laquelle se trou- elle devenue ?
veraient trois compartiments à secret aussi. Il donna la
Sans divulguer son secret, Edmond ne pouvait donner
mesure de ces compartiments, qui furent exécutés le len-
d’instructions suffisantes à un agent ; d’ailleurs il y avait
demain.
d’autres renseignements encore qu’il voulait prendre, et
Deux heures après Dantès sortait du port de Gênes, es- pour lesquels il ne s’en rapportait qu’à lui-même. Son mi-
corté par les regards d’une foule de curieux qui voulaient roir lui avait appris à Livourne qu’il ne courait pas le dan-
voir le seigneur espagnol qui avait l’habitude de naviguer ger d’être reconnu ; d’ailleurs il avait maintenant à sa dis-
seul. position tous les moyens de se déguiser. Un matin donc,
Dantès s’en tira à merveille : avec l’aide du gouvernail et le yacht, suivi de la petite barque, entra bravement dans
sans avoir besoin de le quitter, il fit faire à son bâtiment le port de Marseille et s’arrêta juste en face de l’endroit
toutes les évolutions voulues ; on eût dit un être intelli- où, ce soir de fatale mémoire, on l’avait embarqué pour
gent prêt à obéir à la moindre impulsion donnée, et Dan- le château d’If.
tès convint en lui-même, que les Génois méritaient leur Ce ne fut pas sans un certain frémissement que, dans le
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canot de santé, Dantès vit venir à lui un gendarme. Mais En voyant ces deux jeunes gens, Dantès poussa un pro-
Dantès, avec cette assurance parfaite qu’il avait acquise, fond soupir.
lui présenta un passeport anglais qu’il avait acheté à Li- Au reste, rien ne rappelait plus à Dantès l’appartement de
vourne ; et moyennant ce laisser-passer étranger, beau- son père : ce n’était plus le même papier ; tous les vieux
coup plus respecté en France que le nôtre, il descendit meubles, ces amis d’enfance d’Edmond, présents à son
sans difficulté à terre. souvenir dans tous leurs détails, avaient disparu. Les mu-
La première chose qu’aperçut Dantès, en mettant le pied railles seules étaient les mêmes.
sur la Cannebière, fut un des matelots du Pharaon. Cet Dantès se tourna du côté du lit, il était à la même place
homme avait servi sous ses ordres, et se trouvait là comme que celui de l’ancien locataire ; malgré lui, les yeux d’Ed-
un moyen de rassurer Dantès sur les changements qui mond se mouillèrent de larmes : c’était à cette place que
s’étaient faits en lui. Il alla droit à cet homme et lui fit plu- le vieillard avait dû expirer en nommant son fils.
sieurs questions auxquelles celui-ci répondit, sans même
laisser soupçonner, ni par ses paroles, ni par sa physiono- Les deux jeunes gens regardaient avec étonnement ce
mie, qu’il se rappelât avoir jamais vu celui qui lui adressait homme au front sévère, sur les joues duquel coulaient
la parole. deux grosses larmes sans que son visage sourcillât. Mais,
comme toute douleur porte avec elle sa religion, les
Dantès donna au matelot une pièce de monnaie pour le jeunes gens ne firent aucune question à l’inconnu ; seule-
remercier de ses renseignements ; un instant après, il en- ment ils se retirèrent en arrière pour le laisser pleurer tout
tendit le brave homme qui courait après lui. à son aise, et quand il se retira ils l’accompagnèrent, en lui
Dantès se retourna. disant qu’il pouvait revenir quand il voudrait et que leur
pauvre maison lui serait toujours hospitalière.
— Pardon, Monsieur, dit le matelot, mais vous vous êtes
trompé sans doute ; vous aurez cru me donner une pièce En passant à l’étage au-dessous, Edmond s’arrêta devant
de quarante sous, et vous m’avez donné un double napo- une autre porte et demanda si c’était toujours le tailleur
léon. Caderousse qui demeurait là. Mais le concierge lui répon-
— En effet, mon ami, dit Dantès, je m’étais trompé ; mais, dit que l’homme dont il parlait avait fait de mauvaises af-
comme votre honnêteté mérite une récompense, en voici faires et tenait maintenant une petite auberge sur la route
un second, que je vous prie d’accepter pour boire à ma de Bellegarde à Beaucaire.
santé avec vos camarades. Dantès descendit, demanda l’adresse du propriétaire de
Le matelot regarda Edmond avec tant d’étonnement, qu’il la maison des Allées de Meilhan, se rendit chez lui, se fit
annoncer sous le nom de lord Wilmore (c’était le nom et
ne songea pas même à le remercier ; et il le regarda s’éloi-
gner en disant : le titre qui étaient portés sur son passeport) et lui acheta
cette petite maison pour la somme de vingt-cinq mille
— C’est quelque nabab qui arrive de l’Inde. francs. C’était dix mille francs au moins de plus qu’elle ne
Dantès continua son chemin ; chaque pas qu’il faisait op- valait. Mais Dantès, s’il la lui eût faite un demi-million,
pressait son cœur d’une émotion nouvelle : tous ces souve- l’eût payée le prix qu’il la lui eût faite.
nirs d’enfance, souvenirs indélébiles, éternellement pré- Le jour même, les jeunes gens du cinquième étage furent
sents à la pensée, étaient là se dressant à chaque coin de prévenus par le notaire qui avait fait le contrat que le nou-
place, à chaque angle de rue, à chaque borne de carrefour. veau propriétaire leur donnait le choix d’un appartement
En arrivant au bout de la rue de Noailles, et en aperce- dans toute la maison, sans augmenter en aucune façon
vant les Allées de Meilhan, il sentit ses genoux qui flé- leur loyer, à la condition qu’ils lui céderaient les deux
chissaient, et il faillit tomber sous les roues d’une voiture. chambres qu’ils occupaient.
Enfin il arriva jusqu’à la maison qu’avait habitée son père.
Les aristoloches et les capucines avaient disparu de la Cet événement étrange occupa pendant plus de huit jours
tous les habitués des Allées de Meilhan, et fit faire mille
mansarde, où autrefois la main du bonhomme les treilla-
geait avec tant de soin. conjectures dont pas une ne se trouva être exacte.

Il s’appuya contre un arbre, et resta quelque temps pensif, Mais ce qui surtout brouilla toutes les cervelles et troubla
regardant les derniers étages de cette pauvre petite mai- tous les esprits, c’est qu’on vit le soir le même homme
son ; enfin il s’avança vers la porte, en franchit le seuil, qu’on avait vu entrer dans la maison des Allées de Meilhan
demanda s’il n’y avait pas un logement vacant, et, quoi- se promener dans le petit village des Catalans, et entrer
qu’il fût occupé, insista si longtemps pour visiter celui du dans une pauvre maison de pêcheurs où il resta plus d’une
cinquième, que le concierge monta et demanda, de la part heure à demander des nouvelles de plusieurs personnes
d’un étranger, aux personnes qui l’habitaient, la permis- qui étaient mortes ou qui avaient disparu depuis plus de
sion de voir les deux pièces dont il était composé. Les per- quinze ou seize ans.
sonnes qui habitaient ce petit logement étaient un jeune Le lendemain les gens chez lesquels il était entré pour
homme et une jeune femme qui venaient de se marier de- faire toutes ces questions reçurent en cadeau une barque
puis huit jours seulement. catalane toute neuve, garnie de deux seines et d’un chalut.
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Ces braves gens eussent bien voulu remercier le géné- comme celles d’un animal carnassier. Ses cheveux, qui
reux questionneur ; mais en les quittant on l’avait vu, après semblaient, malgré les premiers souffles de l’âge, ne pou-
avoir donné quelques ordres à un marin, monter à cheval voir se décider à blanchir, étaient, ainsi que sa barbe,
et sortir de Marseille par la porte d’Aix. qu’il portait en collier, épais, crépus et à peine parsemés
V de quelques poils blancs. Son teint, hâlé naturellement,
s’était encore couvert d’une nouvelle couche de bistre par
l’habitude que le pauvre diable avait prise de se tenir de-
L’AUBERGE DU PONT DU GARD. puis le matin jusqu’au soir sur le seuil de sa porte, pour
voir si, soit à pied, soit en voiture, il ne lui arrivait pas
Ceux qui comme moi ont parcouru à pied le midi de la quelque pratique : attente presque toujours déçue, et pen-
France, ont pu remarquer entre Bellegarde et Beaucaire, dant laquelle il n’opposait à l’ardeur dévorante du soleil
à moitié chemin à peu près du village à la ville mais plus d’autre préservatif pour son visage qu’un mouchoir rouge
rapprochée cependant de Beaucaire que de Bellegarde, noué sur sa tête à la manière des muletiers espagnols. Cet
une petite auberge où pend, sur une plaque de tôle qui homme, c’était notre ancienne connaissance Gaspard Ca-
grince au moindre vent, une grotesque représentation du derousse.
pont du Gard. Cette petite auberge, en prenant pour règle Sa femme au contraire qui, de son nom de fille, s’appe-
le cours du Rhône, est située au côté gauche de la route, lait Madeleine Radelle, était une femme pâle, maigre et
tournant le dos au fleuve ; elle est accompagnée de ce que maladive ; née aux environs d’Arles, elle avait, tout en
dans le Languedoc on appelle un jardin : c’est-à-dire que conservant les traces primitives de la beauté traditionnelle
la face opposée à celle qui ouvre sa porte aux voyageurs de ses compatriotes, vu son visage se délabrer lentement
donne sur un enclos où rampent quelques oliviers rabou- dans l’accès presque continuel d’une de ces fièvres sourdes
gris et quelques figuiers sauvages au feuillage argenté par si communes parmi les populations voisines des étangs
la poussière ; dans leurs intervalles poussent, pour tout lé- d’Aiguemortes et des marais de la Camargue. Elle se te-
gume, des aulx, des piments et des échalottes ; enfin, à l’un nait donc presque toujours assise et grelottante au fond
de ses angles, comme une sentinelle oubliée, un grand pin de sa chambre située au premier, soit étendue dans un
parasol élance mélancoliquement sa tige flexible, tandis fauteuil, soit appuyée contre son lit, tandis que son mari
que sa cime, épanouie en éventail, craque sous un soleil montait à la porte sa faction habituelle : faction qu’il pro-
de trente degrés. longeait d’autant plus volontiers que chaque fois qu’il se
Tous ces arbres, grands ou petits, se courbent inclinés na- retrouvait avec son aigre moitié, celle-ci le poursuivait de
turellement dans la direction où passe le mistral, l’un des ses plaintes éternelles contre le sort, plaintes auxquelles
trois fléaux de la Provence ; les deux autres, comme on son mari ne répondait d’habitude que par ces paroles phi-
sait ou comme on ne sait pas, étaient la Durance et le losophiques :
Parlement. « Tais-toi, la Carconte ! c’est Dieu qui le veut comme ce-
Çà et là dans la plaine environnante, qui ressemble à un la. »
grand lac de poussière, végètent quelques tiges de froment Ce sobriquet venait de ce que Madeleine Radelle était née
que les horticulteurs du pays élèvent sans doute par curio- dans le village de la Carconte, situé entre Salon et Lam-
sité et dont chacune sert de perchoir à une cigale qui pour- besc. Or, suivant une habitude du pays, qui veut que l’on
suit de son chant aigre et monotone les voyageurs égarés désigne presque toujours les gens par un surnom au lieu
dans cette thébaïde. de les désigner par un nom, son mari avait substitué cette
Depuis sept ou huit ans à peu près, cette petite auberge appellation à celle de Madeleine, trop douce et trop eu-
était tenue par un homme et une femme ayant pour tout phonique peut-être pour son rude langage.
domestique une fille de chambre appelée Trinette et un Cependant, malgré cette prétendue résignation aux dé-
garçon d’écurie répondant au nom de Pacaud ; double co- crets de la Providence, que l’on n’aille pas croire que notre
opération qui au reste suffisait largement aux besoins du aubergiste ne sentît pas profondément l’état de misère
service, depuis qu’un canal creusé de Beaucaire à Aigue- où l’avait réduit ce misérable canal de Beaucaire, et qu’il
mortes avait fait succéder victorieusement les bateaux au fût invulnérable aux plaintes incessantes dont sa femme
roulage accéléré, et le coche à la diligence. le poursuivait. C’était, comme tous les Méridionaux, un
Ce canal, comme pour rendre plus vifs encore les regrets homme sobre et sans de grands besoins, mais vaniteux
du malheureux aubergiste qu’il ruinait, passait, entre le pour les choses extérieures ; aussi, au temps de sa pros-
Rhône qui l’alimente et la route qu’il épuise, à cent pas périté, il ne laissait passer ni une ferrade, ni une proces-
à peu près de l’auberge dont nous venons de donner une sion de la tarasque sans s’y montrer avec la Carconte, l’un
courte mais fidèle description. dans ce costume pittoresque des hommes du Midi et qui
tient à la fois du catalan et de l’andalou ; l’autre avec ce
L’hôtelier qui tenait cette petite auberge pouvait être un charmant habit des femmes d’Arles qui semble emprun-
homme de quarante à quarante-cinq ans, grand, sec et té à la Grèce et à l’Arabie ; mais peu à peu, chaînes de
nerveux, véritable type méridional avec ses yeux enfoncés montres, colliers, ceintures aux mille couleurs, corsages
et brillants, son nez en bec d’aigle et ses dents blanches
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brodés, vestes de velours, bas à coins élégants, guêtres pas ? car il fait une polissonne de chaleur… Ah ! pardon,
bariolées, souliers à boucles d’argent avaient disparu, et interrompit Caderousse en voyant à quelle sorte de voya-
Gaspard Caderousse, ne pouvant plus se montrer à la hau- geur il avait affaire, pardon, je ne savais pas qui j’avais
teur de sa splendeur passée, avait renoncé pour lui et pour l’honneur de recevoir ; que désirez-vous, que demandez-
sa femme à toutes ces pompes mondaines, dont il enten- vous, monsieur l’abbé ? je suis à vos ordres.
dait en se rongeant sourdement le cœur les bruits joyeux Le prêtre regarda cet homme pendant deux ou trois se-
retentir jusqu’à cette pauvre auberge, qu’il continuait de condes avec une attention étrange, il parut même cher-
garder bien plus comme un abri que comme une spécula- cher à attirer de son côté sur lui l’attention de l’aubergiste ;
tion.
puis, voyant que les traits de celui-ci n’exprimaient d’autre
Caderousse s’était donc tenu, comme c’était son habitude, sentiment que la surprise de ne pas recevoir une réponse,
une partie de la matinée devant la porte, promenant son il jugea qu’il était temps de faire cesser cette surprise, et
regard mélancolique d’un petit gazon pelé, où picoraient dit avec un accent italien très prononcé :
quelques poules, aux deux extrémités du chemin désert — N’êtes-vous pas monsou Caderousse ?
qui s’enfonçait d’un côté au midi et de l’autre au nord,
quand tout à coup la voix aigre de sa femme le força de — Oui, Monsieur, dit l’hôte peut-être encore plus étonné
quitter son poste ; il rentra en grommelant et monta au de la demande qu’il ne l’avait été du silence, je le suis en
premier, laissant néanmoins la porte toute grande ouverte, effet ; Gaspard Caderousse, pour vous servir.
comme pour inviter les voyageurs à ne pas l’oublier en — Gaspard Caderousse… oui, je crois que c’est là le pré-
passant. nom et le nom ; vous demeuriez autrefois Allées de Meil-
Au moment où Caderousse rentrait, la grande route dont han, n’est-ce pas ? au quatrième ?
nous avons parlé, et que parcouraient ses regards, était — C’est cela.
aussi nue et aussi solitaire que le désert à midi ; elle
s’étendait, blanche et infinie, entre deux rangées d’arbres — Et vous y exerciez la profession de tailleur ?
maigres, et l’on comprenait parfaitement qu’aucun voya- — Oui, mais l’état a mal tourné : il fait si chaud à ce co-
geur, libre de choisir une autre heure du jour, ne se ha- quin de Marseille que l’on finira, je crois, par ne plus s’y
sardât dans cet effroyable Sahara. habiller du tout. Mais à propos de chaleur, ne voulez-vous
Cependant, malgré toutes les probabilités, s’il fût resté à pas vous rafraîchir, monsieur l’abbé ?
son poste, Caderousse aurait pu voir poindre, du côté de — Si fait, donnez-moi une bouteille de votre meilleur
Bellegarde, un cavalier et un cheval venant de cette al- vin, et nous reprendrons la conversation, s’il vous plaît,
lure honnête et amicale qui indique les meilleures rela- où nous la laissons.
tions entre le cheval et le cavalier ; le cheval était un che-
— Comme il vous fera plaisir, monsieur l’abbé, dit Cade-
val hongre, marchant agréablement l’amble ; le cavalier
rousse.
était un prêtre vêtu de noir et coiffé d’un chapeau à trois
cornes, malgré la chaleur dévorante du soleil alors à son Et pour ne pas perdre cette occasion de placer une des
midi ; ils n’allaient tous deux qu’un trot fort raisonnable. dernières bouteilles de vin de Cahors qui lui restaient,
Caderousse se hâta de lever une trappe pratiquée dans
Arrivé devant la porte, le groupe s’arrêta : il eut été dif-
le plancher même de cette espèce de chambre du rez-de-
ficile de décider si ce fut le cheval qui arrêta l’homme ou
chaussée, qui servait à la fois de salle et de cuisine.
l’homme qui arrêta le cheval ; mais en tout cas le cavalier
mit pied à terre, et, tirant l’animal par la bride, il alla l’at- Lorsque au bout de cinq minutes il reparut, il trouva l’ab-
tacher au tourniquet d’un contrevent délabré qui ne tenait bé assis sur un escabeau, le coude appuyé à une table
plus qu’à un gond ; puis, s’avançant vers la porte en es- longue, tandis que Margotin, qui paraissait avoir fait sa
suyant d’un mouchoir de coton rouge son front ruisselant paix avec lui en entendant que, contre l’habitude, ce voya-
de sueur, le prêtre frappa trois coups sur le seuil du bout geur singulier allait prendre quelque chose, allongeait sur
ferré de la canne qu’il tenait à la main. sa cuisse son cou décharné et son œil langoureux.
Aussitôt un grand chien noir se leva et fit quelques pas — Vous êtes seul ? demanda l’abbé à son hôte, tandis que
en aboyant et en montrant ses dents blanches et aiguës ; celui-ci posait devant lui la bouteille et un verre.
double démonstration hostile qui prouvait le peu d’habi- — Oh ! mon Dieu ! oui ! seul ou à peu près, monsieur
tude qu’il avait de la société. l’abbé ; car j’ai ma femme qui ne me peut aider en rien,
Aussitôt un pas lourd ébranla l’escalier de bois rampant attendu qu’elle est toujours malade, la pauvre Carconte.
le long de la muraille, et que descendait, en se courbant — Ah ! vous êtes marié ! dit le prêtre avec une sorte d’in-
et à reculons, l’hôte du pauvre logis à la porte duquel se térêt, et en jetant autour de lui un regard qui paraissait
tenait le prêtre. estimer à sa mince valeur le maigre mobilier du pauvre
— Me voilà ! disait Caderousse tout étonné, me voilà ! ménage.
veux-tu te taire, Margotin ! N’ayez pas peur, Monsieur, il — Vous trouvez que je ne suis pas riche, n’est-ce pas,
aboie, mais il ne mord pas. Vous désirez du vin, n’est-ce monsieur l’abbé ? dit en soupirant Caderousse ; mais que
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voulez-vous ! il ne suffit pas d’être honnête homme pour — Oui, je l’aimais bien, dit Caderousse, quoique j’aie à
prospérer dans ce monde. me reprocher d’avoir un instant envié son bonheur. Mais
L’abbé fixa sur lui un regard perçant. depuis, je vous le jure, foi de Caderousse, j’ai bien plaint
son malheureux sort.
— Oui, honnête homme ; de cela je puis m’en vanter,
Il se fit un instant de silence pendant lequel le regard fixe
monsieur, dit l’hôte en soutenant le regard de l’abbé, une
main sur sa poitrine et en hochant la tête du haut en bas ; de l’abbé ne cessa point un instant d’interroger la physio-
nomie mobile de l’aubergiste.
et dans notre époque tout le monde n’en peut pas dire au-
tant. — Et vous l’avez connu, le pauvre petit ? continua Cade-
— Tant mieux si ce dont vous vous vantez est vrai, dit rousse.
l’abbé ; car tôt ou tard, j’en ai la ferme conviction, l’hon- — J’ai été appelé à son lit de mort pour lui offrir les der-
nête homme est récompensé et le méchant puni. niers secours de la religion, répondit l’abbé.
— C’est votre état de dire cela, monsieur l’abbé ; c’est — Et de quoi est-il mort ? demanda Caderousse d’une
votre état de dire cela, reprit Caderousse avec une ex- voix étranglée.
pression amère ; après cela on est libre de ne pas croire ce — Et de quoi meurt-on en prison quand on y meurt à
que vous dites. trente ans, si ce n’est de la prison elle-même ?
— Vous avez tort de parler ainsi, Monsieur, dit l’abbé, car Caderousse essuya la sueur qui coulait de son front.
peut-être vais-je être moi-même pour vous, tout à l’heure,
une preuve de ce que j’avance. — Ce qu’il y a d’étrange dans tout cela, reprit l’abbé, c’est
que Dantès, à son lit de mort, sur le Christ dont il baisait
— Que voulez-vous dire ? demanda Caderousse d’un air les pieds, m’a toujours juré qu’il ignorait la véritable cause
étonné. de sa captivité.
— Je veux dire qu’il faut que je m’assure avant tout si — C’est vrai, c’est vrai, murmura Caderousse, il ne pou-
vous êtes celui à qui j’ai affaire. vait pas le savoir ; non, monsieur l’abbé, il ne mentait pas,
— Quelles preuves voulez-vous que je vous donne ? le pauvre petit.
— Avez-vous connu en 1814 ou 1815 un marin qui s’ap- — C’est ce qui fait qu’il m’a chargé d’éclaircir son malheur
pelait Dantès ? qu’il n’avait jamais pu éclaircir lui-même, et de réhabiliter
sa mémoire, si cette mémoire avait reçu quelque souillure.
— Dantès !… si je l’ai connu, ce pauvre Edmond ! je
le crois bien ? c’était même un de mes meilleurs amis ! Et le regard de l’abbé, devenant de plus en plus fixe, dévo-
s’écria Caderousse, dont un rouge de pourpre envahit le ra l’expression presque sombre qui apparut sur le visage
visage, tandis que l’œil clair et assuré de l’abbé semblait de Caderousse.
se dilater pour couvrir tout entier celui qu’il interrogeait. — Un riche Anglais, continua l’abbé, son compagnon
— Oui, je crois en effet qu’il s’appelait Edmond. d’infortune, et qui sortit de prison à la seconde restau-
— S’il s’appelait Edmond, le petit ! je le crois bien ! aus- ration, était possesseur d’un diamant d’une grande va-
si vrai que je m’appelle, moi, Gaspard Caderousse. Et leur. En sortant de prison, il voulut laisser à Dantès, qui,
qu’est-il devenu, Monsieur, ce pauvre Edmond ? conti- dans une maladie qu’il avait faite, l’avait soigné comme
nua l’aubergiste ; l’auriez-vous connu ? vit-il encore ? est- un frère, un témoignage de sa reconnaissance en lui lais-
il libre ? est-il heureux ? sant ce diamant. Dantès, au lieu de s’en servir pour séduire
ses geôliers, qui d’ailleurs pouvaient le prendre et le trahir
— Il est mort prisonnier, plus désespéré et plus misérable après, le conserva toujours précieusement pour le cas où
que les forçats qui traînent leur boulet au bagne de Toulon. il sortirait de prison ; car s’il sortait de prison, sa fortune
Une pâleur mortelle succéda sur le visage de Caderousse à était assurée par la vente seule de ce diamant.
la rougeur qui s’en était d’abord emparée. Il se retourna et — C’était donc comme vous le dites, demanda Cade-
l’abbé lui vit essuyer une larme avec un coin du mouchoir rousse avec des yeux ardents, un diamant d’une grande
rouge qui lui servait de coiffure. valeur ?
— Pauvre petit ! murmura Caderousse. Eh bien ! voilà — Tout est relatif, reprit l’abbé ; d’une grande valeur pour
encore une preuve de ce que je vous disais, monsieur l’ab- Edmond ; ce diamant était estimé cinquante mille francs.
bé, que le bon Dieu n’était bon que pour les mauvais. Ah !
— Cinquante mille francs ! dit Caderousse ; mais il était
continua Caderousse avec ce langage coloré des gens du
Midi, le monde va de mal en pis. Qu’il tombe donc du ciel donc gros comme une noix ?
deux jours de poudre et une heure de feu, et que tout soit — Non, pas tout à fait, dit l’abbé, mais vous allez en juger
dit ! vous-même, car je l’ai sur moi.
— Vous paraissez aimer ce garçon de tout votre cœur, Caderousse sembla chercher sous les vêtements de l’abbé
Monsieur ? demanda l’abbé. le dépôt dont il parlait.
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L’abbé tira de sa poche une petite boîte de chagrin noir, s’entre-choquaient en lui ; hélas ! oui, le pauvre homme il
l’ouvrit et fit briller aux yeux éblouis de Caderousse l’étin- est mort.
celante merveille montée sur une bague d’un admirable — J’ai appris cet événement à Marseille, répondit l’abbé
travail. en faisant un effort pour paraître indifférent, mais il y a
— Et cela vaut cinquante mille francs ? si longtemps que cette mort est arrivée que je n’ai pu re-
— Sans la monture, qui est elle-même d’un certain prix, cueillir aucun détail… Sauriez-vous quelque chose de la
fin de ce vieillard, vous ?
dit l’abbé.
Et il referma l’écrin, et remit dans sa poche le diamant qui — Eh ! dit Caderousse, qui peut savoir cela mieux que
continuait d’étinceler au fond de la pensée de Caderousse. moi ?… Je demeurais porte à porte avec le bonhomme…
Eh ! mon Dieu ! oui : un an à peine après la disparition de
— Mais comment vous trouvez-vous avoir ce diamant en son fils, il mourut, le pauvre vieillard !
votre possession, monsieur l’abbé ? demanda Caderousse.
Edmond vous a donc fait son héritier ? — Mais, de quoi mourut-il ?

— Non, mais son exécuteur testamentaire. « J’avais trois — Les médecins ont nommé sa maladie… une gastro-
bons amis et une fiancée, m’a-t-il dit : tous quatre, j’en entérite, je crois ; ceux qui le connaissaient ont dit qu’il
suis sûr, me regrettent amèrement : l’un de ces bons amis était mort de douleur… et moi, qui l’ai presque vu mourir,
s’appelait Caderousse. je dis qu’il est mort…

Caderousse frémit. Caderousse s’arrêta.

— L’autre, continua l’abbé sans paraître s’apercevoir de — Mort de quoi ? reprit avec anxiété le prêtre.
l’émotion de Caderousse, l’autre s’appelait Danglars ; le — Eh bien ! mort de faim !
troisième, a-i-il ajouté, bien que mon rival, m’aimait aussi. — De faim ? s’écria l’abbé bondissant sur son escabeau,
Un sourire diabolique éclaira les traits de Caderousse, qui de faim ! les plus vils animaux ne meurent pas de faim ! les
fit un mouvement pour interrompre l’abbé. chiens qui errent dans les rues trouvent une main compa-
— Attendez, dit l’abbé, laissez-moi finir, et si vous avez tissante qui leur jette un morceau de pain ; et un homme,
quelque observation à me faire, vous me la ferez tout à un chrétien, est mort de faim au milieu d’autres hommes
l’heure. L’autre, bien que mon rival, m’aimait aussi et s’ap- qui se disent chrétiens comme lui ! Impossible ! oh ! c’est
pelait Fernand ; quant à ma fiancée, son nom était… Je ne impossible !
me rappelle plus le nom de la fiancée, dit l’abbé. — J’ai dit ce que j’ai dit, reprit Caderousse.
— Mercédès, dit Caderousse. — Et tu as tort, dit une voix dans l’escalier, de quoi te
— Ah ! oui, c’est cela, reprit l’abbé avec un soupir étouffé, mêles-tu ?
Mercédès. Les deux hommes se retournèrent, et virent à travers les
— Eh bien ? demanda Caderousse. barres de la rampe la tête maladive de la Carconte ; elle
s’était traînée jusque-là et écoutait la conversation, assise
— Donnez-moi une carafe d’eau, dit l’abbé. sur la dernière marche, la tête appuyée sur ses genoux.
Caderousse s’empressa d’obéir. — De quoi te mêles-tu toi-même, femme ? dit Cade-
L’abbé remplit le verre et but quelques gorgées. rousse. Monsieur demande des renseignements, la poli-
tesse veut que je les lui donne.
— Où en étions-nous ? demanda-t-il en posant son verre
sur la table. — Oui, mais la prudence veut que tu les lui refuses. Qui te
dit dans quelle intention on veut te faire parler imbécile ?
— La fiancée s’appelait Mercédès.
— Dans une excellente, Madame, je vous en réponds, dit
— Oui, c’est cela ; vous irez à Marseille… C’est toujours l’abbé. Votre mari n’a donc rien à craindre, pourvu qu’il
Dantès qui parle, comprenez-vous ? réponde franchement.
— Parfaitement. — Rien à craindre, oui ! on commence par de belles pro-
— Vous vendrez ce diamant, vous ferez cinq parts, et messes, puis on se contente, après, de dire qu’on n’a rien à
vous les partagerez entre ces bons amis, les seuls êtres craindre ; puis on s’en va sans rien tenir de ce qu’on a dit,
qui m’aient aimé sur la terre ! et un beau matin le malheur tombe sur le pauvre monde
sans que l’on sache d’où il vient.
— Comment cinq parts ? dit Caderousse, vous ne m’avez
nommé que quatre personnes. — Soyez tranquille, bonne femme, le malheur ne vous
viendra pas de mon côté, je vous en réponds.
— Parce que la cinquième est morte, à ce qu’on m’a dit…
La cinquième était le père de Dantès. La Carconte grommela quelques paroles qu’on ne put en-
tendre, laissa retomber sur ses genoux sa tête un instant
— Hélas ! oui, dit Caderousse ému par les passions qui
soulevée et continua de trembler la fièvre, laissant son ma-
110

ri libre de continuer la conversation, mais placée de ma- — Comment cela ? ces gens-là sont donc devenus riches
nière à n’en pas perdre un mot. et puissants ?
Pendant ce temps, l’abbé avait bu quelques gorgées d’eau — Alors, vous ne savez pas leur histoire ?
et s’était remis. — Non, racontez-la-moi.
— Mais, reprit-il, ce malheureux vieillard était-il donc si Caderousse parut réfléchir un instant.
abandonné de tout le monde, qu’il soit mort d’une pareille
mort ? — Non, en vérité, dit-il, ce serait trop long.
— Oh ! Monsieur, reprit Caderousse, ce n’est pas que — Libre à vous de vous taire, mon ami, dit l’abbé avec
Mercédès la Catalane, ni M. Morrel l’aient abandonné ; l’accent de la plus profonde indifférence, et je respecte
mais le pauvre vieillard s’était pris d’une antipathie pro- vos scrupules ; d’ailleurs ce que vous faites là est d’un
fonde pour Fernand, celui-là même, continua Caderousse homme vraiment bon : n’en parlons donc plus. De quoi
avec un sourire ironique, que Dantès vous a dit être de ses étais-je chargé ? D’une simple formalité. Je vendrai donc
amis. ce diamant.
— Ne l’était-il donc pas ? dit l’abbé Et il tira le diamant de sa poche, ouvrit l’écrin, et le fit
briller aux yeux éblouis de Caderousse.
— Gaspard ! Gaspard ! murmura la femme du haut de son
escalier, fais attention à ce que tu vas dire. — Viens donc voir, femme ! dit celui-ci d’une voix
rauque.
Caderousse fit un mouvement d’impatience, et sans ac-
corder d’autre réponse à celle qui l’interrompait : — Un diamant ! dit la Carconte se levant et descendant
d’un pas assez ferme l’escalier ; qu’est-ce que c’est donc
— Peut-on être l’ami de celui dont on convoite la femme ?
que ce diamant ?
répondit-il à l’abbé. Dantès, qui était un cœur d’or, appe-
lait tous ces gens-là ses amis… Pauvre Edmond !… Au — N’as-tu donc pas entendu, femme ? dit Caderousse,
fait, il vaut mieux qu’il n’ait rien su ; il aurait eu trop de c’est un diamant que le petit nous a légué : à son père
peine à leur pardonner au moment de la mort… Et, quoi d’abord, à ses trois amis Fernand, Danglars et moi et à
qu’on dise, continua Caderousse dans son langage qui ne Mercédès sa fiancée. Le diamant vaut cinquante mille
manquait pas d’une sorte de rude poésie, j’ai encore plus francs.
peur de la malédiction des morts que de la haine des vi- — Oh ! le beau joyau ! dit-elle.
vants.
— Le cinquième de cette somme nous appartient, alors ?
— Imbécile ! dit la Carconte. dit Caderousse.
— Savez-vous donc, continua l’abbé, ce que Fernand a — Oui, Monsieur, répondit l’abbé, plus la part du père
fait contre Dantès ? de Dantès, que je me crois autorisé à répartir sur vous
— Si je sais, je le crois bien. quatre.
— Parlez alors. — Et pourquoi sur nous quatre ? demanda la Carconte.
— Gaspard, fais ce que tu veux, tu es le maître, dit la — Parce que vous étiez les quatre amis d’Edmond.
femme ; mais si tu m’en croyais, tu ne dirais rien. — Les amis ne sont pas ceux qui trahissent ! murmura
— Cette fois, je crois que tu as raison, femme, dit Cade- sourdement à son tour la femme.
rousse. — Oui, oui, dit Caderousse, et c’est ce que je disais : c’est
— Ainsi, vous ne voulez rien dire ? reprit l’abbé. presque une profanation, presque un sacrilège que de ré-
compenser la trahison, le crime peut-être.
— À quoi bon ! dit Caderousse. Si le petit était vivant et
qu’il vînt à moi pour connaître une bonne fois pour toutes — C’est vous qui l’aurez voulu, reprit tranquillement l’ab-
ses amis et ses ennemis, je ne dis pas ; mais il est sous bé en remettant le diamant dans la poche de sa sou-
terre, à ce que vous m’avez dit, il ne peut plus avoir de tane ; maintenant donnez-moi l’adresse des amis d’Ed-
haine, il ne peut plus se venger. Éteignons tout cela. mond, afin que je puisse exécuter ses dernières volontés.
— Vous voulez alors, dit l’abbé, que je donne à ces gens, La sueur coulait à lourdes gouttes du front de Caderousse ;
que vous donnez pour d’indignes et faux amis, une récom- il vit l’abbé se lever, se diriger vers la porte comme pour
pense destinée à la fidélité ? jeter un coup d’œil d’avis à son cheval, et revenir.
— C’est vrai, vous avez raison, dit Caderousse. D’ailleurs Caderousse et sa femme se regardaient avec une indicible
que serait pour eux maintenant le legs du pauvre Ed- expression.
mond ? une goutte d’eau tombant à la mer ! — Le diamant serait pour nous tout entier, dit Cade-
— Sans compter que ces gens-là peuvent t’écraser d’un rousse.
geste, dit la femme. — Le crois-tu ? répondit la femme.
111

— Un homme d’église ne voudrait pas nous tromper. — C’est que jamais, si vous faites un usage quelconque
— Fais comme tu voudras, dit la femme ; quant à moi, je des détails que je vais vous donner, on ne saura que ces
ne m’en mêle pas. détails viennent de moi, car ceux dont je vais vous parler
sont riches et puissants, et, s’ils me touchaient seulement
Et elle reprit le chemin de l’escalier toute grelottante ; ses du bout du doigt, ils me briseraient comme verre.
dents claquaient malgré la chaleur ardente qu’il faisait.
— Soyez tranquille, mon ami, dit l’abbé, je suis prêtre,
Sur la dernière marche, elle s’arrêta un instant. et les confessions meurent dans mon sein ; rappelez-vous
— Réfléchis bien, Gaspard ! dit-elle. que nous n’avons d’autre but que d’accomplir dignement
les dernières volontés de notre ami ; parlez donc sans mé-
— Je suis décidé, dit Caderousse. nagement comme sans haine ; dites la vérité, toute la vé-
La Carconte rentra dans sa chambre en poussant un sou- rité : je ne connais pas et ne connaîtrai probablement ja-
pir ; on entendit le plafond crier sous ses pas jusqu’à ce mais les personnes dont vous allez me parler ; d’ailleurs
qu’elle eût rejoint son fauteuil où elle tomba assise lour- je suis Italien et non pas Français ; j’appartiens à Dieu et
dement. non pas aux hommes, et je vais rentrer dans mon couvent,
dont je ne suis sorti que pour remplir les dernières volon-
— À quoi êtes-vous décidé ? demanda l’abbé.
tés d’un mourant.
— À tout vous dire, répondit celui-ci.
Cette promesse positive parut donner à Caderousse un
— Je crois, en vérité, que c’est ce qu’il y a de mieux à faire, peu d’assurance.
dit le prêtre ; non pas que je tienne à savoir les choses
— Eh bien ! en ce cas, dit Caderousse, je veux, je dirai
que vous voudriez me cacher ; mais enfin, si vous pouvez
même plus, je dois vous détromper sur ces amitiés que le
m’amener à distribuer les legs selon les vœux du testateur,
pauvre Edmond croyait sincères et dévouées.
ce sera mieux.
— Commençons par son père, s’il vous plaît, dit l’abbé.
— Je l’espère, répondit Caderousse les joues enflammées
Edmond m’a beaucoup parlé de ce vieillard, pour lequel
par la rougeur de l’espérance et de la cupidité.
il avait un profond amour.
— Je vous écoute, dit l’abbé.
— L’histoire est triste, Monsieur, dit Caderousse en ho-
— Attendez, reprit Caderousse, on pourrait nous inter- chant la tête ; vous en connaissez probablement les com-
rompre à l’endroit le plus intéressant, et ce serait désa- mencements.
gréable ; d’ailleurs il est inutile que personne sache que
— Oui, répondit l’abbé, Edmond m’a raconté les choses
vous êtes venu ici.
jusqu’au moment où il a été arrêté dans un petit cabaret
Et il alla à la porte de son auberge et ferma la porte, à près de Marseille.
laquelle, pour surcroît de précaution, il mit la barre de
— À la Réserve ! ô mon Dieu, oui ! je vois encore la chose
nuit.
comme si j’y étais.
Pendant ce temps, l’abbé avait choisi sa place pour écou-
— N’était-ce pas au repas même de ses fiançailles ?
ter tout à son aise ; il s’était assis dans un angle, de manière
à demeurer dans l’ombre tandis que la lumière tomberait — Oui, et le repas qui avait eu un gai commencement eut
en plein sur le visage de son interlocuteur. Quant à lui, la une triste fin : un commissaire de police suivi de quatre
tête inclinée, les mains jointes ou plutôt crispées, il s’ap- fusiliers entra, et Dantès fut arrêté.
prêtait à écouter de toutes ses oreilles. — Voilà où s’arrête ce que je sais, Monsieur, dit le prêtre ;
Caderousse approcha un escabeau et s’assit en face de lui. Dantès lui-même ne savait rien autre que ce qui lui était
absolument personnel, car il n’a jamais revu aucune des
— Souviens-toi que je ne te pousse à rien ! dit la voix
cinq personnes que je vous ai nommées, ni entendu parler
tremblotante de la Carconte, comme si, à travers le plan-
d’elles.
cher, elle eût pu voir la scène qui se préparait.
— Eh bien ! Dantès une fois arrêté, M. Morrel courut
— C’est bien, c’est bien, dit Caderousse, n’en parlons
prendre des informations : elles furent bien tristes. Le
plus ; je prends tout sur moi.
vieillard retourna seul dans sa maison, ploya son habit de
Et il commença. noces en pleurant, passa toute la journée à aller et venir
VI dans sa chambre, et le soir ne se coucha point, car je de-
meurais au-dessous de lui, et je l’entendis marcher toute
la nuit ; moi-même, je dois le dire, je ne dormis pas non
LE RÉCIT. plus, car la douleur de ce pauvre père me faisait grand
mal, et chacun de ses pas me broyait le cœur, comme s’il
— Avant tout, dit Caderousse, je dois, Monsieur, vous eût réellement posé son pied sur ma poitrine.
prier de me promettre une chose. Le lendemain, Mercédès vint à Marseille pour implorer
— Laquelle ? demanda l’abbé. la protection de M. de Villefort : elle n’obtint rien ; mais,
112

du même coup, elle alla rendre visite au vieillard. Quand Pendant les trois premiers jours, je l’entendis marcher
elle le vit si morne et si abattu, qu’il avait passé la nuit comme d’habitude ; mais le quatrième, je n’entendis plus
sans se mettre au lit et qu’il n’avait pas mangé depuis la rien. Je me hasardai à monter : la porte était fermée ; mais
veille, elle voulut l’emmener pour en prendre soin, mais à travers la serrure je l’aperçus si pâle et si défait, que, le
le vieillard ne voulut jamais y consentir. jugeant bien malade, je fis prévenir M. Morrel et cou-
— Non, disait-il, je ne quitterai pas la maison, car c’est rus chez Mercédès. Tous deux s’empressèrent de venir.
moi que mon pauvre enfant aime avant toutes choses, et, M. Morrel amenait un médecin ; le médecin reconnut une
s’il sort de prison, c’est moi qu’il accourra voir d’abord. gastro-entérite et ordonna la diète. J’étais là, Monsieur, et
je n’oublierai jamais le sourire du vieillard à cette ordon-
Que dirait-il si je n’étais point là à l’attendre ? »
nance.
J’écoutais tout cela du carré, car j’aurais voulu que Mercé-
dès déterminât le vieillard à la suivre ; ce pas retentissant Dès lors il ouvrit sa porte : il avait une excuse pour ne plus
tous les jours sur ma tête ne me laissait pas un instant de manger ; le médecin avait ordonné la diète.
repos. L’abbé poussa une espèce de gémissement.
— Mais ne montiez-vous pas vous-même près du vieillard — Cette histoire vous intéresse, n’est-ce pas, Monsieur ?
pour le consoler ? demanda le prêtre. dit Caderousse.
— Ah ! Monsieur ! répondit Caderousse, on ne console — Oui, répondit l’abbé ; elle est attendrissante.
que ceux qui veulent être consolés, et lui ne voulait pas — Mercédès revint ; elle le trouva si changé, que, comme
l’être : d’ailleurs, je ne sais pourquoi, mais il me semblait la première fois, elle voulut le faire transporter chez elle.
qu’il avait de la répugnance à me voir. Une nuit cepen- C’était aussi l’avis de M. Morrel, qui voulait opérer le
dant que j’entendais ses sanglots, je n’y pus résister et transport de force ; mais le vieillard cria tant, qu’ils eurent
je montai ; mais quand j’arrivai à la porte, il ne sanglo- peur. Mercédès resta au chevet de son lit. M. Morrel
tait plus, il priait. Ce qu’il trouvait d’éloquentes paroles et s’éloigna en faisant signe à la Catalane qu’il laissait une
de pitoyables supplications, je ne saurais vous le redire, bourse sur la cheminée. Mais, armé de l’ordonnance du
Monsieur : c’était plus que de la piété, c’était plus que de médecin, le vieillard ne voulut rien prendre. Enfin, après
la douleur ; aussi, moi qui ne suis pas cagot et qui n’aime neuf jours de désespoir et d’abstinence, le vieillard expira
pas les jésuites, je me dis ce jour-là : C’est bien heureux, en maudissant ceux qui avaient causé son malheur et en
en vérité, que je sois seul, et que le bon Dieu ne m’ait pas disant à Mercédès :
envoyé d’enfants, car si j’étais père et que je ressentisse
une douleur semblable à celle du pauvre vieillard, ne pou- « Si vous revoyez mon Edmond, dites-lui que je meurs en
vant trouver dans ma mémoire ni dans mon cœur tout ce le bénissant. »
qu’il dit au bon Dieu, j’irais tout droit me précipiter dans L’abbé se leva, fit deux tours dans la chambre en portant
la mer pour ne pas souffrir plus longtemps. une main frémissante à sa gorge aride.
— Pauvre père ! murmura le prêtre. — Et vous croyez qu’il est mort…
— De jour en jour il vivait plus seul et plus isolé : sou- — De faim… Monsieur, de faim, dit Caderousse ; j’en
vent M. Morrel et Mercédès venaient pour le voir, mais réponds aussi vrai que nous sommes ici deux chrétiens.
sa porte était fermée ; et, quoique je fusse bien sûr qu’il
était chez lui, il ne répondait pas. Un jour que, contre son L’abbé, d’une main convulsive, saisit le verre d’eau encore
habitude, il avait reçu Mercédès, et que la pauvre enfant, à moitié plein, le vida d’un trait et se rassit les yeux rougis
au désespoir elle-même, tentait de le réconforter : et les joues pâles.

— Crois-moi, ma fille, lui dit-il, il est mort ; et, au lieu — Avouez que voilà un grand malheur ! dit-il d’une voix
que nous l’attendions, c’est lui qui nous attend : je suis rauque.
bien heureux, c’est moi qui suis le plus vieux et qui, par — D’autant plus grand, Monsieur, que Dieu n’y est pour
conséquent, le reverrai le premier. rien, et que les hommes seuls en sont cause.
Si bon que l’on soit, voyez-vous, on cesse bientôt de voir — Passons donc à ces hommes, dit l’abbé ; mais songez-
les gens qui vous attristent ; le vieux Dantès finit par de- y, continua-t-il d’un air presque menaçant, vous vous êtes
meurer tout à fait seul : je ne voyais plus monter de temps engagé à me tout dire : voyons, quels sont ces hommes
en temps chez lui que des gens inconnus, qui descendaient qui ont fait mourir le fils de désespoir, et le père de faim ?
avec quelque paquet mal dissimulé ; j’ai compris depuis
— Deux hommes jaloux de lui, Monsieur, l’un par amour,
ce que c’était que ces paquets : il vendait peu à peu ce
l’autre par ambition ; Fernand et Danglars.
qu’il avait pour vivre. Enfin, le bonhomme arriva auprès
de ses pauvres hardes ; il devait trois termes : on menaça — Et de quelle façon se manifesta cette jalousie, dites ?
de le renvoyer ; il demanda huit jours encore, on les lui — Ils dénoncèrent Edmond comme agent bonapartiste.
accorda. Je sus ce détail parce que le propriétaire entra
chez moi en sortant de chez lui. — Mais lequel des deux le dénonça, lequel des deux fut
le vrai coupable ?
113

— Tous deux, Monsieur, l’un écrivit la lettre, l’autre la repentir.


mit à la poste. — Bien, Monsieur, dit l’abbé, vous avez parlé avec fran-
— Et où cette lettre fut-elle écrite ? chise ; s’accuser ainsi, c’est mériter son pardon.
— À la Réserve même, la veille du mariage. — Malheureusement, dit Caderousse, Edmond est mort
— C’est bien cela, c’est bien cela, murmura l’abbé ; ô et ne m’a pas pardonné, lui !
Faria ! Faria ! comme tu connaissais les hommes et les — Il ignorait, dit l’abbé…
choses ! — Mais il sait maintenant, peut-être, reprit Caderousse ;
— Vous dites, Monsieur ? demanda Caderousse. on dit que les morts savent tout.
— Rien, reprit le prêtre ; continuez. Il se fit un instant de silence : l’abbé s’était levé et se pro-
— Ce fut Danglars qui écrivit la dénonciation de la main menait pensif ; il revint à sa place et se rassit.
gauche pour que son écriture ne fût pas reconnue, et Fer- — Vous m’avez nommé déjà deux ou trois fois un certain
nand qui l’envoya. M. Morrel, dit-il. Qu’était-ce que cet homme ?
— Mais, s’écria tout à coup l’abbé, vous étiez là, vous ! — C’était l’armateur du Pharaon, le patron de Dantès.
— Moi ! dit Caderousse étonné ; qui vous a dit que j’y — Et quel rôle a joué cet homme dans toute cette triste
étais ? affaire ? demanda l’abbé.
L’abbé vit qu’il s’était lancé trop avant. — Le rôle d’un homme honnête, courageux et affec-
— Personne, dit-il, mais pour être si bien au fait de tous tionné, Monsieur. Vingt fois il intercéda pour Edmond ;
ces détails, il faut que vous en ayez été le témoin. quand l’empereur rentra, il écrivit, pria, menaça, si bien
qu’à la seconde restauration il fut fort persécuté comme
— C’est vrai, dit Caderousse d’une voix étouffée, j’y étais. bonapartiste. Dix fois, comme je vous l’ai dit, il était venu
— Et vous ne vous êtes pas opposé à cette infamie ? dit chez le père Dantès pour le retirer chez lui, et la veille ou
l’abbé ; alors vous êtes leur complice. la surveille de sa mort, je vous l’ai dit encore, il avait lais-
sé sur la cheminée une bourse avec laquelle on paya les
— Monsieur, dit Caderousse, ils m’avaient fait boire tous dettes du bonhomme et l’on subvint à son enterrement ; de
deux au point que j’en avais à peu près perdu la raison. sorte que le pauvre vieillard put du moins mourir comme
Je ne voyais plus qu’à travers un nuage. Je dis tout ce que il avait vécu, sans faire de tort à personne. C’est encore
peut dire un homme dans cet état ; mais ils me répondirent moi qui ai la bourse, une grande bourse en filet rouge.
tous deux que c’était une plaisanterie qu’ils avaient voulu
faire, et que cette plaisanterie n’aurait pas de suite. — Et, demanda l’abbé, ce M. Morrel vit-il encore ?
— Le lendemain, Monsieur, le lendemain, vous vîtes bien — Oui, dit Caderousse.
qu’elle en avait ; cependant vous ne dites rien ; vous étiez — En ce cas, reprit l’abbé, ce doit être un homme béni de
là cependant lorsqu’il fut arrêté. Dieu, il doit être riche… heureux ?…
— Oui, Monsieur, j’étais là et je voulus parler, je voulus Caderousse sourit amèrement.
tout dire, mais Danglars me retint.
— Oui, heureux comme moi, dit-il.
Et s’il est coupable, par hasard, me dit-il, s’il a véritable-
ment relâché à l’île d’Elbe, s’il est véritablement chargé — M. Morrel serait malheureux ! s’écria l’abbé.
d’une lettre pour le comité bonapartiste de Paris, si on — Il touche à la misère, Monsieur, et, bien plus, il touche
trouve cette lettre sur lui, ceux qui l’auront soutenu pas- au déshonneur.
seront pour ses complices. » — Comment cela ?
J’eus peur de la politique telle qu’elle se faisait alors je — Oui, reprit Caderousse, c’est comme cela ; après vingt-
l’avoue ; je me tus, ce fut une lâcheté, j’en conviens mais cinq ans de travail, après avoir acquis la plus honorable
ce ne fut pas un crime. place dans le commerce de Marseille, M. Morrel est rui-
— Je comprends ; vous laissâtes faire, voilà tout. né de fond en comble. Il a perdu cinq vaisseaux en deux
— Oui, Monsieur, répondit Caderousse, et c’est mon re- ans, a essuyé trois banqueroutes effroyables, et n’a plus
mords de la nuit et du jour. J’en demande bien souvent d’espérance que dans ce même Pharaon que comman-
pardon à Dieu, je vous le jure, d’autant plus que cette ac- dait le pauvre Dantès, et qui doit revenir des Indes avec
un chargement de cochenille et d’indigo. Si ce navire-là
tion, la seule que j’aie sérieusement à me reprocher dans
tout le cours de ma vie, est sans doute la cause de mes ad- manque comme les autres, il est perdu.
versités. J’expie un instant d’égoïsme ; aussi, c’est ce que — Et, dit l’abbé, a-t-il une femme, des enfants ? le mal-
je dis toujours à la Carconte lorsqu’elle se plaint : « Tais- heureux ?
toi, femme, c’est Dieu qui le veut ainsi. » — Oui ; il a une femme qui, dans tout cela, se conduit
Et Caderousse baissa la tête avec tous les signes d’un vrai comme une sainte ; il a une fille qui allait épouser un
114

homme qu’elle aimait, et à qui sa famille ne veut plus — Le fait est que la chose en a bien l’air ; mais écoutez,
laisser épouser une fille ruinée ; il a un fils enfin, lieute- et vous allez comprendre.
nant dans l’armée ; mais, vous le comprenez bien, tout — Fernand, quelques jours avant le retour, était tombé à
cela double sa douleur au lieu de l’adoucir, à ce pauvre la conscription. Les Bourbons le laissèrent bien tranquille
cher homme. S’il était seul, il se brûlerait la cervelle et aux Catalans, mais Napoléon revint, une levée extraor-
tout serait dit. dinaire fut décrétée, et Fernand fut forcé de partir. Moi
— C’est affreux ! murmura le prêtre. aussi, je partis ; mais comme j’étais plus vieux que Fer-
— Voilà comme Dieu récompense la vertu, Monsieur, dit nand, et que je venais d’épouser ma pauvre femme, je fus
Caderousse. Tenez, moi qui n’ai jamais fait une mauvaise envoyé sur les côtes seulement.
action à part ce que je vous ai raconté, moi, je suis dans la Fernand, lui, fut enrégimenté dans les troupes actives, ga-
misère ; moi, après avoir vu mourir ma pauvre femme de gna la frontière avec son régiment, et assista à la bataille
la fièvre, sans pouvoir rien faire pour elle, je mourrai de de Ligny.
faim comme est mort le père Dantès, tandis que Fernand La nuit qui suivit la bataille, il était de planton à la porte
et Danglars roulent sur l’or. du général qui avait des relations secrètes avec l’ennemi.
— Et comment cela ? Cette nuit même le général devait rejoindre les Anglais.
Il proposa à Fernand de l’accompagner ; Fernand accepta,
— Parce que tout leur a tourné à bien, tandis qu’aux hon-
nêtes gens tout tourne à mal. quitta son poste et suivit le général.

— Qu’est devenu Danglars ? le plus coupable, n’est-ce Ce qui eût fait passer Fernand à un conseil de guerre si
pas, l’instigateur ? Napoléon fut resté sur le trône, lui servit de recomman-
dation près des Bourbons. Il rentra en France avec l’épau-
— Ce qu’il est devenu ? il a quitté Marseille ; il est en- lette de sous-lieutenant ; et comme la protection du géné-
tré, sur la recommandation de M. Morrel, qui ignorait ral, qui est en haute faveur, ne l’abandonna point, il était
son crime, comme commis d’ordre chez un banquier es- capitaine en 1823, lors de la guerre d’Espagne, c’est-à-
pagnol ; à l’époque de la guerre d’Espagne il s’est chargé dire au moment même où Danglars risquait ses premières
d’une part dans les fournitures de l’armée française et a spéculations. Fernand était espagnol, il fut envoyé à Ma-
fait fortune ; alors, avec ce premier argent il a joué sur drid pour y étudier l’esprit de ses compatriotes ; il y re-
les fonds, et a triplé, quadruplé ses capitaux, et veuf lui- trouva Danglars, s’aboucha avec lui, promit à son général
même de la fille de son banquier, il a épousé une veuve, un appui parmi les royalistes de la capitale et des pro-
madame de Nargonne, fille de M. Servieux, chambellan vinces, reçut des promesses, prit de son côté des enga-
du roi actuel, et qui jouit de la plus grande faveur. Il s’était gements, guida son régiment par les chemins connus de
fait millionnaire, on l’a fait baron ; de sorte qu’il est ba- lui seul dans des gorges gardées par des royalistes, et en-
ron Danglars maintenant, qu’il a un hôtel rue du Mont- fin rendit dans cette courte campagne de tels services,
Blanc, dix chevaux dans ses écuries, six laquais dans son qu’après la prise du Trocadéro il fut nommé colonel et
antichambre, et je ne sais combien de millions dans ses reçut la croix d’officier de la Légion d’honneur avec le
caisses. titre de comte.
— Ah ! fit l’abbé avec un singulier accent ; et il est heu- — Destinée ! destinée ! murmura l’abbé.
reux ?
— Oui, mais écoutez, ce n’est pas le tout. La guerre d’Es-
— Ah ! heureux, qui peut dire cela ? Le malheur ou le pagne finie, la carrière de Fernand se trouvait compro-
bonheur, c’est le secret des murailles ; les murailles ont mise par la longue paix qui promettait de régner en Eu-
des oreilles mais elles n’ont pas de langue : si l’on est heu- rope. La Grèce seule était soulevée contre la Turquie, et
reux avec une grande fortune, Danglars est heureux. venait de commencer la guerre de son indépendance ; tous
— Et Fernand ? les deux étaient tournés vers Athènes : c’était la mode de
plaindre et de soutenir les Grecs. Le gouvernement fran-
— Fernand, c’est bien autre chose encore ! çais, sans les protéger ouvertement, comme vous savez,
— Mais comment a pu faire fortune un pauvre pêcheur tolérait les migrations partielles. Fernand sollicita et ob-
catalan, sans ressources, sans éducation ? Cela me passe, tint la permission d’aller servir en Grèce, en demeurant
je vous l’avoue. toujours porté néanmoins sur les contrôles de l’armée.
— Et cela passe tout le monde aussi ; il faut qu’il y ait dans Quelque temps après on apprit que le comte de Morcerf,
sa vie quelque étrange secret que personne ne sait. c’était le nom qu’il portait, était entré au service d’Ali-
Pacha avec le grade de général instructeur.
— Mais enfin par quels échelons visibles a-t-il monté à
cette haute fortune ou à cette haute position ? Ali-Pacha fut tué, comme vous savez ; mais avant de mou-
rir il récompensa les services de Fernand en lui laissant
— À toutes deux, Monsieur, à toutes deux ! lui a fortune
une somme considérable avec laquelle Fernand revint en
et position tout ensemble.
France, où son grade de lieutenant général lui fut confir-
— C’est un conte que vous me faites la. mé.
115

— De sorte qu’aujourd’hui ?… demanda l’abbé. Le vieillard mourut, comme je vous l’ai dit : s’il eût vécu,
— De sorte qu’aujourd’hui, poursuivit Caderousse, il pos- peut-être Mercédès ne fût-elle jamais devenue la femme
sède un hôtel magnifique à Paris, rue du Helder, n° 27. d’un autre ; car il eût été là pour lui reprocher son infi-
délité. Fernand comprit cela. Quand il connut la mort du
L’abbé ouvrit la bouche, demeura un instant comme un vieillard, il revint. Cette fois il était lieutenant. Au premier
homme qui hésite, mais faisant un effort sur lui même : voyage, il n’avait pas dit à Mercédès un mot d’amour ; au
— Et Mercédès, dit-il, on m’a assuré qu’elle avait dispa- second, il lui rappela qu’il l’aimait.
ru ? Mercédès lui demanda six mois encore pour attendre et
— Disparu, dit Caderousse, oui, comme disparaît le soleil pleurer Edmond.
pour se lever le lendemain plus éclatant. — Au fait, dit l’abbé avec un sourire amer, cela faisait dix-
— A-t-elle donc fait fortune aussi ? demanda l’abbé avec huit mois en tout. Que peut demander davantage l’amant
un sourire ironique. le plus adoré ?

— Mercédès est à cette heure une des plus grandes dames Puis il murmura les paroles du poète anglais : Frailty, thy
de Paris, dit Caderousse. name is woman !

— Continuez, dit l’abbé, il me semble que j’écoute le récit — Six mois après, reprit Caderousse, le mariage eut lieu
d’un rêve. Mais j’ai vu moi-même des choses si extraor- à l’église des Accoules.
dinaires, que celles que vous me dites m’étonnent moins. — C’était la même église où elle devait épouser Edmond,
— Mercédès fut d’abord désespérée du coup qui lui en- murmura le prêtre ; il n’y avait que le fiancé de changé,
levait Edmond. Je vous ai dit ses instances près de M. voilà tout.
de Villefort et son dévouement pour le père de Dantès. — Mercédès se maria donc, continua Caderousse ; mais,
Au milieu de son désespoir une nouvelle douleur vint l’at- quoique aux yeux de tous elle parût calme, elle ne manqua
teindre, ce fut le départ de Fernand, de Fernand dont elle pas moins de s’évanouir en passant devant la Réserve, où
ignorait le crime, et qu’elle regardait comme son frère. dix-huit mois auparavant avaient été célébrées ses fian-
Fernand partit, Mercédès demeura seule. çailles avec celui qu’elle eût vu qu’elle aimait encore, si
elle eût osé regarder au fond de son cœur.
Trois mois s’écoulèrent pour elle dans les larmes : pas de
nouvelles d’Edmond, pas de nouvelles de Fernand ; rien Fernand plus heureux, mais non pas plus tranquille, car
devant les yeux qu’un vieillard qui s’en allait mourant de je le vis à cette époque et il craignait sans cesse le re-
désespoir. tour d’Edmond, Fernand s’occupa aussitôt de dépayser sa
femme et de s’exiler lui-même : il y avait à la fois trop de
Un soir, après être restée toute la journée assise, comme dangers et de souvenirs à rester aux Catalans.
c’était son habitude, à l’angle des deux chemins qui se
rendent de Marseille aux Catalans, elle rentra chez elle Huit jours après la noce ils partirent.
plus abattue qu’elle ne l’avait encore été ; ni son amant ni — Et revîtes-vous Mercédès ? demanda le prêtre.
son ami ne revenaient par l’un ou l’autre de ces deux che-
mins, et elle n’avait de nouvelles ni de l’un ni de l’autre. — Oui, au moment de la guerre d’Espagne, à Perpignan,
où Fernand l’avait laissée ; elle faisait alors l’éducation de
Tout à coup il lui sembla entendre un pas connu ; elle se son fils.
retourna avec anxiété, la porte s’ouvrit, elle vit apparaître
Fernand avec son uniforme de sous-lieutenant. L’abbé tressaillit.
— De son fils ? dit-il.
Ce n’était pas la moitié de ce qu’elle pleurait, mais c’était
une portion de sa vie passée qui revenait à elle. — Oui, répondit Caderousse, du petit Albert.
Mercédès saisit les mains de Fernand avec un transport — Mais pour instruire ce fils, continua l’abbé, elle avait
que celui-ci prit pour de l’amour, et qui n’était que la joie donc reçu de l’éducation elle-même ? Il me semblait avoir
de n’être plus seule au monde et de revoir enfin un ami entendu dire à Edmond que c’était la fille d’un simple pê-
après les longues heures de la tristesse solitaire. Et puis, cheur, belle mais inculte.
il faut le dire, Fernand n’avait jamais été haï, il n’était — Oh ! dit Caderousse, connaissait-il donc si mal sa
pas aimé voilà tout ; un autre tenait tout le cœur de Mer- propre fiancée ! Mercédès eût pu devenir reine, Monsieur,
cédès, cet autre était absent… était disparu… était mort si la couronne se devait poser seulement sur les têtes les
peut-être. À cette dernière idée, Mercédès éclatait en san-
plus belles et les plus intelligentes. Sa fortune grandissait
glots et se tordait les bras de douleur ; mais cette idée, déjà, et elle grandissait avec sa fortune. Elle apprenait
qu’elle repoussait autrefois quand elle lui était suggérée
le dessin, elle apprenait la musique, elle apprenait tout.
par un autre, lui revenait maintenant toute seule à l’es- D’ailleurs, je crois, entre nous, qu’elle ne faisait tout ce-
prit ; d’ailleurs, de son côté, le vieux Dantès ne cessait de
la que pour se distraire, pour oublier, et qu’elle ne met-
lui dire : « Notre Edmond est mort, car s’il n’était pas mort tait tant de choses dans sa tête que pour combattre ce
il nous reviendrait. »
qu’elle avait dans le cœur. Mais maintenant tout doit être
116

dit, continua Caderousse : la fortune et les honneurs l’ont — Je sais ce que c’est que le bonheur et ce que c’est que
consolée sans doute. Elle est riche, elle est comtesse, et le désespoir, et je ne jouerai jamais à plaisir avec les sen-
cependant… timents. Prenez donc, mais en échange…
Caderousse s’arrêta. Caderousse, qui touchait déjà le diamant, retira sa main.
— Cependant, quoi ? demanda l’abbé. L’abbé sourit.
— Cependant je suis sûr qu’elle n’est pas heureuse, dit — En échange, continua-t-il, donnez-moi cette bourse de
Caderousse. soie rouge que M. Morrel avait laissée sur la cheminée du
— Et qui vous le fait croire ? vieux Dantès, et qui, me l’avez-vous dit, est encore entre
vos mains.
— Eh bien ! quand je me suis trouvé trop malheureux
Caderousse, de plus en plus étonné, alla vers une grande
moi-même, j’ai pensé que mes anciens amis m’aideraient
en quelque chose. Je me suis présenté chez Danglars, qui armoire de chêne, l’ouvrit et donna à l’abbé une bourse
longue, de soie rouge flétrie, et autour de laquelle glis-
ne m’a pas même reçu. J’ai été chez Fernand, qui m’a fait
remettre cent francs par son valet de chambre. saient deux anneaux de cuivre dorés autrefois.

— Alors vous ne les vîtes ni l’un ni l’autre ? L’abbé la prit, et en sa place donna le diamant à Cade-
rousse.
— Non ; mais madame de Morcerf m’a vu, elle.
— Oh ! vous êtes un homme de Dieu, Monsieur ! s’écria
— Comment cela ? Caderousse, car en vérité personne ne savait qu’Edmond
— Lorsque je suis sorti, une bourse est tombée à mes vous avait donné ce diamant et vous auriez pu le garder.
pieds ; elle contenait vingt-cinq louis : j’ai levé vivement — Bien, se dit tout bas l’abbé, tu l’eusses fait, à ce qu’il
la tête et j’ai vu Mercédès, qui refermait la persienne. paraît, toi.
— Et M. de Villefort ? demanda l’abbé. L’abbé se leva, prit son chapeau et ses gants.
— Oh ! lui n’avait pas été mon ami ; lui, je ne le connais- — Ah çà, dit-il, tout ce que vous m’avez dit est bien vrai,
sais pas ; lui, je n’avais rien à lui demander. n’est-ce pas, et je puis y croire en tout point ?
— Mais ne savez-vous point ce qu’il est devenu, et la part — Tenez, monsieur l’abbé, dit Caderousse, voici dans le
qu’il a prise au malheur d’Edmond ? coin de ce mur un christ de bois bénit ; ouvrez sur ce ba-
— Non ; je sais seulement que quelque temps après l’avoir hut le livre d’évangiles de ma femme : ouvrez ce livre, et
fait arrêter il a épousé mademoiselle de Saint-Méran, et je vais vous jurer dessus, la main étendue vers le christ,
bientôt a quitté Marseille. Sans doute que le bonheur lui je vais vous jurer sur le salut de mon âme, sur ma foi
aura souri comme aux autres, sans doute qu’il est riche de chrétien, que je vous ai dit toutes choses comme elles
comme Danglars, considéré comme Fernand ; moi seul, s’étaient passées, et comme l’ange des hommes le dira à
vous le voyez, suis resté pauvre, misérable et oublié de l’oreille de Dieu le jour du jugement dernier !
Dieu. — C’est bien, dit l’abbé convaincu par cet accent que Ca-
— Vous vous trompez, mon ami, dit l’abbé : Dieu peut derousse disait la vérité, c’est bien ; que cet argent vous
paraître oublier parfois quand sa justice se repose ; mais profite ! Adieu, je retourne loin des hommes qui se font
il vient toujours un moment où il se souvient, et en voici tant de mal les uns aux autres.
la preuve. Et l’abbé, se délivrant à grand-peine des enthousiastes
À ces mots, l’abbé tira le diamant de sa poche, et le pré- élans de Caderousse, leva lui-même la barre de la porte,
sentant à Caderousse : sortit, remonta à cheval, salua une dernière fois l’auber-
giste qui se confondait en adieux bruyants, et partit, sui-
— Tenez, mon ami, lui dit-il, prenez ce diamant, car il est vant la même direction qu’il avait déjà suivie pour venir.
à vous.
Quand Caderousse se retourna, il vit derrière lui la Car-
— Comment, à moi seul ! s’écria Caderousse ; ah ! Mon- conte, plus pâle et plus tremblante que jamais.
sieur, ne raillez-vous pas ?
— Est-ce bien vrai, ce que j’ai entendu ? dit-elle.
— Ce diamant devait être partagé entre ses amis : Ed-
mond n’avait qu’un seul ami, le partage devient donc in- — Quoi ? qu’il nous donnait le diamant pour nous tout
utile. Prenez ce diamant et vendez-le ; il vaut cinquante seuls ? dit Caderousse, presque fou de joie.
mille francs, je vous le répète, et cette somme, je l’es- — Oui.
père, suffira pour vous tirer de la misère.
— Rien de plus vrai, car le voilà.
— Oh ! Monsieur, dit Caderousse en avançant timide-
ment une main et en essuyant de l’autre la sueur qui perlait La femme le regarda un instant ; puis d’une voix sourde :
sur son front ; oh ! Monsieur, ne faites pas une plaisanterie — Et s’il était faux ? dit-elle.
du bonheur ou du désespoir d’un homme ! Caderousse pâlit et chancela.
117

— Faux, murmura-t-il, faux… et pourquoi cet homme L’Anglais parut apprécier cette suprême délicatesse, sa-
m’aurait-il donné un diamant faux ? lua, sortit et s’achemina de ce pas particulier aux fils de la
— Pour avoir ton secret sans le payer, imbécile ! Grande-Bretagne vers la rue indiquée.

Caderousse resta un instant étourdi sous le poids de cette M. de Boville était dans son cabinet. En l’apercevant,
l’Anglais fit un mouvement de surprise qui semblait in-
supposition.
diquer que ce n’était point la première fois qu’il se trou-
— Oh ! dit-il au bout d’un instant et en prenant son cha- vait devant celui auquel il venait faire une visite. Quant à
peau qu’il posa sur le mouchoir rouge noué autour de sa M. de Boville, il était si désespéré, qu’il était évident que
tête, nous allons bien le savoir. toutes les facultés de son esprit, absorbées dans la pensée
— Et comment cela ? qui l’occupait en ce moment, ne laissaient ni à sa mémoire
ni à son imagination le loisir de s’égarer dans le passé.
— C’est la foire à Beaucaire ; il y a des bijoutiers de Paris :
je vais aller le leur montrer. Toi, garde la maison, femme ; L’Anglais, avec le flegme de sa nation, lui posa à peu près
dans deux heures je serai de retour. dans les mêmes termes la même question qu’il venait de
poser au maire de Marseille.
Et Caderousse s’élança hors de la maison, et prit tout cou-
rant la route opposée à celle que venait de prendre l’incon- — Oh ! Monsieur, s’écria M. de Boville, vos craintes sont
nu. malheureusement on ne peut plus fondées, et vous voyez
un homme désespéré. J’avais deux cent mille francs pla-
— Cinquante mille francs ! murmura la Carconte, restée cés dans la maison Morrel : ces deux cent mille francs
seule, c’est de l’argent… mais ce n’est pas une fortune. étaient la dot de ma fille que je comptais marier dans
VII quinze jours ; ces deux cent mille francs étaient rembour-
sables, cent mille, le 15 de ce mois-ci, cent mille le 15 du
mois prochain. J’avais donné avis à M. Morrel du désir
LES REGISTRES DES PRISONS.
que j’avais que ce remboursement fût fait exactement, et
voilà qu’il est venu ici, Monsieur, il y a à peine une demi-
Le lendemain du jour où s’était passée, sur la route de heure, pour me dire que si son bâtiment le Pharaon n’était
Bellegarde à Beaucaire, la scène que nous venons de ra- pas rentré d’ici au 15, il se trouverait dans l’impossibilité
conter, un homme de trente à trente-deux ans, vêtu d’un de me faire ce paiement.
frac bleu-barbeau, d’un pantalon de nankin et d’un gilet
— Mais, dit l’Anglais, cela ressemble fort à un atermoie-
blanc, ayant à la fois la tournure et l’accent britanniques,
ment.
se présenta chez le maire de Marseille.
— Dites, Monsieur, que cela ressemble à une banque-
— Monsieur, lui dit-il, je suis le premier commis de la
route ! s’écria M. de Boville désespéré.
maison Thomson et French de Rome. Nous sommes de-
puis dix ans en relations avec la maison Morrel et fils de L’Anglais parut réfléchir un instant, puis il dit :
Marseille. Nous avons une centaine de mille francs à peu — Ainsi, Monsieur, cette créance vous inspire des
près engagés dans ces relations, et nous ne sommes pas craintes ?
sans inquiétudes, attendu que l’on dit que la maison me-
nace ruine : j’arrive donc tout exprès de Rome pour vous — C’est-à-dire que je la regarde comme perdue.
demander des renseignements sur cette maison. — Eh bien ! moi, je vous l’achète.
— Monsieur, répondit le maire, je sais effectivement que — Vous ?
depuis quatre ou cinq ans le malheur semble poursuivre
M. Morrel : il a successivement perdu quatre ou cinq bâ- — Oui, moi.
timents et essuyé trois ou quatre banqueroutes ; mais il — Mais à un rabais énorme, sans doute ?
ne m’appartient pas, quoique son créancier moi-même — Non ; moyennant deux cent mille francs : notre mai-
pour une dizaine de mille francs, de donner aucun rensei- son, ajouta l’Anglais en riant, ne fait pas de ces sortes d’af-
gnement sur l’état de sa fortune. Demandez-moi comme faires.
maire ce que je pense de M. Morrel, et je vous répondrai
que c’est un homme probe jusqu’à la rigidité, et qui jus- — Et vous payez ?
qu’à présent a rempli tous ces engagements avec une par- — Comptant.
faite exactitude. Voilà tout ce que je puis vous dire, Mon-
sieur ; si vous voulez en savoir davantage, adressez-vous Et l’Anglais tira de sa poche une liasse de billets de
à M. de Boville, inspecteur des prisons, rue de Noailles, banque qui pouvait faire le double de la somme que M.
n° 15 ; il a, je crois, deux cent mille francs placés dans de Boville craignait de perdre.
la maison Morrel, et s’il y a réellement quelque chose à Un éclair de joie passa sur le visage de M. de Boville ;
craindre, comme cette somme est plus considérable que mais cependant il fit un effort sur lui-même et dit :
la mienne, vous le trouverez probablement sur ce point
— Monsieur, je dois vous prévenir que, selon toute pro-
mieux renseigné que moi.
babilité, vous n’aurez pas six du cent de cette somme.
118

— Cela ne me regarde pas, répondit l’Anglais ; cela re- était éloigné de quarante-cinq à cinquante pieds à peu
garde la maison Thomson et French, au nom de laquelle près de celui d’un ancien agent bonapartiste, un de ceux
j’agis. Peut-être a-t-elle intérêt à hâter la ruine d’une mai- qui avaient le plus contribué au retour de l’usurpateur en
son rivale. Mais ce que je sais. Monsieur, c’est que je suis 1815, homme très résolu et très dangereux.
prêt à vous compter cette somme contre le transport que — Vraiment ? dit l’Anglais.
vous m’en ferez ; seulement je demanderai un droit de
courtage. — Oui, répondit M. de Boville ; j’ai eu l’occasion moi-
même de voir cet homme en 1816 ou 1817, et l’on ne
— Comment, Monsieur, c’est trop juste ! s’écria M. de descendait dans son cachot qu’avec un piquet de soldats :
Boville. La commission est ordinairement de un et demi : cet homme m’a fait une profonde impression, et je n’ou-
voulez-vous deux ? voulez-vous trois ? voulez-vous cinq ? blierai jamais son visage.
voulez-vous plus, enfin ? Parlez !
L’Anglais sourit imperceptiblement.
— Monsieur, reprit l’Anglais en riant, je suis comme ma
maison, je ne fais pas de ces sortes d’affaires ; non : mon — Et vous dites donc, Monsieur, reprit-il, que les deux
droit de courtage est de tout autre nature. cachots…
— Parlez donc, Monsieur, je vous écoute. — Étaient séparés par une distance de cinquante pieds ;
mais il paraît que cet Edmond Dantès…
— Vous êtes inspecteur des prisons ?
— Cet homme dangereux s’appelait…
— Depuis plus de quatorze ans.
— Edmond Dantès. Oui, Monsieur ; il paraît que cet Ed-
— Vous tenez des registres d’entrée et de sortie ? mond Dantès s’était procuré des outils ou en avait fabri-
— Sans doute. qué, car on trouva un couloir à l’aide duquel les prison-
— À ces registres doivent être jointes des notes relatives niers communiquaient.
aux prisonniers ? — Ce couloir avait sans doute été pratiqué dans un but
— Chaque prisonnier a son dossier. d’évasion ?

— Eh bien, Monsieur, j’ai été élevé à Rome par un pauvre — Justement ; mais malheureusement pour les prison-
diable d’abbé qui a disparu tout à coup. J’ai appris, depuis, niers, l’abbé Faria fut atteint d’une attaque de catalepsie
qu’il avait été détenu au château d’If, et je voudrais avoir et mourut.
quelques détails sur sa mort. — Je comprends ; cela dut arrêter court les projets d’éva-
— Comment le nommiez-vous ? sion.

— L’abbé Faria. — Pour le mort, oui, répondit M. de Boville, mais pas


pour le vivant ; au contraire, ce Dantès y vit un moyen
— Oh ! je me le rappelle parfaitement ! s’écria M. de Bo- de hâter sa fuite ; il pensait sans doute que les prisonniers
ville, il était fou. morts au château d’If étaient enterrés dans un cimetière
— On le disait. ordinaire ; il transporta le défunt dans sa chambre, prit sa
place dans le sac où on l’avait cousu et attendit le moment
— Oh ! il l’était bien certainement. de l’enterrement.
— C’est possible ; et quel était son genre de folie ? — C’était un moyen hasardeux et qui indiquait quelque
— Il prétendait avoir la connaissance d’un trésor im- courage, reprit l’Anglais.
mense, et offrait des sommes folles au gouvernement si — Oh ! je vous ai dit, Monsieur, que c’était un homme
on voulait le mettre en liberté. fort dangereux ; par bonheur qu’il a débarrassé lui-même
— Pauvre diable ! et il est mort ? le gouvernement des craintes qu’il avait à son sujet.
— Oui, Monsieur, il y a cinq ou six mois à peu près, en — Comment cela ?
février dernier. — Comment ? vous ne comprenez pas ?
— Vous avez une heureuse mémoire, Monsieur, pour — Non.
vous rappeler ainsi les dates.
— Le château d’If n’a pas de cimetière ; on jette tout sim-
— Je me rappelle celle-ci, parce que la mort du pauvre plement les morts à la mer après leur avoir attaché aux
diable fut accompagnée d’une circonstance singulière. pieds un boulet de trente-six.
— Peut-on connaître cette circonstance ? demanda l’An- — Eh bien ? fit l’Anglais, comme s’il avait la conception
glais avec une expression de curiosité qu’un profond ob- difficile.
servateur eût été étonné de trouver sur son flegmatique
visage. — Eh bien ! on lui attacha un boulet de trente-six aux
pieds et on le jeta à la mer.
— Oh ! mon Dieu ! oui, Monsieur : le cachot de l’abbé
— En vérité ? s’écria l’Anglais.
119

— Oui, Monsieur, continua l’inspecteur. Vous compre- ciation, interrogatoire, pétition de Morrel, apostille de M.
nez quel dut être l’étonnement du fugitif lorsqu’il se sentit de Villefort. Il plia tout doucement la dénonciation la mit
précipité du haut en bas des rochers. J’aurais voulu voir dans sa poche, lut l’interrogatoire, et vit que le nom de
sa figure en ce moment-là. Noirtier n’y était pas prononcé, parcourut la demande
— C’eût été difficile. en date du 10 avril 1815 dans laquelle Morrel d’après
le conseil du substitut, exagérait dans une excellente in-
— N’importe ! dit M. de Boville, que la certitude de ren- tention, puisque Napoléon régnait alors les services que
trer dans ses deux cent mille francs mettait de belle hu- Dantès avait rendus à la cause impériale, services que le
meur, n’importe ! je me la représente. Et il éclata de rire. certificat de Villefort rendait incontestables. Alors il com-
— Et moi aussi, dit l’Anglais. prit tout. Cette demande à Napoléon, gardée par Villefort,
était devenue sous la seconde restauration une arme ter-
Et il se mit à rire de son côté, mais comme rient les An- rible entre les mains du procureur du roi. Il ne s’étonna
glais, c’est-à-dire du bout des dents. donc plus en feuilletant le registre de cette note mise en
— Ainsi, continua l’Anglais, qui reprit le premier son accolade en regard de son nom :
sang-froid, ainsi le fugitif fut noyé. Au-dessous de ces lignes était écrit d’une autre écriture :
— Bel et bien. « Vu la note ci-dessus, rien à faire. »
— De sorte que le gouverneur du château fut débarrassé Seulement en comparant l’écriture de l’accolade avec
à la fois du furieux et du fou ? celle du certificat placé au bas de la demande de Mor-
— Justement. rel, il acquit la certitude que la note de l’accolade était de
la même écriture que le certificat, c’est-à-dire tracée par
— Mais une espèce d’acte a dû être dressé de cet événe-
la main de Villefort.
ment ? demanda l’Anglais.
Quant à la note qui accompagnait la note, l’Anglais com-
— Oui, oui, acte mortuaire. Vous comprenez, les parents
prit qu’elle avait du être consignée par quelque inspecteur
de Dantès, s’il en a, pouvaient avoir intérêt à s’assurer s’il
qui avait pris un intérêt passager à la situation de Dantès,
était mort ou vivant.
mais que le renseignement que nous venons de citer avait
— De sorte que maintenant ils peuvent être tranquilles mis dans l’impossibilité de donner suite à cet intérêt.
s’ils héritent de lui. Il est mort et bien mort ?
Comme nous l’avons dit, l’inspecteur, par discrétion et
— Oh ! mon Dieu, oui. Et on leur délivrera attestation pour ne pas gêner l’élève de l’abbé Faria dans ses re-
quand ils voudront. cherches, s’était éloigné et lisait le Drapeau blanc.
— Ainsi soit-il, dit l’Anglais. Mais revenons aux registres. Il ne vit donc pas l’Anglais plier et mettre dans sa poche
— C’est vrai. Cette histoire nous en avait éloignés. Par- la dénonciation écrite par Danglars sous la tonnelle de la
don. Réserve, et portant le timbre de la poste de Marseille, 27
février, levée de 6 heures du soir.
— Pardon, de quoi ? de l’histoire ? Pas du tout, elle m’a
paru curieuse. Mais, il faut le dire, il l’eût vu, qu’il attachait trop peu
d’importance à ce papier et trop d’importance à ses deux
— Elle l’est en effet. Ainsi, vous désirez voir, Monsieur, cent mille francs, pour s’opposer à ce que faisait l’Anglais,
tout ce qui est relatif à votre pauvre abbé, qui était bien si incorrect que cela fût.
la douceur même, lui ?
— Merci, dit celui-ci en refermant bruyamment le re-
— Cela me fera plaisir. gistre. J’ai ce qu’il me faut ; maintenant, c’est à moi de te-
— Passez dans mon cabinet et je vais vous montrer cela. nir ma promesse : faites-moi un simple transport de votre
créance ; reconnaissez dans ce transport en avoir reçu le
Et tous deux passèrent dans le cabinet de M. de Boville.
montant, et je vais vous compter la somme.
Tout y était effectivement dans un ordre parfait : chaque Et il céda sa place au bureau à M. de Boville, qui s’y assit
registre était à son numéro, chaque dossier à sa case. sans façon et s’empressa de faire le transport demandé,
L’inspecteur fit asseoir l’Anglais dans son fauteuil, et posa tandis que l’Anglais comptait les billets de banque sur le
devant lui le registre et le dossier relatif au château d’If, lui rebord du casier.
donnant tout le loisir de feuilleter, tandis que lui-même,
assis dans un coin, lisait son journal. VIII
L’Anglais trouva facilement le dossier relatif à l’abbé Fa-
ria ; mais il paraît que l’histoire que lui avait racontée LA MAISON MORREL.
M. de Boville l’avait vivement intéressé, car après avoir
pris connaissance de ces premières pièces, il continua de Celui qui eût quitté Marseille quelques années auparavant,
feuilleter jusqu’à ce qu’il fût arrivé à la liasse d’Edmond connaissant l’intérieur de la maison Morrel, et qui y fût
Dantès. Là, il retrouva chaque chose à sa place, dénon- rentré à l’époque où nous sommes parvenus, y eût trouvé
120

un grand changement. une ponctualité rigoureuse. Coclès avait relevé une erreur
Au lieu de cet air de vie, d’aisance et de bonheur qui s’ex- de soixante-dix centimes commise par M. Morrel à son
hale, pour ainsi dire, d’une maison en voie de prospéri- préjudice, et le même jour il avait rapporté les quatorze
té ; au lieu de ces figures joyeuses se montrant derrière sous d’excédant à M. Morrel, qui, avec un sourire mélan-
les rideaux des fenêtres, de ces commis affairés traver- colique, les avait pris et laissés tomber dans un tiroir à peu
sant les corridors une plume fichée derrière l’oreille ; au près vide, en disant :
lieu de cette cour encombrée de ballots, retentissant des « Bien, Coclès, vous êtes la perle des caissiers. »
cris et des rires des facteurs, il eût trouvé, dès la première Et Coclès s’était retiré on ne peut plus satisfait ; car un
vue, je ne sais quoi de triste et de mort. Dans ce cor- éloge de M. Morrel, cette perle des honnêtes gens de
ridor désert et dans cette cour vide, des nombreux em- Marseille, flattait plus Coclès qu’une gratification de cin-
ployés qui autrefois peuplaient les bureaux, deux seuls quante écus.
étaient restés : l’un était un jeune homme de vingt-trois
ou vingt-quatre ans, nommé Emmanuel Raymond, lequel Mais depuis cette fin de mois si victorieusement accom-
était amoureux de la fille de M. Morrel et était resté dans plie, M. Morrel avait passé de cruelles heures ; pour faire
la maison quoi qu’eussent pu dire ses parents pour l’en face à cette fin de mois, il avait réuni toutes ses ressources,
retirer ; l’autre était un vieux garçon de caisse, borgne, et lui-même craignant que le bruit de sa détresse ne se
nommé Coclès, sobriquet que lui avaient donné les jeunes répandit dans Marseille lorsqu’on le verrait recourir à
gens qui peuplaient autrefois cette grande ruche bourdon- de pareilles extrémités avait fait un voyage à la foire de
nante, aujourd’hui presque inhabitée, et qui avait si bien et Beaucaire pour vendre quelques bijoux appartenant à sa
si complètement remplacé son vrai nom, que, selon toute femme et à sa fille, et une partie de son argenterie. Moyen-
probabilité, il ne se serait pas même retourné, si on l’eût nant ce sacrifice, tout s’était encore cette fois passé au plus
appelé aujourd’hui de ce nom. grand honneur de la maison Morrel ; mais la caisse était
demeurée complètement vide. Le crédit, effrayé par le
Coclès était resté au service de M. Morrel, et il s’était fait bruit qui courait, s’était retiré avec son égoïsme habituel ;
dans la situation du brave homme un singulier change-
et pour faire face aux cent mille francs à rembourser le 15
ment. Il était à la fois monté au grade de caissier, et des- du présent mois à M. de Boville, et aux autres cent mille
cendu au rang de domestique.
francs qui allaient échoir le 15 du mois suivant, M. Morrel
Ce n’en était pas moins le même Coclès, bon, patient, dé- n’avait en réalité que l’espérance du retour du Pharaon,
voué, mais inflexible à l’endroit de l’arithmétique, le seul dont un bâtiment qui avait levé l’ancre en même temps
point sur lequel il eût tenu tête au monde entier, même à que lui, et qui était arrivé à bon port, avait appris le dé-
M. Morrel, et ne connaissant que sa table de Pythagore, part.
qu’il savait sur le bout du doigt, de quelque façon qu’on Mais déjà ce bâtiment, venant, comme le Pharaon, de
la retournât et dans quelque erreur qu’on tentât de le faire Calcutta, était arrivé depuis quinze jours, tandis que du
tomber. Pharaon l’on n’avait aucune nouvelle.
Au milieu de la tristesse générale qui avait envahi la mai- C’est dans cet état de choses que, le lendemain du jour
son Morrel, Coclès était d’ailleurs le seul qui fût resté où il avait terminé avec M. de Boville l’importante affaire
impassible. Mais, qu’on ne s’y trompe point ; cette im- que nous avons dite, l’envoyé de la maison Thomson et
passibilité ne venait pas d’un défaut d’affection, mais au
French de Rome se présenta chez M. Morrel.
contraire d’une inébranlable conviction. Comme les rats
qui dit-on, quittent peu à peu un bâtiment condamné Emmanuel le reçut. Le jeune homme, que chaque nou-
d’avance par le destin à périr en mer, de manière que ces veau visage effrayait, car chaque nouveau visage annon-
hôtes égoïstes l’ont complètement abandonné au moment çait un nouveau créancier, qui, dans son inquiétude, ve-
où il lève l’ancre, de même, nous l’avons dit, toute cette nait questionner le chef de la maison, le jeune homme,
foule de commis et d’employés qui tirait son existence de disons-nous, voulut épargner à son patron l’ennui de cette
la maison de l’armateur avait peu à peu déserté bureau et visite : il questionna le nouveau venu ; mais le nouveau
magasin ; or, Coclès les avait vus s’éloigner tous sans son- venu déclara qu’il n’avait rien à dire à M. Emmanuel, et
ger même à se rendre compte de la cause de leur départ ; que c’était à M. Morrel en personne qu’il voulait parler.
tout, comme nous l’avons dit, se réduisait pour Coclès à Emmanuel appela en soupirant Coclès. Coclès parut, et
une question de chiffres, et depuis vingt ans qu’il était dans le jeune homme lui ordonna de conduire l’étranger à M.
la maison Morrel, il avait toujours vu les paiements s’opé- Morrel.
rer à bureaux ouverts avec une telle régularité, qu’il n’ad- Coclès marcha devant, et l’étranger le suivit.
mettait pas plus que cette régularité pût s’arrêter et ces
paiements se suspendre, qu’un meunier qui possède un Sur l’escalier on rencontra une belle jeune fille des seize
moulin alimenté par les eaux d’une riche rivière n’admet à dix-sept ans, qui regarda l’étranger avec inquiétude.
que cette rivière puisse cesser de couler. En effet, jusque- Coclès ne remarqua point cette expression de visage, qui
là rien n’était encore venu porter atteinte à la conviction cependant parut n’avoir point échappé à l’étranger.
de Coclès. La dernière fin de mois s’était effectuée avec
— M. Morrel est à son cabinet, n’est-ce pas, mademoi-
121

selle Julie ? demanda le caissier. traites signées par moi ?


— Oui, du moins je le crois, dit la jeune fille en hési- — Oui, Monsieur, pour une somme assez considérable.
tant ; voyez d’abord, Coclès, et si mon père y est, annon-
— Pour quelle somme ? demanda Morrel d’une voix qu’il
cez Monsieur. tâchait de rendre assurée.
— M’annoncer serait inutile, Mademoiselle, répondit — Mais voici d’abord, dit l’Anglais en tirant une liasse
l’Anglais, M. Morrel ne connaît pas mon nom. Ce brave de sa poche, un transport de deux cent mille francs fait à
homme n’a qu’à dire seulement que je suis le premier notre maison par M. de Boville, l’inspecteur des prisons.
commis de MM. Thomson et French de Rome, avec les- Reconnaissez-vous devoir cette somme à M. de Boville ?
quels la maison de monsieur votre père est en relations.
— Oui, Monsieur, c’est un placement qu’il a fait chez moi,
La jeune fille pâlit et continua de descendre, tandis que à quatre et demi du cent, voici bientôt cinq ans.
Coclès et l’étranger continuaient de monter.
— Et que vous devez rembourser…
Elle entra dans le bureau où se tenait Emmanuel, et Co-
clès, à l’aide d’une clef dont il était possesseur, et qui — Moitié le 15 de ce mois-ci, moitié le 15 du mois pro-
annonçait ses grandes entrées près du maître, ouvrit une chain.
porte placée dans l’angle du palier du deuxième étage, in- — C’est cela ; puis voici trente-deux mille cinq cents
troduisit l’étranger dans une antichambre, ouvrit une se- francs, fin courant : ce sont des traites signées de vous
conde porte qu’il referma derrière lui, et après avoir laissé et passées à notre ordre par des tiers-porteurs.
seul un instant l’envoyé de la maison Thomson et French,
reparut en lui faisant signe qu’il pouvait entrer. — Je les reconnais, dit Morrel, à qui le rouge de la honte
montait à la figure en songeant que pour la première fois
L’Anglais entra ; il trouva M. Morrel assis devant une de sa vie il ne pourrait peut-être pas faire honneur à sa
table, pâlissant devant les colonnes effrayantes du registre signature ; est-ce tout ?
où était inscrit son passif.
— Non, Monsieur, j’ai encore pour la fin du mois pro-
En voyant l’étranger, M. Morrel ferma le registre, se leva chain ces valeurs-ci, que nous ont passées la maison Pas-
et avança un siège ; puis, lorsqu’il eût vu l’étranger s’as- cal et la maison Wild et Turner de Marseille, cinquante-
seoir, il s’assit lui-même. cinq mille francs à peu près : en tout deux cent quatre-
Quatorze années avaient bien changé le digne négociant, vingt-sept mille cinq cents francs.
qui, âgé de trente-six ans au commencement de cette his- Ce que souffrait le malheureux Morrel pendant cette énu-
toire, était sur le point d’atteindre la cinquantaine : ses mération est impossible à décrire.
cheveux avaient blanchi, son front s’était creusé sous des
rides soucieuses, enfin son regard, autrefois si ferme et si — Deux cent quatre-vingt-sept mille cinq cents francs !
arrêté, était devenu vague et irrésolu, et semblait toujours répéta-t-il machinalement.
craindre d’être forcé de s’arrêter ou sur une idée ou sur un — Oui, Monsieur, répondit l’Anglais. Or, continua-t-il
homme. après un moment de silence, je ne vous cacherai pas,
L’Anglais le regarda avec un sentiment de curiosité évi- monsieur Morrel, que, tout en faisant la part de votre
demment mêlé d’intérêt. probité sans reproches jusqu’à présent, le bruit public de
Marseille est que vous n’êtes pas en état de faire face à
— Monsieur, dit Morrel, dont cet examen semblait re- vos affaires.
doubler le malaise, vous avez désiré me parler ?
À cette ouverture presque brutale, Morrel pâlit affreuse-
— Oui, Monsieur. Vous savez de quelle part je viens, ment.
n’est-ce pas ?
— Monsieur, dit-il, jusqu’à présent, et il y a plus de vingt-
— De la part de la maison Thomson et French, à ce que quatre ans que j’ai reçu la maison des mains de mon père
m’a dit mon caissier du moins. qui lui-même l’avait gérée trente-cinq ans, jusqu’à présent
— Il vous a dit la vérité, Monsieur. La maison Thomson pas un billet signé Morrel et fils n’a été présenté à la caisse
et French avait dans le courant de ce mois et du mois pro- sans être payé.
chain trois ou quatre cent mille francs à payer en France, — Oui, je sais cela, répondit l’Anglais ; mais d’homme
et connaissant votre rigoureuse exactitude, elle a réuni d’honneur à homme d’honneur, parlez franchement,
tout le papier qu’elle a pu trouver portant cette signature, Monsieur, payerez-vous ceux-ci avec la même exactitude.
et m’a chargé, au fur et à mesure que ces papiers écher-
raient, d’en toucher les fonds chez vous et de faire emploi Morrel tressaillit et regarda celui qui lui parlait ainsi avec
de ces fonds. plus d’assurance qu’il ne l’avait encore fait.

Morrel poussa un profond soupir, et passa la main sur son — Aux questions posées avec cette franchise, dit-il, il faut
front couvert de sueur. faire une réponse franche. Oui, Monsieur, je payerai si,
comme je l’espère, mon bâtiment arrive à bon port, car
— Ainsi, Monsieur, demanda Morrel, vous avez des son arrivée me rendra le crédit que les accidents successifs
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dont j’ai été la victime m’ont ôté ; mais si par malheur le Morrel se leva pour aller ouvrir la porte, mais les forces
Pharaon, cette dernière ressource sur laquelle je compte, lui manquèrent et il retomba sur son fauteuil.
me manquait… Les deux hommes restèrent en face l’un de l’autre, Mor-
Les larmes montèrent aux yeux du pauvre armateur. rel tremblant de tous ses membres, l’étranger le regar-
dant avec une expression de profonde pitié. Le bruit avait
— Eh bien, demanda son interlocuteur, si cette dernière
ressource vous manquait ?… cessé, mais cependant on eût dit que Morrel attendait
quelque chose ; ce bruit avait une cause et devait avoir
— Eh bien, continua Morrel, Monsieur, c’est cruel à une suite.
dire… mais, déjà habitué au malheur, il faut que je m’ha-
bitue à la honte… eh bien, je crois que je serais forcé de Il sembla à l’étranger qu’on montait doucement l’escalier
suspendre mes paiements. et que les pas, qui étaient ceux de plusieurs personnes,
s’arrêtaient sur le palier.
— N’avez-vous donc point d’amis qui puissent vous aider
dans cette circonstance ? Une clef fut introduite dans la serrure de la première
porte, et l’on entendit cette porte crier sur ses gonds.
Morrel sourit tristement.
— Il n’y a que deux personnes qui aient la clef de cette
— Dans les affaires, Monsieur, dit-il, on n’a point d’amis, porte, murmura Morrel : Coclès et Julie.
vous le savez bien, on n’a que des correspondants.
En même temps la seconde porte s’ouvrit et l’on vit appa-
— C’est vrai, murmura l’Anglais. Ainsi vous n’avez plus raître la jeune fille pâle et les joues baignées de larmes.
qu’une espérance ?
Morrel se leva tout tremblant, et s’appuya au bras de son
— Une seule. fauteuil, car il n’aurait pu se tenir debout. Sa voix voulait
— La dernière ? interroger, mais il n’avait plus de voix.
— La dernière. — Ô mon père ! dit la jeune fille en joignant les mains,
pardonnez à votre enfant d’être la messagère d’une mau-
— De sorte que si cette espérance vous manque… vaise nouvelle !
— Je suis perdu, Monsieur, complètement perdu. Morrel pâlit affreusement ; Julie vint se jeter dans ses
— Comme je venais chez vous, un navire entrait dans le bras.
port. — Ô mon père ! mon père ! dit-elle, du courage !
— Je le sais. Monsieur. Un jeune homme qui est resté fi- — Ainsi le Pharaon a péri ? demanda Morrel d’une voix
dèle à ma mauvaise fortune passe une partie de son temps étranglée.
à un belvédère situé au haut de la maison, dans l’espérance
de venir m’annoncer le premier une bonne nouvelle. J’ai La jeune fille ne répondit pas, mais elle fit un signe affir-
su par lui l’entrée de ce navire. matif avec sa tête, appuyée à la poitrine de son père.
— Et ce n’est pas le vôtre ? — Et l’équipage ? demanda Morrel.

— Non, c’est un navire bordelais, la Gironde ; il vient de — Sauvé, dit la jeune fille, sauvé par le navire bordelais
l’Inde aussi, mais ce n’est pas le mien. qui vient d’entrer dans le port.
— Peut-être a-t-il eu connaissance du Pharaon et vous Morrel leva les deux mains au ciel avec une expression de
apporte-t-il quelque nouvelle. résignation et de reconnaissance sublime.
— Faut-il que je vous le dise, Monsieur ! je crains presque — Merci, mon Dieu ! dit Morrel ; au moins vous ne frap-
autant d’apprendre des nouvelles de mon trois-mâts que pez que moi seul.
de rester dans l’incertitude. L’incertitude c’est encore l’es- Si flegmatique que fût l’Anglais, une larme humecta sa
pérance. paupière.
Puis M. Morrel ajouta d’une voix sourde : — Entrez, dit Morrel, entrez, car je présume que vous
— Ce retard n’est pas naturel : le Pharaon est parti de êtes tous à la porte.
Calcutta le 5 février, depuis plus d’un mois il devrait être En effet, à peine avait-il prononcé ces mots, que ma-
ici. dame Morrel entra en sanglotant ; Emmanuel la suivait ;
— Qu’est cela, dit l’Anglais en prêtant l’oreille, et que veut au fond, dans l’antichambre, on voyait les rudes figures de
dire ce bruit ? sept ou huit marins à moitié nus. À la vue de ces hommes,
l’Anglais tressaillit ; il fit un pas comme pour aller à eux,
— Ô mon Dieu ! mon Dieu ! s’écria Morrel pâlissant, qu’y mais il se contint et s’effaça au contraire dans l’angle le
a-t-il encore ? plus obscur et le plus éloigné du cabinet.
En effet, il se faisait un grand bruit dans l’escalier ; on allait Madame Morrel alla s’asseoir dans le fauteuil, prit une
et on venait, on entendit même un cri de douleur. des mains de son mari dans les siennes, tandis que Julie
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demeurait appuyée à la poitrine de son père. Emmanuel un coup de vent.


était resté à mi-chemin de la chambre et semblait servir — Ah ! par exemple, capitaine, que je lui réponds, celui
de lien entre le groupe de la famille Morrel et les marins qui achèterait ce qui se passe là-bas pour un coup de vent
qui se tenaient à la porte. gagnerait quelque chose dessus ; c’est une belle et bonne
— Comment cela est-il arrivé ? demanda Morrel. tempête, ou je ne m’y connais pas !
— Approchez, Penelon, dit le jeune homme, et racontez C’est-à-dire qu’on voyait venir le vent comme on voit ve-
l’événement. nir la poussière à Montredon ; heureusement qu’il avait
Un vieux matelot, bronzé par le soleil de l’équateur, affaire à un homme qui le connaissait.
s’avança roulant entre ses mains les restes d’un chapeau. — Range à prendre deux ris dans les huniers ! cria le ca-
— Bonjour, monsieur Morrel, dit-il, comme s’il avait pitaine ; largue les boulines, brasse au vent, amène les hu-
quitté Marseille la veille et qu’il arrivât d’Aix ou de Tou- niers, pèse les palanquins sur les vergues !
lon. — Ce n’était pas assez dans ces parages-là, dit l’Anglais ;
— Bonjour, mon ami, dit l’armateur ne pouvant s’empê- j’aurais pris quatre ris et je me serais débarrassé de la
cher de sourire dans ses larmes ; mais où est le capitaine ? misaine.
— Quant à ce qui est du capitaine, monsieur Morrel, il est Cette voix ferme, sonore et inattendue fit tressaillir tout
resté malade à Palma ; mais, s’il plaît à Dieu, cela ne sera le monde. Penelon mit sa main sur ses yeux et regarda
rien, et vous le verrez arriver dans quelques jours aussi celui qui contrôlait avec tant d’aplomb la manœuvre de
bien portant que vous et moi. son capitaine.

— C’est bien… maintenant parlez, Penelon, dit M. Mor- — Nous fîmes mieux que cela encore, Monsieur, dit le
rel. vieux marin avec un certain respect, car nous carguâmes
la brigantine et nous mîmes la barre au vent pour courir
Penelon fit passer sa chique de la joue droite à la joue devant la tempête. Dix minutes après, nous carguions les
gauche, mit la main devant la bouche, se détourna, lança huniers et nous nous en allions à sec de voiles.
dans l’antichambre un long jet de salive noirâtre, avança
le pied, et se balançant sur ses hanches : — Le bâtiment était bien vieux pour risquer cela, dit l’An-
glais.
— Pour lors, monsieur Morrel, dit-il, nous étions quelque
chose comme cela entre le cap Blanc et le cap Boyador, — Eh bien, justement ! c’est ce qui nous perdit. Au bout
marchant avec une jolie brise sud-sud-ouest, après avoir de douze heures que nous étions ballotés que le diable en
bourlingué pendant huit jours de calme, quand le capi- aurait pris les armes, il se déclara une voie d’eau. « Pene-
taine Gaumard s’approche de moi, il faut vous dire que lon, me dit le capitaine, je crois que nous coulons, mon
j’étais au gouvernail, et me dit : Père Penelon, que pensez- vieux ; donne-moi donc la barre et descends à la cale. »
vous de ces nuages qui s’élèvent là-bas à l’horizon ? Je lui donne la barre, je descends ; il y avait déjà trois pieds
d’eau. Je remonte en criant : Aux pompes ! aux pompes !
Justement je les regardais à ce moment-là.
Ah ! bien oui, il était déjà trop tard ! On se mit à l’ouvrage ;
— Ce que j’en pense, capitaine ! j’en pense qu’ils montent mais je crois que plus nous en tirions, plus il y en avait.
un peu plus vite qu’ils n’en ont le droit, et qu’ils sont plus
noirs qu’il ne convient à des nuages qui n’auraient pas de — Ah ! ma foi, que je dis au bout de quatre heures de
mauvaises intentions. travail, puisque nous coulons, laissons-nous couler, on ne
meurt qu’une fois !
— C’est mon avis aussi, dit le capitaine, et je m’en vais
toujours prendre mes précautions. Nous avons trop de — C’est comme cela que tu donnes l’exemple, maître Pe-
voiles pour le vent qu’il va faire tout à l’heure… Holà, nelon ? dit le capitaine ; eh bien ! attends, attends !
hé ! range à serrer les cacatois et à haler bas le clin-foc. Il alla prendre une paire de pistolets dans sa cabine.
Il était temps ; l’ordre n’était pas exécuté, que le vent était — Le premier qui quitte la pompe, dit-il, je lui brûle la
à nos trousses et que le bâtiment donnait de la bande. cervelle !
— Bon ! dit le capitaine, nous avons encore trop de toile ; — Bien, dit l’Anglais.
range à carguer la grande voile ! Cinq minutes après, la — Il n’y a rien qui donne du courage comme les bonnes
grande voile était carguée, et nous marchions avec la mi- raisons, continua le marin, d’autant plus que pendant ce
saine, les huniers et les perroquets.
temps-là le temps s’était éclairci et que le vent était tom-
— Eh bien ! père Penelon, me dit le capitaine, qu’avez- bé ; mais il n’en est pas moins vrai que l’eau montait tou-
vous donc à secouer la tête ? jours, pas de beaucoup, de deux pouces peut-être par
— J’ai, qu’à votre place, voyez-vous, je ne resterais pas heure, mais enfin elle montait. Deux pouces par heure,
en si beau chemin. voyez-vous, ça n’a l’air de rien ; mais en douze heures
ça ne fait pas moins de vingt-quatre pouces, et vingt-
— Je crois que tu as raison, vieux, dit-il, nous allons avoir quatre pouces font deux pieds. Deux pieds et trois que
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nous avions déjà, ça nous en fait cinq. Or, quand un bâti- Excusez-moi donc, et ne m’en aimez pas moins pour cela.
ment a cinq pieds d’eau dans le ventre, il peut passer pour Penelon fit une grimace d’attendrissement, se retourna
hydropique. vers ses compagnons, échangea quelques mots avec eux
— Allons, dit le capitaine, c’est assez comme cela, et M. et revint.
Morrel n’aura rien à nous reprocher : nous avons fait ce
— Pour ce qui est de cela, monsieur Morrel, dit-il en pas-
que nous avons pu pour sauver le bâtiment ; maintenant il sant sa chique de l’autre côté de sa bouche et en lançant
faut tâcher de sauver les hommes. À la chaloupe, enfants,
dans l’antichambre un second jet de salive qui alla faire
et plus vite que cela !… le pendant au premier, pour ce qui est de cela…
— Écoutez, monsieur Morrel, continua Penelon, nous ai- — De quoi ?
mions bien le Pharaon, mais si fort que le marin aime son
navire, il aime encore mieux sa peau. Aussi nous ne nous — De l’argent…
le fîmes pas dire à deux fois ; avec cela, voyez-vous que le — Eh bien ?
bâtiment se plaignait et semblait nous dire : « Allez-vous-
en donc, mais allez-vous-en donc ! » Et il ne mentait pas, — Eh bien ! monsieur Morrel, les camarades disent que
le pauvre Pharaon, nous le sentions littéralement s’enfon- pour le moment ils auront assez avec cinquante francs
cer sous nos pieds. Tant il y a qu’en un tour de main la chacun et qu’ils attendront pour le reste.
chaloupe était à la mer, et que nous étions tous les huit — Merci, mes amis, merci ! s’écria M. Morrel, touché
dedans. jusqu’au cœur : vous êtes tous de braves cœurs ; mais pre-
Le capitaine descendit le dernier, ou plutôt, non, il ne des- nez, prenez, et si vous trouvez un bon service, entrez-y,
cendit pas, car il ne voulait pas quitter le navire c’est moi vous êtes libres.
qui le pris à bras-le-corps et le jetai aux camarades, après Cette dernière partie de la phrase produisit un effet pro-
quoi je sautai à mon tour. Il était temps. Comme je venais digieux sur les dignes marins. Ils se regardèrent les uns les
de sauter, le pont creva avec un bruit qu’on aurait dit la autres d’un air effaré. Penelon, à qui la respiration man-
bordée d’un vaisseau de quarante-huit. qua, faillit en avaler sa chique ; heureusement il porta à
Dix minutes après il plongea de l’avant, puis de l’arrière, temps la main à son gosier.
puis il se mit à tourner sur lui-même comme un chien — Comment, monsieur Morrel, dit-il d’une voix étran-
qui court après sa queue ; et puis, bonsoir la compagnie, glée, comment, vous nous renvoyez ! vous êtes donc mé-
brrrou !… tout a été dit, plus de Pharaon ! content de nous ?
Quant à nous, nous sommes restés trois jours sans boire — Non, mes enfants, dit l’armateur ; non, je ne suis pas
ni manger ; si bien que nous parlions déjà de tirer au sort mécontent de vous, tout au contraire. Non, je ne vous ren-
pour savoir celui qui alimenterait les autres, quand nous voie pas. Mais, que voulez-vous, je n’ai plus de bâtiments,
aperçûmes la Gironde : nous lui fîmes des signaux, elle je n’ai plus besoin de marins.
nous vit, mit le cap sur nous, nous envoya sa chaloupe
— Comment, vous n’avez plus de bâtiments ! dit Pene-
et nous recueillit. Voilà comme ça s’est passé, M. Morrel,
lon, eh bien ! vous en ferez construire d’autres, nous at-
parole d’honneur ! foi de marin ! N’est-ce pas ? les autres ?
tendrons. Dieu merci ! nous savons ce que c’est que de
Un murmure général d’approbation indiqua que le narra- bourlinguer.
teur avait réuni tous les suffrages par la vérité du fonds et
— Je n’ai plus d’argent pour faire construire des bâti-
le pittoresque des détails.
ments, Penelon, dit l’armateur avec un triste sourire, je ne
— Bien, mes amis, dit M. Morrel, vous êtes de braves puis donc pas accepter votre offre, tout obligeante qu’elle
gens, et je savais d’avance que dans le malheur qui m’ar- est.
rivait il n’y avait pas d’autre coupable que ma destinée.
— Eh bien ! si vous n’avez pas d’argent il ne faut pas nous
C’est la volonté de Dieu et non la faute des hommes. Ado-
payer ; alors, nous ferons comme a fait ce pauvre Pharaon,
rons la volonté de Dieu. Maintenant combien vous est-il
nous courrons à sec, voilà tout !
dû de solde ?
— Assez, assez, mes amis, dit Morrel étouffant d’émo-
— Oh ! bah ! ne parlons pas de cela, monsieur Morrel.
tion ; allez, je vous en prie. Nous nous retrouverons
— Au contraire, parlons-en, dit l’armateur avec un sourire dans un temps meilleur. Emmanuel, ajouta l’armateur,
triste. accompagnez-les, et veillez à ce que mes désirs soient ac-
— Eh bien ! on nous doit trois mois… dit Penelon. complis.

— Coclès, payez deux cents francs à chacun de ces braves — Au moins c’est au revoir, n’est-ce pas, monsieur Mor-
gens. Dans une autre époque, mes amis, continua Morrel, rel ? dit Penelon.
j’eusse ajouté : Donnez-leur à chacun deux cents francs — Oui, mes amis, je l’espère, au moins ; allez.
de gratification ; mais les temps sont malheureux, mes
Et il fit un signe à Coclès, qui marcha devant. Les marins
amis, et le peu d’argent qui me reste ne m’appartient plus.
suivirent le caissier, et Emmanuel suivit les marins.
125

— Maintenant, dit l’armateur à sa femme et à sa fille, blant de descendre, mais en réalité elle l’attendait.
laissez-moi seul un instant ; j’ai à causer avec Monsieur. — Ô Monsieur ! dit-elle en joignant les mains.
Et il indiqua des yeux le mandataire de la maison Thom-
— Mademoiselle, dit l’étranger, vous recevrez un jour
son et French, qui était resté debout et immobile dans son une lettre signée… Simbad le marin… faites de point en
coin pendant toute cette scène à laquelle il n’avait pris
point ce que vous dira cette lettre, si étrange que vous
part que par les quelques mots que nous avons rapportés. paraisse la recommandation.
Les deux femmes levèrent les yeux sur l’étranger qu’elles
avaient complètement oublié, et se retirèrent ; mais, en se — Oui, Monsieur, répondit Julie.
retirant, la jeune fille lança à cet homme un coup d’œil — Me promettez-vous de le faire ?
sublime de supplication, auquel il répondit par un sourire
qu’un froid observateur eût été étonné de voir éclore sur — Je vous le jure.
ce visage de glace. Les deux hommes restèrent seuls. — Bien ! Adieu, Mademoiselle. Demeurez toujours une
— Eh bien ! Monsieur, dit Morrel en se laissant retomber bonne et sainte fille comme vous êtes, et j’ai bon espoir
sur son fauteuil, vous avez tout vu, tout entendu, et je n’ai que Dieu vous récompensera en vous donnant Emmanuel
plus rien à vous apprendre. comme mari.

— J’ai vu, Monsieur, dit l’Anglais, qu’il vous était arrivé Julie poussa un petit cri, devint rouge comme une cerise
un nouveau malheur immérité comme les autres, et cela et se retint à la rampe pour ne pas tomber.
m’a confirmé dans le désir que j’ai de vous être agréable. L’étranger continua son chemin en lui faisant un geste
— Monsieur ! dit Morrel. d’adieu.

— Voyons, continua l’étranger. Je suis un de vos princi- Dans la cour il rencontra Penelon, qui tenait un rouleau
paux créanciers, n’est-ce pas ? de cent francs de chaque main, et semblait ne pouvoir se
décider à les emporter.
— Vous êtes du moins celui qui possédez les valeurs à
plus courte échéance. — Venez, mon ami, lui dit-il, j’ai à vous parler.

— Vous désirez un délai pour les payer ? IX

— Un délai pourrait me sauver l’honneur, et par consé-


quent la vie. LE CINQ SEPTEMBRE.

— Combien demandez-vous ?
Ce délai accordé par le mandataire de la maison Thomson
Morrel hésita. et French, au moment où Morrel s’y attendait le moins,
— Deux mois, dit-il. parut au pauvre armateur un de ces retours de bonheur
qui annoncent à l’homme que le sort s’est enfin lassé de
— Bien, dit l’étranger, je vous en donne trois. s’acharner sur lui. Le même jour il raconta ce qui lui était
— Mais croyez-vous que la maison Thomson et French… arrivé à sa fille, à sa femme et à Emmanuel, et un peu
— Soyez tranquille, Monsieur, je prends tout sur moi. d’espérance, sinon de tranquillité, rentra dans la famille.
Nous sommes aujourd’hui le 5 juin. Mais malheureusement Morrel n’avait pas seulement af-
faire à la maison Thomson et French, qui s’était montrée
— Oui. envers lui de si bonne composition. Comme il l’avait dit,
— Eh bien, renouvelez-moi tous ces billets au 5 sep- dans le commerce on a des correspondants et pas d’amis.
tembre ; et le 5 septembre, à onze heures du matin (la Lorsqu’il songeait profondément, il ne comprenait même
pendule marquait onze heures juste en ce moment), je pas cette conduite généreuse de MM. Thomson et French
me présenterai chez vous. envers lui ; il ne se l’expliquait que par cette réflexion in-
telligemment égoïste que cette maison aurait faite : Mieux
— Je vous attendrai, Monsieur, dit Morrel, et vous serez vaut soutenir un homme qui nous doit près de trois cent
payé ou je serai mort. mille francs, et avoir ces trois cent mille francs au bout
Ces derniers mots furent prononcés si bas, que l’étranger de trois mois, que de hâter sa ruine et avoir six ou huit du
ne put les entendre. cent du capital.
Les billets furent renouvelés, on déchira les anciens et le Malheureusement, soit haine, soit aveuglement, tous les
pauvre armateur se trouva au moins avoir trois mois de- correspondants de Morrel ne firent pas la même réflexion,
vant lui pour réunir ses dernières ressources. et quelques-uns même firent la réflexion contraire. Les
traites souscrites par Morrel furent donc présentées à la
L’Anglais reçut ses remerciements avec le flegme particu-
caisse avec une scrupuleuse rigueur, et, grâce au délai ac-
lier à sa nation et prit congé de Morrel, qui le reconduisit
cordé par l’Anglais, furent payées par Coclès à bureau
en le bénissant jusqu’à la porte.
ouvert. Coclès continua donc de demeurer dans sa tran-
Sur l’escalier il rencontra Julie. La jeune fille faisait sem- quillité fatidique. M. Morrel seul vit avec terreur que s’il
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avait eu à rembourser, le 15, les cinquante mille francs — Braves gens, dit Morrel en s’éloignant, puisse votre
de de Boville, et, le 30, les trente-deux mille cinq cents nouveau maître vous aimer comme je vous aimais, et être
francs de traites pour lesquelles, ainsi que pour la créance plus heureux que je ne le suis !
de l’inspecteur des prisons, il avait un délai, il était dès ce Août s’écoula dans des tentatives sans cesse renouvelées
mois-là un homme perdu. par Morrel de relever son ancien crédit ou de s’en ouvrir
L’opinion de tout le commerce de Marseille était que, un nouveau. Le 20 août on sut à Marseille qu’il avait pris
sous les revers successifs qui l’accablaient, Morrel ne pou- une place à la malle-poste, et l’on se dit alors que c’était
vait tenir. L’étonnement fut donc grand lorsqu’on vit sa fin pour la fin du mois courant que le bilan devait être dépo-
de mois remplie avec son exactitude ordinaire. Cependant sé, et que Morrel était parti d’avance pour ne pas assister à
la confiance ne rentra point pour cela dans les esprits, et cet acte cruel, délégué sans doute à son premier commis
l’on remit d’une voix unanime à la fin de mois prochain la Emmanuel et à son caissier Coclès. Mais, contre toutes
déposition du bilan du malheureux armateur. les prévisions, lorsque le 31 août arriva, la caisse s’ouvrit
Tout le mois se passa dans des efforts inouïs de la part de comme d’habitude. Coclès apparut derrière le grillage,
Morrel pour réunir toutes ses ressources. Autrefois son calme comme le juste d’Horace, examina avec la même
papier, à quelque date que ce fût, était pris avec confiance, attention le papier qu’on lui présentait, et, depuis la pre-
et même demandé. Morrel essaya de négocier du pa- mière jusqu’à, la dernière, paya les traites avec la même
pier à quatre-vingt-dix jours, et trouva toutes les banques exactitude. Il vint même deux remboursements qu’avait
fermées. Heureusement Morrel avait lui-même quelques prévus M. Morrel, et que Coclès paya avec la même ponc-
rentrées sur lesquelles il pouvait compter ; ces rentrées tualité que les traites qui étaient personnelles à l’armateur.
s’opérèrent : Morrel se trouva donc encore en mesure de On n’y comprenait plus rien, et l’on remettait, avec la té-
faire face à ses engagements lorsque arriva la fin de juillet. nacité particulière aux prophètes de mauvaises nouvelles,
la faillite à la fin de septembre.
Au reste, on n’avait pas revu à Marseille le mandataire
de la maison Thompson et French ; le lendemain ou le Le 1er , Morrel arriva : il était attendu par toute sa fa-
mille avec une grande anxiété ; de ce voyage à Paris de-
surlendemain de sa visite à M. Morrel il avait disparu :
or, comme il n’avait eu à Marseille de relations qu’avec vait surgir la dernière voie de salut. Morrel avait pensé à
Danglars, aujourd’hui millionnaire et autrefois son obligé,
le maire, l’inspecteur des prisons et M. Morrel, son pas-
sage n’avait laissé d’autre trace que le souvenir différent puisque c’était à la recommandation de Morrel que Dan-
glars était entré au service du banquier espagnol chez le-
qu’avaient gardé de lui ces trois personnes. Quant aux ma-
telots du Pharaon, il paraît qu’ils avaient trouvé quelque quel avait commencé son immense fortune. Aujourd’hui
engagement, car ils avaient disparu aussi. Danglars, disait-on, avait six ou huit millions, à lui, un cré-
dit illimité. Danglars, sans tirer un écu de sa poche, pou-
Le capitaine Gaumard, remis de l’indisposition qui l’avait vait sauver Morrel : il n’avait qu’à garantir un emprunt, et
retenu à Palma, revint à son tour. Il hésitait à se présenter Morrel était sauvé. Morrel avait depuis longtemps pensé
chez M. Morrel : mais celui-ci apprit son arrivée, et l’alla à Danglars ; mais il y a de ces répulsions instinctives dont
trouver lui-même. Le digne armateur savait d’avance, par on n’est pas maître, et Morrel avait tardé autant qu’il lui
le récit de Penelon, la conduite courageuse qu’avait tenue avait été possible de recourir à ce suprême moyen. Il avait
le capitaine pendant tout ce sinistre, et ce fut lui qui essaya eu raison, car il était revenu, brisé sous l’humiliation d’un
de le consoler. Il lui apportait le montant de sa solde, que refus.
le capitaine Gaumard n’eût point osé aller toucher.
Aussi, à son retour, Morrel n’avait-il exhalé aucune
Comme il descendait l’escalier, M. Morrel rencontra Pe- plainte, proféré aucune récrimination ; il avait embrassé
nelon, qui le montait. Penelon avait, à ce qu’il paraissait, en pleurant sa femme et sa fille, avait tendu une main
fait bon emploi de son argent, car il était tout vêtu de neuf. amicale à Emmanuel, s’était enfermé dans son cabinet du
En apercevant son armateur, le digne timonier parut fort second, et avait demandé Coclès.
embarrassé ; il se rangea dans l’angle le plus éloigné du
palier, passa alternativement sa chique de gauche à droite — Pour cette fois, avaient dit les deux femmes à Emma-
et de droite à gauche, en roulant de gros yeux effarés, et nuel, nous sommes perdus.
ne répondit que par une pression timide à la poignée de Puis, dans un court conciliabule tenu entre elles, il avait
main que lui offrit avec sa cordialité ordinaire M. Morrel. été convenu que Julie écrirait à son frère, en garnison à
M. Morrel attribua l’embarras de Penelon à l’élégance de Nîmes, d’arriver à l’instant même.
sa toilette : il était évident que le brave homme n’avait pas Les pauvres femmes sentaient instinctivement qu’elles
donné à son compte dans un pareil luxe ; il était donc déjà avaient besoin de toutes leurs forces pour soutenir le coup
engagé sans doute à bord de quelque autre bâtiment, et sa qui les menaçait.
honte lui venait de ce qu’il n’avait pas, si l’on peut s’expri-
mer ainsi, porté plus longtemps le deuil du Pharaon. Peut- D’ailleurs, Maximilien Morrel, quoique âgé de vingt-deux
être même venait-il pour faire part au capitaine Gaumard ans à peine, avait déjà une grande influence sur son père.
de sa bonne fortune et pour lui faire part des offres de son C’était un jeune homme ferme et droit. Au moment où il
nouveau maître. s’était agi d’embrasser une carrière, son père n’avait point
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voulu lui imposer d’avance un avenir et avait consulté les qu’en descendant de son cabinet Morrel entrerait chez
goûts du jeune Maximilien. Celui-ci avait alors décla- elles ; mais elles l’entendirent passer devant leur porte, al-
ré qu’il voulait suivre la carrière militaire ; il avait fait, légeant son pas dans la crainte sans doute d’être appelé.
en conséquence, d’excellentes études, était entré par le Elles prêtèrent l’oreille, il rentra dans sa chambre et ferma
concours à l’École polytechnique, et en était sorti sous- sa porte en dedans.
lieutenant au 53e de ligne. Depuis un an il occupait ce
grade, et avait promesse d’être nommé lieutenant à la Madame Morrel envoya coucher sa fille ; puis, une demi-
première occasion. Dans le régiment, Maximilien Mor- heure après que Julie se fut retirée, elle se leva, ôta ses
rel était cité comme le rigide observateur, non seulement souliers et se glissa dans le corridor pour voir par la ser-
de toutes les obligations imposées au soldat, mais encore rure ce que faisait son mari.
de tous les devoirs proposés à l’homme, et on ne l’appe- Dans le corridor elle aperçut une ombre qui se retirait :
lait que le stoïcien. Il va sans dire que beaucoup de ceux c’était Julie, qui, inquiète elle-même, avait précédé sa
qui lui donnaient cette épithète la répétaient pour l’avoir mère.
entendue, et ne savaient pas même ce qu’elle voulait dire.
La jeune fille alla à madame Morrel.
C’était ce jeune homme que sa mère et sa sœur appelaient
à leur aide pour les soutenir dans la circonstance grave où — Il écrit, dit-elle.
elles sentaient qu’elles allaient se trouver. Les deux femmes s’étaient devinées sans se parler.
Elles ne s’étaient pas trompées sur la gravité de cette cir- Madame Morrel s’inclina au niveau de la serrure. En ef-
constance, car, un instant après que M. Morrel fut entré fet, Morrel écrivait ; mais, ce que n’avait pas remarqué sa
dans son cabinet avec Coclès, Julie en vit sortir ce dernier, fille, madame Morrel le remarqua, elle, c’est que son mari
pâle, tremblant, et le visage tout bouleversé. écrivait sur du papier marqué.
Elle voulut l’interroger comme il passait près d’elle, mais Cette idée terrible lui vint, qu’il faisait son testament ; elle
le brave homme, continuant de descendre l’escalier avec frissonna de tous ses membres, et cependant elle eut la
une précipitation qui ne lui était pas habituelle, se conten- force de ne rien dire.
ta de s’écrier en levant les bras au ciel :
Le lendemain M. Morrel paraissait tout à fait calme : il se
— Ô Mademoiselle ! Mademoiselle ! quel affreux mal- tint dans son bureau comme à l’ordinaire, descendît pour
heur ! et qui jamais aurait cru cela ! déjeuner comme d’habitude, seulement après son dîner il
Un instant après, Julie le vit remonter portant deux ou fit asseoir sa fille près de lui, prit la tête de l’enfant dans
trois gros registres, un portefeuille et un sac d’argent. ses bras et la tint longtemps contre sa poitrine.

Morrel consulta les registres, ouvrit le portefeuille, comp- Le soir, Julie dit à sa mère que, quoique calme en appa-
ta l’argent. rence, elle avait remarqué que le cœur de son père battait
violemment.
Toutes ses ressources montaient à six ou huit mille francs,
ses rentrées jusqu’au 5 à quatre ou cinq mille ; ce qui fai- Les deux autres jours s’écoulèrent à peu près pareils. Le 4
sait, en cotant au plus haut, un actif de quatorze mille septembre au soir, M. Morrel redemanda à sa fille la clef
francs pour faire face à une traite de deux cent quatre- de son cabinet.
vingt-sept mille cinq cents francs. Il n’y avait pas même Julie tressaillit à cette demande, qui lui sembla sinistre.
moyen d’offrir un pareil à-compte. Pourquoi son père lui redemandait-il cette clef qu’elle
Cependant lorsque Morrel descendit pour dîner il parais- avait toujours eue, et qu’on ne lui reprenait dans son en-
sait assez calme. Ce calme effraya plus les deux femmes fance que pour la punir !
que n’aurait pu le faire le plus profond abattement. La jeune fille regarda M. Morrel.
Après le dîner, Morrel avait l’habitude de sortir ; il allait — Qu’ai-je donc fait de mal, mon père, dit-elle, pour que
prendre son café au cercle des Phocéens et lire le Séma- vous me repreniez cette clef ?
phore : ce jour-là il ne sortit point et remonta dans son
— Rien, mon enfant, répondit le malheureux Morrel, à
bureau.
qui cette demande si simple fit jaillir les larmes des yeux ;
Quant à Coclès, il paraissait complètement hébété. Pen- rien, seulement j’en ai besoin.
dant une partie de la journée il s’était tenu dans la cour,
Julie fit semblant de chercher la clef.
assis sur une pierre, la tête nue, par un soleil de trente
degrés. — Je l’aurai laissée chez moi, dit-elle.
Emmanuel essayait de rassurer les femmes, mais il était Et elle sortit ; mais, au lieu d’aller chez elle, elle descendit
mal éloquent. Le jeune homme était trop au courant des et courut consulter Emmanuel.
affaires de la maison pour ne pas sentir qu’une grande — Ne rendez pas cette clef à votre père, dit celui-ci, et
catastrophe pesait sur la famille Morrel. demain matin, s’il est possible, ne le quittez pas.
La nuit vint : les deux femmes avaient veillé, espérant Elle essaya de questionner Emmanuel ; mais celui-ci ne
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savait rien autre chose, ou ne voulait pas dire autre chose. Puis elle l’ouvrit vivement et lut :
Pendant toute la nuit du 4 au 5 septembre, madame Mor- « Rendez-vous à l’instant même aux Allées de Meilhan,
rel resta l’oreille collée contre la boiserie. Jusqu’à trois entrez dans la maison n° 15, demandez à la concierge
heures du matin, elle entendit son mari marcher avec agi- la clef de la chambre du cinquième, entrez dans cette
tation dans sa chambre. chambre, prenez sur le coin de la cheminée une bourse en
À trois heures seulement il se jeta sur son lit. filet de soie rouge, et apportez cette bourse à votre père.

Les deux femmes passèrent la nuit ensemble. Depuis la « Il est important qu’il l’ait avant onze heures.
veille au soir elles attendaient Maximilien. « Vous avez promis de m’obéir aveuglément, je vous rap-
À huit heures, M. Morrel entra dans leur chambre. Il était pelle votre promesse.
calme, mais l’agitation de la nuit se lisait sur son visage « Simbad le Marin. »
pâle et défait.
Les femmes n’osèrent lui demander s’il avait bien dormi. La jeune fille poussa un cri de joie, leva les yeux, chercha,
Morrel fut meilleur pour sa femme, et plus paternel pour pour l’interroger, l’homme qui lui avait remis ce billet,
sa fille qu’il n’avait jamais été ; il ne pouvait se rassasier mais il avait disparu.
de regarder et d’embrasser la pauvre enfant. Elle reporta alors les yeux sur le billet pour le lire une
Julie se rappela la recommandation d’Emmanuel et voulut seconde fois et s’aperçut qu’il avait un post-scriptum.
suivre son père lorsqu’il sortit ; mais celui-ci la repoussant Elle lut :
avec douceur : « Il est important que vous remplissiez cette mission en
— Reste près de ta mère, lui dit-il. personne et seule ; si vous veniez accompagnée ou qu’une
Julie voulut insister. autre que vous se présentât, le concierge répondrait qu’il
ne sait ce que l’on veut dire. »
— Je le veux ! dit Morrel.
Ce post-scriptum fut une puissante correction à la joie de
C’était la première fois que Morrel disait à sa fille : Je le la jeune fille. N’avait-elle rien à craindre, n’était-ce pas
veux ! mais il le disait avec un accent empreint d’une si quelque piège qu’on lui tendait ? Son innocence lui laissait
paternelle douceur, que Julie n’osa faire un pas en avant. ignorer quels étaient les dangers que pouvait courir une
Elle resta à la même place, debout, muette et immobile. jeune fille de son âge, mais on n’a pas besoin de connaître
Un instant après, la porte se rouvrit, elle sentit deux bras le danger pour craindre ; il y a même une chose à remar-
qui l’entouraient, et une bouche qui se collait à son front. quer, n’est que ce sont justement les dangers inconnus qui
inspirent les plus grandes terreurs.
Elle leva les yeux et poussa une exclamation de joie.
Julie hésitait, elle résolut de demander conseil.
— Maximilien, mon frère ! s’écria-t-elle.
Mais, par un sentiment étrange, ce ne fut ni à sa mère ni
À ce cri madame Morrel accourut et se jeta dans les bras à son frère qu’elle eut recours, ce fut à Emmanuel.
de son fils.
Elle descendit, lui raconta ce qui lui était arrivé le jour où
— Ma mère, dit le jeune homme en regardant alternati- le mandataire de la maison Thomson et French était venu
vement madame Morrel et sa fille ; qu’y a-t-il donc et que chez son père ; elle lui dit la scène de l’escalier, lui répéta
se passe-t-il ? votre lettre m’a épouvanté et j’accours. la promesse qu’elle avait faite et lui montra la lettre.
— Julie, dit madame Morrel en faisant signe au jeune — Il faut y aller, Mademoiselle, dit Emmanuel.
homme, va dire à ton père que Maximilien vient d’arri-
ver. — Y aller ? murmura Julie.

La jeune fille s’élança hors de l’appartement, mais, sur — Oui, je vous y accompagnerai.
la première marche de l’escalier, elle trouva un homme — Mais vous n’avez pas vu que je dois être seule ? dit
tenant une lettre à la main. Julie.
— N’êtes-vous pas mademoiselle Julie Morrel ? dit cet — Vous serez seule aussi, répondit le jeune homme, moi
homme avec un accent italien des plus prononcés. je vous attendrai au coin de la rue du Musée ; et si vous
— Oui, Monsieur, répondit Julie toute balbutiante ; mais tardez de façon à me donner quelque inquiétude, alors
que me voulez-vous ? je ne vous connais pas. j’irai vous rejoindre, et, je vous en réponds, malheur
à ceux dont vous me diriez que vous auriez eu à vous
— Lisez cette lettre, dit l’homme en lui tendant un billet. plaindre !
Julie hésitait. — Ainsi, Emmanuel, reprit en hésitant la jeune fille, votre
— Il y va du salut de votre père, dit le messager. avis est donc que je me rende à cette invitation ?
La jeune fille lui arracha le billet des mains. — Oui ; le messager ne vous a-t-il pas dit qu’il y allait du
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salut de votre père ? Et Morrel monta d’un pas assuré à son cabinet, tandis que
— Mais enfin, Emmanuel, quel danger court-il donc ? de- Maximilien le suivait en chancelant.
manda la jeune fille. Morrel ouvrit la porte et la referma derrière son fils ; puis
Emmanuel hésita un instant, mais le désir de décider la il traversa l’antichambre, s’approcha du bureau, déposa
ses pistolets sur le coin de la table, et montra du bout du
jeune fille d’un seul coup et sans retard l’emporta.
doigt à son fils un registre ouvert.
— Écoutez ; lui dit-il, c’est aujourd’hui le 5 septembre,
n’est-ce pas ? Sur ce registre était consigné l’état exact de la situation.

— Oui. Morrel avait à payer dans une demi-heure deux cent


quatre-vingt-sept mille cinq cents francs.
— Aujourd’hui, à onze heures, votre père a près de trois
Il possédait en tout quinze mille deux cent cinquante-sept
cents mille francs à payer.
francs.
— Oui, nous le savons.
— Lis, dit Morrel.
— Eh bien, dit Emmanuel, il n’en a pas quinze mille en
caisse. Le jeune homme lut et resta un moment comme écrasé.

— Alors que va-t-il donc arriver ? Morrel ne disait pas une parole : qu’aurait-il pu dire qui
ajoutât à l’inexorable arrêt des chiffres !
— Il va arriver que si aujourd’hui, avant onze heures, votre
père n’a pas trouvé quelqu’un qui lui vienne en aide, à midi — Et vous avez tout fait, mon père, dit au bout d’un instant
votre père sera obligé de se déclarer en banqueroute. le jeune homme, pour aller au-devant de ce malheur ?

— Oh ! venez ! venez ! s’écria la jeune fille en entraînant — Oui, répondit Morrel.


le jeune homme avec elle. — Vous ne comptez sur aucune rentrée ?
Pendant ce temps, madame Morrel avait tout dit à son fils. — Sur aucune.
Le jeune homme savait bien qu’à la suite des malheurs — Vous avez épuisé toutes vos ressources ?
successifs qui étaient arrivés à son père, de grandes ré- — Toutes.
formes avaient été faites dans les dépenses de la maison ;
mais il ignorait que les choses en fussent arrivées à ce — Et dans une demi-heure, dit Maximilien d’une voix
point. sombre, notre nom est déshonoré !
Il demeura anéanti. — Le sang lave le déshonneur, dit Morrel.
Puis tout à coup il s’élança hors de l’appartement, monta — Vous avez raison, mon père, et je vous comprends.
rapidement l’escalier, car il croyait son père à son cabinet, Puis étendant la main vers les pistolets :
mais il frappa vainement.
— Il y en a un pour vous et un pour moi, dit-il : merci !
Comme il était à la porte de ce cabinet, il entendit celle de
l’appartement s’ouvrir, il se retourna et vit son père. Au Morrel lui arrêta la main.
lieu de remonter droit à son cabinet, M. Morrel était rentré — Et ta mère… et ta sœur… qui les nourrira ?
dans sa chambre et en sortait seulement maintenant.
Un frisson courut par tout le corps du jeune homme.
M. Morrel poussa un cri de surprise en apercevant Maxi-
— Mon père, dit-il, songez-vous que vous me dites de
milien ; il ignorait l’arrivée du jeune homme. Il demeura
vivre ?
immobile à la même place, serrant avec son bras gauche
un objet qu’il tenait caché sous sa redingote. — Oui, je te le dis, reprit Morrel, car c’est ton devoir ; tu
as l’esprit calme, fort, Maximilien… Maximilien, tu n’es
Maximilien descendit vivement l’escalier et se jeta au cou
pas un homme ordinaire ; je ne te commande rien, je ne
de son père : mais tout à coup il se recula, laissant sa main
t’ordonne rien, seulement je te dis : Examine ta situation
droite seulement appuyée sur la poitrine de son père.
comme si tu y étais étranger, et juge-la toi-même.
— Mon père, dit-il en devenant pâle comme la mort,
Le jeune homme réfléchit un instant, puis une expression
pourquoi avez-vous donc une paire de pistolets sous votre
de résignation sublime passa dans ses yeux ; seulement
redingote ?
il ôta, d’un mouvement lent et triste, son épaulette et sa
— Oh ! voilà ce que je craignais ! dit Morrel. contre-épaulette, insignes de son grade.
— Mon père ! mon père ! au nom du ciel ! s’écria le jeune — C’est bien, dit-il en tendant la main à Morrel, mourez
homme, pourquoi ces armes ? en paix, mon père ! je vivrai.
— Maximilien, répondit Morrel en regardant fixement Morrel fit un mouvement pour se jeter aux genoux de son
son fils, tu es un homme, et un homme d’honneur ; viens, fils. Maximilien l’attira à lui, et ces deux nobles cœurs
je vais te le dire. battirent un instant l’un contre l’autre.
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— Tu sais qu’il n’y a pas de ma faute ? dit Morrel. — N’avez-vous pas quelque recommandation particulière
Maximilien sourit. à me faire, mon père ? demanda Maximilien d’une vois,
altérée.
— Je sais, mon père, que vous êtes le plus honnête homme
que j’aie jamais connu. — Si fait, mon fils, une recommandation sacrée.

— C’est bien, tout est dit : maintenant retourne près de ta — Dites, mon père.
mère et de ta sœur. — La maison Thomson et French est la seule qui, par hu-
— Mon père, dit le jeune homme en fléchissant le genou, manité, par égoïsme peut-être, mais ce n’est pas à moi à
bénissez-moi ! lire dans le cœur des hommes, a eu pitié de moi. Son man-
dataire, celui qui, dans dix minutes, se présentera pour
Morrel saisit la tête de son fils entre ses deux mains, l’ap- toucher le montant d’une traite de deux cent quatre-vingt-
procha de lui, et y imprimant plusieurs fois ses lèvres : sept mille cinq cents francs, je ne dirai pas m’a accordé,
— Oh ! oui, oui, dit-il, je te bénis en mon nom et au nom mais m’a offert trois mois. Que cette maison soit rem-
de trois générations d’hommes irréprochables ; écoute boursée la première, mon fils, que cet homme te soit sa-
donc ce qu’ils disent par ma voix : l’édifice que le mal- cré.
heur a détruit, la Providence peut le rebâtir. En me voyant — Oui, mon père, dit Maximilien.
mort d’une pareille mort, les plus inexorables auront pitié
de toi ; à toi peut-être on donnera le temps qu’on m’aurait — Et maintenant encore une fois adieu, dit Morrel, va, va
refusé ; alors tâche que le mot infâme ne soit pas pronon- j’ai besoin d’être seul ; tu trouveras mon testament dans le
cé ; mets-toi à l’œuvre, travaille, jeune homme, lutte ar- secrétaire de ma chambre à coucher.
demment et courageusement : vis, toi, ta mère et ta sœur, Le jeune homme resta debout inerte, n’ayant qu’une force
du strict nécessaire, afin que, jour par jour, le bien de ceux de volonté, mais pas d’exécution.
à qui je dois s’augmente et fructifie entre tes mains. Songe
— Écoute, Maximilien, dit son père, suppose que je sois
que ce sera un beau jour, un grand jour, un jour solennel soldat comme toi, que j’aie reçu l’ordre d’emporter une
que celui de la réhabilitation, le jour où, dans ce même
redoute, et que tu saches que je doive être tué en l’em-
bureau, tu diras : Mon père est mort parce qu’il ne pou- portant, ne me dirais-tu pas ce que tu me disais tout à
vait pas faire ce que je fais aujourd’hui ; mais il est mort
l’heure : Allez, mon père, car vous vous déshonorez en
tranquille et calme, parce qu’il savait en mourant que je restant, et mieux vaut la mort que la honte !
le ferais.
— Oui, oui, dit le jeune homme, oui. Et serrant convul-
— Oh ! mon père, mon père, s’écria le jeune homme. Si sivement Morrel dans ses bras :
cependant vous pouviez vivre !
— Allez, mon père, dit-il.
— Si je vis, tout change ; si je vis, l’intérêt se change
en doute, la pitié en acharnement ; si je vis, je ne suis Et il s’élança hors du cabinet.
plus qu’un homme qui a manqué à sa parole, qui a failli à Quand son fils fut sorti, Morrel resta un instant debout et
ses engagements, je ne suis plus qu’un banqueroutier en- les yeux fixés sur la porte ; puis il allongea la main, trouva
fin. Si je meurs, au contraire, songes-y, Maximilien, mon le cordon d’une sonnette et sonna.
cadavre n’est plus que celui d’un honnête homme mal-
heureux. Vivant, mes meilleurs amis évitent ma maison, Au bout d’un instant, Coclès parut.
mort, Marseille tout entier me suit en pleurant jusqu’à ma Ce n’était plus le même homme ; ces trois jours de convic-
dernière demeure ; vivant, tu as honte de mon nom ; mort, tion l’avaient brisé. Cette pensée : la maison Morrel va
tu lèves la tête et tu dis : cesser ses paiements, le courbait vers la terre plus que ne
— Je suis le fils de celui qui s’est tué, parce que, pour la l’eusse fait vingt autres années sur sa tête.
première fois, il a été forcé de manquer à sa parole. — Mon bon Coclès, dit Morrel avec un accent dont il
Le jeune homme poussa un gémissement, mais il parut serait impossible de rendre l’expression, tu vas rester dans
résigné. C’était la seconde fois que la conviction rentrait l’antichambre. Quand ce Monsieur, qui est déjà venu il y a
non pas dans son cœur, mais dans son esprit. trois mois, tu le sais, le mandataire de la maison Thomson
et French, va venir, tu l’annonceras.
— Et maintenant, dit Morrel, laisse-moi seul et tâche
d’éloigner les femmes. Coclès ne répondit point ; il fit un signe de tête, alla s’as-
seoir dans l’antichambre et attendit.
— Ne voulez-vous pas revoir ma sœur ? demanda Maxi-
milien. Morrel retomba sur sa chaise ; ses yeux se portèrent vers
la pendule : il lui restait sept minutes, voilà tout ; l’aiguille
Un dernier et sourd espoir était caché pour le jeune marchait avec une rapidité incroyable ; il lui semblait qu’il
homme dans cette entrevue, voilà pourquoi il la propo- la voyait aller.
sait. M. Morrel secoua la tête.
Ce qui se passa alors, et dans ce moment suprême, dans
— Je l’ai vue ce matin, dit-il, et je lui ai dit adieu. l’esprit de cet homme qui, jeune encore, à la suite d’un
131

raisonnement faux peut-être, mais spécieux du moins, al- Le timbre vibra pour lui comme si chaque coup du mar-
lait se séparer de tout ce qu’il aimait au monde et quitter la teau d’acier vibrait sur son propre cœur.
vie, qui avait pour lui toutes les douceurs de la famille, est — Voyons, mon enfant, dit-il, explique-toi. Où as-tu trou-
impossible à exprimer : il eût fallu voir, pour en prendre vé cette bourse ?
une idée, son front couvert de sueur, et cependant résigné,
ses yeux mouillés de larmes, et cependant levés au ciel. — Dans une maison des Allées de Meilhan, au n° 15, sur
le coin de la cheminée d’une pauvre petite chambre au
L’aiguille marchait toujours, les pistolets étaient tout
cinquième étage.
chargés ; il allongea la main, en prit un, et murmura le
nom de sa fille. — Mais, s’écria Morrel, cette bourse n’est pas à toi.
Puis il posa l’arme mortelle, prit la plume et écrivit Julie tendit à son père la lettre qu’elle avait reçue le matin.
quelques mots. — Et tu as été seule dans cette maison ? dit Morrel après
Il lui semblait alors qu’il n’avait pas assez dit adieu à son avoir lu.
enfant chérie. — Emmanuel m’accompagnait, mon père. Il devait m’at-
Puis il se retourna vers la pendule ; il ne comptait plus par tendre au coin de la rue du Musée ; mais, chose étrange,
minute mais par seconde. à mon retour, il n’y était plus.
Il reprit l’arme, la bouche entr’ouverte et les yeux fixés sur — Monsieur Morrel ! s’écria une voix dans l’escalier,
l’aiguille ; puis il tressaillit au bruit qu’il faisait lui-même monsieur Morrel !
en armant le chien. — C’est sa voix, dit Julie.
En ce moment une sueur plus froide lui passa sur le front, En même temps Emmanuel entra, le visage bouleversé de
une angoisse plus mortelle lui serra le cœur. joie et d’émotion.
Il entendit la porte de l’escalier crier sur ses gonds. — Le Pharaon ! s’écria-t-il ; le Pharaon !
Puis s’ouvrit celle de son cabinet. — Eh bien, quoi ? le Pharaon ! êtes-vous fou, Emma-
La pendule allait sonner onze heures. nuel ? Vous savez bien qu’il est perdu.
Morrel ne se retourna point, il attendait ces mots de Co- — Le Pharaon ! Monsieur, on signale le Pharaon ; le Pha-
clès : raon entre dans le port.
« Le mandataire de la maison Thomson et French. » Morrel retomba sur sa chaise, les forces lui manquaient ;
son intelligence se refusait à classer cette suite d’événe-
Et il approchait l’arme de sa bouche… ments incroyables, inouïs, fabuleux.
Tout à coup il entendit un cri : c’était la voix de sa fille. Mais son fils entra à son tour.
Il se retourna et aperçut Julie, le pistolet lui échappa des — Mon père, s’écria Maximilien, que disiez-vous donc
mains. que le Pharaon était perdu ? La vigie l’a signalé, et il entre
— Mon père ! s’écria la jeune fille hors d’haleine et dans le port.
presque mourante de joie, sauvé ! vous êtes sauvé ! — Mes amis, fit Morrel, si cela était, il faudrait croire à
Et elle se jeta dans ses bras en élevant à la main une bourse un miracle de Dieu ! Impossible ! impossible !
rouge en filet de soie.
Mais ce qui était réel et non moins incroyable, c’était cette
— Sauvé ! mon enfant ! dit Morrel ; que veux-tu dire ? bourse qu’il tenait dans ses mains c’était cette lettre de
— Oui, sauvé ! voyez, voyez, dit la jeune fille. change acquittée, c’était ce magnifique diamant.

Morrel prit la bourse et tressaillit, car un vague souvenir — Ah ! Monsieur, dit Coclès à son tour, qu’est-ce que cela
lui rappela cet objet pour lui avoir appartenu. veut dire, le Pharaon ?
— Allons, mes enfants, dit Morrel en se soulevant, allons
D’un côté était la traite de deux cent quatre-vingt-sept
mille cinq cents francs. voir, et que Dieu ait pitié de nous, si c’est une fausse nou-
velle.
La traite était acquittée.
Ils descendirent ; au milieu de l’escalier attendait madame
De l’autre était un diamant de la grosseur d’une noisette, Morrel : la pauvre femme n’avait pas osé monter.
avec ces trois mots écrits sur un petit morceau de parche-
min : En un instant ils furent à la Cannebière.

« Dot de Julie. » Il y avait foule sur le port.

Morrel passa sa main sur son front : il croyait rêver. Toute cette foule s’ouvrit devant Morrel.

En ce moment la pendule sonna onze heures. — Le Pharaon ! le Pharaon ! disaient toutes ces voix.
En effet, chose merveilleuse, inouïe, en face de la tour
132

Saint-Jean, un bâtiment, portant sur sa poupe ces mots ils écrivirent à maître Pastrini, propriétaire de l’hôtel de
écrits en lettres blanches : le Pharaon (Morrel et fils de Londres, place d’Espagne, pour le prier de leur retenir un
Marseille), absolument de la contenance de l’autre Pha- appartement confortable.
raon, et chargé comme l’autre de cochenille et d’indigo Maître Pastrini répondit qu’il n’avait plus à leur disposi-
jetait l’ancre et carguait ses voiles ; sur le pont, le capitaine
tion que deux chambres et un cabinet situés al seconda
Gaumard donnait ses ordres, et maître Penelon faisait des piano, et qu’il offrait moyennant la modique rétribution
signes à M. Morrel. d’un louis par jour. Les deux jeunes gens acceptèrent ;
Il n’y avait plus à en douter : le témoignage des sens était puis, voulant mettre à profit le temps qui lui restait, Al-
là, et dix mille personnes venaient en aide à ce témoi- bert partit pour Naples. Quant à Franz, il resta à Florence.
gnage. Quand il eut joui quelque temps de la vie que donne la
Comme Morrel et son fils s’embrassaient sur la jetée aux ville des Médicis, quand il se fut bien promené dans cet
applaudissements de toute la ville témoin de ce prodige, Éden qu’on nomme les Casines, quand il eut été reçu chez
un homme, dont le visage était à moitié couvert par une ces hôtes magnifiques qui font les honneurs de Florence,
barbe noire, et qui, caché derrière la guérite d’un faction- il lui prit fantaisie, ayant déjà vu la Corse, ce berceau de
naire, contemplait cette scène avec attendrissement, mur- Bonaparte, d’aller voir l’île d’Elbe, ce grand relais de Na-
mura ces mots : poléon.
— Sois heureux, noble cœur ; sois béni pour tout le bien Un soir donc il détacha une barchetta de l’anneau de fer
que tu as fait et que tu feras encore ; et que ma reconnais- qui la scellait au port de Livourne, se coucha au fond dans
sance reste dans l’ombre comme ton bienfait. son manteau, en disant aux mariniers ces seules paroles :
« À l’île d’Elbe ! »
Et, avec un sourire où la joie et le bonheur se révélaient,
il quitta l’abri où il était caché, et sans que personne fît La barque quitta le port comme l’oiseau de mer quitte son
attention à lui, tant chacun était préoccupé de l’événement nid, et le lendemain elle débarquait Franz à Porto-Ferrajo.
du jour, il descendit un de ces petits escaliers qui servent Franz traversa l’île impériale après avoir suivi toutes les
de débarcadère et héla trois fois : traces que les pas du géant y a laissées, et alla s’embarquer
— Jacopo ! Jacopo ! Jacopo ! à Marciana.
Alors une chaloupe vint à lui, le reçut à bord, et le condui- Deux heures après avoir quitté la terre, il la reprit pour
sit à un yacht richement gréé, sur le pont duquel il s’élança descendre à la Pianosa, où l’attendaient, assurait-on, des
avec la légèreté d’un marin ; de là, il regarda encore une vols infinis de perdrix rouges.
fois Morrel qui, pleurant de joie, distribuait de cordiales La chasse fut mauvaise. Franz tua à grand-peine quelques
poignées de main à toute cette foule, et remerciait d’un perdrix maigres, et, comme tout chasseur qui s’est fatigué
vague regard ce bienfaiteur inconnu qu’il semblait cher- pour rien, il remonta dans sa barque d’assez mauvaise hu-
cher au ciel. meur.
— Et maintenant, dit l’homme inconnu, adieu bonté, hu- — Ah ! si Votre Excellence voulait, lui dit le patron, elle
manité, reconnaissance… Adieu à tous les sentiments qui ferait une belle chasse !
épanouissent le cœur !… Je me suis substitué à la Provi-
dence pour récompenser les bons… que le Dieu vengeur — Et où cela ?
me cède sa place pour punir les méchants ! — Voyez-vous cette île ? continua le patron en étendant
À ces mots il fit un signal, et, comme s’il n’eût attendu que le doigt vers le midi et en montrant une masse conique
ce signal pour partir, le yacht prit aussitôt la mer. qui sortait du milieu de la mer teintée du plus bel indigo.
X — Eh bien, qu’est-ce que cette île ? demanda Franz.
— L’île de Monte-Cristo, répondit le Livournais.
ITALIE. — SIMBAD LE MARIN. — Mais je n’ai pas de permission pour chasser dans cette
île.
Vers le commencement de l’année 1838 se trouvaient — Votre Excellence n’en a pas besoin, l’île est déserte.
à Florence deux jeunes gens appartenant à la plus élé-
gante société de Paris, l’un, le vicomte Albert de Morcerf, — Ah ! pardieu, dit le jeune homme, une île déserte au
l’autre, le baron Franz d’Épinay. Il avait été convenu entre milieu de la Méditerranée, c’est chose curieuse.
eux qu’ils iraient passer le carnaval de la même année à — Et chose naturelle, Excellence. Celle île est un banc de
Rome, où Franz, qui depuis près de quatre ans habitait rochers, et, dans toute son étendue, il n’y a peut-être pas
l’Italie, servirait de cicerone à Albert. un arpent de terre labourable.
Or, comme ce n’est pas une petite affaire que d’aller — Et à qui appartient cette île ?
passer le carnaval à Rome, surtout quand on tient à ne
— À la Toscane.
pas coucher place du Peuple ou dans le Campo-Vaccino,
133

— Quel gibier y trouverai-je ? pensais que depuis la prise d’Alger et la destruction de la


— Des milliers de chèvres sauvages. Régence, les pirates n’existaient plus que dans les romans
de Cooper et du capitaine Marryat.
— Qui vivent en léchant les pierres, dit Franz avec un
sourire d’incrédulité. — Eh bien ! Votre Excellence se trompait : il en est des
pirates comme des bandits, qui sont censés exterminés par
— Non, mais en broutant les bruyères, les myrtes, les len- le pape Léon XII, et qui cependant arrêtent tous les jours
tisques qui poussent dans leurs intervalles. les voyageurs jusqu’aux portes de Rome. N’avez-vous pas
— Mais où coucherai-je ? entendu dire qu’il y a six mois à peine le chargé d’affaires
de France près le saint-siège avait été dévalisé à cinq cent
— À terre dans les grottes, ou à bord dans votre manteau. pas de Velletri ?
D’ailleurs, si Son Excellence veut, nous pourrons partir
aussitôt après la chasse ; elle sait que nous faisons aussi — Si fait.
bien voile la nuit que le jour, et qu’à défaut de la voile — Eh bien ! si comme nous Votre Excellence habitait Li-
nous avons les rames. vourne, elle entendrait dire de temps en temps qu’un petit
Comme il restait encore assez de temps à Franz pour re- bâtiment chargé de marchandises ou qu’un joli yacht an-
joindre son compagnon, et qu’il n’avait plus à s’inquiéter glais, qu’on attendait à Bastia, à Porto-Ferrajo ou à Civita-
de son logement à Rome, il accepta cette proposition de Vecchia, n’est point arrivé, qu’on ne sait ce qu’il est deve-
se dédommager de sa première chasse. nu, et que sans doute il sera brisé contre quelque rocher.
Eh bien ! ce rocher qu’il a rencontré, c’est une barque
Sur sa réponse affirmative, les matelots échangèrent entre basse et étroite, montée de six ou huit hommes qui l’ont
eux quelques paroles à voix basse. surpris ou pillé par une nuit sombre et orageuse au détour
— Eh bien ! demanda-t-il, qu’avons-nous de nouveau ? de quelque îlot sauvage et inhabité, comme des bandits
serait-il survenu quelque impossibilité ? arrêtent et pillent une chaise de poste au coin d’un bois.
— Non, reprit le patron ; mais nous devons prévenir Votre — Mais enfin, reprit Franz toujours étendu dans sa
Excellence que l’île est en contumace. barque, comment ceux à qui pareil accident arrive ne se
plaignent-ils pas, comment n’appellent-ils pas sur ces pi-
— Qu’est-ce que cela veut dire ?
rates la vengeance du gouvernement français, sarde ou
— Cela veut dire que, comme Monte-Cristo est inhabitée, toscan ?
elle sert parfois de relâche à des contrebandiers et à des
— Pourquoi ? dit Gaetano avec un sourire.
pirates qui viennent de Corse, de Sardaigne ou d’Afrique,
si un signe quelconque dénonce notre séjour dans l’île, — Oui, pourquoi ?
nous serons forcés, à notre retour à Livourne, de faire une — Parce que d’abord on transporte du bâtiment ou du
quarantaine de six jours. yacht sur la barque tout ce qui est bon à prendre ; puis
— Diable ! voilà qui change la thèse ! six jours ! Juste au- on lie les pieds et les mains à l’équipage, on attache au
tant qu’il en a fallu à Dieu pour créer le monde. C’est un cou de chaque homme un boulet de 24, on fait un trou
peu long, mes enfants. de la grandeur d’une barrique dans la quille du bâtiment
capturé, on remonte sur le pont, on ferme les écoutilles
— Mais qui dira que Son Excellence a été à Monte-
et l’on passe sur la barque. Au bout de dix minutes, le
Cristo ?
bâtiment commence à se plaindre et à gémir, peu à peu
— Oh ! ce n’est pas moi, s’écria Franz. il s’enfonce. D’abord un des côtés plonge, puis l’autre ;
— Ni nous non plus, firent les matelots. puis il se relève, puis il plonge encore, s’enfonçant tou-
jours davantage. Tout à coup un bruit pareil à un coup
— En ce cas, va pour Monte-Cristo. de canon retentit : c’est l’air qui brise le pont. Alors le
Le patron commanda la manœuvre ; on mit le cap sur l’île, bâtiment s’agite comme un noyé qui se débat, s’alourdis-
et la barque commença de voguer dans sa direction. sant à chaque mouvement. Bientôt l’eau, trop pressée dans
les cavités, s’élance des ouvertures, pareille aux colonnes
Franz laissa l’opération s’achever, et quand on eut pris la liquides que jetterait par ses évents quelque cachalot gi-
nouvelle route, quand la voile se fut gonflée par la brise, gantesque. Enfin, il pousse un dernier râle, fait un dernier
et que les quatre mariniers eurent repris leurs places, trois tour sur lui-même, et s’engouffre en creusant dans l’abîme
à l’avant, un au gouvernail, il renoua la conversation. un vaste entonnoir qui tournoie un instant, se comble peu
— Mon cher Gaetano, dit-il au patron, vous venez de me à peu et finit par s’effacer tout à fait ; si bien qu’au bout
dire, je crois, que l’île de Monte-Cristo servait de refuge de cinq minutes il faut l’œil de Dieu lui-même pour aller
à des pirates, ce qui me paraît un bien autre gibier que des chercher au fond de cette mer calme le bâtiment disparu.
chèvres. — Comprenez-vous maintenant, ajouta le patron en sou-
— Oui, Excellence, et c’est la vérité. riant, comment le bâtiment ne rentre pas dans le port, et
— Je savais bien l’existence des contrebandiers, mais je pourquoi l’équipage ne porte pas plainte ?
134

Si Gaetano eût raconté la chose avant de proposer l’ex- paru, l’île de Monte-Cristo était elle-même devenue invi-
pédition, il est probable que Franz eût regardé à deux sible ; mais les matelots semblaient avoir, comme le lynx,
fois avant de l’entreprendre ; mais ils étaient partis, et il la faculté de voir dans les ténèbres, et le pilote, qui se te-
lui sembla qu’il y aurait lâcheté à reculer. C’était un de nait au gouvernail, ne marquait pas la moindre hésitation.
ces hommes qui ne courent pas à une occasion périlleuse, Une heure à peu près s’était écoulée depuis le coucher du
mais qui, si cette occasion vient au-devant d’eux, restent soleil, lorsque Franz crut apercevoir à un quart de mille
d’un sang-froid inaltérable pour la combattre : c’était un à la gauche une masse sombre ; mais il était si impossible
de ces hommes à la volonté calme, qui ne regardent un de distinguer ce que c’était, que, craignant d’exciter l’hila-
danger dans la vie que comme un adversaire dans un duel,
rité de ses matelots, en prenant quelques nuages flottants
qui calculent ses mouvements, qui étudient sa force, qui pour la terre ferme, il garda le silence. Mais tout à coup
rompent assez pour reprendre haleine, pas assez pour pa-
une grande lueur apparut sur la rive ; la terre pouvait res-
raître lâches, qui, comprenant d’un seul regard tous leurs sembler à un nuage, mais le feu n’était pas un météore.
avantages, tuent, d’un seul coup.
— Qu’est-ce que cette lumière ? demanda-t-il.
— Bah ! reprit-il, j’ai traversé la Sicile et Calabre, j’ai
navigué deux mois dans l’Archipel, et je n’ai jamais vu — Chut ! dit le patron, c’est un feu.
l’ombre d’un bandit ni d’un forban. — Mais vous disiez que l’île était inhabitée !
— Aussi n’ai-je pas dit cela à Son Excellence, fit Gaetano, — Je disais qu’elle n’avait pas de population fixe, mais j’ai
pour la faire renoncer à son projet ; elle m’a interrogé et dit aussi qu’elle est un lieu de relâche pour les contreban-
je lui ai répondu, voilà tout. diers.
— Oui, mon cher Gaetano, et votre conversation est des — Et pour les pirates !
plus intéressantes ; aussi comme je veux en jouir le plus
longtemps possible, va pour Monte-Cristo. — Et pour Les pirates, dit Gaetano répétant les paroles
de Franz ; c’est pour cela que j’ai donné l’ordre de passer
Cependant on approchait rapidement du terme du l’île, car, ainsi que vous le voyez, le feu est derrière nous.
voyage ; il ventait bon frais, et la barque faisait six à sept
milles à l’heure. À mesure qu’on approchait, l’île semblait — Mais ce feu, continua Franz, me semble plutôt un mo-
sortir grandissante du sein de la mer ; et, à travers l’atmo- tif de sécurité que d’inquiétude ; des gens qui craindraient
sphère limpide des derniers rayons du jour, on distinguait, d’être vus n’auraient pas allumé ce feu.
comme les boulets dans un arsenal, cet amoncellement de — Oh ! cela ne veut rien dire, dit Gaelano ; si vous pou-
rochers empilés les uns sur les autres, et dans les inter- viez juger, au milieu de l’obscurité, de la position de l’île,
stices desquels on voyait rougir les bruyères et verdir les vous verriez que, placé comme il l’est, ce feu ne peut être
arbres. Quant aux matelots, quoiqu’ils parussent parfaite- aperçu ni de la côte, ni de la Pianosa, mais seulement de
ment tranquilles, il était évident que leur vigilance était la pleine mer.
éveillée, et que leur regard interrogeait le vaste miroir sur
— Ainsi vous craignez que ce feu ne nous annonce mau-
lequel ils glissaient, et dont quelques barques de pêcheurs,
vaise compagnie ?
avec leurs voiles blanches, peuplaient seules l’horizon, se
balançant comme des mouettes au bout des flots. — C’est ce dont il faudra s’assurer, reprit Gaetano les yeux
toujours fixés sur cette étoile terrestre.
Ils n’étaient plus guère qu’à une quinzaine de milles de
Monte-Cristo lorsque le soleil commença à se coucher — Et comment s’en assurer ?
derrière la Corse, dont les montagnes apparaissaient à — Vous allez voir.
droite, découpant sur le ciel leur sombre dentelure ; cette
masse de pierres, pareille au géant Adamastor, se dressait À ces mots Gaetano tint conseil avec ses compagnons,
menaçante devant la barque, à laquelle elle dérobait le so- et au bout de cinq minutes de discussion, on exécuta en
leil dont la partie supérieure se dorait ; peu à peu l’ombre silence une manœuvre à l’aide de laquelle en un instant
monta de la mer et sembla chasser devant elle ce dernier on eut viré de bord ; alors on reprit la route qu’on venait
reflet du jour qui allait s’éteindre, enfin le rayon lumineux de faire, et quelques secondes après ce changement de
fut repoussé jusqu’à la cime du cône, où il s’arrêta un direction, le feu disparut, caché par quelque mouvement
instant comme le panache enflammé d’un volcan ; enfin de terrain.
l’ombre, toujours ascendante, envahit progressivement le Alors le pilote imprima par le gouvernail une nouvelle
sommet comme elle avait envahi la base, et l’île n’apparut direction au petit bâtiment, qui se rapprocha visiblement
plus que comme une montagne grise qui allait toujours se de l’île et qui bientôt ne s’en trouva plus éloigné que d’une
rembrunissant. Une demi-heure après, il faisait nuit noire. cinquantaine de pas.
Heureusement que les mariniers étaient dans leurs pa- Gaetano abattit la voile, et la barque resta stationnaire.
rages habituels, et qu’ils connaissaient jusqu’au moindre
rocher de l’archipel toscan ; car, au milieu de l’obscuri- Tout cela avait été fait dans le plus grand silence, et
té profonde qui enveloppait la barque, Franz n’eût pas été d’ailleurs, depuis le changement de route, pas une parole
tout à fait sans inquiétude. La Corse avait entièrement dis- n’avait été prononcée à bord.
135

Gaetano, qui avait proposé l’expédition, en avait pris toute comme les francs-maçons, nous nous reconnaissons à cer-
la responsabilité sur lui. Les quatre matelots ne le quit- tains signes.
taient pas des yeux tout en préparant les avirons et en se — Et vous croyez que nous n’aurions rien à craindre en
tenant évidemment prêts à faire force de rames ; ce qui, débarquant à notre tour ?
grâce à l’obscurité, n’était pas difficile.
— Absolument rien ; les contrebandiers ne sont pas des
Quant à Franz, il visitait ses armes avec ce sang-froid que voleurs.
nous lui connaissons ; il avait deux fusils à deux coups et
une carabine, il les chargea, s’assura des batteries, et at- — Mais ces deux bandits corses… reprit Franz calculant
tendit. d’avance toutes les chances de danger.
Pendant ce temps le patron avait jeté bas son caban et — Eh mon Dieu ! dit Gaetano, ce n’est pas leur faute s’ils
sa chemise, assuré son pantalon autour de ses reins, et, sont bandits, c’est celle de l’autorité.
comme il était pieds nus, il n’avait eu ni souliers ni bas à — Comment cela ?
défaire. Une fois dans ce costume ou plutôt hors de son
costume, il mit un doigt sur ses lèvres pour faire signe — Sans doute ; on les poursuit pour avoir fait une peau,
de garder le plus profond silence, et, se laissant couler pas autre chose ; comme s’il n’était pas dans la nature du
dans la mer, il nagea vers le rivage avec tant de précaution Corse de se venger !
qu’il était impossible d’entendre le moindre bruit. Seule- — Qu’entendez-vous par avoir fait une peau ? Avoir as-
ment, au sillon phosphorescent que dégageaient ses mou- sassiné un homme ? dit Franz continuant ses investiga-
vements on pouvait suivre sa trace. tions.
Bientôt ce sillon même disparut : il était évident que Gae- — J’entends avoir tué un ennemi, reprit le patron, ce qui
tano avait touché terre. est bien différent.
Tout le monde sur le petit bâtiment resta immobile pen- — Eh bien ! fit le jeune homme, allons demander l’hos-
dant une demi-heure, au bout de laquelle on vit reparaître pitalité aux contrebandiers et aux bandits. Croyez-vous
près du rivage et s’approcher de la barque le même sillon qu’ils nous l’accordent ?
lumineux. Au bout d’un instant et en deux brassées Gae-
— Sans aucun doute.
tano avait atteint la barque.
— Combien sont-ils ?
— Eh bien ? firent ensemble Franz et les quatre matelots.
— Quatre, Excellence, et les deux bandits ça fait six.
— Eh bien ! dit-il, ce sont des contrebandiers espagnols ;
ils ont seulement avec eux deux bandits corses. — Eh bien ! c’est juste notre chiffre ; nous sommes même,
dans le cas où ces messieurs montreraient de mauvaises
— Et que font ces deux bandits corses avec des contre-
dispositions, en force égale, et par conséquent en mesure
bandiers espagnols ?
de les contenir. Ainsi, une dernière fois, va pour Monte-
— Eh ! mon Dieu ! Excellence, reprit Gaetano d’un ton Cristo.
de profonde charité chrétienne, il faut bien s’aider les uns
— Oui, Excellence ; mais vous nous permettrez bien en-
les autres. Souvent les bandits se trouvent un peu pressés
core de prendre quelques précautions ?
sur terre par les gendarmes ou les carabiniers, eh bien !
ils trouvent là une barque, et dans cette barque de bons — Comment donc, mon cher ! soyez sage comme Nes-
garçons comme nous. Ils viennent nous demander l’hos- tor, et prudent comme Ulysse. Je fais plus que de vous le
pitalité dans notre maison flottante. Le moyen de refuser permettre, je vous y exhorte.
secours à un pauvre diable qu’on poursuit ! Nous le rece- — Eh bien ! alors, silence ! fit Gaetano.
vons, et, pour plus grande sécurité, nous prenons le large.
Cela ne nous coûte rien et sauve la vie ou, tout au moins, Tout le monde se tut.
la liberté à un de nos semblables qui, dans l’occasion, re- Pour un homme envisageant, comme Franz, toute chose
connaît le service que nous lui avons rendu en nous in- sous son véritable point de vue, la situation, sans être
diquant un bon endroit où nous puissions débarquer nos dangereuse, ne manquait pas d’une certaine gravité. Il se
marchandises sans être dérangés par les curieux. trouvait dans l’obscurité la plus profonde, isolé, au mi-
— Ah çà ! dit Franz, vous êtes donc un peu contrebandier lieu de la mer, avec des mariniers qui ne le connaissaient
vous-même, mon cher Gaetano ? pas et qui n’avaient aucun motif de lui être dévoués ; qui
savaient qu’il avait dans sa ceinture quelques milliers de
— Eh ! que voulez-vous, Excellence ! dit-il avec un sou- francs, et qui avaient dix fois, sinon avec envie, du moins
rire impossible à décrire, on fait un peu de tout ; il faut avec curiosité, examiné ses armes, qui étaient fort belles.
bien vivre. D’un autre côté il allait aborder, sans autre escorte que
— Alors vous êtes en pays de connaissance avec les gens ces hommes, dans une île qui portait un nom fort reli-
qui habitent Monte-Cristo à cette heure ? gieux, mais qui ne semblait pas promettre à Franz une
autre hospitalité que celle du Calvaire au Christ, grâce à
— À peu près. Nous autres mariniers, nous sommes
ses contrebandiers et à ses bandits. Puis cette histoire de
136

bâtiments coulés à fond, qu’il avait crue exagérée le jour, S’accommodi.


lui semblait plus vraisemblable la nuit. Aussi, placé qu’il Le s’accommodi italien est intraduisible, il veut dire à
était entre ce double danger peut-être imaginaire, il ne la fois, venez, entrez, soyez le bienvenu, faites comme
quittait pas ces hommes des yeux et son fusil de la main. chez vous, vous êtes le maître. C’est comme cette phrase
Cependant les mariniers avaient de nouveau hissé leurs turque de Molière, qui étonnait si fort le bourgeois gen-
voiles et avaient repris leur sillon déjà creusé en allant tilhomme par la quantité de choses qu’elle contenait.
et en revenant. À travers l’obscurité, Franz, déjà un peu
Les matelots ne se le firent pas dire deux fois : en quatre
habitué aux ténèbres, distinguait le géant de granit que coups de rames, la barque toucha la terre. Gaetano sau-
la barque côtoyait ; puis enfin, en dépassant de nouveau ta sur la grève, échangea encore quelques mots à voix
l’angle d’un rocher, il aperçut le feu qui brillait plus écla- basse avec la sentinelle ; ses compagnons descendirent
tant que jamais, et, autour de ce feu, cinq ou six personnes l’un après l’autre ; puis vint enfin le tour de Franz.
assises.
Il avait un de ses fusils en bandoulière, Gaetano avait
La réverbération du foyer s’étendait d’une centaine de pas l’autre, un des matelots tenait sa carabine. Son costume
en mer. Gaetano côtoya la lumière, en faisant toutefois tenait à la fois de l’artiste et du dandy ; ce qui n’inspira
rester la barque dans la partie non éclairée, puis, lors- aux hôtes aucun soupçon, et par conséquent aucune in-
qu’elle fut tout à fait en face du foyer ; il mit le cap sur quiétude.
lui et entra bravement dans le cercle lumineux en enton-
nant une chanson de pêcheurs dont il soutenait le chant à On amarra la barque au rivage, on fit quelques pas pour
lui seul, et dont ses compagnons reprenaient le refrain en chercher un bivouac commode ; mais sans doute le point
chœur. vers lequel on s’acheminait n’était pas dans la convenance
du contrebandier qui remplissait le poste de surveillant,
Au premier mot de la chanson, les hommes assis autour car il cria à Gaetano :
du foyer s’étaient levés et s’étaient approchés du débar-
cadère, les yeux fixés sur la barque, dont ils s’efforçaient — Non, point par là, s’il vous plaît.
visiblement de juger la force et de deviner les intentions. Gaetano balbutia une excuse, et, sans insister davantage,
Bientôt ils parurent avoir fait un examen suffisant et al- s’avança du côté opposé, tandis que deux matelots, pour
lèrent, à l’exception d’un seul qui resta debout sur le ri- éclairer la route, allaient allumer des torches au foyer.
vage, se rasseoir autour du feu, devant lequel rôtissait un
chevreau tout entier. On fit trente pas à peu près et l’on s’arrêta sur une petite
esplanade tout entourée de rochers dans lesquels on avait
Lorsque le bateau fut arrivé à une vingtaine de pas de la creusé des espèces de sièges, à peu près pareils à de petites
terre, l’homme qui était sur le rivage fit machinalement, guérites où l’on monterait la garde assis. Alentour pous-
avec sa carabine, le geste d’une sentinelle qui attend une saient, dans des veines de terre végétale, quelques chênes
patrouille, et cria Qui vive ! en patois sarde. nains et des touffes épaisses de myrtes. Franz abaissa une
Franz arma froidement ses deux coups. torche et reconnut, à un amas de cendres, qu’il n’était pas
le premier à s’apercevoir du confortable de cette locali-
Gaetano échangea alors avec cet homme quelques pa- té, et que ce devait être une des stations habituelles des
roles auxquelles le voyageur ne comprit rien, mais qui le visiteurs nomades de l’île de Monte-Cristo.
concernaient évidemment.
Quant à son attente d’événements, elle avait cessé ; une
— Son Excellence, demanda le patron, veut-elle se nom- fois le pied sur la terre ferme, une fois qu’il eût vu les dis-
mer ou garder l’incognito ? positions, sinon amicales, du moins indifférentes de ses
— Mon nom doit être parfaitement inconnu ; dites-leur hôtes, toute sa préoccupation avait disparu, et, à l’odeur
donc simplement, reprit Franz, que je suis un Français du chevreau qui rôtissait au bivouac voisin, la préoccupa-
voyageant pour ses plaisirs. tion s’était changée en appétit.
Lorsque Gaetano eut transmis cette réponse, la sentinelle Il toucha deux mots de ce nouvel incident à Gaetano, qui
donna un ordre à l’un des hommes assis devant le feu, lui répondit qu’il n’y avait rien de plus simple qu’un souper
lequel se leva aussitôt, et disparut dans les rochers. quand on avait comme eux dans leur barque du pain, du
Il se fit un silence. Chacun semblait préoccupé de ses af- vin, six perdrix et un bon feu pour les faire rôtir.
faires : Franz de son débarquement, les matelots de leurs — D’ailleurs, ajouta-t-il, si Votre Excellence trouve si
voiles, les contrebandiers de leur chevreau ; mais au mi- tentante l’odeur de ce chevreau, je puis aller offrir à nos
lieu de cette insouciance apparente, on s’observait mu- voisins deux de nos oiseaux pour une tranche de leur qua-
tuellement. drupède.
L’homme qui s’était éloigné reparut tout à coup du côté — Faites, Gaetano, faites, dit Franz ; vous êtes véritable-
opposé de celui par lequel il avait disparu. Il fit un signe ment né avec le génie de la négociation.
de la tête à la sentinelle, qui se retourna du côté de la Pendant ce temps, les matelots avaient arraché des bras-
barque et se contenta de prononcer ces seules paroles : sées de bruyères, fait des fagots de myrtes et de chênes
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verts, auxquels ils avaient mis le feu, ce qui présentait un de pareils trésors que dans les contes de fées.
foyer assez respectable. — Ah çà ! mais, savez-vous, dit Franz, qu’avec de pa-
Franz attendait donc avec impatience, humant toujours reilles paroles vous me feriez descendre dans la caverne
l’odeur du chevreau, le retour du patron, lorsque celui-ci d’Ali-Baba ?
reparut et vint à lui d’un air fort préoccupé.
— Je vous dis ce qu’on m’a dit, Excellence.
— Eh bien ! demanda-t-il, quoi de nouveau ? on repousse — Alors, vous me conseillez d’accepter ?
notre offre ?
— Oh ! je ne dis pas cela ! Votre Excellence fera selon
— Au contraire, fit Gaetano. Le chef, à qui l’on a dit que son bon plaisir. Je ne voudrais pas lui donner un conseil
vous étiez un jeune homme français, vous invite à souper dans une semblable occasion.
avec lui.
Franz réfléchit quelques instants, comprit que cet homme
— Eh bien ! mais, dit Franz, c’est un homme fort civili- si riche ne pouvait lui en vouloir, à lui qui portait seule-
sé que ce chef, et je ne vois pas pourquoi je refuserais ;
ment quelques mille francs ; et, comme il n’entrevoyait
d’autant plus que j’apporte ma part du souper. dans tout cela qu’un excellent souper, il accepta. Gaetano
— Oh ! ce n’est pas cela : il a de quoi souper, et au de- alla porter sa réponse.
là, mais c’est qu’il met à votre présentation chez lui une Cependant, nous l’avons dit, Franz était prudent ; aussi
singulière condition. voulut-il avoir le plus de détails possibles sur son hôte
— Chez lui ! reprit le jeune homme ; il a donc fait bâtir étrange et mystérieux. Il se retourna donc du côté du ma-
une maison ? telot, qui, pendant ce dialogue, avait plumé les perdrix
— Non ; mais il n’en a pas moins un chez lui fort confor- avec la gravité d’un homme fier de ses fonctions, et lui
table, à ce qu’on assure du moins. demanda dans quoi ces hommes avaient pu aborder, puis-
qu’on ne voyait ni barques, ni spéronares, ni tartanes.
— Vous connaissez donc ce chef ?
— Je ne suis pas inquiet de cela, dit le matelot, et je
— J’en ai entendu parler. connais le bâtiment qu’ils montent.
— En bien ou en mal ? — Est-ce un joli bâtiment ?
— Des deux façons. — J’en souhaite un pareil à Votre Excellence pour faire
— Diable ! Et quelle est cette condition ? le tour du monde.

— C’est de vous laisser bander les yeux et de n’ôter votre — De quelle force est-il ?
bandeau que lorsqu’il vous y invitera lui-même. — Mais de cent tonneaux à peu près. C’est, du reste, un
Franz sonda autant que possible le regard de Gaetano bâtiment de fantaisie, un yacht, comme disent les Anglais,
pour savoir ce que cachait cette proposition. mais confectionné, voyez-vous, de façon à tenir la mer par
tous les temps.
— Ah ! dame ! reprit celui-ci répondant à la pensée de
Franz, je le sais bien, la chose mérite réflexion. — Et où a-t-il été construit ?
— Que feriez-vous à ma place ? fit le jeune homme. — Je l’ignore. Cependant je le crois génois.
— Moi, qui n’ai rien à perdre, j’irais. — Et comment un chef de contrebandiers, continua
Franz, ose-t-il faire construire un yacht destiné à son com-
— Vous accepteriez ? merce dans le port de Gênes ?
— Oui, ne fût-ce que par curiosité. — Je n’ai pas dit, fit le matelot, que le propriétaire de ce
— Il y a donc quelque chose de curieux à voir chez ce yacht fût un contrebandier.
chef ? — Non ; mais Gaetano l’a dit, ce me semble.
— Écoutez, dit Gaetano en baissant la voix, je ne sais pas — Gaetano avait vu l’équipage de loin, mais il n’avait en-
si ce qu’on dit est vrai… core parlé à personne.
Il s’arrêta en regardant si aucun étranger ne l’écoutait. — Mais si cet homme n’est pas un chef de contrebandiers,
— Et que dit-on ? quel est-il donc ?
— On dit que ce chef habite un souterrain auprès duquel — Un riche seigneur qui voyage pour son plaisir.
le palais Pitti est bien peu de chose. Allons, pensa Franz, le personnage n’en est que plus mys-
— Quel rêve ! dit Franz en se rasseyant. térieux, puisque les versions sont différentes.
— Oh ! ce n’est pas un rêve, continua le patron, c’est une — Et comment s’appelle-t-il ?
réalité ! Cama, le pilote du Saint-Ferdinand, y est entré un — Lorsqu’on le lui demande, il répond qu’il se nomme
jour, et il en est sorti tout émerveillé, en disant qu’il n’y a Simbad le marin. Mais je doute que ce soit son véritable
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nom. leux ; ses guides l’abandonnèrent. Il se fit un instant de


— Simbad le marin ? silence, et une voix dit en bon français, quoique avec un
accent étranger :
— Oui.
— Vous êtes le bienvenu chez moi, Monsieur, et vous
— Et où habite ce seigneur ? pouvez ôter votre mouchoir.
— Sur la mer. Comme on le pense bien, Franz ne se fit pas répéter deux
— De quel pays est-il ? fois cette invitation ; il leva son mouchoir, et se trouva en
face d’un homme de trente-huit à quarante ans, portant
— Je ne sais pas. un costume tunisien, c’est-à-dire une calotte rouge avec
— L’avez-vous vu ? un long gland de soie bleue, une veste de drap noir toute
brodée d’or, des pantalons sang-de-bœuf larges et bouf-
— Quelquefois.
fants, des guêtres de même couleur brodées d’or comme
— Quel homme est-ce ? la veste, et des babouches jaunes ; un magnifique cache-
— Votre Excellence en jugera elle-même. mire lui serrait la taille, et un petit cangiar aigu et recour-
bé était passé dans cette ceinture.
— Et où va-t-il me recevoir ?
Quoique d’une pâleur presque livide, cet homme avait
— Sans doute dans ce palais souterrain dont vous a parlé une figure remarquablement belle ; ses yeux étaient vifs
Gaetano. et perçants ; son nez, droit et presque de niveau avec le
— Et vous n’avez jamais eu la curiosité, quand vous avez front, indiquait le type grec dans toute sa pureté, et ses
relâché ici et que vous avez trouvé l’île déserte, de cher- dents, blanches comme des perles, ressortaient admira-
cher à pénétrer dans ce palais enchanté ? blement sous la moustache noire qui les encadrait.
— Oh ! si fait, Excellence, reprit le matelot, et plus d’une Seulement cette pâleur était étrange ; on eût dit un homme
fois même ; mais toujours nos recherches ont été inutiles. enfermé depuis longtemps dans un tombeau, et qui n’eût
Nous avons fouillé la grotte de tous côtés et nous n’avons pas pu reprendre la carnation des vivants.
pas trouvé le plus petit passage. Au reste, on dit que la Sans être d’une grande taille, il était bien fait du reste, et,
porte ne s’ouvre pas avec une clef, mais avec un mot ma- comme les hommes du Midi, avait les mains et les pieds
gique. petits.
Allons, décidément, murmura Franz, me voilà embarqué Mais ce qui étonna Franz, qui avait traité de rêve le récit
dans un conte des Mille et une Nuits. de Gaetano, ce fut la somptuosité de l’ameublement.
— Son Excellence vous attend, dit derrière lui une voix Toute la chambre était tendue d’étoffes turques de cou-
qu’il reconnut pour celle de la sentinelle. leur cramoisie et brochée de fleurs d’or. Dans un enfon-
Le nouveau venu était accompagné de deux hommes de cement était une espèce de divan surmonté d’un trophée
l’équipage du yacht. d’armes arabes à fourreaux de vermeil et à poignées res-
plendissantes de pierreries ; au plafond pendait une lampe
Pour toute réponse, Franz tira son mouchoir et le présenta en verre de Venise, d’une forme et d’une couleur char-
à celui qui lui avait adressé la parole. mantes, et les pieds reposaient sur un tapis de Turquie
Sans dire une seule parole, on lui banda les yeux avec un dans lequel ils enfonçaient jusqu’à la cheville ; des por-
soin qui indiquait la crainte qu’il ne commît quelque in- tières pendaient devant la porte par laquelle Franz était
discrétion ; après quoi on lui fit jurer qu’il n’essayerait en entré, et devant une autre porte donnant passage dans une
aucune façon d’ôter son bandeau. seconde chambre qui paraissait splendidement éclairée.
Il jura. L’hôte laissa un instant Franz tout à sa surprise, et
Alors les deux hommes le prirent chacun par un bras, et d’ailleurs il lui rendait examen pour examen, et ne le quit-
il marcha guidé par eux et précédé de la sentinelle. tait pas des yeux.

Après une trentaine de pas, il sentit, à l’odeur de plus en — Monsieur, lui dit-il enfin, mille fois pardon des pré-
plus appétissante du chevreau, qu’il repassait devant le bi- cautions que l’on a exigées de vous pour vous introduire
vouac ; puis on lui fit continuer sa route pendant une cin- chez moi ; mais, comme la plupart du temps cette île est
quantaine de pas encore, en avançant évidemment du cô- déserte, si le secret de cette demeure était connu, je trou-
té où l’on n’avait pas voulu laisser pénétrer Gaetano : dé- verais sans doute, en revenant, mon pied-à-terre en assez
fense qui s’expliquait maintenant. Bientôt, au changement mauvais état, ce qui me serait fort désagréable, non pas
d’atmosphère, il comprit qu’il entrait dans un souterrain ; pour la perte que cela me causerait, mais parce que je
au bout de quelques secondes de marche, il entendit un n’aurais pas la certitude de pouvoir, quand je le veux, me
craquement, et il lui sembla que l’atmosphère changeait séparer du reste de la terre. Maintenant je vais tâcher de
encore de nature et devenait tiède et parfumée ; enfin il vous faire oublier ce petit désagrément, en vous offrant
sentit que ses pieds posaient sur un tapis épais et moel- ce que vous n’espériez certes pas trouver ici, c’est-à-dire
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un souper passable et d’assez bons lits. fique et d’une gigantesque langouste.


— Ma foi, mon cher hôte, répondit Franz, il ne faut pas Les intervalles des grands plats étaient remplis par de pe-
vous excuser pour cela. J’ai toujours vu que l’on bandait tits plats contenant les entremets.
les yeux aux gens qui pénétraient dans les palais enchan- Les plats étaient en argent, les assiettes en porcelaine du
tés : voyez plutôt Raoul dans les Huguenots, et véritable-
Japon.
ment je n’ai pas à me plaindre, car ce que vous me mon-
trez fait suite aux merveilles des Mille et Une Nuits. Franz se frotta les yeux pour s’assurer qu’il ne rêvait pas.
— Hélas ! je vous dirai comme Lucullus : Si j’avais su Ali seul était admis à faire le service et s’en acquittait fort
avoir l’honneur de votre visite, je m’y serais préparé. Mais bien. Le convive en fit compliment à son hôte.
enfin, tel qu’est mon ermitage, je le mets à votre dis- — Oui, reprit celui-ci tout en faisant les honneurs de son
position ; tel qu’il est, mon souper vous est offert. Ali, souper avec la plus grande aisance ; oui, c’est un pauvre
sommes-nous servis ? diable qui m’est fort dévoué et qui fait de son mieux. Il se
Presque au même instant la portière se souleva, et un souvient que je lui ai sauvé la vie, et comme il tenait à sa
nègre nubien, noir comme l’ébène et vêtu d’une simple tête, à ce qu’il paraît, il m’a gardé quelque reconnaissance
tunique blanche, fit signe à son maître qu’il pouvait pas- de la lui avoir conservée.
ser dans la salle à manger. Ali s’approcha de son maître, lui prit la main et la baisa.
— Maintenant, dit l’inconnu à Franz, je ne sais si vous — Et serait-ce trop indiscret, seigneur Simbad, dit Franz,
êtes de mon avis, mais je trouve que rien n’est gênant de vous demander en quelle circonstance vous avez fait
comme de rester deux ou trois heures en tête à tête sans cette belle action ?
savoir de quel nom ou de quel titre s’appeler. Remarquez
que je respecte trop les lois de l’hospitalité pour vous de- — Oh ! mon Dieu, c’est bien simple, répondit l’hôte. Il
mander ou votre nom ou votre titre ; je vous prie seule- paraît que le drôle avait rôdé plus près du sérail du bey de
ment de me désigner une appellation quelconque, à l’aide Tunis qu’il n’était convenable de le faire à un gaillard de
de laquelle je puisse vous adresser la parole. Quant à moi, sa couleur ; de sorte qu’il avait été condamné par le bey
pour vous mettre à votre aise, je vous dirai que l’on a l’ha- à avoir la langue, la main et la tête tranchées : la langue
bitude de m’appeler Simbad le marin. le premier jour, la main le second, et la tête le troisième.
J’avais toujours eu envie d’avoir un muet à mon service ;
— Et moi, reprit Franz, je vous dirai que, comme il ne j’attendis qu’il eût la langue coupée, et j’allai proposer
me manque, pour être dans la situation d’Aladin, que la au bey de me le donner pour un magnifique fusil à deux
fameuse lampe merveilleuse, je ne vois aucune difficulté à coups qui, la veille, m’avait paru éveiller les désirs de Sa
ce que, pour le moment, vous m’appeliez Aladin. Cela ne Hautesse. Il balança un instant, tant il tenait à en finir avec
nous sortira pas de l’Orient, où je suis tenté de croire que ce pauvre diable. Mais j’ajoutai à ce fusil un couteau de
j’ai été transporté par la puissance de quelque bon génie. chasse anglais avec lequel j’avais haché le yatagan de Sa
— Eh bien ! seigneur Aladin, fit l’étrange amphitryon, Hautesse ; de sorte que le bey se décida à lui faire grâce de
vous avez entendu que nous étions servis, n’est-ce pas ? la main et de la tête, mais à condition qu’il ne remettrait
veuillez donc prendre la peine d’entrer dans la salle à man- jamais le pied à Tunis. La recommandation était inutile.
ger ; votre très humble serviteur passe devant vous pour Du plus loin que le mécréant aperçoit les côtes d’Afrique
vous montrer le chemin. il se sauve à fond de cale, et l’on ne peut le faire sortir de
là que lorsqu’on est hors de vue de la troisième partie du
Et à ces mots, soulevant la portière, Simbad passa effec- monde.
tivement devant Franz.
Franz resta un moment muet et pensif, cherchant ce qu’il
Franz marchait d’enchantements en enchantements, la
devait penser de la bonhomie cruelle avec laquelle son
table était splendidement servie. Une fois convaincu de ce hôte venait de lui faire ce récit.
point important, il porta les yeux autour de lui. La salle
à manger était non moins splendide que le boudoir qu’il — Et, comme l’honorable marin dont vous avez pris le
venait de quitter ; elle était tout en marbre avec des bas- nom, dit-il en changeant la conversation, vous passez
reliefs antiques du plus grand prix, et aux deux extrémi- votre vie à voyager ?
tés de cette salle, qui était oblongue, deux magnifiques — Oui ; c’est un vœu que j’ai fait dans un temps où je ne
statues portaient des corbeilles sur leurs têtes. Ces cor- pensais guère pouvoir l’accomplir, dit l’inconnu en sou-
beilles contenaient deux pyramides de fruits magnifiques ; riant. J’en ai fait quelques-uns comme cela, et qui, je l’es-
c’étaient des ananas de Sicile, des grenades de Malaga, père, s’accompliront tous à leur tour.
des oranges des îles Baléares, des pêches de France et des
dattes de Tunis. Quoique Simbad eût prononcé ces mots avec le plus grand
sang-froid, ses yeux avaient lancé un regard de férocité
Quant au souper, il se composait d’un faisan rôti entouré étrange.
de merles de Corse, d’un jambon de sanglier à la gelée,
d’un quartier de chevreau à la tartare, d’un turbot magni- — Vous avez beaucoup souffert, Monsieur ? lui dit Franz.
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Simbad tressaillit et le regarda fixement. meil fermée par un couvercle de même métal.
— À quoi voyez-vous cela ? demanda-il. Le respect avec lequel Ali avait apporté cette coupe pi-
qua la curiosité de Franz. Il leva le couvercle et vit une
— À tout, reprit Franz : à votre voix, à votre regard, à
votre pâleur, et à la vie même que vous menez. espèce de pâte verdâtre qui ressemblait à des confitures
d’angélique, mais qui lui était parfaitement inconnue.
— Moi ! je mène la vie la plus heureuse que je connaisse,
une véritable vie de pacha ; je suis le roi de la création : je Il replaça le couvercle, aussi ignorant de ce que la coupe
me plais dans un endroit, j’y reste ; je m’ennuie, je pars ; contenait après avoir remis le couvercle qu’avant de l’avoir
je suis libre comme l’oiseau, j’ai des ailes comme lui ; les levé, et, en reportant les yeux sur son hôte, il le vit sourire
gens qui m’entourent m’obéissent sur un signe. De temps de son désappointement.
en temps je m’amuse à railler la justice humaine en lui en- — Vous ne pouvez pas deviner, lui dit celui-ci, quelle es-
levant un bandit qu’elle cherche, un criminel qu’elle pour- pèce de comestible contient ce petit vase, et cela vous
suit. Puis j’ai ma justice à moi, basse et haute, sans sursis intrigue, n’est-ce pas ?
et sans appel, qui condamne ou qui absout, et à laquelle — Je l’avoue.
personne n’a rien à voir. Ah ! si vous aviez goûté de ma
vie, vous n’en voudriez plus d’autre, et vous ne rentreriez — Eh bien, cette sorte de confiture verte n’est ni plus ni
jamais dans le monde, à moins que vous n’eussiez quelque moins que l’ambroisie qu’Hébé servait à la table de Jupi-
grand projet à y accomplir. ter.
— Une vengeance ! par exemple, dit Franz. — Mais cette ambroisie, dit Franz, a sans doute, en pas-
sant par la main des hommes, perdu son nom céleste pour
L’inconnu fixa sur le jeune homme un de ces regards qui prendre un nom humain ; en langue vulgaire, comment
plongent au plus profond du cœur et de la pensée. cet ingrédient, pour lequel, au reste, je ne me sens pas
— Et pourquoi une vengeance ? demanda-t-il. une grande sympathie, s’appelle-t-il ?
— Parce que, reprit Franz, vous m’avez tout l’air d’un — Eh ! voilà justement ce qui révèle notre origine ma-
homme qui, persécuté par la société, a un compte terrible térielle, s’écria Simbad ; souvent nous passons ainsi au-
à régler avec elle. près du bonheur sans le voir, sans le regarder, ou, si nous
— Eh bien ! fit Simbad en riant de son rire étrange, qui l’avons vu et regardé, sans le reconnaître. Êtes-vous un
montrait ses dents blanches et aiguës, vous n’y êtes pas ; homme positif et l’or est-il votre dieu, goûtez à ceci, et les
tel que vous me voyez, je suis une espèce de philanthrope mines du Pérou, de Guzarate et de Golconde vous seront
et peut-être un jour irai-je à Paris pour faire concurrence ouvertes. Êtes-vous un homme d’imagination, êtes-vous
à M. Appert et à l’homme au Petit Manteau Bleu. poète, goûtez encore à ceci, et les barrières du possible
disparaîtront ; les champs de l’infini vont s’ouvrir, vous
— Et ce sera la première fois que vous ferez ce voyage ? vous promènerez, libre de cœur, libre d’esprit, dans le
— Oh ! mon Dieu, oui. J’ai l’air d’être bien peu curieux, domaine sans bornes de la rêverie. Êtes-vous ambitieux,
n’est-ce pas ? mais je vous assure qu’il n’y a pas de ma courez-vous après les grandeurs de la terre, goûtez de ceci
faute si j’ai tant tardé ; cela viendra un jour ou l’autre ! toujours, et dans une heure vous serez roi, non pas roi d’un
petit royaume caché dans un coin de l’Europe, comme la
— Et comptez-vous faire bientôt ce voyage ? France, l’Espagne ou l’Angleterre, mais roi du monde, roi
— Je ne sais encore, il dépend de circonstances soumises de l’univers, roi de la création. Votre trône sera dressé sur
à des combinaisons incertaines. la montagne où Satan emporta Jésus ; et, sans avoir be-
soin de lui faire hommage, sans être forcé de lui baiser la
— Je voudrais y être à l’époque où vous y viendrez, je tâ-
griffe, vous serez le souverain maître de tous les royaumes
cherais de vous rendre, en tant qu’il serait en mon pouvoir,
de la terre. N’est-ce pas tentant, ce que je vous offre là,
l’hospitalité que vous me donnez si largement à Monte-
dites, et n’est-ce pas une chose bien facile puisqu’il n’y a
Cristo.
que cela à faire ? regardez.
— J’accepterais votre offre avec un grand plaisir, reprit
À ces mots, il découvrit à son tour la petite coupe de ver-
l’hôte ; mais malheureusement, si j’y vais, ce sera peut-
meil qui contenait la substance tant louée, prit une cuille-
être incognito.
rée à café des confitures magiques, la porta à sa bouche
Cependant le souper s’avançait et paraissait avoir été servi et la savoura lentement, les yeux à moitié fermés et la tête
à la seule intention de Franz ; car à peine si l’inconnu avait renversée en arrière.
touché du bout des dents à un ou deux plats du splendide
Franz lui laissa tout le temps d’absorber son mets favori ;
festin qu’il lui avait offert, et auquel son convive inattendu
puis, lorsqu’il le vit un peu revenu à lui :
avait fait si largement honneur.
— Mais enfin, dit-il, qu’est-ce que ce mets si précieux ?
Enfin, Ali apporta le dessert, ou plutôt prit les corbeilles
des mains des statues et les posa sur la table. — Avez-vous entendu parler du Vieux de la Montagne,
lui demanda son hôte, le même qui voulut faire assassiner
Entre les deux corbeilles il plaça une petite coupe de ver-
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Philippe-Auguste ? lente que vous l’affirmez.


— Sans doute. — Parce que les houppes de votre palais ne sont pas
encore faites à la sublimité de la substance qu’elles dé-
— Eh bien ! vous savez qu’il régnait sur une riche vallée
qui dominait la montagne d’où il avait pris son nom pitto- gustent. Dites-moi : est-ce que dès la première fois vous
avez aimé les huîtres, le thé, le porter, les truffes, toutes
resque. Dans cette vallée étaient de magnifiques jardins
plantés par Hassen-ben-Sabah, et, dans ces jardins, des choses que vous avez adorées par la suite ? Est-ce que
vous comprenez les Romains, qui assaisonnaient les fai-
pavillons isolés. C’est dans ces pavillons qu’il faisait en-
trer ses élus, et là il leur faisait manger, dit Marco-Polo, sans avec de l’assa-fœtida, et les Chinois, qui mangent des
une certaine herbe qui les transportait dans le paradis, nids d’hirondelles ? eh ! mon Dieu, non. Eh bien ! il en
au milieu de plantes toujours fleuries, de fruits toujours est de même du hatchis : mangez-en huit jours de suite
mûrs, de femmes toujours vierges. Or, ce que ces jeunes seulement, nulle nourriture au monde ne vous paraîtra at-
gens bienheureux prenaient pour la réalité, c’était un rêve ; teindre à la finesse de ce goût qui vous paraît peut-être
mais un rêve si doux, si enivrant, si voluptueux, qu’ils se aujourd’hui fade et nauséabond. D’ailleurs passons dans
vendaient corps et âme à celui qui le leur avait donné, la chambre à côté, c’est-à-dire dans votre chambre, et Ali
et qu’obéissant à ses ordres comme à ceux de Dieu, ils va nous servir le café et nous donner des pipes.
allaient frapper au bout du monde la victime indiquée, Tous deux se levèrent, et, pendant que celui qui s’était
mourant dans les tortures sans se plaindre, à la seule idée donné le nom de Simbad, et que nous avons ainsi nom-
que la mort qu’ils subissaient n’était qu’une transition à mé de temps en temps, de façon à pouvoir, comme son
cette vie de délices dont cette herbe sainte, servie devant convive, lui donner une dénomination quelconque, don-
vous, leur avait donné un avant-goût. nait quelques ordres à son domestique, Franz entra dans
— Alors, s’écria Franz, c’est du hatchis ! Oui, je connais la chambre attenante.
cela, de nom du moins. Celle-ci était d’un ameublement plus simple quoique non
— Justement vous avez dit le mot, seigneur Aladin, c’est moins riche. Elle était de forme ronde, et un grand di-
du hatchis, tout ce qui se fait de meilleur et de plus pur van régnait tout alentour. Mais divan, murailles, pla-
en hatchis à Alexandrie, du hatchis d’Abougor, le grand fonds et parquets étaient tout tendus de peaux magni-
faiseur, l’homme unique, l’homme à qui l’on devrait bâtir fiques, douces et moelleuses comme les plus moelleux ta-
un palais avec cette inscription : Au marchand du bonheur pis ; c’étaient des peaux de lions de l’Atlas aux puissantes
le monde reconnaissant. crinières ; c’étaient des peaux de tigres du Bengale aux
chaudes rayures, des peaux de panthères du Cap tache-
— Savez-vous, lui dit Franz, que j’ai bien envie de ju- tées joyeusement comme celle qui apparaît au Dante, en-
ger par moi-même de la vérité ou de l’exagération de vos fin des peaux d’ours de Sibérie, de renards de Norwége,
éloges ? et toutes ces peaux étaient jetées en profusion les unes sur
— Jugez par vous-même, mon hôte, jugez ; mais ne vous les autres, de façon qu’on eût cru marcher sur le gazon le
en tenez pas à une première expérience : comme en toute plus épais et reposer sur le lit le plus soyeux.
chose, il faut habituer les sens à une impression nouvelle, Tous deux se couchèrent sur le divan ; des chibouques aux
douce ou violente, triste ou joyeuse. Il y a une lutte de la tuyaux de jasmin et aux bouquins d’ambre étaient à la por-
nature contre cette divine substance, de la nature qui n’est tée de la main, et toutes préparées pour qu’on n’eût pas
pas faite pour la joie et qui se cramponne à la douleur. Il besoin de fumer deux fois dans la même. Ils en prirent
faut que la nature vaincue succombe dans le combat, il chacun une. Ali les alluma, et sortit pour aller chercher le
faut que la réalité succède au rêve ; et alors le rêve règne café.
en maître, alors c’est le rêve qui devient la vie et la vie qui
devient le rêve : mais quelle différence dans cette trans- Il y eut un moment de silence, pendant lequel Sim-
figuration ! c’est-à-dire qu’en comparant les douleurs de bad se laissa aller aux pensées qui semblaient l’occuper
l’existence réelle aux jouissances de l’existence factice, sans cesse, même au milieu de sa conversation, et Franz
vous ne voudrez plus vivre jamais, et que vous voudrez s’abandonna à cette rêverie muette dans laquelle on tombe
rêver toujours. Quand vous quitterez votre monde à vous presque toujours en fumant d’excellent tabac, qui semble
pour le monde des autres, il vous semblera passer d’un emporter avec la fumée toutes les peines de l’esprit et
printemps napolitain à un hiver lapon, il vous semblera rendre en échange au fumeur tous les rêves de l’âme.
quitter le paradis pour la terre, le ciel pour l’enfer. Goû- Ali apporta le café.
tez du hatchis, mon hôte ! goûtez-en ! — Comment le prendrez-vous ? dit l’inconnu : à la fran-
Pour toute réponse, Franz prit une cuillerée de cette pâte çaise ou à la turque, fort ou léger, sucré ou non sucré,
merveilleuse, mesurée sur celle qu’avait prise son amphi- passé ou bouilli ? à votre choix : il y en a de préparé de
tryon, et la porta à sa bouche. toutes les façons.
— Diable ! fit-il après avoir avalé ces confitures divines, — Je le prendrai à la turque, répondit Franz.
je ne sais pas encore si le résultat sera aussi agréable que — Et vous avez raison, s’écria son hôte ; cela prouve
vous le dites, mais la chose ne me paraît pas aussi succu-
142

que vous avez des dispositions pour la vie orientale. Ah ! C’étaient bien les mêmes statues riches de forme, de
les Orientaux, voyez-vous, ce sont les seuls hommes qui luxure et de poésie, aux yeux magnétiques, aux sou-
sachent vivre ! Quant à moi, ajouta-t-il avec un de ces sin- rires lascifs, aux chevelures opulentes. C’étaient Phryné,
guliers sourires qui n’échappaient pas au jeune homme, Cléopâtre, Messaline, ces trois grandes courtisanes ; puis
quand j’aurai fini mes affaires à Paris, j’irai mourir en au milieu de ces ombres impudiques se glissait, comme
Orient ; et si vous voulez me retrouver alors, il faudra ve- un rayon pur, comme un ange chrétien au milieu de
nir me chercher au Caire, à Bagdad, ou à Ispahan. l’Olympe, une de ces figures chastes, une de ces ombres
— Ma foi, dit Franz, ce sera la chose du monde la plus calmes, une de ces visions douces qui semblait voiler son
front virginal sous toutes ces impuretés de marbre.
facile, car je crois qu’il me pousse des ailes d’aigle, et,
avec ces ailes, je ferais le tour du monde en vingt-quatre Alors il lui parut que ces trois statues avaient réuni leurs
heures. trois amours pour un seul homme, et que cet homme
— Ah ! ah ! c’est le hatchis qui opère ; eh bien ! ouvrez c’était lui, qu’elles s’approchaient du lit où il rêvait un
vos ailes et envolez-vous dans les régions surhumaines, second sommeil, les pieds perdus dans leurs longues tu-
ne craignez rien, on veille sur vous, et si, comme celles niques blanches, la gorge nue, les cheveux se déroulant
d’Icare, vos ailes fondent au soleil, nous sommes là pour comme une onde, avec une de ces poses auxquelles suc-
vous recevoir. combaient les dieux, mais auxquelles résistaient les saints,
avec un de ces regards inflexibles et ardents comme celui
Alors il dit quelques mots arabes à Ali, qui fit un geste du serpent sur l’oiseau, et qu’il s’abandonnait à ces regards
d’obéissance et se retira, mais sans s’éloigner. douloureux comme une étreinte, voluptueux comme un
Quant à Franz, une étrange transformation s’opérait en baiser.
lui. Toute la fatigue physique de la journée, toute la pré- Il sembla à Franz qu’il fermait les yeux, et qu’à travers
occupation d’esprit qu’avaient fait naître les événements le dernier regard qu’il jetait autour de lui il entrevoyait la
du soir disparaissaient comme dans ce premier moment statue pudique qui se voilait entièrement ; puis, ses yeux
de repos où l’on vit encore assez pour sentir venir le som- fermés aux choses réelles, ses sens s’ouvrirent aux impres-
meil. Son corps semblait acquérir une légèreté immaté- sions impossibles.
rielle, son esprit s’éclaircissait d’une façon inouïe, ses sens
semblaient doubler leurs facultés ; l’horizon allait toujours Alors ce fut une volupté sans trêve, un amour sans repos,
s’élargissant, mais non plus cet horizon sombre sur lequel comme celui que promettait le Prophète à ses élus. Alors
planait une vague terreur et qu’il avait vu avant son som- toutes ces bouches de pierre se firent vivantes, toutes
meil, mais un horizon bleu ; transparent, vaste, avec tout ces poitrines se firent chaudes, au point que pour Franz,
ce que la mer a d’azur, avec tout ce que le soleil a de subissant pour la première fois l’empire du hatchis, cet
paillettes, avec tout ce que la brise a de parfums ; puis, amour était presque une douleur, cette volupté presque
au milieu des chants de ses matelots, chants si limpides une torture, lorsqu’il sentait passer sur sa bouche altérée
et si clairs qu’on en eût fait une harmonie divine si l’on les lèvres de ces statues, souples et froides comme les an-
eût pu les noter, il voyait apparaître l’île de Monte-Cristo, neaux d’une couleuvre. Mais plus ses bras tentaient de re-
non plus comme un écueil menaçant sur les vagues, mais pousser cet amour inconnu, plus ses sens subissaient le
comme une oasis perdue dans le désert ; puis à mesure charme de ce songe mystérieux, si bien qu’après une lutte
que la barque approchait, les chants devenaient plus nom- pour laquelle on eût donné son âme, il s’abandonna sans
breux, car une harmonie enchanteresse et mystérieuse réserve et finit par retomber haletant, brûlé de fatigue,
montait de cette île à Dieu, comme si quelque fée, comme épuisé de volupté, sous les baisers de ces maîtresses de
Lorelay, ou quelque enchanteur, comme Amphion, eût marbre et sous les enchantements de ce rêve inouï.
voulu y attirer une âme ou y bâtir une ville. XI
Enfin la barque toucha la rive, mais sans effort, sans se-
cousse, comme les lèvres touchent les lèvres, et il entra RÉVEIL
dans la grotte sans que cette musique charmante cessât.
Il descendit on plutôt il lui sembla descendre quelques Lorsque Franz revint à lui, les objets extérieurs semblaient
marches, respirant cet air frais et embaumé comme ce- une seconde partie de son rêve ; il se crut dans un sépulcre
lui qui devait régner autour de la grotte de Circé, fait où pénétrait à peine, comme un regard de pitié, un rayon
de tels parfums qu’ils font rêver l’esprit, de telles ardeurs de soleil ; il étendit la main et sentit de la pierre ; il se mit
qu’elles font brûler les sens, et il revit tout ce qu’il avait sur son séant : il était couché dans son burnous sur un lit
vu avant son sommeil, depuis Simbad, l’hôte fantastique, de bruyères sèches fort doux et fort odoriférant.
jusqu’à Ali, le serviteur muet ; puis tout sembla s’effacer
et se confondre sous ses yeux comme les dernières ombres Toute vision avait disparu, et, comme si les statues
d’une lanterne magique qu’on éteint, et il se retrouva dans n’eussent été que des ombres sorties de leurs tombeaux
la chambre aux statues, éclairée seulement d’une de ces pendant son rêve, elles s’étaient enfuies à son réveil.
lampes antiques et pâles qui veillent au milieu de la nuit Il fit quelques pas vers le point d’où venait le jour ; à toute
sur le sommeil ou la volupté. l’agitation du songe succédait le calme de la réalité. Il se
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vit dans une grotte, s’avança du côté de l’ouverture, et à Gaetano ne se trompait pas. Sur l’arrière du bâtiment, le
travers la porte cintrée aperçut un ciel bleu et une mer mystérieux étranger se tenait debout tourné de son côté,
d’azur. L’air et l’eau resplendissaient aux rayons du soleil et tenant comme lui une lunette à la main ; il avait en tout
du matin ; sur le rivage, les matelots étaient assis causant point le costume sous lequel il était apparu la veille à son
et riant : à dix pas en mer la barque se balançait gracieu- convive, et agitait son mouchoir en signe d’adieu.
sement sur son ancre. Franz lui rendit son salut en tirant à son tour son mouchoir
Alors il savoura quelque temps cette brise fraîche qui lui et en l’agitant comme il agitait le sien.
passait sur le front ; il écouta le bruit affaibli de la vague Au bout d’une seconde, un léger nuage de fumée se des-
qui se mouvait sur le bord et laissait sur les roches une sina à la poupe du bâtiment, se détacha gracieusement de
dentelle d’écume blanche comme de l’argent ; il se laissa l’arrière, et monta lentement vers le ciel ; puis une faible
aller sans réfléchir, sans penser à ce charme divin qu’il détonation arriva jusqu’à Franz.
y a dans les choses de la nature, surtout lorsqu’on sort
d’un rêve fantastique ; puis peu à peu cette vie du dehors, — Tenez, entendez-vous, dit Gaetano, le voilà qui vous
si calme, si pure, si grande, lui rappela l’invraisemblance dit adieu !
de son sommeil, et les souvenirs commencèrent à rentrer Le jeune homme prit sa carabine et la déchargea en l’air,
dans sa mémoire. mais sans espérance que le bruit pût franchir la distance
Il se souvint de son arrivée dans l’île, de sa présentation qui séparait le yacht de la côte.
à un chef de contrebandiers, d’un palais souterrain plein — Qu’ordonne Votre Excellence ? dit Gaetano.
de splendeurs, d’un souper excellent et d’une cuillerée de
hatchis. — D’abord que vous m’allumiez une torche.

Seulement, en face de cette réalité de plein jour, il lui — Ah ! oui, je comprends, reprit le patron, pour cher-
semblait qu’il y avait au moins un an que toutes ces choses cher l’entrée de l’appartement enchanté. Bien du plaisir,
s’étaient passées, tant le rêve qu’il avait fait était vivant Excellence, si la chose vous amuse, et je vais vous don-
dans sa pensée et prenait d’importance dans son esprit. ner la torche demandée. Mais moi aussi, j’ai été possédé
Aussi de temps en temps son imagination faisait asseoir de l’idée qui vous tient, et je m’en suis passé la fantaisie
au milieu des matelots, ou traverser un rocher, ou se ba- trois ou quatre fois ; mais j’ai fini par y renoncer. Gio-
lancer sur la barque, une de ces ombres qui avaient étoilé vanni, ajouta-t-il, allume une torche et apporte-la à Son
sa nuit de leurs regards et de leurs baisers. Du reste, il avait Excellence.
la tête parfaitement libre et le corps parfaitement reposé, Giovanni obéit. Franz prit la torche et entra dans le sou-
aucune lourdeur dans le cerveau ; mais, au contraire, un terrain, suivi de Gaetano.
certain bien-être général, une faculté d’absorber l’air et le
Il reconnut la place où il s’était réveillé à son lit de
soleil plus grande que jamais.
bruyères encore tout froissé ; mais il eut beau promener sa
Il s’approcha donc gaiement de ses matelots. torche sur toute la surface extérieure de la grotte, il ne vit
Dès qu’ils le revirent ils se levèrent, et le patron s’approcha rien, si ce n’est, à des traces de fumée, que d’autres avant
de lui. lui avaient déjà tenté inutilement la même investigation.

— Le seigneur Simbad, lui dit-il, nous a chargés de tous Cependant il ne laissa pas un pied de cette muraille grani-
ses compliments pour Votre Excellence, et nous a dit de tique, impénétrable comme l’avenir, sans l’examiner ; il ne
lui exprimer le regret qu’il a de ne pouvoir prendre congé vit pas une gerçure qu’il n’y introduisit la lame de son cou-
d’elle ; mais il espère que vous l’excuserez quand vous sau- teau de chasse ; il ne remarqua pas un point saillant qu’il
rez qu’une affaire très pressante l’appelle à Malaga. n’appuyât dessus, dans l’espoir qu’il céderait ; mais tout
fut inutile, et il perdit, sans aucun résultat, deux heures à
— Ah çà, mon cher Gaetano, dit Franz, tout cela est donc cette recherche.
véritablement une réalité : il existe un homme qui m’a
reçu dans cette île, qui m’y a donné une hospitalité royale, Au bout de ce temps il y renonça ; Gaetano était triom-
et qui est parti pendant mon sommeil ? phant.

— Il existe si bien, que voilà son petit yacht qui s’éloigne, Quand Franz revint sur la plage, le yacht n’apparaissait
toutes voiles dehors, et que, si vous voulez prendre votre plus que comme un petit point blanc à l’horizon ; il eut
lunette d’approche, vous reconnaîtrez, selon toute proba- recours à sa lunette, mais même avec l’instrument il était
bilité, votre hôte au milieu de son équipage. impossible de rien distinguer.

Et, en disant ces paroles, Gaetano étendait le bras dans la Gaetano lui rappela qu’il était venu pour chasser des
direction d’un petit bâtiment qui faisait voile vers la pointe chèvres, ce qu’il avait complètement oublié. Il prit son
méridionale de la Corse. fusil et se mit à parcourir l’île de l’air d’un homme qui
accomplit un devoir plutôt qu’il ne prend un plaisir, et au
Franz tira sa lunette, la mit à son point de vue, et la dirigea bout d’un quart d’heure il avait tué une chèvre et deux
vers l’endroit indiqué. chevreaux. Mais ces chèvres, quoique sauvages et alertes
comme des chamois, avaient une trop grande ressem-
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blance avec nos chèvres domestiques, et Franz ne les re- Avec lui s’effaçait la dernière réalité de la nuit précédente :
gardait pas comme un gibier. aussi souper, Simbad, hatchis et statues, tout commençait,
Puis des idées bien autrement puissantes préoccupaient pour Franz, à se fondre dans le même rêve.
son esprit. Depuis la veille il était véritablement le héros La barque marcha toute la journée et toute la nuit ; et le
d’un conte des Mille et une Nuits, et invinciblement il était lendemain, quand le soleil se leva, c’était l’île de Monte-
ramené vers la grotte. Cristo qui avait disparu à son tour.
Alors, malgré l’inutilité de sa première perquisition, il en Une fois que Franz eut touché la terre, il oublia, momen-
recommença une seconde, après avoir dit à Gaetano de tanément du moins, les événements qui venaient de se
faire rôtir un des deux chevreaux. Cette seconde visite passer pour terminer ses affaires de plaisir et de politesse
dura assez longtemps, car lorsqu’il revint le chevreau était à Florence, et ne s’occuper que de rejoindre son compa-
cuit et le déjeuner était prêt. gnon, qui l’attendait à Rome.
Franz s’assit à l’endroit où, la veille, on était venu l’inviter Il partit donc, et le samedi soir il arriva à la place de la
à souper de la part de cet hôte mystérieux, et il aperçut en- Douane par la malle-poste.
core, comme une mouette bercée au sommet d’une vague,
L’appartement, comme nous l’avons dit, était retenu
le petit yacht qui continuait de s’avancer vers la Corse. d’avance, il n’y avait donc plus qu’à rejoindre l’hôtel de
— Mais, dit-il à Gaetano, vous m’avez annoncé que le maître Pastrini : ce qui n’était pas chose très facile, car
seigneur Simbad faisait voile pour Malaga, tandis qu’il la foule encombrait les rues, et Rome était déjà en proie
me semble à moi qu’il se dirige directement vers Porto- à cette rumeur sourde et fébrile qui précède les grands
Vecchio. événements. Or, à Rome, il y a quatre grands événements
— Ne vous rappelez-vous plus, reprit le patron, que parmi par an : le carnaval, la semaine sainte, la Fête-Dieu et la
les gens de son équipage je vous ai dit qu’il y avait pour Saint-Pierre.
le moment deux bandits corses ? Tout le reste de l’année, la ville retombe dans sa morne
— C’est vrai ! et il va les jeter sur la côte ? dit Franz. apathie, état intermédiaire entre la vie et la mort, qui la
rend semblable à une espèce de station entre ce monde et
— Justement. Ah ! c’est un individu, s’écria Gaetano, qui l’autre ; station sublime, halte pleine de poésie et de ca-
ne craint ni Dieu ni diable, à ce qu’on dit, et qui se déran- ractère que Franz avait déjà faite cinq ou six fois, et qu’à
gera de cinquante lieues de sa route pour rendre service chaque fois il avait trouvée plus merveilleuse et plus fan-
à un pauvre homme. tastique encore.
— Mais ce genre de service pourrait bien le brouiller avec Enfin, il traversa cette foule toujours plus grossissante et
les autorités du pays où il exerce ce genre de philanthro- plus agitée et atteignit l’hôtel. Sur sa première demande il
pie, dit Franz. lui fut répondu, avec cette impertinence particulière aux
— Ah bien ! dit Gaetano en riant, qu’est-ce que ça lui fait cochers de fiacre retenus et aux aubergistes au complet,
à lui, les autorités ! il s’en moque pas mal ! On n’a qu’à qu’il n’y avait plus de place pour lui à l’hôtel de Londres.
essayer de le poursuivre. D’abord son yacht n’est pas un Alors il envoya sa carte à maître Pastrini, et se fit réclamer
navire, c’est un oiseau, et il rendrait trois nœuds sur douze d’Albert de Morcerf. Le moyen réussit et maître Pastrini
à une frégate ; et puis il n’a qu’à se jeter lui-même à la côte, accourut lui-même, s’excusant d’avoir fait attendre Son
est-ce qu’il ne trouvera pas partout des amis ? Excellence, grondant ses garçons, prenant le bougeoir de
la main du cicerone qui s’était déjà emparé du voyageur,
Ce qu’il y avait de plus clair dans tout cela, c’est que le et se préparant à le mener près d’Albert, quand celui-ci
seigneur Simbad, l’hôte de Franz, avait l’honneur d’être vint à sa rencontre.
en relation avec les contrebandiers et les bandits de toutes
les côtes de la Méditerranée ; ce qui ne laissait pas que L’appartement retenu se composait de deux petites
d’établir pour lui une position assez étrange. chambres et d’un cabinet. Les deux chambres donnaient
sur la rue, circonstance que maître Pastrini fit valoir
Quant à Franz, rien ne le retenait plus à Monte-Cristo, il comme y ajoutant un mérite inappréciable. Le reste de
avait perdu tout espoir de trouver le secret de la grotte ; il l’étage était loué à un personnage fort riche, que l’on
se hâta donc de déjeuner en ordonnant à ses hommes de croyait Sicilien ou Maltais ; l’hôtelier ne put pas dire au
tenir leur barque prête pour le moment où il aurait fini. juste à laquelle des deux nations appartenait ce voyageur.
Une demi-heure après il était à bord. — C’est fort bien, maître Pastrini, dit Franz, mais il nous
Il jeta un dernier regard sur le yacht : il était prêt à dispa- faudrait tout de suite un souper quelconque pour ce soir,
raître dans le golfe de Porto-Vecchio. et une calèche pour demain et les jours suivants.
Il donna le signal du départ. — Quant au souper, répondit l’aubergiste, vous allez être
servis à l’instant même ; mais quant à la calèche…
Au moment où la barque se mettait en mouvement le
yacht disparaissait. — Comment ! quant à la calèche ! s’écria Albert. Un ins-
tant, un instant ! ne plaisantons pas, maître Pastrini ! il
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nous faut une calèche. — Oui, reprit Franz, c’est-à-dire pour ceux où elle est
— Monsieur, dit l’aubergiste, on fera tout ce qu’on pourra absolument nécessaire.
pour en avoir une. Voilà tout ce que je puis vous dire. — Qu’y a-t-il ? demanda Albert en entrant : pas de ca-
— Et quand aurons-nous la réponse ? demanda Franz. lèche ?

— Demain matin, répondit l’aubergiste. — Justement, mon cher ami, répondit Franz et vous avez
deviné du premier coup.
— Que diable ! dit Albert, on la payera plus cher, voilà
tout : on sait ce que c’est ; chez Drake ou Aaron vingt-cinq — Eh bien ! voilà une jolie ville que votre ville éternelle !
francs pour les jours ordinaires et trente ou trente-cinq — C’est-à-dire, Excellence, reprit maître Pastrini, qui dé-
francs pour les dimanches et fêtes ; mettez cinq francs parsirait maintenir la capitale du monde chrétien dans une
jour de courtage, cela fera quarante et n’en parlons plus. certaine dignité à l’égard de ses voyageurs, c’est-à-dire
— J’ai bien peur que ces Messieurs, même en offrant le qu’il n’y a plus de calèche à partir de dimanche matin jus-
qu’à mardi soir, mais d’ici-là vous en trouverez cinquante
double, ne puissent pas s’en procurer.
si vous voulez.
— Alors, qu’on fasse mettre des chevaux à la mienne ; elle
est un peu écornée par le voyage, mais n’importe. — Ah ! c’est déjà quelque chose, dit Albert ; nous sommes
aujourd’hui jeudi ; qui sait, d’ici à dimanche, ce qui peut
— On ne trouvera pas de chevaux. arriver ?
Albert regarda Franz en homme auquel on fait une ré- — Il arrivera dix à douze mille voyageurs, répondit Franz,
ponse qui lui paraît incompréhensible. lesquels rendront la difficulté plus grande encore.
— Comprenez-vous cela, Franz ! pas de chevaux, dit-il ; — Mon ami, dit Morcerf, jouissons du présent et n’as-
mais des chevaux de poste, ne pourrait-on pas en avoir ? sombrissons pas l’avenir.
— Ils sont tous loués depuis quinze jours, et il ne reste — Au moins, demanda Franz, nous pourrons avoir une
maintenant que ceux absolument nécessaires au service. fenêtre ?
— Que dites-vous de cela ? demanda Franz. — Sur quoi ?
— Je dis que, lorsqu’une chose passe mon intelligence, — Sur la rue du Cours, parbleu !
j’ai l’habitude de ne pas m’appesantir sur cette chose et de
passer à une autre. Le souper est-il prêt, maître Pastrini ? — Ah bien oui ! une fenêtre ! s’exclama maître Pastri-
ni ; impossible, de toute impossibilité ! il en restait une
— Oui, Excellence. au cinquième étage du palais Doria, et elle a été louée à
— Eh bien, soupons d’abord. un prince russe pour vingt sequins par jour.
— Mais la calèche et les chevaux ? dit Franz. Les deux jeunes gens se regardaient d’un air stupéfait.

— Soyez tranquille, cher ami, ils viendront tout seuls ; il — Eh bien, mon cher, dit Franz à Albert, savez-vous ce
ne s’agira que d’y mettre le prix. qu’il y a de mieux à faire ? c’est de nous en aller passer le
carnaval à Venise ; au moins là, si nous ne trouvons pas
Et Morcef, avec cette admirable philosophie qui ne croit de voiture, nous trouverons des gondoles.
rien impossible tant qu’elle sent sa bourse ronde ou son
portefeuille garni, soupa, se coucha, s’endormit sur les — Ah ! ma foi non ! s’écria Albert, j’ai décidé que je ver-
deux oreilles, et rêva qu’il courait le carnaval dans une rais le carnaval à Rome, et je l’y verrai, fût-ce sur des
calèche à six chevaux. échasses.

XII — Tiens ! s’écria Franz, c’est une idée triomphante, sur-


tout pour éteindre les moccoletti ; nous nous déguiserons
en polichinelles-vampires ou en habitants des Landes, et
BANDITS ROMAINS. nous aurons un succès fou.
— Leurs Excellences désirent-elles toujours une voiture
Le lendemain Franz se réveilla le premier, et, aussitôt ré- jusqu’à dimanche ?
veillé, sonna.
— Parbleu ! dit Albert, est-ce que vous croyez que nous
Le tintement de la clochette vibrait encore, lorsque maître allons courir les rues de Rome à pied comme des clercs
Pastrini entra en personne. d’huissiers ?
— Eh bien ! dit l’hôte triomphant, et sans même attendre — Je vais m’empresser d’exécuter les ordres de Leurs Ex-
que Franz l’interrogeât, je m’en doutais bien hier, Excel- cellences, dit maître Pastrini ; seulement je les préviens
lence, quand je ne voulais rien vous promettre ; vous vous que la voiture leur coûtera six piastres par jour.
y êtes pris trop tard, et il n’y a plus une seule calèche à
Rome : pour les trois derniers jours, s’entend. — Et moi, mon cher monsieur Pastrini, dit Franz, moi qui
ne suis pas notre voisin le millionnaire, je vous préviens
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à mon tour, qu’attendu que c’est la quatrième fois que je


On reprit aussitôt le chemin de l’hôtel. À la porte, Franz
viens à Rome je sais le prix des calèches, jours ordinaires,
donna l’ordre au cocher de se tenir prêt à huit heures. Il
dimanches et fêtes, nous vous donnerons douze piastres voulait faire voir à Albert le Colisée au clair de la lune,
pour aujourd’hui, demain et après demain, et vous aurez comme il lui avait fait voir Saint-Pierre au grand jour.
encore un fort joli bénéfice. Lorsqu’on fait voir à un ami une ville qu’on a déjà vue, on
— Cependant, Excellence… ! dit maître Pastrini essayant y met la même coquetterie qu’à montrer une femme dont
de se rebeller. on a été l’amant.

— Allez, mon cher hôte, allez, dit Franz, ou je vais moi- En conséquence, Franz traça au cocher son itinéraire ; il
même faire mon prix avec votre affettatore, qui est le mien devait sortir par la porte del Popolo, longer la muraille
aussi ; c’est un vieil ami à moi, qui ne m’a déjà pas mal extérieure et rentrer par la porte San-Giovanni. Ainsi le
volé d’argent dans sa vie, et qui, dans l’espérance de m’en Colisée leur apparaissait sans préparation aucune, et sans
voler encore, en passera par un prix moindre que celui que le Capitole, le Forum, l’arc de Septime Sévère, le
que je vous offre : vous perdrez donc la différence et ce temple d’Antonin et Faustine et la Via Sacra eussent servi
sera votre faute. de degrés placés sur sa route pour le rapetisser.

— Ne prenez pas cette peine, Excellence, dit maître Pas- On se mit à table : maître Pastrini avait promis à ses hôtes
trini avec ce sourire du spéculateur italien qui s’avoue un festin excellent ; il leur donna un dîner passable : il n’y
vaincu, je ferai de mon mieux et j’espère que vous serez avait rien à dire.
content. À la fin du dîner, il entra lui-même : Franz crut d’abord
— À merveille ! voilà ce qui s’appelle parler. que c’était pour recevoir ses compliments et s’apprêtait à
les lui faire, lorsqu’aux premiers mots il l’interrompit :
— Quand voulez-vous la voiture ?
— Excellence, dit-il, je suis flatté de votre approba-
— Dans une heure. tion ; mais ce n’était pas pour cela que j’étais monté chez
— Dans une heure elle sera à la porte. vous…

Une heure après, effectivement, la voiture attendait les — Était-ce pour nous dire que vous aviez trouvé une voi-
deux jeunes gens : c’était un modeste fiacre, que, vu la ture ? demanda Albert en allumant son cigare.
solennité de la circonstance, on avait élevé au rang de — Encore moins, et même, Excellence, vous ferez bien
calèche ; mais, quelque médiocre apparence qu’il eût, les de n’y plus penser et d’en prendre votre parti. À Rome,
deux jeunes gens se fussent trouvés bien heureux d’avoir les choses se peuvent ou ne se peuvent pas. Quand on vous
un pareil véhicule pour les trois derniers jours. a dit qu’elles ne se pouvaient pas, c’est fini.
— Excellence ! cria le cicerone en voyant Franz mettre — À Paris, c’est bien plus commode : quand cela ne se
le nez à la fenêtre, faut-il faire approcher le carrosse du peut pas, on paye le double et l’on a à l’instant même ce
palais ? que l’on demande.
Si habitué que fût Franz à l’emphase italienne son premier — J’entends dire cela à tous les Français, dit maître Pas-
mouvement fut de regarder autour de lui ; mais s’était bien trini un peu piqué, ce qui fait que je ne comprends pas
à lui-même que ces paroles s’adressaient. comment ils voyagent.
Franz était l’Excellence, le carrosse c’était le fiacre, le pa- — Mais aussi, dit Albert en poussant flegmatiquement
lais c’était l’hôtel de Londres. sa fumée au plafond et en se renversant balancé sur les
Tout le génie laudatif de la nation était dans cette seule deux pieds de derrière de son fauteuil, ce sont les fous
phrase. et les niais comme nous qui voyagent ; les gens sensés ne
quittent pas leur hôtel de la rue du Helder, le boulevard
Franz et Albert descendirent. Le carrosse s’approcha du de Gand et le café de Paris.
palais. Leurs Excellences allongèrent leurs jambes sur les
banquettes, le cicerone sauta sur le siège de derrière. Il va sans dire qu’Albert demeurait dans la rue susdite,
faisait tous les jours sa promenade fashionable, et dînait
— Où leurs Excellences veulent-elles qu’on les conduise ? quotidiennement dans le seul café où l’on dîna, quand tou-
— Mais, à Saint-Pierre d’abord, et au Colisée ensuite, dit tefois on est en bons termes avec les garçons.
Albert en véritable Parisien. Maître Pastrini resta un instant silencieux ; il était évident
Mais Albert ne savait pas une chose : c’est qu’il faut un qu’il méditait la réponse, qui sans doute ne lui paraissait
jour pour voir Saint-Pierre, et un mois pour l’étudier : la pas parfaitement claire.
journée se passa donc rien qu’à voir Saint-Pierre. — Mais enfin, dit Franz à son tour interrompant les ré-
Tout à coup les deux amis s’aperçurent que le jour bais- flexions géographiques de son hôte, vous étiez venu dans
sait. un but quelconque ; voulez-vous nous exposer l’objet de
votre visite ?
Franz tira sa montre, il était quatre heures et demie.
— Ah ! c’est juste ; le voici : vous avez commandé la ca-
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lèche pour huit heures ? sonne n’écoutait ; tandis que vous, au moins, vous êtes sûr
— Parfaitement. de la moitié de votre auditoire. Voyons, asseyez-vous, et
dites-nous ce que c’est que M. Vampa.
— Vous avez l’intention de visiter il Colosseo ?
— Je vous l’ai dit, Excellence ; c’est un bandit, comme
— C’est-à-dire le Colisée ? nous n’en avons pas encore vu depuis le fameux Mastrilla.
— C’est exactement la même chose. — Eh bien ! quel rapport a ce bandit avec l’ordre que j’ai
— Soit. donné à mon cocher de sortir par la porte del Popolo et
de rentrer par la porte San-Giovanni ?
— Vous avez dit à votre cocher de sortir par la porte del
Popolo, de faire le tour des murs et de rentrer par la porte — Il y a, répondit maître Pastrini, que vous pourrez bien
San-Giovanni ? sortir par l’une, mais que je doute que vous rentriez par
l’autre.
— Ce sont mes propres paroles.
— Pourquoi cela ? demanda Franz.
— Eh bien ! cet itinéraire est impossible.
— Parce que, la nuit venue, on n’est plus en sûreté à cin-
— Impossible ! quante pas des portes.
— Ou de moins fort dangereux. — D’honneur ? s’écria Albert.
— Dangereux ! et pourquoi ? — Monsieur le vicomte, dit maître Pastrini toujours bles-
— À cause du fameux Luigi Vampa. sé jusqu’au fond du cœur du doute émis par Albert sur sa
véracité, ce que je dis n’est pas pour vous, c’est pour votre
— D’abord, mon cher hôte, qu’est-ce que le fameux Lui-
compagnon de voyage, qui connaît Rome, lui, et qui sait
gi Vampa ? demanda Albert ; il peut être très fameux à
qu’on ne badine pas avec ces choses-là.
Rome, mais je vous préviens qu’il est ignoré à Paris.
— Mon cher, dit Albert s’adressant à Franz, voici une
— Comment ! vous ne le connaissez pas ?
aventure admirable toute trouvée : nous bourrons notre
— Je n’ai pas cet honneur. calèche de pistolets, de tromblons et de fusils à deux
— Vous n’avez jamais entendu prononcer son nom ? coups. Luigi Vampa vient pour nous arrêter, nous l’ar-
rêtons. Nous le ramenons à Rome ; nous en faisons hom-
— Jamais. mage à Sa Sainteté, qui nous demande ce qu’elle peut faire
— Eh bien ! c’est un bandit près duquel les Deseraris et pour reconnaître un si grand service. Alors nous récla-
les Gasparone sont des espèces d’enfants de chœur. mons purement et simplement un carrosse et deux che-
vaux de ses écuries, et nous voyons le carnaval en voi-
— Attention, Albert ! s’écria Franz, voilà donc enfin un ture ; sans compter que probablement le peuple romain,
bandit ! reconnaissant, nous couronne au Capitole et nous pro-
— Je vous préviens, mon cher hôte, que je ne croirai pas clame, comme Curtius et Horatius Coclès, les sauveurs
un mot de ce que vous allez nous dire. Ce point arrêté de la patrie.
entre nous, parlez tant que vous voudrez, je vous écoute.
Pendant qu’Albert déduisait cette proposition, maître Pai-
« Il y avait une fois… » Eh bien, allez donc ! trini faisait une figure qu’on essayerait vainement de dé-
Maître Pastrini se retourna du côté de Franz, qui lui pa- crire.
raissait le plus raisonnable des deux jeunes gens. Il faut — Et d’abord, demanda Franz à Albert, où prendrez-vous
rendre justice au brave homme : il avait logé bien des ces pistolets, ces tromblons, ces fusils à deux coups dont
Français dans sa vie, mais jamais il n’avait compris cer- vous voulez farcir votre voiture ?
tain côté de leur esprit.
— Le fait est que ce ne sera pas dans mon arsenal, dit-
— Excellence, dit-il fort gravement, s’adressant, comme il ; car à la Terracine on m’a pris jusqu’à mon couteau-
nous l’avons dit, à Franz, si vous me regardez comme un poignard ; et à vous ?
menteur, il est inutile que je vous dise ce que je voulais
vous dire ; je puis cependant vous affirmer que c’était dans — À moi, on m’en a fait autant à Aqua-Pendente.
l’intérêt de Vos Excellences. — Ah çà ! mon cher hôte, dit Albert en allumant son se-
— Albert ne vous dit pas que vous êtes un menteur, mon cond cigare au reste de son premier, savez-vous que c’est
cher monsieur Pastrini, reprit Franz, il vous dit qu’il ne très commode pour les voleurs cette mesure-là, et qu’elle
vous croira pas, voilà tout. Mais moi je vous croirai, soyez m’a tout l’air d’avoir été prise de compte à demi avec eux ?
tranquille ; parlez donc. Sans doute maître Pastrini trouva la plaisanterie com-
— Cependant, Excellence, vous comprenez bien que si promettante, car il n’y répondit qu’à moitié et encore en
l’on met en doute ma véracité… adressant la parole à Franz, comme au seul être raison-
nable avec lequel il pût convenablement s’entendre.
— Mon cher, reprit Franz, vous êtes plus susceptible que
Cassandre, qui cependant était prophétesse, et que per- — Son Excellence sait que ce n’est pas l’habitude de se
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défendre quand on est attaqué par des bandits. mon cher, pour parler debout.
— Comment ! s’écria Albert dont le courage se révoltait L’hôtelier s’assit après avoir fait à chacun de ses futurs
à l’idée de se laisser dévaliser sans rien dire ; comment ! auditeurs un salut respectueux, lequel avait pour but d’in-
ce n’est pas l’habitude ? diquer qu’il était prêt à leur donner sur Luigi Vampa les
renseignements qu’ils demandaient.
— Non ! car toute défense serait inutile. Que voulez-vous
faire contre une douzaine de bandits qui sortent d’un fos- — Ah ça ! fit Franz, arrêtant maître Pastrini au moment
sé, d’une masure ou d’un aqueduc, et qui vous couchent où il ouvrait la bouche, vous dites que vous avez connu
en joue tous à la fois ? Luigi Vampa tout enfant ; c’est donc encore un jeune
— Eh sacrebleu ! je veux me faire tuer ! s’écria Albert. homme ?

L’aubergiste retourna vers Franz d’un air qui voulait dire : — Comment, un jeune homme ! je crois bien ; il a vingt-
Décidément, Excellence, votre camarade est fou. deux ans à peine ! Oh ! c’est un gaillard qui ira loin, soyez
tranquille !
— Mon cher Albert, reprit Franz, votre réponse est su-
blime, et vaut le Qu’il mourût du vieux Corneille : seule- — Que dites-vous de cela, Albert ? c’est beau, à vingt-
ment, quand Horace répondait cela, il s’agissait du salut deux ans, de s’être déjà fait une réputation, dit Franz.
de Rome, et la chose en valait la peine. Mais quant à nous, — Oui, certes, et, à son âge, Alexandre, César et Napo-
remarquez qu’il s’agit simplement d’un caprice à satis- léon, qui depuis ont fait un certain bruit dans le monde,
faire, et qu’il serait ridicule, pour un caprice, de risquer n’étaient pas si avancés que lui.
notre vie. — Ainsi, reprit Franz, s’adressant à son hôte, le héros dont
— Ah ! per Bacco ! s’écria maître Pastrini, à la bonne nous allons entendre l’histoire n’a que vingt-deux ans ?
heure, voilà ce qui s’appelle parler. — À peine, comme j’ai eu l’honneur de vous le dire.
Albert se versa un verre de lacryma Christi, qu’il but à — Est-il grand ou petit ?
petits coups en grommelant des paroles inintelligibles.
— De taille moyenne : à peu près comme Son Excellence,
— Eh bien ! maître Pastrini, reprit Franz, maintenant que dit l’hôte en montrant Albert.
voilà mon compagnon calmé et que vous avez pu ap-
précier mes dispositions pacifiques, maintenant, voyons, — Merci de la comparaison, dit celui-ci en s’inclinant.
qu’est-ce que le seigneur Luigi Vampa ? Est-il berger ou — Allez toujours, maître Pastrini, reprit Franz, souriant
patricien ? est-il jeune ou vieux ? est-il petit ou grand ? de la susceptibilité de son ami. Et à quelle classe de la
Dépeignez-nous-le, afin que si nous le rencontrions par société appartenait-il ?
hasard dans le monde, comme Jean Sbogar ou Lara, nous
puissions au moins le reconnaître. — C’était un simple petit pâtre attaché à la ferme du
comte de San-Felice, située entre Palestrina et le lac de
— Vous ne pouvez pas mieux vous adresser qu’à moi, Gabri. Il était né à Pampinara, et était entré à l’âge de
Excellence, pour avoir des détails exacts, car j’ai connu cinq ans au service du comte. Son père, berger lui-même
Luigi Vampa tout enfant ; et, un jour que j’étais tombé à Anagni, avait un petit troupeau à lui, et vivait de la laine
moi-même dans ses mains, en allant de Ferentino à Alatri, de ses moutons et de la récolte faite avec le lait de ses
il se souvint, heureusement pour moi, de notre ancienne brebis, qu’il venait vendre à Rome.
connaissance ; il me laissa aller, non seulement sans me
faire payer de rançon, mais encore après m’avoir fait ca- Tout enfant, le petit Vampa avait un caractère étrange.
deau d’une fort belle montre et m’avoir raconté son his- Un jour, à l’âge de sept ans, il était venu trouver le curé
toire. de Palestrina, et l’avait prié de lui apprendre à lire. C’était
chose difficile ; car le jeune pâtre ne pouvait pas quitter
— Voyons la montre, dit Albert. son troupeau. Mais le bon curé allait tous les jours dire la
Maître Pastrini tira de son gousset une magnifique Bre- messe à un pauvre petit bourg trop peu considérable pour
guet portant le nom de son auteur, le timbre de Paris et payer un prêtre, et qui, n’ayant pas même de nom, était
une couronne de comte. connu sous celui dell’ orgo. Il offrit à Luigi de se trouver
sur son chemin à l’heure de son retour et de lui donner
— Voilà, dit-il. ainsi sa leçon, le prévenant que cette leçon serait courte
— Peste ! fit Albert, je vous en fais mon compliment ; j’ai et qu’il eût par conséquent à en profiter.
la pareille à peu près… il tira sa montre de la poche de L’enfant accepta avec joie.
son gilet… et elle m’a coûté trois mille francs.
Tous les jours, Luigi menait paître son troupeau sur la
— Voyons l’histoire, dit Franz à son tour en tirant un fau-
route de Palestrina au Borgo ; tous les jours, à neuf heures
teuil et en faisant signe à maître Pastrini de s’asseoir. du matin, le curé passait, le prêtre et l’enfant s’asseyaient
— Leurs Excellences permettent ? dit l’hôte. sur le revers d’un fossé, et le petit pâtre prenait sa leçon
— Pardieu ! dit Albert, vous n’êtes pas un prédicateur, dans le bréviaire du curé.
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Au bout de trois mois il savait lire. prendre aucune influence sur lui, mais encore devenir son
Ce n’était pas tout, il lui fallait maintenant apprendre à compagnon. Son tempérament volontaire, toujours dis-
écrire. posé à exiger sans jamais vouloir se plier à aucune conces-
sion, écartait de lui tout mouvement amical, toute dé-
Le prêtre fit faire par un professeur d’écriture de Rome monstration sympathique. Teresa seule commandait d’un
trois alphabets : un en gros, un en moyen, et un en fin, et mot, d’un regard, d’un geste à ce caractère entier qui pliait
il lui montra qu’en suivant cet alphabet sur une ardoise il sous la main d’une femme, et qui, sous celle de quelque
pouvait, à l’aide d’une pointe de fer, apprendre à écrire. homme que ce fût, se serait raidi jusqu’à rompre.
Le même soir, lorsque le troupeau fut rentré à la ferme, Teresa était, au contraire, vive, alerte et gaie, mais co-
le petit Vampa courut chez le serrurier de Palestrina, pritquette à l’excès ; les deux piastres que donnait à Luigi l’in-
un gros clou, le forgea, le martela, l’arrondit, et en fit une
tendant du comte de San-Felice, le prix de tous les petits
espèce de stylet antique. ouvrages sculptés qu’il vendait aux marchands de joujoux
Le lendemain il avait réuni une provision d’ardoises et se de Rome passaient en boucles d’oreilles de perles, en col-
mettait à l’œuvre. liers de verre, en aiguilles d’or. Aussi, grâce à cette pro-
digalité de son jeune ami, Teresa était-elle la plus belle et
Au bout de trois mois il savait écrire. la plus élégante paysanne des environs de Rome.
Le curé, étonné de cette profonde intelligence et touché Les deux enfants continuèrent à grandir, passant toutes
de cette aptitude, lui fit cadeau de plusieurs cahiers de leurs journées ensemble, et se livrant sans combat aux ins-
papier, d’un paquet de plumes et d’un canif. tincts de leur nature primitive. Aussi, dans leurs conver-
Ce fut une nouvelle étude à faire, mais étude qui n’était sations, dans leurs souhaits, dans leurs rêves, Vampa se
rien auprès de la première. Huit jours après il maniait la voyait toujours capitaine de vaisseau, général d’armée ou
plume comme il maniait le stylet. gouverneur d’une province ; Teresa se voyait riche, vêtue
des plus belles robes et suivie de domestiques en livrée,
Le curé raconta cette anecdote au comte de San-Felice,
puis, quand ils avaient passé toute la journée à broder
qui voulut voir le petit pâtre, le fit lire et écrire devant
leur avenir de ces folles et brillantes arabesques, ils se
lui, ordonna à son intendant de le faire manger avec les
séparaient pour ramener chacun leurs moutons dans leur
domestiques, et lui donna deux piastres par mois.
étable, et redescendre, de la hauteur de leurs songes, à
Avec cet argent, Luigi acheta des livres et des crayons. l’humilité de leur position réelle.
En effet, il avait appliqué à tous les objets cette facilité Un jour le jeune berger dit à l’intendant du comte qu’il
d’imitation qu’il avait, et, comme Giotto enfant, il dessi- avait vu un loup sortir des montagnes de la Sabine et rôder
nait sur ses ardoises ses brebis, les arbres, les maisons. autour de son troupeau. L’intendant lui donna un fusil :
Puis, avec la pointe de son canif, il commença à tailler c’est ce que voulait Vampa.
le bois et à lui donner toutes sortes de formes. C’est ainsi Ce fusil se trouva par hasard être un excellent canon de
que Pinelli, le sculpteur populaire, avait commencé. Brescia, portant la balle comme une carabine anglaise ;
Une jeune fille de six ou sept ans, c’est-à-dire un peu plus seulement un jour le comte, en assommant un renard bles-
jeune que Vampa, gardait de son côté les brebis dans une sé, en avait cassé la crosse et l’on avait jeté le fusil au re-
ferme voisine de Palestrina ; elle était orpheline, née à but.
Valmontone, et s’appelait Teresa. Cela n’était pas une difficulté pour un sculpteur comme
Les deux enfants se rencontraient, s’asseyaient l’un près Vampa. Il examina la couche primitive, calcula ce qu’il
de l’autre, laissaient leurs troupeaux se mêler et paître en- fallait y changer pour la mettre à son coup d’œil, et fit
semble, causaient, riaient et jouaient ; puis, le soir, on dé- une autre crosse chargée d’ornements si merveilleux que,
mêlait les moutons du comte de San-Felice de ceux du s’il eût voulu aller vendre à la ville le bois seul, il en eût
baron de Cervetri, et les enfants se quittaient pour revenir certainement tiré quinze ou vingt piastres.
à leur ferme respective, en se promettant de se retrouver Mais il n’avait garde d’agir ainsi : un fusil avait longtemps
le lendemain matin. été le rêve du jeune homme. Dans tous les pays où l’in-
Le lendemain ils tenaient parole, et grandissaient ainsi dépendance est substituée à la liberté, le premier besoin
côte à côte. qu’éprouve tout cœur fort, toute organisation puissante,
est celui d’une arme qui assure en même temps l’attaque
Vampa atteignit douze ans, et la petite Teresa onze. et la défense, et qui faisant celui qui la porte terrible, le
Cependant leurs instincts naturels se développaient. fait souvent redouté.
À côté du goût des arts que Luigi avait poussé aussi loin À partir de ce moment, Vampa donna tous les instants qui
qu’il le pouvait faire dans l’isolement, il était triste par lui restèrent à l’exercice du fusil ; il acheta de la poudre et
boutade, ardent par secousse, colère par caprice, railleur des balles, et tout lui devint un but : le tronc de l’olivier,
toujours. Aucun des jeunes garçons de Pampinara, de triste, chétif et gris, qui pousse au versant des montagnes
Palestrina ou de Valmontone n’avait pu non seulement de la Sabine ; le renard qui, le soir, sortait de son terrier
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pour commencer sa chasse nocturne, et l’aigle qui planait meure.


dans l’air. Bientôt il devint si adroit, que Teresa surmonta Lorsque les parents sont assez riches pour la racheter, on
la crainte qu’elle avait éprouvée d’abord en entendant la envoie un messager qui traite de la rançon ; la tête de la
détonation, et s’amusa à voir son jeune compagnon placer prisonnière répond de la sécurité de l’émissaire. Si la ran-
la balle de son fusil où il voulait la mettre, avec autant de çon est refusée, la prisonnière est condamnée irrévocable-
justesse que s’il l’eût poussée avec la main. ment.
Un soir, un loup sortit effectivement d’un bois de sapins
La jeune fille avait son amant dans la troupe de Cucumet-
près duquel les deux jeunes gens avaient l’habitude de de- to, il s’appelait Carlini.
meurer : le loup n’avait pas fait dix pas en plaine qu’il était
mort. En reconnaissant le jeune homme, elle tendit les bras vers
lui et se crut sauvée. Mais le pauvre Carlini, en la recon-
Vampa, tout fier de ce beau coup, le chargea sur ses naissant, lui, sentit son cœur se briser ; car il se doutait
épaules et le rapporta à la ferme. bien du sort qui attendait sa maîtresse.
Tous ces détails donnaient à Luigi une certaine réputation Cependant, comme il était le favori de Cucumetto,
aux alentours de la ferme ; l’homme supérieur, partout où
comme il avait partagé ses dangers depuis trois ans,
il se trouve, se crée une clientèle d’admirateurs. On par- comme il lui avait sauvé la vie en abattant d’un coup de
lait dans les environs de ce jeune pâtre comme du plus
pistolet un carabinier qui avait déjà le sabre levé sur sa
adroit, du plus fort et du plus brave contadino qui fût à tête, il espéra que Cucumetto aurait quelque pitié de lui.
dix lieues à la ronde ; et quoique de son côté Teresa, dans
un cercle plus étendu encore, passât pour une des plus jo- Il prit donc le chef à part, tandis que la jeune fille, assise
lies filles de la Sabine, personne ne s’avisait de lui dire un contre le tronc d’un grand pin qui s’élevait au milieu d’une
mot d’amour, car on la savait aimée par Vampa. clairière de la forêt, s’était fait un voile de la coiffure pitto-
resque des paysannes romaines et cachait son visage aux
Et cependant les deux jeunes gens ne s’étaient jamais dit regards luxurieux des bandits.
qu’ils s’aimaient. Ils avaient poussé l’un à côté de l’autre
comme deux arbres qui mêlent leurs racines sous le sol, Là, il lui raconta tout, ses amours avec la prisonnière,
leurs branches dans l’air, leur parfum dans le ciel ; seule- leurs serments de fidélité, et comment chaque nuit, depuis
ment leur désir de se voir était le même ; ce désir était de- qu’ils étaient dans les environs, ils se donnaient rendez-
venu un besoin, et ils comprenaient plutôt la mort qu’une vous dans une ruine.
séparation d’un seul jour. Ce soir-là, justement, Cucumetto avait envoyé Carlini
Teresa avait seize ans et Vampa dix-sept. dans un village voisin, il n’avait pu se trouver au rendez-
vous ; mais Cucumetto s’y était trouvé par hasard, disait-
Vers ce temps on commença de parler beaucoup d’une il, et c’est alors qu’il avait enlevé la jeune fille.
bande de brigands qui s’organisait dans les monts Lepini.
Le brigandage n’a jamais été sérieusement extirpé dans Carlini supplia son chef de faire une exception en sa fa-
le voisinage de Rome. Il manque de chefs parfois, mais veur et de respecter Rita, lui disant que le père était riche
quand un chef se présente, il est rare qu’il lui manque une et qu’il payerait une bonne rançon.
bande. Cucumetto parut se rendre aux prières de son ami, et le
Le célèbre Cucumetto, traqué dans les Abruzzes, chassé chargea de trouver un berger qu’on pût envoyer chez le
du royaume de Naples, où il avait soutenu une véritable père de Rita à Frosinone.
guerre, avait traversé le Garigliano comme Manfred, et Alors Carlini s’approcha tout joyeux de la jeune fille, lui
était venu entre Sonnino et Juperno se réfugier sur les dit qu’elle était sauvée, et l’invita à écrire à son père une
bords de l’Amasine. lettre dans laquelle elle raconterait ce qui lui était arrivé
C’était lui qui s’occupait à réorganiser une troupe, et qui et lui annoncerait que sa rançon était fixée à trois cents
marchait sur les traces de Decesaris et de Gasparone, qu’il piastres.
espérait bientôt surpasser. Plusieurs jeunes gens de Pales- On donnait pour tout délai au père douze heures, c’est-à-
trina, de Frascati et de Pampinara disparurent. On s’in- dire jusqu’au lendemain neuf heures du matin.
quiéta d’eux d’abord, puis bientôt on sut qu’ils étaient allés
rejoindre la bande de Cucumetto. La lettre écrite, Carlini s’en empara aussitôt et courut dans
la plaine pour chercher un messager.
Au bout de quelque temps, Cucumetto devint l’objet de
l’attention générale. On citait de ce chef de bandits des Il trouva un jeune pâtre qui parquait son troupeau. Les
traits d’audace extraordinaire et de brutalité révoltante. messagers naturels des bandits sont les bergers, qui vivent
entre la ville et la montagne, entre la vie sauvage et la vie
Un jour il enleva une jeune fille : c’était la fille de l’arpen- civilisée.
teur de Frosinone. Les lois des bandits sont positives : une
jeune fille est à celui qui l’enlève d’abord, puis les autres la Le jeune berger partit aussitôt, promettant d’être avant
tirent au sort, et la malheureuse sert aux plaisirs de toute la une heure à Frosinone.
troupe jusqu’à ce que les bandits l’abandonnent ou qu’elle Carlini revint tout joyeux pour rejoindre sa maîtresse et
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lui annoncer cette bonne nouvelle. — Je vous suis…


Il trouva la troupe dans la clairière, où elle soupait joyeu- Cucumetto s’éloigna sans perdre de vue Carlini, car sans
sement des provisions que les bandits levaient sur les pay- doute il craignait qu’il ne le frappât par derrière. Mais rien
sans comme un tribut seulement ; au milieu de ces gais dans le bandit ne dénonçait une intention hostile.
convives il chercha vainement Cucumetto et Rita.
Il était debout, les bras croisés, près de Rita toujours éva-
Il demanda où ils étaient ; les bandits répondirent par un nouie.
grand éclat de rire. Une sueur froide coula sur le front de Un instant, l’idée de Cucumetto fut que le jeune homme
Carlini, et il sentit l’angoisse qui le prenait aux cheveux. allait la prendre dans ses bras et fuir avec elle. Mais peu
Il renouvela sa question. Un des convives remplit un verre lui importait maintenant, il avait eu de Rita ce qu’il vou-
de vin d’Orvietto et le lui tendit en disant : lait ; et quant à l’argent, trois cents piastres réparties à la
— À la santé du brave Cucumetto et de la belle Rita ! troupe faisaient une si pauvre somme qu’il s’en souciait
médiocrement.
En ce moment, Carlini crut entendre un cri de femme. Il
devina tout. Il prit le verre, le brisa sur la face de celui qui Il continua donc sa route vers la clairière ; mais, à son
le lui présentait, et s’élança dans la direction du cri. grand étonnement, Carlini y arriva presque aussitôt que
lui.
Au bout de cent pas, au détour d’un buisson, il trouva Rita
évanouie entre les bras de Cucumetto. — Le tirage au sort ! le tirage au sort ! crièrent tous les
bandits en apercevant le chef.
En apercevant Carlini, Cucumetto se releva tenant un pis-
tolet de chaque main. Et les yeux de tous ces hommes brillèrent d’ivresse et de
lascivité, tandis que la flamme du foyer jetait sur toute
Les deux bandits se regardèrent un instant : l’un le sourire leur personne une lueur rougeâtre qui les faisait ressem-
de la luxure sur les lèvres, l’autre la pâleur de la mort sur bler à des démons.
le front.
Ce qu’ils demandaient était juste ; aussi le chef fit-il de la
On eût cru qu’il allait se passer entre ces deux hommes tête un signe annonçant qu’il acquiesçait à leur demande.
quelque chose de terrible. Mais peu à peu les traits de On mit tous les noms dans un chapeau, celui de Carlini
Carlini se détendirent ; sa main, qu’il avait portée à un comme ceux des autres, et le plus jeune de la bande tira
des pistolets de sa ceinture, retomba près de lui pendante de l’urne improvisée un bulletin.
à son côté.
Ce bulletin portait le nom de Diavolaccio.
Rita était couchée entre eux deux.
C’était celui-là même qui avait proposé à Carlini la santé
La lune éclairait cette scène. du chef, et à qui Carlini avait répondu en lui brisant le
— Eh bien ! lui dit Cucumetto, as-tu fait la commission verre sur la figure.
dont tu t’étais chargé ? Une large blessure, ouverte de la tempe à la bouche, lais-
— Oui, capitaine, répondit Carlini, et demain, avant neuf sait couler le sang à flots.
heures, le père de Rita sera ici avec l’argent. Diavolaccio, se voyant ainsi favorisé de la fortune, poussa
— À merveille. En attendant, nous allons passer une un éclat de rire.
joyeuse nuit. Cette jeune fille est charmante, et tu as en — Capitaine, dit-il, tout à l’heure Carlini n’a pas voulu
vérité, bon goût, maître Carlini. Aussi, comme je ne suis boire à votre santé, proposez-lui de boire à la mienne ;
pas égoïste, nous allons retourner auprès des camarades il aura peut-être plus de condescendance pour vous que
et tirer au sort à qui elle appartiendra maintenant. pour moi.
— Ainsi, vous êtes décidé à l’abandonner à la loi com- Chacun s’attendait à une explosion de la part de Carlini ;
mune ? demanda Carlini. mais, au grand étonnement de tous, il prit un verre d’une
— Et pourquoi ferait-on exception en sa faveur ? main, un fiasco de l’autre, puis, remplissant le verre :
— J’avais cru qu’à ma prière… — À ta santé, Diavolaccio, dit-il d’une voix parfaitement
calme ; et il avala le contenu du verre sans que sa main
— Et qu’es-tu plus que les autres ? tremblât.
— C’est juste. Puis, s’asseyant près du feu :
— Mais, sois tranquille, reprit Cucumetto en riant, un peu — Ma part de souper, dit-il ! la course que je viens de
plus tôt, un peu plus tard, ton tour viendra. faire m’a donné de l’appétit.
Les dents de Carlini se serraient à se briser. — Vive Carlini ! s’écrièrent les brigands.
— Allons, dit Cucumetto en faisant un pas vers les — À la bonne heure, voilà ce qui s’appelle prendre la
convives, viens-tu ? chose en bon compagnon. Et tous reformèrent le cercle
autour du foyer tandis que Diavolaccio s’éloignait.
152

Carlini mangeait et buvait comme si rien ne s’était passé. d’un arbre :


Les bandits le regardaient avec étonnement, ne compre- — Tiens, lui dit-il, demande ta fille à Carlini, c’est lui qui
nant rien à cette impassibilité, lorsqu’ils entendirent der- t’en rendra compte.
rière eux retentir sur le sol un pas alourdi. Et il s’en retourna vers ses compagnons.
Ils se retournèrent et aperçurent Diavolaccio tenant la Le vieillard resta immobile et les yeux fixes. Il sentait que
jeune fille entre ses bras. quelque malheur inconnu, immense, inouï, planait sur sa
Elle avait la tête renversée, et ses longs cheveux pendaient tête.
jusqu’à terre. Enfin il fit quelques pas vers le groupe informe dont il ne
À mesure qu’ils entraient dans le cercle de la lumière pro- pouvait se rendre compte.
jetée par le foyer, on s’apercevait de la pâleur de la jeune
Au bruit qu’il faisait en s’avançant vers lui, Carlini releva
fille et de la pâleur du bandit. la tête, et les formes des deux personnages commencèrent
Cette apparition avait quelque chose de si étrange et de à apparaître plus distinctes aux yeux du vieillard.
si solennel, que chacun se leva, excepté Carlini, qui restaUne femme était couchée à terre, la tête posée sur les ge-
assis et continua de boire et de manger comme si rien ne noux d’un homme assis et qui se tenait penché vers elle ;
se passait autour de lui. c’était en se relevant que cet homme avait découvert le
Diavolaccio continuait de s’avancer au milieu du plus pro- visage de la femme qu’il tenait serrée contre sa poitrine.
fond silence, et déposa Rita aux pieds du capitaine. Le vieillard reconnut sa fille, et Carlini reconnut le
Alors tout le monde put reconnaître la cause de cette pâ- vieillard.
leur de la jeune fille et de cette pâleur du bandit.
— Je t’attendais, dit le bandit au père de Rita.
Rita avait un couteau enfoncé jusqu’au manche au- — Misérable ! dit le vieillard, qu’as-tu fait ?
dessous de la mamelle gauche.
Et il regardait avec terreur Rita, pâle, immobile, ensan-
Tous les yeux se portèrent sur Carlini : la gaine était vide glantée, avec un couteau dans la poitrine.
à sa ceinture.
Un rayon de la lune frappait sur elle et l’éclairait de sa
— Ah ! ah ! dit le chef, je comprends maintenant pour-
lueur blafarde.
quoi Carlini était resté en arrière.
— Cucumetto avait violé ta fille, dit le bandit, et, comme
Toute nature sauvage est apte à apprécier une action je l’aimais, je l’ai tuée ; car, après lui, elle allait servir de
forte ; quoique peut-être aucun des bandits n’eût fait ce jouet à toute la bande.
que venait de faire Carlini, tous comprirent ce qu’il avait
fait. Le vieillard ne prononça point une parole, seulement il
devint pâle comme un spectre.
— Eh bien ! dit Carlini en se levant à son tour et en s’ap-
prochant du cadavre la main sur la crosse d’un de ses — Maintenant, dit Carlini, si j’ai eu tort, venge-la.
pistolets, y a-t-il encore quelqu’un qui me dispute cette Et il arracha le couteau du sein de la jeune fille, et, se
femme ? levant, il l’alla offrir d’une main au vieillard, tandis que de
— Non, dit le chef, elle est à toi ! l’autre il écartait sa veste et lui présentait sa poitrine nue.
Alors Carlini la prit à son tour dans ses bras, et l’emporta — Tu as bien fait, lui dit le vieillard d’une voix sourde.
hors du cercle de lumière que projetait la flamme du foyer. Embrasse-moi, mon fils.
Cucumetto disposa les sentinelles comme d’habitude, et Carlini se jeta en sanglotant dans les bras du père de sa
les bandits se couchèrent, enveloppés dans leurs man- maîtresse. C’étaient les premières larmes que versait cet
teaux, autour du foyer. homme de sang.
À minuit la sentinelle donna l’éveil, et en un instant le chef — Maintenant, dit le vieillard à Carlini, aide-moi à en-
et ses compagnons furent sur pied. terrer ma fille.
C’était le père de Rita, qui arrivait lui-même portant la Carlini alla chercher deux pioches, et le père et l’amant
rançon de sa fille. se mirent à creuser la terre au pied d’un chêne dont les
branches touffues devaient recouvrir la tombe de la jeune
— Tiens, dit-il à Cucumetto en lui tendant un sac d’argent, fille.
voici trois cents pistoles, rends-moi mon enfant.
Quand la tombe fut creusée, le père l’embrassa le premier,
Mais le chef, sans prendre l’argent, lui fit signe de le l’amant ensuite ; puis, l’un la prenant par les pieds, l’autre
suivre. Le vieillard obéit ; tous deux s’éloignèrent sous les par-dessous les épaules, ils la descendirent dans la fosse.
arbres, à travers les branches desquels filtraient les rayons
de la lune. Enfin Cucumetto s’arrêta étendant la main et Puis ils s’agenouillèrent des deux côtés et dirent les prières
montrant au vieillard deux personnes groupées au pied des morts.
153

Puis, lorsqu’ils eurent fini, ils repoussèrent la terre sur le à demander qu’à leur maître ; ils l’avaient demandée et
cadavre jusqu’à ce que la fosse fût comblée. obtenue.
Alors lui tendant la main : Un jour qu’ils causaient de leur projet d’avenir, ils enten-
— Je te remercie, mon fils ! dit le vieillard à Carlini ; dirent deux ou trois coups de feu ; puis tout à coup un
homme sortit du bois près duquel les deux jeunes gens
maintenant, laisse-moi seul.
avaient l’habitude de faire paître leurs troupeaux, et ac-
— Mais cependant… dit celui-ci. courut vers eux.
— Laisse-moi, je te l’ordonne. Arrivé à la portée de la voix :
Carlini obéit, alla rejoindre ses camarades, s’enveloppa — Je suis poursuivi ! leur cria-t-il ; pouvez-vous me ca-
dans son manteau, et bientôt parut aussi profondément cher ?
endormi que les autres.
Les deux jeunes gens reconnurent bien que ce fugitif de-
Il avait été décidé la veille que l’on changerait de campe- vait être quelque bandit ; mais il y a entre le paysan et le
ment. bandit romain une sympathie innée qui fait que le premier
Une heure avant le jour Cucumetto éveilla ses hommes et est toujours prêt à rendre service au second.
l’ordre fut donné de partir. Vampa, sans rien dire, courut donc à la pierre qui bouchait
Mais Carlini ne voulut pas quitter la forêt sans savoir ce l’entrée de leur grotte, démasqua cette entrée en tirant la
qu’était devenu le père de Rita. pierre à lui, fit signe au fugitif de se réfugier dans cet asile
inconnu de tous, repoussa la pierre sur lui et revint s’as-
Il se dirigea vers l’endroit où il l’avait laissé. seoir près de Teresa.
Il trouva le vieillard pendu à une des branches du chêne Presque aussitôt quatre carabiniers à cheval apparurent à
qui ombrageait la tombe de sa fille. la lisière du bois ; trois paraissaient être à la recherche du
Il fit alors sur le cadavre de l’un et sur la fosse de l’autre fugitif, le quatrième traînait par le cou un bandit prison-
le serment de les venger tous deux. nier.
Mais il ne put tenir ce serment ; car, deux jours après, Les trois carabiniers explorèrent le pays d’un coup d’œil,
dans une rencontre avec les carabiniers romains, Carlini aperçurent les deux jeunes gens, accoururent à eux au ga-
fut tué. lop, et les interrogèrent.
Seulement on s’étonna que, faisant face à l’ennemi, il eût Ils n’avaient rien vu.
reçu une balle entre les deux épaules. — C’est fâcheux, dit le brigadier, car celui que nous cher-
L’étonnement cessa quand un des bandits eut fait remar- chons c’est le chef.
quer à ses camarades que Cucumetto était placé dix pas — Cucumetto ? ne purent s’empêcher de s’écrier en-
en arrière de Carlini lorsque Carlini était tombé. semble Luigi et Teresa.
Le matin du départ de la forêt de Frosinone il avait — Oui, répondit le brigadier ; et comme sa tête est mise
suivi Carlini dans l’obscurité, avait entendu le serment à prix à mille écus romains, il y en aurait eu cinq cents
qu’il avait fait, et, en homme de précaution, il avait pris pour vous si vous nous aviez aidés à le prendre.
l’avance.
Les deux jeunes gens échangèrent un regard. Le brigadier
On racontait encore sur ce terrible chef de bande dix eut un instant d’espérance. Cinq cents écus romains font
autres histoires non moins curieuses que celle-ci. trois mille francs, et trois mille francs sont une fortune
Ainsi, de Fondi à Pérouse, tout le monde tremblait au seul pour deux pauvres orphelins qui vont se marier.
nom de Cucumetto. — Oui, c’est fâcheux, dit Vampa, mais nous ne l’avons
Ces histoires avaient souvent été l’objet des conversations pas vu.
de Luigi et de Teresa. Alors les carabiniers battirent le pays dans des directions
La jeune fille tremblait fort à tous ces récits ; mais Vampa différentes, mais inutilement.
la rassurait avec un sourire, frappant son bon fusil, qui Puis, successivement ils disparurent.
portait si bien la balle : puis, si elle n’était pas rassurée,
il lui montrait à cent pas quelque corbeau perché sur une Alors Vampa alla tirer la pierre, et Cucumetto sortit.
branche morte, le mettait en joue, lâchait la détente, et Il avait vu, à travers les jours de la porte de granit, les deux
l’animal, frappé, tombait au pied de l’arbre. jeunes gens causer avec les carabiniers ; il s’était douté du
Néanmoins, le temps s’écoulait ; les deux jeunes gens sujet de leur conversation, il avait lu sur le visage de Luigi
avaient arrêté qu’ils se marieraient lorsqu’ils auraient, et de Teresa l’inébranlable résolution de ne point le livrer
Vampa vingt ans, et Teresa dix-neuf. et tira de sa poche une bourse pleine d’or et la leur offrit.

Ils étaient orphelins tous deux, ils n’avaient de permission Mais Vampa releva la tête avec fierté ; quant à Teresa, ses
yeux brillèrent en pensant à tout ce qu’elle pourrait ache-
154

ter de riches bijoux et de beaux habits avec cette bourse Il vint à Carmela l’idée de faire un quadrille uniforme,
pleine d’or. seulement il manquait une femme.
Cucumetto était un satan fort habile : il avait pris la forme Carmela regardait tout autour d’elle, pas une de ses invi-
d’un bandit au lieu de celle d’un serpent ; il surprit ce re- tées n’avait un costume analogue au sien et à ceux de ses
gard, reconnut dans Teresa une digne fille d’Ève, et rentra compagnes.
dans la forêt en se retournant plusieurs fois sous prétexte Le comte de San-Felice lui montra, au milieu des pay-
de saluer ses libérateurs.
sannes, Teresa appuyée au bras de Luigi.
Plusieurs jours s’écoulèrent sans que l’on revît Cucumet- — Est-ce que vous permettez, mon père ? dit Carmela.
to, sans qu’on entendît reparler de lui.
— Sans doute, répondit le comte, ne sommes-nous pas en
Le temps du carnaval approchait. Le comte de San-Felice carnaval !
annonça un grand bal masqué où tout ce que Rome avait
de plus élégant fut invité. Carmela se pencha vers un jeune homme qui l’accom-
pagnait en causant, et lui dit quelques mots tout en lui
Teresa avait grande envie de voir ce bal. Luigi demanda à montrant du doigt la jeune fille.
son protecteur l’intendant la permission pour elle et pour
lui d’y assister cachés parmi les serviteurs de la maison. Le jeune homme suivit des yeux la jolie main qui lui ser-
Cette permission lui fut accordée. vait de conductrice, fit un geste d’obéissance, et vint in-
viter Teresa à figurer au quadrille dirigé par la fille du
Ce bal était surtout donné par le comte pour faire plaisir comte.
à sa fille Carmela, qu’il adorait.
Teresa sentit comme une flamme qui lui passait sur le
Carmela était juste de l’âge et de la taille de Teresa, et visage. Elle interrogea du regard Luigi : il n’y avait pas
Teresa était au moins aussi belle que Carmela. moyen de refuser. Luigi laissa lentement glisser le bras
Le soir du bal, Teresa mit sa plus belle toilette, ses plus de Teresa, qu’il tenait sous le sien, et Teresa, s’éloignant
riches aiguilles, ses plus brillantes verroteries. Elle avait conduite par son élégant cavalier, vint prendre, toute
le costume des femmes de Frascati. tremblante, sa place au quadrille aristocratique.
Luigi avait l’habit si pittoresque du paysan romain les Certes, aux yeux d’un artiste, l’exact et sévère costume de
jours de fête. Teresa eût eu un bien autre caractère que celui de Car-
Tous deux se mêlèrent, comme on l’avait permis, aux ser- mela et de ses compagnes ; mais Teresa était une jeune
viteurs et aux paysans. fille frivole et coquette ; les broderies de la mousseline,
les palmes de la ceinture, l’éclat du cachemire l’éblouis-
La fête était magnifique. Non seulement la villa était ar- saient, le reflet des saphirs et des diamants la rendait folle.
demment illuminée, mais des milliers de lanternes de
De son côté Luigi sentait naître en lui un sentiment incon-
couleur étaient suspendues aux arbres du jardin. Aussi
bientôt le palais eut-il débordé sur les terrasses et les ter- nu : c’était comme une douleur sourde qui le mordait au
cœur d’abord, et de là, toute frémissante, courait par ses
rasses dans les allées.
veines et s’emparait de tout son corps ; il suivit des yeux
À chaque carrefour il y avait un orchestre, des buffets les moindres mouvements de Teresa et de son cavalier ;
et des rafraîchissements ; les promeneurs s’arrêtaient, des lorsque leurs mains se touchaient il ressentait comme des
quadrilles se formaient et l’on dansait là où il plaisait de éblouissements, ses artères battaient avec violence, et l’on
danser. eût dit que le son d’une cloche vibrait à ses oreilles. Lors-
Carmela était vêtue en femme de Sonino. Elle avait son qu’ils se parlaient, quoique Teresa écoutât, timide et les
bonnet tout brodé de perles, les aiguilles de ses cheveux yeux baissés, les discours de son cavalier, comme Luigi
étaient d’or et de diamants, sa ceinture était de soie turque lisait dans les yeux ardents du beau jeune homme que ces
à grandes fleurs brochées, son surtout et son jupon étaient discours étaient des louanges, il lui semblait que la terre
de cachemire, son tablier était de mousseline des Indes ; tournait sous lui et que toutes les voix de l’enfer lui souf-
les boutons de son corset étaient autant de pierreries. flaient des idées de meurtre et d’assassinat. Alors, crai-
gnant de se laisser emporter à sa folie, il se cramponnait
Deux autres de ses compagnes étaient vêtues, l’une en d’une main à la charmille contre laquelle il était debout,
femme de Nettuno, l’autre en femme de la Riccia. et de l’autre il serrait d’un mouvement convulsif le poi-
Quatre jeunes gens des plus riches et des plus nobles fa- gnard au manche sculpté qui était passé dans sa ceinture
milles de Rome les accompagnaient avec cette liberté ita- et que, sans s’en apercevoir, il tirait quelquefois presque
lienne qui n’a son égale dans aucun autre pays du monde : entier du fourreau.
ils étaient vêtus de leur côté en paysans d’Albano, de Vel- Luigi était jaloux ! il sentait qu’emportée par sa nature
letri, de Civita-Castellana et de Sora. coquette et orgueilleuse, Teresa pouvait lui échapper.
Il va sans dire que ces costumes de paysans, comme ceux Et cependant la jeune paysanne, timide et presque ef-
de paysannes, étaient resplendissants d’or et de pierreries. frayée d’abord, s’était bientôt remise. Nous avons dit que
155

Teresa était belle. Ce n’est pas tout, Teresa était gra- — Oui.
cieuse, de cette grâce sauvage, bien autrement puissante — Eh bien tu l’auras !
que notre grâce minaudière et affectée.
La jeune fille, étonnée, leva la tête pour le questionner ;
Elle eut presque les honneurs du quadrille : et si elle fut mais son visage était si sombre et si terrible que la parole
envieuse de la fille du comte de San-Felice, nous n’ose-
se glaça sur ses lèvres.
rions pas dire que Carmela ne fut pas jalouse d’elle.
D’ailleurs, en disant ces paroles, Luigi s’était éloigné.
Aussi fut-ce avec force compliments que son beau cava-
lier la reconduisit à la place où il l’avait prise, et où l’at- Teresa le suivit des yeux dans la nuit tant qu’elle put l’aper-
tendait Luigi. cevoir. Puis, lorsqu’il eut disparu, elle rentra chez elle en
soupirant.
Deux ou trois fois, pendant la contredanse, la jeune fille
avait jeté un regard sur lui, et à chaque fois elle l’avait vu Cette même nuit il arriva un grand événement par l’im-
pâle et les traits crispés. Une fois même, la lame de son prudence sans doute de quelque domestique qui avait né-
couteau, à moitié tirée de sa gaine, avait ébloui ses yeux gligé d’éteindre les lumières ; le feu prit à la villa San-
comme un sinistre éclair. Felice, juste dans les dépendances de l’appartement de la
belle Carmela. Réveillée au milieu de la nuit par la lueur
Ce fut donc presque en tremblant qu’elle reprit le bras de des flammes, elle avait sauté au bas de son lit, s’était enve-
son amant. loppée de sa robe de chambre, et avait essayé de fuir par
Le quadrille avait eu le plus grand succès, et il était évident la porte ; mais le corridor par lequel il fallait passer était
qu’il était question d’en faire une seconde édition ; Carme- déjà en proie à l’incendie. Alors elle était rentrée dans sa
la seule s’y opposait ; mais le comte de San-Felice pria sa chambre appelant à grands cris au secours, quand tout à
fille si tendrement, qu’elle finit par consentir. coup sa fenêtre, située à vingt pieds du sol, s’était ouverte ;
Aussitôt un des cavaliers s’avança pour inviter Teresa, un jeune paysan s’était élancé dans l’appartement, l’avait
sans laquelle il était impossible que la contredanse eût prise dans ses bras, et, avec une force et une adresse sur-
lieu ; mais la jeune fille avait déjà disparu. humaines, l’avait transportée sur le gazon de la pelouse, où
elle s’était évanouie. Lorsqu’elle avait repris ses sens, son
En effet, Luigi ne s’était pas senti la force de supporter père était devant elle. Tous les serviteurs l’entouraient, lui
une seconde épreuve ; et, moitié par persuasion, moitié portant des secours. Une aile tout entière de la villa était
par force, il avait entraîné Teresa vers un autre point du brûlée ; mais qu’importait, puisque Carmela était saine et
jardin. Teresa avait cédé bien malgré elle ; mais elle avait sauve.
vu à la figure bouleversée du jeune homme, elle com-
prenait à son silence entrecoupé de tressaillements ner- On chercha partout son libérateur, mais son libérateur ne
veux, que quelque chose d’étrange se passait en lui. Elle- reparut point ; on le demanda à tout le monde, mais per-
même n’était pas exempte d’une agitation intérieure, et sonne ne l’avait vu. Quant à Carmela, elle était si troublée
sans avoir cependant rien fait de mal, elle comprenait que qu’elle ne l’avait point reconnu.
Luigi était en droit de lui faire des reproches : sur quoi ? Au reste, comme le comte était immensément riche, à
elle l’ignorait ; mais elle ne sentait pas moins que ces re- part le danger qu’avait couru Carmela et qui lui parut, par
proches seraient mérités. la manière miraculeuse dont elle y avait échappé, plutôt
Cependant, au grand étonnement de Teresa, Luigi de- une nouvelle faveur de la Providence qu’un malheur réel,
meura muet, et pas une parole n’entr’ouvrit ses lèvres pen- la perte occasionnée par les flammes fut peu de chose
dant tout le reste de la soirée. Seulement, lorsque le froid pour lui.
de la nuit eut chassé les invités des jardins et que les portes
Le lendemain, à l’heure habituelle, les deux jeunes gens
de la villa se furent refermées sur eux pour une fête inté- se retrouvèrent à la lisière de la forêt. Luigi était arrivé le
rieure, il reconduisit Teresa ; puis, comme elle allait ren- premier. Il vint au-devant de la jeune fille avec une grande
trer chez elle : gaieté ; il semblait avoir complètement oublié la scène de
— Teresa, dit-il, à quoi pensais-tu lorsque tu dansais en la veille. Teresa était visiblement pensive ; mais en voyant
face de la jeune comtesse de San-Felice ? Luigi ainsi disposé, elle affecta de son côté l’insouciance
rieuse qui était le fond de son caractère quand quelque
— Je pensais, répondit la jeune fille dans toute la fran- passion ne le venait pas troubler.
chise de son âme, que je donnerais la moitié de ma vie
pour avoir un costume comme celui qu’elle portait. Luigi prit le bras de Teresa sous le sien, et la conduisit
jusqu’à la porte de la grotte. Là il s’arrêta. La jeune fille,
— Et que te disait ton cavalier ? comprenant qu’il y avait quelque chose d’extraordinaire,
— Il me disait qu’il ne tiendrait qu’à moi de l’avoir, et que le regarda fixement.
je n’avais qu’un mot à dire pour cela. — Teresa, dit Luigi, hier soir tu m’as dit que tu donnerais
— Il avait raison, répondit Luigi. Le désires-tu aussi ar- tout au monde pour avoir un costume pareil à celui de la
demment que tu le dis ? fille du comte ?
156

— Oui, dit Teresa avec étonnement, mais j’étais folle de ceptes au moins un cadeau.
faire un pareil souhait. — Ah ! oui, c’est autre chose.
— Et moi je t’ai répondu : C’est bien, tu l’auras.
— Eh bien, dit le voyageur, prends ces deux sequins de
— Oui, reprit la Jeune fille, dont l’étonnement croissait Venise, et donne-les à ta fiancée pour en faire une paire
à chaque parole de Luigi ; mais tu as répondu cela sans de boucles d’oreilles.
doute pour me faire plaisir. — Et vous, alors, prenez ce poignard, dit le jeune pâtre,
— Je ne t’ai jamais rien promis que je ne te l’aie bien vous n’en trouveriez pas un dont la poignée fût mieux
donné, Teresa, dit orgueilleusement Luigi ; entre dans la sculptée d’Albano à Civita-Castellana.
grotte et habille-toi. — J’accepte, dit le voyageur ; mais alors c’est moi qui suis
À ces mots il tira la pierre, et montra à Teresa la grotte ton obligé, car ce poignard vaut plus de deux sequins.
éclairée par deux bougies qui brûlaient de chaque côté — Pour un marchand peut-être ; mais pour moi, qui l’ai
d’un magnifique miroir ; sur la table rustique, faite par
sculpté moi-même, il vaut à peine une piastre.
Luigi, étaient étalés le collier de perles et les épingles de
diamants ; sur une chaise à côté était déposé le reste du — Comment t’appelles-tu ? demanda le voyageur.
costume. — Luigi Vampa, répondit le pâtre du même air qu’il eût
Teresa poussa un cri de joie, et, sans s’informer d’où ve- répondu : Alexandre, roi de Macédoine.
nait ce costume, sans prendre le temps de remercier Lui- — Et vous ?
gi, elle s’élança dans la grotte transformée en cabinet de
toilette. — Moi, dit le voyageur, je m’appelle Simbad le marin.

Derrière elle Luigi repoussa la pierre, car il venait d’aper- Franz d’Épinay jeta un cri de surprise.
cevoir, sur la crête d’une petite colline qui empêchait que — Simbad le marin ! dit-il.
de la place où il était on ne vît Palestrina, un voyageur
— Oui, reprit le narrateur, c’est le nom que le voyageur
à cheval, qui s’arrêta un instant comme incertain de sa
donna à Vampa comme étant le sien.
route, se dessinant sur l’azur du ciel avec cette netteté de
contour particulière aux lointains des pays méridionaux. — Eh bien ! mais, qu’avez-vous à dire contre ce nom ?
interrompit Albert ; c’est un fort beau nom, et les aven-
En apercevant Luigi, le voyageur mit son cheval au galop,
tures du patron de ce monsieur m’ont, je dois l’avouer,
et vint à lui.
fort amusé dans ma jeunesse.
Luigi ne s’était pas trompé ; le voyageur, qui allait de Pa-
Franz n’insista pas davantage. Ce nom de Simbad le ma-
lestrina à Tivoli, était dans le doute de son chemin.
rin, comme on le comprend bien, avait réveillé en lui tout
Le jeune homme le lui indiqua ; mais, comme à un quart un monde de souvenirs, comme avait fait la veille celui
de mille de là la route se divisait en trois sentiers, et qu’ar- du comte de Monte-Cristo.
rivé à ces trois sentiers le voyageur pouvait de nouveau
— Continuez, dit-il à l’hôte.
s’égarer, il pria Luigi de lui servir de guide.
— Vampa mit dédaigneusement les deux sequins dans sa
Luigi détacha son manteau et le déposa à terre, jeta sur
poche, et reprit lentement le chemin par lequel il était ve-
son épaule sa carabine, et, dégagé ainsi du lourd vêtement,
nu. Arrivé à deux ou trois cents pas de la grotte il crut
marcha devant le voyageur de ce pas rapide du monta-
entendre un cri.
gnard que le pas d’un cheval a peine à suivre.
Il s’arrêta, écoutant de quel côté venait ce cri.
En dix minutes, Luigi et le voyageur furent à l’espèce de
carrefour indiqué par le jeune pâtre. Au bout d’une seconde, il entendit son nom prononcé dis-
tinctement.
Arrivés là, d’un geste majestueux comme celui d’un em-
pereur, il étendit la main vers celle des trois routes que le L’appel venait du côté de la grotte.
voyageur devait suivre : Il bondit comme un chamois, armant son fusil tout en cou-
— Voilà votre chemin, dit-il, Excellence, vous n’avez plus rant, et parvint en moins d’une minute au sommet de la
à vous tromper maintenant. petite colline opposée à celle où il avait aperçu le voya-
geur.
— Et toi, voici ta récompense, dit le voyageur en offrant
au jeune pâtre quelques pièces de menue monnaie. Là, les cris : Au secours ! arrivèrent à lui plus distincts.
— Merci, dit Luigi en retirant sa main ; je rends un ser- Il jeta les yeux sur l’espace qu’il dominait : un homme
vice, je ne le vends pas. enlevait Teresa, comme le centaure Nessus Déjanire.
— Mais, dit le voyageur, qui paraissait du reste habitué Cet homme, qui se dirigeait vers le bois, était déjà aux
à cette différence entre la servilité de l’homme des villes trois quarts du chemin de la grotte à la forêt.
et l’orgueil du campagnard, si tu refuses un salaire, tu ac- Vampa mesura l’intervalle ; cet homme avait deux cents
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pas d’avance au moins sur lui, il n’y avait pas de chance eût affirmé, en revenant à Paris, qu’il avait rencontré la
de le rejoindre avant qu’il eût gagné le bois. bergère des Alpes assise au pied des monts Sabins.
Le jeune pâtre s’arrêta comme si ses pieds eussent pris Au bout d’un quart d’heure Vampa sortit à son tour de
racine. Il appuya la crosse de son fusil à son épaule, leva la grotte. Son costume n’était pas moins élégant dans son
lentement le canon dans la direction du ravisseur, le suivit genre que celui de Teresa.
une seconde dans sa course et fit feu. Il avait une veste de velours grenat à boutons d’or ciselés,
Le ravisseur s’arrêta court ; ses genoux plièrent, et il tom- un gilet de soie tout couvert de broderies, une écharpe
ba entraînant Teresa dans sa chute. romaine nouée autour du cou, une cartouchière toute pi-
Mais Teresa se releva aussitôt ; quant au fugitif, il resta quée d’or et de soie rouge et verte ; des culottes de velours
couché se débattant dans les convulsions de l’agonie. bleu de ciel attachées au-dessous du genou par des boucles
de diamants, des guêtres de peau de daim bariolées de
Vampa s’élança aussitôt vers Teresa, car à dix pas du mo- mille arabesques, et un chapeau où flottaient des rubans
ribond les jambes lui avaient manqué à son tour, et elle de toutes couleurs ; deux montres pendaient à sa ceinture,
était retombée à genoux : le jeune homme avait cette et un magnifique poignard était passé à sa cartouchière.
crainte terrible que la balle qui venait d’abattre son en-
nemi n’eût en même temps blessé sa fiancée. Teresa jeta un cri d’admiration. Vampa, sous cet ha-
bit, ressemblait à une peinture de Léopold Robert ou de
Heureusement il n’en était rien, c’était la terreur seule qui Schnetz.
avait paralysé les forces de Teresa. Lorsque Luigi se fut
bien assuré qu’elle était saine et sauve, il se retourna vers Il avait revêtu le costume complet de Cucumetto.
le blessé. Le jeune homme s’aperçut de l’effet qu’il produisait sur sa
Il venait d’expirer les poings fermés, la bouche contractée fiancée, et un sourire d’orgueil passa sur sa bouche.
par la douleur, et les cheveux hérissés sous la sueur de — Maintenant, dit-il à Teresa, es-tu prête à partager ma
l’agonie. fortune quelle qu’elle soit ?
Ses yeux étaient restés ouverts et menaçants. — Oh oui ! s’écria la jeune fille avec enthousiasme.
Vampa s’approcha du cadavre, et reconnut Cucumetto. — À me suivre partout où j’irai ?
Depuis le jour où le bandit avait été sauvé par les deux — Au bout du monde.
jeunes gens, il était devenu amoureux de Teresa et avait
— Alors prends mon bras et partons, car nous n’avons pas
juré que la jeune fille serait à lui. Depuis ce jour il l’avait de temps à perdre.
épiée ; et, profitant du moment où son amant l’avait lais-
sée seule pour indiquer le chemin au voyageur, il l’avait La jeune fille passa son bras sous celui de son amant, sans
enlevée et la croyait déjà à lui, lorsque la balle de Vam- même lui demander où il la conduisait ; car en ce moment
pa, guidée par le coup d’œil infaillible du jeune pâtre, lui il lui paraissait beau, fier et puissant comme un dieu.
avait traversé le cœur. Et tous deux s’avancèrent dans la forêt, dont, au bout de
Vampa le regarda un instant sans que la moindre émo- quelques minutes, ils eurent franchi la lisière.
tion se trahît sur son visage, tandis qu’au contraire Teresa, Il va sans dire que tous les sentiers de la montagne étaient
toute tremblante encore, n’osait se rapprocher du bandit connus de Vampa ; il avança donc dans la forêt sans hési-
mort qu’à petits pas, et jetait en hésitant un coup d’œil sur ter un seul instant, quoiqu’il n’y eût aucun chemin frayé,
le cadavre par-dessus l’épaule de son amant. mais seulement reconnaissant la route qu’il devait suivre
Au bout d’un instant Vampa se retourna vers sa maîtresse. à la seule inspection des arbres et des buissons : ils mar-
chèrent ainsi une heure et demie à peu près.
— Ah ! ah ! dit-il c’est bien ; tu es habillée ; à mon tour de
faire ma toilette. Au bout de ce temps, ils étaient arrivés à l’endroit le plus
touffu du bois. Un torrent dont le lit était à sec conduisait
En effet, Teresa était revêtue de la tête aux pieds du cos- dans une gorge profonde. Vampa prit cet étrange chemin,
tume de la fille du comte de San-Felice. qui, encaissé entre deux rives et rembruni par l’ombre
Vampa prit le corps de Cucumetto entre ses bras, l’em- épaisse des pins, semblait, moins la descente facile, ce
porta dans la grotte, tandis qu’à son tour Teresa restait sentier de l’Averne dont parle Virgile.
dehors. Teresa, redevenue craintive à l’aspect de ce lieu sauvage
Si un second voyageur fût alors passé, il eût vu une chose et désert, se serrait contre son guide, sans dire une parole ;
étrange : c’était une bergère gardant ses brebis avec une mais comme elle le voyait marcher toujours d’un pas égal,
robe de cachemire, des boucles d’oreilles et un collier de comme un calme profond rayonnait sur son visage, elle
perles, des épingles de diamants et des boutons de saphirs, avait elle-même la force de dissimuler son émotion.
d’émeraudes et de rubis. Tout à coup, à dix pas d’eux, un homme sembla se déta-
Sans doute il se fût cru revenu au temps de Florian, et cher d’un arbre derrière lequel il était caché, et mettant
158

Vampa en joue : chose que d’être votre compagnon.


— Pas un pas de plus ! cria-t-il, ou tu es mort. — Et que viens-tu nous demander ? dirent les bandits avec
étonnement.
— Allons donc, dit Vampa en levant la main avec un
geste de mépris, tandis que Teresa, ne dissimulant plus — Je viens vous demander à être votre capitaine, dit le
sa terreur, se pressait contre lui, est-ce que les loups se jeune homme.
déchirent entre eux ! Les bandits éclatèrent de rire.
— Qui es-tu ? demanda la sentinelle. — Et qu’as-tu fait pour aspirer à cet honneur ? demanda
— Je suis Luigi Vampa, le berger de la ferme de San- le lieutenant.
Felice. — J’ai tué votre chef Cucumetto, dont voici la dépouille,
— Que veux-tu ? dit Luigi, et j’ai mis le feu à la villa de San-Felice pour
— Je veux parler à tes compagnons qui sont à la clairière donner une robe de noce à ma fiancée.
de Rocca Bianca. Une heure après, Luigi Vampa était élu capitaine en rem-
— Alors, suis-moi, dit la sentinelle, ou plutôt, puisque tu placement de Cucumetto.
sais où cela est, marche devant. — Eh bien, mon cher Albert, dit Franz en se retournant
vers son ami, que pensez-vous maintenant du citoyen Lui-
Vampa sourit d’un air de mépris à cette précaution du
bandit, passa devant avec Teresa et continua son che- gi Vampa ?
min du même pas ferme et tranquille qui l’avait conduit — Je dis que c’est un mythe, répondit Albert, et qu’il n’a
jusque-là. jamais existé.
Au bout de cinq minutes, le bandit leur fit signe de s’ar- — Qu’est-ce que c’est qu’un mythe ? demanda Pastrini.
rêter. — Ce serait trop long à vous expliquer, mon cher hôte,
Les deux jeunes gens obéirent. répondit Franz. Et vous dites donc que maître Vam-
pa exerce en ce moment sa profession aux environs de
Le bandit imita trois fois le cri du corbeau.
Rome ?
Un croassement répondit à ce triple appel.
— Et avec une hardiesse dont jamais bandit avant lui
— C’est bien, dit le bandit. Maintenant tu peux continuer n’avait donné l’exemple.
ta route.
— La police a tenté vainement de s’en emparer, alors ?
Luigi et Teresa se remirent en chemin.
— Que voulez-vous ! il est d’accord à la fois avec les ber-
Mais à mesure qu’ils avançaient, Teresa, tremblante, se gers de la plaine, les pêcheurs du Tibre et les contreban-
serrait contre son amant ; en effet, à travers les arbres, diers de la côte. On le cherche dans la montagne, il est
on voyait apparaître des armes et étinceler des canons de sur le fleuve ; on le poursuit sur le fleuve, il gagne la pleine
fusil. mer, puis, tout à coup, quand on le croit réfugié dans l’île
La clairière de Rocca Bianca était au sommet d’une pe- del Giglio, del Guanouti ou de Monte-Cristo, on le voit
tite montagne qui autrefois sans doute avait été un volcan, reparaître à Albano, à Tivoli ou à la Riccia.
volcan éteint avant que Rémus et Romulus n’eussent dé- — Et quelle est sa manière de procéder à l’égard des voya-
serté Albe pour venir bâtir Rome. geurs ?
Teresa et Luigi atteignirent le sommet et se trouvèrent au — Ah ! mon Dieu ! c’est bien simple. Selon la distance
même instant en face d’une vingtaine de bandits. où l’on est de la ville, il leur donne huit heures, douze
— Voici un jeune homme qui vous cherche et qui désire heures, un jour, pour payer leur rançon ; puis, ce temps
vous parler, dit la sentinelle. écoulé, il accorde une heure de grâce. À la soixantième
minute de cette heure, s’il n’a pas l’argent, il fait sauter la
— Et que veut-il nous dire ? demanda celui qui, en l’ab- cervelle du prisonnier d’un coup de pistolet, ou lui plante
sence du chef, remplissait l’intérim du capitaine. son poignard dans le cœur, et tout est dit.
— Je veux dire que je m’ennuie de faire le métier de ber- — Eh bien, Albert, demanda Franz à son compagnon,
ger, dit Vampa. êtes-vous toujours disposé à aller au Colisée par les bou-
— Ah ! je comprends, dit le lieutenant, et tu viens nous levards extérieurs ?
demander à être admis dans nos rangs ? — Parfaitement, dit Albert, si la route est plus pitto-
— Qu’il soit le bienvenu ! crièrent plusieurs bandits de resque.
Ferrusino, de Pampinara et d’Anagni, qui avaient reconnu En ce moment neuf heures sonnèrent, la porte s’ouvrit et
Luigi Vampa. notre cocher parut.
— Oui, seulement je viens vous demander une autre — Excellences, dit-il, la voiture vous attend.
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— Eh bien, dit Franz, en ce cas, au Colisée ! Comme celui de l’hôtel les avait suivis, cela leur en faisait
— Par la porte del Popolo, Excellences, ou par les rues ? deux.
Impossible, au reste, d’éviter à Rome ce luxe de guides :
— Par les rues, morbleu ! par les rues ! s’écria Franz.
outre le cicerone général qui s’empare de vous au moment
— Ah ! mon cher ! dit Albert en se levant à son tour et en où vous mettez le pied sur le seuil de la porte de l’hôtel,
allumant son troisième cigare, en vérité, je vous croyais et qui ne vous abandonne plus que le jour où vous mettez
plus brave que cela. le pied hors de la ville, il y a encore un cicerone spécial
Sur ce, les deux jeunes gens descendirent l’escalier et attaché à chaque monument, et je dirai presque à chaque
montèrent en voiture. fraction du monument. Qu’on juge donc si l’on doit man-
quer de ciceroni au Colosseo, c’est-à-dire au monument
XIII par excellence, qui faisait dire à Martial :
« Que Memphis cesse de nous vanter les barbares mi-
APPARITION. racles de ses pyramides, que l’on ne chante plus les mer-
veilles de Babylone ; tout doit céder devant l’immense tra-
Franz avait trouvé un terme moyen pour qu’Albert arrivât vail de l’amphithéâtre des Césars, et toutes les voix de la
au Colisée sans passer devant aucune ruine antique, et par renommée doivent se réunir pour vanter ce monument. »
conséquent sans que les préparations graduelles ôtassent Franz et Albert n’essayèrent point de se soustraire à la
au colosse une seule coudée de ses gigantesques propor- tyrannie ciceronienne. Au reste, cela serait d’autant plus
tions. C’était de suivre la via Sistinia, de couper à angle difficile que ce sont les guides seulement qui ont droit
droit devant Sainte-Marie-Majeure, et d’arriver par la via de parcourir le monument avec des torches. Ils ne firent
Urbana et San Pietro in Vincoli jusqu’à la via del Colos- donc aucune résistance, et se livrèrent pieds et poings liés
seo. à leurs conducteurs.
Cet itinéraire offrait d’ailleurs un autre avantage : c’était Franz connaissait cette promenade pour l’avoir faite dix
celui de ne distraire en rien Franz de l’impression produite fois déjà. Mais comme son compagnon, plus novice, met-
sur lui par l’histoire qu’avait racontée maître Pastrini, et tait pour la première fois le pied dans le monument de
dans laquelle se trouvait mêlé son mystérieux amphitryon Flavius Vespasien, je dois l’avouer à sa louange, malgré
de Monte-Cristo. Aussi s’était-il accoudé dans son coin le caquetage ignorant de ses guides, il était fortement im-
et était-il retombé dans ces mille interrogatoires sans fin pressionné. C’est qu’en effet on n’a aucune idée, quand
qu’il s’était faits à lui-même et dont pas un ne lui avait on ne l’a pas vue, de la majesté d’une pareille ruine, dont
donné une réponse satisfaisante. toutes les proportions sont doublées encore par la mys-
Une chose, au reste, lui avait encore rappelé son ami Sim- térieuse clarté de cette lune méridionale dont les rayons
bad le marin : c’étaient ces mystérieuses relations entre les semblent un crépuscule d’Occident.
brigands et les matelots. Ce qu’avait dit maître Pastrini du Aussi, à peine Franz le penseur eut-il fait cent pas sous les
refuge que trouvait Vampa sur les barques des pêcheurs portiques intérieurs, qu’abandonnant Albert à ses guides,
et des contrebandiers rappelait à Franz ces deux bandits qui ne voulaient pas renoncer au droit imprescriptible de
corses qu’il avait trouvés soupant avec l’équipage du pe- lui faire voir dans tous leurs détails la Fosse des Lions, la
tit yacht, lequel s’était détourné de son chemin et avait Loge des Gladiateurs, le Podium des Césars, il prit un es-
abordé à Porto-Vecchio, dans le seul but de les remettre calier à moitié ruiné, et leur laissant continuer leur route
à terre. Le nom que se donnait son hôte de Monte-Cristo, symétrique, il alla tout simplement s’asseoir à l’ombre
prononcé par son hôte de l’hôtel d’Espagne, lui prouvait d’une colonne, en face d’une échancrure qui lui permettait
qu’il jouait le même rôle philanthropique sur les côtes de d’embrasser le géant de granit dans toute sa majestueuse
Piombino, de Civita-Vecchia, d’Ostie et de Gaëte que sur étendue.
celles de Corse, de Toscane et d’Espagne ; et comme lui-
même, autant que pouvait se le rappeler Franz, avait parlé Franz était là depuis un quart d’heure à peu près, perdu,
de Tunis et de Palerme c’était une preuve qu’il embrassait comme je l’ai dit, dans l’ombre d’une colonne, occupé à
un cercle de relations assez étendu. regarder Albert, qui, accompagné de ses deux porteurs de
torches, venait de sortir d’un vomitorium placé à l’autre
Mais si puissantes que fussent sur l’esprit du jeune homme extrémité du Colisée, et lesquels, pareils à des ombres qui
toutes ces réflexions, elles s’évanouirent à l’instant où il suivent un feu follet, descendaient de gradin en gradins
vit s’élever devant lui le spectre sombre et gigantesque du vers les places réservées aux vestales. lorsqu’il lui sembla
Colisée, à travers les ouvertures duquel la lune projetait entendre rouler dans les profondeurs du monument une
ces longs et pâles rayons qui tombent des yeux des fan- pierre détachée de l’escalier situé en face de celui qu’il
tômes. La voiture arrêta à quelques pas de la Mesa Su- venait de prendre pour arriver à l’endroit où il était assis.
dans. Le cocher vint ouvrir la portière ; les deux jeunes Ce n’est pas chose rare sans doute qu’une pierre qui se
gens sautèrent à bas de la voiture et se trouvèrent en face détache sous le pied du temps et va rouler dans l’abîme ;
d’un cicerone qui semblait sortir de dessous terre. mais, cette fois, il lui semblait que c’était aux pieds d’un
homme que la pierre avait cédé, et qu’un bruit de pas ar-
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rivait jusqu’à lui, quoique celui qui l’occasionnait fît tout Jean de Latran.
ce qu’il pût pour l’assourdir. — C’est moi qui étais en avance et non vous qui étiez en
En effet, au bout d’un instant un homme parut, sortant retard, répondit l’étranger dans le plus pur toscan ; ainsi
graduellement de l’ombre à mesure qu’il montait l’escalier pas de cérémonie : d’ailleurs m’eussiez-vous fait attendre,
dont l’orifice, situé en face de Franz, était éclairé par la que je me serais bien douté que c’était par quelque motif
lune, mais dont les degrés, à mesure qu’on les descendait, indépendant de votre volonté.
s’enfonçaient dans l’obscurité.
— Et vous auriez eu raison, Excellence ; je viens du châ-
Ce pouvait être un voyageur comme lui, préférant une teau Saint-Ange, et j’ai eu toutes les peines du monde à
méditation solitaire au bavardage insignifiant de ses parler à Beppo.
guides, et par conséquent son apparition n’avait rien qui — Qu’est-ce que Beppo ?
pût le surprendre ; mais à l’hésitation avec laquelle il mon-
ta les dernières marches, à la façon dont, arrivé sur la — Beppo est un employé de la prison, à qui je fais une
plate-forme, il s’arrêta et parut écouter, il était évident petite rente pour savoir ce qui se passe dans l’intérieur du
qu’il était venu là dans un but particulier et qu’il attendait château de Sa Sainteté.
quelqu’un. — Ah ! ah ! je vois que vous êtes homme de précaution,
Par un mouvement instinctif, Franz s’effaça le plus qu’il mon cher !
put derrière la colonne. — Que voulez-vous, Excellence ! on ne sait pas ce qui
À dix pieds du sol où ils se trouvaient tous deux la voûte peut arriver ; peut-être moi aussi serai-je un jour pris au
était défoncée, et une ouverture ronde, pareille à celle filet comme ce pauvre Peppino, et aurai-je besoin d’un rat
d’un puits, permettait d’apercevoir le ciel tout constellé pour ronger quelques mailles de ma prison.
d’étoiles. — Bref, qu’avez-vous appris ?
Autour de cette ouverture, qui donnait peut-être déjà, de- — Il y aura deux exécutions mardi à deux heures, comme
puis des centaines d’années, passage aux rayons de la lune, c’est l’habitude à Rome lors des ouvertures des grandes
poussaient des broussailles dont les vertes et frêles décou- fêtes. Un condamné sera mazzolato ; c’est un misérable
pures se détachaient en vigueur sur l’azur mat du firma- qui a tué un prêtre qui l’avait élevé, et qui ne mérite aucun
ment, tandis que de grandes lianes et de puissants jets de intérêt. L’autre sera decapitato, et celui-là, c’est le pauvre
lierre pendaient de cette terrasse supérieure et se balan- Peppino.
çaient sous la voûte, pareils à des cordages flottants.
— Que voulez-vous, mon cher, vous inspirez une si
Le personnage dont l’arrivée mystérieuse avait attiré l’at- grande terreur, non seulement au gouvernement pontifi-
tention de Franz était placé dans une demi-teinte qui ne cal, mais encore aux royaumes voisins, qu’on veut abso-
lui permettait pas de distinguer ses traits, mais qui cepen- lument faire un exemple.
dant n’était pas assez obscure pour l’empêcher de détailler
son costume : il était enveloppé d’un grand manteau brun — Mais Peppino ne fait pas même partie de ma bande ;
dont un des pans, rejeté sur son épaule gauche, lui cachait c’est un pauvre berger qui n’a commis d’autre crime que
le bas du visage, tandis que son chapeau à larges bords de nous fournir des vivres.
en couvrait la partie supérieure. L’extrémité seule de ses — Ce qui le constitue parfaitement votre complice. Aus-
vêtements se trouvait éclairée par la lumière oblique qui si, voyez qu’on a des égards pour lui, au lieu de l’assom-
passait par l’ouverture, et qui permettait de distinguer un mer, comme vous le serez, si jamais on vous met la main
pantalon noir encadrant coquettement une botte vernie. dessus, on se contentera de le guillotiner. Au reste, cela
Cet homme appartenait évidemment, sinon à l’aristocra- variera les plaisirs du peuple, et il y aura spectacle pour
tie, du moins à la haute société. tous les goûts.

Il était là depuis quelques minutes et commençait à don- — Sans compter celui que je lui ménage et auquel il ne
ner des signes visibles d’impatience, lorsqu’un léger bruit s’attend pas, reprit le Transtévère.
se fit entendre sur la terrasse supérieure. — Mon cher ami, permettez-moi de vous dire, reprit
Au même instant une ombre parut intercepter la lumière, l’homme au manteau, que vous me paraissez tout disposé
un homme apparut à l’orifice de l’ouverture, plongea son à faire quelque sottise.
regard perçant dans les ténèbres, et aperçut l’homme au — Je suis disposé à tout pour empêcher l’exécution du
manteau ; aussitôt il saisit une poignée de ces lianes pen- pauvre diable qui est dans l’embarras pour m’avoir servi ;
dantes et de ces lierres flottants, se laissa glisser, et, arrivé par la Madone ! je me regarderais comme un lâche, si je
à trois ou quatre pieds du sol, sauta légèrement à terre. ne faisais pas quelque chose pour ce brave garçon.
Celui-ci avait le costume d’un Transtévère complet.
— Et que ferez-vous ?
— Excusez-moi, Excellence, dit-il en dialecte romain, je
— Je placerai une vingtaine d’hommes autour de l’écha-
vous ai fait attendre. Cependant je ne suis en retard que de
faud, et, au moment où on l’amènera, au signal que je
quelques minutes. Dix heures viennent de sonner à Saint-
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donnerai, nous nous élancerons le poignard au poing sur du besoin comme je vous aurai trouvé à cette même
l’escorte, et nous l’enlèverons. heure ; alors, fussiez-vous à l’autre bout du monde, vous
— Cela me paraît fort chanceux, et je crois décidément n’aurez qu’à m’écrire : « Fais cela, » et je le ferai, foi de…
que mon projet vaut mieux que le vôtre. — Chut ! dit l’inconnu, j’entends du bruit.
— Et quel est votre projet, Excellence ? — Ce sont des voyageurs qui visitent le Colisée aux flam-
— Je donnerai dix mille piastres à quelqu’un que je sais, beaux.
et qui obtiendra que l’exécution de Peppino soit remise — Il est inutile qu’ils nous trouvent ensemble. Ces mou-
à l’année prochaine ; puis, dans le courant de l’année, je chards de guides pourraient vous reconnaître ; et, si ho-
donnerai mille autres piastres à un autre quelqu’un que je norable que soit votre amitié, mon cher ami, si on nous
sais encore, et le ferai évader de prison. savait liés comme nous le sommes, cette liaison, j’en ai
— Êtes-vous sûr de réussir ? bien peur, me ferait perdre quelque peu de mon crédit.
— Ainsi, si vous avez le sursis ?…
— Pardieu, dit en français l’homme au manteau.
— Plaît-il ? demanda le Transtévère. — La fenêtre du milieu tendue en damas avec une croix
rouge.
— Je dis, mon cher, que j’en ferai plus à moi seul avec
mon or que vous et tous vos gens avec leurs poignards, — Si vous ne l’avez pas ?…
leurs pistolets, leurs carabines et leurs tromblons. Laissez- — Trois tentures jaunes.
moi donc faire.
— Et alors ?…
— À merveille ; mais si vous échouez, nous nous tien- — Alors, mon cher ami, jouez du poignard tout à votre
drons toujours prêts. aise, je vous le permets, et je serai là pour vous voir faire.
— Tenez-vous toujours prêts, si c’est votre plaisir ; mais — Adieu, Excellence ; je compte sur vous, comptez sur
soyez certain que j’aurai sa grâce. moi.
— C’est après-demain mardi, faites-y attention. Vous
À ces mots le Transtévère disparut par l’escalier, tandis
n’avez plus que demain. que l’inconnu, se couvrant plus que jamais le visage de
— Eh bien ! mais le jour se compose de vingt-quatre son manteau, passa à deux pas de Franz et descendit dans
heures, chaque heure se compose de soixante minutes l’arène par les gradins extérieurs.
chaque minute de soixante secondes ; en quatre-vingt-six Une seconde après, Franz entendit son nom retentir sous
mille quatre cents secondes on fait bien des choses. les voûtes : c’était Albert qui l’appelait.
— Si vous avez réussi, Excellence, comment le saurons- Il attendit pour répondre que les deux hommes fussent
nous ? éloignés, ne se souciant pas de leur apprendre qu’ils
— C’est bien simple, j’ai loué les trois dernières fenêtres avaient eu un témoin qui, s’il n’avait pas vu leur visage,
du café Rospoli ; si j’ai obtenu le sursis, les deux fenêtres n’avait pas perdu un mot de leur entretien.
du coin seront tendues en damas jaune, mais celle du mi- Dix minutes après, Franz roulait vers l’hôtel d’Espagne,
lieu sera tendue en damas blanc avec une croix rouge. écoutant avec une distraction fort impertinente la savante
— À merveille. Et par qui ferez-vous passer la grâce ? dissertation qu’Albert faisait, d’après Pline et Calpurnius,
— Envoyez-moi un de vos hommes déguisé en pénitent sur les filets garnis de pointes de fer qui empêchaient les
et je la lui donnerai. Grâce à son costume, il arrivera jus- animaux féroces de s’élancer sur les spectateurs.
qu’au pied de l’échafaud et remettra la bulle au chef de la Il le laissait aller sans le contredire ; il avait hâte de se
confrérie, qui la remettra au bourreau. En attendant, faites trouver seul pour penser sans distraction à ce qui venait
savoir cette nouvelle à Peppino ; qu’il n’aille pas mourir de de se passer devant lui.
peur ou devenir fou, ce qui serait cause que nous aurions
De ces deux hommes, l’un lui était certainement étran-
fait pour lui une dépense inutile. ger, et c’était la première fois qu’il le voyait et l’enten-
— Écoutez, Excellence, dit le paysan, je vous suis bien dait, mais il n’en était pas ainsi de l’autre ; et, quoique
dévoué, et vous en êtes convaincu, n’est-ce pas ? Franz n’eût pas distingué son visage constamment ense-
— Je l’espère, au moins. veli dans l’ombre ou caché par son manteau, les accents
de cette voix l’avaient trop frappé la première fois qu’il les
— Eh bien ! si vous sauvez Peppino, ce sera plus que du avait entendus pour qu’ils pussent jamais retentir devant
dévouement à l’avenir, ce sera de l’obéissance. lui sans qu’il les reconnût.
— Fais attention à ce que tu dis là, mon cher ! je te le Il y avait surtout dans les intonations railleuses quelque
rappellerai peut-être un jour, car peut-être un jour, moi chose de strident et de métallique qui l’avait fait tres-
aussi, j’aurai besoin de toi… saillir dans les ruines du Colisée comme dans la grotte
— Eh bien, alors, Excellence, vous me trouverez à l’heure de Monte-Cristo.
162

Aussi était-il bien convaincu que cet homme n’était autre drait faire les délices du boulevard de Gand du récit de
que Simbad le marin. ses bonnes fortunes.
Aussi, en tout autre circonstance, la curiosité que lui avait Hélas ! il n’en avait rien été : les charmantes comtesses
inspirée cet homme eût été si grande qu’il se serait fait re- génoises, florentines et napolitaines s’en étaient tenues,
connaître à lui ; mais, dans cette occasion, la conversation non pas à leurs maris, mais à leurs amants, et Albert avait
qu’il venait d’entendre était trop intime pour qu’il ne fût acquis cette cruelle conviction, que les Italiennes ont du
pas retenu par la crainte très sensée que son apparition moins, sur les Françaises, l’avantage d’être fidèles à leur
ne lui serait pas agréable. Il l’avait donc laissé s’éloigner, infidélité.
comme on l’a vu mais en se promettant, s’il le rencontrait Je ne veux pas dire qu’en Italie, comme partout, il n’y ait
une autre fois, de ne pas laisser échapper cette seconde pas des exceptions.
occasion comme il avait fait de la première.
Et cependant Albert était non seulement un cavalier par-
Franz était trop préoccupé pour bien dormir. Sa nuit fut faitement élégant, mais encore un homme de beaucoup
employée à passer et à repasser dans son esprit toutes les d’esprit ; de plus il était vicomte : vicomte de nouvelle no-
circonstances qui se rattachaient à l’homme de la grotte et blesse, c’est vrai ; mais aujourd’hui qu’on ne fait plus ses
à l’inconnu du Colisée, et qui tendaient à faire de ces deux preuves, qu’importe qu’on date de 1399 ou de 1815 ! Par-
personnages le même individu ; et plus Franz y pensait, dessus tout cela il avait cinquante mille livres de rentes.
plus il s’affermissait dans cette opinion. C’était plus qu’il n’en faut comme on le voit, pour être à
Il s’endormit au jour, ce qui fit qu’il ne s’éveilla que fort la mode à Paris. C’était donc quelque peu humiliant de
tard. Albert, en véritable Parisien, avait déjà pris ses pré- n’avoir encore été sérieusement remarqué par personne
cautions pour la soirée. Il avait envoyé chercher une loge dans aucune des villes où il avait passé.
au théâtre Argentina. Mais aussi comptait-il se rattraper à Rome, le carnaval
Franz avait plusieurs lettres à écrire en France, il aban- étant, dans tous les pays de la terre qui célèbrent cette
donna donc pour toute la journée la voiture à Albert. estimable institution, une époque de liberté où les plus
À cinq heures, Albert rentra ; il avait porté ses lettres de sévères se laissent entraîner à quelque acte de folie. Or,
recommandation, avait des invitations pour toutes ses soi- comme le carnaval s’ouvrait le lendemain, il était fort im-
rées et avait vu Rome. portant qu’Albert lançât son prospectus avant cette ouver-
ture.
Une journée avait suffi à Albert pour tout cela.
Albert avait donc, dans cette intention, loué une des loges
Et encore avait-il eu le temps de s’informer de la pièce les plus apparentes du théâtre, et fait, pour s’y rendre, une
qu’on jouait et des acteurs qui la joueraient. toilette irréprochable. C’était au premier rang, qui rem-
La pièce avait pour titre : Parisina ; les acteurs avaient place chez nous la galerie. Au reste, les trois premiers
nom : Coselli, Moriani et la Spech. étages sont aussi aristocratiques les uns que les autres, et
on les appelle pour cette raison les rangs nobles.
Nos deux jeunes gens n’étaient pas si malheureux, comme
on le voit : ils allaient assister à la représentation d’un Au reste cette loge, où l’on pouvait tenir à douze sans
des meilleurs opéras de l’auteur de Luda di Lammermoor, être serrés, avait coûté aux deux amis un peu moins cher
joué par trois des artistes les plus renommés de l’Italie. qu’une loge de quatre personnes à l’Ambigu.

Albert n’avait jamais pu s’habituer aux théâtres ultramon- Albert avait encore un autre espoir, c’est que s’il arrivait
tains, à l’orchestre desquels on ne va pas, et qui n’ont ni à prendre place dans le cœur d’une belle Romaine, cela
balcons, ni loges découvertes ; c’était dur pour un homme le conduirait naturellement à conquérir un posto dans la
qui avait sa stalle aux Bouffes et sa part de la loge infernale voiture, et par conséquent à voir le carnaval du haut d’un
à l’Opéra. véhicule aristocratique ou d’un balcon princier.
Ce qui n’empêchait pas Albert de faire des toilettes flam- Toutes ces considérations rendaient donc Albert plus sé-
boyantes toutes les fois qu’il allait à l’Opéra avec Franz : millant qu’il ne l’avait jamais été. Il tournait le dos aux
toilettes perdues ; car, il faut l’avouer à la honte d’un acteurs, se penchant à moitié hors de la loge et lorgnant
des représentants les plus dignes de notre fashion, depuis toutes les jolies femmes avec une jumelle de six pouces
quatre mois qu’il sillonnait l’Italie en tous sens, Albert de long.
n’avait pas eu une seule aventure. Ce qui n’amenait pas une seule jolie femme à récompen-
Albert essayait quelquefois de plaisanter à cet endroit ; ser d’un seul regard, même de curiosité, tout le mouve-
mais au fond il était singulièrement mortifié, lui, Albert ment que se donnait Albert.
de Morcerf, un des jeunes gens les plus courus, d’en être En effet, chacun causait de ses affaires, de ses amours,
encore pour ses frais. La chose était d’autant plus pénible de ses plaisirs, du carnaval qui s’ouvrait le lendemain de
que, selon l’habitude modeste de nos chers compatriotes, la semaine sainte prochaine, sans faire attention un seul
Albert était parti de Paris avec cette conviction qu’il al- instant ni aux acteurs, ni à la pièce, à l’exception des mo-
lait avoir en Italie les plus grands succès, et qu’il vien- ments indiqués, où chacun alors se retournait soit pour
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entendre une portion du récitatif de Coselli, soit pour ap- — Et vous avez parlé…
plaudir quelque trait brillant de Moriani, soit pour crier — Des morts.
bravo à la Spech ; puis les conversations particulières re-
prenaient leur train habituel. — Ah ! s’écria Albert, c’était en vérité fort récréatif. Eh
bien ! moi, je vous promets que si j’ai le bonheur d’être le
Vers la fin du premier acte, la porte d’une loge restée vide
cavalier de la belle comtesse dans une pareille promenade,
jusque-là s’ouvrit, et Franz vit entrer une personne à la- je ne lui parlerai que des vivants.
quelle il avait eu l’honneur d’être présenté à Paris et qu’il
croyait encore en France. Albert vit le mouvement que fit — Et vous aurez peut-être tort.
son ami à cette apparition, et se retournant vers lui : — En attendant, vous allez me présenter à elle comme
— Est-ce que vous connaissez cette femme ? dit-il. vous me l’avez promis ?
— Oui ; comment la trouvez-vous ? — Aussitôt la toile baissée.
— Charmante, mon cher, et blonde. Oh ! les adorables — Que ce diable de premier acte est long !
cheveux ! C’est une Française ? — Écoutez le finale, il est fort beau, et Coselli le chante
— C’est une Vénitienne. admirablement.
— Et vous l’appelez ? — Oui, mais quelle tournure !
— La comtesse G… — La Spech y est on ne peut plus dramatique.
— Oh ! je la connais de nom, s’écria Albert ; on la dit aussi — Vous comprenez que lorsqu’on a entendu la Sontag et
spirituelle que jolie. Parbleu, quand je pense que j’aurais la Malibran…
pu me faire présenter à elle au dernier bal de madame de — Ne trouvez-vous pas la méthode de Moriani excel-
Villefort, où elle était, et que j’ai négligé cela : je suis un lente ?
grand niais !
— Je n’aime pas les bruns qui chantent blond.
— Voulez-vous que je répare ce tort ? demanda Franz.
— Ah ! mon cher, dit Franz en se retournant, tandis
— Comment ! vous la connaissez assez intimement pour qu’Albert continuait de lorgner, en vérité vous êtes par
me conduire dans sa loge ? trop difficile.
— J’ai eu l’honneur de lui parler trois ou quatre fois dans Enfin la toile tomba à la grande satisfaction du vicomte
ma vie ; mais, vous le savez, c’est strictement assez pour de Morcerf, qui prit son chapeau, donna un coup de main
ne pas commettre une inconvenance. rapide à ses cheveux, à sa cravate et à ses manchettes, et
En ce moment la comtesse aperçut Franz et lui fit de la fit observer à Franz qu’il l’attendait.
main un signe gracieux, auquel il répondit par une respec- Comme de son côté la comtesse, que Franz interrogeait
tueuse inclination de tête. des yeux, lui fit comprendre par un signe qu’il serait le
— Ah çà, mais il me semble que vous êtes au mieux avec bienvenu, Franz ne mit aucun retard à satisfaire l’empres-
elle ? dit Albert. sement d’Albert, et faisant, suivi de son compagnon qui
profitait du voyage pour rectifier les faux plis que les mou-
— Eh bien ! voilà ce qui vous trompe et ce qui nous fera vements avaient pu imprimer à son col de chemise et au
faire sans cesse, à nous autres Français, mille sottises ; et revers de son habit, le tour de l’hémicycle, il vint frapper
l’étrange, c’est de tout soumettre à nos points de vue pa- à la loge n° 4, qui était celle qu’occupait la comtesse.
risiens ; en Espagne, et en Italie surtout, ne jugez jamais
de l’intimité des gens sur la liberté des rapports. Nous Aussitôt le jeune homme qui était assis à côté d’elle sur le
nous sommes trouvés en sympathie avec la comtesse, voi- devant de la loge se leva, cédant sa place, selon l’habitude
là tout. italienne, au nouveau venu, qui doit la céder à son tour
lorsqu’une autre visite arrive.
— En sympathie de cœur ? demanda Albert en riant.
Franz présenta Albert à la comtesse comme un de nos
— Non, d’esprit, voilà tout, répondit sérieusement Franz. jeunes gens les plus distingués par sa position sociale et
— Et à quelle occasion ? par son esprit ; ce qui, d’ailleurs, était vrai ; car à Paris, et
— À l’occasion d’une promenade de Colisée pareille à dans le milieu où vivait Albert, c’était un cavalier irrépro-
celle que nous avons faite ensemble. chable. Il ajouta que, désespéré de n’avoir pas su profiter
du séjour de la comtesse à Paris pour se faire présenter à
— Au clair de la lune ? elle, il l’avait chargé de réparer cette faute, mission dont
— Oui. il s’acquittait en priant la comtesse, près de laquelle il au-
rait eu besoin lui-même d’un introducteur, d’excuser son
— Seuls ? indiscrétion.
— À peu près ? La comtesse répondit en faisant un charmant salut à Al-
bert et en tendant la main à Franz.
164

Albert, invité par elle, prit la place vide sur le devant, et leurs entrechats.
Franz s’assit au second rang derrière la comtesse. L’ouverture du second acte commença ; aux premiers
Albert avait trouvé un excellent sujet de conversation : coups d’archet, Franz vit le dormeur se soulever lente-
c’était Paris ; il parlait à la comtesse de leurs connais- ment et se rapprocher de la Grecque, qui se retourna pour
sances communes. Franz comprit qu’il était sur le ter- lui adresser quelques paroles, et s’accouda de nouveau sur
rain. Il le laissa aller, et, lui demandant sa gigantesque le devant de la loge.
lorgnette, il se mit à son tour à explorer la salle.
La figure de son interlocuteur était toujours dans l’ombre,
Seule sur le devant d’une loge, placée au troisième rang en et Franz ne pouvait distinguer aucun de ses traits.
face d’eux, était une femme admirablement belle, vêtue La toile se leva, l’attention de Franz fut nécessairement
d’un costume grec, qu’elle portait avec tant d’aisance qu’il attirée par les acteurs, et ses yeux quittèrent un instant la
était évident que c’était son costume naturel. loge de la belle Grecque pour se porter vers la scène.
Derrière elle, dans l’ombre, se dessinait la forme d’un L’acte s’ouvre, comme on sait, par le duo du rêve : Pa-
homme dont il était impossible de distinguer le visage. risina, couchée, laisse échapper devant Azzo le secret de
Franz interrompit la conversation d’Albert et de la com- son amour pour Ugo ; l’époux trahi passe par toutes les
tesse pour demander à cette dernière si elle connaissait la fureurs de la jalousie, jusqu’à ce que, convaincu que sa
belle Albanaise qui était si digne d’attirer non seulement femme lui est infidèle, il la réveille pour lui annoncer sa
l’attention des hommes, mais encore des femmes. prochaine vengeance.
— Non, dit-elle ; tout ce que je sais, c’est qu’elle est à Ce duo est un des plus beaux, des plus expressifs et des
Rome depuis le commencement de la saison ; car, à l’ou- plus terribles qui soient sortis de la plume féconde de Do-
verture du théâtre, je l’ai vue où elle est ; et depuis un nizetti. Franz l’entendait pour la troisième fois, et quoi-
mois elle n’a pas manqué une seule représentation, tantôt qu’il ne passât pas pour un mélomane enragé, il produisit
accompagnée de l’homme qui est avec elle en ce moment, sur lui un effet profond. Il allait en conséquence joindre
tantôt suivie simplement d’un domestique noir. ses applaudissements à ceux de la salle, lorsque ses mains,
— Comment la trouvez-vous, comtesse ? prêtes à se réunir, restèrent écartées, et que le bravo qui
s’échappait de sa bouche expira sur ses lèvres.
— Extrêmement belle. Medora devait ressembler à cette
femme. L’homme de la loge s’était levé tout debout, et, sa tête
se trouvant dans la lumière, Franz venait de retrouver le
Franz et la comtesse échangèrent un sourire. Elle se remit mystérieux habitant de Monte-Cristo, celui dont la veille
à causer avec Albert, et Franz à lorgner son Albanaise. il lui avait si bien semblé reconnaître la taille et la voix
La toile se leva sur le ballet. C’était un de ces bons ballets dans les ruines du Colisée.
italiens mis en scène par le fameux Henri, qui s’était fait, Il n’y avait plus de doute, l’étrange voyageur habitait
comme chorégraphe en Italie, une réputation colossale, Rome.
que le malheureux est venu perdre au théâtre nautique ;
un de ces ballets où tout le monde, depuis le premier su- Sans doute l’expression de la figure de Franz était en har-
monie avec le trouble que cette apparition jetait dans son
jet jusqu’au dernier comparse, prend une part si active
à l’action, que cent cinquante personnes font à la fois le esprit, car la comtesse le regarda, éclata de rire, et lui de-
manda ce qu’il avait.
même geste et lèvent ensemble ou le même bras ou la
même jambe. — Madame la comtesse, répondit Franz, je vous ai de-
On appelait ce ballet Poliska. mandé tout à l’heure si vous connaissiez cette femme al-
banaise : maintenant je vous demanderai si vous connais-
Franz était trop préoccupé de sa belle Grecque pour s’oc- sez son mari.
cuper du ballet, si intéressant qu’il fût. Quant à elle, elle
prenait un plaisir visible à ce spectacle, plaisir qui fai- — Pas plus qu’elle, répondit la comtesse.
sait une opposition suprême avec l’insouciance profonde — Vous ne l’avez jamais remarqué ?
de celui qui l’accompagnait, et qui, tant que dura le chef-
— Voilà bien une question à la française ! Vous savez
d’œuvre chorégraphique, ne fit pas un mouvement, parais- bien que, pour nous autres Italiennes, il n’y a pas d’autre
sant, malgré le bruit infernal que menaient les trompettes,
homme au monde que celui que nous aimons !
les cymbales et les chapeaux chinois à l’orchestre, goûter
les célestes douceurs d’un sommeil paisible et radieux. — C’est juste, répondit Franz.
Enfin le ballet finit, et la toile tomba au milieu des applau- — En tout cas, dit-elle en appliquant les jumelles d’Al-
dissements frénétiques d’un parterre enivré. bert à ses yeux et en les dirigeant vers la loge, ce doit être
quelque nouveau déterré, quelque trépassé sorti du tom-
Grâce à cette habitude de couper l’opéra par un ballet, les beau avec la permission du fossoyeur, car il me semble
entr’actes sont très courts en Italie, les chanteurs ayant le affreusement pâle.
temps de se reposer et de changer de costume tandis que
les danseurs exécutent leurs pirouettes et confectionnent — Il est toujours comme cela, répondit Franz.
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— Vous le connaissez donc ? demanda la comtesse ; alors — En vérité, lui dit-elle, je ne me sens pas bien, et j’ai
c’est moi qui vous demanderai qui il est. besoin d’être seule ; la vue de cet homme m’a toute bou-
— Je crois l’avoir déjà vu, et il me semble le reconnaître. leversée.
— En effet, dit-elle en faisant un mouvement de ses belles Franz essaya de rire.
épaules comme si un frisson lui passait dans les veines, je — Ne riez pas, lui dit-elle ; d’ailleurs vous n’en avez pas
comprends que lorsqu’on a une fois vu un pareil homme envie. Puis promettez-moi une chose.
on ne l’oublie jamais. — Laquelle ?
L’effet que Franz avait éprouvé n’était donc pas une im- — Promettez-la-moi.
pression particulière, puisque une autre personne le res-
sentait comme lui. — Tout ce que vous voudrez, excepté de renoncer à dé-
couvrir quel est cet homme. J’ai des motifs que je ne puis
— Eh bien ! demanda Franz à la comtesse après qu’elle vous dire pour désirer savoir qui il est, d’où il vient et où
eut pris sur elle de le lorgner une seconde fois, que pensez-
il va.
vous de cet homme ?
— D’où il vient, je l’ignore ; mais où il va, je puis vous le
— Que cela me paraît être lord Ruthwen en chair et en dire : il va en enfer à coup sûr.
os.
— Revenons à la promesse que vous vouliez exiger de
En effet, ce nouveau souvenir de Byron frappa Franz : si moi, comtesse, dit Franz.
un homme pouvait le faire croire à l’existence des vam-
pires c’était cet homme. — Ah ! c’est de rentrer directement à l’hôtel et de ne pas
chercher ce soir à voir cet homme, il y a certaines affinités
— Il faut que je sache qui il est, dit Franz en se levant.
entre les personnes que l’on quitte et les personnes que
— Oh ! non, s’écria la comtesse ; non, ne me quittez pas, l’on rejoint. Ne servez pas de conducteur entre cet homme
je compte sur vous pour me reconduire, et je vous garde. et moi. Demain courez après lui si bon vous semble ; mais
— Comment ! véritablement, lui dit Franz en se penchant ne me le présentez jamais, si vous ne voulez pas me faire
à son oreille, vous avez peur ? mourir de peur. Sur ce, bonsoir ; tâchez de dormir, moi
je sais bien qui ne dormira pas.
— Écoutez, lui dit-elle, Byron m’a juré qu’il croyait aux
vampires, il m’a dit qu’il en avait vu, il m’a dépeint leur Et à ces mots la comtesse quitta Franz, le laissant indécis
de savoir si elle s’était amusée à ses dépens ou si elle avait
visage, eh bien ! c’est absolument cela : ces cheveux noirs,
ces grands yeux brillant d’une flamme étrange, cette pâ- véritablement ressenti la crainte qu’elle avait exprimée.
leur mortelle ; puis, remarquez qu’il n’est pas avec une En rentrant à l’hôtel, Franz trouva Albert en robe de
femme comme toutes les femmes, il est avec une étran- chambre, en pantalon à pied, voluptueusement étendu sur
gère… une Grecque… une schismatique… sans doute un fauteuil et fumant son cigare.
quelque magicienne comme lui. Je vous en prie, n’y al- — Ah, c’est vous ! lui dit-il ; ma foi, je ne vous attendais
lez pas. Demain mettez-vous à sa recherche si bon vous que demain.
semble, mais aujourd’hui je vous déclare que je vous
garde. — Mon cher Albert, répondit Franz, je suis heureux de
trouver l’occasion de vous dire une fois pour toutes que
Franz insista. vous avez la plus fausse idée des femmes italiennes ; il me
— Écoutez, dit-elle en se levant, je m’en vais ; je ne puis semble pourtant que vos mécomptes amoureux auraient
rester jusqu’à la fin du spectacle, j’ai du monde chez moi ; dû vous la faire perdre.
seriez-vous assez peu galant pour me refuser votre com- — Que voulez-vous ? ces diablesses de femmes, c’est à
pagnie ?
n’y rien comprendre ! Elles vous donnent la main, elles
Il n’y avait d’autre réponse à faire que de prendre son cha- vous la serrent ; elles vous parlent tout bas, elles se font
peau, d’ouvrir la porte et de présenter son bras à la com- reconduire chez elles : avec le quart de ces manières de
tesse. faire, une Parisienne se perdrait de réputation.
C’est ce qu’il fit. — Eh ! justement c’est parce qu’elles n’ont rien à cacher,
La comtesse était véritablement fort émue ; et Franz lui- c’est parce qu’elles vivent au grand soleil, que les femmes
même ne pouvait échapper à une certaine terreur super- y mettent si peu de façons dans le beau pays où résonne
le si, comme dit Dante. D’ailleurs, vous avez bien vu que
stitieuse, d’autant plus naturelle que ce qui était chez la
comtesse le produit d’une sensation instinctive, était chez la comtesse a eu véritablement peur.
lui le résultat d’un souvenir. — Peur de quoi ? de cet honnête monsieur qui était en
Il sentit qu’elle tremblait en montant en voiture. face de nous avec cette jolie Grecque ? Mais j’ai voulu en
avoir le cœur net quand ils sont sortis, et je les ai croisés
Il la reconduisit jusque chez elle : il n’y avait personne, et dans le corridor. Je ne sais pas où diable vous avez pris
elle n’était aucunement attendue ; il lui en fit le reproche. toutes vos idées de l’autre monde ! C’est un fort beau gar-
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çon qui est fort bien mis, et qui a tout l’air de se faire ha- de Pouzzole ou de Sorrente, cela complétera la masca-
biller en France chez Blin ou chez Humann ; un peu pâle, rade, et elle est assez belle pour qu’on la prenne pour l’ori-
c’est vrai, mais vous savez que la pâleur est un cachet de ginal de la Femme à l’Enfant.
distinction. — Pardieu ! s’écria Franz, pour cette fois vous avez rai-
Franz sourit, Albert avait de grandes prétentions à être son, monsieur Albert, et voilà une idée véritablement heu-
pâle. reuse.
— Aussi, lui dit Franz, je suis convaincu que les idées — Et toute nationale, renouvelée des rois fainéants, mon
de la comtesse sur cet homme n’ont pas le sens commun. cher, rien que cela ! Ah ! messieurs les Romains, vous
A-t-il parlé près de vous, et avez-vous entendu quelques- croyez qu’on courra à pied par vos rues comme des laz-
unes de ses paroles ? zaroni, et cela parce que vous manquez de calèches et de
— Il a parlé, mais en romaïque. J’ai reconnu l’idiome à chevaux ; eh bien ! on en inventera.
quelques mots grecs défigurés. Il faut vous dire, mon cher, — Et avez-vous déjà fait part à quelqu’un de cette triom-
qu’au collège j’étais très fort en grec. phante imagination ?
— Ainsi il parlait le romaïque ? — À notre hôte. En rentrant, je l’ai fait monter et lui ai ex-
— C’est probable. posé mes désirs. Il m’a assuré que rien n’était plus facile ;
je voulais faire dorer les cornes des bœufs, mais il m’a dit
— Plus de doute, murmura Franz, c’est lui. que cela demandait trois jours : il faudra donc nous passer
— Vous dites ?… de cette superfluité.
— Rien. Que faisiez-vous donc là ? — Et où est-il ?

— Je vous ménageais une surprise. — Qui ?


— Laquelle ? — Notre hôte ?
— Vous savez qu’il est impossible de se procurer une ca- — En quête de la chose. Demain il serait déjà peut-être
lèche ? un peu tard.
— Pardieu ! puisque nous avons fait inutilement tout ce — De sorte qu’il va nous rendre réponse ce soir même ?
qu’il était humainement possible de faire pour cela. — Je l’attends.
— Eh bien ! j’ai eu une idée merveilleuse. En ce moment la porte s’ouvrit, et maître Pastrini passa
Franz regarda Albert en homme qui n’avait pas grande la tête.
confiance dans son imagination. — Permesso ? dit-il.
— Mon cher, dit Albert, vous m’honorez là d’un regard — Certainement que c’est permis ! s’écria Franz.
qui mériterait bien que je vous demandasse réparation.
— Eh bien ! dit Albert, nous avez-vous trouvé la charrette
— Je suis prêt à vous la faire, cher ami, si l’idée est aussi requise et les bœufs demandés ?
ingénieuse que vous le dites.
— J’ai trouvé mieux que cela, répondit-il d’un air parfai-
— Écoutez. tement satisfait de lui-même.
— J’écoute. — Ah ! mon cher hôte, prenez garde, dit Albert, le mieux
— Il n’y a pas moyen de se procurer de voiture, n’est-ce est l’ennemi du bien.
pas ? — Que Vos Excellences s’en rapportent à moi, dit maître
— Non. Pastrini d’un ton capable.

— Ni de chevaux ? — Mais enfin qu’y a-t-il ? demanda Franz à son tour.


— Pas davantage. — Vous savez, dit l’aubergiste, que le comte de Monte-
Cristo habite sur le même carré que vous ?
— Mais l’on peut se procurer une charrette ?
— Je le crois bien, dit Albert, puisque c’est grâce à lui
— Peut-être. que nous sommes logés comme deux étudiants de la rue
— Une paire de bœufs ? Saint-Nicolas du Chardonnet.
— C’est probable. — Eh bien ! il sait l’embarras dans lequel vous vous trou-
vez, et vous fait offrir deux places dans sa voiture et deux
— Eh bien, mon cher ! voilà notre affaire. Je vais faire
places à ses fenêtres du palais Rospoli.
décorer la charrette, nous nous habillons en moissonneurs
napolitains, et nous représentons au naturel le magnifique Albert et Franz se regardèrent.
tableau de Léopold Robert. Si, pour plus grande ressem- — Mais, demanda Albert, devons-nous accepter l’offre de
blance, la comtesse veut prendre le costume d’une femme
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cet étranger, d’un homme que nous ne connaissons pas ? tions et à désirer le lendemain. En effet, le lendemain tout
— Quel homme est-ce que ce comte de Monte-Cristo ? devait s’éclaircir ; et cette fois, à moins que son hôte de
demanda Franz à son hôte. Monte-Cristo ne possédât l’anneau de Gygès et, grâce à
cet anneau, la faculté de se rendre invisible, il était évident
— Un très grand seigneur sicilien ou maltais, je ne sais pas qu’il ne lui échapperait pas. Aussi fut-il éveillé avant huit
au juste, mais noble comme un Borghèse et riche comme heures.
une mine d’or.
Quant à Albert, comme il n’avait pas les mêmes motifs
— Il me semble, dit Franz à Albert, que, si cet homme que Franz d’être matinal, il dormait encore de son mieux.
était d’aussi bonnes manières que le dit notre hôte, il aurait
dû nous faire parvenir son invitation d’une autre façon, Franz fit appeler son hôte, qui se présenta avec son obsé-
soit en nous écrivant, soit… quiosité ordinaire.

En ce moment on frappa à la porte ! — Maître Pastrini, lui dit-il, ne doit-il pas y avoir aujour-
d’hui une exécution ?
— Entrez, dit Franz.
— Oui, Excellence ; mais si vous me demandez cela pour
Un domestique, vêtu d’une livrée parfaitement élégante, avoir une fenêtre, vous vous y prenez bien tard.
parut sur le seuil de la chambre.
— Non, reprit Franz ; d’ailleurs, si je tenais absolument
— De le part du comte de Monte-Cristo, pour M. Franz à voir ce spectacle, je trouverais place, je pense, sur le
d’Épinay et pour M. le vicomte Albert de Morcerf, dit-il. mont Pincio.
Et il présenta à l’hôte deux cartes, que celui-ci remit aux — Oh ! je présumais que Votre Excellence ne voudrait
jeunes gens. pas se compromettre avec toute la canaille, dont c’est en
— M. le comte de Monte-Cristo, continua le domestique, quelque sorte l’amphithéâtre naturel.
fait demander à ces Messieurs la permission de se présen- — Il est probable que je n’irai pas, dit Franz ; mais je
ter en voisin demain matin chez eux ; il aura l’honneur de désirerais avoir quelques détails.
s’informer auprès de ces Messieurs à quelle heure ils se-
ront visibles. — Lesquels ?

— Ma foi, dit Albert à Franz, il n’y a rien à y reprendre, — Je voudrais savoir le nombre des condamnés, leurs
tout y est. noms, et le genre de leur supplice.

— Dites au comte, répondit Franz, que c’est nous qui au- — Cela tombe à merveille, Excellence ! on vient juste-
rons l’honneur de lui faire notre visite. ment de m’apporter les tavolette.

Le domestique se retira. — Qu’est-ce que les tavolette ?

— Voilà ce qui s’appelle faire assaut d’élégance, dit Al- — Les tavolette sont des tablettes en bois que l’on ac-
bert ; allons, décidément vous aviez raison, maître Pastri- croche à tous les coins de rue la veille des exécutions, et
ni, et c’est un homme tout à fait comme il faut que votre sur lesquelles on colle les noms des condamnés, la cause
comte de Monte-Cristo. de leur condamnation et le mode de leur supplice. Cet avis
a pour but d’inviter les fidèles à prier Dieu de donner aux
— Alors vous acceptez son offre ? dit l’hôte. coupables un repentir sincère.
— Ma foi oui, répondit Albert, Cependant, je vous — Et l’on vous apporte ces tavolette pour que vous joi-
l’avoue, je regrette notre charrette et les moissonneurs ; gniez vos prières à celles des fidèles ? demanda Franz d’un
et, s’il n’y avait pas la fenêtre du palais Rospoli pour faire air de doute.
compensation à ce que nous perdons, je crois que j’en re-
viendrais à ma première idée : qu’en dites-vous, Franz ? — Non, Excellence ; je me suis entendu avec le colleur,
et il m’apporte cela comme il m’apporte les affiches de
— Je dis que ce sont aussi les fenêtres du palais Rospoli spectacles, afin que si quelques-uns de mes voyageurs dé-
qui me décident, répondit Franz à Albert. sirent assister à l’exécution, ils soient prévenus.
En effet, cette offre de deux places à une fenêtre du palais — Ah ! mais c’est une attention tout à fait délicate ! s’écria
Rospoli avait rappelé à Franz la conversation qu’il avait Franz.
entendue dans les ruines du Colisée entre son inconnu et
son Transtévère, conversation dans laquelle l’engagement — Oh ! dit maître Pastrini en souriant, je puis me vanter
avait été pris par l’homme au manteau d’obtenir la grâce de faire tout ce qui est en mon pouvoir pour satisfaire les
du condamné. Or, si l’homme au manteau était, comme nobles étrangers qui m’honorent de leur confiance.
tout portait Franz à le croire, le même que celui dont l’ap- — C’est ce que je vois, mon hôte ! et c’est ce que je ré-
parition dans la salle Argentina l’avait si fort préoccupé, péterai à qui voudra l’entendre, soyez-en bien certain. En
il le reconnaîtrait sans aucun doute, et alors rien ne l’em- attendant, je désirerais lire une de ces tavolette.
pêcherait de satisfaire sa curiosité à son égard. — C’est bien facile, dit l’hôte en ouvrant la porte, j’en ai
Franz passa une partie de la nuit à rêver à ses deux appari- fait mettre une sur le carré.
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Il sortit, détacha la tavoletta, et la présenta à Franz. et ils arrivèrent enfin dans un salon d’une élégance par-
Voici la traduction littérale de l’affiche patibulaire : faite. Un tapis de Turquie était tendu sur le parquet, et
les meubles les plus confortables offraient leurs coussins
« On fait savoir à tous que le mardi 22 février, premier rebondis et leurs dossiers renversés. De magnifiques ta-
jour de carnaval, seront, par arrêt du tribunal de la Ro- bleaux de maîtres, entremêlés de trophées d’armes splen-
ta, exécutés sur la place del Popolo les nommés Andrea dides, étaient suspendus aux murailles, et de grandes por-
Rondolo, coupable d’assassinat sur la personne très res- tières de tapisserie flottaient devant les portes.
pectable et très vénérée de don César Torlini, chanoine
de l’église de Saint-Jean de Latran, et le nommé Peppino, — Si Leurs Excellences veulent s’asseoir, dit le domes-
dit Rocca Priori, convaincu de complicité avec le détes- tique, je vais prévenir M. le comte.
table bandit Luigi Vampa et les hommes de sa troupe. Et il disparut par une des portes.
« Le premier sera mazzolato, Au moment où cette porte s’ouvrit, le son d’une guzla arri-
« Et le second decapitato. va jusqu’aux deux amis, mais s’éteignit aussitôt : la porte,
refermée presque en même temps qu’ouverte, n’avait pour
« Les âmes charitables sont priées de demander à Dieu un ainsi dire laissé pénétrer dans le salon qu’une bouffée
repentir sincère pour ces deux malheureux condamnés. » d’harmonie.
C’était bien ce que Franz avait entendu la surveille, dans Franz et Albert échangèrent un regard et reportèrent les
les ruines du Colisée, et rien n’était changé au pro- yeux sur les meubles, sur les tableaux et sur les armes.
gramme : les noms des condamnés, la cause de leur sup- Tout cela, à la seconde vue, leur parut encore plus ma-
plice et le genre de leur exécution étaient exactement les gnifique qu’à la première.
mêmes.
— Eh bien ! demanda Franz à son ami, que dites-vous de
Ainsi, selon toute probabilité, le Transtévère n’était autre cela ?
que le bandit Luigi Vampa, et l’homme au manteau Sim-
bad le marin, qui, à Rome comme à Porto-Vecchio et à — Ma foi, mon cher, je dis qu’il faut que notre voisin
soit quelque agent de change qui a joué à la baisse sur les
Tunis, poursuivait le cours de ses philanthropiques expé-
ditions. fonds espagnols, ou quelque prince qui voyage incognito.

Cependant le temps s’écoulait, il était neuf heures, et — Chut ! lui dit Franz ; c’est ce que nous allons savoir, car
Franz allait réveiller Albert, lorsqu’à son grand étonne- le voilà.
ment il le vit sortir tout habillé de sa chambre. Le carna- En effet, le bruit d’une porte tournant sur ses gonds ve-
val lui avait trotté par la tête, et l’avait éveillé plus matin nait d’arriver jusqu’aux visiteurs ; et presque aussitôt la
que son ami ne l’espérait. tapisserie, se soulevant, donna passage au propriétaire de
— Eh bien ! dit Franz à son hôte, maintenant que nous toutes ces richesses.
voilà prêts tous deux, croyez-vous, mon cher monsieur Albert s’avança au-devant de lui, mais Franz resta cloué à
Pastrini, que nous puissions nous présenter chez le comte sa place.
de Monte-Cristo ? Celui qui venait d’entrer n’était autre que l’homme au
— Oh ! bien certainement ! répondit-il ; le comte de manteau du Colisée, l’inconnu de la loge, l’hôte mysté-
Monte-Cristo a l’habitude d’être très matinal, et je suis rieux de Monte-Cristo.
sûr qu’il y a plus de deux heures déjà qu’il est levé. XIV
— Et vous croyez qu’il n’y a pas d’indiscrétion à se pré-
senter chez lui maintenant ? LA MAZZOLATA.
— Aucune.
— En ce cas, Albert, si vous êtes prêt… — Messieurs, dit en entrant le comte de Monte-Cristo,
— Entièrement prêt, dit Albert. recevez toutes mes excuses de ce que je me suis lais-
sé prévenir, mais en me présentant de meilleure heure
— Allons remercier notre voisin de sa courtoisie. chez vous, j’aurais craint d’être indiscret. D’ailleurs vous
— Allons ! m’avez fait dire que vous viendriez, et je me suis tenu à
votre disposition.
Franz et Albert n’avaient que le carré à traverser, l’auber-
giste les devança et sonna pour eux ; un domestique vint — Nous avons, Franz et moi, mille remerciements à vous
ouvrir. présenter, monsieur le comte, dit Albert ; vous nous tirez
véritablement d’un grand embarras, et nous étions en train
— I signori Francesi, dit l’hôte. d’inventer les véhicules les plus fantastiques au moment
Le domestique s’inclina et leur fit signe d’entrer. où votre gracieuse invitation nous est parvenue.
Ils traversèrent deux pièces meublées avec un luxe qu’ils — Eh, mon Dieu ! Messieurs, reprit le comte en faisant
ne croyaient pas trouver dans l’hôtel de maître Pastrini, signe aux deux jeunes gens de s’asseoir sur un divan, c’est
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la faute de cet imbécile de Pastrini, si je vous ai laissés si cupé, comme je vous l’avais ordonné hier, de me procurer
longtemps dans la détresse ! Il ne m’avait pas dit un mot de une fenêtre sur la place del Popolo ?
votre embarras, à moi qui, seul et isolé comme je le suis — Oui Excellence, répondit l’intendant, mais il était bien
ici, ne cherchais qu’une occasion de faire connaissance tard.
avec mes voisins. Du moment où j’ai appris que je pouvais
vous être bon à quelque chose, vous avez vu avec quel — Comment ! dit le comte en fronçant le sourcil, ne vous
empressement j’ai saisi cette occasion de vous présenter ai-je pas dit que je voulais en avoir une ?
mes compliments. — Et Votre Excellence en a une aussi, celle qui était
Les deux jeunes gens s’inclinèrent. Franz n’avait pas en- louée au prince Lobanieff ; mais j’ai été obligé de la payer
core trouvé un seul mot à dire ; il n’avait encore pris au- cent…
cune résolution, et, comme rien n’indiquait dans le comte — C’est bien, c’est bien, monsieur Bertuccio, faites grâce
sa volonté de le reconnaître ou le désir d’être reconnu de à ces Messieurs de tous ces détails de ménage ; vous avez
lui, il ne savait pas s’il devait, par un mot quelconque, faire la fenêtre, c’est tout ce qu’il faut. Donnez l’adresse de la
allusion au passé, ou laisser le temps à l’avenir de lui ap- maison au cocher, et tenez-vous sur l’escalier pour nous
porter de nouvelles preuves. D’ailleurs, sûr que c’était lui conduire : cela suffit ; allez.
qui était la veille dans la loge, il ne pouvait répondre aussi
positivement que ce fût lui qui la surveille était au Coli- L’intendant salua et fit un pas pour se retirer.
sée ; il résolut donc de laisser aller les choses sans faire au — Ah ! reprit le comte, faites-moi le plaisir de demander
comte aucune ouverture directe. D’ailleurs il avait une su- à Pastrini s’il a reçu la tavoletta, et s’il veut m’envoyer le
périorité sur lui, il était maître de son secret, tandis qu’au programme de l’exécution.
contraire il ne pouvait avoir aucune action sur Franz, qui
— C’est inutile, reprit Franz, tirant son calepin de sa
n’avait rien à cacher.
poche ; j’ai eu ces tablettes sous les yeux, je les ai copiées
Cependant il résolut de faire tomber la conversation et les voici.
sur un point qui pouvait, en attendant, amener toujours
— C’est bien ; alors, monsieur Bertuccio, vous pouvez
l’éclaircissement de certains doutes.
vous retirer, je n’ai plus besoin de vous. Qu’on nous pré-
— Monsieur le comte, lui dit-il, vous nous avez offert des vienne seulement quand le déjeuner sera servi. Ces Mes-
places dans votre voiture et des places à vos fenêtres du sieurs, continua-t-il en se retournant vers les deux amis,
palais Rospoli ; maintenant, pourriez-vous nous dire com- me font-ils l’honneur de déjeuner avec moi ?
ment nous pourrons nous procurer un poste quelconque,
— Mais, en vérité, monsieur le comte, dit Albert, ce serait
comme on dit en Italie, sur la place del Popolo ?
abuser.
— Ah, oui ! c’est vrai, dit le comte d’un air distrait et en
— Non pas, au contraire, vous me faites grand plaisir,
regardant Morcerf avec une attention soutenue ; n’y a-t-il
vous me rendrez tout cela un jour à Paris, l’un ou l’autre
pas, place del Popolo, quelque chose comme une exécu-
et peut-être tous les deux. Monsieur Bertuccio, vous ferez
tion ?
mettre trois couverts.
— Oui, répondit Franz, voyant qu’il venait de lui même
Il prit le calepin des mains de Franz.
où il voulait l’amener.
— Nous disons donc, continua-t-il du ton dont il eût lu
— Attendez, attendez, je crois avoir dit hier à mon in-
les Petites-Affiches, que « seront exécutés, aujourd’hui 22
tendant de s’occuper de cela ; peut-être pourrai-je vous
février, les nommés Andrea Roudolo, coupable d’assas-
rendre encore ce petit service.
sinat sur la personne très respectable et très vénérée de
Il allongea la main vers un cordon de sonnette, qu’il tira don César Torlini, chanoine de l’église Saint-Jean de La-
trois fois. tran, et le nommé Peppino, dit Rocca Priori, convaincu
— Vous êtes-vous préoccupé jamais, dit-il à Franz, de de complicité avec le détestable bandit Luigi Vampa et
l’emploi du temps et du moyen de simplifier les allées les hommes de sa troupe…
et venues des domestiques ? Moi, j’en ai fait une étude : — Hum ! « Le premier sera mazzolato, le second decapi-
quand je sonne une fois, c’est pour mon valet de chambre ; tato. » Oui, en effet, reprit le comte, c’était bien comme
deux fois, c’est pour mon maître d’hôtel ; trois fois, c’est cela que la chose devait se passer d’abord ; mais je crois
pour mon intendant. De cette façon je ne perds ni une que depuis hier il est survenu quelque changement dans
minute ni une parole. Tenez, voici notre homme. l’ordre et la marche de la cérémonie.
On vit alors entrer un individu de quarante-cinq à cin- — Bah ! dit Franz.
quante ans, qui parut ressembler comme deux gouttes
— Oui, hier chez le cardinal Rospigliosi, où j’ai passé
d’eau au contrebandier qui l’avait introduit dans la grotte,
la soirée, il était question de quelque chose comme d’un
mais qui ne parut pas le moins du monde le reconnaître.
sursis accordé à l’un des deux condamnés.
Il vit que le mot était donné.
— À Andrea Rondolo ? demanda Franz.
— Monsieur Bertuccio, dit le comte, vous êtes-vous oc-
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— Non… reprit négligemment le comte ; à l’autre… (il comte, celui où la société, attaquée par la mort d’un indi-
jeta un coup d’œil sur le calepin comme pour se rappeler vidu dans la base sur laquelle elle repose, venge la mort
le nom), à Peppino, dit Rocca Priori. Cela vous prive d’une par la mort ; mais n’y a-t-il pas des millions de douleurs
guillotinade, mais il vous reste la mazzolata, qui est un dont les entrailles de l’homme peuvent être déchirées sans
supplice fort curieux quand on le voit pour la première que la société s’en occupe le moins du monde, sans qu’elle
fois, et même pour la seconde, tandis que l’autre, que vous lui offre le moyen insuffisant de vengeance dont nous par-
devez connaître d’ailleurs, est trop simple, trop uni : il n’y lions tout à l’heure ? N’y a-t-il pas des crimes pour lesquels
a rien d’inattendu. La mandaïa ne se trompe pas, elle ne le pal des Turcs, les auges des Persans, les nerfs roulés
tremble pas, ne frappe pas à faux, ne s’y reprend pas à des Iroquois seraient des supplices trop doux, et que ce-
trente fois comme le soldat qui coupait la tête au comte pendant la société indifférente laisse sans châtiment ?…
de Chalais, et auquel, au reste, Richelieu avait peut-être Répondez, n’y a-t-il pas de ces crimes ?
recommandé le patient. Ah ! tenez, ajouta le comte d’un — Oui, reprit Franz, et c’est pour les punir que le duel est
ton méprisant, ne me parlez pas des Européens pour les
toléré.
supplices, il n’y entendent rien et en sont véritablement à
l’enfance ou plutôt à la vieillesse de la cruauté. — Ah ! le duel, s’écria le comte, plaisante manière, sur
mon âme, d’arriver à son but, quand le but est la ven-
— En vérité, monsieur le comte, répondit Franz, on croi- geance ! Un homme vous a enlevé votre maîtresse, un
rait que vous avez fait une étude comparée des supplices homme a séduit votre femme, un homme a déshonoré
chez les différents peuples du monde. votre fille, d’une vie tout entière, qui avait le droit d’at-
— Il y en a peu du moins que je n’aie vus, reprit froide- tendre de Dieu la part de bonheur qu’il a promise à tout
ment le comte. être humain en le créant, il a fait une existence de douleur,
— Et vous avez trouvé du plaisir à assister à ces horribles de misère ou d’infamie, et vous vous croyez vengé parce
qu’à cet homme, qui vous a mis le délire dans l’esprit et le
spectacles ?
désespoir dans le cœur, vous avez donné un coup d’épée
— Mon premier sentiment a été la répulsion, le second dans la poitrine ou logé une balle dans la tête ? Allons
l’indifférence, le troisième la curiosité. donc ! Sans compter que c’est lui qui souvent sort triom-
— La curiosité ! le mot est terrible, savez-vous ? phant de la lutte, lavé aux yeux du monde et en quelque
sorte absous par Dieu. Non, non, continua le comte, si
— Pourquoi ? Il n’y a guère dans la vie qu’une préoccu- j’avais jamais à me venger, ce n’est pas ainsi que je me
pation grave, c’est la mort ; eh bien ! n’est-il pas curieux vengerais.
d’étudier de quelles façons différentes l’âme peut sortir du
corps, et comment, selon les caractères, les tempéraments — Ainsi, vous désapprouvez le duel ? ainsi vous ne vous
et même les mœurs du pays, les individus supportent ce battriez pas en duel ? demanda à son tour Albert, étonné
suprême passage de l’être au néant ? Quant à moi, je vous d’entendre émettre une si étrange théorie.
réponds d’une chose : c’est que plus on a vu mourir, plus — Oh ! si fait ! dit le comte. Entendons-nous : je me bat-
il devient facile de mourir ; ainsi, à mon avis, la mort est trais en duel pour une misère, pour une insulte, pour un
peut-être un supplice, mais n’est pas une expiation. démenti, pour un soufflet, et cela avec d’autant plus d’in-
— Je ne vous comprends pas bien, dit Franz ; expliquez- souciance que, grâce à l’adresse que j’ai acquise à tous
vous, car je ne puis vous dire à quel point ce que vous me les exercices du corps et à la lente habitude que j’ai prise
dites là pique ma curiosité. du danger, je serais à peu près sûr de tuer mon homme.
Oh ! si fait ! je me battrais en duel pour tout cela ; mais
— Écoutez, dit le comte ; et son visage s’infiltra de fiel, pour une douleur lente, profonde, infinie, éternelle, je ren-
comme le visage d’un autre se colore de sang. Si un drais, s’il était possible, une douleur pareille à celle que
homme eût fait périr, par des tortures inouïes, au milieu l’on m’aurait faite : œil pour œil, dent pour dent, comme
de tourments sans fin, votre père, votre mère, votre maî- disent les Orientaux, nos maîtres en toutes choses, ces élus
tresse, un de ces êtres enfin qui, lorsqu’on les déracine de la création qui ont su se faire une vie de rêves et un pa-
de votre cœur, y laissent un vide éternel et une plaie tou- radis de réalités.
jours sanglante, croiriez-vous la réparation que vous ac-
corde la société suffisante, parce que le fer de la guillotine — Mais, dit Franz au comte, avec cette théorie qui vous
a passé entre la base de l’occipital et les muscles trapèzes constitue juge et bourreau dans votre propre cause, il est
du meurtrier, et parce que celui qui vous a fait ressen- difficile que vous vous teniez dans une mesure où vous
tir des années de souffrances morales a éprouvé quelques échappiez éternellement vous-même à la puissance de la
secondes de douleurs physiques ? loi. La haine est aveugle, la colère étourdie, et celui qui se
verse la vengeance risque de boire un breuvage amer.
— Oui, je le sais, reprit Franz, la justice humaine est in-
suffisante comme consolatrice : elle peut verser le sang — Oui, s’il est pauvre et maladroit ; non, s’il est million-
en échange du sang, voilà tout ; il faut lui demander ce naire et habile. D’ailleurs le pis-aller pour lui est ce der-
qu’elle peut et pas autre chose. nier supplice dont nous parlions tout à l’heure, celui que la
philanthropique révolution française a substitué à l’écar-
— Et encore je vous pose là un cas matériel, reprit la tèlement et à la roue. Eh bien ! qu’est-ce que le supplice,
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s’il s’est vengé ? En vérité, je suis presque fâché que, se- — En face de l’échafaud ?
lon toute probabilité, ce misérable Peppino ne soit pas — L’échafaud fait partie de la fête.
decapitato, comme ils disent, vous verriez le temps que
cela dure, et si c’est véritablement la peine d’en parler. — Tenez, monsieur le comte, j’ai réfléchi, dit Franz ; dé-
Mais, d’honneur, Messieurs, nous avons là une singulière cidément je vous remercie de votre obligeance, mais je
conversation pour un jour de carnaval. Comment donc me contenterai d’accepter une place dans votre voiture,
cela est-il venu ? Ah ! je me le rappelle ! vous m’avez de- une place à la fenêtre du palais Rospoli, et je vous laisse-
mandé une place à ma fenêtre ; eh bien ! soit, vous l’aurez ; rai libre de disposer de ma place à la fenêtre de la piazza
mais mettons-nous à table d’abord, car voilà qu’on vient del Popolo.
nous annoncer que nous sommes servis. — Mais vous perdez, je vous en préviens, une chose fort
En effet, un domestique ouvrit une des quatre portes du curieuse, répondit le comte.
salon et fit entendre les paroles sacramentelles : — Vous me la raconterez, reprit Franz, et je suis convain-
— Al suo commodo ! cu que dans votre bouche le récit m’impressionnera
presque autant que la vue pourrait le faire. D’ailleurs, plus
Les deux jeunes gens se levèrent et passèrent dans la salle
d’une fois déjà j’ai voulu prendre sur moi d’assister à une
à manger. exécution, et je n’ai jamais pu m’y décider ; et vous, Al-
Pendant le déjeuner, qui était excellent et servi avec bert ?
une recherche infinie, Franz chercha des yeux le regard — Moi, répondit le vicomte, j’ai vu exécuter Castaing ;
d’Albert, afin d’y lire l’impression qu’il ne doutait pas mais je crois que j’étais un peu gris ce jour-là. C’était le
qu’eussent produite en lui les paroles de leur hôte ; mais, jour de ma sortie du collège, et nous avions passé la nuit
soit que dans leur insouciance habituelle il ne leur eût pas je ne sais à quel cabaret.
prêté une grande attention, soit que la concession que le
comte de Monte-Cristo lui avait faite à l’endroit du duel — D’ailleurs, ce n’est pas une raison, parce que vous
l’eût raccommodé avec lui, soit enfin que les antécédents n’avez pas fait une chose à Paris, pour que vous ne la fas-
que nous avons racontés, connus de Franz seul, eussent siez pas à l’étranger : quand on voyage, c’est pour s’ins-
doublé pour lui seul l’effet des théories du comte, il ne truire ; quand on change de lieu, c’est pour voir. Songez
s’aperçut pas que son compagnon fût préoccupé le moins donc quelle figure vous ferez quand on vous demandera :
du monde ; tout au contraire, il faisait honneur au repas en Comment exécute-t-on à Rome ? et que vous répondrez :
homme condamné depuis quatre ou cinq mois à la cuisine Je ne sais pas. Et puis, on dit que le condamné est un in-
italienne, c’est-à-dire à l’une des plus mauvaises cuisines fâme coquin, un drôle qui a tué à coups de chenet un bon
du monde. Quant au comte, il effleurait à peine chaque chanoine qui l’avait élevé comme son fils. Que diable !
plat ; on eût dit qu’en se mettant à table avec ses convives il quand on tue un homme d’église, on prend une arme
accomplissait un simple devoir de politesse, et qu’il atten- plus convenable qu’un chenet, surtout quand cet homme
dait leur départ pour se faire servir quelque mets étrange d’église est peut-être notre père. Si vous voyagiez en Es-
ou particulier. pagne, vous iriez voir les combats de taureaux, n’est-ce
pas ? Eh bien ! supposez que c’est un combat que nous al-
Cela rappelait malgré lui à Franz la terreur que le comte
lons voir ; souvenez-vous des anciens Romains du Cirque,
avait inspirée à la comtesse G…, et la conviction où il des chasses où l’on tuait trois cents lions et une centaine
l’avait laissée que le comte, l’homme qu’il lui avait montré d’hommes. Souvenez-vous donc de ces quatre-vingt mille
dans la loge en face d’elle, était un vampire. spectateurs qui battaient des mains, de ces sages matrones
À la fin du déjeuner, Franz tira sa montre. qui conduisaient là leurs filles à marier, et de ces char-
— Eh bien ! lui dit le comte, que faites-vous donc ? mantes vestales aux mains blanches qui faisaient avec le
pouce un charmant petit signe qui voulait dire : Allons,
— Vous nous excuserez, monsieur le comte, répondit pas de paresse ! achevez-moi cet homme-là qui est aux
Franz, mais nous avons encore mille choses à faire. trois quarts mort.
— Lesquelles ? — Y allez-vous, Albert ? dit Franz.
— Nous n’avons pas de déguisements, et aujourd’hui le — Ma foi, oui, mon cher ! j’étais comme vous, mais l’élo-
déguisement est de rigueur. quence du comte me décide.
— Ne vous occupez donc pas de cela. Nous avons, à ce — Allons-y donc, puisque vous le voulez, dit Franz ; mais
que je crois, place del Popolo, une chambre particulière ; en me rendant place del Popolo, je désire passer par la rue
j’y ferai porter les costumes que vous voudrez bien m’in- du Cours ; est-ce possible, monsieur le comte ?
diquer, et nous nous masquerons séance tenante.
— À pied, oui ; en voiture, non.
— Après l’exécution ? s’écria Franz.
— Eh bien ! j’irai à pied.
— Sans doute, après, pendant ou avant, comme vous vou-
drez. — Il est bien nécessaire que vous passiez par la rue du
Cours ?
172

— Oui, j’ai quelque chose à y voir. italiens sont encore pires que ceux de la régie. Quand vous
— Eh bien ! passons par la rue du Cours, nous enverrons viendrez à Paris, je vous rendrai tout cela.
la voiture nous attendre sur la piazza del Popolo, par la — Ce n’est pas de refus ; je compte y aller quelque jour,
strada del Babuino ; d’ailleurs je ne suis pas fâché non plus et, puisque vous le permettez, j’irai frapper à votre porte.
de passer par la rue du Cours pour voir si des ordres que Allons, Messieurs, allons, nous n’avons pas de temps à
j’ai donnés ont été exécutés. perdre ; il est midi et demie, partons.
— Excellence, dit le domestique en ouvrant la porte, un Tous trois descendirent. Alors le cocher prit les derniers
homme vêtu en pénitent demande à vous parler. ordres de son maître, et suivit la via del Babuino, tandis
— Ah ! oui, dit le comte, je sais ce que c’est. Messieurs, que les piétons remontaient par la place d’Espagne et par
voulez-vous repasser au salon, vous trouverez sur la table la via Frattina, qui les conduisait tout droit entre le palais
du milieu d’excellents cigares de la Havane, je vous y re- Fiano et le palais Rospoli.
joins dans un instant. Tous les regards de Franz furent pour les fenêtres de ce
Les deux jeunes gens se levèrent et sortirent par une porte, dernier palais ; il n’avait pas oublié le signal convenu dans
le Colisée entre l’homme au manteau et le Transtévère.
tandis que le comte, après leur avoir renouvelé ses ex-
cuses, sortait par l’autre. Albert, qui était un grand ama- — Quelles sont vos fenêtres ? demanda-t-il au comte du
teur, et qui, depuis qu’il était en Italie, ne comptait pas ton le plus naturel qu’il put prendre.
comme un mince sacrifice celui d’être privé des cigares — Les trois dernières, répondit-il avec une négligence qui
du café de Paris, s’approcha de la table et poussa un cri n’avait rien d’affecté ; car il ne pouvait deviner dans quel
de joie en apercevant de véritables puros. but cette question lui était faite.
— Eh bien ! lui demanda Franz, que pensez-vous du Les yeux de Franz se portèrent rapidement sur les trois
comte de Monte-Cristo ? fenêtres. Les fenêtres latérales étaient tendues en damas
— Ce que j’en pense ! dit Albert visiblement étonné que jaune, et celle du milieu en damas blanc avec une croix
son compagnon lui fît une pareille question ; je pense rouge.
que c’est un homme charmant, qui fait à merveille les L’homme au manteau avait tenu sa parole au Transtévère,
honneurs de chez lui, qui a beaucoup vu, beaucoup étu-
et il n’y avait plus de doute, l’homme au manteau c’était
dié, beaucoup réfléchi, qui est, comme Brutus, de l’école bien le comte.
stoïque, et, ajouta-t-il en poussant amoureusement une
bouffée de fumée qui monta en spirale vers le plafond, Le trois fenêtres étaient encore vides.
et qui par-dessus tout cela possède d’excellents cigares. Au reste, de tous côtés se faisaient les préparatifs ; on pla-
C’était l’opinion d’Albert sur le comte ; or, comme Franz çait des chaises, on dressait des échafaudages, on tendait
savait qu’Albert avait la prétention de ne se faire une opi- des fenêtres. Les masques ne pouvaient paraître, les voi-
nion sur les hommes et sur les choses qu’après de mûres tures ne pouvaient circuler qu’au son de la cloche ; mais
réflexions, il ne tenta pas de rien changer à la sienne. on sentait les masques derrière toutes les fenêtres, les voi-
tures derrière toutes les portes.
— Mais, dit-il, avez-vous remarqué une chose singulière ?
Franz, Albert et le comte continuèrent de descendre la
— Laquelle ? rue du Cours. À mesure qu’ils approchaient de la place
— L’attention avec laquelle il vous regardait. du Peuple, la foule devenait plus épaisse, et, au-dessus
— Moi ? des têtes de cette foule, on voyait s’élever deux choses :
l’obélisque surmonté d’une croix qui indique le centre de
— Oui, vous. la place, et, en avant de l’obélisque, juste au point de cor-
Albert réfléchit. respondance visuelle des trois rues del Babuino, del Cor-
so et di Ripetta, les deux poutres suprêmes de l’échafaud,
— Ah ! dit-il en poussant un soupir, rien d’étonnant à cela. entre lesquelles brillait le fer arrondi de la mandaïa.
Je suis depuis près d’un an absent de Paris, je dois avoir
des habits de l’autre monde. Le comte m’aura pris pour un À l’angle de la rue on trouva l’intendant du comte, qui
provincial ; détrompez-le, cher ami, et dites-lui, je vous attendait son maître.
prie, à la première occasion, qu’il n’en est rien. La fenêtre, louée à ce prix exorbitant, sans doute dont le
Franz sourit ; un instant après le comte rentra. comte n’avait point voulu faire part à ses invités, apparte-
nait au second étage du grand palais, situé entre la rue del
— Me voici, Messieurs, dit-il, et tout à vous, les ordres Babuino et le monte Pincio ; c’était, comme nous l’avons
sont donnés ; la voiture va de son côté place del Popolo, et dit, une espèce de cabinet de toilette donnant dans une
nous allons nous y rendre du nôtre, si vous voulez bien, par chambre à coucher ; en fermant la porte de la chambre à
la rue du Cours. Prenez donc quelques-uns de ces cigares, coucher, les locataires du cabinet étaient chez eux ; sur les
monsieur de Morcerf. chaises on avait déposé des costumes de paillasse en satin
— Ma foi, avec grand plaisir, dit Albert, car vos cigares blanc et bleu des plus élégants.
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— Comme vous m’avez laissé le choix des costumes, dit le commencement du carnaval.
le comte aux deux amis, je vous ai fait préparer ceux-ci. Tout à coup ce bruit cessa comme par enchantement, la
D’abord, c’est ce qu’il y aura de mieux porté cette an- porte de l’église venait de s’ouvrir.
née ; ensuite, c’est ce qu’il y a de plus commode pour les
confetti, attendu que la farine n’y paraît pas. Une confrérie de pénitents, dont chaque membre était vê-
tu d’un sac gris percé aux yeux seulement, et tenait un
Franz n’entendit que fort imparfaitement les paroles du cierge allumé à la main, parut d’abord ; en tête marchait
comte, et il n’apprécia peut-être pas à sa valeur cette nou-
le chef de la confrérie.
velle gracieuseté ; car toute son attention était attirée par
le spectacle que présentait la piazza del Popolo, et par Derrière les pénitents venait un homme de haute taille.
l’instrument terrible qui en faisait à cette heure le princi- Cet homme était nu, à l’exception d’un caleçon de toile
pal ornement. au côté gauche duquel était attaché un grand couteau ca-
ché dans sa gaine ; il portait sur l’épaule droite une lourde
C’était la première fois que Franz apercevait une guillo- masse de fer. Cet homme, c’était le bourreau.
tine ; nous disons guillotine, car la mandaïa romaine est
taillée à peu près sur le même patron que notre instru- Il avait en outre des sandales attachées au bas de la jambe
ment de mort. Le couteau, qui a la forme d’un croissant par des cordes.
qui couperait par la partie convexe, tombe de moins haut, Derrière le bourreau marchaient, dans l’ordre où ils de-
voilà tout. vaient être exécutés, d’abord Peppino et ensuite Andrea.
Deux hommes, assis sur la planche à bascule où l’on Chacun était accompagné de deux prêtres.
couche le condamné, déjeunaient en attendant, et man-
geaient, autant que Franz put le voir, du pain et des sau- Ni l’un ni l’autre n’avait les yeux bandés.
cisses ; l’un d’eux souleva la planche, en tira un flacon de Peppino marchait d’un pas assez ferme ; sans doute il avait
vin, but un coup et passa le flacon à son camarade : ces eu avis de ce qui se préparait pour lui.
deux hommes c’étaient les aides du bourreau !
Andrea était soutenu sous chaque bras par un prêtre.
À ce seul aspect, Franz avait senti la sueur poindre à la
Tous deux baisaient de temps en temps le crucifix que
racine de ses cheveux.
leur présentait le confesseur.
Les condamnés, transportés la veille au soir des Carce-
Franz sentit, rien qu’à cette vue, les jambes qui lui man-
ri Nuove dans la petite église Sainte-Marie-del Popolo,
quaient ; il regarda Albert. Il était pâle comme sa chemise,
avaient passé la nuit, assistés chacun de deux prêtres, dans
et par un mouvement machinal il jeta loin de lui son ci-
une chapelle ardente fermée d’une grille, devant laquelle
gare, quoiqu’il ne l’eût fumé qu’à moitié.
se promenaient des sentinelles relevées d’heure en heure.
Le comte seul paraissait impassible. Il y avait même plus,
Une double haie de carabiniers placés de chaque côté
une légère teinte rouge semblait vouloir percer la pâleur
de la porte de l’église s’étendait jusqu’à l’échafaud, au-
livide de ses joues.
tour duquel elle s’arrondissait, laissant libre un chemin de
dix pieds de large à peu près, et autour de la guillotine Son nez se dilatait comme celui d’un animal féroce qui
un espace d’une centaine de pas de circonférence. Tout flaire le sang, et ses lèvres, légèrement écartées, laissaient
le reste de la place était pavé de têtes d’hommes et de voir ses dents blanches, petites et aiguës comme celles
femmes. Beaucoup de femmes tenaient leurs enfants sur d’un chacal.
leurs épaules. Ces enfants, qui dépassaient la foule de tout Et cependant, malgré tout cela, son visage avait une ex-
le torse, étaient admirablement placés. pression de douceur souriante que Franz ne lui avait ja-
Le monte Pincio semblait un vaste amphithéâtre dont tous mais vue ; ses yeux noirs surtout étaient admirables de
les gradins eussent été chargés de spectateurs ; les balcons mansuétude et de velouté.
des deux églises qui font l’angle des rues del Babuino et Cependant les deux condamnés continuaient de marcher
de la rue di Ripetta regorgeaient de curieux privilégiés ; vers l’échafaud, et à mesure qu’ils avançaient on pouvait
les marches des péristyles semblaient un flot mouvant et distinguer les traits de leur visage. Peppino était un beau
bariolé qu’une marée incessante poussait vers le portique : garçon de vingt-quatre à vingt-six ans, au teint hâlé par le
chaque aspérité de la muraille qui pouvait donner place à soleil, au regard libre et sauvage. Il portait la tête haute et
un homme avait sa statue vivante. semblait flairer le vent pour voir de quel côté lui viendrait
Ce que disait le comte est donc vrai : ce qu’il y a de plus son libérateur.
curieux dans la vie est le spectacle de la mort. Andrea était gros et court : son visage, bassement cruel,
Et cependant, au lieu du silence qui semblait commander n’indiquait pas d’âge ; il pouvait cependant avoir trente
la solennité du spectacle, un grand bruit montait de cette ans à peu près. Dans la prison, il avait laissé pousser sa
foule, bruit composé de rires, de huées et de cris joyeux ; il barbe. Sa tête retombait sur une de ses épaules, ses jambes
était évident encore, comme l’avait dit le comte, que cette pliaient sous lui ; tout son être paraissait obéir à un mou-
exécution n’était rien autre chose, pour tout le peuple, que vement machinal dans lequel sa volonté n’était déjà plus
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rien. vie dont elle va être privée. Ô hommes ! hommes ! race


— Il me semble, dit Franz au comte, que vous m’avez de crocodiles ! comme dit Karl Moor, s’écria le comte
annoncé qu’il n’y aurait qu’une exécution. en étendant les deux poings vers toute cette foule, que je
vous reconnais bien là, et qu’en tout temps vous êtes bien
— Je vous ai dit la vérité, répondit-il froidement. dignes de vous-mêmes !
— Cependant voici deux condamnés. En effet, Andrea et les deux aides du bourreau se roulaient
— Oui ; mais de ces deux condamnés l’un touche à la dans la poussière ; le condamné criant toujours : « Il doit
mort, et l’autre a encore de longues années à vivre. mourir, je veux qu’il meure ! On n’a pas le droit de me
tuer tout seul. »
— Il me semble que si la grâce doit venir, il n’y a plus de
temps à perdre. — Regardez, regardez, continua le comte en saisissant
chacun des deux jeunes gens par la main, regardez, car,
— Aussi, la voilà qui vient ; regardez, dit le comte. sur mon âme, c’est curieux ; voilà un homme qui était ré-
En effet, au moment où Peppino arrivait au pied de la signé à son sort, qui marchait à l’échafaud, qui allait mou-
mandaïa, un pénitent, qui semblait être en retard, perça rir comme un lâche, c’est vrai, mais enfin il allait mourir
la haie sans que les soldats fissent obstacle à son passage, sans résistance et sans récrimination : savez-vous ce qui
et, s’avançant vers le chef de la confrérie, lui remit un pa- lui donnait quelque force ? savez-vous ce qui le conso-
pier plié en quatre. lait ? savez-vous ce qui lui faisait prendre son supplice en
patience ? c’est qu’un autre partageait son angoisse ; c’est
Le regard ardent de Peppino n’avait perdu aucun de ces
qu’un autre allait mourir comme lui ; c’est qu’un autre al-
détails ; le chef de la confrérie déplia le papier, le lut et
lait mourir avant lui ! Menez deux moutons à la boucherie,
leva la main.
deux bœufs à l’abattoir, et faites comprendre à l’un deux
— Le Seigneur soit béni, et Sa Sainteté soit louée ! dit-il que son compagnon ne mourra pas, le mouton bêlera de
à haute et intelligible voix. Il y a grâce de la vie pour l’un joie, le bœuf mugira de plaisir ; mais l’homme, l’homme
des condamnés. que Dieu a fait à son image, l’homme à qui Dieu a impo-
— Grâce ! s’écria le peuple d’un seul cri ; il y a grâce ! sé pour première, pour unique, pour suprême loi, l’amour
de son prochain, l’homme à qui Dieu a donné une voix
À ce mot de grâce, Andrea sembla bondir et redressa la pour exprimer sa pensée, quel sera son premier cri quand
tête. il apprendra que son camarade est sauvé ? un blasphème.
— Grâce pour qui ? cria-t-il. Honneur à l’homme, ce chef-d’œuvre de la nature, ce roi
de la création !
Peppino resta immobile, muet et haletant.
Et le comte éclata de rire, mais d’un rire terrible qui indi-
— Il y a grâce de la peine de mort pour Peppino dit Rocca quait qu’il avait dû horriblement souffrir pour en arriver
Priori, dit le chef de la confrérie. à rire ainsi.
Et il passa le papier au capitaine commandant les carabi- Cependant la lutte continuait, et c’était quelque chose
niers, lequel, après l’avoir lu, le lui rendit. d’affreux à voir. Les deux valets portaient Andrea sur
— Grâce pour Peppino ! s’écria Andrea, entièrement tiré l’échafaud ; tout le peuple avait pris parti contre lui, et
de l’état de torpeur où il semblait être plongé ; pourquoi vingt mille voix criaient d’un seul cri : « À mort ! à
grâce pour lui et pas pour moi ? nous devions mourir en- mort ! »
semble ; on m’avait promis qu’il mourrait avant moi, on
Franz se rejeta en arrière ; mais le comte ressaisit son bras
n’a pas le droit de me faire mourir seul ; je ne veux pas et le retint devant la fenêtre.
mourir seul, je ne le veux pas !
— Que faites-vous donc ? lui dit-il ; de la pitié ? elle est,
Et il s’arracha aux bras des deux prêtres, se tordant, hur- ma foi, bien placée ! Si vous entendiez crier au chien en-
lant, rugissant et faisant des efforts insensés pour rompre ragé, vous prendriez votre fusil, vous vous jetteriez dans
les cordes qui lui liaient les mains. la rue, vous tueriez sans miséricorde à bout portant la
Le bourreau fit signe à ses deux aides, qui sautèrent en bas pauvre bête, qui, au bout du compte ne serait coupable
de l’échafaud et vinrent s’emparer du condamné. que d’avoir été mordue par un autre chien, et de rendre ce
— Qu’y a-t-il donc ? demanda Franz au comte. qu’on lui a fait : et voilà que vous avez pitié d’un homme
qu’aucun autre homme n’a mordu, et qui cependant a tué
Car, comme tout cela se passait en patois romain, il n’avait son bienfaiteur, et qui maintenant, ne pouvant plus tuer
pas très bien compris. parce qu’il a les mains liées, veut à toute force voir mourir
— Ce qu’il y a ? dit le comte, ne comprenez-vous pas son compagnon de captivité, son camarade d’infortune !
bien ? il y a que cette créature humaine qui va mourir est Non, non, regardez, regardez.
furieuse de ce que son semblable ne meurt pas avec elle La recommandation était devenue presque inutile, Franz
et que, si on la laissait faire, elle le déchirerait avec ses était comme fasciné par l’horrible spectacle. Les deux va-
ongles et avec ses dents plutôt que de le laisser jouir de la lets avaient porté le condamné sur l’échafaud, et là, mal-
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gré ses efforts, ses morsures, ses cris, ils l’avaient forcé de pagné. Décidément, l’homme est un animal fort ingrat et
se mettre à genoux. Pendant ce temps, le bourreau s’était fort égoïste… Mais habillez-vous ; tenez, vous voyez que
placé de côté et la masse en arrêt ; alors, sur un signe, les M. de Morcerf vous donne l’exemple.
deux aides s’écartèrent. Le condamné voulut se relever, En effet, Albert passait machinalement son pantalon de
mais avant qu’il en eût eu le temps, la masse s’abattit sur taffetas par-dessus son pantalon noir et ses bottes vernies.
sa tempe gauche ; on entendit un bruit sourd et mat, le
patient tomba comme un bœuf, la face contre terre, puis, — Eh bien ! Albert, demanda Franz, êtes-vous bien en
d’un contre-coup, se retourna sur le dos. Alors le bourreau train de faire des folies ? Voyons, répondez franchement.
laissa tomber sa masse, tira le couteau de sa ceinture, d’un— Non, dit-il, mais en vérité je suis aise maintenant
seul coup lui ouvrit la gorge et, montant aussitôt sur son d’avoir vu une pareille chose, et je comprends ce que di-
ventre, se mit à le pétrir avec ses pieds. sait M. le comte : c’est que, lorsqu’on a pu s’habituer une
À chaque pression, un jet de sang s’élançait du cou du fois à un pareil spectacle, ce soit le seul qui donne encore
condamné. des émotions.
Pour cette fois, Franz n’y put tenir plus longtemps ; il se — Sans compter que c’est en ce moment-là seulement
rejeta en arrière, et alla tomber sur un fauteuil à moitié qu’on peut faire des études de caractères, dit le comte ;
évanoui. sur la première marche de l’échafaud, la mort arrache le
masque qu’on a porté toute la vie, et le véritable visage ap-
Albert, les yeux fermés, resta debout, mais cramponné paraît. Il faut en convenir, celui d’Andrea n’était pas beau
aux rideaux de la fenêtre.
à voir… Le hideux coquin !… Habillons-nous, Messieurs,
Le comte était debout et triomphant comme le mauvais habillons-nous !
ange. Il eût été ridicule à Franz de faire la petite maîtresse et de
XV ne pas suivre l’exemple que lui donnaient ses deux com-
pagnons. Il passa donc à son tour son costume et mit son
LE CARNAVAL DE ROME.
masque, qui n’était certainement pas plus pâle que son
visage.
La toilette achevée, on descendit. La voiture attendait à la
Quand Franz revint à lui, il trouva Albert qui buvait un
verre d’eau dont sa pâleur indiquait qu’il avait grand be- porte, pleine de confetti et de bouquets.
soin, et le comte qui passait déjà son costume de paillasse. On prit la file.
Il jeta machinalement les yeux sur la place ; tout avait dis- Il est difficile de se faire l’idée d’une opposition plus com-
paru, échafaud, bourreaux, victimes ; il ne restait plus que plète que celle qui venait de s’opérer. Au lieu de ce spec-
le peuple, bruyant, affairé, joyeux ; la cloche du monte tacle de mort sombre et silencieux, la place del Popo-
Citorio, qui ne retentit que pour la mort du pape et l’ou- lo présentait l’aspect d’une folle et bruyante orgie. Une
verture de la mascherata, sonnait à pleines volées. foule de masques sortaient, débordant de tous les côtés,
— Eh bien ! demanda-t-il au comte, que s’est-il donc pas- s’échappant par les portes, descendant par les fenêtres ;
sé ? les voitures débouchaient à tous les coins de rue, char-
— Rien, absolument rien, dit-il, comme vous voyez ; gées de pierrots, d’arlequins, de dominos, de marquis, de
Transtévères, de grotesques, de chevaliers, de paysans :
seulement le carnaval est commencé, habillons-nous vite.
tout cela criant, gesticulant, lançant des œufs pleins de fa-
— En effet, répondit Franz au comte, il ne reste de toute rine, des confetti, des bouquets ; attaquant de la parole et
cette horrible scène que la trace d’un rêve. du projectile amis et étrangers, connus et inconnus, sans
— C’est que ce n’est pas autre chose qu’un rêve, qu’un que personne ait le droit de s’en fâcher, sans que pas un
cauchemar, que vous avez eu. fasse autre chose que d’en rire.

— Oui, moi ; mais le condamné ? Franz et Albert étaient comme des hommes que, pour les
distraire d’un violent chagrin, on conduirait dans une or-
— C’est un rêve aussi ; seulement il est resté endormi, lui, gie, et qui, à mesure qu’ils boivent et qu’ils s’enivrent,
tandis que vous vous êtes réveillé, vous ; et qui peut dire sentent un voile s’épaissir entre le passé et le présent.
lequel de vous deux est le privilégié ? Ils voyaient toujours, ou plutôt ils continuaient de sen-
— Mais Peppino, demanda Franz, qu’est-il devenu ? tir en eux le reflet de ce qu’ils avaient vu. Mais peu à peu
l’ivresse générale les gagna : il leur sembla que leur rai-
— Peppino est un garçon de sens qui n’a pas le moindre
son chancelante allait les abandonner ; ils éprouvaient un
amour-propre, et qui, contre l’habitude des hommes qui
besoin étrange de prendre leur part de ce bruit, de ce mou-
sont furieux lorsqu’on ne s’occupe pas d’eux, a été en-
vement, de ce vertige. Une poignée de confetti qui arriva
chanté, lui, de voir que l’attention générale se portait sur
à Morcerf d’une voiture voisine, et qui, en le couvrant
son camarade ; il a en conséquence profité de cette dis-
de poussière, ainsi que ses deux compagnons, piqua son
traction pour se glisser dans la foule et disparaître, sans
cou et toute la portion de visage que ne garantissait pas le
même remercier les dignes prêtres qui l’avaient accom-
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masque, comme si on lui eût jeté un cent d’épingles, ache- à leurs tailles, et des masques à ressorts avec lesquels ils
va de le pousser à la lutte générale dans laquelle étaient faisaient la grimace aux passants.
déjà engagés tous les masques qu’ils rencontraient. Il se Franz remercia le comte de son offre obligeante : quant à
leva à son tour dans la voiture, il puisa à pleines mains Albert, il était en coquetterie avec une pleine voiture de
dans les sacs, et, avec toute la vigueur et l’adresse dont il paysannes romaines, arrêtée, comme celle du comte, par
était capable, il envoya à son tour œufs et dragées à ses un de ces repos si communs dans les files et qu’il écrasait
voisins. de bouquet.
Dès lors, le combat était engagé. Le souvenir de ce qu’ils Malheureusement pour lui la file reprit son mouvement, et
avaient vu une demi-heure auparavant s’effaça tout à fait tandis qu’il descendait vers la place del Popolo, la voiture
de l’esprit des deux jeunes gens, tant le spectacle bariolé, qui avait attiré son attention remontait vers le palais de
mouvant, insensé, qu’ils avaient sous les yeux, était venu Venise.
leur faire diversion. Quant au comte de Monte-Cristo, il
n’avait jamais, comme nous l’avons dit, paru impressionné — Ah ! mon cher ! dit-il à Franz, vous n’avez pas vu ?…
un seul instant. — Quoi ? demanda Franz.
En effet, qu’on se figure cette grande et belle rue du — Tenez, cette calèche qui s’en va toute chargée de pay-
Cours, bordée d’un bout à l’autre de palais à quatre ou sannes romaines.
cinq étages avec tous leurs balcons garnis de tapisseries,
avec toutes leurs fenêtres drapées ; à ces balcons et à ces — Non.
fenêtres, trois cent mille spectateurs, Romains, Italiens, — Eh bien ! je suis sûr que ce sont des femmes char-
étrangers venus des quatre parties du monde : toutes les mantes.
aristocraties réunies, aristocraties de naissance, d’argent,
— Quel malheur que vous soyez masqué, mon cher Al-
de génie ; des femmes charmantes, qui, subissant elles-
bert, dit Franz, c’était le moment de vous rattraper de vos
mêmes l’influence de ce spectacle, se courbent sur les
désappointements amoureux !
balcons, se penchent hors des fenêtres, font pleuvoir sur
les voitures qui passent une grêle de confetti qu’on leur — Oh ! répondit-il moitié riant, moitié convaincu, j’es-
rend en bouquets ; l’atmosphère tout épaissie de dragées père bien que le carnaval ne se passera pas sans m’appor-
qui descendent et de fleurs qui montent ; puis sur le pa- ter quelque dédommagement.
vé des rues une foule joyeuse, incessante, folle, avec des Malgré cette espérance d’Albert, toute la journée se passa
costumes insensés : des choux gigantesques qui se pro- sans autre aventure que la rencontre, deux ou trois fois
mènent, des têtes de buffles qui mugissent sur des corps renouvelée, de la calèche aux paysannes romaines. À l’une
d’hommes, de chiens qui semblent marcher sur les pieds de ces rencontres, soit hasard, soit calcul d’Albert, son
de devant ; au milieu de tout cela un masque qui se sou- masque se détacha.
lève, et dans cette tentation de saint Antoine rêvée par
Callot, quelque Astarté qui montre une ravissante figure, À cette rencontre, il prit le reste du bouquet et le jeta dans
qu’on veut suivre et de laquelle on est séparé par des es- la calèche.
pèces de démons pareils à ceux qu’on voit dans ses rêves, Sans doute une des femmes charmantes qu’Albert devi-
et l’on aura une faible idée de ce qu’est le carnaval de nait sous le costume coquet de paysannes fut touchée de
Rome. cette galanterie, car à son tour, lorsque la voiture des deux
Au second tour le comte fit arrêter la voiture et demanda amis repassa, elle y jeta un bouquet de violettes.
à ses compagnons la permission de les quitter, laissant sa Albert se précipita sur le bouquet. Comme Franz n’avait
voiture à leur disposition. Franz leva les yeux : on était en aucun motif de croire qu’il était à son adresse, il laissa
face du palais Rospoli ; et à la fenêtre du milieu, à celle Albert s’en emparer, Albert le mit victorieusement à sa
qui était drapée d’une pièce de damas blanc avec une croix boutonnière, et la voiture continua sa course triomphante.
rouge, était un domino bleu, sous lequel l’imagination de
Franz se représenta sans peine la belle Grecque du théâtre — Eh bien ! lui dit Franz, voilà un commencement
Argentina. d’aventure !
— Riez tant que vous voudrez, répondit-il, mais en vérité
— Messieurs, dit le comte en sautant à terre, quand vous
serez las d’être acteurs et que vous voudrez redevenir je crois que oui ; aussi je ne quitte plus ce bouquet.
spectateurs, vous savez que vous avez place à mes fe- — Pardieu, je crois bien ! dit Franz en riant, c’est un signe
nêtres. En attendant, disposez de mon cocher, de ma voi- de reconnaissance.
ture et de mes domestiques. La plaisanterie, au reste, prit bientôt un caractère de réa-
Nous avons oublié de dire que le cocher du comte était lité, car lorsque, toujours conduits par la file, Franz et Al-
gravement vêtu d’une peau d’ours noir, exactement pa- bert croisèrent de nouveau la voiture des contadine, celle
reille à celle d’Odry dans l’Ours et le Pacha, et que les deux qui avait jeté le bouquet à Albert battit des mains en le
laquais qui se tenaient debout derrière la calèche possé- voyant à sa boutonnière.
daient des costumes de singe vert, parfaitement adaptés — Bravo, mon cher ! bravo ! lui dit Franz, voilà qui se
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prépare à merveille ! Voulez-vous que je vous quitte et consentit à coudre six boutons à un gilet, lui payassiez-
vous est-il plus agréable d’être seul ? vous ces boutons un écu la pièce !
— Non, dit-il, ne brusquons rien ; je ne veux pas me lais- — Alors il faut donc renoncer à se procurer les habits que
ser prendre comme un sot à une première démonstration, je désire ?
à un rendez-vous sous l’horloge, comme nous disons pour
— Non, parce que nous aurons ces habits tout faits.
le bal de l’Opéra. Si la belle paysanne a envie d’aller plus Laissez-moi m’occuper de cela, et demain vous trouverez
loin, nous la retrouverons demain ou plutôt elle nous re-
en vous éveillant une collection de chapeaux, de vestes et
trouvera. Alors elle me donnera signe d’existence, et je de culottes dont vous serez satisfaits.
verrai ce que j’aurai à faire.
— Mon cher, dit Franz à Albert, rapportons-nous-en à
— En vérité, mon cher Albert, dit Franz, vous êtes sage notre hôte, il nous a déjà prouvé qu’il était homme de
comme Nestor et prudent comme Ulysse ; et si votre Cir- ressources ; dînons donc tranquillement, et après le dîner
cé parvient à vous changer en une bête quelconque, il fau- allons voir l’Italienne à Alger.
dra qu’elle soit bien adroite ou bien puissante.
— Va pour l’Italienne à Alger, dit Albert ; mais songez,
Albert avait raison. La belle inconnue avait résolu sans
maître Pastrini, que moi et monsieur, continua-t-il en dé-
doute de ne pas pousser plus loin l’intrigue ce jour-là ; car, signant Franz, nous mettons la plus haute importance à
quoique les jeunes gens fissent encore plusieurs tours, ils
avoir demain les habits que nous vous avons demandés.
ne revirent pas la calèche qu’ils cherchaient des yeux : elle
avait disparu sans doute par une des rues adjacentes. L’aubergiste affirma une dernière fois à ses hôtes qu’ils
n’avaient à s’inquiéter de rien et qu’ils seraient servis à
Alors ils revinrent au palais Rospoli, mais le comte aus- leurs souhaits ; sur quoi Franz et Albert remontèrent pour
si avait disparu avec le domino bleu. Les deux fenêtres se débarrasser de leurs costumes de paillasses.
tendues en damas jaune continuaient, au reste, à être oc-
cupées par des personnes qu’il avait sans doute invitées. Albert, en dépouillant le sien, serra avec le plus grand soin
son bouquet de violettes : c’était son signe de reconnais-
En ce moment, la même cloche qui avait sonné l’ouver- sance pour le lendemain.
ture de la mascherata sonna la retraite. La file du Corso
se rompit aussitôt, et en un instant toutes les voitures dis- Les deux amis se mirent à table ; mais, tout en dînant, Al-
parurent dans les rues transversales. bert ne put s’empêcher de remarquer la différence notable
qui existait entre les mérites respectifs du cuisinier de
Franz et Albert étaient en ce moment en face de la via
maître Pastrini et de celui du comte de Monte-Cristo. Or,
delle Maratte. la vérité força Franz d’avouer, malgré les préventions qu’il
Le cocher l’enfila sans rien dire, et, gagnant la place d’Es- paraissait avoir contre le comte, que le parallèle n’était
pagne en longeant le palais Poli, il s’arrêta devant l’hôtel. point à l’avantage du chef de maître Pastrini.
Maître Pastrini vint recevoir ses hôtes sur le seuil de la Au dessert, le domestique s’informa de l’heure à laquelle
porte. les jeunes gens désiraient la voiture. Albert et Franz se
Le premier soin de Franz fut de s’informer du comte, et regardèrent, craignant véritablement d’être indiscrets. Le
domestique les comprit.
d’exprimer le regret de ne l’avoir pas repris à temps, mais
Pastrini le rassura en lui disant que le comte de Monte- — Son Excellence le comte de Monte-Cristo, leur dit-il,
Cristo avait commandé une seconde voiture pour lui, et a donné des ordres positifs pour que la voiture demeurât
que cette voiture était allée le chercher à quatre heures au toute la journée aux ordres de Leurs Seigneuries ; Leurs
palais Rospoli. Il était en outre chargé, de sa part, d’offrir Seigneuries peuvent donc en disposer sans crainte d’être
aux deux amis la clef de sa loge au théâtre Argentina. indiscrètes.
Franz interrogea Albert sur ses dispositions, mais Al- Les jeunes gens résolurent de profiter jusqu’au bout de la
bert avait de grands projets à mettre à exécution avant courtoisie du comte, et ordonnèrent d’atteler tandis qu’ils
de penser à aller au théâtre ; en conséquence, au lieu de allaient substituer une toilette du soir à leur toilette de la
répondre, il s’informa si maître Pastrini pourrait lui pro- journée, tant soit peu froissée par les combats nombreux
curer un tailleur. auxquels ils s’étaient livrés.
— Un tailleur, demanda notre hôte, et pourquoi faire ? Cette précaution prise, ils se rendirent au théâtre Argen-
— Pour nous faire d’ici à demain des habits de paysans tina, et s’installèrent dans la loge du comte.
romains, aussi élégants que possible, dit Albert. Pendant le premier acte, la comtesse G*** entra dans la
Maître Pastrini secoua la tête. sienne ; son premier regard se dirigea du côté où la veille
elle avait vu le comte, de sorte qu’elle aperçut Franz et
— Vous faire d’ici à demain deux habits ! s’écria-t-il, voi- Albert dans la loge de celui sur le compte duquel elle avait
là bien, j’en demande pardon à Vos Excellences, une de- exprimé, il y avait vingt-quatre heures, à Franz, une si
mande à la française ; deux habits ! quand d’ici à huit étrange opinion.
jours vous ne trouveriez certainement pas un tailleur qui
Sa lorgnette était dirigée sur lui avec un tel acharnement,
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que Franz vit bien qu’il y aurait de la cruauté à tarder plus — Non, c’est le nom d’une île qu’il a achetée.
longtemps de satisfaire sa curiosité ; aussi, usant du pri- — Et il est comte ?
vilège accordé aux spectateurs des théâtres italiens, qui
consiste à faire des salles de spectacle leurs salons de ré- — Comte toscan.
ception, les deux amis quittèrent-ils leur loge pour aller— Enfin, nous avalerons celui-là avec les autres, reprit
présenter leurs hommages à la comtesse. la comtesse, qui était d’une des plus vieilles familles des
À peine furent-ils entrés dans sa loge qu’elle fit signe à environs de Venise : et quel homme est-ce d’ailleurs ?
Franz de se mettre à la place d’honneur. — Demandez au vicomte de Morcerf.
Albert, à son tour, se plaça derrière. — Vous entendez. Monsieur, on me renvoie à vous, dit la
— Eh bien ! dit-elle, donnant à peine à Franz le temps de comtesse.
s’asseoir, il paraît que vous n’avez rien eu de plus pressé — Nous serions difficiles si nous ne le trouvions pas char-
que de faire connaissance avec le nouveau lord Ruthwen, mant, Madame, répondit Albert ; un ami de dix ans n’eût
et que vous voilà les meilleurs amis du monde ? pas fait pour nous plus qu’il n’a fait, et cela avec une grâce,
— Sans que nous soyons si avancés que vous le dites dans une délicatesse, une courtoisie qui indiquent véritable-
une intimité réciproque, je ne puis nier, madame la com- ment un homme du monde.
tesse, répondit Franz, que nous n’ayons toute la journée — Allons, dit la comtesse en riant, vous verrez que mon
abusé de son obligeance. vampire sera tout bonnement quelque nouvel enrichi qui
— Comment, toute la journée ? veut se faire pardonner ses millions, et qui aura pris le
regard de Lara pour qu’on ne le confonde pas avec M. de
— Ma foi, c’est le mot : ce matin nous avons accepté son Rotschild. Et elle, l’avez-vous vue ?
déjeuner, pendant toute la mascherata nous avons cou-
ru le Corso dans sa voiture, enfin ce soir nous venons au — Qui, elle ? demanda Franz en souriant.
spectacle dans sa loge. — La belle Grecque d’hier.
— Vous le connaissiez donc ? — Non. Nous avons, je crois bien, entendu le son de sa
— Oui et non. guzla, mais elle est restée parfaitement invisible.
— Comment cela ? — C’est-à-dire, quand vous dites invisible, mon cher
Franz, dit Albert, c’est tout bonnement pour faire du mys-
— C’est toute une longue histoire. térieux. Pour qui prenez-vous donc ce domino bleu qui
— Que vous me raconterez ? était à la fenêtre tendue de damas blanc ?
— Elle vous ferait trop peur. — Et où était cette fenêtre tendue de damas blanc ? de-
— Raison de plus. manda la comtesse.

— Attendez au moins que cette histoire ait un dénoûment. — Au palais Rospoli.


— Soit, j’aime les histoires complètes. En attendant com- — Le comte avait donc trois fenêtres au palais Rospoli ?
ment vous êtes-vous trouvés en contact ? qui vous a pré- — Oui. Êtes-vous passée rue du Cours ?
sentés à lui ? — Sans doute.
— Personne ; c’est lui au contraire qui s’est fait présenter
— Eh bien ! avez-vous remarqué deux fenêtres tendues de
à nous. damas jaune et une fenêtre tendue de damas blanc avec
— Quand cela ? une croix ronge ? Ces trois fenêtres étaient au comte.
— Hier soir, en vous quittant. — Ah çà ! mais c’est donc un nabab que cet homme ?
— Par quel intermédiaire ? Savez-vous ce que valent trois fenêtres comme celles-là
pour huit jours de carnaval, et au palais Rospoli, c’est-à-
— Oh ! mon Dieu ! par l’intermédiaire très prosaïque de dire dans la plus belle situation du Corso ?
notre hôte !
— Deux ou trois cents écus romain.
— Il loge donc hôtel d’Espagne, comme vous ?
— Dites deux ou trois mille.
— Non seulement dans le même hôtel, mais sur le même
carré. — Ah diable !
— Et est-ce son île qui lui fait ce beau revenu ?
— Comment s’appelle-t-il ? car sans doute vous savez son
nom ? — Son île ? elle ne rapporte pas un bajocco.
— Parfaitement, le comte de Monte-Cristo. — Pourquoi l’a-t-il achetée alors ?
— Qu’est-ce que ce nom là ? ce n’est pas un nom de race. — Par fantaisie.
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— C’est donc un original ? de refuser une offre qui d’ailleurs leur était agréable. Ils
— Le fait est, dit Albert, qu’il m’a paru assez excentrique. finirent donc par accepter.
S’il habitait Paris, s’il fréquentait nos spectacles, je vous Le comte de Monte-Cristo resta un quart d’heure à peu
dirais, mon cher, ou que c’est un mauvais plaisant qui près avec eux, parlant de toutes choses avec une facilité
pose, ou que c’est un pauvre diable que la littérature a extrême. Il était, comme on a déjà pu le remarquer, fort
perdu ; en vérité, il a fait ce matin deux ou trois sorties au courant de la littérature de tous les pays. Un coup d’œil
dignes de Didier ou d’Antony. jeté sur les murailles de son salon avait prouvé à Franz et à
En ce moment une visite entra, et, selon l’usage, Franz cé- Albert qu’il était amateur de tableaux. Quelques mots sans
da sa place au nouveau venu ; cette circonstance, outre le prétention, qu’il laissa tomber en passant, leur prouvèrent
déplacement, eut encore pour résultat de changer le sujet que les sciences ne lui étaient pas étrangères ; il paraissait
de la conversation. surtout s’être particulièrement occupé de chimie.

Une heure après, les deux amis rentraient à l’hôtel. Maître Les deux amis n’avaient pas la prétention de rendre au
Pastrini s’était déjà occupé de leurs déguisements du len- comte le déjeuner qu’il leur avait donné ; c’eût été une
demain, et il leur promit qu’ils seraient satisfaits de son trop mauvaise plaisanterie à lui faire que lui offrir, en
intelligente activité. échange de son excellente table, l’ordinaire fort médiocre
de maître Pastrini. Ils le lui dirent tout franchement, et il
En effet, le lendemain à neuf heures il entrait dans la reçut leurs excuses en homme qui appréciait leur délica-
chambre de Franz avec un tailleur chargé de huit ou dix tesse.
costumes de paysans romains. Les deux amis en choi-
sirent deux pareils, qui allaient à peu près à leur taille, Albert était ravi des manières du comte, que sa science
seule l’empêchait de reconnaître pour un véritable gentil-
et chargèrent leur hôte de leur faire coudre une vingtaine
de mètres de rubans à chacun de leurs chapeaux, et de homme. La liberté de disposer entièrement de la voiture
leur procurer deux de ces charmantes écharpes de soie le comblait surtout de joie : il avait ses vues sur ses gra-
aux bandes transversales et aux vives couleurs dont les cieuses paysannes ; et, comme elles lui étaient apparues
hommes du peuple, dans les jours de fête, ont l’habitude la veille dans une voiture fort élégante, il n’était pas fâché
de se serrer la taille. de continuer à paraître sur ce point avec elles sur un pied
d’égalité.
Albert avait hâte de voir comment son nouvel habit lui
irait : c’était une veste et une culotte de velours bleu, des À une heure et demie, les deux jeunes gens descendirent ;
bas à coins brodés, des souliers à boucles et un gilet de le cocher et les laquais avaient eu l’idée de mettre leurs
soie. Albert ne pouvait, au reste, que gagner à ce costume habits de livrées sur leurs peaux de bêtes, ce qui leur don-
pittoresque ; et lorsque sa ceinture eut serré sa taille élé- nait une tournure encore plus grotesque que la veille, et ce
gante, lorsque son chapeau, légèrement incliné de côté, qui leur valut tous les compliments de Franz et d’Albert.
laissa retomber sur son épaule des flots de rubans, Franz Albert avait attaché sentimentalement son bouquet de
fut forcé d’avouer que le costume est souvent pour beau- violettes fanées à sa boutonnière.
coup dans la supériorité physique que nous accordons à Au premier son de la cloche, ils partirent et se précipi-
certains peuples. Les Turcs, si pittoresques autrefois avec
tèrent dans la rue du Cours par la via Vittoria.
leurs longues robes aux vives couleurs, ne sont-ils pas hi-
deux maintenant avec leurs redingotes bleues boutonnées Au second tour, un bouquet de violettes fraîches, parti
et leurs calottes grecques qui leur donnent l’air de bou- d’une calèche chargée de paillassines, et qui vint tomber
teilles de vin à cachet rouge ? dans la calèche du comte, indiqua à Albert que, comme
lui et son ami, les paysannes de la veille avaient changé
Franz fit ses compliments à Albert, qui, au reste, debout de costume, et que, soit par hasard, soit par un sentiment
devant la glace, se souriait avec un air de satisfaction qui pareil à celui qui l’avait fait agir, tandis qu’il avait galam-
n’avait rien d’équivoque. ment pris leur costume, elles, de leur côté, avaient pris le
Ils en étaient là lorsque le comte de Monte-Cristo entra. sien.
— Messieurs, leur dit-il, comme, si agréable que soit un Albert mit le bouquet frais à la place de l’autre, mais il
compagnon de plaisir, la liberté est plus agréable encore, garda le bouquet fané dans sa main ; et, quand il croi-
je viens vous dire que pour aujourd’hui et les jours sui- sa de nouveau la calèche, il le porta amoureusement à
vants je laisse à votre disposition la voiture dont vous vous ses lèvres : action qui parut récréer beaucoup non seule-
êtes servis hier. Notre hôte a dû vous dire que j’en avais ment celle qui le lui avait jeté, mais encore ses folles com-
trois ou quatre en pension chez lui ; vous ne m’en privez pagnes.
donc pas : usez-en librement, soit pour aller à votre plaisir,
La journée fut non moins animée que la veille, il est pro-
soit pour aller à vos affaires. Notre rendez-vous, si nous bable même qu’un profond observateur y eût encore re-
avons quelque chose à nous dire, sera au palais Rospoli. connu une augmentation de bruit et de gaieté. Un instant
Les deux jeunes gens voulurent lui faire quelque observa- on aperçut le comte à sa fenêtre, mais lorsque la voiture
tion, mais ils n’avaient véritablement aucune bonne raison repassa il avait déjà disparu.
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Il va sans dire que l’échange de coquetteries entre Albert Il promit donc à Albert qu’il se contenterait le lendemain
et la paillassine aux bouquets de violettes dura toute la de regarder le spectacle des fenêtres du palais Rospoli.
journée. En effet, le lendemain il vit passer et repasser Albert. Il
Le soir, en rentrant, Franz trouva une lettre de l’ambas- avait un énorme bouquet que sans doute il avait chargé
sade ; on lui annonçait qu’il aurait l’honneur d’être reçu le d’être le porteur de son épître amoureuse. Cette probabi-
lendemain par Sa Sainteté. À chaque voyage précédent lité se changea en certitude quand Franz revit le même
qu’il avait fait à Rome, il avait sollicité et obtenu la même bouquet remarquable par un cercle de camélias blancs,
faveur ; et, autant par religion que par reconnaissance, il entre les mains d’une charmante paillassine habillée de
n’avait pas voulu toucher barre dans la capitale du monde satin rose.
chrétien sans mettre son respectueux hommage aux pieds Aussi le soir ce n’était plus de la joie, c’était du délire.
d’un des successeurs de saint Pierre, qui a donné le rare Albert ne doutait pas que la belle inconnue ne lui répondit
exemple de toutes les vertus. par la même voie. Franz alla au-devant de ses désirs en lui
Il ne s’agissait donc pas pour lui, ce jour-là, de songer au disant que tout ce bruit le fatiguait, et qu’il était décidé à
carnaval ; car, malgré la bonté dont il entoure sa grandeur, employer la journée du lendemain à revoir son album et
c’est toujours avec un respect plein de profonde émo- à prendre des notes.
tion que l’on s’apprête à s’incliner devant ce noble et saint Au reste, Albert ne s’était pas trompé dans ses prévisions :
vieillard qu’on nomme Grégoire XVI. le lendemain au soir Franz le vit entrer d’un seul bond dans
En sortant du Vatican, Franz revint droit à l’hôtel en évi- sa chambre, secouant machinalement un carré de papier
tant même de passer par la rue du Cours. Il emportait un qu’il tenait par un de ses angles.
trésor de pieuses pensées, pour lesquelles le contact des
— Eh bien ! dit-il, m’étais-je trompé ?
folles joies de la mascherata eût été une profanation.
— Elle a répondu ! s’écria Franz.
À cinq heures dix minutes, Albert rentra. Il était au
comble de la joie ; la paillassine avait repris son costume — Lisez.
de paysanne, et en croisant la calèche d’Albert elle avait Ce mot fut prononcé avec une intonation impossible à
levé son masque. rendre. Franz prit le billet et lut :
Elle était charmante. « Mardi soir, à sept heures, descendez de votre voiture en
Franz fit à Albert ses compliments bien sincères ; il les re- face de la via dei Pontefici, et suivez la paysanne romaine
çut en homme à qui ils sont dus. Il avait reconnu, disait-il, qui vous arrachera votre moccoletto. Lorsque vous arri-
à certains signes d’élégance inimitable, que sa belle incon- verez sur la première marche de l’église de San-Giacomo,
nue devait appartenir à la plus haute aristocratie. ayez soin, pour qu’elle puisse vous reconnaître, de nouer
un ruban rose sur l’épaule de votre costume de paillasse.
Il était décidé à lui écrire le lendemain.
« D’ici là vous ne me verrez plus
Franz, tout en recevant cette confidence, remarqua qu’Al-
bert paraissait avoir quelque chose à lui demander, et que « Constance et discrétion. »
cependant il hésitait à lui adresser cette demande. Il in- — Eh bien ! dit-il à Franz, lorsque celui-ci eu terminé
sista, en lui déclarant d’avance qu’il était prêt à faire, au cette lecture, que pensez-vous de cela, cher ami ?
profit de son bonheur, tous les sacrifices qui seraient en
son pouvoir. Albert se fit prier tout juste le temps qu’exi- — Mais je pense, répondit Franz, que la chose prend tout
geait une amicale politesse : puis enfin il avoua à Franz le caractère d’une aventure fort agréable.
qu’il lui rendrait service en lui abandonnant pour le len- — C’est mon avis aussi, dit Albert, et j’ai grand peur que
demain la calèche à lui tout seul. vous n’alliez seul au bal du duc de Bracciano.
Albert attribuait à l’absence de son ami l’extrême bonté Franz et Albert avaient reçu le matin même chacun une
qu’avait eue la belle paysanne de soulever son masque. invitation du célèbre banquier romain.
On comprend que Franz n’était pas assez égoïste pour ar- — Prenez garde, mon cher Albert, dit Franz, toute l’aris-
rêter Albert au milieu d’une aventure qui promettait à la tocratie sera chez le duc ; et si votre belle inconnue est
fois d’être si agréable pour sa curiosité et si flatteuse pour véritablement de l’aristocratie, elle ne pourra se dispen-
son amour-propre. Il connaissait assez la parfaite indis- ser d’y paraître.
crétion de son digne ami pour être sûr qu’il le tiendrait
— Qu’elle y paraisse ou non, je maintiens mon opinion
au courant des moindres détails de sa bonne fortune ; et
sur elle, continua Albert. Vous avez lu le billet ?
comme, depuis deux ou trois ans qu’il parcourait l’Italie
en tous sens, il n’avait jamais eu la chance même d’ébau- — Oui.
cher semblable intrigue pour son compte, Franz n’était — Vous savez la pauvre éducation que reçoivent en Italie
pas fâché d’apprendre comment les choses se passaient les femmes du mezzo cito ?
en pareil cas.
On appelle ainsi la bourgeoisie.
181

— Oui, répondit encore Franz. Argentina serait perdue s’ils n’en profitaient pas.
— Eh bien ! relisez ce billet, examinez l’écriture, et Cette assurance détermina les deux amis à accepter.
cherchez-moi une faute ou de langue ou d’orthographe.
Franz s’était peu à peu habitué à cette pâleur du comte
En effet, l’écriture était charmante et l’orthographe irré- qui l’avait si fort frappé la première fois qu’il l’avait vu. Il
prochable. ne pouvait s’empêcher de rendre justice à la beauté de sa
— Vous êtes prédestiné, dit Franz à Albert en lui rendant tête sévère, dont la pâleur était le seul défaut ou peut-être
pour la seconde fois le billet. la principale qualité. Véritable héros de Byron, Franz ne
pouvait, nous ne dirons pas le voir, mais seulement son-
— Riez tant que vous voudrez, plaisantez tout à votre aise, ger à lui sans qu’il se représentât ce visage sombre sur les
reprit Albert, je suis amoureux. épaules de Manfred ou sous la toque de Lara. Il avait ce pli
— Oh ! mon Dieu ! vous m’effrayez ! s’écria Franz, et je du front qui indique la présence incessante d’une pensée
vois que non seulement j’irai seul au bal du duc de Brac- amère ; il avait ces yeux ardents qui lisent au plus profond
ciano, mais encore que je pourrais bien retourner seul à des âmes ; il avait cette lèvre hautaine et moqueuse qui
Florence. donne aux paroles qui s’en échappent ce caractère par-
ticulier qui fait qu’elles se gravent profondément dans la
— Le fait est que si mon inconnue est aussi aimable mémoire de ceux qui les écoutent.
qu’elle est belle, je vous déclare que je me fixe à Rome
pour six semaines au moins. J’adore Rome, et d’ailleurs Le comte n’était plus jeune ; il avait quarante ans au
j’ai toujours eu un goût marqué pour l’archéologie. moins, et cependant on comprenait à merveille qu’il était
fait pour l’emporter sur les jeunes gens avec lesquels il
— Allons, encore une rencontre ou deux comme celle-là, se trouverait. En réalité, c’est que, par une dernière res-
et je ne désespère pas de vous voir membre de l’Académie semblance avec les héros fantastiques du poète anglais, le
des Inscriptions et Belles-Lettres. comte semblait avoir le don de la fascination.
Sans doute Albert allait discuter sérieusement ses droits Albert ne tarissait pas sur le bonheur que lui et Franz
au fauteuil académique, mais on vint annoncer aux deux avaient eu de rencontrer un pareil homme. Franz était
jeunes gens qu’ils étaient servis. Or, l’amour chez Albert moins enthousiaste, et cependant il subissait l’influence
n’était nullement contraire à l’appétit. Il s’empressa donc, qu’exerce tout homme supérieur sur l’esprit de ceux qui
ainsi que son ami, de se mettre à table, quitte à reprendre l’entourent.
la discussion après le dîner.
Il pensait à ce projet qu’avait déjà deux ou trois fois ma-
Après le dîner, on annonça le comte de Monte-Cristo. nifesté le comte d’aller à Paris, et il ne doutait pas qu’avec
Depuis deux jours les jeunes gens ne l’avaient pas aper- son caractère excentrique, son visage caractérisé et sa for-
çu. Une affaire, avait dit maître Pastrini, l’avait appelé à tune colossale, le comte n’y produisît le plus grand effet.
Civita-Vecchia. Il était parti la veille au soir, et se trouvait
de retour depuis une heure seulement. Et cependant il ne désirait pas se trouver à Paris quand il
y viendrait.
Le comte fut charmant ; soit qu’il s’observât, soit que l’oc-
casion n’éveillât point chez lui les fibres acrimonieuses La soirée se passa comme les soirées se passent d’habi-
que certaines circonstances avaient déjà fait résonner tude au théâtre en Italie, non pas à écouter les chanteurs,
deux ou trois fois dans ses amères paroles, il fut à peu mais à faire des visites et à causer. La comtesse G… vou-
près comme tout le monde. Cet homme était pour Franz lait ramener la conversation sur le comte, mais Franz lui
une véritable énigme. Le comte ne pouvait douter que le annonça qu’il avait quelque chose de beaucoup plus nou-
jeune voyageur ne l’eût reconnu ; et cependant, pas une veau à lui apprendre, et, malgré les démonstrations de
seule parole depuis leur nouvelle rencontre ne semblait in- fausse modestie auxquelles se livra Albert, il raconta à
diquer dans sa bouche qu’il se rappelât l’avoir vu ailleurs. la comtesse le grand événement qui, depuis trois jours,
De son côté, quelque envie qu’eût Franz de faire allusion à formait l’objet de la préoccupation des deux amis.
leur première entrevue, la crainte d’être désagréable à un Comme ces intrigues ne sont pas rares en Italie, du moins
homme qui l’avait comblé, lui et son ami, de prévenances, s’il faut en croire les voyageurs, la comtesse ne fit pas le
le retenait ; il continua donc de rester sur la même réserve moins du monde l’incrédule, et félicita Albert sur les com-
que lui. mencements d’une aventure qui promettait de se terminer
Il avait appris que les deux amis avaient voulu faire d’une façon si satisfaisante.
prendre une loge dans le théâtre Argentina, et qu’on leur On se quitta en se promettant de se retrouver au bal du
avait répondu que tout était loué. duc de Bracciano, auquel Rome entière était invitée.
En conséquence, il leur apportait la clef de la sienne : du La dame au bouquet tint sa promesse : ni le lendemain ni
moins c’était le motif apparent de sa visite. le surlendemain elle ne donna à Albert signe d’existence.
Franz et Albert firent quelques difficultés, alléguant la Enfin arriva le mardi, le dernier et le plus bruyant des
crainte de l’en priver lui-même ; mais le comte leur répon- jours du carnaval. Le mardi, les théâtres s’ouvrent à dix
dit qu’allant ce soir-là au théâtre Palli, sa loge au théâtre
182

heures du matin ; car, passé huit heures du soir, on entre gagné.


dans le carême. Le mardi, tout ce qui, faute de temps, Aussitôt, sans autre signal que celui-là, les voitures se re-
d’argent ou d’enthousiasme, n’a pas pris part encore aux mirent en mouvement, refluant vers le Corso, débordant
fêtes précédentes, se mêle à la bacchanale, se laisse en- par toutes les rues comme des torrents un instant contenus
traîner par l’orgie, et apporte sa part de bruit et de mou- qui se rejettent tous ensemble dans le lit du fleuve qu’ils
vement au mouvement et au bruit général. alimentent, et le flot immense reprit, plus rapide que ja-
Depuis deux heures jusqu’à cinq heures, Franz et Albert mais, son cours entre les deux rives de granit.
suivirent la file, échangeant des poignées de confetti avec Seulement un nouvel élément de bruit et de mouvement
les voitures de la file opposée et les piétons qui circulaient s’était encore mêlé à cette foule : les marchands de moc-
entre les pieds des chevaux, entre les roues des carrosses, coli venaient d’entrer en scène.
sans qu’il survint au milieu de cette affreuse cohue un seul
accident, une seule dispute, une seule rixe. Les Italiens Les moccoli ou moccoletti sont des bougies qui varient
sont le peuple par excellence sous ce rapport. Les fêtes de grosseur, depuis le cierge pascal jusqu’au rat de cave,
sont pour eux de véritables fêtes. L’auteur de cette his- et qui éveillent chez les acteurs de la grande scène qui ter-
toire, qui a habité l’Italie cinq ou six ans, ne se rappelle pas mine le carnaval romain deux préoccupations opposées :
avoir jamais vu une solennité troublée par un seul de ces 1° Celle de conserver allumé son moccoletto ;
événements qui servent toujours de corollaire aux nôtres.
2° Celle d’éteindre le moccoletto des autres.
Albert triomphait dans son costume de paillasse. Il avait
sur l’épaule un nœud de ruban rose dont les extrémités Il en est du moccoletto comme de la vie : l’homme n’a
lui tombaient jusqu’aux jarrets. Pour n’amener aucune encore trouvé qu’un moyen de la transmettre ; et ce moyen
confusion entre lui et Franz, celui-ci avait conservé son il le tient de Dieu.
costume de paysan romain. Mais il a découvert mille moyens de l’ôter ; il est vrai que
Plus la journée s’avançait, plus le tumulte devenait grand ; pour cette suprême opération le diable lui est quelque peu
il n’y avait pas sur tous ces pavés, dans toutes ces voi- venu en aide.
tures, à toutes ces fenêtres, une bouche qui restât muette, Le moccoletto s’allume en l’approchant d’une lumière
un bras qui demeurât oisif ; c’était véritablement un orage quelconque.
humain composé d’un tonnerre de cris et d’une grêle de
Mais qui décrira les mille moyens inventés pour éteindre
dragées, de bouquets, d’œufs, d’oranges, de fleurs.
le moccoletto, les soufflets gigantesques, les éteignoirs
À trois heures, le bruit de boîtes tirées à la fois sur la monstres, les éventails surhumains ?
place du Peuple et au palais de Venise, perçant à grand-
Chacun se hâta donc d’acheter des moccoletti, Franz et
peine cet horrible tumulte, annonça que les courses al-
Albert comme les autres.
laient commencer.
La nuit s’approchait rapidement ; et déjà, au cri de : Moc-
Les courses, comme les moccoli, sont un des épisodes
coli ! répété par les voix stridentes d’un millier d’indus-
particuliers des derniers jours du carnaval. Au bruit de
triels, deux ou trois étoiles commencèrent à briller au-
ces boîtes, les voitures rompirent à l’instant même leurs
dessus de la foule. Ce fut comme un signal.
rangs et se réfugièrent chacune dans la rue transversale la
plus proche de l’endroit où elles se trouvaient. Au bout de dix minutes, cinquante mille lumières scin-
tillèrent, descendant du palais de Venise à la place du
Toutes ces évolutions se font, au reste, avec une incon-
Peuple, et remontant de la place du Peuple au palais de
cevable adresse et une merveilleuse rapidité, et cela sans
Venise.
que la police se préoccupe le moins du monde d’assigner
à chacun son poste ou de tracer à chacun sa route. On eût dit la fête des feux follets.
Les piétons se collèrent contre les palais, puis on entendit On ne peut se faire une idée de cet aspect si on ne l’a pas
un grand bruit de chevaux et de fourreaux de sabre. vu.
Une escouade de carabiniers sur quinze de front parcou- Supposez toutes les étoiles se détachant du ciel et venant
rait au galop et dans toute sa largeur la rue du Cours, se mêler sur la terre à une danse insensée.
qu’elle balayait pour faire place aux barberi. Lorsque l’es- Le tout accompagné de cris comme jamais oreille hu-
couade arriva au palais de Venise, le retentissement d’une maine n’en a entendu sur le reste de la surface du globe.
autre batterie de boîtes annonça que la rue était libre.
C’est en ce moment surtout qu’il n’y a plus de distinction
Presque aussitôt, au milieu d’une clameur immense, uni- sociale.
verselle, inouïe, on vit passer comme des ombres sept ou
huit chevaux excités par les clameurs de trois cent mille Le facchino s’attache au prince, le prince au Transtévère,
personnes et par les châtaignes de fer qui leur bondissent le Transtévère au bourgeois, chacun soufflant, éteignant,
sur le dos ; puis le canon du château Saint-Ange tira trois ranimant. Si le vieil Éole apparaissait en ce moment, il
coups : c’était pour annoncer que le numéro trois avait serait proclamé roi des moccoli, et Aquilon héritier pré-
somptif de la couronne.
183

Cette course folle et flamboyante dura deux heures à peu le trajet était court ; au bout de dix minutes, sa voiture ou
près ; la rue du Cours était éclairée comme en plein jour, plutôt celle du comte s’arrêta devant l’hôtel de Londres.
on distinguait les traits des spectateurs jusqu’au troisième
Le dîner attendait ; mais comme Albert avait prévenu qu’il
et quatrième étage. ne comptait pas rentrer de si tôt, Franz se mit à table sans
De cinq minutes en cinq minutes Albert tirait sa montre ; lui.
enfin elle marqua sept heures. Maître Pastrini, qui avait l’habitude de les voir dîner en-
Les deux amis se trouvaient justement à la hauteur de la semble, s’informa des causes de son absence ; mais Franz
via dei Pontefici ; Albert sauta à bas de la calèche, son se contenta de répondre qu’Albert avait reçu la surveille
moccoletto à la main. une invitation à laquelle il s’était rendu. L’extinction su-
Deux ou trois masques voulurent s’approcher de lui pour bite des moccoletti, cette obscurité qui avait remplacé la
l’éteindre ou le lui arracher ; mais, en habile boxeur, Al- lumière, ce silence qui avait succédé au bruit, avaient lais-
bert les envoya les uns après les autres rouler à dix pas de sé dans l’esprit de Franz une certaine tristesse qui n’était
lui en continuant sa course vers l’église de San-Giacomo. pas exempte d’inquiétude. Il dîna donc fort silencieuse-
ment malgré l’officieuse sollicitude de son hôte, qui entra
Les degrés étaient chargés de curieux et de masques qui deux ou trois fois pour s’informer s’il n’avait besoin de
luttaient à qui s’arracherait le flambeau des mains. Franz rien.
suivait des yeux Albert, et le vit mettre le pied sur la pre-
mière marche ; puis presque aussitôt un masque, portant Franz était résolu à attendre Albert aussi tard que pos-
sible. Il demanda donc la voiture pour onze heures seule-
le costume bien connu de la paysanne au bouquet, allon-
gea le bras, et, sans que cette fois il fit aucune résistance, ment, en priant maître Pastrini de le faire prévenir à l’ins-
tant même si Albert reparaissait à l’hôtel pour quelque
lui enleva le moccoletto.
chose que ce fût. À onze heures Albert n’était pas ren-
Franz était trop loin pour entendre les paroles qu’ils tré. Franz s’habilla et partit, en prévenant son hôte qu’il
échangèrent ; mais sans doute elles n’eurent rien d’hostile, passait la nuit chez le duc de Bracciano.
car il vit s’éloigner Albert et la paysanne bras dessus bras
dessous. La maison du duc de Bracciano est une des plus char-
mantes maisons de Rome ; sa femme, une des dernières
Quelque temps il les suivit au milieu de la foule, mais à la héritières des Colona, en fait les honneurs d’une façon
via Macello il les perdit de vue. parfaite : il en résulte que les fêtes qu’il donne ont une
Tout à coup le son de la cloche qui donne le signal de célébrité européenne. Franz et Albert étaient arrivés à
la clôture du carnaval retentit, et au même instant tous Rome avec des lettres de recommandation pour lui ; aussi
les moccoli s’éteignirent comme par enchantement. On sa première question fût-elle pour demander à Franz ce
eût dit qu’une seule et immense bouffée de vent avait tout qu’était devenu son compagnon de voyage. Franz lui ré-
anéanti. pondit qu’il l’avait quitté au moment où on allait éteindre
les moccoli, et qu’il l’avait perdu de vue à la via Macello.
Franz se trouva dans l’obscurité la plus profonde.
— Alors il n’est pas rentré ? demanda le duc.
Du même coup tous les cris cessèrent, comme si le
souffle puissant qui avait emporté les lumières emportait — Je l’ai attendu jusqu’à cette heure, répondit Franz.
en même temps le bruit. — Et savez-vous où il allait ?
On n’entendit plus que le roulement des carrosses qui me- — Non, pas précisément ; cependant je crois qu’il s’agis-
naient les masques chez eux ; on ne vit plus que les rares sait de quelque chose comme un rendez-vous.
lumières qui brillaient derrière les fenêtres.
— Diable ! dit le duc, c’est un mauvais jour, ou plutôt c’est
Le carnaval était fini. une mauvaise nuit pour s’attarder, n’est-ce pas, madame
XVI la comtesse ?
Ces derniers mots s’adressaient à la comtesse G…, qui ve-
LES CATACOMBES DE SAINT-SÉBASTIEN. nait d’arriver, et qui se promenait au bras de M. Torlonia,
frère du duc.
Peut-être, de sa vie, Franz n’avait-il éprouvé une impres- — Je trouve au contraire que c’est une charmante nuit,
sion si tranchée, un passage si rapide de la gaieté à la tris- répondit la comtesse ; et ceux qui sont ici ne se plaindront
tesse, que dans ce moment ; on eût dit que Rome, sous le que d’une chose, c’est qu’elle passera trop vite.
souffle magique de quelque démon de la nuit, venait de se — Aussi, reprit le duc en souriant, je ne parle pas des
changer en un vaste tombeau. Par un hasard qui ajoutait personnes qui sont ici ; elles ne courent d’autres dangers,
encore à l’intensité des ténèbres, la lune, qui était dans sa les hommes que de devenir amoureux de vous, les femmes
décroissance, ne devait se lever que vers les onze heures de tomber malades de jalousie en vous voyant si belle ; je
du soir ; les rues que le jeune homme traversait étaient parle de ceux qui courent les rues de Rome.
donc plongées dans la plus profonde obscurité. Au reste,
— Eh ! bon Dieu, demanda la comtesse, qui court les rues
184

de Rome à cette heure-ci, à moins que ce ne soit pour aller — En tout cas, de la prudence, dit la comtesse.
au bal ? — Oh ! soyez tranquille.
— Notre ami Albert de Morcerf, madame la comtesse,
Franz prit son chapeau et partit en toute hâte. Il avait ren-
que j’ai quitté à la poursuite de son inconnue vers les sept voyé sa voiture en lui donnant l’ordre pour deux heures ;
heures du soir, dit Franz, et que je n’ai pas revu depuis.
mais, par bonheur, le palais Bracciano, qui donne d’un
— Comment ! et vous ne savez pas où il est ? côté rue du Cours et de l’autre place des Saints-Apôtres,
— Pas le moins du monde. est à dix minutes de chemin à peine de l’hôtel de Londres.
En approchant de l’hôtel, Franz vit un homme debout au
— Et a-t-il des armes ? milieu de la rue ; il ne douta pas un seul instant que ce ne
— Il est en paillasse. fût le messager d’Albert. Cet homme était lui-même en-
veloppé d’un grand manteau. Il alla à lui ; mais au grand
— Vous n’auriez pas dû le laisser aller, dit le duc à Franz, étonnement de Franz, ce fut cet homme qui lui adressa la
vous qui connaissez Rome mieux que lui. parole le premier.
— Oh bien oui ! autant aurait valu essayer d’arrêter le nu- — Que me voulez-vous, Excellence ? dit-il, en faisant un
méro trois des barberi qui a gagné aujourd’hui le prix de pas en arrière comme un homme qui désire demeurer sur
la course, répondit Franz ; et puis, d’ailleurs que voulez- ses gardes.
vous qu’il lui arrive ?
— N’est-ce pas vous, demanda Franz, qui m’apportez une
— Qui sait ! la nuit est très sombre, et le Tibre est bien lettre du vicomte de Morcerf ?
près de la via Macello
— C’est Votre Excellence qui loge à l’hôtel de Pastrini ?
Franz sentit un frisson qui lui courait dans les veines en
voyant l’esprit du duc et de la comtesse si bien d’accord — Oui.
avec ses inquiétudes personnelles. — C’est Votre Excellence qui est le compagnon de voyage
— Aussi ai-je prévenu à l’hôtel que j’avais l’honneur de du vicomte ?
passer la nuit chez vous, monsieur le duc, dit Franz, et on — Oui.
doit venir m’annoncer son retour.
— Comment s’appelle Votre Excellence ?
— Tenez, dit le duc, je crois justement que voilà un de
mes domestiques qui vous cherche. — Le baron Franz d’Épinay.

Le duc ne se trompait pas ; en apercevant Franz, le do- — C’est bien à Votre Excellence alors que cette lettre est
mestique s’approcha de lui. adressée.

— Excellence, dit-il, le maître de l’hôtel de Londres vous — Y a-t-il une réponse ? demanda Franz en lui prenant la
fait prévenir qu’un homme vous attend chez lui avec une lettre des mains.
lettre du vicomte de Morcerf. — Oui, du moins votre ami l’espère bien.
— Avec une lettre du vicomte ! s’écria Franz. — Montez chez moi, alors, je vous la donnerai.
— Oui. — J’aime mieux l’attendre ici, dit en riant le messager.
— Et quel est cet homme ? — Pourquoi cela ?
— Je l’ignore. — Votre Excellence comprendra la chose quand elle aura
— Pourquoi n’est-il point venu me l’apporter ici ? lu la lettre.

— Le messager ne m’a donné aucune explication. — Alors je vous retrouverai ici ?


— Sans aucun doute.
— Et où est le messager ?
— Il est parti aussitôt qu’il m’a vu entrer dans la salle de Franz rentra ; sur l’escalier il rencontra maître Pastrini.
bal pour vous prévenir. — Eh bien ? lui demanda-t-il.
— Oh ! mon Dieu ! dit la comtesse à Franz, allez vite ; — Eh bien quoi ? répondit Franz.
pauvre jeune homme, il lui est peut-être arrivé quelque — Vous avez vu l’homme qui désirait vous parler de la
accident. part de votre ami ? demanda-t-il à Franz.
— J’y cours, dit Franz. — Oui, je l’ai vu, répondit celui-ci, et il m’a remis cette
— Vous reverrons-nous pour nous donner des nouvelles ? lettre. Faites allumer chez moi, je vous prie.
demanda la comtesse. L’aubergiste donna l’ordre à un domestique de précéder
— Oui, si la chose n’est pas grave ; sinon, je ne réponds Franz avec une bougie. Le jeune homme avait trouvé à
pas de ce que je vais devenir moi-même. maître Pastrini un air effaré, et cet air ne lui avait donné
qu’un désir plus grand de lire la lettre d’Albert ; il s’ap-
185

procha de la bougie aussitôt qu’elle fut allumée, et déplia — A-t-il eu le temps de se mettre au lit ?
le papier. La lettre était écrite de la main d’Albert et si- — J’en doute.
gnée par lui. Franz la relut deux fois, tant il était loin de
s’attendre à ce qu’elle contenait. — Alors, sonnez à sa porte, je vous prie, et demandez-lui
pour moi la permission de me présenter chez lui.
La voici textuellement reproduite :
Maître Pastrini s’empressa de suivre les instructions qu’on
« Cher ami, aussitôt la présente reçue, ayez l’obligeance lui donnait ; cinq minutes après il était de retour.
de prendre dans mon portefeuille, que vous trouverez
dans le tiroir carré du secrétaire, la lettre de crédit ; — Le comte attend Votre Excellence, dit-il.
joignez-y la vôtre si elle n’est pas suffisante. Courez chez Franz traversa le carré, un domestique l’introduisit chez
Torlonia, prenez-y à l’instant même quatre mille piastres le comte. Il était dans un petit cabinet que Franz n’avait
et remettez-les au porteur. Il est urgent que cette somme pas encore vu, et qui était entouré de divans. Le comte
me soit adressée sans aucun retard. vint au-devant de lui.
« Je n’insiste pas davantage, comptant sur vous comme — Eh ! quel bon vent vous amène à cette heure, lui dit-
vous pourriez compter sur moi. il, viendriez vous me demander à souper, par hasard ? Ce
« P.-S. I believe now to italian banditti. serait pardieu bien aimable à vous.
« Votre ami, — Non, je viens pour vous parler d’une affaire grave.
« albert de morcerf. » — D’une affaire ! dit le comte en regardant Franz de ce
regard profond qui lui était habituel ; et de quelle affaire ?
Au dessous de ces lignes étaient écrits d’une main étran- — Sommes-nous seuls ?
gère ces quelques mots italiens :
Le comte alla à la porte et revint.
« Se alle sei della mattina le quattro mile piastre non sono
nelle mie mani, alla sette il conte Alberto avia cessato di — Parfaitement seuls, dit-il.
vivere [1] . Franz lui présenta la lettre d’Albert.
« luigi vampa. » — Lisez, lui dit-il.
Le comte lut la lettre.
Cette seconde signature expliqua tout à Franz, qui com-
— Ah ! ah ! fit-il.
prit la répugnance du messager à monter chez lui ; la rue
lui paraissait plus sûre que la chambre de Franz. Albert — Avez-vous pris connaissance du post-scriptum ?
était tombé entre les mains du fameux chef de bandits à — Oui, dit-il, je vois bien :
l’existence duquel il s’était si longtemps refusé de croire.
« Se alle sei della mattina le quattro mile piastre non sono
Il n’y avait pas de temps à perdre. Il courut au secrétaire, nelle mie mani, alla sette il conte Alberto avia cessato de
l’ouvrit, dans le tiroir indiqué trouva le portefeuille, et vivere.
dans le portefeuille la lettre de crédit : elle était en tout de
six mille piastres, mais sur ces six mille piastres Albert en « luigi vampa. »
avait déjà dépensé trois mille. Quant à Franz, il n’avait au-
cune lettre de crédit ; comme il habitait Florence, et qu’il — Que dites-vous de cela ? demanda Franz.
était venu à Rome pour passer sept à huit jours seulement,
il avait pris une centaine de louis, et de ces cent louis il lui — Avez-vous la somme qu’on vous a demandée ?
en restait cinquante tout au plus. — Oui, moins huit cents piastres.
Il s’en fallait donc de sept à huit cents piastres pour qu’à Le comte alla à son secrétaire, l’ouvrit, et faisant glisser
eux deux Franz et Albert pussent réunir la somme de- un tiroir plein d’or :
mandée. Il est vrai que Franz pouvait compter, dans un — J’espère, dit-il à Franz, que vous ne me ferez pas l’in-
cas pareil, sur l’obligeance de MM. Torlonia.
jure de vous adresser à un autre qu’à moi ?
Il se préparait donc à retourner au palais Bracciano sans — Vous voyez, au contraire, que je suis venu droit à vous,
perdre un instant, quand tout à coup une idée lumineuse dit Franz.
traversa son esprit.
— Et je vous en remercie ; prenez. Et il fit signe à Franz
Il songea au comte de Monte-Cristo. Franz allait donner de puiser dans le tiroir.
l’ordre qu’on fît venir maître Pastrini, lorsqu’il le vit ap-
paraître en personne sur le seuil de sa porte. — Est-il bien nécessaire d’envoyer cette somme à Luigi
Vampa ? demanda le jeune homme en regardant à son
— Mon cher monsieur Pastrini, lui dit-il vivement,
tour fixement le comte.
croyez-vous que le comte soit chez lui ?
— Dame ! fit-il, jugez-en vous-même, le post-scriptum
— Oui, Excellence, il vient de rentrer.
186

est précis. t’ai sauvé la vie ! C’est étrange, il y a pourtant aujourd’hui


— Il me semble que si vous vous donniez la peine de huit jours de cela.
chercher, vous trouveriez quelque moyen qui simplifierait — Non, Excellence, et je ne l’oublierai jamais, répondit
beaucoup la négociation, dit Franz. Peppino avec l’accent d’une profonde reconnaissance.
— Et lequel ? demanda le comte étonné. — Jamais, c’est bien long ! mais enfin c’est déjà beaucoup
— Par exemple, si nous allions trouver Luigi Vampa en- que tu le croies. Relève-toi et réponds.
semble, je suis sûr qu’il ne nous refuserait pas la liberté Peppino jeta un coup d’œil inquiet sur Franz.
d’Albert. — Oh ! tu peux parler devant Son Excellence, dit-il, c’est
— À moi ? et quelle influence voulez-vous que j’aie sur un de mes amis. Vous permettez que je vous donne ce
ce bandit ? titre, dit en français le comte en se tournant du côté de
— Ne venez-vous pas de lui rendre un de ces services qui Franz ; il est nécessaire pour exciter la confiance de cet
homme.
ne s’oublient point ?
— Et lequel ? — Vous pouvez parler devant moi, reprit Franz, je suis
un ami du comte.
— Ne venez-vous pas de sauver la vie à Peppino ?
— À la bonne heure, dit Peppino en se retournant à son
— Ah ! ah ! qui vous a dit cela ? tour vers le comte ; que Votre Excellence m’interroge, et
— Que vous importe ? Je le sais. je répondrai.

Le comte resta un instant muet et les sourcils froncés. — Comment le vicomte Albert est-il tombé entre les
mains de Luigi ?
— Et si j’allais trouver Vampa, vous m’accompagneriez ?
— Excellence, la calèche du Français a croisé plusieurs
— Si ma compagnie ne vous était pas trop désagréable. fois celle où était Teresa.
— Eh bien ! soit ; le temps est beau, une promenade dans — La maîtresse du chef ?
la campagne de Rome ne peut que nous faire du bien.
— Oui. Le Français lui a fait les yeux doux, Teresa s’est
— Faut-il prendre des armes ? amusée à lui répondre ; le Français lui a jeté des bouquets,
— Pourquoi faire ? elle lui en a rendu : tout cela, bien entendu, du consente-
ment du chef, qui était dans la même calèche.
— De l’argent ?
— Comment ! s’écria Franz, Luigi Vampa était dans la
— C’est inutile. Où est l’homme qui a apporté ce billet ?
calèche des paysannes romaines ?
— Dans la rue.
— C’était lui qui conduisait, déguisé en cocher, répondit
— Il attend la réponse ? Peppino.
— Oui. — Après ? demanda le comte.
— Il faut un peu savoir où nous allons ; je vais l’appeler. — Eh bien ! après, le Français se démasqua ; Teresa, tou-
— Inutile, il n’a pas voulu monter. jours du consentement du chef, en fit autant ; le Français
demanda un rendez-vous, Teresa accorda le rendez-vous
— Chez vous, peut-être ; mais, chez moi, il ne fera pas de demandé ; seulement, au lieu de Teresa, ce fut Beppo qui
difficultés. se trouva sur les marches de l’église San-Giacomo.
Le comte alla à la fenêtre du cabinet qui donnait sur la — Comment ! interrompit encore Franz, cette paysanne
rue, et siffla d’une certaine façon. L’homme au manteau qui lui a arraché son moccoletto ?…
se détacha de la muraille et s’avança jusqu’au milieu de la
rue. — C’était un jeune garçon de quinze ans, répondit Pep-
pino ; mais il n’y a pas de honte pour votre ami à y avoir
— Salite ! dit le comte, du ton dont il aurait donné un été pris ; Beppo en a attrapé bien d’autres, allez.
ordre à un domestique. Le messager obéit sans retard,
sans hésitation, avec empressement même, et, franchis- — Et Beppo l’a conduit hors des murs ? dit le comte.
sant les quatre marches du perron, entra dans l’hôtel. Cinq — Justement ; une calèche attendait au bout de la via Ma-
secondes après, il était à la porte du cabinet. cello ; Beppo est monté dedans en invitant le Français à le
— Ah ! c’est toi, Peppino ! dit le comte. suivre ; il ne se l’est pas fait dire deux fois. Il a galamment
offert la droite à Beppo, et s’est placé près de lui. Bep-
Mais Peppino, au lieu de répondre, se jeta à genoux, sai- po lui a annoncé alors qu’il allait le conduire à une villa
sit la main du comte et y appliqua ses lèvres à plusieurs située à une lieue de Rome. Le Français a assuré Beppo
reprises. qu’il était prêt à le suivre au bout du monde. Aussitôt le
— Ah ! ah ! dit le comte, tu n’as pas encore oublié que je cocher a remonté la rue di Rippetta, a gagné la porte San-
Paolo ; et à deux cents pas dans la campagne, comme le
187

Français devenait trop entreprenant, ma foi, Beppo lui a — Plus que jamais.
mis une paire de pistolets sur la gorge ; aussitôt le cocher — Eh bien ! venez alors.
a arrêté ses chevaux, s’est retourné sur son siège et en a
fait autant. En même temps quatre des nôtres, qui étaient Franz et le comte sortirent, suivis de Peppino.
cachés sur les bords de l’Almo, se sont élancés aux por- À la porte, ils trouvèrent la voiture. Ali était sur le siège.
tières. Le Français avait bonne envie de se défendre, il a Franz reconnut l’esclave muet de la grotte de Monte-
même un peu étranglé Beppo, à ce que j’ai entendu dire, Cristo.
mais il n’y avait rien à faire contre cinq hommes armés,
il a bien fallu se rendre ; on l’a fait descendre de voiture,Franz et le comte montèrent dans la voiture, qui était un
on a suivi les bords de la petite rivière, et on l’a conduit coupé ; Peppino se plaça près d’Ali, et l’on partit au ga-
à Teresa et à Luigi, qui l’attendaient dans les catacombes lop. Ali avait reçu ses ordres d’avance, car il prit la rue
de Saint-Sébastien. du Cours, traversa le campo Vaccino, remonta la strada
San-Gregorio et arriva à la porte Saint-Sébastien ; là le
— Eh bien ! mais, dit le comte en se tournant du côté de concierge voulut faire quelques difficultés, mais le comte
Franz, il me semble qu’elle en vaut bien une autre, cette de Monte-Cristo présenta une autorisation du gouverneur
histoire. Qu’en dites-vous, vous qui êtes connaisseur ? de Rome d’entrer dans la ville et d’en sortir à toute heure
— Je dis que je la trouverais fort drôle, répondit Franz, du jour et de la nuit ; la herse fut donc levée, le concierge
si elle était arrivée à un autre qu’à ce pauvre Albert. reçut un louis pour sa peine, et l’on passa.
— Le fait est, dit le comte, que si vous ne m’aviez pas La route que suivait la voiture était l’ancienne voie Ap-
trouvé là, c’était une bonne fortune qui coûtait un peu cher pienne, toute bordée de tombeaux. De temps en temps,
à votre ami ; mais, rassurez-vous, il en sera quitte pour la au clair de la lune qui commençait à se lever, il semblait à
peur. Franz voir comme une sentinelle se détacher d’une ruine ;
mais aussitôt, à un signe échangé entre Peppino et cette
— Et nous allons toujours le chercher ? demanda Franz. sentinelle, elle rentrait dans l’ombre et disparaissait.
— Pardieu ! d’autant plus qu’il est dans un endroit fort Un peu avant le cirque de Caracalla, la voiture s’arrêta,
pittoresque. Connaissez-vous les catacombes de Saint- Peppino vint ouvrir la portière, et le comte et Franz des-
Sébastien ? cendirent.
— Non, je n’y suis jamais descendu, mais je me promet- — Dans dix minutes, dit le comte à son compagnon, nous
tais d’y descendre un jour.
serons arrivés.
— Eh bien ! voici l’occasion toute trouvée, et il serait dif- Puis il prit Peppino à part, lui donna un ordre tout bas, et
ficile d’en rencontrer une autre meilleure. Avez-vous votre Peppino partit après s’être muni d’une torche que l’on tira
voiture ? du coffre du coupé.
— Non. Cinq minutes s’écoulèrent encore, pendant lesquelles
— Cela ne fait rien, on a l’habitude de m’en tenir une tout Franz vit le berger s’enfoncer par un petit sentier au milieu
attelée, nuit et jour. des mouvements de terrain qui forment le sol convulsion-
— Tout attelée ? né de la plaine de Rome, et disparaître dans ces hautes
herbes rougeâtres qui semblent la crinière hérissée de
— Oui, je suis un être fort capricieux ; il faut vous dire quelque lion gigantesque.
que parfois en me levant, à la fin de mon dîner, au milieu
de la nuit, il me prend l’envie de partir pour un point du — Maintenant, dit le comte, suivons-le.
monde quelconque, et je pars. Franz et le comte s’engagèrent à leur tour dans le même
Le comte sonna un coup, son valet de chambre parut. sentier qui, au bout de cent pas, les conduisit par une pente
inclinée au fond d’une petite vallée.
— Faites sortir la voiture de la remise, dit-il, et ôtez-en les
pistolets qui sont dans les poches ; il est inutile de réveiller Bientôt on aperçut deux hommes causant dans l’ombre.
le cocher, Ali conduira. — Devons-nous continuer d’avancer ? demanda Franz au
Au bout d’un instant on entendit le bruit de la voiture qui comte, ou faut-il attendre ?
s’arrêtait devant la porte. — Marchons : Peppino doit avoir prévenu la sentinelle de
Le comte tira sa montre. notre arrivée.
En effet, l’un de ces deux hommes était Peppino, l’autre
— Minuit et demi, dit-il : nous aurions pu partir d’ici
à cinq heures du matin et arriver encore à temps ; mais était un bandit placé en vedette.
peut-être ce retard aurait-il fait passer une mauvaise nuit Franz et le comte s’approchèrent ; le bandit salua.
à votre compagnon, il vaut donc mieux aller tout courant — Excellence, dit Peppino en s’adressant au comte, si
le tirer des mains des infidèles. Êtes-vous toujours décidé vous voulez me suivre, l’ouverture des catacombes est à
à m’accompagner ? deux pas d’ici.
188

— C’est bien, dit le comte, marche devant. carrée tout entourée de niches pareilles à celles dont nous
En effet, derrière un massif de buissons et au milieu de avons déjà parlé. Au milieu de cette chambre s’élevaient
quelques roches s’offrait une ouverture par laquelle un quatre pierres qui autrefois avaient servi d’autel, comme
homme pouvait à peine passer. l’indiquait la croix qui les surmontait encore.
Une seule lampe, posée sur un fût de colonne, éclairait
Peppino se glissa le premier par cette gerçure ; mais à
peine eut-il fait quelques pas que le passage souterrain d’une lumière pâle et vacillante l’étrange scène qui s’of-
frait aux yeux des deux visiteurs cachés dans l’ombre.
s’élargit. Alors il s’arrêta, alluma sa torche et se retourna
pour voir s’il était suivi. Un homme était assis, le coude appuyé sur cette colonne,
Le comte s’était engagé le premier dans une espèce de et lisait, tournant le dos aux arcades par l’ouverture des-
soupirail, et Franz venait après lui. quelles les nouveaux arrivés le regardaient.

Le terrain s’enfonçait par une pente douce et s’élargissait C’était le chef de la bande, Luigi Vampa.
à mesure que l’on avançait ; mais cependant Franz et le Tout autour de lui, groupés selon leur caprice, couchés
comte étaient encore forcés de marcher courbés et eussent dans leurs manteaux ou adossés à une espèce de banc de
eu peine à passer deux de front. Ils firent encore cent cin- pierre qui régnait tout autour du columbarium, on distin-
quante pas ainsi, puis ils furent arrêtés par le cri de : Qui guait une vingtaine de brigands ; chacun avait sa carabine
vive ? à la portée de la main.
En même temps il virent au milieu de l’obscurité briller Au fond, silencieuse, à peine visible et pareille à une
sur le canon d’une carabine le reflet de leur propre torche. ombre, une sentinelle se promenait de long en large de-
— Ami ! dit Peppino ; et il s’avança seul et dit quelques vant une espèce d’ouverture qu’on ne distinguait que
mots à voix basse à cette seconde sentinelle, qui, comme parce que les ténèbres semblaient plus épaisses en cet en-
la première, salua en faisant signe aux visiteurs nocturnes droit.
qu’ils pouvaient continuer leur chemin. Lorsque le comte crut que Franz avait suffisamment ré-
joui ses regards de ce pittoresque tableau, il porta le doigt
Derrière la sentinelle était un escalier d’une vingtaine
de marches ; Franz et le comte descendirent les vingt à ses lèvres pour lui recommander le silence, et montant
les trois marches qui conduisaient du corridor au colum-
marches, et se trouvèrent dans une espèce de carrefour
mortuaire. Cinq routes divergeaient comme les rayons barium, il entra dans la chambre par l’arcade du milieu
et s’avança vers Vampa, qui était si profondément plongé
d’une étoile, et les parois des murailles, creusées de niches
superposées ayant la forme de cercueils, indiquaient que dans sa lecture qu’il n’entendit point le bruit de ses pas.
l’on était entré enfin dans les catacombes. — Qui vive ? cria la sentinelle moins préoccupée, et qui
Dans l’une de ces cavités, dont il était impossible de dis- vit à la lueur de la lampe une espèce d’ombre qui gran-
tinguer l’étendue, on voyait, le jour, quelques reflets de dissait derrière son chef.
lumière. À ce cri Vampa se leva vivement, tirant du même coup
Le comte posa la main sur l’épaule de Franz. un pistolet de sa ceinture.

— Voulez-vous voir un camp de bandits au repos ? lui En un instant tous les bandits furent sur pied, et vingt ca-
dit-il. nons de carabine se dirigèrent sur le comte.

— Certainement, répondit Franz. — Eh bien ! dit tranquillement celui-ci d’une voix par-
faitement calme et sans qu’un seul muscle de son visage
— Eh bien ! venez avec moi… Peppino, éteins la torche. bougeât ; eh bien ! mon cher Vampa, il me semble que
Peppino obéit, et Franz et le comte se trouvèrent dans voilà bien des frais pour recevoir un ami !
la plus profonde obscurité ; seulement, à cinquante pas — Armes bas ! cria le chef en faisant un signe impératif
à peu près en avant d’eux, continuèrent de danser le long d’une main, tandis que de l’autre il ôtait respectueusement
des murailles quelques lueurs rougeâtres devenues encore son chapeau.
plus visibles depuis que Peppino avait éteint sa torche.
Puis se retournant vers le singulier personnage qui domi-
Ils avancèrent silencieusement, le comte guidant Franz nait toute cette scène :
comme s’il avait eu cette singulière faculté de voir dans
les ténèbres. Au reste, Franz lui-même distinguait plus — Pardon, monsieur le comte, lui dit-il, mais j’étais si
facilement son chemin à mesure qu’il approchait de ces loin de m’attendre à l’honneur de votre visite, que je ne
reflets qui leur servaient de guides. vous ai pas reconnu.
— Il paraît que vous avez la mémoire courte en toute
Trois arcades, dont celle du milieu servait de porte, leur
donnaient passage. chose, Vampa, dit le comte, et que non seulement vous
oubliez le visage des gens, mais encore les conditions
Ces arcades s’ouvraient d’un côté sur le corridor où étaient faites avec eux.
le comte et Franz, et de l’autre sur une grande chambre
— Et quelles conditions ai-je donc oubliées, monsieur le
189

comte ? demanda le bandit en homme qui, s’il a commis — Venez, Excellences ! dit Vampa.
une erreur, ne demande pas mieux que de la réparer. Le comte et Franz montèrent sept ou huit marches, tou-
— N’a-t-il pas été convenu, dit le comte, que non seule- jours précédés par le chef, qui tira un verrou et poussa
ment ma personne, mais encore celle de mes amis, vous une porte.
seraient sacrées ?
Alors, à la lueur d’une lampe pareille à celle qui éclairait le
— Et en quoi ai-je manqué au traité, Excellence ? columbarium, on put voir Albert, enveloppé d’un manteau
— Vous avez enlevé ce soir et vous avez transporté ici le que lui avait prêté un des bandits, couché dans un coin et
vicomte Albert de Morcerf ; eh bien ! continua le comte dormant du plus profond sommeil.
avec un accent qui fit frissonner Franz, ce jeune homme — Allons ! dit le comte souriant de ce sourire qui lui était
est de mes amis, ce jeune homme loge dans le même hôtel particulier, pas mal pour un homme qui devait être fusillé
que moi, ce jeune homme a fait Corso pendant huit jours à sept heures du matin.
dans ma propre calèche, et cependant, je vous le répète, Vampa regardait Albert endormi avec une certaine admi-
vous l’avez enlevé, vous l’avez transporté ici, et, ajouta le ration ; on voyait qu’il n’était pas insensible à cette preuve
comte en tirant la lettre de sa poche, vous l’avez mis à
de courage.
rançon comme s’il était le premier venu.
— Vous avez raison, monsieur le comte, dit-il, cet homme
— Pourquoi ne m’avez-vous pas prévenu de cela, vous doit être de vos amis.
autres ? dit le chef en se tournant vers ses hommes, qui
reculèrent tous devant son regard ; pourquoi m’avez-vous Puis s’approchant d’Albert et lui touchant l’épaule :
exposé ainsi à manquer à ma parole envers un homme — Excellence ! dit-il, vous plaît-il de vous éveiller ?
comme M. le comte, qui tient notre vie à tous entre ses
mains. Par le sang du Christ ! si je croyais qu’un de vous Albert étendit les bras, se frotta les paupières et ouvrit les
eût su que le jeune homme était l’ami de Son Excellence, yeux.
je lui brûlerais la cervelle de ma propre main. — Ah ! ah ! dit-il, c’est vous, capitaine ! pardieu, vous au-
— Eh bien ! dit le comte en se retournant du côté de riez bien dû me laisser dormir ; je faisais un rêve char-
Franz, je vous avais bien dit qu’il y avait quelque erreur mant : je rêvais que je dansais le galop chez Torlonia avec
là-dessous. la comtesse G… !

— N’êtes-vous pas seul ? demanda Vampa avec inquié- Il tira sa montre, qu’il avait gardée pour juger lui-même
tude. le temps écoulé.

— Je suis avec la personne à qui cette lettre était adressée, — Une heure et demie du matin ! dit-il, mais pourquoi
et à qui j’ai voulu prouver que Luigi Vampa est un homme diable m’éveillez-vous à cette heure-ci ?
de parole. Venez, Excellence, dit-il à Franz, voilà Luigi — Pour vous dire que vous êtes libre, Excellence.
Vampa qui va vous dire lui-même qu’il est désespéré de
— Mon cher, reprit Albert avec une liberté d’esprit par-
l’erreur qu’il vient de commettre.
faite, retenez bien à l’avenir cette maxime de Napoléon
Franz s’approcha, le chef fit quelques pas au-devant de le Grand : « Ne m’éveillez que pour les mauvaises nou-
Franz. velles. » Si vous m’aviez laissé dormir, j’achevais mon ga-
— Soyez le bienvenu parmi nous, Excellence, lui dit-il ; lop, et je vous en aurais été reconnaissant toute ma vie…
vous avez entendu ce que vient de dire le comte, et ce que On a donc payé ma rançon ?
je lui ai répondu : j’ajouterai que je ne voudrais pas, pour — Non, Excellence.
les quatre mille piastres auxquelles j’avais fixé la rançon
— Eh bien ! alors, comment suis-je libre ?
de votre ami, que pareille chose fût arrivée.
— Quelqu’un, à qui je n’ai rien à refuser, est venu vous
— Mais, dit Franz en regardant tout autour de lui avec
réclamer.
inquiétude, où donc est le prisonnier ? je ne le vois pas.
— Jusqu’ici ?
— Il ne lui est rien arrivé, j’espère ? demanda le comte en
fronçant le sourcil. — Jusqu’ici.
— Le prisonnier est là, dit Vampa en montrant de la main — Ah ! pardieu ! ce quelqu’un là est bien aimable !
l’enfoncement devant lequel se promenait le bandit en Albert regarda tout autour de lui et aperçut Franz.
faction, et je vais lui annoncer moi-même qu’il est libre.
— Comment, lui dit-il, c’est vous, mon cher Franz, qui
Le chef s’avança vers l’endroit désigné par lui comme ser- poussez le dévouement jusque-là ?
vant de prison à Albert, et Franz et le comte le suivirent.
— Non pas moi, répondit Franz, mais notre voisin, M. le
— Que fait le prisonnier ? demanda Vampa à la sentinelle. comte de Monte-Cristo.
— Ma foi, capitaine, répondit celle-ci, je n’en sais rien ; — Ah ! pardieu ! monsieur le comte, dit gaiement Albert
depuis plus d’une heure, je ne l’ai pas entendu remuer.
190

en rajustant sa cravate et ses manchettes, vous êtes un Vampa en souriant.


homme véritablement précieux, et j’espère que vous me — Oui, je l’avoue, répondit Franz, je serais curieux de
regarderez comme votre éternel obligé, d’abord pour l’af- savoir quel était l’ouvrage que vous lisiez avec tant d’at-
faire de la voiture, ensuite pour celle-ci ! et il tendit la tention quand nous sommes arrivés.
main au comte, qui frissonna au moment de lui donner la
sienne, mais qui cependant la lui donna. — Les Commentaires de César, dit le bandit, c’est mon
livre de prédilection.
Le bandit regardait toute cette scène d’un air stupéfait ;
il était évidemment habitué à voir ses prisonniers trem- — Eh bien ! ne venez-vous pas ? demanda Albert.
bler devant lui, et voilà qu’il y en avait un dont l’humeur — Si fait, répondit Franz, me voilà !
railleuse n’avait subi aucune altération : quant à Franz, il
était enchanté qu’Albert eût soutenu, même vis à vis d’un Et il sortit à son tour du soupirail.
bandit, l’honneur national. On fit quelques pas dans la plaine.
— Mon cher Albert, lui dit-il, si vous voulez vous hâ- — Ah ! pardon ! dit Albert en revenant en arrière ; voulez-
ter, nous aurons encore le temps d’aller finir la nuit chez vous permettre, capitaine ?
Torlonia ; vous prendrez votre galop où vous l’avez inter-
Et il alluma son cigare à la torche de Vampa.
rompu, de sorte que vous ne garderez aucune rancune au
seigneur Luigi, qui s’est véritablement, dans toute cette — Maintenant, monsieur le comte, dit-il, la plus grande
affaire, conduit en galant homme. diligence possible ! je tiens énormément à aller finir ma
nuit chez le duc de Bracciano.
— Ah ! vraiment, dit-il, vous avez raison, et nous pour-
rons y être à deux heures. Seigneur Luigi, continua Al- On retrouva la voiture où on l’avait laissée ; le comte dit
bert, y a-t-il quelque autre formalité à remplir pour un seul mot arabe à Ali, et les chevaux partirent à fond de
prendre congé de Votre Excellence ? train.
— Aucune, Monsieur, répondit le bandit, et vous êtes Il était deux heures juste à la montre d’Albert quand les
libre comme l’air. deux amis rentrèrent dans la salle de danse.
En ce cas, bonne et joyeuse vie ; venez, Messieurs, venez ! Leur retour fit événement ; mais, comme ils entraient en-
semble, toutes les inquiétudes que l’on avait pu concevoir
Et Albert, suivi de Franz et du comte, descendit l’escalier
sur Albert cessèrent à l’instant même.
et traversa la grande salle carrée ; tous les bandits étaient
debout et le chapeau à la main. — Madame, dit le vicomte de Morcerf en s’avançant vers
la comtesse, hier vous avez eu la bonté de me promettre
— Peppino, dit le chef, donne-moi la torche.
un galop, je viens un peu tard réclamer cette gracieuse
— Eh bien ! que faites-vous donc ? demanda le comte. promesse ; mais voilà mon ami, dont vous connaissez la
— Je vous reconduis, dit le capitaine ; c’est bien le véracité, qui vous affirmera qu’il n’y a pas de ma faute.
moindre honneur que je puisse rendre à Votre Excellence. Et comme en ce moment la musique donnait le signal de
Et prenant la torche allumée des mains du pâtre, il marcha la valse, Albert passa son bras autour de la taille de la
devant ses hôtes, non pas comme un valet qui accomplit comtesse et disparut avec elle dans le tourbillon des dan-
une œuvre de servilité, mais comme un roi qui précède seurs.
des ambassadeurs. Pendant ce temps Franz songeait au singulier frissonne-
Arrivé à la porte il s’inclina. ment qui avait passé par tout le corps du comte de Monte-
Cristo au moment où il avait été en quelque sorte forcé de
— Et maintenant, monsieur le comte, dit-il, je vous re- donner la main à Albert.
nouvelle mes excuses, et j’espère que vous ne me gardez
aucun ressentiment de ce qui vient d’arriver ? XVII

— Non, mon cher Vampa, dit le comte ; d’ailleurs vous


rachetez vos erreurs d’une façon si galante, qu’on est LE RENDEZ-VOUS.
presque tenté de vous savoir gré de les avoir commises.
— Messieurs ! reprit le chef en se retournant du côté des Le lendemain, en se levant, le premier mot d’Albert fut
jeunes gens, peut-être l’offre ne vous paraîtra-t-elle pas pour proposer à Franz d’aller faire une visite au comte ;
bien attrayante ; mais, s’il vous prenait jamais envie de il l’avait déjà remercié la veille, mais il comprenait qu’un
me faire une seconde visite, partout où je serai vous serez service comme celui qu’il lui avait rendu valait bien deux
les bienvenus. remerciements.

Franz et Albert saluèrent. Le comte sortit le premier, Al- Franz, qu’un attrait mêlé de terreur attirait vers le comte
bert ensuite, Franz restait le dernier. de Monte-Cristo, ne voulut pas le laisser aller seul chez
cet homme et l’accompagna ; tous deux furent introduits
— Votre Excellence a quelque chose à me demander ? dit dans le salon : cinq minutes après, le comte parut.
191

— Monsieur le comte, lui dit Albert en allant à lui, une maison fort agréable et qui a les meilleures relations
permettez-moi de vous répéter ce matin ce que je vous dans le monde parisien.
ai mal dit hier : c’est que je n’oublierai jamais dans quelle — Alliance par mariage ? dit Franz en riant.
circonstance vous m’êtes venu en aide, et que je me sou-
viendrai toujours que je vous dois la vie ou à peu près. — Oh ! mon Dieu, oui ! Ainsi, quand vous reviendrez à
Paris, vous me trouverez homme posé et peut-être père de
— Mon cher voisin, répondit le comte en riant, vous vous famille. Cela ira bien à ma gravité naturelle, n’est-ce pas ?
exagérez vos obligations envers moi. Vous me devez une
En tout cas, comte, je vous le répète, moi et les miens
petite économie d’une vingtaine de mille francs sur votre sommes à vous corps et âme.
budget de voyage et voilà tout ; vous voyez bien que ce
n’est pas la peine d’en parler. De votre côté, ajouta-t-il, — J’accepte, dit le comte, car je vous jure qu’il ne me
recevez tous mes compliments, vous avez été adorable de manquait que cette occasion pour réaliser des projets que
sans-gêne et de laisser-aller. je rumine depuis longtemps.
— Que voulez-vous, comte ! dit Albert ; je me suis figuré Franz ne douta point un instant que ces projets ne fussent
que je m’étais fait une mauvaise querelle et qu’un duel s’en ceux dont le comte avait laissé échapper un mot dans la
était suivi, et j’ai voulu faire comprendre une chose à ces grotte de Monte-Cristo, et il regarda le comte pendant
bandits : c’est qu’on se bat dans tous les pays du monde, qu’il disait ces paroles pour essayer de saisir sur sa phy-
mais qu’il n’y a que les Français qui se battent en riant. sionomie quelque révélation de ces projets qui le condui-
Néanmoins, comme mon obligation vis-à-vis de vous n’en saient à Paris ; mais il était bien difficile de pénétrer dans
est pas moins grande, je viens vous demander si, par moi, l’âme de cet homme, surtout lorsqu’il la voilait avec un
par mes amis et par mes connaissances, je ne pourrais sourire.
pas vous être bon à quelque chose. Mon père, le comte de — Mais, voyons, comte, reprit Albert enchanté d’avoir à
Morcerf, qui est d’origine espagnole, a une haute position produire un homme comme Monte-Cristo, n’est-ce pas
en France et en Espagne ; je viens me mettre, moi et tous là un de ces projets en l’air, comme on en fait mille en
les gens qui m’aiment, à votre disposition. voyage, et qui, bâtis sur du sable, sont emportés au pre-
— Eh bien ! dit le comte, je vous avoue, monsieur de mier souffle du vent ?
Morcerf, que j’attendais votre offre et que je l’accepte de — Non, d’honneur, dit le comte ; je veux aller à Paris, il
grand cœur. J’avais déjà jeté mon dévolu sur vous pour faut que j’y aille.
vous demander un grand service.
— Et quand cela ?
— Lequel ?
— Mais quand y serez vous vous-même ?
— Je n’ai jamais été à Paris ; je ne connais pas Paris…
— Moi, dit Albert ; oh, mon Dieu ! dans quinze jours ou
— Vraiment ! s’écria Albert, vous avez pu vivre jusqu’à trois semaines au plus tard ; le temps de revenir.
présent sans voir Paris ? c’est incroyable !
— Eh bien ! dit le comte, je vous donne trois mois ; vous
— C’est ainsi, cependant ; mais, je sens comme vous voyez que je vous fais la mesure large.
qu’une plus longue ignorance de la capitale du monde in-
telligent est chose impossible. Il y a plus : peut-être même — Et dans trois mois, s’écria Albert avec joie, vous venez
aurais-je fait ce voyage indispensable depuis longtemps, frapper à ma porte ?
si j’avais connu quelqu’un qui pût m’introduire dans ce — Voulez-vous un rendez-vous jour pour jour, heure
monde où je n’avais aucune relation. pour heure ? dit le comte, je vous préviens que je suis
— Oh ! un homme comme vous ! s’écria Albert. d’une exactitude désespérante.

— Vous êtes bien bon ; mais comme je ne me reconnais — Jour pour jour, heure pour heure, dit Albert ; cela me
à moi-même d’autre mérite que de pouvoir faire concur- va à merveille.
rence comme millionnaire à M. Aguado ou à M. Rot- — Eh bien ! soit. Il étendit la main vers un calendrier sus-
schild, et que je ne vais pas à Paris pour jouer à la bourse, pendu près de la glace. Nous sommes aujourd’hui, dit-il,
cette petite circonstance m’a retenu. Maintenant votre le 21 février (il tira sa montre) ; il est dix heures et demie
offre me décide. Voyons, vous engagez-vous, mon cher du matin. Voulez-vous m’attendre le 21 mai prochain, à
monsieur de Morcerf (le comte accompagna ces mots dix heures et demie du matin ?
d’un singulier sourire), vous engagez-vous, lorsque j’irai
— À merveille ! dit Albert, le déjeuner sera prêt.
en France, à m’ouvrir les portes de ce monde où je serai
aussi étranger qu’un Huron ou qu’un Cochinchinois ? — Vous demeurez ?
— Oh ! quant à cela, monsieur le comte, à merveille et de — Rue du Helder, n° 27.
grand cœur ! répondit Albert ; et d’autant plus volontiers — Vous êtes chez vous en garçon, je ne vous gênerai pas ?
(mon cher Franz, ne vous moquez pas trop de moi !) que
je suis rappelé à Paris par une lettre que je reçois ce matin — J’habite dans l’hôtel de mon père, mais un pavillon au
même et où il est question pour moi d’une alliance avec fond de la cour entièrement séparé.
192

— Bien. — Où cela ?
Le comte prit ses tablettes et écrivit : « Rue du Helder, n° — Me promettez-vous de ne pas dire un mot de ce que
27, 21 mai, à dix heures et demie du matin. » je vais vous raconter ?
— Et maintenant, dit le comte en remettant ses tablettes — Je vous le promets.
dans sa poche, soyez tranquille, l’aiguille de votre pendule — Parole d’honneur ?
ne sera pas plus exacte que moi.
— Parole d’honneur.
— Je vous reverrai avant mon départ ? demanda Albert.
— C’est bien. Écoutez donc.
— C’est selon : quand partez-vous ?
Et alors Franz raconta à Albert son excursion à l’île de
— Je pars demain, à cinq heures du soir. Monte-Cristo, comment il y avait trouvé un équipage de
— En ce cas, je vous dis adieu. J’ai affaire à Naples, et contrebandiers, et au milieu de cet équipage deux ban-
ne serai de retour ici que samedi soir ou dimanche matin. dits corses. Il s’appesantit sur toutes les circonstances de
Et vous, demanda le comte à Franz, partez-vous aussi, l’hospitalité féerique que le comte lui avait donnée dans
monsieur le baron ? sa grotte des Mille et une Nuits. Il lui raconta le souper,
— Oui. le hatchis, les statues, la réalité et le rêve, et comment à
son réveil il ne restait plus comme preuve et comme sou-
— Pour la France ? venir de tous ces événements que ce petit yacht, faisant à
— Non, pour Venise. Je reste encore un an ou deux en l’horizon voile pour Porto-Vecchio. Puis il passa à Rome,
Italie. à la nuit du Colisée, à la conversation qu’il avait enten-
due entre lui et Vampa, conversation relative à Peppino,
— Nous ne nous verrons donc pas à Paris ? et dans laquelle le comte avait promis d’obtenir la grâce
— Je crains de ne pas avoir cet honneur. du bandit, promesse qu’il avait si bien tenue, ainsi que nos
lecteurs ont pu en juger.
— Allons, Messieurs, bon voyage, dit le comte aux deux
amis en leur tendant à chacun une main. Enfin, il en arriva à l’aventure de la nuit précédente, à
l’embarras où il s’était trouvé en voyant qu’il lui manquait
C’était la première fois que Franz touchait la main de cet
pour compléter la somme six ou sept cents piastres ; en-
homme ; il tressaillit, car elle était glacée comme celle
fin à l’idée qu’il avait eue de s’adresser au comte, idée qui
d’un mort.
avait eu à la fois un résultat si pittoresque et si satisfaisant.
— Une dernière fois, dit Albert, c’est bien arrêté, sur pa-
Albert écoutait Franz de toutes ses oreilles.
role d’honneur, n’est-ce pas ? rue du Helder, n° 27, le 21
mai, à dix heures et demie du matin ? — Eh bien ! lui dit-il quand il eut fini, où voyez-vous dans
tout cela quelque chose à reprendre ? Le comte est voya-
— Le 21 mai, à dix heures et demie du matin, rue du
geur, le comte a un bâtiment à lui, parce qu’il est riche. Al-
Helder, n° 27, reprit le comte.
lez à Portsmouth ou à Southampton, vous verrez les ports
Sur quoi les deux jeunes gens saluèrent le comte et sor- encombrés de yachts appartenant à de riches Anglais qui
tirent. ont la même fantaisie. Pour savoir où s’arrêter dans ses
— Qu’avez-vous donc ? dit en rentrant chez lui Albert à excursions, pour ne pas manger cette affreuse cuisine qui
Franz, vous avez l’air tout soucieux. nous empoisonne, moi depuis quatre mois, vous depuis
quatre ans ; pour ne pas coucher dans ces abominables
— Oui, dit Franz, je vous l’avoue, le comte est un homme lits où l’on ne peut dormir, il se fait meubler un pied-à-
singulier, et je vois avec inquiétude ce rendez-vous qu’il terre à Monte-Cristo : quand son pied-à-terre est meublé,
vous a donné à Paris. il craint que le gouvernement toscan ne lui donne congé
— Ce rendez-vous… avec inquiétude ! Ah çà ! mais êtes- et que ses dépenses ne soient perdues, alors il achète l’île
vous fou, mon cher Franz, s’écria Albert. et en prend le nom. Mon cher, fouillez dans votre souve-
nir, et dites-moi combien de gens de votre connaissance
— Que voulez-vous, dit Franz, fou ou non, c’est ainsi. prennent le nom de propriétés qu’ils n’ont jamais eues.
— Écoutez, reprit Albert, et je suis bien aise que l’occa- — Mais, dit Franz à Albert, les bandits corses qui se
sion se présente de vous dire cela, mais je vous ai tou- trouvent dans son équipage ?
jours trouvé assez froid pour le comte, que, de son côté,
j’ai toujours trouvé parfait, au contraire, pour nous. Avez- — Eh bien ! qu’y a-t-il d’étonnant à cela ? Vous savez
vous quelque chose de particulier contre lui ? mieux que personne, n’est-ce pas, que les bandits corses
ne sont pas des voleurs, mais purement et simplement des
— Peut-être. fugitifs que quelque vendetta a exilés de leur ville ou de
— L’aviez-vous vu déjà quelque part avant de le rencon- leur village ; on peut donc les voir sans se compromettre :
trer ici ? quant à moi, je déclare que si jamais je vais en Corse,
— Justement. avant de me faire présenter au gouverneur et au préfet, je
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me fais présenter aux bandits de Colomba, si toutefois on ce monsieur si laid qui les fait obtenir, eh bien ! je lui
peut mettre la main dessus ; je les trouve charmants. donnerai l’une et je lui garantirai l’autre. Sur ce, mon cher
— Mais Vampa et sa troupe, reprit Franz ; ceux-là sont Franz, ne parlons plus de cela, mettons-nous à table et
des bandits qui arrêtent pour voler ; vous ne le niez pas, allons faire une dernière visite à Saint-Pierre.
je l’espère. Que dites-vous de l’influence du comte sur de Il fut fait comme disait Albert, et le lendemain, à cinq
pareils hommes ? heures de l’après-midi, les deux jeunes gens se quittaient,
Albert de Morcerf pour revenir à Paris, Franz d’Épinay
— Je dirai, mon cher, que, comme selon toute probabilité
je dois la vie à cette influence, ce n’est point à moi à la pour aller passer une quinzaine de jours à Venise.
critiquer de trop près. Ainsi donc, au lieu de lui en faire Mais, avant de monter en voiture, Albert remit encore
comme vous un crime capital, vous trouverez bon que je au garçon de l’hôtel, tant il avait peur que son convive
l’excuse, sinon de m’avoir sauvé la vie, ce qui est peut-être ne manquât au rendez-vous, une carte pour le comte de
un peu exagéré, mais du moins de m’avoir épargné quatre Monte-Cristo, sur laquelle, au-dessous de ces mots : « Vi-
mille piastres, qui font bel et bien vingt-quatre mille livres comte Albert de Morcerf, » il y avait écrit au crayon :
de notre monnaie, somme à laquelle on ne m’aurait certes 21 mai, à dix heures et demie du matin,
pas estimé en France ; ce qui prouve, ajouta Albert en 27, rue du Helder.
riant, que nul n’est prophète en son pays.
— Eh bien ! voilà justement ; de quel pays est le comte ? fin du deuxième volume.
quelle langue parle-t-il ? quels sont ses moyens d’exis-
TABLE
tence ? d’où lui vient son immense fortune ? quelle a été DU DEUXIÈME VOLUME
cette première partie de sa vie mystérieuse et inconnue
qui a répandu sur la seconde cette teinte sombre et mi-
santhropique ? Voilà, à votre place, ce que je voudrais Pages.
savoir. I.
Les contrebandiers
— Mon cher Franz, reprit Albert, quand, en recevant ma 1
lettre, vous avez vu que nous avions besoin de l’influence II.
du comte, vous avez été lui dire : Albert de Morcerf, mon L’île de Monte-Cristo
ami, court un danger, aidez-moi à le tirer de ce danger, 12
n’est-ce pas ? III.
— Oui. Éblouissement
— Alors, vous a-t-il demandé qu’est-ce que M. Albert 23
IV.
de Morcerf ? d’où lui vient son nom ? d’où lui vient sa
fortune ? quels sont ses moyens d’existence ? quel est son L’inconnu
36
pays ? où est-il né ? Vous a-t-il demandé tout cela, dites ?
V.
— Non, je l’avoue. L’auberge du pont du Gard
— Il est venu, voilà tout. Il m’a tiré des mains de M. 44
Vampa, où, malgré mes apparences pleines de désinvol- VI.
ture, comme vous dites, je faisais fort mauvaise figure, je Le récit
l’avoue. Eh bien ! mon cher, quand en échange d’un pareil 62
service il me demande de faire pour lui ce qu’on fait tous VII.
les jours pour le premier prince russe ou italien qui passe Les registres des prisons
par Paris, c’est-à-dire de le présenter dans le monde, vous 80
voulez que je lui refuse cela ! Allons donc, Franz, vous VIII.
êtes fou. La maison Morrel
89
Il faut dire, que, contre l’habitude, toutes les bonnes rai- IX.
sons étaient cette fois du côté d’Albert. Le 5 septembre
— Enfin, reprit Franz avec un soupir, faites comme vous 108
voudrez, mon cher vicomte ; car tout ce que vous me dites X.
là est fort spécieux, je l’avoue ; mais il n’en est pas moins Italie. — Simbad le marin
vrai que le comte de Monte-Cristo est un homme étrange. 129
XI.
— Le comte de Monte-Cristo est un philanthrope. Il ne
Réveil
vous a pas dit dans quel but il venait à Paris. Eh bien !
163
il vient pour concourir aux prix Monthyon ; et s’il ne lui
XII.
faut que ma voix pour qu’il les obtienne, et l’influence de
Bandits romains
194

172
XIII.
Apparition
216
XIV.
La mazzolata
247
XV.
Le carnaval de Rome
268
XVI.
Les catacombes de Saint-Sébastien
295
XVII.
Le rendez-vous
319

1. ↑ Si à six heures du matin, les quatre mille piastres ne


sont point entre mes mains, à sept heures, le vicomte
Albert de Morcerf aura cessé d’exister.
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1 Sources, contributeurs et licences du texte et de l’image


1.1 Texte
• Le Comte de Monte-Cristo/Texte entier Source : http://fr.wikisource.org/wiki/Le%20Comte%20de%20Monte-Cristo/Texte%20entier?
oldid=4420131 Contributeurs : Sapcal22, Acélan et Anonyme : 1

1.2 Images

1.3 Licence du contenu


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