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L E PA S S A G E

CRÉDITS
D E G E N E S I S PA R S I X M O R E V O D K A
Christian Günter et Marko Djurdjevic

L O G O S & I L L U S T R AT I O N S & P I C T O G R A M M E S
Dennis Nußbaum et Marko Djurdjevic

C O U V E R T U R E & M I S E E N PA G E
Valentin (JokeBox)

P R O TA G O N I S T E S D E L ‘ A V E N T U R E
Théo (Avhéor), Coline (Idhora), Emma (Aöle), Valentin (MJ)

AUTEUR
Valentin (JokeBox)

LE PASSAGE est un fanwork basé sur le JDR DEGENESIS REBIRTH.


DEGENESIS® est ™ SIXMOREVODKA Studio GmbH.
Tous droits réservés.
Ce document utilise le layout pack de Degenesis : degenesis.com
PROLOGUE
Nous sommes en 2575, soit près de 500 ans après l’Eshaton…

Vous vivez depuis plusieurs années déjà au sein d’un même Cercle du clan des
Passeurs, une seconde famille pour vous qui avez été séparés de vos géniteurs. Ras-
pilla, ce petit village du nord de l’Andalousie, est désormais votre foyer.

Vos Guides, Vidria la purgane et Kojo l’afrikain, s’occupent de vous depuis votre
intégration au sein de leur Cercle. Vous formez une famille de neuf membres et vivez
répartis entre six abris en terre cuite. Vous formez un ensemble indissociable malgré
vos cultures d’origines différentes.

Votre routine quotidienne débute par une matinée d’étude, suivie d’un repas col-
lectif au sein du Cercle. Ensuite, le début d’après-midi est dédié à un temps de repos
et de méditation. La fin de l’après-midi aux travaux pratiques (artisanat, chasse, mé-
decine, construction). Le diner du soir est pris collectivement avec les autres cercles.
Il s’agit du seul véritable moment d’échange entre les cercles favorisé par le rythme
du Clan. Enfin, une fois par semaine, le Cercle se rend auprès des Tisseuses pour
leur remettre une offrande. Il peut s’agir d’une confection artisanale du Cercle ou
une trouvaille lors d’une expédition. Chaque offrande se clôture par l’ingestion d’un
breuvage étrange, pâteux. Seuls les enfants du Cercle en boivent, les Guides en sont
exemptés. Certains enfants ne le digèrent pas. S’en suivent donc des heures de lutte
avant expulsion…

Vous atteignez bientôt tous votre puberté, soit l’âge auquel vous pourrez prétend-
re passer le rite du « Passage ». Bien que ce moment vous effraie, vous ressentez une
excitation grandissante à l’idée de vous voir sélectionné. Vous savez également que
ce Passage signe la rupture avec votre Cercle : pour certains, vous risquez de ne plus
vous revoir. Seul subsistera un petit tatouage sur votre poignet.

LE PASSAGE 3
CARTE DU MONDE 2595 PAR SIXMOREVODKA
RASPILLA

CARTE D’AL-ANDALUS - NORD D’AFRIKA 2595 PAR SIXMOREVODKA

LE PASSAGE 5
A C T E I

LIÉS
CHAPITRE 1

L À OÙ TOUT
COMMENCE...

V. L E C H E R C H E U R - A Ö L E

VII. LE TRADITIONNALISTE - IDHORA

X V I I . L E V I S I O N N A I R E – AV H E O R
CHAPITRE 1 : LÀ OÙ TOUT COMMENCÉ
LE CERCLE

V. Hiver 2575. Le Passage approche. Pour notre Cercle, est-ce le début de la fin ?

Je m’appelle Aöle et je viens de Borca. Petite m’a-t-on dit, j’ai été accueillie chez les
Passeurs de Raspilla. Avec d’autres enfants, nous avons été rassemblés pour former
un Cercle. Notre Cercle.

Deux Guides. Sept enfants. Le reste ne comptait pas.

D’abord, il y avait Vidria, la chasseuse autoritaire au regard émeraude. Puis Kojo,


l’homme noir aux plats parfumés et aux histoires d’ailleurs. Deux guides aimants
faisant office de parents pour les délaissés que nous étions.

Ensuite, la petite bande.


Bijan. L’aveugle. Attachant, mais pas bien dégourdi. Malba, petite peste, borcane
comme moi, mais pas méchante dans le fond. Igor, silencieux et renfermé. Un bon
exemple. Avhéor, toujours enjoué, toujours le premier à nous attirer des ennuis
également. Idhora, un brin lunaire avec sa tendance à croire un peu trop à ces anciens
Esprits d’Afrika. Foutaises. Elle trainait trop souvent dans les jupes de Kojo. Lèche-
botte. Alberto, notre meneur protecteur, l’esprit vif et plein d’initiative. Puis moi,
Aöle la rouquine, celle qu’on ne cherche pas trop voire même qu’on peine à trouver.

À chaque jour qui passait et à chaque heure de la journée, nous vivions ensemble.
C’était un cadre, une famille.

LA CHASSE
VII. Le Moment du Passage approchait. L’hiver pointait aussi le bout de son nez.
Le gibier se faisait plus rare, mais aussi moins vif. Armés de nos arcs et de nos cou-
teaux, notre Cercle parcourait les terres fertiles de la région de Raspilla. Loin des
conflits entre les Cultes, à distance de ces clans conquérants, nous survivions pour
un avenir plus radieux. Celui-ci nous était promis après l’ultime épreuve : le Passage.
Nous serions jugés et choisis par les Tisseuses, suivant le fil de notre destinée.

Vidria nous donna des instructions : un animal vigoureux et sain. La méthode


de chasse lui importait peu. Kojo me glissa un dernier conseil : être patiente, agir
ensemble. Former un tout uni. J’appliquais ses conseils autant que possible, tentant
de rallier au troupeau une Aöle parfois individualiste ou un Bijan manquant de clair-
voyance. Être aveugle n’excuse pas tout !

**

XVII. Le plan était clair, chacun était positionné idéalement. Un groupe de


rabattage, les plus bruyants, tandis que nous autres étions planqués dans les arbres,
prêts à tirer. Seule Aöle manquait à l’appel. Encore… Qu’est-ce qu’elle s’imaginait

LE PASSAGE 9
celle-là ?! Pouvoir chasser du gros gibier seule ?! Le jour où elle tombera sur trois
gendos, elle ne fera pas la maline ça c’est sûr…

Malgré tout, le plan s’exécuta sans heurt. Les rabatteurs gesticulaient et reve-
naient vers notre position. La proie approchait : un beau daim intact. Malba, Idhora
Igor et Alberto avaient fait du bon boulot. Bijan se tint prêt à tendre le fil pour faire
trébucher l’animal et alors, je décocherais mon trait. Plus que quelques mètres… Mon
cœur battait la chamade quand soudain…

**

V. En plein dans le mille ! Celle-ci, ils ne l’avaient pas vue venir ! Par ici la mon-
naie les nullos ! Vous vous êtes fait coiffer sur le poteau !

La flèche avait traversé le crâne, laissant l’animal s’écrouler sur le sol poussiéreux.
Je sortis mon couteau et déboulais de ma cachette, prête à finir proprement le boulot,
comme d’habitude.

**

XVII. La connasse !
Un peu plus et elle manquait son tir, faisant dévier la proie de sa trajectoire et rédui-
sant à néant nos efforts. Compétitrice mon cul ! Sans attendre, je descendis de mon
perchoir et me jetais sur l’animal en souffrance. J’étais plus rapide, plus vif. Le canif
déjà sorti, je jetais un regard appuyé sur Aöle. Trop lente ma petite ! Saisissant le
crâne de la proie, je lui tranchais la gorge sèchement, déversant sur le sol le liquide
rougeoyant. Les dernières pulsations résonnèrent sur ma main tachée de sang.
- Bijan ! Ramène ton cul ! Et de la ficelle, beaucoup de ficelle !

**

VII. L’action se déroula dans un chaos ordonné, comme nous y étions habitués.
Chaque chose semblait se percuter dans de violents mouvements pour finalement
arriver exactement à la place qui était la leur. C’est ainsi que je le ressentais, à chaque
fois, au-delà des cinq sens connus. Kojo m’écoutait souvent au sujet de ses sensations
que je ne savais pas expliquer. Il l’attribuait à des Esprits anciens qui m’aiguillaient
tout en liant les éléments qui composaient notre monde.

J’entendis au loin la voix pleine de reproches d’Avhéor. L’odeur du sang égale-


ment. Igor m’invita à le suivre. Tous exultaient de la belle prise malgré un différend
- un de plus - qui éclatait entre Aöle, Alberto et Avhéor.
Les trois A. Intenables.
CHAPITRE 1 : LÀ OÙ TOUT COMMENCÉ
LA TROUVAILLE

V. Une fois l’animal attaché et harnaché, les Guides refirent surface. Ils saluèrent
la prise sans faire plus de commentaires. Vidria m’adressa un regard appuyé, fière de
mon tir assurément. Les autres ne comprenaient pas., ils se contentaient de si peu.

Sur le chemin du retour, Idhora et moi nous retrouvâmes en bout de file. Après
avoir quitté la rocaille des montagnes, nous traversâmes une première forêt par des
petits sentiers. La marche était ralentie par le poids de notre gibier et par la fatigue
accumulée tout au long de la matinée. Pourtant, alors que mon esprit divaguait mon
regard se posa sur une chose. Une chose qui n’avait rien à faire là. À moitié enter-
rée sous terre, à peine visible, un demi-cercle d’apparence métallique avait été égaré.
Sans un bruit, je rompais le rang pour mettre la main sur la trouvaille. Un nouveau
bidule, comme diraient les Guides, à ajouter à ma collection. Mais celui-là, ils ne me
le prendraient pas. Ça non !

**

VII. Dans un bruissement d’air, je sentis l’odeur froide et métallique d’Aöle s’éloi-
gner. Que fabriquait-elle encore ? Elle revint dans le sillage de notre file indienne une
bonne minute plus tard. Son excitation était palpable. Qu’avait-elle encore déniché ?
- Psst…T’as trouvé quelque chose ?
Elle ne répondit pas immédiatement. Devant nous, Avhéor eut l’ouïe suffisamment
fine. Il modéra son pas, créant une légère scission dans notre file indienne.
- Pas de suite... Tout à l’heure. Au village. répondit-elle d’une voix faible mais abrupte
tout en camouflant le bidule dans une large poche de son pardessus.
Avhéor reçut lui aussi le message et nous savions tous les deux qu’Aöle nous laisserait
jeter un œil à son nouveau trésor. Avait-elle le choix ?

**

V. Une fois rentré au village, je me précipitais pour cacher le trésor sous ce qui me
servait de matelas. Une planque que les Guides n’avaient pas encore découverte, du
moins l’espérais-je. Cette fouine d’Avhéor avait vu le disque, mais fort heureusement,
il faisait encore mine d’agir comme si de rien n’était, ne pouvant toutefois s’empêch-
er quelques regards appuyés dans ma direction. Idhora était plus préoccupante. Sa
relation privilégiée avec Kojo faisait d’elle une balance potentielle. Durant la fin de
matinée puis du déjeuner, je m’efforçais de rester près d’elle.

Le temps libre de l’après-midi fut une libération. Je quittais les autres pour re-
trouver ma découverte dans le dortoir commun. Je fus soulagée de constater qu’elle
n’avait pas bougé. Cependant, à peine eussé-je sorti le bidule pour l’ausculter que
deux silhouettes se manifestèrent…

**

XVII. - Alors Aöle, qu’est-ce que t’as encore trouvé ? Une vieille conserve ? Une
tôle percée ?

LE PASSAGE 11
L’air taquin, mais l’œil vif, je fixais les mains de la rouquine. Parmi tout le merdi-
er qu’elle avait su collecter, je savais qu’elle planquait des curiosités susceptibles de
révéler des secrets. Mais la rouquine n’était pas du genre à en faire l’étalage. C’était
une discrète la Aöle. Idhora était postée à côté de mois, silencieuse. Je jetais un coup
d’œil par-dessus mon épaule pour vérifier qu’aucun Guide ne pointait le but de son
nez. C’eut été fâcheux de se faire gauler. Aöle ne l’aurait pas supporté. Elle glissa l’es-
pèce de disque dans la doublure de sa veste puis se releva.
- Restez pas plantés là. Vers la planque, dans les ruines. Je vous montrerais là-bas.
Déterminée, elle nous bouscula et fila en direction des ruines. C’est avec un sourire
aux lèvres que je lui emboitais le pas.

**

VII. Menés par une Aöle des grands jours, nous nous apprêtions à quitter le vil-
lage par la forêt à l’est quand soudain, la voix stridente de Bijan nous interpella.
- Eh oh ! Pas zi vite ! ‘tendez-moi ! Z’vous ai entendu !
Je m’immobilisais. Pourquoi fallait-il toujours qu’il attire l’attention ?! Avhéor prit
les choses en main. En une poignée de seconde, il s’était rué vers le petit aveugle et
lui passa son bras fin autour du cou. J’ignorais ce qu’il lui murmura, mais le visage de
Bijan s’illumina. Tous deux s’approchèrent et nous reprîmes la direction des vieilles
ruines. De trois nous passions à quatre.

À l’ombre de la forêt, nous marchions d’un pas pressé vers les ruines. Il était ac-
quis que les enfants d’un Cercle mûr avaient la permission d’y crapahuter librement,
goûtant à l’aventure promise après le Passage. À plusieurs reprises, nous regardâmes
derrière nous de crainte d’être suivis. Mais rien ne vint. Seuls l’odeur des pins et le
vent glacial accompagnaient nos pas.

Au bout d’une vingtaine de minutes à couper à travers les bois humides, nous
débouchâmes sur la vaste étendue où s’élevaient les ruines. Il s’agissait d’un vague
amas de béton froid, partiellement recouvert de longues lianes de lierres qui fais-
aient craqueler ce qui fut, autrefois, l’un de ces palais oubliés. Le passé. Les Guides
nous en parlaient parfois. Ces villes étendues dont les plus iconiques des bâtiments
flirtaient avec les nuages. Ces parois transparentes, telles des miroirs reflétant une
nature ignorée, bafouée. Ces écrans, aspirant les âmes de leurs apôtres… Comment
pouvions-nous regretter ces heures sombres de notre humanité ?

L‘IMAGE

V. La ruine était silencieuse. L’air sec venait picoter mes joues nues et lacérer mes
lèvres malgré les fines étoffes dont j’avais l’habitude de me parer. Point positif : nous
étions vraisemblablement seuls.

Je tenais le trésor fermement serré contre ma poitrine, le bras immobile, paralysé


par la peur que quiconque tente de s’en emparer. Après avoir fait le tour de la bâtisse,
Avhéor nous fit signe de nous approcher de l’un des renfoncements à l’abri des re-
gards indiscrets. Sans un mot, tout le monde s’éxécuta.
CHAPITRE 1 : LÀ OÙ TOUT COMMENCÉ
- Alors-alors ! Z’est quoi qu’elle a trouvé Aöle ?!, ne cessait de répéter Bijan, impatient
et plus turbulent que d’habitude.
Les deux autres n’étaient pas en reste. L’air de rien, je sentais leur envie grandir à
mesure que les secondes passaient. Ils étaient suspendus à mes lèvres, dans l’attente
de la révélation.
- Tout d’abord, vous trois, vous devez prom…
- Ouai on sait. On doit promettre de ne rien balancer, m’interrompit Avhéor, on
te répète qu’on n’y est pour rien si Kojo t’as confisqué des Bidules. Bon aller, mon-
tre-nous maintenant !
Je serais les dents. C’est ça, toujours innocents. Comme si Kojo avait pu percer mes
cachettes sans un petit coup de pouce. Je n’étais pas aussi idiote qu’ils semblaient
tous l’imaginer. Leur jalousie transpirait. Seul Bijan semblait si naïf que rien ne me
permettait de le soupçonner. Enfin…
- Bon d’accord. Mais je vous préviens : si d’une manière ou d’une autre les Guides
tombent sur ça, je vous le ferais regretter !

La menace n’était pas lâchée en l’air. Je détestais les traitres. Le différend fausse-
ment dissipé, je plongeais ma main sous mon manteau et en tirait le bidule envelop-
pé d’un tissu poisseux. Avec la plus haute précaution, je dévoilais la trouvaille sous
les yeux ébahis de mon public. Il était là, parfait, un disque de métal d’une dizaine de
centimètres de diamètre, moins cabossé que la plupart des trésors sur lesquels j’avais
pu mettre la main. Un bijou.
- Alors Aöle ! Fais toucher ! s’écrira Bijan, surexcité.
Sentant qu’il ne pourrait plus tenir bien longtemps, je lui remis l’objet. Au contact de
la matière, il tressaillit de surprise. Un sourire illumina son visage enfantin.

**

XVII. Le trésor était moins impressionnant que les autres babioles qu’elle avait
trouvées jusqu’ici. C’était une sorte de plaque de métal bosselé, parcouru de plusieurs
griffures qui formaient, il fallait bien l’avouer, un dessin digne des gribouillages d’Ig-
or. Lorsque Bijan eu fait le tour du bidule, ce dernier passa entre nos mains et chacun
y alla plus ou moins longuement de son petit essai.

Le son sourd d’un bloc de béton heurtant le sol nous fit sursauter. Je levais les
yeux vers l’extérieur, prudemment, tandis que les trois autres restaient silencieux,
pétrifiés. Bijan lâcha un hoquet d’angoisse. Aöle le fusilla du regard. Pour ma part, je
m’aventurais à l’extérieur de la vaste niche dans laquelle nous nous trouvions pour
notre auscultation quand soudain, un rongeur large comme deux mains d’adulte me
fila sous le nez. Il s’agissait d’un de ces nuisibles qui se nourrissait des édifices d’antan.
La tension baissa d’un cran et nous reprîmes nos essais respectifs.
Le bidule revint entre les doigts de sa propriétaire. Elle analysa avec une minutie
agaçante le disque, comme si le fait de le chatouiller finirait par le contraindre à
dévoiler ses secrets. Ainsi, une première heure passa…puis une deuxième…

L’ennui s’était emparé de nous. Bijan avait été le premier à s’agacer. Idhora, elle,
resta silencieuse, reportant son intérêt sur les mousses qui recouvraient l’intérieur de
l’alcôve dans laquelle nous étions glissés. Quant à moi, j’étais persuadé de l’inutilité
de ce machin en métal. À plusieurs reprises, je menaçais Aôle de partir. Mais elle ne

LE PASSAGE 13
lâcha rien. Sans même un regard, elle persistait à étudier la chose. Le Disque, comme
elle l’appelait désormais.

**

VII. Des lichens. Il en poussait de toute sorte dans cette ruine. Ils semblaient
puiser les minerais nécessaires à leur développement en fonction du type de parois
ou de la roche sur place. Au plus profond de la cavité, certains émettaient comme
de légères lueurs, presque imperceptibles. Je laissais le bout de mes doigts glisser à
leur surface, comme pour dialoguer avec eux. Kojo m’avait raconté que certaines es-
pèces de végétaux étaient capables de communiquer les unes avec les autres. Elles
pouvaient ainsi prévenir de l’arrivée d’un prédateur et sécréter des enzymes sur leurs
feuillages, décourageant leur bourreau de les dévorer. Il me racontait aussi que l’on
trouvait en afrika des plantes d’un tout autre genre. Celle-ci, pour les êtres qui s’en
montraient suffisamment dignes, étaient capable de communiquer avec l’humain.
Ceux qui s’y plongeaient revenaient changés. Intérieurement, j’espérais que le Pas-
sage me permettrait un jour d’observer ces plantes-là.

Alors que l’impatience avait gagné Bijan et Avhéor depuis un bon quart d’heure,
un cliquetis mécanique retentit nettement dans notre cachette.
Nous nous retournâmes comme un seul homme vers Aöle. Et là…

**

V. Un visage apparu sur la paroi face à moi.


Le Disque était toujours entre mes mains, tremblantes d’excitation. J’avais réussi. Il
n’émettait aucun son, aucune vibration. Lorsque le cliquetis s’était activé, l’un des
quarts bombés qui composaient sa face s’était simplement éclairé, comme par magie.
Le silence régnait. Nous avions tous, sans exception, les yeux fixés vers cette chose,
cet homme sans âge qui nous dévisageait d’un air autoritaire. Malgré le béton froid,
lacéré et fatigué par les siècles, l’image était d’une telle pureté… Je n’avais jamais rien
vu de tel.

Sans relâcher le disque de ma main, je pointais en direction des lettres qui s’empi-
laient sur le bas du visage. L’alphabet était identique au nôtre, mais l’assemblage des
lettres m’était complètement inconnu.
- Y – O – U – T – H – I – S – C – O – N – V – I – C – T – I – O – N, épelais-je à mi-voix,
comme si j’invoquais un rituel sordide tout droit sorti des rêves d’Idhora. Rien ne se
produisit.
- D – E – S – T – I – N – Y – I – S – C – H – O – I – C – E, poursuivais-je, d’un ton un
peu plus assuré. Toujours rien.
- S – T – R – E – N – G – T – H – I – S – A – V – I – R – T – U – E, ma voix retomba
sans que rien ne se passe. Bijan resserra ses mains potelées autour de mon bras. Il
savait, d’une manière ou d’une autre, que nous étions face à une chose exception-
nelle. Pourtant, il ne décrocha pas un mot.

**

XVII. Nous restâmes muets face à cet assemblage de lettres au sens inconnu et
CHAPITRE 1 : LÀ OÙ TOUT COMMENCÉ
à la face de cet homme aux yeux de glace. Les premières hypothèses commencèrent
à fuser après une lourde minute de silence. Était-ce un message ? L’objet avait-t-il
été laissé là par hasard ou était-il fait pour être trouvé ? Si oui, à qui était-il destiné
? Idhora y voyait une simple babiole égarée, potentiellement dangereuse si nous la
gardions trop longtemps activée. Aöle penchait pour un artefact secret, abandon-
né par mégarde et dont certains mystères étaient encore à révéler. Bijan se heurtait
à son handicap et réclamais une description plus précise du visage et de la saveur,
comme il aimait le dire, de l’image. Enfin, j’imaginais que ce bidule n’était ni plus ni
moins qu’un test, un moyen utilisé par les Guides et ces satanées Tisseuses pour nous
préparer au Passage et à ce qui suivrait.

Le soleil se couchait. Nos divagations avaient animé la majeure partie de


l’après-midi. Au loin, la voix puissante d’Alberto se fit entendre. Très vite, elle fut
suivie de celle, plus autoritaire, de Vidria. Il fallait tout remballer. Aöle s’exécuta. Elle
traficota la tranche de ce disque et, dans le même cliquetis sec qui avait précédé l’ac-
tivation, l’image disparue. Je sortis le premier du renfoncement de béton où nous
avions trouvé refuge. Alberto afficha un large sourire ainsi qu’un clin d’œil complice.
La Guide plissa les yeux en nous voyant sortir de notre cachette. Les lèvres pincées,
elle demeura silencieuse. De toute évidence, ça ne sentait pas très bon pour nous.
- On était partis jouer aux explorateurs ! On ne faisait rien de mal. La ruine n’est pas
dangereuse et…
Vidria m’interrompit en levant son index.
- Économise ta salive. Vous êtes couverts de poussière. Ce soir, nous avons un diner
de fête. Rentrez directement et faites votre toilette. Soyez présentable, ne faites pas
honte à notre Cercle.
Elle nous laissa prendre les devants. Alberto passa ses bras sculptés autour de mes
épaules et me rabroua gentiment. Ensemble, nous retournions au village de Raspilla.

LE VAISSEAU

VII. La nuit fut agitée, pleine de sourires, de rires, de chants et de danses.


Les Cercles de tout Raspilla s’étaient rassemblés au coucher du soleil. Ensemble, nous
fêtions l’approche de la prochaine cérémonie du Passage. Les enfants les plus âgés –
notre génération – jouissaient de privilèges particuliers : outre le fait d’être le centre
de l’attention des Guides et des adultes protecteurs du village, nous avions l’autorisa-
tion de siéger à leur table. L’alcool circulait librement et chacun d’entre nous trempa
ses lèvres - voir plus pour Alberto, Malba, et Avhéor – dans les liqueurs parfumées
troquées sur les marchés de Cartagena. L’appréhension du passage s’envola après
quelques gorgées et je profitais de la soirée aux côtés de Kojo, rêvant encore et toujo-
urs des terres de nos lointains ancêtres communs.

Le lendemain matin, le village tournait au ralenti. Dans la case des filles, Aöle fut
la première debout. Elle s’était couchée tôt, prétextant ne pas aimer les festivités. Ra-
bat-joie. Malgré un léger mal de crâne, je parvins à m’extirper de ma natte pour une
toilette matinale et une collation légère. Le soleil était déjà haut dans le ciel lorsque
le reste du Cercle vint se joindre à moi pour dépecer le daim chassé la veille. Etrange-
ment, les Guides étaient introuvables.

LE PASSAGE 15
Après avoir terminé notre labeur, nous nous dirigeâmes vers le temple des Tis-
seuses, pensant y trouver Kojo et Vidria à proximité. Nous n’étions pas loin de la
vérité. Devant ce lieu sacré et protégé se tenait une foule organisée en plusieurs rangs.
En y regardant de plus près, il s’agissait de tous les Guides du village qui se tenaient
aussi raides que des poteaux face à une silhouette grisâtre. Il me sembla apercevoir
le visage d’une vieille femme, quelques mèches de cheveux blancs crasseux puis… ses
yeux, aux iris blanchâtres, rivés sur moi. J’étais tétanisée. Un Aîné nous repéra et nous
ramena jusqu’à nos cases. Malgré les tentatives de négociation d’Avhéor et de Malba,
il ne céda pas.

**

XVII. Qu’avions-nous fait de mal ? Qu’est-ce qui se passait là-bas que nous ne
devions pas savoir ? La veille, on nous traitait en adulte et le lendemain, nous étions
cantonnés à nos cases. Était-ce à cause de cette étrangère ? Idhora en était restée
toute secouée. Alberto rassembla le Cercle pendant que Malba tentait de rassurer
Idhora. Bijan, Igor et Aöle restèrent silencieux. Cette dernière devait probablement
plus s’inquiéter de sa récente trouvaille plutôt que du bien-être de notre famille. Pour
ma part, je fulminais. J’avais toujours suspecté les Tisseuses d’une manigance, d’une
chose pas nette. Pourquoi devait-on, chaque fin de semaine, accomplir le rituel des
offrandes ? Sans compter ce breuvage ignoble qu’on nous faisait avaler. Rien que d’y
penser, la nausée me vint. Qui étaient-elles vraiment ? Étaient-elles humaines ? Et
cette vieille carcasse qui avait aligné tous les Guides, où se croyait-elle ?! J’étais re-
monté, une vraie boule de colère qui menaçait d’exploser en plein vol.

Il fallut attendre une bonne heure pour que Vidria et Kojo reviennent vers nous.
Ils n’étaient pas seuls : l’étrangère décrite par Idhora était présente. Les deux Guides
nous firent aligner devant la case commune en se contentant d’un simple :
- Voici le Vaisseau, elle ne vous veut aucun mal. Restez tranquille.
L’air se chargea d’une vague odeur fade, synthétique qui ne correspondait à aucun
standard jusqu’ici rencontré. La femme releva sa capuche, dévoilant ses cheveux re-
couverts de poussière et sa peau moins ridée que l’on aurait pu l’imaginer. Elle passa
devant chacun d’entre nous et mesura nos mensurations, ausculta notre peau. Elle
restait silencieuse. Aucun des Guides n’osa intervenir. Lorsqu’elle arriva jusqu’à moi,
je bombais fièrement le torse et plongeais mon regard dans le sien d’un air de défi. Ce
que j’y vis resta…indescriptible. J’eus l’impression que l’on pénétrait mon esprit, mon
être tout entier. Le temps paru se suspendre. Les sons devinrent lointains, ma vue
devint floue : j’étais comme tiré à l’extérieur de mon propre corps. Une impression
épouvantable m’envahit : cette femme lisait en moi, elle violait jusqu’au plus intime
de mes souvenirs. Après moins d’une seconde qui me sembla durer une éternité, je
fermais docilement les yeux.

**

V. La vieille étrangère ne nous posa pas de questions. Tant mieux, je n’étais pas
d’humeur à y répondre. Son arrivée avait perturbé mes plans pour l’étude de mon
Disque. Ouille ! Mais qu’est-ce qu’elle avait celle-là ?! Après nous avoir mesurés sur
toutes les coutures, voilà qu’elle se mettait à nous piquer la peau ? Une goutte de
CHAPITRE 1 : LÀ OÙ TOUT COMMENCÉ
sang perla sur mon avant-bras, pile à l’endroit où elle avait appliqué ce drôle de cy-
lindre métallique désagréable. Fort heureusement, ce fut le dernier examen. La vie-
ille femme afficha un sourire et nous remercia. De quoi ? Je n’en savais fichtrement
rien. Lorsqu’elle quitta notre Cercle, la tension parue redescendre d’un cran. Tout le
monde soupira de soulagement. Drôle d’impression.

La suite de la journée fut aussi peu réjouissante que son commencement. La fête
battait son plein et ni Kojo ni Vidria ne nous autorisèrent à retourner dans la vieille
ruine. J’étais coincée ici, à devoir feindre l’amusement alors que le Disque n’attendait
que moi pour dévoiler ses secrets. La poisse.

L ‘ AT TA Q U E

VII. Des hurlements me tirèrent de mon sommeil en sursaut. Il faisait nuit noire
et froid, très froid. Mes yeux s’habituèrent vite à la pénombre qui régnait dans la case.
Sur leurs nattes respectives, Malba et Aöle étaient également réveillées. J’entendais
nos cœurs battre à l’unisson. Aucune d’entre nous n’osa prononcer le moindre mot.
Nous écoutions, silencieuses, effrayées.

Une trentaine de secondes à peine après que j’eus ouvert les yeux, je vis l’épais
tissu qui nous servait de porte s’animer. Toutes trois, nous retînmes notre souffle. La
silhouette fine de Vidria se dessina, j’eus un soupir de soulagement.
- Que…que se pass…, tentais-je péniblement. D’une voix autoritaire, bien que tra-
versée d’un vibrato inquiétant, Vidria m’interrompit.
- Pas le temps d’expliquer. Prenez une peau et bougez d’ici ! Vers la cache, maintenant
!
Le dernier mot de la Guide nous fit l’effet d’une décharge électrique. Mes mains
tremblaient, mon estomac se serra. J’empoignai machinalement une épaisse peau de
mammouth un peu trop petite pour moi puis emboitai le pas de Vidria.

À l’extérieur, les cris d’hommes, de femmes et d’enfants se confondaient avec le


crépitement des flammes. Les cases brûlaient, déchirant le voile noir de la nuit dans
des teintes dansantes rouge orangé. Une odeur horrible m’attrapa à la gorge, une
odeur que je n’identifiais que bien plus tard : celle de corps humains qui se con-
sumaient…

**

XVII. Kojo nous avait trainés à l’extérieur de notre dortoir avec une peur inhabi-
tuelle, même pour lui. Alberto et moi tenions fermement Bijan, le soulevant par mo-
ments sous l’effet de la panique. Igor, d’habitude si calme, ne parvenait pas à masquer
son angoisse. C’était un véritable massacre. Un bûcher géant qui ne cessait de croître
autour de nous. La vision de Vidria et des trois filles me rassura dans une moindre
mesure. Les Guides échangèrent des mots, hurlèrent des instructions qui peinèrent
à m’atteindre. J’étais choqué, abasourdi. À travers la fumée qui s’épaississait, j’aperçus
des silhouettes : des créatures noires et blanches portant des masques terrifiants.
Armés d’engins de mort, ils crachaient des gerbes de flammes à l’aveugle, brûlant sans

LE PASSAGE 17
distinction les bâtiments et leurs habitants. Par instants, des coups de feu retentis-
saient par salves. D’autres monstruosités parées d’armures colossales visaient dans la
foule et fauchaient les vies de Raspilla sans la moindre hésitation.
Vidria m’asséna une violente gifle qui me fit reprendre mes esprits.
- Pas le temps de rêvasser ! On bouge !
Tel un automate, mes membres s’activèrent. Vidria prit les devants d’un pas rythmé,
presque en trottinant. Nous la suivions tous en pack regroupé alors que Kojo fer-
mait la marche un bon mètre plus loin. Quel était cet enfer dans lequel nous étions
plongés ?

Alors que nous pénétrions dans la forêt au sud-est du village, notre foulée se
ralentit. Vidria et Kojo avaient insisté pour ne pas emporter de lampes si bien qu’il
n’était pas rare que l’un de nous se prenne les pieds dans une racine ou trébuche sur
une branche cassée. Le chaos sonore se changea progressivement en un bourdonne-
ment lointain, interrompu par quelques cris qui s’élevaient dans la forêt. Le rythme
de la course imposé par Vidria était difficile à tenir et les plus faibles d’entre nous,
Bijan en tête, peinaient à suivre. Au bout d’une dizaine de minutes à progresser dans
la forêt, le silence se mit à régner. Alberto voulut se risquer à une parole rassurante,
mais à nouveau, Vidria le coupa net d’un geste impératif de la main. Mes muscles
commençaient à me faire souffrir. Marcher pied nu dans cette mélasse était fatiguant
et je dénombrais de multiples coupures qui couraient de mes talons jusqu’au haut de
mes mollets. Je tournais la tête en arrière, vérifiant que tout le monde suivait bien.
Kojo m’adressa un sourire qui se voulait sécurisant. Je tentais de le lui rendre dans
une grimace maladroite quand soudain, un sifflement retentit à travers la nuit.

Le visage de Kojo explosa, littéralement, dans une gerbe de sang chaud. Mes yeux
s’écarquillèrent. Vidria hurla puis, après un instant d’hésitation, tous se mirent, moi
inclus, à la suivre en courant.

**

V. Le corps de Kojo retomba lourdement sur le sol, sans vie. Instinctivement,


je serrai mon Disque contre ma poitrine. Il était le seul trésor rescapé de tous mes
butins, le plus important, le plus précieux. La perte de Kojo me fit un pincement au
cœur. Bien que nous n’ayons jamais été proches, il s’était montré bon cuisinier et
n’avait jamais cherché à nous blesser ou à nous nuire. C’était un homme gentil. Un
homme mort, aussi. Ce dernier constat me rappela à la dangerosité de la situation.
Mes sens étaient en éveil. Je sentais le sang pulser à travers tout mon corps. Il fallait
suivre Vidria, continuer de courir pour atteindre la cache.

Les choses s’accélérèrent subitement. Des cris étouffés s’élevaient au loin : ils se
rapprochaient. Cette menace sans nom, ces poursuivants assassins qui scellaient en
cette nuit le destin de Raspilla. Le sentier mal nettoyé que nous suivions s’éclaircit,
les feuillages chargés d’humidité étaient moins épais. Nous approchions. Devant,
Malba, Idhora et moi collions au train de Vidria qui ouvrait la marche en écartant
les branches du bout de sa lance. Ses gestes étaient précis, tranchants. Elle semblait
évoluer dans son élément, dans ce chaos ambiant et terrifiant. Pourtant, à bien y re-
penser, je comprends aujourd’hui qu’elle était tout aussi effrayée que nous.
CHAPITRE 1 : LÀ OÙ TOUT COMMENCÉ
Nous arrivions en vue de la colline rocailleuse qui abritait l’entrée de la cachette
quand soudain, Vidria s’arrêta net. Elle saisit sa lance de la main droite tout en nous
faisant signe de rester derrière elle de sa main gauche. J’aperçus alors deux silhou-
ettes en combinaisons intégrales. Ils portaient ces masques étranges, dotés de deux
énormes filtres devant ce qui aurait dû être leurs bouches. Chacun d’eux tenait une
longue épée en acier noir, maculée de sang encore frais. Le temps s’arrêta. En un
instant, nous le savions, notre destin pouvait être scellé. Je décelais un tressaillement
parcourir la jambe de Vidria, son pied d’appuis. Elle hésitait. Une intuition me fit
comprendre que nos vies se jouaient en cet instant. Il fallait le faire, tout sacrifier. Je
me saisis du Disque et sans réfléchir, l’activai d’un geste précis. Le cliquetis retentit à
peine alors que je lançai le trésor aux pieds des deux opposants. La lumière diffusant
l’image se projeta sur un bosquet. Une diversion. Dans un cri de rage, Vidria s’élança
vers eux.

**

VII. L’action se déroula en une poignée de secondes. La babiole lumineuse d’Aöle


déclencha l’attaque de la Guide. Elle profita du moment de flottement pour enfoncer
de tout son poids la pointe de sa lance dans le buste de l’ennemi. L’autre leva son
épée pour riposter tandis qu’Avhéor, Alberto et Aöle hurlaient de concert de nous di-
riger vers la grotte. Je plaçais mes dernières forces dans un ultime sprint, refusant de
me retourner pour assister à la mort certaine à laquelle Vidria s’était probablement
préparée. D’abord Kojo, puis elle… Qu’allions-nous faire ?

Une explosion fit trembler le sol. Des arbres furent brisés par le souffle à l’endroit
même où Vidria s’était élancée pour combattre. Avait-elle prévu cela ? Des larmes
me vinrent et ruisselèrent le long de mes joues frigorifiées. Je gardais en bouche ce
goût de mort qui n’avait cessé de nous poursuivre depuis notre éveil. Qui étaient ces
gens ? Pourquoi en voulaient-ils à nos vies ? Par chance, nous arrivâmes à l’entrée de
la grotte : la fameuse cachette. Sans ménager nos efforts, nous foncions tel un seul
homme à l’intérieur, espérant y trouver des Aînés ou qui que ce soit pouvant nous
aider.

LA CACHETTE

XVII. Comme tous les autres, j’étais à bout de souffle. Nos visages et nos vête-
ments étaient tachés de sang, de morceaux d’os et de je ne sais quoi encore... C’était
tout ce qu’il restait de Kojo. Idhora éclata en sanglots, suivie de Bijan et de Malba.
Alberto serrait les dents et je m’inspirais de son attitude pour ne pas flancher. Seuls
Igor et Aöle paraissaient impassibles. C’était quoi leur putain de problème ?! On nous
avait sortis du lit puis tirés d’une scène d’apocalypse, Kojo s’était fait éclater le crâne
puis Vidria s’était sacrifiée pour nous sauver…et ces deux-là semblaient ne rien en
avoir à foutre. Je résistais à l’envie de les secouer.

Après deux bonnes minutes à reprendre notre souffle, Alberto s’avança un peu
plus loin dans la grotte.
- Aller, faut pas traîner. Rappelez-vous des instructions. Faut continuer jusqu’à bout

LE PASSAGE 19
du tunnel…
Sa voix frémissante traduisait son état de choc. Poursuivre jusqu’au bout du tunnel,
c’était tout ce qu’il nous restait. Je serrais les poings et me relevais de toute ma hau-
teur.
- Alberto a raison ! Idhora, Bijan, debout ! Toi aussi Malba ! On reprend la marche.
Longez les murs et faites gaffe où vous mettez les pieds.
Mes propres paroles me revigoraient. Ce n’était pas le moment de flancher.

**

V. Avhéor et Alberto se la jouaient meneurs intrépides. Tu parles, ils flippaient


comme jamais. S’ils se croyaient meilleurs que nous autres, ils se foutaient le doigt
dans l’œil. Le visage fermé, concentré, je me relevais et pris les devants. Le cadre se
brisait peut-être, mais plutôt que d’y voir une finalité, je choisissais d’y lire une op-
portunité : nous étions libérés des contraintes des Passeurs. Mes mains se plaquèrent
contre la roche striée, l’utilisant comme guide et support. Mes connaissances en
géologie étaient certes limitées, mais tout poussait à croire que cette soi-disant
grotte n’avait plus grand-chose de naturel. Elle avait été creusée, forée par des outils
colossaux. Par endroits, de l’eau s’écoulait le long des parois tandis qu’un courant
d’air frais nous indiquait qu’il devait y avoir une sortie au fond de ce grand tableau
noir, de l’autre côté de la colline.

Malgré l’obscurité, nous progressions à un rythme convenable. Après les mots


d’encouragement d’Alberto et Avhéor, personne n’osa élever la voix. Le silence nous
enveloppait, ponctué par instant du clapotement d’une goutte d’eau. Chose rare, Bi-
jan avait pris la tête du groupe il était de loin le plus à l’aise d’entre nous dans cette
galerie obscure. Au bout d’un long moment, ma main heurta quelque chose : une
sorte de perturbation dans le rythme des stries. Je m’immobilisais.
- Attendez. Il y a quelque chose ici.
À tâtons, je sentis les autres s’approcher. Il me fallut une bonne trentaine de secondes
pour déceler une forme un peu plus grande qu’une main d’adulte qui semblait se
dessiner derrière une couche de roche calcaire. Le rectangle identifié se mit à émettre
une faible lueur. Mes yeux s’illuminèrent avec excitation : avais-je trouvé un nouveau
trésor ?

**

VII. J’ignore comment et encore moins pourquoi, mais Aöle insista pour bricoler
cette nouvelle curiosité. Je ne pus m’empêcher de lâcher un soupir. Il ne lui fallut
cependant pas longtemps pour parvenir à quelque chose. La paroi se mit à trembler.
Faiblement éclairée par le panneau dans la roche qui brillait désormais avec une plus
grande intensité, elle se retourna vers nous avec cette expression enfantine qu’elle
arborait depuis toujours. Était-ce une sortie alternative ? La curiosité me fit un mo-
ment oublier ce que nous venions de vivre. Un courant d’air chaud, chargé d’une
forte odeur d’excréments et d’animaux morts me monta au nez.
- Bordel referme ça ! s’écria immédiatement Malba.
Mais Aöle ne réagissait pas. La porte était désormais à moitié ouverte quand un grog-
nement surgit de ce passage, un grognement qui n’avait rien d’animal…ni d’humain
d’ailleurs. Un frisson me traversa l’échine. La porte était à moitié ouverte lorsqu’un
CHAPITRE 1 : LÀ OÙ TOUT COMMENCÉ
son métallique s’éleva depuis l’unique galerie que nous avions empruntée. Le mé-
canisme se stoppa net. Une voix rauque se répercuta en écho dans la pénombre.
- Rattrapez-les. Nul ne doit survire.

Le bruit de pas précipité s’intensifia. Mon sang se glaça. Comment nous avaient-
ils retrouvés ? L’odeur émanant du passage découvert par Aöle continuait d’envahir
mes sens. Était-ce là notre seule échappatoire ? Je tournais la tête vers Aöle qui tentait
de se faufiler, malgré l’espace réduit laissé par la porte immobilisée, vers ce passage
nauséabond. C’est à ce moment-là que je les sentis, ces êtres en combinaisons in-
tégrales, empestant l’alcool chirurgical. Ils étaient cinq : trois armés de ces épées
noires gorgées de sang, deux équipés de ces fusils lanceurs de flammes. Des meurtri-
ers, ni plus ni moins. Plongée dans le désespoir, j’aurais aimé avoir la force de bouger,
de me ruer vers eux dans un ultime mouvement de fierté. Pour Raspilla, pour Vidria,
pour Kojo… Je n’en fis rien. L’un d’eux me faisait face. Il tenait fermement sa lame
sombre et la pointa vers moi.
- V…vous êtes sûrs ? Ce ne sont que des enfants… lâcha-t-il.
La voix rauque rétorqua immédiatement, avec plus d’intensité :
- Ne discutez pas Préserviste ! Égorgez-moi ces chiens galeux qu’on en finisse !
Je vis le bras de la créature qui me faisait face trembler légèrement…puis se lever.
Il ne prononça pas un mot, n’émis pas le moindre son lorsqu’il abattit sa lame dans
un sifflement clair. Le temps sembla se dilater. Je fermais les yeux en pensant à ma
famille en Afrika, puis à mon Cercle qui ne tarderait pas à me rejoindre. Je serrais les
dents au point de sentir rugir mes molaires, dans le bête espoir que l’onde se tût sans
la moindre douleur. La fin.

**

XVII. Au moment où la lame aurait dû trancher le crâne d’Idhora sous nos cris
désespérés, une onde de choc secoua la grotte. L’être en combinaison fut projeté en
arrière et implosa, délivrant ses organes sur le sol glacial et rocailleux. La seconde
d’après, je vis une silhouette drapée se jeter sur l’un des agresseurs. Ce dernier hurla
de panique, lâcha son fusil avant que sa tête ne soit séparée de son corps. Les trois
autres tentèrent de réagir. Ils formèrent un rang solide. Le second armé du fusil s’ap-
prêtait à tirer lorsque trois projectiles vinrent lui perforer le buste. Il s’écroula lour-
dement. L’homme à la voix rauque tenta une lourde attaque à l’épée qui fut esquivée
avec aisance. Le second survivant courait d’ores et déjà vers la sortie, implorant pour
sa vie. J’eus à peine le temps de cligner des yeux que le dernier agresseur se faisait
briser la nuque dans un craquement caractéristique.

La chose qui venait de nous sauver la vie fit volte-face dans notre direction. À
son bras, un petit écran clignotait et éclairait son visage. C’était elle, cette vieille
femme aux cheveux grisonnants, ce Vaisseau. Jamais je n’aurais pu oublier ses iris
blanchâtres. Elle pianota sur son écran. La porte qu’Aöle avait ouverte commença à
se refermer, poussant celle-ci à s’en dégager prestement. Enfin, la femme nous jaugea
du regard.
- Continuez tout droit. Ne vous arrêtez pas. Ainsi, vous vivrez.
Son ton si particulier, envoutant et impératif, n’autorisait pas de réponse. Nous
restâmes tous figés durant une dizaine de secondes puis, lentement, elle pivota en di-
rection du fuyard dont les sanglots s’élevaient encore au loin. Je fis un pas en arrière,

LE PASSAGE 21
puis un deuxième. Malba aida Idhora à se relever. Nous ignorions pourquoi nous
étions encore en vie.

Dans un silence de mort, nous marchâmes jusqu’au bout du tunnel.


LE PASSAGE
23
CHAPITRE 1 : LÀ OÙ TOUT COMMENCÉ
CARTE DU MONDE 2595 PAR SIXMOREVODKA
MUNLÜTHER

CARTE DE LA BORCA 2595 PAR SIXMOREVODKA

LE PASSAGE 25
CHAPITRE 2

R E T RO U VA I L L E S À
MUNLÜTHER

V. L E C H E R C H E U R - A Ö L E

VII. LE TRADITIONNALISTE - IDHORA

X V I I . L E V I S I O N N A I R E – AV H E O R

Cette aventure est inspirée du scénario ‘La pie de Munlüther’ écrit par Charlie J.
C H A P I T R E 2 : R E T R O U VA I L L E S À M U N L Ü T H E R
Chacun des sept enfants embrassa le chemin qu’il pensait lui être destiné.
Chacun survécu comme il le put.

Trois d’entre eux filèrent vers l’est, par-delà les mers agitées pour finalement se sépar-
er. Trois autres s’engagèrent vers le nord, dans les terres frankéennes. Enfin, un seul
partit au sud, sur le territoire riche et énigmatique des afrikains.

Le Cercle était rompu.


Seuls leurs souvenirs et ce tatouage à leur poignet les rattachaient encore au Clan
des Passeurs.

**

Vingt années passèrent...

LA LETTRE
V. Pour beaucoup, poussière rimait avec galère. Pas pour moi.
Même après près de deux décennies, je ne regrettais pas les terres humides du sud de
la Franka. Les marécages et leurs pièges, le Serveur d’Aquitaine et son air marin qui
vous bouchent les filtres en moins de deux jours… Non, définitivement, la poussière
me convenait. Surement les réminiscences de ma courte expérience auprès d’un fer-
railleur avant que les Chroniqueurs me découvrent et exploitent mon potentiel.

La caravane qui reliait Mobilis à Spicafield avait accepté que je les accompagne en
contre partie de la réparation d’une vieille radio ainsi que quelques lettres de change.
Ce n’était pas cher payé. Trois heures après le départ, la radio captait les différents
signaux à ondes courtes qui animaient cet axe majeur du Protectorat. Je lâchais mon
escorte un peu avant d’entrer dans la zone d’influence des Anabaptistes. Il n’était
pas habituel pour moi de quitter le Serveur Central pour une autre raison qu’une
mission confiée par mon Diffuseur, Kodak. Cependant, la réception de cette lettre
m’avait étrangement…secoué. C’était plutôt inexplicable. Je n’étais pas quelqu’un de
nostalgique, loin de là. Les gens gravitaient autour de moi sans que je parvienne véri-
tablement à m’y attacher. Parfois, ils m’aidaient. Parfois, je les aidais, lorsque cela me
permettait augmenter mon score au sein du culte. Ça n’allait pas plus loin. Pourtant,
lorsque je lus le nom inscrit sur cette lettre, je ne pus m’empêcher de repenser à ce
Cercle que nous formions. Bijan.

Il était le seul qui avait fourni l’effort, en véritable acharné, de conserver le contact
après notre fuite de Raspilla. Chaque année, au moins, je recevais un pli et quelques
nouvelles. Il me parlait du soleil de Franka, des évolutions politiques ou de ses pro-
jets personnels, soit des données que je gardais méthodiquement en mémoire, ne
sait-on jamais. Il était dès lors devenu une sorte de spectre lointain, irréel qui venait
hanter ponctuellement mon esprit. Cependant, cela faisait deux années que je n’avais
pas reçu de lettres de sa part. Sans m’en inquiéter, j’imaginais que son scribe avait
péri ou qu’il avait fini par se lasser de ne pas recevoir de réponses. En lisant cette
fameuse lettre, faisant fi de l’écriture maladroite et enfantine, je me rendis compte

LE PASSAGE 27
que je n’étais pas si loin que ça de la vérité.

« 11 Janvier 2595, Munlüther.

Chère Aöle,

Cela fait bientôt deux ans que je ne t’ai pas écrit. Deux ans que Julia, ma femme, nous
a quittés. Si je te contacte aujourd’hui, ce n’est pas pour te raconter notre périple,
mais plutôt pour…demander ton aide.

Il y a de cela plusieurs années, alors que Julia était enceinte de Laura, notre Corneille
me tira les cartes avant la naissance à venir. Elle me prédit un avenir sombre, comme
ce châtiment qui s’était abattu sur nous étant enfants.

Depuis la naissance de Laura, c’est comme si la malédiction que m’avait annoncée la


Corneille se réalisait. La petite se mit à accumuler les maladies. Elle était muette, ren-
fermée, mangeait peu. La nuée se mit à l’éviter, les autres enfants refusaient de jouer
avec elle. Les choses devinrent encore plus effrayantes lorsque ces maudits Spitaliers
vinrent m’enlever Julia, ma Julia… Par chance, la Nuée nous avait cachés, Laura et
moi. Être père et aveugle a du bon parfois, même au sein des Apocalyptiques. Si Julia
était encore là, elle dirait que c’est mon sourire de charmeur qui poussait la Corneille
à une telle sympathie…

A la suite de cela, Laura et moi avons alors fui au nord de Franka… Mais le malheur
nous poursuit. Encore et encore. Aujourd’hui, j’ai peur pour ma fille …

En souvenir du Cercle que nous formions, j’ai besoin de toi. Ma nuée, ici à Mun-
lüther, ne comprendrait pas. Aide-moi, je t’en supplie.

- Bijan »

Lorsque je fis part à Kodak de mon envie de me rendre à ce village de Munlüther,


je fus surprise qu’il me réponde par la positive. Il en profita toutefois pour me charger
de retrouver la trace d’un ancien complexe dans les environs de ce patelin, dont la
rumeur disait qu’il pourrait abriter des artefacts intéressants. Encore une vieille his-
toire de ferrailleurs trop bavards ou soiffards qui méritait néanmoins d’être vérifiée.
La routine.

**

VII. L’air chaud chargé d’épices et de vitalité commençait à me manquer.


Cela faisait des mois maintenant que j’avais quitté Marrakush et ses étals somptueux,
ainsi que cette joie d’exister qui transcendait tout ce que le Corbeau n’avait jamais eu
à offrir. Kernos, mon maître et guide spirituel chez les Anubiens m’avait fait revenir
à Cordoba où il passait un quart de son temps. Au cours de la soirée qui sonnait nos
retrouvailles, il m’expliqua que le Culte réclamait que je me rende en Borca pour une
mission bien particulière…et personnelle. Ses mots étaient énigmatiques. Il me ra-
conta qu’il me fallait renouer avec mon Passé, avec cette époque qui précédait notre
rencontre où il me révéla, grâce au doigt d’Anubis, ma véritable destinée. Kernos me
confia alors une lettre portant le sceau du Chacal. Elle contenait mes instructions,
sommaires et surprenantes.

« Retrouvez la trace des anciens membres du Clan des Passeurs. Apprenez en plus
sur leur parcours depuis la perte de Raspilla. Ensuite, attendez les instructions. Vous
comprendrez en temps et en heure. »

Il n’avait pas l’air de se préoccuper de la nature véritable de la mission. Peut-être


l’ignorait-il ou peut-être était-ce le nectar de Cordoba qui finissait par lui monter à la
tête au point de ne pas vouloir s’encombrer de cette information.

Quoiqu’il en soit deux jours plus tard, je me retrouvais en chemin pour le port de
Cartagena, escorté d’une troupe de Fléaux et du Néolybien qu’ils accompagnaient.
Nous embarquâmes sur un navire de la flotte du tout puissant Hamza, le Consul
de Toulon, dont l’influence ne cessait de croitre au sud de la Franka. Nous prîmes
les routes commerciales hautement fréquentées par les marchands afrikains pour
finalement débarquer à Toulon. La ville ressemblait à une vieille épave en court de
mue. Les dinars afrikains poussaient à la modernisation des technologies et à l’appro-
visionnement des marchés. Les murs grisâtres typiques des bâtiments du Corbeau
retrouvaient un second souffle de vie lorsque les ouvriers d’Afrika les décapaient pour
les enduire de chaux et les faire resplendir à nouveau.

En à peine trois jours, on me mit en contact avec un équipage de spitaliers qui re-
montait vers la Borca à travers les eaux du Rhône. L’influence hautement bénéfique
de mon culte sur la région avait du bon. En échange d’une vingtaine de flacons de la
précieuse huile de Mardouk, je négociais ma route jusqu’au cœur du territoire désolé
du Corbeau. La traversée fut longue et pénible. Je quittais la barque des Spitaliers un
peu plus haut que Mulhouse et poursuivit en direction du nord, en compagnie de
trois Ferrailleurs peu loquaces.

À mesure que nous progressions vers le nord, l’hiver se faisait sentir plus rude-
ment. Une peau de gendo percée à de multiples endroits me fut offerte par un chas-
seur en échange d’un onguent pour guérir une vilaine plaie. Les médecins spitaliers
se faisaient rares sur les routes et surtout, leurs services étaient onéreux. Je me de-
mandais comment l’argent pouvait passer avant la vie d’un humain. Le Corbeau avait
une logique qui lui était propre, une logique répugnante : individualiste et survival-
iste. Ils ne comprenaient pas qu’ils faisaient partie d’un tout uni…et fragile.

L’arrivée à Bassham n’aida pas à redresser ce triste constat. La ville était aux mains
des Anabaptistes depuis leur victoire sur le Phéromancien Markurant. Sa ziggourat
fut détruite et devint un bastion stratégique pour les opposants des Homo Degen-
esis. L’air y était froid et sec. L’odeur de l’acier et des pesticides emplissait la ville.
Néanmoins, alors que je peinais à trouver une caravane pour me mener plus au nord,
je reçus un message intriguant d’un vieil ami. Bijan. Depuis des années, il était le seul
à m’écrire régulièrement tout en suivant mes multiples déplacements. Depuis cette
épouvantable nuit, je n’avais eu aucune nouvelle d’Alberto, Malba, Igor, Avhéor ou
Aöle. Le Cercle s’était envolé en même temps que les cendres de Raspilla.

La lettre de Bijan me laissa sans voix. Il y parlait de sa fille, de sa femme et d’une

LE PASSAGE 29
malédiction. Était-ce le signe dont m’avait parlé Kernos ? Il ne pouvait raisonnable-
ment pas s’agir d’une coïncidence. La carte qui était jointe localisait précisément le
village de Munlüther. Ce n’était pas bien loin un peu plus au nord. N’ayant reçu au-
cune nouvelle instruction de la part de mon culte, je quittais Bassham en compagnie
d’un groupe de ménestrels pour suivre mon instinct et retrouver Bijan.

**

XVII. L’air marin des mers de la Purgare me manquait. J’avais beau être un voya-
geur confirmé, un délice d’ailleurs qui savait se faire accepter voir adoré quelle que
fut la région : le fracas des vagues finissait par me manquer. Ce vide qui se creusait
dans mon cœur ne saurait être comblé par autre chose que l’horizon dégagé. Même
le plus fabuleux des bordels de Justitienne n’y pourrait rien. J’étais un romantique, un
aventurier, un corsaire des temps désolés.

Cela faisait déjà trois mois que j’avais quitté notre port clandestin en Corpse.
Maudite Corneille, cherchait-elle à me punir en m’envoyant en Borca ? Habitué aux
voyages à Qabis, Tripol ou Syracuse, j’avais naïvement pensé que ma convocation
concernerait une mission dans les terres chaleureuses de l’Afrika, là où mon mé-
tissage était accepté, voire recherché. J’étais une splendeur d’ailleurs, le fruit d’une
union atypique qui faisait de moi l’objet d’un tas de convoitises. Les Néolybiens se
montraient généreux et les Fléaux y allaient de leur petite confession. Les Spitaliers
et Ferrailleux étrangers voyaient en moi ce bout de pays auquel ils repensaient par-
fois avec nostalgie. J’étais cette madeleine de Proust qui leur suggérait la Pie idéale
pour accompagner leur nuit, cette oreille attentive qui acceptait de les écouter sans
piquer du nez.

Mais non. Rien de tout ça.


Callisto m’avait fait installer dans son salon privatif, un honneur qui avait un je ne
sais quoi d’intimidant. Le parfum d’encens se mêlait à l’odeur iodée de la mer dans
un mélange envoutant. La Corneille m’avait offert un vin de haute qualité puis sortit
son tarot d’une poche en cuir finement ouvragée. Ses yeux de rapaces me traversaient
comme un milliard de couteaux. Je restais muet tout du long. Elle tira une première
carte qu’elle garda pour elle avant de la retourner face cachée. Puis une seconde qui
suivit la même trajectoire. Arrivée à la troisième, elle reposa le tarot puis soupira
longuement. Sa voix suave, mais empreinte d’une profonde autorité s’éleva et emplit
la pièce. « Les signes ne sont jamais clairs avec toi, visage multiple, volatile au plum-
age changeant. » Elle joignit ses mains devant son menton sans toutefois me quitter
du regard. « Certaines choses que l’on pensait enterrées vont ressurgir. Tu te rendras
en Borca. Tu y chercheras un égaré apeuré, un supposé oiseau de malheur qu’il te
faudra accompagner. Là-bas, loin de ta nuée, tu seras mis à l’épreuve. Pour survire, tu
devras te redécouvrir. » Le silence plana quelques secondes puis la Corneille claqua
des doigts. Un épervier, guerrier de notre nuée, entra dans la pièce. Bien que mon
verre ne fût qu’à moitié consommé, je sus qu’il me fallait prendre congé. D’un hoche-
ment de tête, je saluais Callisto puis quittais la pièce.
La Borca. Putain. De. Merde.

Une embarcation légère me lâcha à Ducal et, mêlé à une bande de chasseurs al-
pins pas bien causant, je traversais les montagnes des Hellvétiques. Je n’eus pas à
forcer pour me fondre parmi un cortège de marchands ambulants qui se passion-
nèrent pour mes récits bien plus épiques que leur quotidien morose. Le passage de
Mulhouse fut cependant plus délicat que je ne l’avais imaginé. Les Spitaliers et les
Hellvétiques y étaient présents en nombre et ils ne lésinaient pas sur les contrôles.
Trouver une monture était impensable si près du Protectorat si bien que je restais
un bon mois dans les environs avant de percevoir une opportunité. Un convoi d’En-
emois, un clan nomade de marchands disposant de larges camions, devait remonter
vers le Protectorat pour y livrer des armes et des munitions. Du moins, c’est ce qu’ils
voulurent me faire croire. Malgré un tarif élevé, j’y vis un moyen de rentrer sans en-
combre dans les entrailles de la Borca.

La veille du départ, un pinson de la nuée locale m’apporta une lettre. Bien que je
ne reconnus pas l’écriture, il me suffit d’en lire les premiers mots pour comprendre :
Bijan, ce bon vieux Bijan, voilà qu’il s’était attiré des emmerdes. Aux dernières nou-
velles, il traînait du côté de Toulon où je l’avais déjà aperçu il y a quatre ou cinq ans.
L’arrivée massive des dinars Néolybiens au sud de Franka avait redistribué les cartes
de la région et je l’avais alors averti qu’il valait mieux pour lui déguerpir avant que
les égos ne s’échauffent. Il n’en tint pas compte. Je ne parvins pas à réprimer un long
soupir. Munlüther hein ? D’après la carte qu’il avait attachée à sa lettre, ce n’était pas
inaccessible. Le convoi passerait tout près.

Mais alors que j’imaginais le coursier déjà reparti, celui-ci me tendit un autre
morceau de papier, marqué cette fois-ci du sceau de la nuée de Mulhouse. Ces en-
foirés avaient lu mon courrier. Il était question d’un certain Luther, une Corneille
dont la tête avait été mise à prix à la suite du vol d’une cargaison de Brûlure en Pur-
gare puis d’une tentative d’assassinat sur une Corneille concurrente. Y’avait pas à
dire, ce type savait se faire apprécier de ses pairs. Munlüther paraissait être un coin
bien paumé. Cependant vu ma situation, si je pouvais faire d’une pierre deux coups,
c’était une occasion à ne pas manquer.
La chance sourit aux audacieux n’est-ce pas ?

RETROUVAILLES

V. Avant de quitter les routes de grand passage pour m’enfoncer dans le senti-
er de broussaille qui menait à Munlüther, mon Diffuseur Kodak m’avait transmis
des informations issues du Serveur central sur ce hameau. Il s’agissait d’un village
abandonné durant plusieurs décennies, coincé entre les marécages de la Franka et
les zones de non-droit de la Borca. Il y a deux ans, un petit groupe qui avait fuit le
tumulte de Justitienne s’étaient mis en tête de rebâtir le village. Au fil du temps, ils
parvinrent à rallier des fermiers isolés et précaires à leur projet. Malgré tout ces ef-
forts, l’auberge restait le seul et unique point d’intérêt du coin, servant de halte pour
les inconscients qui s’aventuraient hors des routes commerciales protégées par les
Cultes. De bien maigres informations en somme.

Après une demi-journée de marche dans le froid mordant, je vis se dessiner


quelques chaumières dans un état pitoyable. J’avalais l’une des dernières rations à ma
disposition puis pris la direction du bâtiment le plus massif. Un panneau rongé par

LE PASSAGE 31
les termites indiquait qu’il s’agissait de l’auberge. Je réajustais mon masque de Chro-
niqueur puis ouvrit la porte branlante.

L’intérieur était dépouillé et étrangement bien entretenu. Il était composé d’une


grande salle où avaient été rafistolées cinq tables aux formes diverses ainsi que d’un
bar, dans le fond, où trônait un homme moustachu bien portant. Il m’adressa un
regard suspicieux avant de reporter son attention sur la pile de verre qu’il était en
train d’essuyer. Sur la droite, contre le mur, un escalier montait à l’unique étage. Un
autre homme, aux longs cheveux soignés et au teint hâlé, discutait d’un air gêné
avec une femme dont les traits tirés et les ongles noircis laissaient à penser qu’elle
œuvrait dans les champs des environs. Ils ne firent pas attention à moi ce qui n’était
pas pour me déplaire. Les tables étant toutes libres, je m’installais silencieusement à
l’une d’elle, la plus proche de la sortie. La voix rocailleuse de l’aubergiste s’éleva à ma
gauche.
- Salut l’étranger, qu’est-ce qu’on vous sert ? Il me reste un fond de ragoût de la veille,
avec de la vraie viande à l’intérieur, une des dernières belles prises de cet hiver.
J’agitais la tête en signe de négation.
- Un verre de votre boisson la plus légère me suffira.
L’homme grommela puis vint m’apporter un gobelet en métal de vin chaud.
- Pas le plus fameux qu’on ait connu mais certainement le meilleur du coin.
Je le laissais s’en aller avant de détacher mon masque et de porter mes lèvres jusqu’au
godet : en effet, pas terrible sa vinasse.

**

VII. La peau de gendo offrait une protection minimale contre les éléments
déchainés, le vent en tête de file, de cette région désolée. Les ménestrels m’avaient
cédé à contrecœur un peu de pain sec en échange d’une poignée de dinars. J’avalais
l’intégralité de ce piètre repas puis entrai dans le village de Munlüther. Les habitants,
peu nombreux, me dévisagèrent à mon passage. La présence d’un anubien ici pouvait
en effet paraitre étrange. Des chuchotements accompagnèrent mes pas.
- Eh…Tu penses qu’c’est pour la malé…
Décidément, ces gens-là ne comprenaient rien aux esprits. Ils ne croyaient que ce
qu’ils voyaient et demeuraient incapables de percevoir au-delà de ce que leurs sim-
ples yeux leur donnaient à voir. Le Corbeau était tombé bien bas.

J’entrais en soupirant dans l’unique auberge. Un seul client était assis à une table
près de l’entrée, un Chroniqueur à en juger à sa tenue. Un homme grossier se tenait
au bar. Je m’approchai d’un pas décidé dans sa direction.
- Bonjour, une boisson chaude s’il vous plait.
Il me toisa du regard puis cracha sur son bar avant d’essuyer le tout de son torchon.
- C’est six lettres de change pour toi.
Puis, déduisant à ma mine perplexe que je ne disposais pas de monnaie locale, il
ajouta :
- Ou bien douze de vos dinars, ça fera aussi bien l’affaire.
J’hésitais un instant à tourner les talons. Cet être répugnant faisait honte à son es-
pèce, même les plus fanatiques des Néolybiens n’osaient pas s’abaisser à ce genre de
troc insultant. Après une profonde inspiration pour garder la maitrise de mes nerfs,
je jetais les douze dinars sur le bar.
- Fabuleux, merci ma belle. répondit-il avec un sourire étiré jusqu’aux oreilles.
L’homme finit par me tendre un verre en métal rempli aux trois quarts de vin chaud.
Un doux parfum de cannelle s’échappait du liquide bordeaux, sûrement pour camou-
fler le goût déplorable de ce prétendu vin.
Les Anciens s’étaient montrés farceurs de me conduire jusque dans ce trou à rats.

**

XVII. Paré d’un épais manteau de cuir troqué aux Enemois, j’atteins trop de mal
le nouveau fief de Bijan et de sa nuée. Au détour des chemins, j’en avais appris un peu
plus au sujet de la bande d’Apocalyptiques qui vivait dans ce village autrefois aban-
donné. C’était une petite Nuée, proche de l’extinction après une succession de coups
manqués. Le noyau était originaire de la Purgare, l’autre partie s’était greffée au fil des
voyages de la bande de la Franka à Justitienne. Ceux-là n’avaient pas tiré les bonnes
cartes et le destin s’acharnerait encore et toujours sur eux. Ils étaient semblables à
des animaux blessés cherchant un nouvel idéal, un dernier espoir pour survivre dans
ce monde impitoyable et chaotique. J’espérais secrètement pouvoir permettre à Bijan
de sortir la tête de l’eau. C’était un bon gars à l’époque, gentil, aidant, serviable. Il ne
méritait pas de finir dans un patelin pareil.

Tout sourire, je traversais le village en saluant les paysans. D’abord interrogatifs


quant à mon métissage, ils m’indiquèrent sans grande résistance où je pourrais trou-
ver Bijan à cette heure-ci, le seul « noiraud » des environs : à l’auberge. Sans traîner,
je poussais la porte de l’établissement puis, ignorant poliment les deux autres clients,
m’annonçais auprès du Pic-Vert planté derrière son bar.
- Bonjour mon cher ! J’aurais besoin d’un verre de je ne sais quel tord-boyau qui
tu distilles par ici…et d’une information, en guise d’accompagnement. Combien de-
mandes-tu à un frère pour cela ?
Je relevais légèrement l’étoffe qui me masquait le cou pour dévoiler un tatouage at-
testant de mon appartenance au culte des Apocalyptique. Aussitôt, sa mine s’adoucit
et il ouvrit grand les bras en signe d’accueil.
- Bienvenue voyageur basané ! Le chemin n’est pas facile pour venir jusqu’ici hein
? Aller pour ta peine, la première et pour moi. Distillat à la prune ! Enfin c’est ce
qu’on raconte. C’est le genre de trucs qui te désinfecte de toutes les saloperies qu’une
longue marche occasionne. Quant à ton info, demande toujours.
Le colosse, car il s’avérait massif, me servit un verre d’un liquide jaunâtre. Je le vidais
d’un seul trait. Il fallait se montrer poli dans les terres de la Borca.
- Un ami à moi, un très vieil ami m’a envoyé une lettre. Il m’a fait venir du sud de la
Franka jusqu’ici, une sacrée trotte comme tu l’imagines. Bijan, c’est ainsi qu’il s’ap-
pelle.
Le Pic-vert fronça les sourcils. Il tourna brièvement la tête vers l’autre cliente, une
anubienne à en juger par ses peintures et son accoutrement, qui paraissait soudaine-
ment intéressée par notre échange.
- Ahem, Bijan hein ?
Il pivota vers un autre homme en pleine discussion avec une paysanne dans un petit
renfoncement près de l’escalier.
- Lüther, notre ami ici cherche Bijan, tu sais ce qu’il fout ?
Immédiatement, le bien nommé Lüther fit signe à la femme à ses côtés de prendre
congé qui s’avança vers moi en bombant le torse tel un marchand d’art Romano.

LE PASSAGE 33
- Eh bien-eh bien ! La Pie Bijan est très demandée ces jours-ci ! Bonnet je vais m’oc-
cuper de monsieur, ressers-lui un coup de ta prune pour l’attente. Quant à vous, mon
cher monsieur, venez vous assoir. Nous ne sommes pas rustres au point de vous faire
patienter debout !

Alors que j’emboitais le pas de la supposée Corneille de cette minuscule nuée, une
voix douce et empreinte d’une étrange fermeté s’éleva dans mon dos : l’anubienne.
- Excusez-moi. Vous dites rechercher Bijan. Je suis aussi ici pour lui.
Notre hôte figea momentanément. Sa mine affichait un réel décontenancement très
vite effacé par un sourire diplomate.
- Eh bien… Oui, je vous en prie. Mais il vous faudra passer après ce cher monsieur
entendu ?
L’anubienne fit mine de comprendre et prit place à nos côtés, à une table à peine d’un
Chroniqueur qui sirotait paisiblement son vin chaud. Je fixais l’afrikaine par inter-
mittence. Quelque chose chez elle me captivait, comme un appel inexplicable. Il ne
s’agissait pas de curiosité, j’avais déjà pu voir des anubiens œuvrer au cours de mes
voyages. Non… Là, c’était une chose plus profonde, comme une force invisible qui me
poussait vers elle. Qui était-elle bordel ?!

**

V. Il y eut du mouvement vers le bar. Une anubienne qui se pointe en Borca,


au milieu de nulle part, puis un beau parleur exubérant. Tous deux attablés avec
celui qui devait diriger ce village. Je tendis l’oreille pour capter leur conversation tout
en feignant de déguster cette abominable vinasse. Un nom revenait souvent : Bijan.
Étaient-ils là pour lui eux aussi ? S’agissait-il d’une coïncidence ? L’homme au cato-
gan, Lüther, expliqua que Bijan était actuellement en plein travail. Il faisait partie de
leur nuée et agissait comme Pie en remplacement de Rose, l’ancienne prostituée de la
bande. Ses talents étaient loués par certains voyageurs de passage ou, plus régulière-
ment, par certains villageois. J’imaginais mal le petit aveugle rondouillard et douillet
que j’avais connu enfant dans ce rôle-là…et pourtant. La Corneille enchaina ensuite
avec quelques vieilles histoires en Purgare, guidé par le métis au sourire charmeur
qui déroulait sa partition sans peine. Lüther et les siens auraient ainsi quitté le sud
après un désaccord majeur pour finalement atterrir ici et retrouver une certaine paix
loin des grandes villes gangrénées par l’avidité.

À ce moment-là, un homme élancé à la musculature développée descendit lour-


dement les marches. Il dégoulinait de sueur.
- Harry ! s’écria soudainement Lüther. Tout s’est bien passé ?
L’homme lâcha un rire gras.
- Ah ça ! J’l’ai fendu comme une buche ! Il encaisse ton gars, y’a pas à dire. J’y ai même
laissé un supplément pour la peine. J’repass’rais la s’maine prochaine, même heure.
L’animal avala cul-sec un verre auprès du tavernier puis s’extirper sans se départir
d’un regard noir à l’adresse de l’anubienne. Décidément, les culs-terreux savaient ac-
cueillir.

La conversation entre les deux étrangers et leur hôte se poursuivit durant


quelques minutes, garnies d’anecdotes sur la rudesse de l’hiver et le manque de nour-
riture. Un homme à la silhouette élancée descendit alors par l’escalier. Il se déplaçait
avec une certaine prestance, se guidant d’une main en tâtonnant régulièrement sur
la main courante puis la cloison. Sa peau noire contrastait avec ses habits immaculés,
eux-mêmes étant impeccablement pliés ce qui lui donnait une allure de notable. Ses
yeux demeuraient toutefois clos. Aveugle…
L’anubienne se leva avec énergie.
- Bijan ! s’écria-t-elle en se ruant sur l’aveugle.
En un instant, elle se retrouvait face à lui et…l’étreignit.
- C’est Idhora, je suis là maintenant… ajouta-t-elle d’une voix résolument troublée.
Idhora… Bijan… Mon cerveau paru se mettre en pause. J’étais choquée, estomaquée,
surprise. Le Cercle se recomposait-il ?

**

VII. Mon cœur battait la chamade, celui de Bijan également. Dans des gestes sac-
cadés, il approcha ses mains de mon visage et, avec douceur, parcourut mes traits. Sa
respiration s’apaisa. Mes yeux se gorgèrent de larmes à mesure que l’émotion cédait
sa place à une impression de confort et de soulagement. Le petit Bijan d’autrefois
avait bien grandi : il était désormais un bel homme, à la musculature peu pronon-
cée, mais aux membres proportionnés. Son visage réunissait la beauté de la jeunesse
ainsi qu’une forme de dureté héritée de l’âge. C’était un savant mélange qui devait
plaire. Cela avait d’ailleurs été mainte fois confirmé par Lüther lors de nos échanges
au point qu’il en fasse son principal gagne-pain, son unique Pie. Un bruit de chaise
raclant le sol de bois meurtri retentit. Le métis attablé jusqu’alors avec moi s’avança,
bouche bée. Il finit par oser un sourire, franc cette fois-ci, à la différence de ceux qu’il
avait vendus aux deux hôtes de cette misérable auberge.
- Idho…Bijan… C’est moi, Avhéor, articula-t-il péniblement.

Après une dizaine de secondes à observer plus finement les affres du temps sur
nos visages, nous nous tournâmes tel un seul être vers le Chroniqueur resté en re-
trait. Se pouvait-il qu’il s’agisse d’un des nôtres ? L’inconnue à la silhouette fluette fit
un pas dans notre direction. Ses mains gantées se portèrent à son masque et dans
un cliquetis, le mécanisme fut déverrouillé. Le masque truffé de technologie tomba,
dévoilant le visage d’une femme aux cheveux roux dont les yeux perçants nous fix-
aient avec incrédulité.
- Aöle ? murmurais-je.
Elle répondit d’un hochement de tête. Il ne pouvait plus s’agir d’une simple coïnci-
dence : le destin nous avait réunis.

Après ces retrouvailles épuisantes émotionnellement, Lüther céda sa place à Bijan


et retourna auprès du Pic-vert. Tous deux paraissaient soucieux, comme si quelque
chose de plus étrange encore que ces retrouvailles inattendues se tramait dans ce vil-
lage. Mon attention resta toutefois entièrement focalisée sur ses frères et cette sœur
retrouvés. Certes le temps avait passé et chacun avait vécu et grandit différemment.
Les Cultes nous avaient façonnés à leur image d’une certaine manière. Pourtant, je
ressentais une sorte de complicité qui ne s’était jamais réellement éteinte rejaillir de
nos échanges. Bijan en était assurément le liant. Son rire caractéristique et commu-
nicatif nous arracha à tous, même à Aöle, un sourire nostalgique. Cependant, après
ce moment de communion dénué de parole, la mine de Bijan s’assombrit brusque-
ment. Il ne pétillait plus. Ses yeux exprimaient une profonde inquiétude.

LE PASSAGE 35
- Nous devrions poursuive chez moi, nous y serons plus au calme.
Il se leva silencieusement. Après un temps d’arrêt, nous lui emboitâmes le pas, con-
scients que le temps des retrouvailles venait brusquement de se terminer.

LA MALÉDICTION

XVII. J’étais encore sous le feu des émotions provoquées par cette drôle de
réunion d’amis d’outre-tombe lorsque Bijan nous conduisit vers sa maison. Enfin,
maison était un bien grand mot. Quatre murs et un toit étaient des termes plus justes
pour décrire l’endroit dans lequel notre frère avait élu domicile. Lorsqu’il poussa la
porte d’entrée et nous invita à nous installer sur l’unique table trônant au milieu de
la pièce à vivre, je fus agréablement surpris de constater que l’intérieur dénotait avec
l’aspect extérieur, délabré. Par certains aspects, la bicoque donnait l’impression d’un
nid douillet. Seule ombre au tableau, quelques insectes rampaient sur les murs, signe
que malgré tous les efforts fournis, la nature reprenait ses droits sur le bâti vieillis-
sant.
- Ma fille Laura doit sûrement se reposer dans la chambre voisine. Depuis ces pre-
miers jours, elle a toujours été quelque peu chétive. Les chiens ne font pas des chats,
pas vrais ?!
La tentative d’humour masquait maladroitement les craintes du père qu’était désor-
mais Bijan.
- Certes, mais regarde-toi aujourd’hui : tu es devenu un bel homme ! Ta fille prendra
assurément le même chemin ! répliquais-je en lui posant une main ferme sur l’épaule.
- J’aimerais te croire... Depuis notre départ de Toulon, la petite n’a cessé de s’affaiblir.
J’ai essayé tout un tas de remèdes, allant de la médecine afrikaine aux drogues des
Spitaliers : rien n’y a fait. J’en viens à croire que le chagrin causé par la perte de sa
mère l’a plongé dans cet état… Le temps soignera peut-être ses plaies.

Idhora plissa les yeux puis promit à Bijan d’ausculter prochainement l’enfant. Si
des rites anciens pouvaient le rassurer, pourquoi pas après tout ?
- Bref, reprit la Pie, S’il n’y avait que ça, nous aurions pu le surmonter. Seulement
depuis quelques semaines, je crois qu’une menace plus insidieuse ne nous menace
Laura et moi. Il y a six jours, nous avons retrouvé Edstof, un de mes réguliers qui
chassait pour le village, quasiment raide mort après s’être fait piqué par une tique. La
bestiole avait eu le temps, en l’espace de quelques heures, de se bâfrer au point d’être
plus grosse que ma main. Le pauvre Edstof n’a pas survécu et malgré l’intervention
de Josh pour extraire le parasite, Ed’ est décédé dans la nuit qui suivit. Bonet, le Pic-
Vert que vous avez vu derrière le bar l’a enterré hier. Sale ambiance. Le fait aurait pu
rester isolé… Sauf qu’il y a quatre jours Josh, notre Chouette que Lüther connaissait
depuis des lustres, n’est pas revenu de sa chasse quotidienne. Une battue a été lancée
dans la forêt le lendemain matin, mais rien, pas une trace du corps. Il s’était comme
volatilisé. C’était aussi un bon client, un type un peu brutal, mais pas mauvais dans
le fond. À eux deux, Edstof et Josh nourrissaient près des trois quarts du village. Leur
perte est un coup énorme porté à Munlüther et…je crains que cela ne continue.

Il s’interrompit un moment. Nous l’écoutions tous avec attention, suspendus à


ces lèvres. Cette affaire ressemblait au mieux à un manque de bol évident, au pire
à un règlement de compte bien maquillé. De là à imaginer une malédiction…Bijan
était bien inspiré.
- Ça peut paraître con, reprit-il, mais ça commence à faire beaucoup de disparitions
et d’emmerdes autour de moi. La Corneille m’avait prédit un funeste destin…
Il soupira.
- J’ai parfois l’impression de semer la mort dans mon sillage, bien malgré moi...

**

V. Je rompis le silence qui menaçait de s’installer d’une voix métallique, déformée


par mon vocodeur.
- Conneries. La mort ne s’explique pas par une malédiction ou un je ne sais quoi de
ce genre. Si ces deux types y sont passés, c’est soit qu’ils se sont montrés imprudents
en forêt, soit que quelqu’un les a aidés à l’être.
Avhéor hocha la tête dans un signe d’acquiescement.
- Tu as prévenu d’autres membres du cercle ? As-tu de leurs nouvelles ? poursuivis-je.
Bijan grimaça, troublé.
- J’ai envoyé des lettres à tous les autres. Certaines me sont revenues, d’autres non.
Alberto a été le plus virulent : depuis qu’il a été embrigadé par les Anabaptistes de la
Purgare, il m’a écrit noir sur blanc de ne plus le recontacter, que les Passeurs n’étaient
rien d’autre qu’une extension du Démiurge. Je vous passe les détails… J’ai eu des nou-
velles de Malba un peu par hasard il y a presque dix ans : elle trainait avec les Mata-
dors d’Hybrispania et faisait affaire avec des Néolybiens de Toulon. Elle et son clan ne
restent jamais longtemps à un endroit, j’ai fini par perdre sa trace. Bizarrement, elle
n’a jamais cherché à me recontacter. Enfin Igor avait été accepté au sein d’une famille
de Jehammetans. Il se montrait régulier dans ses échanges, bien plus bavard que dans
mes souvenirs. Il y a deux ans, il m’expliquait apprécier la trêve négociée entre les
Anabaptistes et les Jehammetans par le Baptiste Altaïr. Il disait vouloir rejoindre les
Balkhans pour y fonder une famille à son tour… Pas de nouvelles depuis.

Nous n’étions donc que trois à avoir répondu. Les liens que les Passeurs s’étaient
efforcés d’instiller entre nous avaient fini par se distendre avec le temps.
Je restais ainsi pensive une bonne minute tandis qu’Avhéor et Idhora partageaient
leurs hypothèses quant à l’actualité des trois autres membres du Cercle. Kodak, mon
supérieur, m’avait laissé le champ libre et jusqu’à présent, il ne m’avait pas fait parve-
nir de contre-ordres. Il n’avait jamais cherché à me faire couper les ponts avec mon
passé, au contraire, il m’encourageait à sortir de ma coquille pour me lier aux autres.
Aider pour être aidé. C’était l’occasion de renouer avec un passé agréable tout en y
gagnant des contacts potentiellement précieux. Ma voix coupa court aux échanges
futiles.
- Je t’aiderais Bijan. Autrefois, nous formions un tout. Ce serait insulter ceux qui ont
donné leur vie pour nous que de te tourner le dos maintenant. De ce que tu nous
as raconté, j’imagine que l’ancienne Pie dont tu as repris la place pourrait t’en vou-
loir. La concurrence est rude en Borca. Un afrikain dans un village comme celui-là
ferait un parfait bouc émissaire auprès de la population, notamment en le rendant
responsable d’une soi-disant malédiction. Les préjugés ont la vie dure par ici.

Sans l’ombre d’une hésitation, Idhora hocha la tête en ajoutant qu’elle souhai-
tait en savoir plus elle aussi. Une certaine pitié à l’égard de Bijan se lisait dans son

LE PASSAGE 37
regard. Peut-être le voyait-elle toujours comme cet enfant chétif et boudiné, un être
à protéger. Avhéor afficha un large sourire et asséna une tape amicale sur l’épaule
de l’aveugle. Nous formions à nouveau une équipe, réunis pour tirer un frère d’une
curieuse affaire.
Qui aurait pu prévoir que cette journée serait aussi…atypique ?

VII. Alors que nous nous levions pour aller interroger l’ancienne Pie, Rose, la
porte de la chambre grinça. Une enfant, à qui l’on peinait à donner un âge compte
tenu de son teint pâle et de son visage émacié, se tenait dans l’encadrement de la
porte. Elle avança timidement vers son père.
- Ah, Laura ! fit-il à son contact, ce sont les amis dont je t’ai souvent parlé. Une autre
famille, plus ancienne, mais fidèle et solide. Ils sont là pour nous aider, ne crains rien.

La gamine restait muette et son regard était fuyant. Quelques cafards suivirent
son chemin et par réflexe, Avhéor les écarta du pied. L’un des insectes était perché
sur l’épaule de la jeune fille. Étrange… Il y avait quelque chose de perturbant chez
cet enfant. Proche d’elle, je sentais comme un picotement traverser mon corps pour
finir par se concentrer sur mon cœur. Son battement s’emballait alors brusquement
puis finissait par reprendre son rythme habituel. Je n’eus toutefois pas le temps de
l’ausculter plus attentivement tant Avhéor et Aöle, tout feu tout flammes, parais-
saient pressés de filer voir la vieille Rose, comme l’appelait Bijan. Elle habitait une
maisonnette au nord-ouest de Munlüther, en périphérie. Les gens continuaient de
lui rendre visite non plus pour jouir des plaisirs qu’elle vendait autrefois, mais pour
se faire tirer les cartes ou se procurer des herbes médicinales. Présentée ainsi, elle
donnait l’air de l’imposteur du village, à moins qu’elle n’agisse encore au sein de la
Nuée…

LA FORÊT DE MUNLÜTHER

VII. Guidés par les indications de la vieille Rose, comme elle se faisait appeler ici,
nous partîmes au sud-est de Munlüther pour nous enfoncer dans les sous-bois maré-
cageux qui bordaient le village. La neige n’aidait pas à notre progression et je peinais
à retrouver mes repères dans cette flore stérile. Malgré nos précautions, je manquais
de m’enfoncer sous un trou de boue camouflé par la neige. Décidément, l’Andalou-
sie me manquait. L’absence de faune, d’oiseaux notamment, restait un mystère pour
moi. Chasser dans un pareil marécage ne devait pas être une partie de plaisir. Les
deux limiers du village devaient donc connaitre le terrain comme leur poche ce qui
invalidait définitivement l’hypothèse de l’accident de chasse.

Au bout d’une petite heure, Aöle activa un piège masqué par les dernières neiges.
Leur conception était rudimentaire, mais aurait suffi à capturer un jeune lièvre. Un
piège à loup ou à gendo aurait été autrement plus handicapant. D’après les indica-
tions de la Corneille, nous approchions des zones de chasses favorites de Josh. No-
tre attention fut redoublée alors que la forêt s’épaississait. Nous fûmes petit à petit
plongés dans une semi-obscurité oppressante. Des bourdonnements s’approchaient
par moment, presque invisibles dans cet amas de branches et de bosquets rongés par
les termites.
- Là ! m’écriais-je soudainement en pointant un monticule de terre conique recou-
vert de poudreuse.

Les deux autres s’approchèrent d’un pas prudent. Du bout de mon couteau, je
balayais la fine couche de neige, dévoilant une colonie de fourmis qui s’affairaient
en lignes structurées. Leur forme et leur taille peu commune me rappelaient le type
d’insectes qu’on pouvait trouver plus au sud-ouest, dans les marais frankéens. Ici,
leurs mouvements étaient plus lents et il y avait fort à parier que la moitié de la colo-
nie ne passerait pas l’hiver. Pourtant, elles étaient bel et bien présentes et formaient
une fourmilière ici…

**

XVII. De l’autre côté du monticule géant, je m’apprêtais à reprendre la route vers


le sud quand soudain, je le vis.
- Putain ! Venez voir ! hurlais-je. Il y a un corps là-dessous !
Trois doigts épais dépassaient de quelques centimètres du sol, quasiment gelé.
- Il faut dégager ce talus, il s’agit sûrement de Josh, suggéra Aöle. Je vais régler les
ondes de mon vocodeur pour éloigner les fourmis. Ensuite, il faudra y aller à la main
pour extraire le corps.

La rouquine ajustait déjà des boutons incrustés dans son masque tout en décrypt-
ant les indications sur son petit écran implanté sur l’avant-bras bras de sa tenue. Elle
ne traînait pas. Je reculais ainsi de trois bons mètres de sorte à éviter l’onde sonore.
Cette dernière ne tarda pas : tel un coup de tonnerre, le vocodeur propulsa une vague
sonore qui souleva la neige face à Aöle. Le monticule fut secoué, emportant au pas-
sage une petite quantité de terre. Les fourmis parurent totalement bouleversées :
incapables de se repérer, elles fuyaient dans toutes les directions avec une frénésie
inédite. Idhora et moi nous jetâmes sur le talus et faisant fi de cette ignoble neige,
dégageâmes le corps presque entier du pauvre bougre.

**

V. Le réglage était optimal. Une nouvelle vague n’était pas nécessaire. Tant mieux,
préserver l’énergie du e-cube était vital dans un territoire dénué d’Alcôve. Idhora et
Avhéor parvinrent à dégager le corps inerte. Les fourmis ne tarderaient pas à revenir
pour se repaitre. Avhéor commença à le fouiller et parvint à récupérer un couteau
atypique.
- Une lame de Chouette, les assassins des Apocalyptiques, lâcha le métis. Il s’agit de
Josh, ce tatouage-là ne laisse aucun doute. Idho’, tu peux y jeter un coup d’œil ?
L’anubienne acquiesça, déjà penchée sur l’homme d’une trentaine d’années sur le-
quel quelques fourmis vaillantes se tenaient encore. Son couteau en main, elle sem-
bla hésiter avant d’ouvrir le corps puis se ravisa. Il ne risquait pourtant plus de lui en
vouloir vu son état…

**

VII. Les autopsies à la manière à corps ouvert étaient mal perçues en Afrika. L’en-
veloppe charnelle se devait de rester intacte pour que l’Esprit ne soit pas fragmenté

LE PASSAGE 39
avant le jugement. Le mort était lavé, choyé puis était finalement embaumé pour que
l’Esprit rejoigne les ancêtres. Comment le reste de la Nuée prendrait-il de retrouver
le torse lacéré de leur frère disparu ? Sûrement mal.
- Je vais commencer par un examen externe, dis-je d’un ton qui ne laissait la place à
aucune forme de réponse.
Ne connaissant pas la cause de la mort de l’homme, je m’efforçais de le manipuler
avec la plus grande précaution. Les deux autres me regardèrent faire sans tenter d’in-
tervenir.
- Des fourmis se sont glissées sous ses ongles en rongeant la chair. Ce n’est pas com-
mun, pas ici tout du moins. Son corps a subi le même genre de petites blessures, mais
la putréfaction déjà avancée ne permet pas de déterminer si les fourmis ont véhiculé
une infection ou un quelconque poison.
Sa peau comportait également quelques stigmates peu visibles, signe d’une consom-
mation fréquente de Brûlure. Rien d’étonnant vu ses fréquentations. Je me focalisai
désormais sur son visage, en sale état comme le reste.
- Étonnant… Ses yeux ont été complètement dévorés. Il ne s’agit pourtant pas de la
partie la plus nourrissante qu’un corps peut offrir. Le reste de son visage est demeuré
presque intact. À en juger par sa dentition, il mangeait correctement et ne souffrait
d’aucun problème de santé grave.

Était-il mort avant de subir l’assaut de ces fourmis carnivores ou bien avait-il été
délibérément attaqué ? Il me fallait en avoir le cœur net. Après une profonde inspira-
tion, je saisis mon couteau, dégageait la gorge du défunt et vint inciser grossièrement
au niveau du larynx. Aussitôt, une centaine de fourmis surgit de la plaie. Je fis un pas
en arrière.
- La voilà la raison : il a été asphyxié par cette colonie.
Les insectes continuaient de jaillir. Elles se jetèrent en corps organisé sur le buste du
cadavre et adoptèrent une sorte de formation, de signe.
- Asphyxié ? répéta Avhéor.
- Oui, la colonie s’est sûrement jetée sur lui pendant un moment d’inattention. La
victime a commencé à suffoquer, a pu trébucher et le reste des insectes s’est engouf-
frés part tous les orifices à leur disposition. Une mort violente, pleine de souffrance
et de rage.
- Comment se fait-il qu’une colonie de fourmis se soit à ce point organisée pour at-
taquer un humain ? relança Aöle, plus inquiète qu’à l’accoutumée.
- Homo Degenesis, répondis-je d’une voix sombre.

HOMO-DEGENESIS

A venir . . .
LE PASSAGE 41

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